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Title: La comtesse de Rudolstadt
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La comtesse de Rudolstadt" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



ÉDITION J. HETZEL, PARIS


LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
6, RUE DU PONT-DE-LODI, PARIS

LIBRAIRIE BLANCHARD
78, RUE RICHELIEU, PARIS


1852



LA COMTESSE DE RUDOLSTADT

par George Sand



I.


La salle de l'Opéra italien de Berlin, bâtie durant les premières années
du règne de Frédéric le Grand, était alors une des plus belles de
l'Europe. L'entrée en était gratuite, le spectacle étant payé par le roi.
Il fallait néanmoins des billets pour y être admis, car toutes les loges
avaient leur destination fixe: ici les princes et princesses de la famille
royale; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puis
l'Académie, ailleurs les généraux; enfin partout la famille du roi, la
maison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi; et sans qu'on eût
lieu de s'en plaindre, puisque c'étaient le théâtre du roi et les
comédiens du roi. Restait, pour les bons habitants de la bonne ville de
Berlin, une petite partie du parterre; car la majeure partie était occupée
par les militaires, chaque régiment ayant le droit d'y envoyer un certain
nombre d'hommes par compagnie. Au lieu du peuple joyeux, impressionnable
et intelligent de Paris, les artistes avaient donc sous les yeux un
parterre de _héros de six pieds_, comme les appelait Voltaire, coiffés de
hauts bonnets, et la plupart surmontés de leurs femmes qu'ils prenaient
sur leurs épaules, le tout formant une société assez brutale, sentant fort
le tabac et l'eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grands
yeux, ne se permettant d'applaudir ni de siffler, par respect pour la
consigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvement
perpétuel.

Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d'où
les spectateurs ne voyaient et n'entendaient rien; mais, par convenance,
ils étaient forcés d'assister régulièrement au spectacle que Sa Majesté
avait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquait
aucune représentation. C'était une manière de tenir militairement sous ses
yeux les nombreux membres de sa famille et l'inquiète fourmilière de ses
courtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dans
une salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrions
allemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusement
tous les soirs d'hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis que
le roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, il
l'avait maudite, il l'avait subie, et il l'avait bientôt remise en vigueur
dès qu'il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d'autres
coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu
l'excellence depuis qu'il était le seul de son royaume à n'en plus
souffrir.

Cependant on n'osait se plaindre. Le local était superbe, l'Opéra monté
avec luxe, les artistes remarquables; et le roi, presque toujours debout à
l'orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait
l'exemple d'un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son
installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du _Salomon du
Nord_. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame de
Pompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé au Théâtre-Français,
il était venu chercher, dans un jour de dépit, des honneurs, des
appointements, un titre de chambellan, un grand cordon et l'intimité d'un
roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste. Comme un grand
enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyait faire _crever de
dépit_ ses ingrats compatriotes. Il était donc un peu enivré de sa
nouvelle gloire lorsqu'il écrivait à ses amis que Berlin valait bien
Versailles, que l'opéra de _Phaéton_ était le plus beau spectacle qu'on
pût voir, et que la prima donna avait la plus belle voix de l'Europe.

Cependant, à l'époque où nous reprenons notre récit (et, pour ne pas faire
travailler l'esprit de nos lectrices, nous les avertirons qu'un an s'est
presque écoulé depuis les dernières aventures de Consuelo), l'hiver se
faisant sentir dans toute sa rigueur à Berlin, et le grand roi s'étant un
peu montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se
désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre
d'Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d'aimer la musique, qu'il
n'avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des douleurs
d'entrailles et il se rappelait mélancoliquement cet ingrat public des
brûlantes banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été si amère,
dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le contact, en un
mot, l'avait si terriblement ému qu'il avait juré de ne plus s'y exposer,
quoiqu'il ne put s'empêcher d'y songer sans cesse et de travailler pour
lui sans relâche.

Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval;
toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de l'Allemagne,
était réunie à Berlin. On donnait le _Titus_ de Métastase et de Hasse, et
les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino et la
Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.

Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se
rappelleront que ces deux personnages dramatiques n'étaient pas mari et
femme comme leur nom de guerre semblerait l'indiquer; mais que le premier
était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la Zingarella
Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du professeur Porpora,
qui leur avait permis, suivant la coutume italienne du temps, de porter le
glorieux nom de leur maître.

Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec
tout l'élan dont elle s'était sentie capable dans des jours meilleurs.
Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans défaillance
sous les voûtes de l'Opéra berlinois, à l'abri d'une existence assurée,
d'une habitude de succès incontestés, et d'un traitement invariable de
quinze mille livres de rente pour deux mois de travail; la pauvre
Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup sûr, et
moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d'un public de caporaux
prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette méthode
consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la critique, mais
qui ne suffit pas pour exciter l'enthousiasme. L'enthousiasme de l'artiste
dramatique et celui de l'auditoire ne peuvent se passer l'un de l'autre.
Or il n'y avait pas d'enthousiasme à Berlin sous le glorieux règne de
Fréderic le Grand. La régularité, l'obéissance, et ce qu'on appelait au
dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric _la raison_,
c'étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette atmosphère
pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée présidée par lui,
on ne soufflait, on ne respirait qu'autant que le roi voulait bien le
permettre. Il n'y avait dans toute cette masse de spectateurs qu'un
spectateur libre de s'abandonner à ses impressions, et c'était le roi. Il
était à lui seul tout le public, et, quoiqu'il fût bon musicien, quoiqu'il
aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts étaient subordonnés
à une logique si glacée, que le lorgnon royal attaché à tous les gestes et,
on eût dit, à toutes les inflexions de voix de la cantatrice, au lieu de
la stimuler, la paralysait entièrement.

Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre
dose d'inspiration, le moindre accès d'entraînement imprévu, eussent
probablement scandalisé le roi et la cour; tandis que les traits savants
et difficiles, exécutés avec la pureté d'un mécanisme irréprochable,
ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun
sait: «La musique italienne l'emporte de beaucoup sur la musique française,
parce qu'elle est plus ornée, _et que la difficulté vaincue est au moins
quelque chose_.» Voilà comme Voltaire entendait l'art. Il eût pu dire
comme un certain plaisant de nos jours, à qui l'on demandait s'il aimait
la musique: Elle ne me gêne pas précisément.

Tout allait fort bien, et l'opéra arrivait sans encombre au dénoûment; le
roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître
de chapelle pour lui exprimer d'un signe de tête son approbation; il
s'apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi
qu'il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement,
lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d'une
roulade brillante qu'elle n'avait jamais manquée, s'arrêta court, fixa des
yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s'écriant:
_O mon Dieu!_ et tomba évanouie tout de son long sur les planches.
Porporino s'empressa de la relever, il fallut l'emporter dans la coulisse,
et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires s'éleva
dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor resté en
scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix:

«Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit-il de son ton bref et impérieux;
qu'est-ce que cela veut dire? Conciolini, allez donc voir, dépêchez-vous!»

Conciolini revint au bout de quelques secondes, et se penchant
respectueusement au-dessus de la rampe près de laquelle le roi se tenait
accoudé et toujours debout:

«Sire, dit-il, la signora Porporina est comme morte. On craint qu'elle ne
puisse pas achever l'opéra.

--Allons donc! dit le roi en haussant les épaules; qu'on lui donne un
verre d'eau, qu'on lui fasse respirer quelque chose, et que cela finisse
le plus tôt possible.»

Le sopraniste, qui n'avait nulle envie d'impatienter le roi et d'essuyer
en public une bordée de mauvaise humeur, rentra dans la coulisse en
courant comme un rat, et le roi se mit à causer avec vivacité avec le chef
d'orchestre et les musiciens, tandis que la partie du public qui
s'intéressait beaucoup plus à l'humeur du roi qu'à la pauvre Porporina,
faisait des efforts inouïs, mais inutiles, pour entendre les paroles du
monarque.

Le baron de Poelnitz, grand chambellan du roi et directeur des spectacles,
vint bientôt rendre compte à Frédéric de la situation. Chez Frédéric, rien
ne se passait avec cette solennité qu'impose un public indépendant et
puissant. Le roi était partout chez lui, le spectacle était à lui et pour
lui. Personne ne s'étonna de le voir devenir le principal acteur de cet
intermède imprévu.

«Eh bien! voyons, baron! disait-il assez haut pour être entendu d'une
partie de l'orchestre, cela finira-t-il bientôt? c'est ridicule! Est-ce
que vous n'avez pas un médecin dans la coulisse? vous devez toujours avoir
un médecin sur le théâtre.

--Sire, le médecin est là. Il n'ose saigner la cantatrice, dans la crainte
de l'affaiblir et de l'empêcher de continuer son rôle. Cependant il sera
forcé d'en venir là, si elle ne sort pas de cet évanouissement.

--C'est donc sérieux! ce n'est donc pas une grimace, au moins?

--Sire, cela me paraît fort sérieux.

--En ce cas, faites baisser la toile, et allons-nous-en; ou bien que
Porporino vienne nous chanter quelque chose pour nous dédommager, et pour
que nous ne finissions pas sur une catastrophe.»

Porporino obéit, chanta admirablement deux morceaux. Le roi battit des
mains, le public l'imita, et la représentation fut terminée. Une minute
après, tandis que la cour et la ville sortaient, le roi était sur le
théâtre, et se faisait conduire par Poelnitz à la loge de la prima donna.

Une actrice qui se trouve mal en scène n'est pas un événement auquel tout
public compatisse comme il le devrait; en général, quelque adorée que soit
l'idole, il entre tant d'égoïsme dans les jouissances du _dilettante_,
qu'il est beaucoup plus contrarié d'en perdre une partie par
l'interruption du spectacle, qu'il n'est affecté des souffrances et de
l'angoisse de la victime. Quelques femmes _sensibles_, comme on disait
dans ce temps-là, déplorèrent en ces termes la catastrophe de la soirée:

«Pauvre petite! elle aura eu _un chat_ dans le gosier au moment de faire
son trille, et, dans la crainte de le manquer, elle aura préféré se
trouver mal.

--Moi, je croirais assez qu'elle n'a pas fait semblant, dit une dame
encore plus sensible: on ne tombe pas de cette force-là quand on n'est pas
véritablement malade.

--Ah! qui sait, ma chère? reprit la première; quand on est grande
comédienne, on tombe comme l'on veut, et on ne craint pas de se faire un
peu de mal. Cela fait si bien dans le public!

--Que diable a donc eu cette Porporina ce soir, pour nous faire un pareil
esclandre! disait, dans un autre endroit du vestibule, où se pressait le
beau monde en sortant, La Mettrie au marquis d'Argens! Est-ce que son
amant l'aurait battue?

--Ne parlez pas ainsi d'une fille charmante et vertueuse, répondit le
marquis; elle n'a pas d'amant, et si elle en a jamais, elle ne méritera
pas d'être outragée par lui, à moins qu'il ne soit le dernier des hommes.

--Ah! pardon, marquis! j'oubliais que je parlais au preux chevalier de
toutes les filles de théâtre, passées, présentes et futures! A propos,
comment se porte mademoiselle Cochois?

--Ma chère enfant, disait au même instant la princesse Amélie de Prusse,
sœur du roi, abbesse de Quedlimburg, à sa confidente ordinaire, la belle
comtesse de Kleist, en revenant dans sa voiture au palais, as-tu remarqué
l'agitation de mon frère pendant l'aventure de ce soir?

--Non, Madame, répondit madame de Maupertuis, grande gouvernante de la
princesse, personne excellente, fort simple et fort distraite; je ne l'ai
pas remarquée.

--Eh! ce n'est pas à toi que je parle, reprit la princesse avec ce ton
brusque et décidé qui lui donnait parfois tant d'analogie avec Frédéric:
est-ce que tu remarques quelque chose, toi? Tiens! remarque les étoiles
dans ce moment-ci: j'ai quelque chose à dire à de Kleist, que je ne veux
pas que tu entendes.»

Madame de Maupertuis ferma consciencieusement l'oreille, et la princesse,
se penchant vers madame de Kleist, assise vis-à-vis d'elle, continua ainsi:

«Tu diras ce que tu voudras; il me semble que pour la première fois depuis
quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge d'observer et
de comprendre, le roi est amoureux.

--Votre Altesse royale en disait autant l'année dernière à propos de
mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n'y avait jamais songé.

--Jamais songé! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé, que
lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a été
travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu'il ait
eue de sa vie.

--Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les
mésalliances.

--Oui, les mariages d'amour, cela s'appelle ainsi. Mésalliance! ah! le
grand mot! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde et
tyrannisent les individus.»

La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa coutume,
à une autre disposition d'esprit, elle dit, avec ironie et impatience, à
sa grande gouvernante:

«Maupertuis, tu nous écoutes! tu ne regardes pas les astres, comme je te
l'ai ordonné. C'est bien la peine d'être la femme d'un si grand savant,
pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et moi!--Oui,
je te dis, reprit-elle en s'adressant à sa favorite, que le roi a eu une
velléité d'amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source, qu'il a
été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son appartement,
après le spectacle; et que même elle a été plus d'une fois des soupers de
Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la vie de Potsdam.
Veux-tu que je te dise davantage? Elle y a demeuré, elle y a eu un
appartement, pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois
que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon
frère ne m'en imposent pas.

--Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n'ignore pas que,
pour des raisons... d'État, qu'il ne m'appartient pas de deviner, le roi
a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu'il n'était pas si austère
qu'on le présumait, bien qu'au fond...

--Bien qu'au fond mon frère n'ait jamais aimé aucune femme, pas même la
sienne, à ce qu'on dit, et à ce qu'il semble? Eh bien, moi, je ne crois
pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été
hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle
Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d'être
sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l'esprit comme un
diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.

--Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.

--Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable
mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre?
Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre page,
ou quelque mince bachelier ès sciences.

--Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s'établir
entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?

--Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins
effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une
hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce
préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse; et
l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit,
d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la
Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon
frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup,
quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?... C'est encore un point de contact
avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a
l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante
dans les petits concerts du roi... N'en est-ce pas assez pour que ma
conjecture soit vraie?

--Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie
de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop
gravement pour que l'amour y soit pour rien.

--L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un certain
attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n'en
peux pas disconvenir.

--Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer,
s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais
qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme
il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai
envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.

--Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour à madame de
Cocceï, je ne m'étonne pas qu'elle n'ait jamais pu le souffrir. Dit-on que
cette Porporina ait l'humeur aussi sauvage avec lui?

--On dit qu'elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.

--Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être
est-elle fort habile. Si elle pouvait l'être! et si l'on pouvait se fier
à elle!

--Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame
de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.

--Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c'est toujours la même bête...
C'est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si
l'on peut tirer d'elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n'avoir pas
voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m'a proposé de me l'amener le
matin pour faire de la musique: tu sais que j'avais une prévention contre
elle...

--Mal fondée, certainement. Il était bien impossible...

--Ah! qu'il en soit ce que Dieu voudra! le chagrin et l'épouvante m'ont
tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont
effacés. J'ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas
obtenir du roi ce que nous implorons vainement? Je me suis figuré cela
depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu'à ce que
tu sais, en voyant Frédéric s'agiter et s'inquiéter ce soir à propos
d'elle, je me suis affermie dans l'idée qu'il y avait là une porte de
salut.

--Que Votre Altesse y prenne bien garde... le danger est grand.

--Tu dis toujours cela; j'ai plus de méfiance et de prudence que toi.
Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons.»



II.


Pendant que la jeune et belle abbesse[1] se livrait à ses commentaires, le
roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle
commençait à reprendre ses esprits.

[Note 1: On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des
évêchés à ses favoris, à ses officiers, et à ses parents protestants. La
princesse Amélie, ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée
par lui de l'abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent
mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des
chanoinesses catholiques.]

«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d'un ton peu compatissant et même peu
poli, comment vous trouvez-vous? Êtes-vous donc sujette à ces
accidents-là? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient.
Est-ce une contrariété que vous avez eue? Êtes-vous si malade que vous ne
puissiez répondre? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui
soignait la cantatrice, est-elle gravement malade?

--Oui, Sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un
désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie
sont comme suspendues; la peau est glacée.

--C'est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la
sienne; l'œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des
gouttes d'Hoffmann, que diable! Je craignais que ce ne fût une scène de
comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n'est ni
méchante, ni capricieuse, n'est-ce pas, monsieur Porporino? Personne ne
lui a fait de chagrin ce soir? Personne n'a jamais eu à se plaindre d'elle,
n'est-ce pas?

--Sire, ce n'est pas une comédienne, répondit Porporino, c'est un ange.

--Rien que cela! En êtes-vous amoureux?

--Non, Sire, je la respecte infiniment; je la regarde comme ma sœur.

--Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon
théâtre va devenir une école de vertu! Allons, la voilà qui revient un
peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas?

--Non, Monsieur, répondit la Porporina en regardant d'un air effaré le roi
qui lui frappait dans les mains.

--C'est peut-être un transport au cerveau, dit le roi; vous n'avez pas
remarqué qu'elle fût épileptique?

--Oh! Sire, jamais! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la
manière brutale dont le roi s'exprimait sur le compte d'une personne si
intéressante.

--Ah! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui
voulait s'armer de sa lancette; je n'aime pas à voir froidement couler le
sang innocent hors du champ de bataille. Vous n'êtes pas des guerriers,
vous êtes des assassins, vous autres! laissez-la tranquille; donnez-lui de
l'air. Porporino, ne la laissez pas saigner; cela peut tuer, voyez-vous!
Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans
votre voiture, Poelnitz! Enfin vous m'en répondez. C'est la plus grande
cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n'en retrouverions pas une
pareille de si tôt. A propos, qu'est-ce que vous me chanterez demain,
monsieur Conciolini?»

Le roi descendit l'escalier du théâtre avec le ténor en parlant d'autre
chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d'Argens,
Algarotti et le général Quintus Icilius.

Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était
généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n'est point
un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et
séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et
remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout
lorsqu'elles sont investies du pouvoir suprême, et qu'une vie agitée les
développe dans tous les sens.

Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce,
avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu'il n'aimait
pas, et de ces admirables _beaux-esprits_ qu'il n'admirait guère, Frédéric
devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de
préoccupation, en disant à ses convives:

«Causez toujours, je vous entends.»

Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée,
fait signe à un page de le suivre, et s'enfonce dans les profondes
galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses
convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n'osent rien se
dire qu'il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et
pour cause) les uns des autres, qu'en quelque lieu qu'ils fussent sur la
terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme
redoutable et malicieux de Frédéric.

La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le
seul qui ne connût pas la crainte et qui n'en inspirât à personne. On le
regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que
personne ne put lui nuire. C'était de faire tant d'impertinences, de
folies et de sottises devant le roi, qu'il eût été impossible d'en
supposer davantage, et qu'aucun ennemi, aucun délateur n'eût su lui
attribuer un tort qu'il ne se fût pas hautement et ambitieusement donné de
lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le
philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les
sept ou huit personnes qu'il honorait de sa familiarité. A cette époque,
après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n'avait pas
dépouillé entièrement l'affabilité populaire du prince royal, du
philosophe hardi de _Remusberg_. Ceux qui le connaissaient n'avaient garde
de s'y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait
à s'en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys
sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul
profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de
façons que le roi avait prétendu vouloir l'être. Il ôtait sa cravate, sa
perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s'étendait sur les
sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se
prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde,
de la royauté comme de la religion, et de tous les autres _préjugés_
battus en brèche par la _raison_ du jour; en un mot, se comportait en vrai
cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que
c'était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d'autres avaient été
renversés et brisés pour de minces peccadilles. C'est que sur les
caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux
rapporté par l'espionnage, une apparence d'hypocrisie, un léger doute,
font plus d'impressions que mille imprudences. Frédéric tenait son La
Mettrie pour insensé, et souvent il s'arrêtait pétrifié de surprise devant
lui, en se disant:

«Voilà un animal d'une impudence vraiment scandaleuse.»

Puis il ajoutait à part:

«Mais c'est un esprit sincère, et celui-là n'a pas deux langages, deux
opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus
qu'il ne fait en face; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds,
que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et
qu'ils se relèvent? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je
possède, et je dois le supporter d'autant plus qu'il est insupportable.»

Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même
il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été
révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s'était embarqué,
dès le commencement, dans un système d'adulations impossible à soutenir,
et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même,
le cynique La Mettrie allait son train, s'amusait pour son compte, était
aussi à l'aise avec Frédéric qu'avec le premier venu, et ne se trouvait
pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il
n'avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de
son âme que Frédéric, qui commençait à s'ennuyer de Voltaire lui-même,
s'amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s'en
passer, parce que, de son côté, c'était le seul homme qui ne fit pas
semblant de s'amuser avec lui.

Le marquis d'Argens, chambellan à six mille francs d'appointements (le
premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe
léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps,
bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé,
spirituel, généreux et moqueur; homme entre deux âges, romanesque comme un
adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse
avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou
de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois,
premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais
fort intelligente, et qu'il s'était plu à instruire. Frédéric ignorait
encore cette union mystérieuse, et d'Argens n'avait garde de la révéler à
ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence.
D'Argens aimait sincèrement le roi; mais il n'en était pas plus aimé que
les autres. Frédéric ne croyait à l'affection de personne, et le pauvre
d'Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles
plaisanteries.

On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus
Icilius était un Français d'origine, nommé Guichard, militaire énergique
et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son
espèce, et courtisan dans la force du terme.

Nous ne dirons rien d'Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d'une
galerie de personnages historiques. Il nous suffira d'indiquer les
préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons
déjà dit qu'au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les
opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l'aise, et ne purent se dire un
mot sans regarder cette porte entr'ouverte par laquelle était sorti le roi,
et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.

La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table
était fort négligé en l'absence du roi: «Parbleu! s'écria-t-il, je trouve
le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de
serviteurs et de Champagne, et je m'en vais voir s'il est là dedans pour
lui porter plainte.»

Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du
roi, et revint en s'écriant:

«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval
de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le
drôle de corps!

--C'est vous qui êtes un drôle de corps! dit Quintus Icilius, qui ne
pouvait pas s'habituer aux manières étranges de La Mettrie.

--Ainsi le roi est sorti? dit Voltaire en commençant à respirer plus
librement.

--Oui, le roi est sorti, dit le baron de Poelnitz en entrant. Je viens de
le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il
avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille:
aussi ne l'ai-je pas reconnu du tout.»

Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient
d'entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu'un autre que La
Mettrie osât s'exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Poelnitz,
dont l'âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions,
était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa
jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d'Orléans, ce joueur
effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand
aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan
effronté, nourri, enchaîné, méprise, raillé, et fort mal salarié par son
maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu'un monarque
absolu a toujours besoin d'avoir sous la main un homme capable de faire
les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses
humiliations et la nécessité de son existence. Poelnitz était en outre,
à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte
d'intendant suprême de ses menus plaisirs. On l'appelait déjà le vieux
Poelnitz, et on l'appela encore ainsi trente ans plus tard. C'était le
courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices
raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du
Gros-Guillaume et l'impertinente raideur du règne bel esprit et militaire
de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état
chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre; et d'ailleurs,
faisant toujours le rôle d'agent provocateur, il ne craignait réellement
les mauvais offices de personne auprès du maître qui l'employait.

«Pardieu! mon cher baron, s'écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre
le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l'aurions fait
damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous
avions vu ses faits et gestes.

--Encore mieux! dit Poelnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain
seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.

--Quel sorcier? demanda Voltaire.

--Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.

--En vérité? Je suis fort curieux de savoir si c'est un charlatan ou un
fou.

--Et voilà le difficile, dit la Mettrie. Il cache si bien son jeu, que
personne ne peut se prononcer à cet égard.

--Et ce n'est pas si fou, cela! dit Algarotti.

--Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie; je veux piquer sa curiosité par
quelque bonne histoire, afin qu'il nous régale un de ces jours à souper du
Saint-Germain et de ses aventures d'avant le déluge. Cela m'amusera.
Voyons! où peut être notre cher monarque à cette heure? Baron, vous le
savez! vous êtes trop curieux pour ne pas l'avoir suivi, ou trop malin
pour ne l'avoir pas deviné.

--Voulez-vous que je vous le dise? dit Poelnitz.

--J'espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d'indignation,
que vous n'allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie.
Si Sa Majesté...

--Oh! mon cher, dit La Mettrie, il n'y a pas de Majesté ici, de dix heures
du soir à deux heures du matin. Frédéric l'a posé en statut une fois pour
toutes, et je ne connais que la loi: «Il n y a pas de roi quand on soupe.»
Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s'ennuie, et vous ne voulez pas
l'aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant
les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur? Allons, Poelnitz,
cher baron, parlez; où est le roi à cette heure?

«Je ne veux pas le savoir! dit Quintus en se levant et en quittant la
table.

--A votre aise, dit Poelnitz. Que ceux qui ne veulent pas m'entendre se
bouchent les oreilles.

--J'ouvre les miennes, dit La Mettrie.

--Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.

Messieurs, dit Poelnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.

--Vous nous la baillez belle! s'écria La Mettrie.»

Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne
sais pas le latin.

Quintus Icilius devint pale et sortit. Algarotti récita un sonnet italien
que je ne comprends pas beaucoup non plus; et Voltaire improvisa quatre
vers pour comparer Frédéric à Jules-César; après quoi, ces trois érudits
se regardèrent en souriant; et Poelnitz reprit d'un air sérieux:

«Je vous donne ma parole d'honneur que le roi est chez la Porporina.

--Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose? dit d'Argens, à qui
tout cela déplaisait au fond, parce qu'il n'était pas homme à trahir les
autres pour augmenter son crédit.»

«Poelnitz répondit sans se troubler:

«Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes
chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous
scandalisez-vous de ce qu'il est chez mademoiselle Porporina?

--Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti; et si cela est
vrai, je l'irai dire à Rome.

--Et Sa Sainteté, qui est un peu _gausseuse_, ajouta Voltaire, dira de
fort jolies choses là-dessus.

--Sur quoi Sa Sainteté _gaussera_-t-elle? demanda le roi en paraissant
brusquement sur le seuil de la salle à manger.

--Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise,
répondit effrontément La Mettrie.»

Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous
pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.

«Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement; M. de Saint-Germain avait
prédit, ce soir, à l'Opéra, qu'à l'heure où Saturne passerait entre
Régulus et la Vierge. Sa Majesté suivie d'un page...

--Décidément, qu'est-ce que ce comte de Saint-Germain?» dit le roi en
s'asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La
Mettrie, pour qu'il le lui remplit de champagne.

On parla du comte de Saint-Germain; et l'orage fut ainsi détourné sans
explosion. Au premier choc, l'impertinence de Poelnitz, qui l'avait trahi,
et l'audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le
roi de colère; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles,
Frédéric s'était rappelé qu'il avait recommandé à Poelnitz de bavarder sur
certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion.
Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté
d'esprit qu'il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus
question de sa promenade nocturne que si elle n'eut été remarquée de
personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s'il y eût songé;
mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui
ouvrait; et c'est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même.
Il le traitait comme un enfant que l'on voit prêt à briser une glace ou à
sauter par une fenêtre, et à qui l'on montre un jouet pour le distraire et
le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux
comte de Saint-Germain; chacun raconta son anecdote. Poelnitz prétendit
l'avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l'ai revu ce matin,
ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l'avais quitté d'hier. Je me
souviens qu'un soir, en France, entendant parler de la passion de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s'écria, de la façon la plus plaisante et
avec un sérieux incroyable: «Je lui avais bien dit qu'il finirait par se
faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à
peu près tout ce qui lui est arrivé; mais il ne m'écoutait pas: son zèle
lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m'a fait une
peine dont je ne me consolerai jamais, et je n'y puis songer sans répandre
des larmes.» En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon; et
peu s'en fallait qu'il ne nous fit pleurer aussi.

«Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m'étonne point de
vous.»

Poelnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir,
pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l'avait leurré par
forme de plaisanterie.

«Votre anecdote traîne partout, dit d'Argens au baron, et ce n'est qu'une
facétie. J'en ai entendu de meilleures; et ce qui rend, à mes yeux, ce
comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c'est la
quantité d'appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen
desquelles il explique des événements restés à l'état de problèmes fort
obscurs dans l'histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu'on
l'interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui
entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et
propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.

--S'il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce
soit un homme prodigieusement érudit et doué d'une mémoire extraordinaire.

--Mieux que cela! dit le roi. L'érudition ne suffit pas pour expliquer
l'histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une
profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle
organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre,
en s'attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements
antérieures à sa vie humaine; ou si, à la suite de longues études et de
profondes méditations, le cerveau s'est dérangé, et s'est laissé frapper
de monomanie.

--Je puis au moins, dit Poelnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et
la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses
merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu'on l'a traité de
rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté; car maintenant il
refuse de s'expliquer sur sa puissance surnaturelle.

--Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d'envie de le voir et de
l'entendre? dit La Mettrie. Moi j'en grille.

--Comment pouvez-vous être curieux de cela? reprit le roi. Le spectacle de
la folie n'est rien moins que gai.

--Si c'est de la folie, d'accord; mais si ce n'en est pas?

--Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric; voici l'incrédule, l'athée
par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à
l'existence éternelle de M. de Saint-Germain! Au reste, cela ne doit pas
étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et
des revenants.

--Des revenants, je confesse que c'est une faiblesse, dit La Mettrie; mais
du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c'est
raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si
ce n'est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l'existence?

--Vive Panurge, dit Voltaire.

--J'en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie; messire Pantagruel
devrait l'inviter à souper demain avec nous.

--Je m'en garderai bien, dit le roi; vous êtes assez fou comme cela, mon
pauvre ami, et il suffirait qu'il eût mis le pied dans ma maison pour que
les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à
l'instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de
l'Europe. Oh! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive!
voilà la prière qu'il faut faire chaque soir et chaque matin.

--La raison, la raison! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole
quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices... ou
mes appétits... donnez-leur le nom que vous voudrez! mais quand elle
m'ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable! je
ne veux pas d'une raison qui me force à faire le brave quand j'ai peur, le
stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère... Foin d'une
pareille raison! ce n'est pas la mienne, c'est un monstre, une chimère de
l'invention de ces vieux radoteurs de l'antiquité que vous admirez tous,
je ne sais pas pourquoi. Que son règne n'arrive pas! je n'aime pas les
pouvoirs absolus d'aucun genre, et si l'on voulait me forcer à ne pas
croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon cœur, je
crois que, par esprit de contradiction, j'irais tout de suite à confesse.

--Oh! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d'Argens, même de
croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.

--Et pourquoi non? ce serait si agréable et j'en aurais tant besoin!

--Ah! pour celle-là, s'écria Poelnitz en secouant ses poches vides et
muettes, et en regardant le roi d'un air expressif, que son règne arrive
au plus tôt! c'est la prière que tous les matins et tous les soirs...

--Oui da! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à
cette sorte d'insinuation; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le
secret de faire de l'or? Vous ne me disiez pas cela!

--Or donc, permettez-moi de l'inviter à souper demain de votre part, dit
La Mettrie; car m'est d'avis qu'un peu de son secret ne vous ferait pas de
peine non plus, sire Gargantua! Vous avez de grands besoins et un estomac
gigantesque, comme roi et comme réformateur.

--Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé
maintenant. C'est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller
d'importance, car nous savons qu'avec ce beau secret-là on emporte plus
d'argent d'un pays qu'on n'y en laisse. Eh! Messieurs, ne vous souvient-il
déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j'ai fait chasser de Berlin,
à bon escient, il n'y a pas plus de six mois?

--Et qui m'a emporté cent écus, dit La Mettrie; que le diable les lui
reprenne!

--Et qui les aurait emportés à Poelnitz, s'il les avait eus, dit d'Argens.

--Vous l'avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué
un bon tour, pas moins!

--Lequel?

--Ah! vous ne le savez pas! Eh bien, je vais vous régaler d'une histoire.

--Le premier mérite d'une histoire est d'être courte, observa le roi.

--La mienne n'a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique
ordonna au Sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et
ses démons, il est de notoriété publique qu'il sortit en personne dans sa
voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh!
cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes
les portes l'ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même
voiture, le même bagage, le même attelage; et jamais vous ne leur ôterez
de l'esprit qu'il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied.»

Tout le monde trouva l'histoire plaisante. Frédéric seul n'en rit pas.
Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition,
qui donnait tant d'esprit et de gaîté à Voltaire, ne lui causait
qu'indignation et dépit.

«Voilà le peuple, s'écria-t-il en haussant les épaules; ah! Voltaire,
voilà le peuple! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez
sur le monde la vive lumière de votre flambeau! On vous a banni, persécuté,
combattu de toutes manières, et Cagliostro n'a qu'à se montrer pour
fasciner des populations! Peu s'en faut qu'on ne le porte en triomphe!

--Savez-vous bien, dit La Mettrie que vos plus grandes dames croient à
Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours? apprenez que
c'est d'une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.

--Je parie que c'est de madame de Kleist! dit le roi.

--_C'est toi qui l'as nommée!_ répondit La Mettrie en déclamant.

--Le voilà qui tutoie le roi, à présent! grommela Quintus Icilius, qui
était rentré depuis quelques instants.

--Cette bonne de Kleist est folle, reprit Frédéric; c'est la plus
intrépide visionnaire, la plus engouée d'horoscopes et de sortilèges...
Elle a besoin d'une leçon, qu'elle prenne garde à elle! Elle renverse la
cervelle de toutes nos dames, et on dit même qu'elle a rendu fou monsieur
son mari, qui sacrifiait des boucs noirs à Satan pour découvrir les
trésors enfouis dans nos sables du Brandebourg.

--Mais tout cela est du meilleur ton chez vous, père Pantagruel, dit La
Mettrie. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que les femmes se soumettent
à votre rechigneuse déesse Raison. Les femmes sont au monde pour s'amuser
et pour nous amuser. Pardieu! le jour où elles ne seront plus folles, nous
serons bien sots! Madame de Kleist est charmante avec toutes ses histoires
de sorciers; elle en régale _Soror Amalia_...

--Que veut-il dire avec sa _soror Amalia?_ dit le roi étonné.

--Eh! votre noble et charmante sœur, l'abbesse de Quedlimburg, qui donne
dans la magie de tout son cœur, comme chacun sait...

--Tais-toi, Panurge! répéta le roi d'une voix de tonnerre, et en frappant
de sa tabatière sur la table.»



III.


Il y eut un moment de silence pendant lequel minuit sonna lentement[2].
Ordinairement Voltaire avait l'art de renouer la conversation quand un
nuage passait sur le front de son cher Trajan, et d'effacer la mauvaise
impression qui rejaillissait sur les autres convives. Mais ce soir là,
Voltaire, triste et souffrant, ressentait les sourdes atteintes de ce
spleen prussien, qui s'emparait bien vite de tous les heureux mortels
appelés à contempler Frédéric dans sa gloire. C'était précisément le matin
que La Mettrie lui avait répété ce fatal mot de Frédéric, qui fit succéder
à une feinte amitié une aversion très-réelle entre ces deux grands
hommes[3]. Tant il y a qu'il ne dit mot. «Ma foi, pensait-il, qu'il jette
l'écorce de La Mettrie quand bon lui semblera; qu'il ait de l'humeur;
qu'il souffre, et que le souper finisse. J'ai la colique, et tous ces
compliments ne m'empêcheront pas de le sentir.»

[Note 2: L'Opéra commençait et finissait plus tôt que de nos jours.
Frédéric commençait à souper à dix heures.]

[Note 3: Je le garde encore parce que j'ai besoin de lui. Dans un an je
n'en aurai plus que faire, et je m'en débarrasserai. _Je presse l'orange,
et après je jetterai l'écorce_.» On sait que ce mot fut une plaie vive
pour l'orgueil de Voltaire.]

Frédéric fut donc forcé de s'exécuter et de reprendre tout seul sa
philosophique sérénité.

«Puisque nous sommes sur le chapitre de Cagliostro, dit-il, et que l'heure
des histoires de revenants vient de sonner, je vais vous raconter la
mienne, et vous jugerez ce qu'il faut croire de la science des sorciers.
Mon histoire est très-véritable, et je la tiens de la personne même à qui
elle est arrivée l'été dernier. C'est l'incident survenu ce soir au
théâtre qui me la remet en mémoire, et peut-être cet incident est-il lié à
ce que vous allez entendre.

--L'histoire sera-t-elle un peu effrayante? demanda La Mettrie.

--Peut-être! répondit le roi.

--En ce cas, reprit-il, je vais fermer la porte qui est derrière moi. Je
ne peux pas souffrir une porte ouverte quand on parle de revenants et de
prodiges.»

La Mettrie ferma la porte, et le roi parla ainsi:

«Cagliostro, vous le savez, avait l'art de montrer aux gens crédules des
tableaux, ou plutôt des miroirs magiques, sur lesquels il faisait
apparaître des personnes absentes. Il prétendait les surprendre dans le
moment même, et révéler ainsi les occupations et les actions les plus
secrètes de leur vie. Les femmes jalouses allaient apprendre chez lui les
infidélités de leurs maris ou de leurs amants; il y a même des amants et
des maris qui ont eu chez lui d'étranges révélations sur la conduite de
certaines dames, et le miroir magique a trahi, dit-on, des mystères
d'iniquité. Quoi qu'il en soit, les chanteurs italiens de l'Opéra se
réunirent un soir et lui offrirent un joli souper accompagné de bonne
musique, à condition qu'il leur ferait quelques tours de son métier.
Il accepta l'échange et donna jour à Porporino, à Conciolini, à
mesdemoiselles Astrua et Porporina, pour leur montrer chez lui l'enfer ou
le paradis à volonté. La famille Barberini fut même de la partie.
Mademoiselle Jeanne Barberini demanda à voir le feu doge de Venise; et
comme M. Cagliostro ressuscite très-proprement les morts, elle le vit,
elle en eut grand'peur, et sortit toute bouleversée du cabinet noir où le
sorcier l'avait mise en tête-à-tête avec le revenant. Je soupçonne fort
la Barberini, qui est un peu gausseuse, comme dit Voltaire, d'avoir joué
l'épouvante pour se moquer de nos histrions italiens qui, par état, ne
sont pas braves, et qui refusèrent net de se soumettre à la même épreuve.
Mademoiselle Porporina, avec cet air tranquille que vous lui connaissez,
dit à M. Cagliostro qu'elle croirait à sa science s'il lui montrait une
personne à laquelle elle pensait dans ce moment-là, et qu'elle n'avait pas
besoin de lui nommer, puisqu'il était sorcier et devait lire dans son âme
comme dans un livre. «Ce que vous me demandez est grave, répondit
Cagliostro, et pourtant je crois pouvoir vous satisfaire, si vous me jurez,
sur tout ce qu'il y a de plus solennel et de plus terrible, de ne pas
adresser la parole à la personne que je vous montrerai, et de ne pas faire
le moindre mouvement, le moindre geste, le moindre bruit pendant
l'apparition.» La Porporina s'y engagea par serment, et entra dans le
cabinet noir avec beaucoup de résolution. Il n'est pas inutile de vous
rappeler, messieurs, que cette jeune personne est un des esprits les plus
fermes et les plus droits qui se puissent rencontrer; elle est instruite,
raisonne bien sur toutes choses, et j'ai des motifs de croire qu'elle
n'est accessible à aucune idée fausse ou étroite. Elle resta donc dans la
chambre aux apparitions pendant assez longtemps pour étonner et inquiéter
ses camarades. Tout se passa pourtant dans le plus grand silence.
Lorsqu'elle en sortit, elle était fort pâle, et des larmes coulaient,
dit-on, de ses yeux. Mais elle dit aussitôt à ses camarades: «Mes amis, si
M. Cagliostro est sorcier, c'est un sorcier menteur, ne croyez rien de ce
qu'il vous montrera.» Elle ne voulut pas s'expliquer davantage. Mais
Conciolini m'ayant raconté, quelques jours après, à un de mes concerts,
cette merveilleuse soirée, je me promis d'interroger la Porporina, ce que
je ne manquai pas de faire la première fois qu'elle vint chanter à
Sans-Souci. J'eus quelque peine à la faire parler. Voici enfin ce qu'elle
me raconta:

«Sans aucun doute, M. Cagliostro possède des moyens extraordinaires pour
produire des apparitions tellement semblables à la réalité, qu'il est
impossible aux esprits les plus calmes de n'en être pas ému. Pourtant il
n'est pas sorcier, et sa prétention de lire dans ma pensée n'était
fondée que sur la connaissance qu'il avait, à coup sûr, de quelques
particularités de ma vie; mais c'est une connaissance incomplète, et je ne
vous conseillerais pas, Sire (c'est toujours la Porporina qui parle,
observa le roi), de le prendre pour votre ministre de la police, car il
ferait de graves bévues. Ainsi, lorsque je lui demandai de me montrer la
personne absente que je désirais voir, je pensais à maître Porpora, mon
maître de musique, qui est maintenant à Vienne; et, au lieu de lui, je vis
apparaître dans la chambre magique un ami bien cher que j'ai perdu cette
année.

--Peste! dit d'Argens, cela est beaucoup plus sorcier que d'en faire voir
un vivant!

--Attendez, messieurs. Cagliostro, mal informé, ne se doutait pas que la
personne qu'il montrait fût morte; car, lorsque le fantôme eut disparu, il
demanda à mademoiselle Porporina si elle était satisfaite de ce qu'elle
venait d'apprendre. «D'abord, monsieur, répondit-elle, je désirerais le
comprendre. Veuillez me l'expliquer.--Cela dépasse mon pouvoir,
répondit-il; qu'il vous suffise de savoir que votre ami est tranquille et
qu'il s'occupe utilement.» Sur quoi la signora reprit: «Hélas! monsieur,
vous m'avez fait bien du mal sans le savoir: vous m'avez montré une
personne que je ne songeais point à revoir jamais, et vous me la donnez
maintenant pour vivante, tandis que je lui ai fermé les yeux il y a six
mois.» Voilà, messieurs, continua Frédéric, comment ces sorciers se
trompent en voulant tromper les autres, et comment leurs trames sont
déjouées par un ressort qui manque à leur police secrète. Ils pénètrent
jusqu'à un certain point les mystères des familles et celui des affections
intimes. Comme toutes les histoires de ce monde se ressemblent plus ou
moins, et qu'en général les gens enclins au merveilleux n'y regardent pas
de si près, ils tombent juste vingt fois sur trente; mais dix fois sur
trente ils donnent à côté, et on n'y fait pas attention, tandis qu'on fait
grand bruit des épreuves qui ont réussi. C'est absolument comme dans les
horoscopes, où l'on vous prédit une série banale d'événements qui doivent
nécessairement arriver à tout le monde, tels que voyages, maladies, perte
d'un ami ou d'un parent, héritage, rencontre, lettre intéressante, et
autres lieux communs de la vie humaine. Voyez un peu cependant à quelles
catastrophes et à quels chagrins domestiques les fausses révélations d'un
Cagliostro exposent des esprits faibles et passionnés! Qu'un mari se fie à
cela et tue sa femme innocente; qu'une mère devienne folle de douleur en
croyant voir expirer son fils absent, et mille autres désastres qu'a
occasionnés la prétendue science divinatoire des magiciens! Tout cela est
infâme, et convenez que j'ai eu raison d'éloigner de mes États ce
Cagliostro qui devine si juste, et qui donne de si bonnes nouvelles des
gens morts et enterrés.

--Tout cela est bel et bon, dit La Mettrie, mais ne m'explique pas comment
_la Porporina de votre Majesté_ a vu debout cet homme mort. Car enfin, si
elle est douée de fermeté et de raison, comme _Votre Majesté_ l'affirme,
cela prouve contre l'argument de _Votre Majesté_. Le sorcier s'est trompé,
il est vrai, en tirant de son magasin un mort pour un vivant qu'on lui
demandait; mais il n'en est que plus certain qu'il dispose de la mort et
de la vie; et, en cela, il en sait plus long que _Votre Majesté_, laquelle,
n'en _déplaise à Votre Majesté_, a fait tuer beaucoup d'hommes à la
guerre, et n'en a jamais pu ressusciter un seul.

--Ainsi nous croirons au diable, mon cher _sujet_, dit le roi, riant des
regards comiques que lançait La Mettrie à Quintus Icilius, chaque fois
qu'il prononçait avec emphase le titre de Majesté.

--Pourquoi ne croirions-nous pas à ce pauvre compère Satan, qui est si
calomnié et qui a tant d'esprit? repartit La Mettrie.

--Au feu le manichéen! dit Voltaire en approchant une bougie de la
perruque du jeune médecin.

--Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument
embarrassant: ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu
son mort; ou elle est philosophe, et n'a rien vu du tout. Cependant elle a
eu peur, elle en convient?

--Elle n'a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en
éprouverait à la vue d'un portrait qui vous rappellerait exactement une
personne aimée qu'on sait trop que l'on ne reverra plus. Mais s'il faut
que je vous dise tout, je pense un peu qu'elle a eu peur après coup, et
que sa force morale n'est pas sortie de cette épreuve aussi saine
qu'elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de
mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre
dans nos facultés. Je suis sûr qu'elle a l'esprit frappé, bien qu'elle le
nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L'espèce d'attaque
qu'elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela; et je
parierais qu'il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la
puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m'a dit que depuis
qu'elle est rentrée chez elle, elle n'a fait que pleurer.

--Ah! cela, vous me permettrez de n'en rien croire, chère Majesté, dit La
Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.

--Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite? Et vous
aussi, d'Argens, qui ne dites rien, et qui avez l'air de n'en pas penser
davantage? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non
plus, et qui n'en pensez pas moins, certainement?

--Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à
propos de faire? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en
voyant le roi en train de parler; peut-être que certains hommes n'ont le
droit de rien cacher, lorsque la moindre de leurs paroles est un précepte,
et la moindre de leurs actions un exemple.

--Mon cher ami, vous voulez me donner de l'orgueil. Qui n'en aurait d'être
loué par Voltaire? Cela n'empêche pas que vous ne vous soyez pas moqué de
moi pendant un quart d'heure que j'ai été absent, Eh bien! pendant ce
quart d'heure, pourtant, vous ne pouvez supposer que j'aie eu le temps
d'aller jusqu'auprès de l'Opéra, où demeure la Porporina, de lui réciter
un long madrigal, et d'en revenir à pied, car j'étais à pied.

--Bah! sire, l'Opéra est bien près d'ici, dit Voltaire, et il ne vous faut
pas plus de temps que cela pour gagner une bataille.

--Vous vous trompez, il faut beaucoup plus de temps, répliqua le roi assez
froidement; demandez à Quintus Icilius. Quant au marquis, qui connaît si
bien la vertu des femmes de théâtre, il vous dira qu'il faut plus d'un
quart d'heure pour les conquérir.

--Eh! eh! sire, cela dépend.

--Oui, cela dépend: mais j'espère pour vous que mademoiselle Cochois vous
a donné plus de peine. Tant il y a, messieurs, que je n'ai pas vu
mademoiselle Porporina cette nuit et que j'ai été seulement parler à sa
servante, et m'informer de ses nouvelles.

--Vous, sire? s'écria La Mettrie.

--J'ai voulu lui porter moi-même un flacon dont je me suis souvenu tout à
coup d'avoir éprouvé de très bons effets, quand j'étais sujet à des
spasmes d'estomac qui me faisaient quelquefois perdre connaissance. Eh
bien, vous ne dites mot? Vous voilà tous ébahis? Vous avez envie de donner
des louanges à ma bonté paternelle et royale, et vous n'osez pas, parce
qu'au fond du cœur, vous me trouvez parfaitement ridicule.

--Ma foi, sire, si vous êtes amoureux comme un simple mortel, je ne le
trouve pas mauvais, dit La Mettrie, et je ne vois pas là matière ni à
éloge ni à raillerie?

--Eh bien, mon bon Panurge, je ne suis pas amoureux du tout, puisqu'il
faut parler net. Je suis un simple mortel, il est vrai; mais je n'ai pas
l'honneur d'être roi de France, et les mœurs galantes qui conviennent à
un grand monarque comme Louis XV iraient fort mal à un petit marquis de
Brandebourg tel que moi. J'ai d'autres chats à fouetter pour faire marcher
ma pauvre boutique, et je n'ai pas le loisir de m'endormir dans les
bosquets de Cythère.

--En ce cas, je ne comprends rien à votre sollicitude pour cette petite
chanteuse de l'Opéra, dit La Mettrie; et, à moins que ce ne soit par suite
d'une rage musicale, je donne ma langue aux chats.

--Cela étant, sachez, mes amis, que je ne suis ni amant ni amoureux de
la Porporina, mais que je lui suis très-attaché, parce que, dans une
circonstance trop longue à vous dire maintenant, elle m'a sauvé la vie
sans me connaître. L'aventure est bizarre, et je vous la raconterai une
autre fois. Ce soir il est trop tard, et M. de Voltaire s'endort. Qu'il
vous suffise de savoir que si je suis ici, et non dans l'enfer, où la
dévotion voulait m'envoyer, je le dois à cette fille. Vous comprenez
maintenant que, la sachant dangereusement indisposée, je puisse aller voir
si elle n'est pas morte, et lui porter un flacon de Stahl, sans, pour cela,
avoir envie de passer à vos yeux pour un Richelieu ou pour un Lauzun.
Allons, messieurs, je vous donne le bonsoir. Il y a dix-huit heures que je
n'ai quitté mes bottes, et il me faudra les reprendre dans six. Je prie
Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde, comme au bas d'une
lettre.»

       *       *       *       *       *

Au moment où minuit avait sonné à la grande horloge du palais, la jeune et
mondaine abbesse de Quedlimburg venait de se mettre dans son lit de satin
rose, lorsque sa première femme de chambre, en lui plaçant ses mules sur
son tapis d'hermine, tressaillit et laissa échapper un cri. On venait de
frapper à la porte de la chambre à coucher de la princesse.

«Eh bien, es-tu folle? dit la belle Amélie, en entr'ouvrant son rideau:
qu'as-tu à sauter et à soupirer de la sorte?

--Est-ce que Votre Altesse royale n'a pas entendu frapper?

--On a frappé? En ce cas, va voir ce que c'est.

--Ah! madame! quelle personne vivante oserait frapper à la porte de Votre
Altesse, quand on sait qu'elle est couchée?

--Aucune personne vivante n'oserait, dis-tu? En ce cas c'est une personne
morte. Va lui ouvrir en attendant. Tiens, on frappe encore; va donc, tu
m'impatientes.»

La femme de chambre, plus morte que vive, se traîna vers la porte, et
demanda _qui est là_? d'une voix tremblante.

«C'est moi, madame de Kleist, répondit une voix bien connue; si la
princesse ne dort pas encore, dites-lui que j'ai quelque chose d'important
à lui dire.

--Eh vite! eh vite! fais-la entrer, cria la princesse, et laisse-nous.»

Dès que l'abbesse et sa favorite furent seules, cette dernière s'assit sur
le pied du lit de sa maîtresse, et parla ainsi:

«Votre Altesse royale ne s'était pas trompée. Le roi est amoureux fou de
la Porporina, et il n'est pas encore son amant, ce qui donne certainement
à cette fille un crédit illimité, pour le moment, sur son esprit.

--Et comment sais-tu cela depuis une heure?

--Parce qu'en me déshabillant pour me mettre au lit, j'ai fait babiller ma
femme de chambre, laquelle m'a appris qu'elle avait une sœur au service
de cette Porporina. Là-dessus je la questionne, je lui tire les vers du
nez, et, de fil en aiguille, j'apprends que madite soubrette sort à
l'instant même de chez sa sœur, et qu'à l'instant même le roi sortait de
chez la Porporina.

--Es-tu bien sûr de cela?

--Ma fille de chambre venait de voir le roi comme je vous vois. Il lui
avait parlé à elle-même, la prenant pour sa sœur, laquelle était occupée,
dans une autre pièce, à soigner sa maîtresse malade, ou feignant de
l'être. Le roi s'est informé de la santé de la Porporina avec une
sollicitude extraordinaire; il a frappé du pied d'un air tout à fait
chagrin, en apprenant qu'elle ne cessait de pleurer; il n'a pas demandé à
la voir, _dans la crainte de la gêner_ a-t-il dit; il a remis pour elle un
flacon très-précieux; enfin il s'est retiré, en recommandant bien qu'on
dît à la malade, le lendemain, qu'il était venu la voir à onze heures du
soir.

--Voilà une aventure, j'espère! s'écria la princesse, et je n'ose en
croire mes oreilles. Ta soubrette connaît-elle bien les traits du roi?

--Qui ne connaît la figure d'un roi toujours à cheval? D'ailleurs, un page
avait été envoyé en éclaireur cinq minutes à l'avance pour voir s'il n'y
avait personne chez la belle. Pendant ce temps, le roi, enveloppé et
emmitouflé, attendait en bas dans la rue, en grand incognito, selon sa
coutume.

--Ainsi, du mystère, de la sollicitude, et surtout du respect: c'est de
l'amour, ou je ne m'y connais pas, de Kleist. Et tu es venue, malgré le
froid et la nuit, m'apprendre cela bien vite! Ah! ma pauvre enfant, que tu
es bonne!

--Dites aussi malgré les revenants. Savez-vous qu'il y a une panique
nouvelle dans le château depuis quelques nuits, et que mon chasseur
tremblait comme un grand imbécile en traversant les corridors pour
m'accompagner?

--Qu'est-ce que c'est? encore la femme blanche?

--Oui, la _Balayeuse_.

--Cette fois, ce n'est pas nous qui faisons ce jeu-là, ma pauvre de
Kleist! Nos fantômes sont bien loin, et fasse le ciel que ces revenants-là
puissent revenir!

--Je pensais d'abord que c'était le roi qui s'amusait à _revenir_, puisque
maintenant il a des motifs pour écarter les valets curieux de dessus son
passage. Mais, ce qui m'a fort étonné, c'est que le sabbat ne se passe pas
autour de ses appartements, ni sur sa route pour aller chez la Porporina.
C'est autour de Votre Altesse que les esprits se promènent, et j'avoue que
maintenant que je n'y suis plus pour rien, cela m'effraie un peu.

--Que dis-tu là, enfant? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui
les connais si bien?

--Et voilà le _hic!_ on dit que quand on les imite, cela les fâche, et
qu'ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.

--En ce cas, ils s'y prendraient un peu tard avec nous; car depuis plus
d'un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t'occupe pas de ces
balivernes. Nous savons bien ce qu'il faut croire de ces âmes en peine.
Certainement c'est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit
demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la
vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur
épouvantable. J'ai vu le moment où elle ne voudrait pas t'ouvrir. Mais de
quoi parlons-nous là? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en
profiter. Comment allons-nous nous y prendre?

--Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur
la rende vaine et méfiante.

--Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni
cajoleries. Tu iras dès demain chez elle; tu lui demanderas de ma part...
de la musique, des autographes du Porpora; elle doit avoir beaucoup de
choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des
manuscrits de Sébastien Bach. J'en ai plusieurs. Nous commencerons par des
échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m'enseigner les mouvements
et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la
dominer.

--J'irai demain matin, Madame.

--Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m'embrasser. Tu es ma seule amie, toi;
va te coucher, et si tu rencontres _la Balayeuse_ dans les galeries,
regarde bien si elle n'a pas des éperons sous sa robe.»



IV.


Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d'un pénible sommeil,
trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d'y déposer.
D'abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d'or sur lequel
était gravée une F, surmontée d'une couronne royale, et ensuite un rouleau
cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en
personne, la veille au soir, apporter ce flacon; et, en apprenant les
circonstances d'une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la
Porporina fut attendrie. Homme étrange! pensa-t-elle. Comment concilier
tant du bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme
dans la vie publique? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant
le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les
événements de la veille et se remit à pleurer.

«Eh quoi! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature
passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en
vous endormant? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à
travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme
qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien
d'autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde; on dit même qu'il ne
la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous!

--Amoureux! que dis-tu là, malheureuse? s'écria la Porporina en
tressaillant; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde.
Le roi amoureux de moi, grand Dieu!

--Eh bien, Mademoiselle, quand cela serait?

--Le ciel m'en préserve! mais cela n'est pas et ne sera jamais. Qu'est-ce
que ce rouleau, Catherine?

--Un domestique l'a apporté de grand matin.

--Le domestique de qui?

--Un domestique de louage, qui d'abord n'a pas voulu me dire de quelle
part il venait, mais qui a fini par m'avouer qu'il était employé par les
gens d'un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d'hier seulement.

--Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme?

--Pour savoir. Mademoiselle!

--C'est naïf! laisse-moi.»

Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un
parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait
entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le
connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens; et n'y
pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec
lequel elle n'avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à
deviner, elle en conclut, avec bien d'autres, qu'il était fou; cependant
en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché: «La
princesse Amélie de Prusse s'occupe beaucoup de la science divinatoire et
des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de
sa protection et de ses bontés.» Ces lignes n'étaient pas signées.
L'écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d'adresse. Elle
s'étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu'à la princesse
Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l'avait jamais approchée; et pensant
que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle
se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de
gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso
intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle.
Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour
avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois
auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au
morceau complet qu'elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout
cela fut l'affaire d'un instant; et l'attendrissement qu'elle éprouva en
recevant ce souvenir d'un ami absent et malheureux lui fît oublier ses
propres chagrins. Restait à savoir ce qu'elle avait à faire du grimoire,
et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de
Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de
cette dame? La Porporina n'en avait ni souci, ni besoin; était-ce pour
établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut
ou au soulagement de ce dernier? La jeune fille hésita; elle se rappela le
proverbe: «Dans le doute, abstiens-toi.» Puis elle pensa qu'il y a de bons
et mauvais proverbes, les uns à l'usage de l'égoïsme prudent, les autres à
celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant:

«_Dans le doute, agis_, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu
peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable.»

Elle achevait à peine sa toilette, qu'elle faisait un peu lentement, car
elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en
nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir
promptement et d'une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu'un
grand laquais galonné vint s'informer si elle était seule, et si elle
pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui
parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les
artistes de ce temps-là vivaient à l'égard des grands; elle fut tentée,
pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les
chanteurs du théâtre étaient chez elle; mais elle pensa que si c'était un
moyen d'effaroucher la pruderie de certaines dames, c'était le plus sûr
pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir
la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d'elle.

La grande dame bien stylée avait résolu d'être charmante avec la
cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang; mais elle
était gênée, parce que, d'une part, on lui avait dit que cette jeune fille
était très-fière, et que de l'autre, étant fort curieuse pour son propre
compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le
fond de ses pensées. Quoiqu'elle fût bonne et inoffensive, cette belle
dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans
toute sa contenance qui n'échappa point à la Porporina. La curiosité est
si voisine de la perfidie, qu'elle peut enlaidir les plus beaux visages.

La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son
premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait
tous les soirs d'opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui
demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande,
une entrevue avec sa maîtresse. Mais n'osant pas se fier à une personne
qui avait la réputation d'être un peu extravagante et un peu intrigante
par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté
à l'examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si
supérieure aux attaques de l'inquiète curiosité.

Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique
musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la
satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut
chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à
coup:

«Ah! madame, s'écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors
aux pieds de Son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait
la grâce de les recevoir de moi-même.

--En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler
à Son Altesse royale?

--Oui madame, répondit la Porporina; je me jetterais à ses pieds et je lui
demanderais une grâce, que, j'en suis certaine, elle ne me refuserait pas;
car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les
artistes. On dit aussi qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle. J'ai
donc l'espérance que si elle daignait m'entendre, elle m'aiderait à
obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l'illustre Porpora, qui,
ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et
comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d'un défaut
de forme dans son passe-port; sans que depuis, malgré les assurances et
les promesses de Sa Majesté, j'aie pu obtenir le résultat de cette
interminable affaire. Je n'ose plus importuner le roi d'une requête qui ne
peut l'intéresser que médiocrement et qu'il a toujours oubliée, j'en suis
certaine; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs
chargés d'expédier cette formalité, j'aurais le bonheur d'être enfin
réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.

--Ce que vous me dites là m'étonne infiniment, s'écria madame de Kleist.
Quoi! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l'esprit du
monarque, est obligée de recourir à la protection d'autrui pour obtenir
une chose qui parait si simple? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa
Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l'appelez, un
surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

--Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites
l'honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui
déconcerta madame de Kleist.

--C'est qu'apparemment je me suis trompée sur l'extrême bienveillance
et l'admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande
cantatrice de l'univers.

--Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina,
de se moquer d'une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

--Me moquer! Qui pourrait songer à se moquer d'un ange tel que vous? vous
ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise
et d'admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la
princesse: c'est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que
vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole
déjà de votre talent.

--On m'avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait
toujours été fort sévère pour moi; que ma pauvre figure avait eu le
malheur de lui déplaire, et qu'elle désapprouvait hautement ma méthode de
chant.

--Qui a pu vous faire de pareils mensonges?

--C'est le roi qui en a menti, en ce cas! répondit la jeune fille avec un
peu de malice.

--C'était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur,
reprit madame de Kleist; mais comme je tiens à vous prouver que, simple
mortelle, je n'ai pas le droit de mentir comme un grand roi très-malin, je
veux vous emmener à l'heure même dans ma voiture, et vous présenter avec
vos partitions chez la princesse.

--Et vous pensez, madame, qu'elle me fera un bon accueil?

--Voulez-vous vous fier à moi?

--Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera
l'humiliation?

--Sur moi seule; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de
l'amitié de la princesse, et qu'elle n'a pour moi ni estime ni déférence.

--Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son
manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple; mais vous me prenez
à l'improviste.

--Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse
dans un négligé encore plus simple. Venez!»

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de
partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se
disant: Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m'exposer
à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant
lesquelles l'abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la
pièce voisine:

«Madame, je vous l'amène; elle est là.

--Déjà? admirable ambassadrice! Comment faut-il la recevoir? comment
est-elle?

--Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement
bête.

--Oh! nous verrons bien! s'écria la princesse, dont les yeux brillèrent du
feu d'un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu'elle entre!»

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé
avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire
des atours d'une belle princesse: sphères, compas, astrolabes, cartes
astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin
tout le matériel de la sorcellerie. «Mon ami ne se trompe pas,
pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du
roi. Il ne me paraît même pas qu'elle en fasse mystère, puisqu'on me
laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.

L'abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle
avait été jolie comme un ange; elle l'était encore le soir aux lumières et
à distance; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina
s'étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient
été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d'une
personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une
transparence profonde qui n'inspirait point la confiance. Elle avait été
adorée de sa famille et de toute la cour; et, pendant longtemps, elle
avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la
plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les
romans à grands personnages de l'ancienne littérature patricienne. Mais,
depuis quelques années, son caractère s'était altéré comme sa beauté. Elle
avait des accès d'humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler
à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui,
et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme
invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu'elle blâmait en lui,
et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer,
savante, étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui
l'envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté
native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se
passait-il donc dans l'âme de cette malheureuse princesse? Un chagrin
terrible la dévorait, et il fallait qu'elle l'étouffât dans son sein,
qu'elle le portât stoïquement et d'un air enjoué devant un monde curieux,
malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se
contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien
distincts: un qu'elle n'osait révéler presque à personne, l'autre qu'elle
affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu'elle
était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation; mais cette
gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s'en
expliquer l'effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible
jusqu'à la puérilité, et dure jusqu'à la cruauté, elle étonnait les autres
et s'étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa
colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie
l'arrachaient à ces abattements salutaires qu'il ne lui était pas permis
de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l'abordant, fut celle de
cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects,
deux visages: l'un caressant, l'autre menaçant; deux voix: l'une douce et
harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter
comme un ange; l'autre rauque et âpre, qui semblait sortir d'une poitrine
brûlante, animée d'un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de
surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie,
se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un
mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable
qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses
costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes,
quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui
en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais
ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si
doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si
naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et
remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la
droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de
respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable
dans sa loyauté.

Les efforts qu'elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la
jeune fille, qui s'étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute
princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une
conversation qui tombait d'elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses
partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique; et elle
s'arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères
frappassent les regards de la princesse. Dès que l'effet fut produit, elle
feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise
de la trouver là; mais l'abbesse s'en empara précipitamment, en s'écriant:

«Qu'est-ce cela, mademoiselle? Au nom du ciel, d'où cela vous vient-il?

--S'il faut l'avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d'un air
significatif, c'est une opération astrologique que je me proposais de lui
présenter, lorsqu'il lui plairait de m'interroger sur un sujet auquel je
ne suis pas tout à fait étrangère.

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les
caractères magiques, courut à l'embrasure d'une fenêtre, et, ayant examiné
le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée
dans les bras de madame de Kleist, qui s'était élancée vers elle en la
voyant chanceler.

«Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina;
passez dans le cabinet, et ne dites rien; n'appelez personne, personne,
entendez-vous?

--Non, non, qu'elle ne sorte pas... dit la princesse d'une voix étouffée,
qu'elle vienne ici... ici, près de moi. Ah! mon enfant, s'écria-t-elle dès
que la jeune fille fut auprès d'elle, quel service vous m'avez rendu!»

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d'une
force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues
de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage
tout meurtri et l'âme toute consternée.

«Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle; j'ai cru plusieurs fois le
devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore
plus que moi. Il y a de la démence dans l'air.»

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de
celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa
voix la plus étrange:

«Sauvé! sauvé! il est sauvé! mes amies, mes bonnes amies! Trenck s'est
enfui de la forteresse de Glatz; il se sauve, il court, il court
encore!...»

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé
de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

«Ah! madame, pour l'amour du ciel, contenez votre joie! dit madame de
Kleist; prenez garde qu'on ne vous entende!»

En ramassant la prétendue cabale, qui n'était autre chose qu'une lettre en
chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la
lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d'une joie
fébrile et quasi forcenée.



V.


«Séduire, grâce aux moyens que mon _incomparable amie_ m'en a donnés, les
bas officiers de la garnison, m'entendre avec un prisonnier aussi friand
que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un
grand coup de pied à un autre, un grand coup d'épée à un troisième, faire
un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami
qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant,
le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart
d'heure, traverser la Neiss dans l'eau jusqu'à la ceinture, par un
brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l'autre
rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit!... s'égarer, tourner
dans la neige, autour d'une montagne sans savoir où l'on est, et entendre
sonner quatre heures du matin à l'horloge de Glatz! c'est-à-dire avoir
perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de
la ville au point du jour... reprendre courage, entrer chez un paysan, lui
enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à
tout hasard; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille
souffrances, mille fatigues; et se trouver enfin sans argent, sans habits,
presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger; mais se sentir
libre après avoir été condamné à une captivé épouvantable, éternelle;
penser à une _adorable amie_, se dire que cette nouvelle la comblera de
joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher
d'elle, c'est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c'est être le plus
heureux des hommes, c'est être l'élu de la Providence.»

Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse
Amélie; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la
lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette
correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un
_post-scriptum_ ainsi conçu: «La personne qui vous remettra cette lettre
est aussi sûre que les autres l'étaient peu. Vous pouvez enfin vous
confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi.
Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir;
mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous
tous les rapports, n'entende jamais parler de vous, et me croie épris de
la signora Porporina, quoiqu'il n'en soit rien, et que je n'aie jamais eu
pour elle qu'une paisible et pure amitié. Qu'aucun nuage n'obscurcisse
donc le beau front de la _divinité que j'adore_. C'est pour elle seule que
je respire, et j'aimerais mieux mourir que de la tromper.»

Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce _post-scriptum_ à haute voix,
et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement
les traits de la Porporina, pour essayer d'y surprendre une expression de
douleur, d'humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne
créature la rassura entièrement, et elle recommença à l'accabler de
caresses en s'écriant:

«Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant! Tu ne sais pas combien j'ai été
jalouse de toi, combien je t'ai haïe et maudite! Je voulais te trouver
laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver
trop belle et trop bonne. C'est que mon frère redoutant de me voir nouer
des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t'amener à mes
concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la
maîtresse, l'idole de Trenck. Il savait bien que c'était le moyen de
m'éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux
plus grands dangers, pour m'apporter cette bienheureuse nouvelle! Tu
n'aimes donc pas le roi? Ah! tu fais bien, c'est le plus pervers et le
plus cruel des hommes!

--Oh! madame, madame! dit madame de Kleist, effrayée de l'abandon et de
la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la
Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment,
si mademoiselle n'était pas un ange de courage et de dévouement!

--C'est vrai... je suis dans un état!... Je crois bien que je n'ai pas ma
tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne
dans les antichambres n'a pu m'écouter. Quant à elle, ajouta la princesse
en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s'il est possible de
douter d'une figure comme la sienne. Non, non! je ne suis pas si
imprudente que j'en ai l'air; chère Porporina, ne croyez pas que je vous
parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m'en repentir
quand je serai calme. J'ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon
enfant. J'ai un coup d'œil qui ne m'a jamais trompée. C'est dans la
famille, cela, et mon frère le roi, qui s'en pique, ne me vaut pas sous ce
rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais!... vous
ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d'un amour malheureux,
et qui a souffert des maux dont personne n'aura jamais l'idée.

--Oh! madame, jamais! dit la Porporina en s'agenouillant près d'elle,
comme pour prendre Dieu à témoin de son serment: ni vous, ni M. de Trenck,
qui m'a sauvé la vie, ni personne au monde, d'ailleurs!

--Il t'a sauvé la vie? Ah! je suis sûr qu'il l'a sauvée à bien d'autres!
il est si brave, si bon, si beau! Il est bien beau, n'est-ce pas? mais tu
ne dois pas trop l'avoir regardé; autrement tu en serais devenue amoureuse,
et tu ne l'es pas, n'est-il pas vrai? Tu me raconteras comment tu l'as
connu, et comment il t'a sauvé la vie; mais pas maintenant. Je ne pourrais
pas t'écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si
longtemps qu'il se dessèche dans ma poitrine! Je veux parler, parler
encore; laisse moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s'exhale, ou
que j'éclate. Seulement ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie
soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien
heureuse!»

Et la princesse fondit en larmes.

«Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d'une voix
entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait
calmer, qu'il m'a plu dès le premier jour où je l'ai vu. Il avait dix-huit
ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave! On
voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui! et ma sœur Ulrique qui
pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille! «Ma bonne
sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui
gouvernent la Suède veulent une reine catholique; moi je ne veux pas
abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien
tranquille, bien étrangère à toute action politique; moi, si j'étais reine,
je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là
devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur
prince que c'est toi qui conviens à la Suède et non pas moi.» Je l'ai fait
comme je l'ai dit, et ma sœur est reine de Suède. Et j'ai joué la comédie,
depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah! Porporina, vous croyez
que vous êtes actrice? Non, vous ne savez pas ce que c'est que de jouer un
rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car
tout ce qui respire autour de nous n'est occupé qu'à nous épier, à nous
deviner et à nous trahir. J'ai été forcée de faire semblant d'avoir bien
du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m'a escamoté le
trône de Suède. J'ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de
le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je! Et cela dans le
temps où je l'adorais, où j'étais sa maîtresse, où j'étouffais d'ivresse
et de bonheur comme aujourd'hui... ah! plus qu'aujourd'hui, hélas! Mais
Trenck n'avait pas ma force et ma prudence. Il n'était pas né prince, il
ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et,
suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir; mais
il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l'objet de
sa haine et de sa fureur. Il l'a accablé d'humiliations et de duretés. Il
le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était
dans mes bras; car rien ne l'effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas
adorer tant de courage? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une
mission à l'étranger. Et quand il l'a eu remplie avec autant d'habileté
que de promptitude, mon frère a eu l'infamie de l'accuser d'avoir livré à
son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les
plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C'était le moyen,
non-seulement de l'éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le
déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans
les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon
frère est un grand homme, à ce qu'on dit. Moi, je vous dis que c'est un
monstre! Ah! garde-toi de l'aimer, jeune fille; car il te brisera comme
une branche! Mais il faut faire semblant, vois-tu! toujours semblant! dans
l'air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant
d'adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou
croit le savoir... Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même
des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s'en prive, lui qui
n'aime que cela sur la terre, pour me les envoyer; et avant de les
remettre au page qui m'apporte la corbeille, il les compte pour que le
page n'en mange pas en route. Quelle attention délicate! quelle naïveté
digne de Henri IV et du roi René! Mais il fait périr mon amant dans un
cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir
de l'avoir aimé! Quel grand cœur et quel bon frère! aussi comme nous nous
aimons!...»

Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s'affaiblit peu à peu et
s'éteignit; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites;
elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance. La
Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter
dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer
des paroles inintelligibles.

«L'accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la
cantatrice. Quand elle aura repris l'empire de la volonté, j'appellerai
ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous
passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles
ou plutôt pour les oreilles de l'antichambre. Car le roi saura
infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous
paraissiez vous être occupée avec la princesse d'autre chose que de la
musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie, il ne
faut pas qu'elle paraisse se douter de l'évasion de Trenck, ni vous non
plus. Le roi la sait à l'heure qu'il est, cela est certain. Il aura de
l'humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à
vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s'il découvre que vous
avez remis cette lettre à la princesse; et les femmes vont à la forteresse
aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout
comme les hommes; elles y meurent, tout comme les hommes. Vous voilà
avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère. Nous
serons au moins huit jours sans vous revoir, pour détourner tout soupçon.
Comptez sur la reconnaissance de la princesse. Elle est magnifique, et
sait récompenser le dévouement...

--Hélas! Madame, dit tristement la Porporina, vous croyez donc qu'il faut
des menaces et des promesses avec moi? Je vous plains d'avoir cette
pensée!»

Brisée de fatigue après les émotions violentes qu'elle venait de partager,
et malade encore de sa propre émotion de la veille, la Porporina se mit
pourtant au clavecin, et commençait à chanter, lorsqu'une porte s'ouvrit
derrière elle si doucement, qu'elle ne s'en aperçut pas; et tout à coup,
elle vit dans la glace à laquelle touchait l'instrument la figure du roi
se dessiner à côté d'elle. Elle tressaillit et voulut se lever; mais le
roi, appuyant le bout de ses doigts secs sur son épaule, la contraignit de
rester assise et de continuer. Elle obéit avec beaucoup de répugnance et
de malaise. Jamais elle ne s'était sentie moins disposée à chanter, jamais
la présence de Frédéric ne lui avait semblé plus glaciale et plus
contraire à l'inspiration musicale.

«C'est chanté dans la perfection, dit le roi lorsqu'elle eut fini son
morceau, pendant lequel elle avait remarqué avec terreur qu'il était allé
sur la pointe du pied écouter derrière la porte entr'ouverte de la chambre
à coucher de sa sœur. Mais je remarque avec chagrin, ajouta-t-il, que
cette belle voix est un peu altérée ce matin. Vous eussiez dû vous reposer,
au lieu de céder à l'étrange caprice de la princesse Amélie, qui vous
fait venir pour ne pas vous écouter.

--Son Altesse royale s'est trouvée subitement indisposée, répondit la
jeune fille effrayée de l'air sombre et soucieux du roi, et on m'a ordonné
de continuer à chanter pour la distraire.

--Je vous assure que c'est peine perdue, et qu'elle ne vous écoute pas du
tout, reprit le roi sèchement. Elle est là dedans qui chuchote avec madame
de Kleist, comme si de rien n'était; et puisque c'est ainsi, nous pouvons
bien chuchoter ensemble ici, sans nous soucier d'elles. La maladie ne me
paraît pas grave. Je crois que votre sexe va très-vite en ce genre d'un
excès à l'autre. On vous croyait morte hier au soir; qui se serait douté
que vous fussiez ici ce matin à soigner et à divertir ma sœur?
Auriez-vous la bonté de me dire par quel hasard vous vous êtes fait
présenter ici de but en blanc?»

La Porporina, étourdie de cette question, demanda au ciel de l'inspirer.

«Sire, répondit-elle en s'efforçant de prendre de l'assurance, je n'en
sais trop rien moi-même. On m'a fait demander ce matin la partition que
voici. J'ai pensé qu'il était de mon devoir de l'apporter moi-même. Je
croyais déposer mes livres dans l'antichambre et m'en retourner bien vite.
Madame de Kleist m'a aperçue. Elle m'a nommée à Son Altesse, qui a eu
apparemment la curiosité de me voir de près. On m'a forcée d'entrer. Son
Altesse a daigné m'interroger sur le style de divers morceaux de musique;
puis se sentant malade, elle m'a ordonné de lui faire entendre celui-ci
pendant qu'elle se mettrait au lit. Et maintenant, je pense qu'on daignera
me permettre d'aller à la répétition...

--Ce n'est pas encore l'heure, dit le roi: je ne sais pas pourquoi les
pieds vous grillent de vous sauver quand je veux causer avec vous.

--C'est que je crains toujours d'être déplacée devant Votre Majesté.

--Vous n'avez pas le sens commun, ma chère.

--Raison de plus, Sire!

--Vous resterez,» reprit-il en la forçant de se rasseoir devant le piano,
et en se plaçant debout vis-à-vis d'elle.

Et il ajouta en l'examinant d'un air moitié père, moitié inquisiteur:

«Est-ce vrai, tout ce que vous venez de me conter là!»

La Porporina surmonta l'horreur qu'elle avait pour le mensonge. Elle
s'était dit souvent qu'elle serait sincère sur son propre compte avec cet
homme terrible, mais qu'elle saurait mentir s'il s'agissait jamais du
salut de ses victimes. Elle se voyait arrivée inopinément à cet instant de
crise où la bienveillance du maître pouvait se changer en fureur. Elle en
eût fait volontiers le sacrifice plutôt que de descendre à la
dissimulation; mais le sort de Trenck et celui de la princesse reposaient
sur sa présence d'esprit et sur son intelligence. Elle appela l'art de la
comédienne à son secours, et soutint avec un sourire malin le regard
d'aigle du roi: c'était plutôt celui du vautour dans ce moment-là.

«Eh bien, dit le roi, pourquoi ne répondez-vous pas?

--Pourquoi Votre Majesté veut-elle m'effrayer en feignant de douter de ce
que je viens de dire?

--Vous n'avez pas l'air effrayé du tout. Je vous trouve, au contraire, le
regard bien hardi ce matin.

--Sire, on n'a peur que de ce qu'on hait. Pourquoi voulez-vous que je vous
craigne?»

Frédéric hérissa son armure de crocodile pour ne pas être ému de cette
réponse, la plus coquette qu'il eût encore obtenue de la Porporina. Il
changea aussitôt de propos, suivant sa coutume, ce qui est un grand art,
plus difficile qu'on ne pense.

«Pourquoi vous êtes-vous évanouie, hier soir, sur le théâtre?

--Sire, c'est le moindre souci de Votre Majesté, et c'est mon secret à
moi.

--Qu'avez-vous donc mangé à votre déjeuner pour être si dégagée dans votre
langage avec moi, ce matin?

--J'ai respiré un certain flacon qui m'a remplie de confiance dans la
bonté et dans la justice de celui qui me l'avait apporté.

--Ah! vous avez pris cela pour une déclaration! dit Frédéric d'un ton
glacial et avec un mépris cynique.

--Dieu merci, non! répondit la jeune fille avec un mouvement d'effroi
très-sincère.

--Pourquoi dites-vous _Dieu merci_?

--Parce que je sais que Votre Majesté ne fait que des déclarations de
guerre, même aux dames.

--Vous n'êtes ni la czarine, ni Marie-Thérèse; quelle guerre puis-je avoir
avec vous?

--Celle que le lion peut avoir avec le moucheron.

--Et quelle mouche vous pique, vous, de citer une pareille fable? Le
moucheron fit périr le lion à force de le harceler.

--C'était sans doute un pauvre lion, colère et par conséquent faible. Je
n'ai donc pu penser à cet apologue.

--Mais le moucheron était âpre et piquant. Peut-être que l'apologue vous
sied bien!

--Votre Majesté le pense?

--Oui.

--Sire, vous mentez?»

Frédéric prit le poignet de la jeune fille, et le serra convulsivement
jusqu'à le meurtrir. Il y avait de la colère et de l'amour dans ce
mouvement bizarre. La Porporina ne changea pas de visage, et le roi ajouta
en regardant sa main rouge et gonflée: «Vous avez du courage!

--Non, Sire, mais je ne fais pas semblant d'en manquer comme tous ceux qui
vous entourent.

--Que voulez-vous dire?

--Qu'on fait souvent le mort pour n'être pas tué. A votre place, je
n'aimerais pas qu'on me crût si terrible.

--De qui êtes-vous amoureuse? dit le roi changeant encore une fois de
propos.

--De personne, Sire.

--Et en ce cas, pourquoi avez-vous des attaques de nerfs?

--Cela n'intéresse point le sort de la Prusse, et par conséquent le roi ne
se soucie pas de le savoir.

--Croyez-vous donc que ce soit le roi qui vous parle?

--Je ne saurais l'oublier.

--Il faut pourtant vous y décider. Jamais le roi ne vous parlera; ce n'est
pas au roi que vous avez sauvé la vie, Mademoiselle.

--Mais je n'ai pas retrouvé ici le baron de Kreutz.

--Est-ce un reproche? Il serait injuste. Le roi n'eût pas été hier
s'informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.

--La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.

--Eh bien tâchez de l'apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur
ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine; et quand je
le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi; et selon ce que je serai,
vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.

--J'entends, Sire; eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est
libre d'être deux, d'être trois, d'être cent; moi je ne sais être qu'une.

--Vous mentez! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos
camarades comme vous me parlez ici.

--Sire, ne vous y fiez pas!

--Ah ça, vous avez donc le diable au corps aujourd'hui?

--C'est que le chapeau de Votre Majesté n'est ni à droite ni à gauche, et
que je ne sais pas à qui je parle.»

Le roi, vaincu par l'attrait qu'il éprouvait, dans ce moment surtout,
auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d'un air de bonhomie
enjouée, et le mit sur l'oreille gauche avec tant d'exagération, que sa
terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le
roi en vacances autant que possible; mais tout d'un coup, se rappelant
qu'il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour
pénétrer les secrets de l'abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout
à fait, d'un mouvement brusque et chagrin; le sourire expira sur ses
lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille:

«Restez ici, je viendrai vous y reprendre.»

Et il passa dans la chambre de la princesse, qui l'attendait en tremblant.
Madame de Kleist, l'ayant vu causer avec la Porporina, n'avait osé bouger
d'auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour
entendre cet entretien; et, n'en pouvant saisir un mot à cause de la
grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.

De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement
grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire
violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu
affectées, de l'interrogatoire dangereux qu'il commençait à lui faire
subir. Elle avait espéré le détourner tout à fait de tourmenter sa
malheureuse sœur. Mais Frédéric n'était pas homme à s'en départir, et les
efforts de la pauvrette échouaient devant l'obstination du despote. Elle
recommanda la princesse Amélie à Dieu; car elle comprit fort bien que le
roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec
celles qu'on préparait dans la pièce voisine. Elle n'en douta plus en
voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui.
Elle resta donc un quart d'heure dans une pénible attente, agitée d'un peu
de fièvre, effrayée de l'intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente
du rôle qu'elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces
insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité
de l'amour du roi pour elle, et l'espèce d'agitation que le roi lui-même
venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.



VI.


Mais, mon Dieu! l'habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait
les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois
femmes, quand l'amour, la peur et l'amitié inspirent chacune d'elles dans
le même sens? Frédéric eut beau s'y prendre de toutes les manières, par
l'amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions
imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien
ne lui servit. L'explication de la présence de Consuelo dans les
appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche
de madame de Kleist et dans les affirmations d'Amélie, à celle que la
Porporina avait si heureusement improvisée. C'était la plus naturelle, la
plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur
moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.

De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique; car
il s'écria tout d'un coup:

«Et la Porporina, que j'oublie là dedans! Chère petite sœur, puisque vous
vous trouvez mieux, faites-la rentrer, son caquet nous amusera.

--J'ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque
piège.

--Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même.»

En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir
la porte et appela la Porporina.

Mais, au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur
la musique allemande et la musique italienne; et lorsque le sujet fut
épuisé, il s'écria tout d'un coup:

«Ah! signora Porporina, une nouvelle que j'oubliais de vous dire, et qui
va vous faire plaisir certainement: Votre ami, le baron de Trenck, n'est
plus prisonnier.

--Quel baron de Trenck, Sire? demanda la jeune fille avec une habile
candeur: j'en connais deux, et tous deux sont en prison.

--Oh! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C'est Trenck le prussien qui
a pris la clef des champs.

--Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends
grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.

--Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu'en pensez-vous, ma chère
sœur?

--De quoi parlez-vous donc? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté,
mon frère, je commençais à m'endormir.

--Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s'est enfui de Glatz
par-dessus les murs.

--Ah! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.

--Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire,
et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête.
Sa fuite est l'aveu de ses crimes.

--S'il en est ainsi, je l'abandonne, dit Amélie, toujours impassible.

--Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j'en suis certain,
reprit Frédéric; je vois cela dans ses yeux.

--C'est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.

--Surtout quand le traître est un si beau garçon? Savez-vous, ma sœur,
que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck?

--Grand bien lui fasse! dit Amélie froidement. Si c'est un homme déshonoré,
je lui conseille pourtant de l'oublier. Maintenant, je vous souhaite le
bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de
vouloir bien revenir dans quelques jours pour m'aider à lire cette
partition, elle me paraît fort belle.

--Vous avez donc repris goût à la musique? dit le roi. J'ai cru que vous
l'aviez abandonnée tout à fait.

--Je veux essayer de m'y remettre, et j'espère, mon frère, que vous
voudrez bien venir m'aider. On dit que vous avez fait de grands progrès,
et maintenant vous me donnerez des leçons.

--Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l'amènerai.

--C'est cela. Vous me ferez grand plaisir.»

Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu'à l'antichambre, et
celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop
par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où
elle avait passé pour venir jusque-là.

La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas
dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l'intérieur du château. La
Porporina n'en trouva pas un seul de qui elle put se renseigner, et se mit
à errer à l'aventure dans ce triste et vaste manoir.

Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de fatigue, à jeun depuis
la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie; et, comme il
arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore
sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu'elle n'eût fait
en état de santé; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis
la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel
lieu elle se trouvait, s'égara, traversa des galeries, des cours, revint
sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses
personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin,
comme au sortir d'un rêve, à l'entrée d'une vaste salle remplie d'objets
bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la
salua avec beaucoup de courtoisie, et l'invita à entrer.

La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du
cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu
plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de
musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors
calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant
qu'elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s'offrit aussitôt à
la reconduire chez elle; mais il la pria si instamment de jeter un coup
d'œil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à
juste titre, qu'elle ne put refuser d'en faire le tour, appuyée sur son
bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d'artiste, elle y
prit bientôt plus d'intérêt qu'elle ne s'était crue disposée à le faire,
et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit
particulièrement remarquer le très-digne professeur.

«Ce tambour, qui n'a rien de particulier au premier coup d'œil, lui
dit-il, et que je soupçonne même d'être un monument apocryphe, jouit
pourtant d'une grande célébrité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la
partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi
que vous pouvez l'observer vous-même par l'indice du renflement des
pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse
guerre qu'elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de _Jean Ziska du
Calice_, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au
quinzième siècle. On prétend qu'il avait légué cette dépouille sacrée à
ses compagnons d'armes, leur promettant que _là où elle serait, là serait
aussi la victoire_. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable
tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu'il évoquait les ombres de leurs
chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres
merveilles... Mais outre que, dans le brillant siècle de _raison_ où nous
avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le
mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine mère, et auteur
d'une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska été
enterré avec sa peau, et que par conséquent... Il me semble, Mademoiselle,
que vous pâlissez... Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet
bizarre vous causerait-elle du dégoût? Ce Ziska était un grand scélérat et
un rebelle bien féroce...

--C'est possible, Monsieur, répondit la Porporina; mais j'ai habité la
Bohème, et j'y ai entendu dire que c'était un bien grand homme; son
souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis XIV peut l'être en
France, et on l'y considère comme le sauveur de sa patrie.

--Hélas! c'est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss,
et j'aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je
ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le
palais du vainqueur de ses descendants.»

En parlant ainsi, d'un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses
doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que
produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu'on les bat sourdement
dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement
interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la
Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son
épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.

Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette
épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne
dont l'aspect ne lui causa qu'un sentiment de dédain. Il allait faire
signe à cette personne de s'éloigner, mais elle avait passé outre, avant
que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses
mouvements.

«En vérité, Mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle
se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous
arrive. Je n'ai rien vu qui put motiver l'émotion que vous ressentez.

--Vous n'avez rien vu, vous n'avez vu personne? lui dit la Porporina d'une
voix éteinte et d'un air égaré. Là, sur cette porte... vous n'avez pas vu
un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants?

--J'ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui
voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort
bien; mais je vous confesse qu'il m'intimide peu, et que je ne suis pas de
ses dupes.

--Vous l'avez vu? ah! Monsieur, il était donc là, en effet? Je ne l'ai pas
rêvé? Mon Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que cela signifie?

--Cela signifie qu'en vertu de la protection spéciale d'une aimable et
auguste princesse qui s'amuse, je crois, de ses folies plus qu'elle n'y
ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de
Son Altesse Royale.

--Mais qui est-il? comment le nommez-vous?

--Vous l'ignorez! d'où vient donc que vous avez peur?

--Au nom du ciel, Monsieur, dites-moi quel est cet homme?

--Eh mais, c'est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie! un de ces
charlatans qui font le métier de prédire l'avenir et de révéler les
trésors cachés, de faire de l'or, et mille autres talents de société qui
ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand.
Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l'abbesse de
Quedlimburg conserve le goût...

--Oui, oui, Monsieur, je sais qu'elle étudie la cabale, par curiosité sans
doute...

--Oh! certainement. Comment supposer qu'une princesse si éclairée, si
instruite, s'occupe sérieusement de pareilles extravagances?

--Enfin, Monsieur, vous connaissez cet homme!

--Oh! depuis longtemps; il y a bien quatre ans qu'on le voit paraître ici
au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et
ne se mêle point d'intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa sœur
chérie d'aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville
et même son entrée libre dans le palais. Il n'en abuse pas, et n'exerce sa
prétendue science dans ce pays-ci qu'auprès de Son Altesse. M. de Golowkin
le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire; mais
en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, Mademoiselle?

--Cela ne m'intéresse nullement, Monsieur, je vous assure; et pour que
vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m'a semblé
avoir, c'est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une
personne qui m'a été chère, et qui me l'est encore; car la mort ne brise
pas les liens de l'affection, n'est-il pas vrai, Monsieur?

--C'est un noble sentiment que vous exprimez là, Mademoiselle, et bien
digne d'une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je
vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous
reconduire.»

En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs
jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse
extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de
Kleist qui l'engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit
heures du soir. Cette musique n'était qu'un prétexte pour la conduire
furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez
la princesse, qu'elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son
appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son
service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d'indisposition. Elle
reçut la cantatrice avec mille caresses; et, passant familièrement son
bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde,
éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper
friand avec un luxe de bon goût. Le _rococo_ français n'avait pas encore
fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d'ailleurs, à cette
époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s'en tenait à
imiter les traditions du siècle de Louis XIV, pour lequel Frédéric,
secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration
sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier
goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n'avait
coutume de l'être, elle n'en était pas moins brillante. Madame de Kleist
avait revêtu aussi les plus aimables atours; et pourtant il n'y avait que
trois couverts, et pas un seul domestique.

«Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien,
vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes
les trois, en nous servant nous-mêmes; comme déjà nous avons tout préparé
nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C'est nous deux qui avons mis le
couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me
suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et
je n'ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu'il me semble. Enfin,
nous allons nous divertir _incognito!_ Le roi couche à Potsdam, la reine
est à Charlottenburg, mes sœurs sont chez la reine mère, à Montbijou;
mes frères, je ne sais où; nous sommes seules dans le château. Je suis
censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre
un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde
auxquelles je puisse me fier) l'évasion de mon cher Trenck. Aussi nous
allons boire du champagne à sa santé, et si l'une de nous se grise, les
autres lui garderont le secret. Ah! les beaux soupers philosophiques de
Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci!»

On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à
la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle
comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l'avait été aux
plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le
bonheur, et c'était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant
fuyait loin d'elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais; mais il
était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse
bénissait la destinée.

«Ah! que je me sens bien entre vous deux! disait-elle à ses confidentes
qui formaient avec elle le plus beau trio qu'une coquetterie raffinée ait
jamais dérobé aux regards des hommes: je me sens libre comme Trenck l'est
à cette heure; je me sens bonne comme il l'a toujours été, lui, et comme
je croyais ne plus l'être! Il me semblait que la forteresse de Glatz
pesait à toute heure sur mon âme: la nuit elle était sur ma poitrine comme
un cauchemar. J'avais froid dans mon lit d'édredon, en songeant que celui
que j'aime grelottait sur les dalles humides d'un sombre caveau. Je ne
vivais plus, et ne pouvais plus jouir de rien. Ah! chère Porporina,
imaginez-vous l'horreur qu'on éprouve à se dire: Il souffre tout cela pour
moi! c'est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau?»

Cette pensée changeait tous les aliments en fiel comme le souffle des
harpies.

«Verse-moi du vin de champagne, Porporina: je ne l'ai jamais aimé, il y a
deux ans que je ne bois que de l'eau. Eh bien, il me semble que je bois de
l'ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces
friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges,
de Kleist et toi. Oh! oui, je vois, j'entends, je respire; je suis devenue
vivante, de statue, de cadavre que j'étais. Tenez, portez avec moi la
santé de Trenck d'abord, et puis celle de l'ami qui s'est enfui avec lui;
ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l'ont laissé fuir,
et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n'a pas pu l'en empêcher.
Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n'ai plus
d'amertume contre personne; il me semble que j'aime le roi. Tiens! à la
santé du roi, Porporina; vive le roi!»

Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse
communiquait à ses deux belles convives, c'était la bonhomie de ses
manières et l'égalité parfaite qu'elle faisait régner entre elles trois.
Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait
elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et
attendrissant.

«Ah! si je n'étais pas née pour la vie d'égalité, du moins l'amour me l'a
fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m'a révélé
l'imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne
sont pas comme moi. Ma sœur d'Anspach porterait sa tête sur l'échafaud
plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma
sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l'esprit fort avec M. Voltaire,
arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d'avoir un pouce
d'étoffe de plus qu'elle à la queue de sa robe. C'est qu'elles n'ont
jamais aimé, voyez-vous! Elles passeront leur vie dans cette machine
pneumatique qu'elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront
embaumées dans leur majesté comme des momies; elles n'auront pas connu mes
amères douleurs, mais aussi elles n'auront pas eu, dans toute leur vie
d'étiquette et de gala, un quart d'heure de laisser-aller, de plaisir et
de confiance comme celui que je savoure dans ce moment! Mes chères petites,
il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez
ce soir. Je veux être Amélie pour vous; plus d'Altesse; Amélie tout court.
Ah! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist? La cour t'a gâtée, mon enfant;
malgré toi tu en as respiré l'air malsain: mais toi, chère Porporina, qui,
bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon
innocent désir.

--Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t'obliger,
répondit la Porporina en riant.»

--Ah! ciel! s'écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait
d'être tutoyée, et de m'entendre appeler _Amélie!_ Amélie! oh! comme il
disait bien mon nom, _lui!_ Il me semblait que c'était le plus beau nom de
la terre, le plus doux qu'une femme ait jamais porté, quand il le
prononçait.

Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l'âme jusqu'à s'oublier
elle-même pour ne plus s'occuper que de ses amies; et dans cet essai
d'égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne,
qu'elle dépouilla instinctivement l'âpre personnalité développée en elle
par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d'elle exclusivement,
elle ne songea plus à se faire un petit mérite d'être si aimable et si
simple; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et
ses sentiments, ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle était absorbée
par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d'artiste,
les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle
inspirait la confiance en même temps qu'elle la ressentait, et elle goûta
un plaisir infini à lire dans l'âme d'autrui, et à voir enfin, dans ces
êtres différents d'elle jusque là, des êtres semblables dans leur essence,
aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi
importants sur la terre qu'elle s'était longtemps persuadé devoir l'être
de préférence aux autres.

Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l'expansion
sympathique la frappèrent d'un respect mêlé de douce surprise.

«Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre! Tu parles
et tu penses plus noblement qu'aucune tête couronnée que je connaisse.
Tiens, je me prends pour toi d'une estime qui va jusqu'à l'engouement. Il
faut que tu m'accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut
que tu m'ouvres ton cœur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton
éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis.
Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur
la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon cœur. Il est
onze heures, nous avons toute la nuit devant nous; notre petite _orgie_
tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la
seconde bouteille de Champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire,
telle que je te la demande? Il me semble que la connaissance de ton cœur,
et le tableau d'une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m'instruire
des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne
l'ont jamais pu faire. Je me sens capable de t'écouter et de te suivre
comme je n'ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma
passion. Veux-tu me satisfaire?

--Je le ferais de grand cœur, Madame... répondit la Porporina.

--Quelle dame? où prends-tu ici cette Madame, interrompit gaiement la
princesse.

--Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec
plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque
formidable, auquel tout se rattache, et qu'aucun besoin d'épanchement,
aucun entraînement de cœur ne me permettent de révéler.

--Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret! et si je ne t'en ai
pas parlé dès le commencement de notre souper, c'est par un sentiment de
discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi
peut se placer sans scrupule.

--Vous savez mon secret! s'écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh!
Madame, pardonnez! cela me paraît impossible.

--_Un gage!_ Tu me traites toujours en Altesse.

--Pardonne-moi, Amélie... mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins
d'être réellement d'accord avec Cagliostro, comme on le prétend.

--J'ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je
mourais d'envie d'en connaître les détails; mais ce n'est pas la curiosité
qui me pousse ce soir, c'est l'amitié, comme je te l'ai dit sincèrement.
Ainsi, pour t'encourager, je te dirai que, depuis ce matin, je sais fort
bien que la signora Consuelo Porporina pourrait légitimement prendre, si
elle le voulait, le titre de comtesse de Rudolstadt.

--Au nom du ciel, madame... Amélie... qui a pu vous instruire...

--Ma chère Rudolstadt, tu ne sais donc pas que ma sœur, la margrave de
Bareith, est ici?

--Je le sais.

--Et avec elle son médecin Supperville?

--J'entends. M. Supperville a manqué à sa parole, à son serment. Il a
parlé!

--Rassure-toi. Il n'a parlé qu'à moi, et sous le sceau du secret. Je ne
vois pas d'ailleurs, pourquoi tu crains tant de voir ébruiter une affaire
qui est si honorable pour ton caractère et qui ne peut plus nuire à
personne. La famille de Rudolstadt est éteinte, à l'exception d'une
vieille chanoinesse qui ne peut tarder à rejoindre ses frères dans le
tombeau. Nous avons, il est vrai, en Saxe, des princes de Rudolstadt qui
se trouvent tes proches parents, tes cousins issus de germain, et qui sont
fort vains de leur nom; mais si mon frère veut te soutenir, tu porteras ce
nom sans qu'ils osent réclamer... à moins que tu ne persistes à préférer
ton nom de Porporina, qui est tout aussi glorieux et beaucoup plus doux à
l'oreille.

--Telle est mon intention, en effet, répondit la cantatrice, quelque chose
qui arrive; mais je voudrais bien savoir à quel propos M. Supperville vous
a raconté tout cela... Quand je le saurai, et que ma conscience sera
dégagée de son serment, je vous promets... de te raconter les détails de
ce triste et étrange mariage.

--Voici le fait, dit la princesse. Une de mes femmes étant malade, j'ai
fait prier Supperville, qui se trouvait, m'a-t-on dit, dans le château
auprès de ma sœur, de passer chez moi pour la voir. Supperville est un
homme d'esprit que j'ai connu lorsqu'il résidait ici, et qui n'a jamais
aimé mon frère. Cela m'a mise à l'aise pour causer avec lui. Le hasard a
amené la conversation sur la musique, sur l'opéra, et sur toi par
conséquent; je lui ai parlé de toi avec tant d'éloges, que, soit pour me
faire plaisir, soit par conviction, il a renchéri sur moi, et t'a portée
aux nues. Je prenais goût à l'entendre, et je remarquais une certaine
affectation qu'il mettait à me faire pressentir en toi une existence
romanesque digne d'intérêt, et une grandeur d'âme supérieure à toutes mes
bonnes présomptions. Je l'ai pressé beaucoup, je te le confesse, et il
s'est laissé prier beaucoup aussi, je dois le dire pour le justifier.
Enfin, après m'avoir demandé ma parole de ne pas le trahir, il m'a raconté
ton mariage au lit de mort du comte de Rudolstadt, et la renonciation
généreuse que tu avais faite de tous tes droits et avantages. Tu vois, mon
enfant, que tu peux, sans scrupule, me dire le reste, si rien ne t'engage
à me le cacher.

--Cela étant, dit la Porporina après un moment de silence et d'émotion,
quoique ce récit doive réveiller en moi des souvenirs bien pénibles,
surtout depuis mon séjour à Berlin, je répondrai par ma confiance à
l'intérêt de Votre Altesse... je veux dire de ma bonne Amélie.»



VII.


«Je suis née dans je ne sais quel coin de l'Espagne, je ne sais pas
précisément en quelle année; mais je dois avoir vingt-trois ou
vingt-quatre ans. J'ignore le nom de mon père; et quant à celui de ma mère,
je crois bien qu'elle était, à l'égard de ses parents, dans la même
incertitude que moi. On l'appelait à Venise, la _Zingara_, et moi la
_Zingarella_. Ma mère m'avait donné pour patronne Maria del Consuelo,
comme qui dirait, en français, Notre-Dame de Consolation. Mes premières
années furent errantes et misérables. Nous courions le monde à pied, ma
mère et moi, vivant de nos chansons. J'ai un vague-souvenir que, dans la
forêt de Bohême, nous reçûmes l'hospitalité dans un château, où un bel
adolescent, fils du seigneur, et nommé Albert, me combla de soins et
d'amitiés, et donna une guitare à ma mère. Ce château, c'était le château
des géants, dont je devais refuser un jour, d'être la châtelaine: ce jeune
seigneur, c'était le comte Albert de Rudolstadt, dont je devais devenir
l'épouse.

«A dix ans, je commençais à chanter dans les rues. Un jour que je disais
ma petite chanson sur la place Saint-Marc, à Venise, devant un café,
maître Porpora, qui se trouvait là, frappé de la justesse de ma voix et de
la méthode naturelle que ma mère m'avait transmise, m'appela, me
questionna, me suivit jusqu'à mon galetas, donna quelques secours à ma
mère, et lui promit de me faire entrer à la _scuola dei mendicanti_, une
de ces écoles gratuites de musique qui abondent en Italie, et d'où sortent
tous les artistes éminents de l'un et l'autre sexe; car ce sont les
meilleurs maîtres qui en ont la direction. J'y fis de rapides progrès; et
maître Porpora prit pour moi une amitié qui m'exposa bientôt à la jalousie
et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris
qu'elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure
l'habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.

«Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis; mais il est certain
qu'à l'âge de sept ou huit ans, j'aimais déjà un jeune homme ou plutôt un
enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection
et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre
amour, car c'était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux.
Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui
n'étaient pas consacrées à l'étude. Ma mère, après l'avoir inutilement
combattue, sanctionna notre inclination par la promesse qu'elle nous fit
contracter, à son lit de mort, de nous marier ensemble, aussitôt que notre
travail nous aurait mis à même d'élever une famille.

«A l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j'étais assez avancée dans le chant.
Le comte Zustiniani, noble vénitien, propriétaire du théâtre San Samuel,
m'entendit chanter à l'église, et m'engagea comme première cantatrice,
pour remplacer la Corilla, belle et robuste virtuose, dont il avait été
l'amant, et qui lui était infidèle. Ce Zustiniani était précisément le
protecteur de mon fiancé Anzoleto. Anzoleto fut engagé avec moi pour
chanter les premiers rôles d'homme. Nos débuts s'annoncèrent sous les plus
brillants auspices. Il avait une voix magnifique, une facilité naturelle
extraordinaire, un extérieur séduisant: toutes les belles dames le
protégeaient. Mais il était paresseux; il n'avait pas eu un professeur
aussi habile et aussi zélé que le mien. Son succès fut moins brillant. Il
en eut du chagrin d'abord, et puis du dépit, enfin de la jalousie; et je
perdis ainsi son amour.

--Est-il possible? dit la princesse Amélie, pour une semblable cause?
Il était donc bien vil?

--Hélas! non, madame; mais il était vain et artiste. Il se fit protéger
par la Corilla, la cantatrice disgraciée et furieuse, qui m'enleva son
cœur, et l'amena rapidement à offenser et à déchirer le mien. Un soir,
maître Porpora, qui avait toujours combattu nos sentiments, parce qu'il
prétend qu'une femme, pour être grande artiste, doit rester étrangère à
toute passion et à tout engagement de cœur, me fit découvrir la trahison
d'Anzoleto. Le lendemain soir, le comte Zustiniani me fit une déclaration
d'amour, à laquelle j'étais loin de m'attendre, et qui m'offensa
profondément. Anzoleto feignit d'être jaloux, de me croire corrompue... Il
voulait briser avec moi. Je m'enfuis de mon logement, dans la nuit;
j'allai trouver mon maître, qui est un homme de prompte inspiration, et
qui m'avait habituée à être prompte dans l'exécution. Il me donna des
lettres, une petite somme, un itinéraire de voyage; il me mit dans une
gondole, m'accompagna jusqu'à la terre ferme, et je partis seule, au point
du jour, pour la Bohême.

--Pour la Bohême? dit madame de Kleist, à qui le courage et la vertu de la
Porporina faisaient ouvrir de grands yeux.

--Oui, Madame, reprit la jeune fille. Dans notre langage d'artistes
aventuriers, nous disons souvent _courir la Bohême_ pour signifier qu'on
s'embarque dans les hasards d'une vie pauvre, laborieuse et souvent
coupable, dans la vie des Zingari, qu'on appelle aussi Bohémiens, en
français. Quant à moi, je partais, non pour cette Bohême symbolique à
laquelle mon sort semblait me destiner comme tant d'autres, mais pour le
malheureux et chevaleresque pays des Tchèques, pour la patrie de Huss et
de Ziska, pour le Boehmer-Wald, enfin pour le château des Géants, où je
fus généreusement accueillie par la famille des Rudolstadt.

--Et pourquoi allais-tu dans cette famille? demanda la princesse, qui
écoutait avec beaucoup d'attention: se souvenait-on de t'y avoir vue
enfant?

--Nullement. Je ne m'en souvenais pas moi-même, et ce n'est que longtemps
après, et par hasard, que le comte Albert retrouva et m'aida à retrouver
le souvenir de cette petite aventure; mais mon maître le Porpora avait été
fort lié en Allemagne avec le respectable Christian de Rudolstadt, chef de
la famille. La jeune baronne Amélie, nièce de ce dernier, demandait une
gouvernante, c'est-à-dire une demoiselle de compagnie qui fit semblant de
lui enseigner la musique, et qui la désennuyât de la vie austère et triste
qu'on menait à Riesenburg[4]. Ses nobles et bons parents m'accueillirent
comme une amie, presque comme une parente. Je n'enseignai rien, malgré mon
bon vouloir, à ma jolie et capricieuse élève, et...

[Note 4: Château des Géants, en allemand]

--Et le comte Albert devint amoureux de toi, comme cela devait arriver?

--Hélas! Madame, je ne saurais parler légèrement d'une chose si grave et
si douloureuse. Le comte Albert, qui passait pour fou, et qui unissait à
une âme sublime, à un génie enthousiaste, des bizarreries étranges, une
maladie de l'imagination tout à fait inexplicable...

--Supperville m'a raconté tout cela, sans y croire et sans me le faire
comprendre. On attribuait à ce jeune homme des facultés supernaturelles,
le don des prophéties, la seconde vue, le pouvoir de se rendre
invisible... Sa famille racontait là-dessus des choses inouïes... Mais
tout cela est impossible, et j'espère que tu n'y ajoutes pas foi?

--Épargnez-moi, Madame, la souffrance et l'embarras de me prononcer sur
des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J'ai vu des choses
inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m'a semblé un
être supérieur à la nature humaine. En d'autres moments, je n'ai vu en lui
qu'un être malheureux, privé, par l'excès même de sa vertu, du flambeau de
la raison; mais en aucun temps je ne l'ai vu semblable aux vulgaires
humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l'enthousiasme comme
dans l'abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus
sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je
ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de
respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d'épouvante;
car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa
mort.

--Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et
continue. Je t'écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.

--Il m'aima d'abord sans que je pusse m'en douter. Il ne m'adressait
jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu'il
s'aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu'il
m'entendit chanter. Il faut vous dire qu'il était très-grand musicien, et
qu'il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu'on puisse en
jouer. Mais je crois bien être la seule qui l'ait jamais entendu à
Riesenburg; car sa famille n'a jamais su qu'il possédait cet incomparable
talent. Son amour naquit donc d'un élan d'enthousiasme et de sympathie
musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis
deux ans, et qu'il n'aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu'elle ne
l'aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de
méchanceté; car, au milieu de ses travers, elle avait une certaine
grandeur d'âme; elle se lassa des froideurs d'Albert, de la tristesse du
château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son
père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné,
indolent d'esprit et simple de cœur, esclave de sa fille et passionné
pour la chasse.

--Tu ne me dis rien de l'_invisibilité_ du comte Albert, de ses
disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait
tout d'un coup, croyant ou feignant de croire qu'il n'avait pas quitté la
maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu'il était devenu pendant
qu'on le cherchait de tous cotés.

--Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence,
je vais vous en donner l'explication; moi seule puis le faire, car ce
point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du
château des Géants une montagne appelée Schreckenstein[5], qui recèle une
grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction
souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une
série d'opinions philosophiques très-hardies, et d'enthousiasme religieux
portés jusqu'au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire,
taborite dans le cœur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad,
il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d'indépendance
patriotique et d'égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et
les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens...

[Note 5: La _Pierre d'épouvante_.]

--Comme elle parle d'histoire et de philosophie! s'écria la princesse en
regardant madame de Kleist: qui m'eût jamais voulu dire qu'une fille de
théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les
étudier dans les livres? Quand je te le disais, de Kleist, qu'il y avait
parmi ces êtres que l'opinion des cours relègue aux derniers rangs de la
société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu'on forme
aux premiers avec tant de soin et de dépense!

--Hélas! Madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je
n'avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j'ai tant
entendu parler de ces choses, et j'ai été forcée de tant réfléchir pour
comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Albert, que j'ai fini par
m'en faire une idée.

--Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant!
Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême,
j'y consens, j'ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus
peut-être; car, moi aussi, l'amour m'a révélé une vérité contraire à celle
que mes pédants m'avaient enseignée sur les droits des peuples et le
mérite des individus; mais je ne partage pas ton admiration pour le
fanatisme taborite et pour leur délire d'égalité chrétienne. Ceci est
absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu'on renverse les
trônes, j'y consens, et... j'y travaillerais au besoin! Qu'on fasse des
républiques à la manière de Sparte, d'Athènes, de Rome, ou de l'antique
Venise: voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux
Taborites ne me vont pas plus que les Vaudois de flambloyante mémoire, les
odieux Anabaptistes de Munster et les Picards de la vieille Allemagne.

--J'ai ouï dire au comte Albert que tout cela n'était pas précisément la
même chose, reprit modestement Consuelo; mais je n'oserais discuter avec
Votre Altesse sur des matières qu'elle a étudiées. Vous avez ici des
historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et
vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice.
Cependant, quand même j'aurais le bonheur d'avoir toute une académie pour
m'instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je
reprends mon récit.

--Oui, je t'ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t'en demande
pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela
est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d'ailleurs, ce
qui est plus naturel et plus légitime encore, n'admettait pas que tu ne
fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes? Il avait bien
raison, mais ce n'était pas un motif pour déserter la maison paternelle,
et pour laisser tout son monde dans la désolation.

--C'est là que j'en voulais venir, reprit Consuelo; il allait rêver et
méditer depuis longtemps dans la grotte des Hussites au Schreckenstein, et
il s'y plaisait d'autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui
le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures
souterraines. Il prit l'habitude de s'y retirer chaque fois qu'un chagrin
domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l'empire de sa
volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des
parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain
qu'il avait découvert, et dont l'entrée était une citerne située auprès de
son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne,
il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce
paysan poëte[6] et visionnaire, dont l'exaltation avait quelques rapports
avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses
parents que lorsque l'accès commençait à passer; et malheureusement ces
accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une
fois enfin, il resta si longtemps absent qu'on le crut mort, et que
j'entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J'y parvins avec beaucoup
de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait
dans ses jardins, et par laquelle j'avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la
dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la
vie. Enfin je trouvai Albert; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse
où il était plongé; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu'il
ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda; mais il
me prédit que c'était le condamner à mort; et sa prédiction ne s'est que
trop réalisée!

[Note 6: l'orthographe originale de George Sand est conservée tout au long
du présent document]

--Comment cela? C'était le rendre à la vie, au contraire.

--Non, Madame, à moins que je ne parvinsse à l'aimer, et à n'être jamais
pour lui une cause de douleur.

--Quoi! tu ne l'aimais pas? tu descendais dans un puits, tu risquais ta
vie dans ce voyage souterrain...

--Où Zdenko l'insensé, ne comprenant pas mon dessein, et jaloux, comme un
chien fidèle et stupide, de la sécurité de son maître, faillit
m'assassiner. Un torrent faillit m'engloutir. Albert, ne me reconnaissant
pas d'abord, faillit me faire partager sa folie, car la frayeur et
l'émotion rendent les hallucinations contagieuses... Enfin, il fut repris
d'un accès de délire en me ramenant dans le souterrain, et manqua m'y
abandonner en me fermant l'issue... Et je m'exposai à tout cela sans aimer
Albert.

--Alors tu avais fait un vœu à Maria del Consuelo, pour opérer sa
délivrance?

--Quelque chose comme cela, en effet, répondit la Porporina avec un triste
sourire; un mouvement de tendre pitié pour sa famille, de sympathie
profonde pour lui, peut-être un attrait romanesque, de l'amitié sincère à
coup sûr, mais pas l'apparence d'amour, du moins rien de semblable à cet
amour aveugle, enivrant et suave que j'avais éprouvé pour l'ingrat
Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon cœur s'était usé
prématurément!... Que vous dirai-je, Madame? à la suite de cette terrible
expédition, j'eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la
mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma
lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied
d'intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et
me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse
Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût
résignée elle-même à m'accepter, Albert implorait mon amour. Le comte
Christian en vint jusqu'à se faire l'avocat de son fils. J'étais émue,
j'étais effrayée; j'aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le
beau idéal; mais j'avais encore peur de lui; je répugnais à devenir
comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa
famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et
de basses intrigues. Et puis, faut-il l'avouer? c'est là mon seul crime
peut-être!... je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître,
ma vie d'artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j'avais paru un
instant pour briller et disparaître comme un météore; ces planches
brûlantes où mon amour s'était brisé, mon malheur consommé, que je croyais
pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les
nuits que j'étais applaudie ou sifflée... Cela doit vous sembler étrange
et misérable; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a
travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires,
quand on y a gagné les premières batailles, l'idée de n'y jamais retourner
est aussi effrayante que vous le serait, Madame et chère Amélie, celle de
n'être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant
deux fois par semaine...

--Tu te trompes, tu déraisonnes, amie! Si je pouvais devenir de princesse,
artiste, j'épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas
devenir d'artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu
ne l'aimais pas! mais ce n'est pas ta faute... on n'aime pas qui l'on veut!

--Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre;
ma conscience serait en repos. Mais c'est à résoudre ce problème que j'ai
employé ma vie, et je n'en suis pas encore venue à bout.

--Voyons, dit la princesse; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je
dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous
soyons libres d'aimer ou de ne pas aimer? Tu crois donc que l'amour peut
faire son choix et consulter la raison?

--Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination,
je ne dis pas à cette raison du monde qui n'est que folie et mensonge,
mais à ce discernement noble, qui n'est que le goût du beau, l'amour de la
vérité. Vous êtes la preuve de ce que j'avance, Madame, et votre exemple
me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse
grandeur à la passion vraie, à la possession d'un cœur digne du vôtre.
Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n'ai pas eu le
courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette
gloire menteuse à la vie calme et à l'affection sublime qui s'offrait à
moi. J'étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas
sans douleur et sans effroi; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait
pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l'enthousiasme,
des joies partagées, un cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le
tromper; d'ailleurs peut-on tromper sur de telles choses? Je demandai donc
du temps, et on m'en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver
à cet amour semblable au sien. J'étais de bonne foi; mais je sentais avec
terreur que j'eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre
cet engagement formidable.

--Étrange fille! Tu aimais encore l'_autre_, je le parierais?

--Ô mon Dieu! je croyais bien ne plus l'aimer: mais un matin que
j'attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j'entends
une voix dans le ravin; je reconnais un chant que j'ai étudié autrefois
avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j'ai tant
aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir; je me penche, je
vois passer un cavalier, c'était lui, Madame, c'était Anzoleto!

--Eh! pour Dieu! qu'allait-il faire en Bohême?

--J'ai su depuis qu'il avait rompu son engagement, qu'il fuyait Venise et
le ressentiment du comte Zustiniani. Après s'être lassé bien vite de
l'amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était
remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les
faveurs d'une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade
d'école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde,
c'est-à-dire en libertin frivole, le comte s'était vengé en reprenant
Corilla sans congédier l'autre. Au milieu de cette double intrigue,
Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et,
par une belle nuit d'été, donna un grand coup de pied à la gondole où
Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour
chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas
profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette plaisanterie le
conduirait aux Plombs, prit la fuite, et, en se dirigeant sur Prague,
passa devant le château des Géants.

«Il passa outre, et je rejoignis Albert pour faire avec lui un pèlerinage
à la grotte du Schreckenstein qu'il désirait revoir avec moi. J'étais
sombre et bouleversée. J'eus, dans cette grotte, les émotions les plus
pénibles. Ce lieu lugubre, les ossements hussites dont Albert avait fait
un autel au bord de la source mystérieuse, le son admirable et déchirant
de son violon, je ne sais quelles terreurs, les ténèbres, les idées
superstitieuses qui lui revenaient dans ce lieu, et dont je ne me sentais
plus la force de le préserver...

--Dis tout! il se croyait Jean Ziska. Il prétendait avoir l'existence
éternelle, la mémoire des siècles passés; enfin il avait la folie du comte
de Saint-Germain?

--Eh bien, oui, Madame, puisque vous le savez, et sa conviction à cet
égard a fait sur moi une si vive impression, qu'au lieu de l'en guérir,
j'en suis venue presque à la partager.

--Serais-tu donc un esprit faible, malgré ton cœur courageux?

--Je ne puis avoir la prétention d'être un esprit fort. Où aurais-je pris
cette force? La seule éducation sérieuse que j'aie reçue, c'est Albert qui
me l'a donnée. Comment n'aurais-je pas subi son ascendant et partagé ses
illusions? il y avait tant et de si hautes vérités dans son âme, que je ne
pouvais discerner l'erreur de la certitude. Je sentis dans cette grotte
que ma raison s'égarait. Ce qui m'épouvanta le plus, c'est que je n'y
trouvai pas Zdenko comme je m'y attendais. Il y avait plusieurs mois que
Zdenko ne paraissait plus. Comme il avait persisté dans sa fureur contre
moi, Albert l'avait éloigné, chassé de sa présence, après quelque
discussion violente, sans doute, car il paraissait en avoir des remords.
Peut-être croyait-il qu'en le quittant, Zdenko s'était suicidé; du moins
il parlait de lui dans des termes énigmatiques, et avec des réticences
mystérieuses qui me faisaient frémir. Je m'imaginais (que Dieu me pardonne
cette pensée!) que, dans un accès d'égarement, Albert, ne pouvant faire
renoncer ce malheureux au projet de m'ôter la vie, la lui avait ôtée à
lui-même.

--Et pourquoi ce Zdenko te haïssait-il de la sorte?

--C'était une suite de sa démence. Il prétendait avoir rêvé que je tuais
son maître et que je dansais ensuite sur sa tombe. Ô Madame! cette
sinistre prédiction s'est accomplie. Mon amour a tué Albert, et huit jours
après je débutais ici dans un opéra bouffe des plus gais; j'y étais forcée,
il est vrai, et j'avais la mort dans l'âme; mais le sombre destin
d'Albert s'était accompli, conformément aux terribles pronostics de Zdenko.

--Ma foi, ton histoire est si diabolique, que je commence à ne plus savoir
où j'en suis, et à perdre l'esprit en l'écoutant. Mais continue. Tout cela
va s'expliquer sans doute?

--Non, Madame, ce monde fantastique qu'Albert et Zdenko portaient dans
leurs âmes mystérieuses ne m'a jamais été expliqué, et il faudra, comme
moi, vous contenter d'en comprendre les résultats.

--Allons! M. de Rudolstadt n'avait pas tué son pauvre bouffon, au moins?

--Zdenko n'était pas pour lui un bouffon, mais un compagnon de malheur, un
ami, un serviteur dévoué. Il le pleurait; mais, grâce au ciel, il n'avait
jamais eu la pensée de l'immoler à son amour pour moi. Cependant, moi,
folle et coupable, je me persuadai que ce meurtre avait été consommé. Une
tombe fraîchement remuée qui était dans la grotte, et qu'Albert m'avoua
renfermer ce qu'il avait eu de plus cher au monde avant de me connaître,
en même temps qu'il s'accusait de je ne sais quel crime, me fit venir une
sueur froide. Je me crus certaine que Zdenko était enseveli en ce lieu, et
je m'enfuis de la grotte en criant comme une folle et en pleurant comme un
enfant.

--Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j'y serais morte de
peur. Un amant comme votre Albert ne m'eût pas convenu le moins du monde.
Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices.
C'est lui qui m'a rendu poltronne comme je le suis; si je n'avais pris le
parti de divorcer, je crois qu'il m'aurait rendue folle.

--Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as
divorcé un peu trop tard. Mais n'interromps pas notre comtesse de
Rudolstadt.

--En rentrant au château avec Albert, qui me suivait sans songer à se
justifier de mes soupçons, j'y trouvai, devinez qui, Madame?

--Anzoleto!

--Il s'était présenté comme mon frère, il m'attendait. Je ne sais comment
il avait appris en continuant sa route, que je demeurais là, et que
j'allais épouser Albert; car on le disait dans le pays avant qu'il y eût
rien de conclu à cet égard. Soit dépit, soit un reste d'amour, soit amour
du mal, il était revenu sur ses pas, avec l'intention soudaine de faire
manquer ce mariage, et de m'enlever au comte. Il mit tout en œuvre pour y
parvenir, prières, larmes, séductions, menaces. J'étais inébranlable en
apparence: mais au fond de mon lâche cœur, j'étais troublée, et je ne me
sentais plus maîtresse de moi-même. A la faveur du mensonge qui lui avait
servi à s'introduire, et que je n'osai pas démentir, quoique je n'eusse
jamais parlé à Albert de ce frère que je n'ai jamais eu, il resta toute la
journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs
vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les
souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon
bonheur passé. Je sentis que j'aimais encore... et que ce n'était pas
celui que je devais, que je voulais, que j'avais promis d'aimer. Anzoleto
me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça
d'y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je
n'avais jamais été que sa sœur, aussi colorait-il son projet des plus
belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du
jour; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu'il voulait faire du
bruit dans le château, un esclandre; qu'il y aurait quelque scène terrible
avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une
résolution, désespérée, et je l'exécutai. Je fis à minuit un petit paquet
des hardes les plus nécessaires, j'écrivis un billet pour Albert, je pris
le peu d'argent que je possédais (et, par parenthèse, j'en oubliai la
moitié); je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui
avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis
le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C'était la première fois de
ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je
renvoyai le guide, et, feignant d'aller attendre Anzoleto sur la route de
Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon
prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à
la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un
pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux
amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire
qu'au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s'effaça de
mon âme pour n'y jamais rentrer, tandis que l'image pure de mon noble
Albert me suivit, comme une égide et une promesse d'avenir, à travers les
dangers et les fatigues de mon voyage.

--Et pourquoi allais-tu à Vienne plutôt qu'à Venise?

--Mon maître Porpora venait d'y arriver, amené par notre ambassadeur qui
voulait lui faire réparer sa fortune épuisée, et retrouver son ancienne
gloire pâlie et découragée devant les succès de novateurs plus heureux. Je
fis heureusement la rencontre d'un excellent enfant, déjà musicien plein
d'avenir, qui, en passant par le Boehmer-Wald, avait entendu parler de moi,
et s'était imaginé de venir me trouver pour me demander ma protection
auprès du Porpora. Nous revînmes ensemble à Vienne, à pied, souvent bien
fatigués, toujours gais, toujours amis et frères. Je m'attachai d'autant
plus à lui qu'il ne songea pas à me faire la cour, et que je n'eus pas
moi-même la pensée qu'il put y songer. Je me déguisai en garçon, et je
jouai si bien mon rôle, que je donnai lieu à toutes sortes de méprises
plaisantes; mais il y en eut une qui faillit nous être funeste à tous
deux. Je passerai les autres sous silence, pour ne pas trop prolonger ce
récit, et je mentionnerai seulement celle-là parce que je sais qu'elle
intéressera Votre Altesse, beaucoup plus que tout le reste de mon histoire.



VIII.


--Je devine que tu vas me parler de _lui_, dit la princesse en écartant
les bougies pour mieux voir la narratrice, et en posant ses deux coudes
sur la table.

--En descendant le cours de la Moldaw, sur la frontière bavaroise, nous
fûmes enlevés par des recruteurs au service du roi votre frère, et flattés
de la riante espérance de devenir fifre et tambour, Haydn et moi, dans les
glorieuses armées de Sa Majesté.

--Toi, tambour? s'écria la princesse en éclatant de rire. Ah! si de Kleist
t'avait vue ainsi, je gage que tu lui aurais tourné la tête. Mon frère
t'eût pris pour son page, et Dieu sait quels ravages tu eusses faits dans
le cœur de nos belles dames. Mais que parles-tu d'Haydn? Je connais ce
nom-là; j'ai reçu dernièrement de la musique de ce Haydn, je me le
rappelle, et c'est de la bonne musique. Ce n'est pas l'enfant dont tu
parles?

--Pardonnez-moi, Madame, c'est un garçon d'une vingtaine d'années, qui a
l'air d'en avoir quinze. C'est mon compagnon de voyage, c'était mon ami
sincère et fidèle. A la lisière d'un petit bois où nos ravisseurs
s'arrêtèrent pour déjeuner, nous primes la fuite; on nous poursuivit, nous
courûmes comme des lièvres, et nous eûmes le bonheur d'atteindre un
carrosse de voyage qui renfermait le noble et beau Frédéric de Trenck, et
un ci-devant conquérant, le comte Hoditz de Roswald.

--Le mari de ma tante la margrave de Culmbach? s'écria la princesse:
encore un mariage d'amour, de Kleist! c'est, au reste, la seule chose
honnête et sage que ma grosse tante ait faite en sa vie. Comment est-il,
ce comte Hoditz?»

Consuelo allait entreprendre un portrait détaillé du châtelain de Roswald;
mais la princesse l'interrompit pour lui faire mille questions sur Trenck,
sur le costume qu'il portait ce jour-là, sur les moindres détails; et
lorsque Consuelo lui raconta comme quoi Trenck avait volé à sa défense,
comme quoi il avait failli être atteint d'une balle, comme quoi enfin il
avait mis en fuite les brigands, et délivré un malheureux déserteur qu'ils
emmenaient pieds et poings liés dans leur carriole, il fallut qu'elle
recommençât, qu'elle expliquât les moindres circonstances, et qu'elle
rapportât les paroles les plus indifférentes. La joie et l'attendrissement
de la princesse furent au comble lorsqu'elle apprit que Trenck et le comte
Hoditz ayant emmené les deux jeunes voyageurs dans leur voiture, le baron
n'avait fait aucune attention à Consuelo, qu'il n'avait cessé de regarder
un portrait caché dans son sein, de soupirer, et de parler au comte d'un
amour mystérieux pour une personne haut placée qui faisait le bonheur et
le désespoir de sa vie.

Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte
Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu
trop de la protection qu'il lui avait accordée, et qu'elle s'était sauvée
avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau
qui descendait le Danube.

Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que
Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi
dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée,
et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et _zingaro_ de
son métier.

«L'hôte de ce prieuré était, dit-elle, un mélomane passionné, de plus un
homme d'esprit et un cœur excellent. Il nous prit, moi particulièrement,
en grande amitié, et voulut même m'adopter, me promettant un joli bénéfice,
si je voulais prendre seulement les ordres mineurs. Le sexe masculin
commençait à me lasser. Je ne me sentais pas plus de goût pour la tonsure
que pour le tambour: mais un événement bizarre me fit prolonger un peu mon
séjour chez cet aimable hôte. Une voyageuse, qui courait la poste, fut
prise des douleurs de l'enfantement à la porte du prieuré, et y accoucha
d'une petite fille qu'elle abandonna le lendemain matin et que je
persuadai au bon chanoine d'adopter à ma place. Elle fut nommée Angèle, du
nom de son père Anzoleto; et madame Corilla, sa mère, alla briguer à
Vienne un engagement au théâtre de la cour. Elle l'obtint, à mon
exclusion. M. le prince de Kaunitz la présenta à l'impératrice
Marie-Thérèse comme une respectable veuve; et je fus rejetée, comme
accusée et véhémentement soupçonnée d'avoir de l'amour pour Joseph Haydn,
qui recevait les leçons du Porpora, et qui demeurait dans la même maison
que nous.»

Consuelo détailla son entrevue avec la grande impératrice. La princesse
était fort curieuse, d'entendre parler de cette femme extraordinaire, à la
vertu de laquelle on ne voulait point croire à Berlin, et à qui l'on
donnait pour amants le prince de Kaunitz, le docteur Van Swieten et le
poëte Métastase.

Consuelo raconta enfin sa réconciliation avec la Corilla, à propos
d'Angèle, et son début, dans les premiers rôles, au théâtre impérial,
grâce à un remord de conscience et à un élan généreux de cette fille
singulière. Puis elle dit les relations de noble et douce amitié qu'elle
avait eues avec le baron de Trenck, chez l'ambassadeur de Venise, et
rapporta minutieusement qu'en recevant les adieux de cet aimable jeune
homme elle était convenue avec lui d'un moyen de s'entendre, si la
persécution du roi de Prusse venait à en faire naître la nécessité. Elle
parla du cahier de musique dont les feuillets devaient servir d'enveloppe
et de signature aux lettres qu'il lui ferait parvenir, au besoin, pour
l'objet de ses amours, et elle expliqua comment elle avait été éclairée
récemment, par un de ces feuillets, sur l'importance de l'écrit
cabalistique qu'elle avait remis à la princesse.

On pense bien que ces explications prirent plus de temps que le reste du
récit. Enfin, la Porporina, ayant dit son départ de Vienne avec le Porpora,
et de quelle manière elle avait rencontré le roi de Prusse, sous l'habit
d'un simple officier et sous le nom du baron de Kreutz, au château
merveilleux de Roswald, en Moravie, elle fut obligée de mentionner le
service capital qu'elle avait rendu au monarque sans le connaître.

«Voilà ce que je suis curieuse d'apprendre, dit madame de Kleist. M. de
Poelnitz, qui babille volontiers, m'a confié que dernièrement à souper
Sa Majesté avait déclaré à ses convives que son amitié pour la belle
Porporina avait des causes plus sérieuses qu'une simple amourette.

--J'ai fait une chose bien simple, pourtant, répondit madame de
Rudolstadt. J'ai usé de l'ascendant que j'avais sur un malheureux
fanatique pour l'empêcher d'assassiner le roi. Karl, ce pauvre géant
bohémien, que le baron de Trenck avait arraché des mains des recruteurs en
même temps que moi, était entré au service du comte Hoditz. Il venait de
reconnaître le roi; il voulait venger sur lui la mort de sa femme et de
son enfant, que la misère et le chagrin avaient tués à la suite de son
second enlèvement. Heureusement cet homme n'avait pas oublié que j'avais
contribué aussi à son salut, et que j'avais donné quelques secours à sa
femme. Il se laissa convaincre et ôter le fusil des mains. Le roi, caché
dans un pavillon voisin, entendit tout, ainsi qu'il me l'a dit depuis, et,
de crainte que son assassin n'eût quelque retour de fureur, il prit, pour
s'en aller, un autre chemin que celui où Karl s'était proposé de
l'attendre. Le roi voyageait seul à cheval, avec M. de Buddenbrock; il est
donc fort probable qu'un habile tireur comme Karl, à qui, le matin,
j'avais vu abattre trois fois le pigeon sur un mât dans la fête que le
comte Hoditz nous avait donnée, n'aurait pas manqué son coup.

--Dieu sait, dit la princesse d'un air rêveur, quels changements ce
malheur aurait amenés dans la politique européenne et dans le sort des
individus! Maintenant, ma chère Rudolstadt, je crois que je sais très-bien
le reste de ton histoire jusqu'à la mort du comte Albert. À Prague, tu as
rencontré son oncle le baron, qui t'a amenée au château des Géants pour le
voir mourir d'étisie, après t'avoir épousée au moment de rendre le dernier
soupir. Tu n'avais donc pas pu te décider à l'aimer?

--Hélas! Madame, je l'ai aimé trop tard, et j'ai été bien cruellement
punie de mes hésitations et de mon amour pour le théâtre. Forcée, par mon
maître Porpora, de débuter à Vienne, trompée par lui sur les dispositions
d'Albert, dont il avait supprimé les dernières lettres, et que je croyais
guéri de son fatal amour, je m'étais laissé entraîner par les prestiges de
la scène, et j'avais fini, en attendant que je fusse engagée à Berlin, par
jouer à Vienne avec une sorte d'ivresse.

--Et avec gloire! dit la princesse; nous savons cela.

--Gloire misérable et funeste, reprit Consuelo. Ce que Votre Altesse ne
sait point, c'est qu'Albert était venu secrètement à Vienne, qu'il m'avait
vue jouer; qu'attaché à tous mes pas, comme une ombre mystérieuse, il
m'avait entendue avouer à Joseph Haydn, dans la coulisse, que je ne
saurais pas renoncer à mon art sans un affreux regret. Cependant j'aimais
Albert! je jure devant Dieu que j'avais reconnu en moi qu'il m'était
encore plus impossible de renoncer à lui qu'à ma vocation, et que je lui
avais écrit pour le lui dire: mais le Porpora, qui traitait cet amour de
chimère et de folie, avait surpris et brûlé ma lettre. Je retrouvai Albert
dévoré par une rapide consomption; je lui donnai ma foi, et ne pus lui
rendre la vie. Je l'ai vu sur son lit de parade, vêtu comme un seigneur
des anciens jours, beau dans les bras de la mort, et le front serein comme
celui de l'ange du pardon; mais je n'ai pu l'accompagner jusqu'à sa
dernière demeure. Je l'ai laissé dans la chapelle ardente du château des
Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m'a tendu
la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami.
Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l'a déposé dans la tombe
de ses pères, sans comprendre qu'il ne se relèverait plus de ce lit de
repos! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais
farouche, cœur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles
jusque sur le cercueil de mon mari: «Tu débutes samedi prochain dans les
_Virtuoses ridicules!_»

--Étrange vicissitude, en effet, d'une vie d'artiste! dit la princesse en
essuyant une larme; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire:
mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et
c'est de quoi Supperville m'a informée avec admiration. Pour ne pas
affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton
désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à
ton nom; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls
témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant,
Zingarella comme toujours...

--Et artiste à jamais! répondit Consuelo, c'est-à-dire indépendante,
vierge, et morte à tout sentiment d'amour, telle enfin que le Porpora me
représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses! Il l'a
emporté, mon terrible maître et me voilà arrivée au point où il voulait.
Je ne crois point que j'en sois plus heureuse, ni que j'en vaille mieux.
Depuis que je n'aime plus et que je ne me sens plus capable d'aimer, je ne
sens plus le feu de l'inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat
glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement.
L'absence du Porpora, l'espèce d'abandon où je me trouve, et la volonté du
roi qui prolonge mon engagement contre mon gré... je puis vous l'avouer,
n'est-ce pas, Madame?

--J'aurais dû le deviner! Pauvre enfant, on te croit fière de l'espèce de
préférence dont le roi t'honore; mais tu es sa prisonnière et son esclave,
comme moi, comme toute sa famille, comme ses favoris, comme ses soldats,
comme ses pages, comme ses petits chiens. Ô prestige de la royauté,
auréole des grands princes! que tu es maussade à ceux dont la vie s'épuise
à te fournir de rayons et de lumière! Mais, chère Consuelo, tu as encore
bien des choses à me dire, et ce ne sont pas celles qui m'intéressent le
moins. J'attends de ta sincérité que tu m'apprennes positivement en quels
termes tu es avec mon frère, et je la provoquerai par la mienne. Croyant
que tu étais sa maîtresse, et me flattant que tu pourrais obtenir de lui
la grâce de Trenck, je t'avais recherchée pour remettre notre cause entre
tes mains. Maintenant que, grâce au ciel, nous n'avons plus besoin de toi
pour cela, et que je suis heureuse de t'aimer pour toi-même, je crois que
tu peux me dire tout sans te compromettre, d'autant plus que les affaires
de mon frère ne me paraissent pas bien avancées avec toi.

--La manière dont vous vous exprimez sur ce chapitre me fait frémir,
Madame, répondit Consuelo en pâlissant. Il y a huit jours seulement que
j'entends chuchoter autour de moi d'un air sérieux sur cette prétendue
inclination du roi _notre maître_ pour sa triste et tremblante sujette.
Jusque-là je n'avais jamais vu de possible entre lui et moi qu'une
causerie enjouée, bienveillante de sa part, respectueuse de la mienne. Il
m'a témoigné de l'amitié et une reconnaissance trop grande pour la
conduite si simple que j'ai tenue à Roswald. Mais de là à l'amour, il y a
un abîme, et j'espère bien que sa pensée ne l'a pas franchi.

--Moi, je crois le contraire. Il est brusque, taquin et familier avec toi;
il te parle comme à un petit garçon, il te passe la main sur la tête comme
à ses lévriers; il affecte devant ses amis, depuis quelques jours, d'être
moins amoureux de toi que de qui ce soit. Tout cela prouve qu'il est en
train de le devenir. Je le connais bien, moi; je te réponds qu'avant peu
il faudra te prononcer. Quel parti prendras-tu? Si tu lui résistes, tu es
perdue; si tu lui cèdes, tu l'es encore plus. Que feras-tu, le cas échéant?

--Ni l'un ni l'autre, Madame; je ferai comme ses recrues, je déserterai.

--Cela n'est pas facile, et je n'en ai guère envie, car je m'attache à toi
singulièrement, et je crois que je mettrais les recruteurs encore une fois
à tes trousses plutôt que de te voir partir. Allons, nous chercherons un
moyen. Le cas est grave et demande réflexion. Raconte-moi tout ce qui
s'est passé depuis la mort du comte Albert.

--Quelques faits bizarres et inexplicables au milieu d'une vie monotone et
sombre. Je vous les dirai tels qu'ils sont, et Votre Altesse m'aidera
peut-être à les comprendre.

--J'essaierai, à condition que tu m'appelleras Amélie, comme tout à
l'heure. Il n'est pas minuit, et je ne veux être Altesse que demain au
grand jour.»

La Porporina reprit son récit en ces termes:

«J'ai déjà raconté à madame de Kleist, lorsqu'elle m'a fait l'honneur de
venir chez moi pour la première fois, que j'avais été séparée du Porpora
en arrivant de Bohême, à la frontière prussienne. J'ignore encore
aujourd'hui si le passe-port de mon maître n'était pas en règle, ou si le
roi avait devancé notre arrivée par un de ces ordres dont la rapidité
tient du prodige, pour interdire au Porpora l'entrée de ses États. Cette
pensée, peut-être coupable, m'était venue d'abord; car je me souvenais de
la légèreté brusque et de la sincérité frondeuse que le Porpora avait
mises à défendre l'honneur de Trenck et à blâmer la dureté du roi,
lorsqu'à un souper chez le comte Hoditz, en Moravie, le roi, se donnant
pour le baron de Kreutz, nous avait annoncé lui-même la prétendue trahison
de Trenck et sa réclusion à Glatz...

--En vérité! s'écria la princesse; c'est à propos de Trenck que maître
Porpora a déplu au roi?

--Le roi ne m'en a jamais reparlé, et j'ai craint de l'en faire souvenir.
Mais il est certain que, malgré mes prières et les promesses de Sa Majesté,
le Porpora n'a jamais été rappelé.

--Et il ne le sera jamais, reprit Amélie, car le roi n'oublie rien et ne
pardonne jamais la franchise quand elle blesse son amour-propre. Le
Salomon du Nord hait et persécute quiconque doute de l'infaillibilité de
ses jugements; surtout quand son arrêt n'est qu'une feinte grossière, un
odieux prétexte pour se débarrasser d'un ennemi. Ainsi, fais-en ton deuil,
mon enfant, tu ne reverras jamais le Porpora à Berlin.

--Malgré le chagrin que j'éprouve de son absence, je ne désire plus le
voir ici, Madame; et je ne ferai plus de démarches pour que le roi lui
pardonne. J'ai reçu ce matin une lettre de mon maître qui m'annonce la
réception d'un opéra de lui au théâtre impérial de Vienne. Après mille
traverses, il est donc enfin arrivé à son but, et la pièce va être mise à
l'étude. Je songerais bien plutôt désormais à le rejoindre qu'à l'attirer;
mais je crains fort, de ne pas être plus libre de sortir d'ici que je n'ai
été libre de n'y pas entrer.

--Que veux-tu dire?

--A la frontière, lorsque je vis que l'on forçait mon maître à remonter en
voiture et à retourner sur ses pas, je voulus l'accompagner et renoncer à
mon engagement avec Berlin. J'étais tellement indignée de la brutalité et
de l'apparente mauvaise foi d'une telle réception, que j'aurais payé le
dédit en travaillant à la sueur de mon front, plutôt que de pénétrer plus
avant dans un pays si despotiquement régi. Mais au premier témoignage que
je donnai de mes intentions, je fus sommée par l'officier de police de
monter dans une autre chaise de poste qui fut amenée et attelée en un clin
d'œil; et comme je me vis entourée de soldats bien déterminés à m'y
contraindre, j'embrassai mon maître, en pleurant, et je pris le parti de
me laisser conduire à Berlin, où j'arrivai, brisée de fatigue et de
douleur, à minuit. On me déposa tout près du palais, non loin de l'Opéra,
dans une jolie maison appartenant au roi, et disposée de manière à ce que
j'y fusse logée absolument seule. J'y trouvai des domestiques à mes ordres
et un souper tout préparé. J'ai su que M. de Poelnitz avait reçu l'ordre
de tout disposer pour mon arrivée. J'y étais à peine installée, lorsqu'on
me fit demander de la part du baron de Kreutz si j'étais visible. Je
m'empressai de le recevoir, impatiente que j'étais de me plaindre à lui de
l'accueil fait au Porpora, et de lui en demander la réparation. Je feignis
donc de ne pas savoir que le baron de Kreutz était Frédéric II. Je pouvais
l'ignorer. Le déserteur Karl, en me confiant son projet de l'assassiner,
comme officier supérieur prussien, ne me l'avait pas nommé, et je ne
l'avais appris que de la bouche du comte Hoditz, après que le roi eut
quitté Roswald. Il entra d'un air riant et affable que je ne lui avais pas
vu sous son incognito. Sous son pseudonyme, et en pays étranger, il était
un peu gêné. A Berlin, il me sembla avoir retrouvé toute la majesté de son
rôle, c'est-à-dire la bonté protectrice et la douceur généreuse dont il
sait si bien orner dans l'occasion sa toute-puissance. Il vint à moi en me
tendant la main et en me demandant si je me souvenais de l'avoir vu
quelque part. «Oui, monsieur le baron, lui répondis-je, et je me souviens
que vous m'avez offert et promis vos bons services à Berlin, si je venais
à en avoir besoin.» Alors je lui racontai avec vivacité ce qui m'était
arrivé à la frontière, et je lui demandai s'il ne pouvait pas faire
parvenir au roi la demande d'une réparation pour cet outrage fait à un
maître illustre et pour cette contrainte exercée envers moi.»--Une
réparation! répondit le roi en souriant avec malice, rien que cela? M.
Porpora voudrait-il appeler en champ clos le roi de Prusse! et
mademoiselle Porporina exigerait peut-être qu'il mît un genou en terre
devant elle!

Cette raillerie augmenta mon dépit: «Votre Majesté peut ajouter l'ironie à
ce que j'ai déjà souffert, répondis-je, mais j'aimerais mieux avoir à la
bénir qu'à la craindre.»

Le roi me secoua le bras un peu rudement: «Ah! vous jouez aussi au plus
fin, dit-il en attachant ses yeux pénétrants sur les miens: je vous
croyais simple et pleine de droiture, et voilà que vous me connaissiez
parfaitement bien à Roswald?»--Non, Sire, répondis-je, je ne vous
connaissais pas, et plût au ciel que je ne vous eusse jamais connu!--«Je
n'en puis dire autant, reprit-il avec douceur; car sans vous, je serais
peut-être resté dans quelque fossé du parc de Roswald. Le succès des
batailles n'est point une égide contre la balle d'un assassin, et je
n'oublierai jamais que si le destin de la Prusse est encore entre mes
mains, c'est à une bonne petite âme, ennemie des lâches complots que je le
dois. Ainsi, ma chère Porporina, votre mauvaise humeur ne me rendra point
ingrat. Calmez-vous, je vous prie, et racontez-moi bien ce dont vous avez
à vous plaindre, car jusqu'ici je n'y comprends pas grand'chose.»

«Soit que le roi feignît de ne rien savoir, soit qu'en effet les gens de
sa police eussent cru voir quelque défaut de forme dans les papiers de mon
maître, il écouta mon récit avec beaucoup d'attention, et me dit ensuite
de l'air calme d'un juge qui ne veut pas se prononcer à la légère:
«J'examinerai tout cela, et vous en rendrai bon compte; je serais fort
surpris que mes gens eussent cherché noise, sans motif, à un voyageur en
règle. Il faut qu'il y ait quelque malentendu. Je le saurai! soyez
tranquille, et si quelqu'un a outre-passé son mandat, il sera puni.--Sire,
ce n'est pas là ce que je demande. Je vous demande le rappel du Porpora.

--Et je vous le promets, répondit-il. Maintenant, prenez un air moins
sombre, et racontez-moi comment vous avez découvert le secret de mon
incognito.»

Je causai alors librement avec le roi, et je le trouvai si bon, si aimable,
si séduisant par la parole, que j'oubliai toutes les préventions que
j'avais contre lui, pour n'admirer que son esprit à la fois judicieux et
brillant, ses manières aisées dans la bienveillance que je n'avais pas
trouvées chez Marie-Thérèse; enfin, la délicatesse de ses sentiments sur
toutes les matières auxquelles il toucha dans la conversation. «Écoutez,
me dit-il en prenant son chapeau pour sortir. J'ai un conseil d'ami à vous
donner dès votre arrivée ici; c'est de ne parler à qui que ce soit du
service que vous m'avez rendu, et de la visite que je vous ai faite ce
soir. Bien qu'il n'y ait rien que de fort honorable pour nous deux dans
mon empressement à vous remercier, cela donnerait lieu à une idée
très-fausse des relations d'esprit et d'amitié que je désire avoir avec
vous. On vous croirait avide de ce que, dans le langage des cours, on
appelle la faveur du maître. Vous seriez un objet de méfiance pour les uns,
et de jalousie pour les autres. Le moindre inconvénient serait de vous
attirer une nuée de solliciteurs qui voudraient faire de vous le canal de
leurs sottes demandes; et comme vous auriez sans doute le bon esprit de ne
pas vouloir jouer ce rôle, vous seriez en butte à leur obsession ou à leur
inimitié.--«Je promets à Votre Majesté, répondis-je, d'agir comme elle
vient de me l'ordonner.--Je ne vous ordonne rien, Consuelo, reprit-il;
mais je compte sur votre sagesse et sur votre droiture. J'ai vu en vous,
du premier coup d'œil, une belle âme et un esprit juste; et c'est parce
que je désirais faire de vous la perle fine de mon département des
beaux-arts, que j'avais envoyé, du fond de la Silésie, l'ordre de vous
fournir une voiture à mes frais pour vous amener de la frontière, dès que
vous vous y présenteriez. Ce n'est pas ma faute si on vous en a fait une
espèce de prison roulante, et si on vous a séparée de votre protecteur. En
attendant qu'on vous le rende, je veux le remplacer, si vous me trouvez
digne de la même confiance et du même attachement que vous avez pour
lui.»

J'avoue, _ma chère Amélie_, que je fus vivement touchée de ce langage
paternel et de cette amitié délicate. Il s'y mêla peut-être un peu
d'orgueil; et les larmes me vinrent aux yeux, lorsque le roi me tendit la
main en me quittant. Je faillis la lui baiser, comme c'était sans doute
mon devoir; mais puisque je suis en train de me confesser, je dois dire
qu'au moment de le faire, je me sentis saisie de terreur et comme
paralysée par le froid de la méfiance. Il me sembla que le roi me cajolait
et flattait mon amour-propre, pour m'empêcher de raconter cette scène de
Roswald, qui pouvait produire, dans quelques esprits, une impression
contraire à sa politique. Il me sembla aussi qu'il craignait le ridicule
d'avoir été bon et reconnaissant envers moi. Et puis, tout à coup, en
moins d'une seconde, je me rappelai le terrible régime militaire de la
Prusse, dont le baron Trenck m'avait informée minutieusement; la férocité
des recruteurs, les malheurs de Karl, la captivité de ce noble Trenck, que
j'attribuais à la délivrance du pauvre déserteur; les cris d'un soldat que
j'avais vu battre, le matin, en traversant un village; et tout ce système
despotique qui fait la force et la gloire du grand Frédéric. Je ne pouvais
plus le haïr personnellement; mais déjà je revoyais en lui ce maître
absolu, cet ennemi naturel des cœurs simples qui ne comprennent pas la
nécessité des lois inhumaines, et qui ne sauraient pénétrer les arcanes
des empires.



IX.


«Depuis ce jour, continua la Porporina, je n'ai pas revu le roi chez moi;
mais il m'a mandée quelquefois à Sans-Souci, où j'ai même passé plusieurs
jours de suite avec mes camarades Porporino ou Conciolini; et ici, pour
tenir le clavecin à ses petits concerts et accompagner le violon de M.
Graun, ou celui de Benda, ou la flûte de M. Quantz, ou enfin le roi
lui-même.

--Ce qui est beaucoup moins agréable que d'accompagner les précédents, dit
la princesse de Prusse; car je sais par expérience que mon cher frère,
lorsqu'il fait de fausses notes ou lorsqu'il manque à la mesure, s'en
prend à ses concertants et leur cherche noise.

--Il est vrai, reprit la Porporina; et son habile maître, M. Quantz
lui-même, n'a pas toujours été à l'abri de ses petites injustices. Mais Sa
Majesté, lorsqu'elle s'est laissé entraîner de la sorte, répare bientôt
son tort par des actes de déférence et des louanges délicates qui versent
du baume sur les plaies de l'amour-propre. C'est ainsi que par un mot
affectueux, par une simple exclamation admirative, il réussit à se faire
pardonner ses duretés et ses emportements, même par les artistes, les gens
les plus susceptibles du monde.

--Mais toi, après tout ce que tu savais de lui, et avec ta droiture
modeste, pouvais-tu te laisser fasciner par ce basilic?

--Je vous avouerai, Madame, que j'ai subi bien souvent son ascendant sans
m'en apercevoir. Comme ces petites ruses m'ont toujours été étrangères,
j'en suis toujours dupe, et ce n'est que par réflexion que je les devine
après coup. J'ai revu aussi le roi fort souvent sur le théâtre, et même
dans ma loge quelquefois, après la représentation. Il s'est toujours
montré paternel envers moi. Mais je ne me suis jamais trouvée seule avec
lui que deux ou trois fois dans les jardins de Sans-Souci, et je dois
confesser que c'était après avoir épié l'heure de sa promenade et m'être
placée sur son chemin tout exprès. Il m'appelait alors ou venait
courtoisement à ma rencontre, et je saisissais l'occasion par les cheveux
pour lui parler du Porpora et renouveler ma requête. J'ai toujours reçu
les mêmes promesses, sans en voir jamais arriver les résultats. Plus tard,
j'ai changé de tactique, et j'ai demandé la permission de retourner à
Vienne; mais le roi a écouté ma prière tantôt avec des reproches
affectueux, tantôt avec une froideur glaciale, et le plus souvent avec une
humeur assez marquée. Cette dernière tentative n'a pas été, en somme, plus
heureuse que les autres; et même, quand le roi m'avait répondu sèchement:
«Parlez, mademoiselle, vous êtes libre,» je n'obtenais ni règlement de
comptes, ni passe-port, ni permission de voyager. Les choses en sont
restées là, et je ne vois plus de ressources que dans la fuite, si ma
position ici me devient trop difficile à supporter. Hélas! Madame, j'ai
été souvent blessée du peu de goût de Marie-Thérèse pour la musique; je ne
me doutais pas alors qu'un roi mélomane fût bien plus à redouter qu'une
impératrice sans oreille.

«Je vous ai raconté en gros toutes mes relations avec Sa Majesté. Jamais
je n'ai eu lieu de redouter ni même de soupçonner ce caprice que Votre
Altesse veut lui attribuer de m'aimer. Seulement j'ai eu l'orgueil
quelquefois de penser que, grâce à mon petit talent musical et à cette
circonstance romanesque où j'ai eu le bonheur de préserver sa vie, le roi
avait pour moi une espèce d'amitié. Il me l'a dit souvent et avec tant de
grâce, avec un air d'abandon si sincère; il a paru prendre, à causer avec
moi, un plaisir si empreint de bonhomie, que je me suis habituée, à mon
insu peut-être, et à coup sûr bien malgré moi, à l'aimer aussi d'une
espèce d'amitié. Le mot est bizarre et sans doute déplacé dans ma bouche
mais le sentiment de respect affectueux et de confiance craintive que
m'inspirent la présence, le regard, la voix et les douces paroles de ce
royal basilic, comme vous l'appelez, est aussi étrange que sincère. Nous
sommes ici pour tout dire, et il est convenu que je ne me gênerai en rien;
eh bien, je déclare que le roi me fait peur, et presque horreur, quand je
ne le vois pas et que je respire l'air raréfié de son empire; mais que,
lorsque je le vois, je suis sous le charme, et prête à lui donner toute
les preuves de dévouement qu'une fille craintive, mais pieuse, peut donner
à un père rigide, mais bon.

--Tu me fais trembler, s'écria la princesse; bon Dieu! si tu allais te
laisser dominer ou enjôler au point de trahir notre cause?

--Oh! pour cela, Madame, jamais! soyez sans crainte.
Quand il s'agit de mes amis, ou tout simplement des
autres, je défie le roi et de plus habiles encore, s'il en
est, de me faire tomber dans un piège.

--Je te crois; tu exerces sur moi, par ton air de franchise, le même
prestige que tu subis de la part de Frédéric. Allons, ne t'émeus pas, je
ne vous compare point. Reprends ton histoire, et parle-moi de Cagliostro.
On m'a dit qu'à une séance de magie, il t'avait fait voir un mort que je
suppose être le comte Albert?

--Je suis prête à vous satisfaire, noble Amélie; mais si je me résous à
vous raconter encore une aventure pénible, que je voudrais pouvoir oublier,
j'ai le droit de vous adresser quelques questions, selon la convention
que nous avons faite.

--Je suis prête à te répondre.

--Eh bien, Madame, croyez-vous que les morts puissent sortir du tombeau,
ou du moins qu'un reflet de leur figure, animée par l'apparence de la vie,
puisse être évoqué au gré des magiciens et s'emparer de notre imagination
au point de se reproduire ensuite devant nos yeux, et de troubler notre
raison?

--La question est fort compliquée, et tout ce que je puis répondre, c'est
que je ne crois à rien de ce qui est impossible. Je ne crois pas plus au
pouvoir de la magie qu'à la résurrection des morts. Quant à notre pauvre
folle d'imagination, je la crois capable de tout.

--Votre Altesse... pardon; ton Altesse ne croit pas à la magie, et
cependant... Mais la question est indiscrète, sans doute?...

--Achève: «Et cependant je suis adonnée à la magie;» cela est connu. Eh
bien, mon enfant, permets-moi de ne te donner l'explication de cette
inconséquence bizarre qu'en temps et lieu. D'après le grimoire envoyé par
le sorcier Saint-Germain, qui était en réalité une lettre de Trenck pour
moi, tu peux déjà pressentir que cette prétendue nécromancie peut servir
de prétexte à bien des choses. Mais te révéler tout ce qu'elle cache aux
yeux du vulgaire, tout ce qu'elle dérobe à l'espionnage des cours et à la
tyrannie des lois, ne serait pas l'affaire d'un instant. Prends patience,
j'ai résolu de t'initier à tous mes secrets. Tu le mérites mieux que ma
chère de Kleist, qui est un esprit timide et superstitieux. Oui, telle que
tu la vois, cet ange de bonté, ce tendre cœur n'a pas le sens commun.
Elle croit au diable, aux sorciers, aux revenants et aux présages, tout
comme si elle n'avait pas sous les yeux et dans les mains les fils
mystérieux du grand œuvre. Elle est comme ces alchimistes du temps passé
qui créaient patiemment et savamment des monstres, et qui s'effrayaient
ensuite de leur propre ouvrage, jusqu'à devenir esclaves de quelque démon
familier sorti de leur alambic.

--Peut-être ne serais-je pas plus brave que madame de Kleist, reprit la
Porporina, et j'avoue que j'ai par devers moi un échantillon du pouvoir,
sinon de l'infaillibilité de Cagliostro. Figurez-vous qu'après m'avoir
promis de me faire voir la personne à laquelle je pensais, et dont il
prétendait lire apparemment le nom dans mes yeux, il m'en montra une autre;
et encore, en me la montrant vivante, il parut ignorer complètement
qu'elle fût morte. Mais malgré cette double erreur, il ressuscita devant
mes yeux l'époux que j'ai perdu, ce qui sera à jamais pour moi une énigme
douloureuse et terrible.

--Il t'a montré un fantôme quelconque, et c'est ton imagination qui a fait
tous les frais.

--Mon imagination n'était nullement en jeu, je puis vous l'affirmer. Je
m'attendais à voir dans une glace, ou derrière une gaze, quelque portrait
de maître Porpora; car j'avais parlé de lui plusieurs fois à souper, et,
en déplorant tout haut son absence, j'avais remarqué que M. Cagliostro
faisait beaucoup d'attention à mes paroles. Pour lui rendre sa tâche plus
facile, je choisis, dans ma pensée, la figure du Porpora, pour le sujet de
l'apparition; et je l'attendis de pied ferme, ne prenant point jusque-là
cette épreuve au sérieux. Enfin, s'il est un seul moment dans ma vie, où
je n'aie point pensé à M. de Rudolstadt, c'est précisément celui-là. M.
Cagliostro, me demanda en entrant dans son laboratoire magique avec moi,
si je voulais consentir à me laisser bander les yeux et à le suivre en le
tenant par la main. Comme je le savais homme de bonne compagnie, je
n'hésitai point à accepter son offre, et j'y mis seulement la condition
qu'il ne me quitterait pas un instant. «J'allais précisément, me dit-il,
vous adresser la prière de ne point vous éloigner de moi d'un pas, et de
ne point quitter ma main, quelque chose qui arrive, quelque émotion que
vous veniez à éprouver.» Je le lui promis, mais une simple affirmation ne
le satisfit pas. Il me fit solennellement jurer que je ne ferais pas un
geste, pas une exclamation, enfin que je resterais muette et impassible
pendant l'apparition. Ensuite il mit son gant, et, après m'avoir couvert
la tête d'un capuchon de velours noir, qui me tombait jusque sur les
épaules, il me fit marcher pendant environ cinq minutes sans que
j'entendisse ouvrir ou fermer aucune porte. Le capuchon m'empêchait de
sentir aucun changement dans l'atmosphère; ainsi je ne pus savoir si
j'étais sortie du cabinet, tant il me fit faire de tours et de détours
pour m'ôter l'appréciation de la direction que je suivais. Enfin, il
s'arrêta, et d'une main m'enleva le capuchon si légèrement que je ne le
sentis pas. Ma respiration, devenue plus libre, m'apprit seule que j'avais
la liberté de regarder; mais je me trouvais dans de si épaisses ténèbres
que je n'en étais pas plus avancée. Peu à peu, cependant, je vis une
étoile lumineuse d'abord vacillante et faible, et bientôt claire et
brillante, se dessiner devant moi. Elle semblait d'abord très-loin, et
lorsqu'elle fut entièrement éclairée, elle me parut tout près. C'était
l'effet, je pense, d'une lumière plus ou moins intense derrière un
transparent. Cagliostro me fit approcher de l'étoile, qui était percée
dans le mur, et je vis, de l'autre côté de cette muraille, une chambre
décorée singulièrement et remplie de bougies placées dans un ordre
systématique. Cette pièce avait dans ses ornements et dans sa disposition,
tout le caractère d'un lieu destiné aux opérations magiques. Mais je n'eus
pas le loisir de l'examiner beaucoup; mon attention était absorbée par un
personnage assis devant une table. Il était seul et cachait sa figure dans
ses mains, comme s'il eût été plongé dans une profonde méditation. Je ne
pouvais donc voir ses traits, et sa taille était déguisée par un costume
que je n'ai encore vu à personne. Autant que je pus le remarquer, c'était
une robe, ou un manteau de satin blanc doublé de pourpre, et agrafé sur la
poitrine par des bijoux hiéroglyphiques en or où je distinguai une rose,
une croix, un triangle, une tête de mort, et plusieurs riches cordons de
diverses couleurs. Tout ce que je pouvais comprendre, c'est que ce n'était
point là le Porpora. Mais au bout d'une ou deux minutes, ce personnage
mystérieux, que je commençais à prendre pour une statue, dérangea
lentement ses mains, et je vis distinctement le visage du comte Albert;
non pas tel que je l'avais vu la dernière fois, couvert des ombres de la
mort, mais animé dans sa pâleur, et plein d'âme dans sa sérénité, tel
enfin que je l'avais vu dans ses plus belles heures de calme et de
confiance. Je faillis laisser échapper un cri, et briser, d'un mouvement
involontaire, la glace qui me séparait de lui. Mais une violente pression
de la main de Cagliostro me rappela mon serment, et m'imprima je ne sais
quelle vague terreur. D'ailleurs, au même instant, une porte s'ouvrit au
fond de l'appartement où je voyais Albert, et plusieurs personnages
inconnus, vêtus à peu près comme lui, entrèrent l'épée à la main. Après
avoir fait divers gestes singuliers, comme s'ils eussent joué une
pantomime, ils lui adressèrent, chacun à son tour, et d'un ton solennel,
des paroles incompréhensibles. Il se leva, marcha vers eux, et leur
répondit des paroles également obscures, et qui n'offraient aucun sens à
mon esprit, quoique je sache aussi bien l'allemand à présent que ma langue
maternelle. Ce dialogue ressemblait à ceux qu'on entend dans les rêves; et
la bizarrerie de cette scène, le merveilleux de cette apparition tenaient
effectivement du songe, à tel point que j'essayai de remuer pour m'assurer
que je ne dormais point. Mais Cagliostro me forçait de rester immobile, et
je reconnaissais la voix d'Albert si parfaitement, qu'il m'était
impossible de douter de la réalité de ce que je voyais. Enfin, emportée
par le désir de lui parler, j'allais oublier mon serment, lorsque le
capuchon noir retomba sur ma tête. Je l'arrachai violemment, mais l'étoile
de cristal s'était effacée, et tout était replongé dans les ténèbres. «Si
vous faites le moindre mouvement, murmura sourdement Cagliostro d'une voix
tremblante, ni vous ni moi ne reverrons jamais la lumière.» J'eus la force
de le suivre et de marcher encore longtemps avec lui en zigzags dans un
vide inconnu. Enfin, lorsqu'il m'ôta définitivement le capuchon, je me
retrouvai dans son laboratoire éclairé faiblement, comme il l'était au
commencement de cette aventure. Cagliostro était fort pâle, et tremblait
encore; car j'avais senti, en marchant avec lui, que son bras était agité
d'un tressaillement convulsif, et qu'il me faisait aller très-vite, comme
s'il eût été en proie à une grande frayeur. Les premières paroles qu'il me
dit furent des reproches amers sur mon _mangue de loyauté_, et sur les
_dangers épouvantables_ auxquels je l'avais exposé en cherchant à violer
mes promesses. «J'aurais dû me rappeler, ajouta-t-il d'un ton dur et
courroucé, que la parole d'honneur des femmes ne les engage pas, et que
l'on doit bien se garder de céder à leur vaine et téméraire curiosité.»

«Jusque-là je n'avais pas songé à partager la terreur de mon guide.
J'avais été si frappée de l'idée de retrouver Albert vivant, que je ne
m'étais pas demandé si cela était humainement possible. J'avais même
oublié que la mort m'eût à jamais enlevé cet ami si précieux et si cher.
L'émotion du magicien me rappela enfin que tout cela tenait du prodige, et
que je venais de voir un spectre. Cependant, ma raison repoussait
l'impossible, et l'âcreté des reproches de Cagliostro fit passer en moi
une irritation maladive, qui me sauva de la faiblesse: «Vous feignez de
prendre au sérieux vos propres mensonges, lui dis-je avec vivacité; mais
vous jouez là un jeu bien cruel. Oh! oui, vous jouez avec les choses les
plus sacrées, avec la mort même.--Âme sans foi et sans force! me
répondit-il avec emportement, mais avec une expression imposante; vous
croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand
maître, un maître qui vous a dit cent fois: «_On ne meurt pas, rien ne
meurt, il n'y a pas de mort_.» Vous m'accusez de mensonge, et vous semblez
ignorer que le seul mensonge qu'il y ait ici, c'est le nom même de la mort
dans votre bouche impie.» Je vous avoue que cette réponse étrange
bouleversa toutes mes pensées, et vainquit un instant toutes les
résistances de mon esprit troublé. Comment cet homme pouvait-il connaître
si bien mes relations avec Albert, et jusqu'au secret de sa doctrine?
Partageait-il sa foi, ou s'en faisait-il une arme pour prendre de
l'ascendant sur mon imagination?

«Je restai confuse et atterrée. Mais bientôt je me dis que cette manière
grossière d'interpréter la croyance d'Albert ne pouvait pas être la mienne,
et qu'il ne dépendait que de Dieu, et non de l'imposteur Cagliostro,
d'évoquer la mort ou de réveiller la vie. Convaincue, enfin, que j'étais
la dupe d'une illusion inexplicable, mais dont je trouverais peut-être le
mot quelque jour, je me levai en louant froidement le sorcier de son
savoir-faire, et en lui demandant, avec un peu d'ironie, l'explication des
discours bizarres que tenaient ses ombres entre elles. Là-dessus, il me
répondit qu'il lui était impossible de me satisfaire, et que je devais me
contenter d avoir vu _cette personne_ calme et _utilement occupée_. «Vous
me demanderiez vainement, ajouta-t-il, quelles sont ses pensées et son
action dans la vie. J'ignore d'elle jusqu'à son nom. Lorsque vous avez
songé à elle en me demandant à la voir, il s'est formé entre elle et vous
une communication mystérieuse que mon pouvoir a su rendre efficace
jusqu'au point de l'amener devant vous. Ma science ne va pas au
delà.--Votre science, lui dis-je, ne va pas même jusque-là, car j'avais
pensé à maître Porpora, et ce n'est pas maître Porpora que votre pouvoir a
évoqué.--Je n'en sais rien, répondit-il avec un sérieux effrayant; je ne
veux pas le savoir. Je n'ai rien vu, ni dans votre pensée, ni dans le
tableau magique. Ma raison ne supporterait pas de pareils spectacles, et
j'ai besoin de conserver toute ma lucidité pour exercer ma puissance. Mais
les lois de la science sont infaillibles, et il faut bien que, sans en
avoir conscience peut-être, vous ayez pensé à un autre qu'au Porpora,
puisque ce n'est pas lui que vous avez vu.»

--Voilà bien les belles paroles de cette espèce de fous! dit la princesse
en haussant les épaules. Chacun d'eux a sa manière de procéder; mais tous,
au moyen d'un certain raisonnement captieux qu'on pourrait appeler la
logique de la démence, s'arrangent pour ne jamais rester court et pour
embrouiller par de grands mots les idées d'autrui.

--Les miennes l'étaient à coup sûr, reprit Consuelo, et je n'avais plus la
faculté d'analyser. Cette apparition d'Albert, vraie ou fausse, me fit
sentir plus vivement la douleur de l'avoir perdu à jamais, et je fondis en
larmes. «Consuelo! me dit le magicien d'un ton solennel, en m'offrant la
main pour sortir (et vous pensez bien que mon nom véritable, inconnu ici à
tout le monde, fut une nouvelle surprise pour moi, en passant par sa
bouche), vous avez de grandes fautes à réparer, et j'espère que vous ne
négligerez rien pour reconquérir la paix de votre conscience.» Je n'eus
pas la force de répondre. J'essayai en vain de cacher mes pleurs à mes
camarades, qui m'attendaient avec impatience dans le salon voisin. J'étais
plus impatiente encore de me retirer; et dès que je fus seule, après avoir
donné un libre cours à ma douleur, je passai la nuit à me perdre en
réflexions et en commentaires sur les scènes de cette fatale soirée. Plus
je cherchais à la comprendre, plus je m'égarais dans un dédale
d'incertitudes; et je dois avouer que mes suppositions furent souvent plus
folles et plus maladives que ne l'eût été une crédulité aveugle aux
oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de
suspendre mon jugement jusqu'à ce que la lumière se fît. Mais depuis ce
temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d'esprit et
profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l'avais
fait jusque là, la perte de mon ami; mais le remords, que son généreux
pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En
exerçant sans entraves ma profession d'artiste, j'arrivai très-vite à me
blaser sur les enivrements frivoles du succès; et puis, dans ce pays où il
me semble que l'esprit des hommes est sombre comme le climat...

--Et comme le despotisme, ajouta l'abbesse.

--Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus
bientôt que je ne ferais pas les progrès que j'avais rêvés...

--Et quels progrès veux-tu donc faire? Nous n'avons jamais entendu rien
qui approchât de toi, et je ne crois pas qu'il existe dans l'univers une
cantatrice plus parfaite. Je te dis ce que je pense, et ceci n'est pas un
compliment à la Frédéric.

--Quand même Votre Altesse ne se tromperait pas, ce que j'ignore, ajouta
Consuelo en souriant (car excepté la Romanina et la Tési, je n'ai guère
entendu d'autre cantatrice que moi), je pense qu'il y a toujours beaucoup
à tenter et quelque chose à trouver au delà de tout ce qui a été fait. Eh
bien, cet idéal que j'avais porté en moi-même, j'eusse pu en approcher
dans une vie d'action, de lutte, d'entreprise audacieuse, de sympathies
partagées, d'enthousiasme en un mot! Mais la régularité froide qui règne
ici, l'ordre militaire établi jusque dans les coulisses des théâtres, la
bienveillance calme et continuelle d'un public qui pense à ses affaires en
nous écoutant, la haute protection du roi qui nous garantit des succès
décrétés d'avance, l'absence de rivalité et de nouveauté dans le personnel
des artistes et dans le choix des ouvrages, et surtout l'idée d'une
captivité indéfinie; toute cette vie bourgeoise, froidement laborieuse,
tristement glorieuse et forcément cupide que nous menons en Prusse, m'a
ôté l'espoir et jusqu'au désir de me perfectionner. Il y a des jours où je
me sens tellement privée d'énergie et dépourvue de cet amour-propre
chatouilleux qui aide à la conscience de l'artiste, que je paierais un
sifflet pour me réveiller. Mais hélas! que je manque mon entrée ou que je
m'éloigne avant la fin de ma tâche, ce sont toujours les mêmes
applaudissements. Ils ne me font aucun plaisir quand je ne les mérite pas:
ils me font de la peine quand, par hasard, je les mérite; car ils sont
alors tout aussi officiellement comptés, tout aussi bien mesurés par
l'étiquette qu'à l'ordinaire, et je sens pourtant que j'en mériterais de
plus spontanés! Tout cela doit vous sembler puéril, noble Amélie; mais
vous désiriez connaître le fond de l'âme d'une actrice, et je ne vous
cache rien.

--Tu expliques cela si naturellement, que je le conçois comme si je
l'éprouvais moi-même. Je suis capable, pour te rendre service, de te
siffler lorsque je te verrai engourdie, sauf à te jeter une couronne de
roses quand je t'aurai éveillée!

--Hélas! bonne princesse, ni l'un ni l'autre n'aurait l'agrément du roi.
Le roi ne veut pas qu'on offense ses comédiens, parce qu'il sait que
l'engouement suit de près les huées. Mon ennui est donc sans remède,
malgré votre généreuse intention. A cette langueur se joint tous les jours
davantage le regret d'avoir préféré une existence si fausse et si vide
d'émotions à une vie d'amour et de dévouement. Depuis l'aventure de
Cagliostro surtout, une noire mélancolie est venue me saisir au fond de
l'âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d'Albert, et que je ne le
revoie irrité contre moi, ou indifférent et préoccupé, parlant un langage
incompréhensible, et livré à des méditations tout à fait étrangères à
notre amour, tel que je l'ai vu dans la scène magique. Je me réveille
baignée d'une sueur froide, et je pleure en songeant que, dans la nouvelle
existence où la mort l'a fait entrer, son âme douloureuse et consternée se
ressent peut-être de mes dédains et de mon ingratitude. Enfin, je l'ai tué,
cela est certain; et il n'est au pouvoir d'aucun homme, eût-il fait un
pacte avec toutes les puissances du ciel et de l'enfer, de me réunir à
lui. Je ne puis donc rien réparer en cette vie que je traîne inutile et
solitaire, et je n'ai d'autre désir que d'en voir bientôt la fin.



X.


«N'as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles? dit la princesse
Amélie. Parmi tant de gens d'esprit et de talent que mon frère se vante
d'avoir attirés à lui de tous les coins du inonde, n'en est-il aucun qui
soit digne d'estime?

--Il en est certainement, Madame; et si je ne m'étais sentie portée à la
retraite et à la solitude, j'aurais pu trouver des âmes bienveillantes
autour de moi. Mademoiselle Cochois...

--La marquise d'Argens, tu veux dire?

--J'ignore si elle s'appelle ainsi.

--Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c'est une personne distinguée?

--Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu'elle soit un peu vaine des
soins et des leçons de M. le marquis, et qu'elle regarde un peu du haut de
sa grandeur, les artistes, ses confrères.

--Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de
Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d'Argens
n'est qu'une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame
de Cocceï, comment est-elle? la connais-tu?

--Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à
l'Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j'ai eu peu d'occasions de
la voir. C'est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j'éprouvais
le plus de sympathie, et j'ai été invitée souvent par elle et par son mari
à aller les voir dans leurs terres; mais le roi m'a fait entendre que cela
lui déplairait beaucoup, et j'ai été forcée d'y renoncer, sans savoir
pourquoi je subissais cette privation.

--Je vais te l'apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini,
qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi
le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t'es-tu liée avec personne?

--J'ai beaucoup d'amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de
Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené
la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance; comme moi,
il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté
à la richesse. Il m'a raconté souvent qu'il s'était enfui de la cour de
Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes
de grand chemin. Le monde ne sait pas qu'il y a sur les routes et dans les
rues des virtuoses d'un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit,
par monts et par vaux, l'éducation de Benda. Il s'appelait Loebel, et
Benda n'en parle qu'avec admiration, bien qu'il soit mort sur une botte de
paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s'adonner au violon, M.
Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le
chagrin et l'ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l'air pur de la
vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel
essor; et c'est de ce conservatoire ambulant qu'est sorti le magnifique
virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique _de
chambre_. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein
de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n'est
pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne
parviendra pas à se _ranger_ comme ses autres frères, qui tous portent
avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais
lui, soit parce qu'il est le plus jeune, soit parce que son naturel est
indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s'ennuie de si bon
cœur ici, que c'est un plaisir pour moi de m'ennuyer avec lui.

--Et n'espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus
tendre? Ce ne serait pas la première fois que l'amour serait né de l'ennui.

--Je ne le crains ni ne l'espère, répondit Consuelo; car je sens que cela
n'arrivera jamais. Je vous l'ai dit, chère Amélie, il se passe en moi
quoique chose d'étrange. Depuis qu'Albert n'est plus, je l'aime, je ne
pense qu'à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que
c'est la première fois que l'amour est né de la mort, et c'est pourtant ce
qui m'arrive. Je ne me console pas de n'avoir pas donné du bonheur à un
être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une
sorte de passion, une folie peut-être!

--Cela m'en a un peu l'air, dit la princesse. C'est du moins une
maladie... Et pourtant c'est un mal que je conçois bien et que j'éprouve
aussi; car j'aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais: n'est-ce
pas à peu près comme si j'aimais un mort?... Mais, dis-moi, le prince
Henri, mon frère, n'est-il pas un aimable cavalier?

--Oui, certainement.

--Très-amateur du beau, une âme d'artiste, un héros à la guerre, une
figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant,
l'ennemi du despotisme, l'esclave insoumis et menaçant de mon frère le
tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sur. On dit qu'il est fort
épris de toi; ne te l'a-t-il pas dit?

--J'ai écouté cela comme une plaisanterie.

--Et tu n'as pas envie de le prendre au sérieux?

--Non, Madame.

--Tu es fort difficile, ma chère; que lui reproches-tu?

--Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour
lui: il est prince.

--Merci du compliment, méchante! Ainsi il n'était pour rien dans ton
évanouissement au spectacle ces jours passés? On a dit que le roi, jaloux
de la façon dont il te regardait, l'avait envoyé aux arrêts au
commencement du spectacle, et que le chagrin t'avait rendue malade.

--J'ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis
bien sûre de n'en pas être la cause. Celle de mon accident est bien
différente. Imaginez, Madame, qu'au milieu du morceau que je chantais, un
peu machinalement, comme cela ne m'arrive que trop souvent ici, mes yeux
se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la
scène; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle
se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me
regarder. Cette figure, c'était celle d'Albert, Madame. Je le jure devant
Dieu, je l'ai vu, je l'ai reconnu; j'ignore si c'était une illusion, mais
il est impossible d'en avoir une plus terrible et plus complète.

--Pauvre enfant! tu as des visions, cela est certain.

--Oh! ce n'est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la
lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m'égarai dans le palais
et rencontrai, à l'entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je
m'arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d'Albert, et je la
revis menaçante comme je l'avais vue indifférente la veille au théâtre,
comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

--Et M. Stoss la vit aussi?

--Il la vit fort bien, et me dit que c'était un certain Trismégiste que
Votre Altesse s'amuse à consulter comme nécromancien.

--Ah! juste ciel! s'écria madame de Kleist en pâlissant; j'étais bien sûre
que c'était un sorcier véritable! Je n'ai jamais pu regarder cet homme
sans frayeur. Quoiqu'il ait de beaux traits et l'air noble, il a quelque
chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre, qu'il prend,
comme un Protée, tous les aspects qu'il veut pour faire peur aux gens.
Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce.
Je me souviens qu'une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à
brûle-pourpoint d'avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist
était ruiné. Il m'en faisait un grand crime. Je voulus m'en défendre, et
comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher,
lorsqu'il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon
second mari périrait, par ma faute, encore plus misérablement que le
premier, mais que j'en serais bien punie par mes remords et par la
réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je
crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m'enfuis dans
l'appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

--Oui, c'était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants,
reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer: j'en ai ri comme une
folle.

--Il n'y avait pas de quoi! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu'est-ce
donc que ce Trismégiste? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux
sorciers...

--Je t'ai promis de te dire un jour ce que c'est que la sorcellerie. Ne
sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est
un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à
toutes trois... et à bien d'autres!...

--Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo; et quoique je tremble d'y
penser, je voudrais m'assurer de sang-froid s'il ressemble à M. de
Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

--S'il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu?... Eh bien, tu me rappelles
une circonstance que j'aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort
platement, tout ce grand mystère... Attends! laisse-moi y penser un peu...
oui, j'y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce
qui semble surnaturel. C'est Trismégiste que Cagliostro t'a montré; car
Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s'est trouvé ici l'an
dernier en même temps que lui. C'est Trismégiste que tu as vu au théâtre
dans la loge du comte Golowkin; car Trismégiste demeure dans sa maison, et
ils s'occupent ensemble de chimie ou d'alchimie. Enfin c'est Trismégiste
que tu as vu dans le château le lendemain; car ce jour-là, et peu de temps
après t'avoir congédiée, j'ai vu Trismégiste; et par parenthèse, il m'a
donné d'amples détails sur l'évasion de Trenck.

--À l'effet de se vanter d'y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de
se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu'il n'a certainement
pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu'elle voudra; mais,
j'oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d'industrie.

--Ce qui ne l'empêche pas d'être un grand sorcier, n'est-ce pas, de
Kleist? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris
pour sa personne?

--Eh! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers,
mais on les déteste. C'est absolument comme on fait à l'égard du diable.

--Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des
sorciers? Voilà ta logique, ma belle de Kleist!

--Mais, Madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion
bizarre, d'où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt?

--J'oubliais de te le dire, et c'est un hasard bien simple qui me l'a fait
savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du
comte Albert, tout ce qu'il me disait sur ce personnage étrange me donna
la curiosité de savoir s'il était beau, et si sa physionomie répondait à
son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et
finit par me répondre: «Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner
une juste idée; car vous avez parmi vos _joujoux_ un orignal qui
ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s'il était plus
décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C'est votre sorcier
Trismégiste.» Voilà le fin mot de l'affaire, ma charmante veuve; et ce mot
n'est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et
compagnie.

--Vous m'ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un
voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je
m'éveille d'un pénible sommeil! Grâces vous soient rendues pour cette
explication! Je ne suis donc pas folle, je n'ai donc pas de visions, je
n'aurai donc plus peur de moi-même!... Eh bien pourtant, voyez ce que
c'est que le cœur humain! ajouta-t-elle après un instant de rêverie; je
crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je
m'étais presque persuadé qu'Albert n'était pas mort, et qu'un jour, après
m'avoir fait expier par d'effrayantes apparitions le mal que je lui ai
causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je
suis bien sûre qu'Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu'il ne se
relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c'est une déplorable
certitude!

--Tu as pu en douter? Eh bien, il y a du bonheur à être folle; quant à moi,
je n'espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et
pourtant cela était possible, et cela est!

--Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon
pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance,
elles n'étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie.....
Albert y était sujet... Mais je ne veux point rappeler ces conjectures
insensées; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je
prenais pour Albert est celle d'un chevalier d'industrie.

--Trismégiste n'est pas ce que l'on croit... Mais ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il n'est pas le comte de Rudolstadt; car il y a plusieurs années
que je le connais, et qu'il fait, en apparence du moins, le métier de
devin. D'ailleurs il n'est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu
te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire
enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a
constaté des différences que ton trouble ne t'a pas permis de remarquer.

--Oh! je voudrais bien revoir ce Trismégiste! dit Consuelo d'un air
préoccupé.

--Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la
princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l'as vu dans ce
palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra
à coup sûr dans un an.

--Et si c'était Albert!...» reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie
profonde.

La princesse haussa les épaules.

--Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n'avoir pour amis que des
fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le
chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de
Rudolstadt: il est heureux pour moi d'avoir une tête forte, car je le
prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait.
Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces
méprises! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d'un air effaré et
consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que
si le comte Albert, au lieu d'être mort, s'était réveillé d'une léthargie,
une aventure si intéressante n'eût point fait de bruit dans le monde?
N'avez-vous conservé aucune relation, d'ailleurs, avec sa famille, et ne
vous en aurait-elle pas informée?

--Je n'en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa
m'a écrit deux fois en un an pour m'annoncer deux tristes nouvelles: la
mort de son frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa
longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur;
et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui
s'est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein,
au fond d'un ravin. J'ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je
n'ai pas osé lui offrir d'aller lui porter mes tristes consolations. Son
cœur m'a paru, d'après ses lettres, partagé entre sa bonté et son
orgueil. Elle m'appelait sa _chère enfant_, sa _généreuse amie_, mais elle
ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

--Ainsi tu supposes qu'Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au
château des Géants, sans t'envoyer de billet de faire part, et sans que
personne s'en doute hors de l'enceinte dudit château?

--Non, Madame, je ne le suppose pas; car ce serait tout à fait impossible,
et je suis folle de vouloir en douter,» répondit Consuelo, en cachant dans
ses mains son visage inondé de larmes.

La princesse semblait, à mesure que la nuit s'avançait, reprendre son
mauvais caractère; le ton railleur et léger avec lequel elle parlait de
choses si sensibles au cœur de Consuelo faisait un mal affreux à cette
dernière.

«Allons, ne te désole pas ainsi, reprit brusquement Amélie. Voilà une
belle partie de plaisir que nous faisons là! Tu nous a raconté des
histoires à porter le diable en terre; de Kleist n'a pas cessé de pâlir et
de trembler, je crois qu'elle en mourra de peur; et moi, qui voulais être
heureuse et gaie, je souffre de te voir souffrir, ma pauvre enfant!...»

La princesse prononça ces dernières paroles avec le bon diapason de sa
voix, et Consuelo, relevant la tête, vit qu'une larme de sympathie coulait
sur sa joue, tandis que le sourire d'ironie contractait encore ses lèvres.
Elle baisa la main que lui tendait l'abbesse, et la plaignit
intérieurement de ne pouvoir pas être bonne pendant quatre heures de
suite.

«Quelque mystérieux que soit ton château des Géants, ajouta la princesse,
quelque sauvage que soit l'orgueil de la chanoinesse, et quelque discrets
que puissent être ses serviteurs, sois sûre qu'il ne se passe rien là qui
soit plus qu'ailleurs à l'abri d'une certaine publicité. On avait beau
cacher la bizarrerie du comte Albert, toute la province a bientôt réussi à
la connaître, et il y avait longtemps qu'on en avait parlé à la petite
cour de Bareith, lorsque Supperville fut appelé pour soigner ton pauvre
époux. Il y a maintenant dans cette famille un autre mystère qu'on ne
cache pas avec moins de soin sans doute, et qu'on n'a pas préservé
davantage de la malice du public. C'est la fuite de la jeune baronne
Amélie, qui s'est fait enlever par un bel aventurier peu de temps après la
mort de son cousin.

--Et moi, madame, je l'ai ignoré assez longtemps. Je pourrais vous dire
même que tout ne se découvre pas dans ce monde; car jusqu'ici on n'a pas
pu savoir le nom et l'état de l'homme qui a enlevé la jeune baronne, non
plus que le lieu de sa retraite.

--C'est ce que Supperville m'a dit en effet. Allons, cette vieille Bohême
est le pays aux aventures mystérieuses: mais ce n'est pas une raison pour
que le comte Albert soit...

--Au nom du ciel, Madame, ne parlons plus de cela. Je vous demande pardon
de vous avoir fatiguée de cette longue histoire, et quand Votre Altesse
m'ordonnera de me retirer...

--Deux heures du matin! s'écria madame de Kleist, que le son lugubre de
l'horloge du château fit tressaillir.

--En ce cas, il faut nous séparer, mes chères amies, dit la princesse en
se levant; car ma sœur d'Anspach va venir dès sept heures me réveiller
pour m'entretenir des fredaines de son cher margrave qui est revenu de
Paris dernièrement, amoureux fou de mademoiselle Clairon. Ma belle
Porporina, c'est vous autres reines de théâtre qui êtes reines du monde
par le fait, comme nous le sommes par le droit, et votre lot est le
meilleur. Il n'est point de tête couronnée que vous ne puissiez nous
enlever quand il vous en prend fantaisie, et je ne serais pas étonnée de
voir un jour mademoiselle Hippolyte Clairon, qui est une fille d'esprit,
devenir margrave d'Anspach, en concurrence avec ma sœur, qui est une
bête. Allons, donne-moi une pelisse, de Kleist, je veux vous reconduire
jusqu'au bout de la galerie.

--Et Votre Altesse reviendra seule? dit madame de Kleist, qui paraissait
fort troublée.

--Toute seule, répondit Amélie, et sans aucune crainte du diable et des
farfadets qui tiennent pourtant cour plénière dans le château depuis
quelques nuits, à ce qu'on assure. Viens, viens, Consuelo! nous allons
voir la belle peur de madame de Kleist en traversant la
galerie.»

La princesse prit un flambeau et marcha la première, entraînant madame de
Kleist, qui était en effet très-peu rassurée. Consuelo les suivit, un peu
effrayée aussi, sans savoir pourquoi.

«Je vous assure, Madame, disait madame de Kleist, que c'est l'heure
sinistre, et qu'il y a de la témérité à traverser cette partie du château
dans ce moment-ci. Que vous coûterait-il de nous laisser attendre une
demi-heure de plus? A deux heures et demie, il n'y a plus rien.

--Non pas, non pas, reprit Amélie, je ne serais pas fâchée de la
rencontrer et de voir comment elle est faite.

--De quoi donc s'agit-il? demanda Consuelo en doublant le pas pour
s'adresser à madame de Kleist.

--Ne le sais-tu pas? dit la princesse. La femme blanche qui balaie les
escaliers et les corridors du palais, lorsqu'un membre de la famille
royale est près de mourir, est revenue nous visiter depuis quelques nuits.
Il paraît que c'est par ici qu'elle prend ses ébats. Donc ce sont mes
jours qui sont menacés. Voilà pourquoi tu me vois si tranquille. Ma
belle-sœur, la reine de Prusse (la plus pauvre tête qui ait jamais porté
couronne!), n'en dort pas, à ce qu'on assure, et va coucher tous les soirs
à Charlottenburg; mais, comme elle respecte infiniment la balayeuse, ainsi
que la reine ma mère, qui n'a pas plus de raison qu'elle à cet endroit-là,
ces dames ont eu soin de défendre qu'on épiât le fantôme et qu'on le
dérangeât en rien de ses nobles occupations. Aussi le château est-il
balayé d'importance, et de la propre main de Lucifer, ce qui ne l'empêche
pas d'être fort malpropre, comme tu vois.»

En ce moment un gros chat, accouru du fond ténébreux de la galerie, passa
en ronflant et en jurant auprès de madame de Kleist, qui fit un cri
perçant et voulut courir vers l'appartement de la princesse; mais celle-ci
la retint de force en remplissant l'espace sonore de ses éclats de rire
âpres et rauques, plus lugubres encore que la bise qui sifflait dans les
profondeurs de ce vaste local. Le froid faisait grelotter Consuelo, et
peut-être aussi la peur; car la figure décomposée de madame de Kleist
semblait attester un danger réel, et la gaieté fanfaronne et forcée de la
princesse n'annonçait pas une sécurité bien sincère.

«J'admire l'incrédulité de Votre Altesse royale, dit madame de Kleist
d'une voix entrecoupée et avec un peu de dépit; si elle avait vu et
entendu comme moi cette femme blanche, la veille de la mort du roi son
auguste père...

--Hélas! répondit Amélie d'un ton satanique, comme je suis bien sûre
qu'elle ne vient pas annoncer maintenant celle du roi mon auguste frère,
je suis fort aise qu'elle vienne pour moi. La diablesse sait bien que pour
être heureuse, il me faut l'une ou l'autre de ces deux morts.

--Ah! Madame, ne parlez pas ainsi dans un pareil moment! dit madame de
Kleist, dont les dents se serraient tellement, qu'elle prononçait avec
peine. Tenez, au nom du ciel, arrêtez-vous et écoutez: cela ne fait-il pas
frémir?»

La princesse s'arrêta d'un air moqueur, et le bruit de sa robe de soie,
épaisse et cassante comme du carton, cessant de couvrir les bruits plus
éloignés, nos trois héroïnes, parvenues presque à la grande cage
d'escalier qui s'ouvrait au fond de la galerie, entendirent distinctement
le bruit sec d'un balai qui frappait inégalement les degrés de pierre, et
qui semblait se rapprocher en montant de marche en marche, comme eût fait
un valet pressé de terminer son ouvrage.

La princesse hésita un instant, puis elle dit d'un air résolu:

«Comme il n'y a rien _là_ de surnaturel, je veux savoir si c'est un
laquais somnambule ou un page espiègle. Baisse ton voile, Porporina, il ne
faut pas qu'on te voie dans ma compagnie. Quant à toi, de Kleist, tu peux
te trouver mal si cela t'amuse. Je t'avertis que je ne m'occupe pas de
toi. Allons, brave Rudolstadt, toi qui as affronté de pires aventures,
suis-moi si tu m'aimes.»

Amélie marcha d'un pas assuré vers l'entrée de l'escalier; Consuelo la
suivit sans qu'elle lui permit de tenir le flambeau à sa place; et madame
de Kleist, aussi effrayée de rester seule que d'avancer, se traîna
derrière elles en se cramponnant au mantelet de la Porporina.

Le balai infernal ne se faisait plus entendre, et la princesse arriva
jusqu'à la rampe au-dessus de laquelle elle avança son flambeau pour mieux
voir à distance. Mais, soit qu'elle fût moins calme qu'elle ne voulait le
paraître, soit qu'elle eût aperçu quelque objet terrible, la main lui
manqua, et le flambeau de vermeil, avec la bougie et sa collerette du
cristal découpée, allèrent tomber avec fracas au fond de la spirale
retentissante. Alors madame de Kleist, perdant la tête et ne se souciant
pas plus de la princesse que de la comédienne, se mit à courir jusqu'à ce
qu'elle eût rencontré dans l'obscurité la porte des appartements de sa
maîtresse, où elle chercha un refuge, tandis que celle-ci, partagée entre
une émotion insurmontable et la honte de s'avouer vaincue, reprenait avec
Consuelo le même chemin, d'abord lentement, et puis peu à peu en doublant
le pas; car d'autres pas se faisaient entendre derrière les siens, et ce
n'étaient pas ceux de la Porporina, qui marchait sur la même ligne qu'elle,
plus résolument peut-être, quoiqu'elle ne fit aucune bravade. Ces pas
étranges, qui de seconde en seconde, se rapprochaient de leurs talons,
résonnaient dans les ténèbres comme ceux d'une vieille femme chaussée de
mules, et claquaient sur les dalles, tandis que le balai faisait toujours
son office et se heurtait lourdement à la muraille, tantôt à droite,
tantôt à gauche. Ce court trajet parut bien long à Consuelo. Si quelque
chose peut vaincre le courage des esprits vraiment fermes et sains, c'est
un danger qui ne peut être ni prévu ni compris. Elle ne se piqua point
d'une audace inutile, et ne détourna pas la tête une seule fois. La
princesse prétendit ensuite l'avoir fait inutilement dans les ténèbres;
personne ne pouvait démentir ni constater le fait. Consuelo se souvint
seulement qu'elle n'avait pas ralenti sa marche, qu'elle ne lui avait pas
adressé un mot durant cette retraite forcée, et qu'en rentrant un peu
précipitamment dans son appartement, elle avait failli lui pousser la
porte sur le visage, tant elle avait hâte de la refermer. Cependant Amélie
ne convint pas de sa faiblesse, et reprit assez vite son sang-froid pour
railler madame de Kleist, qui était presque en convulsions, et pour lui
faire, sur sa lâcheté et son manque d'égards, des reproches très-amers. La
bonté compatissante de Consuelo, qui souffrait de l'état violent de la
favorite, ramena quelque pitié dans le cœur de la princesse. Elle daigna
s'apercevoir que madame de Kleist était incapable de l'entendre, et
qu'elle était pâmée sur un sofa, la figure enfoncée dans les coussins.
L'horloge sonna trois heures avant que cette pauvre personne eût
parfaitement repris ses esprits; sa terreur se manifestait encore par des
larmes. Amélie était lasse de n'être plus princesse, et ne se souciait
plus de se déshabiller seule et de se servir elle-même, outre qu'elle
avait peut-être l'esprit frappé de quelque pressentiment sinistre. Elle
résolut donc de garder madame de Kleist jusqu'au jour.

«Jusque-là, dit-elle, nous trouverons bien quelque prétexte pour colorer
l'affaire, si mon frère en entend parler. Quant à toi, Porporina, ta
présence ici serait bien plus difficile à expliquer, et je ne voudrais
pour rien au monde qu'on te vît sortir de chez moi. Il faut donc que tu te
retires seule, et dès à présent, car on est fort matinal dans cette
chienne d'hôtellerie. Voyons, de Kleist, calme-toi, je te garde, et si tu
peux dire un mot de bon sens, explique-nous par où tu es entrée et dans
quel coin tu as laissé ton chasseur, afin que la Porporina s'en serve pour
retourner chez elle.»

La peur rend si profondément égoïste, que madame de Kleist, enchantée de
ne plus avoir à affronter les terreurs de la galerie, et se souciant fort
peu de l'angoisse que Consuelo pourrait éprouver en faisant seule ce
trajet, retrouva toute sa lucidité pour lui expliquer le chemin qu'elle
avait à prendre et le signal qu'elle aurait à donner pour rejoindre son
serviteur affidé à la sortie du palais, dans un endroit bien abrité et
bien désert, où elle lui avait commandé d'aller l'attendre.

Munie de ces instructions, et bien certaine cette fois de ne pas s'égarer
dans le palais, Consuelo prit congé de la princesse, qui ne s'amusa
nullement à la reconduire le long de la galerie. La jeune fille partit
donc seule, à tâtons, et gagna le redoutable escalier sans encombre. Une
lanterne suspendue, qui brûlait en bas, l'aida à descendre, ce qu'elle fit
sans mauvaise rencontre, et même sans frayeur. Cette fois elle s'était
armée de volonté; elle sentait qu'elle remplissait un devoir envers la
malheureuse Amélie, et, dans ces cas-là, elle était toujours courageuse et
forte. Enfin, elle parvint à sortir du palais par la petite porte
mystérieuse dont madame de Kleist lui avait remis la clef, et qui donnait
sur un coin d'arrière-cour. Lorsqu'elle fut tout à fait dehors, elle
longea le mur extérieur pour chercher le chasseur. Dès qu'elle eut
articulé le signal convenu, une ombre, se détachant du mur, vint droit à
sa rencontre, et un homme, enveloppé d'un large manteau, s'inclina devant
elle, et lui présenta le bras en silence dans une attitude respectueuse.



XI.


Consuelo se souvint que madame de Kleist, pour mieux dissimuler ses
fréquentes visites secrètes à la princesse Amélie, venait souvent à pied
le soir au château, la tête enveloppée d'une épaisse coiffe noire, la
taille d'une mante de couleur sombre, et le bras appuyé sur celui de son
domestique. De cette façon, elle n'était point remarquée des gens du
château, et pouvait passer pour une de ces personnes dans la détresse qui
se cachent de mendier, et qui reçoivent ainsi quelques secours de la
libéralité des princes. Mais malgré toutes les précautions de la
confidente et de sa maîtresse, leur secret était un peu celui de la
comédie; et si le roi n'en prenait pas d'ombrage, c'est qu'il est de
petits scandales qu'il vaut mieux tolérer qu'ébruiter en les combattant.
Il savait bien que ces deux dames s'occupaient ensemble de Trenck plus que
de magie; et bien qu'il condamnât presque également ces deux sujets
d'entretien, il fermait les yeux et savait gré intérieurement à sa sœur
d'y porter une affectation de mystère qui mettait sa responsabilité à
couvert aux yeux de certaines gens. Il voulait bien feindre d'être trompé;
il ne voulait pas avoir l'air d'approuver l'amour et les folies de sa
sœur. C'était donc sur le malheureux Trenck que sa sévérité s'était
appesantie, et encore avait-il fallu l'accuser de crimes imaginaires pour
que le public ne pressentît pas les véritables motifs de sa disgrâce.

La Porporina, pensant que le serviteur de madame de Kleist devait aider à
son incognito, en lui donnant le bras de même qu'à sa maîtresse, n'hésita
point à accepter ses services, et à s'appuyer sur lui pour marcher sur le
pavé enduit de glace. Mais elle n'eut pas fait trois pas ainsi, que cet
homme lui dit d'un ton dégagé:

«Eh bien, ma belle comtesse, dans quelle humeur avez-vous laissé votre
fantasque Amélie?»

Malgré le froid et la bise, Consuelo sentit le sang lui monter aux joues.
Selon toute apparence, ce valet la prenait pour sa maîtresse, et
trahissait ainsi une intimité révoltante avec elle. La Porporina, saisie
de dégoût, retira son bras de celui de cet homme, en lui disant sèchement:

«Vous vous trompez.

--Je n'ai pas l'habitude de me tromper, reprit l'homme au manteau avec la
même aisance. Le public peut ignorer que la divine Porporina est comtesse
de Rudolstadt; mais le comte de Saint-Germain est mieux instruit.

--Qui êtes-vous donc, dit Consuelo bouleversée de surprise;
n'appartenez-vous pas à la maison de madame la comtesse de Kleist?

--Je n'appartiens qu'à moi-même, et ne suis serviteur que de la vérité,
reprit l'inconnu. Je viens de dire mon nom; mais je vois qu'il est ignoré
de madame de Rudolstadt.

--Seriez-vous donc le comte de Saint-Germain en personne?

--Et quel autre pourrait vous donner un nom que le public ignore? Tenez,
madame la comtesse, voici deux fois que vous avez failli tomber en deux
pas que vous avez faits sans mon aide. Daignez reprendre mon bras. Je sais
fort bien le chemin de votre demeure, et je me fais un devoir et un
honneur de vous y reconduire saine et sauve.

--Je vous remercie de votre bonté, monsieur le comte, répondit Consuelo,
dont la curiosité était trop excitée pour refuser l'offre de cet homme
intéressant et bizarre: aurez-vous celle de me dire pourquoi vous
m'appelez ainsi?

--Parce que je désire obtenir votre confiance d'emblée en vous montrant
que j'en suis digne. Il y a longtemps que je sais votre mariage avec
Albert, et je vous ai gardé à tous deux un secret inviolable, comme je le
garderai tant que ce sera votre volonté.

--Je vois que ma volonté à cet égard est fort peu respectée par M.
Supperville, dit Consuelo qui se pressait d'attribuer à ce dernier les
notions de M. de Saint-Germain sur sa position.

--N'accusez pas ce pauvre Supperville, reprit le comte. Il n'a rien dit,
si ce n'est à la princesse Amélie, pour lui faire sa cour. Ce n'est pas de
lui que je tiens le fait.

--Et de qui donc, en ce cas, Monsieur?

--Je le tiens du comte Albert de Rudolstadt lui-même. Je sais bien que
vous allez me dire qu'il est mort pendant qu'on achevait la cérémonie
religieuse de votre hyménée; mais je vous répondrai qu'il n'y a pas de
mort, que personne, que rien ne meurt, et que l'on peut s'entretenir
encore avec ce que le vulgaire appelle les trépassés, quand on connaît
leur langage et les secrets de leur vie.

--Puisque vous savez tant de choses, Monsieur, vous n'ignorez peut-être
pas que de semblables assertions ne me peuvent aisément convaincre, et
qu'elles me font beaucoup de mal, en me présentant sans cesse l'idée d'un
malheur que je sais être sans remède, en dépit des promesses menteuses de
la magie.

--Vous avez raison d'être en garde contre les magiciens et les imposteurs.
Je sais que Cagliostro vous a effrayée d'une apparition au moins
intempestive. Il a cédé à la gloriole de vous montrer son pouvoir, sans
s'inquiéter de la disposition de votre âme et de la sublimité de sa
mission. Cagliostro n'est cependant pas un imposteur, tant s'en faut! Mais
c'est un vaniteux, et c'est par là qu'il a mérité souvent le reproche de
charlatanisme.

--Monsieur le comte, on vous fait le même reproche; et comme cependant on
ajoute que vous êtes un homme supérieur, je me sens le courage de vous
dire franchement les préventions qui combattent mon estime pour vous.

--C'est parler avec la noblesse qui convient à Consuelo, répondit M. de
Saint-Germain avec calme, et je vous sais gré de faire cet appel à ma
loyauté. J'en serai digne, et je vous parlerai sans mystère. Mais nous
voici à votre porte, et le froid, ainsi que l'heure avancée, me défendent
de vous retenir ici plus longtemps. Si vous voulez apprendre des choses de
la dernière importance, et d'où votre avenir dépend, permettez-moi de vous
entretenir en liberté.

--Si Votre Seigneurie veut venir me voir dans la journée, je l'attendrai
chez moi à l'heure qu'elle m'indiquera.

--Il faut que je vous parle demain; et demain vous recevrez la visite de
Frédéric, que je ne veux pas rencontrer, parce que je ne fais aucun cas de
lui.

--De quel Frédéric voulez-vous parler, monsieur le comte?

--Oh! ce n'est pas de notre ami Frédéric de Trenck que nous avons réussi à
tirer de ses mains. C'est de ce méchant petit roi de Prusse qui vous fait
la cour. Tenez, il y aura demain grande redoute à l'Opéra: soyez-y.
Quelque déguisement que vous preniez, je vous reconnaîtrai et me ferai
reconnaître de vous. Dans cette cohue, nous trouverons l'isolement et la
sécurité. Autrement, mes relations avec vous amasseraient de grands
malheurs sur des têtes sacrées. A demain donc, madame la comtesse!»

En parlant ainsi, le comte de Saint-Germain salua profondément Consuelo et
disparut, la laissant pétrifiée de surprise au seuil de sa demeure.

«Il y a décidément, dans ce royaume de la raison, une conspiration
permanente contre la raison, se disait la cantatrice en s'endormant. A
peine ai-je échappé à un des périls qui menacent la mienne, qu'un autre se
présente. La princesse Amélie m'avait donné l'explication des dernières
énigmes, et je me croyais bien tranquille; mais, au même instant, nous
rencontrons, ou du moins nous entendons la balayeuse fantastique, qui se
promène dans ce château du doute, dans cette forteresse de l'incrédulité,
aussi tranquillement qu'elle l'eût fait il y a deux cents ans. Je me
débarrasse de la frayeur que me causait Cagliostro, et voici un autre
magicien qui parait encore mieux instruit de mes affaires. Que ces devins
tiennent registre de tout ce qui concerne la vie des rois et des
personnages puissants ou illustres, je le conçois; mais que moi, pauvre
fille humble et discrète, je ne puisse dérober aucun fait de ma vie à
leurs investigations, voilà qui me confond et m'inquiète malgré moi.
Allons, suivons le conseil de la princesse. Comptons que l'avenir
expliquera encore ce prodige, et, en attendant, abstenons-nous de juger.
Ce qu'il y aurait de plus extraordinaire peut-être dans celui-ci, c'est
que la visite du roi, prédite par M. de Saint-Germain, eût lieu
effectivement demain. Ce sera la troisième fois seulement que le roi sera
venu chez moi. Ce M. de Saint-Germain serait-il son confident? On dit
qu'il faut se méfier surtout de ceux qui parlent mal du maître. Je
tâcherai de ne pas l'oublier.»

Le lendemain, à une heure précise, une voiture sans livrée et sans
armoiries entra dans la cour de la maison qu'habitait la cantatrice, et le
roi, qui l'avait fait prévenir, deux heures auparavant, d'être seule et de
l'attendre, pénétra dans ses appartements le chapeau sur l'oreille gauche,
le sourire sur les lèvres, et un petit panier à la main.

«Le capitaine Kreutz vous apporte des fruits de son jardin, dit-il. Des
gens malintentionnés prétendent que cela vient des jardins de Sans-Souci,
et que c'était destiné au dessert du roi. Mais le roi ne pense point à
nous, Dieu merci, et le petit baron vient passer une heure ou deux avec sa
petite amie.»

Cet agréable début, au lieu de mettre Consuelo à son aise, la troubla
étrangement. Depuis qu'elle conspirait contre sa volonté en recevant les
confidences de la princesse Amélie, elle ne pouvait plus braver avec une
impassible franchise le royal inquisiteur. Il eût fallu désormais le
ménager, le flatter peut-être, détourner ses soupçons par d'adroites
agaceries. Consuelo sentait que ce rôle ne lui convenait pas, quelle le
jouerait mal, surtout s'il était vrai que Frédéric eût _du goût_ pour elle,
comme on disait à la cour, où l'on eût cru rabaisser la majesté royale en
se servant du mot d'amour à propos d'une comédienne. Inquiète et troublée,
Consuelo remercia gauchement le roi de l'excès de ses bontés, et tout
aussitôt la physionomie du roi changea, et devint aussi morose qu'elle
s'était annoncée radieuse.

«Qu'est-ce, dit-il brusquement en fronçant le sourcil. Avez-vous de
l'humeur? êtes-vous malade? pourquoi m'appelez-vous _sire_? Ma visite vous
dérange de quelque amourette?

--Non, Sire, répondit la jeune fille en reprenant la sérénité de la
franchise. Je n'ai ni amourette ni amour.

--A la bonne heure! Quand cela serait, après tout, que m'importe? mais
j'exigerais que vous m'en fissiez l'aveu.

--L'aveu? M. le capitaine veut dire la confidence, sans doute?

--Expliquez la distinction.

--Monsieur le capitaine la comprend de reste.

--Comme vous voudrez; mais distinguer n'est pas répondre. Si vous étiez
amoureuse, je voudrais le savoir.

--Je ne comprends pas pourquoi.

--Vous ne le comprenez pas du tout? regardez-moi donc en face. Vous avez
le regard bien vague aujourd'hui!

--Monsieur le capitaine, il me semble que vous voulez singer le roi. On
dit, que quand il interroge un accusé, il lui lit dans le blanc des yeux.
Croyez-moi, ces façons-là ne vont qu'à lui; et encore, s'il venait chez
moi pour me les faire subir, je le prierais de retourner à ses affaires.

--C'est cela; vous lui diriez: «Va te promener, Sire.»

--Pourquoi non? La place du roi est sur son cheval ou sur son trône, et
s'il avait le caprice de venir chez moi, je serais en droit de ne pas le
souffrir maussade.

--Vous auriez raison; mais dans tout cela vous ne me répondez pas. Vous ne
voulez pas me prendre pour le confident de vos prochaines amours?

--Il n'y a point de prochaines amours pour moi, je vous l'ai dit souvent,
baron.

--Oui, en riant, parce que je vous interrogeais de même; mais si je parle
sérieusement à cette heure?

--Je réponds de même.

--Savez-vous que vous êtes une singulière personne?

--Pourquoi cela?

--Parce que vous êtes la seule femme de théâtre qui ne soit pas occupée de
belles passions ou de galanterie.

--Vous avez une mauvaise idée des femmes de théâtre, monsieur le
capitaine!

--Non! j'en ai connu de sages; mais elles visaient à de riches mariages,
et vous, on ne sait à quoi vous songez.

--Je songe à chanter ce soir.

--Ainsi vous vivez au jour le jour?

--Désormais, je ne vis pas autrement.

--Il n'en a donc pas été toujours ainsi?

--Non, Monsieur.

--Vous avez aimé?

--Oui, Monsieur.

--Sérieusement.

--Oui, Monsieur.

--Et longtemps?

--Oui, Monsieur.

--Et qu'est devenu votre amant?

--Mort!

--Mais vous en êtes consolée?

--Non.

--Oh! vous vous en consolerez bien?

--Je crains que non.

--Cela est étrange. Ainsi, vous ne voulez pas vous marier.

--Jamais.

--Et vous n'aurez pas d'amour?

--Jamais.

--Pas même un ami?

--Pas même un ami comme l'entendent les belles dames.

--Bast, si vous alliez à Paris, et que le roi Louis XV, ce galant
chevalier...

--Je n'aime pas les rois, monsieur le capitaine, et je déteste les rois
galants.

--Ah! je comprends; vous aimez mieux les pages. Un joli cavalier, comme
Trenck, par exemple!

--Je n'ai jamais songé à sa figure.

--Et cependant vous avez conservé des relations avec lui!

--Si cela était, elles seraient de pure et honnête amitié.

--Vous convenez donc que ces relations subsistent?

--Je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo, qui craignit de compromettre la
princesse par ce seul indice.

--Alors vous le niez.

--Je n'aurais pas de raisons pour le nier, si cela était; mais d'où vient
que le capitaine Kreutz m'interroge de la sorte? Quel intérêt peut-il
prendre à tout cela?

--Le roi en prend apparemment, repartit Frédéric en ôtant son chapeau et
en le posant brutalement sur la tête d'une Polymnie en marbre blanc dont
le buste antique ornait la console.

--Si le roi me faisait l'honneur de venir chez moi, dit Consuelo en
surmontant la terreur qui s'emparait d'elle, je penserais qu'il désire
entendre de la musique, et je me mettrais à mon clavecin pour lui chanter
l'air d'_Ariane abandonnée_...

--Le roi n'aime pas les prévenances. Quand il interroge, il veut qu'on lui
réponde clair et net. Qu'est-ce que vous avez été faire cette nuit dans le
palais du roi? Vous voyez bien que le roi a le droit de venir faire le
maître chez vous, puisque vous allez chez lui à des heures indues sans sa
permission?»

Consuelo trembla de la tête aux pieds; mais elle avait heureusement dans
toutes sortes de dangers une présence d'esprit qui l'avait toujours sauvée
comme par miracle. Elle se rappela que Frédéric plaidait souvent le faux
pour savoir le vrai, et qu'il passait pour arracher les aveux par la
surprise plus que par tout autre moyen. Elle se tint sur ses gardes, et,
souriant à travers sa pâleur, elle répondit:

«Voilà une singulière accusation, et je ne sais ce qu'on peut répondre à
des demandes fantastiques.

--Vous n'êtes plus laconique comme tout à l'heure, reprit le roi; comme on
voit bien que vous mentez! Vous n'avez pas été cette nuit au palais?
répondez oui ou non?

--Eh bien, non! dit Consuelo avec courage, préférant la honte d'être
convaincue de mensonge, à la lâcheté de livrer le secret d'autrui pour se
disculper.

--Vous n'en êtes pas sortie à trois heures du matin, toute seule?

--Non, répondit Consuelo, qui retrouvait ses forces en voyant une
imperceptible irrésolution dans la physionomie du roi, et qui jouait déjà
la surprise avec supériorité.

--Vous avez osé dire trois fois non! s'écria le roi d'un air courroucé et
avec des regards foudroyants.

--J'oserai le dire une quatrième fois, si Votre Majesté l'exige, répondit
Consuelo, résolue de faire face à l'orage jusqu'au bout.

--Oh! je sais bien qu'une femme soutiendrait le mensonge dans les tortures,
comme les premiers chrétiens y soutenaient ce qu'ils croyaient être la
vérité. Qui pourra se flatter d'arracher une réponse sincère à un être
féminin? Écoutez, Mademoiselle, j'ai eu jusqu'ici de l'estime pour vous,
parce que je pensais que vous faisiez seule exception aux vices de votre
sexe. Je ne vous croyais ni intrigante, ni perfide, ni effrontée. J'avais
dans votre caractère une confiance qui allait jusqu'à l'amitié...

--Et maintenant, Sire...

--Ne m'interrompez pas. Maintenant, j'ai mon opinion, et vous en sentirez
les effets. Mais écoutez-moi bien. Si vous aviez le malheur de vous
immiscer dans de petites intrigues de palais, d'accepter certaines
confidences déplacées, de rendre certains services dangereux, vous vous
flatteriez vainement de me tromper longtemps, et je vous chasserais d'ici
aussi honteusement que je vous y ai reçue avec distinction et bonté.

--Sire, répondit Consuelo avec audace, comme le plus cher et le plus
constant de mes vœux est de quitter la Prusse, quels que soient le
prétexte de mon renvoi et la dureté de votre langage, je reçois avec
reconnaissance l'ordre de mon départ.

--Ah! vous le prenez ainsi, s'écria Frédéric transporté de colère, et vous
osez me parler de la sorte!»

En même temps il leva sa canne comme s'il eût voulu frapper Consuelo; mais
l'air de mépris tranquille avec lequel elle attendit cet outrage le fit
rentrer en lui-même, et il jeta sa canne loin de lui, en disant d'une voix
émue:

«Tenez, oubliez les droits que vous avez à la reconnaissance du capitaine
Kreutz, et parlez au roi avec le respect convenable; car si vous me
poussez à bout, je suis capable de vous corriger comme un enfant mutin.

--Sire, je sais qu'on bat les enfants dans votre auguste famille, et j'ai
ouï dire que Votre Majesté, pour se soustraire à de tels traitements,
avait autrefois essayé de prendre la fuite. Ce moyen sera plus facile à
une zingara comme moi qu'il ne l'a été au prince royal Frédéric. Si Votre
Majesté ne me fait pas sortir de ses États dans les vingt-quatre heures,
j'aviserai moi-même à la rassurer sur mes intrigues, en quittant la Prusse
sans passe-port, fallût-il fuir à pied et en sautant les fossés, comme
font les déserteurs et les contrebandiers.

--Vous êtes une folle! dit le roi en haussant les épaules et en marchant à
travers la chambre pour cacher son dépit et son repentir. Vous partirez,
je ne demande pas mieux, mais sans scandale et sans précipitation. Je ne
veux pas que vous me quittiez ainsi, mécontente de moi et de vous-même. Où
diable avez-vous pris l'insolence dont vous êtes douée? et quel diable me
pousse à la débonnaireté dont j'use avec vous?

--Vous la prenez sans doute dans un scrupule de générosité dont Votre
Majesté peut se dispenser. Elle croit m'être redevable d'un service que
j'aurais rendu au dernier de ses sujets avec le même zèle. Qu'elle se
regarde donc comme quitte envers moi, mille fois, et qu'elle me laisse
partir au plus vite: ma liberté sera une récompense suffisante, et je n'en
demande pas d'autre.

--Encore? dit le roi confondu de l'obstination hardie de cette jeune
fille. Toujours le même langage? Vous n'en changerez pas avec moi? Ah! ce
n'est pas du courage, cela! c'est de la haine!

--Et si cela était, reprit Consuelo, est-ce que Votre Majesté s'en
soucierait le moins du monde?

--Juste ciel! que dites-vous là, pauvre petite fille! dit le roi avec un
accent de douleur naïve. Vous ne comprenez pas ce que vous dites,
malheureuse enfant! il n'y a qu'une âme perverse qui puisse être
insensible à la haine de son semblable.

--Frédéric le Grand regarde-t-il la Porporina comme un être de la même
nature que lui?

--Il n'y a que l'intelligence et la vertu qui élèvent certains hommes
au-dessus des autres. Vous avez du génie dans votre art. Votre conscience
doit vous dire si vous avez de la loyauté... Mais elle vous dit le
contraire dans ce moment-ci, car vous avez l'âme remplie de fiel et de
ressentiment.

--Et si cela était, la conscience du grand Frédéric n'aurait-elle rien à
se reprocher pour avoir allumé ces mauvaises passions dans une âme
habituellement paisible et généreuse?

--Allons! vous êtes en colère?» dit Frédéric en faisant un mouvement pour
prendre la main de la jeune fille; mais il s'arrêta, retenu par cette
gaucherie qu'un fond de mépris et d'aversion pour les femmes lui avait
fait contracter.

Consuelo, qui avait exagéré son dépit pour refouler dans le cœur du roi
un sentiment de tendresse prêt à faire explosion au milieu de la colère,
remarqua combien il était timide, et perdit toutes ses craintes en voyant
qu'il attendait ses avances. C'était une singulière destinée, que la seule
femme capable d'exercer sur Frédéric une sorte de prestige ressemblant à
l'amour, fût peut-être la seule dans tout son royaume qui n'eût voulu à
aucun prix encourager cette disposition. Il est vrai que la répugnance et
la fierté de Consuelo étaient peut-être son principal attrait aux yeux du
roi. Cette âme rebelle tentait le despote comme la conquête d'une province;
et sans qu'il s'en rendit compte, sans qu'il voulût mettre sa gloire à ce
genre d'exploits frivoles, il sentait une admiration et une sympathie
d'instinct pour un caractère fortement trempé qui lui semblait avoir, à
quelque égard, une sorte de parenté avec le sien.

«Voyons, dit-il en fourrant brusquement dans la poche de son gilet la main
qu'il avait avancée vers Consuelo, ne me dites plus que je ne me soucie
pas d'être haï; car vous me feriez croire que je le suis et cette pensée
me serait odieuse!

--Et cependant vous voulez qu'on vous craigne.

--Non, je veux qu'on me respecte.

--Et c'est à coups de canne que vos caporaux inspirent à vos soldats le
respect de votre nom.

--Qu'en savez-vous? De quoi parlez-vous là? De quoi vous mêlez-vous?

--Je réponds _clair_ et _net_ à l'interrogatoire de Votre Majesté.

--Vous voulez que je vous demande pardon d'un moment d'emportement
provoqué par votre folie?

--Au contraire; si vous pouviez briser sur ma tête la canne-sceptre qui
gouverne la Prusse, je prierais Votre Majesté de ramasser ce jonc.

--Bah! quand je vous aurais un peu caressé les épaules avec, comme c'est
une canne que Voltaire m'a donnée, vous n'en auriez peut-être que plus
d'esprit et de malice. Tenez, j'y tiens beaucoup, à cette canne-là; mais
il vous faut une réparation, je le vois bien.»

En parlant ainsi, le roi ramassa sa canne, et se mit en devoir de la
briser. Mais il eut beau s'aider du genou, le jonc plia et ne voulut point
rompre.

«Voyez, dit le roi en la jetant dans le feu, ma canne n'est pas, comme
vous le prétendez, l'image de mon sceptre. C'est celle de la Prusse fidèle,
qui plie sous ma volonté, et qui ne sera point brisée par elle. Faites de
même, Porporina, et vous vous en trouverez bien.

--Et quelle est donc la volonté de Votre Majesté à mon égard? Voilà un
beau sujet pour exercer l'autorité et pour troubler la sérénité d'un grand
caractère!

--Ma volonté est que vous renonciez à quitter Berlin, la trouvez-vous
offensante?»

Le regard vif et presque passionné de Frédéric expliquait assez cette
espèce de réparation. Consuelo sentit renaître ses terreurs, et, feignant
de ne pas comprendre:

«Pour cela, répondit-elle, je ne m'y résignerai jamais. Je vois trop qu'il
faudrait payer cher l'honneur d'amuser quelquefois Votre Majesté par mes
roulades. Le soupçon pèse ici sur tout le monde. Les êtres les plus
intimes et les plus obscurs ne sont point à l'abri d'une accusation, et je
ne saurais vivre ainsi.

--Vous êtes mécontente de votre traitement, reprit le roi. Allons! il sera
augmenté.

--Non, Sire. Je suis satisfaite de mon traitement, je ne suis pas cupide.
Votre Majesté le sait.

--C'est vrai. Vous n'aimez pas l'argent, c'est une justice à vous rendre.
On ne sait ce que vous aimez, d'ailleurs!

--La liberté, Sire.

--Et qui gêne votre liberté? Vous me cherchez querelle, et vous n'avez
aucun motif à faire valoir. Vous voulez partir, voilà ce qu'il y a de
clair.

--Oui, Sire.

--Oui? c'est bien décidé?

--Oui, Sire.

--En ce cas, allez au diable!»

Le roi prit son chapeau, sa canne qui, en roulant sur les chenets, n'avait
pas brûlé, et, tournant le dos, s'avança vers la porte. Mais, au moment de
l'ouvrir, il se retourna vers Consuelo, et lui montra un visage si
ingénument triste, si paternellement affligé, si différent, en un mot, de
son terrible front royal, ou de son amer sourire de philosophe sceptique,
que la pauvre enfant se sentit émue et repentante. L'habitude qu'elle
avait prise avec le Porpora de ces orages domestiques, lui fit oublier
qu'il y avait pour elle dans le cœur de Frédéric quelque chose de
personnel et de farouche, qui n'était jamais entré dans l'âme chastement
et généreusement ardente de son père adoptif. Elle se détourna pour cacher
une larme furtive, qui s'échappait de sa paupière; mais le regard du lynx
n'est pas plus rapide que ne le fut celui du roi. Il revint sur ses pas,
et, levant de nouveau sa canne sur Consuelo, mais cette fois avec l'air de
tendresse dont il eût joué avec l'enfant de ses entrailles:

«Détestable créature! lui dit-il, d'une voix émue et caressante, vous
n'avez pas la moindre amitié pour moi!

--Vous vous trompez beaucoup, monsieur le baron, répondit la bonne
Consuelo, fascinée par cette demi-comédie, qui réparait si adroitement le
véritable accès de colère brutale de Frédéric. J'ai autant d'amitié pour
le capitaine Kreutz que j'ai d'éloignement pour le roi de Prusse.

--C'est que vous ne comprenez pas, c'est que vous ne pouvez pas comprendre
le roi de Prusse, reprit Frédéric. Ne parlons donc pas de lui. Un jour
viendra, quand vous aurez habité ce pays assez longtemps pour en connaître
l'esprit et les besoins, où vous rendrez plus de justice à l'homme qui
s'efforce de le gouverner comme il convient. En attendant, soyez un peu
plus aimable avec ce pauvre baron, qui s'ennuie si profondément de la cour
et des courtisans, et qui venait chercher ici un peu de calme et de
bonheur, auprès d'une âme pure et d'un esprit candide. Je n'avais qu'une
heure pour en profiter, et vous n'avez fait que me quereller. Je
reviendrai une autre fois, à condition que vous me recevrez un peu mieux.
J'amènerai _Mopsule_ pour vous divertir, et, si vous êtes bien sage, je
vous ferai cadeau d'un beau petit lévrier blanc qu'elle nourrit dans ce
moment. Il faudra en avoir grand soin! Ah! j'oubliais! Je vous ai apporté
des vers de ma façon, des strophes sur la musique; vous pourrez y adapter
un air, et ma sœur Amélie s'amusera à le chanter.»

Le roi s'en alla tout doucement, après être revenu plusieurs fois sur ses
pas en causant avec une familiarité gracieuse, et en prodiguant à l'objet
de sa bienveillance de frivoles cajoleries. Il savait dire des riens quand
il le voulait, quoique en général sa parole fût concise, énergique et
pleine de sens. Nul homme n'avait plus de ce qu'on appelait _du fond_ dans
la conversation, et rien n'était plus rare à cette époque que ce ton
sérieux et ferme dans les entretiens familiers. Mais avec Consuelo, il eût
voulu être bon enfant, et il réussissait assez à s'en donner l'air, pour
qu'elle en fut parfois naïvement émerveillée. Quand il fut parti, elle se
repentit, comme à l'ordinaire, de ne pas avoir réussi à le dégoûter d'elle
et de la fantaisie de ces dangereuses visites. De son côté, le roi s'en
alla à demi mécontent de lui-même. Il aimait Consuelo à sa manière, et il
eût voulu lui inspirer en réalité l'attachement et l'admiration que ses
faux amis les beaux esprits jouaient auprès de lui. Il eût donné peut-être
beaucoup, lui qui n'aimait guère à donner, pour connaître une fois dans sa
vie le plaisir d'être aimé de bonne foi et sans arrière-pensée. Mais il
sentait bien que cela n'était pas facile à concilier avec l'autorité dont
il ne voulait pas se départir; et, comme un chat rassasié qui joue avec la
souris prête à fuir, il ne savait trop s'il voulait l'apprivoiser ou
l'étrangler. «Elle va trop loin, et cela finira mal, se disait-il en
remontant dans sa voiture; si elle continue à faire la mauvaise tête, je
serai forcé de lui faire commettre quelque faute, et de l'envoyer dans une
forteresse pendant quelque temps, afin que le régime émousse ce fier
courage. Pourtant j'aimerais mieux l'éblouir et la gouverner par le
prestige que j'exerce sur tant d'autres. Il est impossible que je n'en
vienne pas à bout avec un peu de patience. C'est un petit travail qui
m'irrite et qui m'amuse en même temps. Nous verrons bien! Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il ne faut pas qu'elle parte maintenant, pour aller se
vanter de m'avoir dit mes vérités impunément. Non, non! elle ne me
quittera que soumise ou brisée...» Et puis le roi qui avait bien d'autres
choses dans l'esprit, comme on peut croire, ouvrit un livre pour ne pas
perdre cinq minutes à d'inutiles rêveries, et descendit de sa voiture sans
trop se rappeler dans quelles idées il y était monté.

La Porporina, inquiète et tremblante, se préoccupa un peu plus longtemps
des dangers de sa situation. Elle se reprocha beaucoup de n'avoir pas
insisté jusqu'au bout sur son départ, et de s'être laissé engager
tacitement à y renoncer. Mais elle fut tirée de ses méditations par un
envoi d'argent et de lettres que madame de Kleist lui faisait passer pour
M. de Saint-Germain. Tout cela était destiné à Trenck, et Consuelo devait
en accepter la responsabilité; elle devait au besoin accepter aussi le
rôle d'amante du fugitif, pour couvrir le secret de la princesse Amélie.
Elle se voyait donc embarquée dans une situation désagréable et dangereuse,
d'autant plus qu'elle ne se sentait pas très-rassurée sur la loyauté de
ces agents mystérieux avec lesquels on la mettait en relation, et qui
semblaient vouloir s'immiscer par contre-coup dans ses propres secrets.
Elle s'occupa de son déguisement pour le bal de l'Opéra, où elle avait
accepté le rendez-vous avec Saint-Germain, tout en se disant avec une
terreur résignée qu'elle était sur le bord d'un abîme.



XII.


Aussitôt après l'opéra, la salle fut nivelée, illuminée, décorée suivant
l'usage, et le grand bal masqué, appelé à Berlin la _redoute_, fut ouvert
à minuit précis. La société y était passablement mêlée, puisque les
princes et peut-être même les princesses du sang royal s'y trouvaient
confondus avec les acteurs et les actrices de tous les théâtres. La
Porporina s'y glissa seule, déguisée en religieuse, costume qui lui
permettait de cacher son cou et ses épaules sous le voile, et sa taille
sous une robe très ample. Elle sentait la nécessité de se rendre
méconnaissable pour échapper aux commentaires que pourrait faire naître sa
rencontre avec M. de Saint-Germain; et elle n'était pas fâchée d'éprouver
la perspicacité de ce dernier, qui s'était vanté à elle de la reconnaître
quelque déguisée qu'elle fût. Elle avait donc composé seule, et sans
mettre même sa suivante dans la confidence, cet habit simple et facile: et
elle était sortie bien enveloppée d'une longue pelisse qu'elle ne déposa
qu'en se trouvant au milieu de la foule. Mais elle n'eut pas fait le tour
de la salle, qu'elle remarqua une circonstance inquiétante. Un masque de
sa taille, et qui paraissait être de son sexe, revêtu d un costume de
nonne exactement semblable au sien, vint se placer devant elle à plusieurs
reprises, en lui faisant des plaisanteries sur leur identité.

«Chère sœur, lui disait cette nonne, je voudrais bien savoir laquelle de
nous est l'ombre de l'autre; et comme il me semble que tu es plus légère
et plus diaphane que moi, je demande à te toucher la main pour m'assurer
si tu es ma sœur jumelle ou mon spectre.»

Consuelo repoussa ces attaques, et s'efforça de gagner sa loge afin d'y
changer de costume, ou de faire au sien quelque modification qui empêchât
l'équivoque. Elle craignait que le comte de Saint-Germain, au cas où il
aurait eu, en dépit de ses précautions, quelque révélation sur son
déguisement, n'allât s'adresser à son Sosie et lui parler des secrets
qu'il lui avait annoncés la veille. Mais elle n'eut point ce loisir. Déjà
un capucin s'était mis à sa poursuite, et bientôt, il s'empara, bon gré,
mal gré, de son bras.

«Vous ne m'éviterez pas, ma sœur, lui dit-il à voix basse, je suis votre
père confesseur, et je vais vous dire vos péchés. Vous êtes la princesse
Amélie.

--Tu es un novice, frère, répondit Consuelo en contrefaisant sa voix comme
il est d'usage au bal masqué. Tu connais bien mal tes pénitentes.

--Oh! il est très-inutile de contrefaire ta voix, sœur. Je ne sais pas si
tu as le costume de ton ordre, mais tu es l'abbesse de Quedlimbourg, et tu
peux bien en convenir avec moi qui suis ton frère Henri.»

Consuelo reconnaissait effectivement la voix du prince, qui lui avait
parlé souvent, et qui avait une espèce de grasseyement assez remarquable.
Pour s'assurer que son Sosie était bien la princesse, elle nia encore, et
le prince ajouta:

«J'ai vu ton costume chez le tailleur; et comme il n'y a pas de secrets
pour les princes, j'ai surpris le tien. Allons, ne perdons pas le temps à
babiller. Vous ne pouvez avoir la prétention de m'intriguer, ma chère
sœur, et ce n'est nullement pour vous tourmenter que je m'attache à vos
pas. J'ai des choses sérieuses à vous dire. Venez un peu à l'écart avec
moi.»

Consuelo se laissa emmener par le prince, bien résolue à lui montrer ses
traits plutôt que d'abuser de sa méprise pour surprendre des secrets de
famille. Mais, au premier mot qu'il lui adressa lorsqu'ils eurent gagné
une loge, elle devint attentive malgré elle, et crut avoir le droit
d'écouter jusqu'au bout.

«Prenez garde d'aller trop vite avec la Porporina, dit le prince à sa
prétendue sœur. Ce n'est pas que je doute de sa discrétion ni de la
noblesse de son cœur. Les personnages les plus importants de _l'ordre_
s'en portent garants; et dussiez-vous me plaisanter encore sur la nature
de mes sentiments pour elle, je vous dirai encore que je partage votre
sympathie pour cette aimable personne. Mais ni ces personnages ni moi ne
sommes d'avis que vous vous compromettiez vis-à-vis d'elle avant que l'on
se soit assuré de ses dispositions. Telle entreprise qui saisira d'emblée
une imagination ardente comme la vôtre et un esprit justement irrité comme
le mien, peut épouvanter au premier abord une fille timide, étrangère sans
doute à toute philosophie et à toute politique. Les raisons qui ont agi
sur vous ne sont pas celles qui feront impression sur une femme placée
dans une sphère si différente. Laissez donc à Trismégiste ou à
Saint-Germain le soin de cette initiation.

--Mais Trismégiste n'est-il pas parti? dit Consuelo, qui était trop bonne
comédienne pour ne pas pouvoir imiter la voix rauque et changeante de la
princesse Amélie.

--S'il est parti, vous devez le savoir mieux que moi, puisque cet homme
n'a de rapports qu'avec vous. Pour moi, je ne le connais pas. Mais M. de
Saint-Germain me parait l'ouvrier le plus habile et le plus
extraordinairement versé dans la science qui nous occupe. Il s'est fait
fort de nous attacher cette belle cantatrice et de la soustraire aux
dangers qui la menacent.

--Est-elle réellement en danger? demanda Consuelo.

--Elle y sera si elle persiste à repousser les soupirs de _M. le Marquis_.

--Quel marquis? demanda Consuelo étonnée.

--Vous êtes bien distraite, ma sœur! Je vous parle de Fritz ou du _grand
lama_.

--Oui, du marquis de Bandebourg! reprit la Porporina, comprenant enfin
qu'il s'agissait du roi. Mais vous êtes donc bien sûr qu'il pense à cette
petite fille?

--Je ne dirai pas qu'il l'aime, mais il en est jaloux. Et puis, ma sœur,
il faut bien reconnaître que vous la compromettez, cette pauvre fille, en
la prenant pour votre confidente... Allons! je ne sais rien de cela, je
n'en veux rien savoir; mais, au nom du ciel, soyez prudente, et ne laissez
pas soupçonner à _nos amis_ que vous soyez mue par un autre sentiment que
celui de la liberté politique. Nous avons résolu d'adopter votre comtesse
de Rudolstadt. Quand elle sera initiée et liée par des serments, des
promesses et des menaces, vous ne risquerez plus rien avec elle. Jusque-là,
je vous en conjure, abstenez-vous de la voir et de lui parler de vos
affaires et des nôtres... Et pour commencer, ne restez pas dans ce bal où
votre présence n'est guère convenable, et où le _grand lama_ saura
certainement que vous êtes venue. Donnez-moi le bras jusqu'à la sortie. Je
ne puis vous reconduire plus loin. Je suis censé garder les arrêts à
Potsdam, et les murailles du palais ont des yeux qui perceraient un masque
de fer.»

En ce moment on frappa à la porte de la loge, et comme le prince n'ouvrait
pas, on insista.

«Voilà un drôle bien impertinent de vouloir entrer dans une loge où se
trouve une dame!» dit le prince en montrant son masque barbu à la lucarne
de la loge.

Mais un domino rouge, à face blême, dont l'aspect avait quelque chose
d'effrayant, lui apparut, et lui dit avec un geste singulier:

«_Il pleut._»

Cette nouvelle parut faire grande impression sur le prince.

«Dois-je donc sortir ou rester? demanda-t-il au domino rouge.

--Vous devez chercher, répondit ce domino, une nonne toute semblable à
celle-ci, qui erre dans la cohue. Moi, je me charge de madame,»
ajouta-t-il en désignant Consuelo, et en entrant dans la loge que le
prince lui ouvrait avec empressement.

Ils échangèrent bas quelques paroles, et le prince sortit sans adresser un
mot de plus à la Porporina.

«Pourquoi, dit le domino rouge en s'asseyant dans le fond de la loge, et
en s'adressant à Consuelo, avez-vous pris un déguisement tout pareil à
celui de la princesse? C'est l'exposer, ainsi que vous, à des méprises
fatales. Je ne reconnais là ni votre prudence ni votre dévouement.

--Si mon costume est pareil à celui d'une autre personne, je l'ignore
entièrement, répondit Consuelo, qui se tenait sur ses gardes avec ce
nouvel interlocuteur.

--J'ai cru que c'était une plaisanterie de carnaval arrangée entre vous
deux. Puisqu'il n'en est rien, madame la comtesse, et que le hasard seul
s'en est mêlé, parlons de vous, et abandonnons la princesse à son destin.

--Mais si quelqu'un est en danger, Monsieur, il ne me semble pas que le
rôle de ceux qui parlent de dévouement soit de rester les bras croisés.

--La personne qui vient de vous quitter veillera sur cette auguste tête
folle. Sans doute, vous n'ignorez pas que la chose l'intéresse plus que
nous, car cette personne vous fait la cour _aussi?_

--Vous vous trompez, Monsieur, et je ne connais pas cette personne plus
que vous. D'ailleurs, votre langage n'est ni celui d'un ami, ni celui d'un
plaisant. Permettez donc que je retourne au bal.

--Permettez-moi de vous demander auparavant un portefeuille qu'on vous a
chargée de me remettre.

--Nullement, je ne suis chargée de rien pour qui que ce soit.

--C'est bien; vous devez parler ainsi. Mais avec moi, c'est inutile: je
suis le comte de Saint-Germain.

--Je n'en sais rien.

--Quand même j'ôterais mon masque, comme vous n'avez vu mes traits que par
une nuit obscure, vous ne me reconnaîtriez pas. Mais voici une lettre de
créance.»

Le domino rouge présenta à Consuelo une feuille de musique accompagnée
d'un signe qu'elle ne pouvait méconnaître. Elle remit le portefeuille, non
sans trembler, et en ayant soin d'ajouter:

«Prenez acte de ce que je vous ai dit. Je ne suis chargée d'aucun message
pour vous; c'est moi, moi seule, qui fais parvenir ces lettres et les
traites qui y sont jointes à la personne que vous savez.

--Ainsi, c'est vous qui êtes la maîtresse du baron de Trenck?»

Consuelo, effrayée du mensonge pénible qu'on exigeait d'elle, garda le
silence.

«Répondez, madame, reprit le domino rouge; le baron ne nous cache point
qu'il reçoive des consolations et des secours d'une personne qui l'aime.
C'est donc bien vous qui êtes l'amie du baron?

--C'est moi, répondit Consuelo avec fermeté, et je suis aussi surprise que
blessée de vos questions. Ne puis-je être l'amie du baron sans m'exposer
aux expressions brutales et aux soupçons outrageants dont il vous plaît de
vous servir avec moi?

--La situation est trop grave pour que vous deviez vous arrêter à des
mots. Écoutez bien: vous me chargez d'une mission qui me compromet, et qui
m'expose à des dangers personnels de plus d'un genre. Il peut y avoir sous
jeu quelque trame politique, et je ne me soucie pas de m'en mêler. J'ai
donné ma parole aux amis de M. de Trenck de le servir dans une affaire
d'amour. Entendons-nous bien: je n'ai pas promis de servir _l'amitié_. Ce
mot est trop vague, et me laisse des inquiétudes. Je vous sais incapable
de mentir. Si vous me dites positivement que de Trenck est votre amant, et
si je puis en informer Albert de Rudolstadt...

--Juste ciel! Monsieur, ne me torturez pas ainsi; Albert n'est plus!...

--Au dire des hommes, il est mort, je le sais; mais pour vous comme pour
moi il est éternellement vivant.

--Si vous l'entendez dans un sens religieux et symbolique, c'est la vérité;
mais si c'est dans un sens matériel...

--Ne discutons pas. Un voile couvre encore votre esprit, mais ce voile
sera soulevé. Ce qu'il m'importe de savoir à présent, c'est votre position
à l'égard de Trenck. S'il est votre amant, je me charge de cet envoi d'où
sa vie dépend peut-être; car il est privé de toutes ressources. Si vous
refusez de vous prononcer, je refuse d'être votre intermédiaire.

--Eh bien, dit Consuelo avec un pénible effort, il est mon amant. Prenez
le portefeuille, et hâtez-vous de le lui faire tenir.

--Il suffit, dit M. de Saint-Germain en prenant le portefeuille.
Maintenant, noble et courageuse fille, laisse-moi te dire que je t'admire
et te respecte. Ceci n'est qu'une épreuve à laquelle j'ai voulu soumettre
ton dévouement et ton abnégation. Va, je sais tout! Je sais fort bien que
tu mens par générosité, et que tu as été saintement fidèle à ton époux. Je
sais que la princesse Amélie, tout en se servant de moi, ne daigne pas
m'accorder sa confiance, et qu'elle travaille à s'affranchir de la
tyrannie du _grand lama_ sans cesser de faire la princesse et la réservée.
Elle est dans son rôle, et elle ne rougit pas de t'exposer, toi, pauvre
fille sans aveu (comme disent les gens du monde), à un malheur éternel;
oui, au plus grand des malheurs! celui d'empêcher la brillante
résurrection de ton époux, et de plonger son existence présente dans les
limbes du doute et du désespoir. Mais heureusement, entre l'âme d'Albert
et la tienne, une chaîne de mains invisibles est tendue incessamment pour
mettre en rapport celle qui agit sur la terre à la lumière du soleil, et
celle qui travaille dans un monde inconnu, à l'ombre du mystère, loin du
regard des vulgaires humains.»

Ce langage bizarre émut Consuelo, bien qu'elle eût résolu de se méfier des
captieuses déclamations des prétendus prophètes.

«Expliquez-vous, Monsieur le comte, dit-elle en s'efforçant de garder un
ton calme et froid. Je sais bien que le rôle d'Albert n'est pas fini sur
la terre, et que son âme n'a pas été anéantie par le souffle de la mort.
Mais les rapports qui peuvent subsister entre elle et moi sont couverts
d'un voile que ma propre mort peut seule soulever, s'il plaît à Dieu de
nous laisser un vague souvenir de nos existences précédentes. Ceci est un
point mystérieux, et il n'est au pouvoir de personne d'aider à l'influence
céleste qui rapproche dans une vie nouvelle ceux qui se sont aimés dans
une vie passée. Que prétendez-vous donc me faire accroire, en disant que
certaines sympathies veillent sur moi pour opérer ce rapprochement?

--Je pourrais vous parler de moi seulement, répondit M. de Saint-Germain,
et vous dire qu'ayant connu Albert de tout temps, aussi bien lorsque je
servais sous ses ordres dans la guerre des Hussites contre Sigismond, que
plus tard, dans la guerre de trente ans, lorsqu'il était...

--Je sais, Monsieur, que vous avez la prétention de vous rappeler toutes
vos existences antérieures, comme Albert en avait la persuasion maladive
et funeste. À Dieu ne plaise que j'aie jamais suspecté sa bonne foi à cet
égard! mais cette croyance était tellement liée chez lui à un état
d'exaltation délirante, que je n'ai jamais cru à la réalité de cette
puissance exceptionnelle et peut-être inadmissible. Épargnez-moi donc
l'embarras d'écouter les bizarreries de votre conversation sur ce
chapitre. Je sais que beaucoup de gens, poussés par une curiosité frivole,
voudraient être maintenant à ma place, et recueillir, avec un sourire
d'encouragement et de crédulité simulée, les merveilleuses histoires qu'on
dit que vous racontez si bien. Mais moi je ne sais pas jouer la comédie
quand je n'y suis pas forcée, et je ne pourrais m'amuser de ce qu'on
appelle vos rêveries. Elles me rappelleraient trop celles qui m'ont tant
effrayée et tant affligée dans le comte de Rudolstadt. Daignez les
réserver pour ceux qui peuvent les partager. Je ne voudrais pour rien au
monde vous tromper en feignant d'y croire; et quand même ces rêveries ne
réveilleraient en moi aucun souvenir déchirant, je ne saurais pas me
moquer de vous. Veuillez donc répondre à mes questions, sans chercher à
égarer mon jugement par des paroles vagues et à double sens. Pour aider à
votre franchise, je vous dirai que je sais déjà que vous avez sur moi des
vues particulières et mystérieuses. Vous devez m'initier à je ne sais
quelle redoutable confidence, et des personnes d'un haut rang comptent sur
vous pour me donner les premières notions de je ne sais quelle science
occulte.

--Les personnes d'un haut rang divaguent parfois étrangement, madame la
comtesse, répondit le comte avec beaucoup de calme. Je vous remercie de la
loyauté avec laquelle vous me parlez, et je m'abstiendrai de toucher à des
choses que vous ne comprendriez pas, faute peut-être de vouloir les
comprendre. Je vous dirai seulement qu'il y a, en effet, une science
occulte dont je me pique, et dans laquelle je suis aidé par des lumières
supérieures. Mais cette science n'a rien de surnaturel, puisque c'est
purement et simplement celle du cœur humain, ou, si vous l'aimez mieux,
la connaissance approfondie de la vie humaine, dans ses ressorts les plus
intimes et dans ses actes les plus secrets. Et pour vous prouver que je ne
me vante pas, je vous dirai exactement ce qui se passe dans votre propre
cœur depuis que vous êtes séparée du comte de Rudolstadt, si toutefois
vous m'y autorisez.

--J'y consens, répondit Consuelo, car sur ce point je sais que vous ne
pourrez m'abuser.

--Eh bien, vous aimez pour la première fois de votre vie, vous aimez
complètement, véritablement: et celui que vous aimez ainsi, dans les
larmes du repentir, car vous ne l'aimiez pas il y a un an, celui dont
l'absence vous est amère, et dont la disparition a décoloré votre vie et
désenchanté votre avenir, ce n'est pas le baron de Trenck, pour lequel
vous n'avez qu'une amitié de reconnaissance et de sympathie tranquille; ce
n'est pas Joseph Haydn, qui n'est pour vous qu'un jeune frère en Apollon;
ce n'est pas le roi Frédéric, qui vous effraie et vous intéresse en même
temps; ce n'est pas même le bel Anzoleto, que vous ne pouvez plus estimer;
c'est celui que vous avez vu couché sur un lit de mort et revêtu des
ornements que l'orgueil des nobles familles place jusque dans la tombe,
sur le linceul des trépassés: c'est Albert de Rudolstadt.»

Consuelo fut un instant frappée de cette révélation de ses sentiments
intimes dans la bouche d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Mais en
songeant qu'elle avait raconté toute sa vie et mis à nu son propre cœur
la nuit précédente, devant la princesse Amélie, en se rappelant tout ce
que le prince Henri venait de lui faire pressentir des relations de la
princesse avec une affiliation mystérieuse où le comte de Saint-Germain
jouait un des principaux rôles, elle cessa de s'étonner, et avoua
ingénument à ce dernier qu'elle ne lui faisait pas un grand mérite de
savoir des choses récemment confiées à une amie indiscrète.

«Vous voulez parler de l'abbesse de Quedlimbourg, dit M. de Saint-Germain.
Eh bien, voulez-vous croire à ma parole d'honneur?

--Je n'ai pas le droit de la révoquer en doute, répondit la Porporina.

--Je vous donne donc ma parole d'honneur, reprit le comte, que la
princesse ne m'a pas dit un mot de vous, par la raison que jamais je n'ai
eu l'avantage d'échanger une seule parole avec elle, non plus qu'avec sa
confidente madame de Kleist.

--Cependant, Monsieur, vous avez des rapports avec elle, au moins
indirectement?

--Quant à moi, tous ces rapports consistent à lui faire passer les lettres
de Trenck et à recevoir les siennes pour lui par des tiers. Vous voyez que
sa confiance en moi ne va pas bien loin, puisqu'elle se persuade que
j'ignore l'intérêt qu'elle prend à notre fugitif. Du reste, cette
princesse n'est point perfide; elle n'est que folle, comme les natures
tyranniques le deviennent lorsqu'elles sont opprimées. Les serviteurs de
la vérité ont beaucoup espéré d'elle, et lui ont accordé leur protection.
Fasse le ciel qu'ils n'aient point à s'en repentir!

--Vous jugez mal une princesse intéressante et malheureuse, Monsieur le
comte, et peut-être connaissez-vous mal ses affaires. Quant à moi, je les
ignore...

--Ne mentez pas inutilement, Consuelo. Vous avez soupé avec elle la nuit
dernière, et je puis vous dire toutes les circonstances.»

Ici le comte de Saint-Germain rapporta les moindres détails du souper de
la veille, depuis les discours de la princesse et de madame de Kleist
jusqu'à la parure qu'elles portaient, le menu du repas, la rencontre de la
_balayeuse_, etc. Il ne s'arrêta pas là, et raconta de même la visite que
le roi avait faite le matin à notre héroïne, les paroles échangées entre
eux, la canne levée sur Consuelo, les menaces et le repentir de Frédéric,
tout, jusqu'aux moindres gestes et à l'expression des physionomies, comme
s'il eût assisté à cette scène. Il termina en disant:

«Et vous avez eu grand tort, naïve et généreuse enfant, de vous laisser
prendre à ces retours d'amitié et de bonté que le roi sait avoir dans
l'occasion. Vous vous en repentirez. Le tigre royal vous fera sentir ses
ongles, à moins que vous n'acceptiez une protection plus efficace et plus
honorable, une protection vraiment paternelle et toute-puissante, qui ne
se bornera pas aux étroites limites du marquisat de Brandebourg, mais qui
planera sur vous sur toute la surface de la terre, et qui vous suivrait
jusque dans les déserts du nouveau monde.

--Je ne sache que Dieu, répondit Consuelo, qui puisse exercer une telle
protection, et qui veuille l'étendre jusque sur un être aussi insignifiant
que moi. Si je cours quelque danger ici, c'est en lui que je mets mon
espoir. Je me méfierais de toute autre sollicitude dont je ne connaîtrais
ni les moyens ni les motifs.

--La méfiance sied mal aux grandes âmes, reprit le comte; et c'est parce
que madame de Rudolstadt est une grande âme, qu'elle a droit à la
protection des véritables serviteurs de Dieu. Voilà donc le seul motif de
celle qui vous est offerte. Quant à ses moyens, ils sont immenses, et
diffèrent autant par leur puissance et leur moralité de ceux que possèdent
les rois et les princes, que la cause de Dieu diffère, par sa sublimité,
de celle des despotes et des glorieux de ce monde. Si vous n'avez d'amour
et de confiance que dans la justice divine, vous êtes forcée de
reconnaître son action dans les hommes de bien et d'intelligence, qui sont
ici-bas les ministres de sa volonté et les exécuteurs de sa loi suprême.
Redresser les torts, protéger les faibles, réprimer la tyrannie,
encourager et récompenser la vertu, répandre les principes de la morale,
conserver le dépôt sacré de l'honneur, telle a été de tout temps la
mission d'une phalange illustre et vénérable, qui, sous divers noms et
diverses formes, s'est perpétuée depuis l'origine des sociétés jusqu'à nos
jours. Voyez les lois grossières et antihumaines qui régissent les nations,
voyez les préjugés et les erreurs des hommes, voyez partout les traces
monstrueuses de la barbarie! Comment concevriez-vous que, dans un monde si
mal géré par l'ignorance des masses et la perfidie des gouvernements, il
pût éclore quelques vertus et circuler quelques doctrines vraies? Cela est,
pourtant, et on voit des lis sans tache, des fleurs sans souillure, des
âmes comme la vôtre, comme celle d'Albert, croître et briller sur la fange
terrestre. Mais croyez-vous qu'elles pussent conserver leur parfum, se
préserver des morsures immondes des reptiles, et résister aux orages, si
elles n'étaient soutenues et préservées par des forces secourables, par
des mains amies? Croyez-vous qu'Albert, cet homme sublime, étranger à
toutes les turpitudes vulgaires, supérieur à l'humanité jusqu'à paraître
insensé aux profanes, ait puisé en lui seul toute sa grandeur et toute sa
foi? Croyez-vous qu'il fût un fait isolé dans l'univers, et qu'il ne se
soit jamais retrempé à un foyer de sympathie et d'espérance? Et vous-même,
pensez-vous que vous seriez ce que vous êtes, si le souffle divin n'eût
passé de l'esprit d'Albert dans le vôtre? Mais maintenant que vous voilà
séparée de lui, jetée dans une sphère indigne de vous, exposée à tous les
petits, à toutes les séductions, fille de théâtre, confidente d'une
princesse amoureuse, et réputée maîtresse d'un roi usé par la débauche et
glacé par l'égoïsme, espérez-vous conserver la pureté immaculée de votre
candeur primitive, si les ailes mystérieuses des archanges ne s'étendent
sur vous comme une égide céleste? Prenez-y garde, Consuelo! ce n'est pas
en vous-même, en vous seule, du moins, que vous puiserez la force dont
vous avez besoin. La prudence même dont vous vous vantez sera facilement
déjouée par les ruses de l'esprit de malice qui erre dans les ténèbres,
autour de votre chevet virginal. Apprenez donc à respecter la sainte
milice, l'invisible armée de la foi qui déjà forme un rempart autour de
vous. On ne vous demande ni engagements, ni service; on vous ordonne
seulement d'être docile et confiante quand vous sentirez les effets
inattendus de l'adoption bienfaisante. Je vous en ai dit assez. C'est à
vous de réfléchir mûrement à mes paroles; et lorsque le temps viendra,
lorsque vous verrez des prodiges s'accomplir autour de vous,
ressouvenez-vous que tout est possible à ceux qui croient et qui
travaillent en commun, à ceux qui sont égaux et libres; oui, à ceux-là,
rien n'est impossible pour récompenser le mérite; et si le vôtre s'élevait
assez haut pour obtenir d'eux un prix sublime, sachez qu'ils pourraient
même ressusciter Albert et vous le rendre.»

Ayant ainsi parlé d'un ton animé par une conviction enthousiaste, le
domino rouge se leva, et, sans attendre la réponse de Consuelo, il
s'inclina devant elle et sortit de la loge, où elle resta quelques
instants immobile et comme perdue dans d'étranges rêveries.



XIII.


Ne songeant plus qu'à se retirer, Consuelo descendit enfin, et rencontra
dans les corridors deux masques qui l'accostèrent, et dont l'un lui dit à
voix basse:

«Méfie-toi du comte de Saint-Germain.»

Elle crut reconnaître la voix d'Uberti Porporino, son camarade, et le
saisit par la manche de son domino en lui disant:

«Qui est le comte de Saint-Germain? je ne le connais pas.»

Mais l'autre masque, sans chercher à déguiser sa voix, que Consuelo
reconnut aussitôt pour celle du jeune Benda, le mélancolique violoniste,
lui prit l'autre main en lui disant:

«Méfie-toi des aventures et des aventuriers.»

Et ils passèrent outre assez précipitamment, comme s'ils eussent voulu
éviter ses questions.

Consuelo s'étonna d'être si facilement reconnue après s'être donné tant de
soins pour se bien déguiser; en conséquence, elle se hâta pour sortir.
Mais elle vit bientôt qu'elle était observée et suivie par un masque qu'à
sa démarche et à sa taille elle crut reconnaître pour M. de Poelnitz, le
directeur des théâtres royaux et le chambellan du roi. Elle n'en douta
plus lorsqu'il lui adressa la parole, quelque soin qu'il prit pour changer
son organe et sa prononciation. Il lui tint des discours oiseux auxquels
elle ne répondit pas, car elle vit bien qu'il désirait la faire parler.
Elle réussit à se débarrasser de lui, et traversa la salle, afin de le
dérouter s'il songeait à la suivre encore. Il y avait foule, et elle eut
beaucoup de peine à gagner la sortie. En ce moment, elle se retourna pour
s'assurer qu'elle n'était point remarquée, et fut assez surprise de voir,
dans un coin, Poelnitz, ayant l'air de causer confidemment avec le domino
rouge qu'elle supposait être le comte de Saint-Germain. Elle ignorait que
Poelnitz l'eût connu en France; et, craignant quelque trahison de la part
de l'_aventurier_, elle rentra chez elle dévorée d'inquiétude, non pas
tant pour elle-même que pour la princesse, dont elle venait de livrer le
secret, malgré elle, à un homme fort suspect.

À son réveil le lendemain, elle trouva une couronne de roses blanches
suspendue au-dessus de sa tête, au crucifix qui lui venait de sa mère, et
dont elle ne s'était jamais séparée. Elle remarqua en même temps que la
branche de cyprès qui, depuis une certaine soirée de triomphe à Vienne, où
elle lui avait été jetée sur le théâtre par une main inconnue, n'avait
jamais cessé d'orner le crucifix, avait disparu. Elle la chercha en vain
de tous côtés. Il semblait qu'en posant à la place cette fraîche et riante
couronne, on eût enlevé à dessein ce lugubre trophée. Sa suivante ne put
lui dire comment ni à quelle heure cette substitution avait été opérée.
Elle prétendait n'avoir pas quitté la maison la veille, et n'avoir ouvert
à personne. Elle n'avait pas remarqué, en préparant le lit de sa maîtresse,
si la couronne y était déjà. En un mot, elle était si ingénument étonnée
de cette circonstance, qu'il était difficile de suspecter sa bonne foi.
Cette fille avait l'âme fort désintéressée; Consuelo en avait eu plus
d'une preuve, et le seul défaut qu'elle lui connût, c'était une grande
démangeaison de parler, et de prendre sa maîtresse pour confidente de
toutes ses billevesées. Elle n'eût pas manqué cette occasion pour la
fatiguer d'un long récit et des plus fastidieux détails, si elle eût pu
lui apprendre quelque chose. Elle ne fit que se lancer dans des
commentaires à perte de vue sur la mystérieuse galanterie de cette
couronne; et Consuelo en fut bientôt si ennuyée, qu'elle la pria de ne pas
s'en inquiéter davantage et de la laisser tranquille. Restée seule, elle
examina la couronne avec le plus grand soin. Les fleurs étaient aussi
fraîches que si on les eût cueillies un instant auparavant, et aussi
parfumées que si l'on n'eût pas été en plein hiver. Consuelo soupira
amèrement en songeant qu'il n'y avait guère d'aussi belles roses dans
cette saison que dans les serres des résidences royales, et que sa
soubrette pourrait bien avoir eu raison en attribuant cet hommage au roi.
«Il ne savait pourtant pas combien je tenais à mon cyprès, pensa-t-elle;
pourquoi me l'aurait-il fait enlever? N'importe; quelle que soit la main
qui a commis cette profanation, maudite soit-elle!» Mais comme la
Porporina jetait avec chagrin, cette couronne loin d'elle, elle en vit
tomber une petite bande de parchemin qu'elle ramassa, et sur laquelle elle
lut ces mots d'une écriture inconnue:

«Toute noble action mérite une récompense, et la seule récompense digne
des grandes âmes, c'est l'hommage des âmes sympathiques. Que le cyprès
disparaisse de ton chevet, généreuse sœur, et que ces fleurs ceignent ta
tête, ne fût-ce qu'un instant. C'est ton diadème de fiancée, c'est le gage
de ton éternel hymen avec la vertu, et celui de ton admission à la
communion des croyants.»

Consuelo, stupéfaite, examina longtemps ces caractères, où son imagination
s'efforçait en vain de saisir quelque vague ressemblance avec l'écriture
du comte Albert. Malgré la méfiance que lui inspirait l'espèce
d'initiation à laquelle on semblait la convier, malgré la répulsion
qu'elle éprouvait pour les promesses de la magie, alors si répandues en
Allemagne et dans toute l'Europe philosophique, enfin malgré les
avertissements que ses amis lui avaient donnés de se tenir sur ses gardes,
les dernières paroles du domino rouge et les expressions de ce billet
anonyme enflammaient son imagination de cette curiosité riante qu'on
pourrait appeler plutôt une attente poétique. Sans trop savoir pourquoi,
elle obéissait à l'injonction affectueuse de ces amis inconnus. Elle posa
la couronne sur ses cheveux épars, et fixa ses yeux sur une glace comme si
elle se fût attendue à voir apparaître derrière elle une ombre chérie.

Elle fut tirée de sa rêverie par un coup de sonnette sec et brusque qui la
fit tressaillir, et on vint l'avertir que M. de Buddenbrock avait un mot à
lui dire sur-le-champ. Ce mot fut prononcé avec toute l'arrogance que
l'aide du camp du roi mettait dans ses manières et dans son langage,
lorsqu'il n'était plus sous les yeux de son maître.

«Mademoiselle, dit-il, lorsqu'elle l'eut rejoint dans le salon, vous allez
me suivre tout de suite chez le roi. Dépêchez-vous, le roi n'attend pas.

--Je n'irai pas chez le roi en pantoufles et en robe de chambre, répondit
la Porporina.

--Je vous donne cinq minutes pour vous habiller décemment, reprit
Buddenbrock en tirant sa montre, et en lui faisant signe de rentrer dans
sa chambre.»

Consuelo, effrayée, mais résolue d'assumer sur sa tête tous les dangers et
tous les malheurs qui pourraient menacer la princesse et le baron de
Trenck, s'habilla en moins de temps qu'on lui en avait donné, et reparut
devant Buddenbrock avec une tranquillité apparente. Celui-ci avait vu au
roi un air irrité, en donnant l'ordre d'amener la délinquante, et l'ire
royale avait passé aussitôt en lui, sans qu'il sût de quoi il s'agissait.
Mais en trouvant Consuelo si calme, il se rappela que le roi avait un
grand faible pour cette fille: il se dit qu'elle pourrait bien sortir
victorieuse de la lutte qui allait s'engager, et lui garder rancune de ses
mauvais traitements. Il jugea à propos de redevenir humble avec elle,
pensant qu'il serait toujours temps de l'accabler lorsque sa disgrâce
serait consommée. Il lui offrit la main avec une courtoisie gauche et
guindée, pour la faire monter dans la voiture qu'il avait amenée; et,
prenant un air judicieux et fin:

«Voilà, Mademoiselle, lui dit-il en s'asseyant vis-à-vis d'elle, le
chapeau à la main, une magnifique matinée d'hiver!

--Certainement, monsieur le baron, répondit Consuelo d'un air moqueur, le
temps est magnifique pour faire une promenade hors des murs.»

En parlant ainsi, Consuelo pensait, avec un enjouement stoïque qu'elle
pourrait bien passer, en effet, le reste de cette magnifique journée sur
la route de quelque forteresse. Mais Buddenbrock, qui ne concevait pas la
sérénité d'une résignation héroïque, crut qu'elle le menaçait de le faire
disgracier et enfermer si elle triomphait de l'épreuve orageuse qu'elle
allait affronter. Il pâlit, s'efforça d'être agréable, n'en put venir à
bout, et resta soucieux et décontenancé, se demandant avec angoisse en
quoi il avait pu déplaire à la Porporina.

Consuelo fut introduite dans un cabinet, dont elle eut le loisir d'admirer
l'ameublement couleur de rose, fané, éraillé par les petits chiens qui s'y
vautraient sans cesse, saupoudré de tabac, en un mot très-malpropre. Le
roi n'y était pas encore, mais elle entendit sa voix dans la chambre
voisine, et c'était une affreuse voix lorsqu'elle était en colère:

«Je vous dis que je ferai un exemple de ces canailles, et que je purgerai
la Prusse de cette vermine qui la ronge depuis trop longtemps, criait-il
en faisant craquer ses bottes, comme s'il eût arpenté l'appartement avec
agitation.

--Et Votre Majesté rendra un grand service à la raison et à la Prusse,
répondit son interlocuteur; mais ce n'est pas un motif pour qu'une
femme...

--Si, c'est un motif, mon cher Voltaire. Vous ne savez donc pas que les
pires intrigues et les plus infernales machinations éclosent dans ces
petites cervelles-là?

--Une femme, Sire, une femme!...

--Eh bien, quand vous le répéterez encore une fois! Vous aimez les femmes,
vous! vous avez eu le malheur de vivre sous l'empire d'un cotillon, et
vous ne savez pas qu'il faut les traiter comme des soldats, comme des
esclaves, quand elles s'ingèrent dans les affaires sérieuses.

--Mais Votre Majesté ne peut croire qu'il y ait rien de sérieux dans toute
cette affaire? Ce sont des calmants et des douches qu'il faudrait employer
avec les fabricants de miracles et adeptes du grand œuvre.

--Vous ne savez de quoi vous parlez, monsieur de Voltaire! Si je vous
disais, moi, que ce pauvre La Mettrie a été empoisonné!

--Comme le sera quiconque mangera plus que son estomac ne peut contenir et
digérer. Une indigestion est un empoisonnement.

--Je vous dis, moi, que ce n'est pas sa gourmandise seulement qui l'a tué.
On lui a fait manger un pâté d'aigle, en lui disant que c'était du faisan.

--L'aigle prussienne est fort meurtrière, je le sais; mais c'est avec la
foudre, et non avec le poison qu'elle frappe.

--Bien, bien! épargnez-vous les métaphores. Je gagerais cent contre un que
c'est un empoisonnement. La Mettrie avait donné dans leurs extravagances,
le pauvre diable, et il racontait à qui voulait l'entendre, moitié
sérieusement, moitié en se moquant, qu'on lui avait fait voir des
revenants et des démons. Ils avaient frappé de folie cet esprit si
incrédule et si léger. Mais, comme il avait abandonné Trenck, après avoir
été son ami, ils l'ont châtié à leur manière. A mon tour, je les châtierai,
moi! et ils s'en souviendront. Quant à ceux qui veulent, à l'abri de ces
supercheries infâmes, tramer des conspirations et déjouer la vigilance des
lois...»

Ici le roi poussa la porte, qui était restée légèrement entr'ouverte, et
Consuelo n'entendit plus rien. Au bout d'un quart d'heure d'attente et
d'angoisse, elle vit enfin paraître le terrible Frédéric, affreusement
vieilli et enlaidi par la colère. Il ferma toutes les portes avec soin,
sans la regarder et sans lui parler; et quand il revint vers elle, il
avait dans les yeux quelque chose de si diabolique, qu'elle crut un
instant qu'il avait dessein de l'étrangler. Elle savait que, dans ses
accès de fureur, il retrouvait, comme malgré lui, les farouches instincts
de son père, et qu'il ne se faisait pas faute de meurtrir les jambes de
ses fonctionnaires publics à coups de botte, lorsqu'il était mécontent de
leur conduite. La Mettrie riait de ces lâches brutalités, et assurait que
cet exercice était excellent pour la goutte, dont le roi était
prématurément attaqué. Mais La Mettrie ne devait plus faire rire le roi ni
rire à ses dépens. Jeune, alerte, gras et fleuri, il était mort deux jours
auparavant, à la suite d'un excès de table, et je ne sais quelle sombre
fantaisie suggérait au roi le soupçon dans lequel il se complaisait,
d'attribuer sa mort tantôt à la haine des jésuites, tantôt aux
machinations des sorciers à la mode. Frédéric lui-même était, sans se
l'avouer, sous le coup de cette vague et puérile terreur que les sciences
occultes inspiraient à toute l'Allemagne.

«Écoutez-moi bien, vous! dit-il à Consuelo, en la foudroyant de son
regard. Vous êtes démasquée, vous êtes perdue; vous n'avez qu'un moyen de
vous sauver, c'est de tout confesser à l'instant même, sans détour, sans
restriction.» Et comme Consuelo s'apprêtait à répondre: «A genoux,
malheureuse, à genoux! s'écria-t-il en lui montrant le parquet: ce n'est
pas debout que vous pouvez faire de pareils aveux. Vous devriez être déjà
le front dans la poussière. A genoux, vous dis-je, ou je ne vous écoute
pas.

--Comme je n'ai absolument rien à vous dire, répondit Consuelo d'un ton
glacial, vous n'avez pas à m'écouter; et quant à me mettre à genoux, c'est
ce que vous n'obtiendrez jamais de moi.»

Le roi songea pendant un instant à renverser par terre et à fouler aux
pieds cette fille insensée. Consuelo regarda involontairement les mains de
Frédéric qui s'étendaient vers elle convulsivement, et il lui sembla voir
ses ongles s'allonger et sortir de ses doigts comme ceux des chats au
moment de s'élancer sur leur proie. Mais les griffes royales rentrèrent
aussitôt. Frédéric, au milieu de ses petitesses, avait trop de grandeur
dans l'esprit, pour ne pas admirer le courage chez les autres. Il sourit
en affectant un mépris qu'il était loin d'éprouver.

«Malheureuse enfant! dit-il d'un air de pitié, ils ont réussi à faire de
toi une fanatique. Mais écoute! les moments sont précieux. Tu peux encore
racheter ta vie; dans cinq minutes il sera trop tard. Je te les donne, ces
cinq minutes; mets-les à profit. Décide-toi à tout révéler, ou bien
prépare-toi à mourir.

--J'y suis toute préparée, répondit Consuelo, indignée d'une menace
qu'elle jugeait irréalisable et mise en avant pour l'effrayer.

--Taisez-vous, et faites vos réflexions,» dit le roi, en s'asseyant devant
son bureau et en ouvrant un livre avec une affectation de tranquillité qui
ne cachait pas entièrement une émotion pénible et profonde.

Consuelo, tout en se rappelant comme M. de Buddenbrock avait singé
grotesquement le roi, en lui donnant aussi, montre en main, cinq minutes
pour s'habiller, prit le parti de mettre, comme on lui prescrivait, le
temps à profit pour se tracer un plan de conduite. Elle sentait que ce
qu'elle devait le plus éviter, c'était l'interrogatoire habile et
pénétrant dont le roi allait l'envelopper comme d'un filet. Qui pouvait se
flatter de déjouer un pareil juge criminel? Elle risquait de tomber dans
ses pièges, et de perdre la princesse en croyant la sauver. Elle prit donc
la généreuse résolution de ne pas chercher à se justifier, de ne pas même
demander de quoi on l'accusait, et d'irriter le juge par son audace,
jusqu'à ce qu'il eût prononcé sans lumière et sans équité, sa sentence _ab
irato_. Dix minutes se passèrent sans que le roi levât les yeux de dessus
son livre. Peut-être voulait-il lui donner le temps de se raviser;
peut-être sa lecture avait-elle réussi à l'absorber.

«Avez-vous pris votre parti? dit-il en posant enfin le livre, et en
croisant ses jambes, le coude appuyé sur la table.

--Je n'ai point de parti à prendre, répondit Consuelo. Je suis sous
l'empire de l'injustice et de la violence. Il ne me reste qu'à en subir
les inconvénients.

--Est-ce moi que vous taxez de violence et d'injustice?

--Si ce n'est vous, c'est le pouvoir absolu que vous exercez, qui corrompt
votre âme, et qui égare votre jugement.

--Fort bien: c'est vous qui vous posez en juge de ma conduite, et vous
oubliez que vous n'avez que peu d'instants pour vous racheter de la mort.

--Vous n'avez pas le droit de disposer de ma vie; je ne suis pas votre
sujette, et si vous violez le droit des gens, tant pis pour vous. Quant à
moi, j'aime mieux mourir que de vivre un jour de plus sous vos lois.

--Vous me haïssez ingénument! dit le roi, qui semblait pénétrer le dessein
de Consuelo, et qui le faisait échouer en s'armant d'un sang-froid
méprisant. Je vois que vous avez été à bonne école, et ce rôle de vierge
Spartiate, que vous jouez si bien, accuse vos complices, et révèle leur
conduite plus que vous ne pensez. Mais vous connaissez mal le droit des
gens et les lois humaines. Tout souverain a le droit de faire périr
quiconque vient dans ses États conspirer contre lui.

--Moi, je conspire? s'écria Consuelo, emportée par la conscience de la
vérité; et, trop indignée pour se disculper, elle haussa les épaules et
tourna le dos comme pour s'en aller sans trop savoir ce qu'elle faisait.

--Où allez-vous? dit le roi, frappé de son air de candeur irrésistible.

--Je vais en prison, à l'échafaud, où bon vous semblera, pourvu que je
sois dispensée d'entendre cette absurde accusation.

--Vous êtes fort en colère, reprit le roi avec un rire sardonique;
voulez-vous que je vous dise pourquoi? C'est que vous êtes venue ici avec
la résolution de vous draper en Romaine devant moi, et que vous voyez que
votre comédie me sert de divertissement. Rien n'est mortifiant, surtout
pour une actrice, comme de ne pas faire de l'effet dans un rôle.»

Consuelo, dédaignant de répondre, se croisa les bras et regarda fixement
le roi avec une assurance qui faillit le déconcerter. Pour échapper à la
colère qui se réveillait en lui, il fut forcé de rompre le silence et de
revenir à ses railleries accablantes, espérant toujours qu'il irriterait
l'accusée, et que pour se défendre elle perdrait sa réserve et sa méfiance.

«Oui, dit-il, comme s'il eût répondu au langage muet de cette physionomie
altière, je sais fort bien qu'on vous a fait accroire que j'étais amoureux
de vous, et que vous pensez pouvoir me braver impunément. Tout cela serait
fort comique, si des personnes auxquelles je tiens un peu plus qu'à vous
n'étaient en cause dans l'affaire. Exaltée par la vanité de jouer une
belle scène, vous devriez pourtant savoir que les confidents subalternes
sont toujours sacrifiés par ceux qui les emploient. Aussi n'est-ce pas
ceux-là que je compte châtier: ils me tiennent de trop près pour que je
puisse les punir autrement qu'en vous châtiant sévèrement vous-même, sous
leurs yeux. C'est à vous de voir si vous devez subir ce malheur pour des
personnes qui ont trahi vos intérêts, et qui ont mis tout le mal sur le
compte de votre zèle indiscret et ambitieux.

--Sire, répondit Consuelo, je ne sais pas ce que vous voulez dire; mais la
manière dont vous parlez des confidents et de ceux qui les emploient me
fait frémir pour vous.

--C'est-à-dire?

--C'est-à-dire que vous me donneriez à penser que, dans un temps où vous
étiez la première victime de la tyrannie, vous auriez livré le major Katt
à l'inquisition paternelle.»

Le roi devint pâle comme la mort. Tout le monde sait qu'après une
tentative de fuite en Angleterre dans sa jeunesse, il avait vu trancher la
tête de son confident par les ordres de son père. Enfermé dans une prison,
il avait été conduit et tenu de force devant la fenêtre, pour voir couler
le sang de son ami sur l'échafaud. Cette scène horrible, dont il était
aussi innocent que possible, avait fait sur lui une épouvantable
impression. Mais il est dans la destinée des princes de suivre l'exemple
du despotisme, même quand ils en ont le plus cruellement souffert.
L'esprit de Frédéric s'était assombri dans le malheur, et, à la suite
d'une jeunesse enchaînée et douloureuse, il était monté sur le trône plein
des principes et des préjugés de l'autorité absolue. Aucun reproche ne
pouvait être plus sanglant que celui que feignait de lui adresser Consuelo
pour lui rappeler ses anciennes infortunes et lui faire sentir son
injustice présente. Il en fut frappé jusqu'au cœur; mais l'effet de la
blessure fut aussi peu salutaire à son âme endurcie que le supplice du
major Katt l'avait été jadis. Il se leva, et dit d'une voix altérée:

«C'est assez, vous pouvez vous retirer.»

Il sonna, et durant le peu de secondes qui s'écoulèrent avant l'arrivée de
ses gens, il rouvrit son livre, et feignit de s'y replonger. Mais un
tremblement nerveux agitait sa main et faisait crier la feuille qu'il
s'efforçait de retourner.

Un valet entra, le roi lui fit un signe, et Consuelo fut emmenée dans une
autre pièce. Une des petites levrettes du roi qui n'avait cessé de la
regarder en remuant la queue, et de gambader autour d'elle pour provoquer
ses caresses, se mit en devoir de la suivre; et le roi, qui n'avait
d'entrailles paternelles que pour ces petits animaux, fut forcé de
rappeler Mopsule, au moment où elle franchissait la porte sur les traces
de la condamnée. Le roi avait la manie, non dénuée de raison peut-être, de
croire ses chiens doués d'une espèce de divination instinctive des
sentiments de ceux qui l'approchaient. Il prenait de la méfiance lorsqu'il
les voyait s'obstiner à faire mauvais accueil à certaines gens, et au
contraire il se persuadait qu'il pouvait compter sur les personnes que ses
chiens caressaient volontiers. Malgré son agitation intérieure, la
sympathie bien marquée de Mopsule pour la Porporina ne lui avait pas
échappé, et lorsqu'elle revint vers lui en baissant la tête d'un air de
tristesse et de regret, il frappa sur la table en se disant à lui-même et
en pensant à Consuelo: «Et pourtant, elle n'a pas de mauvaises intentions
contre moi!»

«Votre Majesté m'a fait demander? dit Buddenbrock en se présentant à une
autre porte.

--Non! dit le roi, indigné de l'empressement avec lequel le courtisan
venait s'abattre sur sa proie; sortez, je vous sonnerai.»

Blessé d'être traité comme un valet, Buddenbrock sortit, et pendant
quelques instants que le roi passa à méditer, Consuelo fut gardée à vue
dans la salle des Gobelins. Enfin, la sonnette se fit entendre, et l'aide
de camp mortifié n'en fut pas moins prompt à s'élancer vers son maître.
Le roi paraissait adouci et communicatif.

«Buddenbrock, dit-il, cette fille est un admirable caractère! A Rome, elle
eût mérité le triomphe, le char à huit chevaux et les couronnes de chêne!
Fais atteler une chaise de poste, conduis-la toi-même hors de la ville et
mets-la sous bonne escorte sur la route de Spandaw, pour y être enfermée
et soumise au régime des prisonniers d'État, non le plus doux, tu
m'entends?

--Oui, Sire.

--Attends un peu! Tu monteras dans la voiture avec elle pour traverser la
ville, et tu l'effraieras par tes discours. Il sera bon de lui donner à
penser qu'elle va être livrée au bourreau et fouettée à tous les
carrefours de la ville, comme cela se pratiquait du temps du roi mon père.
Mais, tout en lui faisant ces contes-là, tu te souviendras que tu ne dois
pas déranger un cheveu de sa tête, et tu mettras ton gant pour lui offrir
la main. Va, et apprends en admirant son dévouement stoïque, comment on
doit se conduire envers ceux qui vous honorent de leur confiance. Cela ne
te fera point de mal.»



XIV.


Consuelo fut reconduite chez elle dans la même voiture qui l'avait amenée
au palais. Deux factionnaires furent posés devant chaque porte de son
appartement, dans l'intérieur de la maison, et M. de Buddenbrock lui donna,
_montre en main_, suivant son habitude imitée de la rigide ponctualité du
maître, une heure pour faire ses préparatifs, non sans l'avertir que ses
paquets seraient soumis à l'examen des employés de la forteresse qu'elle
allait habiter. En rentrant dans sa chambre, elle trouva tous ses effets
dans un désordre pittoresque. Pendant sa conférence avec le roi, des
agents de la police secrète étaient venus, par ordre, forcer toutes les
serrures et s'emparer de tous les papiers. Consuelo, qui ne possédait, en
fait d'écritures, que de la musique, éprouva quelque chagrin en pensant
qu'elle ne reverrait peut-être jamais ses précieux et chers auteurs, la
seule richesse qu'elle eût amassée dans sa vie. Elle regretta beaucoup
moins quelques bijoux, qui lui avaient été donnés par divers grands
personnages à Vienne et à Berlin, comme récompense de ses soirées de
chant. On les lui prenait, sous prétexte qu'ils pouvaient contenir des
bagues à poison ou des emblèmes séditieux. Le roi n'en sut jamais rien, et
Consuelo ne les revit jamais. Les employés aux basses œuvres de Frédéric
se livraient sans pudeur à ces honnêtes spéculations, étant peu payés
d'ailleurs, et sachant que le roi aimait mieux fermer les yeux sur leurs
rapines que d'augmenter leurs salaires.

Le premier regard de Consuelo fut pour son crucifix; et en voyant qu'on
n'avait pas songé à le saisir, sans doute à cause de son peu de valeur,
elle le décrocha bien vite et le mit dans sa poche. Elle vit la couronne
de roses flétrie et gisante sur le plancher; puis, en la ramassant pour
l'examiner, elle remarqua avec effroi que la bande de parchemin qui
contenait de mystérieux encouragements n'y était plus attachée. C'était la
seule preuve qu'on put avoir contre elle de sa complicité avec une
prétendue conspiration: mais à combien de commentaires pouvait donner lieu
ce faible indice! Tout en le cherchant avec anxiété, elle porta la main à
sa poche et l'y trouva. Elle l'y avait mis machinalement au moment où
Buddenbrock était venu la chercher une heure auparavant.

Rassurée sur ce point, et sachant bien que l'on ne trouverait rien dans
ses papiers qui pût compromettre qui que ce fût, elle se hâta de
rassembler les effets nécessaires à un éloignement dont elle ne se
dissimulait pas la durée possible. Elle n'avait personne pour l'aider, car
on avait arrêté sa servante pour l'interroger; et, au milieu de ses
costumes arrachés des armoires et jetés en désordre sur tous les meubles,
elle avait, outre le trouble que lui causait sa situation, quelque peine à
se reconnaître. Tout à coup le bruit d'un objet sonore, tombant au milieu
de sa chambre, attira son attention; c'était un gros clou qui traversait
un mince billet.

Le style était laconique:

«Voulez-vous fuir? Montrez-vous à la fenêtre. Dans trois minutes vous
serez en sûreté.»

Le premier mouvement de Consuelo fut de courir à la fenêtre. Mais elle
s'arrêta à moitié chemin; car elle pensa que sa fuite, au cas qu'elle put
l'effectuer, serait comme l'aveu de sa culpabilité, et un tel aveu, en
pareil cas, fait toujours supposer des complices. Ô princesse Amélie!
pensa-t-elle, s'il est vrai que vous m'ayez trahie, moi, je ne vous
trahirai pas! Je paierai ma dette envers Trenck. Il m'a sauvé la vie; s'il
le faut, je la perdrai pour lui.

Ranimée par cette idée généreuse, elle acheva son paquet avec beaucoup de
présence d'esprit, et se trouva prête lorsque Buddenbrock vint la prendre
pour partir. Elle lui trouva l'air encore plus hypocrite et plus méchant
que de coutume. A la fois rampant et rogue, Buddenbrock était jaloux des
sympathies de son maître, comme les vieux chiens qui mordent tous les amis
de la maison. Il avait été blessé de la leçon que le roi lui avait donnée,
tout en le chargeant de faire souffrir la victime, et il ne demandait qu'à
s'en venger sur elle.

«Vous me voyez tout en peine, Mademoiselle, lui dit-il, d'avoir à exécuter
des ordres aussi rigoureux. Il y avait bien longtemps qu'on n'avait vu à
Berlin pareille chose... Non, cela ne s'était pas vu depuis le temps du
roi Frédéric-Guillaume l'auguste père de Sa Majesté régnante. Ce fut un
cruel exemple de la sévérité de nos lois et du pouvoir terrible de nos
princes. Je m'en souviendrai toute ma vie.

--De quel exemple voulez-vous parler, Monsieur? dit Consuelo qui
commençait à croire qu'on en voulait à sa vie.

--D'aucun en particulier, reprit Buddenbrock; je voulais parler du règne
de Frédéric-Guillaume qui fut, d'un bout à l'autre, un exemple de fermeté,
à ne jamais l'oublier. Dans ce temps-là, on ne respectait ni âge ni sexe,
quand on pensait avoir une faute grave à punir. Je me souviens d'une jeune
personne fort jolie, fort bien née et fort aimable, qui pour avoir reçu
quelquefois la visite d'un auguste personnage contre le gré du roi, fut
livrée au bourreau et chassée de la ville après avoir été battue de verges.

--Je sais cette histoire, Monsieur, répondit Consuelo partagée entre la
terreur et l'indignation. La jeune personne était sage et pure. Tout son
crime fut d'avoir fait de la musique avec Sa Majesté aujourd'hui régnante,
comme vous dites, et alors prince royal. Ce même Frédéric a-t-il donc si
peu souffert des catastrophes attirées par lui sur la tête des autres,
qu'il veuille maintenant m'épouvanter par la menace de quelque infamie
semblable?

--Je ne le pense pas, Signora. Sa Majesté ne fait rien que de grand et de
juste; et c'est à vous de savoir si votre innocence vous met à l'abri de
sa colère. Je voudrais le croire; cependant j'ai vu tout à l'heure le roi
irrité comme cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Il s'est écrié
qu'il avait tort de vouloir régner avec indulgence, et que jamais, du
vivant de son père, une femme n'eût montré l'audace que vous affichiez.
Enfin quelques autres paroles de Sa Majesté me font craindre pour vous
quelque peine avilissante, j'ignore laquelle... Je ne veux pas le
pressentir. Mon rôle, en ceci, est fort pénible; et si, à la porte de la
ville, il se trouvait que le roi eût donné des ordres contraires à ceux
que j'ai reçus de vous conduire immédiatement à Spandaw, je me hâterais de
m'éloigner, la dignité de mes fonctions ne me permettant pas d'assister...»

M. de Buddenbrock, voyant que l'effet était produit, et que la malheureuse
Consuelo était près de s'évanouir, s'arrêta. En cet instant, elle faillit
se repentir de son dévouement, et ne put s'empêcher d'invoquer, dans son
cœur, ses protecteurs inconnus. Mais comme elle fixait d'un œil hagard
les traits de Buddenbrock, elle y trouva l'hésitation du mensonge, et
commença à se rassurer. Son cœur battit pourtant, à lui rompre la
poitrine, lorsqu'un agent de police se présenta à la porte de Berlin pour
échanger quelques mots avec M. de Buddenbrock. Pendant ce temps, un des
grenadiers qui l'accompagnaient à cheval s'approcha de la portière opposée,
et lui dit rapidement et à demi-voix:

«Soyez tranquille, Signora, il y aurait bien du sang de versé avant qu'on
vous fit aucun mal.»

Dans son trouble, Consuelo ne distingua pas les traits de cet ami inconnu,
qui s'éloigna aussitôt. La voiture prit, au grand galop, la route de la
forteresse; et au bout d'une heure, la Porporina fut incarcérée dans le
château de Spandaw avec toutes les formalités d'usage ou plutôt avec le
peu de formalités dont un pouvoir absolu a besoin pour procéder.

Cette citadelle, réputée alors inexpugnable, est bâtie au milieu d'un
étang formé par le confluent de la Havel et de la Sprée. La journée était
devenue sombre et brumeuse, et Consuelo, ayant accompli son sacrifice,
ressentit cet épuisement apathique qui suit les actes d'énergie et
d'enthousiasme. Elle se laissa donc conduire dans le triste domicile qu'on
lui assignait, sans rien regarder autour d'elle. Elle se sentait épuisée;
et, bien qu'on fût à peine au milieu du jour, elle se jeta, tout habillée,
sur son lit, et s'y endormit profondément. A la fatigue qu'elle éprouvait
se joignait cette sorte de sécurité délicieuse dont une bonne conscience
recueille les fruits; et quoique son lit fût bien dur et bien étroit, elle
y goûta le meilleur sommeil.

Depuis quelque temps, elle ne faisait plus que dormir à demi, lorsqu'elle
entendit sonner minuit à l'horloge de la citadelle. La répercussion du son
est si vive pour les oreilles musicales, qu'elle en fut éveillée tout à
fait. En se soulevant sur son lit, elle comprit qu'elle était en prison,
et qu'il fallait y passer la première nuit à réfléchir, puisqu'elle avait
dormi tout le jour. La perspective d'une pareille insomnie dans l'inaction
et l'obscurité n'était pas très-riante; elle se dit qu'il fallait s'y
résigner et travailler tout de suite à s'y habituer. Elle s'étonnait de ne
pas souffrir du froid, et s'applaudissait du moins de ne pas subir ce
malaise physique qui paralyse la pensée. Le vent mugissait au dehors d'une
façon lamentable, la pluie fouettait les vitres, et Consuelo n'apercevait,
par son étroite fenêtre, que le grillage serré se dessinant sur le bleu
sombre et voilé d'une nuit sans étoiles.

La pauvre captive passa la première heure de ce supplice tout à fait
nouveau et inconnu pour elle dans une grande lucidité d'esprit et dans des
pensées pleines de logique, de raison et de philosophie. Mais peu à peu
cette tension fatigua son cerveau, et la nuit commença à lui sembler
lugubre. Ses réflexions positives se changèrent en rêveries vagues et
bizarres. Des images fantastiques, des souvenirs pénibles, des
appréhensions effrayantes l'assaillirent, et elle se trouva dans un état
qui n'était ni la veille ni le sommeil, et où toutes ses idées prenaient
une forme et semblaient flotter dans les ténèbres de sa cellule. Tantôt
elle se croyait sur le théâtre, et elle chantait mentalement tout un rôle
qui la fatiguait, et dont le souvenir l'obsédait, sans qu'elle put s'en
débarrasser; tantôt elle se voyait dans les mains du bourreau, les épaules
nues, devant une foule stupide et curieuse, et déchirée par les verges,
tandis que le roi la regardait d'un air courroucé du haut d'un balcon, et
qu'Anzoleto riait dans un coin. Enfin, elle tomba dans une sorte de
torpeur, et n'eut plus devant les yeux que le spectre d'Albert couché sur
son cénotaphe, et faisant de vains efforts pour se relever et venir à son
secours. Puis cette image s'effaça, et elle se crut endormie par terre
dans la grotte du Schreckenstein, tandis que le chant sublime et déchirant
du violon d'Albert exprimait, dans le lointain de la caverne, une prière
éloquente et douloureuse. Consuelo dormait effectivement à moitié, et le
son de l'instrument caressait son oreille et ramenait le calme dans son
âme. Les phrases en étaient si suivies, quoique affaiblies par
l'éloignement, et les modulations si distinctes, qu'elle se persuadait
l'entendre réellement, sans songer à s'en étonner. Il lui sembla que cette
audition fantastique durait plus d'une heure, et qu'elle finissait par se
perdre dans les airs en dégradations insensibles. Consuelo s'était
rendormie tout de bon, et le jour commençait à poindre lorsqu'elle rouvrit
les yeux.

Son premier soin fut d'examiner sa chambre, qu'elle n'avait pas même
regardée la veille, tant la vie morale avait absorbé en elle le sentiment
de la vie physique. C'était une cellule toute nue, mais propre et bien
chauffée par un poêle en briques qu'on allumait à l'extérieur, et qui ne
jetait aucune clarté dans l'appartement, mais qui entretenait une
température très-supportable. Une seule ouverture cintrée éclairait cette
pièce, qui n'était cependant pas trop sombre; les murs étaient blanchis à
la chaux et peu élevés.

On frappa trois coups à la porte, et le gardien cria à travers, d'une voix
forte:

«Prisonnière numéro trois, levez-vous et habillez-vous; on entrera chez
vous dans un quart d'heure.»

Consuelo se hâta d'obéir et de refaire son lit avant le retour du gardien,
qui lui apporta du pain et de l'eau pour sa journée, d'un air
très-respectueux. Il avait la tournure empesée d'un ancien majordome de
bonne maison, et il posa ce frugal ordinaire de la prison sur la table,
avec autant de soin et de propreté qu'il en eût mis à servir un repas des
plus recherchés.

Consuelo examina cet homme, qui était d'un âge avancé, et dont la
physionomie fine et douce n'avait rien de repoussant au premier abord. On
l'avait choisi pour servir les femmes, à cause de ses mœurs, de sa bonne
tenue, et de sa discrétion à toute épreuve. Il s'appelait Schwartz, et
déclina son nom à Consuelo.

«Je demeure au-dessous de vous, dit-il, et si vous veniez à être malade,
il suffira que vous m'appeliez par votre fenêtre.

--N'avez-vous pas une femme? lui demanda Consuelo.

--Sans doute, répondit-il, et si vous avez absolument besoin d'elle, elle
sera à vos ordres. Mais il lui est défendu de communiquer avec les dames
prisonnières, sauf le cas de maladie. C'est le médecin qui en décide. J'ai
aussi un fils, qui partagera avec moi l'honneur de vous servir...

--Je n'ai pas besoin de tant de serviteurs, et si vous voulez bien le
permettre, monsieur Schwartz, je n'aurai affaire qu'à vous ou à votre
femme.

--Je sais que mon âge et ma physionomie rassurent les dames. Mais mon fils
n'est pas plus à craindre que moi; c'est un excellent enfant, plein de
piété, de douceur et de fermeté.»

Le gardien prononça ce dernier mot avec une netteté expressive que la
prisonnière entendit fort bien.

«Monsieur Schwartz, lui dit-elle, ce n'est pas avec moi que vous aurez
besoin de faire usage de votre fermeté. Je suis venue ici presque
volontairement, et je n'ai aucune intention de m'échapper. Tant que l'on
me traitera avec décence et convenance, comme on paraît disposé à le faire,
je supporterai sans me plaindre le régime de la prison, quelque rigoureux
qu'il puisse être.»

En parlant ainsi, Consuelo, qui n'avait rien pris depuis vingt-quatre
heures, et qui avait souffert de la faim toute la nuit, se mit à rompre le
pain bis et à le manger avec appétit.

Elle remarqua alors que sa résignation faisait impression sur le vieux
gardien, et qu'il en était à la fois émerveillé et contrarié.

«Votre Seigneurie n'a donc pas de répugnance pour cette nourriture
grossière? lui dit-il avec un peu d'embarras.

--Je ne vous cacherai pas que, dans l'intérêt de ma santé, à la longue,
j'en désirerais une plus substantielle; mais si je dois me contenter de
celle-ci, ce ne sera pas pour moi une grande contrariété.

--Vous étiez cependant habituée à bien vivre? Vous aviez chez vous une
bonne table, je suppose?

--Eh! mais, sans doute.

--Et alors, reprit Schwartz d'un air insinuant, pourquoi ne vous
feriez-vous pas servir ici, à vos frais, un ordinaire convenable?

--Cela est donc permis?

--À coup sûr! s'écria Schwartz, dont les yeux brillèrent à l'idée
d'exercer son trafic, après avoir eu la crainte de trouver une personne
trop pauvre ou trop sobre pour lui assurer ce profit. Si Votre Seigneurie
a eu la précaution de cacher quelque argent sur elle en entrant ici... il
ne m'est pas défendu de lui fournir la nourriture qu'elle aime. Ma femme
fait fort bien la cuisine, et nous possédons une vaisselle plate fort
propre.

--C'est fort aimable de votre part, dit Consuelo, qui découvrait la
cupidité de M. Schwartz avec plus de dégoût que de satisfaction. Mais la
question est de savoir si j'ai de l'argent en effet. On m'a fouillée en
entrant ici; je sais qu'on m'a laissé un crucifix auquel je tenais
beaucoup, mais je n'ai pas remarqué si on me prenait ma bourse.

--Votre Seigneurie ne l'a pas remarqué?

--Non; cela vous étonne?

--Mais Votre Seigneurie sait sans doute ce qu'il y avait dans sa bourse?

--À peu de chose près.» Et en parlant ainsi, Consuelo faisait la revue de
ses poches, et n'y trouvait pas une obole. «M. Schwartz, lui dit-elle avec
une gaieté courageuse, on ne m'a rien laissé, à ce que je vois. Il faudra
donc que je me contente du régime des prisonniers. Ne vous faites pas
d'illusions là-dessus.

--Eh bien, Madame, reprit Schwartz, non sans faire un visible effort sur
lui-même, je vais vous prouver que ma famille est honnête, et que vous
avez affaire à des gens estimables. Votre bourse est dans ma poche; la
voici!» Et il fit briller la bourse aux yeux de la Porporina, puis il la
remit tranquillement dans son gousset.

«Puisse-t-elle vous profiter! dit Consuelo étonnée de son impudence.

--Attendez! reprit l'avide et méticuleux Schwartz. C'est ma femme qui vous
a fouillée. Elle a ordre de ne point laisser d'argent aux prisonnières, de
crainte qu'elles ne s'en servent pour corrompre leurs gardiens. Mais quand
les gardiens sont incorruptibles, la précaution est inutile. Elle n'a donc
pas jugé qu'il fût de son devoir de remettre votre argent au gouverneur.
Mais comme il y a une consigne à la lettre de laquelle on est obligé, en
conscience, de se conformer, votre bourse ne saurait retourner directement
dans vos mains.

--Gardez-la donc! dit Consuelo, puisque tel est votre bon plaisir.

--Sans aucun doute, je la garderai, et vous m'en remercierez. Je suis
dépositaire de votre argent, et je l'emploierai, pour vos besoins comme
vous l'entendrez. Je vous apporterai les mets qui vous seront agréables;
j'entretiendrai votre poêle avec soin; je vous fournirai même un meilleur
lit et du linge à discrétion. J'établirai mon compte chaque jour, et je me
paierai sur votre avoir jusqu'à due concurrence.

--À la bonne heure! dit Consuelo; je vois qu'il est avec le ciel des
accommodement; et j'apprécie l'honnêteté de M. Schwartz comme je le dois.
Mais quand cette somme, qui n'est pas bien considérable, sera épuisée,
vous me fournirez donc les moyens de me procurer de nouveaux fonds?

--Que Votre Seigneurie ne s'exprime pas ainsi! ce serait manquer à mon
devoir, et je ne le ferai jamais. Mais Votre Seigneurie n'en souffrira pas;
elle me désignera, soit à Berlin, soit ailleurs, la personne dépositaire
de ses fonds, et je ferai passer mes comptes à cette personne pour qu'ils
soient régulièrement soldés. Ma consigne ne s'oppose point à cela.

--Fort bien. Vous avez trouvé la manière de corriger cette consigne, qui
est fort inconséquente, puisqu'elle vous permet de nous bien traiter, et
qu'elle nous ôte cependant les moyens de vous y déterminer. Quand mes
ducats d'or seront à bout, j'aviserai à vous satisfaire. Commencez donc
par m'apporter du chocolat; vous me servirez à dîner un poulet et des
légumes; dans la journée vous me procurerez des livres, et le soir vous me
fournirez de la lumière.

--Pour le chocolat, Votre Seigneurie va l'avoir dans cinq minutes; le
dîner ira comme sur des roulettes; j'y ajouterai une bonne soupe, des
friandises que les dames ne dédaignent pas, et du café, qui est fort
salutaire pour combattre l'air humide de cette résidence. Quant aux livres
et à la lumière, c'est impossible. Je serais chassé sur-le-champ, et ma
conscience me défend de manquer à ma consigne.

--Mais les aliments recherchés et les friandises sont également prohibés?

--Non. Il nous est permis de traiter les dames, et particulièrement Votre
Seigneurie, avec humanité, dans tout ce qui a rapport à la santé et au
bien-être.

--Mais l'ennui est également préjudiciable à la santé!

--Votre Seigneurie se trompe. En se nourrissant bien et en laissant
reposer l'esprit, on engraisse toujours ici. Je pourrais vous citer telle
dame qui y est entrée svelte comme vous voilà, et qui en est sortie, au
bout de vingt ans, pesant au moins cent quatre-vingts livres.

--Grand merci, monsieur Schwartz. Je ne désire pas cet embonpoint
formidable, et j'espère que vous ne me refuserez pas les livres et la
lumière.

--J'en demande humblement pardon à Votre Seigneurie, je n'enfreindrai pas
mes devoirs. D'ailleurs, Votre Seigneurie ne s'ennuiera pas; elle aura ici
son clavecin et sa musique.

--En vérité! Est-ce à vous que je devrai cette consolation, monsieur
Schwartz?

--Non, Signora, ce sont les ordres de Sa Majesté, et j'ai là un ordre du
gouverneur pour laisser passer et déposer dans votre chambre lesdits
objets.»

Consuelo, enchantée de pouvoir faire de la musique, ne songea plus à rien
demander. Elle prit gaiement son chocolat, tandis que M. Schwartz mettait
en ordre son mobilier, composé d'un pauvre lit, de deux chaises de paille
et d'une petite table de sapin.

«Votre Seigneurie aura besoin d'une commode, dit-il de cet air caressant
que prennent les gens disposés à nous combler de soins et de douceurs pour
notre argent; et puis d'un meilleur lit, d'un tapis, d'un bureau, d'un
fauteuil, d'une toilette...

--J'accepte la commode et la toilette, répondit Consuelo, qui songeait à
ménager ses ressources. Quant au reste, je vous en tiens quitte. Je ne
suis pas délicate, et je vous prie de ne me fournir que ce que je vous
demande.»

Maître Schwartz hocha la tête d'un air d'étonnement et presque de mépris;
mais il ne répliqua pas; et lorsqu'il eut rejoint sa très-digne épouse:

«Ce n'est pas méchant, lui dit-il en lui parlant de la nouvelle
prisonnière, mais c'est pauvre. Nous n'aurons pas grands profits avec ça.

--Qu'est-ce que tu veux que ça dépense? reprit madame Schwartz en haussant
les épaules. Ce n'est pas une grande dame, celle-là! c'est une comédienne
à ce qu'on dit!

--Une comédienne, s'écria Schwartz. Ah bien! j'en suis charmé pour notre
fils Gottlieb.

--Fi donc! reprit madame Schwartz en fronçant le sourcil. Veux-tu en faire
un saltimbanque?

--Tu ne m'entends pas, femme. Il sera pasteur. Je n'en démordrai pas. Il a
étudié pour cela, et il est du bois dont on les fait. Mais comme il faudra
bien qu'il prêche et comme il ne montre pas jusqu'ici grande éloquence,
cette comédienne lui donnera des leçons de déclamation.

--L'idée n'est pas mauvaise. Pourvu qu'elle ne veuille pas rabattre le
prix de ses leçons sur nos mémoires!

--Sois donc tranquille! Elle n'a pas le moindre esprit.» répondit Schwartz
en ricanant et en se frottant les mains.



XV.


Le clavecin arriva dans la journée. C'était le même que Consuelo louait à
Berlin à ses frais. Elle fut fort aise de n'avoir pas à risquer avec un
autre instrument une nouvelle connaissance moins agréable et moins sûre.
De son côté, le roi, qui veillait aux moindres détails d'affaires, s'était
informé, en donnant l'ordre d'expédier le clavecin à la prison, si
celui-là appartenait à la prima-donna; et, en apprenant que c'était un
_locatis_, il avait fait savoir au luthier propriétaire qu'il lui en
garantissait la restitution, mais que la location resterait aux frais de
la prisonnière. Sur quoi le luthier s'était permis d'observer qu'il
n'avait point de recours contre une personne en prison, surtout si elle
venait à y mourir. M. de Poelnitz, chargé de cette importante négociation,
avait répliqué en riant:

«Mon cher Monsieur, vous ne voudriez pas chicaner le roi sur une semblable
vétille, et d'ailleurs cela ne servirait à rien. Votre clavecin est
décrété de prise de corps, pour être écroué aujourd'hui même à Spandaw.»

Les manuscrits et les partitions de la Porporina lui furent également
apportés; et, comme elle s'étonnait de tant d'aménité dans le régime de sa
prison, le commandant major de place vint lui rendre visite pour lui
expliquer qu'elle aurait à continuer ses fonctions de première chanteuse
au théâtre royal.

«Telle est la volonté de Sa Majesté, lui dit-il. Toutes les fois que le
semainier de l'Opéra vous portera sur le programme pour une représentation,
une voiture escortée vous conduira au théâtre à l'heure dite, et vous
ramènera coucher à la forteresse immédiatement après le spectacle. Ces
déplacements se feront avec la plus grande exactitude et avec les égards
qui vous sont dus. J'espère, Mademoiselle, que vous ne nous forcerez, par
aucune tentative d'évasion, à redoubler la rigueur de votre captivité.
Conformément aux ordres du roi, vous avez été placée dans une chambre à
feu, et il vous sera permis de vous promener sur le rempart que vous voyez,
aussi souvent qu'il vous sera agréable. En un mot, nous sommes
responsables, non-seulement de votre personne, mais de votre santé et de
votre voix. La seule contrariété que vous éprouverez de notre part sera
d'être tenue au secret, et de ne pouvoir communiquer avec personne, soit
de l'intérieur, soit de l'extérieur. Comme nous avons ici peu de dames, et
qu'un seul gardien suffit pour le corps de logis qu'elles occupent, vous
n'aurez pas le désagrément d'être servie par des gens grossiers. L'honnête
figure et les bonnes manières de monsieur Schwartz doivent vous
tranquilliser sur ce point. Un peu d'ennui sera donc le seul mal que vous
aurez à supporter, et je conçois qu'à votre âge et dans la situation
brillante où vous étiez...

--Soyez tranquille, monsieur le major, répondit Consuelo avec un peu de
fierté. Je ne m'ennuie jamais quand je peux m'occuper. Je ne demande
qu'une grâce; c'est d'avoir de quoi écrire, et de la lumière pour pouvoir
faire de la musique le soir.

--Cela est tout à fait impossible. Je suis au désespoir de refuser
l'unique demande d'une personne aussi courageuse. Mais je puis, en
compensation, vous donner l'autorisation de chanter à toutes les heures du
jour et de la nuit, si bon vous semble. Votre chambre est la seule habitée
dans cette tour isolée. Le logement du gardien est au-dessous, il est vrai;
mais M. Schwartz est trop bien élevé pour se plaindre d'entendre une
aussi belle voix, et quant à moi, je regrette de n'être pas à portée d'en
jouir.»

Ce dialogue, auquel assistait maître Schwartz, fut terminé par de grandes
révérences, et le vieil officier se retira, convaincu, d'après la
tranquillité de la cantatrice, qu'elle était là pour quelque infraction à
la discipline du théâtre, et pour quelques semaines tout au plus. Consuelo
ne savait pas elle-même si elle y était sous la prévention de complicité
dans une conspiration politique, ou pour le seul crime d'avoir rendu
service à Frédéric de Trenck, ou enfin pour avoir été tout simplement la
confidente discrète de la princesse Amélie.

Pendant deux ou trois jours, notre captive éprouva plus de malaise, de
tristesse et d'ennui qu'elle ne voulait se l'avouer. La longueur des nuits,
qui était encore de quatorze heures dans cette saison, lui fut
particulièrement désagréable, tant qu'elle espéra pouvoir s'y soustraire
en obtenant de M. Schwartz la lumière, l'encre et les plumes. Mais il ne
lui fallut pas beaucoup de temps pour se convaincre que cet homme
obséquieux était doué d'une ténacité inflexible. Schwartz n'était pas
méchant, il n'avait pas, comme la plupart des gens de son espèce, le goût
de faire souffrir. Il était même pieux et dévot à sa manière, croyant
servir Dieu et faire son salut, pourvu qu'il se conformât à ceux des
engagements de sa profession qu'il ne pouvait point éluder. Il est vrai
que ces cas réservés étaient en petit nombre, et portaient sur les
articles où il avait moins de chance de profit avec les prisonniers que de
chances de danger relativement à sa place.

«Est-elle simple, disait-il en parlant de Consuelo à sa femme, de
s'imaginer que pour gagner tous les jours quelques _groschen_ sur une
bougie, je vais m'exposer à être chassé!

--Fais bien attention, lui répondait son épouse, qui était l'Égérie de ses
inspirations cupides, de ne pas lui avancer un seul dîner quand sa bourse
sera épuisée.

--Ne t'inquiète pas. Elle a des économies, elle me l'a dit, et M.
Porporino, chanteur du théâtre, en est le dépositaire.

--Mauvaise créance! reprenait la femme. Relis donc le code de nos lois
prussiennes; tu en verras une relative aux comédiens, qui dégage tout
débiteur de toute réclamation de leur part. Prends donc garde que le
dépositaire de ladite demoiselle n'invoque la loi, et ne retienne l'argent
quand tu lui présenteras tes comptes.

--Mais puisque son engagement avec le théâtre n'est pas rompu par
l'emprisonnement, puisqu'elle doit continuer ses fonctions, je ferai une
saisie sur la caisse du théâtre.

--Et qui t'assure qu'elle touchera ses appointements? Le roi connaît la
loi mieux que personne, et si c'est son bon plaisir de l'invoquer...

--Tu penses à tout, femme! disait M. Schwartz. Je serai sur mes gardes.
Pas d'argent? pas de cuisine, pas de feu, le mobilier de rigueur. La
consigne à la lettre.»

C'est ainsi que le couple Schwartz devisait sur le sort de Consuelo. Quant
à elle, lorsqu'elle se fut bien assurée que l'honnête gardien était
incorruptible à l'endroit de la bougie, elle prit son parti, et arrangea
ses journées de manière à ne point trop souffrir de la longueur des nuits.
Elle s'abstint de chanter durant le jour, afin de se réserver cette
occupation pour le soir. Elle s'abstint même autant que possible de penser
à la musique et d'entretenir son esprit, de réminiscences ou
d'inspirations musicales avant les heures de l'obscurité. Au contraire,
elle donna la matinée et la journée aux réflexions que lui suggérait sa
position, au souvenir des événements de sa vie, et à la recherche rêveuse
des éventualités de l'avenir. De cette manière, elle réussit, en peu de
temps, à faire deux parts de sa vie, une toute philosophique, une toute
musicale; et elle reconnut qu'avec de l'exactitude et de la persévérance
on peut, jusqu'à un certain point, faire fonctionner régulièrement et
soumettre à la volonté ce coursier capricieux et rétif de la fantaisie,
cette muse fantasque de l'imagination. En vivant sobrement, en dépit des
prescriptions et des insinuations de M. Schwartz, et en faisant beaucoup
d'exercice, même sans plaisir, sur le rempart, elle parvint à se sentir
très-calme le soir, et à employer agréablement ces heures de ténèbres que
les prisonniers, en voulant forcer le sommeil pour échapper à l'ennui,
remplissent de fantômes et d'agitations. Enfin, en ne donnant que six
heures au sommeil, elle fut bientôt assurée de dormir paisiblement toutes
les nuits, sans que jamais un excès de repos empiétât sur la tranquillité
de la nuit suivante.

Au bout de huit jours, elle s'était déjà si bien faite à sa prison, qu'il
lui semblait qu'elle n'eût jamais vécu autrement. Ses soirées, si
redoutables d'abord, étaient devenues ses heures les plus agréables; et
les ténèbres, loin de lui causer l'effroi qu'elle en attendait, lui
révélèrent des trésors de conception musicale, qu'elle portait en elle
depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans
l'agitation de sa profession de virtuose. Lorsqu'elle sentit que
l'improvisation, d'une part, et de l'autre l'exécution de mémoire
suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques
heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs
avec plus de soin encore qu'elle n'avait pu le faire au milieu de mille
émotions, ou sous l'œil d'un professeur impatient et systématique. Pour
écrire la musique, elle se servit d'abord d'une épingle, au moyen de
laquelle elle piquait les notes dans les interlignes, puis de petits
éclats de bois enlevés à ses meubles, qu'elle faisait ensuite noircir
contre le poêle, au moment où il était le plus ardent. Mais comme ces
procédés prenaient du temps, et qu'elle avait une très-petite provision de
papier réglé, elle reconnut qu'il valait mieux exercer encore la robuste
mémoire dont elle était douée, et y loger avec ordre les nombreuses
compositions que chaque soir faisait éclore. Elle en vint à bout, et, en
pratiquant, elle put revenir de l'une à l'autre sans les avoir écrites et
sans les confondre.

Cependant, comme sa chambre était fort chaude, grâce au surcroît de
combustibles que M. Schwartz ajoutait bénévolement à la ration de
l'établissement, et comme le rempart où elle se promenait était sans cesse
rasé par un vent glacial, elle ne put échapper à quelques jours
d'enrouement, qui la privèrent de la distraction d'aller chanter au
théâtre de Berlin. Le médecin de la prison, qui avait été chargé de la
voir deux fois par semaine, et de rendre compte de l'état de sa santé à M.
de Poelnitz, écrivit qu'elle avait une extinction de voix, précisément le
jour où le baron se proposait, avec l'agrément du roi, de la faire
reparaître devant le public. Sa sortie fut donc retardée, sans qu'elle en
eût le moindre chagrin; elle ne désirait pas respirer l'air de la liberté,
avant de s'être assez familiarisée avec sa prison pour y rentrer sans
regret.

En conséquence, elle ne soigna pas son rhume avec tout l'amour et toute la
sollicitude qu'une cantatrice nourrit ordinairement pour le précieux
organe de son gosier. Elle ne s'abstint pas de la promenade, et il en
résulta un peu de fièvre durant plusieurs nuits. Elle éprouva alors un
petit phénomène que tout le monde connaît. La fièvre amène dans le cerveau
de chaque individu une illusion plus ou moins pénible. Les uns s'imaginent
que l'angle formé par les murailles de l'appartement se rapproche d'eux,
en se rétrécissant, jusqu'à leur presser et leur écraser la tête. Ils
sentent peu à peu l'angle se desserrer, s'élargir, les laisser libres,
retourner à sa place, pour revenir encore, se resserrer de nouveau et
recommencer continuellement la même alternative de gêne et de soulagement.
D'autres prennent leur lit pour une vague qui les soulève, les porte
jusqu'au baldaquin, et les laisse retomber, pour se soulever encore et les
ballotter obstinément. Le narrateur de cette véridique histoire subit la
fièvre sous la forme bizarre d'une grosse ombre noire, qu'il voit se
dessiner horizontalement sur une surface brillante au milieu de laquelle
il se trouve placé. Cette tache d'ombre, nageant sur le sol imaginaire,
est dans un continuel mouvement de contraction et de dilatation. Elle
s'élargit jusqu'à couvrir entièrement la surface brillante, et tout
aussitôt elle diminue, se resserre, et arrive à n'être plus qu'une ligne
déliée comme un fil, après quoi elle s'étend de nouveau pour se développer
et s'atténuer sans cesse. Cette vision n'aurait rien de désagréable pour
le rêveur, si, par une sensation maladive assez difficile à faire
comprendre, il ne s'imaginait être lui-même ce reflet obscur d'un objet
inconnu flottant sans repos sur une arène embrasée par les feux d'un
soleil invisible: à tel point que lorsque l'ombre imaginaire se contracte,
il lui semble que son être s'amoindrit et s'allonge jusqu'à devenir
l'ombre d'un cheveu; tandis que lorsqu'elle se dilate, il sent sa
substance se dilater également jusqu'à figurer l'ombre d'une montagne
enveloppant une vallée. Mais il n'y a dans le rêve ni montagne ni vallée.
Il n'y a rien que le reflet d'un corps opaque faisant sur un reflet de
soleil le même exercice que la prunelle noire du chat dans son iris
transparente, et cette hallucination, qui n'est point accompagnée de
sommeil, devient une angoisse des plus étranges.

Nous pourrions citer une personne qui, dans la fièvre, voit tomber le
plafond à chaque instant; une autre qui se croit devenue un globe flottant
dans l'espace; une troisième qui prend la ruelle de son lit pour un
précipice, et qui croit toujours tomber à gauche, tandis qu'une quatrième
se sent toujours entraînée à droite. Mais chaque lecteur pourrait fournir
ses observations et les phénomènes de sa propre expérience; ce qui
n'avancerait point la question, et n'expliquerait pas plus que nous ne
pouvons le faire, pourquoi chaque individu, durant toute sa vie, ou tout
au moins durant une longue série d'années, retombe, la nuit, dans un
certain rêve qui est le sien et non celui d'un autre, et subit, à chaque
accès de fièvre, une certaine hallucination qui lui présente toujours les
mêmes caractères et le même genre d'angoisses. Cette question est du
ressort de la physiologie; et nous pensons que le médecin y trouverait
peut-être quelques indications, je ne dis pas sur le siège du mal patent,
lequel se révèle par d'autres symptômes non moins évidents, mais sur celui
d'un mal latent, provenant, chez le malade, du côté faible de son
organisation, et qu'il est dangereux de provoquer par certains réactifs.

Mais cette question n'est pas de mon ressort, et je demande pardon au
lecteur d'avoir osé l'effleurer.

Quant à notre héroïne, l'hallucination que lui causait la fièvre devait
naturellement présenter un caractère musical, et porter sur ses organes
auditifs. Elle retomba donc dans le rêve qu'elle avait eu tout éveillée,
ou du moins à demi éveillée, la première nuit qu'elle avait passée dans la
prison. Elle s'imagina entendre le son plaintif et les phrases éloquentes
du violon d'Albert, tantôt forts et distincts, comme si l'instrument eût
résonné dans sa chambre, tantôt faibles, comme s'il fut parti de
l'horizon. Il y avait, dans cette fluctuation de l'intensité des sons
imaginaires, quelque chose d'étrangement pénible. Lorsque la vibration lui
semblait se rapprocher, Consuelo éprouvait un sentiment de terreur;
lorsqu'elle paraissait éclater, c'était avec une vigueur qui foudroyait la
malade. Puis le son faiblissait, et elle en ressentait peu de soulagement;
car la fatigue d'écouter avec une attention toujours croissante ce chant
qui se perdait dans l'espace lui causait bientôt une sorte de défaillance,
durant laquelle il lui semblait ne plus saisir aucun bruit. Mais le retour
incessant de la rafale harmonieuse lui apportait le frisson, l'épouvante,
et les bouffées d'une chaleur insupportable, comme si le vigoureux coup de
l'archet fantastique eût embrasé l'air, et déchaîné l'orage autour d'elle.



XVI.


Cependant, comme Consuelo ne s'alarma pas de son état et ne changea
presque rien à son régime, elle fut promptement rétablie. Elle put
reprendre ses soirées de chant, et elle retrouva le profond sommeil de
ses nuits paisibles.

Un matin, c'était le douzième de sa captivité, elle reçut de M. de
Poelnitz un billet qui lui donnait avis d'une sortie pour le lendemain
soir:

«J'ai obtenu du roi, disait-il, la permission d'aller moi-même vous
chercher avec une voiture de sa maison. Si vous me donnez votre parole de
ne point vous envoler par une des glaces, j'espère même pouvoir vous
dispenser de l'escorte, et vous faire reparaître au théâtre sans ce
lugubre attirail. Croyez que vous n'avez pas d'ami plus dévoué que moi,
et que je déplore la rigueur du traitement, peut-être injuste que vous
subissez.»

La Porporina s'étonna un peu de l'amitié soudaine et de l'attention
délicate du baron. Jusque-là dans ses fréquents rapports d'administration
théâtrale avec la prima-donna, M. de Poelnitz, qui, en qualité d'ex-_roué_,
n'aimait pas les filles vertueuses, lui avait témoigné beaucoup de
froideur et de sécheresse. Il lui avait même parlé souvent de sa conduite
régulière et de ses manières réservées avec une ironie désobligeante. On
savait bien à la cour que le vieux chambellan était le mouchard du roi,
mais Consuelo n'était pas initiée aux secrets de cour, et elle ne savait
pas qu'on pût faire cet odieux métier sans perdre les avantages d'une
apparente considération dans le grand monde. Cependant un vague instinct
de répulsion disait à Consuelo que Poelnitz avait contribué plus que tout
autre à son malheur. Elle veilla donc à toutes ses paroles lorsqu'elle se
trouva seule avec lui le lendemain, dans la voiture qui les conduisait
rapidement à Berlin, vers le déclin du jour.

«Eh bien, ma pauvre recluse, lui dit-il, vous voilà diablement matée!
Sont-ils farouches ces cuistres de vétérans qui vous gardent! Jamais ils
n'ont voulu me permettre d'entrer dans la citadelle, sous prétexte que je
n'avais point de permission, et voilà, sans reproche, un quart d'heure que
je gèle en vous attendant. Allons, enveloppez-vous bien de cette fourrure
que j'ai apportée pour préserver votre voix, et contez-moi donc un peu vos
aventures. Que diable s'est-il donc passé à la dernière redoute du
carnaval? Tout le monde se le demande, et personne ne le sait. Plusieurs
originaux qui, selon moi, ne faisaient de mal à personne, ont disparu
comme par enchantement. Le comte de Saint-Germain, qui est de vos amis, je
crois; un certain Trismégiste, qu'on disait caché chez M. de Golowkin, et
que vous connaissez peut-être aussi, car on dit que vous êtes au mieux
avec tous ces enfants du diable...

--Ces personnes ont été arrêtées? demanda Consuelo.

--Ou elles ont pris la fuite: les deux versions ont cours à la ville.

--Si ces personnes ne savent pas mieux que moi pourquoi on les persécute,
elles eussent mieux fait d'attendre de pied ferme leur justification.

--Ou la nouvelle lune qui peut changer l'humeur du monarque; c'est encore
le plus sûr, et je vous conseille de bien chanter ce soir. Cela fera plus
d'effet sur lui que de belles paroles. Comment diable avez-vous été assez
maladroite, ma belle amie, pour vous laisser envoyer à Spandaw? Jamais,
pour des vétilles pareilles à celles dont on vous accuse, le roi n'eût
prononcé une condamnation aussi discourtoise envers une dame; il faut que
vous lui ayez répondu avec arrogance, le bonnet sur l'oreille et la main
sur la garde de votre épée, comme une petite folle que vous êtes.
Qu'aviez-vous fait de criminel? Voyons, racontez-moi ça. Je parie arranger
vos affaires, et, si vous voulez suivre mes conseils, vous ne retournerez
pas dans cette humide souricière de Spandaw; vous irez coucher ce soir
dans votre joli appartement de Berlin. Allons, confessez-vous. On dit que
vous avez fait un souper fin dans le palais avec la princesse Amélie, et
que vous vous êtes amusée, au beau milieu de la nuit, à faire le revenant
et à jouer du balai dans les corridors, pour effrayer les filles d'honneur
de la reine. Il parait que plusieurs de ces demoiselles en ont fait
fausse-couche, et que les plus vertueuses mettront au monde des enfants
marqués d'un petit balai sur le nez. On dit aussi que vous vous êtes fait
dire votre bonne aventure par le _planétaire_ de madame de Kleist, et que
M. de Saint-Germain vous a révélé les secrets de la politique de Philippe
le Bel. Êtes-vous assez simple pour croire que le roi veuille faire autre
chose que de rire avec sa sœur de ces folies? Le roi est d'ailleurs, pour
madame l'abbesse, d'une faiblesse qui va jusqu'à l'enfantillage; et quant
aux devins, il veut seulement savoir s'ils prennent de l'argent pour
débiter leurs sornettes, auquel cas il les prie de quitter le pays, et
tout est dit. Vous voyez bien que vous vous abusez sur l'importance de
votre rôle, et que si vous aviez voulu répondre tranquillement à quelques
questions sans conséquence, vous n'auriez point passé un si triste
carnaval dans les prisons de l'État.»

Consuelo laissa babiller le vieux courtisan sans l'interrompre, et
lorsqu'il la pressa de répondre, elle persista à dire qu'elle ne savait de
quoi il voulait lui parler. Elle sentait un piège sous cette frivolité
bienveillante, et elle ne s'y laissa point prendre.

Alors Poelnitz changea de tactique, et d'un ton sérieux:

«C'est bien! lui dit-il, vous vous méfiez de moi. Je ne vous en veux pas,
et, au contraire, je fais grand cas de la prudence. Puisque vous êtes
ainsi, Mademoiselle, je vais, moi, vous parler à découvert. Je vois bien
qu'on peut se fier à vous, et que notre secret est en bonnes mains.
Apprenez donc, signora Porporina, que je suis votre ami plus que vous ne
pensez, car je suis un des vôtres; je suis du parti du prince Henry.

--Le prince Henry a donc un parti? dit la Porporina, curieuse d'apprendre
dans quelle intrigue elle se trouvait enveloppée.

--Ne faites pas semblant de l'ignorer, reprit le baron. C'est un parti que
l'on persécute beaucoup en ce moment, mais qui est loin d'être désespéré.
Le _grand lama_, ou, si vous aimez mieux, _M. le marquis_, n'est pas si
solide sur son trône qu'on ne puisse le faire dégringoler. La Prusse est
un bon cheval de bataille; mais il ne faut pas le pousser à bout.

--Ainsi, vous conspirez, monsieur le baron? Je ne m'en serais jamais
douté!

--Qui ne conspire pas à l'heure qu'il est? Le tyranneau est environné de
serviteurs dévoués en apparence, mais qui ont juré sa perte.

--Je vous trouve fort léger, monsieur le baron, de me faire une pareille
confidence.

--Si je vous la fais, c'est parce que j'y suis autorisé par le prince et
la princesse.

--De quelle princesse parlez-vous?

--De celle que vous savez. Je ne pense pas que les autres conspirent!... À
moins que ce ne soit la margrave de Bareith, qui est mécontente de sa
chétive position, et en colère contre le roi, depuis qu'il l'a rabrouée,
au sujet de ses intelligences avec le cardinal de Fleury. C'est déjà une
vieille histoire; mais rancune de femme est de longue durée, et la
margrave _Guillemette_[7] n'est pas un esprit ordinaire: que vous en
semble?

[Note 7: Sophie Wilhelmine. Elle signait _sœur Guillemette_, en écrivant
à Voltaire.]

--Je n'ai jamais eu l'honneur de lui entendre dire un seul mot.

--Mais vous l'avez vue chez l'abbesse de Quedlimburg!

--Je n'ai jamais été qu'une seule fois chez la princesse Amélie, et la
seule personne de la famille royale que j'y aie rencontrée, c'est le roi.

--N'importe! le prince Henry m'a donc chargé de vous dire...

--En vérité, monsieur le baron! dit Consuelo d'un ton méprisant; le prince
vous a chargé de me dire quelque chose?

--Vous allez voir que je ne plaisante pas. Il vous fait savoir que ses
affaires ne sont point gâtées, comme on veut vous le persuader; qu'aucun
de ses confidents ne l'a trahi; que Saint-Germain est déjà en France, où
il travaille à former une alliance entre notre conjuration et celle qui va
replacer incessamment Charles-Édouard sur le trône d'Angleterre; que
Trismégiste seul a été arrêté, mais qu'il le fera évader, et qu'il est sûr
de sa discrétion. Quant à vous, il vous conjure de ne point vous laisser
intimider par les menaces du _marquis_, et surtout de ne point croire à
ceux qui feindraient d'être dans vos intérêts, pour vous faire parler.
Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai soumise à une petite épreuve,
dont vous êtes sortie victorieuse; et je dirai à notre héros, à notre
brave prince, à notre roi futur, que vous êtes un des plus solides
champions de sa cause!»

Consuelo, émerveillée de l'aplomb de M. de Poelnitz, ne put réprimer un
éclat de rire; et quand le baron, piqué de son mépris, lui demanda le
motif de cette gaieté déplacée, elle ne put lui rien répondre, sinon:
«Vous êtes admirable, sublime, monsieur le baron!»

Et elle recommença à rire malgré elle. Elle eût ri sous le bâton, comme la
Nicole de M. Jourdain.

«Quand cette attaque de nerfs sera finie, dit Poelnitz sans se déconcerter,
vous daignerez peut-être m'expliquer vos intentions. Voudriez-vous trahir
le prince? Croiriez-vous, en effet, que la princesse vous eût livrée à la
colère du roi? Vous regarderiez-vous comme dégagée de vos serments? Prenez
garde, Mademoiselle! vous vous en repentiriez peut-être bientôt. La
Silésie ne tardera pas à être livrée par nous à Marie-Thérèse, qui n'a
point abandonné ses projets, et qui deviendra dès lors notre puissante
alliée. La Russie, la France, donneraient certainement les mains au prince
Henry; madame de Pompadour n'a point oublié les dédains de Frédéric. Une
puissante coalition, quelques années de lutte, peuvent facilement
précipiter du trône ce fier souverain qui ne tient encore qu'à un fil...
Avec l'amour du nouveau monarque, vous pourriez prétendre à une haute
fortune. Le moins qu'il puisse arriver de tout cela, c'est que l'électeur
de Saxe soit dépossédé de la royauté polonaise, et que le prince Henry
aille régner à Varsovie... Ainsi...

--Ainsi, monsieur le baron, il existe, selon vous, une conspiration qui,
pour satisfaire le prince Henry, veut mettre, encore une fois, l'Europe à
feu et à sang? Et ce prince, pour assouvir son ambition, ne reculerait pas
devant la honte de livrer son pays à l'étranger? J'ai beaucoup de peine à
croire de pareilles lâchetés possibles; et si, par malheur, vous dites
vrai, je suis fort humiliée de passer pour votre complice. Mais finissons
cette comédie, je vous en conjure. Voilà un quart d'heure que vous vous
évertuez fort ingénieusement à me faire avouer des crimes imaginaires. Je
vous ai écouté pour savoir de quel prétexte on se servait pour me tenir en
prison; il me reste à apprendre en quoi j'ai pu mériter la haine qui
s'acharne si bassement après moi. Si vous voulez me le dire, je tâcherai
de me disculper. Jusque là je ne puis rien répondre à toutes les belles
choses que vous m'apprenez, sinon qu'elles me surprennent fort, et que de
semblables projets n'ont aucune de mes sympathies.

--En ce cas, Mademoiselle, si vous n'êtes pas plus au courant que cela,
reprit Poelnitz très-mortifié, je m'étonne de la légèreté du prince, qui
m'engage à vous parler sans détour, avant de s'être assuré de votre
adhésion à tous ses projets.

--Je répète, monsieur le baron, que j'ignore absolument les projets du
prince; mais je suis bien certaine d'une chose: c'est qu'il ne vous a
jamais chargé de m'en dire un seul mot. Pardonnez-moi de vous donner ce
démenti. Je respecte votre âge; mais je ne puis m'empêcher de mépriser le
rôle affreux que vous jouez auprès de moi en ce moment.

--Les soupçons absurdes d'une tête féminine ne m'atteignent guère,
répondit Poelnitz, qui ne pouvait plus reculer devant ses mensonges. Un
temps viendra où vous me rendrez justice. Dans le trouble que cause la
persécution, et avec les idées chagrines que la prison doit nécessairement
engendrer, il n'est pas étonnant que vous manquiez tout à coup de
pénétration et de clairvoyance. Dans les conspirations, on doit s'attendre
à de pareilles lubies, surtout de la part des dames. Je vous plains et
vous pardonne. Il est possible, d'ailleurs, que vous ne soyez en tout ceci
que l'amie dévouée de Trenck et la confidente d'une auguste princesse...
Ces secrets sont d'une nature trop délicate pour que je veuille vous en
parler. Le prince Henry lui-même ferme les yeux là-dessus, quoiqu'il
n'ignore pas que le seul motif qui ait décidé sa sœur à entrer dans la
conspiration soit l'espérance de voir Trenck réhabilité, et peut-être
celle de l'épouser.

--Je ne sais rien de cela non plus, monsieur le baron, et je pense que si
vous étiez sincèrement dévoué à quelque auguste princesse, vous ne me
raconteriez pas de si étranges choses sur son compte.»

Le bruit des roues sur le pavé mit fin à cette conversation, au grand
contentement du baron, qui ne savait plus quel expédient inventer pour se
tirer d'affaire. On entrait dans la ville. La cantatrice, escortée jusqu'à
la porte de sa loge et dans les coulisses par deux factionnaires qui ne la
perdaient presque pas de vue, reçut de ses camarades un accueil assez
froid. Elle en était aimée, mais aucun d'eux ne se sentait le courage de
protester par des témoignages extérieurs contre la disgrâce prononcée par
le roi. Ils étaient tristes, contraints, et comme nappés de la peur de la
contagion. Consuelo qui ne voulut pas attribuer cette manière d'être à la
lâcheté, mais à la compassion, crut lire dans leur contenance abattue
l'arrêt d'une longue captivité. Elle s'efforça de leur montrer qu'elle
n'en s'en effrayait pas, et parut sur la scène avec une confiance
courageuse.

Il se passa en ce moment quelque chose d'assez bizarre dans la salle.
L'arrestation de la Porporina ayant fait beaucoup de bruit, et l'auditoire
n'étant composé que de personnes dévouées par conviction ou par position à
la volonté royale, chacun mit ses mains dans ses poches, afin de résister
au désir et à l'habitude d'applaudir la cantatrice disgraciée. Tout le
monde avait les yeux sur le monarque, qui, de son côté, promenait des
regards investigateurs sur la foule et semblait lui imposer le silence le
plus profond. Tout à coup une couronne de fleurs, partie on ne sait d'où,
vint tomber aux pieds de la cantatrice, et plusieurs voix prononcèrent
simultanément et assez haut pour être entendues des divers points de la
salle où elles s'étaient distribuées, les mots: _C'est le roi! c'est le
pardon du roi!_ Cette singulière assertion passa de bouche en bouche avec
la rapidité de l'éclair; et chacun croyant faire son devoir et complaire à
Frédéric, une tempête d'applaudissements, telle que de mémoire d'homme on
n'en avait ouï à Berlin, se déchaîna depuis les combles jusqu'au parterre.
Pendant plusieurs minutes, la Porporina, interdite et confondue d'une si
audacieuse protestation, ne put commencer son rôle. Le roi, stupéfait, se
retourna vers les spectateurs avec une expression terrible, qu'on prit
pour un signe d'adhésion et d'encouragement. Buddenbrock lui-même, placé
non loin de lui, ayant demandé au jeune Benda de quoi il s'agissait, et
celui-ci lui ayant répondu que la couronne était partie de la place du roi,
se mit à battre des mains d'un air de mauvaise humeur vraiment comique.
La Porporina croyait rêver; le roi se tâtait pour savoir s'il était bien
éveillé.

Quels que fussent la cause et le but de ce triomphe, Consuelo en ressentit
l'effet salutaire; elle se surpassa elle-même, et fut applaudie avec le
même transport durant tout le premier acte. Mais pendant l'entr'acte, la
méprise s'étant peu à peu éclaircie, il n'y eut plus qu'une partie de
l'auditoire, la plus obscure et la moins à portée d'être redressée par les
confidences des courtisans, qui s'obstinât à donner des signes
d'approbation. Enfin, au deuxième entr'acte, les orateurs des corridors et
du foyer apprirent à tout le monde que le roi paraissait fort mécontent de
l'attitude insensée du public; qu'une cabale avait été montée par la
Porporina avec une audace inouïe; enfin que quiconque serait signalé comme
ayant pris part à cette échauffourée s'en repentirait certainement. Quand
vint le troisième acte, le silence fut si profond dans la salle, en dépit
des merveilles que fit la prima-donna, qu'on aurait entendu voler une
mouche à la fin de chaque morceau chanté par elle, et qu'en revanche les
autres chanteurs recueillirent tous les fruits de la réaction.

Quant à la Porporina, elle avait été bientôt désillusionnée de son
triomphe.

«Ma pauvre amie, lui avait dit Conciolini en lui présentant la couronne
dans la coulisse après la première scène, je te plains d'avoir des amis si
dangereux. Ils achèveront de te perdre.»

Dans l'entr'acte, le Porporino vint dans sa loge, et lui parlant à
demi-voix:

«Je t'avais dit de te méfier de M. de Saint-Germain, lui dit-il; mais il
était trop tard. Chaque parti a ses traîtres. N'en sois pas moins fidèle à
l'amitié et docile à la voix de ta conscience. Tu es protégée par un bras
plus puissant que celui qui t'opprime.

--Que veux-tu dire, s'écria la Porporina? es-tu de ceux...

--Je dis que Dieu te protégera, répondit le Porporino, qui semblait
craindre d'avoir été entendu, et il lui montra la cloison qui séparait les
loges d'acteurs les unes des autres. Ces cloisons avaient dix pieds de
haut; mais elles laissaient entre leur sommité et le plafond commun un
espace assez considérable, de sorte qu'on pouvait facilement entendre
d'une loge à l'autre ce qui se passait.

«J'ai prévu, lui dit-il en parlant encore plus bas et en lui remettant une
bourse, que tu aurais besoin d'argent, et je t'en apporte.

--Je te remercie, répondit Consuelo; si le gardien, qui me vend chèrement
les vivres, venait te réclamer quelque paiement, comme voici de quoi le
satisfaire pour longtemps, refuse de solder ses comptes. C'est un usurier.

--Il suffit, répliqua le bon et loyal Porporino. Je te quitte;
j'aggraverais ta position si je paraissais avoir des secrets avec toi.»

Il s'esquiva, et Consuelo reçut la visite de madame de Cocceï (la
Barberini), qui lui témoigna courageusement beaucoup d'intérêt et
d'affection. La marquise d'Argens (la Cochois) vint les rejoindre d'un air
plus empesé, et avec les belles paroles d'une reine qui protège le
malheur. Consuelo ne lui en sut pas moins de gré de sa démarche, et la
supplia de ne pas compromettre la faveur de son époux en prolongeant sa
visite.

Le roi dit à Poelnitz:

«Eh bien, l'as-tu interrogée? As-tu trouvé moyen de la faire parler?

--Pas plus qu'une borne, répondit le baron.

--Lui as-tu fait entendre que je pardonnerais tout, si elle voulait
seulement me dire ce qu'elle sait de la _balayeuse_, et ce que
Saint-Germain lui a dit?

--Elle s'en soucie comme de l'an quarante.

--L'as-tu effrayée sur la longueur de sa captivité?

--Pas encore. Votre Majesté m'avait dit de la prendre par la douceur.

--Tu l'effraieras en la reconduisant.

--J'essaierai, mais je ne réussirai pas.

--C'est donc une sainte, une martyre?

--C'est une fanatique, une possédée, peut-être le diable en cotillons.

--En ce cas, malheur à elle! je l'abandonne. La saison de l'opéra italien
finit dans quelques jours; arrange-toi pour qu'on n'ait plus besoin de
cette fille jusque là, et que je n'entende plus parler d'elle jusqu'à
l'année prochaine.

--Un an! Votre Majesté n'y tiendra pas.

--Mieux que ta tête ne tient sur ton cou, Poelnitz!»



XVII.


Poelnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour
saisir cette occasion de se venger. Il n'en fit rien pourtant; son
caractère était éminemment lâche, et il n'avait la force d'être méchant
qu'avec ceux qui s'abandonnaient à lui. Pour peu qu'on le remit à sa place,
il devenait craintif, et on eût dit qu'il éprouvait un respect
involontaire pour ceux qu'il ne réussissait pas à tromper. On l'avait vu
même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l'oreille
basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa
faiblesse, ou le souvenir d'une jeunesse moins avilie? On aimerait à
croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore
de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l'état de
souffrance et de remords. Il est certain que Poelnitz s'était attaché
longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses
chagrins; que souvent il l'avait excité à se plaindre des mauvais
traitements du roi et lui en avait donné l'exemple, afin d'aller ensuite
rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter
la colère de ce dernier. Poelnitz avait fait cet infâme métier pour le
plaisir de le faire; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne
haïssait personne, si ce n'est le roi, qui le déshonorait de plus en plus
sans vouloir l'enrichir. Poelnitz aimait donc la ruse pour elle-même.
Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d'ailleurs un
plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire; et quand il venait
rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir
provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour
à son maître, en lui cachant le bonheur qu'il avait goûté à le railler, à
le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses
ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d'intrigue
où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait
pour lui des voluptés secrètes.

Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu'il
laissait paraître son aigreur devant le complaisant Poelnitz, il trouvait,
quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui
qu'à l'ordinaire. S'était-il plaint devant Poelnitz d'être aux arrêts pour
vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce
prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux,
avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu
de le ménager prudemment, il l'avait accablé de son indignation; et depuis
ce temps-là, Poelnitz, courbé jusqu'à terre devant lui, ne l'avait plus
desservi. Il semblait même qu'il l'aimât au fond du cœur, autant qu'il
était capable d'aimer. Il s'attendrissait en parlant de lui avec
admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu'on
s'en étonnait comme d'une bizarrerie incompréhensible de la part d'un tel
homme.

Le fait est que Poelnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille
fois que Frédéric, eût préféré l'avoir pour maître; pressentant ou
devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration
mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils
et savoir s'il pouvait compter assez sur le succès pour s'y associer.
C'était donc avec l'intention de s'éclairer pour son propre compte qu'il
avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé
le peu qu'elle en savait, il ne l'eût pas rapporté au roi, à moins
pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d'argent. Mais Frédéric
était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.

Poelnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de
Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du
roi, que cet habile aventurier ne s'était pas assez méfié de lui. Disons,
en passant, que l'aventurier avait un grain d'enthousiasme et de folie;
que s'il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d'égards, il avait
au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers
contrastes et lui faisait commettre beaucoup d'inconséquences.

En ramenant Consuelo à la forteresse, Poelnitz, qui était un peu blasé sur
le mépris qu'on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de
celui qu'elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle.
Il lui confessa, sans se faire prier, qu'il ne savait rien, et que tout ce
qu'il avait dit des projets du prince, à l'égard des puissances étrangères,
n'était qu'un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations
secrètes du prince et de sa sœur avec des gens suspects.

«Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de Votre Seigneurie,
répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s'en vanter.

--Le commentaire n'est pas de moi, répondit tranquillement Poelnitz; il
est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et
chagrine, s'il en fut, quand le soupçon s'en empare. Quant à donner des
suppositions pour des certitudes, c'est une méthode tellement consacrée
par l'usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout
à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me
l'ont apprise; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices
viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j'ai eu
l'honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai! Frédéric n'en
fait jamais d'autre, et on le tient pour un grand homme; ce que c'est que
d'avoir la vogue! tandis qu'on me traite de scélérat parce que je suis ses
errements; quel préjugé!»

Poelnitz tourmenta Consuelo, tant qu'il put, pour savoir ce qui se passait
entre elle, le prince, l'abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et
Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il,
qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que
si cette affaire avait quelque consistance, il n'hésiterait pas à s'y
jeter. Consuelo vit bien qu'il parlait enfin à cœur ouvert; mais comme
elle ne savait réellement rien, elle n'eut pas de mérite à persister dans
ses dénégations.

Quand Poelnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo
et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu'il devait tenir à son
égard; et en fin de cause, espérant qu'elle se laisserait pénétrer si,
grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du
roi. Mais dès le premier mot qu'il lui en dit le lendemain, le roi
l'interrompit:

«Qu'a-t-elle révélé?

--Rien, Sire.

--En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler
d'elle.

--Sire, elle ne sait rien.

--Tant pis pour elle! Qu'il ne vous arrive plus jamais de prononcer son
nom devant moi.»

Cet arrêt fut proclamé d'un ton qui ne permettait pas de répliquer.
Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au
fond de son cœur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux
qui tressaillait alors, comme lorsqu'on passe le doigt sur une mince épine
enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il
prit le parti d'en oublier irrévocablement la cause, et il n'eut pas de
peine à y réussir. Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que grâce à son
robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui
l'approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé.
Cependant l'infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie,
et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour
elle le soir où on l'avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le
prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L'abbesse de Quedlimburg était
gravement malade; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que
Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et
Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de
hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une
sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort
d'épuisement à la suite d'infirmités prématurées.

À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de
Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans
cette lutte misérable, l'honneur était demeuré à Voltaire. En examinant
mieux les pièces du procès, on s'aperçoit qu'il ne fait honneur au
caractère d'aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est
peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus
égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l'envie ni la haine; et
ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité
dont Frédéric savait prendre au moins l'apparence. Parmi les amères
bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l'explosion, il y en eut une où
Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d'oubli
volontaire prononcée sur elle. D'Argens lisait un soir les gazettes
parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l'aventure de
mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un
spectateur mal placé qui lui avait crié: «_Plus haut;_» sommée de faire
des excuses au public pour avoir répondu royalement: «_Et vous plus bas;_»
enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant
d'orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette
aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que,
durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte,
pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en
prison jusqu'à l'expiration de sa peine qu'on présumait et qu'on espérait
devoir être de courte durée.

Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment
contribué au succès de ses œuvres dramatiques. Il fut indigné de cet
événement, et oubliant qu'il s'en passait un analogue et plus grave encore
sous ses yeux:

«Voici qui ne fait guère honneur à la France! s'écria-t-il en interrompant
d'Argens à chaque mot: le manant! interpeller si bêtement et si
grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon! butor de public! lui
vouloir faire faire des excuses! à une femme! à une femme charmante, les
cuistres! les Welches!... La Bastille? jour de Dieu! n'avez-vous pas la
berlue, marquis? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci? pour un mot
plein d'esprit, de goût et d'à-propos? pour une repartie ravissante? et
cela en France?

--Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le
public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce
devant M. de Voltaire.»

En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse; mais elle fut
prononcée avec un ton d'ironie qui frappa le philosophe et lui rappela
tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l'esprit
nécessaire pour la réparer; il ne le voulut point. Le dépit du roi
rallumait le sien, et il répliqua:

«Non, Sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je
ne concevrai jamais qu'il y ait au monde une police assez brutale pour
traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l'État.»

Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à
des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d'un _Poelnitz_
officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire
les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les
reproches les plus acérés. Consuelo n'en fut que plus _oubliée_ à Spandaw,
tandis qu'au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante
et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s'arma
de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la
musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s'apercevoir que sa voix et
son exquise justesse d'oreille gagnaient encore à cet exercice aride et
difficile. La crainte de s'égarer la rendait beaucoup plus circonspecte;
elle s'écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et
d'attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus
parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple,
et elle composa dans sa prison des airs d'une beauté remarquable et d'une
tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice
que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit.
Éprouvant le besoin de s'occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du
travail émouvant et orageux de la production et de l'exécution par un
travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la
fièvre s'allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes
ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d'affectueuse expansion,
n'était pas fait pour l'isolement et pour l'absence de sympathies. Elle
eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la
Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne
s'attendait pas à le trouver.



XVIII.


Au-dessous de la cellule qu'occupait notre recluse, une grande pièce
enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d'autre
clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de
marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait
pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations
culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand
nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d'ingrédients
imaginables, le mari, assis devant une table noircie d'encre et d'huile,
composait artistement, à la lueur d'une lampe toujours allumée dans ce
sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails
les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de
prisonniers que l'officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses
pensionnaires: les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à
leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs
de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se
livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés
sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement
étrangers aux douceurs et aux profits de l'opération. Le premier était un
grand chat maigre, roux, pelé, dont l'existence se consumait à lécher ses
pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou
plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile
et contemplative était partagée entre la lecture d'un vieux bouquin plus
gras que les marmites de sa mère, et d'éternelles rêveries qui
ressemblaient à la béatitude de l'idiotisme plus qu'à la méditation d'un
être pensant. Le chat avait été baptisé par l'enfant du nom de Belzébuth,
par antithèse sans doute à celui que l'enfant avait reçu de monsieur et
madame Schwartz, ses père et mère, le nom pieux et sacré de Gottlieb.

Gottlieb, destiné à l'état ecclésiastique, avait fait jusqu'à l'âge de
quinze ans de bonnes études et de rapides progrès dans la liturgie
protestante. Mais, depuis quatre ans, il vivait inerte et malade, près des
tisons, sans vouloir se promener, sans désirer de voir le soleil, sans
pouvoir continuer son éducation. Une crue rapide et désordonnée l'avait
réduit à cet état de langueur et d'indolence. Ses longues jambes grêles
pouvaient à peine supporter cette stature démesurée et quasi disloquée.
Ses bras étaient si faibles et ses mains si gauches, qu'il ne touchait à
rien sans le briser. Aussi sa mère avare lui en avait-elle interdit
l'usage, et il n'était que trop porté à lui obéir en ce point. Sa face
bouffie et imberbe, terminée par un front élevé et découvert, ne
ressemblait pas mal à une poire molle. Ses traits étaient aussi peu
réguliers que les proportions de son corps. Ses yeux semblaient
complètement égarés, tant ils étaient louches et divergents. Sa bouche
épaisse avait un sourire niais; son nez était informe, son teint blême,
ses oreilles plates et plantées beaucoup trop bas: des cheveux rares et
raides couronnaient tristement cette insipide figure, plus semblable à un
navet mal épluché qu'à la mine d'un chrétien; du moins telle était la
poétique comparaison de madame sa mère.

Malgré les disgrâces que la nature avait prodiguées à ce pauvre être,
malgré la honte et le chagrin que madame Schwartz éprouvait en le
regardant, Gottlieb, fils unique, malade inoffensif et résigné, n'en était
pas moins le seul amour et le seul orgueil des auteurs de ses jours. On
s'était flatté, alors qu'il était moins laid, qu'il pourrait devenir joli
garçon. On s'était réjoui de son enfance studieuse et de son avenir
brillant. Malgré l'état précaire où on le voyait réduit, on espérait qu'il
reprendrait de la force, de l'intelligence, de la beauté, lorsqu'il aurait
fini son interminable croissance. D'ailleurs, il n'est pas besoin
d'expliquer que l'amour maternel s'accommode de tout, et se contente de
peu. Madame Schwartz, tout en le brusquant et en le raillant, adorait son
vilain Gottlieb, et si elle ne l'eût pas vu à toute heure planté _comme
une statue de sel_ (c'était son expression) dans le coin de sa cheminée,
elle n'aurait plus eu le courage d'allonger ses sauces ni d'enfler ses
mémoires. Le père Schwartz, qui mettait comme beaucoup d'hommes, plus
d'amour-propre que de tendresse dans son sentiment paternel, persistait à
rançonner et à voler ses prisonniers dans l'espérance qu'un jour Gottlieb
serait ministre et fameux prédicateur, ce qui était son idée fixe, parce
que, avant sa maladie, l'enfant s'était exprimé avec facilité. Mais il y
avait bien quatre ans qu'il n'avait dit une parole de bon sens; et s'il
lui arrivait d'en coudre deux ou trois ensemble, ce n'était jamais qu'à
son chat Belzébuth qu'il daignait les adresser. En somme, Gottlieb avait
été déclaré idiot par les médecins, et ses parents seuls croyaient à la
possibilité de sa guérison.

Un jour cependant, Gottlieb, sortant tout à coup de son apathie, avait
manifesté à ses parents le désir d'apprendre un métier pour se désennuyer,
et utiliser ses tristes années de langueur. On avait accédé à cette
innocente fantaisie quoiqu'il ne fût guère de la dignité d'un futur membre
de l'Église réformée de travailler de ses mains. Mais l'esprit de Gottlieb
paraissait si bien déterminé à se reposer, qu'il fallut bien lui permettre
d'aller étudier l'art de la chaussure dans une boutique de cordonnier. Son
père eût souhaité qu'il choisît une profession plus élégante; mais on eut
beau passer en revue devant lui toutes les branches de l'industrie, il
s'arrêta obstinément à l'œuvre de saint Crépin, et déclara même qu'il se
sentait appelé par la Providence à embrasser cette partie. Comme ce désir
devint chez lui une idée fixe, et que la seule crainte d'en être empêché
le jetait dans une profonde mélancolie, on le laissa passer un mois dans
l'atelier d'un maître, après quoi il revint un beau matin, muni de tous
les outils et matériaux nécessaires, et se réinstalla sous le manteau de
sa chère cheminée, déclarant qu'il en savait assez, et qu'il n'avait plus
besoin de leçons. Cela n'était guère vraisemblable; mais ses parents,
espérant que cette tentative l'avait dégoûté, et qu'il allait peut-être se
remettre à l'étude de la théologie, acceptèrent son retour sans reproche
et sans raillerie. Alors commença dans la vie de Gottlieb une ère nouvelle,
qui fut entièrement remplie et charmée par la confection imaginaire d'une
paire de souliers. Trois ou quatre heures par jour, il prenait sa forme et
son alêne, et travaillait à une chaussure qui ne chaussa jamais personne;
car elle ne fut jamais terminée. Tous les jours recoupée, tendue, battue,
piquée, elle prit toutes les figures possibles, excepté celle d'un soulier,
ce qui n'empêcha pas le paisible artisan de poursuivre son œuvre avec un
plaisir, une attention, une lenteur, une patience et un contentement de
lui-même, au-dessus des atteintes de toute critique. Les Schwartz
s'effrayèrent un peu d'abord de cette monomanie; puis ils s'y habituèrent
comme au reste, et le soulier interminable, alternant dans les mains de
Gottlieb avec son volume de sermons et de prières, ne fut plus compté dans
sa vie que pour une infirmité de plus. On n'exigea de lui autre chose que
d'accompagner de temps en temps son père dans les galeries et les cours,
afin de prendre l'air. Mais ces promenades chagrinaient beaucoup M.
Schwartz, parce que les enfants des autres gardiens et employés de la
citadelle ne cessaient de courir après Gottlieb, en contrefaisant sa
démarche nonchalante et disgracieuse, et en criant sur tous les tons:

«Des souliers! des souliers! cordonnier, fais-nous des souliers!»

Gottlieb ne prenait point ces huées en mauvaise part; il souriait à cette
méchante engeance avec une sérénité angélique, et même il s'arrêtait pour
répondre:

«Des souliers? certainement, de tout mon cœur: venez chez moi, vous faire
prendre mesure. Qui veut des souliers?»

Mais M. Schwartz l'entraînait pour l'empêcher de se compromettre avec la
canaille, et le _cordonnier_ ne paraissait ni fâché ni inquiet d'être
ainsi arraché à l'empressement de ses pratiques.

Dès les premiers jours de sa captivité, Consuelo avait été humblement
requise par M. Schwartz, d'entrer en conférence avec Gottlieb pour essayer
de réveiller en lui le souvenir et le goût de cette éloquence dont il
avait paru être doué dans son enfance. Tout en avouant l'état maladif et
l'apathie de son héritier, M. Schwartz, fidèle à la loi de nature si bien
exprimée par La Fontaine:

                      «Nos petits sont mignons
       Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.»

n'avait pas décrit très-fidèlement les agréments du pauvre Gottlieb, sans
quoi Consuelo n'eût peut-être pas refusé, comme elle le fit, de recevoir
dans sa cellule un jeune homme de dix-neuf ans, qu'on lui dépeignait ainsi
qu'il suit: «Un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, qui eût fait
venir l'eau à la bouche de tous les recruteurs du pays, si malheureusement
pour sa santé, et heureusement pour son indépendance, un peu de faiblesse
dans les bras et dans les jambes ne l'eût rendu impropre au métier des
armes.» La captive pensa que la société d'un _enfant_ de cet âge et de
cette taille, était peu convenable dans sa situation, et elle refusa net
de le recevoir; désobligeance que la mère Schwartz lui fit expier en
ajoutant une pinte d'eau chaque jour à son bouillon.

Pour se promener sur l'esplanade où on lui avait permis d'aller prendre
l'air tous les jours, Consuelo était forcée de descendre dans la résidence
nauséabonde de la famille Schwartz et de la traverser, le tout avec la
permission et l'escorte de son gardien, qui, du reste, ne se faisait pas
prier, l'article _complaisance infatigable_ (dans tout ce qui tient aux
services autorisés par la consigne) étant porté en compte et coté à un
prix fort élevé. Il arriva donc qu'en traversant cette cuisine dont une
porte s'ouvrait sur l'esplanade, Consuelo finit par apercevoir et
remarquer Gottlieb. Cette figure d'enfant avorté sur le corps d'un géant
mal bâti la frappa de dégoût d'abord, et ensuite de pitié. Elle lui
adressa la parole, l'interrogea avec bonté, et s'efforça de le faire
causer. Mais elle trouva son esprit paralysé soit par la maladie, soit par
une excessive timidité; car il ne la suivait sur le rempart que poussé de
force par ses parents, et ne répondait à ses questions que par
monosyllabes. Elle craignit donc, en s'occupant de lui, d'aggraver l'ennui
qu'elle lui supposait, et s'abstint de lui parler, et même de le regarder,
après avoir déclaré à son père qu'elle ne lui trouvait pas la moindre
disposition pour l'art oratoire.

Consuelo avait été de nouveau fouillée par madame Schwartz, le soir où
elle avait revu son camarade Porporino et le public de Berlin pour la
dernière fois. Mais elle avait réussi à tromper la vigilance du cerbère
femelle. L'heure était avancée, la cuisine était sombre, et madame
Schwartz de mauvaise humeur d'être réveillée dans son premier sommeil.
Tandis que Gottlieb dormait dans une chambre, ou plutôt dans une niche
donnant sur l'atelier culinaire, et que M. Schwartz montait pour ouvrir
d'avance la double porte de fer de la cellule, Consuelo s'était approchée
du feu qui dormait sous la cendre, et, tout en feignant de caresser
Belzébuth, elle avait cherché un moyen de sauver ses ressources des
griffes de la _fouilleuse_, afin de n'être plus à sa discrétion absolue.
Pendant que madame Schwartz rallumait sa lampe et mettait ses lunettes.
Consuelo avait remarqué, au fond de la cheminée, à la place où Gottlieb se
tenait habituellement, un enfoncement, dans la muraille, à la hauteur de
son bras, et, dans cette case mystérieuse, le livre des sermons et le
soulier éternel du pauvre idiot. C'était là sa bibliothèque et son
atelier. Ce trou noirci par la suie et la fumée contenait toutes les
richesses, toutes les délices de Gottlieb. D'un mouvement prompt et adroit,
Consuelo y posa sa bourse, et se laissa ensuite examiner patiemment par
la vieille parque, qui l'importuna longtemps en passant ses doigts huileux
et crochus sur tous les plis de son vêtement, surprise et courroucée de
n'y rien trouver. Le sang-froid de Consuelo qui, après tout, ne mettait
pas beaucoup d'importance à réussir dans sa petite entreprise, finit par
persuader à la geôlière qu'elle n'avait rien; et elle put, dès que
l'examen fut fini, reprendre lestement sa bourse et la garder dans sa main
sous sa pelisse jusque chez elle. Là elle s'occupa de la cacher, sachant
bien que, pendant sa promenade, on venait chaque jour examiner sa cellule
avec soin. Elle ne trouva rien de mieux que de porter toujours sa petite
fortune sur elle, cousue dans une ceinture, madame Schwartz n'ayant pas le
droit de la fouiller, hors le cas de sortie.

Cependant la première somme que madame Schwartz avait saisie sur sa
prisonnière le jour de son arrivée était déjà épuisée depuis longtemps,
grâce à la rédaction ingénieuse des mémoires de M. Schwartz. Lorsqu'il eut
fait de nouveaux frais assez maigres, et un nouveau mémoire assez rond,
selon sa prudente et lucrative coutume, trop timoré pour parler d'affaires
et pour demander de l'argent à une personne condamnée à n'en point avoir,
mais bien renseigné par elle, dès le premier jour, sur les économies
quelle avait confiées au Porporino, ledit Schwartz s'était rendu, sans lui
rien dire, à Berlin, et avait présenté sa note à ce fidèle dépositaire. Le
Porporino, averti par Consuelo, avait refusé de solder la note avant
qu'elle fût approuvée par la consommatrice, et avait renvoyé le créancier
à son amie, qu'il savait munie par lui d'une nouvelle somme.

Schwartz rentra pâle et désespéré, criant à la banqueroute, et se
regardant comme volé, bien que les cent premiers ducats saisis sur la
prisonnière eussent payé le quadruple de toute la dépense qu'elle avait
faite depuis deux mois. Madame Schwartz supporta ce prétendu dommage avec
la philosophie d'une tête plus forte et d'un esprit plus persévérant.

«Sans doute nous sommes pillés comme dans un bois, dit-elle; mais est-ce
que tu as jamais compté sur cette prisonnière pour gagner ta pauvre vie?
Je t'avais averti de ce qui t'arrive. Une comédienne! cela n'a pas
d'économies. Un comédien pour mandataire? cela n'a pas d'honneur. Allons,
nous avons fait une perte de deux cents ducats. Mais nous nous
rattraperons sur les autres pratiques qui sont bonnes. Cela t'apprendra
seulement à ne pas offrir inconsidérément tes services aux premiers venus.
Je ne suis pas fâchée, Schwartz, que tu reçoives cette petite leçon.
Maintenant je vais me donner le plaisir de mettre au pain sec, et même au
pain moisi, cette péronnelle, qui n'a pas même l'attention de mettre un
frédéric d'or dans sa poche en rentrant, pour payer la peine de la
fouilleuse, et qui a l'air de regarder Gottlieb comme un imbécile sans
ressources, parce qu'il ne lui fait pas la cour. _Espèce_, va!...»

En grommelant ainsi, et en haussant les épaules, madame Schwartz reprit
le cours de ses occupations, et, se trouvant sous la cheminée auprès de
Gottlieb, elle lui dit, tout en écumant ses pots:

«Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, petit futé?»

Elle parlait ainsi pour parler, car elle savait bien que Gottlieb
entendait tout de la même oreille que son chat Belzébuth.

«Mon soulier avance, mère! répondit Gottlieb avec un sourire égaré. Je
vais bientôt en recommencer une nouvelle paire!

--Oui! dit la vieille en hochant la tête d'un air de pitié. Comme cela tu
en fais une paire tous les jours? Continue mon garçon... cela te fera un
beau revenu!... Mon Dieu, mon Dieu!...» ajouta-t-elle en recouvrant ses
marmites, et d'un ton de plainte résignée, comme si l'indulgence
maternelle eût donné des entrailles pieuses à ce cœur pétrifié à tous
égards.

Ce jour-là, Consuelo, ne voyant point paraître son dîner, se douta de ce
qui était arrivé, bien qu'elle eût peine à croire que cent ducats eussent
été absorbés en si peu de temps et par un si chétif ordinaire. Elle
s'était tracé d'avance un plan de conduite à l'égard des Schwartz. N'ayant
pas encore reçu une obole du roi de Prusse, et craignant fort de rester
sur les promesses du passé pour tout salaire (Voltaire s'en allait payé de
la même monnaie), elle savait bien que le peu d'argent qu'elle avait gagné
en charmant les oreilles de quelques personnages moins avares, mais moins
riches, ne la mènerait pas loin, pour peu que sa captivité se prolongeât,
et que M. Schwartz ne modifiât pas ses prétentions. Elle voulait le forcer
à en rabattre, et, pendant deux ou trois jours, elle se contenta du pain
et de l'eau qu'il lui apportait, sans faire mine de s'apercevoir de ce
changement dans son régime. Le poêle commençait à être aussi négligé que
les autres soins, et Consuelo souffrit le froid sans se plaindre.
Heureusement il n'était pas d'une rigueur insupportable; on était au mois
d'avril, saison moins printanière en Prusse que chez nous, mais où la
température commençait pourtant à s'adoucir.

Avant d'entrer en pourparler avec son tyran cupide, elle songeait à mettre
ses fonds en sûreté; car elle ne pouvait pas trop se flatter de n'être pas
soumise à un examen arbitraire et à une saisie nouvelle aussitôt qu'elle
avouerait ses ressources. La nécessité rend clairvoyant quand elle ne peut
nous rendre ingénieux. Consuelo n'avait aucun outil avec lequel elle pût
creuser le bois ou soulever la pierre. Mais le lendemain, en examinant,
avec la minutieuse patience dont les prisonniers sont seuls capables, tous
les recoins de sa cellule, elle finit par découvrir une brique qui ne
paraissait pas être aussi bien jointe au mur que les autres. A force d'en
gratter les contours avec ses oncles, elle enleva l'enduit, et remarqua
qu'il n'était pas formé de ciment, comme dans les autres endroits, mais
d'une matière friable qu'elle présuma être de la mie de pain desséchée.
Elle réussit à détacher la brique, et trouva, derrière, un petit espace,
ménagé certainement par quelque prisonnier, entre cette pièce mobile et
les briques adhérentes qui formaient l'épaisseur de la muraille. Elle n'en
douta plus, lorsqu'en fouillant cette cachette, ses doigts y rencontrèrent
plusieurs objets, véritables trésors pour un prisonnier: un paquet de
crayons, un canif, une pierre à fusil, de l'amadou et plusieurs rouleaux
de cette mince bougie tortillée qu'on appelle chez nous _rat de cave_. Ces
objets n'étaient nullement altérés, le mur étant fort sec; et d'ailleurs
ils pouvaient avoir été laissés là peu de jours avant sa prise de
possession de la cellule. Elle y joignit sa bourse, son petit crucifix de
filigrane, que plusieurs fois M. Schwartz avait regardé avec convoitise,
en disant que ce _joujou_ serait bien du goût de Gottlieb. Puis elle
replaça la brique et la cimenta avec la mie de pain de son déjeuner,
qu'elle noircit un peu en la frottant sur le plancher, pour lui donner la
même couleur que le reste de l'enduit. Tranquille pour quelque temps sur
ses moyens d'existence et sur l'emploi de ses soirées, elle attendit de
pied ferme la visite domiciliaire des Schwartz, et se sentit aussi fière
et aussi joyeuse que si elle eût découvert un nouveau monde.

Cependant Schwartz se lassa bientôt de ne pas trouver matière à spéculer.
Dût-il faire, connue il disait, de petites affaires, mieux valait peu que
rien, et il rompit le premier le silence pour demander à sa _prisonnière_
n° 3 si elle n'avait rien désormais à lui commander. Alors Consuelo se
décida à lui déclarer, non qu'elle avait de l'argent, mais qu'elle en
recevait régulièrement toutes les semaines par une voie qu'il serait
impossible de découvrir.

«Si pourtant cela vous arrivait, dit-elle, le résultat serait de
m'empêcher de faire aucune dépense, et c'est à vous de voir si vous
préférez la rigueur de votre consigne à d'honnêtes bénéfices.»

Après avoir beaucoup bataillé et avoir examiné sans succès, pendant
quelques jours, les vêtements, la paillasse, le plancher, les meubles,
Schwartz commença à penser que Consuelo recevait de quelque fonctionnaire
supérieur de la prison même les moyens de correspondre avec l'extérieur.
La corruption était partout dans la hiérarchie guichetière, et les
subalternes trouvaient leur profit à ne pas contrôler leurs confrères plus
puissants.

«Prenons ce que Dieu nous envoie!» dit Schwartz en soupirant.

Et il se résigna à compter toutes les semaines avec la Porporina. Elle ne
le contraria point sur l'emploi des premiers fonds: mais elle régla
l'avenir de manière à ne payer chaque objet que le double de sa valeur,
procédé qui parut bien mesquin à madame Schwartz, mais qui ne l'empêcha
pas de recevoir son salaire et de le gagner tant bien que mal.



XIX.


Pour quiconque s'est attaché à la lecture des histoires de prisonniers, la
simplicité de cette cachette échappant toutefois à l'avide examen des
gardiens intéressés à la découvrir ne paraîtra point un fait miraculeux.
Le petit secret de Consuelo ne fut pas découvert, et lorsqu'elle regarda
ses trésors en rentrant de la promenade, elle les retrouva intacts. Son
premier soin fut de placer son matelas devant la fenêtre dès que la nuit
fut venue, d'allumer sa petite bougie, et de se mettre à écrire. Nous la
laisserons parler elle-même; car nous sommes possesseur de ce manuscrit,
qui est demeuré longtemps après sa mort dans les mains du chanoine ***.
Nous le traduisons de l'italien.

       JOURNAL DE CONSUELO,

       DITE PORPORINA.

       Prisonnière à Spandaw, avril 175*.

Le 2.--«Je n'ai jamais écrit que de la musique, et quoique je puisse
parler facilement plusieurs langues, j'ignore si je saurais m'exprimer
d'un style correct dans aucune. Il ne m'a jamais semblé que je dusse
peindre ce qui occuperait mon cœur et ma vie dans une autre langue que
celle de l'art divin que je professe. Des mots, des phrases, cela me
paraissait si froid au prix de ce que je pouvais exprimer avec le chant!
Je compterais les lettres, ou plutôt les billets que j'ai tracés à la hâte,
et sans savoir comment, dans les trois ou quatre circonstances les plus
décisives de ma vie. C'est donc la première fois, depuis que j'existe, que
je sens le besoin de retracer par des paroles ce que j'éprouve et ce qui
m'arrive. C'est même un grand plaisir pour moi de l'essayer. Illustre et
vénéré Porpora, aimable et cher Haydn, excellent et respectable chanoine
***, vous, mes seuls amis, et peut-être vous aussi, noble et infortuné
baron de Trenck, c'est à vous que je songe en écrivant; c'est à vous que
je raconte mes revers et mes épreuves. Il me semble que je vous parle, que
je suis avec vous, et que dans ma triste solitude j'échappe au néant de la
mort en vous initiant au secret de ma vie. Peut-être mourrai-je ici
d'ennui et de misère, quoique jusqu'à présent ma santé ni mon courage ne
soient sensiblement altérés. Mais j'ignore les maux que me réserve
l'avenir, et si j'y succombe, du moins une trace de moi et une peinture de
mon agonie resteront dans vos mains: ce sera l'héritage de quelque
prisonnier qui me succédera dans cette cellule, et qui retrouvera la
cachette de la muraille où j'ai trouvé moi-même le papier et le crayon qui
me servent à vous écrire. Oh! maintenant, je remercie ma mère de m'avoir
fait apprendre à écrire, elle qui ne le savait pas! Oui, c'est un grand
soulagement que d'écrire en prison. Mon triste chant ne perçait pas
l'épaisseur de ces murailles et ne pouvait aller jusqu'à vous. Mon
écriture vous parviendra un jour... et qui sait si je ne trouverai pas un
moyen de vous l'envoyer bientôt? J'ai toujours compté sur la Providence.

Le 3.--«J'écrirai brièvement et sans m'arrêter à de longues réflexions.
Cette petite provision de papier, fin comme de la soie, ne sera pas
éternelle, et ma captivité le sera peut-être. Je vous dirai quelques mots
chaque soir avant de m'endormir. Je veux aussi ménager ma bougie. Je ne
puis écrire le jour, je risquerais d'être surprise. Je ne vous raconterai
pas pourquoi j'ai été envoyée ici: je ne le sais pas, et, en tâchant de le
deviner avec vous, je compromettrais peut-être des personnes qui ne m'ont
pourtant rien confié. Je ne me plaindrai pas non plus des auteurs de mon
infortune. Il me semble que si je me laissais aller au reproche et au
ressentiment, je perdrais la force qui me soutient. Je ne veux penser ici
qu'à ceux que j'aime, et à celui que j'ai aimé.

«Je chante tous les soirs pendant deux heures, et il me semble que je fais
des progrès. A quoi cela me servira-t-il? Les voûtes de mon cachot me
répondent; elles ne m'entendent pas... Mais Dieu m'entend, et quand j'ai
composé un cantique que je lui chante dans la ferveur de mon âme,
j'éprouve un calme céleste, et je m'endors presque heureuse. Il me semble
que du ciel on me répond, et qu'une voix mystérieuse me chante dans mon
sommeil un autre cantique plus beau que le mien, que j'essaie le lendemain
de me rappeler et de chanter à mon tour. A présent que j'ai des crayons,
comme il me reste un peu de papier réglé, je vais écrire mes compositions.
Un jour peut-être, vous les essaierez, mes chers amis, et je ne serai pas
morte tout entière.

Le 4.--«Ce matin le rouge-gorge est entré dans ma chambre, et il est resté
plus d'un quart d'heure. Il y a quinze jours que je l'invite à me faire
cet honneur, et enfin il s'y est décidé aujourd'hui. Il demeure dans un
vieux lierre qui se traîne jusqu'à ma fenêtre, et que mes gardiens
épargnent, parce qu'il donne un peu de verdure à leur porte située à
quelques pieds au-dessous. Le joli petit oiseau me regardait depuis
longtemps d'un air curieux et méfiant. Attiré par la mie de pain que je
lui roule en forme de petits vers, et que je fais tourner dans mes doigts
pour l'agacer par l'aspect d'une proie vivante, il venait légèrement, et
comme porté par un coup de vent, jusque auprès de mes barreaux; mais dès
qu'il s'apercevait de la tromperie, il s'en allait d'un air de reproche,
et faisait entendre un petit râlement qui ressemblait à une injure. Et
puis ces vilains barreaux de fer, si serrés et si noirs, à travers
lesquels nous avons fait connaissance, ressemblent tant à une cage, qu'il
en avait horreur. Cependant aujourd'hui, comme je ne pensais plus à lui,
il s'est déterminé à les traverser, et il est venu, sans penser à moi, je
le crois bien aussi, se poser sur un barreau de chaise, dans ma chambre.
Je n'ai pas bougé afin de ne pas l'effaroucher, et il s'est mis à regarder
autour de lui d'une manière étonnée. Il avait l'air d'un voyageur qui
vient de découvrir un pays inconnu, et qui fait ses observations afin de
raconter des choses merveilleuses à ses amis. C'était moi qui l'étonnais
le plus, et tant que je n'ai pas remué, il a eu l'air de me trouver fort
comique. Avec son grand œil rond et son bec en l'air comme un petit nez
retroussé, il a une physionomie étourdie et impertinente qui est la plus
spirituelle du monde. Enfin j'ai toussé un peu pour entamer la
conversation, et il s'est envolé tout effrayé. Mais dans sa précipitation,
il n'a pas su retrouver la fenêtre. Il s'est élevé jusqu'au plafond, et il
a tourné en rond pendant une minute comme un être qui a perdu la tête.
Enfin il s'est calmé, en voyant que je ne songeais pas à le poursuivre, et,
fatigué de sa peur plus que de son vol, il est venu s'abattre sur le
poêle. Il a paru fort agréablement surpris de cette chaleur, car c'est un
oiseau très-frileux; et après avoir fait encore quelques tours au hasard,
il est revenu à plusieurs reprises y réchauffer ses pieds mignons avec une
secrète volupté. Il a pris courage jusqu'à becqueter mes petits vers en
mie de pain qui étaient sur la table, et après les avoir secoués d'un air
de mépris, et éparpillés autour de lui, il a fini, pressé de la faim sans
doute, par en avaler un qu'il n'a pas trouvé trop mauvais. En ce moment M.
Schwartz (mon gardien) est entré, et le cher petit visiteur a retrouvé la
fenêtre pour se sauver. Mais j'espère qu'il reviendra, car il ne s'est
guère éloigné de la journée, et il n'a cessé de me regarder comme pour me
le promettre et me dire qu'il n'a plus si mauvaise opinion de moi et de
mon pain.

«En voilà bien long sur un rouge-gorge. Je ne me croyais pas si enfant.
Est-ce que la prison conduirait à l'idiotisme? ou bien y a-t-il un mystère
de sympathie et d'affection entre tout ce qui respire sous le ciel? J'ai
eu ici mon clavecin pendant quelques jours. J'ai pu travailler, étudier,
composer, chanter... rien de tout cela ne m'a émue jusqu'ici autant que la
visite de ce petit oiseau, de cet être! Oui, c'est un être, et c'est pour
cela que mon cœur a battu en le voyant près de moi. Cependant mon gardien
est un être aussi, un être de mon espèce; sa femme, son fils que je vois
plusieurs fois le jour, la sentinelle qui se promène jour et nuit sur le
rempart et qui ne me perd pas de vue, ce sont des êtres mieux organisés,
des amis naturels, des frères devant Dieu; pourtant leur aspect m'est
beaucoup plus pénible qu'agréable. Ce gardien me fait l'effet d'un guichet,
sa femme d'un cadenas, son fils d'une pierre scellée dans le mur. Dans le
soldat qui me garde je ne vois qu'un fusil braqué sur moi. Il me semble
que ces gens-là n'ont rien d'humain, rien de vivant, que ce sont des
machines, des instruments de torture et de mort. Si ce n'était la crainte
d'être impie, je les haïrais... O mon rouge-gorge! toi, je t'aime, il n'y
a pas à dire, je le sens. Explique qui pourra ce genre d'amour.»

Le 5.--«Autre événement. Voilà le billet que j'ai reçu ce matin, d'une
écriture peu lisible, sur un morceau de papier fort malpropre:

«Ma sœur, puisque l'esprit te visite, tu es une sainte, j'en étais bien
sûr. Je suis ton ami et ton serviteur. Dispose de moi, et commande tout ce
que tu voudras à ton frère.»

«Quel est cet ami, ce frère improvisé? Impossible de deviner. J'ai trouvé
cela sur ma fenêtre ce matin, en l'ouvrant pour dire bonjour au
rouge-gorge. Serait-ce lui qui me l'aurait apporté? Je suis tentée de
croire que c'est lui qui me l'a écrit. Tant il y a qu'il me connaît, le
cher petit être, et qu'il commence à m'aimer. Il ne s'approche presque
jamais de la cuisine des Schwartz, dont la lucarne exhale une odeur de
graisse chaude qui monte chez moi, et qui n'est pas le moindre désagrément
de mon habitation. Mais je ne désire plus d'en changer depuis que mon
petit oiseau l'adopte. Il a trop bon goût pour se familiariser avec ce
porte-clefs gargotier, sa méchante femme et sa laide progéniture[8]. C'est
à moi décidément qu'il accorde sa confiance et son amitié. Il est rentré
dans ma chambre aujourd'hui. Il y a déjeuné avec appétit, et quand je me
suis promenée à midi sur l'esplanade, il est descendu de son lierre, et il
est venu voltiger autour de moi. Il faisait entendre son petit râle, comme
pour m'agacer et attirer mon attention. Le vilain Gottlieb était sur le
pas de sa porte, et me regardait, en ricanant, avec ses yeux égarés. Cet
être est toujours accompagné d'un affreux chat roux qui regarde mon
rouge-gorge d'un œil plus horrible encore que celui de son maître. Cela
me fait frémir. Je hais ce chat presque autant que madame Schwartz la
fouilleuse.»

[Note 8: Consuelo donnait quelques détails, dans un paragraphe précédent,
sur la famille Schwartz. On a supprimé de son manuscrit tout ce qui serait
une répétition pour le lecteur.]

Le 6.--«Encore un billet ce matin! Voilà qui devient bizarre. Même
écriture crochue, pointue, pataraffée, malpropre; même papier à sucre. Mon
Lindor n'est pas un hidalgo, mais il est tendre et enthousiaste: «Chère
sœur, âme élue et marquée du doigt de Dieu, tu te méfies de moi. Tu ne
veux pas me parler. N'as-tu rien à me commander? Ne puis-je te servir en
rien? Ma vie t'appartient. Commande donc à ton frère.» Je regarde la
sentinelle. C'est un butor de soldat qui tricote son bas en se promenant
de long en large, le fusil sur l'épaule. Il me regarde aussi, et semble
plus disposé à m'envoyer une balle qu'un poulet. De quelque côté que je
tourne les yeux, je ne vois que d'immenses murailles grises, hérissées
d'orties, bordées d'un fossé, lequel est bordé lui-même d'un autre ouvrage
de fortification, dont je ne sais ni le nom ni l'usage, mais qui me prive
de la vue de l'étang; et sur le haut de cet ouvrage avancé, une autre
sentinelle dont j'aperçois le bonnet et le bout du fusil, et dont
j'entends le cri sauvage à chaque barque qui rase la citadelle: _Passez au
large!_ Si je voyais au moins ces barques, et un peu d'eau courante, et un
coin de paysage! J'entends seulement le clapotement de la rame,
quelquefois une chanson de pêcheur, et au loin, quand le vent souffle de
ce côté, le bouillonnement des deux rivières qui se réunissent à une
certaine distance de la prison. Mais d'où me viennent ces billets
mystérieux et ce beau dévouement dont je ne sais que faire? Peut-être que
mon rouge-gorge le sait, mais le rusé ne voudra pas me le dire.»

Le 7.--«En regardant de tous mes yeux, pendant que je me promenais sur mon
rempart, j'ai aperçu une petite ouverture étroite pratiquée dans le flanc
de la tour que j'habite, à une dizaine de pieds au-dessus de ma fenêtre,
et presque entièrement cachée par les dernières branches du lierre qui
montent jusque là. Un si petit jour ne peut éclairer la demeure d'un
vivant, pensais-je en frémissant. J'ai pourtant voulu savoir à quoi m'en
tenir, et j'ai essayé d'attirer Gottlieb sur le rempart en flattant sa
monomanie ou plutôt sa passion malheureuse, qui est de faire des souliers.
Je lui ai demandé s'il pourrait bien me fabriquer une paire de pantoufles;
et, pour la première fois, il s'est approché de moi sans y être forcé, et
il m'a répondu sans embarras. Mais sa manière de parler est aussi étrange
que sa figure, et je commence à croire qu'il n'est pas idiot, mais fou:

«--Des souliers pour toi? m'a-t-il dit (car il tutoie tout le monde); non,
je n'oserais. Il est écrit: _Je ne suis pas digne de délier les cordons de
ses souliers_.»

«Je voyais sa mère à trois pas de la porte et prête à venir se mêler à la
conversation. N'ayant donc pas le temps de m'arrêter à comprendre le motif
de son humilité ou de sa vénération, je me suis hâtée de lui demander si,
l'étage au-dessus de moi était habité, n'espérant guère, cependant,
obtenir une réponse raisonnable.

«--Il n'est pas habité, m'a répondu très-judicieusement Gottlieb; il ne
pourrait pas l'être, il n'y a qu'un escalier qui conduit à la plate-forme.

«--Et la plate-forme est isolée? Elle ne communique avec rien?


«--Pourquoi me demandes-tu cela, puisque tu le sais?

«--Je ne le sais pas et ne tiens guère à le savoir. C'est pour te faire
parler, Gottlieb, et pour voir si tu as autant d'esprit qu'on le dit.

«--J'ai beaucoup, beaucoup d'esprit, m'a répondu le pauvre Gottlieb d'un
ton grave et triste, qui contrastait avec le comique de ses paroles.

«--En ce cas, tu peux m'expliquer, ai-je repris (car les moments étaient
précieux), comment cette cour est construite.

«--Demande-le au rouge-gorge, a-t-il répondu avec un étrange sourire. Il
le sait, lui qui vole et qui va partout. Moi je ne sais rien, puisque je
ne vais nulle part.

«--Quoi! pas même jusqu'au haut de cette tour où tu demeures? Tu ne sais
pas ce qu'il y a derrière cette muraille?

«--J'y ai peut-être passé, mais je n'y ai pas fait attention. Je ne
regarde presque jamais rien ni personne.

«--Cependant tu regardes le rouge-gorge; tu le vois, tu le connais.

«--Oh! lui c'est différent. On connaît bien les anges: ce n'est pas une
raison pour regarder les murs.

«--C'est très-profond ce que tu dis là, Gottlieb. Pourrais-tu me
l'expliquer?

«--Demande au rouge gorge, je te dis qu'il sait tout, lui; il peut aller
partout, mais il n'entre jamais que chez ses pareils. C'est pourquoi il
entre dans ta chambre.

«--Grand merci, Gottlieb, tu me prends pour un oiseau.

«--Le rouge-gorge n'est pas un oiseau.

«--Qu'est-ce donc?

«--C'est un ange, tu le sais.

«--En ce cas, j'en suis un aussi?

«--Tu l'as dit.

«--Tu es galant, Gottlieb.

«--_Galant!_ a dit Gottlieb en me regardant d'un air profondément étonné;
qu'est-ce que c'est que «_Galant?_

«--Tu ne connais pas ce mot-là?

«--Non.

«--Comment sais-tu que le rouge-gorge entre dans ma chambre?

«--Je l'ai vu; et d'ailleurs il me l'a dit.

«--Il te parle donc?

«--Quelquefois, a dit Gottlieb en soupirant, bien rarement! Mais hier il
m'a dit: «Non! je n'entrerai jamais dans ton enfer de cuisine. Les anges
n'ont pas commerce avec les méchants esprits.»

«--Est-ce que tu serais un méchant esprit, Gottlieb?

«--Oh! non, pas moi; mais...»

Ici Gotllieb a posé un doigt sur ses grosses lèvres, d'un air mystérieux.

«--Mais qui?»

«Il n'a rien répondu, mais il m'a montré son chat à la dérobée et comme
s'il craignait d'en être aperçu.

«--C'est donc pour cela que tu l'appelles d'un si vilain nom? Belzébuth,
je crois?

«--Chut! a repris Gottlieb, c'est son nom et il le connaît bien. Il le
porte depuis que le monde existe. Mais il ne le portera pas toujours.

«--Sans doute; quand il sera mort!

«--Il ne mourra pas, lui! Il ne peut pas mourir, et il en est bien fâché,
parce qu'il ne sait pas qu'un jour viendra où il sera pardonné.»

«Ici nous fûmes interrompus par l'approche de madame Schwartz, qui
s'émerveillait de voir Gottlieb causer enfin librement avec moi. Elle en
était toute joyeuse, et me demanda si j'étais contente de lui.

«--Très-contente, je vous assure. Gottlieb est fort intéressant, et
j'aurai maintenant du plaisir à le faire parler.

«--Ah! Mademoiselle, vous nous rendrez grand service, car le pauvre enfant
n'a personne à qui causer, et avec nous c'est comme un fait exprès, il ne
veut pas desserrer les dents. Es-tu original, mon pauvre Gottlieb, et
têtu! voilà que tu causes très-bien avec mademoiselle, que tu ne connais
pas, tandis qu'avec tes parents...»

«Gottlieb tourna aussitôt les talons et disparut dans la cuisine, sans
paraître avoir entendu seulement la voix de sa mère.

«--Voilà comme il fait toujours! s'écria madame Schwartz; quand son père
ou moi lui adressons la parole, on jurerait, vingt-neuf fois sur trente,
qu'il est devenu sourd. Mais enfin, que vous disait-il donc, Mademoiselle?
De quoi, diantre, pouvait-il vous parler si longtemps?

«--Je vous avoue que je ne l'ai pas bien compris, répondis-je. Il faudrait
savoir à quoi se rapportent ses idées. Laissez-moi le faire causer de
temps en temps sans le déranger, et quand je serai au fait, je vous
expliquerai ce qui se passe dans sa tête.

«--Mais enfin, Mademoiselle, il n'a pas l'esprit dérangé?

«--Je ne le pense pas,» ai-je répondu; et j'ai fait là un gros mensonge,
que Dieu me le pardonne!

Mon premier mouvement a été d'épargner l'illusion de cette pauvre femme,
qui est une méchante sorcière, à la vérité, mais qui est mère, et qui a le
bonheur de ne pas voir la folie de son fils. Cela est toujours fort
étrange. Il faut que Gottlieb, qui m'a montré si naïvement ses bizarreries,
ait une folie silencieuse avec ses parents. En y songeant, je me suis
imaginé que je tirerais peut-être de la simplicité de ce malheureux
quelques renseignements sur les autres habitants de ma prison, et que je
découvrirais, par le hasard de ses réponses, l'auteur de mes billets
anonymes. Je veux donc m'en faire un ami, d'autant plus que ses sympathies
me paraissent soumises à celles du rouge-gorge, et que, décidément, le
rouge-gorge m'honore de la sienne. Il y a de la poésie dans l'esprit
malade de ce pauvre enfant! Le petit oiseau un ange, le chat un méchant
esprit qui sera pardonné! Qu'est-ce que tout cela? Il y a dans ces têtes
germaniques, même les plus détraquées, un luxe d'imagination que j'admire.

«Tant il y a que madame Schwartz est fort contente de ma condescendance,
et que me voilà très-bien avec elle pour le moment. Les billevesées de
Gottlieb me seront une distraction. Pauvre être! Celui-là, depuis
aujourd'hui que je le connais, il ne m'inspire plus d'éloignement. Un fou,
cela ne doit pas être méchant dans ce pays-ci, où les gens d'esprit et de
haute raison sont si loin d'être bons!

«Le 8.--Troisième billet sur ma fenêtre.

«Chère sœur, la plate-forme est isolée; mais l'escalier qui y monte
communique avec un autre corps de bâtiment au bout duquel se trouve
l'appartement d'une dame qui est prisonnière comme toi. Son nom est un
mystère, mais le rouge-gorge te le dira si tu l'interroges. Voilà, au
reste, ce que tu voulais savoir du pauvre Gottlieb, et ce qu'il ne pouvait
t'apprendre.»

«Quel est donc cet ami qui sait, qui voit, qui entend tout ce que je fais
et tout ce que je dis? Je m'y perds. Il est donc invisible? Tout cela me
paraît si merveilleux que je m'en amuse sérieusement. Il me semble que,
comme dans mon enfance, je vis au milieu d'un conte de fées, et que mon
rouge-gorge va parler tout d'un coup. Mais s'il est vrai de dire de ce
charmant petit lutin qu'il ne lui manque que la parole, il n'est que trop
certain qu'elle lui manque absolument, ou que je ne puis comprendre son
langage. Le voilà tout à fait habitué à moi. Il entre dans ma chambre, il
en sort, il y revient, il est chez lui. Je remue, je marche, il ne
s'enfuit plus qu'à la portée du bras, et il revient aussitôt. S'il aimait
beaucoup le pain, il m'aimerait davantage, car je ne puis me faire
illusion sur la cause de son attachement pour moi. C'est la faim, et un
peu aussi le besoin et le désir de se réchauffer à mon poêle. Si je peux
réussir à attraper une mouche (elles sont encore si rares!), je suis
certaine qu'il viendra la prendre dans mes doigts; car déjà il examine de
très-près les morceaux que je lui présente, et si la tentation était plus
forte, il mettrait de côté toute cérémonie. Je me souviens maintenant
d'avoir entendu dire à Albert qu'il ne fallait, pour apprivoiser les
animaux les plus craintifs, pour peu qu'ils eussent une étincelle
d'intelligence, que quelques heures d'une patience à toute épreuve. Il
avait rencontré une zingara, prétendue sorcière, qui ne restait pas un
jour entier dans un même coin de la forêt, sans que quelques oiseaux
vinssent se poser sur elle. Elle passait pour avoir un charme, et elle
prétendait recevoir d'eux, comme Apollonius de Tyane, dont Albert m'a
raconté aussi l'histoire, des révélations sur les choses cachées. Albert
assurait que tout son secret c'était la patience avec laquelle elle avait
étudié les instincts de ces petites créatures, outre une certaine affinité
de caractère qui se rencontre souvent entre des êtres de notre espèce et
des êtres d'une espèce particulière. A Venise, on élève beaucoup d'oiseaux,
on en a la passion, et je la conçois maintenant. C'est que cette belle
ville, séparée de la terre, a quelque chose d'une prison. On y excelle
dans l'éducation des rossignols. Les pigeons, protégés par une loi
spéciale, et presque vénérés par la population, y vivent librement sur les
vieux édifices, et sont si familiers que, dans les rues et sur les places,
il faut se déranger pour ne pas les écraser en marchant. Les goëlands du
port se posent sur les bras des matelots. Aussi il y a à Venise des
oiseleurs fameux. J'ai été fort liée, quand j'étais moi-même un enfant,
avec un enfant du peuple qui faisait ce trafic, et à qui il suffisait de
confier une heure l'oiseau le plus farouche pour qu'il vous le rendît
aussi apprivoisé que s'il eût été élevé dans la domesticité. Je m'amuse à
répéter ces expériences sur mon rouge-gorge, et le voilà qui se
familiarise de minute en minute. Quand je suis dehors, il me suit, il
m'appelle; quand je me mets à ma fenêtre, il accourt et vient à moi.
M'aimerait-il? pourrait-il m'aimer? Moi, je sens que je l'aime; mais lui,
il me connaît et ne me craint pas, voilà tout. L'enfant au berceau n'aime
pas autrement sa nourrice, sans doute. Un enfant! quelle tendresse cela
doit inspirer! Hélas! je crois qu'on n'aime, passionnément que ce qui ne
peut guère nous le rendre. L'ingratitude et le dévouement, ou tout au
moins l'indifférence et la passion, c'est là l'éternel hyménée des êtres.
Anzoleto, tu ne m'a pas aimée... Et toi, Albert, qui m'aimais tant, je
t'ai laissé mourir... Me voilà réduite à aimer un rouge-gorge! et je me
plaindrais de n'avoir pas mérité mon sort! Vous croyez peut-être, mes amis,
que j'ose plaisanter sur un pareil sujet! Non. Ma tête s'égare peut-être
dans la solitude; mon cœur, privé d'affections, se consume, et ce papier
est trempé de mes larmes.

«Je m'étais promis de ne pas le gaspiller, ce précieux papier; et voilà
que je le couvre de puérilités. J'y trouve un grand soulagement, et ne
puis m'en défendre. Il a plu toute la journée. Je n'ai pas revu Gottlieb;
je ne me suis pas promenée. J'ai été occupée du rouge-gorge tout ce temps,
et cet enfantillage a fini par m'attrister étrangement. Quand l'oiseau
espiègle et inconstant a cherché à me quitter en becquetant la vitre, je
lui ai cédé. J'ai ouvert la fenêtre par un sentiment de respect pour la
sainte liberté que les hommes ne craignent pas de ravir à leurs
semblables: mais j'ai été blessée de cet abandon momentané, comme si cette
bête me devait quelque chose pour tant de soins et d'amour. Je crois bien
que je deviens folle, et qu'avant peu je comprendrai parfaitement les
divagations de Gottlieb.»

Le 9.--«Qu'ai-je appris? ou plutôt qu'ai-je cru apprendre? car je ne sais
rien encore; mais mon imagination travaille énormément.

«D'abord j'ai découvert l'auteur des billets mystérieux. C'est le dernier
que j'eusse imaginé. Mais ce n'est déjà plus de cela que je songe à
m'émerveiller. N'importe, je vous raconterai toute cette journée.

«Dès le matin, j'ai ouvert ma petite fenêtre composée d'un seul carreau de
vitre assez grand, assez clair, grâce à la propreté avec laquelle je
l'essuie pour ne rien perdre du peu de jour qui m'arrive et que me dispute
le vilain grillage. Même le lierre menace de m'envahir et de me plonger
dans l'obscurité; mais je n'ose encore en arracher une seule feuille; ce
lierre vit, il est libre dans sa nature d'existence. Le contrarier, le
mutiler! Il faudra pourtant bien s'y résoudre. Il ressent l'influence du
mois d'avril; il se hâte de grandir, il s'étend, il s'accroche de tous
côtés; il a ses racines scellées dans la pierre; mais il monte, il cherche
l'air et le soleil. La pauvre pensée humaine en fait autant. Je comprends
maintenant qu'il y ait eu jadis des plantes sacrées... des oiseaux
sacrés... Le rouge-gorge est venu aussitôt, et il s'est posé sur mon
épaule sans plus de façon; puis il s'est mis selon sa coutume, à regarder
tout, à toucher à tout; pauvre être! il y a si peu de chose ici pour
l'amuser! Et pourtant il est libre, il peut habiter les champs, et il
préfère la prison, son vieux lierre et ma triste cellule. M'aimerait-il?
non. Il a chaud dans ma chambre, et il prend goût à mes miettes de pain.
Je suis effrayée maintenant de l'avoir si bien apprivoisé. S'il allait
entrer dans la cuisine de Schwartz et devenir la proie de son vilain chat!
Ma sollicitude lui causerait cette mort affreuse... Être déchiré, dévoré
par une bête féroce! Et que faisons-nous donc, nous autres faibles humains,
cœurs sans détours et sans défense, sinon d'être torturés et détruits
par des êtres sans pitié qui nous font sentir en nous tuant lentement,
leurs griffes et leur dent cruelle!

«Le soleil s'est levé clair, et ma cellule était presque couleur de rose,
comme autrefois ma chambre de la _corte-Minelli_ quand le soleil de
Venise... mais il ne faut pas penser à ce soleil-là; il ne se lèvera plus
sur ma tête. Puissiez-vous, ô mes amis, saluer pour moi la riante Italie,
et les _cieux immenses_, et _il firmamento lucido_... que je ne reverrai
sans doute plus.

«J'ai demandé à sortir; on me l'a permis quoique ce fût de meilleure heure
que de coutume: j'appelle cela sortir! Une plate-forme de trente pieds de
long, bordée d'un marécage et encaissée entre de hautes murailles!
Pourtant ce lieu n'est pas sans beauté, du moins je me le figure à présent
que je l'ai contemplé sous tous les aspects. La nuit, il est beau à force
d'être triste. Je suis sûre qu'il y a ici bien des gens innocents comme
moi et beaucoup plus mal partagés; des cachots d'où l'on ne sort jamais;
où jamais le jour ne pénètre; que la lune même, l'amie des cœurs désolés,
ne visite point. Ah! j'aurais tort de murmurer. Mon Dieu! si j'avais une
part de puissance sur la terre, je voudrais faire des heureux!...

«Gottlieb est accouru vers moi clopin-clopant, et souriant autant que sa
bouche pétrifiée peut sourire. On ne l'a pas troublé, on l'a laissé seul
avec moi; et tout à coup, miracle! Gottlieb s'est mis à parler presque
comme un être raisonnable.

«--Je ne t'ai pas écrit cette nuit, m'a-t-il dit, et tu n'as pas trouvé de
billet sur ta fenêtre. C'est que je ne t'avais pas vue hier, et que tu ne
m'avais rien commandé.

«--Que dis-tu! Gottlieb, c'était toi qui m'écrivais?

«--Et quel autre eût pu le faire? Tu n'avais pas deviné que c'était moi?
Mais je ne t'écrirai plus inutilement à présent que tu veux bien me
parler. Je ne veux pas t'importuner, mais te servir.

«--Bon Gottlieb, tu me plains donc? tu prends donc intérêt à moi?

«--Oui, puisque j'ai reconnu que tu étais un esprit de lumière!

«--Je ne suis rien de plus que toi, Gottlieb, tu te trompes.

«--Je ne me trompe pas. Ne t'entends-je pas chanter?

«--Tu aimes donc la musique?

«--J'aime la tienne; elle est selon Dieu et selon mon cœur.

«--Ton cœur est pieux, ton âme est pure, je le vois Gottlieb.

«--Je travaille à les rendre tels. Les anges m'assisteront, et je vaincrai
l'esprit des ténèbres qui s'est appesanti sur mon pauvre corps, mais qui
n'a pu s'emparer de mon âme.»

«Peu à peu Gottlieb s'est mis à parler avec enthousiasme, mais sans cesser
d'être noble et vrai dans ses symboles poétiques. Enfin, que vous
dirai-je? cet idiot, ce fou est arrivé à une véritable éloquence en
parlant de la bonté de Dieu, des misères humaines, de la justice future,
d'une Providence rémunératrice, des vertus évangéliques, des devoirs du
vrai croyant, des arts même, de la musique et de la poésie. Je n'ai pas pu
encore comprendre dans quelle religion il avait puisé toutes ses idées, et
cette fervente exaltation; car il ne m'a semblé ni catholique ni
protestant, et tout en me disant, à plusieurs reprises, qu'il croyait à la
seule, à la vraie religion, il ne m'a rien appris, sinon qu'il est, à
l'insu de ses parents, d'une secte particulière: je suis trop ignorante
pour deviner laquelle. J'étudierai peu à peu le mystère de cette âme
singulièrement forte et belle, singulièrement malade et affligée; car, en
somme, le pauvre Gottlieb est fou, comme Zdenko l'était dans sa poésie...
comme Albert l'était aussi dans sa vertu sublime!... La démence de
Gottlieb a reparu, lorsque après avoir parlé quelque temps avec chaleur,
son enthousiasme est devenu plus fort que lui; et alors il s'est mis à
divaguer d'une manière enfantine qui me faisait mal, sur l'ange
rouge-gorge et sur le chat démon; et aussi sur sa mère, qui a fait
alliance avec le chat et avec le mauvais esprit qui est en lui; enfin de
son père, qui a été changé en pierre par un regard de ce pauvre matou
Belzébuth. J'ai réussi à le calmer en le distrayant de ses sombres
fantaisies, et je l'ai interrogé sur les autres prisonniers. Je n'avais
plus aucun intérêt personnel à apprendre ces détails, puisque les billets,
au lieu d'être jetés sur ma fenêtre du haut de la tour, comme je le
supposais, étaient hissés d'en bas par Gottlieb, avant le jour, au moyen
de je ne sais quel engin sans doute fort simple. Mais Gottlieb, obéissant
à mes intentions avec une docilité singulière, s'était déjà enquis de ce
que la veille j'avais paru désirer de savoir. Il m'a appris que la
prisonnière qui demeure dans le bâtiment situé derrière moi, était jeune
et belle, et qu'il l'avait aperçue. Je ne faisais pas grande attention à
ses paroles, lorsque tout à coup il m'a dit son nom, qui m'a fait
tressaillir. Cette captive s'appelle Amélie.

«Amélie! quelle mer d'inquiétudes, quel monde de souvenirs ce nom réveille
en moi! J'ai connu deux Amélies qui toutes deux ont précipité ma destinée
dans l'abîme par leurs confidences. Celle-ci est-elle la princesse de
Prusse ou la jeune baronne de Rudolstadt? Sans doute ni l'une ni l'autre.
Gottlieb, qui n'a aucune curiosité pour son compte, et qui semble ne pas
pouvoir s'aviser de faire un pas ni une question si je ne le pousse en
avant comme un automate, n'a rien su me dire de plus que ce prénom
d'Amélie. Il a vu la captive, mais il l'a vue à sa manière, c'est-à-dire à
travers un nuage. Elle doit être jeune et belle, madame Schwartz le dit.
Mais lui, Gottlieb, avoue qu'il ne s'y connaît pas. Il a seulement
pressenti, en l'apercevant à sa fenêtre, que ce n'est pas un _bon esprit_,
_un ange_. On fait mystère de son nom de famille. Elle est riche et fait
de la dépense chez Schwartz. Mais elle est au secret comme moi. Elle ne
sort jamais. Elle est souvent malade. Voilà tout ce que j'ai pu arracher.
Gottlieb n'a qu'à écouter le caquet de ses parents pour en savoir
davantage, car on ne se gêne pas devant lui. Il m'a promis d'écouter, et
de me dire depuis combien de temps cette Amélie est ici. Quant à son autre
nom, il paraîtrait que les Schwartz l'ignorent. Pourraient-ils l'ignorer,
si c'était l'abbesse de Quedlimbourg? Le roi aurait-il mis sa sœur en
prison? On y met les princesses comme les autres, et plus que les autres.
La jeune baronne de Rudolstadt... Pourquoi serait-elle ici? De quel droit
Frédéric l'aurait-il privée de sa liberté? Allons! c'est une curiosité de
recluse qui me travaille, et mes commentaires, sur un simple prénom, sont
aussi d'une imagination oisive et peu saine. N'importe: j'aurai une
montagne sur le cœur tant que je ne saurai pas quelle est cette compagne
d'infortune qui porte un nom si émouvant pour moi.»

Le 1er mai.--«Plusieurs jours se sont passés sans que j'aie pu écrire.
Divers événements ont rempli cet intervalle; je me hâte de le combler en
vous les racontant.

«D'abord j'ai été malade. De temps en temps, depuis que je suis ici, je
ressens les atteintes d'une fièvre au cerveau qui ressemble en petit à ce
que j'ai éprouvé en grand au château des Géants, après avoir été dans le
souterrain à la recherche d'Albert. J'ai des insomnies cruelles,
entrecoupées de rêves durant lesquels je ne saurais dire si je veille ou
si je dors; et dans ces moments-là, il me semble toujours entendre ce
terrible violon jouant ses vieux airs bohémiens, ses cantiques et ses
chants de guerre. Cela me fait bien du mal, et pourtant quand cette
imagination commence à s'emparer de moi, je ne puis me défendre de prêter
l'oreille, et de recueillir avec avidité les faibles sons qu'une brise
lointaine semble m'apporter. Tantôt je me figure que ce violon joue en
glissant sur les eaux qui dorment autour de la citadelle; tantôt qu'il
descend du haut des murailles, et d'autres fois qu'il s'échappe du
soupirail d'un cachot. J'en ai la tête et le cœur brisés. Et pourtant
quand la nuit vient, au lieu de songer à me distraire en écrivant, je me
jette sur mon lit, et je m'efforce de retomber dans ce demi-sommeil qui
m'apporte mon rêve ou plutôt mon demi-rêve musical; car il y a quelque
chose de réel là-dessous. Un véritable violon résonne certainement dans la
chambre de quelque prisonnier: mais que joue-t-il, et de quelle façon? Il
est trop loin pour que j'entende autre chose que des sons entrecoupés. Mon
esprit malade invente le reste, je n'en doute pas. Il est dans ma destinée
désormais de ne pouvoir douter de la mort d'Albert, et de ne pouvoir pas
non plus l'accepter comme un malheur accompli. C'est qu'apparemment il est
dans ma nature d'espérer en dépit de tout, et de ne point me soumettre à
la rigueur du sort.

«Il y a trois nuits, je m'étais enfin endormie tout à fait, lorsque je fus
réveillée par un léger bruit dans ma chambre. J'ouvris les yeux. La nuit
était fort sombre, et je ne pouvais rien distinguer. Mais j'entendis
distinctement marcher auprès de mon lit, quoiqu'on marchât avec
précaution. Je pensai que c'était madame Schwartz qui prenait la peine de
venir s'assurer de mon état, et je lui adressai la parole; mais on ne me
répondit que par un profond soupir, et on sortit sur la pointe du pied;
j'entendis refermer et verrouiller ma porte; et comme j'étais fort
accablée, je me rendormis sans faire beaucoup d'attention à cette
circonstance. Le lendemain, j'en avais un souvenir si confus et si lourd,
que je n'étais pas sûre de ne pas l'avoir rêvé. J'eus le soir un dernier
accès de fièvre plus complet que les autres, mais que je préférai beaucoup
à mes insomnies inquiètes et à mes rêveries décousues. Je dormis
complètement, je rêvai beaucoup, mais je n'entendis pas le lugubre violon,
et, chaque fois que je m'éveillai, je sentis bien nettement la différence
du sommeil au réveil. Dans un de ces intervalles, j'entendis la
respiration égale et forte d'une personne endormie non loin de moi. Il me
semblait même distinguer quelqu'un sur mon fauteuil. Je ne fus point
effrayée. Madame Schwartz était venue à minuit m'apporter de la tisane; je
crus que c'était elle encore. J'attendis quelque temps sans vouloir
l'éveiller, et lorsque je crus m'apercevoir qu'elle s'éveillait
d'elle-même, je la remerciai de sa sollicitude, et lui demandai l'heure
qu'il était. Alors on s'éloigna, et j'entendis comme un sanglot étouffé,
si déchirant, si effrayant, que la sueur m'en vient encore au front quand
je me le rappelle. Je ne saurais dire pourquoi il me fit tant d'impression;
il me sembla qu'on me regardait comme très-malade, peut-être comme
mourante, et qu'on m'accordait quelque pitié: mais je ne me trouvais pas
assez mal pour me croire en danger, et d'ailleurs il m'était tout à fait
indifférent de mourir d'une mort si peu douloureuse, si peu sentie, et au
milieu d'une vie si peu regrettable. Dès que madame Schwartz rentra chez
moi à sept heures du matin, comme je ne m'étais pas rendormie et que
j'avais passé les dernières heures de la nuit dans un état de lucidité
parfaite, j'avais un souvenir très-net de cette étrange visite. Je priai
ma geôlière de me l'expliquer; mais elle secoua la tête en me disant
qu'elle ne savait ce que je voulais dire, qu'elle n'était pas revenue
depuis minuit, et que, comme elle avait toutes les clés des cellules
confiées à sa garde sous son oreiller pendant qu'elle dormait, il était
bien certain que j'avais fait un rêve ou que j'avais eu une vision.
J'étais pourtant si loin d'avoir eu le délire, que je me sentis assez bien
vers midi pour désirer prendre l'air. Je descendis sur l'esplanade,
toujours accompagnée de mon rouge-gorge qui semblait me féliciter sur le
retour de mes forces. Le temps était fort agréable. La chaleur commence à
se faire sentir ici, et les brises apportent de la campagne de tièdes
bouffées d'air pur, de vagues parfums d'herbes, qui réjouissent le cœur
malgré qu'on en ait. Gottlieb accourut. Je le trouvai fort changé, et
beaucoup plus laid que de coutume. Pourtant il y a une expression de bonté
angélique et même de vive intelligence dans le chaos de cette physionomie
lorsqu'elle s'illumine. Il avait ses gros yeux si rouges et si éraillés,
que je lui demandai s'il y avait mal.

«--J'y ai mal, en effet, me répondit-il, parce que j'ai beaucoup pleuré.

«--Et quel chagrin as-tu donc, mon pauvre Gottlieb?

«--C'est qu'à minuit, ma mère est descendue de la cellule en disant à mon
père: «Le numéro 3 est très-malade ce soir. Il a la fièvre tout de bon. Il
faudra mander le médecin. Je ne me soucie pas que cela nous meure entre
les mains.» Ma mère croyait que j'étais endormi; mais moi je n'avais pas
voulu m'endormir avant de savoir ce qu'elle dirait. Je savais bien que tu
avais la fièvre; mais quand j'ai entendu que c'était dangereux, je n'ai
pas pu m'empêcher de pleurer, jusqu'à ce que le sommeil m'ait vaincu. Je
crois bien pourtant que j'ai pleuré toute la nuit en dormant, car je me
suis éveillé ce matin avec les yeux en feu, et mon coussin était tout
trempé de larmes.»

«L'attachement du pauvre Gottlieb m'a vivement attendrie, et je l'en ai
remercié en serrant sa grande patte noire qui sent le cuir et la poix
d'une lieue. Puis l'idée m'est venue que Gottlieb pourrait bien, dans son
zèle naïf, m'avoir rendu cette visite nocturne plus qu'inconvenante. Je
lui ai demandé s'il ne s'était pas relevé, et s'il n'était pas venu
écouter à ma porte. Il m'a assuré n'avoir pas bougé, et j'en suis
persuadée maintenant. Il faut que l'endroit où il couche soit situé de
façon à ce que, de ma chambre, je l'entende respirer et gémir par quelque
fissure de la muraille, par la cachette où je mets mon argent et mon
journal, peut-être. Qui sait si cette ouverture ne communique pas, par une
coulée invisible, à celle où Gottlieb met aussi ses trésors, son livre et
ses outils de cordonnier, dans la cheminée de la cuisine? J'ai du moins en
ceci un rapport bien particulier avec Gottlieb, puisque tous deux nous
avons, comme les rats ou les chauves-souris, un méchant nid dans un trou
de mur, où toutes nos richesses sont enfouies à l'ombre. J'allais risquer
quelques interrogations là-dessus, lorsque j'ai vu sortir du logis des
Schwartz et s'avancer sur l'esplanade un personnage que je n'avais pas
encore vu ici, et dont l'aspect m'a causé une terreur incroyable, bien que
je ne fusse pas encore sûre de ne pas me tromper sur son compte.

«--Qu'est-ce que cet homme-là? ai-je demandé à Gottlieb à demi-voix.

«--Ce n'est rien de bon, m'a-t-il répondu de même. C'est le nouvel
adjudant. Voyez comme Belzébuth fait le gros dos en se frottant contre ses
jambes! Ils se connaissent bien, allez!

«--Mais comment s'appelle-t-il?

«Gottlieb allait me répondre, lorsque l'adjudant lui dit d'une voix douce
et avec un sourire bienveillant, en lui montrant la cuisine: «Jeune homme,
on vous demande là dedans. Votre père vous appelle.»

«Ce n'était qu'un prétexte pour être seul avec moi, et Gottlieb s'étant
éloigné, je me trouvai face à face... devine avec qui, ami Beppo? Avec le
gracieux et féroce recruteur que nous avons si mal à propos rencontré dans
les sentiers du Boehmer-Wald, il y a deux ans, avec M. Mayer en personne.
Je ne pouvais plus le méconnaître; sauf qu'il a pris encore plus
d'embonpoint, c'est le même homme, avec son air avenant, sans façon, son
regard faux, sa perfide bonhomie, et son _broum, broum_ éternel, comme
s'il faisait une étude de trompette avec sa bouche. De la musique
militaire, il avait passé dans la fourniture de chair à canon; et de là,
pour récompense de ses loyaux et honorables services, le voilà officier de
place, ou plutôt geôlier militaire, ce qui, après tout, lui convient aussi
bien que le métier de geôlier ambulant dont il s'acquittait avec tant de
grâce.

«--Mademoiselle, m'a-t-il dit en français, je suis votre humble serviteur!
Vous avez là pour vous promener une petite plate-forme tout à fait
gentille! de l'air, de l'espace, une belle vue! Je vous en fais mon
compliment. Il me paraît que vous la _passez douce_ en prison! avec cela
qu'il fait un temps magnifique, et qu'il y a vraiment du plaisir à être à
Spandaw par un si beau soleil, _broum! broum!_»

«Ces insolentes railleries me causaient un tel dégoût, que je ne lui
répondais pas. Il n'en fut pas déconcerté, et reprenant la parole en
italien:

«--Je vous demande pardon; je vous parlais une langue que vous n'entendez
peut-être point. J'oubliais que vous êtes italienne, cantatrice italienne,
n'est-ce pas? une voix superbe, à ce qu'on dit. Tel que vous me voyez, je
suis un mélomane renforcé. Aussi je me sens disposé à rendre votre
existence aussi agréable que me le permettra ma consigne. Ah ça, où diable
ai-je eu le bonheur de vous voir? Je connais votre figure... mais
parfaitement, d'honneur!

«--C'est sans doute au théâtre de Berlin, où j'ai chanté cet hiver.

«--Non! j'étais en Silésie; j'étais sous-adjudant à Glatz. Heureusement ce
démon de Trenck a fait son équipée pendant que j'étais en tournée... je
veux dire en mission, sur les frontières de la Saxe: autrement je n'aurais
pas eu d'avancement, et je ne serais pas ici, où je me trouve très-bien à
cause de la proximité de Berlin; car c'est une bien triste vie,
Mademoiselle, que celle d'un officier de place. Vous ne pouvez pas vous
figurer comme on s'ennuie, quand on est loin d'une grande ville, dans un
pays perdu; pour moi qui aime la musique de passion... Mais où diantre
ai-je donc eu le plaisir de vous rencontrer?

«--Je ne me rappelle pas, Monsieur, avoir jamais eu cet honneur.

«--Je vous aurai vue sur quelque théâtre, en Italie ou à Vienne... Vous
avez beaucoup voyagé? combien avez-vous fait de théâtres?»

«Et comme je ne lui répondais pas, il reprit avec son insouciance
effrontée:--N'importe! cela me reviendra. Que vous disais-je? ah! vous
ennuyez-vous aussi, vous?

«--Non, Monsieur.

«--Mais est-ce que vous n'êtes pas au secret? c'est bien vous qu'on
appelle la Porporina?

«Oui, Monsieur.

«--C'est cela! prisonnière n° 3. Eh bien, vous ne désirez pas un peu de
distraction? de la société?

«--Nullement, Monsieur, répondis-je avec empressement, pensant qu'il
allait me proposer la sienne.

«--Comme il vous plaira. C'est dommage. Il y a ici une autre prisonnière
fort bien élevée... une femme charmante, ma foi, qui, j'en suis sûr, eût
été enchantée de faire connaissance avec vous.

«--Puis-je vous demander son nom, Monsieur?

«--Elle s'appelle Amélie.

«--Amélie qui?

«--Amélie... _broum! broum!_ ma foi, je n'en sais rien. Vous êtes curieuse,
à ce que je vois; c'est la maladie des prisons.»

«J'en étais à me repentir d'avoir repoussé les avances de M. Mayer; car
après avoir désespéré de connaître cette mystérieuse Amélie, et y avoir
renoncé, je me sentais de nouveau entraînée vers elle par un sentiment de
commisération, et aussi par le désir d'éclaircir mes soupçons. Je tâchai
donc d'être un peu plus aimable avec ce repoussant Mayer, et bientôt il me
fit l'offre de me mettre en rapport avec la prisonnière n° 2; c'est ainsi
qu'il désigne cette Amélie.

«--Si cette infraction à mon arrêt ne vous compromet pas, Monsieur,
répondis-je, et que je puisse être utile à cette dame qu'on dit malade de
tristesse et d'ennui...

«--_Broum! broum!_ Vous prenez donc les choses au pied de la lettre, vous?
vous êtes encore bonne enfant! C'est ce vieux cuistre de Schwartz qui vous
aura fait peur de la consigne. La consigne! est-ce que ce n'est pas là une
chimère? c'est bon pour les portiers, pour les guichetiers; mais nous
autres officiers (et en disant ce mot, le Mayer se rengorgea comme un
homme qui n'est pas encore habitué à porter un titre aussi honorable),
nous fermons les yeux sur les infractions innocentes. Le roi lui-même les
fermerait, s'il était à notre place. Tenez, quand vous voudrez obtenir
quelque chose, Mademoiselle, ne vous adressez qu'à moi, et je vous promets
que vous ne serez pas contrariée et opprimée inutilement. Je suis
naturellement indulgent et humain, moi, Dieu m'a fait comme cela; et puis
j'aime la musique... Si vous voulez me chanter quelque chose de temps en
temps, le soir, par exemple, je viendrai vous écouter d'ici, et avec cela
vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

«--J'abuserai le moins possible de votre obligeance, monsieur Mayer.

«--Mayer! s'écria l'adjudant en interrompant avec brusquerie le _broum...
broum..._ qui voltigeait encore sur ses lèvres noires et gercées. Pourquoi
m'appelez-vous Mayer! Je ne m'appelle pas Mayer. Où diable avez-vous péché
ce nom de Mayer?

«--C'est une distraction, monsieur l'adjudant, répondis-je, je vous en
demande pardon... J'ai eu un maître de chant qui s'appelait ainsi, et j'ai
pensé à lui toute la matinée.

«--Un maître de chant? ce n'est pas moi. Il y a beaucoup de Mayer en
Allemagne. Mon nom est Nanteuil. Je suis d'origine française!

«--Eh bien, monsieur l'officier, comment m'annoncerai-je à cette dame?
Elle ne me connaît pas, et refusera peut-être ma visite, comme tout à
l'heure j'ai failli refuser de la connaître. On devient si sauvage quand
on vit seul!

«--Oh! quelle qu'elle soit, cette belle dame sera charmée de trouver à qui
parler, je vous en réponds. Voulez-vous lui écrire un mot?

«--Mais je n'ai pas de quoi écrire.

«--C'est impossible; vous n'avez donc pas le sou?

«--Quand j'aurais de l'argent, M. Schwartz est incorruptible; et,
d'ailleurs, je ne sais pas corrompre.

«--Eh bien, tenez, je vous conduirai ce soir au n° 2 moi-même... après,
toutefois, que vous m'aurez chanté quelque chose.»

«Je fus effrayée de l'idée que M. Mayer, ou M. Nanteuil, comme il lui
plaît de s'appeler maintenant, voulait peut-être s'introduire dans ma
chambre, et j'allais refuser, lorsqu'il me fit mieux comprendre ses
intentions, soit qu'il n'eût pas songé à m'honorer de sa visite, soit
qu'il lût mon épouvante et ma répugnance sur ma figure.

«--Je vous écouterai de la plate-forme qui domine la tourelle que vous
habitez, dit-il. La voix monte, et j'entendrai fort bien. Puis, je vous
ferai ouvrir les portes et conduire par une femme. Je ne vous verrai pas.
Il ne serait pas convenable, au fait, que j'eusse l'air de vous pousser
moi-même à la désobéissance, quoique après tout, _broum... broum_... en
pareille occasion, il y ait un moyen bien simple de se tirer d'affaire...
On fait sauter la tête de la prisonnière n° 3, d'un coup de pistolet, et
on dit qu'on l'a surprise en flagrant délit de tentative d'évasion. Eh!
eh! l'idée est drôle, n'est-ce pas? En prison, il faut toujours avoir des
idées riantes. Votre serviteur très-humble, mademoiselle Porporina, à ce
soir.»

«Je me perdais en commentaires sur l'obligeance prévenante de ce misérable,
et, malgré moi, j'avais une peur affreuse de lui. Je ne pouvais croire
qu'une âme si étroite et si basse aimât la musique au point de n'agir
ainsi que pour le plaisir de m'entendre. Je supposais que la prisonnière
en question n'était autre que la princesse de Prusse, et que, par l'ordre
du roi, on me ménageait une entrevue avec elle, afin de nous épier et de
surprendre les secrets d'État dont on croit qu'elle m'a fait la
confidence. Dans cette pensée, je redoutais l'entrevue autant que je la
désirais; car j'ignore absolument ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette
prétendue conspiration dont on m'accuse d'être complice.

«Néanmoins, regardant comme de mon devoir de tout braver pour porter
quelque secours moral à une compagne d'infortune, quelle qu'elle fût, je
me mis à chanter à l'heure dite, pour les oreilles de fer-blanc de
monsieur l'adjudant. Je chantai bien pauvrement: l'auditoire ne
m'inspirait guère; j'avais encore un peu de fièvre, et d'ailleurs je
sentais bien qu'il ne m'écoutait que pour la forme; peut-être même ne
m'écoutait-il pas du tout. Quand onze heures sonnèrent, je fus prise d'une
terreur assez puérile. Je m'imaginai que M. Mayer avait reçu l'ordre
secret de se débarrasser de moi, et qu'il allait me tuer tout de bon,
comme il me l'avait prédit sous forme d'agréable plaisanterie, aussitôt
que je ferais un pas hors de ma cellule. Lorsque ma porte s'ouvrit, je
tremblais de tous mes membres. Une vieille femme, fort malpropre et fort
laide (beaucoup plus laide et plus malpropre encore que madame Schwartz),
me fit signe de la suivre, et monta devant moi un escalier étroit et raide
pratiqué dans l'intérieur du mur. Quand nous fûmes en haut, je me trouvai
sur la plate-forme de la tour, à trente pieds environ au-dessus de
l'esplanade où je me promène dans la journée, et à quatre-vingts ou cent
pieds au-dessus du fossé qui baigne toute cette portion des bâtiments sur
une assez longue étendue. L'affreuse vieille qui me guidait me dit de
l'attendre là un instant, et disparut je ne sais par où. Mes inquiétudes
s'étaient dissipées, et j'éprouvais un tel bien-être à me trouver dans un
air pur, par un clair de lune magnifique, et à une élévation considérable
qui me permettait de contempler enfin un vaste horizon, que je ne
m'inquiétai pas de la solitude où on me laissait. Les grandes eaux mortes
où la citadelle enfonce ses ombres noires et immobiles, les arbres et les
terres que je voyais vaguement au loin sur le rivage, l'immensité du ciel,
et jusqu'au libre vol des chauves-souris errantes dans la nuit, mon Dieu!
que tout cela me semblait grand et majestueux, après deux mois passés à
contempler des pans de mur et à compter les rares étoiles qui passent dans
l'étroite zone de firmament qu'on aperçoit de ma cellule! Mais je n'eus
pas le loisir d'en jouir longtemps. Un bruit de pas m'obligea de me
retourner, et toutes mes terreurs se réveillèrent lorsque je me vis face à
face avec M. Mayer.

«--Signora, me dit-il, je suis désespéré d'avoir à vous apprendre que vous
ne pouvez pas voir la prisonnière numéro 2, du moins quant à présent.
C'est une personne fort capricieuse, à ce qu'il me paraît. Hier, elle
montrait le plus grand désir d'avoir de la société; mais tout à l'heure,
je viens de lui proposer la vôtre, et voici ce qu'elle m'a répondu: «La
prisonnière numéro 3, celle qui chante dans la tour, et que j'entends tous
les soirs? Oh! je connais bien sa voix, et vous n'avez pas besoin de me
dire son nom. Je vous suis infiniment obligée de la compagne que vous
voulez me donner. J'aimerais mieux ne revoir jamais âme vivante que de
subir la vue de cette malheureuse créature. Elle est la cause de tous mes
maux, et fasse le ciel qu'elle les expie aussi durement que j'expie
moi-même l'amitié imprudente que j'ai eue pour elle!» Voilà, Signora,
l'opinion de ladite dame sur votre compte. Reste à savoir si elle est
méritée ou non; cela regarde, comme on dit, le tribunal de votre
conscience. Quant à moi, je ne m'en mêle pas, et je suis prêt à vous
reconduire chez vous quand bon semblera.

«--Tout de suite, Monsieur, répondis-je, extrêmement mortifiée d'avoir été
accusée de trahison devant un misérable de l'espèce de celui-là, et
ressentant au fond du cœur beaucoup d'amertume contre celle des deux
Amélie qui me témoigne tant d'injustice ou d'ingratitude.

«--Je ne vous presse pas à ce point, reprit le nouvel adjudant. Vous me
paraissez prendre plaisir à regarder la lune. Regardez-la donc tout à
votre aise. Cela ne coûte rien, et ne fait de tort à personne.»

«J'eus l'imprudence de profiter encore un instant de la condescendance de
ce drôle. Je ne pouvais pas me décider à m'arracher si vite au beau
spectacle dont j'allais être privée peut-être pour toujours; et malgré moi,
le Mayer me faisait l'effet d'un méchant laquais trop honoré d'attendre
mes ordres. Il profita de mon mépris pour s'enhardir à vouloir faire la
conversation.

«--Savez-vous, Signora, me dit-il, que vous chantez diablement bien? Je
n'ai rien entendu de plus fort en Italie, où j'ai pourtant suivi les
meilleurs théâtres et passé en revue les premiers artistes. Où avez-vous
débuté? Depuis combien de temps courez-vous le pays? Vous avez beaucoup
voyagé?»

«Et comme je feignais de ne pas entendre ses interrogations, il ajouta
sans se décourager:

«--Vous voyagez quelquefois à pied, habillée en homme?»

«Cette demande me fit tressaillir, et je me hâtai de répondre
négativement. Mais il ajouta:

«--Allons! vous ne voulez pas en convenir; mais moi, je n'oublie rien, et
j'ai bien retrouvé dans ma mémoire une plaisante aventure que vous ne
pouvez pas avoir oubliée non plus.

«--Je ne sais de quoi vous voulez parler, Monsieur, repris-je en quittant
les créneaux de la tour pour reprendre le chemin de ma cellule.

«--Un instant, un instant! dit Mayer. Votre clef est dans ma poche, et
vous ne pouvez pas rentrer comme cela sans que je vous reconduise.
Permettez-moi donc, _ma belle enfant_, de vous dire deux mots...

«--Pas un de plus, Monsieur; je désire rentrer chez moi, et je regrette
d'en être sortie.

«--Pardine! vous faites bien la mijaurée! comme si on ne savait pas un peu
de vos aventures! Vous pensiez donc que j'étais assez simple pour ne pas
vous reconnaître quand vous arpentiez le Boehmer-Wald avec un petit brun
pas trop mal tourné? À d'autres! J'enlevais bien le jouvenceau pour les
armées du roi de Prusse; mais la jouvencelle n'eût pas été pour son nez;
oui-dà! quoiqu'on dise que vous avez été de son goût, et que c'est pour
avoir essayé de vous en vanter que vous êtes venue ici! Que voulez-vous?
La fortune a des caprices contre lesquels il est fort inutile de regimber.
Vous voilà tombée de bien haut! mais je vous conseille de ne pas faire la
fière et de vous contenter de ce qui se présente. Je ne suis qu'un petit
officier de place, mais je suis plus puissant ici qu'un roi que personne
ne connaît et que personne ne craint, parce qu'il y commande de trop haut
et de trop loin pour y être obéi. Vous voyez bien que j'ai le pouvoir
d'éluder la consigne et d'adoucir vos arrêts. Ne soyez pas ingrate, et
vous verrez que la protection d'un adjudant vaut à Spandaw autant que
celle d'un roi à Berlin. Vous m'entendez? Ne courez pas, ne criez pas, ne
faites pas de folies. Ce serait du scandale en pure perte; je dirai ce que
je voudrai, et vous, on ne vous croira pas. Allons, je ne veux pas vous
effrayer. Je suis d'un naturel doux et compatissant. Seulement, faites vos
réflexions; et quand je vous reverrai, rappelez-vous que je puis disposer
de votre sort, vous jeter dans un cachot, ou vous entourer de distractions
et d'amusements, vous faire mourir de faim sans qu'on m'en demande compte,
ou vous faire évader sans qu'on me soupçonne; réfléchissez, vous dis-je,
je vous en laisse le temps...» Et comme je ne répondais pas, atterrée que
j'étais de ne pouvoir me soustraire à l'outrage de pareilles prétentions
et à l'humiliation cruelle de les entendre exprimer, cet odieux homme
ajouta, croyant sans doute que j'hésitais: «Et pourquoi ne vous
prononceriez-vous pas tout de suite? Faut-il vingt-quatre heures pour
reconnaître le seul parti raisonnable qu'il y ait à prendre, et pour
répondre à l'amour d'un galant homme, encore jeune, et assez riche pour
vous faire habiter, en pays étranger, une plus jolie résidence que ce
vilain château-fort?»

«En parlant ainsi, l'ignoble recruteur se rapprochait de moi, et faisait
mine, avec son air à la fois gauche et impudent, de vouloir me barrer le
passage et me prendre les mains. Je courus vers les créneaux de la tour,
bien déterminée à me précipiter dans le fossé, plutôt que de me laisser
souiller par la moins significative de ses caresses. Mais en ce moment un
spectacle bizarre frappa mes yeux, et je me hâtai d'attirer l'attention de
l'adjudant sur cet objet, afin de la détourner de moi. Ce fut mon salut,
mais hélas! il a failli en coûter la vie à un être qui vaut peut-être
mieux que moi!

«Sur le rempart élevé qui borde l'autre rive du fossé, en face de
l'esplanade, une figure, qui paraissait gigantesque, courait ou plutôt
voltigeait sur le parapet avec une rapidité et une adresse qui tenaient du
prodige. Arrivé à l'extrémité de ce rempart, qui est flanqué d'une tour à
chaque bout, le fantôme s'élança sur le toit de la tour, qui se trouvait
de niveau avec la balustrade, et gravissant ce cône escarpé avec la
légèreté d'un chat, parut se perdre dans les airs.

«--Que diable est-ce là? s'écria l'adjudant, oubliant son rôle de galant
pour reprendre ses soucis de geôlier.

Un prisonnier qui s'évade, le diable m'emporte! Et la sentinelle endormie,
par le corps de Dieu! Sentinelle! cria-t-il d'une voix de Stentor, prenez
garde à vous! alerte, alerte! Et, courant vers un créneau où est suspendue
une cloche d'avertissement, il la mit en mouvement avec une vigueur digne
d'un aussi remarquable professeur de musique infernale. Je n'ai rien
entendu de plus lugubre que ce tocsin interrompant de son timbre mordant
et âpre l'auguste silence de la nuit. C'était le cri sauvage de la
violence et de la brutalité, troublant l'harmonie des libres respirations
de l'onde et de la brise. En un instant, tout fut en émoi dans la prison.
J'entendis le bruit sinistre des fusils agités dans la main des
sentinelles, qui faisaient claquer la batterie et couchaient en joue, au
hasard, le premier objet qui se présenterait. L'esplanade s'illumina d'une
lueur rouge qui fit pâlir les beaux reflets azurés de la lune. C'était M.
Schwartz qui allumait un fanal. Des signaux se répondirent d'un rempart à
l'autre, et les échos se les renvoyèrent d'une voix plaintive et
affaiblie. Le canon d'alarme vint bientôt jeter sa note terrible et
solennelle dans cette diabolique symphonie. Des pas lourds retentissaient
sur les dalles. Je ne voyais rien; mais j'entendais tous ces bruits, et
mon cœur était serré d'épouvante. Mayer m'avait quittée avec
précipitation; mais je ne songeais pas à me réjouir d'en être délivrée: je
me reprochais amèrement de lui avoir signalé, sans savoir de quoi il
s'agissait, l'évasion de quelque malheureux prisonnier. J'attendais,
glacée de terreur, la fin de l'aventure, frémissant à chaque coup de fusil
tiré par intervalles, écoutant avec anxiété si les cris du fugitif blessé
ne m'annonceraient pas son désastre.

«Tout cela dura plus d'une heure; et, grâce au ciel, le fugitif ne fut ni
aperçu ni atteint. Pour m'en assurer, j'avais été rejoindre les Schwartz
sur l'esplanade. Ils étaient tellement troublés et agités eux-mêmes,
qu'ils ne songèrent pas à s'étonner de me voir hors de ma cellule, au
milieu de la nuit. Peut-être aussi avaient-ils été d'accord avec Mayer
pour m'en laisser sortir cette nuit-là. Schwartz, après avoir couru comme
un fou et s'être assuré qu'aucun des captifs confiés à sa garde ne lui
manquait, commençait à se tranquilliser un peu; mais sa femme et lui
étaient frappés d'une consternation douloureuse, comme si le salut d'un
homme était, à leurs yeux, une calamité publique et privée, un énorme
attentat contre la justice céleste. Les autres guichetiers, les soldats
qui allaient et venaient tout effarés, échangeaient avec eux des paroles
qui exprimaient le même désespoir, la même terreur: à leurs yeux, c'est
apparemment le plus noir des crimes que la tentative d'une évasion. Ô Dieu
de bonté! qu'ils me parurent affreux, ces mercenaires dévoués au barbare
emploi de priver leurs semblables du droit sacré d'être libres! Mais tout
à coup il sembla que la suprême équité eût résolu d'infliger un châtiment
exemplaire à mes deux gardiens. Madame Schwartz, étant rentrée un instant
dans son bouge, en ressortit avec de grands cris:

«--Gottlieb! Gottlieb! disait-elle d'une voix étouffée. Arrêtez! ne tirez
pas, ne tuez pas mon fils! c'est lui; bien certainement c'est lui!»

«Au milieu de l'agitation des deux Schwartz, je compris, par leurs
discours entrecoupés, que Gottlieb ne se trouvait ni dans son lit, ni dans
aucun coin de leur demeure, et que probablement il avait repris, sans
qu'on s'en aperçût, ses anciennes habitudes de courir, en dormant, sur les
toits. Gottlieb était somnambule!

«Aussitôt que cet avis eut circulé dans la citadelle, l'émotion se calma
peu à peu. Chaque geôlier avait eu le temps de faire sa ronde et de
constater qu'aucun prisonnier n'avait disparu. Chacun retournait à son
poste avec insouciance. Les officiers étaient enchantés de ce dénouement;
les soldats riaient de leur alarme; madame Schwartz, hors d'elle-même,
courait de tous côtés, et son mari explorait tristement le fossé,
craignant que la commotion des coups de canon et de la fusillade n'y eût
fait tomber le pauvre Gottlieb, réveillé en sursaut dans sa course
périlleuse. Je le suivis dans cette exploration. Le moment eût été bon,
peut-être, pour tenter de m'évader moi-même; car il me sembla voir des
portes ouvertes et des gens distraits; mais je ne m'arrêtai pas à cette
pensée, absorbée que j'étais par celle de retrouver le pauvre malade qui
m'a témoigné tant d'affection.

«Cependant M. Schwartz, qui ne perd jamais tout à fait la tête, voyant
poindre le jour, me pria de retourner chez moi, vu qu'il était tout à fait
contraire à sa consigne de me laisser errer ainsi à des heures indues. Il
me reconduisit, afin de me renfermer à clef; mais le premier objet qui
frappa mes regards en rentrant dans ma chambre fut Gottlieb, paisiblement
endormi sur mon fauteuil. Il avait eu le bonheur de se réfugier là avant
que l'alarme fût tout à fait répandue dans la forteresse, ou bien son
sommeil avait été si profond et sa course si agile, qu'il avait pu
échapper à tous les dangers. Je recommandai à son père de ne pas
l'éveiller brusquement, et promis de veiller sur lui jusqu'à ce que madame
Schwartz fût avertie de cette heureuse nouvelle.

«Lorsque je fus seule avec Gottlieb, je posai doucement la main sur son
épaule, et lui parlant à voix basse, j'essayai de l'interroger. J'avais
ouï dire que les somnambules peuvent se mettre en rapport avec des
personnes amies et leur répondre avec lucidité. Mon essai réussit à
merveille.

«--Gottlieb, lui dis-je, où as-tu donc été cette nuit?

«--Cette nuit? répondit-il; il fait déjà nuit? Je croyais voir briller le
soleil du matin sur les toits.

«--Tu as donc été sur les toits?

«--Sans doute. Le rouge-gorge, ce bon petit ange, est venu m'appeler à ma
fenêtre; je me suis envolé avec lui, et nous avons été bien haut, bien
loin dans le ciel, tout près des étoiles, et presque dans la demeure des
anges. Nous avons bien, en partant, rencontré Belzébuth qui courait sur
les toitures et sur les parapets pour nous attraper. Mais il ne peut pas
voler, lui! parce que Dieu le condamne à une longue pénitence, et il
regarde voler les anges et les oiseaux sans pouvoir les atteindre.

«--Et après avoir couru dans les nuages, tu es redescendu ici, pourtant?

«--Le rouge-gorge m'a dit: Allons voir ma sœur qui est malade, et je suis
revenu avec lui te trouver dans ta cellule.

«--Tu pouvais donc entrer dans ma cellule, Gottlieb?

«--Sans doute, j'y suis venu plusieurs fois te veiller depuis que tu es
malade. Le rouge-gorge vole les clefs sous le chevet de ma mère, et
Belzébuth a beau faire, il ne peut pas la réveiller une fois que l'ange
l'a endormie, en voltigeant invisible autour de sa tête.

«--Qui t'a donc enseigné à connaître si bien les anges et les démons?

«--C'est mon maître! répondit le somnambule avec un sourire enfantin où se
peignit un naïf enthousiasme.

«--Et qui est ton maître? lui demandai-je.

«--Dieu, d'abord, et puis... le sublime cordonnier!

«--Comment l'appelles-tu, ce sublime cordonnier?

«--Oh! c'est un grand nom! mais il ne faut pas le dire, vois-tu; c'est un
nom que ma mère ne connaît pas. Elle ne sait pas que j'ai deux livres dans
le trou de la cheminée. Un que je ne lis pas, et un autre que je dévore
depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le
livre de la vérité, le salut et la lumière de l'âme.

«--Et qui a fait ce livre?

«--Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Boehm!»

«Ici nous fûmes interrompus par l'arrivée de madame Schwartz, que j'eus
bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour
l'embrasser. Cette femme adore sa progéniture: que ses péchés lui soient
remis! Elle voulut lui parler; mais Gottlieb ne l'entendit pas, et je pus,
seule, le déterminer à retourner à son lit, où l'on m'a assuré ce matin
qu'il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s'est aperçu de rien,
quoique son étrange maladie et l'alerte de cette nuit fassent aujourd'hui
la nouvelle de tout Spandaw.

«Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d'une demi-liberté
bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d'en ressortir à pareil
prix. Pourtant j'aurais pu m'échapper peut-être!... Je ne songerai plus
qu'à cela maintenant que je me sens ici sous la main d'un scélérat, et
menacée de dangers pires que la mort, pires qu'une éternelle souffrance.
J'y vais penser sérieusement désormais, et qui sait? j'y parviendrai
peut-être! On dit qu'une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon
Dieu, protégez-moi!»

Le 5 mai.--«Depuis ces derniers événements, j'ai vécu assez tranquille.
J'en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur,
et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour
des années écoulées sans désastre. Il est certain qu'il faut connaître le
malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l'on vit
ordinairement. Je me reproche aujourd'hui d'avoir laissé passer tant de
beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans
bénir la Providence qui me les accordait. Je ne me suis point assez dit,
dans ce temps-là, que je ne les méritais pas, et c'est pour cela, sans
doute, que je mérite un peu les maux dont je suis accablée aujourd'hui.

«Je n'ai pas revu cet odieux recruteur, devenu pour moi plus effrayant
qu'il ne le fut sur les bords de la Moldaw, alors que je le prenais tout
simplement pour un ogre, mangeur d'enfants. Aujourd'hui je vois en lui un
persécuteur plus abominable et plus dangereux encore. Quand je songe aux
prétentions révoltantes de ce misérable, à l'autorité qu'il exerce autour
de moi, à la facilité qu'il peut avoir de s'introduire la nuit dans ma
cellule, sans que les Schwartz, animaux serviles et cupides, voulussent
peut-être me protéger contre lui, je me sens mourir de honte et de
désespoir... Je regarde ces barreaux impitoyables qui ne me permettraient
pas de m'élancer par la fenêtre. Je ne puis me procurer de poison, je n'ai
pas même une arme pour m'ouvrir la poitrine... Cependant j'ai quelques
motifs d'espoir et de confiance que je me plais à invoquer dans ma pensée,
car je ne veux pas me laisser affaiblir par la peur. D'abord Schwartz
n'aime pas l'adjudant, qui, à ce que j'ai pu comprendre, exploite avant
lui les besoins et les désirs de ses prisonniers, en leur vendant, au
grand préjudice de Schwartz, qui voudrait en avoir le monopole, un peu
d'air, un rayon de soleil, un morceau de pain en sus de la ration, et
autres munificences du régime de la prison. Ensuite ces Schwartz, la femme
surtout, commencent à avoir de l'amitié pour moi, à cause de celle que me
porte Gottlieb, et à cause de l'influence salutaire qu'ils disent que j'ai
sur son esprit. Si j'étais menacée, ils ne viendraient peut-être pas à mon
secours; mais dès que je le serais sérieusement, je pourrais faire
parvenir par eux mes plaintes au commandant de place. C'est un homme qui
m'a paru doux et humain la seule fois que je l'ai vu... Gottlieb,
d'ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien
expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout
prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j'hésite à
demander secours avant le péril; car mon ennemi, s'il cesse de me
tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j'aurais
eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu'il en soit, je ne
dors que d'un œil, et j'exerce mes forces musculaires pour un pugilat,
s'il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les
barreaux de fer de ma fenêtre, j'endurcis mes mains en frappant contre les
murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou
désespérée. Je m'y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et j'ai
découvert que ma force physique était bien plus grande que je ne le
supposais. Dans l'état de sécurité où la vie ordinaire s'écoule, nous
n'interrogeons pas nos moyens de défense, nous ne les connaissons pas. En
me sentant forte, je me sens devenir brave, et ma confiance en Dieu
s'accroît de mes efforts pour seconder sa protection. Je me rappelle
souvent, ces beaux vers que le Porpora m'a dit avoir lus sur les murs d'un
cachot de l'inquisition à Venise:

         Di che mi fido, mi guarda Iddio;
         Di che non mi fido, mi guardero Io[9].

[Note 9: Que Dieu me préserve de ceux auxquels je me fie!
         Je me garderai, moi, de ceux dont je me méfie.»]

Plus heureuse que l'infortuné qui traça cette sombre invocation, je puis,
du moins, me fier sans restriction à la chasteté et au dévouement de ce
pauvre exalté de Gottlieb. Ses accès de somnambulisme n'ont pas reparu; sa
mère le surveille d'ailleurs assidûment. Dans le jour, il vient causer
avec moi dans ma chambre. Je n'ai pas voulu descendre sur l'esplanade
depuis que j'y ai rencontré Mayer.

«Gottlieb m'a expliqué ses idées religieuses. Elles m'ont paru fort belles,
quoique souvent bizarres, et j'ai voulu lire sa théologie de Boehm,
puisque décidément il est Boehmiste, afin de savoir ce qu'il ajoutait de
son cru aux rêveries enthousiastes de l'illustre cordonnier. Il m'a prêté
ce livre précieux, et je m'y suis plongée à mes risques et périls. Je
comprends maintenant comment cette lecture a troublé un esprit simple qui
a pris au pied de la lettre les symboles d'un mystique un peu fou
lui-même. Je ne me pique pas de les bien comprendre et de les bien
expliquer; mais il me semble voir là un rayon de haute divination
religieuse et l'inspiration d'une généreuse poésie. Ce qui m'a le plus
frappée, c'est sa théorie sur le diable. «Dans le combat avec le Lucifer,
Dieu ne l'a pas détruit. Homme aveugle, vous n'en voyez pas la raison.
C'est que Dieu combattait contre Dieu. C'était la lutte d'une portion de
la divinité contre l'autre.» Je me rappelle qu'Albert expliquait à peu
près de même le règne terrestre et transitoire du principe du mal, et que
le chapelain de Riesenburg l'écoutait avec horreur, et traitait cette
croyance de _manichéisme_. Albert prétendait que notre christianisme était
un manichéisme plus complet et plus superstitieux que le sien, puisqu'il
consacrait l'éternité du principe du mal, tandis que, dans son système, il
admettait la réhabilitation du mauvais principe, c'est-à-dire la
conversion et la réconciliation. Le mal, suivant Albert, n'était que
l'erreur, et la lumière divine devait un jour dissiper l'erreur et faire
cesser le mal. J'avoue, mes amis, dussé-je vous sembler très-hérétique,
que cette éternelle condamnation de Satan à susciter le mal, à l'aimer, et
à fermer les yeux à la vérité, me paraissait aussi et me paraît toujours
une idée impie.

«Enfin, Jacques Boehm me semble millénaire, c'est-à-dire partisan de la
résurrection des justes et de leur séjour avec Jésus-Christ, sur une
nouvelle terre, née de la dissolution de celle-ci, pendant mille ans d'un
bonheur sans nuage et d'une sagesse sans voile; après quoi viendra la
réunion complète des âmes avec Dieu, et les récompenses de l'éternité,
plus parfaites encore que le _millenium_. Je me souviens bien d'avoir
entendu expliquer ce symbole par le comte Albert, lorsqu'il me racontait
l'histoire orageuse de sa vieille Bohême, et de ses chers Taborites,
lesquels étaient imbus de ces croyances renouvelées des premiers temps du
christianisme. Albert croyait à tout cela dans un sens moins matériel, et
sans se prononcer sur la durée de la résurrection ni sur le chiffre de
l'âge futur du monde. Mais il pressentait et voyait prophétiquement une
prochaine dissolution de la société humaine, devant faire place à une ère
de rénovation sublime; et Albert ne doutait pas que son âme, sortant des
passagères étreintes de la mort, pour recommencer ici-bas une nouvelle
série d'existences, ne fût appelée à contempler cette rémunération
providentielle et ces jours, tour à tour terribles et magnifiques, promis
aux efforts de la race humaine. Cette foi magnanime qui semblait
monstrueuse aux orthodoxes de Riesenburg, et qui a passé en moi après
m'avoir semblé d'abord si nouvelle et si étrange, c'est une foi de tous
les temps et de tous les peuples; et, malgré les efforts de l'Église
romaine pour l'étouffer, ou malgré son impuissance pour l'éclaircir et la
purifier du sens matériel et superstitieux, je vois bien qu'elle a rempli
et enthousiasmé beaucoup d'âmes ardemment pieuses. On dit même que de
grands saints l'ont eue. Je m'y livre donc sans remords et sans effroi,
certaine qu'une idée adoptée par Albert ne peut être qu'une idée grande.
Elle me sourit, d'ailleurs, et répand toute une poésie céleste sur la
pensée que je me fais de la mort et des souffrances qui en rapprocheront
sans doute le terme pour moi. Ce Jacques Boehm me plaît. Ce disciple qui
est là dans la sale cuisine des Schwartz, occupé de rêveries sublimes et
entouré de visions célestes, tandis que ses parents pétrissent, trafiquent
et s'abrutissent, me parait bien pur et bien touchant, avec son livre
qu'il sait par cœur sans le bien comprendre, et son soulier qu'il a
entrepris pour modeler sa vie sur celle de son maître, sans pouvoir en
venir à bout. Infirme de corps et d'esprit, mais naïf, candide, et de
mœurs angéliques! Pauvre Gottlieb, destiné sans doute à te briser en
tombant du haut d'un rempart dans ton vol imaginaire à travers les cieux,
ou à succomber sous le poids d'infirmités prématurées! tu auras passé sur
la terre comme un saint méconnu, comme un ange exilé, sans avoir compris
le mal, sans avoir connu le bonheur, sans avoir seulement senti la chaleur
du soleil qui éclaire le monde, à force de contempler le soleil mystique
qui brille dans ta pensée! Personne ne t'aura connu, personne ne t'aura
plaint et admiré comme tu le mérites! Et moi qui, seule, ai surpris le
secret de tes méditations, moi qui, en comprenant aussi le beau idéal,
aurais eu des forces pour le chercher et le réaliser dans ma vie, je
mourrai comme toi dans la fleur de ma jeunesse, sans avoir agi, sans avoir
vécu. Il y a dans les fentes de ces murailles qui nous abritent et nous
dévorent tous les deux, de pauvres petites plantes que le vent brise et
que le soleil ne colore jamais. Elles s'y dessèchent sans fleurir et sans
fructifier. Cependant elles semblent s'y renouveler; mais ce sont des
semences lointaines que la brise apporte aux mêmes lieux, et qui essaient
de croître et de vivre sur les débris des anciennes. Ainsi végètent les
captifs, ainsi se repeuplent les prisons?

«Mais n'est-il pas étrange que je me trouve ici avec un extatique d'un
ordre inférieur à celui d'Albert, mais attaché comme lui à une religion
secrète, à une croyance raillée, persécutée ou méprisée? Gottlieb assure
qu'il y a beaucoup d'autres Boehmistes que lui dans ce pays, que plusieurs
cordonniers professent sa doctrine ouvertement, et que le fond de cette
doctrine est implanté de tout temps dans les âmes populaires de nombreux
philosophes et prophètes inconnus, qui ont jadis fanatisé la Bohême, et
qui, aujourd'hui, couvent un feu sacré sous la cendre dans toute
l'Allemagne. Je me souviens, en effet, des ardents cordonniers hussites
dont Albert me racontait les prédications audacieuses et les exploits
terribles au temps de Jean Ziska. Le nom même de Jacques Boehm atteste
cette origine glorieuse. Moi, je ne sais pas bien ce qui se passe dans ces
cerveaux contemplatifs de la patiente Germanie. Ma vie bruyante et
dissipée m'éloignait d'un pareil examen. Mais Gottlieb et Zdenko
fussent-ils les derniers disciples de la religion mystérieuse qu'Albert
conservait comme un précieux talisman, je n'en sens pas moins que cette
religion est la mienne, puisqu'elle proclame la future égalité entre tous
les hommes et la future manifestation de la justice et de la bonté de Dieu
sur la terre. Oh oui! il faut que je croie à ce règne de Dieu annoncé aux
hommes par le Christ; il faut que je compte sur un bouleversement de ces
iniques monarchies et de ces impures sociétés pour ne pas douter de la
Providence en me voyant ici!

«De la prisonnière n° 2, aucune nouvelle. Si Mayer ne m'a pas fait un
mensonge impudent en me rapportant ses paroles, c'est Amélie de Prusse qui
m'accuse ainsi de trahison. Que Dieu lui pardonne de douter de moi, qui
n'ai pas douté d'elle, malgré les mêmes accusations sur son compte! Je ne
veux plus faire de démarches pour la voir. En cherchant à me justifier, je
pourrais la compromettre encore, comme je l'ai fait déjà sans savoir
comment.

«Mon rouge-gorge me tient fidèle compagnie. En voyant Gottlieb sans son
chat dans ma cellule, il s'est familiarisé, avec lui, et le pauvre
Gottlieb achève d'en devenir fou d'orgueil et de joie. Il l'appelle
seigneur, et ne se permet pas de le tutoyer. C'est avec le plus profond
respect et une sorte de tremblement religieux qu'il lui présente sa
nourriture. Je fais de vains efforts pour lui persuader que ce n'est qu'un
oiseau comme les autres; je ne lui ôterai pas l'idée que c'est un esprit
céleste qui a pris cette forme. Je tâche de le distraire en lui donnant
quelques notions de musique, et véritablement il a, j'en suis certaine,
une très-belle intelligence musicale. Ses parents sont enchantés de mes
soins, et ils m'ont offert de mettre une épinette dans une de leurs
chambres où je pourrai donner des leçons à leur fils et travailler pour
mon compte. Mais cette proposition qui m'eût comblée de joie il y a
quelques jours, je n'ose l'accepter. Je n'ose même plus chanter dans ma
cellule, tant je crains d'attirer par ici ce mélomane grossier, cet
ex-professeur de trompette que Dieu confonde!»

Le 10 mai.--«Depuis longtemps je me demandais ce qu'étaient devenus ces
amis inconnus, ces protecteurs merveilleux dont le comte de Saint-Germain
m'avait annoncé l'intervention dans mes affaires, et qui ne s'en sont
mêlés apparemment que pour hâter les désastres dont me menaçait la
bienveillance royale. Si c'étaient là les conspirateurs dont je partage le
châtiment, ils ont été tous dispersés et abattus, pensais-je, en même
temps que moi, ou bien ils m'ont abandonnée sur mon refus de m'échapper
des griffes de M. Buddenbrock, le jour où j'ai été transférée de Berlin à
Spandaw. Eh bien, les voilà qui reparaissent, et ils ont pris Gottlieb
pour leur émissaire. Les téméraires! puissent-ils ne pas attirer sur la
tête de cet innocent les mêmes maux que sur la mienne!

«Ce matin Gottlieb m'a apporté furtivement un billet ainsi conçu:

«Nous travaillons à ta délivrance; le moment approche. Mais un nouveau
danger te menace, qui retarderait le succès de notre entreprise. Méfie-toi
de quiconque te pousserait à la fuite avant que nous t'ayons donné des
avis certains et des détails précis. On te tend un piège. Sois sur tes
gardes et persévère dans ta force.

«Tes frères:

«_Les Invisibles_.»

«Ce billet est tombé aux pieds de Gottlieb comme il traversait ce matin
une des cours de la prison. Il croit fermement, lui, que cela est tombé du
ciel et que le rouge-gorge s'en est mêlé. En le faisant causer, sans trop
chercher à contrarier ses idées féeriques, j'ai pourtant appris des choses
étranges, qui ont peut-être un fond de vérité. Je lui ai demandé s'il
savait ce que c'était que les _Invisibles_.

«--Nul ne le sait, m'a-t-il répondu, bien que tout le monde feigne de le
savoir.

«--Comment, Gottlieb, tu as donc entendu parler de gens qu'on appelle
ainsi?

«--Dans le temps que j'étais en apprentissage chez le maître cordonnier de
la ville, j'ai entendu beaucoup de choses là-dessus.

«--On en parle donc? le peuple les connaît?

«--Voici comment cela est venu à mes oreilles, et, de toutes les paroles
que j'ai entendues, celles-là sont du petit nombre qui valent la peine
d'être écoutées et retenues. Un pauvre ouvrier de nos camarades s'était
blessé la main si grièvement, qu'il était question de la lui couper. Il
était l'unique soutien d'une nombreuse famille qu'il avait assistée
jusque-là avec beaucoup de courage et d'amour. Il venait nous voir avec sa
main empaquetée, et, tristement, il nous disait en nous regardant
travailler: «Vous êtes bien heureux, vous autres, d'avoir les mains
libres! Pour moi, il faudra bientôt, je pense, que j'aille à l'hôpital et
que ma vieille mère demande l'aumône pour que mes petits frères et mes
petites sœurs ne meurent pas de faim.» On proposa une collecte; mais nous
étions tous si pauvres, et moi, quoique né de parents riches, j'avais si
peu d'argent à ma disposition, que nous ne réunîmes pas de quoi assister
convenablement notre pauvre camarade. Chacun ayant vidé sa poche, chercha
dans sa cervelle un moyen de tirer Franz de ce mauvais pas. Mais nul n'en
trouvait, car Franz avait frappé à toutes les portes, et il avait été
repoussé de partout. On dit que le roi est très-riche et que son père lui
a laissé un gros trésor. Mais on dit aussi qu'il l'emploie à équiper des
soldats; et comme c'était le temps de la guerre, que le roi était absent,
et que tout le monde avait peur de manquer, le pauvre peuple souffrait
beaucoup, et Franz ne pouvait trouver d'aide suffisante chez les bons
cœurs. Quant aux mauvais cœurs ils n'ont jamais une obole à leur
disposition. Tout à coup un jeune homme de l'atelier dit à Franz: «A ta
place, je sais bien ce que je ferais! mais peut-être n'en auras-tu pas le
courage.--Ce n'est pas le courage qui me manque, dit Franz; que faut-il
faire?--Il faut t'adresser aux _Invisibles_.» Franz parut comprendre ce
dont il s'agissait, car il secoua la tête d'un air de répugnance, et ne
répondit rien. Quelques jeunes gens qui, comme moi, ne savaient ce que
cela signifiait, en demandèrent l'explication, et il leur fut répondu de
tous côtés: «Vous ne connaissez pas les Invisibles? On voit bien que vous
êtes des enfants! Les Invisibles, ce sont des gens qu'on ne voit pas, mais
qui agissent. Ils font toute sorte de bien et toute sorte de mal. On ne
sait pas s'ils demeurent quelque part, mais il y en a partout. On dit
qu'on en trouve dans les quatre parties du monde. Ce sont eux qui
assassinent beaucoup de voyageurs et qui prêtent main-forte à beaucoup
d'autres contre les brigands, selon que ces voyageurs sont jugés par eux
dignes de châtiment ou de protection. Ils sont les instigateurs de toutes
les révolutions: ils vont dans toutes les cours, dirigent toutes les
affaires, décident la guerre ou la paix, rachètent les prisonniers,
soulagent les malheureux, punissent les scélérats, font trembler les rois
sur leurs trônes; enfin ils sont cause de tout ce qui arrive d'heureux et
de malheureux dans le monde. Ils se trompent peut-être plus d'une fois;
mais enfin on dit qu'ils ont bonne intention; et d'ailleurs qui peut dire
si ce qui est malheur aujourd'hui ne sera pas la cause d'un grand bonheur
demain?»

«Nous écoutions cela avec grand étonnement et grande admiration,
poursuivit Gottlieb, et peu à peu j'en entendis assez pour pouvoir vous
dire tout ce qu'on pense des Invisibles parmi les ouvriers et le pauvre
peuple ignorant. Les uns disent que ce sont de méchantes gens, voués au
diable qui leur communique sa puissance, le don de connaître les choses
cachées, le pouvoir de tenter les hommes par l'appât des richesses et des
honneurs dont ils disposent, la faculté de connaître l'avenir, de faire de
l'or, de guérir les malades, de rajeunir les vieillards, de ressusciter
les morts, d'empêcher les vivants de mourir, car ce sont eux qui ont
découvert la pierre philosophale et l'élixir de longue vie. D'autres
pensent que ce sont des hommes religieux et bienfaisants qui ont mis en
commun leurs fortunes pour assister les malheureux, et qui s'entendent
pour redresser les torts et récompenser la vertu. Dans notre atelier,
chacun faisait son commentaire: «C'est l'ancien ordre des Templiers,
disait l'un.--On les appelle aujourd'hui francs-maçons, disait
l'autre.--Non, disait un troisième, ce sont les _Herrnhuters_ de
Zinzendorf, autrement dit les frères Moraves, les anciens frères de
l'Union, les anciens orphelins du mont Thabor; enfin c'est la vieille
Bohême qui est toujours debout et qui menace en secret toutes les
puissances de l'Europe, parce qu'elle veut faire de l'univers une
république.»

«D'autres encore prétendaient que c'était seulement une poignée de
sorciers, élèves et disciples de Paracelse, de Boehm, de Swedenborg, et
_maintenant de Schroepfer le limonadier_ (voilà un beau rapprochement),
qui, par des prestiges et des pratiques infernales, voulaient gouverner le
monde et renverser les empires. La plupart s'accordaient à dire que
c'était l'antique tribunal secret des francs-juges, qui ne s'était jamais
dissous en Allemagne, et qui, après avoir agi dans l'ombre durant
plusieurs siècles, commençait à relever la tête fièrement, et à faire
sentir son bras de fer, son épée de feu, et ses balances de diamant.

«Quant à Franz, il hésitait à s'adresser à eux, parce que, disait-il,
quand on avait accepté leurs bienfaits, on se trouvait lié à eux pour
cette vie et pour l'autre, au grand préjudice du salut, et avec de grands
périls pour ses proches. Cependant la nécessité l'emporta sur la crainte.
Un de nos camarades, celui qui lui avait donné le conseil, et qui fut
grandement soupçonné d'être affilié aux Invisibles, bien qu'il le niât
fortement, lui donna en secret les moyens de faire ce qu'il appelait le
signal de détresse. Nous n'avons jamais su en quoi consistait ce signal.
Les uns ont dit que Franz avait tracé avec son sang sur sa porte un signe
cabalistique. D'autres, qu'il avait été à minuit sur un tertre entre
quatre chemins, au pied d'une croix où un cavalier noir lui était apparu.
Enfin il en est qui ont parlé simplement d'une lettre qu'il aurait déposée
dans le creux d'un vieux saule pleureur à l'entrée du cimetière. Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'il fut secouru, que sa famille put attendre sa
guérison sans mendier, et qu'il eut le moyen de se faire traiter par un
habile chirurgien qui le tira d'affaire. Des Invisibles, il n'en dit
jamais un mot, si ce n'est qu'il les bénirait toute sa vie. Et voila, ma
sœur, comment j'ai appris pour la première fois l'existence de ces êtres
terribles et bienfaisants.

«--Mais toi, qui es plus instruit que ces jeunes gens de ton atelier,
dis-je à Gottlieb, que penses-tu des Invisibles? Sont-ce des sectaires,
des charlatans, ou des conspirateurs?»

«Ici Gottlieb, qui s'était exprimé jusque là avec beaucoup de raison,
retomba dans ses divagations accoutumées, et je ne pus rien en tirer,
sinon que c'étaient des êtres d'une nature véritablement invisible,
impalpable, et qui, comme Dieu et les anges, ne pouvaient tomber sous les
sens, qu'en empruntant, pour communiquer avec les hommes, de certaines
apparences.

«--Il est bien évident, me dit-il, que la fin du monde approche. Des
signes manifestes ont éclaté. L'Antéchrist est né. Il y en a qui disent
qu'il est en Prusse et qu'il s'appelle Voltaire; mais je ne connais pas ce
Voltaire, et ce peut bien être quelque autre, d'autant plus que _V_ n'est
pas _W_, et que le nom que l'Antechrist portera parmi les hommes
commencera par cette lettre, et sera allemand[10]. En attendant les grands
prodiges qui vont éclater dans le courant de ce siècle, Dieu qui ne se
mêle de rien ostensiblement, Dieu qui est le _silence éternel_[11], suscite
parmi nous des êtres d'une nature supérieure pour le bien et pour le mal,
des puissances occultes, des anges et des démons: ceux-ci pour éprouver
les justes, ceux-là pour les faire triompher. Et puis, le grand combat
entre les deux principes est déjà commencé. Le roi du mal, le père de
l'erreur et de l'ignorance se défend en vain. Les archanges ont tendu
l'arc de la science et de la vérité. Leurs traits ont traversé la cuirasse
de Satan. Satan rugit et se débat encore; mais bientôt il va renoncer au
mensonge, perdre tout son venin, et au lieu du sang impur des reptiles,
sentir circuler dans ses veines la rosée du pardon. Voilà l'explication
claire et certaine de ce qui se passe d'incompréhensible et d'effrayant
dans le monde. Le mal et le bien sont aux prises dans une région
supérieure, inaccessible aux efforts des hommes. La victoire et la défaite
planent sur nous sans que nul puisse les fixer à son gré. Frédéric de
Prusse attribue à la force de ses armes des succès que le destin seul lui
a octroyés en attendant qu'il le brise ou le relève encore suivant ses
fins cachées. Oui, te dis-je, il est tout simple que les hommes ne
comprennent plus rien à ce qui se passe sur la terre. Ils voient l'impiété
prendre les armes de la foi, et réciproquement. Ils souffrent l'oppression,
la misère, et tous les fléaux de la discorde, sans que leurs prières
soient entendues, sans que les miracles de l'ancienne religion
interviennent. Ils ne s'entendent plus sur rien, ils se querellent sans
savoir pourquoi. Ils marchent, les yeux bandés, vers un abîme. Ce sont les
Invisibles qui les y poussent; mais on ne sait si les prodiges qui
signalent leur mission sont de Dieu ou du diable, de même qu'au
commencement du christianisme Simon le magicien paraissait à beaucoup
d'hommes tout aussi puissant, tout aussi divin que le Christ. Moi, je te
dis que tous les prodiges viennent de Dieu, puisque Satan n'en peut faire
sans qu'il le permette, et que parmi ceux qu'on appelle les Invisibles, il
y en a qui agissent par la lumière directe de l'Esprit-Saint, tandis que
d'autres reçoivent la puissance à travers le nuage, et font le bien
fatalement croyant faire le mal.

[Note 10: Ce pouvait être Weishaupt. Il naquit en 1748.]

[Note 11: Expression de Jacques Boehm. (_Notes de l'éditeur._)]

«--Voilà une explication bien abstraite, mon cher Gottlieb; est-elle de
Jacques Boehm ou de toi?

«Elle est de lui, si on veut l'entendre ainsi; elle est de moi, si son
inspiration ne me l'a pas suggérée.

«--À la bonne heure, Gottlieb! me voila aussi avancée qu'auparavant,
puisque j'ignore si ces Invisibles sont pour moi de bons ou de mauvais
anges.»

Le 12 mai.--«Les prodiges commencent, en effet, et ma destinée s'agite
dans les mains des Invisibles. Je dirai comme Gottlieb: «Sont-ils de Dieu
ou du diable?» Aujourd'hui Gottlieb a été appelé par la sentinelle qui
garde l'esplanade, et qui fait sa faction sur le petit bastion qui la
termine. Cette sentinelle, suivant Gottlieb, n'est autre qu'un Invisible,
un esprit. La preuve en est que Gottlieb, qui connaît tous les
factionnaires, et qui cause volontiers avec eux, quand ils s'amusent à lui
commander des souliers, n'a jamais vu celui-là; et puis il lui a paru
d'une stature plus qu'humaine, et sa figure était d'une expression
indéfinissable. «Gottlieb, lui a-t-il dit en lui parlant bien bas, il faut
que la Porporina soit délivrée dans trois nuits. Cela dépend de toi; tu
peux prendre les clefs de sa chambre sous l'oreiller de ta mère, lui faire
traverser votre cuisine, et l'amener jusqu'ici, au bout de l'esplanade. Là
je me charge du reste. Préviens-la, afin qu'elle se tienne prête; et
souviens-toi que si tu manques de prudence et de zèle, elle, toi et moi
sommes perdus.»

«Voilà où j'en suis. Cette nouvelle m'a rendue malade d'émotion. Toute
cette nuit, j'en ai eu la fièvre; toute cette nuit, j'ai entendu le violon
fantastique. Fuir! quitter cette triste prison, échapper surtout aux
terreurs que me cause ce Mayer! Ah! s'il ne faut risquer que ma vie pour
cela, je suis prête; mais quelles seront les conséquences de ma fuite pour
Gottlieb, pour ce factionnaire que je ne connais pas et qui se dévoue si
gratuitement, enfin pour ces complices inconnus, qui vont assumer sur eux
une nouvelle charge? Je tremble, j'hésite, je ne suis décidée à rien. Je
vous écris encore sans songer à préparer ma fuite. Non! je ne fuirai pas,
à moins d'être rassurée sur le sort de mes amis et de mes protecteurs. Ce
pauvre Gottlieb est résolu à tout, lui! Quand je lui demande s'il ne
redoute rien, il me répond qu'il souffrirait avec joie le martyre pour moi;
et quand j'ajoute que peut-être il aura des regrets de ne plus me voir,
il ajoute que cela le regarde, que je ne sais pas ce qu'il compte faire.
D'ailleurs tout cela lui paraît un ordre du ciel, et il obéit sans
réflexion à la puissance inconnue qui le pousse. Mais moi, je relis
attentivement le billet des Invisibles, que j'ai reçu ces jours derniers,
et je crains que l'avis de ce factionnaire ne soit, en effet, le piège
dont je dois me méfier. J'ai encore quarante-huit heures devant moi. Si
Mayer reparaît, je risque tout; s'il continue à m'oublier, et que je n'aie
pas de meilleure garantie que l'avertissement d'un inconnu, je reste.

Le 13.--«Oh! décidément, je me fie à la destinée, à la Providence, qui
m'envoie des secours inespérés. Je pars, je m'appuie sur le bras puissant
qui me couvre de son égide!... En me promenant, ce matin, sur l'esplanade,
où je me suis risquée, dans l'espérance de recevoir des _esprits_ qui
m'environnent quelque nouvelle révélation, j'ai regardé sur le bastion où
se tient le factionnaire. Ils étaient deux, un qui montait la garde,
l'arme au bras; un autre qui allait et venait, comme s'il eût cherché
quelque chose. La grande taille de ce dernier attirait mon attention; il
me semblait qu'il ne m'était pas inconnu. Mais je ne devais le regarder
qu'à la dérobée, et à chaque tour de promenade, il fallait lui tourner le
dos. Enfin, dans un moment où j'allais vers lui, il vint aussi vers nous,
comme par hasard; et, quoiqu'il fût sur un glacis beaucoup plus élevé que
le nôtre, je le reconnus complètement. Je faillis laisser échapper un cri.
C'était Karl le Bohémien, le déserteur que j'ai sauvé des griffes de Mayer,
dans la forêt de Bohême; le Karl que j'ai revu ensuite à Roswald, en
Moravie, chez le comte Hoditz, et qui m'a sacrifié un projet de vengeance
formidable... C'est un homme qui m'est dévoué, corps et âme, et dont la
figure sauvage, le nez épaté, la barbe rouge et les yeux de faïence m'ont
semblé aujourd'hui beaux comme les traits de l'ange Gabriel.

«--C'est lui! me disait Gottlieb tout bas, c'est l'émissaire des
Invisibles, un Invisible lui-même, j'en suis certain! du moins il le
serait s'il le voulait. C'est votre libérateur, c'est celui qui vous fera
sortir d'ici, la nuit prochaine.»

«Mon cœur battait si fort, que je pouvais à peine me soutenir; des larmes
de joie s'échappaient de mes yeux. Pour cacher mon émotion à l'autre
factionnaire, je m'approchai du parapet, en m'éloignant du bastion, et je
feignis de contempler les herbes du fossé. Je voyais pourtant à la dérobée
Karl et Gottlieb échanger, sans trop de mystère, des paroles que je
n'entendais pas. Au bout de quelques instants, Gottlieb revint près de moi,
et me dit rapidement:

«--_Il_ va descendre ici, _il_ va entrer chez nous et y boire une
bouteille de vin. Feignez de ne pas faire attention à lui. Mon père est
sorti. Pendant que ma mère ira chercher le vin à la cantine, vous
rentrerez dans la cuisine, comme pour remonter chez vous, et vous pourrez
_lui_ parler un instant.»

«En effet, lorsque Karl eut causé quelques minutes avec madame Schwartz,
qui ne dédaigne pas de faire rafraîchir à son profit les vétérans de la
citadelle, je vis Gottlieb paraître sur le seuil. Je compris que c'était
le signal. J'entrai, je me trouvai seule avec Karl. Gottlieb avait suivi
sa mère à la cantine. Le pauvre enfant! il semble que l'amitié lui ait
révélé tout à coup la ruse et la présence d'esprit nécessaires à la
pratique des chose réelles. Il fit à dessein mille gaucheries, laissa
tomber la bougie, impatienta sa mère, et la retint assez longtemps pour
que je pusse m'entendre avec mon sauveur.

«--Signora, me dit Karl, me voilà! vous voici donc enfin! J'ai été repris
par les recruteurs, c'était dans ma destinée. Mais le roi m'a reconnu et
m'a fait grâce, à cause de vous peut-être. Puis, il m'a permis de m'en
aller, en me promettant même de l'argent, que d'ailleurs il ne m'a pas
donné. Je m'en retournais au pays, quand j'ai appris que vous étiez ici.
J'ai été trouver un fameux sorcier, pour savoir comment je devais m'y
prendre pour vous servir. Le sorcier m'a envoyé au prince Henry, et le
prince Henry m'a renvoyé à Spandaw. Il y a autour de nous des gens
puissants que je ne connais pas, mais qui travaillent pour vous, Ils
n'épargnent ni l'argent, ni les démarches, je vous assure! Enfin, tout est
prêt. Demain soir, les portes s'ouvriront d'elles-mêmes devant nous. Tout
ce qui pourrait nous barrer le passage est gagné. Il n'y a que les
Schwartz qui ne soient pas dans nos intérêts. Mais ils auront demain le
sommeil plus lourd que de coutume, et quand ils s'éveilleront, vous serez
déjà loin. Nous enlevons Gottlieb, qui demande à vous suivre. Je décampe
avec vous, nous ne risquons rien, tout est prévu. Soyez prête, Signora, et
maintenant retournez sur l'esplanade, afin que la vieille ne vous trouve
pas ici.»

«Je n'exprimai ma reconnaissance à Karl que par des pleurs, et je courus
les cacher au regard inquisiteur de madame Schwartz.

«Ô mes amis, je vous reverrai donc! je vous presserai donc dans mes bras!
J'échapperai encore une fois à l'affreux Mayer! Je reverrai l'étendue des
cieux, les riantes campagnes, Venise, l'Italie; je chanterai encore, je
retrouverai des sympathies! Oh! cette prison a retrempé ma vie et
renouvelé mon cœur qui s'éteignait dans la langueur de l'indifférence.
Comme je vais vivre, comme je vais aimer, comme je vais être pieuse et
bonne!

«Et pourtant, énigme profonde du cœur humain! je me sens terrifiée et
presque triste à l'idée de quitter cette cellule où j'ai passé trois mois
dans un effort perpétuel de courage et de résignation, cette esplanade où
j'ai promené tant de mélancoliques rêveries, ces vieilles murailles qui
paraissaient si hautes, si froides, si sereines au clair de la lune! Et ce
grand fossé dont l'eau morne était d'un si beau vert, et ces milliers de
tristes fleurs que le printemps avait semées sur ses rives! Et mon
rouge-gorge surtout! Gottlieb prétend qu'il nous suivra; mais à cette
heure-là, il sera endormi dans le lierre, et ne s'apercevra pas de notre
départ. O cher petit être! puisses-tu faire la société et la consolation
de celle qui me succédera dans cette cellule! Puisse-t-elle te soigner et
te respecter comme je l'ai fait!

«Allons! je vais essayer de dormir pour être forte et calme demain. Je
cachette ce manuscrit, que je veux emporter. Je me suis procuré, au moyen
de Gottlieb, une nouvelle provision de papier, de crayons et de bougie,
que je veux laisser dans ma cachette, afin que ces richesses
inappréciables aux prisonniers fassent la joie de quelque autre après moi.»

Ici finissait le journal de Consuelo. Nous reprendrons le récit fidèle de
ses aventures.

Il est nécessaire d'apprendre au lecteur que Karl ne s'était pas
faussement vanté d'être aidé et employé par de puissants personnages. Ces
chevaliers invisibles qui travaillaient à la délivrance de notre héroïne
avaient répandu l'or à pleines mains. Plusieurs guichetiers, huit ou dix
vétérans, et jusqu'à un officier, s'étaient engagés à se tenir coi, à ne
rien voir, et, en cas d'alarme, à ne courir sus aux fugitifs que pour la
forme. Le soir fixé pour l'évasion, Karl avait soupé chez les Schwartz, et,
feignant d'être ivre, il les avait invités à boire avec lui. La mère
Schwartz avait le gosier ardent comme la plupart des femmes adonnées à
l'art culinaire. Son mari ne haïssait pas l'eau-de-vie de sa cantine,
quand il la dégustait aux frais d'autrui. Une drogue narcotique,
furtivement introduite par Karl dans le flacon, aida à l'effet du breuvage
énergique. Les époux Schwartz regagnèrent leur lit avec peine, et y
ronflèrent si fort, que Gottlieb, qui attribuait tout à des influences
surnaturelles, ne manqua pas de les croire enchantés lorsqu'il s'approcha
d'eux pour dérober les clefs; Karl était retourné sur le bastion pour y
faire sa faction. Consuelo arriva sans peine avec Gottlieb jusqu'à cet
endroit, et monta intrépidement l'échelle de corde que lui jeta le
déserteur. Mais le pauvre Gottlieb, qui s'obstinait à fuir avec elle
malgré toutes ses remontrances, devint un grand embarras dans ce passage.
Lui qui, dans ses accès de somnambulisme, courait comme un chat dans les
gouttières, il n'était plus capable de faire agilement trois pas sur le
sol le plus uni dès qu'il était éveillé. Soutenu par la conviction qu'il
suivait un envoyé du ciel, il n'avait aucune peur, et se fût jeté sans
hésitation en bas des remparts si Karl le lui eût conseillé. Mais sa
confiance audacieuse ajoutait aux dangers de sa gaucherie. Il grimpait au
hasard, dédaignant de rien voir et de rien calculer. Après avoir fait
frissonner vingt fois Consuelo qui le crut vingt fois perdu, il atteignit
enfin la plate-forme du bastion, et de là nos trois fugitifs se dirigèrent
à travers les corridors de cette partie de la citadelle où se trouvaient
logés les fonctionnaires initiés à leur complot. Ils s'avançaient sans
obstacles, lorsque tout à coup ils se trouvèrent face à face avec
l'adjudant Nanteuil, autrement dit, l'ex-recruteur Mayer. Consuelo se crut
perdue; mais Karl l'empêcha de prendre la fuite en lui disant: «Ne
craignez rien, Signora, monsieur l'adjudant est dans vos intérêts.»

«--Arrêtez-vous ici, leur dit Nanteuil à la hâte; il y a une anicroche.
L'adjudant Weber ne s'est-il pas avisé de venir souper dans notre quartier
avec ce vieux imbécile de lieutenant? Ils sont dans la salle que vous êtes
obligés de traverser. Il faut trouver un moyen de les renvoyer. Karl,
retournez vite à votre faction, on pourrait s'apercevoir trop tôt de votre
absence. J'irai vous chercher quand il sera temps. Madame va entrer dans
ma chambre. Gottlieb va venir avec moi. Je prétendrai qu'il est en
somnambulisme; mes deux nigauds courront après lui pour le voir, et quand
la salle sera évacuée, j'en prendrai la clef pour qu'ils n'y reviennent
pas.»

Gottlieb, qui ne se savait pas somnambule, ouvrit de gros yeux; mais Karl
lui ayant fait signe d'obéir, il obéit aveuglément. Consuelo éprouvait une
insurmontable répugnance à entrer dans la chambre de Mayer.

«Que craignez-vous de cet homme? lui dit Karl à voix basse. Il a une trop
grosse somme à gagner pour songer à vous trahir. Son conseil est bon: je
retourne sur le bastion. Trop de hâte nous perdrait.

--Trop de sang froid et de prévoyance pourrait bien nous perdre aussi,»
pensa Consuelo. Néanmoins elle céda. Elle avait une arme sur elle. En
traversant la cuisine de Schwartz, elle s'était emparée d'un petit
couperet dont la compagnie la rassurait un peu. Elle avait remis à Karl
son argent et ses papiers, ne gardant sur elle que son crucifix, qu'elle
n'était pas loin de regarder comme un amulette.

Mayer l'enferma dans sa chambre pour plus de sûreté, et s'éloigna avec
Gottlieb. Au bout de dix minutes, qui parurent un siècle à Consuelo,
Nanteuil revint la trouver, et elle remarqua avec terreur qu'il refermait
la porte sur lui et mettait la clef dans sa poche.

«Signora, lui dit-il en italien, vous avez encore une demi-heure à
patienter. Les drôles sont ivres, et ne lèveront le siège que quand
l'horloge sonnera une heure; alors le gardien qui a le soin de ce quartier
les mettra dehors.

--Et qu'avez-vous fait de Gottlieb, Monsieur?

--Votre ami Gottlieb est en sûreté derrière un tas de fagots où il pourra
bien s'endormir; mais il n'en marchera peut-être que mieux pour vous
suivre.

--Karl sera averti, n'est-il pas vrai?

--A moins que je ne veuille le faire pendre, répondit l'adjudant avec une
expression qui parut diabolique à Consuelo, je n'aurai garde de le laisser
là. Êtes-vous contente de moi, Signora?

--Je ne suis pas à même de vous prouver maintenant ma gratitude, Monsieur,
répondit Consuelo avec une froideur dont elle s'efforçait en vain de
dissimuler le dédain, mais j'espère m'acquitter bientôt honorablement
envers vous.

--Pardieu, vous pouvez vous acquitter tout de suite (Consuelo fit un
mouvement d'horreur) en me témoignant un peu d'amitié, ajouta Mayer d'un
ton de lourde et grossière cajolerie. Là, voyons, si je n'étais pas un
mélomane passionné... et si vous n'étiez pas une si jolie personne, je
serais bien coupable de manquer ainsi à mes devoirs pour vous faire
évader. Croyez-vous que ce soit l'attrait du gain qui m'ait porté à cela?
Baste! je suis assez riche pour me passer de vous autres, et le prince
Henry n'est pas assez puissant pour me sauver de la corde ou de la prison
perpétuelle, si je suis découvert. Dans tous les cas, ma mauvaise
surveillance va entraîner ma disgrâce, ma translation dans une forteresse
moins agréable, moins voisine de la capitale... Tout cela exige bien
quelque consolation. Allons, ne faites pas tant la fière. Vous savez bien
que je suis amoureux de vous. J'ai le cœur tendre, moi! Ce n'est pas une
raison pour abuser de ma faiblesse; vous n'êtes pas une religieuse, une
bigote, que diable! Vous êtes une charmante fille de théâtre, et je parie
bien que vous n'avez pas fait votre chemin dans les premiers emplois sans
faire l'aumône d'un peu de tendresse à vos directeurs. Pardieu! si vous
avez chanté devant Marie-Thérèse, comme on le dit, vous avez traversé le
boudoir du prince de Kaunitz. Vous voici dans un appartement moins
splendide; mais je tiens votre liberté dans mes mains, et la liberté est
plus précieuse encore que la faveur d'une impératrice.

--Est-ce une menace, Monsieur? répondit Consuelo pâle d'indignation et de
dégoût.

--Non, c'est une prière, belle Signora.

--J'espère que ce n'est pas une condition?

--Nullement! Fi donc! Jamais! ce serait une indignité,» répondit Mayer
avec une impudente ironie, en s'approchant de Consuelo les bras ouverts.

Consuelo, épouvantée, s'enfuit au bout de la chambre. Mayer l'y suivit,
elle vit bien qu'elle était perdue si elle ne sacrifiait l'humanité à
l'honneur; et, subitement inspirée par la terrible fierté des femmes
espagnoles, elle reçut l'étreinte de l'ignoble Mayer en lui enfonçant
quelques lignes de couteau dans la poitrine. Mayer était fort gras, et la
blessure ne fut pas dangereuse; mais en voyant son sang couler, comme il
était aussi lâche que sensuel, il se crut mort, et alla tomber en
défaillance, le ventre sur son lit, en murmurant: «Je suis assassiné! je
suis perdu!» Consuelo crut l'avoir tué, et faillit s'évanouir elle-même.
Au bout de quelques instants de terreur silencieuse, elle osa pourtant
s'approcher de lui, et, le voyant immobile, elle se hasarda à ramasser la
clef de la chambre, qu'il avait laissée tomber à ses pieds. A peine la
tint-elle, qu'elle sentit renaître son courage; elle sortit sans
hésitation, et s'élança au hasard dans les galeries. Elle trouva toutes
les portes ouvertes devant elle, et descendit un escalier sans savoir où
il la conduirait. Mais ses jambes fléchirent lorsqu'elle entendit retentir
la cloche d'alarme, et peu après le roulement du tambour, et ce canon qui
l'avait émue si fort la nuit où le somnambulisme de Gottlieb avait causé
une alerte. Elle tomba à genoux sur les dernières marches, et joignant les
mains, elle invoqua Dieu pour le pauvre Gottlieb et pour le généreux Karl.
Séparée d'eux après les avoir laissés s'exposer à la mort pour elle, elle
ne se sentit plus aucune force, aucun désir de salut. Des pas lourds et
précipités retentissaient à ses oreilles, la clarté des flambeaux
jaillissait devant ses yeux effarés, et elle ne savait déjà plus si
c'était la réalité ou l'effet de son propre délire. Elle se laissa glisser
dans un coin, et perdit tout à fait connaissance.



XX.


Lorsque Consuelo reprit connaissance, elle éprouva un bien-être
incomparable, sans pouvoir se rendre compte ni du lieu où elle était, ni
des événements qui l'y avaient amenée. Elle était couchée en plein air; et,
sans ressentir aucunement le froid de la nuit, elle voyait librement les
étoiles briller dans le ciel vaste et pur. A ce coup d'œil enchanteur
succéda bientôt la sensation d'un mouvement assez rapide, mais souple et
agréable. Le bruit de la rame qui s'enfonçait dans l'eau, à intervalles
rapprochés, lui fit comprendre qu'elle était dans une barque, et qu'elle
traversait l'étang. Une douce chaleur pénétrait ses membres; et il y avait,
dans la placidité des eaux dormantes où la brise agitait de nombreux
herbages aquatiques, quelque chose de suave qui rappelait les lagunes de
Venise, dans les belles nuits du printemps. Consuelo souleva sa tête
alanguie, regarda autour d'elle, et vit deux rameurs faisant force de bras
chacun à une extrémité de la barque. Elle chercha des yeux la citadelle,
et la vit déjà loin, sombre comme une montagne de pierre, dans le cadre
transparent de l'air et de l'onde. Elle se dit qu'elle était sauvée; mais
aussitôt elle se rappela ses amis, et prononça le nom de Karl avec
anxiété. «Je suis là! Pas un mot, Signora, le plus profond silence!»
répondit Karl qui ramait devant elle. Consuelo pensa que l'autre rameur
était Gottlieb; et, trop faible pour se tourmenter plus longtemps, elle se
laissa retomber dans sa première attitude. Une main ramena autour d'elle
le manteau souple et chaud dont on l'avait enveloppée; mais elle l'écarta
doucement de son visage, afin de contempler l'azur constellé qui se
déroulait sans bornes au-dessus de sa tête.

A mesure qu'elle sentait revenir ses forces et l'élasticité de ses
mouvements, paralysés par une violente crise nerveuse, elle recueillait
ses pensées; et le souvenir de Mayer se présenta horrible et sanglant
devant elle. Elle fit un effort pour se soulever de nouveau, en
s'apercevant qu'elle avait la tête appuyée sur les genoux et le corps
soutenu par le bras d'un troisième passager qu'elle n'avait pas encore vu,
ou plutôt qu'elle avait pris pour un ballot, tant il était enveloppé,
caché et immobile, étendu derrière elle, dans le fond de la barque.

Une profonde terreur s'empara de Consuelo lorsqu'elle se rappela
l'imprudente confiance que Karl avait témoignée à Mayer, et qu'elle
supposa possible la présence de ce misérable auprès d'elle. Le soin qu'il
semblait prendre de se cacher aggravait les soupçons de la fugitive. Elle
était pleine de confusion d'avoir reposé contre le sein de cet homme, et
reprochait presque à la Providence de lui avoir laissé goûter, sous sa
protection, quelques instants d'un oubli salutaire et d'un bien-être
ineffable.

Heureusement la barque touchait terre en ce moment, et Consuelo se hâta de
se lever pour prendre la main de Karl et s'élancer sur le rivage; mais la
secousse de l'atterrissement la fit chanceler et retomber dans les bras du
personnage mystérieux. Elle le vit alors debout, et, à la faible clarté
des étoiles, elle distingua qu'il portait un masque noir sur le visage.
Mais il avait toute la tête de plus que Mayer; et quoiqu'il fût enveloppé
d'un long manteau, sa stature avait l'élégance d'un corps svelte et
dégagé. Ces circonstances rassurèrent complètement la fugitive; elle
accepta le bras qu'il lui offrit en silence, et fit avec lui une
cinquantaine de pas sur la grève, suivie de Karl et de l'autre individu,
qui lui avaient renouvelé, par signes, l'injonction de ne pas dire un seul
mot. La campagne était muette et déserte; aucune agitation ne se laissait
plus pressentir dans la citadelle. On trouva, derrière un hallier, une
voiture attelée de quatre chevaux, où l'inconnu monta avec Consuelo. Karl
se mit sur le siège. Le troisième individu disparut, sans que Consuelo y
prît garde. Elle cédait à la hâte silencieuse et solennelle de ses
libérateurs; et bientôt le carrosse, qui était excellent et d'une
souplesse recherchée, roula dans la nuit avec la rapidité de la foudre. Le
bruit des roues et le galop des chevaux ne disposent guère à la
conversation. Consuelo se sentait fort intimidée et même un peu effrayée
de son tête-à-tête avec l'inconnu. Cependant lorsqu'elle vit qu'il n'y
avait plus aucun danger à rompre le silence, elle crut devoir lui exprimer
sa reconnaissance et sa joie; mais elle n'en obtint aucune réponse. Il
s'était placé vis-à-vis d'elle, en signe de respect; il lui prit la main,
et la serra dans les siennes, sans dire un seul mot; puis il se renfonça
dans le coin de la voiture; et Consuelo, qui avait espéré engager la
conversation, n'osa insister contre ce refus tacite. Elle désirait
vivement savoir à quel ami généreux et dévoué elle était redevable de son
salut; mais elle éprouvait pour lui, sans le connaître, un sentiment
instinctif de respect mêlé de crainte, et son imagination prêtait à cet
étrange compagnon de voyage toutes les qualités romanesques que comportait
la circonstance. Enfin la pensée lui vint que c'était un agent subalterne
des _invisibles_, peut-être un fidèle serviteur qui craignait de manquer
aux devoirs de sa condition en se permettant de lui parler la nuit dans le
tête-à-tête.

Au bout de deux heures de course rapide, on s'arrêta au milieu d'un bois
fort sombre; le relais qu'on y devait trouver n'était pas encore arrivé.
L'inconnu s'éloigna un peu pour voir s'il approchait, ou pour dissimuler
son impatience et son inquiétude. Consuelo mit pied à terre aussi, et se
promena sur le sable d'un sentier voisin avec Karl, à qui elle avait mille
questions à faire.

«Grâce à Dieu, Signora, vous voilà vivante, lui dit ce fidèle écuyer.

--Et toi-même, cher Karl?

--On ne peut mieux, puisque vous êtes sauvée.

--Et Gottlieb, comment se trouve-t-il?

--Je présume qu'il se trouve bien dans son lit à Spandaw.

--Juste ciel! Gottlieb est donc resté? Il va donc payer pour nous?

--Il ne paiera ni pour lui-même, ni pour personne. L'alarme donnée, je ne
sais par qui, j'ai couru pour vous rejoindre à tout hasard, voyant bien
que c'était le moment de risquer le tout pour le tout. J'ai rencontré
l'adjudant Nanteuil, c'est-à-dire le recruteur Mayer, qui était fort
pâle...

--Tu l'as rencontré, Karl? Il était debout, il marchait?

--Pourquoi non?

--Il n'était donc pas blessé?

--Ah! si fait: il m'a dit qu'il s'était un peu blessé en tombant dans
l'obscurité sur un faisceau d'armes. Mais je n'y ai pas fait grande
attention, et lui ai demandé vite où vous étiez. Il n'en savait rien, il
avait perdu la tête. Je crus même voir qu'il avait l'intention de nous
trahir; car la cloche d'alarme que j'avais entendue, et dont j'avais bien
reconnu le timbre, est celle qui part de son alcôve et qui sonne pour son
quartier. Mais il paraissait s'être ravisé; car il savait bien, le drôle,
qu'il y avait beaucoup d'argent à gagner en vous délivrant. Il m'a donc
aidé à détourner l'orage, en disant à tous ceux que nous rencontrions que
c'était ce somnambule de Gottlieb qui avait encore une fois causé une
fausse alerte. En effet, comme si Gottlieb eût voulu lui donner raison,
nous le trouvâmes endormi dans un coin, de ce sommeil singulier dont il
est pris souvent au beau milieu du jour, là où il se trouve, fût-ce sur le
parapet de l'esplanade. On eût dit que l'agitation de sa fuite le faisait
dormir debout, ce qui est, ma foi, bien merveilleux, à moins qu'il n'ait
bu par mégarde à souper quelques gouttes du breuvage que j'ai versé à
pleins bords à ses chers parents! Ce que je sais, c'est qu'on l'a enfermé
dans la première chambre venue pour l'empêcher de s'aller promener sur les
glacis, et que j'ai jugé à propos de le laisser là jusqu'à nouvel ordre.
On ne pourra l'accuser de rien, et ma fuite expliquera suffisamment la
vôtre. Les Schwartz dormaient trop bien de leur côté pour entendre la
cloche, et personne n'aura été voir si votre chambre était ouverte ou
fermée. Ce ne sera donc que demain que l'alarme sera sérieuse. M. Nanteuil
m'a aidé à la dissiper, et je me suis mis à votre recherche, en feignant
de retourner à mon dortoir. J'ai eu le bonheur de vous trouver à trois pas
de la porte que nous devions franchir pour nous sauver. Les guichetiers de
par là étaient tous gagnés. D'abord j'ai été bien effrayé de vous trouver
presque morte. Mais morte ou vivante, je ne voulais pas vous laisser là.
Je vous ai portée sans encombre dans la barque qui nous attendait le long
du fossé. Et alors... il m'est arrivé une petite aventure assez
désagréable que je vous raconterai une autre fois, Signora... Vous avez eu
assez d'émotions comme cela aujourd'hui, et ce que je vous dirais pourrait
vous causer un peu de saisissement.

--Non, non, Karl, je veux tout savoir, je suis de force à tout entendre.

--Oh! je vous connais, Signora! vous me blâmerez. Vous avez votre manière
de voir. Je me souviens de Roswald, où vous m'avez empêché...

--Karl, ton refus de parler me tourmenterait cruellement. Parle, je t'en
conjure, je le veux.

--Eh bien, Signora, c'est un petit malheur, après tout; et s'il y a péché,
cela ne regarde que moi. Comme je vous passais dans la barque sous une
arcade basse, bien lentement pour ne pas faire trop de bruit avec mes
rames dans cet endroit sonore, voilà que sur le bout d'une petite jetée
qui se trouve là et qui barre à demi l'arcade, je suis arrêté par trois
hommes qui me prennent au collet tout en sautant dans la barque. Il faut
vous dire que la personne qui voyage avec vous dans la voiture, et qui
était déjà des nôtres, ajouta Karl en baissant la voix, avait eu
l'imprudence de remettre les deux tiers de la somme convenue à Nanteuil,
en traversant la dernière poterne. Nanteuil, pensant qu'il pouvait bien
s'en contenter et regagner le reste en nous trahissant, s'était aposté là
avec deux vauriens de son espèce pour vous rattraper. Il espérait se
défaire d'abord de votre protecteur et de moi, afin que personne ne put
parler de l'argent qu'il avait reçu. Voilà pourquoi, sans doute, ces
garnements se mirent en devoir de nous assassiner. Mais votre compagnon de
voyage, Signora, tout paisible qu'il en a l'air, est un lion dans le
combat. Je vous jure que je m'en souviendrai longtemps. En deux tours de
bras, il se débarrassa d'un premier coquin en le jetant dans l'eau; le
second, intimidé, ressauta sur la chaussée, et se tint à distance pour
voir comment finirait la lutte que j'avais avec l'adjudant. Ma foi,
Signora, je ne m'en acquittai pas avec autant de grâce que sa brillante
Seigneurie... dont j'ignore le nom. Cela dura bien une demi-minute, ce qui
ne me fait pas honneur; car ce Nanteuil, qui est ordinairement fort comme
un taureau, paraissait mou et affaibli, comme s'il eût eu peur, ou comme
si la blessure dont il m'avait parlé lui eût donné du souci. Enfin, le
sentant lâcher prise, je l'enlevai et lui trempai un peu les pieds dans
l'eau. _Sa Seigneurie_ me dit alors: «Ne le tuez pas, c'est inutile.» Mais
moi, qui l'avais bien reconnu, et qui savais comme il nage, comme il est
tenace, cruel, capable de tout, moi qui avais senti ailleurs la force de
ses poings, et qui avais de vieux comptes à régler avec lui, je n'ai pas
pu me retenir de lui donner un coup de ma main fermée sur la tête... coup
qui le préservera d'en recevoir et d'en appliquer jamais d'autres,
Signora! Que Dieu fasse paix à son âme et miséricorde à la mienne? Il
s'enfonça dans l'eau tout droit comme un soliveau, dessina un grand rond,
et ne reparut pas plus que s'il eût été de marbre. Le compagnon que Sa
Seigneurie avait renvoyé de notre barque par le même chemin avait fait un
plongeon, et déjà il était au bord de la jetée, où son camarade, le plus
prudent des trois, l'aidait à tâcher de reprendre pied. Ce n'était pas
facile; la levée est si étroite dans cet endroit-là que l'un entraînait
l'autre, et qu'ils retombaient à l'eau tous les deux. Pendant qu'ils se
débattaient en jurant l'un contre l'autre, et faisaient une petite partie
de natation, moi je faisais force de rames, et j'eus bientôt gagné un
endroit où un second rameur, brave pêcheur de son métier, m'avait donné
parole de venir m'aider d'un ou deux coups d'aviron pour traverser
l'étang. Bien m'a pris, du reste, Signora, de m'être exercé au métier de
marin sur les eaux douces du parc de Roswald. Je ne savais pas, le jour où
je fis partie, sous vos yeux, d'une si belle répétition, que j'aurais un
jour l'occasion de soutenir pour vous un combat naval, un peu moins
magnifique, mais un peu plus sérieux. Cela m'a traversé la mémoire quand
je me suis trouvé en pleine eau, et voilà qu'il m'a pris un fou rire...
mais un fou rire bien désagréable! Je ne faisais pas le moindre bruit, du
moins je ne m'entendais pas. Mais mes dents claquaient dans ma bouche,
j'avais comme une main de fer sur la gorge, et la sueur me coulait du
front, froide comme glace!... Ah! je vois bien qu'on ne tue pas un homme
aussi tranquillement qu'une mouche. Ce n'est pourtant pas le premier,
puisque j'ai fait la guerre; mais c'était la guerre! Au lieu que comme
cela dans un coin, la nuit, derrière un mur, sans se dire un mot, cela
ressemble à un meurtre prémédité. Et pourtant c'était le cas de légitime
défense! Et encore ce n'eût pas été le premier assassinat que j'aurais
prémédité!... Vous vous en souvenez, Signora? Sans vous... je l'aurais
fait! Mais je ne sais si je ne m'en serais pas repenti après. Ce qu'il y a
de sûr, c'est que j'ai ri d'un vilain rire sur l'étang... Et encore à
présent, je ne peux pas m'empêcher... Il était si drôle en s'enfonçant
tout droit dans le fossé! comme un roseau qu'on plante dans la vase! et
quand je n'ai plus vu que sa tête près de disparaître, sa tête aplatie par
mon poing... miséricorde! qu'il était laid! Il m'a fait peur!... Je le
vois encore!»

Consuelo, craignant l'effet de cette terrible émotion sur le pauvre Karl,
chercha à surmonter la sienne propre pour le calmer et le distraire. Karl
était né doux et patient comme un véritable serf bohémien. Cette vie
tragique, où la destinée l'avait jeté, n'était pas faite pour lui; et en
accomplissant des actes d'énergie et de vengeance, il éprouvait l'horreur
du remords et les terreurs de la dévotion. Consuelo le détourna de ses
pensées lugubres, pour donner peut-être aussi le change aux siennes
propres. Elle aussi s'était armée cette nuit-là pour le meurtre. Elle
aussi avait frappé et fait couler quelques gouttes du sang de la victime
impure. Une âme droite et pieuse ne saurait aborder la pensée et concevoir
la résolution de l'homicide sans maudire et déplorer les circonstances qui
placent l'honneur et la vie sous la sauvegarde du poignard. Consuelo était
navrée et atterrée, et elle n'osait plus se dire que sa liberté méritât
d'être achetée au prix du sang, même de celui d'un scélérat.

«Mon pauvre Karl, dit-elle, nous avons fait l'office du bourreau cette
nuit! cela est affreux. Console-toi par l'idée que nous n'avions ni résolu
ni prévu ce à quoi la nécessité nous a poussés. Parle-moi de ce seigneur
qui a travaillé si généreusement à ma délivrance. Tu ne le connais donc
pas?

--Nullement, Signora, je l'ai vu ce soir pour la première fois, et je ne
sais pas son nom.

--Mais où nous mène-t-il, Karl?

--Je ne sais pas, Signora. Il m'est défendu de m'en informer; et je suis
même chargé, d'autre part, de vous dire que si vous faisiez en route la
moindre tentative pour savoir où vous êtes et où vous allez, on serait
forcé de vous abandonner en chemin. Il est certain qu'on ne nous veut que
du bien: je suis donc résolu, pour ma part, à me laisser conduire comme un
enfant.

--As-tu vu la figure de ce seigneur?

--Je l'ai aperçue, au reflet d'une lanterne, au moment où je vous déposais
dans la barque. C'est une belle figure, Signora, je n'en ai jamais vu de
plus belle. On dirait un roi.

--Rien que cela, Karl? Est-il jeune?

--Quelque chose comme trente ans.

--Quelle langue te parle-t-il?

--Le franc bohême, la vraie langue du chrétien! Il ne m'a dit que quatre
ou cinq mots. Mais quel plaisir cela m'eût fait de les entendre dans ma
langue... si ce n'eût été dans un vilain moment! «_Ne le tue pas, c'est
inutile_.» Oh! il se trompait, c'était grandement nécessaire, n'est-ce pas,
Signora?

--Qu'a-t-il dit, lui, quand tu as pris ce terrible parti?

--Je crois, Dieu me pardonne! qu'il ne s'en est pas aperçu. Il s'était
jeté au fond de la barque où vous étiez comme morte; et, dans la crainte
que vous ne fussiez atteinte de quelque coup, il vous faisait un rempart
de son corps. Et quand nous nous sommes trouvés en sûreté, en pleine eau,
il vous a soulevée dans ses bras, il vous a enveloppée d'un bon manteau
qu'il avait apporté pour vous apparemment, et il vous soutenait contre son
cœur, comme une mère qui tient son enfant. Oh! il parait grandement vous
chérir, Signora! Il est impossible que vous ne le connaissiez pas.

--Je le connais peut-être, mais puisque je n'ai pu venir à bout
d'apercevoir son visage!...

--Voilà qui est singulier, qu'il se cache de vous! Au reste, rien ne doit
étonner de la part de ces gens-là.

--Quelles gens, dis-moi?

--Ceux qu'on appelle les _chevaliers_, les _masques noirs_, les
_invisibles_. Je n'en sais pas plus long que vous sur leur compte, Signora,
bien que depuis deux mois ils me conduisent par la lisière et me mènent
pas à pas à vous secourir et à vous sauver.»

Le bruit amorti du galop des chevaux sur l'herbe se fit entendre. En deux
minutes, l'attelage fut renouvelé, ainsi que le postillon qui
n'appartenait pas à l'ordonnance royale, et qui échangea à l'écart
quelques paroles rapides avec l'inconnu. Celui-ci vint présenter la main à
Consuelo, qui rentra avec lui dans la voiture. Il s'y assit au fond, à la
plus grande distance d'elle possible; mais il n'interrompit le silence
solennel de la nuit que pour faire sonner deux heures à sa montre. Le jour
était encore loin de paraître, quoiqu'on entendit le chant de la caille
dans les bruyères et l'aboiement lointain des chiens de ferme. La nuit
était magnifique, la constellation de la grande ourse s'élargissait en se
renversant sur l'horizon. Le roulement de la voiture étouffa les voix
harmonieuses de la campagne, et on tourna le dos aux grandes étoiles
boréales. Consuelo comprit qu'elle marchait vers le sud. Karl, sur le
siège de la voiture, s'efforçait de repousser le spectre de Mayer, qu'il
croyait voir flotter à tous les carrefours de la forêt, au pied des croix,
ou sous les grands sapins des futaies, il ne songeait donc guère à
remarquer vers quelles régions sa bonne ou sa mauvaise étoile le dirigeait.



XXI.


La Porporina, jugeant que c'était un parti pris, chez son compagnon, de ne
point échanger une seule parole avec elle, crut ne pouvoir mieux faire que
de respecter le vœu bizarre qu'il semblait observer, à l'exemple des
antiques chevaliers errants. Pour échapper aux sombres images et aux
tristes réflexions que le récit de Karl lui suggérait, elle s'efforça de
ne penser qu'à l'avenir inconnu qui s'ouvrait devant elle; et peu à peu
elle tomba dans une rêverie pleine de charmes. Peu d'organisations
privilégiées ont seules le don de commander à leur pensée dans l'état
d'oisiveté contemplative. Consuelo avait eu souvent, et principalement
durant les trois mois d'isolement qu'elle venait de passer à Spandaw,
l'occasion d'exercer cette faculté, accordée d'ailleurs, moins aux heureux
de ce monde qu'à ceux qui disputent leur vie au travail, aux persécutions
et aux dangers. Car il faut bien reconnaître le mystère providentiel des
_grâces d'état_; sans quoi la force et la sérénité de certains infortunés
paraîtrait impossible à ceux qui n'ont guère connu le malheur.

Notre fugitive se trouvait, d'ailleurs, dans une situation assez bizarre
pour donner lieu à beaucoup de châteaux en Espagne. Ce mystère qui
l'enveloppait comme un nuage, cette fatalité qui l'attirait dans un monde
fantastique, cette sorte d'amour paternel qui l'environnait de miracles,
c'en était bien assez pour charmer une jeune imagination riche de poésie.
Elle se rappelait ces paroles de l'Écriture que, dans ses jours de
captivité, elle avait mises en musique.

«J'enverrai vers toi un de mes anges qui te portera dans ses bras, afin
que ton pied ne heurte point la pierre...

«... Je marche dans les ténèbres, et j'y marche sans crainte, parce que le
Seigneur est avec moi.»

Ces mots avaient désormais un sens plus clair et plus divin pour elle.
Dans un temps où l'on ne croit plus à la révélation directe et à la
manifestation sensible de la Divinité, la protection et le secours du ciel
se traduisent sous la forme d'assistance, d'affection et de dévouement de
la part de nos semblables. Il y a quelque chose de si doux à abandonner la
conduite de sa propre destinée à qui nous aime, et à se sentir, pour ainsi
dire, porté par autrui! C'est un bonheur si grand qu'il nous corromprait
vite, si nous ne nous combattions nous-mêmes pour ne pas en abuser. C'est
le bonheur de l'enfant, dont les songes dorés ne sont troublés, sur le
sein maternel, par aucune des appréhensions de la vie réelle.

Ces pensées, qui se présentaient comme un rêve à Consuelo, au sortir subit
et imprévu d'une existence si cruelle, la bercèrent d'une sainte volupté,
jusqu'à ce que le sommeil vint les noyer et les confondre dans cette sorte
de repos de l'âme et du corps qu'on pourrait appeler un néant senti et
savouré. Elle avait totalement oublié la présence de son muet compagnon de
voyage, lorsqu'elle se réveilla tout près de lui, la tête appuyée sur son
épaule. Elle ne pensa pas d'abord à se déranger; elle venait de rêver
qu'elle voyageait en charrette avec sa mère, et le bras qui la soutenait
lui semblait être celui de la Zingara. Un réveil plus complet lui fit
sentir la confusion de son inadvertance; mais le bras de l'inconnu
semblait être devenu une chaîne magique. Elle fit à la dérobée de vaines
tentatives pour s'en dégager; l'inconnu paraissait dormir lui-même et
avoir reçu machinalement sa compagne dans ses bras lorsque la fatigue et
le mouvement de la voiture l'y avaient fait glisser. Il avait joint ses
deux mains ensemble autour de la taille de Consuelo, comme pour se
préserver lui-même de la laisser tomber à ses pieds en s'endormant. Mais
son sommeil n'avait pas relâché la force de ses doigts entrelacés, et il
eût fallu, en essayant de les détacher, le réveiller complètement.
Consuelo ne l'osa pas. Elle espéra que de lui-même il lui rendrait sa
liberté sans le savoir, et qu'elle pourrait retourner à sa place sans
paraître avoir remarqué positivement toutes ces circonstances délicates de
leur tête-à-tête.

Mais en attendant que l'inconnu s'endormît plus profondément, Consuelo,
que le calme de sa respiration et l'immobilité de son repos avaient
rassurée, se rendormit elle-même, vaincue par l'épuisement qui succède aux
grandes agitations. Lorsqu'elle se réveilla de nouveau, la tête de son
compagnon s'était penchée sur la sienne, son masque s'était détaché, leurs
joues se touchaient, leurs haleines se confondaient. Elle fit un mouvement
brusque pour se retirer, sans songer à regarder les traits de l'inconnu,
ce qui, d'ailleurs, eût été assez difficile vu l'obscurité qui régnait au
dehors et surtout dans la voiture. L'inconnu rapprocha Consuelo de sa
poitrine, dont la chaleur embrasa magnétiquement la sienne, et lui ôta la
force et le désir de s'éloigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni
de brutal dans l'étreinte douce et brûlante de cet homme. La chasteté ne
se sentait ni effrayée ni souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si
un charme eût été jeté sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même
dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais été tentée de se
départir, même dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le
baiser enthousiaste et pénétrant qu'il cherchait sur ses lèvres.

Comme tout était bizarre et insolite chez cet être mystérieux, le
transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni
l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son cœur;
et quoique ce fût avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la
douleur qu'une violente pression cause toujours à un être délicat. Elle
n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa
pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de réflexion.
Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet instant
d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de sa vie.
Elle en avait l'instinct, ou plutôt la révélation; et le charme en était
si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais
l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose
d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de
ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de
Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il
resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été
invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son
armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel
qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et
consumé par le rayonnement de la Divinité.

Le jour naissant et le froid du malin tirèrent enfin Consuelo de cette
espèce de léthargie. Elle se trouva seule dans la voiture, et se demanda
si elle avait rêvé qu'elle aimait. Elle essaya de baisser une des
jalousies: mais elles étaient toutes fermées par un verrou extérieur ou
par un ressort dont elle ne connaissait pas le jeu. Elle pouvait recevoir
l'air et voir courir en lignes brisées et confuses les marges blanches ou
vertes du chemin; mais elle ne pouvait rien discerner dans la campagne, ni
par conséquent faire aucune observation, aucune découverte sur la route
qu'elle tenait. Il y avait quelque chose d'absolu et de despotique dans la
protection étendue sur elle. Cela ressemblait à un enlèvement, elle
commença à en prendre souci et frayeur.

L'inconnu disparu, la pauvre pécheresse sentit arriver enfin toutes les
angoisses de la honte, toute la stupeur de l'étonnement. Il n'était
peut-être pas beaucoup de _filles d'Opéra_ (comme on appelait alors les
cantatrices et les danseuses) qui se fussent tourmentées pour un baiser
rendu dans les ténèbres à un inconnu fort discret, surtout avec la
garantie donnée par Karl à la Porporina que c'était un jeune homme d'une
prestance et d'une figure admirables. Mais cet acte de folie était
tellement en dehors des mœurs et des idées de la bonne et sage Consuelo,
qu'elle en fut profondément humiliée. Elle en demanda pardon aux mânes
d'Albert, et rougit jusqu'au fond de l'âme d'avoir été infidèle de cœur à
son souvenir d'une façon si brusque, et avec si peu de réflexion et de
dignité. Il faut, pensa-t-elle, que les évènements tragiques de la soirée
et la joie de ma délivrance m'aient donné un accès de délire. Autrement,
comment aurais-je pu me figurer que j'éprouvais de l'amour pour un homme
qui ne m'a pas adressé un seul mot, dont je ne sais pas le nom, et dont je
n'ai pas seulement vu les traits! Cela ressemble aux plus honteuses
aventures de bal masqué, à ces ridicules surprises des sens dont la
Corilla s'accusait devant moi, et dont je ne pouvais pas concevoir la
possibilité pour une autre femme qu'elle. Quel mépris cet homme doit avoir
conçu pour moi! S'il n'a pas abusé de mon égarement, c'est que j'étais
sous la garantie de son honneur, ou bien qu'un serment le lie sans doute à
des devoirs plus respectables, ou bien enfin qu'il m'a justement
dédaignée! Puisse-t-il avoir compris ou deviné que ce n'était de ma part
qu'un accès de fièvre, qu'un transport au cerveau!

Consuelo avait beau se faire tous ces reproches, elle ne pouvait se
défendre d'une amertume plus grande encore que toutes les railleries de sa
conscience: le regret d'avoir perdu ce compagnon du voyage qu'elle ne se
sentait le droit ni la force d'accuser ou de maudire. Il restait au fond
de sa pensée comme un être supérieur investi d'une puissance magique,
peut-être diabolique, mais à coup sûr irrésistible. Elle en avait peur, et
pourtant elle désirait n'en être pas si brusquement et à jamais séparée.

La voiture se mit au pas, et Karl vint ouvrir la jalousie. «Si vous voulez
marcher un peu, Signora, lui dit-il, _monsieur le chevalier_ vous y
engage. La montée est rude pour les chevaux, et nous sommes en plein bois;
il parait qu'il n'y a pas de danger.»

Consuelo s'appuya sur l'épaule de Karl, et sauta sur le sable sans lui
donner le temps de baisser le marchepied. Elle espérait voir son compagnon
de voyage, son amant improvisé. Elle le vit en effet, mais à trente pas
devant elle, le dos tourné par conséquent, et toujours drapé de ce vaste
manteau gris qu'il paraissait décidé à garder le jour comme la nuit. Sa
démarche et le peu qu'on apercevait de sa chevelure et de sa chaussure
annonçait une grande distinction, et l'élégance d'un homme soigneux de
rehausser par une toilette _galante_, comme on disait alors, _les
avantages de sa personne_. La poignée de son épée, recevant les rayons du
soleil levant, brillait à son flanc comme une étoile, et le parfum de la
poudre que les gens de bon ton choisissaient alors avec la plus grande
recherche, laissait derrière lui, dans l'atmosphère du matin, la trace
embaumée d'un homme _comme il faut_.

Hélas! mon Dieu, pensa Consuelo, c'est peut-être quelque fat, quelque
seigneur de contrebande, ou quelque noble orgueilleux. Quel qu'il soit,
il me tourne le dos ce matin, et il a bien raison!

«Pourquoi l'appelles-tu _le chevalier?_ demanda-t-elle à Karl en
continuant tout haut ses réflexions.

--C'est parce que je l'entends appeler ainsi par les postillons.

--Le chevalier de quoi?

--M. le chevalier tout court. Mais pourquoi cherchez-vous à le savoir,
Signora? Puisqu'il désire vous rester inconnu, il me semble qu'il vous
rend d'assez grands services au péril de sa vie, pour que vous ayez
l'obligeance de rester tranquille à cet égard. Quant à moi, je voyagerais
bien dix ans avec lui sans lui demander où il me mène. Il est si beau, si
brave, si bon, si gai!...

--Si gai? cet homme-là est gai?

--Certes. Il est si content de vous avoir sauvée, qu'il ne peut s'en
taire. Il me fait mille questions sur Spandaw, sur vous, sur Gottlieb, sur
moi, sur le roi de Prusse. Moi, je lui dis tout ce que je sais, tout ce
qui m'est arrivé, même l'aventure de Roswald! Cela fait tant de bien de
parler le bohémien et d'être écouté par un homme d'esprit qui vous
comprend, au lieu que tous ces ânes de Prussiens n'entendent que leur
chienne de langue.

--Il est donc Bohémien, lui?

--Je me suis permis de lui faire cette question, et il m'a répondu _non_
tout court, même un peu sèchement. Aussi j'avais tort de l'interroger,
lorsque son bon plaisir était de me faire répondre.

--Est-il toujours masqué?

--Seulement quand il s'approche de vous, Signora. Oh! c'est un plaisant;
il veut sans doute vous intriguer.»

L'enjouement et la confiance de Karl ne rassuraient pas entièrement
Consuelo. Elle voyait bien qu'il joignait à beaucoup de détermination et
de bravoure une droiture et une simplicité de cœur dont on pouvait
aisément abuser. N'avait-il pas compté sur la bonne foi de Mayer? Ne
l'avait-il pas poussée elle-même dans la chambre de ce misérable? Et
maintenant il se soumettait aveuglément à un inconnu pour enlever Consuelo,
et l'exposer peut-être à des séductions plus raffinées et plus
dangereuses! Elle se rappelait le billet des _invisibles_: «On te tend un
piège, un nouveau danger te menace. Méfie-toi de quiconque t'engagerait à
fuir avant que nous t'ayons donné des avis certains. Persévère dans ta
force, etc.» Aucun autre billet n'était venu confirmer celui-là, et
Consuelo, s'abandonnant à la joie de retrouver Karl, avait cru ce digne
serviteur suffisamment autorisé à la servir. L'inconnu n'était-il pas un
traître? Où la conduisait-il avec tant de mystère? Consuelo ne se
connaissait pas d'ami dont la ressemblance pût s'accommoder à la brillante
tournure du chevalier, à moins que ce ne fût Frédéric de Trenck. Mais Karl
connaissait parfaitement ce dernier, ce ne l'était donc pas. Le comte de
Saint-Germain était plus âgé, Cagliostro moins grand. À force de regarder
de loin l'inconnu pour tâcher de découvrir en lui un ancien ami, Consuelo
arriva à trouver qu'elle n'avait jamais vu personne marcher avec tant
d'aisance et de grâce. Albert seul eût été doué d'autant de majesté; mais
sa démarche lente et son abattement habituel excluaient cet air de force,
cette allure chevaleresque qui caractérisaient l'inconnu.

Le bois s'éclaircissait et les chevaux commençaient à trotter pour
rejoindre les voyageurs qui les avaient devancés. Le chevalier, sans se
retourner, étendit les bras, et secoua son mouchoir plus blanc que la
neige, Karl comprit ce signal, et fit remonter Consuelo en en voiture en
lui disant:

«À propos, Signora, vous trouverez dans de grands coffres, sous les
banquettes, du linge, des vêtements, et tout ce qu'il vous faudra pour
déjeuner et dîner au besoin. Il y aussi des livres. Enfin, il paraît que
c'est une hôtellerie roulante, et que vous n'en sortirez pas de si tôt.

--Karl, dit Consuelo, je te prie de demander à monsieur le chevalier si
je serai libre, lorsque nous aurons passé la frontière, de lui faire mes
remerciements et d'aller où bon me semblera.

--Oh! Signora, je n'oserai jamais dire une chose si désobligeante à un
homme si aimable!

--C'est égal, je l'exige. Tu me rendras sa réponse au prochain relais,
puisqu'il ne veut pas me parler.»

La réponse de l'inconnu fut que la voyageuse était parfaitement libre, et
que tous ses désirs seraient des ordres; mais qu'il y allait de son salut
et de la vie de son guide, ainsi que de celle de Karl, à ne pas contrarier
les desseins qu'on avait sur sa route, et sur le choix de son asile. Karl
ajouta, d'un air de reproche naïf, que cette méfiance avait paru faire
bien du mal au chevalier, et qu'il était devenu triste et morne. Elle en
eut des remords, et lui fit dire qu'elle remettait son sort entre les
mains des _invisibles_.

La journée entière se passa sans aucun incident. Enfermée et cachée dans
la voiture comme un prisonnier d'État, Consuelo ne put faire aucune
conjecture sur la direction de son voyage. Elle changea de toilette avec
la plus grande satisfaction; car elle avait aperçu au jour quelques
gouttes du sang noir de Mayer sur ses vêtements, et ces traces lui
faisaient horreur. Elle essaya de lire; mais son esprit était trop
préoccupé. Elle prit le parti de dormir le plus possible, espérant oublier
de plus en plus la mortification de sa dernière aventure. Mais lorsque la
nuit fut venue, et que l'inconnu resta sur le siège, elle éprouva une plus
grande confusion encore. Évidemment il n'avait rien oublié, lui, et sa
respectueuse délicatesse rendait Consuelo plus ridicule et plus coupable
encore à ses propres yeux. En même temps elle s'affligeait du malaise et
de la fatigue qu'il supportait sur ce siège, étroit pour deux personnes
côte à côte, lui qui paraissait si recherché, avec un soldat fort
proprement travesti en domestique, à la vérité, mais dont la conversation
confiante et prolixe pouvait bien lui peser à la longue; enfin, exposé au
frais de la nuit et privé de sommeil. Tant de courage ressemblait
peut-être aussi à de la présomption; se croyait-il irrésistible?
Pensait-il que Consuelo, revenue d'une première surprise de l'imagination,
ne se défendrait pas de sa familiarité par trop paternelle? La pauvre
enfant se disait tout cela pour consoler son orgueil abattu; mais le plus
certain, c'est qu'elle désirait le revoir, et craignait, par-dessus tout,
son dédain ou le triomphe d'un excès de vertu qui les eût à jamais rendus
étrangers l'un à l'autre.

Vers le milieu de la nuit, on s'arrêta dans une ravine. Le temps était
sombre. Le bruit du vent dans le feuillage ressemblait à celui d'une eau
courante: «Signora, dit Karl en ouvrant la portière, nous voici arrivés au
moment le moins commode de notre voyage: il nous faut passer la frontière.
Avec de l'audace et de l'argent, on se tire de tout, dit-on. Cependant il
ne serait pas prudent que vous fissiez cet essai par la grande route et
sous l'œil des gens de police. Je ne risque rien, moi qui ne suis rien.
Je vais conduire le carrosse au pas, avec un seul cheval, comme si je
menais cette nouvelle acquisition chez mes maîtres, à une campagne
voisine. Vous, vous prendrez la traverse avec monsieur le chevalier, et
vous passerez peut-être par des sentiers un peu difficiles. Vous
sentez-vous la force de faire une lieue à pied sur de mauvais chemins?»

Sur la réponse affirmative de Consuelo, elle trouva le bras du chevalier
prêt à recevoir le sien; Karl ajouta:

«Si vous arrivez avant moi au lieu du rendez-vous, vous m'attendrez sans
crainte, n'est-ce pas, Signora?

--Je ne crains rien, répondit Consuelo avec un mélange de tendresse et de
fierté envers l'inconnu, puisque je suis sous la protection de Monsieur.
Mais, mon pauvre Karl, ajouta-t-elle, n'y a-t-il point de danger pour toi?»

Karl haussa les épaules en baisant la main de Consuelo; puis il courut
procéder à l'arrangement du cheval; et Consuelo partit aussitôt à travers
champs avec son taciturne protecteur.



XXII.


Le temps s'obscurcissait de plus en plus; le vent s'élevait toujours, et
nos deux fugitifs marchaient péniblement depuis une demi-heure, tantôt sur
des sentiers pierreux, tantôt dans les ronces et les longues herbes,
lorsque la pluie se déclara soudainement avec une violence extraordinaire.
Consuelo n'avait pas encore dit un mot à son compagnon; mais le voyant
s'inquiéter pour elle et chercher un abri, elle lui dit enfin:

«Ne craignez rien pour moi, Monsieur; je suis forte, et n'ai de chagrin
que celui de vous voir exposé à tant de fatigues et de soucis pour une
personne qui ne vous est rien et qui ne sait comment vous remercier.»

L'inconnu fit un mouvement de joie en apercevant une masure abandonnée,
dans un coin de laquelle il réussit à mettre sa compagne à couvert des
torrents de pluie. La toiture de cette ruine avait été enlevée, et
l'espace abrité par un retour de la maçonnerie était si exigu, qu'à moins
de se placer tout près de Consuelo, l'inconnu était forcé de recevoir la
pluie. Il respecta pourtant sa situation, au point de s'éloigner d'elle
pour lui ôter toute crainte. Mais Consuelo ne put souffrir longtemps
d'accepter tant d'abnégation. Elle le rappela; et, voyant qu'il persistait,
elle quitta son abri, en lui disant d'un ton qu'elle s'efforça de rendre
enjoué:

«Chacun son tour, Monsieur le chevalier; je puis bien me mouiller un peu.
Vous allez prendre ma place, puisque vous refusez d'en prendre votre part.»

Le chevalier voulut reconduire Consuelo à cette place qui faisait l'objet
d'un combat de générosité; mais elle lui résista:

«Non, dit-elle, je ne vous céderai pas. Je vois bien que je vous ai
offensé aujourd'hui en exprimant le désir de vous quitter à la frontière.
Je dois expier mes torts. Je voudrais qu'il m'en coûtât un bon rhume!»

Le chevalier céda, et se mit à l'abri. Consuelo, sentant bien qu'elle lui
devait une grande réparation, vint s'y placer à ses côtés, quoiqu'elle fût
humiliée d'avoir peut-être l'air de lui faire des avances; mais elle
aimait mieux lui paraître légère qu'ingrate, et elle voulut s'y résigner,
en expiation de son tort. L'inconnu la comprit si bien, qu'il resta aussi
éloigné d'elle que pouvait le permettre un espace de deux ou trois pieds
carrés. Appuyé sur les gravois, il affectait même de détourner la tête,
pour ne pas l'embarrasser et ne pas se montrer enhardi par sa sollicitude.
Consuelo admirait qu'un homme condamné au mutisme, et qui l'y condamnait
elle-même jusqu'à un certain point, la devinât si bien, et se fit si bien
comprendre. Chaque instant augmentait son estime pour lui; et cette estime
singulière lui causait de si forts battements de cœur, qu'elle pouvait à
peine respirer dans l'atmosphère embrasée par la respiration de cet homme
incompréhensiblement sympathique.

Au bout d'un quart d'heure, l'averse s'apaisa au point de permettre aux
deux voyageurs de se remettre en route; mais les sentiers détrempés
étaient devenus presque impraticables pour une femme. Le chevalier
souffrit quelques instants, avec sa contenance impassible, que Consuelo
glissât et se retint à lui pour ne pas tomber à chaque pas. Mais, tout à
coup, las de la voir se fatiguer, il la prit dans ses bras, et l'emporta
comme un enfant, quoiqu'elle lui en fit des reproches; mais ces reproches
n'allaient pas jusqu'à la résistance. Consuelo se sentait fascinée et
dominée. Elle traversait le vent et l'orage emportée par ce sombre
cavalier, qui ressemblait à l'esprit de la nuit, et qui franchissait
ravins et fondrières, avec son fardeau, d'un pas aussi rapide et aussi
assuré que s'il eût été d'une nature immatérielle. Ils arrivèrent ainsi au
gué d'une petite rivière. L'inconnu s'élança dans l'eau en élevant
Consuelo dans ses bras, à mesure que le gué devenait plus profond.

Malheureusement, cette trombe de pluie si épaisse et si soudaine avait
enflé le cours du ruisseau, qui était devenu un torrent, et qui courait,
trouble et couvert d'écume, avec un murmure sourd et sinistre. Le
chevalier en avait déjà jusqu'à la ceinture; et dans l'effort qu'il
faisait pour soutenir Consuelo au-dessus de la surface, il était à
craindre que ses pieds engagés dans la vase ne vinssent à fléchir.
Consuelo eut peur pour lui:

«Lâchez-moi, dit-elle, je sais nager. Au nom du ciel, lâchez-moi! L'eau
augmente toujours, vous allez vous noyer!»

En ce moment, un coup de vent furieux abattit un des arbres du rivage vers
lequel nos voyageurs se dirigeaient, ce qui entraîna l'éboulement
d'énormes masses de terre et de pierres qui semblèrent, pour un instant,
opposer une digue naturelle à la violence du courant. L'arbre était
heureusement tombé en sens inverse de la rivière, et l'inconnu commençait
à respirer, lorsque l'eau, se frayant un passage entre les obstacles qui
l'encombraient, se resserra en un courant d'une telle force qu'il lui
devint à peu près impossible de lutter davantage. Il s'arrêta, et Consuelo
essaya de se dégager de ses bras.

«Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas être cause de votre perte. J'ai de
la force et du courage, moi aussi! laissez-moi lutter avec vous.»

Mais le chevalier la serra contre son cœur avec une nouvelle énergie. On
eût dit qu'il avait dessein de périr là avec elle. Elle eut peur de ce
masque noir, de cet homme silencieux qui, comme les ondins des antiques
ballades allemandes, semblait vouloir l'entraîner dans le gouffre. Elle
n'osa plus résister. Pendant plus d'un quart d'heure, l'inconnu combattit
contre la fureur du flot et du vent, avec une froideur et une obstination
vraiment effrayantes, soutenant toujours Consuelo au-dessus de l'eau, et
gagnant un pied de terrain en quatre ou cinq minutes. Il jugeait sa
situation avec calme. Il lui était aussi difficile de reculer que
d'avancer; il avait passé l'endroit le plus profond, et il sentait que,
dans le mouvement qu'il serait forcé de faire pour se retourner, l'eau
pourrait le soulever et lui faire perdre pied. Il atteignit enfin la rive,
et continua sa marche sans permettre à Consuelo de marcher elle-même, et
sans reprendre haleine, jusqu'à ce qu'il eut entendu le sifflet de Karl
qui l'attendait avec anxiété. Alors il déposa son précieux fardeau dans
les bras du déserteur, et tomba anéanti sur le sable. Sa respiration ne
s'exhalait plus qu'en sourds gémissements; on eût dit que sa poitrine
allait se briser.

«O mon Dieu, Karl, il va mourir! dit Consuelo en se jetant sur le
chevalier. Vois! c'est le râle de la mort. Otons-lui ce masque qui
l'étouffe...»

Karl allait obéir; mais l'inconnu, soulevant avec effort sa main glacée,
arrêta celle du déserteur.

«C'est juste! dit Karl; mon serment, Signora. Je lui ai juré que quand
même il mourrait sous vos yeux, je ne toucherais pas à son masque. Courez
à la voiture, Signora, apportez-moi ma gourde d'eau-de-vie, qui est sur le
siège; quelques gouttes le ranimeront.»

Consuelo voulut se lever, mais le chevalier la retint. S'il devait mourir,
il voulait expirer à ses pieds.

«C'est encore juste, dit Karl, qui, malgré sa rude enveloppe, comprenait
les mystères de l'amour (il avait aimé)! Vous le soignerez mieux que moi.
Je vais chercher la gourde. Tenez, Signora, ajouta-t-il à voix basse, je
crois bien que si vous l'aimiez un peu, et que si vous aviez la charité
de lui dire, il ne se laisserait pas mourir. Sans cela, je ne réponds de
rien.»

Karl s'en alla en souriant. Il ne partageait pas tout à fait l'effroi de
Consuelo; il voyait bien que déjà la suffocation du chevalier commençait à
s'alléger. Mais Consuelo épouvantée, et croyant assister aux derniers
moments de cet homme généreux, l'entoura de ses bras et couvrit de baisers
le haut de son large front, seule partie de son visage que le masque
laissât à découvert.

«Ô mon Dieu, dit-elle; ôtez cela; je ne vous regarderai pas, je
m'éloignerai; au moins vous pourrez respirer.»

L'inconnu prit les deux mains de Consuelo, et les posa sur sa poitrine
haletante, autant pour en sentir la douce chaleur que pour lui ôter
l'envie de le soulager en découvrant son visage. En ce moment, toute l'âme
de la jeune fille était dans cette chaste étreinte. Elle se rappela ce que
Karl lui avait dit d'un air moitié goguenard, moitié attendri.

«Ne mourez pas, dit-elle à l'inconnu; oh! ne vous laissez pas mourir;
ne sentez-vous donc pas bien que je vous aime?»

Elle n'eut pas plus tôt dit ces paroles, qu'elle crut les avoir dites dans
un rêve. Mais elles s'étaient échappées de ses lèvres, comme malgré elle.
Le chevalier les avait entendues. Il fit un effort pour se soulever, se
mit sur ses genoux, et embrassa ceux de Consuelo qui fondit en larmes sans
savoir pourquoi.

Karl revint avec sa gourde. Le chevalier repoussa ce spécifique favori du
déserteur, et s'appuyant sur lui, gagna la voiture, où Consuelo s'assit à
ses côtés. Elle s'inquiétait beaucoup du froid que devaient lui causer ses
vêtements mouillés.

«Ne craignez rien, Signora, dit Karl, M. le chevalier n'a pas eu le temps
de se refroidir. Je vais lui mettre sur le corps mon manteau, que j'ai eu
soin de serrer dans la voiture quand j'ai vu venir la pluie; car je me
suis bien douté que l'un de vous se mouillerait. Quand on s'enveloppe de
vêtements bien secs et bien épais sur des habits mouillés, on peut
conserver assez longtemps la chaleur. On est comme dans un bain tiède, et
ce n'est pas malsain.

--Mais toi, Karl, fais de même, dis Consuelo; prends mon mantelet, car tu
t'es mouillé pour nous préserver.

--Oh! moi, dit Karl, j'ai la peau plus épaisse que vous autres. Mettez
encore le mantelet sur le chevalier. Empaquetez-le bien; et moi, dussé-je
crever ce pauvre cheval, je vous conduirai jusqu'au relais sans
m'engourdir en chemin.»

Pendant une heure Consuelo tint ses bras enlacés autour de l'inconnu; et
sa tête, qu'il avait attirée sur son sein, y ramena la chaleur de la vie
mieux que toutes les recettes et les prescriptions de Karl. Elle
interrogeait quelquefois son front, et le réchauffait de son haleine, pour
que la sueur dont il était baigné ne s'y refroidit pas. Lorsque la voiture
s'arrêta, il la pressa contre son cœur avec une force qui lui prouva bien
qu'il était dans toute la plénitude de la vie et du bonheur. Puis il
descendit précipitamment le marchepied, et disparut.

Consuelo se trouva sous une espèce de hangar, face à face avec un vieux
serviteur, à demi paysan qui portait une lanterne sourde, et qui la
conduisit, par un sentier bordé de haies, le long d'une maison de médiocre
apparence, jusqu'à un pavillon, dont il referma la porte derrière elle,
après l'y avoir fait entrer sans lui. Voyant une seconde porte ouverte,
elle pénétra dans un petit appartement fort propre et fort simple, composé
de deux pièces: une chambre à coucher bien chauffée, avec un bon lit tout
préparé, et une autre pièce éclairée à la bougie et munie d'un souper
confortable. Elle remarqua avec chagrin qu'il n'y avait qu'un couvert; et
lorsque Karl vint lui apporter ses paquets et lui offrir ses services pour
la table, elle n'osa pas lui dire que tout ce qu'elle souhaitait, c'eût
été la compagnie de son protecteur pour souper.

«Va manger et dormir toi-même, mon bon Karl, dit-elle, je n'ai besoin de
rien. Tu dois être plus fatigué que moi.

--Je ne suis pas plus fatigué que si je venais de dire mes prières au coin
du feu avec ma pauvre femme, à qui Dieu fasse paix! Oh! c'est pour le coup
que j'ai baisé la terre quand je me suis vu encore une fois hors de Prusse,
quoiqu'en vérité je ne sache pas si nous sommes en Saxe, en Bohême, en
Pologne, ou _en Chine_, comme on disait chez M. le comte Hoditz à Roswald.

--Et comment est-il possible, Karl, que, voyageant sur le siège de la
voiture, tu n'aies pas reconnu dans la journée un seul des endroits où
nous avons passé?

--C'est qu'apparemment je n'ai jamais fait cette route-là, Signora; et
puis, c'est que je ne sais pas lire ce qui est écrit sur les murs et sur
les poteaux, et enfin que nous ne nous sommes arrêtés dans aucune ville ni
village, et que nous avons toujours pris nos relais dans quelque bois ou
dans la cour de quelque maison particulière. Enfin il y a une quatrième
raison, c'est que j'ai donné ma parole d'honneur à M. le chevalier de ne
pas vous le dire, Signora.

--C'est par cette raison-là que tu aurais dû commencer, Karl; je ne
t'aurais pas fait d'objections. Mais, dis-moi, le chevalier te paraît-il
malade?

--Nullement, Signora, il va et vient dans la maison, où véritablement il
ne me semble pas avoir de grandes affaires, car je n'y aperçois d'autre
figure que celle d'un vieux jardinier peu causeur.

--Va donc lui offrir tes services, Karl. Cours, laisse-moi.

--Comment donc faire? il les a refusés, en me commandant de ne m'occuper
que de vous.

--Hé bien, occupe-toi de toi-même, mon ami, et fais de bons rêves sur ta
liberté.»

Consuelo se coucha aux premières lueurs du matin; et lorsqu'elle fut
relevée et habillée, sa montre marqua deux heures. La journée paraissait
claire et brillante. Elle essaya d'ouvrir les persiennes; mais dans l'une
et l'autre pièce elle les trouva fermées par un secret, comme celles de la
chaise de poste où elle avait voyagé. Elle essaya de sortir; les portes
étaient verrouillées en dehors. Elle revint à la fenêtre, et distingua les
premiers plans d'un verger modeste. Rien n'annonçait le voisinage d'une
ville ou d'une route fréquentée. Le silence était complet dans la maison;
au dehors il n'était troublé que par le bourdonnement des insectes, le
roucoulement des pigeons sur le toit, et de temps en temps par le cri
plaintif d'une roue de brouette dans les allées où son regard ne pouvait
plonger. Elle écouta machinalement ces bruits agréables à son oreille, si
longtemps privée des échos de la vie rustique. Consuelo était encore
prisonnière, et tous les soins qu'on prenait pour lui cacher sa situation
lui donnaient bien quelque inquiétude. Mais elle se fût résignée pour
quelque temps à une captivité dont l'aspect était si peu farouche, et
l'amour du chevalier ne lui causait pas la même horreur que celui de Mayer.

Quoique le fidèle Karl lui eût recommandé de sonner aussitôt qu'elle
serait levée, elle ne voulut pas le déranger jugeant qu'il avait besoin
d'un plus long repos qu'elle. Elle craignait surtout de réveiller son
autre compagnon de voyage, dont la fatigue devait être excessive. Elle
passa dans la pièce attenante à sa chambre, et à la place du repas de la
veille, qui avait été enlevé sans qu'elle s'en aperçût, elle trouva la
table chargée de livres et des objets nécessaires pour écrire.

Les livres la tentèrent peu; elle était trop agitée pour en faire usage,
et comme au milieu de ses perplexités elle trouvait un irrésistible
plaisir à se retracer les événements de la nuit précédente, elle ne fit
aucun effort pour s'en distraire. Peu à peu l'idée lui vint, puisqu'elle
était toujours tenue au secret, de continuer son journal, et elle écrivit
pour préambule cette page sur une feuille volante.

«Cher Beppo, c'est pour toi seul que je reprendrai le récit de mes bizares
aventures. Habituée à te parler avec l'expansion qu'inspire la conformité
des âges et le rapport des idées, je pourrai te confier des émotions que
mes autres amis ne comprendraient pas, et qu'ils jugeraient sans doute
plus sévèrement que toi. Ce début te fera deviner que je ne me sens pas
exempte de torts; j'en ai à mes propres yeux, bien que j'en ignore jusqu'à
présent la portée et les conséquences.

«Joseph, avant de te raconter comment je me suis enfuie de Spandaw (ce qui,
en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m'occupe
maintenant), il faut que je te dise... comment te le dirais-je?... je ne
le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j'ai fait? Je sens pourtant que
ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s'il voulait s'élancer
hors de moi et se perdre dans une autre âme... Tiens, je te le dirai tout
simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade,
j'aime!

«J'aime un inconnu, un homme dont je n'ai pas vu la figure et dont je n'ai
pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison:
l'amour n'est-il pas une folie sérieuse? Écoute, Joseph, et ne doute pas
de mon bonheur qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de
Venise, un bonheur si enivrant qu'il m'empêche de sentir la honte de
l'avoir si vite et si follement accepté, la crainte d'avoir mal placé mon
affection, celle même de ne pas être payée de retour... Oh! c'est que je
suis aimée, je le sens si bien!... Sois certain que je ne me trompe pas,
et que j'aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument?
Pourquoi non? l'amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de
rallumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l'autel.
Tous mes efforts pour aimer Albert (celui dont je ne trace plus le nom
qu'en tremblant!) n'avaient pas réussi à faire éclore cette flamme ardente
et sacrée; depuis que je l'ai perdu, j'ai aimé son souvenir plus que je
n'avais aimé sa personne. Qui sait de quelle manière je pourrais l'aimer,
s'il m'était rendu?...»

A peine Consuelo eut-elle tracé ces derniers mots, qu'elle les effaça, pas
assez peut-être pour qu'on ne put les lire encore, mais assez pour se
soustraire à l'effroi de les avoir eus dans la pensée. Elle était vivement
excitée; et la vérité de son inspiration amoureuse se trahissait, malgré
elle, dans ce qu'elle avait de plus intime. Elle voulut en vain continuer
d'écrire, afin de mieux s'expliquer à elle-même le mystère de son propre
cœur. Elle ne trouvait rien à dire pour en rendre la nuance délicate que
ces terribles mots: «Qui sait comment je pourrais aimer Albert, s'il
m'était rendu?»

Consuelo ne savait pas mentir; elle avait cru aimer d'amour le souvenir
d'un mort; mais elle sentait la vie déborder de son sein, et une passion
réelle anéantir une passion imaginaire.

Elle essaya de relire tout ce qu'elle venait d'écrire, pour sortir de ce
désordre d'esprit. En le relisant, elle n'y trouva précisément que
désordre, et, désespérant de pouvoir goûter assez de calme pour se résumer,
sentant que cet effort lui donnait la fièvre, elle froissa dans ses mains
la feuille écrite, et la jeta sur la table, en attendant qu'elle pût la
brûler. Tremblante comme une âme coupable, le visage en feu, elle marchait
avec agitation, et ne se rendait plus compte de rien, sinon qu'elle aimait,
et qu'il ne dépendait plus d'elle d'en douter.

On frappa à la porte de sa chambre à coucher, et elle rentra pour ouvrir à
Karl. Il avait la figure échauffée, l'œil troublé, la mâchoire un peu
lourde. Elle le crut malade de fatigue; mais elle comprit bientôt à ses
réponses, qu'il avait un peu trop fêté, le matin en arrivant, le vin ou la
bière de l'hospitalité. C'était là le seul défaut du pauvre Karl. Une
certaine dose le rendait confiant à l'excès; une dose plus forte pouvait
le rendre terrible. Heureusement il s'était tenu à la dose de l'expansion
et de la bienveillance, et il lui en restait quelque chose, même après
avoir dormi toute la journée. Il raffolait de M. le chevalier, il ne
pouvait pas parler d'autre chose. M. le chevalier était si bon, si humain,
si peu fier avec le pauvre monde! Il avait fait asseoir Karl vis-à-vis de
lui, au lieu de lui permettre de le servir à table, et il l'avait
contraint de partager son repas, et il lui avait versé du meilleur vin,
trinquant avec lui à chaque verre, et lui tenant tête comme un vrai Slave.

«Quel dommage que ce ne soit qu'un Italien! disait Karl: il mériterait
bien d'être Bohême; il porte aussi bien le vin que moi-même.

--Ce n'est peut-être pas beaucoup dire, répondit Consuelo, peu flattée de
cette grande aptitude du chevalier à boire avec les valets.»

Mais elle se reprocha aussitôt de pouvoir considérer Karl comme inférieur
à elle ou à ses amis, après les services qu'il lui avait rendus.
D'ailleurs, c'était, sans doute, pour entendre parler d'elle que le
chevalier avait recherché la société de ce serviteur dévoué. Les discours
de Karl lui firent voir qu'elle ne se trompait pas.

«Oh! Signora, ajouta-t-il naïvement, ce digne jeune homme vous aime comme
un fou, il ferait pour vous des crimes, des bassesses même!

--Je l'en dispenserais fort, répondit Consuelo, à qui ces expressions
déplurent quoique sans doute Karl n'en comprit pas la portée. Pourrais-tu
m'expliquer, lui dit-elle pour changer de propos, pourquoi je suis si bien
enfermée ici?

--Oh! pour cela, Signora, si je le savais, on me couperait la langue
plutôt que de me le faire dire; car j'ai donné ma parole d'honneur au
chevalier de ne répondre à aucune de vos questions.

--Grand merci, Karl! Ainsi tu aimes beaucoup mieux le chevalier que moi?

--Oh! jamais! Je ne dis pas cela; mais puisqu'il m'a prouvé que c'était
dans vos intérêts, je dois vous servir malgré vous.

--Comment t'a-t-il prouvé cela?

--Je n'en sais rien; mais j'en suis bien persuadé. De même, Signora, qu'il
m'a chargé de vous enfermer, de vous surveiller, de vous tenir prisonnière,
au secret, en un mot, jusqu'à ce que nous soyons arrivés.

--Nous ne restons donc pas ici?.

--Nous repartons dès la nuit. Nous ne voyagerons plus le jour, pour ne pas
vous fatiguer, et pour d'autres raisons que je ne sais pas.

--Et tu vas être mon geôlier tout ce temps?

--Allons! M. le chevalier est facétieux. J'en prends mon parti, Karl;
j'aime mieux avoir affaire à toi qu'à M. Schwartz.

--Et je vous garderai un peu mieux, répondit Karl en riant d'un air de
bonhomie. Je vais, pour commencer, faire préparer votre dîner, Signora.

--Je n'ai pas faim, Karl.

--Oh! ce n'est pas possible: il faut que vous dîniez, et que vous dîniez
très-bien, Signora, c'est ma consigne; c'est ma consigne, comme disait
maître Schwartz.

--Si tu l'imites en tout, tu ne me forceras pas à manger. Il était fort
aise de me faire payer, le lendemain, le dîner de la veille qu'il me
réservait consciencieusement.

--Cela faisait ses affaires. Avec moi c'est différent, par exemple. Les
affaires regardent M. le chevalier. Il n'est pas avare, celui-là; il verse
l'or à pleines mains. Il faut qu'il soit fièrement riche, ou bien son
patrimoine n'ira pas loin.»

Consuelo se fit apporter une bougie, et rentra dans la pièce voisine pour
brûler son écrit. Mais elle le chercha en vain; il lui fut impossible de
le retrouver.



XXIII.


Peu d'instants après, Karl rentra avec une lettre dont l'écriture était
inconnue à Consuelo et dont voici à peu près le contenu:

«Je vous quitte pour ne vous revoir peut-être jamais. Je renonce à trois
jours que j'aurais pu passer encore auprès de vous, trois jours que je ne
retrouverai peut-être pas dans toute ma vie! J'y renonce volontairement.
Je le dois. Vous apprécierez un jour la sainteté de mon sacrifice.

«Oui, je vous aime, je vous aime _éperdument_, moi aussi! Je ne vous
connais pourtant guère plus que vous ne me connaissez. Ne me sachez donc
aucun gré de ce que j'ai fait pour vous. J'obéissais à des ordres suprêmes,
j'accomplissais le devoir de ma charge. Ne me tenez compte que de l'amour
que j'ai pour vous, et que je ne puis vous prouver qu'en m'éloignant. Cet
amour est violent autant qu'il est respectueux. Il sera aussi durable
qu'il a été subit et irréfléchi. J'ai à peine vu vos traits, je ne sais
rien de votre vie; mais j'ai senti que mon âme vous appartenait, et que je
ne pourrais jamais la reprendre. Votre passé fût-il aussi souillé que
votre front est pur, vous ne m'en serez pas moins respectable et chère. Je
m'en vais le cœur plein d'orgueil, de joie et d'amertume. Vous m'aimez!
Comment supporterai-je l'idée de vous perdre, si la terrible volonté qui
dispose de vous et de moi m'y condamne?... Je l'ignore. En ce moment je ne
puis pas être malheureux, malgré mon épouvante, je suis trop enivré de
votre amour et du mien pour souffrir. Dussé-je vous chercher en vain toute
ma vie, je ne me plaindrai pas de vous avoir rencontrée, et d'avoir goûté
dans un baiser de vous un bonheur qui me laissera d'éternels regrets. Je
ne pourrai pas non plus perdre l'espérance de vous retrouver un jour; et
ne fut-ce qu'un instant, n'eussé-je jamais d'autre témoignage de votre
amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore
cent fois plus heureux que je ne l'avais été avant de vous connaître.

«Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans
honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour
passer dans ton cœur. Tu l'as dit, l'amour nous vient de Dieu, et il ne
dépend pas de nous de l'étouffer ou de l'allumer malgré lui. Fussé-je
indigne de toi, l'inspiration soudaine qui t'a forcée de répondre à mon
étreinte n'en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège,
n'a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d'un
cœur égoïste et froid. Si j étais ingrat, ce ne serait de ta part qu'un
noble instinct égaré, qu'une sainte inspiration perdue: je t'adore, et,
quel que je sois, d'ailleurs, tu ne t'es pas fait d'illusion en te croyant
aimée. Tu n'as pas été profanée par le battement de mon cœur, par l'appui
de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre
foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l'abandon
sublime que sanctifie une longue passion, Pourquoi le regretter? Je sais
bien qu'il y a quelque chose d'effrayant dans cette fatalité qui nous a
poussés l'un vers l'autre. Mais c'est le doigt de Dieu, vois-tu! Nous ne
pouvons pas le méconnaître. J'emporte ce terrible secret. Garde-le aussi,
ne le confie à personne. _Beppo_ ne le comprendrait peut-être pas. Quel
que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer
dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les
miennes. Adieu! c'est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis
libre selon le monde, il me semble que tu l'es aussi. Je ne puis aimer que
toi, et vois bien que tu n'en aimes pas un autre... Mais notre sort ne
nous appartient plus. Je suis engagé par des vœux éternels, et tu vas
l'être sans doute bientôt; du moins tu es au pouvoir des invisibles, et
c'est un pouvoir sans appel. Adieu donc... mon sein se déchire, mais Dieu
me donnera la force d'accomplir ce sacrifice, et de plus rigoureux encore
s'il en existe. Adieu... Adieu! O grand Dieu, ayez pitié de moi!»

Cette lettre sans signature était d'une écriture pénible ou contrefaite.

«Karl! s'écria Consuelo pâle et tremblante, c'est bien le chevalier qui
t'a remis ceci?

--Oui, Signora.

--Et il l'a écrit lui-même?

--Oui, Signora, et non sans peine. Il a la main droite blessée.

--Blessée, Karl? gravement?

--Peut-être. La blessure est profonde, quoiqu'il ne paraisse guère y
songer.

--Mais où s'est-il blessé ainsi?

--La nuit dernière, au moment où nous changions de chevaux, avant de
gagner la frontière, le cheval de brancard a voulu s'emporter avant que le
postillon fut monté sur son porteur. Vous étiez seule dans la voiture; le
postillon et moi étions à quatre ou cinq pas. Le chevalier a retenu le
cheval avec la force d'un diable et le courage d'un lion, car c'était un
terrible animal...

--Oh! oui, j'ai senti de violentes secousses. Mais tu m'as dit que ce
n'était rien.

--Je n'avais pas vu que monsieur le chevalier s'était fendu le dos de la
main contre une boucle du harnais.

--Toujours pour moi! Et dis-moi, Karl, est-ce que le chevalier a quitté
cette maison?

--Pas encore, Signora; mais on selle son cheval, et je viens de faire son
porte-manteau. Il dit que vous n'avez rien à craindre maintenant, et la
personne qui doit le remplacer auprès de vous est déjà arrivée. J'espère
que nous le reverrons bientôt, car j'aurais bien du chagrin qu'il en fût
autrement. Cependant il ne s'engage à rien, et à toutes mes questions il
répond: _Peut-être!_

--Karl! où est le chevalier?

--Je n'en sais rien, Signora. Sa chambre est par ici. Voulez-vous que je
lui dise de votre part...

--Ne lui dis rien, je vais écrire. Non... dis-lui que je veux le
remercier... le voir un instant, lui presser la main seulement... Va,
dépêche-toi, je crains qu'il ne soit déjà parti.»

Karl sortit; et Consuelo se repentit aussitôt de lui avoir confié ce
message. Elle se dit que si le chevalier ne s'était jamais tenu près
d'elle durant ce voyage que dans le cas d'absolue nécessité, ce n'était
pas sans doute sans en avoir pris l'engagement avec les bizarres et
redoutables invisibles. Elle résolut de lui écrire; mais à peine
avait-elle tracé et déjà effacé quelques mots, qu'un léger bruit lui fit
lever les yeux. Elle vit alors glisser un pan de boiserie qui faisait une
porte secrète de communication avec le cabinet où elle avait déjà écrit et
une pièce voisine, sans doute celle qu'occupait le chevalier. La boiserie
ne s'écarta cependant qu'autant qu'il le fallut pour le passage d'une main
gantée qui semblait appeler celle de Consuelo. Elle s'élança et saisit
cette main en disant: «L'autre main, la main blessée!»

L'inconnu s'effaçait derrière le panneau de manière à ce qu'elle ne pût le
voir. Il lui passa sa main droite, dont Consuelo s'empara, et défaisant
précipitamment la ligature, elle vit la blessure qui était profonde en
effet. Elle y porta ses lèvres et l'enveloppa de son mouchoir; puis tirant
de son sein la petite croix en filigrane qu'elle chérissait
superstitieusement, elle la mit dans cette belle main dont la blancheur
était rehaussée par le pourpre du sang:

«Tenez, dit-elle, voici ce que je possède de plus précieux au monde, c'est
l'héritage de ma mère, mon porte-bonheur qui ne m'a jamais quitté. Je
n'avais jamais aimé personne au point de lui confier ce trésor. Gardez-le
jusqu'à ce que je vous retrouve.»

L'inconnu attira la main de Consuelo derrière la boiserie qui le cachait,
et la couvrit de baisers et de larmes. Puis, au bruit des pas de Karl, qui
venait chez lui remplir son message, il la repoussa, et referma
précipitamment la boiserie. Consuelo entendit le bruit d'un verrou. Elle
écouta en vain, espérant saisir le son de la voix de l'inconnu. Il parlait
bas, ou il s'était éloigné.

Karl revint chez Consuelo peu d'instants après.

«Il est parti, Signora, dit-il tristement; parti sans vouloir vous faire
ses adieux, et en remplissant mes poches de je ne sais combien de ducats,
pour les besoins imprévus de votre voyage, à ce qu'il a dit, vu que les
dépenses régulières sont à la charge de ceux... à la charge de Dieu ou du
diable, n'importe! Il y a là un petit homme noir qui ne desserre les dents
que pour commander d'un ton clair et sec, et qui ne me plaît pas le moins
du monde; c'est lui qui remplace le chevalier, et j'aurai l'honneur de sa
compagnie sur le siège, ce qui ne me promet pas une conversation fort
enjouée. Pauvre chevalier! fusse le ciel qu'il nous soit rendu!

--Mais sommes-nous donc obligés de suivre ce petit homme noir?

--On ne peut plus obligés, Signora. Le chevalier m'a fait jurer que je lui
obéirais comme à lui-même. Allons, Signora, voilà votre dîner. Il ne faut
pas le bouder, il a bonne mine. Nous partons à la nuit pour ne plus nous
arrêter qu'où il plaira... à Dieu ou au diable, comme je vous le disais
tout à l'heure.»

Consuelo, abattue et consternée, n'écouta plus le babil de Karl. Elle ne
s'inquiéta de rien quant à son voyage et à son nouveau guide. Tout lui
devenait indifférent, du moment que le cher inconnu l'abandonnait. En
proie à une tristesse profonde, elle essaya machinalement de faire plaisir
à Karl en goûtant à quelques mets. Mais ayant plus d'envie de pleurer que
de manger, elle demanda une tasse de café pour se donner au moins un peu
de force et de courage physique. Le café lui fut apporté.

«Tenez, Signora, dit Karl, le petit Monsieur a voulu le préparer lui-même,
afin qu'il fût excellent. Cela m'a tout l'air d'un ancien valet de chambre
ou d'un maître d'hôtel, et, après tout, il n'est pas si diable qu'il est
noir; je crois qu'au fond c'est un bon enfant, quoiqu'il n'aime pas à
causer. Il m'a fait boire de l'eau-de-vie de cent ans au moins, la
meilleure que j'aie jamais bue. Si vous vouliez en essayer un peu, cela
vous vaudrait mieux que ce café, quelque succulent qu'il puisse être...

--Mon bon Karl, va-t'en boire tout ce que tu voudras, et laisse-moi
tranquille, dit Consuelo en avalant son café, dont elle ne songea guère à
apprécier la qualité.»

A peine se fut-elle levée de table, qu'elle se sentit accablée d'une
pesanteur d'esprit extraordinaire. Lorsque Karl vint lui dire que la
voiture était prête, il la trouva assoupie sur sa chaise.

«Donne-moi le bras, lui dit-elle, je ne me soutiens pas. Je crois bien que
j'ai la fièvre.»

Elle était si anéantie qu'elle vit confusément la voiture, son nouveau
guide, et le concierge de la maison, auquel Karl ne put rien faire
accepter de sa part. Dès qu'elle fut en route, elle s'endormit
profondément. La voiture avait été arrangée et garnie de coussins comme un
lit. A partir de ce moment, Consuelo n'eut plus conscience de rien. Elle
ne sut pas combien de temps durait son voyage; elle ne remarqua même pas
s'il faisait jour ou nuit, si elle faisait halte ou si elle marchait sans
interruption. Elle aperçut Karl une ou deux fois à la portière, et ne
comprit ni ses questions ni son effroi. Il lui sembla que le petit homme
lui tâtait le pouls, et lui faisait avaler une potion rafraîchissante en
disant:

«Ce n'est rien, Madame va très-bien.»

Elle éprouvait pourtant un malaise vague, un abattement insurmontable. Ses
paupières appesanties ne pouvaient laisser passer son regard, et sa pensée
n'était pas assez nette pour se rendre compte des objets qui frappaient sa
vue. Plus elle dormait, plus elle désirait dormir. Elle ne songeait pas
seulement à se demander si elle était malade, et elle ne pouvait répondre
à Karl que les derniers mots qu'elle lui avait dits: «Laisse-moi
tranquille, bon Karl.»

Enfin elle se sentit un peu plus libre de corps et d'esprit, et, regardant
autour d'elle, elle comprit qu'elle était couchée dans un excellent lit,
entre quatre vastes rideaux de satin blanc à franges d'or. Le petit homme
du voyage, masqué de noir comme le chevalier, lui faisait respirer un
flacon qui semblait dissiper les nuages de son esprit, et faire succéder
la clarté du jour au brouillard dont elle était enveloppée.

«Êtes-vous médecin, Monsieur? dit-elle enfin avec un peu d'effort.

--Oui, madame la comtesse, j'ai cet honneur, répondit-il d'une voix qui ne
lui sembla pas tout à fait inconnue.

--Ai-je été malade?

--Seulement un peu indisposée. Vous devez vous trouver beaucoup mieux?

--Je me sens bien, et je vous remercie de vos soins.

--Je vous présente mes devoirs, et ne paraîtrai plus devant Votre
Seigneurie qu'elle ne me fasse appeler pour cause de maladie.

--Suis-je arrivée au terme de mon voyage?

--Oui, Madame.

--Suis-je libre ou prisonnière?

--Vous êtes libre, madame la comtesse, dans toute l'enceinte réservée à
votre habitation.

--Je comprends, je suis dans une grande et belle prison, dit Consuelo en
regardant sa chambre vaste et claire, tendue de lampas blanc à ramages
d'or, et relevée de boiseries magnifiquement sculptées et dorées.
Pourrai-je voir Karl?

--Je l'ignore, Madame, je ne ne suis pas le maître ici. Je me retire; vous
n'avez plus besoin de mon ministère; et il m'est défendu de céder au
plaisir de causer avec vous.»

L'homme noir sortit; et Consuelo, encore faible et nonchalante, essaya de
se lever. Le seul vêtement qu'elle trouva sous sa main fut une longue robe
en étoffe de laine blanche, d'un tissu merveilleusement souple,
ressemblant assez à la tunique d'une dame romaine. Elle la prit, et en fit
tomber un billet sur lequel était écrit en lettres d'or: «Ceci est la robe
sans tache des néophytes. Si ton âme est souillée, cette noble parure de
l'innocence sera pour toi la tunique dévorante de Déjanire.»

Consuelo, habituée à la paix de sa conscience (peut-être même à une paix
trop profonde), sourit et passa la belle robe avec un plaisir naïf. Elle
ramassa le billet pour le lire encore, et le trouva puérilement
emphatique. Puis elle se dirigea vers une riche toilette de marbre blanc,
qui soutenait une grande glace encadrée d'enroulements dorés d'un goût
exquis. Mais son attention fut attirée par une inscription placée dans
l'ornement qui couronnait ce miroir: «Si ton âme est aussi pure que mon
cristal, tu t'y verras éternellement jeune et belle; mais si le vice a
flétri ton cœur, crains de trouver en moi un reflet sévère de ta laideur
morale.»

«Je n'ai jamais été ni belle ni coupable, pensa Consuelo: ainsi cette
glace ment dans tous les cas.»

Elle s'y regarda sans crainte, et ne s'y trouva point laide. Cette belle
robe flottante et ses longs cheveux noirs dénoués lui donnaient l'aspect
d'une prêtresse de l'antiquité; mais son extrême pâleur la frappa. Ses
yeux étaient moins purs et moins brillants qu'à l'ordinaire. «Serais-je
enlaidie, pensa-t-elle aussitôt, ou le miroir m'accuserait-il?

Elle ouvrit un tiroir de la toilette, et y trouva, avec les mille
recherches d'un soin luxueux, divers objets accompagnés de devises et de
sentences à la fois naïves et pédantes; un pot de rouge avec ces mots
gravés sur le couvercle: «Mode et mensonge! Le fard ne rend point aux
joues la fraîcheur de l'innocence, et n'efface pas les ravages du
désordre des parfums exquis», avec cette devise sur le flacon: «Une âme
sans foi, une bouche indiscrète, sont comme des flacons ouverts, dont la
précieuse essence s'est répandue ou corrompue»; enfin des rubans blancs
avec ces mots tissés en or dans la soie: «À un front pur les bandelettes
sacrées; à une tête chargée d'infamie le cordon, supplice des esclaves.»

Consuelo releva ses cheveux, et les rattacha complaisamment, à la manière
antique, avec ces bandelettes. Puis elle examina curieusement le bizarre
palais enchanté où sa destinée romanesque l'avait amenée. Elle passa dans
les diverses pièces de son riche et vaste appartement. Une bibliothèque,
un salon de musique, rempli d'instruments parfaits, de partitions
nombreuses et de précieux manuscrits; un boudoir délicieux, une petite
galerie ornée de tableaux superbes et de charmantes statues. C'était un
logement digne d'une reine pour la richesse, d'une artiste pour le goût,
et d'une religieuse pour la chasteté. Consuelo, étourdie de cette
somptueuse et délicate hospitalité, se réserva d'examiner en détail et à
tête reposée tous les symboles cachés dans le choix des livres, des objets
d'art et des tableaux qui décoraient ce sanctuaire. La curiosité de savoir
en quel lieu de la terre était située cette résidence merveilleuse lui fit
abandonner l'intérieur pour l'extérieur. Elle s'approcha d'une fenêtre;
mais avant de lever le store de taffetas qui la couvrait, elle y lut
encore une sentence: «Si la pensée du mal est dans ton cœur, tu n'es pas
digne de contempler le divin spectacle de la nature. Si la vertu habite
dans ton âme, regarde et bénis le Dieu qui t'ouvre l'entrée du paradis
terrestre.» Elle se hâta d'ouvrir la fenêtre pour voir si l'aspect de
cette contrée répondait aux orgueilleuses promesses de l'inscription.
C'était un paradis terrestre, en effet, et Consuelo crut faire un rêve. Ce
jardin, planté à l'anglaise, chose fort rare à cette époque, mais orné
dans ses détails avec la recherche allemande, offrait les perspectives
riantes, les magnifiques ombrages, les fraîches pelouses, les libres
développements d'un paysage naturel, en même temps que l'exquise propreté,
les fleurs abondantes et suaves, les sables fins, les eaux cristallines
qui caractérisent un jardin entretenu avec intelligence et avec amour.
Au-dessus de ces beaux arbres, hautes barrières d'un étroit vallon semé ou
plutôt tapissé de fleurs, et coupé de ruisseaux gracieux et limpides,
s'élevait un sublime horizon de montagnes bleues, aux croupes variées, aux
cimes imposantes. Le pays était inconnu à Consuelo. Aussi loin que sa vue
pouvait s'étendre, elle ne trouvait aucun indice révélateur d'une contrée
particulière en Allemagne, où il y a tant de beaux sites et de nobles
montagnes. Seulement, la floraison plus avancée et le climat plus chaud
qu'en Prusse lui attestaient quelques pas de plus faits vers le Midi. «O
mon bon chanoine, où êtes-vous? pensa Consuelo en contemplant les bois de
lilas blancs et les haies de roses, et la terre jonchée de narcisses, de
jacinthes et de violettes. O Frédéric de Prusse, béni soyez-vous pour
m'avoir appris par de longues privations et de cruels ennuis à savourer,
comme je le dois, les délices d'un pareil refuge! Et vous, tout-puissant
invisible, retenez-moi éternellement dans cette douce captivité; j'y
consens de toute mon âme... surtout si le chevalier...» Consuelo n'acheva
pas de formuler son désir. Depuis qu'elle était sortie de sa léthargie,
elle n'avait pas encore pensé à l'inconnu. Ce souvenir brûlant se réveilla
en elle, et la fit réfléchir au sens des paroles menaçantes inscrites sur
tous les murs, sur tous les meubles du palais magique, et jusque sur les
ornements dont elle s'était ingénument parée.



XXIV.


Consuelo ressentait, par dessus tout, un désir et un besoin de liberté,
bien naturels après tant de jours d'esclavage. Elle éprouva donc un
plaisir extrême à s'élancer dans un vaste espace, que les soins de l'art
et l'ingénieuse disposition des massifs et des allées faisaient paraître
beaucoup plus vaste encore. Mais au bout de deux heures de promenade, elle
se sentit attristée par la solitude et le silence qui régnaient dans ces
beaux lieux. Elle en avait fait déjà plusieurs fois le tour, sans y
rencontrer seulement la trace d'un pied humain sur le sable fin et
fraîchement passé au râteau. Des murailles assez élevées, que masquait une
épaisse végétation, ne lui permettaient pas de s'égarer au hasard dans des
sentiers inconnus. Elle savait déjà par cœur tous ceux qui se croisaient
sous ses pas. Dans quelques endroits, le mur s'interrompait pour être
remplacé par de larges fossés remplis d'eau, et les regards pouvaient
plonger sur de belles pelouses montant en collines et terminées par des
bois, ou sur l'entrée des mystérieuses et charmantes allées qui se
perdaient sous le taillis en serpentant. De sa fenêtre, Consuelo avait vu
toute la nature à sa disposition: de plain-pied, elle se trouvait dans un
terrain encaissé, borné de toutes parts, et dont toutes les recherches
intérieures ne pouvaient lui dissimuler le sentiment de sa captivité. Elle
chercha le palais enchanté où elle s'était éveillée. C'était un très-petit
édifice à l'italienne, décoré avec luxe à l'intérieur, élégamment bâti au
dehors, et adossé contre un rocher à pic d'un effet pittoresque, mais qui
formait une meilleure clôture naturelle pour tout le fond du jardin et un
plus impénétrable obstacle à la vue que les plus hautes murailles et les
plus épais glacis de Spandaw. «Ma forteresse est belle, se dit Consuelo,
mais elle n'en est que mieux close, je le vois bien.»

Elle alla se reposer sur la terrasse d'habitation, qui était ornée de
vases de fleurs et surmontée d'un petit jet d'eau. C'était un endroit
ravissant; et pour n'embrasser que l'intérieur d'un jardin, quelques
échappées sur un grand parc, et de hautes montagnes dont les cimes bleues
dépassaient celles des arbres, la vue n'en était que plus fraîche et plus
suave. Mais Consuelo, instinctivement effrayée du soin qu'on prenait de
l'installer, peut-être pour longtemps, dans une nouvelle prison, eut donné
tous les catalpas en fleurs et toutes les plates-bandes émaillées pour un
coin de franche campagne, avec une maisonnette en chaume, des chemins
raboteux et l'aspect libre d'un pays possible à connaître et à explorer.
D'où elle était, elle n'avait pas de plans intermédiaires à découvrir
entre les hautes murailles de verdure de son enclos et les vagues horizons
dentelés, déjà perdus dans la brume du couchant. Les rossignols chantaient
admirablement, mais pas un son de voix humaine n'annonçait le voisinage
d'une habitation. Consuelo voyait bien que la sienne, située aux confins
d'un grand parc et d'une forêt peut-être immense, n'était qu'une
dépendance d'un plus vaste manoir. Ce qu'elle apercevait du parc ne
servait qu'à lui faire désirer d'en voir davantage. Elle n'y distinguait
d'autres promeneurs que des troupeaux de biches et de chevreuils paissant
aux flancs des collines, avec autant de confiance que si l'approche d'un
mortel eût été pour eux un événement inconnu. Enfin la brise du soir
écarta un rideau de peupliers qui fermait un des côtés du jardin, et
Consuelo aperçut, aux dernières lueurs du jour, les tourelles blanches et
les toits aigus d'un château assez considérable, à demi caché derrière un
mamelon boisé, à la distance d'un quart de lieue environ. Malgré tout son
désir de ne plus penser au chevalier, Consuelo se persuada qu'il devait
être là; et ses yeux se fixèrent avidement sur ce château, peut-être
imaginaire, dont l'approche lui semblait interdite, et que les voiles du
crépuscule faisaient lentement disparaître dans l'éloignement.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, Consuelo vit le reflet des
lumières, à l'étage inférieur de son pavillon, courir sur les arbustes
voisins, et elle descendit à la hâte, espérant voir enfin une figure
humaine dans sa demeure. Elle n'eut pas ce plaisir; celle du domestique
qu'elle trouva occupé à allumer les bougies et à servir le souper était,
comme celle du docteur, couverte d'un masque noir, qui semblait être
l'uniforme des Invisibles. C'était un vieux serviteur, en perruque lisse
et roide comme du laiton, proprement vêtu d'un habit complet couleur pomme
d'amour.

«Je demande humblement pardon à Madame, dit-il d'une voix cassée, de me
présenter devant elle avec ce visage-là. C'est ma consigne, et il ne
m'appartient pas d'en comprendre la nécessité. J'espère que Madame aura la
bonté de s'y habituer, et qu'elle daignera ne pas avoir peur de moi. Je
suis aux ordres de Madame. Je m'appelle Matteus. Je suis à la fois gardien
de ce pavillon, directeur du jardin, maître d'hôtel et valet de chambre.
On m'a dit que Madame, ayant beaucoup voyagé, avait un peu l'habitude de
se servir toute seule; que, par exemple, elle n'exigerait peut-être pas
l'aide d'une femme. Il me serait difficile d'en procurer une à Madame, vu
que je n'en ai point, et que la fréquentation de ce pavillon est interdite
à toutes celles du château. Cependant, une servante entrera ici le matin
pour m'aider à faire le ménage, et un garçon jardinier viendra de temps en
temps arroser les fleurs et entretenir les allées. J'ai, à ce propos, une
très-humble observation à faire à Madame: c'est que tout domestique, autre
que moi, à qui Madame serait seulement soupçonnée d'avoir adressé un mot
ou fait un signe serait chassé à l'instant même; ce qui serait bien
malheureux pour lui, car la maison est bonne et l'obéissance bien
récompensée. Madame est trop généreuse et trop juste, sans doute, pour
vouloir exposer ces pauvres gens...

--Soyez tranquille, monsieur Matteus, répondit Consuelo, je ne serais pas
assez riche pour les dédommager, et il n'est pas dans mon caractère de
détourner qui que ce soit de son devoir.

--D'ailleurs, je ne les perdrai jamais de vue, reprit Matteus, comme se
parlant à lui-même.

--Vous pouvez vous épargner toute précaution à cet égard. J'ai de trop
grandes obligations aux personnes qui m'ont amenée ici, et je pense, aussi
à celles qui m'y reçoivent, pour rien tenter qui puisse leur déplaire.

--Ah! Madame est ici de son plein gré? demanda Matteus, à qui la curiosité
ne semblait pas aussi interdite que l'expansion.

--Je vous prie de m'y considérer comme captive volontaire, et sur parole.

--Oh! c'est bien ainsi que je l'entends. Je n'ai jamais gardé personne
autrement, quoique j'aie vu bien souvent mes prisonniers sur parole
pleurer et se tourmenter comme s'ils regrettaient de s'être engagés. Et
Dieu sait pourtant qu'ils étaient bien ici! Mais, dans ces cas-là, on leur
rendait toujours leur parole quand ils l'exigeaient; on ne retient ici
personne de force. Le souper de Madame est servi.»

L'avant-dernier mot du majordome couleur de tomate eut le pouvoir de
rendre tout à coup l'appétit à sa nouvelle maîtresse; et elle trouva le
souper si bon, qu'elle en fit de grands compliments à l'auteur. Celui-ci
parut très-flatté de se voir apprécié, et Consuelo vit bien qu'elle avait
gagné son estime; mais il n'en fut ni plus confiant ni moins circonspect.
C'était un excellent homme, à la fois naïf et rusé. Consuelo connut vite
son caractère, en voyant avec quel mélange de bonhomie et d'adresse il
prévenait toutes les questions qu'elle eût pu lui faire, pour n'en être
pas embarrassé, et arranger les réponses à son gré. Ainsi elle apprit de
lui tout ce qu'elle ne lui demandait pas, sans rien apprendre toutefois:
«Ses maîtres étaient des personnages fort riches, fort puissants,
très-généreux, mais très-sévères, particulièrement sur l'article de la
discrétion. Le pavillon faisait partie d'une belle résidence, tantôt
habitée par les maîtres, tantôt confiée à la garde de serviteurs
très-fidèles, très-bien payés et très-discrets. Le pays était riche,
fertile et bien gouverné. Les habitants n'avaient pas l'habitude de se
plaindre de leurs seigneurs: d'ailleurs ils n'eussent pas eu beau jeu avec
maître Matteus, qui vivait dans le respect des lois et des personnes, et
qui ne pouvait souffrir les paroles indiscrètes.» Consuelo fut si ennuyée
de ses savantes insinuations et de ses renseignements officieux, qu'elle
lui dit en souriant, aussitôt après le souper: «Je craindrais d'être
indiscrète moi-même, monsieur Matteus, en jouissant plus longtemps de
l'agrément de votre conversation; je n'ai plus besoin de rien pour
aujourd'hui, et je vous souhaite le bonsoir.

--Madame me fera l'honneur de me sonner quand elle voudra quoi que ce soit,
reprit-il. Je demeure derrière la maison, sous le rocher, dans un joli
ermitage où je cultive des melons d'eau magnifiques. Je serais bien flatté
que Madame put leur accorder un coup d'œil d'encouragement; mais il m'est
particulièrement interdit d'ouvrir jamais cette porte à Madame.

--J'entends, maître Matteus, je ne dois jamais sortir que dans le jardin,
et je ne dois pas m'en prendre à votre caprice, mais à la volonté de mes
hôtes. Je m'y conformerai.

--D'autant plus que Madame aurait bien de la peine à ouvrir cette porte.
Elle est si lourde...; et puis il y a un secret à la serrure qui pourrait
blesser grièvement les mains de Madame, si elle n'était pas prévenue.

--Ma parole est plus solide encore que tous vos verrous, monsieur Matteus.
Dormez en paix, comme je suis disposée à le faire de mon côté.»

Plusieurs jours s'écoulèrent sans que Consuelo reçût signe de vie de la
part de ses hôtes, et sans qu'elle eût d'autre visage sous les yeux que le
masque noir de Matteus, plus agréable peut-être que sa véritable figure.
Ce digne serviteur la servait avec un zèle et une ponctualité dont elle ne
pouvait assez le remercier; mais il l'ennuyait prodigieusement par sa
conversation, qu'elle était obligée de subir; car il refusa constamment
avec stoïcisme les dons qu'elle voulut lui faire, et elle n'eut pas
d'autre manière de lui marquer sa reconnaissance qu'en le laissant
babiller. Il aimait passionnément l'usage de la parole, et cela était
d'autant plus remarquable que, voué par état à une réserve bizarre, il ne
s'en départait jamais, et possédait l'art de toucher à beaucoup de sujets
sans jamais effleurer les cas réservés confiés à sa discrétion. Consuelo
apprit de lui combien le potager du château produisait au juste chaque
année de carottes et d'asperges; combien il naissait de faons dans le parc,
l'histoire de tous les cygnes de la pièce d'eau, de tous les poussins de
la faisanderie, et de tous les ananas de la serre. Mais elle ne put
soupçonner un instant dans quel pays elle se trouvait; si le maître ou les
maîtres du château étaient absents ou présents, si elle devait communiquer
un jour avec eux, ou rester indéfiniment seule dans le pavillon.

En un mot, rien de ce qui l'intéressait réellement ne s'échappa des lèvres
prudentes et pourtant actives de Matteus. Elle eût craint de manquer à
toute délicatesse en approchant seulement à la portée de la voix du
jardinier ou de la servante, qui, du reste, étaient fort matineux et
disparaissaient presque aussitôt qu'elle était levée. Elle se borna à
jeter de temps en temps un regard dans le parc, sans y voir passer
personne, si ce n'est de trop loin pour l'observer, et à contempler le
faîte du château qui s'illuminait le soir de rares lumières toujours
éteintes de bonne heure.

Elle ne tarda pas à tomber dans une profonde mélancolie, et l'ennui,
qu'elle avait victorieusement combattu à Spandaw, vint l'assaillir et la
dominer dans cette riche demeure, au milieu de toutes les aises de la vie.
Est-il des biens sur la terre dont on puisse jouir absolument seul? La
solitude prolongée assombrit et désenchante les plus beaux objets; elle
répand l'effroi dans l'âme la plus forte. Consuelo trouva bientôt
l'hospitalité des Invisibles encore plus cruelle que bizarre, et un dégoût
mortel s'empara de toutes ses facultés. Son magnifique clavecin lui sembla
répandre des sons trop éclatants dans ces chambres vides et sonores, et
les accents de sa propre voix lui firent peur. Lorsqu'elle se hasardait à
chanter, si les premières ombres de la nuit la surprenaient dans cette
occupation, elle s'imaginait entendre les échos lui répondre d'un ton
courroucé, et croyait voir courir, contre les murs tendus de soie et sur
les tapis silencieux, des ombres inquiètes et furtives, qui, lorsqu'elle
essayait de les regarder, s'effaçaient et allaient se tapir derrière les
meubles pour chuchoter, la railler et la contrefaire. Ce n'étaient
pourtant que les brises du soir courant parmi le feuillage qui encadrait
ses croisées, ou les vibrations de son propre chant qui frémissaient
autour d'elle. Mais son imagination, lasse d'interroger tous ces muets
témoins de son ennui, les statues, les tableaux, les vases du Japon
remplis de fleurs, les grandes glaces claires et profondes, commençait à
se laisser frapper d'une crainte vague, comme celle que produit l'attente
d'un événement inconnu. Elle se rappelait le pouvoir étrange attribué aux
Invisibles par le vulgaire, les prestiges dont elle avait été environnée
par Cagliostro, l'apparition de la femme blanche dans le palais de Berlin,
les promesses merveilleuses du comte de Saint Germain relativement à la
résurrection du comte Albert: elle se disait que toutes ces choses
inexpliquées émanaient probablement de l'action secrète des Invisibles
dans la société et dans sa destinée particulière. Elle ne croyait point à
leur pouvoir surnaturel, mais elle voyait bien qu'ils s'attachaient à
conquérir les esprits par tous les moyens, en s'adressant soit au cœur,
soit à l'imagination, par des menaces ou des promesses, par des terreurs
ou des séductions. Elle était donc sous le coup de quelque révélation
formidable ou de quelque mystification cruelle, et, comme les enfants
poltrons, elle eût pu dire qu'elle avait _peur d'avoir peur_.

À Spandaw, elle avait roidi sa volonté contre des périls extrêmes, contre
des souffrances réelles; elle avait triomphé de tout avec vaillance; et
puis la résignation lui semblait naturelle à Spandaw. L'aspect sinistre
d'une forteresse est en harmonie avec les tristes méditations de la
solitude; au lieu que dans sa nouvelle prison tout semblait disposé pour
une vie d'épanchement poétique ou de paisible intimité; et ce silence
éternel, cette absence de toute sympathie humaine en détruisaient
l'harmonie comme un monstrueux contre-sens. On eût dit de la délicieuse
retraite de deux amants heureux ou d'une élégante famille, riant foyer
tout à coup haï et délaissé à cause de quelque rupture douloureuse ou de
quelque soudaine catastrophe. Les nombreuses inscriptions qui la
décoraient, et qui se trouvaient placées dans tous les ornements, ne la
faisaient plus sourire comme d'emphatiques puérilités. C'étaient des
encouragements joints à des menaces, des éloges conditionnels corrigés par
d'humiliantes accusations. Elle ne pouvait plus lever les yeux autour
d'elle sans découvrir quelque nouvelle sentence qu'elle n'avait pas encore
remarquée, et qui semblait lui défendre de respirer à l'aise dans ce
sanctuaire d'une justice soupçonneuse et vigilante. Son âme s'était
affaissée sur elle-même après la crise de son évasion et celle de son
amour improvisé pour _l'inconnu_. L'état léthargique qu'on avait provoqué,
sans doute à dessein, chez elle, pour lui cacher la situation de son asile,
lui avait laissé une secrète langueur, jointe à l'irritabilité nerveuse
qui en est la conséquence. Elle se sentit donc en peu de temps devenir à
la fois inquiète et nonchalante, tour à tour effrayée d'un rien et
indifférente à tout.

Un soir, elle crut entendre les sons, à peine saisissables, d'un orchestre
dans le lointain. Elle monta sur la terrasse, et vit le château
resplendissant de lumières à travers le feuillage. Une musique de
symphonie, fière et vibrante, parvint distinctement jusqu'à elle. Ce
contraste d'une fête et de son isolement l'émut plus qu'elle ne voulait se
l'avouer. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait échangé une parole avec
des êtres intelligents ou raisonnables! Pour la première fois de sa vie,
elle se fit une idée merveilleuse d'une nuit de concert ou de bal, et,
comme Cendrillon, elle souhaita que quelque bonne fée l'enlevât dans les
airs et la fit entrer dans le palais enchanté par une fenêtre, fût-ce pour
y rester invisible, et y jouir de la vue d'une réunion d'êtres humains
animés par le plaisir.

La lune n'était pas encore levée. Malgré la pureté du ciel, l'ombre était
si épaisse sous les arbres, que Consuelo pouvait bien s'y glisser sans
être aperçue, fût-elle entourée d'invisibles surveillants. Une violente
tentation vint s'emparer d'elle, et toutes les raisons spécieuses que la
curiosité nous suggère quand elle veut livrer un assaut à notre conscience,
se présentèrent en foule à son esprit. L'avait-on traitée avec confiance,
en l'amenant endormie et à demi morte dans cette prison dorée, mais
implacable? Avait-on le droit d'exiger d'elle une aveugle soumission,
lorsqu'on ne daignait même pas la lui demander? D'ailleurs, ne voulait-on
pas la tenter et l'attirer par le simulacre d'une fête? Qui sait? tout
était bizarre dans la conduite des Invisibles. Peut-être, en essayant de
sortir de l'enclos, allait-elle trouver précisément une porte ouverte, une
gondole sur le ruisseau qui entrait du parc dans son jardin par une arcade
pratiquée dans la muraille. Elle s'arrêta à cette dernière supposition, la
plus gratuite de toutes, et descendit au jardin, résolue de tenter
l'aventure. Mais elle n'eut pas fait cinquante pas qu'elle entendit dans
les airs un bruit assez semblable à celui que produirait un oiseau
gigantesque en s'élevant vers les nues avec une rapidité fantastique. En
même temps elle vit autour d'elle une grande lueur d'un bleu livide, qui
s'éteignit au bout de quelques secondes, pour se reproduire presque
aussitôt avec une détonation assez forte. Consuelo comprit alors que ce
n'était ni la foudre ni un météore, mais le feu d'artifice qui commençait
au château. Ce divertissement de ses hôtes lui promettait un beau
spectacle du haut de la terrasse, et, comme un enfant qui cherche à
secouer l'ennui d'une longue pénitence, elle retourna à la hâte vers le
pavillon.

Mais, à la clarté de ces longs éclairs factices, tantôt rouges et tantôt
bleus, qui embrasaient le jardin, elle vit par deux fois un grand homme
noir, debout et immobile à côté d'elle. Elle n'avait pas eu le temps de le
regarder, que la bombe lumineuse, retombant en pluie de feu, s'éteignait
rapidement, et laissait tous les objets plongés dans une obscurité plus
profonde pour les yeux un instant éblouis. Alors Consuelo, effrayée,
courait dans un sens opposé à celui où le spectre lui était apparu; mais,
au retour de la lueur sinistre, elle se retrouvait à deux pas de lui. À la
troisième fois, elle avait gagné le perron du pavillon; il était devant
elle, lui barrant le passage. Saisie d'une terreur insurmontable, elle fit
un cri perçant et chancela. Elle fût tombée à la renverse sur les degrés,
si le mystérieux visiteur ne l'eût saisie dans ses bras. Mais à peine
eut-il effleuré son front de ses lèvres, qu'elle sentit et reconnut le
chevalier, _l'inconnu_, celui qu'elle aimait, et dont elle se savait
aimée.



XXV.


La joie qu'elle éprouva de le retrouver comme un ange de consolation dans
cette insupportable solitude fit taire tous les scrupules et toutes les
craintes qu'elle avait encore dans l'esprit un instant auparavant, en
songeant à lui sans espérance prochaine de le revoir. Elle répondit à son
étreinte avec passion; et, comme il tâchait déjà de se dégager de ses bras
pour ramasser son masque noir qui était tombé, elle le retint en
s'écriant: «Ne me quittez pas, ne m'abandonnez pas!» Sa voix était
suppliante, ses caresses irrésistibles. L'inconnu se laissa tomber à ses
pieds, et, cachant son visage dans les plis de sa robe, qu'il couvrit de
baisers, il resta quelques instants comme partagé entre le ravissement et
le désespoir; puis, ramassant son masque et glissant une lettre dans la
main de Consuelo, il s'élança dans le pavillon, et disparut sans qu'elle
eût pu apercevoir ses traits.

Elle le suivit, et, à la lueur d'une petite lampe d'albâtre que Matteus
allumait chaque soir au fond de l'escalier, elle espéra le retrouver; mais,
avant qu'elle eût monté quelques marches, il était devenu insaisissable.
Elle parcourut en vain tous les recoins du pavillon; elle n'aperçut aucune
trace de lui, et, sans la lettre qu'elle tenait dans sa main tremblante,
elle eût pu croire qu'elle avait rêvé.

Enfin elle se décida à rentrer dans son boudoir, pour lire cette lettre
dont l'écriture lui parut cette fois plutôt contrefaite à dessein
qu'altérée par la souffrance. Elle contenait à peu près ce qui suit:

«Je ne puis ni vous voir ni vous parler; mais il ne m'est pas défendu de
vous écrire. Me le permettrez-vous? Oserez-vous répondre à l'_inconnu?_ Si
j'avais ce bonheur, je pourrais trouver vos lettres et placer les miennes,
durant votre sommeil, dans un livre que vous laisseriez le soir sur le
banc du jardin au bord de l'eau. Je vous aime avec passion, avec idolâtrie,
avec égarement. Je suis vaincu, ma force est brisée; mon activité, mon
zèle, mon enthousiasme pour l'œuvre à laquelle je me suis voué, tout,
jusqu'au sentiment du devoir, est anéanti en moi, si vous ne m'aimez pas.
Lié à des devoirs étranges et terribles par mes serments, par le don et
l'abandon de ma volonté, je flotte entre la pensée de l'infamie et celle
du suicide; car je ne puis me persuader que vous m'aimiez réellement, et
qu'à l'heure où nous sommes, la méfiance et la peur n'aient pas déjà
effacé votre amour involontaire pour moi. Pourrait-il en être autrement?
Je ne suis pour vous qu'une ombre, le rêve d'une nuit, l'illusion d'un
instant. Eh bien! pour me faire aimer de vous, je me sens prêt, vingt fois
le jour, à sacrifier mon honneur, à trahir ma parole, à souiller ma
conscience d'un parjure. Si vous parveniez à fuir cette prison, je vous
suivrais au bout du monde, dussé-je expier, par une vie de honte et de
remords, l'ivresse de vous voir, ne fût-ce qu'un jour, et de vous entendre
dire encore, ne fût-ce qu'une fois: «Je vous aime.» Et cependant, si vous
refusez de vous associer à l'œuvre des Invisibles, si les serments qu'on
va sans doute exiger de vous bientôt vous effraient et vous répugnent, il
me sera défendu de vous revoir jamais!... Mais je n'obéirai pas, je ne
pourrai pas obéir. Non! j'ai assez souffert, j'ai assez travaillé, j'ai
assez servi la cause de l'humanité; si vous n'êtes pas la récompense de
mon labeur, j'y renonce; je me perds en retournant au monde, à ses lois et
à ses habitudes. Ma raison est troublée, vous le voyez. Oh! ayez, ayez
pitié! Ne me dites pas que vous ne m'aimez plus. Je ne pourrais supporter
ce coup, je ne voudrais pas le croire, ou, si je le croyais, il faudrait
mourir.»

Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes du feu
d'artifice qui éclatait dans les airs sans qu'elle l'entendît. Tout
entière à sa lecture, elle éprouvait cependant, sans en avoir conscience,
la commotion électrique que causent, surtout aux organisations
impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous les bruits
violents. Celui-là influe particulièrement sur l'imagination, quand il
n'agit pas physiquement sur un corps débile et maladif par des
tressaillements douloureux. Il exalte, au contraire, l'esprit et les sens
des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes
des instincts intrépides, des idées de combat, et comme de vagues regrets
de ne pas être hommes. Enfin, s'il y a un accent bien marqué qui fait
trouver une sorte de jouissance quasi musicale dans la voix du torrent qui
se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise, dans le
roulement de la foudre; cet accent de colère, de menace, de fierté, cette
voix de la force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du
canon, dans le sifflement des boulets, et dans les mille déchirements de
l'air qui simulent le choc d'une bataille dans les feux d'artifice.
Consuelo en éprouva peut-être l'effet, tout en lisant la première lettre
d'amour proprement dite, le premier _billet doux_ qu'elle eût jamais reçu.
Elle se sentit courageuse, brave, et quasi téméraire. Une sorte
d'enivrement lui fit trouver cette déclaration d'amour plus chaleureuse et
plus persuasive que toutes les paroles d'Albert, de même qu'elle avait
trouvé le baiser de l'inconnu plus suave et plus ardent que tous ceux
d'Anzoleto. Elle se mit donc à écrire sans hésitation; et, tandis que les
boîtes fulminantes ébranlaient les échos du parc, que l'odeur du salpêtre
étouffait le parfum des fleurs, et que les feux du Bengale illuminaient la
façade du pavillon sans qu'elle daignât s'en apercevoir, Consuelo répondit:

«Oui, je vous aime, je l'ai dit, je vous l'ai avoué, et, dussé-je m'en
repentir, dussé-je en rougir mille fois, je ne pourrai jamais effacer du
livre bizarre et incompréhensible de ma destinée cette page que j'y ai
écrite moi-même, et qui est entre vos mains! C'était l'expression d'un
élan condamnable, insensé peut-être, mais profondément vrai et ardemment
senti. Fussiez-vous le dernier des hommes, je n'en aurais pas moins placé
en vous mon idéal! Dussiez-vous m'avilir par une conduite méprisante et
cruelle, je n'en aurais pas moins éprouvé, au contact de votre cœur, une
ivresse que je n'avais jamais goûtée, et qui m'a paru aussi sainte que les
anges sont purs. Vous le voyez, je vous répète ce que vous m'écriviez en
réponse aux confidences que j'avais adressées à _Beppo_. Nous ne faisons
que nous répéter l'un à l'autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement
pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous
tromperions-nous? Nous ne nous connaissons pas; nous ne nous connaîtrons
peut-être jamais. Étrange fatalité! nous nous aimons pourtant, et nous ne
pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu'en
prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m'abandonne à votre parole, à
votre honneur; je ne combats point le sentiment que vous m'inspirez. Ne me
laissez pas m'abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu'une chose,
c'est de ne pas feindre de m'aimer, c'est de jamais me revoir si vous ne
m'aimez pas; c'est de m'abandonner à mon sort, quel qu'il soit, sans
craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide
illusion de bonheur que vous m'aurez donnée. Il me semble que ce que je
vous demande là est si facile! Il est des instants où je suis effrayée, je
vous le confesse, de l'aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès
que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde
votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée,
comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre
indice extérieur et visible); enfin, quand j'entends seulement le bruit de
vos pas, toutes mes craintes s'évanouissent, et je ne puis pas me défendre
de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous
cacher ainsi? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre
silence? Vous ai-je vu ailleurs? Dois-je vous craindre et vous repousser
le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits? Si vous m'êtes
absolument inconnu, comme vous me l'avez écrit, d'où vient que vous
obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous
m'écrivez pourtant aujourd'hui que vous êtes prêt à vous en affranchir
pour me suivre au bout du monde? Et si je l'exigeais, pour fuir avec vous,
que vous n'eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque? me
parleriez-vous? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je
m'engage... à quoi? que je me lie par des serments aux Invisibles?... Mais
pour quelle œuvre? Quoi! il faut que les yeux fermés, la conscience
muette, et l'esprit dans les ténèbres, je _donne_ et j'_abandonne_ ma
volonté, comme vous l'avez fait vous-même du moins avec connaissance de
cause? Et pour me décider à ces actes inouïs d'un dévouement aveugle, vous
ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre! Car,
je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu'on
appelle ici _sociétés secrètes_, et qu'on dit être nombreuses en
Allemagne. A moins que ce ne soit tout simplement un complot politique
contre... comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on
me laisse la liberté de refuser quand on m'aura instruite de ce qu'on
exige de moi, je m'engagerai par les plus terribles serments à ne jamais
rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l'amour d'un homme
qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu'à ne pas vouloir
me faire entendre ce mot que j'ai prononcé moi-même, au mépris de la
prudence et de la pudeur imposées à mon sexe: Je vous aime!»

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu'elle alla déposer dans le
jardin au lieu indiqué; puis elle s'éloigna à pas lents, et se tint
longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et
tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui
pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures
s'écoulaient sans que personne parût, et qu'elle se souvenait de ces
paroles de la lettre de l'inconnu: «J'irai prendre votre réponse durant
votre sommeil,» elle jugea qu'elle devait se conformer en tout à ses avis,
et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à
tour pénibles et délicieuses, elle finit par s'endormir au bruit incertain
de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent durant
le souper, et du roulement lointain des voitures qui annonça, au lever de
l'aube, le départ des nombreux hôtes de la résidence.

A neuf heures précises, la recluse entra dans la salle où elle prenait ses
repas, qu'elle y trouvait toujours servis avec une exactitude scrupuleuse
et une recherche digne du local. Matteus se tenait debout derrière sa
chaise, dans l'attitude respectueusement flegmatique qui lui était
habituelle. Consuelo venait de descendre au jardin. Le chevalier était
venu prendre sa lettre, car elle n'était plus dans le livre. Mais Consuelo
avait espéré trouver une nouvelle lettre de lui, et elle l'accusait déjà
de mettre de la tiédeur dans leur correspondance. Elle se sentait inquiète,
excitée, et un peu poussée à bout par l'immobilité de la vie qu'on
semblait s'obstiner à lui faire. Elle se décida donc à s'agiter au hasard
pour voir si elle ne hâterait pas le cours des événements lentement
préparés autour d'elle. Précisément ce jour-là, pour la première fois,
Matteus était sombre et taciturne.

«Maître Matteus, dit-elle avec une gaieté forcée, je vois à travers votre
masque que vous avez les yeux battus et le teint fatigué; vous n'avez
guère dormi cette nuit.

--Madame me fait trop d'honneur de vouloir bien me railler, répondit
Matteus avec un peu d'aigreur; mais comme Madame a le bonheur de vivre le
visage découvert, je suis plus à portée de voir qu'elle m'attribue la
fatigue et l'insomnie dont elle a souffert elle-même cette nuit.

--Vos miroirs parlants m'ont dit cela avant vous, monsieur Matteus: je
sais que je suis fort enlaidie, et je pense que je le serai bientôt
davantage si l'ennui s'obstine à me consumer.

--Madame s'ennuie? reprit Matteus du ton dont il eût dit «madame a sonné?»

--Oui, Matteus, je m'ennuie énormément, et je commence à ne pouvoir plus
supporter cette réclusion. Comme on ne m'a fait ni l'honneur d'une visite,
ni celui d'une lettre, je présume qu'on m'a oubliée ici; et puisque vous
êtes la seule personne qui veuille bien n'en pas faire autant, je crois
qu'il m'est permis de vous dire que je commence à trouver ma situation
embarrassante et bizarre.

--Je ne peux pas me permettre de juger la situation de Madame, répondit
Matteus; mais il me semblait que Madame avait reçu, il n'y a pas longtemps,
une visite et une lettre?

--Qui vous a dit pareille chose, maître Matteus? s'écria Consuelo en
rougissant.

--Je le dirais, répondit-il d'un ton ironiquement patelin, si je ne
craignais d'offenser Madame, et de l'ennuyer en me permettant de causer
avec elle.

--Si vous étiez mon domestique, maître Matteus, j'ignore quels airs de
grandeur je pourrais prendre avec vous; mais comme jusqu'à présent je n'ai
guère eu d'autre serviteur que moi-même, et que, d'ailleurs, vous me
paraissez être ici mon gardien encore plus que mon majordome, je vous
engage à causer si cela vous plaît, autant que les autres jours. Vous avez
trop d'esprit ce matin pour m'ennuyer.

--C'est que Madame s'ennuie trop elle-même pour être difficile en ce
moment. Je dirai donc à Madame qu'il y a eu cette nuit grande fête au
Château.

--Je le sais, j'ai entendu le feu d'artifice et la musique.

--Alors, une personne qui est fort surveillée ici depuis l'arrivée de
Madame, a cru pouvoir profiter du désordre et du bruit pour s'introduire
dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est
résulté un événement fâcheux... Mais je crains de causer quelque chagrin
à Madame en le lui apprenant.

--Je crois maintenant le chagrin préférable à l'ennui et à l'inquiétude.
Dites donc vite, monsieur Matteus?

--Eh bien! madame, j'ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable,
le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus
spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

--Liverani? Qui s'appelle Liverani? s'écria Consuelo, vivement émue. En
prison, le chevalier? Dites-moi!... Oh! mon Dieu! quel est ce chevalier,
quel est ce Liverani?

--Je l'ai assez désigné à Madame. J'ignore si elle le connaît peu ou
beaucoup; mais, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a été conduit à la
grosse tour pour avoir parlé et écrit à Madame, et pour n'avoir pas voulu
faire connaître à Son Altesse la réponse que Madame lui a faite.

--La grosse tour... Son Altesse... tout ce que vous me dites là est-il
sérieux, Matteus? Suis-je ici sous la dépendance d'un Prince souverain qui
me traite en prisonnière d'Etat, et qui châtie ses sujets, pour peu qu'ils
me témoignent quelque intérêt et quelque pitié? Ou bien suis-je mystifiée
par quelque riche seigneur à idées bizarres, qui essaie de m'effrayer afin
d'éprouver ma reconnaissance pour les services rendus?

--Il ne m'est point défendu de dire à Madame qu'elle est en même temps
chez un prince fort riche, chez un homme d'esprit grand philosophe...

--Et chez le chef suprême du conseil des Invisibles? ajouta Consuelo.

--J'ignore ce que Madame entend par là, répondit Matteus avec la plus
complète indifférence. Dans la liste des titres et dignités de Son Altesse,
je n'ai jamais entendu mentionner cette qualité.

--Mais ne me sera-t-il pas permis de voir ce prince, de me jeter à ses
pieds, de lui demander la liberté de ce chevalier Liverani, qui est
innocent de toute indiscrétion, j'en puis faire le serment?

--Je n'en sais rien, et je crois que ce sera au moins très-difficile à
obtenir. Cependant j'ai accès tous les soirs auprès de Son Altesse,
pendant quelques instants, pour lui rendre compte de la santé et des
occupations de Madame; et si Madame écrivait, peut-être réussirais-je à
faire lire le billet sans qu'il passât par les mains des secrétaires.

--Cher monsieur Matteus, vous êtes la bonté même, et je suis sûre que vous
devez avoir la confiance du prince. Oui, certainement, j'écrirai, puisque
vous êtes assez généreux pour vous intéresser au chevalier.

--Il est vrai que je m'y intéresse plus qu'à tout autre. Il m'a sauvé la
vie, au risque de la sienne, dans un incendie. Il m'a soigné et guéri de
mes brûlures. Il a remplacé les effets que j'avais perdus. Il a passé des
nuits à me veiller, comme s'il eût été mon serviteur et moi son maître. Il
a arraché au vice une nièce que j'avais, et il en a fait, par ses bonnes
paroles et ses généreux secours, une honnête femme. Que de bien n'a-t-il
pas fait dans toute cette contrée et dans toute l'Europe, à ce qu'on
assure! C'est le jeune homme le plus parfait qui existe, et Son Altesse
l'aime comme son propre fils.

--Et pourtant Son Altesse l'envoie en prison pour une faute légère?

--Oh! Madame ignore qu'il n'y a point de faute légère aux yeux de Son
Altesse, en fait d'indiscrétion.

--C'est donc un prince bien absolu?

--Admirablement juste, mais terriblement sévère.

--Et comment puis-je être pour quelque chose dans les préoccupations de
son esprit et dans les décisions de son conseil?

--Cela, je l'ignore, comme Madame peut bien le penser. Beaucoup de secrets
s'agitent en tout temps dans ce château, surtout lorsque le prince y vient
passer quelques semaines, ce qui n'arrive pas souvent. Un pauvre serviteur
tel que moi qui se permettrait de vouloir les approfondir n'y serait pas
souffert longtemps; et comme je suis le doyen des personnes attachées à la
maison, Madame doit comprendre que je ne suis ni curieux ni bavard;
autrement...

--J'entends, monsieur Matteus. Mais sera-ce une indiscrétion de vous
demander si la prison que subit le chevalier est rigoureuse?

--Elle doit l'être, Madame. Quoique je ne sache rien de ce qui se passe
dans la tour et dans les souterrains, j'y ai vu entrer plus de gens que je
n'en ai vu sortir. J'ignore s'il y a des issues dans la forêt: pour moi,
je n'en connais pas dans le parc.

--Vous me faites trembler, Matteus. Serait-il possible que j'eusse attiré
sur la tête de ce digne jeune homme des malheurs sérieux? Dites-moi, le
prince est-il d'un caractère violent ou froid? Ses arrêts sont-ils dictés
par une indignation passagère ou par un mécontentement réfléchi et
durable?

--Ce sont là des détails dans lesquels il ne me convient pas d'entrer,
répondit froidement Matteus.

--Eh bien, parlez-moi du chevalier, au moins. Est-il homme à demander et à
obtenir grâce, ou à se renfermer dans un silence hautain?

--Il est tendre et doux, plein de respect et de soumission pour son
Altesse. Mais si Madame lui a confié quelque secret, elle peut être
tranquille: il se laisserait torturer plutôt que de livrer le secret d'un
autre, fût-ce à l'oreille d'un confesseur.

--Eh bien, je le révélerai moi-même à son Altesse, ce secret qu'elle juge
assez important pour allumer sa colère contre un infortuné. Oh! mon bon
Matteus, ne pouvez-vous porter ma lettre tout de suite?

--Impossible avant la nuit, Madame.

--C'est égal, je vais écrire maintenant; une occasion imprévue peut se
présenter.»

Consuelo rentra dans son cabinet, et écrivit pour demander au prince
anonyme une entrevue dans laquelle elle s'engageait à répondre sincèrement
à toutes les questions qu'il daignerait lui adresser.

A minuit, Matteus lui rapporta cette réponse cachetée:

«Si c'est au prince que vous voulez parler, votre demande est insensée.
Vous ne le verrez, vous ne le connaîtrez jamais; vous ne saurez jamais son
nom.--Si c'est devant le conseil des Invisibles que tu veux comparaître,
tu seras entendue; mais réfléchis aux conséquences de ta résolution: elle
décidera de ta vie et de celle d'un autre.»



XXVI.


Il fallut encore patienter vingt-quatre heures après cette lettre reçue.
Matteus déclarait qu'il aimerait mieux se couper une main que de demander
à voir le prince après minuit. Au déjeuner du lendemain, il se montra
encore un peu plus expansif que la veille, et Consuelo crut remarquer que
l'emprisonnement du chevalier l'avait aigri contre le prince, au point de
lui donner une assez vive démangeaison d'être indiscret pour la première
fois de sa vie. Cependant, lorsqu'elle l'eut fait causer pendant plus
d'une heure, elle remarqua qu'elle n'était pas plus avancée qu'auparavant.
Soit qu'il eût joué la simplicité pour étudier les pensées et les
sentiments de Consuelo, soit qu'il ne sût rien relativement à l'existence
des Invisibles et à la part que son maître prenait à leurs actes, il se
trouva que Consuelo flottait dans une confusion étrange de notions
contradictoires. Sur tout ce qui touchait à la position sociale du prince,
Matteus s'était retranché dans l'impossibilité de manquer au silence
rigoureux qu'on lui avait imposé. Il haussait, il est vrai, les épaules,
en parlant de cette bizarre injonction. Il avouait qu'il ne comprenait pas
la nécessité de porter un masque pour communiquer avec les personnes qui
s'étaient succédé à des intervalles plus ou moins rapprochés, et pour des
retraites plus ou moins longues, dans le pavillon. Il ne _pouvait
s'empêcher de dire_ que son maître avait des caprices inexplicables, et se
livrait à des travaux incompréhensibles; mais toute curiosité, de même que
toute indiscrétion, était paralysée chez lui par la crainte de châtiments
terribles, sur la nature desquels il ne s'expliquait pas. En somme,
Consuelo n'apprit rien, sinon qu'il se passait des choses singulières au
château, que l'on n'y dormait guère la nuit, que tous les domestiques y
avaient vu des esprits, que Matteus lui-même, qui se déclarait hardi et
sans préjugés, avait rencontré souvent l'hiver, dans le parc, à des
époques où le prince était absent et le château désert, des figures qui
l'avaient fait frémir, qui étaient entrées là sans qu'il sût comment et
qui en étaient sorties de même. Tout cela ne jetait pas une grande clarté
sur la situation de Consuelo. Il lui fallut se résigner à attendre le soir
pour envoyer cette nouvelle pétition:

«Quoi qu'il en puisse résulter pour moi, je demande instamment et
humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles.»

La journée lui sembla d'une longueur mortelle; elle s'efforça de maîtriser
son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu'elle avait
composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle
termina cette répétition à l'entrée de la nuit, par le sublime air
d'Almirena dans le _Rinaldo_ de Haendel:

            Lascia ch'io pianga
            La dura sorte
            E ch'ia sospiri
            La libertà

A peine l'eut-elle fini, qu'un violon d'une vibration extraordinaire
répéta au dehors la phrase admirable qu'elle venait de dire, avec une
expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre.
Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se
perdit dans l'éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu
remarquables ne pouvaient appartenir qu'au comte Albert; mais elle chassa
bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d'illusions pénibles et
dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n'avait jamais
entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n'y avait
qu'un esprit frappé qui put s'obstiner à évoquer un spectre chaque fois
que le son d'un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion
troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries,
qu'elle s'aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait
apporté ni à dîner ni à souper, et qu'elle était à jeun depuis le matin.
Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n'eût
été victime de l'intérêt qu'il lui avait marqué. Sans doute, les murs
avaient des yeux et des oreilles. Matteus lui avait peut-être trop parlé;
il avait murmuré un peu contre la disparition de Liverani: c'en était
assez probablement pour qu'on lui fit partager son sort.

Ces nouvelles anxiétés empêchèrent Consuelo de sentir le malaise de la
faim. Cependant la soirée s'avançait, Matteus ne paraissait pas; elle se
risqua à sonner. Personne ne vint. Elle éprouvait une grande faiblesse, et
surtout une grande consternation. Appuyée sur le bord de sa croisée, la
tête dans ses mains, elle repassait dans son cerveau, déjà un peu troublé
par les souffrances de l'inanition, les incidents bizarres de sa vie, et
se demandait si c'était le souvenir de la réalité ou celui d'un long rêve,
lorsqu'une main froide comme le marbre s'appuya sur sa tête, et une voix
basse et profonde prononça ces mots:

«Ta demande est accueillie, suis-moi.»

Consuelo, qui n'avait pas encore songé à éclairer son appartement, mais
qui avait, jusque-là, nettement distingué les objets dans le crépuscule,
essaya de regarder celui qui lui parlait ainsi. Elle se trouvait tout à
coup dans d'aussi épaisses ténèbres que si l'atmosphère était devenue
compacte, et le ciel étoilé une voûte de plomb. Elle porta la main à son
front privé d'air, et reconnut un capuchon à la fois léger et impénétrable
comme celui que Cagliostro lui avait jeté une fois sur la tête sans
qu'elle le sentit. Entraînée par une main invisible, elle descendit
l'escalier du pavillon; mais elle ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait
plus de degrés qu'elle ne lui en connaissait, et qu'il s'enfonçait dans
des caves où elle marcha pendant près d'une demi-heure. La fatigue, la
faim, l'émotion et une chaleur accablante ralentissait de plus en plus ses
pas, et, à chaque instant prête à défaillir, elle fut tentée de demander
grâce. Mais une certaine fierté, qui lui faisait craindre de paraître
reculer devant sa résolution, l'engagea à lutter courageusement. Elle
arriva enfin au terme du voyage, et on la fit asseoir. Elle entendit en ce
moment un timbre lugubre, comme celui du tam-tam, frapper minuit lentement,
et au douzième coup le capuchon fut enlevé de son front baigné de sueur.

Elle fut éblouie d'abord de l'éclat des lumières qui, toutes rassemblées
sur un même point vis-à-vis d'elle, dessinaient une large croix
flamboyante sur la muraille, lorsque ses yeux purent supporter cette
transition, elle vit qu'elle était dans une vaste salle d'un style
gothique, dont la voûte, divisée en arceaux surbaissés, ressemblait à
celle d'un cachot profond ou d'une chapelle souterraine. Au fond de cette
pièce, dont l'aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle
distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges, et la face
couverte de masques d'un blanc livide, qui les faisaient ressembler à des
cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En
avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de
noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des
murailles latérales, une vingtaine d'hommes à manteaux et à masques noirs
étaient rangés dans un profond silence. Consuelo se retourna, et vit
derrière elle d'autres fantômes noirs. A chaque porte, il y en avait deux
debout, une large épée brillante à la main.

En d'autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial
lugubre n'était qu'un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu
parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons. Mais outre que les
francs-maçons ne s'érigeaient pas en tribunal, et ne s'attribuaient pas le
droit de faire comparaître dans leurs assemblées secrètes des personnes
non initiées, elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette
scène, à la trouver sérieuse, effrayante même. Elle s'aperçut qu'elle
tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d'un profond silence où se
tint l'assemblée, elle n'eût pas eu la force de se remettre et de se
préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui
se tenaient, l'épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de
l'amener jusqu'au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une
attitude de calme et de courage un peu affectés.

«Qui êtes-vous, et que demandez-vous?» dit l'homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite; enfin elle prit courage et
répondit:

«Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la
Porporina.

--N'as-tu point d'autre nom?» reprit l'interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit:

«J'en pourrais revendiquer un autre; mais je me suis engagée sur l'honneur
à ne jamais le faire.

--Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal? Te crois-tu devant
des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d'une
loi grossière et aveugle? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous
abuser par de vaines défaites? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que
tu es, ou retire-toi.

--Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon
silence est un devoir, et vous m'encouragerez à y persister.»

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs, et en
un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l'exception de
l'examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes:

«Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l'examen devient secret, et que
vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez
légitimement mariée au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les
prétentions de sa famille?

--Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je
demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi
m'oblige à la reconnaître.

--Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer? Est-ce une loi divine ou
humaine? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de
Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel
nous t'avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à
des dangers plus affreux encore, tu le sais!

--Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu'une reconnaissance
éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine,
et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me
commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon
cœur? je l'accepte: mais si elle me prescrit de manquer, pour vous
complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser? Jugez
vous-mêmes.

--Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles! Mais les
circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous
les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine,
tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors
de toute considération humaine: préjugés de fortune, de rang et de
naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l'opinion,
respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du
monde, rien de tout cela n'a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux,
alors que réunis loin de l'œil des hommes, et armés du glaive de la
justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de
votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant
nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être
libre. Nous ne t'écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu
comparais ici. Est-ce la Zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de
Rudolstadt qui nous invoque?

--La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la
société, n'en a aucun à réclamer ici. La Zingarella Consuelo...

--Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était
vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d'abjurer son nom, de
repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la Zingarella Consuelo, pour
ménager l'orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste?

--Non sans doute.

--Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens? ne dois-tu à
la mémoire d'Albert ni respect, ni amour, ni fidélité?»

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L'idée qu'on
allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la
résurrection possible d'Albert, et même lui en montrer le fantôme, la
remplit d'une telle frayeur, qu'elle ne put répondre.

«Épouse d'Albert Podiebrad, reprit l'examinateur, ton silence t'accuse.
Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n'est à tes yeux
qu'un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune
obligation pour l'avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes
intéressés à ton sort qu'en raison de tes liens avec le plus excellent des
hommes. Tu n'étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du
sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t'avons rendue; toute
réparation des maux qu'inflige le despotisme est un devoir et une
jouissance pour nous. Mais notre protection n'ira pas plus loin. Dès
demain tu quitteras cet asile que nous t'avions donné avec l'espérance que
tu en sortirais purifiée et sanctifiée: tu retourneras au monde: à la
chimère de la gloire, à l'enivrement des folles passions. Que Dieu ait
pitié de toi! nous t'abandonnons sans retour.»

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours
plus tôt, elle ne l'eût pas accepté sans appel; mais le mot de _folles
passions_ qui venait d'être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette
heure, l'amour insensé qu'elle avait conçu pour _l'inconnu_, et qu'elle
avait accueilli dans son cœur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui
paraissait méritée jusqu'à un certain point. L'austérité de leur langage
lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se
révolter contre le droit qu'ils s'attribuaient de la juger et de la
condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que,
quelle que soit notre fierté naturelle, ou l'irréprochabilité de notre vie,
nous ne subissions pas l'ascendant d'une parole grave qui nous accuse au
dépourvu, et qu'au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un
retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce
blâme. Consuelo ne se sentait pas à l'abri de tout reproche, et l'appareil
déployé autour d'elle rendait sa position singulièrement pénible.
Cependant, elle se rappela promptement qu'elle n'avait pas demandé à
comparaître devant ce tribunal sans s'être préparée et résignée à sa
rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un
châtiment quelconque, s'il le fallait, pourvu que le chevalier fût
disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta
les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

«Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin; je
suis loin d'être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des
Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j'ai appris de vous
par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous,
m'ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu
que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le
croire, d'où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m'avoir
indiqué la route à suivre pour sortir de l'erreur et pour devenir digne de
votre protection? Je sais qu'à cause d'Albert de Rudolstadt, le plus
excellent des hommes, comme vous l'avez bien nommé, sa veuve méritait
quelque intérêt; mais ne fussé-je pas la femme d'Albert, ou bien eussé-je
été en tout temps indigne de l'être, la Zingara Consuelo, la fille sans
nom, sans famille et sans patrie, n'a-t-elle pas encore des droits à votre
sollicitude paternelle? Supposez que je sois une grande pécheresse;
n'êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d'un maudit
apporte plus de joie que la persévérance de cent élus? Enfin, si la loi
qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez
en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de
me sanctifier. Essayez d'élever mon âme à la hauteur de la vôtre. Je suis
ignorante, et non rebelle. Prouvez-moi que vous êtes saints, en vous
montrant patients et miséricordieux, et je vous accepterai pour mes
maîtres et mes modèles.»

Il y eut un moment de silence. L'examinateur se retourna vers les juges,
et ils parurent se consulter. Enfin l'un d'eux prit la parole et dit:

«Consuelo, tu t'es présentée ici avec orgueil; pourquoi ne veux-tu pas te
retirer de même? Nous avions le droit de te blâmer, puisque tu venais nous
interroger. Nous n'avons pas celui d'enchaîner ta conscience et de nous
emparer de ta vie, si tu ne nous abandonnes volontairement et librement
l'une et l'autre. Pouvons-nous te demander ce sacrifice? Tu ne nous
connais pas. Ce tribunal dont tu invoques la sainteté est peut-être le
plus pervers ou tout au moins le plus audacieux qui ait jamais agi dans
les ténèbres contre les principes qui régissent le monde: qu'en sais-tu?
Et si nous avions à te révéler la science profonde d'une vertu toute
nouvelle, aurais-tu le courage de te vouer à une étude si longue et si
ardue, avant d'en savoir le but? Nous-mêmes pourrions-nous prendre
confiance dans la foi persévérante d'un néophyte aussi mal préparé que
toi? Nous aurions peut-être des secrets importants à te confier, et nous
n'en chercherions la garantie que dans tes instincts généreux; nous les
connaissons assez pour croire à ta discrétion: mais ce n'est pas de
confidents discrets que nous avons besoin; nous n'en manquons pas. Nous
avons besoin, pour faire avancer la loi de Dieu, de disciples fervents,
libres de tous préjugés, de tout égoïsme, de toutes passions frivoles, de
toutes habitudes mondaines. Descends en toi-même; peux-tu nous faire tous
ces sacrifices? Peux-tu modeler tes actions et calquer ta vie sur les
instincts que tu ressens, et sur les principes que nous te donnerions pour
les développer? Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux
t'associer à des hommes graves pour travailler à l'œuvre des siècles?

--Tout ce que vous dites est bien sérieux, en effet, répondit Consuelo, et
je le comprends à peine. Voulez-vous me donner le temps d'y réfléchir? Ne
me chassez pas de votre sein sans avoir interrogé mon cœur. J'ignore s'il
est digne des lumières que vous y pouvez répandre. Mais quelle âme sincère
est indigne de la vérité? En quoi puis-je vous être utile? Je m'effraie de
mon impuissance. Femme et artiste, c'est-à-dire enfant! mais pour me
protéger comme vous l'avez fait, il faut que vous ayez pressenti en moi
quelque chose... Et moi, quelque chose me dit que je ne dois pas vous
quitter sans avoir essayé de vous prouver ma reconnaissance. Ne me
bannissez donc pas: essayez de m'instruire.

--Nous t'accordons encore huit jours pour faire tes réflexions, reprit le
juge en robe rouge qui avait déjà parlé; mais tu dois auparavant t'engager
sur l'honneur à ne pas faire la moindre tentative pour savoir où tu es, et
quelles sont les personnes que tu vois ici. Tu dois t'engager également à
ne pas franchir l'enceinte réservée à tes promenades, quand même tu
verrais les portes ouvertes et les spectres de tes plus chers amis te
faire signe. Tu dois n'adresser aucune question aux gens qui te servent,
ni à quiconque pourrait pénétrer clandestinement chez toi.

--Cela n'arrivera jamais, répondit vivement Consuelo; je m'engage, si vous
le voulez, à ne jamais recevoir personne sans votre autorisation, et en
revanche je vous demande humblement la grâce...

--Tu n'as point de grâce à nous demander, point de conditions à proposer.
Tous les besoins de ton âme et de ton corps ont été prévus pour le temps
que tu avais à passer ici. Si tu regrettes quelque parent, quelque ami,
quelque serviteur, tu es libre de partir. La solitude ou une société
réglée comme nous l'entendons sera ton partage chez nous.

--Je ne demande rien pour moi-même; mais on m'a dit qu'un de vos amis, un
de vos disciples ou de vos serviteurs (car j'ignore le rang qu'il occupe
parmi vous) subissait à cause de moi un châtiment sévère. Me voici prête à
m'accuser des torts qu'on lui impute, et c'est pour cela que j'ai demandé
à comparaître devant vous.

--Est-ce une confession sincère et détaillée que tu offres de nous faire?

--S'il le faut pour qu'il soit absous... quoique ce soit, pour une femme,
une étrange torture morale que de se confesser hautement devant huit
hommes...

--Épargne-toi cette humiliation. Nous n'aurions aucune garantie de ta
sincérité, et d'ailleurs nous n'avions encore tout à l'heure aucun droit
sur toi. Ce que tu as dit, ce que tu as pensé il y a une heure, rentre
pour nous dans ton passé. Mais songe qu'à partir de cet instant nous
sommes les maîtres de sonder les plus secrets replis de ton âme. C'est à
toi de garder cette âme assez pure pour être toujours prête à nous la
dévoiler sans souffrante et sans honte.

--Votre générosité est délicate et paternelle. Mais il ne s'agit pas de
moi seule ici. Un autre expie mes torts. Ne dois-je pas le justifier?

--Ce soin ne te regarde pas. S'il est un coupable parmi nous, il se
disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires
allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si
son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l'aiderons à se vaincre. Tu
parles de châtiment rigoureux; nous n'infligeons que des châtiments
moraux. Cet homme, quel qu'il soit, est notre égal, notre frère; il n'y a
chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes: de faux
rapports t'ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point.»

À ce dernier mot, l'examinateur agita une sonnette; les deux hommes noirs
masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de
Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours
souterrains qu'elle avait suivis pour s'en éloigner.



XXVII.


La Porporina n'ayant plus sujet, d'après le langage bienveillant et
paternel des Invisibles, d'être sérieusement inquiète du chevalier, et
jugeant que Matteus n'avait pas vu très-clair dans cette affaire, éprouva
en quittant ce mystérieux conciliabule, un grand soulagement d'esprit.
Tout ce qu'on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des
rayons derrière un nuage; et l'inquiétude ni l'effort de la volonté ne la
soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue
insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé
l'étouffait. Elle s'arrêta plusieurs fois, fut forcée d'accepter les bras
de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre,
elle tomba en faiblesse. Peu d'instants après, elle se sentit ranimée par
un flacon qui lui fut présenté, et par l'air bienfaisant qui circulait
dans l'appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l'avaient
ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s'empressait de servir un
souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l'avait
mise en léthargie pour l'amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et
lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque,
et à sa voix qu'elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en
quelle circonstance.

«Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure
prescription sera de me faire souper bien vite. Je n'ai pas d'autre mal
que la faim; mais je vous supplie de m'épargner cette fois le café que
vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le
supporter.

--Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant
recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse: mon ordonnance
ne porte rien de semblable. Aujourd'hui voulez-vous vous fier à moi et me
permettre de souper avec vous? La volonté de Son Altesse est que je ne
vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense
que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse
entièrement.

--Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le
docteur, ce sera le mien aussi d'avoir l'honneur de votre compagnie pour
souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de
la table.

--Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant
à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la
dextérité d'un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à
la voracité insurmontable qu'on éprouve après un long jeune, et vous
pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient,
j'aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles
sur mon assiette.»

La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa
surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa
sur la table en disant:

«Au diable cette puérilité qui m'empêche de respirer et de sentir le goût
de ce que je mange!»

Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui
qu'elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville,
premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l'avait aperçu de loin à
Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En
ce moment le contraste de son appétit glouton avec l'émotion et
l'accablement qu'elle éprouvait, lui rappelèrent la sécheresse de ses
idées et de ses discours au milieu de la consternation et de la douleur de
la famille de Rudolstadt, et elle eut peine à lui cacher l'impression
désagréable qu'il lui causait. Mais le Supperville, absorbé par le fumet
du faisan, paraissait ne faire aucune attention à son trouble.

Matteus vint compléter le ridicule de la situation où se plaçait le
docteur, par une exclamation naïve. Le circonspect serviteur le servait
depuis cinq minutes sans s'apercevoir qu'il avait le visage découvert, et
ce ne fut qu'au moment de prendre le masque pour le couvercle du pâté, et
de le placer méthodiquement sur la brèche ouverte, qu'il s'écria avec
terreur:

«Miséricorde, monsieur le docteur, vous avez laissé choir votre _visage_
sur la table!

--Au diable ce visage d'étoffe! te dis-je. Je ne pourrai jamais m'habituer
à manger avec cela. Mets-le dans un coin, tu me le rendras quand je
sortirai.

--Comme il vous plaira, monsieur le docteur, dit Matteus d'un ton
consterné. Je m'en lave les mains. Mais Votre Seigneurie n'ignore pas que
je suis forcé tous les soirs de rendre compte de point en point de tout ce
qui s'est fait et dit ici. J'aurai beau dire que votre _visage_ s'est
détaché par mégarde, je ne pourrai pas nier que Madame n'ait vu ce qui
était dessous.

--Fort bien, mon brave. Tu feras ton rapport, dit le docteur sans se
déconcerter.

--Et vous remarquerez, monsieur Matteus, observa Consuelo, que je n'ai
aucunement provoqué M. le docteur à cette désobéissance, et que ce n'est
pas ma faute si je l'ai reconnu.

--Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche
pleine. Le prince n'est pas si diable qu'il est noir, et je ne le crains
guère. Je lui dirai que, puisqu'il m'avait autorisé à souper avec vous, il
m'avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la
mastication et à la déglutition. D'ailleurs j'avais l'honneur d'être trop
bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m'eût pas déjà trahi.
C'est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince
fera bon marché tout le premier.

--C'est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j'aime mieux
que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi.»

Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément
et but à proportion: après quoi, Matteus s'étant retiré pour changer le
service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à
Consuelo:

«Chère Signora, je ne suis pas si gourmand que j'en ai l'air (Supperville,
étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en
venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui
vous intéressent très-particulièrement.

--De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses,
monsieur? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu'elle venait de
faire aux Invisibles.

--C'est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne
vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à
cœur ouvert, peu soucieux qu'on répète mes paroles.»

Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la
bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison: mais
elle pensa aussi qu'un homme dévoué aux Invisibles au point de se charger
d'empoisonner à demi les gens pour les amener, à leur insu, dans ce
château, ne pouvait agir comme il le faisait sans y être secrètement
autorisé. C'est un piège qu'on me tend, pensa-t-elle. C'est une série
d'épreuves qui commence. Voyons, et observons l'attaque.

«Il faut donc, Madame, continua le docteur, que je vous dise où et chez
qui vous êtes.»

«Nous y voilà!» se dit Consuelo; et elle se hâta de répondre: «Grand merci,
monsieur le docteur, je ne vous l'ai pas demandé, et je désire ne pas le
savoir.

--_Ta ta ta!_ reprit Supperville, vous voilà tombée dans la voie
romanesque où il plaît au prince d'entraîner tous ses amis. Mais n'allez
point donner sérieusement dans ces sornettes-là: le moins qui pourrait
vous en arriver serait de devenir folle et de grossir son cortège
d'aliénés et de visionnaires. Je n'ai pas l'intention, pour ma part, de
manquer à la parole que je lui ai donnée de ne vous dire ni son nom ni
celui du lieu où vous vous trouvez. C'est là d'ailleurs ce qui doit le
moins vous préoccuper; car ce ne serait qu'une satisfaction pour votre
curiosité, et ce n'est pas cette maladie que je veux traiter chez vous;
c'est l'excès de confiance, au contraire. Vous pouvez donc apprendre, sans
lui désobéir et sans risquer de lui déplaire (je suis intéressé à ne pas
vous trahir), que vous êtes ici chez le meilleur et le plus absurde des
vieillards. Un homme d'esprit, un philosophe, une âme courageuse et tendre
jusqu'à l'héroïsme, jusqu'à la démence. Un rêveur qui traite l'idéal comme
une réalité, et la vie comme un roman. Un savant qui, à force de lire les
écrits des sages et de chercher la quintessence des idées, est arrivé,
comme don Quichotte après la lecture de tous ses livres de chevalerie, à
prendre les auberges pour des châteaux, les galériens pour d'innocentes
victimes, et les moulins à vent pour des monstres. Enfin un saint, si on
ne considère que la beauté de ses intentions, un fou si on en pèse le
résultat. Il a imaginé, entre autres choses, un réseau de conspiration
permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l'action
des méchants dans le monde: 1° combattre et contrarier la tyrannie des
gouvernants; 2° réformer l'immoralité ou la barbarie des lois qui
régissent les sociétés; 3° verser dans le cœur de tous les hommes de
courage et de dévouement l'enthousiasme de sa propagande et le zèle de sa
doctrine. Rien que ça? hein? et il croît y parvenir! Encore s'il était
secondé par quelques hommes sincères et raisonnables, le peu de bien qu'il
réussit à faire pourrait porter ses fruits! Mais, par malheur, il est
environné d'une clique d'intrigants et d'imposteurs audacieux qui feignent
de partager sa foi et de servir ses projets, et qui se servent de son
crédit pour accaparer de bonnes places dans toutes les cours de l'Europe,
non sans se mettre au bout des doigts la meilleure partie de l'argent
destiné à ses bonnes œuvres. Voilà l'homme et son entourage. C'est à vous
de juger dans quelles mains vous êtes, et si cette protection généreuse
qui vous a heureusement tirée des grilles du petit Fritz ne risque pas de
vous faire tomber pis, à force de vouloir vous élever dans les nues. Vous
voilà avertie. Méfiez-vous des belles promesses, des beaux discours, des
scènes de tragédie, des tours de passe-passe des Cagliostro, des
Saint-Germain et consorts.

--Ces deux derniers personnages sont-ils donc actuellement ici? demanda
Consuelo un peu troublée, et flottante entre le danger d'être jouée par le
docteur et la vraisemblance de ses assertions.

--Je n'en sais rien, répondit-il. Tout s'y passe mystérieusement. Il y a
deux châteaux: un visible et palpable, où l'on voit arriver des gens du
monde qui ne se doutent de rien, où l'on donne des fêtes, où l'on déploie
l'appareil d'une existence princière, frivole et inoffensive. Ce
château-là couvre et cache l'autre, qui est un petit monde souterrain
assez habilement masqué. Dans le château invisible s'élucubrent tous les
songes creux de Son Altesse. Novateurs, réformateurs, inventeurs, sorciers,
prophètes, alchimistes, tous architectes d'une société nouvelle toujours
prête, selon leur dire, à avaler l'ancienne demain ou après-demain; voilà
les hôtes mystérieux que l'on reçoit, que l'on héberge, et que l'on
consulte sans que personne le sache à la surface du sol, ou du moins sans
qu'aucun profane puisse expliquer le bruit des caves autrement que par la
présence d'esprits follets et de revenants tracassiers dans les œuvres
basses du bâtiment. Maintenant concluez: les susdits charlatans peuvent
être à cent lieues d'ici, car ils sont grands voyageurs de leur nature, ou
à cent pas de nous, dans de bonnes chambres à portes secrètes et à double
fond. On dit que ce vieux château a servi autrefois de rendez-vous aux
francs-juges, et que depuis, à cause de certaines traditions héréditaires,
les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des
complots terribles, qui n'ont jamais, que je sache, abouti à rien. C'est
une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux
qui y donnent le moins. Moi, je ne suis pas initié aux merveilles du
château invisible. Je passe ici quelques jours de temps en temps, quand ma
souveraine, la princesse Sophie de Prusse, margrave de Bareith, me donne
la permission d'aller prendre l'air hors de ses États. Or, comme je
m'ennuie prodigieusement à la délicieuse cour de Bareith, qu'au fond j'ai
de l'attachement pour le prince dont nous parlons, et que je ne suis pas
fâché de jouer parfois un petit tour au grand Frédéric que je déteste, je
rends au susdit prince quelques services désintéressés, et dont je me
divertis tout le premier. Comme je ne reçois d'ordres que de lui, ces
services sont toujours fort innocents. Celui d'aider à vous tirer de
Spandaw, et de vous amener ici comme une pauvre colombe endormie, n'avait
rien qui me répugnât. Je savais que vous y seriez bien traitée, et je
pensais que vous auriez occasion de vous y amuser. Mais si, au contraire,
on vous y tourmente, si les conseillers charlatans de Son Altesse
prétendent s'y emparer de vous, et vous faire servir à leurs intrigues
dans le monde...

--Je ne crains rien de semblable, répondit Consuelo de plus en plus
frappée des explications du docteur. Je saurai me préserver de leurs
suggestions, si elles blessent ma droiture et révoltent ma conscience.

--En êtes-vous bien sûre, madame la comtesse? reprit Supperville. Tenez!
ne vous y fiez pas, et ne vous vantez de rien. Des gens fort raisonnables
et fort honnêtes sont sortis d'ici timbrés et tout prêts à mal faire. Tous
les moyens sont bons aux intrigants qui exploitent le prince, et ce cher
prince est si facile à éblouir, que lui-même a mis la main à la perdition
de quelques bonnes âmes en croyant les sauver. Sachez que ces intrigants
sont fort habiles, qu'ils ont des secrets pour effrayer, pour convaincre,
pour émouvoir, pour enivrer les sens et frapper l'imagination. D'abord une
persistance de tracasseries et une foule de petits moyens
incompréhensibles: et puis des recettes, des systèmes, des prestiges à
leur service. Ils vous enverront des spectres, ils vous feront jeûner pour
vous ôter la lucidité de l'esprit, ils vous assiégeront de fantasmagories
riantes ou affreuses. Enfin ils vous rendront superstitieuse, folle
peut-être, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et alors...

--Et alors? que peuvent-ils attendre de moi? que suis-je dans le monde
pour qu'ils aient besoin de m'attirer dans leurs filets?

--Oui-da! La comtesse de Rudolstadt ne s'en doute pas?

--Nullement, monsieur le docteur.

--Vous devez vous rappeler pourtant que M. Cagliostro vous a fait voir feu
le comte Albert, votre mari, vivant et agissant?

--Comment savez-vous cela, si vous n'êtes pas initié aux mystères du monde
souterrain dont vous parlez?

--Vous l'avez raconté à la princesse Amélie de Prusse, qui est un peu
bavarde, comme toutes les personnes curieuses. Ignorez-vous, d'ailleurs,
qu'elle est fort liée avec le spectre du comte de Rudolstadt?

--Un certain Trismégiste, à ce qu'on m'a dit!

--Précisément. J'ai vu ce Trismégiste, et il est de fait qu'il ressemble
au comte d'une manière surprenante au premier abord. On peut le faire
ressembler davantage en le coiffant et en l'habillant comme le comte avait
coutume d'être, en lui rendant le visage blême, et en lui faisant étudier
l'allure et les manières du défunt. Comprenez-vous maintenant?

--Moins que jamais. Quel intérêt aurait-on à faire passer cet homme pour
le comte Albert?

--Que vous êtes simple et loyale! Le comte Albert est mort, laissant, une
grande fortune, qui va tomber en quenouille, des mains de la chanoinesse
Wenceslawa à celles de la petite baronne Amélie, cousine du comte Albert,
à moins que vous ne fassiez valoir vos droits à un douaire ou à une
jouissance viagère. On tâchera d'abord de vous y décider...

--Il est vrai, s'écria Consuelo; vous m'éclairez sur le sens de certaines
paroles!

--Ce n'est rien encore: cette jouissance viagère, très-contestable, du
moins en partie, ne satisferait pas l'appétit des chevaliers d'industrie
qui veulent vous accaparer. Vous n'avez pas d'enfant; il vous faut un
mari. Eh bien, le comte Albert n'est pas mort: il était en léthargie, on
l'a enterré vivant; le diable l'a tiré de là; M. de Cagliostro lui a donné
une potion; M. de Saint-Germain l'a emmené promener. Bref, au bout d'un ou
deux ans il reparaît, raconte ses aventures, se jette à vos pieds,
consomme son mariage avec vous, part pour le château des Géants, se fait
reconnaître de la vieille chanoinesse et de quelques vieux serviteurs qui
n'y voient pas très-clair, provoque une enquête, s'il y a contestation, et
paie les témoins. Il fait même le voyage de Vienne avec son épouse fidèle,
pour réclamer ses droits auprès de l'impératrice. Un peu de scandale ne
nuit pas à ces sortes d affaires. Toutes les grandes dames s'intéressent à
un bel homme, victime d'une funeste aventure et de l'ignorance d'un sot
médecin. Le prince de Kaunitz, qui ne hait pas les cantatrices, vous
protège; votre cause triomphe; vous retournez victorieuse à Riesenburg,
vous mettez à la porte votre cousine Amélie; vous êtes riche et puissante;
vous vous associez au prince d'_ici_ et à ses charlatans pour réformer la
société et changer la face du monde. Tout cela est fort agréable, et ne
coûte que la peine de se tromper un peu, en prenant à la place d'un
illustre époux un bel aventurier, homme d'esprit, et grand diseur de bonne
aventure par-dessus le marché. Y êtes-vous, maintenant? Faites vos
réflexions. Il était de mon devoir comme médecin, comme ami de la famille
de Rudolstadt, et comme homme d'honneur, de vous dire tout cela. On avait
compté sur moi pour constater, dans l'occasion, l'identité du Trismégiste
avec le comte Albert. Mais moi qui l'ai vu mourir, non avec les yeux de
l'imagination, mais avec ceux de la science, moi qui ai fort bien remarqué
certaines différences entre ces deux hommes, et qui sais qu'à Berlin on
connaît l'aventurier de longue date, je ne me prêterai point à une
pareille imposture. Grand merci! Je sais que vous ne vous y prêteriez pas
davantage, mais qu'on mettra tout en œuvre pour vous persuader que le
comte Albert a grandi de deux pouces et pris de la fraîcheur et de la
santé dans son cercueil. J'entends ce Matteus qui revient; c'est une bonne
bête, qui ne se doute de rien. Moi, je me retire, j'ai dit. Je quitte ce
château dans une heure, n'ayant que faire ici davantage.»

Après avoir parlé ainsi avec une remarquable volubilité, le docteur remit
son masque, salua profondément Consuelo, et se retira, la laissant achever
son souper toute seule si bon lui semblait: elle n'était guère disposée à
le faire. Bouleversée et atterrée de tout ce qu'elle venait d'entendre,
elle se retira dans sa chambre, et n'y trouva un peu de repos qu'après
avoir souffert longtemps les plus douloureuses perplexités et les plus
vagues angoisses du doute et de l'inquiétude.



XXVIII.


Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les
cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels
encouragements des Invisibles, lui faisaient l'effet d'une immersion d'eau
glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s'était élevée un instant vers
le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au
docteur de l'avoir désabusée; car déjà elle s'était plu, dans ses rêves, à
revêtir d'une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les
bras comme une famille d'adoption, comme un refuge contre les dangers du
monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le
reconnaissait sans pouvoir en éprouver pour lui; sa conduite n'était-elle
pas d'un homme sincère, courageux et désintéressé? Mais Consuelo le
trouvait trop sceptique, trop matérialiste, trop porté à mépriser les
bonnes intentions et à railler les beaux caractères. Quoi qu'il lui eût
dit de la crédulité imprudente et dangereuse du prince anonyme, elle se
faisait encore une haute idée de ce noble vieillard, ardent pour le bien
comme un jeune homme, et naïf comme un enfant dans sa foi à la
perfectibilité humaine. Les discours qu'on lui avait tenus dans la salle
souterraine lui revenaient à l'esprit, et lui paraissaient remplis
d'autorité calme et d'austère sagesse. La charité et la bonté y perçaient
sous les menaces et sous les réticences d'une sévérité affectée, prête à
se démentir au moindre élan du cœur de Consuelo. Des fourbes, des cupides,
des charlatans auraient-ils parlé et agi ainsi envers elle? Leur
vaillante entreprise de réformer le monde, si ridicule aux yeux du
frondeur Supperville, répondait au vœu éternel, aux romanesques
espérances, à la foi enthousiaste qu'Albert avait inspirées à son épouse,
et qu'elle avait retrouvées avec une bienveillante sympathie dans la tête
malade, mais généreuse, de Gottlieb. Ce Supperville n'était-il pas
haïssable de vouloir l'en dissuader, et de lui ôter sa foi en Dieu, en
même temps que sa confiance dans les Invisibles?

Consuelo, bien plus portée à la poésie de l'âme qu'à la sèche appréciation
des tristes réalités de la vie présente, se débattait sous les arrêts de
Supperville et s'efforçait de les repousser. Ne s'était-il pas livré à des
suppositions gratuites, lui qui avouait n'être pas initié au _monde
souterrain_, et qui paraissait même ignorer le nom et l'existence du
conseil des Invisibles? Que Trismégiste fût un chevalier d'industrie, cela
était possible, quoique la princesse Amélie affirmât le contraire, et que
l'amitié du comte Golowkin, le meilleur et le plus sage des grands que
Consuelo eût rencontrés à Berlin, parlât en sa faveur. Que Cagliostro et
Saint-Germain fussent aussi des imposteurs, cela se pouvait encore
supposer, bien qu'ils eussent pu, eux aussi, être trompés par une
ressemblance extraordinaire. Mais en confondant ces trois aventuriers dans
le même mépris, il n'en ressortait pas qu'ils fissent partie du conseil
des Invisibles, ni que cette association d'hommes vertueux ne pût
repousser leurs suggestions aussitôt que Consuelo aurait constaté
elle-même que Trismégiste n'était pas Albert. Ne serait-il pas temps de
leur retirer sa confiance après cette épreuve décisive, s'ils persistaient
à vouloir la tromper si grossièrement? Jusque-là, Consuelo voulut tenter
la destinée et connaître davantage ces Invisible à qui elle devait sa
liberté, et dont les paternels reproches avaient été jusqu'à son cœur. Ce
fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta, et en attendant l'issue de
l'aventure, elle résolut de traiter tout ce que Supperville lui avait dit
comme une épreuve qu'il avait été autorisé à lui faire subir, ou bien
comme un besoin d'épancher sa bile contre des rivaux mieux vus et mieux
traités que lui par le prince.

Une dernière hypothèse tourmentait Consuelo plus que toutes les autres.
Était-il absolument impossible qu'Albert fût vivant? Supperville n'avait
pas observé les phénomènes qui avaient précédé, pendant deux ans, sa
dernière maladie. Il avait même refusé d'y croire, s'obstinant à penser
que les fréquentes absences du jeune comte dans le souterrain étaient
consacrées à de galants rendez-vous avec Consuelo. Elle seule, avec Zdenko,
avait le secret de ses crises léthargiques. L'amour-propre du docteur ne
pouvait lui permettre d'avouer qu'il avait pu s'abuser en constatant la
mort. Maintenant que Consuelo connaissait l'existence et la puissance
matérielle du conseil des Invisibles, elle osait se livrer à bien des
conjectures sur la manière dont ils avaient pu arracher Albert aux
horreurs d'une sépulture anticipée et le recueillir secrètement parmi eux
pour des fins inconnues. Tout ce que Supperville lui avait révélé des
mystères du château et des bizarreries du prince, aidait à confirmer cette
supposition. La ressemblance d'un aventurier nommé Trismégiste, pouvait
compliquer le merveilleux du fait, mais elle ne détruisait pas sa
possibilité. Cette pensée s'empara si fort de la pauvre Consuelo, qu'elle
tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n'hésiterait pas à
le rejoindre dès qu'on le lui permettrait, et à se dévouer à lui
éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu'elle devait souffrir
d'un dévouement où l'amour n'entrerait pour rien. Le chevalier se
présentait à son imagination comme une cause d'amers regrets, et à sa
conscience comme une source de futurs remords. S'il fallait renoncer à lui,
l'amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées,
il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite
résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était
si bien; elle se disait qu'il était dans sa destinée de se sacrifier à cet
homme, peut-être même au delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette
destinée jusqu'au bout: mais elle souffrait étrangement, et pleurait
l'inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.

Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d'une
aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de
joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s'approcher
d'elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit
à prendre une mouche dans sa main.

«Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon? lui disait Consuelo
avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m'eusses
cherchée et retrouvée ici? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante,
tu ressembles à mon ami et tu ne l'es pas. Tu appartiens à quelque
jardinier, et tu t'es échappé de la serre où tu as passé les jours froids
parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier;
puisque l'instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs,
je veux reporter sur toi toute l'amitié que j'avais pour ton frère.»

Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d'heure avec cette aimable
bestiole, lorsqu'elle entendit au dehors un petit sifflement qui parut
faire tressaillir l'intelligente créature. Elle laissa tomber les
friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit
briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa
volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d'une
autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre
dans le feuillage. Mais en cherchant à l'y découvrir encore, elle aperçut
au fond de son jardin, sur l'autre rive du ruisseau qui le bornait, dans
un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la
distance. C'était Gottlieb, qui se traînait le long de l'eau d'une manière
assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant
un peu la défense des Invisibles, s'efforça, en agitant son mouchoir à la
fenêtre, d'attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de
rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant,
et il s'éloigna sans avoir remarqué Consuelo.

«Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville! se
dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant; son ange
gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c'est aussi pour moi
le présage d'une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes
protecteurs: la méfiance flétrit le cœur.»

Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d'une manière
fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu'on lui avait
annoncée, et elle s'avisa de lire, pour la première fois depuis qu'elle
était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n'avait
encore jeté qu'un coup d'œil distrait, et résolut d'examiner sérieusement
le choix des livres qu'on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu
nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon
uniques pour la plupart. C'était une collection des écrits des philosophes
les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais
abrégés et réduits à l'essence de leurs doctrines, et traduits dans les
diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n'ayant
jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement
ceux des hérétiques et novateurs célèbres du moyen âge, précieuses
dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques
exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l'inquisition, et
aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux
hérétiques de l'Allemagne, lors de la guerre de trente ans. Consuelo ne
pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par
quelque bibliophile aident, ou par quelque adepte courageux. Les originaux
l'eussent intéressée à cause des caractères et des vignettes, mais elle
n'en avait sous les yeux qu'une traduction, faite avec soin et
calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha
de préférence les traductions fidèles de Wickleff, de Jean Huss, et des
philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps
antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère
religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez
bien par ses longues conversations avec Albert. En les feuilletant, elle
ne les lut guère davantage, et pourtant elle les connut de mieux en mieux.
Consuelo avait l'âme essentiellement religieuse, sans avoir l'esprit
philosophique. Si elle n'eût vécu dans ce milieu raisonneur et clairvoyant
du monde de son temps, elle eût facilement tourné à la superstition et au
fanatisme. Telle qu'elle était encore, elle comprenait mieux les discours
exaltés de Gottlieb que les écrits de Voltaire, lus cependant avec ardeur
par toutes les belles dames de l'époque. Cette fille intelligente et
simple, courageuse et tendre, n'avait pas la tête façonnée aux subtilités
du raisonnement. Elle était toujours éclairée par le cœur avant de l'être
par le cerveau. Saisissant toutes les révélations du sentiment, par une
prompte assimilation, elle pouvait être instruite philosophiquement; et
elle l'avait été remarquablement pour son âge, pour son sexe et pour sa
position, par l'enseignement d'une parole amie, de la parole éloquente et
chaleureuse d'Albert. Les organisations d'artistes acquièrent plus dans
les émotions d'un cours ou d'une prédication que dans l'étude patiente et
souvent froide des livres. Telle était Consuelo: elle ne pouvait pas lire
une page entière avec attention; mais si une grande pensée, heureusement
rendue et résumée par une expression colorée, venait à la frapper, son âme
s'y attachait; elle se la répétait comme une phrase musicale: le sens,
quelque profond qu'il fût, la pénétrait comme un rayon divin, elle vivait
sur cette idée, elle l'appliquait à toutes ses émotions, elle y puisait
une force réelle, elle se la rappelait toute sa vie. Et ce n'était pas
pour elle une vaine sentence, c'était une règle de conduite, une armure
pour le combat. Qu'avait-elle besoin d'analyser et de résumer le livre où
elle l'avait saisie? Tout ce livre se trouvait écrit dans son cœur, dès
que l'inspiration qui l'avait produit s'était emparée d'elle. Sa destinée
ne lui commandait pas d'aller au delà. Elle ne prétendait pas à concevoir
savamment un monde philosophique dans son esprit. Elle sentait la chaleur
des secrètes révélations qui sont accordées aux âmes poétiques
lorsqu'elles sont aimantes. C'est ainsi qu'elle lut pendant plusieurs
jours sans rien lire. Elle n'eût pu rendre compte de rien; mais plus d'une
page où elle n'avait vu qu'une ligne fut mouillée de ses larmes, et
souvent elle courut au clavecin pour y improviser des chants dont la
tendresse et la grandeur furent l'expression brûlante et spontanée de son
émotion généreuse.

Une semaine entière s'écoula pour elle dans une solitude que ne
troublèrent plus les rapports de Matteus. Elle s'était promis de ne plus
lui adresser la moindre question, et peut-être avait-il été tancé de son
indiscrétion, car il était devenu aussi taciturne qu'il avait été prolixe
dans les premiers jours. Le rouge-gorge revint voir Consuelo tous les
malins, mais sans être accompagné de loin par Gottlieb. Il semblait que ce
petit être (Consuelo n'était pas loin de le croire enchanté) eût des
heures régulières pour venir l'égayer de sa présence, et s'en retourner
ponctuellement vers midi, auprès de son autre ami. Au fait, il n'y avait
rien là de merveilleux. Les animaux en liberté ont des habitudes, et se
font un emploi réglé de leurs journées, avec plus d'intelligence et de
prévision encore que les animaux domestiques. Un jour, cependant, Consuelo
remarqua qu'il ne volait pas aussi gracieusement qu'à l'ordinaire. Il
paraissait contraint et impatienté. Au lieu de venir becqueter ses doigts,
il ne songeait qu'à se débarrasser à coups d'ongles et de bec d'une
entrave irritante. Consuelo s'approcha de lui, et vit un fil noir qui
pendait à son aile. Le pauvre petit avait-il été pris dans un lacet, et ne
s'en était-il échappé qu'à force de courage et d'adresse, emportant un
bout de sa chaîne? Elle n'eut pas de peine à le prendre, niais elle en eut
un peu à le délivrer d'un brin de soie adroitement croisé sur son dos, et
qui fixait sous l'aile gauche un très-petit sachet d'étoffe brune fort
mince. Dans ce sachet elle trouva un billet écrit en caractères
imperceptibles sur un papier si fin, qu'elle craignait de le rompre avec
son souffle. Dès les premiers mots, elle vit bien que c'était un message
de son cher inconnu. Il contenait ce peu de mots:

«On m'a confié une œuvre généreuse, espérant que le plaisir de faire le
bien calmerait l'inquiétude de ma passion. Mais rien, pas même l'exercice
de la charité, ne peut distraire une âme où tu règnes. J'ai accompli ma
tâche plus vite qu'on ne le croyait possible. Je suis de retour, et je
t'aime plus que jamais. Le ciel pourtant s'éclaircit. J'ignore ce qui
s'est passé entre toi et _eux_; mais ils semblent plus favorables, et mon
amour n'est plus traité comme un crime, mais comme un malheur pour moi
seulement. Un malheur! Oh! ils n'aiment pas! Ils ne savent pas que je ne
puis être malheureux si tu m'aimes; et tu m'aimes, n'est-ce pas? Dis-le au
rouge-gorge de Spandaw. C'est lui. Je l'ai apporté dans mon sein. Oh!
qu'il me paie de mes soins en m'apportant un mot de toi! Gottlieb me le
remettra fidèlement sans le regarder.»

Les mystères, les circonstances romanesques attisent le feu de l'amour.
Consuelo éprouva la plus violente tentation de répondre, et la crainte de
déplaire aux Invisibles, le scrupule de manquer à ses promesses, ne la
retinrent que faiblement, il faut bien l'avouer. Mais, en songeant qu'elle
pouvait être découverte et provoquer un nouvel exil du chevalier, elle eut
le courage de s'abstenir. Elle rendit la liberté au rouge-gorge sans lui
confier un seul mot de réponse, mais non sans répandre des larmes amères
sur le chagrin et le désappointement que cette sévérité causerait à son
amant.

Elle essaya de reprendre ses études; mais ni la lecture ni le chant ne
purent la distraire de l'agitation qui bouillonnait dans son sein, depuis
qu'elle savait le chevalier près d'elle. Elle ne pouvait s'empêcher
d'espérer qu'il désobéirait pour deux, et qu'elle le verrait se glisser le
soir dans les buissons fleuris de son jardin. Mais elle ne voulut pas
l'encourager en se montrant. Elle passa la soirée enfermée, épiant, à
travers sa jalousie, palpitante, remplie de crainte et de désir, résolue
pourtant à ne pas répondre à son appel. Elle ne le vit point paraître, et
en éprouva autant de douleur et de surprise que si elle eût compté sur une
témérité dont elle l'eût pourtant blâmé, et qui eût réveillé toutes ses
terreurs. Tous les petits drames mystérieux des jeunes et brûlantes amours
s'accomplirent dans son sein en quelques heures. C'était une phase
nouvelle, des émotions inconnues dans sa vie. Elle avait souvent attendu
Anzoleto, le soir, sur les quais de Venise ou sur les terrasses de la
_Corte Minelli_; mais elle l'avait attendu en repassant sa leçon du matin,
ou en disant son chapelet, sans impatience, sans frayeur, sans
palpitations et sans angoisse. Cet amour d'enfant était encore si près de
l'amitié, qu'il ne ressemblait en rien à ce qu'elle sentait maintenant
pour Liverani. Le lendemain, elle attendit le rouge-gorge avec anxiété, le
rouge-gorge ne vint pas. Avait-il été saisi au passage par de farouches
argus? L'humeur que lui donnait cette ceinture de soie et ce fardeau
pesant pour lui l'avait-il empêché de sortir? Mais il avait tant d'esprit,
qu'il se fût rappelé que Consuelo l'en avait délivré la veille, et il fût
venu la prier de lui rendre encore ce service.

Consuelo pleura toute la journée. Elle qui ne trouvait pas de larmes dans
les grandes catastrophes, et qui n'en avait pas versé une seule sur son
infortune à Spandaw, elle se sentit brisée et consumée par les souffrances
de son amour, et chercha en vain les forces qu'elle avait eues contre tous
les autres maux de sa vie.

Le soir elle s'efforçait de lire une partition au clavecin, lorsque deux
figures noires se présentèrent à l'entrée du salon de musique sans qu'elle
les eût entendues monter. Elle ne put retenir un cri de frayeur à
l'apparition de ces spectres; mais l'un d'eux lui dit d'une voix plus
douce que la première fois:

«Suis-nous.»

Et elle se leva en silence pour leur obéir. On lui présenta un bandeau de
soie en lui disant:

«Couvre tes yeux toi-même, et jure que tu le feras en conscience. Jure
aussi que si ce bandeau venait à tomber ou à se déranger tu fermerais les
yeux jusqu'à ce que nous t'ayons dit de les ouvrir.

--Je vous le jure, répondit Consuelo.

--Ton serment est accepté comme valide,» reprit le conducteur.

Et Consuelo marcha comme la première fois dans le souterrain; mais quand
on lui eut dit de s'arrêter, une voix inconnue ajouta:

«Ôte toi-même ce bandeau. Désormais personne ne portera plus la main sur
toi. Tu n'auras d'autre gardien que ta parole.»

Consuelo se trouva dans un cabinet voûté et éclairé d'une seule petite
lampe sépulcrale suspendue à la clef pendante du milieu. Un seul juge, en
robe rouge et en masque livide, était assis sur un antique fauteuil auprès
d'une table. Il était voûté par l'âge; quelques mèches argentées
s'échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante.
L'aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte
dont ne pouvait se défendre Consuelo à l'approche d'un Invisible.

«Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s'asseoir sur un
escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je
suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m'a rendu
l'esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne
mens pas. Veux-tu me récuser cependant? tu es libre.

--Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession
n'implique pas celle d'autrui.

--Vain scrupule! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant
la faute de son camarade; mais un fils se hâte d'avertir son père de celle
de son frère, parce qu'il sait que le père réprime et corrige sans
châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans
le sein d'une famille qui cherche la pratique de l'idéal. As-tu confiance?»

Cette question, assez arbitraire dans la bouche d'un inconnu, fut faite
avec tant de douceur et d'un son de voix si sympathique, que Consuelo,
entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter:

«J'ai pleine confiance.

--Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu
as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée:
«C'est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser
hautement devant huit hommes.» Ta pudeur a été prise en considération. Tu
ne te confesseras qu'à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m'a été
donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de
personne, de te diriger dans une affaire particulière d'une nature
délicate, et qui n'a qu'un rapport indirect avec celle de ton initiation.
Me répondras-tu sans embarras? Mettras-tu ton cœur à nu devant moi?

--Je le ferai.

--Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l'a dit, ton passé ne nous
appartient pas; mais on t'a avertie de purifier ton âme dès l'instant qui
a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions
sur les difficultés et les conséquences de cette adoption: ce n'est pas à
moi seul que tu en dois compte: il s'agit d'autre chose entre toi et moi.
Réponds donc.

--Je suis prête.

--Un de nos enfants a conçu de l'amour pour toi. Depuis huit jours,
réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu?

--Je l'ai repoussé dans toutes mes actions.

--Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le
secret de ton cœur, et non celui de ta conduite.»

Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.

«Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne
veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.

--Eh bien, j'aime!» répondit Consuelo, emportée par le besoin d'être
vraie.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu'elle fondit en
larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.

«Pourquoi pleures-tu? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte
ou de repentir?

--Je ne sais. Il me semble que ce n'est pas de repentir; j'aime trop pour
cela.

--Qui aimes-tu?

--Vous le savez, moi je ne le sais pas.

--Mais si je l'ignorais! Son nom?

--Liverani.

--Ce n'est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes
qui veulent le porter et s'en servir: c'est un nom de guerre, comme tous
ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.

--Je ne lui en connais pas d'autre, et ce n'est pas de lui que je l'ai
appris.

--Son âge?

--Je ne le lui ai pas demandé.

--Sa figure?

--Je ne l'ai pas vue.

--Comment le reconnaîtrais-tu?

--Il me semble qu'en touchant sa main je le reconnaîtrais.

--Et si l'on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te
tromper?

--Ce serait horrible.

--Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant! ton amour est insensé.

--Je le sais bien.

--Et tu ne le combats pas dans ton cœur?

--Je n'en ai pas la force.

--En as-tu le désir?

--Pas même le désir.

--Ton cœur est donc libre de toute autre affection?

--Entièrement.

--Mais tu es veuve?

--Je crois l'être.

--Et si tu ne l'étais pas?

--Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.

--Avec regret? avec douleur?

--Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.

--Tu n'as donc pas aimé celui qui a été ton époux?

--Je l'ai aimé d'amitié fraternelle; j'ai fait tout mon possible pour
l'aimer d'amour.

--Et tu ne l'as pas pu?

--Maintenant que je sais ce que c'est qu'aimer, je puis dire non.

--N'aie donc pas de remords; l'amour ne s'impose pas. Tu crois aimer ce
Liverani? sérieusement, religieusement, ardemment?

--Je sens tout cela dans mon cœur, à moins qu'il n'en soit indigne!...

--Il en est digne.

--Ô mon père! s'écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à
s'agenouiller devant le vieillard.

--Il est digne d'un amour immense autant qu'Albert lui-même! mais il faut
renoncer à lui.

--C'est donc moi qui n'en suis pas digne? répondit Consuelo
douloureusement.

--Tu en serais digne, mais tu n'es pas libre. Albert de Rudolstadt est
vivant.

--Mon Dieu! pardonnez-moi!» murmura Consuelo en tombant à genoux et en
cachant son visage dans ses mains.

Le confesseur et la pénitente gardèrent un douloureux silence. Mais
bientôt Consuelo, se rappelant les accusations de Supperville, fut
pénétrée d'horreur. Ce vieillard dont la présence la remplissait de
vénération, se prêtait-il à une machination infernale? exploitait-il la
vertu et la sensibilité de l'infortunée Consuelo pour la jeter dans les
bras d'un misérable imposteur? Elle releva la tête et, pâle d'épouvante,
l'œil sec, la bouche tremblante, elle essaya de percer du regard ce
masque impassible qui lui cachait peut-être la pâleur d'un coupable, ou le
rire diabolique d'un scélérat.

«Albert est vivant? dit-elle: en êtes-vous bien sûr, Monsieur? Savez-vous
qu'il y a un homme qui lui ressemble, et que moi-même y ai cru voir Albert
en le voyant.

--Je sais tout ce roman absurde, répondit le vieillard d'un ton calme, je
sais toutes les folies que Supperville a imaginées pour se disculper du
crime de lèse-science qu'il a commis en faisant porter dans le sépulcre un
homme endormi. Deux mots feront écrouler cet échafaudage de folies. Le
premier, c'est que Supperville a été jugé incapable de dépasser les grades
insignifiants des sociétés secrètes dont nous avons la direction suprême,
et que sa vanité blessée, jointe à une curiosité maladive et indiscrète,
n'a pu supporter cet outrage. Le second, c'est que le comte Albert n'a
jamais songé à réclamer son héritage, qu'il y a volontairement renoncé, et
que jamais il ne consentirait à reprendre son nom et son rang dans le
monde. Il ne pourrait plus le faire sans soulever des discussions
scandaleuses sur son identité, que sa fierté ne supporterait pas. Il a
peut-être mal compris ses véritables devoirs en renonçant pour ainsi dire
à lui-même. Il eût pu faire de sa fortune un meilleur usage que ses
héritiers. Il s'est retranché un des moyens de pratiquer la charité que la
Providence lui avait mis entre les mains; mais il lui en reste assez
d'autres, et d'ailleurs la voix de son amour a été plus forte en ceci que
celle de sa conscience. Il s'est rappelé que vous ne l'aviez pas aimé,
précisément parce qu'il était riche et noble. Il a voulu abjurer sans
retour possible sa fortune et son nom. Il l'a fait, et nous l'avons
permis. Maintenant vous ne l'aimez pas, vous en aimez un autre. Il ne
réclamera jamais de vous le titre d'époux, qu'il n'a dû, à son agonie,
qu'à votre compassion. Il aura le courage de renoncer à vous. Nous n'avons
pas d'autre pouvoir sur celui que vous appelez Liverani et sur vous, que
celui de la persuasion. Si vous voulez fuir ensemble, nous ne pouvons
l'empêcher. Nous n'avons ni cachots, ni contraintes, ni peines corporelles
à notre service, quoi qu'un serviteur crédule et craintif ait pu vous dire
à cet égard; nous haïssons les moyens de la tyrannie. Votre sort est dans
vos mains. Allez faire vos réflexions encore une fois, pauvre Consuelo, et
que Dieu vous inspire!»

Consuelo avait écouté ce discours avec une profonde stupeur. Quand le
vieillard eut fini, elle se leva et dit avec énergie:

«Je n'ai pas besoin de réfléchir, mon choix est fait. Albert est-il ici?
conduisez-moi à ses pieds.

--Albert n'est point ici. Il ne pouvait être témoin de cette lutte. Il
ignore même la crise que vous subissez à cette heure.

--Ô mon cher Albert! s'écria Consuelo en levant les bras vers le ciel,
j'en sortirai victorieuse.» Puis s'agenouillant devant le vieillard: «Mon
père, dit-elle, absolvez-moi, et aidez-moi à ne jamais revoir ce Liverani;
je ne veux plus l'aimer, je ne l'aimerai plus.»

Le vieillard étendit ses mains tremblotantes sur la tête de Consuelo; mais
lorsqu'il les retira, elle ne put se relever. Elle avait refoulé ses
sanglots dans son sein, et brisée par un combat au-dessus de ses forces,
elle fut forcée de s'appuyer sur le bras du confesseur pour sortir de
l'oratoire.



XXIX.


Le lendemain le rouge-gorge vint à midi frapper du bec et de l'ongle à la
croisée de Consuelo. Au moment de lui ouvrir, elle remarqua le fil noir
croisé sur sa poitrine orangée, et un élan involontaire lui fit porter la
main à l'espagnolette. Mais elle la retira aussitôt, «Va t'en, messager de
malheur, dit-elle, va-t'en, pauvre innocent, porteur de lettres coupables
et de paroles criminelles. Je n'aurais peut-être pas le courage de ne pas
répondre à un dernier adieu. Je ne dois pas même laisser connaître que je
regrette et que je souffre.»

Elle s'enfuit dans le salon de musique, afin d'échapper au tentateur ailé
qui, habitué à une meilleure réception, voltigeait et se heurtait au
vitrage avec une sorte de colère. Elle se mit au clavecin pour ne pas
entendre les cris et les reproches de son favori qui l'avait suivie à la
fenêtre de cette pièce, et elle éprouvait quelque chose de semblable à
l'angoisse d'une mère qui ferme l'oreille aux plaintes et aux prières de
son enfant en pénitence. Ce n'était pourtant pas au dépit et au chagrin du
rouge-gorge que la pauvre Consuelo était le plus sensible dans ce moment.
Le billet qu'il apportait sous son aile avait une voix bien plus
déchirante; c'était cette voix qui semblait, à notre recluse romanesque,
pleurer et se lamenter pour être écoutée.

Elle résista pourtant; mais il est de la nature de l'amour de s'irriter
des obstacles et de revenir à l'assaut, toujours plus impérieux et plus
triomphant après chacune de nos victoires. On pourrait dire, sans
métaphore, que lui résister, c'est lui fournir de nouvelles armes. Vers
trois heures, Matteus entra avec la gerbe de fleurs qu'il apportait chaque
jour à sa prisonnière (car au fond il l'aimait pour sa douceur et sa
bonté); et, selon son habitude, elle délia ces fleurs afin de les arranger
elle-même dans les beaux vases de la console. C'était un des plaisirs de
sa captivité; mais cette fois elle y fut peu sensible, et elle s'y livrait
machinalement, comme pour tuer quelques instants de ces lentes heures qui
la consumaient, lorsqu'en déliant le paquet de narcisses qui occupait le
centre de la gerbe parfumée, elle fit tomber une lettre bien cachetée,
mais sans adresse. En vain essaya-t-elle de se persuader qu'elle pouvait
être du tribunal des Invisibles. Matteus l'eût-il apportée sans cela?
Malheureusement Matteus n'était déjà plus à portée de donner des
explications. Il fallut le sonner. Il avait besoin de cinq minutes pour
reparaître, il en mit par hasard au moins dix. Consuelo avait eu trop de
courage contre le rouge-gorge pour en conserver contre le bouquet. La
lettre était lue lorsque Matteus rentra, juste au moment où Consuelo
arrivait à ce post-scriptum: «N'interrogez pas Matteus; il ignore la
désobéissance que je lui fais commettre.» Matteus fut simplement requis de
remonter la pendule qui était arrêtée.

La lettre du chevalier était plus passionnée, plus impétueuse que toutes
les autres, elle était même impérieuse dans son délire. Nous ne la
transcrirons pas. Les lettres d'amour ne portent l'émotion que dans le
cœur qui inspire et partage le feu qui les a dictées. Par elles-mêmes
elles se ressemblent toutes: mais chaque être épris d'amour trouve dans
celle qui lui est adressée une puissance irrésistible, une nouveauté
incomparable. Personne ne croit être aimé autant qu'un autre, ni de la
même manière; il croit être le plus aimé, le seul aimé qui soit au monde.
Là où cet aveuglement ingénu et cette fascination orgueilleuse n'existent
pas, il n'y a point de passion; et la passion avait envahi enfin le
paisible et noble cœur de Consuelo.

Le billet de l'inconnu porta le trouble dans toutes ses pensées. Il
implorait une entrevue; il faisait plus, il l'annonçait et s'excusait
d'avance sur la nécessité de mettre les derniers moments à profit. Il
feignait de croire que Consuelo avait aimé Albert et pouvait l'aimer
encore. Il feignait aussi de vouloir se soumettre à son arrêt, et, en
attendant, il exigeait un mot de pitié, une larme de regret, un dernier
adieu; toujours ce dernier adieu qui est comme la dernière apparition d'un
grand artiste annoncée au public, et heureusement suivi de beaucoup
d'autres.

La triste Consuelo (triste et pourtant dévorée d'une joie secrète,
involontaire et brûlante à l'idée de cette entrevue) sentit, à la rougeur
de son front et aux palpitations de son sein, qu'elle avait l'âme adultère
en dépit d'elle-même. Elle sentit que ses résolutions et sa volonté ne la
préservaient pas d'un entraînement inconcevable, et que, si le chevalier
se décidait à rompre son vœu en lui parlant et en lui montrant ses traits,
comme il y semblait résolu, elle n'aurait pas la force d'empêcher cette
violation des lois de l'ordre invisible. Elle n'avait qu'un refuge,
c'était d'implorer le secours de ce même tribunal. Mais fallait-il accuser
et trahir Liverani? Le digne vieillard qui lui avait révélé l'existence
d'Albert, et qui avait paternellement accueilli ses confidences la veille,
recevrait celle-ci encore sous le sceau de la confession. Il plaindrait,
lui, le délire du chevalier, il ne le condamnerait que dans le secret de
son cœur. Consuelo lui écrivit qu'elle voulait le voir à neuf heures, le
soir même, qu'il y allait de son honneur, de son repos, de sa vie
peut-être. C'était l'heure à laquelle l'inconnu s'était annoncé; mais à
qui et par qui envoyer cette lettre? Matteus refusait de faire un pas hors
de l'enclos avant minuit; c'était sa consigne, rien ne put l'ébranler. Il
avait été vivement réprimandé pour n'avoir pas observé tous ses devoirs
bien ponctuellement à l'égard de la prisonnière; il était désormais
inflexible.

L'heure approchait, et Consuelo, tout en cherchant les moyens de se
soustraire à l'épreuve fatale, n'avait pas songé un instant à celui d'y
résister. Vertu imposée aux femmes, tu ne seras jamais qu'un nom tant que
l'homme ne prendra point la moitié de la tâche! Tous tes plans de défense
se réduisent à des subterfuges; toutes tes immolations du bonheur
personnel échouent devant la crainte de désespérer l'objet aimé. Consuelo
s'arrêta à une dernière ressource, suggestion de l'héroïsme et de la
faiblesse qui se partageaient son esprit. Elle se mit à chercher l'entrée
mystérieuse du souterrain qui était dans le pavillon même, résolue à s'y
élancer et à se présenter à tout hasard devant les Invisibles. Elle
supposait assez gratuitement que le lieu de leurs séances était accessible,
une fois l'entrée du souterrain franchie, et qu'ils se réunissaient
chaque soir en ce même lieu. Elle ne savait pas qu'ils étaient tous
absents ce jour-là, et que Liverani était seul revenu sur ses pas, après
avoir feint de les suivre dans une excursion mystérieuse.

Mais tous ses efforts pour trouver la porte secrète ou la trappe du
souterrain furent inutiles. Elle n'avait plus, comme à Spandaw, le
sang-froid, la persévérance, la foi nécessaires pour découvrir la moindre
fissure d'une muraille, la moindre saillie d'une pierre. Ses mains
tremblaient en interrogeant la boiserie et les lambris, sa vue était
troublée; à chaque instant il lui semblait entendre les pas du chevalier
sur le sable du jardin, ou sur le marbre du péristyle.

Tout à coup, il lui sembla les entendre au-dessous d'elle, comme s'il
montait l'escalier caché sous ses pieds, comme s'il s'approchait d'une
porte invisible, ou comme si, à la manière des esprits familiers, il
allait percer la muraille pour se présenter devant ses yeux. Elle laissa
tomber son flambeau et s'enfuit au fond du jardin. Le joli ruisseau qui le
traversait arrêta sa course, elle écouta, et entendit, ou crut entendre
marcher derrière elle. Alors elle perdit un peu la tête, et se jeta dans
le batelet dont le jardinier se servait pour apporter du dehors du sable
et des gazons. Consuelo s'imagina qu'en le détachant, elle irait échouer
sur la rive opposée; mais le ruisseau était rapide, et sortait de l'enclos
en se resserrant sous une arcade basse fermée d'une grille. Emportée à la
dérive par le courant, la barque alla frapper en peu d'instants contre la
grille. Consuelo s'y préserva d'un choc trop rude en s'élançant à la proue
et en étendant les mains. Un enfant de Venise (et un enfant du peuple) ne
pouvait pas être bien embarrassé de cette manœuvre. Mais, fortune
bizarre! la grille céda sous sa main et s'ouvrit par la seule impulsion
que le courant donnait au bateau. Hélas! pensa Consuelo, on ne ferme
peut-être jamais ce passage, car je suis prisonnière sur parole, et
pourtant je fuis, je viole mon serment! Mais je ne le fais que pour
chercher protection et refuge parmi mes hôtes, non pour les abandonner et
les trahir.

Elle sauta sur la rive où un détour de l'eau avait poussé son esquif, et
s'enfonça dans un taillis épais. Consuelo ne pouvait pas courir bien vite
sous ces ombrages sombres. L'allée serpentait en se rétrécissant. La
fugitive se heurtait à chaque instant contre les arbres, et tomba
plusieurs fois sur le gazon. Cependant elle sentait revenir l'espoir dans
son âme; ces ténèbres la rassuraient; il lui semblait impossible que
Liverani pût l'y découvrir.

Après avoir marché fort longtemps au hasard, elle se trouva au bas d'une
colline parsemée de rochers, dont la silhouette incertaine se dessinait
sur un ciel gris et voilé. Un vent d'orage assez frais s'était élevé, et
la pluie commençait à tomber. Consuelo, n'osant revenir sur ses pas, dans
la crainte que Liverani n'eût retrouvé sa trace et ne la cherchât sur les
rives du ruisseau, se hasarda dans le sentier un peu rude de la colline.
Elle s'imagina qu'arrivée au sommet, elle découvrirait les lumières du
château, quelle qu'en fût la position. Mais lorsqu'elle y fut arrivée dans
les ténèbres, les éclairs, qui commençaient à embraser le ciel, lui
montrèrent devant elle les ruines d'un vaste édifice, imposant et
mélancolique débris d'un autre âge.

La pluie força Consuelo d'y chercher un abri, mais elle le trouva avec
peine. Les tours étaient effondrées du haut en bas, à l'intérieur, et des
nuées de gerfauts et de tiercelets s'y agitèrent à son approche, en
poussant ce cri aigu et sauvage qui semble la voix des esprits de malheur,
habitants des ruines.

Au milieu des pierres et des ronces, Consuelo, traversant la chapelle
découverte qui dessinait, à la lueur bleuâtre des éclairs, les squelettes
de ses ogives disloquées, gagna le préau, dont un gazon court et uni
recouvrait le nivellement; elle évita un puits profond qui ne se
trahissait à la surface du sol que par le développement de ses riches
capillaires et d'un superbe rosier sauvage, tranquille possesseur de sa
paroi intérieure. La masse de constructions ruinées qui entouraient ce
préau abandonné offrait l'aspect le plus fantastique; et, au passage de
chaque éclair, l'œil avait peine à comprendre ces spectres grêles et
déjetés, toutes ces formes incohérentes de la destruction; d'énormes
manteaux de cheminées, encore noircis en dessous par la fumée d'un foyer à
jamais éteint, et sortant du milieu des murailles dénudées, à une hauteur
effrayante; des escaliers rompus, élançant leur spirale dans le vide,
comme pour conduire les sorcières à leur danse aérienne; des arbres
entiers installés et grandis dans des appartements encore parés d'un reste
de fresques; des bancs de pierre dans les embrasures profondes des
croisées, et toujours le vide au dedans comme au dehors de ces retraites
mystérieuses, refuges des amants en temps de paix, tanières des guetteurs
aux heures du danger; enfin des meurtrières festonnées de coquettes
guirlandes, des pignons isolés s'élevant dans les airs comme des
obélisques, et des portes comblées jusqu'au tympan par les atterrissements
et les décombres. C'était un lieu effrayant et poétique; Consuelo s'y
sentit pénétrée d'une sorte de terreur superstitieuse, comme si sa
présence eût profané une enceinte réservée aux funèbres conférences ou aux
silencieuses rêveries des morts. Par une nuit sereine et dans une
situation moins agitée, elle eût pu admirer l'austère beauté de ce
monument; elle ne se fût peut-être pas apitoyée classiquement sur la
rigueur du temps et des destins, qui renversent sans pitié le palais et la
forteresse, et couchent leurs débris dans l'herbe à côté de ceux de la
chaumière. La tristesse qu'inspirent les ruines de ces demeures
formidables n'est pas la même dans l'imagination de l'artiste et dans le
cœur du patricien. Mais en ce moment de trouble et de crainte, et par
cette nuit d'orage, Consuelo, n'étant point soutenue par l'enthousiasme
qui l'avait poussée à de plus sérieuses entreprises, se sentit redevenir
l'enfant du peuple, tremblant à l'idée de voir apparaître les fantômes de
la nuit, et redoutant surtout ceux des antiques châtelains, farouches
oppresseurs durant leur vie, spectres désolés et menaçants après leur
mort. Le tonnerre élevait la voix, le vent faisait crouler les briques et
le ciment des murailles démantelées, les longs rameaux de la ronce et du
lierre se tordaient comme des serpents aux créneaux des tours. Consuelo,
cherchant toujours un abri contre la pluie et les éboulements, pénétra
sous la voûte d'un escalier qui paraissait mieux conservé que les autres;
c'était celui de la grande tour féodale, la plus ancienne et la plus
solide construction de tout l'édifice. Au bout de vingt marches, elle
rencontra une grande salle octogone qui occupait tout l'intérieur de la
tour, l'escalier en vis étant pratiqué, comme dans toutes les
constructions de ce genre, dans l'intérieur du mur, épais de dix-huit à
vingt pieds. La voûte de cette salle avait la forme intérieure d'une
ruche. Il n'y avait plus ni portes ni fenêtres; mais ces ouvertures
étaient si étroites et si profondes, que le vent ne pouvait s'y
engouffrer. Consuelo résolut d'attendre en ce lieu la fin de la tempête;
et, s'approchant d'une fenêtre, elle y resta plus d'une heure à contempler
le spectacle imposant du ciel embrasé, et à écouter les voix terribles de
l'orage.

Enfin le vent tomba, les nuées se dissipèrent, et Consuelo songea à se
retirer; mais en se retournant, elle fut surprise de voir une clarté plus
permanente que celle des éclairs régner dans l'intérieur de la salle.
Cette clarté, après avoir hésité, pour ainsi dire, grandit et remplit
toute la voûte, tandis qu'un léger pétillement se faisait entendre dans la
cheminée. Consuelo regarda de ce côté, et vit sous le demi-cintre de cet
âtre antique, énorme gueule béante devant elle, un feu de branches qui
venait de s'allumer comme de lui-même. Elle s'en approcha, et remarqua des
bûches à demi consumées, et tous les débris d'un feu naguère entretenu, et
récemment abandonné sans grande précaution.

Effrayée de cette circonstance qui lui révélait la présence d'un hôte,
Consuelo qui ne voyait pourtant pas trace de mobilier autour d'elle,
retourna vivement vers l'escalier et s'apprêtait à le descendre,
lorsqu'elle entendit des voix en bas, et des pas qui faisaient craquer les
gravois dont il était semé. Ses terreurs fantastiques se changèrent alors
en appréhensions réelles. Cette tour humide et dévastée ne pouvait être
habitée que par quelque garde-chasse, peut-être aussi sauvage que sa
demeure, peut-être ivre et brutal, et bien vraisemblablement moins
civilisé et moins respectueux que l'honnête Matteus. Les pas se
rapprochaient assez rapidement. Consuelo monta l'escalier à la hâte pour
n'être pas rencontrée par ces problématiques arrivants, et après avoir
franchi encore vingt marches, elle se trouva au niveau du second étage où
il était peu probable qu'on aurait l'occasion de la rejoindre, car il
était entièrement découvert et par conséquent inhabitable. Heureusement
pour elle la pluie avait cessé; elle apercevait même briller quelques
étoiles à travers la végétation vagabonde qui avait envahi le couronnement
de la tour, à une dizaine de toises au-dessus de sa tête. Un rayon de
lumière partant de dessous ses pieds se projeta bientôt sur les sombres
parois de l'édifice, et Consuelo, s'approchant avec précaution, vit par
une large crevasse ce qui se passait à l'étage inférieur qu'elle venait de
quitter. Deux hommes étaient dans la salle, l'un marchant et frappant du
pied comme pour se réchauffer, l'autre penché sous le large manteau de la
cheminée, et occupé à ranimer le feu qui commençait à monter dans l'âtre.
D'abord elle ne distingua que leurs vêtements qui annonçaient une
condition brillante, et leurs chapeaux qui lui cachaient leurs visages;
mais la clarté du foyer s'étant répandue, et celui qui l'attisait avec la
pointe de son épée s'étant relevé pour accrocher son chapeau à une pierre
saillante du mur, Consuelo vit une chevelure noire qui la fit tressaillir,
et le haut d'un visage qui faillit lui arracher un cri de terreur et de
tendresse tout à la fois. Il éleva la voix, et Consuelo n'en douta plus,
c'était Albert de Rudolstadt.

«Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à
l'unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste
gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes
voyages.

--Et même je n'en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l'amant de la
princesse Amélie. Vraiment celui-ci est plus hospitalier qu'il n'en a
l'air, et je m'en serais accommodé plus d'une fois avec plaisir. Ah ça,
mon cher comte, vous venez donc quelquefois méditer sur ces ruines, et
faire la veillée des armes dans cette tour endiablée?

--J'y viens souvent en effet, et pour des raisons plus concevables. Je ne
puis vous les dire maintenant, mais vous les saurez plus tard.

--Je les devine de reste. Du haut de cette tour, vous plongez dans un
certain enclos, et vous dominez un certain pavillon.

--Non, Trenck. La demeure dont vous parlez est cachée derrière les bois de
la colline, et je ne la vois pas d'ici.

--Mais vous êtes à portée de vous y rendre en peu d'instants, et de vous
réfugier ensuite ici contre les surveillants incommodes. Allons, convenez
que tout à l'heure, lorsque je vous ai rencontré dans le bois...

--Je ne puis convenir de rien, ami Trenck, et vous m'avez promis de ne pas
m'interroger.

--Il est vrai. Je ne devrais songer qu'à me réjouir de vous avoir retrouvé
dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j'avais si bien perdu
mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque
ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château?

--À plus d'un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent
sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

--Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et
je conçois fort bien qu'on l'ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me
sens heureux de m'y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette
soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines
d'une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j'ai
prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors,
mon frère et mon ami aujourd'hui! cher Albert! quelles étranges et
funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes! Morts tous deux à
nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être!... qu'allons-nous
devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes?

--La tienne peut encore être entourée d'éclat et remplie d'enivrements,
mon cher Trenck! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces
à Dieu, sur le sol de l'Europe.

--Mais ma maîtresse, Albert? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste
éternellement et inutilement fidèle?

--Tu ne devrais pas le désirer, ami; mais il n'est que trop certain que sa
passion sera aussi durable que son malheur.

--Parlez-moi donc d'elle, Albert! Plus heureux que moi, vous pouvez la
voir et l'entendre, vous!...

--Je ne le pourrai plus, cher Trenck; ne vous faites pas d'illusions à cet
égard. Le nom fantastique et le personnage bizarre de Trismégiste dont on
m'avait affublé, et qui m'ont protégé, durant plusieurs années, dans mes
courtes et mystérieuses relations avec le palais de Berlin, ont perdu leur
prestige; mes amis seront discrets, et mes dupes (puisque pour servir
notre cause et votre amour, j'ai été forcé de faire bien innocemment
quelques dupes), ne seraient pas plus clairvoyantes que par le passé; mais
Frédéric a senti l'odeur d'une conspiration, et je ne puis plus retourner
en Prusse. Mes efforts y seraient paralysés par sa méfiance et la prison
de Spandaw ne s'ouvrirait pas une seconde fois pour mon évasion.

--Pauvre Albert! tu as dû souffrir dans cette prison, autant que moi dans
la mienne, plus peut-être!

--Non, j'étais près d'_elle_. J'entendais sa voix, je travaillais à sa
délivrance. Je ne regrette ni d'avoir enduré l'horreur du cachot, ni
d'avoir tremblé pour sa vie. Si j'ai souffert pour moi, je ne m'en suis
pas aperçu; si j'ai souffert pour elle, je ne m'en souviens plus. Elle est
sauvée et elle sera heureuse.

--Par vous, Albert? Dites-moi qu'elle ne sera heureuse que par vous et
avec vous, ou bien je ne l'estime plus, je lui retire mon admiration et
mon amitié.

--Ne parlez pas ainsi, Trenck. C'est outrager la nature, l'amour et le
ciel. Nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes, et vouloir
les enchaîner au nom d'un devoir profitable à nous seuls, serait un crime
et une profanation.

--Je le sais, et sans m'élever à la même vertu que toi, je sens bien que
si Amélie m'eût retiré sa parole au lieu de me la confirmer, je n'aurais
pas cessé pour cela de l'aimer et de bénir les jours de bonheur qu'elle
m'a donnés; mais il m'est bien permis de t'aimer plus que moi-même et de
haïr quiconque ne t'aime pas? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon
amitié; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah! s'il est vrai que
celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l'expiration de son deuil,
l'insensée!) d'un de nos _frères_, fût-il le plus méritant d'entre nous,
et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui
pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux!

--Trenck! Trenck! tu ne sais pas de quoi tu parles; tu ne comprends pas,
et moi je ne puis m'expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme
admirable; plus tard, tu la connaîtras.

--Et qui t'empêche de la justifier à mes yeux! Parle donc! À quoi bon ce
mystère? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et
aucun serment que je sache, ne t'engage à me cacher ce que nous
soupçonnons tous d'après ta conduite. Elle ne t'aime plus? quelle sera son
excuse?

--M'avait-elle donc jamais aimé?

--Voilà son crime. Elle ne t'a jamais compris.

--Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle.
D'ailleurs j'étais malade, j'étais fou; on n'aime pas les fous, on les
plaint et on les redoute.

--Tu n'as jamais été fou, Albert; je ne t'ai jamais vu ainsi. La sagesse
et la force de ton intelligence m'ont toujours ébloui, au contraire.

--Tu m'as vu ferme et maître de moi dans l'action, tu ne m'as jamais vu
dans l'agonie du repos, dans les tortures du découragement.

--Tu connais donc le découragement, toi? Je ne l'aurais jamais pensé.

--C'est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les obstacles, tous les
vices de notre entreprise. Tu n'as jamais été au fond de cet abîme où j'ai
plongé toute mon âme et jeté toute mon existence; tu n'en as envisagé que
le côté chevaleresque et généreux; tu n'en as embrassé que les travaux
faciles et les riantes espérances.

--C'est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu'il faut le
dire, moins fanatique que toi, noble comte! Tu as voulu boire la coupe du
zèle jusqu'à la lie, et quand l'amertume t'a suffoqué, tu as douté du ciel
et des hommes.

--Oui, j'ai douté, et j'en ai été bien cruellement puni.

--Et maintenant doutes-tu encore? souffres-tu toujours?

--Maintenant j'espère, je crois, j'agis. Je me sens fort, je me sens
heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas
l'ivresse déborder de mon sein?

--Et cependant tu es trahi par ta maîtresse! que dis-je? par ta femme!

--Elle ne fut jamais ni l'une ni l'autre. Elle ne me devait, elle ne me
doit rien; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l'amour, la plus
céleste des grâces d'en haut, pour la récompenser d'avoir eu pour moi un
instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m'avoir
fermé les yeux, de m'avoir pleuré, de m'avoir béni au seuil de l'éternité
que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa
compassion généreuse, à sa charité sublime? je lui dirais: «Femme, je suis
ton maître, tu m'appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par
ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de
séparation, tu as déposé un baiser d'adieu sur mon front glacé! Tu vas
mettre à jamais ta main dans la mienne, l'attacher à mes pas, subir mon
joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs
insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon
cœur égoïste et lâche!» Oh! Trenck! pensez-vous que je pusse être heureux
en agissant ainsi? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore
que le sien? La souffrance de l'esclave n'est-elle pas la malédiction du
maître? Grand Dieu! quel être est assez vil, assez abruti, pour
s'enorgueillir et s'enivrer d'un amour non partagé, d'une fidélité contre
laquelle le cœur de la victime se révolte? Grâce au ciel, je ne suis pas
cet être là, je ne le serai jamais. J'allais ce soir trouver Consuelo;
j'allais lui dire toutes ces choses, j'allais lui rendre sa liberté. Je ne
l'ai pas rencontrée dans le jardin, où elle se promène ordinairement; à
cette heure l'orage est venu et m'a ôté l'espérance de l'y voir descendre.
Je n'ai pas voulu pénétrer dans ses appartements; j'y serais entré par le
droit de l'époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule
de son désespoir, m'eussent fait un mal que je n'ai pu me résoudre à
affronter.

--Et n'as-tu pas rencontré aussi dans l'ombre le masque noir de Liverani?

--Quel est ce Liverani?

--Ignores-tu le nom de ton rival?

--Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival
heureux?

--Non. Mais tu me demandes cela d'un air étrange? Albert, je crois te
comprendre: tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l'abandonnes, tu le
dois; mais tu châtieras, j'espère, le lâche qui l'a séduite?

--Es-tu sûr que ce soit un lâche?

--Quoi! l'homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde
de sa personne durant un long et périlleux voyage! celui qui devait la
protéger, la respecter, ne pas lui adresser une seule parole, ne pas lui
montrer son visage!... Un homme investi des pouvoirs et de l'aveugle
confiance des Invisibles! ton frère d'armes et de serment, comme je suis
le tien, sans doute? Ah! si l'on m'eût confié ta femme, Albert, je
n'aurais pas seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer
d'elle!

--Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles! Trois hommes
seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime.
Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel
à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l'amour de
Consuelo.

--Homme étrange et sublime! tu ne le hais pas?

--Je ne puis le haïr.

--Tu ne troubleras pas son bonheur?

--Je travaille ardemment à l'assurer, au contraire, et je ne suis ni
sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me
donnes.

--Quoi! tu ne souffres même pas?

--Je suis le plus heureux des hommes.

--En ce cas, tu aimes peu, ou tu n'aimes plus. Un tel héroïsme n'est pas
dans la nature humaine; il est presque monstrueux; et je ne puis admirer
ce que je ne comprends pas. Attends, comte; tu me railles, et je suis bien
simple. Tiens, je devine enfin: tu aimes une autre femme, et tu bénis la
Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la
rendant infidèle.

--Il faut donc que je t'ouvre mon cœur, tu m'y contrains, baron. Écoute;
c'est toute une histoire, tout un roman à te raconter; mais il fait froid
ici; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs; et,
d'ailleurs, je crains qu'à la longue ils ne te rappellent fâcheusement
ceux de Glatz. Le temps s'est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin
du château; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas
trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit.»

Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l'humidité;
et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils
quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans
l'éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter
le faible bruit de leurs pas sur l'herbe mouillée du préau.



XXX.


Consuelo resta plongée dans une étrange stupeur. Ce qui l'étonnait le plus,
ce que le témoignage de ses sens avait peine à lui persuader, ce n'était
pas la magnanime conduite d'Albert, ni ses sentiments héroïques, mais la
facilité miraculeuse avec laquelle il dénouait lui-même le terrible
problème de la destinée qu'il lui avait faite. Était-il donc si aisé à
Consuelo d'être heureuse? était-ce un amour si légitime que celui de
Liverani? Elle croyait avoir rêvé ce qu'elle venait d'entendre. Il lui
était déjà permis de s'abandonner à son entraînement pour cet inconnu. Les
austères Invisibles en faisaient l'égal d'Albert, par la grandeur d'âme,
le courage et la vertu: Albert lui-même la justifiait et la défendait
contre le blâme de Trenck. Enfin, Albert et les Invisibles, loin de
condamner leur mutuelle passion, les abandonnaient à leur libre choix, à
leur invincible sympathie: et tout cela sans combat, sans effort, sans
cause de regret ou de remords, sans qu'il en coûtât une larme à personne!
Consuelo, tremblante d'émotion plus que de froid, redescendit dans la
salle voûtée, et ranima de nouveau le feu qu'Albert et Trenck venaient de
disperser dans l'âtre. Elle regarda la trace de leurs pieds humides sur
les dalles poudreuses. C'était un témoignage de la réalité de leur
apparition, que Consuelo avait besoin de consulter pour y croire.
Accroupie sous le cintre de la cheminée, comme la rêveuse cendrillon, la
protégée des lutins du foyer, elle tomba dans une méditation profonde. Un
si facile triomphe sur la destinée ne lui paraissait pas fait pour elle.
Cependant aucune crainte ne pouvait prévaloir contre la sérénité
merveilleuse d'Albert. C'était là précisément ce que Consuelo pouvait le
moins révoquer en doute. Albert ne souffrait pas; son amour ne se
révoltait pas contre sa justice. Il accomplissait avec une sorte de joie
enthousiaste le plus grand sacrifice qu'il soit au pouvoir de l'homme
d'offrir à Dieu. L'étrange vertu de cet homme unique frappait Consuelo de
surprise et d'épouvante. Elle se demandait si un tel détachement des
faiblesses humaines était conciliable avec les humaines affections. Cette
insensibilité apparente ne signalait-elle pas dans Albert une nouvelle
phase de délire? Après l'exagération des maux qu'entraînent la mémoire et
l'exclusivité du sentiment, ne subissait-il pas une sorte de paralysie du
cœur et des souvenirs? Pouvait-il être guéri si vite de son amour, et cet
amour était-il si peu de chose, qu'un simple acte de sa volonté, une seule
décision de sa logique, pût en effacer ainsi jusqu'à la moindre trace?
Tout en admirant ce triomphe de la philosophie. Consuelo ne put se
défendre d'un peu d'humiliation, de voir ainsi détruire d'un souffle cette
longue passion dont elle avait été fière à juste titre. Elle repassait les
moindres paroles qu'il venait de dire; et l'expression de son visage,
lorsqu'il les avait dites, était encore devant ses yeux. C'était une
expression que Consuelo ne lui connaissait pas. Albert était aussi changé
dans son extérieur que dans ses sentiments. À vrai dire, c'était un homme
nouveau; et si le son de sa voix, si le dessin de ses traits, si la
réalité de ses discours n'eussent confirmé la vérité, Consuelo eût pu
croire qu'elle voyait à sa place ce prétendu Sosie, ce personnage
imaginaire de Trismégiste, que le docteur s'obstinait à vouloir lui
substituer. La modification que l'état de calme et de santé avait apportée
à l'extérieur et aux manières d'Albert semblait confirmer l'erreur de
Supperville. Il avait perdu sa maigreur effrayante, et il semblait grandi,
tant sa taille affaissée et languissante s'était redressée et rajeunie. Il
avait une autre démarche; ses mouvements étaient plus souples, son pas
plus ferme, sa tenue aussi élégante et aussi soignée qu'elle avait été
abandonnée et, pour ainsi dire, méprisée par lui. Il n'y avait pas jusqu'à
ses moindres préoccupations qui n'étonnassent Consuelo. Autrefois, il
n'eût pas songé à faire du feu; il eût plaint son ami Trenck d'être
mouillé, et il ne se fût pas avisé, tant les objets extérieurs et les
soins matériels lui étaient devenus étrangers, de rapprocher les tisons
épars sous ses pieds; il n'eût pas secoué son chapeau avant de le remettre
sur sa tête; il eût laissé la pluie ruisseler sur sa longue chevelure, et
il ne l'eût pas sentie. Enfin, il portait une épée, et jamais, auparavant,
il n'eût consenti à manier, même en jouant, cette arme de parade, ce
simulacre de haine et de meurtre. Maintenant elle ne gênait point ses
mouvements; il en voyait briller la lame devant la flamme, et elle ne lui
rappelait point le sang versé par ses aïeux. L'expiation imposée à Jean
Ziska, dans sa personne, était un rêve douloureux, qu'un bienfaisant
sommeil avait enfin effacé entièrement. Peut être en avait-il perdu le
souvenir en perdant les autres souvenirs de sa vie et son amour, qui
semblait avoir été, et n'être plus sa vie même.

Il se passa quelque chose d'incertain et d'inexplicable chez Consuelo,
quelque chose qui ressemblait à du chagrin, à du regret, à de l'orgueil
blessé. Elle se répétait les dernières suppositions de Trenck sur un
nouvel amour d'Albert, et cette supposition lui paraissait vraisemblable.
Ce nouvel amour pouvait seul lui donner tant de tolérance et de
miséricorde. Ses dernières paroles en emmenant son ami, et en lui
promettant un _récit_, un _roman_, n'étaient-elles pas la confirmation de
ce doute, l'aveu et l'explication de cette joie discrète et profonde dont
il paraissait rempli? «Oui, ses yeux brillaient d'un éclat que je ne leur
ai jamais vu, pensa Consuelo. Son sourire avait une expression de triomphe,
d'ivresse; et il souriait, il riait presque, lui à qui le rire semblait
inconnu jadis; il y a eu même comme de l'ironie dans sa voix quand il a
dit au baron: «Bientôt tu souriras aussi des éloges que tu me donnes.»
Plus de doute, il aime, et ce n'est plus moi. Il ne s'en défend pas, et il
ne songe point à se combattre; il bénit mon infidélité, il m'y pousse, il
s'en réjouit, il n'en rougit point pour moi; il m'abandonne à une
faiblesse dont je rougirai seule, et dont toute la honte retombera sur ma
tête. Ô ciel! Je n'étais pas seule coupable, et Albert l'était plus
encore! Hélas! pourquoi ai-je surpris le secret d'une générosité que
j'aurais tant admirée, et que je n'eusse jamais voulu accepter? Je le sens
bien, maintenant il y a quelque chose de saint dans la foi jurée; Dieu
seul qui change notre cœur, peut nous en délier. Alors les êtres unis par
un serment peuvent peut-être s'offrir et accepter le sacrifice de leurs
droits. Mais quand l'inconstance mutuelle préside seule au divorce, il se
fait quelque chose d'affreux, et comme une complicité de parricide entre
ces deux êtres: ils ont froidement tué dans leur sein l'amour qui les
unissait.»

Consuelo regagna les bois aux premières lueurs du matin. Elle avait passé
toute la nuit dans la tour, absorbée par mille pensées sombres et
chagrines. Elle n'eut pas de peine à retrouver le chemin de sa demeure,
quoiqu'elle eût fait ce chemin dans les ténèbres, et que l'empressement de
sa fuite le lui eût fait paraître moins long qu'il ne le fut au retour.
Elle descendit la colline et remonta le cours du ruisseau jusqu'à la
grille, qu'elle franchit adroitement, en marchant sur la bande
transversale qui reliait les barreaux par en bas à fleur d'eau. Elle
n'était plus ni craintive ni agitée. Peu lui importait d'être aperçue,
décidée qu'elle était à tout raconter naïvement à son confesseur.
D'ailleurs le sentiment de sa vie passée l'occupait tellement, que les
choses présentes ne lui offraient plus qu'un intérêt secondaire. C'est à
peine si Liverani existait pour elle. Le cœur humain est ainsi fait:
l'amour naissant a besoin de dangers et d'obstacles, l'amour éteint se
ranime quand il ne dépend plus de nous de le réveiller dans le cœur
d'autrui.

Cette fois les Invisibles surveillants de Consuelo semblèrent s'être
endormis, et sa promenade nocturne ne parut avoir été remarquée de
personne. Elle trouva une nouvelle lettre de l'inconnu dans son clavecin,
aussi tendrement respectueuse que celle de la veille était hardie et
passionnée. Il se plaignait qu'elle eût eu peur de lui, il lui reprochait
de s'être retranchée dans ses appartements comme si elle eût douté de sa
craintive vénération. Il demandait humblement qu'elle lui permît de
l'apercevoir seulement dans le jardin au crépuscule; il lui promettait de
ne point lui parler, de ne pas se montrer si elle l'exigeait. «Soit
détachement de cœur, soit arrêt de la conscience, ajoutait-il, Albert
renonce à toi, tranquillement, froidement même en apparence. Le devoir
parle plus haut que l'amour dans son cœur. Dans peu de jours les
Invisibles te signifieront sa résolution, et prononceront le signal de ta
liberté. Tu pourras alors rester ici pour te faire initier à leurs
mystères, si tu persistes dans cette intention généreuse, et jusque-là je
leur tiendrai mon serment, de ne point me montrer à tes yeux. Mais si tu
n'as fait cette promesse que par compassion pour moi, si tu désires t'en
affranchir, parle, et je romps tous mes engagements, et je fuis avec toi.
Je ne suis pas Albert, moi: j'ai plus d'amour que de vertu. Choisis!»

«Oui, cela est certain, dit Consuelo en laissant retomber la lettre de
l'inconnu sur les touches de son clavecin: celui-ci m'aime et Albert ne
m'aime pas. Il est possible qu'il ne m'ait jamais aimée, et que mon image
n'ait été qu'une création de son délire. Pourtant cet amour me paraissait
sublime, et plût au ciel qu'il le fût encore assez pour conquérir le mien
par un pénible et sublime sacrifice! cela vaudrait mieux pour nous deux
que le détachement tranquille de deux âmes adultères. Mieux vaudrait aussi
pour Liverani d'être abandonné de moi avec effort et déchirement que
d'être accueilli comme une nécessité de mon isolement, dans un jour
d'indignation, de honte et de douloureuse ivresse!»

Elle répondit à Liverani ce peu de mots:

«Je suis trop fière et trop sincère pour vous tromper. Je sais ce que
pense Albert, ce qu'il a résolu. J'ai surpris le secret de ses confidences
à un ami commun. Il m'abandonne sans regret, et ce n'est pas la vertu
seule qui triomphe de son amour. Je ne suivrai pas l'exemple qu'il me
donne. Je vous aimais, et je renonce à vous sans en aimer un autre. Je
dois ce sacrifice à ma dignité, à ma conscience. J'espère que vous ne vous
approcherez plus de ma demeure. Si vous cédiez à une aveugle passion, et
si vous m'arrachiez quelque nouvel aveu, vous vous en repentiriez. Vous
devriez peut-être ma confiance à la juste colère d'un cœur brisé et à
l'effroi d'une âme délaissée. Ce serait mon supplice et le vôtre. Si vous
persistez, Liverani, vous n'avez pas en vous l'amour que j'avais rêvé.»

Liverani persista cependant; il écrivit encore, et fut éloquent, persuasif,
sincère dans son humilité. «Vous faites un appel à ma fierté, disait-il,
et je n'ai pas de fierté avec vous. Si vous regrettiez un absent dans mes
bras, j'en souffrirais sans en être offensé. Je vous demanderais,
prosterné et en arrosant vos pieds de mes larmes, de l'oublier et de vous
fier à moi seul. De quelque façon que vous m'aimiez, et si peu que ce soit,
j'en serai reconnaissant comme d'un immense bonheur.» Telle fut la
substance d'une suite de lettres ardentes et craintives, soumises et
persévérantes. Consuelo sentit s'évanouir sa fierté au charme pénétrant
d'un véritable amour. Insensiblement elle s'habitua à l'idée qu'elle
n'avait encore jamais été aimée auparavant, pas même par le comte de
Rudolstadt. Repoussant alors le dépit involontaire qu'elle avait conçu de
cet outrage fait à la sainteté de ses souvenirs, elle craignit, en le
manifestant, de devenir un obstacle au bonheur qu'Albert pouvait se
promettre d'un nouvel amour. Elle résolut donc d'accepter en silence
l'arrêt de séparation dont il paraissait vouloir charger le tribunal des
Invisibles, et elle s'abstint de tracer son nom dans les réponses qu'elle
fit à l'inconnu, en lui ordonnant d'imiter cette réserve.

Au reste, ces réponses furent pleines de prudence et de délicatesse.
Consuelo en se détachant d'Albert et en accueillant dans son âme la pensée
d'une autre affection, ne voulait pas céder à un enivrement aveugle. Elle
défendit à l'inconnu de paraître devant elle et de manquer à son vœu de
silence, jusqu'à ce que les Invisibles l'en eussent relevé. Elle lui
déclara que c'était librement et volontairement qu'elle voulait adhérer à
cette association mystérieuse qui lui inspirait à la fois respect et
confiance: qu'elle était résolue à faire les études nécessaires pour
s'instruire dans leur doctrine, et à se défendre de toute préoccupation
personnelle jusqu'à ce qu'elle eût acquis, par un peu de vertu, le droit
de penser à son propre bonheur. Elle n'eut pas la force de lui dire
qu'elle ne l'aimait pas; mais elle eut celle de lui dire qu'elle ne
voulait pas l'aimer sans réflexion.

Liverani parut se soumettre, et Consuelo étudia attentivement plusieurs
volumes que Matteus lui avait remis un matin de la part du _prince_, en
lui disant que _Son Altesse_ et _sa cour_ avaient quitté la _résidence_,
mais qu'elle aurait bientôt _des nouvelles_. Elle se contenta de ce
message, n'adressa aucune question à Matteus, et lut l'histoire des
mystères de l'antiquité, du christianisme et des diverses sectes et
sociétés secrètes qui en dérivent; compilation manuscrite fort savante,
faite dans la bibliothèque de l'ordre des Invisibles par quelque adepte
patient et consciencieux. Cette lecture sérieuse, et pénible d'abord,
s'empara peu à peu de son attention, et même de son imagination. Le
tableau des épreuves des anciens temples égyptiens lui fit faire beaucoup
de rêves terribles et poétiques. Le récit des persécutions des sectes du
moyen âge et de la renaissance émut son cœur plus que jamais, et cette
histoire de l'enthousiasme disposa son âme au fanatisme religieux d'une
initiation prochaine. Pendant quinze jours, elle ne reçut aucun avis du
dehors et vécut dans la retraite, environnée des soins mystérieux du
chevalier, mais ferme dans sa résolution de ne point le voir, et de ne pas
lui donner trop d'espérances.

Les chaleurs de l'été commençaient à se faire sentir, et Consuelo,
absorbée d'ailleurs par ses études, n'avait pour se reposer et respirer à
l'aise que les heures fraîches de la soirée. Peu à peu elle avait repris
ses promenades lentes et rêveuses dans le jardin, l'enclos. Elle s'y
croyait seule et pourtant je ne sais quelle vague émotion lui faisait
rêver parfois la présence de l'inconnu non loin d'elle. Ces belles nuits,
ces beaux ombrages, cette solitude, ce murmure languissant de l'eau
courante à travers les fleurs, le parfum des plantes, la voix passionnée
du rossignol, suivie de silences plus voluptueux encore; la lune jetant de
grandes lueurs obliques sous l'ombre transparente des berceaux embaumés,
le coucher de Vesper derrière les nuages roses de l'horizon, que sais-je?
toutes les émotions classiques, mais éternellement fraîches et puissantes
de la jeunesse et de l'amour, plongeaient l'âme de Consuelo dans de
dangereuses rêveries; son ombre svelte sur le sable argenté des allées, le
vol d'un oiseau réveillé par son approche, le bruit d'une feuille agitée
par la brise, c'en était assez pour la faire tressaillir et doubler le pas;
mais ces légères frayeurs étaient à peine dissipées qu'elles étaient
remplacées par un indéfinissable regret, et les palpitations de l'attente
étaient plus fortes que toutes les suggestions de la volonté.

Une fois elle fut troublée plus que de coutume par le frôlement du
feuillage et les bruits incertains de la nuit. Il lui sembla qu'on
marchait non loin d'elle, qu'on fuyait à son approche, qu'on s'approchait
lorsqu'elle était assise. Son agitation l'avertissait plus encore: elle se
sentit sans force contre une rencontre dans ces beaux lieux et sous ce
ciel magnifique. Les bouffées de la brise passaient brûlantes sur son
front. Elle s'enfuit vers le pavillon et s'enferma dans sa chambre. Les
flambeaux n'étaient pas allumés. Elle se cacha derrière une jalousie et
désira ardemment de voir celui dont elle ne voulait pas être vue. Elle vit
en effet paraître un homme qui marcha lentement sous ses fenêtres sans
appeler, sans faire un geste, soumis et satisfait en apparence de regarder
les murs qu'elle habitait. Cet homme, c'était bien l'inconnu, du moins
Consuelo le sentit d'abord à son trouble, et crut reconnaître sa stature
et sa démarche. Mais bientôt d'étranges doutes et des craintes pénibles
s'emparèrent de son esprit. Ce promeneur silencieux lui rappelait Albert
au moins autant que Liverani. Ils étaient de la même taille; et maintenant
qu'Albert, transformé par une santé nouvelle, marchait avec aisance et ne
tenait plus sa tête penchée sur son sein ou appuyée sur sa main, dans une
attitude chagrine ou maladive, Consuelo ne connaissait guère plus son
aspect extérieur que celui du chevalier. Elle avait vu celui-ci un instant
au grand jour, marchant devant elle à distance et enveloppé des plis d'un
manteau. Elle avait vu Albert peu d'instants aussi dans la tour déserte,
depuis qu'il était si différent de ce qu'elle le connaissait; et
maintenant elle voyait l'un ou l'autre très-vaguement, à la clarté des
étoiles; et chaque fois qu'elle se croyait sur le point de fixer ses
doutes, il passait sous l'ombre des arbres et s'y perdait comme une ombre
lui-même. Il disparut enfin tout à fait, et Consuelo resta partagée entre
la joie et la crainte, se reprochant d'avoir manqué de courage pour
appeler Albert à tout hasard, afin de provoquer une explication sincère et
loyale entre eux.

Ce repentir devint plus vif à mesure qu'il s'éloignait, et en même temps
la persuasion que c'était lui, en effet, qu'elle venait de voir. Entraînée
par cette habitude de dévouement qui lui avait toujours tenu lieu d'amour
pour lui, elle se dit que s'il venait ainsi errer autour d'elle, c'était
dans l'espérance timide de l'entretenir. Ce n'était pas la première fois
qu'il le tentait; il l'avait dit à Trenck un soir où peut-être il s'était
croisé dans l'obscurité avec Liverani. Consuelo résolut de provoquer cette
explication nécessaire. Sa conscience lui faisait un devoir d'éclaircir
ses doutes sur les véritables dispositions de son époux, généreux ou
volage. Elle redescendit au jardin et courut après lui, tremblante et
pourtant courageuse; mais elle avait perdu sa trace, et elle parcourut
tout l'enclos sans le rencontrer.

Enfin elle vit tout à coup, au sortir d'un bosquet, un homme debout an
bord de l'eau. Était-ce bien le même qu'elle cherchait? Elle l'appela du
nom d'Albert; il tressaillit, passa ses mains sur son visage, et lorsqu'il
se retourna, le masque noir couvrait déjà ses traits.

«Albert, est-ce vous? s'écria Consuelo; c'est vous, vous seul que je
cherche.»

Une exclamation étouffée trahit chez cet inconnu je ne sais quelle émotion
de joie ou de douleur, il sembla vouloir fuir; Consuelo avait cru
reconnaître la voix d'Albert, elle s'élança et le retint par son manteau.
Mais elle s'arrêta, le manteau en s'écartant avait laissé voir sur la
poitrine de l'inconnu une assez large croix d'argent que Consuelo
connaissait trop bien: c'était celle de sa mère, la même qu'elle avait
confiée au chevalier durant ton voyage avec lui, comme un gage de
reconnaissance et de sympathie.

«Liverani! dit-elle, toujours vous! Puisque c'est vous, adieu! pourquoi
m'avez-vous désobéi?»

Il se jeta à ses pieds, l'entoura de ses bras et lui prodigua d'ardentes
et respectueuses étreintes que Consuelo n'eut plus la force de repousser.

«Si vous m'aimez et si vous voulez que je vous aime, laissez-moi, lui
dit-elle. C'est devant les Invisibles que je veux vous voir et vous
entendre. Votre masque m'effraie, votre silence me glace le cœur.»

Liverani porta la main à son masque, il allait l'arracher et parler.
Consuelo, comme la curieuse Psyché, n'avait plus le courage de fermer les
yeux... mais tout à coup le voile noir des messagers du tribunal secret
tomba sur sa tête. La main de l'inconnu qui avait saisi la sienne avec
précipitation fut détachée en silence. Consuelo se sentit entraînée sans
violence et sans courroux apparent, mais avec rapidité. On l'enleva de
terre, elle sentit fléchir sous ses pieds le plancher d'une barque. Elle
descendit le ruisseau longtemps sans que personne lui adressât la parole,
et lorsqu'on lui rendit la lumière elle se trouva dans la salle
souterraine où elle avait comparu pour la première fois devant le tribunal
des Invisibles.



XXXI


Ils étaient là tous les sept comme la première fois, masqués, muets,
impénétrables comme des fantômes. Le huitième personnage, qui avait alors
adressé la parole à Consuelo et qui semblait être l'interprète du conseil
et l'initiateur des adeptes lui parla en ces termes:

«Consuelo, tu as subi déjà des épreuves dont tu es sortie à ta gloire et à
notre satisfaction. Nous pouvons t'accorder notre confiance et nous allons
te le prouver.

--Attendez, dit Consuelo; vous me croyez sans reproche, et je ne le suis
pas. Je vous ai désobéi, je suis sortie de la retraite que vous m'aviez
assignée.

--Par curiosité?

--Non.

--Peux-tu dire ce que tu as appris?

--Ce que j'ai appris m'est tout personnel; j'ai parmi vous un confesseur à
qui je puis et veux le révéler.»

Le vieillard que Consuelo invoquait se leva et dit:

«Je sais tout. La faute de cette enfant est légère. Elle ne sait rien de
ce que vous voulez qu'elle ignore. La confidence de ses émotions sera
entre elle et moi. En attendant mettez l'heure à profit: que ce qu'elle
doit savoir lui soit révélé sans retard. Je me porte garant pour elle en
toutes choses.»

L'initiateur reprit la parole après s'être retourné vers le tribunal et en
avoir reçu un signe d'adhésion.

«Écoute-moi bien, lui dit-il, je te parle au nom de ceux que tu vois ici
rassemblés. C'est leur esprit et pour ainsi dire leur souffle qui
m'inspire. C'est leur doctrine que je vais t'exposer.

«Le caractère distinctif des religions de l'antiquité est d'avoir deux
faces, une extérieure et publique, une interne et secrète. L'une est
l'esprit, l'autre la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et
grossier, le sens profond, l'idée sublime. L'Égypte et l'Inde, grands
types des antiques religions, mères des pures doctrines, offrent au plus
haut point cette dualité d'aspect, signe nécessaire et fatal de l'enfance
des sociétés, et des misères attachées au développement du génie de
l'homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les grands mystères
de Memphis et d'Eleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine,
politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir religieux,
militaire et industriel dans les mains des hiérophantes, ne descendit pas
jusqu'aux classes infimes de ces antiques sociétés. L'idée chrétienne,
enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et
plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la
connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie,
abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les
périls, vint bientôt s'efforcer de voiler encore une fois le dogme, et, en
le voilant, elle l'altéra. L'idolâtrie reparut avec les mystères, et, dans
le pénible développement du christianisme on vit les hiérophantes de la
Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et
retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les hommes. Le
développement de l'intelligence humaine s'opéra dès lors dans un sens tout
contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans
l'antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l'ignorance,
le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les
trônes. L'esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies.
De pauvres moines, d'obscurs docteurs, d'humbles pénitents, vertueux
apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et
persécutée l'asile de la vérité inconnue. Ils s'efforcèrent d'initier le
peuple à la religion de l'égalité, et, au nom de saint Jean, ils
prêchèrent un nouvel évangile, c'est-à-dire un interprétation plus libre,
plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. Tu sais l'histoire
de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, tu sais les
souffrances des peuples, leurs ardentes inspirations, leurs élans
terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux; et, à
travers tant d'efforts tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque
persévérance a fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps
est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule
emportera d'assaut les sanctuaires de l'arche sainte. Alors les symboles
disparaîtront, et les abords de la vérité ne seront plus gardés par les
dragons du despotisme religieux et monarchique. Tout homme pourra marcher
dans le chemin de la lumière et se rapprocher de Dieu de toute la
puissance de son âme. Nul ne dira plus à son frère: «Ignore et
abaisse-toi. Ferme les yeux et reçois le joug.» Tout homme pourra, au
contraire, demander à son semblable le secours de son œil, de son cœur
et de son bras pour pénétrer dans les arcanes de la science sacrée. Mais
ce temps n'est pas encore venu, et nous n'en saluons aujourd'hui que
l'aube tremblante à l'horizon. Le temps de la religion secrète dure
toujours, la tâche du mystère n'est pas accomplie. Nous voici encore
enfermés dans le temple, occupés à forger des armes pour écarter les
ennemis qui s'interposent entre les peuples et nous, et forcés de tenir
encore nos portes fermées et nos paroles secrètes pour qu'on ne vienne pas
arracher de nos mains l'arche sainte, sauvée avec tant de peine et
réservée à la communauté des hommes.

«Te voilà donc accueillie dans le nouveau temple: mais ce temple est
encore une forteresse qui tient depuis des siècles pour la liberté sans
pouvoir la conquérir. La guerre est autour de nous. Nous voulons être des
libérateurs, nous ne sommes encore que des combattants. Tu viens ici pour
recevoir la communion fraternelle, l'étendard du salut, le signe de la
liberté, et pour périr peut-être sur la brèche au milieu de nous. Voilà la
destinée que tu as acceptée; tu succomberas peut-être sans avoir vu
flotter sur ta tête le gage de la victoire. C'est encore au nom de saint
Jean que nous appelons les hommes à la croisade. C'est encore un symbole
que nous invoquons; nous sommes les héritiers des Johannites d'autrefois,
les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean
Huss et de Luther; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le
genre humain; mais, comme eux, nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et
comme eux, nous marchons peut-être au supplice.

«Cependant le combat a changé de terrain, et les armes de nature. Nous
bravons encore la rigueur ombrageuse des lois, nous nous exposons encore à
la proscription, à la misère, à la captivité, à la mort, car les moyens de
la tyrannie sont toujours les mêmes: mais nos moyens, à nous, ne sont plus
l'appel à la révolte matérielle, et la prédication sanglante de la croix
et du glaive. Notre guerre est toute intellectuelle comme notre mission.
Nous nous adressons à l'esprit. Nous agissons par l'esprit. Ce n'est pas à
main armée que nous pouvons renverser des gouvernements, aujourd'hui
organisés et appuyés sur tous les moyens de la force brutale. Nous leur
faisons une guerre plus lente, plus sourde et plus profonde, nous les
attaquons au cœur. Nous ébranlons leurs bases en détruisant la foi
aveugle et le respect idolâtrique qu'ils cherchent à inspirer. Nous
faisons pénétrer partout, et jusque dans les cours, et même jusque dans
l'esprit troublé et fasciné des princes et des rois, ce que personne n'ose
déjà plus appeler le poison de la philosophie; nous détruisons tous les
prestiges; nous lançons du haut de notre forteresse, tous les boulets
rouges de l'ardente vérité et de l'implacable raison sur les autels et sur
les trônes. Nous vaincrons, n'en doute pas. Dans combien d'années, dans
combien de jours? nous l'ignorons. Mais notre entreprise date de si loin,
elle a été conduite avec tant de foi, étouffée avec si peu de succès,
reprise avec tant d'ardeur, poursuivie avec tant de passion, qu'elle ne
peut pas échouer; elle est devenue immortelle de sa nature comme les biens
immortels dont elle a résolu la conquête. Nos ancêtres l'ont commencée, et
chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l'espérions pas un peu
aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins
efficace; mais si l'esprit de doute et d'ironie, qui domine le monde à
cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses
raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable
seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de
notre cause n'en serait point ébranlée; et pour travailler avec un peu
plus d'effort et de douleur, nous n'en travaillerions pas moins pour les
hommes de l'avenir. C'est qu'il y a entre nous et les hommes du passé, et
les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que
nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de
l'individualité humaine. C'est ce que le vulgaire ne saurait comprendre,
et pourtant il y a dans l'orgueil de la noblesse quelque-chose qui
ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on
fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d'être digne de ses aïeux,
et de léguer beaucoup d'honneur à sa postérité. Chez nous autres,
architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la
vertu, afin de continuer l'édifice des maîtres et de former de laborieux
apprentis. Nous vivons par l'esprit et par le cœur dans le passé, dans
l'avenir et dans le présent tout a la fois. Nos prédécesseurs et nos
successeurs sont aussi bien _nous_ que nous-mêmes. Nous croyons à la
transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les
âmes, comme les patriciens croient à celles d'une excellence de race dans
leurs veines. Nous allons plus loin encore; nous croyons à la transmission
de la vie, de l'individualité, de l'âme et de la personne humaine. Nous
nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l'œuvre
que nous avons déjà rêvée, toujours poursuivie et avancée de siècle en
siècle. Parmi nous il en est même quelques-uns qui ont poussé la
contemplation du passé et de l'avenir au point de perdre presque la notion
du présent; c'est la fièvre sublime, c'est l'extase de nos croyants et de
nos saints: car nous avons nos saints, nos prophètes, peut-être aussi nos
exaltés et nos visionnaires; mais quel que soit l'égarement ou la
sublimité de leur transport, nous respectons leur inspiration, et parmi
nous, Albert l'extatique et le _voyant_ n'a trouvé que des frères pleins
de sympathie pour ses douleurs et d'admiration pour ses enthousiasmes.
Nous avons foi aussi à la conviction du comte de Saint-Germain, réputé
imposteur ou aliéné dans le monde. Quoique ses réminiscences d'un passé
inaccessible à la mémoire humaine aient un caractère plus calme, plus
précis et plus inconcevable encore que les extases d'Albert, elles ont
aussi un caractère de bonne foi et une lucidité dont il nous est
impossible de nous railler. Nous comptons parmi nous beaucoup d'autres
exaltés, des mystiques, des poètes, des hommes du peuple, des philosophes,
des artistes, d'ardents sectaires groupés sous les bannières de divers
chefs; des bœhmistes, des théosophes, des moraves, des hernuters, des
quakers, même des panthéistes, des pythagoriciens, des xérophagistes, des
illuminés, des johannites, des templiers, des millénaires, des joachimites,
etc. Toutes ces sectes anciennes, pour n'avoir plus le développement
qu'elles eurent aux époques de leur éclosion, n'en sont pas moins
existantes, et même assez peu modifiées. Le propre de notre époque est de
reproduire à la fois toutes les formes que le génie novateur ou
réformateur a données tour à tour dans les siècles passés à la pensée
religieuse et philosophique. Nous recrutons donc nos adeptes dans ces
divers groupes sans exiger une identité de préceptes absolue, et
impossible dans le temps où nous vivons. Il nous suffit de trouver en eux
l'ardeur de la destruction pour les appeler dans nos rangs: toute notre
science organisatrice consiste à ne choisir les _constructeurs_ que parmi
des esprits supérieurs aux disputes d'école, chez qui la passion de la
vérité, la soif de la justice et l'instinct du beau moral l'emportent sur
les habitudes de famille et les rivalités de secte. Il n'est d'ailleurs
pas si difficile qu'on le croit de faire travailler de concert des
éléments très dissemblables; ces dissemblances sont plus apparentes que
réelles. Au fond, tous les hérétiques (c'est avec respect que j'emploie ce
nom) sont d'accord sur le point principal, celui de détruire la tyrannie
intellectuelle et matérielle, ou tout au moins de protester contre. Les
antagonismes qui ont retardé jusqu ici la fusion de toutes ces généreuses
et utiles résistances viennent de l'amour-propre et de la jalousie, vices
inhérents à la condition humaine, contre-poids fatal et inévitable de tout
progrès dans l'humanité. En ménageant ces susceptibilités, en permettant à
chaque communion de garder ses maîtres, ses institutions et ses rites, on
peut constituer, sinon une société, du moins une armée, et, je te l'ai dit,
nous ne sommes encore qu'une armée marchant à la conquête d'une terre
promise, d'une société idéale. Au point où en est encore la nature humaine,
il y a tant de nuances de caractères chez les individus, tant de degrés
différents dans la conception du vrai, tant d'aspects variés, ingénieuses
manifestations de la riche nature qui créa le génie humain, qu'il est
absolument nécessaire de laisser à chacun les conditions de sa vie morale
et les éléments de sa force d'action.

«Notre œuvre est grande, notre tâche est immense. Nous ne voulons pas
fonder seulement un empire universel sur un ordre nouveau et sur des bases
équitables; c'est une religion que nous voulons reconstituer. Nous sentons
bien d'ailleurs que l'un est impossible sans l'autre. Aussi avons-nous
deux modes d'action. Un tout matériel, pour miner et faire crouler
l'ancien monde par la critique, par l'examen, par la raillerie même, par
le voltairianisme et tout ce qui s'y rattache. Le redoutable concours de
toutes les volontés hardies et de toutes les passions fortes précipite
notre marche dans ce sens-là. Notre autre mode d'action est tout
spirituel: il s'agit d'édifier la religion de l'avenir. L'élite des
intelligences et des vertus nous assiste dans ce labeur incessant de notre
pensée. L'œuvre des Invisibles est un concile que la persécution du monde
officiel empêche de se réunir publiquement, mais qui délibère sans relâche
et qui travaille sous la même inspiration de tous les points du monde
civilisé. Des communications mystérieuses apportent le grain dans l'aire à
mesure qu'il mûrit, et le sèment dans le champ de l'humanité à mesure que
nous le détachons de l'épi. C'est à ce dernier travail souterrain que tu
peux t'associer; nous te dirons comment quand tu l'auras accepté.

--Je l'accepte, répondit Consuelo d'une voix ferme, et en étendant le bras
en signe de serment.

--Ne te hâte point de promettre, femme aux instincts généreux, à l'âme
entreprenante. Tu n'as peut-être pas toutes les vertus que réclamerait une
telle mission. Tu as traversé le monde; tu y as déjà puisé les notions de
la prudence, de ce qu'on appelle le savoir-vivre, la discrétion, l'esprit
de conduite.

--Je ne m'en flatte pas, répondit Consuelo, en souriant avec une fierté
modeste.

--Eh bien, tu y as appris du moins à douter, à discuter, à railler, à
suspecter.

--À douter, peut-être. Ôtez-moi le doute qui n'était pas dans ma nature,
et qui m'a fait souffrir; je vous bénirai. Ôtez-moi surtout le doute de
moi-même, qui me frapperait d'impuissance.

--Nous ne t'ôterons le doute qu'en te développant nos principes. Quant à
te donner des garanties matérielles de notre sincérité et de notre
puissance, nous ne le ferons pas plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici.
Que les services rendus te suffisent, nous t'assisterons toujours dans
l'occasion: mais nous ne t'associerons aux mystères de notre pensée et de
nos actions que selon la part d'action que nous te donnerons à toi-même.
Tu ne nous connaîtras point. Tu ne verras jamais nos traits. Tu ne sauras
jamais nos noms, à moins qu'un grand intérêt de la cause ne nous force en
enfreindre la loi qui nous rend inconnus et invisibles à nos disciples.
Peux-tu te soumettre et te fier aveuglément à des hommes qui ne seront
jamais pour toi que des êtres abstraits, des idées vivantes, des appuis et
des conseils mystérieux?

--Une vaine curiosité pourrait seule me pousser à vouloir vous connaître
autrement. J'espère que ce sentiment puéril n'entrera jamais en moi.

--Il ne s'agit point de curiosité, il s'agit de méfiance. La tienne serait
fondée selon la logique et la prudence du monde. Un homme répond de ses
actions; son nom est une garantie ou un avertissement; sa réputation
appuie ou dément ses actes ou ses projets. Songes-tu bien que tu ne
pourras jamais comparer la conduite d'aucun de nous en particulier avec
les préceptes de l'ordre? Tu devras croire en nous comme à des saints,
sans savoir si nous ne sommes pas des hypocrites. Tu devras même peut-être
voir émaner de nos décisions des injustices, des perfidies, des cruautés
apparentes. Tu ne pourras pas plus contrôler nos démarches que nos
intentions. Auras-tu assez de foi pour marcher les yeux fermés sur le bord
d'un abîme?

--Dans la pratique du catholicisme, j'ai fait ainsi dans mon enfance,
répandit Consuelo après un instant de réflexion. J'ai ouvert mon cœur et
abandonné la direction de ma conscience à un prêtre dont je ne voyais pas
les traits derrière le voile du confessionnal, et dont je ne savais ni le
nom ni la vie. Je ne voyais en lui que le sacerdoce, l'homme ne m'était
rien. J'obéissais au Christ, je ne m'inquiétais pas du ministère.
Pensez-vous que cela soit bien difficile?

--Lève donc la main à présent, si tu persistes.

--Attendez, dit Consuelo. Votre réponse déciderait de ma vie; mais me
permettez-vous de vous interroger une seule, une première et dernière fois?

--Tu le vois! déjà tu hésites, déjà tu cherches des garanties ailleurs que
dans ton inspiration spontanée et dans l'élan de ton cœur vers l'idée que
nous représentons. Parle cependant. La question que tu veux nous faire
nous éclairera sur tes dispositions.

--La voici. Albert est-il initié à tous vos secrets?

--Oui.

--Sans restriction aucune?

--Sans restriction aucune.

--Et il marche avec vous?

--Dis plutôt que nous marchons avec lui. Il est une des lumières de notre
conseil, la plus pure, la plus divine peut-être.

--Que ne me disiez-vous cela d'abord? je n'eusse pas hésité un instant.
Conduisez-moi où vous voudrez, disposez de ma vie. Je suis à vous, et je
le jure.

--Tu étends la main! mais sur quoi jures-tu?

--Sur le Christ dont je vois l'image ici.

--Qu'est-ce que le Christ?

--C'est la pensée divine, révélée à l'humanité.

--Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l'Évangile?

--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière dans son
esprit.

--Nous sommes satisfaits de tes réponses, et nous acceptons le serment que
tu viens de faire. A présent, nous allons t'instruire de tes devoirs
envers Dieu et envers nous. Apprends donc d'avance les trois mots qui sont
tout le secret de nos mystères, et qu'on ne révèle à beaucoup d'affiliés
qu'avec tant de lenteurs et de précautions. Tu n'as pas besoin d'un long
apprentissage; et cependant, il te faudra quelques réflexions pour en
comprendre toute la portée. _Liberté, fraternité, égalité_: voilà la
formule mystérieuse et profonde de l'œuvre des Invisibles.

--Est-ce là, en effet, tout le mystère?

--Il ne le semble pas que c'en soit un; mais examine l'état des sociétés,
et tu verras que, pour des hommes habitués à être régis par le despotisme,
l'inégalité, l'antagonisme, c'est toute une éducation, toute une
conversion, toute une révélation, que d'arriver à comprendre nettement la
possibilité humaine, la nécessité sociale et l'obligation morale de ce
triple précepte: _liberté, égalité, fraternité_. Le petit nombre d'esprits
droits et de cœurs purs qui protestent naturellement contre l'injustice
et le désordre des tyrannies saisissent, dès le premier pas, la doctrine
secrète. Leurs progrès y sont rapides; car il ne s'agit plus, avec eux,
que de leur enseigner les procédés d'application que nous avons trouvés.
Mais, pour le grand nombre, avec les gens du monde, les courtisans et les
puissants, imagine ce qu'il faut de précautions et de ménagements pour
livrer à leur examen la formule sacrée de l'œuvre immortelle. Il faut
s'environner de symboles et de détours; il faut leur persuader qu'il ne
s'agit que d'une liberté fictive et restreinte à l'exercice de la pensée
individuelle; d'une égalité relative, étendue seulement aux membres de
l'association, et praticable seulement dans ses réunions secrètes et
bénévoles; enfin, d'une fraternité romanesque, consentie entre un certain
nombre de personnes et bornée à des services passagers, à quelques bonnes
œuvres, à des secours mutuels. Pour ces esclaves de la coutume et du
préjugé, nos mystères ne sont que les statuts d'ordres héroïques,
renouvelés de l'ancienne chevalerie, et ne portant nulle atteinte aux
pouvoirs constitués, nul remède aux misères des peuples. Pour ceux-là, il
n'y a que des grades insignifiants, des degrés de science frivole ou
d'ancienneté banale, une série d'initiations dont les rites bizarres
amusent leur curiosité sans éclairer leurs esprits. Ils croient tout
savoir et ne savent rien.

--À quoi servent-ils? dit Consuelo, qui écoutait attentivement.

--À protéger l'exercice et la liberté du travail de ceux qui comprennent
et qui savent, répondit l'initiateur. Ceci te sera expliqué. Écoute
d'abord ce que nous attendons de toi.

«L'Europe (l'Allemagne et la France principalement) est remplie de
sociétés secrètes, laboratoires souterrains où se prépare une grande
révolution, dont le cratère sera l'Allemagne ou la France. Nous avons la
clef, et nous tentons d'avoir la direction, de toutes ces associations, à
l'insu de la plus grande partie de leurs membres, et à l'insu les unes des
autres. Quoique notre but ne soit pas encore atteint, nous avons réussi à
mettre le pied partout, et les plus éminents, parmi ces divers affiliés,
sont à nous et secondent nos efforts. Nous te ferons entrer dans tous ces
sanctuaires sacrés, dans tous ces temples profanes, car la corruption ou
la frivolité ont bâti aussi leurs cités; et, dans quelques-unes, le vice
et la vertu travaillent au même œuvre de destruction, sans que le mal
comprenne son association avec le bien. Telle est la loi des
conspirations. Tu sauras le secret des francs-maçons, grande confrérie qui,
sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses,
travaille à organiser la pratique et à répandre la notion de l'égalité. Tu
recevras les degrés de tous les rites, quoique les femmes n'y soient
admises qu'à titre d'adoption, et qu'elles ne participent pas à tous les
secrets de la doctrine. Nous te traiterons comme un homme; nous te
donnerons tous les insignes, tous les titres, toutes les formules
nécessaires aux relations que nous te ferons établir avec les _loges_, et
aux négociations dont nous te chargerons avec elles. Ta profession, ton
existence voyageuse, tes talents, le prestige de ton sexe, de ta jeunesse
et de ta beauté, tes vertus, ton courage, ta droiture et ta discrétion te
rendent propre à ce rôle et nous donnent les garanties nécessaires. Ta vie
passée, dont nous connaissons les moindres détails, nous est un gage
suffisant. Tu as subi volontairement plus d'épreuves que les mystères
maçonniques n'en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse
et plus forte que leurs adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à
éprouver leur constance. D'ailleurs, l'épouse et l'élève d'Albert de
Rudolstadt est notre fille, notre sœur et notre égale. Comme Albert, nous
professons le précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme; mais,
forcés du reconnaître dans les fâcheux résultats de l'éducation de ton
sexe, de sa situation sociale et de ses habitudes, une légèreté dangereuse
et de capricieux instincts, nous ne pouvons pratiquer ce précepte dans
toute son étendue; nous ne pouvons nous fier qu'à un petit nombre de
femmes, et il est des secrets que nous ne confierons qu'à toi seule.

«Les autres sociétés secrètes des diverses nations de l'Europe te seront
ouvertes également par le talisman de notre investiture, afin que, quelque
pays que tu traverses, tu y trouves l'occasion de nous seconder et de
servir notre cause. Tu pénétreras même, s'il le faut, dans l'impure
société des _Mopses_ et dans les autres mystérieuses retraites de la
galanterie et de l'incrédulité du siècle. Tu y porteras la réforme et la
notion d'une fraternité plus pure et mieux étendue. Tu ne seras pas plus
souillée dans ta mission, par le spectacle de la débauche des grands, que
tu ne l'as été par celui de la liberté des coulisses. Tu seras la sœur de
charité des âmes malades; nous te donnerons d'ailleurs les moyens de
détruire les associations que tu ne pourrais point corriger. Tu agiras
principalement sur les femmes: ton génie et ta renommée t'ouvrent les
portes des palais: l'amour de Trenck et notre protection t'ont livré déjà
le cœur et les secrets d'une princesse illustre. Tu verras de plus près
encore des têtes plus puissantes, et tu en feras nos auxiliaires. Les
moyens d'y parvenir seront l'objet de communications particulières, de
toute une éducation spéciale que tu dois recevoir ici. Dans toutes les
cours et dans toutes les villes de l'Europe où tu voudras porter tes pas,
nous te ferons trouver des amis, des associés, des frères pour te seconder,
des protecteurs puissants pour te soustraire aux dangers de ton
entreprise. Des sommes considérables te seront confiées pour soulager les
infortunes de nos frères et celles de tous les malheureux qui, au moyen
des _signaux de détresse_, invoqueront le secours de notre ordre, dans les
lieux où tu te trouveras. Tu institueras parmi les femmes des sociétés
secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais
appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux
mœurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que
possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la
bourgeoise, de la femme riche et de l'humble ouvrière, de la vertueuse
matrone et de l'artiste aventureuse. _Tolérance et bienfaisance_, telle
sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable
et austère formule: _égalité, fraternité._ Tu le vois; au premier abord,
ta mission est douce pour ton cœur et glorieuse pour ta vie; cependant
elle n'est pas sans danger. Nous sommes puissants, mais la trahison peut
détruire notre entreprise et t'envelopper dans notre désastre. Spandaw
peut bien n'être pas la dernière de tes prisons, et les emportements de
Frédéric II la seule ire royale que tu aies à affronter. Tu dois être
préparée à tout, et dévouée d'avance au martyre de la persécution.

--Je le suis, répondit Consuelo.

--Nous en sommes certains, et si nous craignons quelque chose, ce n'est
pas la faiblesse de ton caractère, c'est l'abattement de ton esprit. Dès à
présent nous devons te mettre en garde contre le principal dégoût attaché
à ta mission. Les premiers grades des sociétés secrètes, et de la
maçonnerie particulièrement, sont à peu près insignifiants à nos yeux, et
ne nous servent qu'à éprouver les instincts et les dispositions des
postulants. La plupart ne dépassent jamais ces premiers degrés, où, comme
je te l'ai dit déjà, de vaines cérémonies amusent leur frivole curiosité.
Dans les grades suivants on n'admet que les sujets qui donnent de
l'espérance, et cependant on les tient encore à distance du but, on les
examine, on les éprouve, on sonde leurs âmes, on les prépare à une
initiation plus complète, ou on les abandonne à une interprétation qu'ils
ne sauraient franchir sans danger pour la cause et pour eux-mêmes. Ce
n'est encore là qu'une pépinière où nous choisissons les plantes robustes
destinées à être transplantées dans la forêt sacrée. Aux derniers grades
appartiennent seules les révélations importantes, et c'est par ceux-là que
tu vas débuter dans la carrière. Mais le rôle de _maître_ impose bien des
devoirs, et là cesse le charme de la curiosité, l'enivrement du mystère,
l'illusion de l'espérance. Il ne s'agit plus d'apprendre, au milieu de
l'enthousiasme et de l'émotion, cette loi qui transforme le néophyte en
apôtre, la novice en prêtresse. Il s'agit de la pratiquer en instruisant
les autres et en cherchant à recruter, parmi les pauvres de cœur et les
faibles d'esprit, des lévites pour le sanctuaire. C'est là, pauvre
Consuelo, que tu connaîtras l'amertume des illusions déçues et les durs
labeurs de la persévérance, lorsque tu verras, parmi tant de poursuivants
avides, curieux et fanfarons de la vérité, si peu d'esprits sérieux,
fermes et sincères, si peu d'âmes dignes de la recevoir et capables de la
comprendre. Pour des centaines d'enfants, vaniteux d'employer les formules
de l'égalité et d'en affecter les simulacres, tu trouveras à peine un
homme pénétré de leur importance et courageux dans leur interprétation. Tu
seras obligée de leur parler par des énigmes et de te faire un triste jeu
de les abuser sur le fond de la doctrine. La plupart des princes que nous
enrôlons sous notre bannière sont dans ce cas, et, parés de vains titres
maçonniques qui amusent leur fol orgueil, ne servent qu'à nous garantir la
liberté de nos mouvements et la tolérance de la police. Quelques-uns
pourtant sont sincères ou l'ont été. Frédéric dit le Grand, et capable
certainement de l'être, a été reçu franc-maçon avant d'être roi, et, à
cette époque, la liberté parlait à son cœur, l'égalité à sa raison.
Cependant nous avons entouré son initiation d'hommes habiles et prudents,
qui ne lui ont pas livré les secrets de la doctrine. Combien n'eût-on pas
eu à s'en repentir! À l'heure qu'il est, Frédéric soupçonne, surveille et
persécute un autre rite maçonnique qui s'est établi à Berlin, en
concurrence de la loge qu'il préside, et d'autres sociétés secrètes à la
tête desquelles le prince Henri, son frère, s'est placé avec ardeur. Et
cependant le prince Henri n'est et ne sera jamais, non plus que l'abbesse
de Quedlimbourg, qu'un initié du second degré. Nous connaissons les
princes, Consuelo, et nous savons qu'il ne faut jamais compter entièrement
sur eux, ni sur leurs courtisans. Le frère et la sœur de Frédéric
souffrent de sa tyrannie et la maudissent. Ils conspireraient volontiers
contre elle, mais à leur profit. Malgré les éminentes qualités de ces deux
princes, nous ne remettrons jamais dans leurs mains les rênes de notre
entreprise. Ils conspirent en effet, mais ils ne savent pas à quelle
œuvre terrible ils prêtent l'appui de leur nom, de leur fortune et de
leur crédit. Ils s'imaginent travailler seulement à diminuer l'autorité de
leur maître, et à paralyser les envahissements de son ambition. La
princesse Amélie porte même dans son zèle une sorte d'enthousiasme
républicain, et elle n'est pas la seule tête couronnée qu'un certain rêve
de grandeur antique et de révolution philosophique ait agitée dans ces
temps-ci. Tous les petits souverains de l'Allemagne ont appris le
_Télémaque_ de Fénelon par cœur dès leur enfance, et aujourd'hui ils se
nourrissent de Montesquieu, de Voltaire et d'Helvétius: mais ils ne vont
guère au delà d'un certain idéal de gouvernement aristocratique, sagement
pondéré, où ils auraient, de droit, les premières places. Tu peux juger de
leur logique et de leur bonne foi, à tous, par le contraste bizarre que tu
as vu dans Frédéric, entre les maximes et les actions, les paroles et les
faits. Ils ne sont tous que des copies, plus ou moins effacées, plus ou
moins outrées, de ce modèle des tyrans philosophes. Mais comme ils n'ont
pas le pouvoir absolu entre les mains, leur conduite est moins choquante,
et peut faire illusion sur l'usage qu'ils feraient de ce pouvoir. Nous ne
nous y laissons pas tromper; nous laissons ces maîtres ennuyés, ces
dangereux amis s'asseoir sur les trônes de nos temples symboliques. Ils
s'en croient les pontifes, ils s'imaginent tenir la clef des mystères
sacrés, comme autrefois, le chef du saint-empire, élu fictivement grand
maître du tribunal secret, se persuadait commander à la terrible armée des
francs-juges, maîtres de son pouvoir, de ses desseins et de sa vie. Mais,
tandis qu'ils se croient nos généraux, ils nous servent de lieutenants; et
jamais, avant le jour fatal marqué pour leur chute dans le livre du destin,
ils ne sauront qu'ils nous aident à travailler contre eux-mêmes.

«Tel est le côté sombre et amer de notre œuvre. Il faut transiger avec
certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre
saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au cœur pur, à la
parole candide?

--Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m'est plus permis de
reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier
scrupule pourrait m'entraîner dans une série de réserves et de terreurs
qui me conduiraient à la lâcheté. J'ai reçu vos austères confidences; je
sens que je ne m'appartiens plus. Hélas! oui, je l'avoue, je souffrirai
souvent du rôle que vous m'imposez; car j'ai amèrement souffert déjà
d'être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril.
Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de
toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible.
Je ne puis me défendre de ces regrets; mais je saurai me garder des
remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l'enfant inoffensif
et inutile que j'étais naguère; je ne le suis déjà plus, puisque me voici
placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de
l'humanité ou de trahir ses libérateurs. J'ai touché à l'arbre de la
science: ses fruits sont amers; mais je ne les rejetterai pas loin de moi.
Savoir est un malheur; mais refuser d'agir est un crime, quand on _sait_
ce qu'il faut faire.

--C'est là répondre avec sagesse et courage, reprit l'initiateur. Nous
sommes contents de toi. Dès demain soir, nous procéderons à ton
initiation. Prépare-toi tout le jour à un nouveau baptême, à un redoutable
engagement, par la méditation et la prière, par la confession même, si tu
n'as pas l'âme libre de toute préoccupation personnelle.»



XXXII.


Consuelo fut éveillée au point du jour par les sons du cor et les
aboiements des chiens. Lorsque Matteus vint lui apporter son déjeuner, il
lui apprit qu'il y avait grande battue aux cerfs et aux sangliers dans la
forêt. Plus de cent hôtes, disait-il, étaient réunis au château pour
prendre ce divertissement seigneurial. Consuelo comprit qu'un grand nombre
des affiliés de l'ordre s'étaient rassemblés sous le prétexte de la chasse,
dans ce château, rendez-vous principal de leurs séances les plus
importantes. Elle s'effraya un peu de l'idée qu'elle aurait peut-être tous
ces hommes pour témoins de son initiation, et se demanda si c'était en
effet une affaire assez intéressante aux jeux de l'ordre, pour amener un
si grand concours de ses membres. Elle s'efforça de lire et de méditer
pour se conformer aux prescriptions de _l'initiateur_; mais elle fut
distraite plus encore par une émotion intérieure et des craintes vagues,
que par les fanfares, le galop des chevaux et les hurlements des limiers
qui firent retentir les bois environnants pendant toute la journée. Cette
chasse était-elle réelle ou simulée? Albert s'était-il converti à toutes
les habitudes de la vie ordinaire au point d'y prendre part et de verser
sans effroi le sang des bêtes innocentes? Liverani n'allait-il pas quitter
cette partie de plaisir, et à la faveur du désordre, venir troubler la
néophyte dans le secret de sa retraite?

Consuelo ne vit rien de ce qui se passait au dehors, et Liverani ne vint
pas. Matteus, trop occupé, sans doute, au château pour songer à elle, ne
lui apporta pas son dîner. Était-ce, comme le prétendait Supperville, un
jeûne imposé à dessein pour affaiblir les forces mentales de l'adepte?
Elle s'y résigna.

Vers la nuit, lorsqu'elle rentra dans la bibliothèque dont elle était
sortie depuis une heure pour prendre l'air, elle recula de frayeur à la
vue d'un homme vêtu de rouge et masqué, assis sur son fauteuil: mais elle
se rassura aussitôt, car elle reconnut le frêle vieillard qui lui servait,
pour ainsi dire, de père spirituel.

«Mon enfant, lui dit-il en se levant et en venant à sa rencontre,
n'avez-vous rien à me dire? Ai-je toujours votre confiance?

--Vous l'avez, Monsieur, répondit Consuelo en le faisant rasseoir sur le
fauteuil et en prenant un pliant à côté de lui, dans l'embrasure de la
croisée. Je désirais vivement vous parler, et depuis longtemps.»

Alors elle lui raconta fidèlement tout ce qui s'était passé entre elle,
Albert et l'inconnu depuis sa dernière confession, et elle ne cacha aucune
des émotions involontaires qu'elle avait éprouvées.

Lorsqu'elle eut fini, le vieillard garda le silence assez longtemps pour
troubler et embarrasser Consuelo. Pressé par elle de juger sa conduite et
ses sentiments, il répondit enfin:

«Votre conduite est excusable, presque irréprochable; mais que puis-je
dire de vos sentiments? L'affection soudaine, insurmontable, violente,
qu'on appelle l'amour, est une conséquence des bons ou mauvais instincts
que Dieu a mis ou laissés pénétrer dans les âmes pour leur
perfectionnement ou pour leur punition en cette vie. Les mauvaises lois
humaines qui contrarient presque en toutes choses le vœu de la nature et
les desseins de la Providence font souvent un crime de ce que Dieu avait
inspiré, et maudissent le sentiment qu'il avait béni, tandis qu'elles
sanctionnent des unions infâmes, des instincts immondes. C'est à nous
autres, législateurs d'exception, constructeurs cachés d'une société
nouvelle, de démêler autant que possible l'amour légitime et vrai de
l'amour coupable et vain, afin de prononcer, au nom d'une loi plus pure,
plus généreuse et plus morale que celle du monde, sur le sort que tu
mérites. Voudras-tu t'en remettre à notre décision? nous accorderas-tu le
droit de te lier ou de te délier?

--Vous m'inspirez une confiance absolue, je vous l'ai dit, et je le
répète.

--Eh bien, Consuelo, nous allons délibérer sur cette question de vie et de
mort pour ton âme et pour celle d'Albert.

--Et n'aurai-je pas le droit de faire entendre le cri de ma conscience?

--Oui, pour nous éclairer; moi, qui l'ai entendue, je serai ton avocat.
Il faut que tu me relèves du secret de ta confession.

--Eh quoi! vous ne serez plus le seul confident de mes sentiments intimes,
de mes combats, de mes souffrances?

--Si tu formulais une demande en divorce devant un tribunal, n'aurais-tu
pas des plaintes publiques à faire? Cette souffrance te sera épargnée. Tu
n'as à te plaindre de personne. N'est-il pas plus doux d'avouer l'amour
que de déclarer la haine?

--Suffit-il donc d'éprouver un nouvel amour pour avoir le droit d'abjurer
l'ancien?

--Tu n'as pas eu d'amour pour Albert.

--Il me semble que non; pourtant je n'en jurerais pas.

--Tu n'en douterais pas si tu l'avais aimé. D'ailleurs, la question que tu
fais porte sa réponse en elle-même. Tout nouvel amour exclut l'ancien par
la force des choses.

--Ne prononcez pas cela trop vite, mon père, dit Consuelo avec un triste
sourire. Pour aimer Albert autrement que _l'autre_, je ne l'en aime pas
moins que par le passé. Qui sait si je ne l'aime pas davantage? Je me sens
prête à lui sacrifier cet inconnu, dont la pensée m'ôte le sommeil et fait
battre mon cœur encore en ce moment où je vous parle.

--N'est-ce pas l'orgueil du devoir, l'ardeur du sacrifice plus que
l'affection, qui te conseillent cette sorte de préférence pour Albert?

--Je ne le crois pas.

--En es-tu bien sûre? Songe que tu es ici loin du monde, à l'abri de ses
jugements, en dehors de toutes ses lois. Si nous te donnons une nouvelle
formule et de nouvelles notions du devoir, persisteras-tu à préférer le
bonheur de l'homme que tu n'aimes pas, à celui de l'homme que tu aimes?

--Ai-je donc jamais dit que je n'aimais pas Albert? s'écria Consuelo avec
vivacité.

--Je ne puis répondre à tes questions que par d'autres questions, ma
fille. Peut-on avoir deux amours à la fois dans le cœur?

--Oui, deux amours différents. On aime à la fois son frère et son époux.

--Mais non son époux et son amant. Les droits de l'époux et du frère sont
différents en effet. Ceux de l'époux et de l'amant seraient les mêmes, à
moins que l'époux ne consentît à redevenir frère. Alors la loi du mariage
serait brisée dans ce qu'elle a de plus mystérieux, de plus intime et de
plus sacré. Ce serait un divorce, moins la publicité. Réponds-moi,
Consuelo; je suis un vieillard au bord de la tombe, et toi un enfant. Je
suis ici comme ton père, comme ton confesseur. Je ne puis alarmer ta
pudeur par cette question délicate, et j'espère que tu y répondras avec
courage. Dans l'amitié enthousiaste qu'Albert t'inspirait, n'y a-t-il pas
toujours eu une secrète et insurmontable terreur à l'idée de ses caresses?

--C'est la vérité, répondit Consuelo en rougissant. Cette idée n'était pas
mêlée ordinairement à celle de son amour, elle y semblait étrangère; mais
quand elle se présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

--Et le souffle de l'homme que tu connais sous le nom de Liverani t'a
donné le feu de la vie?

--C'est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être
étouffés par notre volonté?

--De quel droit? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien? t'a-t-il autorisée
à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou
celui plus affreux et plus dégradant encore du servage? La passivité de
l'esclavage a quelque chose qui ressemble à ta froideur et à
l'abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu'un
être tel que toi soit dégradé à ce point? Malheur aux enfants qui naissent
de telles unions! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation
incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la
désobéissance. Ils n'appartiennent pas entièrement à l'humanité, car ils
n'ont pas été conçus selon la loi de l'humanité qui veut une réciprocité
d'ardeur, une communauté d'aspirations entre l'homme et la femme. Là où
cette réciprocité n'existe pas, il n'y a pas d'égalité; et là où l'égalité
est brisée, il n'y a pas d'union réelle. Sois donc certaine que Dieu, loin
de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie
le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche
encore que le renoncement à la vie. Le vœu de virginité est anti-humain
et anti-social; mais l'abnégation sans l'amour est quelque chose de
monstrueux dans ce sens-là. Penses-y bien, Consuelo, et si tu persistes à
t'annihiler à ce point, réfléchis au rôle que tu réserverais à ton époux,
s'il acceptait ta soumission sans la comprendre. À moins d'être trompé, il
ne l'accepterait jamais, je n'ai pas besoin de te le dire; mais abusé par
ton dévouement, enivré par ta générosité, ne te semblerait-il pas bientôt
étrangement égoïste ou grossier dans sa méprise? Ne le dégraderais-tu pas
à tes propres yeux, ne le dégraderais-tu pas en réalité devant Dieu, en
tendant ce piège à sa candeur, et en lui fournissant cette occasion
presque irrésistible d'y succomber? Où serait sa grandeur, où serait sa
délicatesse, s'il n'apercevait pas la pâleur sur tes lèvres, et les larmes
dans tes yeux? Peux-tu te flatter que la haine n'entrerait pas malgré toi
dans ton cœur, avec la honte et la douleur de n'avoir pas été comprise ou
devinée? Non, femme! vous n'avez pas le droit de tromper l'amour dans
votre sein; vous auriez plutôt celui de le supprimer. Quoi que de cyniques
philosophes aient pu dire sur la condition passive de l'espèce féminine
dans l'ordre de la nature, ce qui distinguera toujours la compagne de
l'homme de celle de la brute, ce sera le discernement dans l'amour et le
droit de choisir. La vanité et la cupidité font de la plupart des mariages
une _prostitution jurée_, selon l'expression des antiques Lollards. Le
dévouement et la générosité peuvent conduire une âme simple à de pareils
résultats. Vierge, j'ai dû t'instruire de ces choses délicates, que la
pureté de ta vie et de tes pensées t'empêchait de prévoir ou d'analyser.
Lorsqu'une mère marie sa fille, elle lui révèle à demi, avec plus ou moins
de sagesse et de pudeur, les mystères qu'elle lui a cachés jusqu'à cette
heure. Une mère t'a manqué, lorsque tu as prononcé, avec un enthousiasme
plus fanatique qu'humain, le serment d'appartenir à un homme que tu aimais
d'une manière incomplète. Une mère t'est donnée aujourd'hui pour
t'assister et t'éclairer dans tes nouvelles résolutions à l'heure du
divorce ou de la sanction définitive de cet étrange hyménée. Cette mère,
c'est moi, Consuelo, moi qui ne suis pas un homme, mais une femme.

--Vous, une femme, dit Consuelo en regardant avec surprise la main maigre
et bleuâtre, mais délicate et vraiment féminine qui avait pris la sienne
pendant ce discours.

--Ce petit vieillard grêle et cassé, reprit le problématique confesseur,
cet être accablé et souffrant, dont la voix éteinte n'a plus de sexe, est
une femme brisée par la douleur, les maladies et les inquiétudes, plus que
par l'âge. Je n'ai pas plus de soixante ans, Consuelo, bien que sous cet
habit, que je ne porte pas hors de mes fonctions d'_Invisible_, j'aie
l'aspect d'un octogénaire cacochyme. Au reste, sous les vêtements de mon
sexe comme sous celui-ci, je ne suis plus qu'une ruine; pourtant j'ai été
une femme grande, forte, belle et d'un extérieur imposant. Mais à trente
ans, j'étais déjà courbée et tremblante comme vous me voyez. Et savez-vous,
mon enfant, la cause de cet abaissement précoce? C'est le malheur dont je
veux vous préserver. C'est une affection incomplète, c'est une union
malheureuse, c'est un épouvantable effort de courage et de résignation qui
m'a attachée dix ans à un homme que j'estimais et que je respectais sans
pouvoir l'aimer. Un homme n'eût pu vous dire quels sont dans l'amour les
droits sacrés et les véritables devoirs de la femme. Ils ont fait leurs
lois et leurs idées sans nous consulter; j'ai pourtant éclairé souvent à
cet égard la conscience de mes associés, et ils ont eu le courage et la
loyauté de m'écouter. Mais, croyez-moi, je savais bien que s'ils ne me
mettaient pas en contact direct avec vous, ils n'auraient pas la clef de
votre cœur, et vous condamneraient peut-être à une éternelle souffrance,
à un complet abaissement, en croyant assurer votre bonheur dans la force
de la vertu. Maintenant ouvrez-moi donc votre âme tout entière. Dites-moi
si ce Liverani...

--Hélas! je l'aime ce Liverani; cela n'est que trop vrai, dit Consuelo en
portant la main de la sibylle mystérieuse à ses lèvres. Sa présence me
cause plus de frayeur encore que celle d'Albert; mais que cette frayeur
est différente et qu'elle est mêlée d'étranges délices! Ses bras sont un
aimant qui m'attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un
autre monde où je respire, où j'existe autrement que dans celui-ci.

--Eh bien! Consuelo, tu dois aimer cet homme et oublier l'autre. C'est moi
qui prononce ton divorce dès ce moment; c'est mon devoir et mon droit.

--Quoi que vous m'ayez dit, je ne puis accepter cette sentence avant
d'avoir vu Albert, avant qu'il m'ait parlé et dit lui-même qu'il renonce
à moi sans regret, qu'il me rend ma parole sans mépris.

--Tu ne connais pas encore Albert, ou tu le crains; mais moi, je le
connais, j'ai des droits sur lui plus encore que sur toi, et je puis
parler en son nom. Nous sommes seules, Consuelo, et il ne m'est pas
défendu de m'ouvrir à toi entièrement, bien que je fasse partie du conseil
suprême de ceux que leurs plus proches disciples ne connaissent jamais.
Mais ma situation et la tienne sont exceptionnelles; regarde donc mes
traits flétris, et dis-moi s'ils te semblent inconnus.»

En parlant ainsi, la sibylle détacha en même temps son masque et sa fausse
barbe, sa toque et ses faux cheveux, et Consuelo vit une tête de femme
vieillie et souffrante à la vérité, mais d'une beauté de lignes
incomparable, et d'une expression sublime de bonté, de tristesse et de
force. Ces trois habitudes de l'âme, si diverses, et si rarement réunies
dans un même être, se peignaient dans le vaste front, dans le sourire
maternel et dans le profond regard de l'inconnue. La forme de sa tête et
la base de son visage annonçaient une grande puissance d'organisation
primitive; mais les ravages de la douleur n'étaient que trop visibles, et
une sorte de tremblement nerveux faisait vaciller cette belle tête, qui
rappelait celle de Niobé expirante ou plutôt celle de Marie défaillante au
pied de la croix. Des cheveux gris fins et lisses comme de la soie vierge,
séparés sur son large front, et serrés en minces bandeaux sur ses tempes,
complétaient la noble étrangeté de cette figure saisissante. À cette
époque toutes les femmes portaient leurs cheveux poudrés et crêpés,
relevés en arrière, et laissant à découvert le front nu et hardi. La
sibylle avait noué les siens de la manière la moins embarrassante sous son
déguisement, sans songer qu'elle adoptait la plus harmonieuse à la coupe
et à l'expression de son visage. Consuelo la contempla longtemps avec
respect et admiration: puis tout à coup, frappée de surprise, elle s'écria
en lui saisissant les deux mains:

«Oh! mon Dieu, comme vous lui ressemblez!

--Oui, je ressemble à Albert, ou plutôt Albert me ressemble
prodigieusement, répondit-elle; mais n'as-tu jamais vu un portrait de
moi?» Et, voyant que Consuelo faisait des efforts de mémoire, elle ajouta
pour l'aider:

«Un portrait qui m'a ressemblé autant qu'il est permis à l'art d'approcher
de la réalité, et dont aujourd'hui je ne suis plus que l'ombre; un grand
portrait de femme, jeune, fraîche, brillante, avec un corsage de brocart
d'or chargé de fleurs en pierreries, un manteau de pourpre, et des cheveux
noirs s'échappant de nœuds de rubis et de perles pour retomber en boucles
sur les épaules: c'est le costume que je portais il y a plus de quarante
ans, le lendemain de mon mariage. J'étais belle, mais je ne devais pas
l'être longtemps; j'avais déjà la mort dans l'âme.

--Le portrait dont vous parlez, dit Consuelo en pâlissant, est au château
des Géants dans la chambre qu'habitait Albert... C'est celui de sa mère
qu'il avait à peine connue, et qu'il adorait pourtant... et qu'il croyait
voir et entendre dans ses extases. Seriez-vous donc une proche parente de
la noble Wanda de Prachatitz, et par conséquent...

--Je suis Wanda de Prachatitz elle-même, répondit la sibylle en retrouvant
quelque fermeté dans sa voix et dans son attitude; je suis la mère
d'Albert, et la veuve de Christian de Rudolstadt; je suis la descendante
de Jean Ziska du Calice, et la belle-mère de Consuelo; mais je ne veux
plus être que son amie et sa mère adoptive, parce que Consuelo n'aime pas
Albert, et qu'Albert ne doit pas être heureux au prix du bonheur de sa
compagne.

--Sa mère! vous, sa mère! s'écria Consuelo tremblante en tombant aux
genoux de Wanda. Êtes-vous donc un spectre? N'étiez-vous pas pleurée comme
morte au château des Géants?

--Il y a vingt-sept ans, répondit la sibylle, que Wanda de Prachatitz,
comtesse de Rudolstadt, a été ensevelie au château des Géants, dans la
même chapelle et sous la même dalle où Albert de Rudolstadt, atteint de la
même maladie et sujet aux mêmes crises cataleptiques, fut enseveli l'année
dernière, victime de la même erreur. Le fils ne se fût jamais relevé de
cet affreux tombeau, si la mère, attentive au danger qui le menaçait,
n'eût veillé, invisible, sur son agonie, et n'eût présidé avec angoisse à
son inhumation. C'est sa mère qui a sauvé un être encore plein de force et
de vie, des vers du sépulcre auquel on l'avait déjà abandonné; c'est sa
mère qui l'a arraché au joug de ce monde où il n'avait que trop vécu et où
il ne pouvait plus vivre, pour le transporter dans ce monde mystérieux,
dans cet asile impénétrable où elle-même avait recouvré, sinon la santé du
corps, du moins la vie de l'âme. C'est une étrange histoire, Consuelo, et
il faut que tu la connaisses pour comprendre celle d'Albert, sa triste vie,
sa mort prétendue, et sa miraculeuse résurrection. Les Invisibles
n'ouvriront la séance de ton initiation qu'à minuit. Écoute-moi donc, et
que l'émotion de ce bizarre récit te prépare à celles qui t'attendent
encore.



XXXIII.


«Riche, belle et d'illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte
Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père,
et m'inspirait de l'affection et du respect; de l'amour, point. J'avais
été élevée dans l'ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans
la vie d'une femme. Mes parents, austères Luthériens, mais forcés de
pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs
habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force
d'âme. Leur haine pour l'étranger, leur révolte intérieure contre le joug
religieux et politique de l'Autriche, leur attachement fanatique aux
antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces
passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n'en soupçonnais pas d'autres,
et ma mère, qui n'avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un
crime en me les laissant pressentir. L'empereur Charles, père de
Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d'hérésie, et mit
notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais
racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l'empire,
et je me sacrifiai avec une sorte d'orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui
me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère
doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l'espérance de
le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille
accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la
vertu; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent
l'injustice n'est pas un milieu où l'âme puisse aisément se développer; je
reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur
bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux
coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine
miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de
résistance aux choses établies. Sa sœur Wenceslawa, tendre, vigilante,
généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et
à l'orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère; une
tyrannie caressante, mais accablante; une amitié dévouée, mais irritante
au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports
sympathiques et intellectuels avec des êtres que j'aimais pourtant, mais
dont le contact me tuait, dont l'atmosphère me desséchait lentement. Vous
savez l'histoire de la jeunesse d'Albert, ses enthousiasmes comprimés, sa
religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d'hérésie et de
démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre
échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations
d'effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la
mère, au moral comme au physique.

«L'absence d'amour fut le plus grand mal de ma vie, et c'est de lui que
dérivèrent tous les autres. J'aimais Christian d'une forte amitié; mais
rien en lui ne pouvait m'inspirer d'enthousiasme, et une affection
enthousiaste m'eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion
de nos intelligences. L'éducation religieuse et sévère que j'avais reçue
ne me permettait pas de séparer l'intelligence de l'amour. Je me dévorais
moi-même. Ma santé s'altéra; une excitation extraordinaire s'empara de mon
système nerveux; j'eus des hallucinations, des extases qu'on appela des
accès de folie, et qu'on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir.
On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si
des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de
sympathie, d'amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu'on me
ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les
exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour
de nos tyrans.

«La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups.
Il me sembla que le ciel avait maudit mon union; je désirai la mort avec
énergie. Je n'espérais plus rien de la vie. Je m'efforçais de ne point
aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu'il était condamné comme les
autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

«Un dernier malheur vint porter au comble l'exaspération de mes facultés.
J'aimai, je fus aimée, et l'austérité de mes principes me contraignit de
refouler en moi jusqu'à l'aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le
médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était
moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc
pas les grâces de la personne qui m'émurent, mais la sympathie profonde de
nos âmes, la conformité d'idées ou du moins d'instincts religieux et
philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis
vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même
activité d'esprit, le même patriotisme que moi. C'était de lui qu'on
pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakspeare met dans la bouche de
Brutus: «Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l'injustice avec un
visage serein.» La misère et l'abaissement du pauvre, le servage, les lois
despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la
conquête, soulevaient en lui des tempêtes d'indignation. Oh! que de
torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie
et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée! ici abrutie
par l'ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs
violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée
sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi,
concevait un remède à tant de maux, et m'entretenait souvent de projets
étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre
le despotisme et l'intolérance. J'écoutais ses desseins comme des rêves
romanesques. Je n'espérais plus; j'étais trop malade et trop brisée pour
croire à l'avenir. Il m'aima ardemment; je le vis, je le sentis, je
partageai sa passion: et pourtant, durant cinq années d'amitié apparente
et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l'un à l'autre le
funeste secret qui nous unissait. Il n'habitait point ordinairement le
Bœhmer-Wald; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte
d'aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour
organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me
persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais
plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois
qu'il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu
intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

«Durant une de ses absences, j'eus d'effroyables convulsions auxquelles
l'ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me
soignait en son absence, donna le nom de _fièvre maligne_. À la suite de
ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu'on prit pour la
mort. Mon pouls ne battait plus; ma respiration était insensible.
Cependant j'avais toute ma connaissance; j'entendis les prières du
chapelain et les larmes de ma famille. J'entendis les cris déchirants de
mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement; je
ne pus pas même le voir. On m'avait fermé les yeux, il m'était impossible
de les rouvrir. Je me demandais si c'était là la mort, et si l'âme, privée
de ses moyens d'action sur le cadavre, conservait dans le trépas les
douleurs de la vie et l'épouvante du tombeau. J'entendis des choses
terribles autour de mon lit de mort; le chapelain, essayant de calmer les
regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu'il fallait
remercier Dieu de toutes choses, et que c'était un grand bonheur pour mon
mari d'être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages
de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le
sens était le même, et la chanoinesse l'écoutait et se rendait peu à peu.
Je l'entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes
arguments, encore plus adoucis par l'expression, mais tout aussi cruels
pour moi. J'entendais distinctement, je comprenais affreusement. C'était,
pensait-on, la volonté de Dieu que je n'élevasse pas mon fils, et qu'il
fût soustrait dans son jeune âge au poison de l'hérésie dont j'étais
infectée. Voilà ce qu'on trouvait à dire à mon époux lorsqu'il s'écriait,
en pressant Albert sur son sein: «Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta
mère!» La réponse du chapelain était: «Vous l'élèverez selon Dieu!»

«Enfin, après trois jours d'un désespoir immobile et muet, je fus portée
dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans
avoir perdu un instant la certitude de l'épouvantable mort qu'on allait me
donner! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de
fiançailles, les habits magnifiques que vous m'avez vus dans mon portrait.
On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d'or sur la
poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée
dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le
manque d'air; je ne vivais que par la pensée.

«Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d'abord toute
réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe: on l'en
arracha; il y revint dans la nuit. Cette fois il s'était armé d'un marteau
et d'un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il
connaissait mes crises léthargiques; il ne les avait jamais vues aussi
longues, aussi complètes; mais, de quelques instants de cet état bizarre
observés par lui, il concluait à la possibilité d'une effroyable erreur.
Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l'entendis marcher
au-dessus de ma tête; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait
la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un
gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j'étais
tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l'appeler,
que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps; il interrogea
mille fois mon souffle éteint, mon cœur et mes mains glacés. J'avais la
raideur d'un cadavre. Je l'entendis murmurer d'une voix déchirante: «C'en
est donc fait! plus d'espoir! Morte, morte!... Ô Wanda!» Il laissa
retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence
épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui? M'abandonnait-il, lui
aussi, oubliant, dans l'horreur que lui inspirait la vue de ce qu'il avait
aimé, de refermer mon sépulcre?

«Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre
comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon
corps aux outrages de la destruction. Il voulait l'emporter secrètement,
l'embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à
ses côtés. Il se demandait s'il aurait ce courage; et tout à coup, dans
une sorte de transport fanatique, il se dit qu'il l'aurait. Il me prit
dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d'emporter
un cadavre jusqu'à sa demeure qui était éloignée de plus d'une lieue, il
me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid
qu'on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m'enveloppa et me
cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu'on ne fermait
pas alors avec le même soin qu'aujourd'hui, parce que des bandes de
malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s'étaient pas encore montrées
aux environs. J'étais devenue si maigre, que je n'étais pas, à vrai dire,
un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les
sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers,
accablé de douleur et d'épouvante plus encore que de fatigue. Il m'a dit
depuis que, plus d'une fois, il avait eu horreur de ce rapt d'un cadavre,
et qu'il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva
chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de
personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d'études.
C'est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de
joie que j'eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus
articuler une faible exclamation.

«Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout
à coup une force exubérante; je poussai des cris, des rugissements. La
servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu'on
l'assassinait. Il eut la présence d'esprit de se jeter au-devant d'eux, en
leur disant qu'une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu'il
tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu'il chasserait celui
qui aurait le malheur d'en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus
dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé
avec moi, m'y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa
volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me
jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu'il fallait nous séparer.

«Ô Marcus! m'écriai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir ici,
dans vos bras! Si vous m'aimez, tuez-moi; retourner dans ma famille est
pour moi pire que la mort.

«--Madame, me répondit-il avec fermeté, vous n'y retournerez jamais, j'en
ai fait le serment à Dieu et à moi-même. Vous n'appartenez plus qu'à moi.
Vous ne me quitterez plus, ou vous ne sortirez d'ici qu'en passant sur mon
cadavre.»

Cette terrible résolution m'épouvanta et me charma en même temps. J'étais
trop troublée et trop affaiblie pour en sentir la portée. Je l'écoutai
avec la soumission à la fois craintive et confiante d'un enfant. Je me
laissai soigner, guérir, et peu à peu je m'habituai à l'idée de ne jamais
retourner à Riesenburg, et de ne jamais démentir les apparences de ma
mort. Marcus déploya pour me convaincre une éloquence exaltée. Il me dit
que je ne pouvais pas vivre dans ce mariage, et que je n'avais pas le
droit d'y aller subir une mort certaine. Il me jura qu'il avait les moyens
de me soustraire à la vue des hommes pendant longtemps, et pendant toute
ma vie à celle des personnes qui me connaissaient. Il me promit de veiller
sur mon fils, et de me ménager les moyens de le voir en secret. Il me
donna même des garanties certaines de ces possibilités étranges, et je me
laissai convaincre. Je consentis à partir avec lui pour ne jamais
redevenir la comtesse de Rudolstadt.

«Mais au moment où nous allions partir, dans la nuit, on vint chercher
Marcus pour secourir Albert qu'on disait dangereusement malade. La
tendresse maternelle, que le malheur semblait avoir étouffée, se réveilla
dans mon sein. Je voulus suivre Marcus à Riesenburg; aucune puissance
humaine, pas même la sienne, n'eût pu m'en dissuader. Je montai dans sa
voiture, et, enveloppée d'un long voile, j'attendis avec anxiété, à
quelque distance du château, qu'il allât voir mon fils, et qu'il m'en
rapportât des nouvelles. Il revint bientôt en effet, m'assura que l'enfant
n'était point en danger, et voulut me ramener chez lui, afin de retourner
passer la nuit auprès d'Albert. Je ne pus m'y décider. Je voulus
l'attendre encore, cachée derrière les sombres murailles du château,
tremblante et agitée, tandis qu'il retournait soigner mon fils. À peine
fus-je seule, que mille inquiétudes me dévorèrent le cœur. Je m'imaginai
que Marcus me cachait la véritable situation d'Albert, que peut-être il
était mourant, qu'il allait expirer sans avoir reçu mon dernier baiser.
Dominée par cette persuasion funeste, je m'élançai sous le portique du
château; un valet, que je rencontrai dans la cour, laissa tomber son
flambeau, et s'enfuit en se signant. Mon voile cachait mes traits, mais
l'apparition d'une femme au milieu de la nuit suffisait pour réveiller les
idées superstitieuses de ces crédules serviteurs. On ne doutait pas que je
fusse l'ombre de la malheureuse et impie comtesse Wanda. Un hasard
inespéré voulut que je pusse pénétrer jusqu'à la chambre de mon fils sans
rencontrer d'autres personnes, et que la chanoinesse fût sortie en cet
instant pour chercher quelque médicament ordonné par Marcus. Mon mari,
suivant sa coutume, avait été prier dans son oratoire, au lieu d'agir pour
conjurer le danger. Je me précipitai sur mon fils, je le pressai sur mon
sein. Il n'eut point peur de moi, il me rendit mes caresses; il n'avait
pas compris ma mort. En ce moment le chapelain parut au seuil de la
chambre. Marcus pensa que tout était perdu. Cependant, avec une rare
présence d'esprit, il se tint immobile et parut ne point me voir à côté de
lui. Le chapelain prononça, d'une voix entrecoupée, quelques paroles
d'exorcisme, et tomba évanoui avant d'avoir osé faire un pas vers moi.
Alors je me résignai à fuir par une autre porte, et je regagnai, dans les
ténèbres, l'endroit où Marcus m'avait laissée. J'étais rassurée, j'avais
vu Albert soulagé, ses petites mains étaient tièdes, et le feu de la
fièvre n'était plus sur ses joues. L'évanouissement et la frayeur du
chapelain furent attribués à une vision. Il soutint m'avoir vue auprès de
Marcus, tenant mon fils dans mes bras. Marcus soutint n'avoir rien vu du
tout. Albert s'était endormi. Mais le lendemain, il me redemanda, et les
nuits suivantes, convaincu que je n'étais pas endormie pour toujours,
comme on tâchait de le lui persuader, il rêva de moi, crut me voir encore,
et m'appela à plusieurs reprises. À partir de ce moment, l'enfance
d'Albert fut étroitement surveillée, et les âmes superstitieuses de
Riesenburg firent maintes prières pour conjurer les funestes assiduités de
mon fantôme autour de son berceau.

«Marcus me ramena chez lui avant le jour. Nous retardâmes encore notre
départ d'une semaine, et quand mon fils fut entièrement rétabli, nous
quittâmes la Bohême. Depuis ce temps j'ai mené une vie errante et
mystérieuse. Toujours cachée dans mes gîtes, toujours voilée dans mes
voyages, portant un nom supposé, et n'ayant pendant bien longtemps d'autre
confident au monde que Marcus, j'ai passé plusieurs années avec lui en
pays étranger. Il entretenait une correspondance suivie avec un ami qui le
tenait au courant de tout ce qui se passait à Riesenburg, et qui lui
donnait d'amples détails sur la santé, sur le caractère, sur l'éducation
de mon fils. L'état déplorable de ma santé m'autorisait à mener la vie la
plus retirée et à ne voir personne. Je passais pour la sœur de Marcus, et
je vécus plusieurs années au fond de l'Italie, dans une villa isolée,
tandis que, pendant une partie de chaque année, Marcus continuait ses
voyages, et poursuivait l'accomplissement de ses vastes projets.

«Je ne fus point la maîtresse de Marcus; j'étais restée sous l'empire de
mes scrupules religieux, et il me fallut plus de dix années de méditations
pour concevoir les droits de l'être humain à secouer le joug des lois sans
pitié et sans intelligence qui régissent la société humaine. Étant censée
morte, et ne voulant pas risquer la liberté que j'avais si chèrement
conquise, je ne pouvais invoquer aucun pouvoir religieux ou civil pour
rompre mon mariage avec Christian, et je n'eusse d'ailleurs pas voulu
réveiller ses douleurs assoupies. Il ne savait pas combien j'avais été
malheureuse avec lui; il me croyait descendue, pour mon bonheur, pour la
paix de sa famille et pour le salut de son fils, dans le repos de la
tombe. Dans cette situation, je me regardais comme éternellement condamnée
à lui être fidèle. Plus tard, quand, par les soins de Marcus, les
disciples d'une foi nouvelle se furent réunis et constitués secrètement en
pouvoir religieux, quand j'eus assez modifié mes idées pour accepter ce
nouveau concile et entrer dans cette nouvelle Église qui eût pu prononcer
mon divorce et consacrer notre union, il n'était plus temps. Marcus,
fatigué de mon opiniâtreté, avait senti le bien d'aimer ailleurs, et je
l'y avais héroïquement poussé. Il était marié; j'étais l'amie de sa femme:
cependant, il ne fut point heureux. Cette femme n'avait pas l'esprit et le
cœur assez grands pour satisfaire l'esprit et le cœur d'un homme tel que
lui. Il n'avait pu lui faire comprendre ses plans; il se garda de
l'initier à son succès. Elle mourut au bout de quelques années sans avoir
deviné que Marcus m'aimait toujours. Je la soignai à son agonie; je lui
fermai les yeux sans avoir aucun reproche à me faire envers elle, sans me
réjouir de voir disparaître cet obstacle à ma longue et cruelle passion.
La jeunesse avait fui; j'étais brisée; j'avais eu une vie trop grave et
trop austère pour m'en départir lorsque l'âge commençait à blanchir mes
cheveux. J'entrai enfin dans le calme de la vieillesse, et je sentis
profondément tout ce qu'il y a d'auguste et de sacré dans cette phase de
notre vie de femme. Oui, notre vieillesse comme toute notre vie, quand
nous la comprenons bien, a quelque chose de plus sérieux que celle de
l'homme. Ils peuvent tromper le cours des années; ils peuvent aimer encore
et devenir pères dans un âge plus avancé que nous, au lieu que la nature
nous marque un terme après lequel il y a je ne sais quoi de monstrueux et
d'impie à vouloir réveiller l'amour, et empiéter par de ridicules délires
sur les brillants privilèges de la génération qui déjà nous succède et
nous efface. Les leçons et les exemples qu'elle attend de nous d'ailleurs
en ce moment solennel, demandent une vie de contemplation et de
recueillement que les agitations de l'amour troubleraient sans fruit. La
jeunesse peut s'inspirer de sa propre ardeur et y trouver de hautes
révélations. L'âge mûr n'a plus commerce avec Dieu que dans l'auguste
sérénité qui lui est accordée comme un dernier bienfait. Dieu lui-même
l'aide doucement et par une insensible transformation à entrer dans cette
voie. Il prend soin d'apaiser nos passions et de les changer en amitiés
paisibles; il nous ôte le prestige de la beauté, éloignant ainsi de nous
les dangereuses tentations. Rien n'est donc si facile que de vieillir,
quoi qu'en disent et quoi qu'en pensent toutes ces femmes malades d'esprit
qu'on voit s'agiter dans le monde, en proie à une sorte de fureur obstinée
pour cacher aux autres et à elles-mêmes la décadence de leurs charmes, et
la fin de leur mission en tant que femmes. Hé quoi! l'âge nous ôte notre
sexe, il nous dispense des labeurs terribles de la maternité, et nous ne
reconnaîtrions pas que c'est le moment de nous élever à une sorte d'état
angélique? Mais, ma chère fille, vous êtes si loin de ce terme effrayant
et pourtant désirable comme le port après la tempête, que toutes mes
réflexions à ce sujet sont hors de propos: qu'elles vous servent donc
seulement à comprendre mon histoire. Je restai ce que j'avais toujours
été, la sœur de Marcus, et ces émotions comprimées, ces désirs vaincus qui
avaient torturé notre jeunesse, donnèrent au moins à l'amitié de l'âge mûr
un caractère de force et de confiance enthousiaste qui ne se rencontre pas
dans les vulgaires amitiés.

«Je ne vous ai encore rien dit, d'ailleurs, des travaux d'esprit et des
occupations sérieuses qui, durant les quinze premières années, nous
empêchèrent d'être absorbés par nos souffrances, et qui, depuis ce temps,
nous ont empêchés de les regretter. Vous en connaissez la nature, le but
et le résultat; vous y avez été initiée la nuit dernière; vous le serez
plus encore ce soir par l'organe des Invisibles. Je puis vous dire
seulement que Marcus siège parmi eux, et qu'il a lui-même formé leur
conseil secret et organisé toute leur société avec le concours d'un prince
vertueux, dont toute la fortune est consacrée à l'entreprise mystérieuse
et grandiose que vous connaissez. J'y ai consacré également toute ma vie
depuis quinze ans. Après douze années d'absence, j'étais trop oubliée
d'une part, trop changée de l'autre, pour ne pouvoir pas reparaître en
Allemagne. La vie étrange qui convient à certaines fonctions de notre
ordre favorisait d'ailleurs mon incognito. Chargée, non pas de l'active
propagande, qui est réservée à votre vie d'éclat, mais des secrètes
missions que ma prudence pouvait exercer, j'ai fait quelques voyages que
je vous raconterai tout à l'heure. Et depuis lors, j'ai vécu ici tout à
fait cachée, exerçant en apparence les fonctions obscures de gouvernante
d'une partie de la maison du prince, mais ne m'occupant en effet
sérieusement que de l'œuvre secrète, tenant une vaste correspondance au
nom du conseil avec tous les affiliés importants, les recevant ici, et
présidant souvent leurs conférences, seule avec Marcus, lorsque le prince
et les autres chefs suprêmes étaient absents, enfin exerçant en tout temps
une influence assez marquée sur celles de leurs décisions qui semblaient
appeler les vues délicates et le sens particulier dont est doué l'esprit
féminin. A part les questions philosophiques qui s'agitent et se pèsent
ici, et desquelles, du reste, j'ai acquis par la maturité de mon
intelligence, le droit de n'être pas écartée, il y a souvent des questions
de sentiment à débattre et à juger. Vous pensez bien que, dans nos
tentatives au dehors, nous rencontrons souvent le concours ou l'obstacle
des passions particulières, de l'amour, de la haine, de la jalousie. J'ai
eu par l'intermédiaire de mon fils, j'ai même eu en personne et sous les
travestissements fort à la mode dans les cours auprès des femmes, de
magicienne ou d'inspirée, des relations fréquentes avec la princesse
Amélie de Prusse, avec l'intéressante et malheureuse princesse de
Culmbach, enfin avec la jeune margrave de Bareith, sœur de Frédéric. Nous
devions conquérir ces femmes par le cœur plus encore que par l'esprit.
J'ai travaillé noblement, j'ose le dire, à nous les attacher, et j'y ai
réussi. Mais cette face de ma vie n'est pas celle dont je veux vous
entretenir. Dans vos futures entreprises, vous retrouverez ma trace, et
vous continuerez ce que j'ai commencé. Je veux vous parler d'Albert, et
vous raconter tout le côté de son existence que vous ne connaissez pas.
Nous en avons encore le temps. Prêtez-moi encore un peu d'attention. Vous
comprendrez comment j'ai enfin connu, dans cette vie terrible et bizarre
que je me suis faite, des émotions tendres et des joies maternelles.



XXXIV.


«Informée minutieusement, par les soins de Marcus, de tout ce qui se
passait au château des Géants, je n'eus pas plus tôt appris la résolution
que l'on avait prise de faire voyager Albert, et la direction qu'il devait
suivre, que je courus me mettre sur son passage. Ce fut l'époque de ces
voyages dont je vous parlais tout à l'heure, et dans plusieurs desquels
Marcus m'accompagna. Le gouverneur et les domestiques qu'on avait donnés à
Albert ne m'avaient point connue; je ne craignais donc point leurs
regards. J'étais si impatiente de voir mon fils, que j'eus bien de la
peine à m'en abstenir, en voyageant derrière lui à quelques heures de
distance, et à gagner ainsi Venise, où il devait faire sa première
station. Mais j'étais résolue à ne point me montrer à lui sans une espèce
de solennité mystérieuse; car mon but n'était pas seulement l'ardent
instinct maternel qui me poussait dans ses bras, j'avais un dessein plus
sérieux, un devoir plus maternel encore à remplir; je voulais arracher
Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de
l'enlacer. Je devais m'emparer de son imagination, de sa confiance, de son
esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à
cette époque il l'était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les
pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé
Marcus de ces détails ignoraient le fond du cœur d'Albert. Son père et sa
tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui
reprocher qu'un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente
d'interpréter l'Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique
rigide, et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique
du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible.
J'étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu'on avait attaché à ses
pas; je craignais de ne pouvoir l'approcher sans être observée et
contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l'indigne abbé
*** ne s'occupait pas même de sa santé, et qu'Albert, négligé aussi par
des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul
et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour.
J'observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même
hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers,
dans les galeries, sur les quais. Oh! vous pouvez bien deviner comme mon
cœur battit à sa vue, comme mes entrailles s'émurent, et quels torrents
de larmes s'échappèrent de mes yeux consternés et ravis! Il me semblait si
beau, si noble, et si triste, hélas! cet unique objet permis à mon amour
sur la terre! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra
dans l'église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de
tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s'agenouilla dans un
coin; je m'y glissai avec lui: je me cachai derrière une tombe. L'église
était déserte; l'obscurité devenait à chaque instant plus profonde. Albert
était immobile comme une statue. Cependant il paraissait plongé dans la
rêverie plutôt que dans la prière. La lampe du sanctuaire éclairait
faiblement ses traits. Il était si pâle! j'en fus effrayée. Son œil fixe,
ses lèvres entr'ouvertes, je ne sais quoi de désespéré dans son attitude
et dans sa physionomie, me brisèrent le cœur; je tremblais comme la
flamme vacillante de la lampe. Il me semblait que si je me révélais à lui
en cet instant, il allait tomber anéanti. Je me rappelai tout ce que
Marcus m'avait dit de sa susceptibilité nerveuse et du danger des brusques
émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas
céder aux élans de mon amour. J'allai l'attendre sous le portique. J'avais
jeté sur mes vêtements, d'ailleurs fort simples et fort sombres, une mante
brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l'aspect d'une
femme du peuple de ce pays. Lorsqu'il sortit, je fis involontairement un
pas vers lui; il s'arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au
hasard une pièce d'or dans sa poche, et me la présenta. Oh! avec quel
orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône! Tenez, Consuelo,
c'est un sequin de Venise; je l'ai fait percer pour y passer une chaîne,
et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une
relique. Il ne m'a jamais quittée depuis ce jour-là, ce gage que la main
de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport;
je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira
avec une sorte d'effroi; elle était trempée de mes pleurs.

«--Que faites-vous, femme? me dit-il d'une voix dont le timbre pur et
sonore retentit jusqu'au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi
pour un si faible don? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous
ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir? Parlez. Je veux
vous consoler; j'espère que je le pourrai.»

«Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l'or qu'il avait sur
lui.

«--Tu m'as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je; je suis
satisfaite.

«--Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui
étouffaient ma voix: vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse
ne peut remédier?

«--Non, repris-je, je pleure d'attendrissement et de joie.

«--De joie! Il y a donc des larmes de joie? et de telles larmes pour une
pièce d'or! Ô misère humaine! Femme, prends tout le reste, je t'en prie;
mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux,
si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous!»

«Il s'éloigna en soupirant. Je n'osai pas le suivre, de peur de me trahir.
Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de
hâte de s'en débarrasser. Je le ramassai, et j'allai le mettre dans le
tronc aux aumônes, afin de satisfaire la noble charité de mon fils. Le
lendemain, je l'épiai encore, et je le vis entrer à Saint-Marc; j'avais
résolu d'être plus forte et plus calme, je le fus. Nous étions encore
seuls, dans la demi-obscurité de l'église. Il rêva encore longtemps, et
tout à coup je l'entendis murmurer d'une voix profonde en se relevant:

«--Ô Christ! ils te crucifient tous les jours de leur vie!

«--Oui! lui répondis-je, lisant à moitié dans sa pensée, les pharisiens et
les docteurs de la loi!»

«Il tressaillit, garda le silence un instant, et dit à voix basse, sans se
retourner, sans chercher à voir qui lui parlait ainsi:

«--Encore la voix de ma mère!»

«Consuelo, je faillis m'évanouir en entendant Albert évoquer ainsi mon
souvenir, et garder dans la mémoire de son cœur l'instinct de cette
divination filiale. Pourtant la crainte de troubler sa raison, déjà si
exaltée, m'arrêta encore; j'allai encore l'attendre sous le porche, et
quand il passa, satisfaite de le voir, je ne m'approchai pas de lui. Mais
il m'aperçut et recula avec un mouvement d'effroi.

«--Signora, me dit-il après un instant d'hésitation, pourquoi mendiez-vous
aujourd'hui? Est-ce donc une profession en effet, comme le disent les
riches impitoyables! N'avez-vous pas de famille? Ne pouvez-vous être utile
à quelqu'un, au lieu d'errer la nuit comme un spectre autour des églises?
Ce que je vous ai donné hier ne suffit-il pas pour vous mettre à l'abri
aujourd'hui? Voulez-vous donc accaparer la part qui peut revenir à vos
frères?

«--Je ne mendie pas, lui répondis-je. J'ai mis ton or dans le tronc des
pauvres, excepté un sequin que je veux garder pour l'amour de toi.

«--Qui êtes-vous donc? s'écria-t-il en me saisissant le bras; votre voix
me remue jusqu'au fond de l'âme. Il me semble que je vous connais.
Montrez-moi votre visage!... Mais non! je ne veux pas le voir, vous me
faites peur.

«--Oh! Albert! lui dis-je hors de moi et oubliant toute prudence, toi
aussi, tu as donc peur de moi?»

«Il frémit de la tête aux pieds, et murmura encore avec une expression de
terreur et de respect religieux:

«--Oui, c'est sa voix, la voix de ma mère!

«--J'ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais
seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D'où vient
que je t'effraie? Ta mère est donc morte?

«--Ils disent qu'elle est morte, répondit-il; mais ma mère n'est pas morte
pour moi.

«--Où vit-elle donc?

«--Dans mon cœur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J'ai
rêvé sa voix, j'ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois.»

«Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le
portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d'égarement.
Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

«Albert, lui dis-je, j'ai connu votre mère; j'ai été son amie. J'ai été
chargée par elle de vous parler d'elle un jour, quand vous seriez en âge
de comprendre ce que j'ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais.
Je ne vous ai suivi hier et aujourd'hui que pour avoir l'occasion de
m'entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez
pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les
arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi?
Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela!

«--Vous, l'amie de ma mère! s'écria-t-il. Vous, chargée par elle de me
parler d'elle? Oh! oui, parlez, parlez; vous voyez bien que je ne me
trompais pas, qu'une voix intérieure m'avertissait! Je sentais qu'il y
avait quelque chose d'elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je
ne suis pas insensé; seulement j'ai le cœur plus vivant et plus
accessible que bien d'autres à certaines choses que les autres ne
comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous
avez compris ma mère. Parlez-moi donc d'elle; parlez-moi encore avec sa
voix, avec son esprit.»

«Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son
émotion, je l'emmenai sous les arcades, et je commençai par l'interroger
sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu'on lui avait
donnés, sur l'idée qu'il se faisait des principes et des idées de sa mère.
Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j'étais au
courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son
cœur. Ô ma fille! quel orgueil enthousiaste s'empara de moi, quand je vis
l'amour ardent qu'Albert nourrissait pour moi, la foi qu'il avait dans ma
piété et dans ma vertu, l'horreur que lui inspirait la répulsion
superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire; la pureté de
son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin,
tous ces sublimes instincts qu'une éducation catholique n'avait pu
étouffer en lui! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m'inspira la
précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la
brisaient déjà, comme on s'était efforcé de briser la mienne! Albert se
croyait encore catholique. Il n'osait pas se révolter ouvertement contre
les arrêts de l'Église. Il avait besoin de croire à une religion
constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait
(il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et
funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner
certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des
novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques,
il flottait dans une mer d'incertitudes, tantôt condamnant la révolte,
tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des
hommes de bien s'étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que
des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

«Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des
fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser
courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs
inévitables emportements, l'exhorter à abandonner le parti de la ruse, de
la violence et de l'asservissement, tout en reconnaissant l'excellence de
certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n'eus pas de peine, à
l'éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que
j'eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes
inspirations: mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus
accablante que celle de l'incertitude s'empara de son âme consternée. La
vérité n'était donc reconnue nulle part sur la terre! La loi de Dieu
n'était plus vivante dans aucun sanctuaire! Aucun peuple, aucune caste,
aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à
l'éclaircir et à la développer! Catholiques et protestants avaient
abandonné les voies divines! Partout régnait la loi du plus fort, partout
le faible était enchaîné et avili; le Christ était crucifié tous les jours
sur tous les autels érigés par les hommes! La nuit s'écoula dans cet
entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures
sans qu'Albert songeât à les compter. Je m'effrayais de cette puissance de
tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût
pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J'admirais la mâle
fierté et l'expression déchirante de mon noble et malheureux enfant; je me
retrouvais en lui tout entière; je croyais lire dans ma vie passée et
recommencer avec lui l'histoire des longues tortures de mon cœur et de
mon cerveau; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune,
l'inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et
incomprise; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes
furent longues et déchirantes. Je n'osais pas encore lui livrer les
secrets de notre conspiration; je craignais qu'il ne les comprît pas tout
de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d'inutiles et
dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je
lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s'il consentait à
attendre, et à se préparer à d'austères confidences; j'émus doucement son
imagination dans l'attente d'une révélation nouvelle, et je le ramenai à
l'hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel
entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de
l'excitation de ses facultés.

«Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j'étais.

«Je ne puis vous le dire, lui répondis-je; je porte un nom supposé; j'ai
des raisons pour me cacher; ne parlez de moi à personne.»

«Il ne me fit jamais d'autres questions, et parut se contenter de ma
réponse; mais sa délicate réserve fut accompagnée d'un autre sentiment
étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il
m'a dit, bien longtemps après, qu'il m'avait toujours prise dès lors pour
l'âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des
circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet.
Ainsi, mon cher Albert s'obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même.
Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence,
et je ne pouvais pas réussir à tromper l'instinct victorieux de son
cœur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu'à le
fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n'avait ni
contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l'objet. Il se
soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le
reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la
puissance d'un spectre.

«De cette effrayante tranquillité qu'Albert portait dès lors dans les
égarements de son imagination, de ce courage sombre et stoïque qui lui a
fait toujours affronter sans pâlir les fantômes enfantés par son cerveau,
résulta pour moi pendant longtemps une erreur funeste. Je ne sus pas
l'idée bizarre qu'il se faisait de ma réapparition sur la terre. Je crus
qu'il m'acceptait pour une mystérieuse amie de sa défunte mère et de sa
propre jeunesse. Je m'étonnai, il est vrai, du peu de curiosité qu'il me
témoignait et du peu d'étonnement que lui causait l'assiduité de mes
soins: mais ce respect aveugle, cette soumission délicate, cette absence
d'inquiétude pour toutes les réalités de la vie, paraissaient si conformes
à son caractère recueilli, rêveur et contemplatif, que je ne cherchai pas
assez à m'en rendre compte, et à en sonder les causes secrètes. En
travaillant donc à fortifier son raisonnement contre l'excès de son
enthousiasme, j'aidai, sans le savoir, à développer en lui cette sorte de
démence à la fois sublime et déplorable dont il a été si longtemps le
jouet et la victime.

«Peu à peu, dans une suite d'entretiens qui n'eurent jamais ni confidents
ni témoins, je lui développai les doctrines dont notre ordre s'est fait le
dépositaire et le propagateur occulte. Je l'initiai à notre projet de
régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos
mystères, Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la
maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d'avance les symboles
cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l'interprétation multiple
se prête si bien à la mesure d'intelligence et de courage des adeptes.
Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, parlant
toujours des lieux qu'il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux
qu'il allait visiter le lendemain de son arrivée. J'eus soin de me loger
toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son
gouverneur, ni à ses valets qu'il eut, au reste, d'après mon avis, la
précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa
personne. Je lui demandais quelquefois s'il n'était pas surpris de me
retrouver partout.

«--Oh non! me répondait-il; je sais bien que vous me suivrez partout.»

«Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance:

«--Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez
bien que si vous m'abandonniez maintenant, je mourrais.»

«Il parlait toujours d'une manière exaltée et comme inspirée. Je
m'habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en
parlant avec lui. Marcus m'a souvent reproché, et je me suis souvent
reproché moi-même d'avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui
dévorait Albert. Marcus eût voulu l'éclairer par des leçons plus positives,
et par une logique plus froide; mais en d'autres moments je me suis
rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette
flamme l'eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants
avaient annoncé les mêmes dispositions à l'enthousiasme; on avait comprimé
leur âme; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on
redoute l'éclat. Ils avaient succombé avant d'avoir la force de résister.
Sans mon souffle, qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur
l'étincelle sacrée, l'âme d'Albert eût été peut-être rejoindre celle de
ses frères, de même que sans le souffle de Marcus, je me fusse éteinte
avant d'avoir vécu. Je m'attachais d'ailleurs à distraire souvent son
esprit de cette éternelle aspiration vers les choses idéales. Je lui
conseillai, j'exigeai de lui des études positives; il m'obéit avec douceur,
avec conscience. Il étudia les sciences naturelles, les langues des
divers pays qu'il parcourait: il lut énormément; il cultiva même les arts
et s'adonna sans maître à la musique. Tout cela ne fut qu'un jeu, un repos
pour sa vive et large intelligence. Étranger à tous les enivrements de son
âge, ennemi-né du monde et de ses vanités, il vivait partout dans une
profonde retraite, et, résistant avec opiniâtreté aux conseils de son
gouverneur, il ne voulut pénétrer dans aucun salon, être poussé dans
aucune cour. C'est à peine s'il vit, dans deux ou trois capitales, les
plus anciens et les plus sérieux amis de son père. Il se composa devant
eux un maintien grave et réservé qui ne donna aucune prise à leur critique,
et il n'eut d'expansion et d'intimité qu'avec quelques adeptes de notre
ordre, auxquels Marcus le recommanda particulièrement. Au reste, il nous
pria de ne point exiger de lui qu'il s'occupât de propagande avant de
sentir éclore en lui le don de la persuasion, et il me déclara souvent
avec franchise qu'il ne l'avait point, parce qu'il n'avait pas encore une
foi assez complète dans l'excellence de nos moyens. Il se laissa conduire
de grade en grade comme un élève docile; mais, examinant tout avec une
sévère logique et une scrupuleuse loyauté, il se réservait toujours, me
disait-il, le droit de nous proposer des réformes et des améliorations
quand il se sentirait suffisamment éclairé pour oser se livrer à son
inspiration personnelle. Jusque-là il voulait rester humble, patient et
soumis aux formes établies dans notre société secrète. Plongé dans l'étude
et la méditation, il tenait son gouverneur en respect par le sérieux de
son caractère et la froideur de son maintien. L'abbé en vint donc à le
considérer comme un triste pédant, et à s'éloigner de lui le plus possible,
pour ne s'occuper que des intrigues de son ordre. Albert fit même d'assez
longues résidences en France et en Angleterre sans qu'il l'accompagnât; il
était souvent à cent lieues de lui, et se bornait à lui donner rendez-vous
lorsqu'il voulait voir une autre contrée: encore souvent ne voyagèrent-ils
pas ensemble. À ces époques j'eus la plus grande liberté de voir mon fils,
et sa tendresse exclusive me paya au centuple des soins que je lui
rendais. Ma santé s'était raffermie. Ainsi qu'il arrive parfois aux
constitutions profondément altérées de se faire une habitude de leurs maux
et de ne les plus sentir, je ne m'apercevais presque plus des miens. La
fatigue, les veilles, les longs entretiens, les courses pénibles, au lieu
de m'abattre, me soutenaient dans une fièvre lente et continue, qui était
devenue et qui est restée mon état normal. Frêle et tremblante comme vous
me voyez, il n'est plus de travaux et de lassitudes que je ne puisse
supporter mieux que vous, belle fleur du printemps. L'agitation est
devenue mon élément, et je m'y repose en marchant toujours, comme ces
courriers de profession qui ont appris à dormir en galopant sur leur
cheval.

«Cette expérimentation de ce que peut supporter et accomplir une âme
énergique dans un corps maladif, m'a rendue plus confiante à la force
d'Albert. Je me suis accoutumée à le voir parfois languissant et brisé
comme moi, animé et fébrile comme moi à d'autres heures. Nous avons
souvent souffert ensemble des mêmes douleurs physiques, résultat des mêmes
émotions morales; et jamais peut-être notre intimité n'a été plus douce et
plus tendre qu'à ces heures d'épreuve, où la même fièvre brûlait nos
veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien
de fois il nous a semblé que nous étions le même être! combien de fois
nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous
adresser mutuellement les mêmes paroles! Combien de fois enfin, agités ou
brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la
main, la langueur ou l'animation l'un de l'autre! Que de bien et de mal
nous avons connu en commun! Ô mon fils! ô mon unique passion! ô la chair
de ma chair et les os de mes os! que de tempêtes nous avons traversées,
couverts de la même égide céleste! à combien de ravages nous avons résisté
en nous serrant l'un contre l'autre, et en prononçant la même formule de
salut: amour, vérité, justice!

«Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert, ayant
parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades
supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire
et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l'Allemagne où
nous sommes, afin d'y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque
le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup
de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j'avais
pris pour l'empêcher d'oublier sa famille, il ne l'aimait plus que comme
un tendre souvenir du passé; il ne comprenait plus l'existence avec elle.
Il ne nous vint pourtant pas à l'esprit de résister à cet ordre formulé
avec la dignité froide et la confiance de l'autorité paternelle, telle
qu'on l'entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre
pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on
nous séparait, mais sans pouvoir imaginer qu'il ne dût pas me revoir
bientôt, et resserrer avec Marcus les liens de l'association qui le
réclamait. Albert avait peu la notion du temps, et encore moins
l'appréciation des éventualités matérielles de la vie.

«--Est-ce que nous nous quittons? me disait-il en me voyant pleurer malgré
moi; nous ne pouvons pas nous quitter. Toutes les fois que je vous ai
appelée au fond de mon cœur, vous m'êtes apparue. Je vous appellerai
encore.

«--Albert, Albert! lui répondis-je, je ne puis pas te suivre cette fois où
tu vas.»

«Il pâlit et se serra contre moi comme un enfant effrayé. Le moment était
venu de lui révéler mon secret:

«--Je ne suis pas l'âme de ta mère, lui dis-je après quelque préambule:
je suis ta mère elle-même.

«--Pourquoi me dites-vous cela? reprit-il avec un sourire étrange; est-ce
que je ne le savais pas? est-ce que nous ne nous ressemblons pas? est-ce
que je n'ai pas vu votre portrait à Riesenburg? est-ce que je vous avais
oubliée, d'ailleurs? est-ce que je ne vous avais pas toujours vue,
toujours connue?

«--Et tu n'étais pas surpris de me voir vivante, moi que l'on croit
ensevelie dans la chapelle du château des Géants?

«--Non, me répondit-il, je n'étais pas surpris; j'étais trop heureux pour
cela. Dieu a le pouvoir des miracles, et ce n'est point aux hommes de s'en
étonner.»

«L'étrange enfant eut plus de peine à comprendre les effrayantes réalités
de mon histoire que le prodige dont il s'était bercé. Il avait cru à ma
résurrection comme à celle du Christ; il avait pris à la lettre mes
doctrines sur la transmission de la vie; il y croyait avec excès,
c'est-à-dire qu'il ne s'étonnait pas de me voir conserver le souvenir et
la certitude de mon individualité, après avoir dépouillé mon corps pour en
revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie
n'avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe
mortelle n'était pas restée dans le sépulcre. Il m'écoutait avec une
physionomie distraite et cependant enflammée, comme s'il eût entendu
sortir de ma bouche d'autres paroles que celles que je prononçais. Il se
passa en lui, en ce moment, quelque chose d'inexplicable. Un lien terrible
retenait encore l'âme d'Albert sur le bord de l'abîme. La vie réelle ne
pouvait pas encore s'emparer de lui avant qu'il eût subi cette dernière
crise dont j'étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait
être en lui le dernier effort de la notion d'éternité luttant contre la
notion du temps. Mon cœur se brisa en se séparant de lui; un douloureux
pressentiment m'avertissait vaguement qu'il allait entrer dans cette phase
pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon
existence, et que l'heure n'était pas loin où Albert serait anéanti ou
renouvelé. J'avais remarqué en lui une tendance à l'état cataleptique. Il
avait eu sous mes veux des accès de sommeil si longs, si profonds, si
effrayants; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu
sensible, que je ne cessais de dire ou d'écrire à Marcus: «Ne laissons
jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe.»
Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château
des Géants: il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l'Empire.
Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à
laquelle en effet son influence n'avait pas été étrangère. Il n'avait
échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée
d'inquiétude, je revins ici. Albert m'avait promis de m'écrire tous les
jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu'une lettre me manquerait, de
partir pour la Bohême, et de me présenter à Riesenburg, à tout risque, à
tout événement.

«La douleur de notre séparation lui fut d'abord moins cruelle qu'à moi. Il
ne comprit pas ce qui se passait; il sembla ne pas y croire. Mais quand il
fut rentré sous ce toit funeste où l'air semble être un poison pour la
poitrine ardente des descendants de Ziska, il reçut une commotion terrible
dans tout son être; il courut s'enfermer dans la chambre que j'avais
habitée; il m'y appela, et, ne m'y voyant pas reparaître, il se persuada
que j'étais morte une seconde fois, et que je ne lui serais plus rendue
dans le cours de sa vie présente. Du moins, c'est ainsi qu'il m'a expliqué
depuis ce qui se passa en lui à cette heure fatale où sa raison et sa foi
furent ébranlées pour des années entières. Il regarda longtemps mon
portrait. Un portrait ne ressemble jamais qu'imparfaitement, et ce
sentiment particulier que l'artiste a eu de nous, est toujours si
au-dessus de celui que conçoivent et conservent les êtres dont nous sommes
ardemment aimés, qu'aucune ressemblance ne peut les satisfaire; elle les
afflige même et les indigne parfois. Albert, en comparant cette
représentation de ma jeunesse et de ma beauté passée, ne retrouva pas sa
vieille mère chérie, ses cheveux gris qui lui semblaient plus augustes, et
cette pâleur flétrie qui parlait à son cœur. Il s'éloigna du portrait
avec terreur et reparut devant ses parents, sombre, taciturne, consterné.
Il alla visiter ma tombe; il y fut saisi de vertige et d'épouvante. L'idée
de la mort lui parut monstrueuse; et cependant, pour le consoler, son père
lui dit que j'étais là, qu'il fallait s'y agenouiller et prier pour le
repos de mon âme.

«--Le repos! s'écria Albert hors de lui, le repos de l'âme! non, l'âme de
ma mère n'est pas faite pour un pareil néant, non plus que la mienne. Ni
ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais!
cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce
divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l'âme, me font
horreur!»

«C'est par de pareils discours qu'Albert commença à répandre l'effroi dans
l'âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain,
pour qu'il essayât de les expliquer. Cet homme borné n'y vit qu'un cri
arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte
superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d'Albert, les
efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique,
réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le
caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent: à force
de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu'il m'avait
connue vivante, et je ne lui semblai plus qu'un spectre fugitif toujours
prêt à l'abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus
que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres.
Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage.
Il avait perdu la mémoire des choses récentes; il se persuadait avoir fait
un rêve de huit années auprès moi, ou plutôt ces huit années de bonheur,
d'activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d'une heure.

«Ne recevant aucune lettre de lui, j'allais courir vers lui: Marcus me
retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de
Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle
correspondant, des nouvelles de Riesenburg; mon fils passait pour calme,
bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait
pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers
temps.

«Dans ses voyages, Albert avait connu le jeune Trenck; il s'était lié avec
lui d'une amitié chaleureuse. Trenck, aimé de la princesse de Prusse, et
persécuté par le roi Frédéric, écrivit à mon fils ses joies et ses
malheurs; il l'engageait ardemment à venir le trouver à Dresde, pour lui
donner conseil et assistance. Albert fit ce voyage, et, à peine eut-il
quitté le sombre château de Riesenburg, que la mémoire, le zèle, la raison,
lui revinrent. Trenck avait rencontré mon fils dans la milice des
néophytes _Invisibles_. Là ils s'étaient compris et juré une fraternité
chevaleresque. Informé par Marcus de leur projet d'entrevue, je courus à
Dresde, je revis Albert, je le suivis en Prusse, où il s'introduisit dans
le palais des rois sous un déguisement pour servir l'amour de Trenck et
remplir un message des Invisibles. Marcus jugeait que cette activité et la
conscience d'un rôle utile et généreux sauveraient Albert de sa dangereuse
mélancolie. Il avait raison; Albert reprenait à la vie parmi nous; Marcus
voulait, au retour, l'amener ici et l'y garder quelque temps dans la
société des plus vénérables chefs de l'ordre; il était convaincu qu'en
respirant cette véritable atmosphère vitale de son âme supérieure, Albert
recouvrerait la lucidité de son génie. Mais une circonstance fâcheuse
troubla tout à coup la confiance de mon fils. Il avait rencontré sur son
chemin l'imposteur Cagliostro, initié par l'imprudence des rose-croix à
quelques-uns de leurs mystères. Albert, depuis longtemps reçu rose-croix,
avait dépassé ce grade, et présida une de leurs assemblées comme
grand-maître. Il vit alors de près ce qu'il n'avait fait encore que
pressentir. Il toucha tous ces éléments divers qui composent les
affiliations maçonniques; il reconnut l'erreur, l'engouement, la vanité,
l'imposture, la fraude même qui commençaient dès lors à se glisser dans
ces sanctuaires déjà envahis par la démence et les vices du siècle.
Cagliostro, avec sa police vigilante des petits secrets du monde, qu'il
présentait comme les révélations d'un esprit familier, avec son éloquence
captieuse qui parodiait les grandes inspirations révolutionnaires, avec
son art prestigieux qui évoquait de prétendues ombres; Cagliostro,
l'intrigant et le cupide, fit horreur au noble adepte. La crédulité des
gens du monde, la superstition mesquine d'un grand nombre de francs-maçons,
l'avidité honteuse qu'excitaient les promesses de la pierre philosophale
et tant d'autres misères du temps où nous vivons, portèrent dans son âme
une lumière funeste. Dans sa vie de retraite et d'études, il n'avait pas
assez deviné la race humaine; il ne s'était point préparé à la lutte avec
tant de mauvais instincts. Il ne put souffrir tant de misères. Il voulait
qu'on démasquât et qu'on chassât honteusement des abords de nos temples
les charlatans et les sorciers. Il ne pouvait admettre qu'on dût supporter
le concours dégradant de Cagliostro, parce qu'il était trop tard pour s'en
défaire, parce que cet homme irrité pouvait perdre beaucoup d'hommes
estimables; tandis que, flatté de leur protection et d'une apparence de
confiance, il pouvait rendre beaucoup de services à la cause sans la
connaître véritablement. Albert s'indigna et prononça sur notre œuvre
l'anathème d'une âme ferme et ardente; il nous prédit que nous échouerions
pour avoir laissé l'alliage pénétrer trop avant dans la chaîne d'or. Il
nous quitta en disant qu'il allait réfléchir à ce que nous nous efforcions
de lui faire comprendre des nécessités terribles de l'œuvre des
conspirations, et qu'il reviendrait nous demander le baptême quand ses
doutes poignants seraient dissipés. Nous ne savions pas, hélas! quelles
lugubres réflexions étaient les siennes dans la solitude de Riesenburg. Il
ne nous les disait point; peut-être ne se les rappelait-il pas quand leur
amertume était dissipée.

«Il y vécut encore un an dans une alternative de calme et de transport, de
force exubérante et d'affaissement douloureux. Il nous écrivait
quelquefois, sans nous dire ses souffrances et le dépérissement de sa
santé. Il combattait amèrement notre marche politique. Il voulait qu'on
cessât dès lors de travailler dans l'ombre et de tromper les hommes pour
leur faire avaler la coupe de la régénération.

«--Jetez vos masques noirs, disait-il, sortez de vos cavernes. Effacez du
fronton de votre temple le mot _mystère_, que vous avez volé à l'Église
romaine, et qui ne convient pas aux hommes de l'avenir. Ne voyez-vous pas
que vous avez pris les moyens de l'ordre des jésuites? Non, je ne puis pas
travailler avec vous; c'est chercher la vie au milieu des cadavres.
Paraissez enfin à la lumière du jour. Ne perdez pas un temps précieux à
organiser votre armée. Comptez un peu plus sur son élan, et sur la
sympathie des peuples, et sur la spontanéité des instincts généreux. Une
armée d'ailleurs se corrompt dans le repos, et la ruse qu'elle emploie à
s'embusquer lui ôte la puissance et la vie nécessaires pour combattre.»

«Albert avait raison en principe; mais le moment n'était pas venu pour
qu'il eût raison dans la pratique. Ce moment est peut-être encore loin!

«Vous vîntes enfin à Riesenburg; vous le surprîtes au milieu des plus
grandes détresses de son âme. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas,
quelle action vous avez eue sur lui, jusqu'à lui faire oublier tout ce qui
n'était pas vous, jusqu'à lui donner une vie nouvelle, jusqu'à lui donner
la mort.

«Quand il crut que tout était fini entre vous et lui, toutes ses forces
l'abandonnèrent, il se laissa dépérir. Jusque-là j'ignorais la véritable
nature et le degré d'intensité de son mal. Le correspondant de Marcus lui
disait que le château des Géants se fermait de plus en plus aux yeux
profanes, qu'Albert n'en sortait plus, qu'il passait pour monomane auprès
des gens du monde, mais que les pauvres l'aimaient et le bénissaient
toujours, et que quelques personnes d'un sens supérieur qui l'avaient
entrevu, après avoir été frappées de la bizarrerie de ses manières,
rendaient, en le quittant, hommage à son éloquence, à sa haute sagesse, à
la grandeur de ses conceptions. Mais enfin j'appris que Supperville avait
été appelé, et je volai à Riesenburg, en dépit de Marcus qui, me voyant
déterminée à tout, s'exposa à tout pour me suivre. Nous arrivâmes sous les
murs du château, déguisés en mendiants. Personne ne nous reconnut. Il y
avait vingt-sept ans qu'on ne m'avait vue; il y en avait dix qu'on n'avait
vu Marcus. On nous fit l'aumône et on nous éloigna. Mais nous rencontrâmes
un ami, un sauveur inespéré dans la personne du pauvre Zdenko. Il nous
traita en frères, et nous prit en affection parce qu'il comprit à quel
point nous nous intéressions à Albert: nous sûmes lui parler le langage
qui plaisait à son enthousiasme, et lui faire révéler tous les secrets de
la douleur mortelle de son ami. Zdenko n'était plus le furieux par qui
votre vie a été menacée. Abattu et brisé, il venait comme nous demander
humblement à la porte du château des nouvelles d'Albert, et comme nous, il
était repoussé avec des réponses vagues, effrayantes pour notre angoisse.
Par une étrange coïncidence avec les visions d'Albert, Zdenko prétendait
m'avoir connue. Je lui étais apparue dans ses rêves, dans ses extases, et,
sans se rendre compte de rien, il m'abandonnait sa volonté avec un
entraînement naïf.

«--Femme, me disait-il souvent, je ne sais pas ton nom, mais tu es le bon
ange de mon _Podiebrad_. Bien souvent je l'ai vu dessiner ta figure sur du
papier, et décrire ta voix, ton regard et ta démarche dans ses bonnes
heures, quand le ciel s'ouvrait devant lui et qu'il voyait apparaître
autour de son chevet ceux qui ne sont plus, au dire des hommes.»

«Loin de repousser les épanchements de Zdenko, je les encourageai. Je
flattai son illusion, et j'obtins qu'il nous recueillît, Marcus et moi,
dans la grotte du Schreckenstein. En voyant cette demeure souterraine, et
en apprenant que mon fils avait vécu là des semaines et presque des mois
entiers à l'insu de tout le monde, je compris la couleur lugubre de ses
pensées. Je vis une tombe, à laquelle Zdenko semblait rendre une espèce de
culte, et ce ne fut pas sans peine que j'en connus la destination. C'était
le plus grand secret d'Albert et de Zdenko, et leur plus grande réserve.

«--Hélas! c'est là, me dit l'insensé, que nous avons enseveli Wanda de
Prachatitz, la mère de mon Albert. Elle ne voulait pas rester dans cette
chapelle, où ils l'avaient scellée dans la pierre. Ses os ne faisaient que
s'agiter et bondir, et ceux d'ici, ajouta-t-il en nous montrant l'ossuaire
des Taborites au bord de la source, nous reprochaient toujours de ne pas
l'amener auprès d'eux. Nous avons été chercher cette tombe sacrée, et nous
l'avons ensevelie ici, et tous les jours nous y apportions des fleurs et
des baisers.»

«Effrayée de cette circonstance, qui pouvait par la suite amener la
découverte de mon secret, Marcus questionna Zdenko, et sut qu'il avait
apporté là mon cercueil sans l'ouvrir. Ainsi, Albert avait été malade et
égaré au point de ne plus se rappeler mon existence, et de s'obstiner dans
l'idée de ma mort. Mais tout cela n'était-il pas un rêve de Zdenko? Je ne
pouvais en croire mes oreilles. «--Ô mon ami! disais-je à Marcus avec
désespoir, si le flambeau de sa raison est éteint à ce point et pour
jamais, Dieu lui fasse la grâce de mourir!»

«Maîtres enfin de tous les secrets de Zdenko, nous sûmes que nous pouvions
nous introduire par des galeries souterraines et des passages ignorés dans
le château des Géants; nous l'y suivîmes, une nuit, et nous attendîmes à
l'entrée de la citerne qu'il se fût glissé dans l'intérieur de la maison.
Il revint en riant et en chantant, nous dire qu'Albert était guéri, qu'il
dormait, et qu'on lui avait mis des habits neufs et une couronne. Je
tombai comme foudroyée, je compris qu'Albert était mort. Je ne sais plus
ce qui se passa; je m'éveillai plusieurs fois au milieu de la fièvre;
j'étais couchée sur des peaux d'ours et des feuilles sèches, dans la
chambre souterraine qu'Albert avait habitée sous le Schreckenstein. Zdenko
et Marcus me veillaient tour à tour. L'un me disait d'un air de joie et de
triomphe que son Podiebrad était guéri, qu'il viendrait bientôt me voir;
l'autre, pâle et pensif me disait: «--Tout n'est pas perdu, peut-être;
n'abandonnons pas l'espoir du miracle qui vous a fait sortir du tombeau.»
Je ne comprenais plus, j'avais le délire; je voulais me lever, courir,
crier; je ne le pouvais pas, et le désolé Marcus, me voyant dans cet état,
n'avait ni la force ni le loisir de s'en occuper sérieusement. Tout son
esprit, toutes ses pensées, étaient absorbés par une anxiété autrement
terrible. Enfin une nuit, je crois que ce fut la troisième de ma crise, je
me trouvai calme et je sentis la force me revenir. Je tâchai de rassembler
mes idées, je réussis à me lever; j'étais seule dans cette horrible cave
qu'une lampe sépulcrale éclairait à peine; je voulus en sortir, j'étais
enfermée; où étaient Marcus, Zdenko... et surtout Albert?... La mémoire me
revint, je fis un cri auquel les voûtes glacées répondirent par un cri si
lugubre, que la sueur me coula du front froide comme l'humidité du
sépulcre; je me crus encore une fois enterrée vivante. Que s'était-il
passé? que se passait-il encore? je tombai à genoux, je tordis mes bras
dans une prière désespérée, j'appelai Albert avec des cris furieux. Enfin,
j'entends des pas sourds et inégaux, comme de gens qui s'approchent
portant un fardeau. Un chien aboyait et gémissait, et plus prompt qu'eux,
il vint à diverses reprises gratter à la porte. Elle s'ouvrit, et je vis
Marcus et Zdenko m'apportant Albert, roidi, décoloré, mort enfin selon
toutes les apparences. Son chien Cynabre sautait après lui et léchait ses
mains pendantes. Zdenko chantait en improvisant d'une voix douce et
pénétrée:

«--Viens dormir sur le sein de ta mère, pauvre ami si longtemps privé du
repos; viens dormir jusqu'au jour, nous t'éveillerons pour voir lever le
soleil.»

«Je m'élançai sur mon fils. «--Il n'est pas mort, m'écriai-je. Oh! Marcus,
vous l'avez sauvé, n'est-ce pas? il n'est pas mort? il va se réveiller?

«--Madame, ne vous flattez pas, dit Marcus avec une fermeté épouvantable;
je n'en sais rien, je ne puis croire à rien; ayez du courage, quoi qu'il
arrive. Aidez-moi, oubliez-vous vous-même.»

«Je n'ai pas besoin de vous dire quels soins nous prîmes pour ranimer
Albert. Grâce au ciel, il y avait un poêle dans cette cave. Nous réussîmes
à réchauffer ses membres. «--Voyez, disais-je à Marcus, ses mains sont
tièdes!

«--On peut donner de la chaleur au marbre, me répondait-il d'un ton
sinistre; ce n'est pas lui donner la vie. Ce cœur est inerte comme de la
pierre!»

«D'épouvantables heures se traînèrent dans cette attente, dans cette
terreur, dans ce découragement. Marcus, à genoux, l'oreille collée contre
la poitrine de mon fils, le visage morne, épiait en vain un faible indice
de la vie. Défaillante, épuisée, je n'osais plus dire un mot, ni adresser
une question. J'interrogeais le front terrible de Marcus. Un moment vint
où je n'osai même plus le regarder; j'avais cru lire la sentence suprême.

«Zdenko, assis dans un coin, jouait avec Cynabre comme un enfant, et
continuait à chanter; il s'interrompait quelquefois pour nous dire que
nous tourmentions Albert, qu'il fallait le laisser dormir, que lui, Zdenko,
l'avait vu ainsi des semaines entières, et qu'il se réveillerait bien de
lui-même. Marcus souffrait cruellement de la confiance de cet insensé; il
ne pouvait la partager; mais moi je voulais m'obstiner à y ajouter foi, et
j'étais bien inspirée. L'insensé avait la divination céleste, la certitude
angélique de la vérité. Enfin, je crus saisir un imperceptible mouvement
sur le front d'airain de Marcus; il me sembla que ses sourcils contractés
se détendaient. Je vis sa main trembler, pour se roidir dans un nouvel
effort de courage; puis il soupira profondément, retira son oreille de la
place où le cœur de mon fils avait peut-être battu, essaya de parler, se
contint, effrayé de la joie peut-être chimérique qu'il allait me donner,
se pencha encore, écouta de nouveau, tressaillit, et tout à coup, se
relevant et se rejetant en arrière, fléchit et retomba comme prêt à
mourir. «--Plus d'espérance? m'écriai-je en arrachant mes cheveux.

«--Wanda! répondit Marcus d'une voix étouffée, votre fils est vivant!»

«Et, brisé par l'effort de son attention, de son courage et de sa
sollicitude, mon stoïque et tendre ami alla tomber, comme anéanti, auprès
de Zdenko.»



XXXV.


La comtesse Wanda, ébranlée par l'émotion d'un tel souvenir, reprit son
récit après quelques minutes de silence.

«Nous passâmes dans la caverne plusieurs jours durant lesquels la force et
la santé revinrent à mon fils avec une étonnante rapidité. Marcus, surpris
de ne lui trouver aucune lésion organique, aucune altération profonde dans
les fonctions de la vie, s'effrayait pourtant de son silence farouche et
de son indifférence apparente ou réelle devant nos transports et
l'étrangeté de sa situation. Albert avait perdu entièrement la mémoire.
Plongé dans une sombre méditation, il faisait vainement de secrets efforts
pour comprendre ce qui se passait autour de lui. Quant à moi, qui savais
bien que le chagrin était la seule cause de sa maladie et de la
catastrophe qui en avait été la suite, je n'étais pas aussi impatiente que
Marcus de lui voir recouvrer les poignants souvenirs de son amour. Marcus
lui-même avouait que cet effacement du passé dans son esprit pouvait seul
expliquer le rapide retour de ses forces physiques. Son corps se ranimait
aux dépens de son esprit, aussi vite qu'il s'était brisé sous l'effort
douloureux de sa pensée. «Il vit, et il vivra assurément, me disait-il;
mais sa raison, est-elle à jamais obscurcie?--Sortons-le de ce tombeau le
plus vite possible, répondais-je; l'air, le soleil et le mouvement le
réveilleront sans doute de ce sommeil de l'âme.--Sortons-le surtout de
cette vie fausse et impossible qui l'a tué, reprenait Marcus. Éloignons-le
de cette famille et de ce monde qui contrarient tous ses instincts;
conduisons-le auprès de ces âmes sympathiques au contact desquelles la
sienne recouvrera sa clarté et sa vigueur.»

«Pouvais-je hésiter? En errant avec précaution au déclin du jour dans les
environs du Schreckenstein, où je feignais de demander l'aumône aux rares
passants des chemins, j'avais appris que le comte Christian était tombé
dans une sorte d'enfance. Il n'eût pas compris le retour de son fils, et
le spectacle de cette mort anticipée, si Albert l'eût comprise à son tour,
eut achevé de l'accabler. Fallait-il donc le rendre et l'abandonner aux
soins malentendus de cette vieille tante, de cet ignare chapelain et de
cet oncle abruti, qui l'avaient fait si mal vivre et si tristement mourir?
«Ah! fuyons avec lui, disais-je enfin à Marcus; qu'il n'ait pas sous les
yeux l'agonie de son père, et le spectacle effrayant de l'idolâtrie
catholique dont on entoure le lit des mourants; mon cœur se brise en
songeant que cet époux, qui ne m'a pas comprise, mais dont j'ai vénéré
toujours les vertus simples et pures, et que j'ai respecté depuis mon
abandon aussi religieusement que durant mon union avec lui, va quitter la
terre sans qu'il nous soit possible d'échanger un mutuel pardon. Mais,
puisqu'il le faut, puisque mon apparition et celle de son fils ne
pourraient que lui être indifférentes ou funestes, partons, ne rendons pas
à cette tombe de Riesenburg celui que nous avons reconquis sur la mort, et
à qui la vie ouvre encore, je l'espère, un chemin sublime. Ah! suivons le
premier mouvement qui nous a fait venir ici! Arrachons Albert à la
captivité des faux devoirs que créent le rang et la richesse; ces devoirs
seront toujours des crimes à ses yeux, et s'il s'obstine à les remplir
pour complaire à des parents que la vieillesse et la mort lui disputent
déjà, il mourra lui-même à la peine, il mourra le premier. Je sais ce que
j'ai souffert dans cet esclavage de la pensée, dans cette mortelle et
incessante contradiction entre la vie de l'âme et la vie positive, entre
les principes, les instincts, et des habitudes forcées. Je vois bien qu'il
a repassé par les mêmes chemins, et qu'il y a cueilli les mêmes poisons.
Sauvons-le donc, et s'il veut revenir plus tard sur cette détermination
que nous allons prendre, ne sera-t-il pas libre de le faire? Si
l'existence de son père se prolonge, et si sa propre santé morale le lui
permet, ne sera-t-il pas toujours à temps de revenir consoler les derniers
jours de Christian par sa présence et son amour?--Difficilement! répondit
Marcus. J'entrevois dans l'avenir des obstacles terribles si Albert veut
revenir sur son divorce avec la société constituée, avec le monde et la
famille. Mais pourquoi Albert le voudrait-il? Cette famille va s'éteindre
peut-être avant qu'il ait recouvré la mémoire, et ce qu'il lui restera à
conquérir sur le monde, le nom, les honneurs et la richesse, je sais bien
ce qu'il en pensera, le jour où il redeviendra lui-même. Fasse le ciel que
ce jour arrive! Notre tâche la plus importante et la plus pressée est de
le placer dans des conditions où sa guérison soit possible.»

«Nous sortîmes donc une nuit de la grotte aussitôt qu'Albert put se
soutenir. A peu de distance du Schreckenstein, nous le plaçâmes sur un
cheval, et nous gagnâmes ainsi la frontière, qui est fort rapprochée en
cet endroit, comme vous savez, et où nous trouvâmes des moyens de
transport plus faciles et plus rapides. Les relations que notre ordre
entretient avec les nombreux affiliés de l'ordre maçonnique nous assurent,
dans tout l'intérieur de l'Allemagne, la facilité de voyager sans être
connus et sans être soumis aux investigations de la police. La Bohême
était le seul endroit périlleux pour nous, à cause des récents mouvements
de Prague et de la jalouse surveillance du pouvoir autrichien.

--Et que devient Zdenko? demanda la jeune comtesse de Rudolstadt.

--Zdenko faillit nous perdre par son obstination à empêcher notre départ,
ou du moins celui d'Albert, dont il ne voulait pas se séparer, et qu'il ne
voulait pas suivre. Il persistait à s'imaginer qu'Albert ne pouvait pas
vivre hors de la fatale et lugubre demeure du Schreckenstein. «Ce n'est
que là, disait-il, que mon Podiebrad est tranquille; ailleurs on le
tourmente, on l'empêche de dormir, on le force à renier nos pères du
Mont-Tabor, et à mener une vie de honte et de parjure qui l'exaspère.
Laissez-le-moi ici; je le soignerai bien, comme je l'y ai si souvent
soigné. Je ne troublerai pas ses méditations; quand il voudra rester
silencieux, je marcherai sans faire de bruit, et je tiendrai le museau de
Cynabre des heures entières dans mes mains, pour qu'il n'aille pas le
faire tressaillir en léchant la sienne; quand il voudra se réjouir, je lui
chanterai les chansons qu'il aime, je lui en composerai de nouvelles qu'il
aimera encore, car il aimait toutes mes compositions, et lui seul les
comprenait. Laissez-moi mon Podiebrad, vous dis-je. Je sais mieux que vous
ce qui lui convient, et quand vous voudrez encore le voir, vous le
trouverez jouant du violon ou plantant de belles branches de cyprès, que
j'irai lui couper dans la forêt, pour orner le tombeau de sa mère
bien-aimée. Je le nourrirai bien, moi! Je sais toutes les cabanes où on ne
refuse jamais ni le pain, ni le lait, ni les fruits au bon vieux Zdenko,
et il y a longtemps que les pauvres paysans du Boehmer-Wald sont habitués
à nourrir, à leur insu, leur noble maître, le riche Podiebrad. Albert
n'aime point les festins ou l'on mange la chair des animaux; il préfère la
vie d'innocence et de simplicité. Il n'a pas besoin de voir le soleil, il
préfère le rayon de la lune à travers les bois, et quand il veut de la
société, je l'emmène dans les clairières, dans les endroits sauvages, où
campent, la nuit, nos bons amis les zingari, ces enfants du Seigneur, qui
ne connaissent ni les lois ni la richesse.»

«J'écoutais attentivement Zdenko, parce que ses discours naïfs me
révélaient la vie qu'Albert avait menée avec lui dans ses fréquentes
retraites au Schreckenstein. Ne craignez pas, ajoutait-il, que je révèle
jamais à ses ennemis le secret de sa demeure. Ils sont si menteurs et si
fous, qu'ils disent à présent: «Notre enfant est mort, notre ami est mort,
notre maître est mort.» Ils ne pourraient pas croire qu'il est vivant
quand même ils le verraient. D'ailleurs, n'étais-je pas habitué à leur
répondre, quand ils me demandaient si j'avais vu le comte Albert: «Il est
sans doute mort?» Et comme je riais en disant cela, ils prétendaient que
j'étais fou. Mais je parlais de mort pour me moquer d'eux, parce qu'ils
croient ou font semblant de croire à la mort. Et quand les gens du château
faisaient mine de me suivre, n'avais-je pas mille bons tours pour les
dérouter? Oh! je connais toutes les ruses du lièvre et de la perdrix. Je
sais, comme eux, me tapir dans un fourré, disparaître sous la bruyère,
faire fausse route, bondir, franchir un torrent, m'arrêter dans une
cachette pour me faire dépasser, et, comme le météore de nuit, les égarer
et les enfoncer à leur grand risque dans les marécages et les fondrières.
Ils appellent Zdenko, _l'innocent_. L'innocent est plus malin qu'eux tous.
Il n'y a jamais qu'une fille, une sainte fille! qui a pu déjouer la
prudence de Zdenko. Elle savait des mots magiques pour enchaîner sa colère;
elle avait des talismans pour surmonter toutes les embûches et tous les
dangers, elle s'appelait Consuelo.

«Lorsque Zdenko prononçait votre nom, Albert frémissait légèrement et
détournait la tête; mais il la laissait aussitôt retomber sur sa poitrine,
et sa mémoire ne se réveillait pas.

«J'essayai en vain de transiger avec ce gardien si dévoué et si aveugle,
en lui promettant de ramener Albert au Schreckenstein, à condition qu'il
commencerait par le suivre dans un autre endroit où Albert voulait aller.
Je ne le persuadai point, et lorsque enfin moitié de gré, moitié de force,
nous l'eûmes contraint à laisser sortir mon fils de la caverne, il nous
suivit en pleurant, en murmurant, et en chantant d'une voix lamentable
jusqu'au delà des mines de Cuttemberg. Arrivés dans un endroit célèbre où
Ziska remporta jadis une de ses grandes victoires sur Sigismond, Zdenko
reconnut bien les rochers qui marquent la frontière, car nul n'a exploré
comme lui, dans ses courses vagabondes, tous les sentiers de cette
contrée. Là il s'arrêta, et dit, en frappant la terre de son pied: «Jamais
plus Zdenko ne quittera le sol qui porte les ossements de ses pères! Il
n'y a pas longtemps qu'exilé et banni par mon Podiebrad pour avoir méconnu
et menacé la sainte fille qu'il aime, j'ai passé des semaines et des mois
sur la terre étrangère. J'ai cru que j'y deviendrais fou. Je suis revenu
depuis peu de temps dans mes forêts chéries, pour voir dormir Albert,
parce qu'une voix m'avait chanté dans mon sommeil que sa colère était
passée. À présent qu'il ne me maudit plus, vous me le volez. Si c'est pour
le conduire vers sa Consuelo, j'y consens. Mais, quant à quitter encore
une fois mon pays, quant à parler la langue de nos ennemis, quant à leur
tendre la main, quant à laisser le Schreckenstein désert et abandonné, je
ne le ferai plus. Cela est au-dessus de mes forces; et d'ailleurs, les
voix de mon sommeil me l'ont défendu. Zdenko doit vivre et mourir sur la
terre des Slaves; il doit vivre et mourir en chantant la gloire des Slaves
et leurs malheurs dans la langue de ses pères. Adieu et partez! Si Albert
ne m'avait pas défendu de répandre le sang humain, vous ne me le raviriez
pas ainsi; mais il me maudirait encore si je levais la main sur vous, et
j'aime mieux ne plus le voir que de le voir irrité contre moi. Tu
m'entends, ô mon Podiebrad! s'écria-t-il en pressant contre ses lèvres les
mains de mon fils, qui le regardait et l'écoutait sans le comprendre: je
t'obéis, et je m'en vais. Quand tu reviendras, tu retrouveras ton poêle
allumé, tes livres rangés, ton lit de feuilles renouvelé, et le tombeau de
ta mère jonché de palmes toujours vertes. Si c'est dans la saison des
fleurs, il y aura des fleurs sur elle et sur les os de nos martyrs, au
bord de la source... Adieu, Cynabre!» Et en parlant ainsi, d'une voix
entrecoupée par les pleurs, le pauvre Zdenko s'élança sur la pente des
rochers qui s'inclinent vers la Bohême, et disparut avec la rapidité d'un
daim aux premières lueurs du jour.

«Je ne vous raconterai pas, chère Consuelo, les anxiétés de notre attente
durant les premières semaines qu'Albert passa ici auprès de nous. Caché
dans le pavillon que vous habitez maintenant, il revint peu à peu à la vie
morale que nous nous efforcions de réveiller en lui, avec lenteur et
précaution cependant. La première parole qui sortit de ses lèvres après
deux mois de silence absolu fut provoquée par une émotion musicale. Marcus
avait compris que la vie d'Albert était liée à son amour pour vous, et il
avait résolu de n'invoquer le souvenir de cet amour qu'autant qu'il vous
saurait digne de l'inspirer et libre d'y répondre un jour. Il prit donc
sur vous les informations les plus minutieuses, et, en peu de temps, il
connut les moindres détails de votre caractère, les moindres
particularités de votre vie passée et présente. Grâce à l'organisation
savante de notre ordre, aux rapports établis avec toutes les autres
sociétés secrètes, à une quantité de néophytes et d'adeptes dont les
fonctions consistent à examiner avec la plus scrupuleuse attention les
choses et les personnes qui nous intéressent, il n'est rien qui puisse
échapper à nos investigations. Il n'est point de secrets pour nous dans le
monde. Nous savons pénétrer dans les arcanes de la politique, comme dans
les intrigues des cours. Votre vie sans tache, votre caractère sans
détours, n'étaient donc pas bien difficiles à connaître et à juger. Le
baron de Trenck, dès qu'il sut que l'homme dont vous aviez été aimée et
que vous ne lui aviez jamais nommé, n'était autre que son ami Albert, nous
parla de vous avec effusion. Le comte de Saint-Germain, un des hommes les
plus distraits en apparence et les plus clairvoyants en réalité, ce
visionnaire étrange, cet esprit supérieur qui ne semble vivre que dans le
passé et auquel rien n'échappe dans le présent, nous eut bien vite fourni
sur vous les renseignements les plus complets. Ils furent tels, que dès
lors je m'attachai à vous avec tendresse et vous regardai comme ma propre
fille.

«Quand nous fûmes assez instruits pour nous diriger avec certitude, nous
fîmes venir d'habiles musiciens sous cette fenêtre où nous voici
maintenant assises. Albert était là où vous êtes, appuyé contre ce rideau,
et contemplant le coucher du soleil; Marcus tenait une de ses mains et moi
l'autre. Au milieu d'une symphonie composée exprès pour quatre instruments,
dans laquelle nous avions fait placer divers motifs des airs bohémiens
qu'Albert joue avec tant d'âme et de religion, on lui fit entendre le
cantique à la Vierge avec lequel vous l'aviez charmé autrefois:

       «O Consuelo de mi alma...»

«À ce moment, Albert, qui s'était montré légèrement ému à l'audition des
chants de notre vieille Bohême, se jeta dans mes bras en fondant en larmes,
et en s'écriant: «Ô ma mère! ô ma mère!»

«Marcus fit cesser la musique, il était content de l'émotion produite; il
ne voulait pas en abuser pour une première fois. Albert avait parlé, il
m'avait reconnue, il avait retrouvé la force d'aimer. Bien des jours se
passèrent encore avant que son esprit eût recouvré toute sa liberté. Il
n'eut cependant aucun accès de délire. Lorsqu'il paraissait fatigué de
l'exercice de ses facultés, il retombait dans un morne silence; mais
insensiblement sa physionomie prenait une expression moins sombre, et peu
à peu nous combattîmes avec douceur et ménagement cette disposition
taciturne. Enfin nous eûmes le bonheur de voir disparaître en lui ce
besoin de repos intellectuel, et il n'y eut plus de suspension dans le
travail de sa pensée qu'aux heures d'un sommeil régulier, paisible, et à
peu près semblable à celui des autres hommes; Albert retrouva la
conscience de sa vie, de son amour pour vous et pour moi, de sa charité et
de son enthousiasme pour ses semblables et pour la vertu, de sa foi, et de
son besoin de la faire triompher. Il continua de vous chérir sans amertume,
sans méfiance, et sans regret de tout ce qu'il avait souffert pour vous.
Mais, malgré le soin qu'il prit de nous rassurer et nous montrer son
courage et son abnégation, nous vîmes bien que sa passion n'avait rien
perdu de son intensité, il avait acquis seulement plus de force morale et
physique pour la supporter; nous ne cherchâmes point à la combattre. Loin
de là, nous unissions nos efforts, Marcus et moi, pour lui donner de
l'espérance, et nous résolûmes de vous instruire de l'existence de cet
époux dont vous portiez le deuil religieusement, non pas sur vos vêtements,
mais dans votre âme. Mais Albert, avec une résignation généreuse et un
sens juste de sa situation à votre égard, nous empêcha de nous hâter. Elle
ne m'a pas aimé d'amour, nous dit-il; elle a eu pitié de moi dans mon
agonie; elle ne se fût pas engagée sans terreur et peut-être sans
désespoir à passer sa vie avec moi. Elle reviendrait à moi par devoir
maintenant. Quel malheur serait le mien de lui ravir sa liberté, les
émotions de son art, et peut-être les joies d'un nouvel amour! C'est bien
assez d'avoir été l'objet de sa compassion; ne me réduisez pas à être
celui de son pénible dévouement. Laissez-la vivre; laissez-lui connaître
les plaisirs de l'indépendance, les enivrements de la gloire, et de plus
grands bonheurs encore s'il le faut! Ce n'est pas pour moi que je l'aime,
et s'il est trop vrai qu'elle soit nécessaire à mon bonheur, je saurai
bien renoncer à être heureux, pourvu que mon sacrifice lui profite!
D'ailleurs, suis-je né pour le bonheur? Y ai-je droit lorsque tout souffre
et gémit dans le monde? N'ai-je pas d'autres devoirs que celui de
travailler à ma propre satisfaction? Ne trouverai-je pas dans l'exercice
de ces devoirs la force de m'oublier et de ne plus rien désirer pour
moi-même? Je veux du moins le tenter; si je succombe, vous prendrez pitié
de moi, vous travaillerez à me donner du courage; cela vaudra mieux que de
me bercer de vaines espérances, et de me rappeler sans cesse que mon cœur
est malade et dévoré de l'égoïste désir d'être heureux. Aimez-moi, ô mes
amis! bénissez-moi, ô ma mère, et ne me parlez pas de ce qui m'ôte la
force et la vertu, quand malgré moi je sens l'aiguillon de mes tourments!
Je sais bien que le plus grand mal que j'aie subi à Riesenburg, c'est
celui que j'ai fait aux autres. Je redeviendrais fou, je mourrais
peut-être en blasphémant, si je voyais Consuelo souffrir les angoisses que
je n'ai pas su épargner aux autres objets de mon affection.

«Sa santé paraissait complètement rétablie, et d'autres secours que ceux
de ma tendresse l'aidaient à combattre sa malheureuse passion. Marcus et
quelques-uns des chefs de notre ordre l'initiaient avec ferveur aux
mystères de notre entreprise. Il trouvait des joies sérieuses et
mélancoliques dans ces vastes projets, dans ces espérances hardies, et
surtout dans ces longs entretiens philosophiques où, s'il ne rencontrait
pas toujours une entière similitude d'opinions entre lui et ses nobles
amis, il sentait du moins son âme en contact avec la leur dans tout ce qui
tenait au sentiment profond et ardent, à l'amour du bien, au désir de la
justice et de la vérité. Cette aspiration vers les choses idéales,
longtemps comprimée et refoulée en lui par les étroites terreurs de sa
famille, trouvait enfin un libre espace pour se développer, et ce
développement, secondé par de nobles sympathies, excité même par de
franches et amicales contradictions, était l'atmosphère vitale dans
laquelle il pouvait respirer et agir, quoique dévoré d'une peine secrète.
Albert est un esprit essentiellement métaphysique. Rien ne lui a jamais
souri dans la vie frivole où l'égoïsme cherche ses aliments. Il est né
pour la contemplation des plus hautes vérités et pour l'exercice des plus
austères vertus; mais en même temps, par une perfection de beauté morale
bien rare parmi les hommes, il est doué d'une âme essentiellement tendre
et aimante. La charité ne lui suffit pas, il lui faut les affections. Son
amour s'étend à tous, et pourtant il a besoin de le concentrer plus
particulièrement sur quelques-uns. Il est fanatique de dévouement; mas sa
vertu n'a rien de farouche. L'amour l'enivre, l'amitié le domine, et sa
vie est un partage fécond, inépuisable entre l'être abstrait qu'il révère
passionnément sous le nom d'humanité, et les êtres particuliers qu'il
chérit avec délices. Enfin, son cœur sublime est un foyer d'amour; toutes
les nobles passions y trouvent place et y vivent sans rivalité. Si l'on
pouvait se représenter la Divinité sous l'aspect d'un être fini et
périssable, j'oserais dire que l'âme de mon fils est l'image de l'âme
universelle que nous appelons Dieu.

«Voilà pourquoi, faible créature humaine, infinie dans son aspiration et
bornée dans ses moyens, il n'avait pu vivre auprès de ses parents. S'il ne
les eût point ardemment aimés, il eût pu se faire au milieu d'eux une vie
à part, une foi robuste et calme, différente de la leur, et indulgente
pour leur aveuglement inoffensif; mais cette force eût réclamé une
certaine froideur qui lui était aussi impossible qu'elle me l'avait été à
moi-même. Il n'avait pas su vivre isolé d'esprit et de cœur; il avait
invoqué avec angoisse leur adhésion, et appelé avec désespoir la communion
des idées entre lui et ces êtres qui lui étaient si chers. Voila pourquoi,
enfermé seul dans la muraille d'airain de leur obstination catholique, de
leurs préjugés sociaux et de leur haine pour la religion de l'égalité, il
s'était brisé contre leur sein en gémissant; il s'était desséché comme une
plante privée de rosée, en appelant la pluie du ciel qui lui eût donné une
existence commune avec les objets de son affection. Lassé de souffrir seul,
d'aimer seul, de croire et de prier seul, il avait cru retrouver la vie
en vous, et lorsque vous aviez accepté et partagé ses idées, il avait
recouvré le calme et la raison; mais vous ne partagiez pas ses sentiments,
et votre séparation devait le replonger dans un isolement plus profond et
plus insupportable. Sa foi, niée et combattue sans cesse, devint une
torture au-dessus des forces humaines. Le vertige s'empara de lui. Ne
pouvant retremper l'essence la plus sublime de sa vie dans des âmes
semblables à la sienne, il dut se laisser mourir.

«Dès qu'il eut trouvé ces cœurs faits pour le comprendre et le seconder,
nous fûmes étonnés de sa douceur dans la discussion, de sa tolérance, de
sa confiance et de sa modestie. Nous avions craint, d'après son passé,
quelque chose de trop farouche, des opinions trop personnelles, une âpreté
de paroles respectable dans un esprit convaincu et enthousiaste, mais
dangereuse à ses progrès, et nuisible à une association du genre de la
nôtre. Il nous étonna par la candeur de son caractère et le charme de son
commerce. Lui qui nous rendait meilleurs et plus forts en nous parlant et
en nous enseignant, il se persuadait recevoir de nous tout ce qu'il nous
donnait. Il fut bientôt ici l'objet d'une vénération sans bornes, et vous
ne devez pas vous étonner que tant de gens se soient occupés de vous
ramener vers lui lorsque vous saurez que son bonheur devint le but des
efforts communs, le besoin de tous ceux qui l'avaient approché, ne fût-ce
qu'un instant.»



XXXVI.


«Mais le cruel destin de notre race n'était pas encore accompli. Albert
devait souffrir encore, son cœur devait saigner éternellement pour cette
famille, innocente de tous ses maux, mais condamnée par une bizarre
fatalité à le briser en se brisant contre lui. Nous ne lui avions pas
caché, aussitôt qu'il avait eu la force de supporter cette nouvelle, la
mort de son respectable père, arrivée peu de temps après la sienne propre:
car il faut bien que je me serve de cette étrange expression pour
caractériser un événement si étrange. Albert avait pleuré son père avec un
attendrissement enthousiaste, avec la certitude qu'il n'avait pas quitté
cette vie pour entrer dans le néant du paradis ou de l'enfer des
catholiques, avec l'espèce de joie solennelle que lui inspirait l'espoir
d'une vie meilleure et plus large ici-bas pour cet homme pur et digne de
récompense. Il s'affligeait donc beaucoup plus de l'abandon où restaient
ses autres parents, le baron Frédéric et la chanoinesse Wenceslawa, que du
départ de son père. Il se reprochait de goûter loin d'eux des consolations
qu'ils ne partageaient pas, et il avait résolu d'aller les rejoindre pour
quelque temps, de leur faire connaître le secret de sa guérison, de sa
résurrection miraculeuse, et d'établir leur existence de la manière la
plus heureuse possible. Il ignorait la disparition de sa cousine Amélie,
arrivée durant sa maladie à Riesenburg, et qu'on lui avait cachée avec
soin pour lui épargner un chagrin de plus. Nous n'avions pas jugé à propos
de l'en instruire, nous n'avions pas pu soustraire ma malheureuse nièce à
un égarement déplorable, et lorsque nous allions nous emparer de son
séducteur, l'orgueil moins indulgent des Rudolstadt saxons nous avait
devancés. Ils avaient fait arrêter secrètement Amélie sur les terres de
Prusse, où elle se flattait de trouver un refuge; ils l'avaient livrée à
la rigueur du roi Frédéric, et ce monarque leur avait donné cette
gracieuse marque de protection, de faire enfermer une jeune fille
infortunée dans la forteresse de Spandaw. Elle y a passé près d'un an dans
une affreuse captivité, n'ayant de relations avec personne, et devant
s'estimer heureuse de voir le secret de son déshonneur étroitement gardé
par la généreuse protection du monarque geôlier.

--Oh! Madame, interrompit Consuelo avec émotion, est-elle donc encore à
Spandaw?

--Nous venons de l'en faire sortir. Albert et Liverani n'ont pu l'enlever
en même temps que vous, parce qu'elle était beaucoup plus étroitement
surveillée; ses révoltes, ses imprudentes tentatives d'évasion, son
impatience et ses emportements ayant aggravé les rigueurs de son
esclavage. Mais nous avons d'autres moyens que ceux auxquels vous avez dû
votre salut. Nos adeptes sont partout, et quelques-uns cultivent le crédit
des cours afin de s'en servir pour la réussite de nos desseins. Nous avons
fait obtenir pour Amélie la protection de la jeune margrave de Bareith,
sœur du roi de Prusse, qui a demandé et obtenu sa mise en liberté, en
promettant de se charger d'elle et de répondre de sa conduite à l'avenir.
Dans peu de jours la jeune baronne sera auprès de la princesse Sophie
Wilhelmine qui a le cœur aussi bon que la langue mauvaise, et qui lui
accordera la même indulgence et la même générosité qu'elle a eues envers
la princesse de Culmbach, une autre infortunée, flétrie aux yeux du monde
comme Amélie, et qui a été victime comme elle du régime pénitentiaire des
forteresses royales.

«Albert ignorait donc les malheurs de sa cousine, lorsqu'il prit la
résolution d'aller voir son oncle et sa tante au château des Géants. Il
n'eût pu se rendre compte de l'inertie de ce baron Frédéric, qui avait la
force animale de vivre, de chasser et de boire après tant de désastres, et
l'impassibilité dévote de cette chanoinesse, qui craignait, en faisant des
démarches pour retrouver sa parente, de donner plus d'éclat au scandale de
son aventure. Nous avions combattu le projet d'Albert avec épouvante, mais
il y avait persisté à notre insu. Il partit une nuit en nous laissant une
lettre qui nous promettait un prompt retour. Son absence fut courte en
effet; mais qu'il en rapporta de douleurs!

«Couvert d'un déguisement, il pénétra en Bohême, et alla surprendre le
solitaire Zdenko dans la grotte du Schreckenstein. De là il voulait écrire
à ses parents pour leur faire connaître la vérité, et pour les préparer à
la commotion de son retour. Il connaissait Amélie pour la plus courageuse
en même temps que la plus frivole, et c'était à elle qu'il comptait
envoyer sa première missive par Zdenko. Au moment de le faire, et comme
Zdenko était sorti sur la montagne, c'était à l'approche de l'aube, il
entendit un coup de fusil et un cri déchirant. Il s'élance dehors, et le
premier objet qui frappe ses yeux, c'est Zdenko rapportant dans ses bras
Cynabre ensanglanté. Courir vers son pauvre vieux chien, sans songer à se
cacher le visage, fut le premier mouvement d'Albert; mais comme il
rapportait l'animal fidèle, blessé à mort, vers l'endroit appelé la _Cave
du moine_, il vit accourir vers lui autant que le permettaient la
vieillesse et l'obésité, un chasseur jaloux de ramasser sa proie. C'était
le baron Frédéric qui, chassant à l'affût, aux premières clartés du matin,
avait pris, dans le crépuscule, la robe fauve de Cynabre pour le poil
d'une bête sauvage. Il l'avait visé à travers les branches. Hélas! il
avait encore le coup d'œil juste et la main sûre, il l'avait touché, il
lui avait mis deux balles dans le flanc. Tout à coup il aperçut Albert, et,
croyant voir un spectre, il s'arrêta glacé de terreur. N'ayant plus
conscience d'aucun danger réel, il recula jusqu'au bord du sentier escarpé
qu'il côtoyait, et roula dans un précipice où il tomba brisé sur les
rochers. Il expira sur le coup, à la place fatale où s'était élevé,
pendant des siècles, l'arbre maudit, le fameux chêne du Schreckenstein,
appelé _le Hussite_, témoin et complice jadis des plus horribles
catastrophes.

«Albert vit tomber son parent et quitta Zdenko pour courir vers le bord de
l'abîme. Il vit alors les gens du baron qui s'empressaient à le relever en
remplissant l'air de leurs gémissements, car il ne donnait plus signe de
vie. Albert entendit ces mots s'élever jusqu'à lui: «Il est mort, notre
pauvre maître! Hélas! que va dire madame la chanoinesse!» Albert ne
songeait plus à lui-même, il cria, il appela. Aussitôt qu'on l'eut aperçu,
une terreur panique s'empara de ces crédules serviteurs. Ils abandonnaient
déjà le corps de leur maître pour fuir, lorsque le vieux Hanz, le plus
superstitieux et aussi le plus courageux de tous, les arrêta et leur dit
en faisant le signe de la croix:

«--Mes enfants, ce n'est pas notre maître Albert qui nous apparaît. C'est
l'esprit du Schreckenstein qui a pris sa figure pour nous faire tous périr
ici, si nous sommes lâches. Je l'ai bien vu, c'est lui qui a fait tomber
monsieur le baron. Il voudrait emporter son corps pour le dévorer, c'est
un vampire! Allons! du cœur, mes enfants. On dit que le diable est
poltron. Je vais le coucher en joue; pendant ce temps, dites la prière
d'exorcisme de monsieur le chapelain.»

«--En parlant ainsi, Hanz, ayant fait encore plusieurs signes de croix,
leva son fusil et tira sur Albert, tandis que les autres valets se
serraient autour du cadavre du baron. Heureusement Hanz était trop ému et
trop épouvanté pour viser juste: il agissait dans une sorte de délire. La
balle siffla néanmoins sur la tête d'Albert, car Hanz était le meilleur
tireur de toute la contrée, et, s'il eût été de sang-froid, il eût
infailliblement tué mon fils. Albert s'arrêta irrésolu.

«--Courage, enfants, courage! cria Hanz en rechargeant son fusil. Tirez
dessus, il a peur! Vous ne le tuerez pas, les balles ne peuvent pas
l'atteindre, mais vous le ferez reculer, et nous aurons le temps
d'emporter le corps de notre pauvre maître.»

«Albert, voyant tous les fusils dirigés sur lui, s'enfonça dans le taillis,
et descendant sans être vu la pente de la montagne, s'assura bientôt par
ses yeux de l'horrible vérité. Le corps brisé de son malheureux oncle
gisait sur les pierres ensanglantées. Son crâne était ouvert, et le vieux
Hanz criait d'une voix désolée ces paroles épouvantables:

«--Ramassez sa cervelle et n'en laissez pas sur les rochers; car le chien
du vampire viendrait la lécher.

«--Oui, oui, il y avait un chien, répondait un autre serviteur, un chien
que j'ai d'abord pris pour Cynabre.

«--Mais Cynabre a disparu depuis la mort du comte Albert, disait un
troisième, on ne l'a plus revu nulle part; il sera mort dans quelque coin,
et le Cynabre que nous avons vu là-haut est une ombre, comme ce vampire
est une ombre aussi, ressemblant au comte Albert. Abominable vision, je
l'aurai toujours devant les yeux. Seigneur Dieu! ayez pitié de nous et de
l'âme de monsieur le baron mort sans sacrements, par la malice de l'esprit.

«--Hélas! je lui disais bien qu'il lui arriverait malheur, reprenait Hanz
d'un ton lamentable, en rassemblant les lambeaux de vêtements du baron
avec des mains teintes de son sang; il voulait toujours venir chasser dans
cet endroit trois fois maudit! Il se persuadait que, parce que personne
n'y venait, tout le gibier de la forêt s'y était remisé; et Dieu sait
pourtant qu'il n'y a jamais eu d'autre gibier sur cette infernale
montagne que celui qui pendait encore, dans ma jeunesse, aux branches du
chêne. Maudit hussite! arbre de perdition! le feu du ciel l'a dévoré; mais
tant qu'il en restera une racine dans la terre, les méchants hussites
reviendront ici pour se venger des catholiques. Allons, allons, disposez
vite ce brancard et partons! on n'est pas en sûreté ici. Ah! madame la
chanoinesse, pauvre maîtresse, que va-t-elle devenir! Qui est-ce qui osera
se présenter le premier devant elle, pour lui dire, comme les autres
jours: «Voilà monsieur le baron qui revient de la chasse.» Elle dira:
«Faites bien vite servir le déjeuner: «Ah! oui, le déjeuner! il se passera
bien du temps avant que personne ait de l'appétit dans le château. Allons!
allons! c'est trop de malheurs dans cette famille, et je sais bien d'où
cela vient, moi!»

«Tandis qu'on plaçait le cadavre sur le brancard, Hanz, pressé de
questions, répondit en secouant la tête:

«--Dans cette famille-là, tout le monde était pieux et mourait
chrétiennement, jusqu'au jour où la comtesse Wanda, à qui Dieu fasse
miséricorde, est morte sans confession. Depuis ce temps, il faut que tous
finissent de même. Monsieur le comte Albert n'est point mort en état de
grâce, quoi qu'on ait pu lui dire, et son digne père en a porté la peine:
il a rendu l'âme sans savoir ce qu'il faisait; en voilà encore un qui s'en
va sans sacrements, et je parie que la chanoinesse finira aussi sans avoir
le temps d'y songer. Heureusement pour cette sainte femme qu'elle est
toujours en état de grâce!»

«Albert ne perdit rien de ces déplorables discours, expression grossière
d'une douleur vraie, et reflet terrible de l'horreur fanatique dont nous
étions l'objet tous les deux à Riesenburg. Longtemps frappé de stupeur, il
vit défiler au loin, à travers les sentiers du ravin, le lugubre cortège,
et n'osa pas le suivre, bien qu'il sentît que, dans l'ordre naturel des
choses, il eût dû être le premier à porter cette triste nouvelle à sa
vieille tante, pour l'assister dans sa mortelle douleur. Mais il est bien
certain que, s'il l'eût fait, son apparition l'eût frappée de mort ou de
démence. Il le comprit et se retira désespéré dans sa caverne, où Zdenko,
qui n'avait rien vu de l'accident le plus grave de cette funeste matinée,
était occupé à laver la blessure de Cynabre; mais il était trop tard.
Cynabre, en voyant rentrer son maître, fit entendre un gémissement de
détresse, rampa jusqu'à lui malgré ses reins brisés, et vint expirer à ses
pieds, en recevant ses dernières caresses. Quatre jours après, nous vîmes
revenir Albert, pâle et accablé de ces nouveaux coups. Il demeura
plusieurs jours sans parler et sans pleurer. Enfin ses larmes coulèrent
dans mon sein.

«Je suis maudit parmi les hommes, me dit-il, et il semble que Dieu veuille
me fermer l'accès de ce monde, où je n'aurais dû aimer personne. Je n'y
peux plus reparaître sans y porter l'épouvante, la mort ou la folie. C'en
est fait, je ne dois plus revoir ceux qui ont pris soin de mon enfance.
Leurs idées sur la séparation éternelle de l'âme et du corps sont si
absolues, si effrayantes, qu'ils aiment mieux me croire à jamais enchaîné
dans le tombeau que d'être exposés à revoir mes traits sinistres. Étrange
et affreuse notion de la vie! Les morts deviennent des objets de haine à
ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les
suppose vomis par l'enfer au lieu de les croire envoyés du ciel. Ô mon
pauvre oncle! ô mon noble père! vous étiez des hérétiques à mes yeux comme
je l'étais moi-même aux vôtres; et pourtant, si vous m'apparaissiez, si
j'avais le bonheur de revoir votre image détruite par la mort, je la
recevrais à genoux, je lui tendrais les bras, je la croirais détachée du
sein de Dieu, où les âmes vont se retremper, et où les formes se
recomposent. Je ne vous dirais pas vos abominables formules de renvoi et
de malédiction, exorcismes impies de la peur et de l'abandon; je vous
appellerais au contraire; je voudrais vous contempler avec amour et vous
retenir autour de moi comme des influences secourables. Ô ma mère! c'en
est fait; il faut que je sois mort pour eux! qu'ils meurent par moi ou
sans moi!»

Albert n'avait quitté sa patrie qu'après s'être assuré que la chanoinesse
avait résisté à ce dernier choc du malheur. Cette vieille femme, aussi
malade et aussi fortement trempée que moi-même, sait vivre aussi par le
sentiment du devoir. Respectable dans ses convictions et dans son
infortune, elle compte avec résignation les jours amers que la volonté de
Dieu lui impose encore. Mais dans sa douleur, elle conserve une certaine
raideur orgueilleuse qui survit aux affections. Elle disait dernièrement à
une personne qui nous l'a écrit: «Si on ne supportait pas la vie par
devoir, il faudrait encore la supporter par respect pour les convenances.»
Ce mot vous peint toute la chanoinesse.

«Dès lors Albert ne songea plus à nous quitter, et son courage sembla
grandir dans les épreuves. Il sembla avoir vaincu même son amour, et se
rejetant dans une vie toute philosophique, il ne parut plus occupé que de
religion, de science morale et d'action révolutionnaire; il se livra aux
travaux les plus sérieux, et sa vaste intelligence prit ainsi un
développement aussi serein et aussi magnifique que son triste cœur en
avait eu un excessif et fiévreux loin de nous. Cet homme bizarre, dont le
délire avait consterné les âmes catholiques, devint un flambeau de sagesse
pour des esprits d'un ordre supérieur. Il fut initié aux plus intimes
confidences des Invisibles, et prit rang parmi les chefs et les pères de
cette église nouvelle. Il leur porta bien des lumières qu'ils reçurent
avec amour et reconnaissance. Les réformes qu'il proposa furent consenties,
et dans l'exercice d'une foi militante, il revint à l'espérance et à la
sérénité d'âme qui fait les héros et les martyrs.

«Nous pensions qu'il avait triomphé de son amour pour vous, tant il avait
pris de soin de nous cacher ses combats et ses souffrances. Mais un jour,
la correspondance des adeptes, qu'il n'était plus possible de lui cacher,
apporta dans notre sanctuaire un avis cruel, malgré l'incertitude dont il
restait entouré. Vous passiez à Berlin dans l'esprit de quelques personnes
pour la maîtresse du roi de Prusse, et les apparences ne déméritaient pas
cette supposition; Albert ne dit rien et devint pâle.

«--Mon amie bien-aimée, me dit-il après quelques instants de silence,
cette fois tu me laisseras partir sans rien craindre; le devoir de mon
amour m'appelle à Berlin, ma place est auprès de celle que j'aime et qui a
accepté ma protection. Je ne m'arroge aucun droit sur elle; si elle est
enivrée du triste honneur qu'on lui attribue, je n'userai d'aucune
autorité pour l'y faire renoncer; mais si, comme j'en suis certain, elle
est environnée de pièges et de dangers, je saurai l'y soustraire.

«--Arrêtez, Albert, lui dis-je, et craignez la puissance de cette fatale
passion qui vous a déjà fait tant de mal; le mal qui vous viendra de ce
côté-là est le seul au-dessus de vos forces. Je vois bien que vous ne
vivez plus que par la vertu et votre amour. Si cet amour périt en vous,
la vertu vous suffira-t-elle?

«--Et pourquoi mon amour périrait-il? reprit Albert avec exaltation. Vous
pensez donc qu'elle aurait déjà cessé d'en être digne?

«--Et si cela était, Albert, que ferais-tu?»

«Il sourit avec ces lèvres pâles et ce regard brillant que lui donnent ses
fortes et douloureuses pensées d'enthousiasme.

«--Si cela était, répondit-il, je continuerais à l'aimer; car le passé
n'est point un rêve qui s'efface en moi, et vous savez que je l'ai souvent
confondu avec le présent au point de ne plus distinguer l'un de l'autre.
Eh bien, je ferais encore ainsi; j'aimerais dans le passé cette figure
d'ange, cette âme de poëte, dont ma sombre vie a été éclairée et embrassée
soudainement. Et je ne m'apercevrais pas que le passé est derrière moi,
j'en garderais dans mon sein la trace brûlante, l'être égaré, l'ange tombé
m'inspirerait tant de sollicitude et de tendresse encore, que ma vie
serait consacrée à le consoler de sa chute et à le soustraire au mépris
des hommes cruels.»

«Albert partit pour Berlin avec plusieurs de nos amis, et eut pour
prétexte auprès de la princesse Amélie, sa protectrice, de l'entretenir de
Trenck, alors prisonnier à Glatz, et des opérations maçonniques auxquelles
elle est initiée. Vous l'avez vu présidant une loge de rose-croix, et il
n'a pas su à cette époque que Cagliostro, informé malgré nous de ses
secrets, s'était servi de cette circonstance pour ébranler votre raison en
vous le faisant voir à la dérobée comme un spectre. Pour ce seul fait
d'avoir laissé jeter à une personne _profane_ un coup d'œil sur les
mystères maçonniques, l'intrigant Cagliostro eût mérité d'en être à jamais
exclu. Mais on l'ignora assez longtemps, et vous devez vous rappeler la
terreur qu'il éprouvait eu vous conduisant auprès du _Temple_. Les peines
applicables à ces sortes de trahisons sont sévèrement châtiées par les
adeptes, et le magicien, en faisant servir les mystères de son ordre aux
prétendus prodiges de son art merveilleux, risquait peut-être sa vie, tout
au moins sa grande réputation de nécromancien, car on l'eût démasqué et
chassé immédiatement.

«Dans le court et mystérieux séjour qu'il fit à Berlin à cette époque,
Albert sut pénétrer assez avant dans vos démarches et dans vos pensées
pour se rassurer sur votre situation. Il vous surveilla de près à votre
insu, et revint, tranquille en apparence, mais plus ardemment épris de
vous que jamais. Durant plusieurs mois, il voyagea à l'étranger, et servit
notre cause avec activité. Mais ayant été averti que quelques intrigants,
peut-être espions du roi de Prusse, tentaient d'ourdir à Berlin une
conspiration particulière, dangereuse pour l'existence de la maçonnerie,
et probablement funeste pour le prince Henri et pour sa sœur l'abbesse de
Quedlimbourg, Albert courut à Berlin, afin d'avertir ces princes de
l'absurdité d'une telle tentative, et de les mettre en garde contre le
piége qu'elle lui semblait couvrir. Vous le vîtes alors; et, quoique
épouvantée de son apparition, vous montrâtes tant de courage ensuite, et
vous exprimâtes à ses amis tant de dévouement et de respect pour sa
mémoire, qu'il retrouva l'espoir d'être aimé de vous. Il fut donc résolu
qu'on vous apprendrait la vérité de son existence par une suite de
révélations mystérieuses. Il a été bien souvent près de vous, et caché
jusque dans votre appartement, durant vos entretiens orageux avec le roi,
sans que vous en eussiez connaissance. Pendant ce temps, les conspirateurs
s'irritaient des obstacles qu'Albert et ses amis apportaient à leurs
desseins coupables ou insensés. Frédéric II eut des soupçons. L'apparition
de la _balayeuse_, ce spectre que tous les conspirateurs promènent dans
les galeries du palais, pour y fomenter le désordre et la peur, éveilla sa
surveillance. La création d'une loge maçonnique, à la tête de laquelle se
plaça le prince Henri, et qui se trouva, du premier coup, en dissidence de
doctrines avec celle que préside le roi en personne, parut à ce dernier un
acte significatif de révolte; et peut-être, en effet, cette création de la
nouvelle loge était-elle un masque maladroit que prenaient certains
conjurés, ou une tentative pour compromettre d'illustres personnages.
Heureusement ils s'en garantirent; et le roi, furieux en apparence de ne
trouver que d'obscurs coupables, mais satisfait en secret de n'avoir pas à
sévir contre sa propre famille, voulut au moins faire un exemple. Mon fils,
le plus innocent de tous, fut arrêté et transféré à Spandaw, presque en
même temps que vous, dont l'innocence n'était pas moins avérée; mais vous
aviez eu tous deux le tort de ne vouloir vous sauver aux dépens de
personne, et vous payâtes pour tous les autres. Vous avez passé plusieurs
mois en prison, non loin de la cellule d'Albert, et vous avez dû entendre
les accents passionnés de son archet, comme il a entendu ceux de votre
voix. Il avait à sa disposition des moyens d'évasion prompts et certains;
mais il ne voulut point en user avant d'avoir assuré la vôtre. La clef
d'or est plus forte que tous les verrous des prisons royales; et les
geôliers prussiens, soldats mécontents ou officiers en disgrâce pour la
plupart, sont éminemment corruptibles. Albert s'évada en même temps que
vous, mais vous ne le vîtes pas; et, pour des raisons que vous saurez plus
tard, Liverani fut chargé de vous amener ici. Maintenant vous savez le
reste. Albert vous aime plus que jamais; mais il vous aime plus que
lui-même, et il sera mille fois moins malheureux de votre bonheur avec un
autre qu'il ne le serait du sien propre, si vous ne le partagiez pas
entièrement. Les lois morales et philosophiques, l'autorité religieuse,
sous lesquelles vous vous trouvez désormais placés l'un et l'autre,
permettent son sacrifice, et rendent votre choix libre et respectable.
Choisissez donc, ma fille; mais souvenez-vous que la mère d'Albert vous
demande à genoux de ne pas porter atteinte à la sublime candeur de son
fils, en lui faisant un sacrifice dont l'amertume retomberait sur sa vie.
Votre abandon le fera souffrir, mais votre pitié, sans votre amour, le
tuera. L'heure est venue de vous prononcer. Je ne dois pas savoir votre
décision. Passez dans votre chambre; vous y trouverez deux parures bien
différentes: celle que vous choisirez décidera du sort de mon fils.

«--Et laquelle des deux doit signifier de mon divorce avec lui? demanda
Consuelo toute tremblante.

«--J'étais chargée de vous l'apprendre; mais je ne le ferai point. Je veux
savoir si vous le devinerez.»

La comtesse Wanda, ayant ainsi parlé, replaça son masque, pressa Consuelo
contre son cœur et s'éloigna rapidement.



XXXVII.


Les deux habits que la néophyte trouva étalés dans sa chambre étaient une
brillante parure de mariée, et un vêtement de deuil avec tous les signes
distinctifs du veuvage. Elle hésita quelques instants. Sa résolution,
quant au choix de l'époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes
témoignerait extérieurement de son intention? Après un peu de réflexion,
elle revêtit l'habit blanc, le voile, les fleurs et les perles de la
fiancée. Cet ajustement était d'un goût chaste et d'une élégance extrême.
Consuelo fut bientôt prête; mais en se regardant au miroir encadré de
sentences menaçantes, elle n'eut plus envie de sourire comme la première
fois. Une pâleur mortelle était sur ses traits, et l'effroi dans son
cœur. Quelque parti qu'elle eût résolu de prendre, elle sentait qu'il lui
resterait un regret ou un remords, qu'une âme serait brisée par son
abandon; et la sienne éprouvait par avance un déchirement affreux. En
voyant ses joues et ses lèvres, aussi blanches que son voile et son
bouquet d'oranger, elle craignit également pour Albert et pour Liverani
l'aspect d'une émotion si violente, et elle fut tentée de mettre du fard;
mais elle y renonça aussitôt: «Si mon visage ment, pensa-t-elle, mon cœur
pourra-t-il donc mentir?»

Elle s'agenouilla contre son lit, et cachant son visage dans les draperies,
elle resta absorbée dans une méditation douloureuse jusqu'au moment où la
pendule sonna minuit. Elle se leva aussitôt, et vit un _Invisible_ à
masque noir debout derrière elle. Je ne sais quel instinct lui fit
présumer que c'était Marcus. Elle ne se trompait pas, et pourtant, il ne
se fit point connaître à elle, et se contenta de lui dire d'une voix douce
et triste:

«Madame, tout est prêt. Veuillez vous couvrir de ce manteau, et me suivre.»

Consuelo suivit l'_Invisible_ jusqu'au fond du jardin, à l'endroit où le
ruisseau se perdait sous l'arcade verdoyante du parc. Là, elle trouva une
gondole découverte, toute noire, toute semblable aux gondoles de Venise,
et dans le rameur gigantesque qui se tenait à la proue, elle reconnut Karl,
qui fit un signe de croix en la voyant.

C'était sa manière de témoigner la plus grande joie possible.

«M'est-il permis de lui parler? demanda Consuelo à son guide.

--Vous pouvez, répondit celui-ci, lui dire quelques mots à haute voix.

--Eh bien, cher Karl, mon libérateur et mon ami, dit Consuelo émue de
revoir un visage connu après une si longue réclusion parmi des êtres
mystérieux, puis-je espérer que rien ne trouble le plaisir que tu as de me
retrouver?

--Rien! signora, répondit Karl d'une voix assurée; rien, si ce n'est le
souvenir de _celle_... qui n'est plus de ce monde, et que je crois
toujours voir à côté de vous. Courage et contentement, ma bonne maîtresse,
ma bonne sœur! nous voici comme la nuit où nous nous évadions de Spandaw!

--C'est aussi un jour de délivrance, frère! dit Marcus. Allons, vogue avec
l'adresse et la vigueur dont tu es doué, et qu'égalent maintenant la
prudence de ta langue et la force de ton âme. Ceci ressemble en effet à
une fuite, Madame, ajouta-t-il en s'adressant à Consuelo; mais le
principal libérateur n'est plus le même...»

En prononçant ces derniers mots, Marcus lui présentait la main pour
l'aider à s'asseoir sur le banc garni de coussins. Il la sentit trembler
légèrement au souvenir de Liverani, et la pria de se couvrir le visage
pour quelques instants seulement. Consuelo obéit, et la gondole, emportée
par le bras robuste du déserteur, glissa rapidement sur les eaux sombres
et muettes.

Au bout d'un trajet dont la durée ne put guère être appréciée par la
pensive Consuelo, elle entendit un bruit de voix et d'instruments à
quelque distance; la barque se ralentit, et reçut sans s'arrêter tout à
fait les légères secousses d'un atterrissement. Le capuchon tomba
doucement, et la néophyte crut passer d'un rêve dans un autre, en
contemplant le spectacle féerique offert à ses regards. La barque côtoyait,
en l'effleurant, une rive aplanie, jonchée de fleurs et de frais
herbages. L'eau du ruisseau, élargie et immobile dans un vaste bassin,
était comme embrasée, et reflétait des colonnades de lumières qui se
tordaient en serpenteaux de feu, ou se brisaient en pluie d'étincelles
sous le sillage lent et mesuré de la gondole. Une musique admirable
remplissait l'air sonore, et semblait planer sur les buissons de roses et
de jasmins embaumés. Quand les yeux de Consuelo se furent habitués à cette
clarté soudaine, elle put les fixer sur la façade illuminée du palais qui
s'élevait à très-peu de distance, et qui se plongeait dans le miroir du
bassin avec une splendeur magique. Cet édifice élégant qui se dessinait
sur le ciel constellé, ces voix harmonieuses, ce concert d'instruments
excellents, ces fenêtres ouvertes devant lesquelles, entre les rideaux de
pourpre embrasés par la lumière, Consuelo voyait s'agiter mollement des
hommes et des femmes richement parés, étincelants de broderies, de
diamants, d'or et de perles, avec ces têtes poudrées, qui donnaient à
l'aspect général des réunions de ce temps-là un reflet de blancheur, un je
ne sais quoi d'efféminé et de fantastique; toute cette fête princière,
combinée avec la beauté d'une nuit tiède et sereine qui jetait des
bouffées de parfums et de fraîcheur jusque dans les salles
resplendissantes, remplit Consuelo d'une vive émotion, et lui causa une
sorte d'enivrement. Elle, la fille du peuple, mais la reine des fêtes
patriciennes, elle ne pouvait voir un spectacle de ce genre, après tant de
jours de captivité, de solitude et de sombres rêveries, sans éprouver une
sorte d'élan, un besoin de chanter, un tressaillement singulier à
l'approche d'un public. Elle se leva donc debout dans la barque, qui se
rapprochait du château de plus en plus, et soudainement exaltée par le
chœur de Haendel:

       Chantons la gloire
       De Juda vainqueur!


elle oublia toutes choses pour mêler sa voix à ce chant d'enthousiasme
grandiose.

Mais une nouvelle secousse de la barque, qui, en rasant les bords de l'eau,
rencontrait quelquefois une branche, ou une touffe d'herbe, la fit
trébucher. Forcée de se retenir à la première main qui s'offrit pour la
soutenir, elle s'aperçut seulement alors qu'il y avait un quatrième
personnage dans la barque, un Invisible masqué, qui n'y était certainement
pas lorsqu'elle y était entrée.

Un vaste manteau gris sombre à longs plis, un chapeau à grands bords posé
d'une certaine façon, je ne sais quoi dans les traits de ce masque, à
travers lequel la physionomie humaine semblait parler; mais, plus que tout
le reste, la pression de la main tremblante qui ne voulait plus se
détacher de la sienne, firent reconnaître à Consuelo l'homme qu'elle
aimait, le chevalier Liverani, tel qu'il s'était montré à elle la première
fois sur l'étang de Spandaw. Alors la musique, l'illumination, le palais
enchanté, la fête enivrante, et jusqu'à l'approche du moment solennel qui
devait fixer sa destinée, tout ce qui n'était pas l'émotion présente,
s'effaça de la mémoire de Consuelo. Agitée et comme vaincue par une force
surhumaine, elle retomba palpitante sur les coussins de la barque, auprès
de Liverani. L'autre inconnu, Marcus, était debout à la proue, et leur
tournait le dos. Le jeûne, le récit de la comtesse Wanda, l'attente d'un
dénoûment terrible, l'inattendu de cette fête saisie au passage, avaient
brisé toutes les forces de Consuelo. Elle ne sentait plus que la main de
Liverani étreignant la sienne, son bras effleurant sa taille pour être
prêt à l'empêcher de s'éloigner de lui, et ce trouble divin que la
présence de l'objet aimé répand jusque dans l'air qu'on respire. Consuelo
resta quelques minutes ainsi, ne voyant pas plus le palais étincelant que
s'il fût rentré dans la nuit profonde, n'entendant plus rien que le
souffle brûlant de son amant auprès d'elle, et les battements de son
propre cœur.

«Madame, dit Marcus en se retournant tout à coup vers elle, ne
connaissez-vous pas l'air qu'on chante maintenant, et ne vous plairait-il
pas de vous arrêter pour entendre ce magnifique ténor?

--Quels que soient l'air et la voix, répondit Consuelo préoccupée,
arrêtons-nous ou continuons; que votre volonté soit faite.»

La barque touchait presque au pied du château. On pouvait distinguer les
figures placées dans l'embrasure des fenêtres, et même celles qui
passaient dans la profondeur des appartements. Ce n'étaient plus des
spectres flottants comme dans un rêve, mais des personnages réels, des
seigneurs, de grandes dames, des savants, des artistes, dont plusieurs
n'étaient pas inconnus à Consuelo. Mais elle ne fit aucun effort de
mémoire pour retrouver leurs noms, ni les théâtres ou les palais où elle
les avait déjà aperçus. Le monde était redevenu tout à coup pour elle une
lanterne magique sans signification et sans intérêt. Le seul être qui lui
parût vivant dans l'univers, c'était celui dont la main brûlait
furtivement la sienne sous les plis des manteaux.

«Ne connaissez-vous pas cette belle voix qui chante un air vénitien?»
demanda de nouveau Marcus, surpris de l'immobilité et de l'apparente
indifférence de Consuelo.

Et comme elle ne paraissait entendre ni la voix qui lui parlait ni celle
qui chantait, il se rapprocha un peu et s'assit sur le banc vis-à-vis
d'elle pour renouveler sa question.

«Mille pardons, Monsieur, répondit Consuelo après avoir fait un effort
pour écouter; je n'y faisais pas attention. Je connais cette voix en effet,
et cet air, c'est moi qui l'ai composé, il y a bien longtemps. Il est
fort mauvais et fort mal chanté.

--Comment donc, reprit Marcus, s'appelle ce chanteur pour lequel vous me
semblez trop sévère? Je le trouve admirable, moi!

--Ah! vous ne l'avez pas perdue? dit à voix basse Consuelo à Liverani qui
venait de lui faire sentir dans le creux de sa main la petite croix de
filigrane dont elle s'était séparée pour la première fois de sa vie, en la
lui confiant durant son voyage de Spandaw à ***.

--Vous ne vous rappelez pas le nom de ce chanteur? reprit Marcus avec
obstination en observant attentivement les traits de Consuelo.

--Pardon, Monsieur! répondit-elle avec un peu d'impatience, il s'appelle
Anzoleto. Ah? le mauvais _ré!_ il a perdu cette note.

--Ne souhaitez-vous pas voir son visage? Vous vous trompez peut-être.
D'ici vous pourriez le distinguer parfaitement, car je le vois très-bien.
C'est un bien beau jeune homme.

--À quoi bon le regarder? reprit Consuelo avec un peu d'humeur; je suis
bien sûre qu'il est toujours le même.»

Marcus prit doucement la main de Consuelo, et Liverani le seconda pour la
faire lever et regarder par la fenêtre toute grande ouverte. Consuelo qui
eût résisté peut-être à l'un céda à l'autre, jeta un coup d'œil sur le
chanteur, sur ce beau Vénitien qui était en ce moment le point de mire de
plus de cent regards féminins, regards protecteurs, ardents et lascifs.

«Il est fort engraissé! dit Consuelo en se rasseyant et en résistant un
peu à la dérobée aux doigts de Liverani, qui voulait lui reprendre la
petite croix, et qui la reprit en effet.

--Est-ce là tout le souvenir que vous accordez à un ancien ami? reprit
Marcus qui attachait toujours sur elle un regard de lynx à travers son
masque.

--Ce n'est qu'un camarade, répondit Consuelo, et entre camarades, nous
autres, nous ne sommes pas toujours amis.

--Mais n'auriez-vous pas quelque plaisir à lui parler? Si nous entrions
dans ce palais, et si l'on vous priait de chanter avec lui?

--Si c'est une _épreuve_, dit avec un peu de malice Consuelo qui
commençait à remarquer l'insistance de Marcus, comme je dois vous obéir en
tout, je m'y prêterai volontiers. Mais si c'est pour mon plaisir que vous
me faites cette offre, j'aime autant m'en dispenser.

--Dois-je arrêter ici, mon frère? demanda Karl en faisant un signe
militaire avec la rame.

--Passe, frère, et pousse au large! répondit Marcus.»

Karl obéit, et au bout de peu d'instants, la barque ayant traversé le
bassin, s'enfonça sous des berceaux épais. L'obscurité devint profonde.
Le petit fanal suspendu à la gondole jetait seul des lueurs bleuâtres sur
le feuillage environnant. De temps en temps, à travers des échappées de
sombre verdure, on voyait encore scintiller faiblement au loin les
lumières du palais. Les sons de l'orchestre s'évanouissaient lentement.
La barque, en rasant la rive, effeuillait les rameaux en fleurs, et le
manteau noir de Consuelo était semé de leurs pétales embaumés. Elle
commençait à rentrer en elle-même, et à combattre cette indéfinissable
volupté de l'amour et de la nuit. Elle avait retiré sa main de celle de
Liverani, et son cœur se brisait à mesure que le voile d'ivresse tombait
devant des lueurs de raison et de volonté.

«Écoutez, Madame! dit Marcus. N'entendez-vous pas d'ici les
applaudissements de l'auditoire? Oui, vraiment! ce sont des battements de
mains et des acclamations. On est ravi de ce qu'on vient d'entendre. Cet
Anzoleto a un grand succès au palais.

--Ils ne s'y connaissent pas!» dit brusquement Consuelo en saisissant une
fleur de magnolier que Liverani venait de cueillir au passage, et de jeter
furtivement sur ses genoux.

Elle serra convulsivement cette fleur dans ses mains, et la cacha dans son
sein, comme la dernière relique d'un amour indompté que l'épreuve fatale
allait sanctifier ou rompre à jamais.



XXXVIII.


La barque prit terre définitivement à la sortie des jardins et des bois,
dans un endroit pittoresque où le ruisseau s'enfonçait parmi des roches
séculaires et cessait d'être navigable. Consuelo eut peu de temps pour
contempler le paysage sévère éclairé par la lune. C'était toujours dans la
vaste enceinte de la résidence; mais l'art ne s'était appliqué en ce lieu
qu'à conserver à la nature sa beauté première: les vieux arbres semés au
hasard dans de sombres gazons, les accidents heureux du terrain, les
collines aux flancs âpres, les cascades inégales, les troupeaux de daims
bondissants et craintifs.

Un personnage nouveau était venu fixer l'attention de Consuelo: c'était
Gottlieb, assis négligemment sur le brancard d'une chaise à porteurs, dans
l'attitude d'une attente calme et rêveuse. Il tressaillit en reconnaissant
son amie de la prison; mais, sur un signe de Marcus, il s'abstint de lui
parler.

«Vous défendez donc à ce pauvre enfant de me serrer la main? dit tout bas
Consuelo à son guide.

--Après votre initiation, vous serez libre ici dans toutes vos actions,
répondit-il de même. Contentez-vous maintenant de voir comme la santé de
Gottlieb est améliorée et comme la force physique lui est revenue.

--Ne puis-je savoir, du moins, reprit la néophyte, s'il n'a souffert
aucune persécution pour moi, après ma fuite de Spandaw? Pardonnez à mon
impatience. Cette pensée n'a cessé de me tourmenter jusqu'au jour où je
l'ai aperçu, passant auprès de l'enclos du pavillon.

--Il a souffert, en effet, répondit Marcus, mais peu de temps. Dès qu'il
vous sut délivrée, il se vanta avec un enthousiasme naïf d'y avoir
contribué, et ses révélations involontaires durant son sommeil faillirent
devenir funestes à quelques-uns d'entre nous. On voulut l'enfermer dans
une maison de fous, autant pour le punir que pour l'empêcher de secourir
d'antres prisonniers. Il s'enfuit alors, et comme nous avions l'œil sur
lui, nous le fîmes amener ici, où nous lui avons prodigué les soins du
corps et de l'âme. Nous le rendrons à sa famille et à sa patrie lorsque
nous lui aurons donné la force et la prudence nécessaires pour travailler
utilement à notre œuvre qui est devenue la sienne, car c'est un de nos
adeptes les plus purs et les plus fervents. Mais la chaise est prête,
Madame; veuillez y monter. Je ne vous quitte pas, quoique je vous confie
aux bras fidèles et sûrs de Karl et de Gottlieb.»

Consuelo s'assit docilement dans une chaise à porteurs, fermée de tous
côtés, et ne recevant l'air que par quelques fentes pratiquées dans la
partie qui regardait le ciel. Elle ne vit donc plus rien de ce qui se
passait autour d'elle. Parfois elle vit briller les étoiles, et jugea
ainsi qu'elle était encore en plein air; d'autres fois elle vit cette
transparence interceptée sans savoir si c'était par des bâtiments ou par
l'ombrage épais des arbres. Les porteurs marchaient rapidement et dans le
plus profond silence; elle s'appliqua, durant quelque temps, à distinguer
dans les pas qui criaient de temps à autre sur le sable, si quatre
personnes ou seulement trois l'accompagnaient. Plusieurs fois elle crut
saisir le pas de Liverani à droite de la chaise; mais ce pouvait être une
illusion, et, d'ailleurs, elle devait s'efforcer de n'y pas songer.

Lorsque la chaise s'arrêta et s'ouvrit, Consuelo ne put se défendre d'un
sentiment d'effroi, en se voyant sous la herse, encore debout et sombre,
d'un vieux manoir féodal. La lune donnait en pleine lumière sur le préau
entouré de constructions en ruines, et rempli de personnages vêtus de
blanc qui allaient et venaient, les uns isolés, les autres par groupes,
comme des spectres capricieux. Cette arcade noire et massive de l'entrée
faisait paraître le fond du tableau plus bleu, plus transparent et plus
fantastique. Ces ombres errantes et silencieuses, ou se parlant à voix
basse, leur mouvement sans bruit sur ces longues herbes de la cour,
l'aspect de ces ruines que Consuelo reconnaissait pour celles où elle
avait pénétré une fois, et où elle avait revu Albert, l'impressionnèrent
tellement, qu'elle eut comme un mouvement de frayeur superstitieuse. Elle
chercha instinctivement Liverani auprès d'elle. Il y était effectivement
avec Marcus, mais l'obscurité de la voûte ne lui permit pas de distinguer
lequel des deux lui offrait la main; et cette fois, son cœur glacé par
une tristesse subite et par une crainte indéfinissable, ne l'avertit pas.

On arrangea son manteau sur ses vêtements et le capuchon sur sa tête de
manière à ce qu'elle put tout voir sans être reconnue de personne.
Quelqu'un lui dit à voix basse de ne pas laisser échapper un seul mot, une
seule exclamation, quelque chose qu'elle pût voir; et elle fut conduite
ainsi au fond de la cour, où un étrange spectacle s'offrit en effet à ses
regards.

Une cloche au son faible et lugubre rassemblait les ombres en cet instant
vers la chapelle ruinée où Consuelo avait naguère cherché, à la lueur des
éclairs, un refuge contre l'orage. Cette chapelle était maintenant
illuminée de cierges disposés dans un ordre systématique. L'autel semblait
avoir été relevé récemment; il était couvert d'un drap mortuaire et paré
d'insignes bizarres, où les emblèmes du christianisme se trouvaient mêlés
à ceux du judaïsme, à des hiéroglyphes égyptiens, et à divers signes
cabalistiques. Au milieu du chœur, dont on avait rétabli l'enceinte avec
des balustrades et des colonnes symboliques, on voyait un cercueil entouré
de cierges, couvert d'ossements en croix, et surmonté d'une tête de mort
dans laquelle brillait une flamme couleur de sang. On amena auprès de ce
cénotaphe un jeune homme dont Consuelo ne put voir les traits; un large
bandeau couvrait la moitié de son visage; c'était un récipiendaire qui
paraissait brisé de fatigue ou d'émotion. Il avait un bras et une jambe
nus, ses mains étaient attachées derrière son dos, et sa rose blanche
était tachée de sang. Une ligature au bras semblait indiquer qu'il venait
d'être saigné en effet. Deux ombres agitaient autour de lui des torches de
résine enflammée et répandaient sur son visage et sur sa poitrine des
nuages de fumée et de tourbillons d'étincelles. Alors commença entre lui
et ceux qui présidaient la cérémonie, et qui portaient des signes
distinctifs de leurs dignités diverses, un dialogue bizarre qui rappela à
Consuelo celui que Cagliostro lui avait fait entendre à Berlin, entre
Albert et des personnages inconnus. Puis, des spectres armés de glaives,
et qu'elle entendit appeler les _Frères terribles_, couchèrent le
récipiendaire sur les dalles, et appuyèrent sur son cœur la pointe de
leurs armes, tandis que plusieurs autres commencèrent, à grand cliquetis
d'épées, un combat acharné, les uns prétendant empêcher l'admission du
nouveau frère, le traitant de pervers, d'indigne et de traître, tandis
que les autres disaient combattre pour lui au nom de la vérité et d'un
droit acquis. Cette scène étrange émut Consuelo comme un rêve pénible.
Cette lutte, ces menaces, ce culte magique, ces sanglots que de jeunes
adolescents faisaient entendre autour du cercueil, étaient si bien simulés,
qu'un spectateur non initié d'avance en eût été réellement épouvanté.
Lorsque les _parrains_ du récipiendaire l'eurent emporté dans la dispute
et dans le combat contre les opposants, on le releva, on lui mit un
poignard dans la main, et on lui ordonna de marcher devant lui, et de
frapper quiconque s'opposerait à son entrée dans le temple.

Consuelo n'en vit pas davantage. Au moment où le nouvel initié se
dirigeait, le bras levé, et dans une sorte de délire, vers une porte basse
où on le poussait, les deux guides, qui n'avaient pas abandonné les bras
de Consuelo, l'emmenèrent rapidement comme pour lui dérober la vue d'un
spectacle affreux; et, lui rabattant le capuchon sur le visage, ils la
conduisirent par de nombreux détours, et parmi des décombres où elle
trébucha plus d'une fois, dans un lieu où régnait le plus profond silence.
Là, on lui rendit la lumière, et elle se vit dans la grande salle octogone
où elle avait surpris précédemment l'entretien d'Albert et de Trenck.
Toutes les ouvertures étaient, cette fois, fermées et voilées avec soin;
les murs et le plafond étaient tendus de noir; des cierges brûlaient aussi
en ce lieu, dans un ordre particulier, différent de celui de la chapelle.
Un autel en forme de calvaire, et surmonté de trois croix, masquait la
grande cheminée. Un tombeau sur lequel étaient déposés un marteau, des
clous, une lance et une couronne d'épines se dressait au milieu de la
salle. Des personnages vêtus de noir et masqués étaient agenouillés ou
assis à l'entour sur des tapis semés de larmes d'argent; ils ne pleuraient
ni ne gémissaient; leur attitude était celle d'une méditation austère, ou
d'une douleur muette et profonde.

Les guides de Consuelo la firent approcher jusqu'auprès du cercueil, et
les hommes qui le gardaient s'étant levés et rangés à l'autre extrémité,
l'un d'eux lui parla ainsi:

«Consuelo, tu viens de voir la cérémonie d'une réception maçonnique. Tu as
vu, là comme ici, un culte inconnu, des signes mystérieux, des images
funèbres, des pontifes initiateurs, un cercueil. Qu'as-tu compris à cette
scène simulée, à ces épreuves effrayantes pour le récipiendaire, aux
paroles qui lui ont été adressées, et à ces manifestations de respect,
d'amour et de douleur autour d'une tombe illustre?

--J'ignore si j'ai bien compris, répondit Consuelo. Cette scène me
troublait; cette cérémonie me semblait barbare. Je plaignais ce
récipiendaire, dont le courage et la vertu étaient soumis à des épreuves
toutes matérielles, comme s'il suffisait du courage physique pour être
initié à l'œuvre du courage moral. Je blâme ce que j'ai vu, et déplore
ces jeux cruels d'un sombre fanatisme, ou ces expériences puériles d'une
foi tout extérieure et idolâtrique. J'ai entendu proposer des énigmes
obscures, et l'explication qu'en a donnée le récipiendaire m'a paru dictée
par un catéchisme méfiant ou grossier. Cependant cette tombe sanglante,
cette victime immolée, cet antique mythe d'Hiram, architecte divin
assassiné par les travailleurs jaloux et cupides, ce mot sacré perdu
pendant des siècles, et promis à l'initié comme la clef magique qui doit
lui ouvrir le temple, tout cela ne me paraît pas un symbole sans grandeur
et sans intérêt; mais pourquoi la fable est-elle si mal tissée ou d'une
interprétation si captieuse?

--Qu'entends-tu par là? As-tu bien écouté ce récit que tu traites de fable?

--Voici ce que j'ai entendu et ce qu'auparavant j'avais appris dans les
livres qu'on m'a ordonné de méditer durant ma retraite: Hiram, conducteur
des travaux du temple de Salomon, avait divisé les ouvriers par
catégories. Ils avaient un salaire différent, des droits inégaux. Trois
ambitieux de la plus basse catégorie résolurent de participer au salaire
réservé à la classe rivale, et d'arracher à Hiram le mot d'ordre, la
formule secrète qui lui servait à distinguer les compagnons des maîtres, à
l'heure solennelle de la répartition. Ils le guettèrent dans le temple où
il était resté seul après cette cérémonie, et se postant à chacune des
trois issues du saint lieu, ils l'empêchèrent de sortir, le menacèrent, le
frappèrent cruellement et l'assassinèrent sans avoir pu lui arracher son
secret, le mot fatal qui devait les rendre égaux à lui et à ses
privilégiés. Puis ils emportèrent son cadavre et l'ensevelirent sous des
décombres; et depuis ce jour, les fidèles adeptes du temple, les amis
d'Hiram pleurent son destin funeste, cherchant sa parole sacrée, et
rendant des honneurs presque divins à sa mémoire.

--Et maintenant, comment expliques-tu ce mythe?

--Je l'ai médité avant de venir ici, et voici comment je le comprends.
Hiram, c'est l'intelligence froide et l'habileté gouvernementale des
antiques sociétés; elles reposent sur l'inégalité des conditions, sur le
régime des castes. Cette fable égyptienne convenait au despotisme
mystérieux des hiérophantes. Les trois ambitieux, c'est l'indignation, la
révolte et la vengeance; ce sont peut-être les trois castes inférieures à
la caste sacerdotale qui essaient de prendre leurs droits par la violence.
Hiram assassiné, c'est le despotisme qui a perdu son prestige et sa force,
et qui est descendu au tombeau emportant avec lui le secret de dominer les
hommes par l'aveuglement et la superstition.

--Est-ce ainsi, véritablement, que tu interpréterais ce mythe?

--J'ai lu dans vos livres qu'il avait été apporté d'Orient par les
templiers, et qu'ils l'avaient fait servir à leurs initiations. Ils
devaient donc l'interpréter à peu près ainsi; mais en baptisant _Hiram_,
la théocratie, et les _assassins_, l'impiété, l'anarchie et la férocité,
les templiers, qui voulaient asservir la société à une sorte de despotisme
monacal, pleuraient sur leur impuissance personnifiée par l'anéantissement
d'Hiram. Le mot perdu et retrouvé de leur empire, c'était celui
d'association ou de ruse, quelque chose comme la cité antique, ou le
temple d'Osiris. Voilà pourquoi je m'étonne de voir cette fable servir
encore pour vos initiations à l'œuvre de la délivrance universelle. Je
voudrais croire qu'elle n'est proposée à vos adeptes que comme une épreuve
de leur intelligence et de leur courage.

--Eh bien, nous qui n'avons point inventé ces formes de la maçonnerie, et
qui ne nous en servons effectivement que comme d'épreuves morales, nous
qui sommes plus que compagnons et maîtres dans cette science symbolique,
puisque, après avoir traversé tous les grades maçonniques, nous sommes
arrivés à n'être plus maçons comme on l'entend dans les rangs vulgaires de
cet ordre; nous t'adjurons de nous expliquer le mythe d'Hiram comme tu
l'entends, afin que nous portions sur ton zèle, ton intelligence et ta foi
le jugement qui t'arrêtera ici à la porte du véritable temple, ou qui te
livrera l'entrée du sanctuaire.

--Vous me demandez le mot d'Hiram, _la parole perdue_. Ce n'est point
celle qui m'ouvrira les portes du temple; car ce mot, c'est tyrannie ou
mensonge. Mais je sais les mots véritables, les noms des trois portes de
l'édifice divin par lesquels les destructeurs d'Hiram entrèrent pour
forcer ce chef à s'ensevelir sous les débris de son œuvre; c'est liberté,
fraternité, égalité.

--Consuelo, ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton
cœur. Sois donc dispensée de t'agenouiller jamais sur la tombe d'Hiram.
Tu ne passeras pas non plus par le grade où le néophyte se prosterne sur
le simulacre des cendres de Jacques Molay, le grand maître et la grande
victime du temple, des moines-soldats et des prélats-chevaliers du moyen
âge. Tu sortirais victorieuse de cette seconde épreuve comme de la
première. Tu discernerais les traces mensongères d'une barbarie fanatique,
nécessaires encore aujourd'hui comme formules de garantie à des esprits
imbus du principe d'inégalité. Rappelle-toi donc bien que les
francs-maçons des premiers grades n'aspirent, pour la plupart, qu'à
construire un temple profane, un abri mystérieux pour une association
élevée à l'état de caste. Tu comprends autrement, et tu vas marcher droit
au temple universel qui doit recevoir tous les hommes confondus dans un
même culte, dans un même amour. Cependant tu dois faire ici une dernière
station, et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et
reconnaître en lui le seul vrai Dieu.

--Vous dites cela pour m'éprouver encore, répondit Consuelo avec fermeté:
mais vous avez daigné m'ouvrir les yeux à de hautes vérités, en
m'apprenant à lire dans vos livres secrets. Le Christ est un homme divin
que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint
des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le
meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs. Nous pouvons bien
l'appeler le sauveur des hommes, en ce sens qu'il a enseigné à ceux de son
temps des vérités qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir, et qui devaient
faire entrer l'humanité dans une phase nouvelle de lumière et de sainteté.
Nous pouvons bien nous agenouiller auprès de sa cendre, pour remercier
Dieu de nous avoir suscité un tel prophète, un tel exemple, un tel ami;
mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime
d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du
révélateur. Je consens donc à rendre à ces emblèmes d'un supplice à jamais
illustre et sublime, l'hommage d'une pieuse reconnaissance et d'un
enthousiasme filial; mais je ne crois pas que le dernier mot de la
révélation ait été compris et proclamé par les hommes au temps de Jésus,
car il ne l'a pas encore été officiellement sur la terre. J'attends de la
sagesse et de la foi de ses disciples, de la continuation de son œuvre
durant dix-sept siècles, une vérité plus pratique, une application plus
complète de la parole sainte et de la doctrine fraternelle. J'attends le
développement de l'Évangile, j'attends quelque chose de plus que l'égalité
devant Dieu, je l'attends et je l'invoque parmi les hommes.

--Tes paroles sont audacieuses et tes doctrines sont grosses de périls. Y
as-tu bien songé dans la solitude? As-tu prévu les malheurs que la loi
nouvelle amassait d'avance sur ta tête? Connais-tu le monde et tes propres
forces? Sais-tu que nous sommes un contre cent mille dans les pays les
plus civilisés du globe? Sais-tu qu'au temps où nous vivons, entre ceux
qui rendent au sublime révélateur Jésus un culte injurieux et grossier, et
ceux, presque aussi nombreux désormais, qui nient sa mission et jusqu'à
son existence, entre les idolâtres et les athées, il n'y a place pour nous
au soleil qu'au milieu des persécutions, des railleries, de la haine et
des mépris de l'espèce humaine? Sais-tu qu'en France, à l'heure qu'il est,
on proscrit presque également Rousseau et Voltaire, le philosophe
religieux et le philosophe incrédule? Sais-tu, chose plus effrayante et
plus inouïe! que, du fond de leur exil, ils se proscrivent l'un l'autre?
Sais-tu que tu vas retourner dans un monde où tout conspirera pour
ébranler ta foi et pour corrompre tes pensées? Sais-tu enfin qu'il faudra
exercer ton apostolat à travers les périls, les doutes, les déceptions et
les souffrances?

--J'y suis résolue, répondit Consuelo en baissant les yeux et en posant la
main sur son cœur: Dieu me soit en aide!

--Eh bien, ma fille, dit Marcus, qui tenait toujours Consuelo par la main,
tu vas être soumise par nous à quelques souffrances morales, non pour
éprouver ta foi, dont nous ne saurions douter maintenant, mais pour la
fortifier. Ce n'est pas dans le calme du repos, ni dans les plaisirs de ce
monde, c'est dans la douleur et les larmes que la foi grandit et s'exalte.
Te sens-tu le courage d'affronter de pénibles émotions et peut-être de
violentes terreurs?

--S'il le faut, et si mon âme doit en profiter, je me soumets à votre
volonté,» répondit Consuelo légèrement oppressée.

Aussitôt les Invisibles se mirent à enlever les tapis et les flambeaux qui
entouraient le cercueil. Le cercueil fut roulé dans une des profondes
embrasures de croisées, et plusieurs adeptes s'étant armés de barres de
fer, se hâtèrent de lever une dalle ronde qui occupait le milieu de la
salle. Consuelo vit alors une ouverture circulaire assez large pour le
passage d'une personne, et dont la margelle de granit, noircie et usée par
le temps, était incontestablement aussi ancienne que les autres détails de
l'architecture de la tour. On apporta une longue échelle, et on la plongea
dans le vide ténébreux de l'ouverture. Puis Marcus, amenant Consuelo à
l'entrée, lui demanda par trois fois, d'un ton solennel, si elle se
sentait la force de descendre seule dans les souterrains de la grande tour
féodale.

«Écoutez, mes pères ou mes frères, car j'ignore comment je dois vous
appeler..., répondit Consuelo...

--Appelle-les tes frères, reprit Marcus, tu es ici parmi les Invisibles,
tes égaux en grade, si tu persévères encore une heure. Tu vas leur dire
adieu ici pour les retrouver dans une heure en présence du conseil des
chefs suprêmes, de ceux dont on n'entend jamais la voix, dont on ne voit
jamais le visage. Ceux-là, tu les appelleras tes pères. Ils sont les
pontifes souverains, les chefs spirituels et temporels de notre temple.
Nous paraîtrons devant eux et devant toi à visage découvert, si tu es bien
décidée à venir nous rejoindre à la porte du sanctuaire, par ce chemin
sombre et semé d'épouvante, qui s'ouvre ici sous tes pieds, où tu dois
marcher seule et sans autre égide que celle de ton courage et de ta
persévérance.

--J'y marcherai s'il le faut, répondit la néophyte tremblante; mais cette
épreuve, que vous m'annoncez si austère, est-elle donc inévitable? O mes
frères, vous ne voulez pas, sans doute, jouer avec la raison déjà bien
assez éprouvée d'une femme sans affectation et sans fausse vanité? Vous
m'avez condamnée aujourd'hui à un long jeûne, et, bien que l'émotion fasse
taire la faim depuis plusieurs heures, je me sens affaiblie physiquement;
j'ignore si je ne succomberai pas aux travaux que vous m'imposez. Peu
m'importe, je vous le jure, que mon corps souffre et faiblisse, mais ne
prendrez-vous pas pour une lâcheté morale ce qui ne sera qu'une
défaillance de la matière? Dites-moi que vous me pardonnerez si j'ai les
nerfs d'une femme, pourvu que, revenue à moi-même, j'aie encore le cœur
d'un homme.

--Pauvre enfant, répondit Marcus, j'aime mieux t'entendre avouer ta
faiblesse que si tu cherchais à nous éblouir par une folle audace. Nous
consentirons, si tu le veux, à te donner un guide, un seul, pour
t'assister et te secourir au besoin dans ton pèlerinage. Mon frère,
ajouta-t-il en s'adressant au Chevalier Liverani, qui s'était tenu pendant
tout ce dialogue auprès de la porte, les yeux fixés sur Consuelo, prends
la main de ta sœur, et conduis la par les souterrains au lieu du
rendez-vous général.

--Et vous, mon frère, dit Consuelo éperdue, ne voulez-vous pas
m'accompagner aussi?

--Cela m'est impossible. Tu ne peux avoir qu'un guide, et celui que je te
désigne est le seul qu'il me soit permis de te donner.

--J'aurai du courage, répondit Consuelo, en s'enveloppant de son manteau;
j'irai seule.

--Tu refuses le bras d'un frère et d'un ami?

--Je ne refuse ni sa sympathie ni son intérêt; mais j'irai seule.

--Va donc, noble fille, et ne crains rien. Celle qui est descendue seule
dans la citerne _des pleurs_, à Riesenburg, celle qui a bravé tant de
périls pour trouver la grotte cachée du Schreckenstein, saura facilement
traverser les entrailles de notre pyramide. Va donc, comme les jeunes
héros de l'antiquité, chercher l'initiation à travers les épreuves des
mystères sacrés. Frères, présentez-lui la coupe, cette relique précieuse
qu'un descendant de Ziska a apportée parmi nous, et dans laquelle nous
consacrons l'auguste sacrement de la communion fraternelle.»

Liverani alla prendre sur l'autel un calice de bois grossièrement
travaillé, et, l'ayant rempli, il le présenta à Consuelo avec un pain.

«Ma sœur, reprit Marcus, ce n'est pas seulement un vin doux et généreux
et un pain de pur froment que nous t'offrons pour réparer tes forces
physiques, c'est le corps et le sang de l'homme divin, tel qu'il
l'entendait lui-même, c'est-à-dire le signe à la fois céleste et matériel
de l'égalité fraternelle. Nos pères les martyrs de l'église taborite,
pensaient que l'intervention des prêtres impies et sacrilèges ne valait
pas, pour la consécration du sacrement auguste, les mains pures d'une
femme ou d'un enfant. Communie donc avec nous ici, en attendant que tu
t'asseyes au banquet du temple, où le grand mystère de la cène te sera
révélé plus explicitement. Prends cette coupe, et bois la première. Si tu
portes de la foi dans cet acte, quelques gouttes de ce breuvage seront
pour ton corps un fortifiant souverain, et ton âme fervente emportera tout
ton être sur des ailes de flamme.»

Consuelo ayant bu la première, tendit la coupe à Liverani qui la lui avait
présentée; et quand celui-ci eut bu à son tour, il la fit passer à tous
les frères. Marcus en ayant épuisé les dernières gouttes, bénit Consuelo
et engagea l'assemblée à se recueillir et à prier pour elle; puis il
présenta à la néophyte une petite lampe d'argent, et l'aida à mettre les
pieds sur les premiers barreaux de l'échelle.

«Je n'ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, qu'aucun danger ne menace
vos jours; mais craignez pour votre âme; craignez de ne jamais arriver à
la porte du temple, si vous avez le malheur de regarder une seule fois
derrière vous en marchant. Vous aurez plusieurs stations à faire en divers
endroits; vous devrez alors examiner tout ce qui s'offrira à vos regards;
mais dès qu'une porte s'ouvrira devant vous, franchissez-la, et ne vous
retournez pas. C'est, vous le savez, la prescription rigide des antiques
initiations. Vous devez aussi, d'après les rites anciens, conserver
soigneusement la flamme de votre lampe, emblème de votre foi et de votre
zèle. Allez, ma fille, et que cette pensée vous donne un courage surhumain;
ce que vous êtes condamnée à souffrir maintenant est nécessaire au
développement de votre esprit et de votre cœur dans la vertu et dans la
foi véritable.»

Consuelo descendit les échelons avec précaution, et dès qu'elle eut
atteint le dernier, on retira l'échelle, et elle entendit la lourde dalle
retomber avec bruit et fermer l'entrée du souterrain au-dessus de sa tête.



XXXIX.


Dans les premiers instants, Consuelo, passant d'une salle où brillait
l'éclat de cent flambeaux, dans un lieu qu'éclairait seule la lueur de sa
petite lampe, ne distingua rien qu'un brouillard lumineux répandu autour
d'elle, et que son regard ne pouvait percer. Mais peu à peu ses yeux
s'accoutumèrent aux ténèbres, et comme elle ne vit rien d'effrayant entre
elle et les parois d'une salle en tout semblable, pour l'étendue et la
forme octogone, à celle dont elle sortait, elle se rassura au point
d'aller examiner de près les étranges caractères qu'elle apercevait sur
les murailles. C'était une seule et longue inscription disposée sur
plusieurs lignes circulaires qui faisaient le tour de la salle, et que
n'interrompait aucune ouverture. En faisant cette observation, Consuelo ne
se demanda pas comment elle sortirait de ce cachot, mais quel pouvait
avoir été l'usage d'une pareille construction. Des idées sinistres qu'elle
repoussa d'abord lui vinrent à l'esprit; mais bientôt ces idées furent
confirmées par la lecture de l'inscription qu'elle lut en marchant
lentement et en promenant sa lampe à la hauteur des caractères.

«Contemple la beauté de ces murailles assises sur le roc, épaisses de
vingt-quatre pieds, et debout depuis mille ans, sans que ni les assauts de
la guerre, ni l'action du temps, ni les efforts de l'ouvrier aient pu les
entamer! Ce chef-d'œuvre de maçonnerie architecturale a été élevé par les
mains des esclaves, sans doute pour enfouir les trésors d'un maître
magnifique. Oui! pour enfouir dans les entrailles du rocher, dans les
profondeurs de la terre, des trésors de haine et de vengeance. Ici ont
péri, ici ont souffert, ici ont pleuré, rugi et blasphémé vingt
générations d'hommes, innocents pour la plupart, quelques-uns héroïques;
tous victimes ou martyrs: des prisonniers de guerre, des serfs révoltés ou
trop écrasés de taxes pour en payer de nouvelles, des novateurs religieux,
des hérétiques sublimes, des infortunés, des vaincus, des fanatiques, des
saints, des scélérats aussi, hommes dressés à la férocité des camps, à la
loi de meurtre et de pillage, soumis à leur tour à d'horribles
représailles. Voilà les catacombes de la féodalité, du despotisme
militaire ou religieux. Voilà les demeures que les hommes puissants ont
fait construire par des hommes asservis, pour étouffer les cris et cacher
les cadavres de leurs frères vaincus et enchaînés. Ici, point d'air pour
respirer, pas un rayon de jour, pas une pierre pour reposer sa tête;
seulement des anneaux de fer scellés au mur pour passer le bout de la
chaîne des prisonniers, et les empêcher de choisir une place pour reposer
sur le sol humide et glacé. Ici, de l'air, du jour et de la nourriture
quand il plaisait aux gardes postés dans la salle supérieure d'entr'ouvrir
un instant le caveau, et de jeter un morceau de pain à des centaines de
malheureux entassés les uns sur les autres, le lendemain d'une bataille,
blessés ou meurtris pour la plupart; et, chose plus affreuse encore!
quelquefois, un seul resté le dernier, et s'éteignant dans la souffrance
et le désespoir au milieu des cadavres putréfiés de ses compagnons,
quelquefois mangé des mêmes vers avant d'être mort tout à fait, et tombant
en putréfaction lui-même avant que le sentiment de la vie et l'horreur de
la réflexion fussent anéantis dans son cerveau. Voilà, ô néophyte, la
source des grandeurs humaines, que tu as peut-être contemplées avec
admiration et jalousie dans le monde des puissants! des crânes décharnés,
des os humains brisés et desséchés, des larmes, des taches de sang, voilà
ce que signifient les emblèmes de tes armoiries, si tes pères t'ont légué
la tache du patriciat; voilà ce qu'il faudrait représenter sur les
écussons des princes que tu as servis, ou que tu aspires à servir si tu es
sorti de la plèbe. Oui, voilà le fondement des titres de noblesse, voilà
la source des gloires et des richesses héréditaires de ce monde; voilà
comment s'est élevée et conservée une caste que les autres castes
redoutent, flattent et caressent encore. Voilà, voilà ce que les hommes
ont inventé pour s'élever de père en fils au-dessus des autres hommes!»

Après avoir lu cette inscription en faisant trois fois le tour de la geôle,
Consuelo, navrée de douleur et d'effroi, posa sa lampe à terre et se plia
sur ses genoux pour se reposer. Un profond silence régnait dans ce lieu
lugubre, et des réflexions épouvantables s'y éveillaient en foule. La vive
imagination de Consuelo évoquait autour d'elle de sombres visions. Elle
croyait voir des ombres livides et couvertes de plaies hideuses s'agiter
autour des murailles, ou ramper sur la terre à ses côtés. Elle croyait
entendre leurs gémissements lamentables, leur râle d'agonie, leurs faibles
soupirs, le grincement de leurs chaînes. Elle ressuscitait dans sa pensée
la vie du passé telle qu'elle devait être au moyen âge, telle qu'elle
avait été encore naguère durant les guerres de religion. Elle croyait
entendre au-dessus d'elle, dans la salle des gardes, le pas lourd et
sinistre de ces hommes chaussés de fer; le retentissement de leurs piques
sur le pavé, leurs rires grossiers, leurs chants d'orgie: leurs menaces et
leurs jurons quand la plainte des victimes montait jusqu'à eux, et venait
interrompre leur affreux sommeil; car ils avaient dormi, ces geôliers, ils
avaient dû, ils avaient pu dormir sur cette geôle, sur cet abîme infect,
d'où s'exhalaient les miasmes du tombeau et les rugissements de l'enfer.
Pâle, les yeux fixes, et les cheveux dressés par l'épouvante, Consuelo ne
voyait et n'entendait plus rien. Lorsqu'elle se rappela sa propre
existence, et qu'elle se releva pour échapper au froid qui la gagnait,
elle s'aperçut qu'une dalle du sol avait été déracinée et jetée en bas
durant sa pénible extase, et qu'un chemin nouveau s'ouvrait devant elle.
Elle en approcha, et vit un escalier étroit et rapide qu'elle descendit
avec peine, et qui la conduisit dans une nouvelle cave, plus étroite et
plus écrasée que la première. En touchant le sol, qui était doux et comme
mœlleux sous le pied, Consuelo baissa sa lampe pour regarder si elle ne
s'enfonçait pas dans la vase. Elle ne vit qu'une poussière grise, plus
fine que le sable le plus fin, et présentant ça et là pour accidents, en
guise de cailloux, une côte rompue, une tête de fémur, un débris de crâne,
une mâchoire encore garnie de dents blanches et solides, témoignage de la
jeunesse et de la force brusquement brisées par une mort violente.
Quelques squelettes presque entiers avaient été retirés de cette poussière,
et dressés contre les murs. Il y en avait un parfaitement conservé,
debout et enchaîné par le milieu du corps, comme s'il eût été condamné à
périr là sans pouvoir se coucher. Son corps, au lieu de se courber et de
tomber en avant, plié et disloqué, s'était roidi, ankylosé, et rejeté en
arrière dans une attitude de fierté superbe et d'implacable dédain. Les
ligaments de sa charpente et de ses membres s'étaient ossifiés. Sa tête,
renversée, semblait regarder la voûte, et ses dents, serrées par une
dernière contraction des mâchoires, paraissaient rire d'un rire terrible,
ou d'un élan de fanatisme sublime. Au-dessus de lui, son nom et son
histoire étaient écrits en gros caractères rouges sur la muraille. C'était
un obscur martyr de la persécution religieuse, et la dernière des victimes
immolées dans ce lieu. À ses pieds était agenouillé un squelette dont la
tête, détachée des vertèbres, gisait sur le pavé, mais dont les bras
roidis tenaient encore embrassés les genoux du martyr: c'était sa femme.
L'inscription portait, entre autres détails:

«N*** a péri ici avec sa femme, ses trois frères et ses deux enfants, pour
n'avoir pas voulu abjurer la foi de Luther, et pour avoir persisté, jusque
dans les tortures, à nier l'infaillibilité du pape. Il est mort debout et
desséché, pétrifié en quelque sorte, et sans pouvoir regarder à ses pieds
sa famille agonisante sur la cendre de ses amis et de ses pères.»

En face de cette inscription, on lisait celle-ci:

«Néophyte, le sol friable que tu foules est épais de vingt pieds. Ce n'est
ni du sable, ni de la terre, c'est de la poussière humaine. Ce lieu était
l'ossuaire du château. C'est ici qu'on jetait ceux qui avaient expiré dans
la geôle placée au-dessus, quand il n'y avait plus de place pour les
nouveaux venus. C'est la cendre de vingt générations de victimes. Heureux
et rares, les patriciens qui peuvent compter parmi leurs ancêtres vingt
générations d'assassins et de bourreaux!»

Consuelo fut moins épouvantée de l'aspect de ces objets funèbres qu'elle
ne l'avait été dans la geôle par les suggestions de son propre esprit. Il
y a quelque chose de trop grave et de trop solennel dans l'aspect de la
mort même, pour que les faiblesses de la peur et les déchirements de la
pitié puissent obscurcir l'enthousiasme ou la sérénité des âmes fortes et
croyantes. En présence de ces reliques la noble adepte de la religion
d'Albert sentit plus de respect et de charité que d'effroi ou de
consternation. Elle se mit à genoux devant la dépouille du martyr, et,
sentant revenir ses forces morales, elle s'écria en baisant cette main
décharnée:

«Oh! ce n'est pas l'auguste spectacle d'une glorieuse destruction qui peut
faire horreur ou pitié! c'est plutôt l'idée de la vie en lutte avec les
tourments de l'agonie. C'est la pensée de ce qui a dû se passer dans ces
âmes désolées, qui remplit d'amertume et de terreur la pensée des vivants!
Mais toi, malheureuse victime, morte debout, et la tête tournée vers le
ciel, tu n'es point à plaindre, car tu n'as point faibli, et ton âme s'est
exhalée dans un transport de ferveur qui me remplit de vénération.»

Consuelo se leva lentement et détacha avec une sorte de calme son voile de
mariée qui s'était accroché aux ossements de la femme agenouillée à ses
côtés. Une porte étroite et basse venait de s'ouvrir devant elle. Elle
reprit sa lampe, et, soigneuse de ne pas se retourner, elle entra dans un
couloir étroit et sombre qui descendait en pente rapide. À sa droite et à
sa gauche elle vit l'entrée de geôles étouffées sous la masse d'une
architecture vraiment sépulcrale. Ces cachots étaient trop bas pour qu'on
pût s'y tenir debout, et à peine assez longs pour que l'on pût s'y tenir
couché. Ils semblaient l'œuvre des cyclopes, tant ils étaient fortement
construits et ménagés avec art dans les massifs de la maçonnerie, comme
pour servir de loges à quelques animaux farouches et dangereux. Mais
Consuelo ne pouvait s'y tromper: elle avait vu les arènes de Vérone; elle
savait que les tigres et les ours réservés jadis aux amusements du cirque,
aux combats de gladiateurs, étaient mieux logés mille fois. D'ailleurs,
elle lisait sur les portes de fer, que ces cachots inexpugnables avaient
été réservés aux princes vaincus, aux vaillants capitaines, aux
prisonniers les plus importants et les plus redoutables par leur rang,
leur intelligence ou leur énergie. Des précautions si formidables contre
leur évasion témoignaient de l'amour ou du respect qu'ils avaient inspiré
à leurs partisans. Voilà où était venu s'éteindre le rugissement de ces
lions qui avaient fait tressaillir le monde à leur appel. Leur puissance
et leur volonté s'étaient brisées contre un angle de mur; leur poitrine
herculéenne s'était desséchée à chercher l'aspiration d'un peu d'air,
auprès d'une fente imperceptible, taillée en biseau dans vingt pieds de
mœllons. Leur regard d'aigle s'était usé à guetter une faible lueur dans
d'éternelles ténèbres. C'est là qu'on enterrait vivants les hommes qu'on
n'osait pas tuer au jour. Des têtes illustres, des cœurs magnanimes
avaient expié là l'exercice, et sans doute aussi l'abus des droits de la
force.

Après avoir erré quelque temps dans ces galeries obscures et humides qui
s'enfonçaient sous le roc, Consuelo entendit un bruit d'eau courante qui
lui rappela le redoutable torrent souterrain de Riesenburg; mais elle
était trop préoccupée des malheurs et des crimes de l'humanité, pour
songer longtemps à elle-même. Elle fut forcée de s'arrêter un peu pour
faire le tour d'un puisard à fleur de terre qu'une torche éclairait.
Au-dessous de la torche elle lut sur un poteau ce peu de mots, qui
n'avaient pas besoin de commentaires:

«C'est là qu'on les noyait!»

Consuelo se pencha pour regarder l'intérieur du puits. L'eau du ruisseau
sur lequel elle avait navigué si paisiblement il n'y avait qu'une heure,
s'engouffrait là dans une profondeur effrayante, et tournoyait en
rugissant, comme avide de saisir et d'entraîner une victime. La lueur
rouge de la torche de résine donnait à cette onde sinistre la couleur du
sang.

Enfin Consuelo arriva devant une porte massive qu'elle essaya vainement
d'ébranler. Elle se demanda si, comme dans les initiations des pyramides
d'Égypte, elle allait être enlevée dans les airs par des chaînes
invisibles, tandis qu'un gouffre s'ouvrirait sous ses pieds et qu'un vent
subit et violent éteindrait sa lampe. Une autre frayeur l'agitait plus
sérieusement; depuis qu'elle marchait dans la galerie, elle s'était
aperçue qu'elle n'était pas seule; quelqu'un marchait sur ses pas avec
tant de légèreté qu'elle n'entendait pas le moindre bruit; mais elle
croyait avoir senti le frôlement d'un vêtement auprès du sien, et
lorsqu'elle avait dépassé le puits, la lueur de la torche, en se trouvant
derrière elle, avait envoyé aux parois du mur qu'elle suivait, deux ombres
vacillantes au lieu d'une seule. Quel était donc ce redoutable compagnon
qu'il lui était défendu de regarder, sous peine de perdre le fruit de tous
ses travaux, et de ne jamais franchir le seuil du temple? Était-ce quelque
spectre effrayant dont la laideur eût glacé son courage et troublé sa
raison? Elle ne voyait plus son ombre, mais elle s'imaginait entendre le
bruit de sa respiration tout près d'elle; et cette porte fatale qui ne
voulait pas s'ouvrir! Les deux ou trois minutes qui s'écoulèrent dans
cette attente lui parurent un siècle. Ce muet acolyte lui faisait peur;
elle craignait qu'il ne voulût l'éprouver en lui parlant, en la forçant
par quelque ruse à le regarder. Son cœur battait avec violence; enfin
elle vit qu'il lui restait une inscription à lire au-dessus de la porte.

«C'est ici que t'attend la dernière épreuve, et c'est la plus cruelle. Si
ton courage est épuisé, frappe deux coups au battant gauche de cette porte;
sinon, frappes-en trois au battant de droite. Songe que la gloire de ton
initiation sera proportionnée à tes efforts.»

Consuelo n'hésita pas et frappa les trois coups à droite. Le battant de la
porte s'ouvrit comme de lui-même, et elle pénétra dans une vaste salle
éclairée de nombreux flambeaux. Il n'y avait personne, et d'abord elle ne
comprit rien aux objets bizarres rangés et alignés symétriquement autour
d'elle. C'étaient des machines de bois, de fer et de bronze dont l'usage
lui était inconnu; des armes étranges, étalées sur des tables ou pendues
à la muraille. Un instant elle se crut dans un musée d'artillerie; car il
y avait en effet des mousquets, des canons, des coulevrines, et tout un
attirail de machines de guerre servant de premier plan aux autres
instruments. On s'était plu à réunir là tous les moyens de destruction
inventés par les hommes pour s'immoler entre eux. Mais lorsque la néophyte
eut fait quelques pas en avant à travers cet arsenal, elle vit d'autres
objets d'une barbarie plus raffinée, des chevalets, des roues, des scies,
des cuves de fonte, des poulies, des crocs, tout un musée d'instruments de
torture; et sur un grand écriteau dressé au milieu et surmontant un
trophée formé de masses, de tenailles, de ciseaux, de limes, de haches
dentelées, et de tous les abominables outils du tourmenteur, on lisait:
«Ils sont tous fort précieux, tous authentiques; _ils ont tous servi_.»

Alors Consuelo sentit défaillir tout son être. Une sueur froide détrempait
les tresses de ses cheveux. Son cœur ne battait plus. Incapable de se
soustraire à l'horreur de ce spectacle et des visions sanglantes qui
l'assaillaient en foule, elle examinait ce qui était devant elle avec
cette curiosité stupide et funeste qui s'empare de nous dans l'excès de
l'épouvante. Au lieu de fermer les yeux, elle contemplait une sorte de
cloche de bronze qui avait une tête monstrueuse et un casque rond posés
sur un gros corps informe, sans jambes et tronqué à la hauteur des genoux.
Cela ressemblait à une statue colossale, d'un travail grossier, destiné à
orner un tombeau. Peu à peu Consuelo, sortant de sa torpeur, comprit, par
une intuition involontaire, qu'on mettait le patient accroupi sous cette
cloche. Le poids en était si terrible, qu'il ne pouvait, par aucun effort
humain, la soulever. La dimension intérieure était si juste, qu'il ne
pouvait y faire un mouvement. Cependant ce n'était pas avec le dessein de
l'étouffer qu'on le mettait là, car la visière du casque rabattue à
l'endroit du visage, et tout le pourtour de la tête étaient percés de
petits trous dans quelques-uns desquels étaient encore plantés des stylets
effilés. À l'aide de ces cruelles piqûres on tourmentait la victime pour
lui arracher l'aveu de son crime réel ou imaginaire, la délation contre
ses parents ou ses amis, la confession de sa foi politique ou
religieuse[12]. Sur le sommet du casque, on lisait, en caractères incisés
dans le métal, ces mots en langue espagnole:

       _Vive la sainte inquisition!_

[Note 12: Tout le monde peut voir un instrument de ce genre avec cent
autres non moins ingénieux dans l'arsenal de Venise. Consuelo ne l'y avait
pas vu: ces horribles instruments de torture, ainsi que l'intérieur des
cachots du saint office et des plombs du palais ducal, n'ont été livrés à
l'examen du public, à l'intérieur, qu'à l'entrée des Français à Venise,
lors des guerres de la république.]

Et au-dessous, une prière qui semblait dictée par une compassion féroce,
mais qui était peut-être sortie du cœur et de la main du pauvre ouvrier
condamné à fabriquer cette infâme machine:

       _Sainte mère de Dieu, priez pour le pauvre pécheur!_

Une touffe de cheveux, arrachée dans les tourments, et sans doute collée
par le sang, était restée au-dessous de cette prière, comme des stigmates
effrayants et indélébiles. Ils sortaient par un des trous, qu'avait élargi
le stylet. C'étaient des cheveux blancs!

Tout à coup, Consuelo ne vit plus rien et cessa de souffrir. Sans être
avertie par aucun sentiment de douleur physique, car son âme et son corps
n'existaient plus que dans le corps et l'âme de l'humanité violentée et
mutilée, elle tomba droite et raide sur le pavé comme une statue qui se
détacherait de son piédestal; mais au moment où sa tête allait frapper le
bronze de l'infernale machine, elle fut reçue dans les bras d'un homme
qu'elle ne vit pas. C'était Liverani.



XL.


En reprenant connaissance, Consuelo se vit assise sur des tapis de pourpre,
qui recouvraient les degrés de marbre blanc d'un élégant péristyle
corinthien. Deux hommes masqués en qui elle reconnut, à la couleur de
leurs manteaux, Liverani et celui qu'avec raison elle pensait devoir être
Marcus, la soutenaient dans leurs bras, et la ranimaient de leurs soins.
Une quarantaine d'autres personnages, enveloppés et masqués, les mêmes
qu'elle avait vus autour du simulacre du cercueil de Jésus, étaient rangés
sur deux files, le long des degrés, et chantaient en chœur un hymne
solennel, dans une langue inconnue, en agitant des couronnes de roses, des
palmes et des rameaux de fleurs. Les colonnes étaient ornées de guirlandes,
qui s'entre-croisaient en festons, comme un arc de triomphe, au-devant de
la porte fermée du temple et au-dessus de Consuelo. La lune, brillant, au
zénith, de tout son éclat, éclairait seule cette façade blanche; et au
dehors, tout autour de ce sanctuaire, de vieux ifs, des cyprès et des pins,
formaient un impénétrable bosquet, semblable à un bois sacré, sous lequel
murmurait une onde mystérieuse, aux reflets argentés.

«Ma sœur, dit Marcus, en aidant Consuelo à se lever, vous êtes sortie
victorieuse de vos épreuves. Ne rougissez pas d'avoir souffert et faibli
physiquement sous le poids de la douleur. Votre généreux cœur s'est brisé
d'indignation et de pitié devant les témoignages palpables des crimes et
des maux de l'humanité. Si vous fussiez arrivée ici debout et sans aide,
nous aurions moins de respect pour vous qu'en vous y apportant mourante et
navrée. Vous avez vu les cryptes d'un château seigneurial, non pas d'un
lieu particulier, célèbre entre tous par les crimes dont il a été le
théâtre, mais semblable à tous ceux dont les ruines couvrent une grande
partie de l'Europe, débris effrayants du vaste réseau à l'aide duquel la
puissance féodale enveloppa, durant tant de siècles, le monde civilisé, et
fit peser sur les hommes le crime de sa domination farouche et l'horreur
des guerres civiles. Ces hideuses demeures, ces sauvages forteresses ont
nécessairement servi de repaire à tous les forfaits que l'humanité a dû
voir s'accomplir, avant d'arriver, par les guerres de religion, par le
travail des sectes émancipatrices, et par le martyre de l'élite des hommes,
à la notion de la vérité. Parcourez l'Allemagne, la France, l'Italie,
l'Angleterre, l'Espagne, les pays slaves: vous ne trouverez pas une vallée,
vous ne gravirez pas une montagne sans apercevoir au-dessus de vous les
ruines imposantes de quelque terrible manoir, ou tout au moins sans
découvrir à vos pieds, dans l'herbe, quelque vestige de fortification. Ce
sont là les traces ensanglantées du droit de conquête, exercé par la caste
patricienne sur les castes asservies. Et si vous explorez toutes ces
ruines, si vous fouillez le sol qui les a dévorées, et qui travaille sans
cesse à les faire disparaître, vous trouverez, dans toutes, les vestiges
de ce que vous venez de voir ici: une geôle, un caveau pour le trop-plein
des morts, des loges étroites et fétides pour les prisonniers d'importance,
un coin pour assassiner sans bruit; et, au sommet de quelque vieille tour,
ou dans les profondeurs de quelque souterrain, un chevalet pour les serfs
récalcitrants et les soldats réfractaires, une potence pour les déserteurs,
des chaudières pour les hérétiques. Combien ont péri dans la poix
bouillante, combien ont disparu sous les flots, combien ont été enterrés
vivants dans les mines! Ah! si les murs des châteaux, si les flots des
lacs et des fleuves, si les antres des rochers pouvaient parler et
raconter tout ce qu'ils ont vu et enfoui d'iniquités! Le nombre en est
trop considérable pour que l'histoire ait pu en enregistrer le détail!

«Mais ce ne sont pas les seigneurs seuls, ce n'est pas la race patricienne
exclusivement qui a rougi la terre de tant de sang innocent. Les rois et
les prêtres, les trônes et l'Église, voilà les grandes sources d'iniquités,
voilà les forces vives de la destruction. Un soin austère, une sombre
mais forte pensée a rassemblé dans une des salles de notre antique manoir
une partie des instruments de torture inventés par la haine du fort contre
le faible. La description n'en serait pas croyable, la vue peut à peine
les comprendre, la pensée se refuse à les admettre. Et cependant ils ont
fonctionné durant des siècles, ces hideux appareils, dans les châteaux
royaux, comme dans les citadelles des petits princes, mais surtout dans
les cachots du saint office; que dis-je? ils y fonctionnent encore,
quoique plus rarement. L'inquisition subsiste encore, torture encore; et,
en France, le plus civilisé de tous les pays, il y a encore des parlements
de province qui brûlent de prétendus sorciers.

«D'ailleurs la tyrannie est-elle donc renversée? Les rois et les princes
ne ravagent-ils plus la terre? La guerre ne porte-t-elle pas la désolation
dans les opulentes cités, comme dans la chaumière du pauvre, au moindre
caprice du moindre souverain? La servitude n'est-elle pas encore en
vigueur dans une moitié de l'Europe? Les troupes ne sont-elles pas
soumises encore presque partout au régime du fouet et du bâton? Les plus
beaux et les plus braves soldats du monde, les soldats prussiens, ne
sont-ils pas dressés comme des animaux à coups de verge et de canne? Le
knout ne mène-t-il pas les serfs russes? Les nègres ne sont-ils pas plus
maltraités en Amérique que les chiens et les chevaux? Si les forteresses
des vieux barons sont démantelées et converties en demeures inoffensives,
celles des rois ne sont-elles pas encore debout? Ne servent-elles pas de
prisons aux innocents plus souvent qu'aux coupables? Et toi, ma sœur, toi
la plus douce et la plus noble des femmes, n'as-tu pas été captive à
Spandaw?

«Nous te savions généreuse, nous comptions sur ton esprit de justice et de
charité; mais te voyant destinée, comme une partie de ceux qui sont ici, à
retourner dans le monde, à fréquenter les cours, à approcher de la
personne des souverains, à être, toi particulièrement, l'objet de leurs
séductions, nous avons dû te mettre en garde contre l'enivrement de cette
vie d'éclat et de dangers; nous avons dû ne pas t'épargner les
enseignements, même les plus terribles. Nous avons parlé à ton esprit par
la solitude à laquelle nous t'avons condamnée et par les livres que nous
avons mis entre tes mains; nous avons parlé à ton cœur par des paroles
paternelles et des exhortations tour à tour sévères et tendres; nous avons
parlé à tes yeux par des épreuves plus douloureuses et d'un sens plus
profond que celles des antiques mystères. Maintenant, si tu persistes à
recevoir l'initiation, tu peux te présenter sans crainte devant ces juges
incorruptibles, mais paternels, que tu connais déjà, et qui t'attendent
ici pour te couronner ou pour te rendre la liberté de nous quitter à
jamais.»

En parlant ainsi, Marcus, élevant le bras, désignait à Consuelo la porte
du temple, au-dessus de laquelle les trois mots sacramentels, _liberté,
égalité, fraternité,_ venaient de s'allumer en lettres de feu.

Consuelo, affaiblie et brisée physiquement, ne vivait plus que par
l'esprit. Elle n'avait pu écouter debout le discours de Marcus. Forcée de
se rasseoir sur le fût d'une colonne, elle s'appuyait sur Liverani, mais
sans le voir, sans songer à lui. Elle n'avait pourtant pas perdu une seule
parole de l'initiateur. Pâle comme un spectre, l'œil fixe et la voix
éteinte, elle n'avait pas l'air égaré qui succède aux crises nerveuses.
Une exaltation concentrée remplissait sa poitrine, dont la faible
respiration n'était plus appréciable pour Liverani. Ses yeux noirs, que la
fatigue et la souffrance enfonçaient un peu sous les orbites, brillaient
d'un feu sombre. Un léger pli à son front trahissait une résolution
inébranlable, la première de sa vie. Sa beauté en cet instant fit peur à
ceux des assistants qui l'avaient vue ailleurs invariablement douce et
bienveillante. Liverani devint tremblant comme la feuille de jasmin que la
brise de la nuit agitait au front de son amante. Elle se leva avec plus de
force qu'il ne s'y serait attendu; mais aussitôt ses genoux faiblirent, et
pour monter les degrés, elle se laissa presque porter par lui, sans que
l'étreinte de ses bras, qui l'avait tant émue, sans que le voisinage de ce
cœur qui avait embrasé le sien, vinssent la distraire un instant de sa
méditation intérieure. Il mit entre sa main et celle de Consuelo la croix
d'argent, ce talisman qui lui donnait des droits sur elle, et qui lui
servait à se faire reconnaître. Consuelo ne parut reconnaître ni le gage
ni la main qui le présentait. La sienne était contractée par la
souffrance. C'était une pression mécanique, comme lorsqu'on saisit une
branche pour se retenir au bord d'un abîme: mais le sang du cœur
n'arrivait pas jusqu'à cette main glacée.

«Marcus! dit Liverani à voix basse, au moment où celui-ci passa près de
lui pour aller frapper à la porte du temple, ne nous quittez pas.
L'épreuve a été trop forte. J'ai peur!

--Elle t'aime! répondit Marcus.

--Oui, mais elle va peut-être mourir!» reprit Liverani en frissonnant.

Marcus frappa trois coups à la porte, qui s'ouvrit et se referma aussitôt
qu'il fut entré avec Consuelo et Liverani. Les autres frères restèrent
sous le péristyle, en attendant qu'on les introduisît pour la cérémonie de
l'initiation; car, entre cette initiation et les dernières épreuves, il y
avait toujours un entretien secret entre les chefs Invisibles et le
récipiendaire.

L'intérieur du kiosque en forme de temple, qui servait à ces initiations
au château de ***, était magnifiquement orné, et décoré, entre chaque
colonne, des statues des plus grands amis de l'humanité. Celle de
Jésus-Christ y était placée au milieu de l'amphithéâtre, entre celles de
Pythagore et de Platon. Apollonius de Thyane était à côté de saint Jean,
Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de
sainte Catherine et de Jeanne d'Arc. Mais Consuelo ne s'arrêta pas à
considérer les objets extérieurs. Toute renfermée en elle-même, elle revit
sans surprise et sans émotion ces mêmes juges qui avaient sondé son cœur
si profondément. Elle ne sentait plus aucun trouble en la présence de ces
hommes, quels qu'ils fussent, et elle attendait leur sentence avec un
grand calme apparent.

«Frère introducteur, dit à Marcus le huitième personnage, qui, assis
au-dessous des sept juges, portait toujours la parole pour eux, quelle
personne nous amenez-vous ici? Quel est son nom?

--Consuelo Porporina, répondit Marcus.

--Ce n'est pas là ce qu'on vous demande, mon frère, répondit Consuelo;
ne voyez-vous pas que je me présente ici en habit de mariée, et non en
costume de veuve? Annoncez la comtesse Albert de Rudolstadt.

--Ma fille, dit le frère orateur, je vous parle au nom du conseil. Vous ne
portez plus le nom que vous invoquez; votre mariage avec le comte de
Rudolstadt est rompu.

--De quel droit? et en vertu de quelle autorité? demanda Consuelo d'une
voix brève et forte comme dans la fièvre. Je ne reconnais aucun pouvoir
théocratique. Vous m'avez appris vous-mêmes à ne vous reconnaître sur moi
d'autres droits que ceux que je vous aurai librement donnés, et à ne me
soumettre qu'à une autorité paternelle. La vôtre ne le serait pas si elle
brisait mon mariage sans l'assentiment de mon époux et sans le mien. Ce
droit, ni lui ni moi ne vous l'avons donné.

--Tu te trompes, ma fille: Albert nous a donné le droit de disposer de son
sort et du tien; et toi-même tu nous l'as donné aussi en nous ouvrant ton
cœur, et en nous confessant ton amour pour un autre.

--Je ne vous ai rien confessé, répondit Consuelo, et je renie l'aveu que
vous voulez m'arracher.

--Introduisez la sibylle,» dit l'orateur à Marcus.

Une femme de haute taille, toute drapée de blanc, et la figure cachée sous
son voile, entra et s'assit au milieu du demi-cercle formé par les juges.
A son tremblement nerveux, Consuelo reconnut facilement Wanda.

«Parle, prêtresse de la vérité, dit l'orateur; parle, interprète et
révélatrice des plus intimes secrets, des plus délicats mouvements du
cœur. Cette femme est-elle l'épouse d'Albert de Rudolstadt?

--Elle est son épouse fidèle et respectable, répondit Wanda; mais, dans ce
moment, vous devez prononcer son divorce. Vous voyez bien, par qui elle
est amenée ici; vous voyez bien que celui de nos enfants dont elle tient
la main est l'homme qu'elle aime et à qui elle doit appartenir, en vertu
du droit imprescriptible de l'amour dans le mariage.»

Consuelo se retourna avec surprise vers Liverani, et regarda sa propre
main, qui était engourdie et comme morte dans la sienne. Elle semblait
être sous la puissance d'un rêve et faire des efforts pour se réveiller.
Elle se détacha enfin avec énergie de cette étreinte, et, regardant le
creux de sa main, elle y vit l'empreinte de la croix de sa mère.

«C'est donc là l'homme que j'ai aimé! dit-elle, avec le sourire
mélancolique d'une sainte ingénuité. Eh bien, oui! je l'ai aimé tendrement,
éperdument; mais c'était un rêve! J'ai cru qu'Albert n'était plus, et
vous me disiez que celui-ci était digne de mon estime et de ma confiance.
Puis j'ai revu Albert; j'ai cru comprendre, à son langage, qu'il ne
voulait plus être mon époux, et je ne me suis pas défendue d'aimer cet
inconnu dont les lettres et les soins m'enivraient d'un fol attrait. Mais
on m'a dit qu'Albert m'aimait toujours, et qu'il renonçait à moi par vertu
et par générosité. Et pourquoi donc Albert s'est-il persuadé que je
resterais au-dessous de lui dans le dévouement? Qu'ai-je fait de criminel
jusqu'ici, pour que l'on me croie capable de briser son âme en acceptant
un bonheur égoïste? Non, je ne me souillerai jamais d'un pareil crime. Si
Albert me croit indigne de lui pour avoir eu un autre amour que le sien
dans le cœur; s'il se fait un scrupule de briser cet amour, et qu'il ne
désire pas m'en inspirer un plus grand, je me soumettrai à son arrêt;
j'accepterai la sentence de ce divorce contre lequel pourtant mon cœur et
ma conscience se révoltent; mais je ne serai ni l'épouse ni l'amante d'un
autre. Adieu, Liverani, ou qui que vous soyez, à qui j'ai confié la croix
de ma mère dans un jour d'abandon qui ne me laisse ni honte ni remords.
Rendez-moi ce gage, afin qu'il n'y ait plus rien entre nous qu'un souvenir
d'estime réciproque et le sentiment d'un devoir accompli sans amertume et
sans effort.

--Nous ne reconnaissons pas une pareille morale, tu le sais, reprit la
sibylle; nous n'acceptons pas de tels sacrifices; nous voulons inaugurer
et sanctifier l'amour, perdu et profané dans le monde, le libre choix du
cœur, l'union, sainte et volontaire de deux êtres également épris. Nous
avons sur nos enfants le droit de redresser la conscience, de remettre les
fautes, d'assortir les sympathies, de briser les entraves de l'ancienne
société. Tu n'as donc pas celui de disposer de ton être pour le sacrifice,
tu ne peux pas étouffer l'amour dans ton sein et renier la vérité de ta
confession, sans que nous t'y ayons autorisée.

--Que me parlez-vous de liberté, que me parlez-vous d'amour et de bonheur?
s'écria Consuelo en faisant un pas vers les juges avec une explosion
d'enthousiasme et un rayonnement de physionomie sublime. Ne venez-vous pas
de me faire traverser des épreuves qui doivent laisser sur le front une
éternelle pâleur, et dans l'âme une invincible austérité? Quel être
insensible et lâche me croyez-vous, si vous me jugez encore capable de
rêver et de chercher des satisfactions personnelles après ce que j'ai vu,
après ce que j'ai compris, après ce que je sais désormais de la vie des
hommes, et de mes devoirs en ce monde? Non, non! plus d'amour, plus
d'hyménée, plus de liberté, plus de bonheur, plus de gloire, plus d'art,
plus rien pour moi, si je dois faire souffrir le dernier d'entre mes
semblables! Et n'est-il pas prouvé que toute joie s'achète dans ce monde
d'aujourd'hui au prix de la joie de quelque autre? N'y a-t-il pas quelque
chose de mieux à faire que de se contenter soi-même? Albert ne pense-t-il
pas ainsi, et n'ai-je pas le droit de penser comme lui? N'espère-t-il pas
trouver, dans son sacrifice même, la force de travailler pour l'humanité
avec plus d'ardeur et d'intelligence que jamais? Laissez-moi être aussi
grande qu'Albert. Laissez-moi fuir la menteuse et criminelle illusion du
bonheur. Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur et de
l'enthousiasme! Je ne comprends plus la joie que dans la souffrance; j'ai
soif du martyre depuis que vous m'avez fait voir imprudemment les trophées
du supplice. Oh! honte à ceux qui ont compris le devoir, et qui se
soucient encore d'avoir en partage le bonheur ou le repos sur la terre! Il
s'agit bien de nous, il s'agit bien de moi! Oh! Liverani! si vous m'aimez
d'amour après avoir subi les épreuves qui m'amènent ici, vous êtes insensé,
vous n'êtes qu'un enfant indigne du nom d'homme, indigne à coup sûr que
je vous sacrifie l'affection héroïque d'Albert. Et toi, Albert, si tu es
ici, si tu m'entends, tu ne devrais pas refuser du moins de m'appeler ta
sœur, de me tendre la main et de m'aider à marcher dans le rude sentier
qui te mène à Dieu.»

L'enthousiasme de Consuelo était porté au comble; les paroles ne lui
suffisaient plus pour l'exprimer. Une sorte de vertige s'empara d'elle, et,
ainsi qu'il arrivait aux pythonisses, dans le paroxysme de leurs crises
divines, de se livrer à des cris et à d'étranges fureurs, elle fut
entraînée à manifester l'émotion qui la débordait par l'expression qui lui
était la plus naturelle. Elle se mit à chanter d'une voix éclatante et
dans un transport au moins égal à celui qu'elle avait éprouvé en chantant
ce même air à Venise, en public pour la première fois de sa vie, et en
présence de Marcello et de Porpora:

       I cieli immensi narrano
       Del grande Iddio la gloria!

Ce chant lui vint sur les lèvres parce qu'il est peut-être l'expression la
plus naïve et la plus saisissante que la musique ait jamais donnée à
l'enthousiasme religieux. Mais Consuelo n'avait pas le calme nécessaire
pour contenir et diriger sa voix; après ces deux vers, l'intonation devint
un sanglot dans sa poitrine, elle fondit en pleurs et tomba sur ses genoux.

Les Invisibles, électrisés par sa ferveur, s'étaient levés simultanément,
comme pour entendre debout, dans l'attitude du respect, ce chant de
l'inspirée. Mais en la voyant succomber sous l'émotion, ils descendirent
tous de l'enceinte et s'approchèrent d'elle, tandis que Wanda la
saisissant dans ses bras et la jetant dans ceux de Liverani, lui cria:

«Eh bien! regarde-le donc, et sache que Dieu t'accorde de pouvoir
concilier l'amour et la vertu, le bonheur et le devoir.»

Consuelo, sourde pendant un instant, et comme ravie dans un autre monde,
regarda enfin Liverani, dont Marcus venait d'arracher le masque. Elle fit
un cri perçant et faillit expirer sur son sein en reconnaissant Albert.
Albert et Liverani étaient le même homme.



XLI.


En ce moment les portes du temple s'ouvrirent en rendant un son métallique,
et les Invisibles entrèrent deux à deux. La voix magique de l'harmonica,
cet instrument récemment inventé[13], dont la vibration pénétrante était
une merveille inconnue aux organes de Consuelo, se fit entendre dans les
airs, et sembla descendre de la coupole entr'ouverte aux rayons de la lune
et aux brises vivifiantes de la nuit. Une pluie de fleurs tombait
lentement sur l'heureux couple placé au centre de cette marche solennelle.
Wanda, debout auprès d'un trépied d'or, d'où sa main droite faisait
jaillir des flammes éclatantes et des nuages de parfums, tenait de la main
gauche les deux bouts d'une chaîne de fleurs et de feuillages symboliques
qu'elle avait jetée autour des deux amants. Les chefs Invisibles, la face
couverte de leurs longues draperies rouges, et la tête ceinte des mêmes
feuillages de chêne et d'acacia consacrés par leurs rites, étaient debout,
les bras étendus comme pour accueillir les frères, qui s'inclinaient en
passant devant eux. Ces chefs avaient la majesté des druides antiques;
mais leurs mains pures de sang n'étaient ouvertes que pour bénir, et un
religieux respect remplaçait dans le cœur des adeptes la terreur
fanatique des religions du passé. À mesure que les initiés se présentaient
devant le vénérable tribunal, ils ôtaient leurs masques pour saluer à
visage découvert ces augustes inconnus, qui ne s'étaient jamais manifestés
à eux que par des actes de clémente justice, d'amour paternel et de haute
sagesse. Fidèles, sans regret et sans méfiance, à la religion du serment,
ils ne cherchaient pas à lire d'un regard curieux sous ces voiles
impénétrables. Sans doute leurs adeptes les connaissaient sans le savoir,
ces mages d'une religion nouvelle, qui, mêlés à eux dans la société et
dans le sein même de leurs assemblées, étaient les meilleurs amis, les
plus intimes confidents de la plupart d'entre eux, de chacun d'eux
peut-être en particulier. Mais, dans l'exercice de leur culte commun, la
personne du prêtre était à jamais voilée, comme l'oracle des temps
antiques.

[Note 13: Tout le monde sait que l'harmonica fit une telle sensation en
Allemagne à son apparition, que les imaginations pudiques voulurent y voir
l'audition des voix surnaturelles, évoquées par les consécrateurs de
certains mystères. Cet instrument, réputé magique avant de se populariser,
fut élevé pendant quelque temps, par les adeptes de la théosophie
allemande, aux mêmes honneurs divins que la lyre chez les anciens, et que
beaucoup d'autres instruments de musique chez les peuples primitifs de
l'Himalaya. Ils en firent une des figures hiéroglyphiques de leur
iconographie mystérieuse. Ils le représentaient sous la forme d'une
chimère fantastique. Les néophytes des sociétés secrètes, qui
l'entendaient pour la première fois, après les terreurs et les émotions de
leurs rudes épreuves, en étaient si fortement impressionnés, que plusieurs
tombaient en extase. Ils croyaient entendre le chant des puissances
invisibles, car on leur cachait l'exécutant et l'instrument avec le plus
grand soin. Il y a des détails extrêmement curieux sur le rôle
extraordinaire de l'harmonica dans les cérémonies de réception de
l'illuminisme.]

Heureuse enfance des croyances naïves, aurore quasi fabuleuse des
conspirations sacrées, que la nuit du mystère enveloppe, dans tous les
temps, de poétiques incertitudes! Bien qu'un siècle à peine nous sépare de
l'existence de ces Invisibles, elle est problématique pour l'historien;
mais trente ans plus tard l'illuminisme reprit ces formes ignorées du
vulgaire, et, puisant à la fois dans le génie inventif de ses chefs et
dans la tradition des sociétés secrètes de la mystique Allemagne, il
épouvanta le monde par la plus formidable et la plus savante des
conjurations politiques et religieuses. Il ébranla un instant toutes les
dynasties sur leurs trônes, et succomba à son tour, en léguant à la
Révolution française comme un courant électrique d'enthousiasme sublime,
de foi ardente et de fanatisme terrible. Un demi-siècle avant ces jours
marqués par le destin, et tandis que la monarchie galante de Louis XV, le
despotisme philosophique de Frédéric II, la royauté sceptique et railleuse
de Voltaire, la diplomatie ambitieuse de Marie-Thérèse, et l'hérétique
tolérance de Ganganelli, semblaient n'annoncer pour longtemps au monde que
décrépitude, antagonisme, chaos et dissolution, la Révolution française
fermentait à l'ombre et germait sous terre. Elle couvait dans des esprits
croyants jusqu'au fanatisme, sous la forme d'un rêve de révolution
universelle; et pendant que la débauche, l'hypocrisie ou l'incrédulité
régnaient officiellement sur le monde, une foi sublime, une magnifique
révélation de l'avenir, des plans d'organisation aussi profonds et plus
savants peut-être que notre Fouriérisme et notre Saint-Simonisme
d'aujourd'hui, réalisaient déjà dans quelques groupes d'hommes
exceptionnels la conception idéale d'une société future, diamétralement
opposée à celle qui couvre et cache encore leur action dans l'histoire.

Un tel contraste est un des traits les plus saisissants de ce dix-huitième
siècle, trop rempli d'idées et de travail intellectuel de tous les genres,
pour que la synthèse ait pu en être déjà faite avec clarté et profit par
les historiens philosophiques de nos jours. C'est qu'il y a là un amas de
documents contradictoires et de faits incompris, insaisissables au premier
abord, sources troublées par le tumulte du siècle, et qu'il faudrait
épurer patiemment pour en retrouver le fond solide. Beaucoup de
travailleurs énergiques sont restés obscurs, emportant dans la tombe le
secret de leur mission: tant de gloires éclatantes absorbaient alors
l'attention les contemporains! tant de brillants travaux accaparent encore
aujourd'hui l'examen rétrospectif des critiques! Mais peu à peu la lumière
sortira de ce chaos; et si notre siècle arrive à se résumer lui-même, il
résumera aussi la vie de son père le dix-huitième siècle, ce logogriphe
immense, cette brillante nébuleuse, où tant de lâcheté s'oppose à tant de
grandeur, tant de savoir à tant d'ignorance, tant de barbarie à tant de
civilisation, tant de lumière à tant d'erreur, tant de sérieux à tant
d'ivresse, tant d'incrédulité à tant de foi, tant de pédantisme savant à
tant de moquerie frivole, tant de superstition à tant de raison
orgueilleuse: cette période de cent ans, qui vit les règnes de madame de
Maintenon et de madame de Pompadour: Pierre le Grand, Catherine II,
Marie-Thérèse et la Dubarry; Voltaire et Swédenborg, Kant et Mesmer,
Jean-Jacques Rousseau et le cardinal Dubois, Shrœpfer et Diderot, Fénelon
et Law, Zinzendorf et Leibnitz, Frédéric II et Robespierre, Louis XIV et
Philippe-Égalité, Marie-Antoinette et Charlotte Corday, Weishaupt, Babeuf
et Napoléon... laboratoire effrayant, où tant de formes hétérogènes ont
été jetées dans le creuset, qu'elles ont vomi, dans leur monstrueuse
ébullition, un torrent de fumée où nous marchons encore enveloppés de
ténèbres et d'images confuses.

Consuelo pas plus qu'Albert, et les chefs Invisibles pas plus que leurs
adeptes, ne portaient un regard bien lucide sur ce siècle, au sein duquel
ils brûlaient de s'élancer avec l'espoir enthousiaste de le régénérer
d'assaut. Ils se croyaient à la veille d'une république évangélique, comme
les disciples de Jésus s'étaient crus à la veille du royaume de Dieu sur
la terre, comme les Taborites de la Bohême s'étaient crus à la veille de
l'état paradisiaque, comme plus tard la Convention française se crut à la
veille d'une propagande victorieuse sur toute la face du globe. Mais, sans
cette confiance insensée, où seraient les grands dévouements, et sans les
grandes folies où seraient les grands résultats? Sans l'utopie du divin
rêveur Jésus, où en serait la notion de la fraternité humaine? Sans les
visions contagieuses de l'extatique Jeanne-d'Arc, serions-nous encore
Français? Sans les nobles chimères du dix-huitième siècle, aurions-nous
conquis les premiers éléments de l'égalité? Cette mystérieuse révolution,
que les sectes du passé avaient rêvée chacune pour son temps, et que les
conspirateurs mystiques du siècle dernier avaient vaguement prédite
cinquante ans d'avance, comme une ère de rénovation politique et
religieuse, Voltaire et les calmes cerveaux philosophiques de son temps,
et Frédéric II lui-même, le grand réalisateur de la force logique et
froide, n'en prévoyaient ni les brusques orages, ni le soudain avortement.
Les plus ardents, comme les plus sages, étaient loin de lire clairement
dans l'avenir. Jean-Jacques Rousseau eût renié son œuvre, si la Montagne
lui était apparue en rêve, surmontée de la guillotine; Albert de
Rudolstadt serait redevenu subitement le fou léthargique du Schreckenstein,
si ces gloires ensanglantées, suivies du despotisme de Napoléon, et la
restauration de l'ancien régime, suivie du règne des plus vils intérêts
matériels, lui eussent été révélées; lui qui croyait travailler à
renverser, immédiatement et pour toujours, les échafauds et les prisons,
les casernes et les couvents, les maisons d'agio et les citadelles!

Ils rêvaient donc, ces nobles enfants, et ils agissaient sur leur rêve de
toute la puissance de leur âme. Ils n'étaient ni plus ni moins de leur
siècle que les habiles politiques et les sages philosophes leurs
contemporains. Ils ne voyaient ni plus ni moins qu'eux la vérité absolue
de l'avenir, cette grande inconnue que nous revêtons chacun des attributs
de notre propre puissance, et qui nous trompe tous, en même temps qu'elle
nous confirme, lorsqu'elle apparaît à nos fils, vêtue des mille couleurs
dont chacun de nous a préparé un lambeau pour sa toge impériale.
Heureusement, chaque siècle la voit plus majestueuse, parce que chaque
siècle produit plus de travailleurs pour son triomphe. Quant aux hommes
qui voudraient déchirer sa pourpre et la couvrir d'un deuil éternel, ils
ne peuvent rien contre elle, ils ne la comprennent pas. Esclaves de la
réalité présente, ils ne savent pas que l'immortelle n'a point d'âge, et
que qui ne la rêve pas telle qu'elle peut être demain ne la voit nullement
telle qu'elle doit être aujourd'hui.

Albert, dans cet instant de joie suprême où les yeux de Consuelo
s'attachaient enfin sur les siens avec ravissement; Albert, rajeuni de
tout le bienfait de la santé, et embelli de toute l'ivresse du bonheur, se
sentait investi de cette foi toute-puissante qui transporterait les
montagnes, s'il y avait d'autres montagnes à porter dans ces moments-là
que le fardeau de notre propre raison ébranlée par l'ivresse. Consuelo
était enfin devant lui comme la Galatée de l'artiste chéri des dieux,
s'éveillant en même temps à l'amour et à la vie. Muette et recueillie, la
physionomie éclairée d'une auréole céleste, elle était complètement,
incontestablement belle pour la première fois de sa vie, parce qu'elle
existait en effet complètement et réellement pour la première fois. Une
sérénité sublime brillait sur son front, et ses grands yeux s'humectaient
de cette volupté de l'âme dont l'ivresse des sens n'est qu'un reflet
affaibli. Elle n'était si belle que parce qu'elle ignorait ce qui se
passait dans son cœur et sur son visage. Albert seul existait pour elle,
ou plutôt elle n'existait plus qu'en lui, et lui seul lui semblait digne
d'un immense respect et d'une admiration sans bornes. C'est qu'Albert
aussi était transformé et comme enveloppé d'un rayonnement surnaturel en
la contemplant. Elle retrouvait bien dans la profondeur de son regard
toute la grandeur solennelle des nobles douleurs qu'il avait subies; mais
ces amertumes du passé n'avaient laissé sur ses traits aucune trace de
souffrance physique. Il avait sur le front la placidité du martyr
ressuscité, qui voit la terre rougie de son sang fuir sous ses pieds, et
le ciel des récompenses infinies s'ouvrir sur sa tête. Jamais artiste
inspiré ne créa une plus noble figure de héros ou de saint, aux plus beaux
jours de l'art antique ou de l'art chrétien.

Tous les Invisibles, frappés d'admiration à leur tour, s'arrêtèrent, après
s'être formés en cercle autour d'eux, et restèrent quelques instants
livrés au noble plaisir de contempler ce beau couple, si pur devant Dieu,
si chastement heureux devant les hommes. Puis vingt voix mâles et
généreuses chantèrent en chœur, sur un rhythme d'une largeur et d'une
simplicité antiques: _O hymen! ô hyménée!_ La musique était du Porpora, à
qui on avait envoyé les paroles, en lui demandant un chant d'épithalame
pour un mariage illustre; et on l'avait dignement récompensé, sans qu'il
sût de quelles mains venait le bienfait. Comme Mozart, à la veille
d'expirer, devait trouver un jour sa plus sublime inspiration pour un
_Requiem_ mystérieusement commandé, le vieux Porpora avait retrouvé tout
le génie de sa jeunesse pour écrire un chant d'hyménée, dont le mystère
poétique avait réveillé son imagination. Dès les premières mesures,
Consuelo reconnut le style de son maître chéri; et, se détachant avec
effort des regards de son amant, elle se tourna vers les coryphées pour y
chercher son père adoptif; mais son esprit seul était là. Parmi ceux qui
s'en étaient faits les dignes interprètes, Consuelo reconnut plusieurs
amis, Frédéric de Trenck, le Porporino, le jeune Benda, le comte Golowkin,
Schubart, le chevalier d'Éon, qu'elle avait connu à Berlin, et dont, ainsi
que toute l'Europe, elle ignorait le sexe véritable; le comte de
Saint-Germain, le chancelier Coccei, époux de la Barberini, le libraire
Nicolaï, Gottlieb, dont la belle voix dominait toutes les autres, enfin
Marcus, qu'un mouvement de Wanda lui désigna énergiquement, et qu'un
instinct sympathique lui avait fait reconnaître d'avance pour le guide qui
l'avait présentée, et qui remplissait auprès d'elle les fonctions de
parrain ou de père putatif. Tous les Invisibles avaient ouvert et rejeté
sur leurs épaules les longues robes noires, à l'aspect lugubre. Un costume
pourpre et blanc, élégant, simple, et rehaussé d'une chaîne d'or, qui
portait les insignes de l'ordre, donnait à leur groupe un aspect de fête.
Leur masque était passé autour de leur poignet, tout prêt à être remis sur
le visage, au moindre signal du _veilleur_ placé en sentinelle sur le dôme
de l'édifice.

L'_orateur_, qui remplissait les fonctions d'intermédiaire entre les chefs
Invisibles et les adeptes, se démasqua aussi, et vint féliciter les
heureux époux. C'était le duc de ***, ce riche prince qui avait voué sa
fortune, son intelligence et son zèle enthousiaste à l'œuvre des
Invisibles. Il était l'hôte de leur réunion, et sa résidence était, depuis
longtemps, l'asile de Wanda et d'Albert, cachés d'ailleurs à tous les yeux
profanes. Cette résidence était aussi le chef-lieu principal des
opérations du tribunal de l'ordre, quoiqu'il en existât plusieurs autres,
et que les réunions un peu nombreuses n'y fussent qu'annuelles, durant
quelques jours de l'été, à moins de cas extraordinaires. Initié à tous les
secrets des chefs, le duc agissait pour eux et avec eux; mais il ne
trahissait point leur incognito, et, assumant sur lui seul tous les
dangers de l'entreprise, il était leur interprète et leur moyen visible de
contact avec les membres de l'association.

Quand les nouveaux époux eurent échangé de douces démonstrations de joie
et d'affection avec leurs frères, chacun repris sa place, et le duc,
redevenu le frère orateur, parla ainsi au couple couronné de fleurs et
agenouillé devant l'autel:

«Enfants très-chers et très-aimés, au nom du vrai Dieu, toute puissance,
tout amour et tout intelligence; et, après lui, au nom des trois vertus
qui sont un reflet de la Divinité dans l'âme humaine: activité, charité et
justice, qui se traduisent, dans l'application, par notre formule:
_liberté, fraternité, égalité_; enfin, au nom du tribunal des Invisibles
qui s'est voué au triple devoir du zèle, de la foi et de l'étude,
c'est-à-dire à la triple recherche des vérités politiques, morales et
divines: Albert Podiebrad, Consuelo Porporina, je prononce la ratification
et la confirmation du mariage que vous avez déjà contracté devant Dieu et
devant vos parents, et même devant un prêtre de la religion chrétienne, au
château des Géants, le *** de l'année 175*. Ce mariage, valide devant les
hommes, n'était pas valide devant Dieu. Il y manquait trois choses: 1° le
dévouement absolu de l'épouse à vivre avec un époux qui paraissait toucher
à son heure dernière; 2° la sanction d'une autorité morale et religieuse
reconnue et acceptée par l'époux; 3° le consentement d'une personne ici
présente, dont il ne m'est pas permis de prononcer le nom, mais qui tient
de près à l'un des époux par les liens du sang. Si maintenant ces trois
conditions sont remplies, et qu'aucun de vous n'ait rien à réclamer et à
objecter..., unissez vos mains et levez-vous pour prendre le ciel à témoin
de la liberté de votre acte et de la sainteté de votre amour.»

Wanda qui continuait à demeurer inconnue aux frères de l'ordre, prit les
mains de ses deux enfants. Un même élan de tendresse et d'enthousiasme les
fit lever tous les trois, comme s'ils n'eussent fait qu'un.

Les formules du mariage furent prononcées, et les rites simples et
touchants du nouveau culte s'accomplirent dans le recueillement et la
ferveur. Cet engagement d'un mutuel amour ne fut pas un acte isolé au
milieu de spectateurs indifférents, étrangers au lien moral qui se
contractait. Ils furent tous appelés à sanctionner cette consécration
religieuse de deux êtres liés à eux par une foi commune. Ils étendirent
les bras sur les époux pour les bénir, puis ils se prirent tous ensemble
par les mains et formèrent une enceinte vivante, une chaîne d'amour
fraternel et d'association religieuse autour d'eux, en prononçant le
serment de les assister, de les protéger, de défendre leur honneur et
leurs jours, de soutenir leur existence au besoin, de les ramener au bien
par tous leurs efforts s'ils venaient à faiblir dans la rude carrière de
la vertu, de les préserver autant que possible de la persécution et des
séductions du dehors, dans toutes les occasions, dans toutes les
rencontres; enfin, de les aimer aussi saintement, aussi cordialement,
aussi sérieusement que s'ils étaient unis à eux par le nom et par le sang.
Le beau Trenck prononça cette formule pour tous les autres dans des termes
éloquents et simples; puis il ajouta en s'adressant à l'époux:

«Albert, l'usage profane et criminel de la vieille société, dont nous nous
séparons en secret pour l'amener à nous un jour, veut que le mari impose
la fidélité à sa femme au nom d'une autorité humiliante et despotique. Si
elle succombe, il faut qu'il tue son rival; il a même le droit de tuer son
épouse: cela s'appelle laver dans le sang la tache faite à l'honneur.
Aussi, dans ce vieux monde aveugle et corrompu, tout homme est l'ennemi
naturel de ce bonheur et de cet honneur si sauvagement gardés. L'ami, le
frère même, s'arroge le droit de ravir à l'ami et au frère l'amour de sa
compagne; ou tout au moins on se donne le cruel et lâche plaisir d'exciter
sa jalousie, de rendre sa surveillance ridicule, et de semer la méfiance
et le trouble entre lui et l'objet de son amour. Ici, tu le sais, nous
entendons mieux l'amitié, l'honneur et l'orgueil de la famille. Nous
sommes frères devant Dieu, et celui de nous qui porterait sur la femme de
son frère un regard audacieux et déloyal aurait déjà commis, à nos yeux,
le crime d'inceste dans son cœur.»

Tous les frères, émus et entraînés, tirèrent leurs épées, et jurèrent de
tourner cette arme contre eux-mêmes plutôt que de manquer au serment
qu'ils venaient de prononcer par la bouche de Trenck.

Mais la sibylle, agitée d'un de ces transports enthousiastes qui lui
donnaient tant d'ascendant sur leurs imaginations, et qui modifiaient
souvent l'opinion et les décisions des chefs eux-mêmes, rompit le cercle
en s'élançant au milieu. Son langage, toujours énergique et brûlant,
subjuguait leurs assemblées; sa grande taille, ses draperies flottantes
sur son corps amaigri, son port majestueux, quoique chancelant, le
tremblement convulsif de cette tête toujours voilée, et avec cela pourtant
une sorte de grâce qui révélait l'existence passée de la beauté, ce charme
si puissant chez la femme, qu'il subsiste encore après qu'il a disparu, et
qu'il émeut encore l'âme alors qu'il ne peut plus émouvoir les sens; enfin,
jusqu'à sa voix éteinte qui prenait tout à coup, sous l'empire de
l'exaltation, un éclat strident et bizarre, tout contribuait à en faire un
être mystérieux, presque effrayant au premier abord, et bientôt investi
d'une puissance persuasive et d'un irrésistible prestige.

Tous firent silence pour écouter la voix de l'inspirée. Consuelo fut émue
de son attitude autant qu'eux, et plus qu'eux peut-être, parce qu'elle
connaissait le secret de sa vie étrange. Elle se demanda, en frissonnant
d'une terreur involontaire, si ce spectre échappé de la tombe appartenait
réellement au monde et, si, après avoir exhalé son oracle, il n'allait pas
s'évanouir dans les airs avec cette flamme du trépied qui le faisait
paraître transparent et bleuâtre.

«Cachez-moi l'éclat de ces armes! s'écria la frémissante Wanda. Ce sont
des serments impies, ceux qui prennent pour objet de leurs invocations des
instruments de haine et de meurtre. Je sais bien que l'usage du vieux
monde a attaché ce fer au flanc de tout homme réputé libre, comme une
marque d'indépendance et de fierté; je sais bien que, dans les idées que
vous avez conservées malgré vous de cet ancien monde, l'épée est le
symbole de l'honneur, et que vous croyez prendre des engagements sacrés
quand vous avez juré par le fer comme les citoyens de la Rome primitive.
Mais ici, c'est profaner un serment auguste. Jurez plutôt par la flamme de
ce trépied: la flamme est le symbole de la vie, de la lumière et de
l'amour divin. Mais vous faut-il donc encore des emblèmes et des signes
visibles? Êtes-vous encore idolâtres, et les figures qui ornent ce temple
représentent-elles pour vous autre chose que des idées? Ah! jurez plutôt
par vos propres sentiments, par vos meilleurs instincts, par votre propre
cœur; et si vous n'osez pas jurer par le Dieu vivant, par la vraie
religion éternelle et sacrée, jurez par la sainte Humanité, par les
glorieux élans de votre courage, par la chasteté de cette jeune femme et
par l'amour de son époux. Jurez par le génie et par la beauté de Consuelo,
que votre désir et même votre pensée ne profaneront jamais cette arche
sainte de l'hyménée, cet autel invisible et mystique sur lequel la main
des anges grave et enregistre le serment de l'amour...

«Savez-vous bien ce que c'est que l'amour? ajouta la sibylle après s'être
recueillie un instant, et d'une voix qui devenait à chaque instant plus
claire et plus pénétrante; si vous le saviez, ô vous! chefs vénérables de
notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer
devant vous cette formule d'un engagement éternel que Dieu seul peut
ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du
plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un
engagement qui, par lui-même, est un miracle? Oui, l'abandon de deux
volontés qui se confondent en une seule est un miracle; car toute âme est
éternellement libre en vertu d'un droit divin. Et pourtant, lorsque deux
âmes se donnent et s'enchaînent l'une à l'autre par l'amour, leur mutuelle
possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté
individuelle. Vous voyez bien qu'il y a là un miracle, et que Dieu s'en
réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort. Vous
allez demander à cet homme et à cette femme s'ils veulent s'appartenir
exclusivement l'un à l'autre dans cette vie; et leur ferveur est telle
qu'ils vous répondront: «Non pas seulement dans cette vie, mais dans
l'éternité.» Dieu leur inspire donc, par le miracle de l'amour, bien plus
de foi, bien plus de force, bien plus de vertu que vous ne sauriez et que
vous n'oseriez leur en demander. Arrière donc les serments sacrilèges et
les lois grossières! Laissez-leur l'idéal, et ne les attachez pas à la
réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le
miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s'accomplisse en elles,
formez-les à l'idéal de l'amour; exhortez, instruisez, vantez et démontrez
la gloire de la fidélité, sans laquelle il n'est point de force morale ni
d'amour sublime. Mais n'intervenez pas, comme des prêtres catholiques,
comme des magistrats du vieux monde, dans l'exécution du serment. Car, je
vous le dis encore une fois, les hommes ne peuvent pas se porter garants
ni se constituer gardiens de la perpétuité d'un miracle. Que savez-vous
des secrets de l'Éternel! Sommes-nous déjà entrés dans ce temple de
l'avenir, dans ce monde céleste où l'homme doit, nous dit-on, converser
avec Dieu sous les ombrages sacrés, comme un ami avec son ami! La loi du
mariage indissoluble est-elle donc émanée de la bouche du Seigneur? Ses
desseins, à cet égard, sont-ils proclamés sur la terre? Et vous-mêmes, ô
enfants des hommes, l'avez-vous promulguée, cette loi, d'un accord
unanime? Les pontifes de Rome n'ont-ils jamais brisé l'union conjugale,
eux qui se prétendent infaillibles? Sous prétexte de nullité dans de
certains engagements, ces pontifes ont consacré de véritables divorces,
dont l'histoire a consigné le scandale dans ses fastes. Et des sociétés
chrétiennes, des sectes réformées, l'Église grecque, ont, à l'exemple du
Mosaïsme et de toutes les anciennes religions, inauguré franchement dans
notre monde moderne la loi du divorce. Que devient donc la sainteté et
l'efficacité d'un serment fait à Dieu, quand il est avéré que les hommes
pourront nous en délier un jour? Ah! ne touchez pas à l'amour par la
profanation du mariage: vous ne réussiriez qu'à l'éteindre dans les cœurs
purs! Consacrez l'union conjugale par des exhortations, par des prières,
par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies;
vous le devez, si vous êtes nos prêtres, c'est-à-dire nos amis, nos guides,
nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la
sainteté d'un sacrement; et comme le père de famille cherche à établir ses
enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité,
occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d'établir vos fils
et vos filles dans des conditions favorables au développement de l'amour
vrai, de la vertu, de la fidélité sublime. Et quand vous leur aurez fait
subir des épreuves religieuses, au moyen desquelles vous pourrez
reconnaître qu'il n'y a dans leur mutuelle recherche ni cupidité, ni
vanité, ni enivrement frivole, ni aveuglement des sens dépourvu d'idéal;
quand vous aurez pu vous convaincre qu'ils comprennent la grandeur de leur
sentiment, la sainteté de leurs devoirs et la liberté de leur choix, alors
permettez-leur de se donner l'un à l'autre, et de s'aliéner mutuellement
leur inaliénable liberté. Que leur famille, et leurs amis, et la grande
famille des fidèles, interviennent pour ratifier avec vous cette union que
la solennité du sacrement doit rendre respectable. Mais faites bien
attention à mes paroles: que le sacrement soit une permission religieuse,
une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une
exhortation à la perpétuité de l'engagement; que ce ne soit jamais un
commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments,
un esclavage imposé, avec du scandale, des prisons, et des chaînes en cas
d'infraction. Autrement vous ne verrez jamais s'accomplir sur la terre le
miracle dans son entier et dans sa durée. La Providence éternellement
féconde, Dieu, dispensateur infatigable de la grâce, amènera toujours
devant vous de jeunes couples fervents et naïfs, prêts à s'engager de
bonne foi pour le temps et pour l'éternité. Mais votre loi anti-religieuse,
et votre sacrement anti-humain, détruiront toujours en eux l'effet de la
grâce. L'inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée
par les lois sociales, la différence des devoirs devant l'opinion, les
fausses distinctions de l'honneur conjugal, et toutes les notions absurdes
que le préjugé crée à la suite des mauvaises institutions, viendront
toujours éteindre la foi et glacer l'enthousiasme des époux; et les plus
sincères, les mieux disposés à la fidélité seront les plus prompts à se
contrister, à s'effrayer de la durée de l'engagement, et à se désenchanter
l'un de l'autre. L'abjuration de la liberté individuelle est en effet
contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes
s'en mêlent, parce qu'ils y apportent le joug de l'ignorance et de la
brutalité: elle est conforme au vœu des nobles cœurs, et nécessaire aux
instincts religieux des fortes volontés, quand c'est Dieu qui nous donne
les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues
autour du mariage pour en faire le tombeau de l'amour, du bonheur et de la
vertu, pour en faire _une prostitution jurée_, comme disaient nos pères,
les Lothards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent!
Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n'est point
à César.

«Et vous, mes fils, dit-elle en revenant vers le centre du groupe, vous
qui venez de jurer de ne point porter atteinte au lien conjugal, vous avez
fait là un serment dont vous n'avez peut-être pas compris l'importance.
Vous avez obéi à un élan généreux, et vous avez répondu d'enthousiasme à
l'appel de l'honneur: cela est digne de vous, disciples d'une foi
victorieuse. Mais maintenant, sachez bien que vous avez fait là plus qu'un
acte de vertu particulière. Vous avez consacré un principe sans lequel il
n'y aura jamais de chasteté ni de fidélité conjugales possibles. Entrez
donc dans l'esprit d'un tel serment, et reconnaissez qu'il n'y aura point
de véritable vertu individuelle, tant que les membres de la société ne
seront pas tous solidaires les uns des autres en fait de vertu.

«Ô amour, ô flamme sublime! si puissante et si fragile, si soudaine et si
fugitive! éclair du ciel qui sembles devoir traverser notre vie et
t'éteindre en nous avant sa fin, dans la crainte de nous consumer et de
nous anéantir! nous sentons bien tous que tu es le feu vivifiant émané de
Dieu même, et que celui de nous qui pourrait te fixer dans son sein et t'y
entretenir jusqu'à sa dernière heure toujours aussi ardent et aussi
complet, celui-là serait le plus heureux et le plus grand parmi les
hommes. Aussi les disciples de l'idéal chercheront-ils toujours à te
préparer dans leurs âmes des sanctuaires où tu te plaises, afin que tu ne
te hâtes pas de les abandonner pour remonter au ciel. Mais, hélas! toi
dont nous avons fait une vertu, une des bases de nos sociétés humaines
pour t'honorer comme nous le désirions, tu n'as pourtant pas voulu te
laisser enchaîner au gré de nos institutions, et tu es resté libre comme
l'oiseau dans les airs, capricieux comme la flamme sur l'autel. Tu sembles
te rire de nos serments, de nos contrats et de notre volonté même. Tu nous
fuis, en dépit de tout ce que nous avons inventé pour t'immobiliser dans
nos mœurs. Tu n'habites pas plus le harem gardé par de vigilantes
sentinelles, que la famille chrétienne placée entre la menace du prêtre,
la sentence du magistrat, et le joug de l'opinion. D'où vient donc ton
inconstance et ton ingratitude, ô mystérieux prestige, ô amour cruellement
symbolisé sous les traits d'un dieu enfant et aveugle? Quelle tendresse et
quel mépris t'inspirent donc tour à tour ces âmes humaines que tu viens
toutes embraser de tes feux, et que tu délaisses presque toutes, pour les
laisser périr dans les angoisses du regret, du repentir, ou du dégoût plus
affreux encore? D'où vient qu'on t'invoque à genoux sur toute la face de
notre globe, qu'on t'exalte et qu'on te déifie, que les poëtes divins te
chantent comme l'âme du monde, que les peuples barbares te sacrifient des
victimes humaines en précipitant les veuves dans le bûcher des funérailles
de l'époux, que les jeunes cœurs t'appellent dans leurs plus doux songes,
et que les vieillards maudissent la vie quand tu les abandonnes à
l'horreur de la solitude? D'où vient ce culte tantôt sublime, tantôt
fanatique, que l'on te décerne depuis l'enfance dorée de l'Humanité
jusqu'à notre âge de fer, si tu n'es qu'une chimère, le rêve d'un moment
d'ivresse, l'erreur de l'imagination exaltée par le délire des sens?--Oh!
c'est que tu n'es pas un instinct vulgaire, un simple besoin de
l'animalité! Non, tu n'es pas l'aveugle enfant du paganisme; tu es le fils
du vrai Dieu et l'élément même de la Divinité! Mais tu ne t'es encore
révélé à nous qu'à travers les nuages de nos erreurs, et tu n'as pas voulu
établir ta demeure parmi nous, parce que tu n'as pas voulu être profané.
Tu reviendras, comme au temps fabuleux d'Astrée, comme dans les visions
des poëtes, te fixer dans notre paradis terrestre, quand nous aurons
mérité par des vertus sublimes la présence d'un hôte tel que toi. Oh!
qu'alors le séjour de cette terre sera doux aux hommes et qu'il fera bon
d'y être né! quand nous serons tous frères et sœurs, quand les unions
seront librement consenties et librement maintenues par la seule force
qu'on puise en toi; quand, au lieu de cette lutte effroyable, impossible,
que la fidélité conjugale est obligée de soutenir contre les tentatives
impies de la débauche, de la séduction hypocrite, de la violence effrénée,
de la perfide amitié et de la dépravation savante, chaque époux ne
trouvera autour de lui que de chastes sœurs, jalouses et délicates
gardiennes de la félicité d'une sœur qu'elles lui auront donnée pour
compagne, tandis que chaque épouse trouvera dans les autres hommes autant
de frères de son époux, heureux et fiers de son bonheur, protecteurs-nés
de son repos et de sa dignité! Alors la femme fidèle ne sera plus la fleur
solitaire qui se cache pour garder le fragile trésor de son honneur, la
victime souvent délaissée qui se consume dans la retraite et dans les
larmes, impuissante à faire revivre dans le cœur de son bien-aimé la
flamme qu'elle a conservée pure dans le sien. Alors le frère ne sera plus
forcé de venger sa sœur, et de tuer celui qu'elle aime et qu'elle
regrette, pour lui rendre un semblant de faux honneur; alors la mère ne
tremblera plus pour sa fille, alors la fille ne rougira plus de sa mère;
alors surtout l'époux ne sera plus ni soupçonneux ni despote; l'épouse
abjurera, de son côté, l'amertume de la victime ou la rancune de
l'esclave. D'atroces souffrances, d'abominables injustices ne flétriront
plus le riant et calme sanctuaire de la famille. L'amour pourra durer; et
qui sait alors! peut-être un jour le prêtre et le magistrat, comptant avec
raison sur le miracle permanent de l'amour, pourra-t-il consacrer au nom
de Dieu même des unions indissolubles, avec autant de sagesse et de
justice qu'il y porte aujourd'hui, à son insu, d'impiété et de folie.

«Mais ces jours de récompense ne sont pas encore venus. Ici, dans ce
mystérieux temple où nous voici réunis, suivant le mot de l'Évangile,
trois ou quatre au nom du Seigneur, nous ne pouvons que rêver et essayer
la vertu entre nous. Ce monde extérieur qui nous condamnerait à l'exil, à
la captivité ou à la mort, s'il pénétrait nos secrets, nous ne pouvons pas
l'invoquer comme sanction de nos promesses et comme garant de nos
institutions. N'imitons donc pas son ignorance et sa tyrannie. Consacrons
l'amour conjugal de ces deux enfants, qui viennent nous demander la
bénédiction de l'amour paternel et de l'amour fraternel, au nom du Dieu
vivant, dispensateur de tous les amours. Autorisez-les à se promettre une
éternelle fidélité; mais n'inscrivez pas leurs serments sur un livre de
mort, pour le leur rappeler ensuite par la terreur et la contrainte.
Laissez Dieu en être le gardien; c'est à eux de l'invoquer tous les jours
de leur vie, pour qu'il entretienne en eux le feu sacré qu'il y a fait
descendre.»

--C'est là où je t'attendais, ô sibylle inspirée! s'écria Albert en
recevant dans ses bras sa mère, épuisée d'avoir parlé si longtemps avec
l'énergie de la conviction. J'attendais l'aveu de ce droit que tu
m'accordes de tout promettre à celle que j'aime. Tu reconnais que c'est
mon droit le plus cher et le plus sacré. Je lui promets donc, je lui jure
de l'aimer uniquement et fidèlement toute ma vie, et j'en prends Dieu à
témoin. Dis-moi, ô prophétesse de l'amour, que ce n'est pas là un
blasphème.

--Tu es sous la puissance du miracle, répondit Wanda. Dieu bénit ton
serment, puisque c'est lui qui t'inspire la foi de le prononcer.
_Toujours_ est le mot le plus passionné qui vienne aux lèvres des amants,
dans l'extase de leurs plus divines joies, C'est un oracle qui s'échappe
alors de leur sein. L'éternité est l'idéal de l'amour, comme c'est l'idéal
de la foi. Jamais l'âme humaine n'arrive mieux au comble de sa puissance
et de sa lucidité que dans l'enthousiasme d'un grand amour. Le _toujours_
des amants est donc une révélation intérieure, une manifestation divine,
qui doit jeter sa clarté souveraine et sa chaleur bienfaisante sur tous
les instants de leur union. Malheur à quiconque profane cette formule
sacrée! Il tombe de l'état de grâce dans l'état du péché: il éteint la foi,
la lumière, la force et la vie dans son cœur.

--Et moi, dit Consuelo, je reçois ton serment, ô Albert! et je t'adjure
d'accepter le mien. Je me sens, moi aussi, sous la puissance du miracle,
et ce _toujours_ de notre courte vie ne me semble rien au prix de
l'éternité, pour laquelle je veux me promettre à toi.

--Sublime téméraire! dit Wanda avec un sourire d'enthousiasme qui sembla
rayonner à travers son voile, demande à Dieu l'éternité avec celui que tu
aimes, en récompense de ta fidélité envers lui dans cette courte vie.

--Oh! oui! s'écria Albert en élevant vers le ciel la main de sa femme
enlacée dans la sienne; c'est là le but, l'espoir et la récompense!
S'aimer grandement et ardemment dans cette phase de l'existence, pour
obtenir de se retrouver et de s'unir encore dans les autres! Oh! je sens
bien, moi, que ceci n'est pas le premier jour de notre union, que nous
nous sommes déjà aimés, déjà possédés dans la vie antérieure. Tant de
bonheur n'est pas un accident du hasard. C'est la main de Dieu qui nous
rapproche et nous réunit comme les deux moitiés d'un seul être inséparable
dans l'éternité.»

Après la célébration du mariage, et bien que la nuit fût fort avancée, on
procéda aux cérémonies de l'initiation définitive de Consuelo à l'ordre
des Invisibles; et, ensuite, les membres du tribunal ayant disparu, on se
répandit sous les ombrages du bois sacré, pour revenir bientôt s'asseoir
autour du banquet de communion fraternelle. Le prince (_frère orateur_) le
présida, et se chargea d'en expliquer à Consuelo les symboles profonds et
touchants. Ce repas fut servi par de fidèles domestiques affiliés à un
certain grade de l'ordre. Karl présenta Matteus à Consuelo, et elle vit
enfin à découvert son honnête et douce figure; mais elle remarqua avec
admiration que ces estimables valets n'étaient point traités en inférieurs
par leurs frères des autres grades. Aucune distinction ne régnait entre
eux et les personnages éminents de l'ordre, quel que fût leur rang dans le
monde. Les _frères servants_, comme on les appelait, remplissaient de bon
gré et avec plaisir les fonctions d'échansons et de maîtres d'hôtel; ils
vaquaient à l'ordonnance de service, comme aides compétents dans l'art de
préparer un festin, qu'ils considéraient d'ailleurs comme une cérémonie
religieuse, comme une pâque eucharistique. Ils n'étaient donc pas plus
abaissés par cette fonction que les lévites d'un temple présidant aux
détails des sacrifices. Chaque fois qu'ils avaient garni la table, ils
venaient s'y asseoir eux-mêmes, non à des places marquées à part et
isolées des autres, mais dans des intervalles réservés pour eux parmi les
convives. C'était à qui les appellerait, et se ferait un plaisir et un
devoir de remplir leur coupe et leur assiette. Comme dans les banquets
maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer
quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste
patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons,
le maillet, l'argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles, étaient
exclus de ce festin à la fois expansif et grave. Les fidèles servants y
gardaient un maintien respectueux sans bassesse et modeste sans
contrainte. Karl fut assis pendant un service entre Albert et Consuelo.
Cette dernière remarqua avec attendrissement, outre sa sobriété et sa
bonne tenue, un progrès extraordinaire dans l'intelligence de ce brave
paysan, éducable par le cœur, et initié à de saines notions religieuses
et morales par une rapide et admirable éducation de sentiment.

«Ô mon ami! dit-elle à son époux, lorsque le déserteur eut changé de place
et qu'Albert se rapprocha d'elle, voilà donc l'esclave battu de la milice
prussienne, le bûcheron sauvage du Boehmerwald, l'assassin de Frédéric le
Grand! Des leçons éclairées et charitables ont su, en si peu de jours, en
faire un homme sensé, pieux et juste, au lieu d'un bandit que la justice
féroce des nations eût poussé au meurtre, et corrigé à l'aide du fouet et
de la potence.

--Noble sœur, dit le prince placé en cet instant à la droite de Consuelo,
vous aviez donné à Roswald de grandes leçons de religion et de clémence à
ce cœur égaré par le désespoir, mais doué des plus nobles instincts. Son
éducation a été ensuite rapide et facile; et quand nous avions quelque
chose de bon à lui enseigner, il s'y confiait d'emblée en s'écriant:
«C'est ce que me disait la _signora!_» Soyez certaine qu'il serait plus
aisé qu'on ne le pense d'éclairer et de moraliser les hommes les plus
rudes, si on le voulait bien. Relever leur condition, et leur inoculer
l'estime d'eux-mêmes, en commençant par les estimer et les aimer, ne
demande qu'une charité sincère et le respect de la dignité humaine. Vous
voyez cependant que ces braves gens ne sont encore initiés qu'à des grades
inférieurs: c'est que nous consultons la portée de leur intelligence et
leurs progrès dans la vertu pour les admettre plus ou moins dans nos
mystères. Le vieux Matteus a deux grades de plus que Karl; et s'il ne
dépasse pas celui qu'il occupe maintenant, ce sera parce que son esprit et
son cœur n'auront pas pu aller plus loin. Aucune bassesse d'extraction,
aucune humilité de condition sociale ne nous arrêteront jamais; et vous
voyez ici Gottlieb le cordonnier, le fils du geôlier de Spandaw, admis à
un grade égal au vôtre, bien que dans ma maison il remplisse, par goût et
par habitude, des fonctions subalternes. Sa vive imagination, son ardeur
pour l'étude, son enthousiasme pour la vertu, en un mot la beauté
incomparable de l'âme qui habite ce vilain corps, l'ont rendu bien vite
digne d'être traité comme un égal et comme un frère dans l'intérieur du
temple. Il n'y avait presque rien à donner en fait d'idées et de vertus à
ce noble enfant. Il avait trop au contraire; il fallait calmer en lui un
excès d'exaltation, et le traiter des maladies morales et physiques qui
l'eussent conduit à la folie. L'immoralité de son entourage et la
perversité du monde officiel l'eussent irrité sans le corrompre; mais nous
seuls, armés de l'esprit de Jacques Bœhm et de la véritable explication
de ses profonds symboles, nous pouvions le convaincre sans le désenchanter,
et redresser les écarts de sa poésie mystique sans refroidir son zèle et
sa foi. Vous devez remarquer que la cure de cette âme a réagi sur le corps,
que sa santé est revenue comme par enchantement, et que sa bizarre figure
est déjà transformée.»

Après le repas, on reprit les manteaux, et on se promena sur le revers
adouci de la colline qu'ombrageait le bois sacré. Les ruines du vieux
château réservé aux épreuves dominaient ce beau site, dont Consuelo
reconnut peu à peu les sentiers, parcourus à la hâte durant une nuit
d'orage peu de temps auparavant. La source abondante qui s'échappait d'une
grotte rustiquement taillée dans le roc, et consacrée jadis à une dévotion
superstitieuse, courait, en murmurant, parmi les bruyères, vers le fond du
vallon, où elle formait le beau ruisseau que la captive du pavillon
connaissait si bien. Des allées, naturellement couvertes d'un sable fin,
argenté par la lune, se croisaient sous ces beaux ombrages, où les groupes
errants se rencontraient, se mêlaient, et échangèrent de doux entretiens.
De hautes barrières à claire-voie fermaient cet enclos, dont le kiosque
vaste et riche passait pour un cabinet d'étude, retraite favorite du
prince, et interdite aux oisifs et aux indiscrets. Les frères servants se
promenaient aussi, par groupes, mais en suivant les barrières, et en
faisant le guet pour avertir les _frères_, en cas d'approche d'un profane.
Ce danger n'était pas très à redouter. Le duc paraissait s'occuper
seulement des mystères maçonniques; comme en effet, il s'en occupait
secondairement; mais la franc-maçonnerie était tolérée dès lors par les
lois et protégée par les princes qui y étaient ou qui s'y croyaient
initiés. Personne ne soupçonnait l'importance des grades supérieurs, qui,
de degré en degré, aboutissaient au tribunal des Invisibles.

D'ailleurs, en ce moment, la fête ostensible qui illuminait au loin la
façade du palais ducal absorbait trop les nombreux hôtes du prince, pour
qu'on songeât à quitter les brillantes salles et les nouveaux jardins pour
les rochers et les ruines du vieux parc. La jeune margrave de Bareith,
amie intime du duc, faisait pour lui les honneurs de la fête. Il avait
feint une indisposition pour disparaître; et aussitôt après le banquet des
Invisibles, il alla présider le souper de ses illustres hôtes du palais.
En voyant briller bien loin ces lumières, Consuelo, appuyée sur le bras
d'Albert, se ressouvint d'Anzoleto, et s'accusa naïvement, devant son
époux qui le lui reprochait, d'un instant de cruauté et d'ironie envers le
compagnon chéri de son enfance.

«Oui, c'était un mouvement coupable, lui dit-elle; mais j'étais bien
malheureuse dans ce moment-là. J'étais résolue à me sacrifier au comte
Albert, et les malicieux et cruels Invisibles me jetaient encore une fois
dans les bras du dangereux Liverani. J'avais la mort dans l'âme. Je
retrouvais avec délices celui dont il fallait se séparer avec désespoir,
et Marcus voulait me distraire de ma souffrance en me faisant admirer le
bel Anzoleto! Ah! je n'aurais jamais cru le revoir avec tant
d'indifférence! Mais je m'imaginais être condamnée à l'épreuve de chanter
avec lui, et j'étais prête à le haïr de m'enlever ainsi mon dernier
instant, mon dernier rêve de bonheur. À présent, ô mon ami, je pourrai le
revoir sans amertume, et le traiter avec indulgence. Le bonheur rend si
bon et si clément! Puissé-je lui être utile un jour, et lui inspirer
l'amour sérieux de l'art, sinon le goût de la vertu!

--Pourquoi en désespérer? dit Albert. Attendons-le dans un jour de malheur
et d'abandon. Maintenant au milieu de ses triomphes, il serait sourd aux
conseils de la sagesse. Mais qu'il perde sa voix et sa beauté, nous nous
emparerons peut-être de son âme.

--Chargez-vous de cette conversion, Albert.

--Non pas sans vous, ma Consuelo.

--Vous ne craignez donc pas les souvenirs du passé?

--Non; je suis présomptueux au point de ne rien craindre. Je suis sous la
puissance du miracle.

--Et moi aussi, Albert, je ne saurais douter de moi-même! Oh! vous avez
bien raison d'être tranquille!»

Le jour commençait à poindre, et l'air pur du matin faisait monter mille
senteurs exquises. On était dans les plus beaux jours de l'été. Les
rossignols chantaient sous la feuillée, et se répondaient d'une colline à
l'autre. Les groupes qui se formaient à chaque instant autour des deux
époux, loin de leur être importuns, ajoutaient à leur pure ivresse les
douceurs d'une amitié fraternelle, ou tout au moins des plus exquises
sympathies. Tous les Invisibles présents a cette fête furent présentés à
Consuelo, comme les membres de sa nouvelle famille. C'était l'élite des
talents, des intelligences et des vertus de l'ordre: les uns illustres
dans le monde du dehors, d'autres obscurs dans ce monde-là, mais illustres
dans le temple par leurs travaux et leurs lumières. Plébéiens et
patriciens étaient mêlés dans une tendre intimité. Consuelo dut apprendre
leurs véritables noms et ceux plus poétiques qu'ils portaient dans le
secret de leurs relations fraternelles: c'étaient Vesper, Ellops, Péon,
Hylas, Euryale, Bellérophon, etc. Jamais elle ne s'était vue entourée d'un
choix aussi nombreux d'âmes nobles et de caractères intéressants. Les
récits qu'ils lui faisaient de leurs travaux de prosélytisme, des dangers
qu'ils avaient affrontés et des résultats obtenus, la charmaient comme
autant de poëmes dont elle n'aurait pas cru la réalité conciliable avec le
train du monde insolent et corrompu qu'elle avait traversé. Ces
témoignages d'amitié et d'estime qui allaient jusqu'à l'attendrissement et
à l'effusion, et qui n'étaient pas entachés de la moindre banalité de
galanterie, ni de la moindre insinuation de familiarité dangereuse, ce
langage élevé, ce charme de relations où l'égalité et la fraternité
étaient réalisées dans ce qu'elles peuvent avoir de plus sublime; cette
belle aube dorée qui se levait sur la vie en même temps que dans le ciel,
tout cela fut comme un rêve divin dans l'existence de Consuelo et
d'Albert. Enlacés au bras l'un de l'autre, ils ne songeaient pas à
s'éloigner de leurs frères chéris. Une ivresse morale, douce et suave
comme l'air du matin, remplissait leur poitrine et leur âme. L'amour
dilatait trop leur sein pour le faire tressaillir. Trenck racontait les
souffrances de sa captivité à Glatz, et les dangers de sa fuite. Comme
Consuelo et Haydn dans le Bœhmerwald, il avait voyagé à travers la
Pologne, mais par un froid rigoureux, couvert de haillons, avec un
compagnon, blessé, l'_aimable Shelles_, que ses mémoires nous ont peint
depuis comme le plus gracieux des amis. Il avait joué du violon pour avoir
du pain, et servi de ménétrier aux paysans, comme Consuelo sur les rives
du Danube. Puis il lui parlait tout bas de la princesse Amélie, de son
amour et de ses espérances. Pauvre jeune Trenck! l'épouvantable orage qui
s'amassait sur sa tête, il ne le prévoyait pas plus que l'heureux couple,
destiné à passer de ce beau songe d'une nuit d'été à une vie de combats,
de déceptions et de souffrances!

Le Porporino chanta sous les cyprès un hymne admirable composé par Albert,
à la mémoire des martyrs de leur cause; le jeune Benda l'accompagna sur
son violon; Albert lui-même prit l'instrument, et ravit les auditeurs avec
quelques notes. Consuelo ne put chanter, elle pleurait de joie et
d'enthousiasme. Le comte de Saint-Germain raconta les entretiens de Jean
Huss et de Jérôme de Prague avec tant de chaleur, d'éloquence et de
vraisemblance, qu'en l'écoutant il était impossible de ne pas croire qu'il
y eût assisté. Dans de telles heures d'émotion et de ravissement, la
triste raison ne se défend pas des prestiges de la poésie. Le chevalier
d'Éon peignit, en traits d'une finesse acérée et d'un goût enchanteur, les
misères et les ridicules des plus illustres tyrans de l'Europe, et les
vices des cours, et la faiblesse de cet échafaudage social qu'il semblait
à l'enthousiasme si facile de faire plier sous son vol brûlant. Le comte
Golowkin peignit délicieusement la grande âme et les naïfs travers de son
ami Jean-Jacques Rousseau. Ce seigneur philosophe (on dirait aujourd'hui
excentrique) avait une fille fort belle, qu'il élevait selon ses idées, et
qui était à la fois Émile et Sophie, tantôt le plus beau des garçons,
tantôt la plus charmante des filles. Il devait la présenter à l'initiation,
et charger Consuelo de l'instruire. L'illustre Zinzendorf exposa
l'organisation et les mœurs évangéliques de sa colonie de Moraves
bernhuters. Il consultait Albert avec déférence sur plusieurs difficultés,
et la sagesse semblait parler par la bouche d'Albert. C'est qu'il était
inspiré par la présence et le doux regard de son amie. Il semblait un dieu
à Consuelo. Il réunissait pour elle tous les prestiges: philosophe et
artiste, martyr éprouvé, héros triomphant, grave comme un sage du Portique,
beau comme un ange, enjoué parfois et naïf comme un enfant, comme un
amant heureux, parfait enfin comme l'homme qu'on aime! Consuelo avait cru
mourir de fatigue et d'émotion en frappant à la porte du temple.
Maintenant elle se sentait forte, et animée comme au temps où elle jouait
sur la grève de l'Adriatique dans toute la vigueur de l'adolescence, sous
un soleil brûlant tempéré par la brise de mer. Il semblait que la vie dans
toute sa puissance, le bonheur dans toute son intensité, se fussent
emparés d'elle par toutes ses fibres, et qu'elles les aspirât par tous ses
pores. Elle ne comptait pas les heures: elle eût voulu que cette nuit
enchantée ne finît jamais. Pourquoi ne peut-on arrêter le soleil sous
l'horizon, dans de certaines veillées où l'on se sent dans toute la
plénitude de l'être, et où tous les rêves de l'enthousiasme semblent
réalisés ou réalisables!

Enfin le ciel se teignit de pourpre et d'or; une cloche argentine avertit
les Invisibles que la nuit leur retirait ses voiles protecteurs. Ils
chantèrent un dernier hymne au soleil levant, emblème du jour nouveau
qu'ils rêvaient et préparaient pour le monde. Puis ils se firent de
tendres adieux, se donnèrent rendez-vous, les uns à Paris, les autres à
Londres, d'autres à Madrid, à Vienne, à Pétersbourg, à Varsovie, à Dresde,
à Berlin. Tous s'engagèrent à se retrouver dans un an, à pareil jour, à la
porte de ce temple béni, avec de nouveaux néophytes ou d'anciens frères
maintenant absents. Puis ils croisèrent leurs manteaux pour cacher leurs
élégants costumes, et se dispersèrent sans bruit sous les sentiers
ombragés du parc.

Albert et Consuelo, guidés par Marcus, descendirent le ravin jusqu'au
ruisseau; Karl les reçut dans sa gondole fermée, et les conduisit au
pavillon, sur le seuil duquel ils s'arrêtèrent un instant pour contempler
la majesté de l'astre qui montait dans le ciel. Jusque-là Consuelo, en
répondant aux discours passionnés d'Albert, lui avait toujours donné son
nom véritable; mais lorsqu'il l'arracha à la contemplation où elle
semblait s'oublier, elle ne put que lui dire, en appuyant son front
brûlant sur son épaule:

       «_Ô Liverani!_»

       *       *       *       *       *



ÉPILOGUE.


Si nous avions pu nous procurer sur l'existence d'Albert et de Consuelo,
après leur mariage, les documents fidèles et détaillés qui nous ont guidé
jusqu'ici, nul doute que nous ne pussions fournir encore une longue
carrière, en vous racontant leurs voyages et leurs aventures. Mais, ô
lecteur persévérant, nous ne pouvons vous satisfaire; et vous, lecteur
fatigué, nous ne vous demandons plus qu'un instant de patience. Ne nous en
faites, l'un et l'autre, ni un reproche ni un mérite. La vérité est que
les matériaux à l'aide desquels nous eussions pu, ainsi que nous l'avons
fait jusqu'à présent, coordonner les événements de cette histoire,
disparaissent, en grande partie, pour nous, à partir de la nuit romanesque
qui vit bénir et consacrer l'union de nos deux héros, chez les Invisibles.
Soit que les engagements contractés par eux, dans le Temple, les aient
empêchés de se confier à l'amitié dans leurs lettres, soit que leurs amis,
affiliés eux-mêmes aux mystères, aient, dans des temps de persécution,
jugé prudent d'anéantir leur correspondance, nous ne les apercevons plus
qu'à travers un nuage, sous le voile du Temple ou sous le masque des
adeptes. Si nous nous en rapportions, sans examen, aux rares traces de
leur existence qui nous apparaissent dans notre provision de manuscrits,
nous nous égarerions souvent à les poursuivre; car des preuves
contradictoires nous les montrent tous deux sur plusieurs points
géographiques à la fois, ou suivant certaines directions diverses dans le
même temps. Mais nous devinons aisément qu'ils donnèrent volontairement
lieu à ces méprises, étant, tantôt voués à quelque entreprise secrète
dirigée par les Invisibles, et tantôt forcés de se soustraire, à travers
mille périls, à la police inquisitoriale des gouvernements. Ce que nous
pouvons affirmer sur l'existence de cette âme en deux personnes qui
s'appela Consuelo et Albert, c'est que leur amour tint ses promesses, mais
que La destinée démentit cruellement celles qu'elle avait semblé leur
faire durant ces heures d'ivresse qu'ils appelaient leur _songe d'une nuit
d'été_. Cependant ils ne furent point ingrats envers la Providence, qui
leur avait donné ce rapide bonheur dans toute sa plénitude, et qui, au
milieu de leurs revers, continua en eux le miracle de l'amour annoncé par
Wanda. Au sein de la misère, de la souffrance et de la persécution, ils se
reportèrent toujours à ce doux souvenir qui marqua dans leur vie comme une
vision céleste, comme un bail fait avec la divinité pour la jouissance
d'une vie meilleure, après une phase de travaux, d'épreuves et de
sacrifices.

Tout devient, d'ailleurs, tellement mystérieux pour nous dans cette
histoire, que nous n'avons pas seulement pu découvrir dans quelle partie
de l'Allemagne était située cette résidence enchantée, où, protégé par le
tumulte des chasses et des fêtes, un prince, anonyme dans nos documents,
servit de point de ralliement et de moteur principal à la conspiration
sociale et philosophique des Invisibles. Ce prince avait reçu d'eux un nom
symbolique, qu'après mille peines pour deviner le chiffre dont se
servaient les adeptes, nous présumons être celui de Christophore,
_porte-Christ_, ou peut-être bien Chrysostome, _bouche d'or_. Le temps où
Consuelo fut mariée et initiée, ils l'appelaient poétiquement le _saint
Graal_, et les chefs du tribunal, les _templistes_, emblèmes romanesques,
renouvelés des antiques légendes de l'âge d'or de la chevalerie. Tout le
monde sait que, d'après ces riantes fictions, le _saint Graal_ était caché
dans un sanctuaire mystérieux, au fond d'une grotte inconnue aux mortels.
C'était là que les templistes, illustres saints du Christianisme primitif,
voués, dès ce monde, à l'immortalité, gardaient la coupe précieuse dont
Jésus s'était servi pour consacrer le miracle de l'Eucharistie, en faisant
la pâque avec ses disciples. Cette coupe contenait, sans doute, la grâce
céleste, figurée tantôt par le sang, tantôt par les larmes du Christ, une
liqueur divine, enfin une substance eucharistique, sur la nature mystique
de laquelle on ne s'expliquait pas, mais qu'il suffisait de voir pour être
transformé au moral et au physique, pour être à jamais à l'abri de la mort
et du péché. Les pieux paladins qui, après des vœux formidables, des
macérations terribles et des exploits à faire trembler la terre, se
vouaient à la vie ascétique du _chevalier errant_, avaient pour idéal de
trouver le _saint Graal_ au bout de leurs pérégrinations. Ils le
cherchaient sous les glaces du Nord, sur les grèves de l'Armorique, au
fond des forêts de la Germanie. Il fallait, pour réaliser cette sublime
conquête, affronter des périls analogues à ceux du jardin des Hespérides,
vaincre les monstres, les éléments, les peuples barbares, la faim, la soif,
la mort même. Quelques-uns de ces Argonautes chrétiens découvrirent,
dit-on, le sanctuaire, et furent régénérés par la divine coupe; mais ils
ne trahirent jamais ce secret terrible. On connut leur triomphe à la force
de leur bras, à la sainteté de leur vie, à leurs armes invincibles, à la
transfiguration de tout leur être; mais ils survécurent peu, parmi nous, à
une si glorieuse initiation: ils disparurent d'entre les hommes, comme
Jésus après sa résurrection, et passèrent de la terre au ciel, sans subir
l'amère transition de la mort.

Tel était le magique symbole qui s'adaptait en réalité fort bien à
l'œuvre des Invisibles. Durant plusieurs années, les nouveaux templistes
conservèrent l'espoir de rendre le _saint Graal_ accessible à tous les
hommes. Albert travailla efficacement, sans aucun doute, à répandre les
idées mères de la doctrine. Il parvint aux grades les plus avancés de
l'ordre; car nous trouvons quelque part la liste de ses titres, ce qui
prouverait qu'il eut le temps de les conquérir. Or chacun sait qu'il
fallait quatre-vingt et un mois pour s'élever seulement aux trente-trois
degrés de la maçonnerie, et nous croyons être certain qu'il en fallait
ensuite beaucoup davantage pour franchir le nombre illimité des degrés
mystérieux du _saint Graal_. Les noms des grades maçonniques ne sont plus
un mystère pour personne; mais on ne nous saura peut-être pas mauvais gré
d'en rappeler ici quelques-uns, car ils peignent assez bien le génie
enthousiaste et la riante imagination qui présidèrent à leur création
successive:

«Apprenti, compagnon et maître maçon, maître secret et maître parfait,
secrétaire, prévôt et juge, maître anglais et maître irlandais, maître en
Israël, maître élu des neuf et des quinze, élu de l'inconnu, sublime
chevalier élu, grand maître architecte, royal-arche, grand Écossais de la
loge sacrée ou sublime maçon, chevalier de l'épée, chevalier d'Orient,
prince de Jérusalem, chevalier d'Orient et d'Occident, rose-croix de
France, d'Hérédom et du Kilwinning, grand pontife ou sublime Écossais,
architecte de la voûte sacrée, pontife de Jérusalem céleste, souverain
prince de la maçonnerie ou maître _ad vitam_, noachite, prince du Liban,
chef du tabernacle, chevalier du serpent d'airain, Écossais trinitaire ou
prince de merci, grand commandeur du temple, chevalier du soleil,
patriarche des croisades, grand maître de la lumière, chevalier Kadosh,
chevalier de l'aigle blanc et de l'aigle noir, chevalier du phénix,
chevalier de l'iris, chevalier des Argonautes, chevalier de la toison
d'or, grand inspecteur-inquisiteur-commandeur, sublime prince du royal
secret, sublime maître de l'anneau lumineux, etc, etc.[14]»

[Note 14: Plusieurs de ces grades sont de diverses créations et de divers
rites. Quelques-uns sont peut-être postérieurs à l'époque dont nous
parlons. Nous renvoyons la rectification aux _docteurs_ érudits. Il y a
eu, je crois, plus de cent grades dans certains rites.]

À ces titres, ou du moins à la plupart d'entre eux, nous trouvons des
titres moins connus accolés au nom d'Albert Podiebrad, dans un chiffre
moins lisible que celui des francs-maçons, tels que chevalier de
Saint-Jean, sublime Joannite, maître du nouvel Apocalypse, docteur de
l'Évangile éternel, élu de l'Esprit-Saint, templiste, aréopagite, mage,
homme-peuple, homme-pontife, homme-roi, homme nouveau, etc. Nous avons été
surpris de voir ici quelques titres qui sembleraient empruntés par
anticipation à l'Illuminisme de Weishaupt; mais cette particularité nous a
été expliquée plus tard, et n'aura pas besoin de commentaire pour nos
lecteurs à la fin de cette histoire.

À travers le labyrinthe de faits obscurs, mais profonds, qui se rattachent
aux travaux, aux succès, à la dispersion et à l'extinction apparente des
Invisibles, nous avons bien de la peine à suivre de loin l'étoile
aventureuse de notre jeune couple. Cependant, en suppléant par un
commentaire prudent à ce qui nous manque, voici à peu près l'historique
abrégé des principaux événements de leur vie. L'imagination du lecteur
aidera à la lettre; et pour notre compte, nous ne doutons pas que les
meilleurs dénoûments ne soient ceux dont le lecteur veut bien se charger
pour son compte, à la place du narrateur[15].

[Note 15: À telles enseignes que l'histoire de Jean Kreyssler nous paraît
être le roman le plus merveilleux d'Hoffmann. La mort ayant surpris
l'auteur avant la fin de son œuvre, le poëme se termine dans les
imaginations sous mille formes différentes plus fantastiques les unes que
les autres. C'est ainsi qu'un beau fleuve se ramifie vers son embouchure
et se perd en mille filets capricieux dans les sables durs de la grève.]

Il est probable que ce fut en quittant le _saint Graal_ que Consuelo se
rendit à la petite cour de Bareith, où la margrave, sœur de Frédéric,
avait des palais, des jardins, des kiosques et des cascades, dans le goût
de ceux du comte Hoditz à Roswald, quoique moins somptueux et moins
dispendieux; car cette spirituelle princesse avait été mariée sans dot à
un très-pauvre prince, et il n'y avait pas longtemps qu'elle avait des
robes dont la queue fût raisonnable, et des pages dont le pourpoint ne
montrât pas la corde. Ses jardins, ou plutôt son jardin, pour parler sans
métaphore, était situé dans un paysage admirable, et elle s'y donnait le
plaisir d'un opéra italien, dans un temple antique, d'un goût un peu
Pompadour. La margrave était très-philosophe, c'est-à-dire voltairienne.
Le jeune margrave héréditaire, son époux, était chef zélé d'une loge
maçonnique. J'ignore si Albert fut en relations avec lui et si son
incognito fut protégé par le secret des _frères_, ou bien s'il se tint
éloigné de cette cour pour rejoindre sa femme un peu plus tard. Sans doute
Consuelo avait là quelque mission secrète. Peut-être aussi, pour éviter
d'attirer sur son époux l'attention qui se fixait en tous lieux sur elle,
elle ne vécut pas publiquement auprès de lui dans les premiers temps.
Leurs amours eurent sans doute alors tout l'attrait du mystère; et si la
publicité de leur union, consacrée par la sanction fraternelle des
templistes, leur avait paru douce et vivifiante, le secret dont ils
s'entourèrent dans un monde hypocrite et licencieux fut pour eux, dans les
commencements, une égide nécessaire, et une sorte de muette protestation,
où ils puisèrent leur enthousiasme et leur force.

Plusieurs chanteuses et chanteurs italiens firent à cette époque les
délices de la petite cour de Bareith. La Corilla et Anzoleto y parurent,
et l'inconséquente prima donna s'enflamma de nouveaux feux pour le traître
qu'elle avait voué naguère à toutes les furies de l'enfer. Mais Anzoleto,
en cajolant la tigresse, s'efforça prudemment, et avec une mystérieuse
réserve, de trouver grâce auprès de Consuelo, dont le talent grandi par
tant de secrètes et profondes révélations, éclipsait toutes les rivalités.
L'ambition était devenue la passion dominante du jeune ténor; l'amour
avait été étouffé sous le dépit, la volupté même sous la satiété. Il
n'aimait donc ni la chaste Consuelo, ni la fougueuse Corilla; mais il
ménageait l'une et l'autre, tout prêt à se rattacher en apparence à celle
des deux qui le prendrait à sa suite et l'aiderait à se faire
avantageusement connaître. Consuelo lui témoigna une paisible amitié, et
ne lui épargna pas les bons conseils et les consciencieuses leçons qui
pouvaient donner l'essor à son talent. Mais elle ne sentit plus auprès de
lui aucun trouble, et la mansuétude de son pardon lui révéla à elle-même
l'absolue consommation de son détachement. Anzoleto ne s'y méprit pas.
Après avoir écouté avec fruit les enseignements de l'artiste, et feint
d'entendre avec émotion les conseils de l'amie, il perdit la patience en
perdant l'espoir, et sa profonde rancune, son amer dépit, percèrent malgré
lui dans son maintien et dans ses paroles.

Sur ces entrefaites, il paraît que la jeune baronne Amélie de Rudolstadt
arriva à la cour de Bareith avec la princesse de Culmbach, fille de la
comtesse Hoditz. S'il faut en croire quelques témoins indiscrets ou
exagérateurs, de petits drames assez bizarres se passèrent alors entre ces
quatre personnes, Consuelo, Amélie, Corilla et Anzoleto. En voyant
paraître à l'improviste le beau ténor sur les planches de l'opéra de
Bareith, la jeune baronne s'évanouit. Personne ne s'avisa de remarquer la
coïncidence, mais le regard de lynx de la Corilla avait saisi sur le front
du ténor un rayonnement particulier de vanité satisfaite. Il avait manqué
son passage d'_effet_; la cour, distraite par la pâmoison de la jeune
baronne, n'avait pas encouragé le chanteur; et, au lieu de maugréer entre
ses dents, comme il faisait toujours en pareil cas, il avait sur les
lèvres un sourire de triomphe non équivoque.

«Tiens! dit la Corilla d'une voix étouffée à Consuelo en rentrant dans la
coulisse, ce n'est ni toi ni moi qu'il aime, c'est cette petite sotte qui
vient de faire une scène pour lui. La connais-tu? qui est-elle?

--Je ne sais, répondit Consuelo qui n'avait rien remarqué; mais je puis
t'assurer que ce n'est ni elle, ni toi, ni moi qui l'occupons.

--Qui donc, en ce cas?

--Lui-même, _al solito!_» reprit Consuelo en souriant.

La chronique ajoute que le lendemain matin Consuelo fut mandée dans un
bosquet retiré de la résidence pour s'entretenir avec la baronne Amélie à
peu près ainsi qu'il suit:

«Je sais tout! aurait dit cette dernière d'un air irrité, avant de
permettre à Consuelo d'ouvrir la bouche; c'est vous qu'il aime! c'est vous,
malheureuse, fléau de ma vie, qui m'avez enlevé le cœur d'Albert et le
_sien_.

--Le sien. Madame? J'ignore...

--Ne feignez pas, Anzoleto vous aime, vous êtes sa maîtresse, vous l'avez
été à Venise, vous l'êtes encore...

--C'est une infâme calomnie, ou une supposition indigne de vous, Madame.

--C'est la vérité, vous dis-je. Il me l'a avoué cette nuit.

--Cette nuit! oh! Madame, que m'apprenez-vous?» s'écria Consuelo en
rougissant de honte et de chagrin...

Amélie fondit en larmes, et quand la bonne Consuelo eut réussi à calmer sa
jalousie, elle obtint malgré elle la confidence de cette malheureuse
passion. Amélie avait vu Anzoleto chanter sur le théâtre de Prague; elle
avait été enivrée de sa beauté et de ses succès. Ne comprenant rien à la
musique, elle l'avait pris sans hésitation pour le premier chanteur du
monde, d'autant plus qu'à Prague il avait eu un succès de vogue, Elle
l'avait mandé auprès d'elle comme maître de chant, et pendant que son
pauvre père, le vieux baron Frédéric, paralysé par l'inaction, donnait
dans son fauteuil tout en rêvant de meutes en fureur et de sangliers aux
abois, elle avait succombé à la séduction. L'ennui et la vanité l'avaient
poussée à sa perte. Anzoleto, flatté de cette illustre conquête, et
voulant se mettre à la mode par un scandale, lui avait persuadé qu'elle
avait de l'étoffe pour devenir la plus grande cantatrice de son siècle,
que la vie d'artiste était un paradis sur la terre, et qu'elle n'avait
rien de mieux à faire que de s'enfuir avec lui pour aller débuter au
théâtre de Hay-Market dans les opéras de Haendel. Amélie avait d'abord
rejeté avec horreur l'idée d'abandonner son vieux père; mais, au moment où
Anzoleto quittait Prague, feignant un désespoir qu'il n'éprouvait pas,
elle avait cédé à une sorte de vertige, elle avait fui avec lui.

Son enivrement n'avait pas été de longue durée; l'insolence d'Anzoleto et
la grossièreté de ses mœurs, quand il ne jouait plus le personnage de
séducteur, l'avaient fait rentrer en elle-même. C'était donc avec une
sorte de joie que, trois mois après son évasion, elle avait été arrêtée à
Hambourg et ramenée en Prusse, où, sur la demande des Rudolstadt de Saxe,
elle avait été incarcérée mystérieusement à Spandaw; mais la pénitence
avait été trop longue et trop sévère. Amélie s'était dégoûtée du repentir
aussi vite que de la passion; elle avait soupiré après la liberté, les
aises de la vie, et la considération de son rang, dont elle avait été si
brusquement et si cruellement privée. Au milieu de ses souffrances
personnelles, elle avait à peine senti la douleur de perdre son père. En
apprenant qu'elle était libre, elle avait enfin compris tous les malheurs
qui avaient frappé sa famille; mais n'osant retourner auprès de la
chanoinesse, et craignant l'ennui amer d'une vie de réprimandes et de
sermons, elle avait imploré la protection de la margrave de Bareith; et la
princesse de Culmbach, alors à Dresde, s'était chargée de la conduire
auprès de sa parente. Dans cette cour philosophique et frivole, elle
trouvait l'aimable _tolérance_ dont les vices à la mode faisaient alors
l'unique vertu de l'avenir. Mais en revoyant Anzoleto, elle subissait déjà
le diabolique ascendant qu'il savait exercer sur les femmes, et contre
lequel la chaste Consuelo elle-même avait eu tant de luttes à soutenir.
L'effroi et le chagrin l'avaient d'abord frappée au cœur; mais après son
évanouissement, étant sortie seule la nuit dans les jardins pour prendre
l'air, elle l'avait rencontré, enhardi par son émotion, et l'imagination
irritée par les obstacles survenus entre eux. Maintenant elle l'aimait
encore, elle en rougissait, elle en était effrayée, et elle confessait ses
fautes à son ancienne maîtresse de chant avec un mélange de pudeur
féminine et de cynisme philosophique.

Il paraît certain que Consuelo sut trouver le chemin de son cœur par de
chaleureuses exhortations, et qu'elle la décida à retourner au château des
Géants, pour y éteindre dans la retraite sa dangereuse passion, et soigner
les vieux jours de sa tante.

Après cette aventure, le séjour de Bareith ne fut plus supportable pour
Consuelo. L'orageuse jalousie de la Corilla, qui, toujours folle et
toujours bonne au fond, l'accusait avec grossièreté et se jetait à ses
pieds l'instant d'après, la fatigua singulièrement. De son côté Anzoleto,
qui s'était imaginé pouvoir se venger de ses dédains, en jouant à la
passion avec Amélie, ne lui pardonna pas d'avoir soustrait la jeune
baronne au danger. Il lui fit mille mauvais tours, comme de lui faire
manquer toutes ses entrées sur la scène, de prendre sa partie au milieu
d'un duo, pour la dérouter, et, par son propre aplomb, donner à croire au
public ignorant que c'était elle qui se trompait. Si elle avait un jeu de
scène avec lui, il allait à droite au lieu d'aller à gauche, essayait de
la faire tomber, ou la forçait de s'embrouiller parmi les comparses. Ces
méchantes espiègleries échouèrent devant le calme et la présence d'esprit
de Consuelo; mais elle fut moins stoïque lorsqu'elle s'aperçut qu'il
répandait les plus indignes calomnies contre elle, et qu'il était écouté
par ces grands seigneurs désœuvrés aux yeux desquels une actrice
vertueuse était un phénomène impossible à admettre, ou tout au moins
fatigant à respecter. Elle vit des libertins de tout âge et de tout rang
s'enhardir auprès d'elle, et, refusant de croire à la sincérité de sa
résistance, se joindre à Anzoleto pour la diffamer et la déshonorer, dans
un sentiment de vengeance lâche et de dépit féroce.

Ces cruelles et misérables persécutions furent le commencement d'un long
martyre que subit héroïquement l'infortunée prima donna durant toute sa
carrière théâtrale. Toutes les fois qu'elle rencontra Anzoleto, il lui
suscita mille chagrins, et il est triste de dire qu'elle rencontra plus
d'un Anzoleto dans sa vie. D'autres Corilla la tourmentèrent de leur envie
et de leur malveillance, plus ou moins perfide ou brutale; et de toutes
ces rivales, la première fut encore la moins méchante et la plus capable
d'un bon mouvement de cœur. Mais quoi qu'on puisse dire de la méchanceté
et de la jalouse vanité des femmes de théâtre, Consuelo éprouva que quand
leurs vices entraient dans le cœur d'un homme, ils le dégradaient encore
davantage et le rendaient plus indigne de son rôle dans l'humanité. Les
seigneurs arrogants et débauchés, les directeurs de théâtres et les
gazetiers, dépravés aussi par le contact de tant de souillures; les belles
dames, protectrices curieuses et fantasques, promptes à s'imposer, mais
irritées bientôt de rencontrer chez une fille _de cette espèce_ plus de
vertu qu'elles n'en avaient et n'en voulaient avoir; enfin le public
souvent ignare, presque toujours ingrat ou partial, ce furent là autant
d'ennemis contre lesquels l'épouse austère de Liverani eut à se débattre
dans d'incessantes amertumes. Persévérante et fidèle, dans l'art comme
dans l'amour, elle ne se rebuta jamais et poursuivit sa carrière,
grandissant toujours dans la science de la musique, comme dans la pratique
de la vertu; échouant souvent dans l'épineuse poursuite du succès, se
relevant souvent aussi par de justes triomphes, restant malgré tout la
prêtresse de l'art, mieux que ne l'entendait le Porpora lui-même, et
puisant toujours de nouvelles forces dans sa foi religieuse, d'immenses
consolations dans l'amour ardent et dévoué de son époux.

La vie de cet époux, quoique marchant parallèlement à la sienne, car il
l'accompagna dans tous ses voyages, est enveloppée de nuages plus épais.
Il est à présumer qu'il ne se fit pas l'esclave de la fortune de sa femme,
et qu'il ne s'adonna point au rôle de teneur de livres pour les recettes
et les dépenses de sa profession. La profession de Consuelo lui fut
d'ailleurs assez peu lucrative. Le public ne rétribuait pas alors les
artistes avec la prodigieuse munificence qui distingue celui de notre
temps. Les artistes s'enrichissaient principalement des dons des princes
et des grands, et les femmes qui savaient _tirer parti de leur position_
acquéraient déjà des trésors; mais la chasteté et le désintéressement sont
les plus grands ennemis de la fortune d'une femme de théâtre. Consuelo eut
beaucoup de succès d'estime, quelques-uns d'enthousiasme, quand par hasard
la perversité de son entourage ne s'interposa pas trop entre elle et le
vrai public; mais elle n'eut aucun succès de galanterie, et l'infamie ne
la couronna point de diamants et de millions. Ses lauriers demeurèrent
sans tache, et ne lui furent pas jetés sur la scène par des mains
intéressées. Après dix ans de travail et de courses, elle n'était pas plus
riche qu'à son point de départ, elle n'avait pas su spéculer, et, de plus,
elle ne l'avait pas voulu: deux conditions moyennant lesquelles la
richesse ne vient chercher malgré eux les travailleurs d'aucune classe. En
outre, elle n'avait point mis en réserve le fruit souvent contesté de ses
peines; elle l'avait constamment employé en bonnes œuvres, et, dans une
vie consacrée secrètement à une active propagande, ses ressources mêmes
n'avaient pas toujours suffi; le gouvernement central des Invisibles y
avait quelquefois pourvu.

Quel fut le succès réel de l'ardent et infatigable pèlerinage qu'Albert et
Consuelo poursuivirent à travers la France, l'Espagne, l'Angleterre et
l'Italie? Il n'y en eut point de manifeste pour le monde, et je crois
qu'il faut se reporter à vingt ans plus tard pour retrouver, par induction,
l'action des sociétés secrètes dans l'histoire du dix-huitième siècle.
Ces sociétés eurent-elles plus d'effet en France que dans le sein de
l'Allemagne qui les avait enfantées? La Révolution française répond avec
énergie pour l'affirmative. Cependant la conspiration européenne de
l'Illuminisme et les gigantesques conceptions de Weishaupt montrent aussi
que le divin rêve du saint Graal n'avait pas cessé d'agiter les
imaginations allemandes, depuis trente années, malgré la dispersion ou la
défection des premiers adeptes.

D'anciennes gazettes nous apprennent que la Porporina chanta avec un grand
éclat à Paris dans les opéras de Pergolèse, à Londres dans les oratorios
et les opéras de Haendel, à Madrid avec Farinelli, à Dresde avec la
Faustina et la Mingotti, à Venise, à Rome et à Naples dans les opéras et
la musique d'église du Porpora et des autres grands maîtres.

Toutes les démarches d'Albert nous sont inconnues. Quelques billets de
Consuelo à Trenck ou à Wanda nous montrent ce mystérieux personnage plein
de foi, de confiance, d'activité, et jouissant, plus qu'aucun autre homme,
de la lucidité de ses pensées jusqu'à une époque où les documents certains
nous manquent absolument. Voici ce qui a été raconté, dans un certain
groupe de personnes à peu près toutes mortes aujourd'hui, sur la dernière
apparition de Consuelo à la scène.

Ce fut à Vienne vers 1760. La cantatrice pouvait avoir environ trente ans;
elle était, dit-on, plus belle que dans sa première jeunesse. Une vie pure,
des habitudes de calme moral et de sobriété physique, l'avaient conservée
dans toute la puissance de sa grâce et de son talent. De beaux enfants
l'accompagnaient; mais on ne connaissait pas son mari, bien que la
renommée publiât qu'elle en avait un, et qu'elle lui avait été
irrévocablement fidèle. Le Porpora, après avoir fait plusieurs voyages en
Italie, était revenu à Vienne, et faisait représenter un nouvel opéra au
théâtre impérial. Les vingt dernières années de ce maître sont tellement
ignorées, que nous n'avons pu trouver dans aucune de ses biographies le
nom de ce dernier œuvre. Nous savons seulement que la Porporina y remplit
le principal rôle avec un succès incontestable, et qu'elle arracha des
larmes à toute la cour. L'impératrice daigna être satisfaite. Mais dans la
nuit qui suivit ce triomphe, la Porporina reçut, de quelque messager
invisible, une nouvelle qui lui apporta l'épouvante et la consternation.
Dès sept heures du matin, c'est-à-dire au moment où l'impératrice était
avertie par le fidèle valet qu'on appelait le frotteur de Sa Majesté (vu
que ses fonctions consistaient effectivement à ouvrir les persiennes, à
faire le feu et à frotter la chambre, tandis que Sa Majesté s'éveillait
peu à peu), la Porporina, ayant gagné à prix d'or et à force d'éloquence
tous les gardiens des avenues sacrées, se présenta derrière la porte même
de l'auguste chambre à coucher.

«Mon ami, dit-elle au frotteur, il faut que je me jette aux pieds de
l'impératrice. La vie d'un honnête homme est en danger, l'honneur d'une
famille est compromis. Un grand crime sera peut-être consommé dans
quelques jours, si je ne vois Sa Majesté à l'instant même. Je sais que
vous êtes incorruptible, mais je sais aussi que vous êtes un homme
généreux et magnanime. Tout le monde le dit; vous avez obtenu bien des
grâces que les courtisans les plus fiers n'eussent pas osé solliciter.

--Bonté du ciel! est-ce vous que je revois enfin, ô ma chère maîtresse!
s'écria le frotteur, en joignant les mains et en laissant tomber son
plumeau.

--Karl! s'écria à son tour Consuelo, oh! merci, mon Dieu, je suis sauvée.
Albert a un bon ange jusque dans ce palais.

--Albert? Albert! reprit Karl, est-ce lui qui est en danger, mon Dieu? En
ce cas, entrez vite, Signora, dussé-je être chassé. Et Dieu sait que je
regretterais ma place, car j'y fais quelque bien, et j'y sers notre sainte
cause mieux que je n'ai encore pu le faire ailleurs... Mais Albert! Tenez,
l'impératrice est une bonne femme quand elle ne gouverne pas, ajouta-t-il
à voix basse. Entrez, vous serez censée m'avoir précédé. Que la faute
retombe sur ces coquins de valets qui ne méritent pas de servir une reine,
car ils ne lui disent que des mensonges!»

Consuelo entra, et l'impératrice, en ouvrant ses yeux appesantis, la vit à
genoux et comme prosternée au pied de son lit.

«Qu'est-ce-là? s'écria Marie-Thérèse, en drapant son couvre-pied sur ses
épaules avec une majesté d'habitude qui n'avait plus rien de joué, et en
se soulevant, aussi superbe, aussi redoutable en cornettes de nuit et sur
son chevet, que si elle eût été assise sur son trône, le diadème en tête
et l'épée au flanc.

--Madame, répondit Consuelo, c'est une humble sujette, une mère infortunée,
une épouse au désespoir qui, à genoux, vous demande la vie et la liberté
de son mari.»

En ce moment, Karl entra, feignant une grande surprise.

«Malheureuse! s'écria-t-il en jouant l'épouvante et la fureur, qui vous a
permis d'entrer ici?

--Je te fais mon compliment, Karl! dit l'impératrice, de la vigilance et
de ta fidélité. Jamais pareille chose ne m'est arrivée de ma vie, d'être
ainsi réveillée en sursaut, avec cette insolence!

--Que Votre Majesté dise un mot, reprit Karl avec audace, et je tue cette
femme sous ses yeux.»

Karl connaissait fort bien l'impératrice; il savait qu'elle aimait à faire
des actes de miséricorde devant témoins, et qu'elle savait être grande
reine et grande femme, même devant ses valets de chambre.

«C'est trop de zèle! répondit-elle avec un sourire majestueux et maternel
en même temps. Va-t'en, et laisse parler cette pauvre femme qui pleure.
Je ne suis en danger avec aucun de mes sujets. Que voulez-vous, madame?
Eh mais, c'est toi, ma belle Porporina! tu vas te gâter la voix à sangloter
de la sorte.

--Madame, répondit Consuelo, je suis mariée devant l'Église catholique
depuis dix ans. Je n'ai pas une seule faute contre l'honneur à me
reprocher. J'ai des enfants légitimes, et je les élève dans la vertu.
J'ose donc...

--Dans la vertu, je le sais, dit l'impératrice, mais non dans la religion.
Vous êtes sage, on me l'a dit, mais vous n'allez jamais à l'église.
Cependant, parlez. Quel malheur vous a frappé?

--Mon époux, dont je ne m'étais jamais séparée, reprit la suppliante, est
actuellement à Prague, et j'ignore par quelle infâme machination il vient
d'être arrêté, jeté dans un cachot, accusé de vouloir prendre un nom et un
titre qui ne lui appartiennent pas, de vouloir spolier un héritage, d'être
enfin un intrigant, un imposteur et un espion, accusé pour ce fait de
haute trahison, et condamné à la détention perpétuelle, à la mort
peut-être dans ce moment-ci.

--À Prague? un imposteur? dit l'impératrice avec calme; j'ai une histoire
comme cela dans les rapports de ma police secrète. Comment appelez-vous
votre mari? car vous autres, vous ne portez pas le nom de vos maris?

--Il s'appelle Liverani.

--C'est cela. Eh bien, mon enfant, je suis désolée de vous savoir mariée à
un pareil misérable. Ce Liverani est en effet un chevalier d'industrie ou
un fou qui, grâce à une ressemblance parfaite, veut se faire passer pour
un comte de Rudolstadt, mort il y a plus de dix ans, le fait est avéré. Il
s'est introduit auprès d'une vieille chanoinesse de Rudolstadt, dont il
ose se dire le neveu, et dont, à coup sûr, il eût capté l'héritage, si, au
moment de faire son testament en sa faveur, la pauvre dame, tombée en
enfance, n'eût été délivrée de son obsession par des gens de bien dévoués
à sa famille. On l'a arrêté, et on a fort bien fait. Je conçois votre
chagrin, mais je n'y puis porter remède. On instruit le procès. S'il est
reconnu que cet homme, comme je voudrais le croire, est aliéné, on le
placera dans un hôpital, où vous pourrez le voir et le soigner. Mais s'il
n'est qu'un escamoteur, comme je le crains, il faudra bien le détenir un
peu plus sévèrement, pour l'empêcher de troubler la possession de la
véritable héritière des Rudolstadt, une baronne Amélie, je crois, qui,
après quelques travers de jeunesse, est sur le point de se marier avec un
de mes officiers. J'aime à me persuader, _mademoiselle_, que vous ignorez
la conduite de votre mari, et que vous vous faites illusion sur son
caractère: autrement je trouverais vos instances très-déplacées. Mais je
vous plains trop pour vouloir vous humilier... Vous pouvez vous retirer.»

Consuelo vit qu'elle n'avait rien à espérer, et qu'en essayant de faire
constater l'identité de Liverani et d'Albert de Rudolstadt, elle rendrait
sa cause de plus en plus mauvaise. Elle se releva et marcha vers la porte,
pâle et prête à s'évanouir. Marie-Thérèse, qui la suivait d'un œil
scrutateur, eut pitié d'elle, et la rappelant:

«Vous êtes fort à plaindre, lui dit-elle d'une voix moins sèche. Tout cela
n'est pas votre faute, j'en suis certaine. Remettez-vous, soignez-vous.
L'affaire sera examinée consciencieusement; et si votre mari ne veut pas
se perdre lui-même, je ferai en sorte qu'il soit considéré comme atteint
de démence. Si vous pouvez communiquer avec lui, faites-lui entendre cela.
Voilà le conseil que j'ai à vous donner.

--Je le suivrai, et je bénis Votre Majesté. Mais sans sa protection, je ne
pourrai rien. Mon mari est enfermé à Prague, et je suis engagée au théâtre
impérial de Vienne. Si Votre Majesté ne daigne m'accorder un congé et me
délivrer un ordre pour communiquer avec mon mari qui est au secret...

--Vous demandez beaucoup! J'ignore si M. de Kaunitz voudra vous accorder
ce congé, et s'il sera possible de vous remplacer au théâtre. Nous verrons
cela dans quelques jours.

--Dans quelques jours!... s'écria Consuelo en retrouvant son courage.
Mais dans quelques jours il ne sera plus temps! il faut que je parte à
l'instant même!

--C'est assez, dit l'impératrice. Votre insistance vous sera fâcheuse, si
vous la portez devant des juges moins calmes et moins indulgents que moi.
Allez, Mademoiselle.»

Consuelo courut chez le chanoine *** et lui confia ses enfants, en lui
annonçant qu'elle partait, et qu'elle ignorait la durée de son absence.

«Si vous nous quittez pour longtemps, tant pis! répondit le bon vieillard.
Quant aux enfants, je ne m'en plains pas. Ils sont parfaitement élevés, et
ils feront société à Angèle, qui s'ennuie bien un peu avec moi.

--Écoutez! reprit Consuelo qui ne put retenir ses larmes après avoir été
serrer ses enfants une dernière fois sur son cœur, ne leur dites pas que
mon absence sera longue, mais sachez qu'elle peut être éternelle. Je vais
subir peut-être des douleurs dont je ne me relèverais pas à moins que Dieu
ne fît un miracle en ma faveur; priez-le pour moi, et faites prier mes
enfants.»

Le bon chanoine n'essaya pas de lui arracher son secret; mais comme son
âme paisible et nonchalante n'admettait pas facilement l'idée d'un malheur
sans ressources, il s'efforça de la consoler. Voyant qu'il ne réussissait
pas à lui rendre l'espérance, il voulut au moins lui mettre l'esprit en
repos sur le sort de ses enfants.

«_Mon cher Bertoni_, lui dit-il avec l'accent du cœur, et en s'efforçant
de prendre un air enjoué à travers ses larmes, si tu ne reviens pas, tes
enfants m'appartiennent, songes-y! Je me charge de leur éducation. Je
marierai la fille, ce qui diminuera un peu la dot d'Angèle, et la rendra
plus laborieuse. Quant aux garçons, je te préviens que j'en ferai des
musiciens!

--Joseph Haydn partagera ce fardeau, reprit Consuelo en baisant les mains
du chanoine, et le vieux Porpora leur donnera bien encore quelques leçons.
Mes pauvres enfants sont dociles, et annoncent de l'intelligence; leur
existence matérielle ne m'inquiète pas. Ils pourront un jour gagner
honnêtement leur vie. Mais mon amour et mes conseils... vous seul pouvez
me remplacer auprès d'eux.

--Et je le le promets, s'écria le chanoine; j'espère bien vivre assez
longtemps pour les voir tous établis. Je ne suis pas encore trop gros,
j'ai toujours la jambe ferme. Je n'ai pas plus de soixante ans, quoique
autrefois cette scélérate de Brigitte voulût me vieillir pour m'engager à
faire mon testament. Allons, ma fille! courage et santé. Pars et reviens!
Le bon Dieu est avec les honnêtes gens.»

Consuelo, sans s'embarrasser de son congé, fit atteler des chevaux de
poste à sa voiture. Mais, au moment d'y monter, elle fut retardée par le
Porpora, qu'elle n'avait pas voulu voir, prévoyant bien l'orage, et qui
s'effrayait de la voir partir. Il craignait, malgré les promesses qu'elle
lui faisait d'un air contraint et préoccupé, qu'elle ne fût pas de retour
pour l'opéra du lendemain.

«Qui diable songe à aller à la campagne au cœur de l'hiver? disait-il
avec un tremblement nerveux, moitié de vieillesse, moitié de colère et
de crainte. Si tu t'enrhumes, voilà mon succès compromis, et cela allait
si bien! je ne te conçois pas. Nous triomphons hier, et tu voyages
aujourd'hui!»

Cette discussion fit perdre un quart d'heure à Consuelo, et donna le temps
à la direction du théâtre, qui avait déjà l'éveil, de faire avertir
l'autorité. Un piquet de houlans vint faire dételer. On pria Consuelo de
rentrer, et on monta la garde autour de sa maison pour l'empêcher de fuir.
La fièvre la prit. Elle ne s'en aperçut pas, et continua d'aller et de
venir dans son appartement, en proie à une sorte d'égarement, et ne
répondant que par des regards sombres et fixes aux irritantes
interpellations du Porpora et du directeur. Elle ne se coucha point, et
passa la nuit en prières. Le matin, elle parut calme, et alla à la
répétition _par ordre_. Sa voix n'avait jamais été plus belle, mais elle
avait des distractions qui terrifiaient le Porpora. «Ô maudit mariage! ô
infernale folie d'amour!» murmurait-il dans l'orchestre en frappant sur
son clavecin de façon à le briser. Le vieux Porpora était toujours le même;
il eût dit volontiers: Périssent tous les amants et tous les maris de la
terre plutôt que mon opéra!

Le soir, Consuelo fit sa toilette comme à l'ordinaire, et se présenta sur
la scène. Elle se posa, et ses lèvres articulèrent un mot... mais pas un
son ne sortit de sa poitrine, elle avait perdu la voix.

Le public stupéfait se leva en masse. Les courtisans, qui commençaient à
savoir vaguement sa tentative de fuite, déclarèrent que c'était un caprice
intolérable. Il y eut des cris, des huées, des applaudissements à chaque
nouvel effort de la cantatrice. Elle essaya de parler, et ne put faire
entendre une seule parole. Cependant, elle resta debout et morne, ne
songeant pas à la perte de sa voix, ne se sentant pas humiliée par
l'indignation de ses tyrans, mais résignée et fière comme l'innocent
condamné à subir un supplice inique, et remerciant Dieu de lui envoyer
cette infirmité subite qui allait lui permettre de quitter le théâtre et
de rejoindre Albert.

Il fut proposé à l'impératrice de mettre l'artiste récalcitrante en prison
pour lui faire retrouver la voix et la bonne volonté. Sa Majesté avait eu
un instant de colère, et on croyait lui faire la cour en accablant
l'accusée. Mais Marie-Thérèse, qui permettait quelquefois les crimes dont
elle profitait, n'aimait point à faire souffrir sans nécessité.

«Kaunitz, dit-elle à son premier ministre, faites délivrer à cette pauvre
créature un permis de départ, et qu'il n'en soit plus question. Si son
extinction de voix est une ruse de guerre, c'est du moins un acte de vertu,
Peu d'actrices sacrifieraient une heure de succès à une vie d'amour
conjugal.»

Consuelo, munie de tous les pouvoirs nécessaires, partit enfin, toujours
malade, mais ne le sentant pas. Ici nous perdons encore le fil des
événements. Le procès d'Albert eût pu être une cause célèbre, on en fit
une cause secrète. Il est probable que ce fut un procès analogue, quant au
fond, à celui que, vers la même époque, Frédéric de Trenck entama, soutint
et perdit après bien des années de lutte. Qui connaîtrait aujourd'hui en
France les détails de cette inique affaire, si Trenck lui-même n'eût pris
soin de les publier et de répéter ses plaintes chaleureuses durant trente
ans de sa vie? Mais Albert ne laissa point d'écrits. Nous allons donc être
forcé de nous reporter à l'histoire du baron de Trenck, puisque aussi bien
il est un de nos héros, et peut-être ses embarras jetteront-ils quelque
lumière sur les malheurs d'Albert et de Consuelo.

Un mois à peine après la réunion du _saint Graal_, circonstance sur
laquelle Trenck a gardé le plus profond secret dans ses Mémoires, il avait
été repris et enfermé à Magdebourg, où il consuma les dix plus belles
années de sa jeunesse, dans un cachot affreux, assis sur une pierre qui
portait son épitaphe anticipée: _Ci-gît Trenck_, et chargé de
quatre-vingts livres de fers. Tout le monde connaît cette célèbre
infortune, les circonstances odieuses qui l'accompagnèrent, telles que les
angoisses de la faim qu'on lui fit subir pendant dix-huit mois, et le soin
de faire bâtir une prison pour lui aux frais de sa sœur, pour punir
celle-ci, en la ruinant, de lui avoir donné asile; ses miraculeuses
tentatives d'évasion, l'incroyable énergie qui ne l'abandonna jamais et
que déjouèrent ses imprudences chevaleresques; ses travaux d'art dans la
prison, les merveilleuses ciselures qu'il vint à bout de faire avec une
pointe de clou sur des gobelets d'étain, et dont les sujets allégoriques
et les devises en vers sont si profondes et si touchantes[16]; enfin, ses
relations secrètes, en dépit de tout, avec la princesse Amélie de Prusse;
le désespoir où celle-ci se consuma, le soin qu'elle prit de s'enlaidir
avec une liqueur corrosive qui lui fit presque perdre la vue, l'état
déplorable où elle réduisit volontairement sa propre santé afin d'échapper
à la nécessité du mariage, la révolution affreuse qui s'opéra dans son
caractère: enfin, ces dix années de désolation qui firent de Trenck un
martyr, et de son illustre amante une femme vieille, laide et méchante, au
lieu d'un ange de douceur et de beauté qu'elle avait été naguère et
qu'elle eût pu continuer d'être dans le bonheur[17]. Tout cela est
historique, mais on ne s'en est pas assez souvenu quand on a tracé le
portrait de Fréderic le Grand. Ce crime, accompagné de cruautés gratuites
et raffinées, est une tache ineffaçable à la mémoire du despote philosophe.

[Note 16: On en a encore dans quelques musées particuliers de l'Allemagne.]

[Note 17: Voir dans Thiebault le portrait de l'abbesse de Quedlimbourg et
les curieuses révélations qui s'y rattachent.]

Enfin, Trenck fut mis en liberté, comme l'on sait, grâce à l'intervention
de Marie-Thérèse, qui le réclama comme son sujet; et cette protection
tardive lui fut acquise enfin par les soins du _frotteur de la chambre de
Sa Majesté_, le même que notre Karl. Il y a, sur les ingénieuses intrigues
de ce magnanime plébéien auprès de sa souveraine, des pages bien curieuses
et bien attendrissantes dans les mémoires du temps.

Pendant les premières années de la captivité de Trenck, son cousin, le
fameux Pandoure, victime d'accusations plus méritées, mais non moins
haineuses et cruelles, était mort empoisonné, au Spielberg. À peine libre,
Trenck le Prussien vint à Vienne réclamer l'immense succession de Trenck
l'Autrichien. Mais Marie-Thérèse n'était point du tout d'avis de la lui
rendre. Elle avait profité des exploits du pandoure, elle l'avait puni de
ses violences, elle voulait profiter de ses rapines, et elle en profita en
effet. Comme Frédéric II, comme toutes les grandes intelligences
couronnées, tandis que la puissance de son rôle éblouissait les masses,
elle ne se faisait pas faute de ces secrètes iniquités dont Dieu et les
hommes demanderont compte au jour du jugement, et qui pèseront autant dans
un plateau de la balance que les vertus officielles dans l'autre.
Conquérants et souverains, c'est en vain que vous employez vos trésors à
bâtir des temples: vous n'en êtes pas moins des impies, quand une seule
pièce de cet or est le prix du sang et de la souffrance. C'est en vain que
vous soumettez des races entières par l'éclat de vos armes: les hommes les
plus aveuglés par le prestige de la gloire vous reprocheront un seul homme,
un seul brin d'herbe froidement brisé. La muse de l'histoire, encore
aveugle et incertaine, accorde presque qu'il est dans le passé de grands
crimes nécessaires et justiciables; mais la conscience inviolable de
l'humanité proteste contre sa propre erreur, en réprouvant du moins les
crimes inutiles au succès des grandes causes.

Les desseins cupides de l'impératrice furent merveilleusement secondés par
ses mandataires, les agents ignobles qu'elle avait nommés curateurs des
biens du pandoure, et les magistrats prévaricateurs qui prononcèrent sur
les droits de l'héritier. Chacun eut sa part à la curée. Marie-Thérèse
crut se faire celle du lion; mais ce fut en vain que, quelques années plus
tard, elle envoya à la prison et aux galères les infidèles complices de
cette grande dilapidation: elle ne put rentrer complètement dans les
bénéfices de l'affaire. Trenck fut ruiné, et n'obtint jamais justice. Rien
ne nous a mieux fait connaître le caractère de Marie-Thérèse que cette
partie des Mémoires de Trenck où il rend compte de ses entretiens avec
elle à ce sujet. Sans s'écarter du respect envers la royauté, qui était
alors une religion officielle pour les patriciens, il nous fait pressentir
la sécheresse, l'hypocrisie et la cupidité de cette grande femme, réunion
de contrastes, caractère sublime et mesquin, naïf et fourbe, comme toutes
les belles âmes aux prises avec la corruption de la puissance absolue,
cette cause anti-humaine de tout mal, cet écueil inévitable contre lequel
tous les nobles instincts sont fatalement entraînés à se briser. Résolue
d'éconduire le plaignant, la souveraine daigna souvent le consoler, lui
rendre l'espérance, lui promettre sa protection contre les juges infâmes
qui le dépouillaient; et à la fin, feignant d'avoir échoué dans la
poursuite de la vérité et de ne plus rien comprendre au dédale de cet
interminable procès, elle lui offrit, pour dédommagement, un chétif grade
de major et la main d'une vieille dame laide, dévote et galante. Sur le
refus de Trenck, la _matrimoniomane_ impératrice lui déclara qu'il était
un fou, un présomptueux, qu'elle ne savait aucun moyen de satisfaire son
ambition, et lui tourna le dos pour ne plus s'occuper de lui. Les raisons
qu'on avait fait valoir pour confisquer la succession du pandoure avaient
varié selon les personnes et les circonstances. Tel tribunal avait décidé
que le pandoure, mort sous le poids d'une condamnation infamante, n'avait
pas été apte à tester; tel autre, que s'il y avait un testament valide,
les droits de l'héritier, comme sujet prussien, ne l'étaient pas; tel
autre, enfin, que les dettes du défunt absorbaient au delà de la
succession, etc. On éleva incident sur incident; on vendit maintes fois
la justice au réclamant, et on ne la lui fit jamais[18].

[Note 18: Nous rappellerons ici au lecteur, pour ne plus y revenir, le
reste de l'histoire de Trenck. Il vieillit dans la pauvreté, occupa son
énergie par la publication de journaux d'une opposition fort avancée pour
son temps, et, marié à une femme de son choix, père de nombreux enfants,
persécuté pour ses opinions, pour ses écrits, et sans doute aussi pour son
affiliation aux sociétés secrètes, il se réfugia en France dans une
vieillesse avancée. Il y fut accueilli avec l'enthousiasme et la confiance
des premiers de la Révolution. Mais, destiné à être la victime des plus
funestes méprises, il fut arrêté comme agent étranger à l'époque de la
terreur et conduit à l'échafaud. Il y marcha avec une grande fermeté. Il
s'était vu naguère préconisé et représenté sur la scène dans un mélodrame
qui retraçait l'histoire de sa captivité et de sa délivrance. Il avait
salué avec transport la liberté française. Sur la fatale charrette, il
disait en souriant: «Ceci est encore une comédie.»

Il n'avait revu la princesse Amélie qu'une seule fois depuis plus de
soixante ans. En apprenant la mort de Frédéric le Grand, il avait couru à
Berlin. Les deux amants, effrayés d'abord à la vue l'un de l'autre,
fondirent en larmes, et se jurèrent une nouvelle affection. L'abbesse lui
ordonna de faire venir sa femme, se chargea de leur fortune, et voulut
prendre une de ses filles auprès d'elle pour lectrice ou gouvernante; mais
elle ne put tenir ses promesses: au bout de huit jours elle était
morte!--Les Mémoires de Trenck, écrits avec la passion d'un jeune homme et
la prolixité d'un vieillard, sont pourtant un des monuments les plus
nobles et les plus attachants de l'histoire du siècle dernier.]

Pour dépouiller et proscrire Albert, on n'eut pas besoin de tous ces
artifices, et la spoliation s'opéra sans doute sans tant de façons. Il
suffisait de le considérer comme mort, et de lui interdire le droit de
ressusciter mal à propos. Albert n'avait bien certainement rien réclamé.
Nous savons seulement qu'à l'époque de son arrestation, la chanoinesse
Wenceslawa venait de mourir à Prague, où elle était venue pour se faire
traiter d'une ophthalmie aiguë. Albert, apprenant qu'elle était à
l'extrémité, ne put résister à la voix de son cœur, qui lui criait
d'aller fermer les yeux à sa chère parente. Il quitta Consuelo à la
frontière d'Autriche, et courut à Prague. C'était la première fois qu'il
remettait le pied en Allemagne depuis l'année de son mariage. Il se
flattait qu'une absence de dix ans, et certaines précautions d'ajustement
l'empêcheraient d'être reconnu, et il approcha de sa tante sans beaucoup
de mystère. Il voulait obtenir sa bénédiction, et réparer, dans une
dernière effusion d'amour et de douleur, l'abandon où il avait été forcé
de la laisser. La chanoinesse, presque aveugle, fut seulement frappée du
son de sa voix. Elle ne se rendit pas bien compte de ce qu'elle éprouvait,
mais elle s'abandonna aux instincts de tendresse qui avaient survécu en
elle à la mémoire et à l'activité du raisonnement; elle le pressa dans ses
bras défaillants en l'appelant son Albert bien-aimé, son fils à jamais
béni. Le vieux Hanz était mort; mais la baronne Amélie, et une femme du
Bœhmerwald qui servait la chanoinesse, et qui avait été autrefois
garde-malade d'Albert lui-même, s'étonnèrent et s'effrayèrent de la
ressemblance de ce prétendu médecin avec le jeune comte. Il ne paraît
pourtant pas qu'Amélie l'eût positivement reconnu; nous ne voulons pas la
croire complice des persécutions qui s'acharnèrent après lui. Nous ne
savons pas quelles circonstances donnèrent l'éveil à cette nuée d'agents
semi-magistrats, semi-mouchards, à l'aide desquels la cour de Vienne
gouvernait les nations assujetties. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à
peine la chanoinesse eut-elle exhalé son dernier souffle dans les bras de
son neveu, que celui-ci fut arrêté et interrogé sur sa condition et sur
les intentions qui l'avaient amené au chevet de la moribonde. On voulut
voir son diplôme de médecin; il en avait un en règle; mais on lui contesta
son nom de Liverani, et certaines gens se rappelèrent l'avoir rencontré
ailleurs sous celui de Trismégiste. On l'accusa d'avoir exercé la
profession d'empirique et de magicien. Il fut impossible de prouver qu'il
eût jamais reçu d'argent pour ses cures. On le confronta avec la baronne
Amélie, et ce fut sa perte. Irrité et poussé à bout par les investigations
auxquelles on le soumettait, las de se cacher et de se déguiser, il avoua
brusquement à sa cousine, dans un tête-à-tête observé, qu'il était Albert
de Rudolstadt. Amélie le reconnut sans doute en ce moment; mais elle
s'évanouit, terrifiée par un événement si bizarre. Dès lors l'affaire prit
une autre tournure.

On voulut considérer Albert comme un imposteur; mais, afin d'élever une de
ces interminables contestations qui ruinent les deux parties, des
fonctionnaires, du genre de ceux qui avaient dépouillé Trenck,
s'acharnèrent à compromettre l'accusé, en lui faisant dire et soutenir
qu'il était Albert de Rudolstadt. Une longue enquête s'ensuivit. On
invoqua le témoignage de Supperville, qui, de bonne foi sans doute, se
refusa à douter qu'il l'eût vu mourir à Riesenburg. On ordonna
l'exhumation de son cadavre. On trouva dans sa tombe un squelette qu'il
n'avait pas été difficile d'y placer la veille. On persuada à sa cousine
qu'elle devait lutter contre un aventurier résolu à la dépouiller. Sans
doute on ne leur permit plus de se voir. On étouffa les plaintes du captif
et les ardentes réclamations de sa femme sous les verrous et les tortures
de la prison. Peut-être furent-ils malades et mourants dans des cachots
séparés. Une fois l'affaire entamée, Albert ne pouvait plus réclamer pour
son honneur et sa liberté qu'en proclamant la vérité. Il avait beau
protester de sa renonciation à l'héritage, et vouloir tester à l'heure
même en faveur de sa cousine, ou voulait prolonger et embrouiller le
procès, et on y réussit sans peine, soit que l'impératrice fût trompée,
soit qu'on lui eût fait entendre que la confiscation de cette fortune
n'était pas plus à dédaigner que celle du pandoure. Pour y parvenir, on
chercha querelle à Amélie elle-même, on revint sous main sur le scandale
de son ancienne escapade, on observa son manque de dévotion, et on la
menaça en secret de la faire enfermer dans un couvent, si elle
n'abandonnait ses droits à une succession litigieuse. Elle dut le faire et
se contenter de la succession de son père, qui se trouva fort réduite par
les frais énormes qu'elle eut à payer pour un procès auquel on l'avait
contrainte. Enfin le château et les terres de Riesenburg furent confisqués
au profit de l'État, quand les avocats, les gérants, les juges et les
rapporteurs eurent prélevé sur cette dépouille des hypothèques montant aux
deux tiers de sa valeur.

Tel est notre commentaire sur ce mystérieux procès qui dura cinq ou six
ans, et à la suite duquel Albert fut chassé des États autrichiens comme un
dangereux aliéné, par grâce spéciale de l'Impératrice. À partir de cette
époque, il est à peu près certain qu'une vie obscure et de plus en plus
pauvre fut le partage des deux époux. Ils reprirent leurs plus jeunes
enfants avec eux. Haydn et le chanoine refusèrent tendrement de leur
rendre les aînés, qui faisaient leur éducation sous les yeux et aux frais
de ces fidèles amis. Consuelo avait irrévocablement perdu la voix. Il
paraît trop certain que la captivité, l'inaction et la douleur des maux
qu'éprouvait sa compagne avaient de nouveau ébranlé la raison d'Albert. Il
ne paraît cependant point que leur amour en fût devenu moins tendre, leur
âme moins fière et leur conduite moins pure. Les Invisibles avaient
disparu sous la persécution. L'œuvre avait été ruinée, surtout par les
charlatans qui avaient spéculé sur l'enthousiasme des idées nouvelles et
l'amour du merveilleux. Persécuté de nouveau comme franc-maçon dans les
pays d'intolérance et de despotisme, Albert dut se réfugier en France ou
en Angleterre. Peut-être y continua-t-il sa propagande; mais ce dut être
parmi le peuple, et ses travaux, s'ils portèrent leurs fruits, n'eurent
aucun éclat.

Ici il y a une grande lacune, à laquelle notre imagination ne peut
suppléer. Mais un dernier document authentique et très-détaillé nous fait
retrouver, vers l'année 1774, le couple errant dans la forêt de Bohême.
Nous allons transcrire ce document tel qu'il nous est parvenu. Ce sera
pour nous le dernier mot sur Albert et Consuelo; car ensuite de leur vie
et de leur mort nous ne savons absolument rien.

       *       *       *       *       *

LETTRE DE PHILON[19]

À IGNACE JOSEPH MARTINOWICZ,
Professeur de physique à l'université de Lemberg.


Emportés dans son tourbillon comme les satellites d'un astre roi, nous
avons suivi _Spartacus_[20] à travers les sentiers escarpés, et sous les
plus silencieux ombrages du Boëhmerwald. Ô ami! que n'étiez-vous là! Vous
eussiez oublié de ramasser des cailloux dans le lit argenté des torrents,
d'interroger tour à tour les veines et les ossements de notre mystérieuse
aïeule, _terra parens_. La parole ardente du maître nous donnait des ailes;
nous franchissions les ravins et les cimes sans compter nos pas, sans
regarder à nos pieds les abîmes que nous dominions, sans chercher à
l'horizon le gîte lointain où nous devions trouver le repos du soir.
Jamais _Spartacus_ ne nous avait paru plus grand et plus pénétré de la
toute-puissante vérité. Les beautés de la nature agissent sur son
imagination comme celles d'un grand poëme; et à travers les éclairs de son
enthousiasme, jamais son esprit d'analyse savante et de combinaison
ingénieuse ne l'abandonne entièrement. Il explique le ciel et les astres,
et la terre et les mers, avec la même clarté, le même ordre, qui président
à ses dissertations sur le droit et les choses arides de ce monde. Mais
comme son âme s'agrandit, quand, seul et libre avec ses disciples élus,
sous l'azur des cieux constellés, ou en face de l'aube rougie des feux
précurseurs du soleil, il franchit le temps et l'espace pour embrasser
d'un coup d'œil la race humaine dans son ensemble et dans ses détails,
pour pénétrer le destin fragile des empires et l'avenir imposant des
peuples! Vous l'avez entendu dans sa chaire, ce jeune homme à la parole
lucide; que ne l'avez-vous vu et entendu sur la montagne, cet homme en qui
la sagesse devance les années, et qui semble avoir vécu parmi les hommes
depuis l'enfance du monde!

[Note 19: Probablement le célèbre baron de Knigge, connu sous le nom de
Philon dans l'ordre des illuminés.]

[Note 20: On sait que c'était le nom de guerre d'Adam Weishaupt. Est-ce
réellement de lui qu'il est question ici? Tout porte à le croire.]

Arrivés à la frontière, nous saluâmes la terre qui vit les exploits du
grand Ziska, et nous nous inclinâmes encore plus bas devant les gouffres
qui servirent de tombes aux martyrs de l'antique liberté nationale. Là
nous résolûmes de nous séparer, afin de diriger nos recherches et nos
informations sur tous les points à la fois. _Caton_[21] prit vers le
nord-est, _Celse_[22] vers le sud-est, _Ajax_[23] suivit la direction
transversale d'occident en orient, et le rendez-vous général fut à Pilsen.

[Note 21: Sans doute Xavier Zwark, qui fut conseiller aulique et subit
l'exil pour avoir été un des principaux chefs de l'Illuminisme.]

[Note 22: Bader, qui fut médecin de l'électrice douairière, illuminé.]

[Note 23: Massenhausen, qui fut conseiller à Munich, illuminé.]

_Spartacus_ me garda avec lui, et résolut d'aller au hasard, comptant,
disait-il, sur la fortune, sur une certaine inspiration secrète qui devait
nous diriger. Je m'étonnai un peu de cet abandon du calcul et du
raisonnement; cela me semblait contraire à ses habitudes de méthode.

«Philon, me dit-il quand nous fûmes seuls, je crois bien que les hommes
comme nous sont ici-bas les ministres de la Providence: mais penses-tu que
je la croie inerte et dédaigneuse, cette Providence maternelle par
laquelle nous sentons, nous voulons et nous agissons! J'ai remarqué que tu
étais plus favorisé d'elle que moi; tes desseins réussissent presque
toujours. En avant donc! je te suis, et j'ai foi en ta seconde vue, cette
clarté mystérieuse qu'invoquaient naïvement nos ancêtres de l'illuminisme,
les pieux fanatiques du passé!»

Il semble vraiment que le maître ait prophétisé. Avant la fin du second
jour, nous avions trouvé l'objet de nos recherches, et voici comment je
fus l'instrument de la destinée.

Nous étions parvenu à la lisière du bois, et le chemin se bifurquait
devant nous. L'un s'enfonçait en fuyant vers les basses terres, l'autre
côtoyait les flancs adoucis de la montagne.

«Par où prendrons-nous? me dit _Spartacus_ en s'asseyant sur un fragment
de rocher. Je vois par ici ces champs cultivés, des prairies, de chétives
cabanes. On nous a dit _qu'il_ était pauvre; _il_ doit vivre avec les
pauvres. Allons nous informer de lui auprès des humbles pasteurs de la
vallée.

--Non, maître, lui répondis-je en lui montrant le chemin à mi-côte: je
vois sur ma droite des mamelons escarpés, et les murailles croulantes d'un
antique manoir. On nous a dit qu'il était poëte; il doit aimer les ruines
et la solitude.

--Aussi bien, reprit _Spartacus_ en souriant, je vois Vesper qui monte,
blanc comme une perle, dans le ciel encore rose, au-dessus des ruines du
vieux domaine. Nous sommes les bergers qui cherchent un prophète, et
l'étoile miraculeuse marche devant nous.»

Nous eûmes bientôt atteint les ruines. C'était une construction imposante,
bâtie à diverses époques; mais les vestiges du temps de l'empereur Charles
gisaient à côté de ceux de la féodalité. Ce n'étaient pas les siècles,
c'était la main des hommes qui avait présidé récemment à cette
destruction. Il faisait encore grand jour quand nous gravîmes le revers
d'un fossé desséché, et quand nous pénétrâmes sous la herse rouillée et
immobile. Le premier objet que nous rencontrâmes, assis sur les décombres,
à l'entrée du préau, fut un vieillard couvert de haillons bizarres, et
plus semblable à un homme du temps passé qu'à un contemporain. Sa barbe,
couleur d'ivoire jauni, tombait sur sa poitrine, et sa tête chauve
brillait comme la surface d'un lac aux derniers rayons du soleil.
_Spartacus_ tressaillit, et, s'approchant de lui à la hâte, lui demanda le
nom du château. Le vieillard parut ne pas nous entendre; il fixa sur nous
des yeux vitreux qui semblaient ne pas voir. Nous lui demandâmes son nom;
il ne nous répondit pas: sa physionomie n'exprimait qu'une indifférence
rêveuse. Cependant ses traits socratiques n'annonçaient pas
l'abrutissement de l'idiotisme; il y avait dans sa laideur cette certaine
beauté qui vient d'une âme pure et sereine. Spartacus lui mit une pièce
d'argent dans la main; il la porta très-près de ses yeux, et la laissa
tomber sans paraître en comprendre l'usage.

«Est-il possible, dis-je au maître, qu'un vieillard totalement privé de
l'usage de ses sens et de sa raison soit ainsi abandonné loin de toute
habitation, au milieu des montagnes, sans un guide, sans un chien pour le
conduire et mendier à sa place!

--Emmenons-le, et conduisons-le à un gîte,» répondit _Spartacus_.

Mais comme nous nous mettions en devoir de le soulever, pour voir s'il
pouvait se tenir sur ses jambes, il nous fit signe de ne pas le troubler,
en posant un doigt sur ses lèvres, et en nous désignant de l'autre main le
fond du préau. Nos regards se portèrent de ce côté; nous ne vîmes personne,
mais aussitôt nos oreilles furent frappées par des sons d'un violon d'une
force et d'une justesse extraordinaires. Jamais je n'ai entendu aucun
maître donner à son archet une vibration si pénétrante et si large, et
mettre dans un rapport si intime les cordes de l'âme et celles de
l'instrument. Le chant était simple et sublime. Il ne ressemblait à rien
de ce que j'ai entendu dans nos concerts et sur nos théâtres. Il portait
dans le cœur une émotion pieuse et belliqueuse à la fois. Nous tombâmes,
le maître et moi, dans une sorte de ravissement, et nous nous disions par
nos regards qu'il y avait là quelque chose de grand et de mystérieux. Ceux
du vieillard avaient repris une sorte d'éclat vague comme celui de
l'extase. Un sourire de béatitude entr'ouvrait ses lèvres flétries, et
montrait assez qu'il n'était ni sourd ni insensible.

Tout rentra dans le silence après une courte et adorable mélodie, et
bientôt nous vîmes sortir d'une chapelle située vis-à-vis de nous, un
homme d'un âge mur, dont l'extérieur nous remplit d'émotion et de respect.
La beauté de son visage austère et les nobles proportions de sa taille
contrastaient avec les membres difformes et les traits sauvages du
vieillard que _Spartacus_ comparait à un _faune converti et baptisé_. Le
joueur de violon marchait droit à nous, son instrument sous le bras, et
son archet passé dans sa ceinture de cuir. De larges pantalons d'une
étoffe grossière, des sandales qui ressemblaient à des cothurnes antiques,
et une saie de peau de mouton comme celle que portent nos paysans du
Danube, lui donnaient l'apparence d'un pâtre ou d'un laboureur. Mais ses
mains blanches et fines n'annonçaient pas un homme voué aux travaux de la
terre. C'étaient les mains d'un artiste, de même que la propreté de son
vêtement et la fierté de son regard semblaient protester contre sa misère,
et n'en point vouloir subir les conséquences hideuses et dégradantes. Le
maître fut frappé de l'aspect de cet homme. Il me serra la main, et je
sentis le tremblement de la sienne.

«C'est lui! me dit-il. J'ignorais qu'il fut musicien; mais je reconnais
son visage pour l'avoir vu dans mes songes.»

Le joueur de violon s'avança vers nous sans témoigner ni embarras ni
surprise. Il nous rendit avec une bienveillante dignité le salut que nous
lui adressions, et s'approchant du vieillard:

«Allons. Zdenko, lui dit-il, je m'en vais, appuie-toi sur ton ami.»

Le vieillard fit un effort, le musicien le souleva dans ses bras, et, se
courbant sous lui comme pour lui servir de bâton, il guida ses pas
chancelants en ralentissant sa marche d'après la sienne. Il y avait dans
ce soin filial, dans cette patience d'un homme noble et beau, encore agile
et vigoureux, qui se traînait sous le poids d'un vieillard en haillons,
quelque chose de plus touchant, s'il est possible, que la sollicitude
d'une jeune mère mesurant sa marche sur les premiers pas incertains de son
enfant. Je vis les yeux du maître se remplir de larmes, et je fus ému
aussi, en contemplant tour à tour notre _Spartacus_, cet homme de génie et
d'avenir, et cet inconnu en qui je pressentais la même grandeur enfouie
dans les ténèbres du passé.

Résolus à le suivre et à l'interroger, mais ne voulant pas le distraire du
soin pieux qu'il remplissait, nous marchions derrière lui à une courte
distance. Il se dirigeait vers la chapelle d'où il était sorti; et quand
il y fut entré, il s'arrêta et parut contempler des tombes brisées que la
ronce et la mousse avaient envahies. Le vieillard s'était agenouillé, et
quand il se releva, son ami baisa une de ces tombes, et se mit en devoir
de s'éloigner avec lui.

C'est alors seulement qu'il nous vit près de lui, et il parut éprouver
quelque surprise; mais aucune méfiance ne se peignit dans son regard, à la
fois brillant et placide comme celui d'un enfant. Cet homme paraissait
pourtant avoir compté plus d'un demi-siècle, et ses épais cheveux gris
ondés autour de son mâle visage faisaient ressortir l'éclat de ses grands
yeux noirs. Sa bouche avait une expression indéfinissable de force et de
simplicité. On eût dit qu'il avait deux âmes, une toute d'enthousiasme
pour les choses célestes, une toute de bienveillance pour les hommes
d'ici-bas.

Nous cherchions un prétexte pour lui adresser la parole, lorsque, se
mettant tout à coup en rapport d'idées avec nous, par une naïveté
d'expansion extraordinaire:

«Vous m'avez vu baiser ce marbre, nous dit-il, et ce vieillard s'est
prosterné sur ces tombeaux. Ne prenez pas ceci pour des actes d'idolâtrie.
On baise le vêtement d'un saint, comme on porte sur son cœur le gage de
l'amour et de l'amitié. La dépouille des morts n'est qu'un vêtement usé.
Nous ne le foulons pas sous les pieds avec indifférence; nous le gardons
avec respect et nous nous en détachons avec regret. O mon père, ô mes
parents bien-aimés! je sais bien que vous n'êtes pas ici, et ces
inscriptions mentent quand elles disent: _Ici reposent les Rudolstadt!_
Les Rudolstadt sont tous debout, tous vivants et agissants dans le monde
selon la volonté de Dieu. Il n'y a sous ces marbres que des ossements, des
formes où la vie s'est produite et qu'elle a abandonnées pour revêtir
d'autres formes. Bénies soient les cendres des aïeux! bénis soient l'herbe
et le lierre qui les couronnent! bénies la terre et la pierre qui les
défendent! mais béni, avant tout, soit le Dieu vivant qui dit aux morts:
«Levez-vous et rentrez dans mon âme féconde, où rien ne meurt, où tout se
renouvelle et s'épure!»

--Liverani ou Ziska Trismégiste, est-ce vous que je retrouve ici sur la
tombe de vos ancêtres? s'écria _Spartacus_ éclairé d'une certitude
céleste.

--Ni Liverani, ni Trismégiste, ni même Jean Ziska! répondit l'inconnu. Des
spectres ont assiégé ma jeunesse ignorante; mais la lumière divine les a
absorbés, et le nom des aïeux s'est effacé de ma mémoire. Mon nom est
_homme_ et je ne suis rien de plus que les autres hommes.

--Vos paroles sont profondes, mais elles indiquent de la méfiance, reprit
le maître. Fiez-vous à ce signe; ne le reconnaissez-vous pas?»

Et aussitôt _Spartacus_ lui fit les signes maçonniques des hauts grades.

«J'ai oublié ce langage, répondit l'inconnu. Je ne le méprise pas, mais il
m'est devenu inutile. Frère, ne m'outrage pas en supposant que je me méfie
de toi. Ton nom, à toi aussi, n'est-il pas _homme?_ Les hommes ne m'ont
jamais fait de mal, ou, s'ils m'en ont fait, je ne le sais plus. C'était
donc un mal très-borné, au prix du bien infini qu'ils peuvent se faire les
uns aux autres et dont je dois leur savoir gré d'avance.

--Est-il possible, ô homme de bien, s'écria Spartacus, que tu ne comptes
le temps pour rien dans ta notion et dans ton sentiment de la vie?

--Le temps n'existe pas; et si les hommes méditaient davantage l'essence
divine, ils ne compteraient pas plus que moi les siècles et les années.
Qu'importe à celui qui participe de Dieu au point d'être éternel, à celui
qui a toujours vécu et qui ne cessera jamais de vivre, un peu plus ou un
peu moins de sable au fond de la clepsydre? La main qui retourne le
sablier peut se hâter ou s'engourdir; celle qui fournit le sable ne
s'arrêtera pas.

--Tu veux dire que l'homme peut oublier de compter et de mesurer le temps,
mais que la vie coule toujours abondante et féconde du sein de Dieu?
Est-ce là ta pensée?

--Tu m'as compris, jeune homme. Mais j'ai une plus belle démonstration des
grands mystères.

--Des mystères? Oui, je suis venu de bien loin pour t'interroger et
m'instruire auprès de toi.

--Écoute donc! dit l'inconnu en faisant asseoir sur une tombe le vieillard
qui lui obéissait avec la confiance d'un petit enfant. Ce lieu-ci
m'inspire particulièrement, et c'est ici qu'aux derniers feux du soleil et
aux premières blancheurs de la lune, je veux élever ton âme à la
connaissance des plus sublimes vérités.»

Nous palpitions de joie à l'idée d'avoir trouvé enfin, après deux années
de recherches et de perquisitions, ce mage de notre religion, ce
philosophe à la fois métaphysicien et organisateur qui devait nous confier
le fil d'Ariane et nous faire retrouver l'issue du labyrinthe des idées et
des choses passées. Mais l'inconnu, saisissant son violon, se mit à en
jouer avec verve. Son vigoureux archet faisait frémir les plantes comme le
vent du soir, et résonner les ruines comme la voix humaine. Son chant
avait un caractère particulier d'enthousiasme religieux, de simplicité
antique et de chaleur entraînante. Les motifs étaient d'une ampleur
majestueuse dans leur brièveté énergique. Rien, dans ces chants inconnus,
n'annonçait la langueur et la rêverie. C'étaient comme des hymnes
guerriers, et ils faisaient passer devant nos yeux des armées triomphantes,
portant des bannières, des palmes et les signes mystérieux d'une religion
nouvelle. Je voyais l'immensité des peuples réunis sous un même étendard;
aucun tumulte dans les rangs, une fièvre sans délire, un élan impétueux
sans colère, l'activité humaine dans toute sa splendeur, la victoire dans
toute sa clémence, et la foi dans toute son expansion sublime.

«Cela est magnifique! m'écriai-je quand il eut joué avec feu cinq ou six
de ces chants admirables. C'est le _Te Deum_ de l'Humanité rajeunie et
réconciliée, remerciant le Dieu de toutes les religions, la lumière de
tous les hommes.

--Tu m'as compris, enfant! dit le musicien en essuyant la sueur et les
larmes qui baignaient son visage; et tu vois que le temps n'a qu'une voix
pour proclamer la vérité. Regarde ce vieillard, il a compris aussi bien
que toi, et le voilà rajeuni de trente années.»

Nous regardâmes le vieillard auquel nous ne songions déjà plus. Il était
debout, il marchait avec aisance, et frappait la terre de son pied en
mesure, comme s'il eût voulu s'élancer et bondir comme un jeune homme. La
musique avait fait en lui un miracle; il descendit avec nous la colline
sans vouloir s'appuyer sur aucun de nous. Quand sa marche se ralentissait,
le musicien lui disait:

«Zdenko, veux-tu que je te joue encore la marche de _Procope le Grand_, ou
la bénédiction du drapeau des Orébites?»

Mais le vieillard lui faisait signe qu'il avait encore de la force, comme
s'il eût craint d'abuser d'un remède céleste et d'user l'inspiration de
son ami.

Nous nous dirigions vers le hameau que nous avions laissé sur la droite au
fond de la vallée, lorsque nous avions pris le chemin des ruines. Chemin
faisant, _Spartacus_ interrogea l'inconnu.

«Tu nous a fait entendre des mélodies incomparables, lui dit-il, et j'ai
compris que, par ce brillant prélude, tu voulais disposer nos sens à
l'enthousiasme qui te déborde, tu voulais t'exalter toi-même, comme les
pythonisses et les prophètes, pour arriver à prononcer tes oracles, armé
de toute la puissance de l'inspiration, et tout rempli de l'esprit du
Seigneur. Parle donc maintenant. L'air est calme, le sentier est facile,
la lune éclaire nos pas. La nature entière semble plongée dans le
recueillement pour t'écouter, et nos cœurs appellent tes révélations.
Notre vaine science, notre orgueilleuse raison, s'humilieront sous ta
parole brûlante. Parle, le moment est venu.»

Mais l'inconnu refusa de s'expliquer.

«Que te dirais-je que je ne t'aie dit tout à l'heure dans une langue plus
belle? Est-ce ma faute si tu ne m'as pas compris? Tu crois que j'ai voulu
parler à tes sens, et c'était mon âme qui te parlait! Que dis-je! c'était
l'âme de l'Humanité tout entière qui te parlait par la mienne. J'étais
vraiment inspiré alors. Maintenant je ne le suis plus. J'ai besoin de me
reposer. Tu éprouverais le même besoin si tu avais reçu tout ce que je
voulais faire passer de mon être dans le tien.»

Il fut impossible à _Spartacus_ d'en obtenir autre chose ce soir-là. Quand
nous eûmes atteint les premières chaumières:

«Amis, nous dit l'inconnu, ne me suivez pas davantage, et revenez me voir
demain. Vous pouvez frapper à la première porte venue. Partout ici vous
serez bien reçus, si vous connaissez la langue du pays.»

Il ne fut pas nécessaire de faire briller le peu d'argent dont nous étions
munis. L'hospitalité du paysan Bohême est digne des temps antiques. Nous
fûmes reçus avec une obligeance calme, et bientôt avec une affectueuse
cordialité, quand on nous entendit parler la langue slave sans difficulté;
le peuple d'ici est encore en méfiance de quiconque l'aborde avec des
paroles allemandes à la bouche.

Nous sûmes bientôt que nous étions au pied de la montagne et du château
_des Géants_, et, d'après ce nom, nous eussions pu nous croire transportés
par enchantement dans la grande chaîne septentrionale des Karpathes. Mais
on nous apprit qu'un des ancêtres de la famille Podiebrad avait ainsi
baptisé son domaine, par souvenir d'un vœu qu'il avait fait dans le
_Riesengebürge_. On nous raconta aussi comment les descendants de
Podiebrad avaient changé leur propre nom, après les désastres de la guerre
de trente ans, pour prendre celui de Rudolstadt; la persécution s'étendait
alors jusqu'à germaniser les noms des villes, des terres, des familles et
des individus. Toutes ces traditions sont encore vivantes dans le cœur
des paysans bohèmes. Ainsi le mystérieux Trismégiste, que nous cherchions,
est bien réellement le même Albert Podiebrad, qui fut enterré vivant, il y
a vingt-cinq ans, et qui, arraché de la tombe, on n'a jamais su par quel
miracle, disparut longtemps et fut persécuté et enfermé, dix ou quinze ans
plus tard, comme faussaire, imposteur et surtout comme franc-maçon et
rose-croix; c'est bien ce fameux comte de Rudolstadt, dont l'étrange
procès fut étouffé avec soin, et dont l'identité n'a jamais pu être
constatée. Ami, ayez donc confiance aux inspirations du maître; vous
trembliez de nous voir, d'après des révélations vagues et incomplètes,
courir à la recherche d'un homme qui pouvait être, comme tant d'autres
illuminés de la précédente formation, un chevalier d'industrie impudent ou
un aventurier ridicule. Le maître avait deviné juste. A quelques traits
épars, à quelques écrits mystérieux de ce personnage étrange, il avait
pressenti un homme d'intelligence et de vérité, un précieux gardien du feu
sacré et des saines traditions de l'Illuminisme antérieur, un adepte de
l'antique secret, un docteur de l'interprétation nouvelle. Nous l'avons
trouvé, et nous en savons plus long aujourd'hui sur l'histoire de la
maçonnerie, sur les fameux Invisibles, dont nous révoquions en doute les
travaux et jusqu'à l'existence, sur les mystères anciens et modernes, que
nous n'en avions appris en cherchant à déchiffrer des hiéroglyphes perdus,
ou en consultant d'anciens adeptes usés par la persécution et avilis par
la peur. Nous avons trouvé enfin un homme, et nous vous reviendrons avec
ce feu sacré, qui fit jadis d'une statue d'argile un être intelligent, un
nouveau dieu, rival des antiques dieux farouches et stupides. Notre maître
est le Prométhée. Trismégiste avait la flamme dans son cœur, et nous lui
en avons assez dérobé pour vous initier tous à une vie nouvelle.

Les récits de nos bons hôtes nous tinrent assez longtemps éveillés autour
du foyer rustique. Ils ne s'étaient pas souciés, eux, des jugements et des
attestations légales qui déclaraient Albert de Rudolstadt déchu, par une
attaque de catalepsie, de son nom et de ses droits. L'amour qu'ils
portaient à sa mémoire, la haine de l'étranger, ces spoliateurs
autrichiens qui vinrent, après avoir arraché la condamnation de l'héritier
légitime, se partager ses terres et son château; le gaspillage éhonté de
cette grande fortune, dont Albert eût fait un si noble usage, et surtout
le marteau du démolisseur, s'acharnant à cette antique demeure
seigneuriale, pour en vendre à bas prix les matériaux, comme si certains
animaux destructeurs et profanateurs de leur nature avaient besoin de
salir et de gâter la proie qu'ils ne peuvent emporter: c'en était bien
assez pour que les paysans du Bœhmerwald préférassent une vérité
poétiquement miraculeuse aux assertions raisonnablement odieuses des
vainqueurs. Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la disparition d'Albert
Podiebrad; et personne ici n'a voulu croire à sa mort, bien que toutes les
gazettes allemandes l'aient publiée, en confirmation d'un jugement inique,
bien que toute l'aristocratie de la cour de Vienne ait ri de mépris et de
pitié en écoutant l'histoire d'un fou qui se prenait de bonne foi pour un
mort ressuscité. Et voilà que depuis huit jours Albert de Rudolstadt est
dans ces montagnes, et qu'il va prier et chanter, chaque soir, sur les
ruines du château de ses pères. Et voilà aussi que, depuis huit jours,
tous les hommes assez âgés pour l'avoir vu jeune, le reconnaissent sous
ses cheveux gris et se prosternent devant lui, comme devant leur véritable
maître et leur ancien ami. Il y a quelque chose d'admirable dans ce
souvenir et dans l'amour que lui portent ces gens-là; rien, dans notre
monde corrompu, ne peut donner l'idée des mœurs pures et des nobles
sentiments que nous avons rencontrés ici. _Spartacus_ en est pénétré de
respect, et il en est d'autant plus frappé, qu'une petite persécution que
nous avons subie de la part de ces paysans est venue nous confirmer leur
fidélité au malheur et à la reconnaissance.

Voici le fait: quand, dès la pointe du jour, nous voulûmes sortir de la
chaumière pour nous enquérir du joueur de violon, nous trouvâmes un piquet
de fantassins improvisés, gardant toutes les issues de notre gîte.

«Pardonnez-nous, me dit le chef de la famille avec calme, d'avoir appelé
tous nos parents et nos amis, avec leurs fléaux et leurs faux, pour vous
retenir ici malgré vous. Vous serez libres ce soir.» Et comme nous nous
étonnions de cette violence: «Si vous êtes d'honnêtes gens, reprit notre
hôte d'un air grave, si vous comprenez l'amitié et le dévouement, vous ne
serez point en colère contre nous. Si, au contraire, vous êtes des fourbes
et des espions envoyés ici pour persécuter et enlever notre Podiebrad,
nous ne le souffrirons pas, et nous ne vous laisserons sortir que quand il
sera bien loin, hors de vos atteintes.»

Nous comprîmes que la méfiance était venue dans la nuit à ces honnêtes
gens, d'abord si expansifs avec nous, et nous ne pûmes qu'admirer leur
sollicitude. Mais le maître était désespéré de perdre de vue ce précieux
hiérophante que nous étions venus chercher avec tant de peine et si peu de
chances de succès. Il prit le parti d'écrire à Trismégiste dans le chiffre
maçonnique, de lui dire son nom, sa position, de lui faire pressentir ses
desseins, et d'invoquer sa loyauté pour nous soustraire à la méfiance des
paysans. Peu d'instants après que cette lettre eut été portée à la
chaumière voisine, nous vîmes arriver une femme devant laquelle les
paysans ouvrirent avec respect leur phalange hérissée d'armes rustiques.
Nous les entendîmes murmurer; La _Zingara!_ la _Zingara de consolation!_
Et bientôt cette femme entra dans la chaumière avec nous, et, fermant les
portes derrière elle, se mit à nous interroger par les signes et les
formules de la maçonnerie écossaise, avec une sévérité scrupuleuse. Nous
étions fort surpris de voir une femme initiée à ces mystères qu'aucune
autre n'a jamais possédés que je sache; et l'air imposant, le regard
scrutateur de celle-là, nous inspiraient un certain respect, en dépit du
costume bien évidemment zingaro qu'elle portait avec l'aisance que donne
l'habitude. Sa jupe rayée, son grand manteau de bure fauve rejeté sur son
épaule comme une draperie antique, ses cheveux noirs comme la nuit,
séparés sur son front et rattachés par une bandelette de laine bleue, ses
grands yeux pleins de feu, ses dents blanches comme l'ivoire, sa peau
hâlée mais fine, ses petits pieds et ses mains effilées, et, pour
compléter son portrait, une guitare assez belle passée en sautoir sous son
manteau, tout dans sa personne et dans son costume accusait au premier
abord le type et la profession d'une Zingara. Comme elle était fort propre
et que ses manières étaient pleines de calme et de dignité, nous pensâmes
que c'était la reine de son camp. Mais lorsqu'elle nous eut appris qu'elle
était la femme de Trismégiste, nous la regardâmes avec plus d'intérêt et
d'attention. Elle n'est plus jeune, et cependant on ne saurait dire si
c'est une personne de quarante ans flétrie par la fatigue, ou une de
cinquante remarquablement conservée. Elle est encore belle, et sa taille
élégante et légère a des attitudes si nobles, une grâce si chaste, qu'en
la voyant marcher on la prendrait pour une jeune fille. Quand la première
sévérité de ses traits se fut adoucie, nous fûmes peu à peu pénétrés du
charme qui était en elle. Son regard est angélique, et le son de sa voix
vous remue le cœur comme une mélodie céleste. Quelle que soit cette femme,
épouse légitime du philosophe ou généreuse aventurière attachée à ses pas
par suite d'une ardente passion, il est impossible de penser, en la
regardant et en l'écoutant parler, qu'aucun vice, aucun instinct dégradant
ait pu souiller un être si calme, si franc et si bon. Nous avions été
effrayés, dans le premier moment, de trouver notre sage avili par des
liens grossiers. Il ne nous fallut pas longtemps pour découvrir que, dans
les rangs de la véritable noblesse, celle du cœur et de l'intelligence,
il avait rencontré une poétique amante, une âme sœur de la sienne, pour
traverser avec lui les orages de la vie.

«Pardonnez-moi mes craintes et ma méfiance, nous dit-elle quand nous eûmes
satisfait à ses questions. Nous avons été persécutés, nous avons beaucoup
souffert. Grâce au ciel, mon ami a perdu la mémoire du malheur; rien ne
peut plus l'inquiéter ni le faire souffrir. Mais moi que Dieu a placée
près de lui pour le préserver, je dois m'inquiéter à sa place et veiller à
ses côtés. Vos physionomies et l'accent de vos voix me rassurent plus
encore que ces signes et ces paroles que nous venons d'échanger; car on a
étrangement abusé des mystères, et il y a eu autant de faux frères que de
faux docteurs. Nous devrions être autorisés par la prudence humaine à ne
plus croire à rien ni à personne; mais que Dieu nous préserve d'en venir à
ce point d'égoïsme et d'impiété! La famille des fidèles est dispersée, il
est vrai; il n'y a plus de temple pour communier en esprit et en vérité.
Les adeptes ont perdu le sens des mystères; la lettre a tué l'esprit.
L'art divin est méconnu et profané parmi les hommes; mais qu'importe, si
la foi persiste dans quelques-uns? Qu'importe, si la parole de vie reste
en dépôt dans quelque sanctuaire? Elle en sortira encore, elle se répandra
encore dans le monde, et le temple sera peut-être reconstruit par la foi
de la Chananéenne et le denier de la veuve.

--Nous venons chercher précisément cette parole de vie, répondit le
maître. On la prononce dans tous les sanctuaires, et il est vrai qu'on ne
la comprend plus. Nous l'avons commentée avec ardeur, nous l'avons portée
en nous avec persévérance; et, après des années de travail et de
méditation, nous avons cru trouver l'interprétation véritable. C'est
pourquoi nous venons demander à votre époux la sanction de notre foi ou le
redressement de notre erreur. Laissez-nous parler avec lui. Obtenez qu'il
nous écoute et qu'il nous réponde.

--Cela ne dépendra pas de moi, répondit la Zingara, et de lui encore
moins. Trismégiste n'est pas toujours inspiré, bien qu'il vive désormais
sous le charme des illusions poétiques. La musique est sa manifestation
habituelle. Rarement ses idées métaphysiques sont assez lucides pour
s'abstraire des émotions du sentiment exalté. A l'heure qu'il est, il ne
saurait rien vous dire de satisfaisant. Sa parole est toujours claire pour
moi, mais elle serait obscure pour vous qui ne le connaissez pas. Il faut
bien que je vous en avertisse; au dire des hommes aveuglés par leur froide
raison, Trismégiste est fou; et tandis que le peuple poëte offre
humblement les dons de l'hospitalité au virtuose sublime qui l'a ému et
ravi, le monde vulgaire jette l'aumône de la pitié au rapsode vagabond qui
promène son inspiration à travers les cités. Mais j'ai appris à nos
enfants qu'il ne fallait pas ramasser cette aumône, ou qu'il fallait la
ramasser seulement pour le mendiant infirme qui passe à côté de nous et à
qui le ciel a refusé le génie pour émouvoir et persuader les hommes. Nous
autres, nous n'avons pas besoin de l'argent du riche, nous ne mendions pas;
l'aumône avilit celui qui la reçoit et endurcit celui qui la fait. Tout
ce qui n'est pas l'échange doit disparaître dans la société future. En
attendant, Dieu nous permet, à mon époux et à moi, de pratiquer cette vie
d'échange, et d'entrer ainsi dans l'idéal. Nous apportons l'art et
l'enthousiasme aux âmes susceptibles de sentir l'un et d'aspirer à
l'autre. Nous recevons l'hospitalité religieuse du pauvre, nous partageons
son gîte modeste, son repas frugal; et quand nous avons besoin d'un
vêtement grossier, nous le gagnons par un séjour de quelques semaines et
des leçons de musique à la famille. Quand nous passons devant la demeure
orgueilleuse du châtelain, comme il est notre frère aussi bien que le
pâtre, le laboureur et l'artisan, nous chantons sous sa fenêtre et nous
nous éloignons sans attendre un salaire; nous le considérons comme un
malheureux qui ne peut rien échanger avec nous, et c'est nous alors qui
lui faisons l'aumône. Enfin nous avons réalisé la vie d'artiste comme nous
l'entendions; car Dieu nous avait faits artistes; et nous devions user de
ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers
rangs de cette société qui croirait s'avilir en nous demandant notre
secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux
disciples de l'art; et quand nos forces seront épuisées, quand nous ne
pourrons plus nourrir et porter nos enfants, ils nous porteront à leur
tour, et nous serons nourris et consolés par eux. Si nos enfants venaient
à nous manquer, à être entraînés loin de nous par des vocations
différentes, nous ferions comme le vieux Zdenko que vous avez vu hier, et
qui, après avoir charmé pendant quarante ans, par ses légendes et ses
chansons, tous les paysans de la contrée, est accueilli et soigné par eux
dans ses dernières années comme un ami et comme un maître vénérable. Avec
des goûts simples et des habitudes frugales, l'amour des voyages, la santé
que donne une vie conforme au vœu de la nature, avec l'enthousiasme de la
poésie, l'absence de mauvaises passions et surtout la foi en l'avenir du
monde, croyez-vous que l'on soit fou de vivre comme nous faisons?
Cependant Trismégiste vous paraîtra peut être égaré par l'enthousiasme,
comme autrefois il me parut à moi égaré par la douleur. Mais en le suivant
un peu, peut-être reconnaîtrez-vous que c'est la démence des hommes et
l'erreur des institutions qui font paraître fous les hommes de génie et
d'invention. Tenez, venez avec nous, et voyagez comme nous toute cette
journée, s'il le faut. Il y aura peut-être une heure où Trismégiste sera
en train de parler d'autre chose que de musique. Il ne faut pas le
solliciter, cela viendra de soi-même dans un moment donné. Un hasard peut
réveiller ses anciennes idées. Nous partons dans une heure, notre présence
ici peut attirer sur la tête de mon époux des dangers nouveaux. Partout
ailleurs nous ne risquons pas d'être reconnus après tant d'années d'exil.
Nous allons à Vienne, par la chaîne du Boehmerwald et le cours du Danube.
C'est un voyage que j'ai fait autrefois, et que je recommencerai avec
plaisir. Nous allons voir deux de nos enfants, nos aînés, que des amis
dans l'aisance ont voulu garder pour les faire instruire; car tous les
hommes ne naissent pas pour être artistes, et chacun doit marcher dans la
vie par le chemin que la Providence lui a tracé.

Telles sont les explications que cette femme étrange, pressée par nos
questions, et souvent interrompue par nos objections, nous donna du genre
de vie qu'elle avait adopté d'après les goûts et les idées de son époux.
Nous acceptâmes avec joie l'offre qu'elle nous faisait de la suivre; et,
lorsque nous sortîmes avec elle de la chaumière, la garde civique qui
s'était formée pour nous arrêter, avait ouvert ses rangs pour nous laisser
partir.

«Allons, enfants, leur cria la Zingara de sa voix pleine et harmonieuse,
votre ami vous attend sous les tilleuls. C'est le plus beau moment de la
journée, et nous aurons la prière du matin en musique. Fiez-vous à ces
deux amis, ajouta-t-elle en nous désignant de son beau geste naturellement
théâtral: ils sont des nôtres, et ne nous veulent que du bien.»

Les paysans s'élancèrent sur nos pas en criant et en chantant. Tout en
marchant, la Zingara nous apprit qu'elle et sa famille quittaient le
hameau ce matin même.

«Il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle; une telle séparation ferait verser
trop de larmes, car nous avons bien des amis ici. Mais nous n'y sommes pas
en sûreté. Quelque ancien ennemi peut venir à passer et reconnaître Albert
de Rudolstadt sous le costume bohémien.»

Nous arrivâmes sur la place du hameau, une verte clairière, environnée de
superbes tilleuls qui laissaient paraître, entre leurs flancs énormes
d'humbles maisonnettes et de capricieux sentiers tracés et battus par le
pied des troupeaux. Ce lieu nous parut enchanté, aux premières clartés du
soleil oblique qui faisait briller le tapis d'émeraudes des prairies,
tandis que les vapeurs argentées du matin se repliaient sur le flanc des
montagnes environnantes. Les endroits ombragés semblaient avoir conservé
quelque chose de la clarté bleuâtre de la nuit, tandis que les cimes des
arbres se teignaient d'or et de pourpre. Tout était pur et distinct, tout
nous paraissait frais et jeune, même les antiques tilleuls, les toits
rongés de mousse, et les vieillards à barbe blanche qui sortaient de leurs
chaumières en souriant. Au milieu de l'espace libre, où un mince filet
d'eau cristalline coulait en se divisant et en se croisant sous les pas,
nous vîmes Trismégiste environné de ses enfants, deux charmantes petites
filles, et un garçon de quinze ans, beau comme l'Endymion des sculpteurs
et des poëtes.

«Voici Wanda, nous dit la Zingara en nous présentant l'aînée de ses filles,
et la cadette s'appelle Wenceslawa. Quant à notre fils, il a reçu le nom
chéri du meilleur ami de son père, il s'appelle Zdenko. Le vieux Zdenko a
pour lui une préférence marquée. Vous voyez qu'il tient ma Wenceslawa
entre ses jambes, et l'autre sur ses genoux. Mais ce n'est point à elles
qu'il songe: il a les yeux fixés sur mon fils, comme s'il ne pouvait se
rassasier de le voir.»

Nous regardâmes le vieillard. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses
joues, et sa figure osseuse, sillonnée de rides, avait l'expression de la
béatitude et de l'extase en contemplant ce jeune homme, ce dernier rejeton
des Rudolstadt, qui portait son nom d'esclave avec joie, et qui se tenait
debout près de lui, une main dans la sienne. J'aurais voulu peindre ce
groupe, et Trismégiste auprès d'eux, les contemplant tour à tour d'un air
attendri, tout en accordant son violon et en essayant son archet.

«C'est vous, amis? dit-il en répondant à notre salut respectueux avec
cordialité. Ma femme a donc été vous chercher? Elle a bien fait. J'ai de
bonnes choses à dire aujourd'hui, et je serai heureux que vous les
entendiez.»

Il joua alors du violon avec plus d'ampleur et de majesté encore que la
veille. Du moins telle fut notre impression, devenue plus forte et plus
délicieuse par le contact de cette champêtre assemblée, qui frémissait de
plaisir et d'enthousiasme, à l'audition des vieilles ballades de la patrie
et des hymnes sacrés de l'antique liberté. L'émotion se traduisait
diversement sur ces mâles visages. Les uns, ravis comme Zdenko dans la
vision du passé, retenaient leur souffle, et semblaient s'imprégner de
cette poésie, comme la plante altérée qui boit avec recueillement les
gouttes d'une pluie bienfaisante. D'autres, transportés d'une sainte
fureur en songeant aux maux du présent, fermaient le poing, et, menaçant
des ennemis invisibles, semblaient prendre le ciel à témoin de leur
dignité avilie, de leur vertu outragée. Il y eut des sanglots et des
rugissements, des applaudissements frénétiques et des cris de délire.

«Amis, nous dit Albert en terminant, voyez ces hommes simples! ils ont
parfaitement compris ce que j'ai voulu leur dire; ils ne me demandent pas,
comme vous le faisiez hier, le sens de mes prophéties.

--Tu ne leur as pourtant parlé que du passé, dit _Spartacus_, avide de ses
paroles.

--Le passé, l'avenir, le présent! quelles vaines subtilités! reprit
Trismégiste en souriant; l'homme ne les porte-t-il pas tous les trois dans
son cœur, et son existence n'est-elle pas tout entière de ce triple
milieu? Mais, puisqu'il vous faut absolument des mots pour peindre vos
idées, écoutez mon fils; il va vous chanter un cantique dont sa mère a
fait la musique, et moi les vers.»

Le bel adolescent s'avança, d'un air calme et modeste, au milieu du
cercle. On voyait que sa mère, sans croire caresser une faiblesse, s'était
dit que, par droit et peut-être aussi par devoir, il fallait respecter et
soigner la beauté de l'artiste. Elle l'habille avec une certaine recherche;
ses cheveux superbes sont peignés avec soin, et les étoiles de son
costume agreste sont d'une couleur plus vive et d'un tissu plus léger que
ceux du reste de la famille. Il ôta sa toque, salua ses auditeurs d'un
baiser envoyé collectivement du bout des doigts, auquel cent baisers
envoyés de même répondirent avec effusion; et, après que sa mère eut
préludé sur la guitare avec un génie particulier empreint de la couleur
méridionale, il se mit à chanter, accompagné par elle, les paroles
suivantes, que je traduis pour vous du slave, et dont ils ont bien voulu
me laisser noter aussi le chant admirable:

LA BONNE DÉESSE DE LA PAUVRETÉ.


BALLADE.

«Chemins sablés d'or, landes verdoyantes, ravins aimés des chamois,
grandes montagnes couronnées d'étoiles, torrents vagabonds, forêts
impénétrables, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse
de la pauvreté!

«Depuis que le monde existe, depuis que les hommes ont été produits, elle
traverse le monde, elle habite parmi les hommes, elle voyage en chantant,
ou elle chante en travaillant, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Quelques hommes se sont assemblés pour la maudire. Ils l'ont trouvée trop
belle et trop gaie, trop agile et trop forte. Arrachons ses ailes, ont-ils
dit; donnons-lui des chaînes, brisons-la de coups, et qu'elle souffre, et
qu'elle périsse, la déesse de la pauvreté!

«Ils ont enchaîné la bonne déesse, ils l'ont battue et persécutée; mais
ils n'ont pu l'avilir: elle s'est réfugiée dans l'âme des poëtes, dans
l'âme des paysans, dans l'âme des artistes, dans l'âme des martyrs, et
dans l'âme des saints, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!

«Elle a marché plus que le Juif errant; elle a voyagé plus que
l'hirondelle; elle est plus vieille que la cathédrale de Prague, et plus
jeune que l'œuf du roitelet; elle a plus pullulé sur la terre que les
fraises dans le Boehmerwald, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle a eu beaucoup d'enfants, et elle leur a enseigné le secret de Dieu;
elle a parlé au cœur de Jésus sur la montagne; aux yeux de la reine
Libussa lorsqu'elle s'énamoura d'un laboureur; à l'esprit de Jean et de
Jérôme sur le bûcher de Constance: elle en sait plus que tous les docteurs
et tous les évêques, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle fait toujours les plus grandes et les plus belles choses que l'on
voit sur la terre; c'est elle qui cultive les champs et qui émonde les
arbres; c'est elle qui conduit les troupeaux en chantant les plus beaux
airs; c'est elle qui voit poindre l'aube et qui reçoit le premier sourire
du soleil, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui bâtit de rameaux verts la cabane du bûcheron, et qui donne
au braconnier le regard de l'aigle; c'est elle qui élève les plus beaux
marmots et qui rend la charrue et la bêche légères aux mains du vieillard,
la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui inspire le poëte et qui rend le violon, la guitare et la
flûte éloquents sous les doigts de l'artiste vagabond; c'est elle qui le
porte sur son aile légère de la source de la Moldau à celle du Danube;
c'est elle qui couronne ses cheveux des perles de la rosée, et qui fait
briller pour lui les étoiles plus larges et plus claires, la déesse, la
bonne déesse de la pauvreté.

«C'est elle qui instruit l'artisan ingénieux et qui lui apprend à couper
la pierre, à tailler le marbre, à façonner l'or et l'argent, le cuivre et
le fer; c'est elle qui rend, sous les doigts de la vieille mère et de la
jeune fille, le lin souple et fin comme un cheveu, la bonne déesse de la
pauvreté!

«C'est elle qui soutient la chaumière ébranlée par l'orage; c'est elle qui
ménage la résine de la torche et l'huile de la lampe; c'est elle qui
pétrit le pain de la famille et qui tisse les vêtements d'hiver et d'été;
c'est elle qui nourrit et alimente le monde, la bonne déesse de la
pauvreté!

«C'est elle qui a bâti les grands châteaux et les vieilles cathédrales;
c'est elle qui porte le sabre et le fusil; c'est elle qui fait la guerre
et les conquêtes; c'est elle qui ramasse les morts, qui soigne les blessés
et qui cache le vaincu, la bonne déesse de la pauvreté!

«Tu es de toute douceur, toute patience, toute force et toute miséricorde,
ô bonne déesse! c'est toi qui réunis tous tes enfants dans un saint amour,
et qui donnes la charité, la foi, l'espérance, ô déesse de la pauvreté!

«Tes enfants cesseront un jour de porter le monde sur leurs épaules; ils
seront récompensés de leur peine et de leur travail. Le temps approche où
il n'y aura plus ni riches, ni pauvres, où tous les hommes consommeront
les fruits de la terre, et jouiront également des bienfaits de Dieu; mais
tu ne seras point oubliée dans leurs hymnes, ô bonne déesse de la pauvreté!

«Ils se souviendront que tu fus leur mère féconde, leur nourrice robuste
et leur église militante. Ils répandront le baume sur tes blessures, et
ils te feront de la terre rajeunie et embaumée un lit où tu pourras enfin
te reposer, ô bonne déesse de la pauvreté!

«En attendant le jour du Seigneur, torrents et forêts, montagnes et
vallées, landes qui fourmillez de petites fleurs et de petits oiseaux,
chemins sablés d'or qui n'avez pas de maîtres, laissez-la, laissez-la
passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!»

       *       *       *       *       *

Imaginez-vous cette ballade, rendue en beaux vers dans une langue douce et
naïve qui semble avoir été faite pour les lèvres de l'adolescence, adaptée
à une mélodie qui remue le cœur et en arrache les larmes les plus pures,
une voix séraphique qui chante avec une pureté exquise, un accent musical
incomparable; et tout cela dans la bouche du fils de Trismégiste, de
l'élève de la Zingara, du plus beau, du plus candide et du mieux doué des
enfants de la terre! Si vous pouvez vous représenter pour cadre un vaste
groupe de figures mâles, ingénues et pittoresques, au milieu d'un paysage
de Ruysdael, et le torrent qu'on ne voyait pas, mais qui envoyait, du fond
du ravin, comme une fraîche harmonie mêlée à la clochette lointaine des
chèvres sur la montagne, vous concevrez notre émotion et l'ineffable
jouissance poétique où nous restâmes longtemps plongés.

«Maintenant, mes enfants, dit Albert Podiebrad aux villageois, nous avons
prié, il faut travailler. Allez aux champs; moi je vais chercher, avec ma
famille, l'inspiration et la vie à travers la forêt.

--Tu reviendras ce soir?» s'écrièrent tous les paysans.

La Zingara fit un signe d'affection qu'ils prirent pour une promesse. Les
deux petites filles, qui ne comprenaient rien au cours du temps ni aux
chances du voyage, crièrent: «Oui! oui!» avec une joie enfantine, et les
paysans se dispersèrent. Le vieux Zdenko s'assit sur le seuil de la
chaumière, après avoir veillé d'un air paternel à ce que l'on garnît la
gibecière de son filleul du déjeuner de la famille. Puis la Zingara nous
fit signe de suivre, et nous quittâmes le village sur les traces de nos
musiciens ambulants. Nous avions le revers du ravin à monter. Le maître et
moi prîmes chacun une des petites filles dans nos bras, et ce fut pour
nous une occasion d'aborder Trismégiste, qui, jusque-là, n'avait pas
semblé s'apercevoir de notre présence.

«Vous me voyez un peu rêveur, me dit-il. Il m'en coûte de tromper ces amis
que nous quittons, et ce vieillard que j'aime et qui nous cherchera demain
par tous les sentiers de la forêt. Mais Consuelo l'a voulu ainsi,
ajouta-t-il en nous désignant sa femme. Elle croit qu'il y a du danger
pour nous à rester plus longtemps ici. Moi, je ne puis me persuader que
nous fassions désormais peur ou envie à personne. Qui comprendrait notre
bonheur? Mais elle assure que nous attirons le même danger sur la tête de
nos amis, et, bien que je ne sache pas comment, je cède à cette
considération. D'ailleurs, sa volonté a toujours été ma volonté, comme la
mienne a toujours été la sienne. Nous ne rentrerons pas ce soir au hameau.
Si vous êtes nos amis comme vous en avez l'air, vous y retournerez à la
nuit, quand vous vous serez assez promenés, et vous leur expliquerez cela.
Nous ne leur avons pas fait d'adieux pour ne pas les affliger, mais vous
leur direz que nous reviendrons. Quant à Zdenko, vous n'avez qu'à lui dire
_demain_, ses prévisions ne vont pas au delà. Tous les jours, toute la vie,
c'est pour lui _demain_. Il a dépouillé l'erreur des notions humaines. Il
a les yeux ouverts sur l'éternité, dans le mystère de laquelle il est prêt
à s'absorber pour y prendre la jeunesse de la vie. Zdenko est un sage,
l'homme le plus sage que j'aie jamais connu.»

L'espèce d'égarement de Trismégiste produisait sur sa femme et sur ses
enfants un effet digne de remarque. Loin d'en rougir devant nous, loin
d'en souffrir pour eux-mêmes, ils écoutaient chacune de ses paroles avec
respect, et il semblait qu'ils trouvassent dans ses oracles la force de
s'élever au-dessus de la vie présente et d'eux-mêmes. Je crois qu'on eût
bien étonné et bien indigné ce noble adolescent qui épiait avidement
chaque pensée de son père, si on lui eût dit que c'étaient les pensées
d'un fou. Trismégiste parlait rarement, et nous remarquâmes aussi que ni
sa femme ni ses enfants ne l'y provoquaient jamais sans une absolue
nécessité. Ils respectaient religieusement le mystère de sa rêverie, et
quoique la Zingara eût les yeux sans cesse attachés sur lui, elle semblait
bien plutôt craindre pour lui les importunités, que l'ennui de l'isolement
où il se plaçait. Elle avait étudié sa bizarrerie, et je me sers de ce mot
pour ne plus prononcer celui de folie qui me répugne encore davantage
quand il s'agit d'un tel homme et d'un état de l'âme si respectable et si
touchant. J'ai compris, en voyant ce Trismégiste, la vénération que les
paysans, grands théologiens et grands métaphysiciens sans le savoir, et
les peuples de l'Orient portent aux hommes privés de ce qu'on appelle le
flambeau de la raison. Ils savent que quand on ne trouble pas par de vains
efforts et de cruelles moqueries cette abstraction de l'intelligence, elle
peut devenir une faculté exceptionnelle du genre le plus poétiquement
divin, au lieu de tourner à la fureur ou à l'abrutissement. J'ignore ce
que deviendrait Trismégiste, si sa famille ne s'interposait pas comme un
rempart d'amour et de fidélité entre le monde et lui. Mais s'il devait
dans ce cas succomber à son délire, ce serait une preuve de plus de ce
qu'on doit de respect et de sollicitude aux infirmes de sa trempe, et à
tous les infirmes quels qu'ils soient.

Cette famille marchait avec une aisance et une agilité qui eurent bientôt
épuisé nos forces. Les petits enfants eux-mêmes, si on ne les eût empêchés
de se fatiguer en les portant, eussent dévoré l'espace. On dirait qu'ils
se sentent nés pour marcher comme le poisson pour nager. La Zingara ne
veut pas que son fils prenne les petites dans ses bras, malgré son bon
désir, tant qu'il n'aura pas achevé sa croissance et que sa voix n'aura
pas subi la crise que les chanteurs appellent la mue. Elle soulève sur son
épaule robuste ces créatures souples et confiantes, et les porte aussi
légèrement que sa guitare. La force physique est un des bénéfices de cette
vie nomade qui devient une passion pour l'artiste pauvre, comme pour le
mendiant ou le naturaliste.

Nous étions très-fatigués, lorsqu'à travers les plus rudes sentiers nous
arrivâmes à un lieu sauvage et romantique appelé le Schreckenstein. Nous
remarquâmes qu'aux approches de ce lieu, la Consuelo regardait son mari
avec plus d'attention, et marchait plus près de lui, comme si elle eût
redouté quelque danger ou quelque émotion pénible. Rien ne troubla
cependant la placidité de l'artiste. Il s'assit sur une grande pierre qui
domine une colline aride. Il y a quelque chose d'effrayant dans cet
endroit. Les rocs s'y entassent en désordre, et y brisent continuellement
les arbres sous leur chute. Ceux de ces arbres qui ont résisté ont leurs
racines hors du sol, et semblent s'accrocher par ces membres noueux à la
roche qu'ils menacent d'entraîner. Un silence de mort règne sur ce chaos.
Les pâtres et les bûcherons s'en éloignent avec terreur, et la terre y est
labourée par les sangliers. Le sable y porte les traces du loup et du
chamois, comme si les animaux sauvages étaient assurés d'y trouver un
refuge contre l'homme. Albert rêva longtemps sur cette pierre, puis il
reporta ses regards sur ses enfants qui jouaient à ses pieds, et sur sa
femme qui, debout devant lui, cherchait à lire à travers son front. Tout à
coup il se leva, se mit à genoux devant elle, et réunissant ses enfants
d'un geste:

«Prosternez-vous devant votre mère, leur dit-il avec une émotion profonde,
car c'est la consolation envoyée du ciel aux hommes infortunés; c'est la
paix du Seigneur promise aux hommes de bonne intention!»

Les enfants s'agenouillèrent autour de la Zingara, et pleurèrent en la
couvrant de caresses. Elle pleura aussi en les pressant sur son sein, et,
les forçant de se retourner, elle leur fit rendre le même hommage à leur
père. _Spartacus_ et moi, nous nous étions prosternés avec eux.

Quand la Zingara eut parlé, le maître reporta son hommage vers Trismégiste,
et saisit ce moment pour l'interpeller avec éloquence, pour lui demander
la lumière, en lui racontant tout ce qu'il avait étudié, tout ce qu'il
avait médité et souffert pour la recevoir. Pour moi, je restai comme
enchanté aux pieds de la Zingara. Je ne sais si j'oserais vous dire ce qui
se passait en moi. Cette femme pourrait être ma mère, sans doute; eh bien,
je ne sais quel charme émane d'elle encore. Malgré le respect que j'ai
pour son époux, malgré la terreur dont la seule idée de l'oublier m'eût
pénétré en cet instant, je sentais mon âme tout entière s'élancer vers
elle avec un enthousiasme que ni l'éclat de la jeunesse ni le prestige du
luxe ne m'ont jamais inspiré. Ô puissé-je rencontrer une femme semblable à
cette Zingara pour lui consacrer ma vie! Mais je ne l'espère pas, et
maintenant que je ne la reverrai plus, il y au fond de mon cœur une sorte
de désespoir, comme s'il m'eût été révélé qu'il n'y a pas pour moi une
autre femme à aimer sur la terre.

La Zingara ne me voyait seulement pas. Elle écoutait _Spartacus_, elle
était frappée de son langage ardent et sincère. Trismégiste en fut pénétré
aussi. Il lui serra la main, et le fit asseoir sur la pierre du
Schreckenstein auprès de lui.

«Jeune homme, lui dit-il, tu viens de réveiller en moi tous les souvenirs
de ma vie. J'ai cru m'entendre parler moi-même à l'âge que tu as
maintenant, lorsque je demandais ardemment la science de la vertu à des
hommes mûris par l'âge et l'expérience. J'étais décidé à ne te rien dire.
Je me méfiais, non de ton intelligence ni de ta probité, mais de la
naïveté et de la flamme de ton cœur. Je ne me sentais pas capable
d'ailleurs de retranscrire, dans une langue que j'ai parlée autrefois, les
pensées que je me suis habitué depuis à manifester par la poésie de l'art,
par le sentiment. Ta foi a vaincu, elle a fait un miracle, et je sens que
je dois te parler. Oui, ajouta-t-il après l'avoir examiné en silence
pendant un instant, qui nous parut un siècle, car nous tremblions de voir
cette inspiration lui échapper; oui, je te reconnais maintenant! Je me
souviens de toi; je t'ai vu, je t'ai aimé, j'ai travaillé avec toi dans
quelque autre phase de ma vie antérieure. Ton nom était grand parmi les
hommes, mais je ne l'ai pas retenu; je me rappelle seulement ton regard,
ta parole, et cette âme dont la mienne ne s'est détachée qu'avec effort.
Je lis mieux dans l'avenir que dans le passé maintenant, et les siècles
futurs m'apparaissent souvent, aussi étincelants de lumière que les jours
qui me restent à vivre sous cette forme d'aujourd'hui. Eh bien, je te le
dis, tu seras grand encore dans ce siècle-ci, et tu feras de grandes
choses. Tu seras blâmé, accusé, calomnié, haï, flétri, persécuté, exilé...
Mais ton idée te survivra sous d'autres formes, et tu auras agité les
choses présentes avec un plan formidable, des conceptions immenses que le
monde n'oubliera pas, et qui porteront peut-être les derniers coups au
despotisme social et religieux. Oui, tu as raison de chercher ton action
dans la société. Tu obéis à ta destinée, c'est-à-dire à ton inspiration.
Ceci m'éclaire. Ce que j'ai senti en t'écoutant, ce que tu as su me
communiquer de ton espérance est une grande preuve de la réalité de ta
mission. Marche donc, agis et travaille. Le ciel t'a fait organisateur de
destruction: détruis et dissous, voilà ton œuvre. Il faut de la foi pour
abattre comme pour élever. Moi, je m'étais éloigné volontairement des
voies où tu t'élances: je les avais jugées mauvaises. Elles ne l'étaient
sans doute qu'accidentellement. Si de vrais serviteurs de la cause se
sentent appelés à les tenter encore, c'est qu'elles sont redevenues
praticables. Je croyais qu'il n'y avait plus rien à espérer de la société
officielle, et qu'on ne pouvait la réformer en y restant. Je me suis placé
en dehors d'elle, et, désespérant de voir le salut descendre sur le peuple
du faîte de cette corruption, j'ai consacré les dernières années de ma
force à agir directement sur le peuple. Je me suis adressé aux pauvres,
aux faibles, aux opprimés, et je leur ai apporté ma prédication sous la
forme de l'art et de la poésie, qu'ils comprennent parce qu'ils l'aiment.
Il est possible que je me sois trop méfié des bons instincts qui palpitent
encore chez les hommes de la science et du pouvoir. Je ne les connais plus
depuis que, dégoûté de leur scepticisme impie et de leur superstition plus
impie encore, je me suis éloigné d'eux avec dégoût pour chercher les
simples de cœur. Il est probable qu'ils ont dû changer, se corriger et
s'instruire. Que dis-je? il est certain que ce monde a marché, qu'il s'est
épuré, et qu'il a grandi depuis quinze ans; car toute chose humaine
gravite sans cesse vers la lumière, et tout s'enchaîne, le bien et le mal,
pour s'élancer vers l'idéal divin. Tu veux t'adresser au monde des savants,
des patriciens et des riches; tu veux niveler par la persuasion: tu veux
séduire, même les rois, les princes et les prélats, par les charmes de la
vérité. Tu sens bouillonner en toi cette confiance et cette force qui
surmontent tous les obstacles, et rajeunissent tout ce qui est vieux et
usé. Obéis, obéis au souffle de l'esprit! continue et agrandis notre
œuvre; ramasse nos armes éparses sur le champ de bataille où nous avons
été vaincus.»

Alors s'engagea entre _Spartacus_ et le divin vieillard un entretien que
je n'oublierai de ma vie. Car il se passa là une chose merveilleuse. Ce
Rudolstadt, qui n'avait d'abord voulu nous parler qu'avec les sons de la
musique, comme autrefois Orphée, cet artiste qui nous disait avoir depuis
longtemps abandonné la logique et la raison pure pour le pur sentiment,
cet homme que des juges infâmes ont appelé un insensé et qui a accepté de
passer pour tel, faisant comme un effort sublime par charité et amour
divin, devint tout à coup le plus raisonnable des philosophes, au point de
nous guider dans la voie de la vraie méthode et de la certitude.
_Spartacus_, de son côté, laissait voir toute l'ardeur de son âme. L'un
était l'homme complet, en qui toutes les facultés sont à l'unisson;
l'autre était comme un néophyte plein d'enthousiasme. Je me rappelai
l'Évangile, où il est dit que Jésus s'entretint sur la montagne avec Moïse
et les Prophètes.

«Oui, disait _Spartacus_ je me sens une mission. Je me suis approché de
ceux qui gouvernent la terre, et j'ai été frappé de leur stupidité, de
leur ignorance, et de leur dureté de cœur. Oh! que la Vie est belle, que
la Nature est belle, que l'Humanité est belle! Mais que font-ils de la Vie,
de la Nature, et de l'Humanité!... Et j'ai pleuré longtemps en voyant et
moi, et les hommes mes frères, et toute l'œuvre divine, esclaves de
pareils misérables!... Et quand j'ai eu longtemps gémi comme une faible
femme, je me suis dit: Qui m'empêche de m'arracher de leurs chaînes et de
vivre libre?... Mais après une phase de stoïcisme solitaire, j'ai vu
qu'être libre seul, ce n'est pas être libre. L'homme ne peut pas vivre
seul. L'homme a l'homme pour objet; il ne peut pas vivre sans son objet
nécessaire. Et je me suis dit: Je suis encore esclave, délivrons mes
frères... Et j'ai trouvé de nobles cœurs qui se sont associés à moi... et
mes amis m'appellent _Spartacus_.

--Je t'avais bien dit que tu ne ferais que détruire! répondit le
vieillard. _Spartacus_ fut un esclave révolté. Mais n'importe, encore une
fois. Organise pour détruire. Qu'une société secrète se forme à ta voix
pour détruire la forme actuelle de la grande iniquité. Mais si tu la veux
forte, efficace, puissante, mets le plus que tu pourras de principes
vivants, éternels, dans cette société destinée à détruire afin d'abord
qu'elle détruise (car pour détruire, il faut être, toute vie est positive),
et ensuite pour que de l'œuvre de destruction renaisse un jour ce qui
doit renaître.

--Je t'entends, tu bornes beaucoup ma mission. N'importe: petite ou grande,
je l'accepte.

--Tout ce qui est dans les conseils de Dieu est grand. Sache une chose qui
doit être la règle de ton âme. _Rien ne se perd._ Ton nom et la forme de
tes œuvres disparaîtraient, tu travaillerais _sans nom_ comme moi, que
ton œuvre ne serait pas perdue. La balance divine est la mathématique
même; et dans le creuset du divin chimiste, tous les atomes sont comptés à
leur exacte valeur.

--Puisque tu approuves mes desseins, enseigne-moi donc, et ouvre-moi la
route. Que faut-il faire? Comment faut-il agir sur les hommes? Est-ce
surtout par l'imagination qu'il faut les prendre? Faut-il profiter de leur
faiblesse et de leur penchant pour le merveilleux? Tu as vu toi-même qu'on
peut faire du bien avec le merveilleux!...

--Oui, mais j'ai vu aussi tout le mal qu'on peut faire. Si tu savais bien
la doctrine, tu saurais à quelle époque de l'humanité nous vivons, et tu
conformerais tes moyens d'action à ton temps.

--Enseigne-moi donc la doctrine, enseigne-moi la méthode pour agir,
enseigne-moi la certitude.

--Tu demandes la méthode et la certitude à un artiste, à un homme que les
hommes ont accusé de folie, et persécuté sous ce prétexte! Il semble que
tu t'adresses mal; va demander cela aux philosophes, aux savants.

--C'est à toi que je m'adresse. Eux, je sais ce que vaut leur science.

--Eh bien, puisque tu insistes, je te dirai que la méthode est identique
avec la doctrine même, parce qu'elle est identique avec la vérité suprême
révélée dans la doctrine. Et, en y pensant, tu comprendras qu'il ne peut
en être autrement. Tout se réduit donc à la connaissance de la doctrine.»

_Spartacus_ réfléchit, et après un moment de silence: «Je voudrais
entendre de ta bouche la formule suprême de la doctrine.

--Tu l'entendras, non pas de ma bouche, mais de celle de Pythagore, écho
lui-même de tous les sages: Ô DIVINE TÉTRADE! Voilà la formule. C'est
celle que, sous toutes sortes d'images, de symboles et d'emblèmes,
l'Humanité a proclamée par la voix des grandes religions, quand elle n'a
pu la saisir d'une façon purement spirituelle, sans incarnation, sans
idolâtrie, telle qu'il a été donné aux révélateurs de se la révéler à
eux-mêmes.

--Parle, parle. Et pour te faire comprendre, rappelle-moi quelques-uns de
ces emblèmes. Ensuite tu prendras le langage austère de l'absolu.

--Je ne puis séparer, comme tu le voudrais, ces deux choses, la religion
en elle-même, dans son essence, et la religion manifestée. Il est de la
nature humaine, à notre époque, de voir les deux ensemble. Nous jugeons le
passé, et, sans y vivre, nous trouvons en lui la continuation de nos
idées. Mais je vais me faire entendre. Voyons, parlons d'abord de Dieu. La
formule s'applique-t-elle à Dieu, à l'essence infinie? Ce serait un crime
qu'elle ne s'appliquât pas à celui dont elle découle. As-tu réfléchi sur
la nature de Dieu? Sans doute; car je sens que tu portes le Ciel, le vrai
Ciel, dans ton cœur. Eh bien, qu'est-ce que Dieu?

--C'est l'Être, c'est l'Être absolu. _Sum qui sum_, dit le grand livre,
la Bible.

--Oui, mais ne savons-nous rien de plus sur sa nature? Dieu n'a-t-il pas
révélé à l'Humanité quelque chose de plus?

--Les chrétiens disent que Dieu est trois personnes en un, le Père, le
Fils, l'Esprit.

--Et que disent les traditions des anciennes sociétés secrètes que tu as
consultées?

--Elles disent la même chose.

--Ce rapport ne t'a-t-il pas frappé? Religion officielle et triomphante,
religion secrète et proscrite, s'accordent sur la nature de Dieu. Je
pourrais te parler des cultes antérieurs au Christianisme: tu trouverais,
cachée dans leur théologie, la même vérité. L'Inde, l'Égypte, la Grèce,
ont connu le Dieu un en trois personnes; mais nous reviendrons sur ce
point. Ce que je veux te faire comprendre maintenant, c'est la formule
dans toute son extension, sous toutes ses faces, pour arriver à ce qui
t'intéresse, la méthode, l'organisation, la politique. Je continue. De
Dieu, passons à l'homme. Qu'est-ce que l'homme?

--Après une question difficile, tu m'en poses une qui ne l'est guère
moins. L'oracle de Delphes avait déclaré que toute sagesse consistait dans
la réponse à cette question: _Homme, connais-toi toi-même._

--Et l'oracle avait raison. C'est de la nature humaine bien comprise que
sort toute sagesse, comme toute morale, toute organisation, toute vraie
politique. Permets donc que je te répète ma question. Qu'est-ce que
l'homme?

--L'homme est une émanation de Dieu...

--Sans doute, comme tous les êtres qui vivent, puisque Dieu seul est
l'Être, l'Être absolu. Mais tu ne ressembles pas, je l'espère, aux
philosophes que j'ai vus en Angleterre, en France, et aussi en Allemagne,
à la cour de Frédéric. Tu ne ressembles pas à ce Locke, dont on parle tant
aujourd'hui sur la foi de son vulgarisateur Voltaire, tu ne ressembles pas
à M. Helvétius, avec qui je me suis souvent entretenu, ni à Lamettrie dont
la hardiesse matérialiste plaisait tant à la cour de Berlin. Tu ne dis pas,
comme eux, que l'homme n'a rien de particulier qui le différencie des
animaux, des arbres, des pierres. Dieu, sans doute, fait vivre toute la
nature, comme il fait vivre l'homme; mais il y a de l'ordre dans sa
théodicée. Il y a des distinctions dans sa pensée, et par conséquent dans
ses œuvres, qui sont sa pensée réalisée. Lis le grand livre qu'on appelle
la _Genèse_, ce livre que le vulgaire regarde avec raison comme sacré,
sans le comprendre: tu y verras que c'est par la lumière divine
établissant la distinction des êtres que se fait l'éternelle création:
_fiat lux_, et _facta est lux_. Tu y verras aussi que chaque être ayant un
nom dans la pensée divine est une espèce: _creavit cuncta juxta genus
suum_ et _secundum speciem suam_. Quelle est donc la formule particulière
de l'homme?

--Je t'entends. Tu veux que je te donne une formule de l'homme analogue à
celle de Dieu. La Trinité divine doit se retrouver dans toutes les œuvres
de Dieu: chaque œuvre de Dieu doit refléter la nature divine, mais d'une
manière spéciale; chacune, en un mot, suivant son espèce.

--Assurément. La formule de l'homme, je vais te la dire. Il se passera
encore longtemps avant que les philosophes, divisés aujourd'hui dans leurs
manières de voir, se réunissent pour la comprendre. Cependant il y en a un
qui l'a comprise, il y a déjà bien des années. Celui-là est plus grand que
les autres, bien qu'il soit infiniment moins célèbre pour le vulgaire.
Tandis que l'école de Descartes se perd dans la raison pure, faisant de
l'homme une machine à raisonnement, à syllogismes, un instrument de
logique; tandis que Locke et son école se perdent dans la sensation,
faisant de l'homme une sensitive; tandis que d'autres, tels que j'en
pourrais citer en Allemagne, s'absorbent dans le sentiment, faisant de
l'homme un égoïsme à deux, s'il s'agit de l'amour, à trois ou quatre, ou
plus encore, s'il s'agit de la famille; lui, le plus grand de tous, a
commencé à comprendre que l'homme était tout cela en un, tout cela
indivisiblement. Ce philosophe, c'est Leibnitz. Il comprenait les grandes
choses, celui-là; il ne partageait pas l'absurde mépris que notre siècle
ignorant fait de l'antiquité et du christianisme. Il a osé dire qu'il y
avait des perles dans le fumier du moyen âge. Des perles! Je le crois
bien! la vérité est éternelle, et tous les prophètes l'ont reçue. Je te
dis donc avec lui, et avec une affirmation plus forte que la sienne, que
l'homme est une trinité, comme Dieu. Et cette trinité s'appelle, dans le
langage humain: sensation, sentiment, connaissance. Et l'unité de ces
trois choses forme la Tétrade humaine, répondant à la Tétrade divine. De
là sort toute l'histoire, de là sort toute la politique; et c'est là qu'il
te faut puiser, comme à une source toujours vivante.

--Tu franchis des abîmes que mon esprit, moins rapide que le tien, ne
saurait si vite franchir, reprit _Spartacus_. Comment, de la définition
psychologique que tu viens de me donner, sort-il une méthode et une règle
de certitude? Voilà ce que je te demande d'abord.

--Cette méthode en sort aisément, reprit Rudolstadt. La nature humaine
étant connue, il s'agit de la cultiver conformément à son essence. Si tu
comprenais le livre sans rival d'où l'Évangile lui-même est dérivé, si tu
comprenais la _Genèse_, attribuée à Moïse, et qui, si elle vient
réellement de ce prophète, fut emportée par lui des temples de Memphis, tu
saurais que la _dissolution_ humaine, ou ce que la _Genèse_ appelle le
_déluge_, n'a d'autre cause que la séparation de ces trois facultés de la
nature humaine, sorties ainsi de l'unité, et par là sans rapport avec
l'unité divine, où l'intelligence, l'amour et l'activité restent
éternellement associés. Tu comprendrais donc comment tout organisateur
doit imiter Noé, le _régénérateur_, ce que l'Écriture appelle les
générations de Noé, avec l'ordre dans lequel elle les place, et l'harmonie
qu'elle établit entre elles te servirait de guide. Tu trouverais ainsi, du
même coup, dans la vérité métaphysique, une méthode de certitude pour
cultiver dignement la nature humaine dans chaque homme, et une lumière
pour t'éclairer sur la véritable organisation des sociétés. Mais, je te le
dis encore, je ne crois pas le temps présent fait pour organiser: il y a
trop à détruire. C'est donc surtout comme méthode que je te recommande de
t'attacher à la doctrine. Le temps de la dissolution approche, ou plutôt
il est déjà venu. Oui, le temps est venu où les trois facultés de la
nature humaine vont de nouveau se séparer, et où leur séparation donnera
la mort au corps social, religieux et politique. Qu'arrivera-t-il? La
sensation produira ses faux prophètes, et ils préconiseront la sensation.
Le sentiment produira ses faux prophètes, et ils préconiseront le
sentiment. La connaissance produira ses faux prophètes, et ils
préconiseront l'intelligence. Les derniers seront des orgueilleux qui
ressembleront à Satan. Les seconds seront des fanatiques prêts à tomber
dans le mal comme à marcher vers le bien, sans _critérium_ de certitude et
sans règle. Les autres seront ce qu'Homère dit que devinrent les
compagnons d'Ulysse sous la baguette de Circé. Ne suis aucune de ces trois
routes, qui, prises séparément, conduisent à des abîmes; l'une au
matérialisme, la seconde au mysticisme, la troisième à l'athéisme. Il n'y
a qu'une route certaine vers la vérité: c'est celle qui répond à la nature
humaine complète, à la nature humaine développée sous tous les aspects. Ne
la quitte pas, cette route; et pour cela, médite sans cesse la doctrine et
sa sublime formule.

--Tu m'apprends là des choses que j'avais entrevues. Mais demain je ne
t'aurai plus. Qui me guidera dans la connaissance théorique de la vérité,
et par là dans la pratique?

--Il te restera d'autres guides certains. Avant tout, lis la _Genèse_, et
fais effort pour en saisir le sens. Ne la prends pas pour un livre
d'histoire, pour un monument de chronologie. Il n'y a rien de si insensé
que cette opinion, qui cependant a cours partout, chez les savants comme
chez les écoliers, et dans toutes les communions chrétiennes. Lis
l'_Évangile_, en regard de la _Genèse_, et comprends-le par la _Genèse_,
après l'avoir goûté avec ton cœur. Sort étrange! l'_Évangile_ est, comme
la _Genèse_, adoré et incompris. Voilà les grandes choses. Mais il y en a
encore d'autres. Recueille pieusement ce qui nous est resté de Pythagore.
Lis aussi les écrits conservés sous le nom du théosophe divin dont j'ai
porté le nom dans le Temple. Ce nom vénéré de Trismégiste, ne croyez pas,
mes amis, que j'eusse osé de moi-même le prendre: ce furent les invisibles
qui m'ordonnèrent de le porter. Ces écrits d'Hermès, aujourd'hui dédaignés
des pédants, qui les croient sottement une invention de quelque chrétien
du second ou du troisième siècle, renferment l'ancienne science
égyptienne. Un jour viendra, où, expliqués et mis en lumière, ils
paraîtront ce qu'ils sont, des monuments plus précieux que ceux de Platon,
car Platon a puisé là sa science, et il faut ajouter qu'il a étrangement
méconnu et faussé la vérité dans sa _République_. Lis donc Trismégiste et
Platon, et ceux qui ont médité après eux sur le grand mystère. Dans ce
nombre, je te recommande le noble moine Campanella, qui souffrit
d'horribles tortures pour avoir rêvé ce que tu rêves, l'organisation
humaine fondée sur la vérité et la science.»

Nous écoutions en silence.

«Quand je vous parle de livres, continua Trismégiste, ne croyez pas que,
comme les catholiques, j'incarne idolâtriquement la vie dans des tombeaux.
Je vous dirai des livres ce que je vous disais hier d'autres monuments du
passé. Les livres, les monuments sont des débris de la vie dont la vie
peut et doit se nourrir. Mais la vie est toujours présente, et l'éternelle
Trinité est mieux gravée en nous et au front des étoiles que dans les
livres de Platon ou d'Hermès.»

Sans le vouloir, je fis tourner la conversation un peu au hasard.

«Maître, lui dis-je, vous venez de vous exprimer ainsi: La Trinité est
mieux gravée au front des étoiles... Qu'entendez-vous par là? Je vois bien,
comme dit la Bible, la gloire de Dieu reluire dans l'éclat des astres,
mais je ne vois pas dans les astres une preuve de la loi générale de la
vie que vous appelez Trinité.

--C'est, me répondit-il, que les sciences physiques sont encore trop peu
avancées, ou plutôt, c'est que tu ne les a pas étudiées au point où elles
sont aujourd'hui. As-tu entendu parler des découvertes sur l'électricité?
Sans doute, car elles ont occupé l'attention de tous les hommes instruits.
Eh bien, n'as-tu pas remarqué que les savants si incrédules, si railleurs,
quand il s'agit de la Trinité divine, en sont venus, à propos de ces
phénomènes, à reconnaître la Trinité? car ils disent eux-mêmes qu'il n'y a
pas d'électricité sans chaleur et sans lumière, et réciproquement, en un
mot, ils voient là _trois en un_, ce qu'ils ne veulent pas admettre de
Dieu!»

Il commença alors à nous parler de la nature et de la nécessité de
rattacher tous ses phénomènes à une loi générale.

«La vie, disait-il, est une; il n'y a qu'un acte de la vie. Il s'agit
seulement de comprendre comment tous les êtres particuliers vivent par la
grâce et l'intervention de l'Être universel sans être pour cela absorbés
en lui.»

J'aurais été enchanté, pour mon compte, de l'entendre développer ce grand
sujet. Mais depuis quelque temps _Spartacus_ paraissait faire moins
d'attention à ses paroles. Ce n'est pas qu'il n'y prît intérêt: mais la
tension d'esprit du vieillard ne durerait pas toujours, et il voulait en
profiter en le ramenant à son sujet favori.

Rudolstadt s'aperçut de cette sorte d'impatience.

«Tu ne me suis plus, lui dit-il; est-ce que la science de la nature te
paraîtrait inabordable de la façon que je l'entends? Si c'est là ce que tu
penses, tu te trompes. Je fais autant de cas que toi des travaux actuels
des savants, tournés uniquement vers l'expérimentation. Mais, en
continuant dans cette direction, on ne fera pas de la science, on ne fera
que des nomenclatures. Je ne suis pas, au surplus, le seul à le croire.
J'ai connu en France un philosophe que j'ai beaucoup aimé, Diderot, qui
s'écriait souvent, à propos de l'entassement des matériaux scientifiques
sans idée générale: C'est tout au plus une œuvre de tailleur de pierres,
mais je ne vois là ni un édifice, ni un architecte. Sache donc que tôt ou
tard la doctrine aura affaire avec les sciences naturelles; il faudra
bâtir avec ces pierres. Et puis, crois-tu que les physiciens puissent
aujourd'hui véritablement comprendre la nature? Dépouillée par eux du Dieu
vivant qui la remplit, peuvent-ils la sentir, la connaître? Ils prennent,
par exemple, la lumière pour de la matière, le son pour de la matière,
quand c'est la lumière et le son...

--Ah! s'écria _Spartacus_, en l'interrompant, ne croyez pas que je
repousse vos intuitions sur la nature. Non, je sens qu'il n'y aura de
science véritable que par la connaissance de l'unité divine et de la
similitude parfaite de tous les phénomènes. Mais vous nous ouvrez tous les
chemins, et je tremble en pensant que bientôt vous allez vous taire. Je
voudrais que vous me fissiez faire quelques pas avancés dans une de ces
routes.

--Laquelle? demanda Rudolstadt.

--C'est l'avenir de l'humanité, qui m'occupe.

--J'entends: tu voudrais que je te dise mon utopie, reprit, en souriant,
le vieillard.

--C'est là ce que je suis venu te demander, dit _Spartacus_, c'est ton
utopie; c'est la société nouvelle que tu portes dans ton cerveau et dans
tes entrailles. Nous savons que la société des Invisibles en a cherché et
rêvé les bases. Tout ce travail a mûri en toi. Fais que nous en
profitions. Donne-nous ta république; nous l'essaierons, en tant qu'elle
nous paraîtra réalisable, et les étincelles de ton foyer commenceront à
remuer le monde.

--Enfants, vous me demandez mes rêves? répondit le philosophe. Oui,
j'essaierai de lever les coins du voile qui me dérobe si souvent à
moi-même l'avenir! Ce sera peut-être pour la dernière fois, mais je dois
le tenter encore aujourd'hui; car j'ai la foi qu'avec vous tout ne sera
pas perdu dans les songes dorés de ma poésie!»

Alors Trismégiste entra dans une sorte de transport divin; ses yeux
rayonnaient comme des astres, et sa voix nous pliait comme l'ouragan.
Pendant plus de quatre heures il parla, et sa parole était belle et pure
comme un chant sacré. Il composa, avec l'œuvre religieuse, politique et
artistique de tous les siècles, le plus magnifique poëme qui se puisse
concevoir. Il interpréta toutes les religions du passé, tous les mystères
des temples, des poëmes et des législations; tous les efforts, toutes les
tendances, tous les travaux de l'humanité antérieure. Dans les choses qui
nous avaient toujours semblé mortes ou condamnées, il retrouva les
éléments de la vie, et, des ténèbres de la Fable même, il fit jaillir les
éclairs de la vérité. Il expliqua les mythes antiques; il établit, dans sa
démonstration lucide et ingénieuse, tous les liens, tous les points de
contact des religions entre elles. Il nous montra les véritables besoins
de l'humanité plus ou moins compris par les législateurs, plus ou moins
réalisés par les peuples. Il reconstitua à nos yeux l'unité de la vie dans
l'humanité, et l'unité de dogme dans la religion; et de tous les matériaux
épars dans le monde ancien et nouveau, il forma les bases de son monde
futur. Enfin il fit disparaître les solutions de continuité qui nous
avaient arrêtés si longtemps dans nos études. Il combla les abîmes de
l'histoire qui nous avaient tant épouvantés. Il déroula en une seule
spirale infinie ces milliers de bandelettes sacrées qui enveloppaient la
momie de la science. Et quand nous eûmes compris avec la rapidité de
l'éclair ce qu'il nous enseignait avec la rapidité de la foudre; quand
nous eûmes saisi l'ensemble de sa vision, et que le passé, père du présent,
se dressa devant nous comme l'homme lumineux de l'Apocalypse, il s'arrêta
et nous dit avec un sourire:

«Maintenant vous comprenez le passé et le présent; ai-je besoin de vous
faire connaître l'avenir? L'Esprit saint ne brille-t-il pas devant vos
yeux? Ne voyez-vous pas que tout ce que l'homme a rêvé et désiré de
sublime est possible et certain dans l'avenir, par cette seule raison que
la vérité est éternelle et absolue, en dépit de la faiblesse de nos
organes pour la concevoir et la posséder? Et cependant nous la possédons
tous par l'espérance et le désir: elle vit en nous, elle existe de tout
temps dans l'humanité à l'état de germe qui attend la fécondation suprême.
Je vous le dis en vérité, nous gravitons vers l'idéal, et cette
gravitation est infinie comme l'idéal lui-même.»

Il parla encore: et son poëme de l'avenir fut aussi magnifique que celui
du passé. Je n'essaierai pas de vous le traduire ici: je le gâterais, et
il faut être soi-même sous le feu de l'inspiration pour transmettre ce que
l'inspiration a émis. Il me faudra peut-être deux ou trois ans de
méditation pour écrire dignement ce que Trismégiste nous a dit en deux ou
trois heures. L'œuvre de la vie de Socrate a été l'œuvre de la vie de
Platon, et celle de Jésus a été celle de dix-sept siècles. Vous voyez que
moi, malheureux et indigne, je dois frémir à l'idée de ma tâche. Je n'y
renonce cependant pas. Le maître ne s'embarrasse point de cette
transcription, telle que je veux la faire. Homme d'action, il a déjà
rédigé un code qui résume, à son point de vue, toute la doctrine de
Trismégiste avec autant de netteté et de précision que s'il l'eût
commentée et approfondie lui-même toute sa vie. Il s'est assimilé, comme
par un contact électrique, toute l'intelligence, toute l'âme du
philosophe. Il la possède, il en est maître; il s'en servira en homme
politique: il sera la traduction vivante et immédiate, au lieu de la
lettre tardive et morte que je médite. Et avant que j'aie fait mon œuvre,
il aura transmis la doctrine à son école. Oui, peut-être avant deux ans,
la parole étrange et mystérieuse qui vient de s'élever dans ce désert aura
jeté ses racines parmi de nombreux adeptes; et nous verrons ce vaste monde
souterrain des sociétés secrètes, qui s'agite aujourd'hui dans les
ténèbres, se réunir sous une seule doctrine, recevoir une législation
nouvelle, et retrouver son action en s'initiant à la parole de vie. Nous
vous l'apportons, ce monument tant désiré, qui continue les prévisions de
_Spartacus_, qui sanctionne les vérités déjà conquises par lui, et qui
agrandit son horizon de toute la puissance d'une foi inspirée. Pendant que
Trismégiste parlait, et que j'écoutais, avide et tremblant de perdre un
son de cette parole, qui me faisait l'effet d'une musique sacrée,
_Spartacus_, maître de lui-même dans son exaltation, l'œil en feu, mais
la main ferme, et l'esprit plus ouvert encore que l'oreille, traçait
rapidement sur ses tablettes des signes et des figures, comme si la
conception métaphysique de cette doctrine se fût présentée à lui sous des
formes de géométrie. Quand, le soir même, il s'est reporté à ces notes
bizarres, qui ne m'offraient aucun sens, j'ai été surpris de le voir s'en
servir pour écrire et mettre en ordre, avec une incroyable précision, les
déductions de la logique poétique du philosophe. Tout s'était simplifié et
résumé, comme par magie, dans ce mystérieux alambic de l'intelligence
pratique de notre maître[24].

[Note 24: On sait que Weishaupt, éminemment organisateur, se servait de
signes matériels pour résumer son système, et qu'il envoyait à ses
disciples éloignés toute sa théorie représentée par des cercles et des
lignes sur un petit carré de papier.]

Cependant il n'était pas encore satisfait. L'inspiration semblait
abandonner Trismégiste. Ses yeux perdaient leur éclat, son corps semblait
s'affaisser, et la Zingara nous faisait signe de ne pas l'interroger
davantage. Mais, ardent à la poursuite de la vérité, _Spartacus_ ne
l'écoutait plus, et pressait le poëte de questions impérieuses.

«Tu m'as peint le royaume de Dieu sur la terre, lui disait-il en secouant
sa main refroidie; mais Jésus a dit: «Mon royaume n'est pas _encore de ce
temps-ci;_» il y a dix-sept siècles que l'humanité attend en vain la
réalisation de ses promesses. Je ne me suis pas élevé à la même hauteur
que toi dans la contemplation de l'éternité. Le temps te présente comme à
Dieu même, le spectacle ou l'idée d'une activité permanente, dont toutes
les phases répondent à toute heure à ton sentiment exalté. Quant à moi, je
vis plus près de la terre; je compte les siècles et les années. Je veux
lire dans ma propre vie. Dis-moi, prophète, ce que j'ai à faire dans cette
phase où tu me vois, ce que ta parole aura produit en moi, et ce qu'elle
produira par moi dans le siècle qui s'élève. Je ne veux pas y avoir passé
en vain.

--Que t'importe ce que j'en puis savoir? répondit le poëte; nul ne vit en
vain; rien n'est perdu. Aucun de nous n'est inutile. Laisse-moi détourner
mes regards de ce détail, qui attriste le cœur et rétrécit l'esprit. La
fatigue m'accable d'y avoir songé un instant.

--Révélateur, tu n'as pas le droit de céder à cet accablement, reprenait
_Spartacus_ avec énergie, en s'efforçant de communiquer le feu de son
regard au regard vague et déjà rêveur du poëte. Si tu détournes la vue du
spectacle des misères humaines, tu n'es pas l'homme véritable, l'homme
complet dont un ancien a dit: _Homo sum et nihil humani a me alienum
puto_. Non, tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur frère, si tu ne
t'intéresses pas aux maux qu'ils souffrent à chaque heure de l'éternité,
et si tu n'en cherches pas le remède à la hâte dans l'application de ton
idéal. Ô malheureux artiste! qui ne sent pas une fièvre dévorante le
consumer dans cette recherche terrible et délicieuse!

--Que me demandes-tu donc? reprit le poëte ému et presque irrité à son
tour. As-tu donc l'orgueil d'être le seul ouvrier, et penses-tu que je
m'attribue l'honneur d'être le seul inspirateur? Je ne suis point un devin;
je méprise les faux prophètes, je me suis assez longtemps débattu contre
eux. Mes prédictions, à moi, sont des raisonnements; mes visions sont des
perceptions élevées à leur plus haute puissance. Le poëte est autre chose
que le sorcier. Il rêve à coup sûr, tandis que l'autre invente au hasard.
Je crois à ton action, parce que je sens le contact de ta puissance; je
crois à la sublimité de mes songes, parce que je me sens capable de les
produire, et que l'humanité est assez grande, assez généreuse, pour
réaliser au centuple et en masse ce qu'un de ses membres a pu concevoir
isolé.

--Eh bien, reprit _Spartacus_, ce sont les destinées de cette humanité que
je le demande au nom de l'humanité qui s'agite aussi dans mes entrailles,
et que je porte en moi avec plus d'anxiété et peut-être d'amour que
toi-même. Un rêve enchanteur te voile ses souffrances, et moi je les
touche en frémissant à chaque heure de ma vie. J'ai soif de les apaiser,
et, comme un médecin au chevet d'un ami expirant, je la tuerais par
imprudence plutôt que de la laisser mourir sans secours. Tu le vois, je
suis un homme dangereux, un monstre peut-être, si tu ne fais de moi un
saint. Tremble pour l'agonisante, si tu ne mets le remède aux mains de
l'enthousiaste! L'humanité rêve, chante et prie en toi. En moi elle
souffre, crie et se lamente. Tu m'as ouvert ton avenir, mais ton avenir
est loin, quoi que tu en dises, et il me faudra bien des sueurs pour
extraire quelques gouttes de ton dictame sur des blessures qui saignent.
Des générations languissent et passent sans lumière et sans action. Moi,
l'Humanité souffrante incarnée; moi, le cri de détresse et la volonté du
salut, je veux savoir si mon action sera funeste ou bienfaisante. Tu n'as
pas tellement détourné les yeux du mal que tu ne saches qu'il existe. Où
faut-il courir d'abord? Que faut-il faire demain? Est-ce par la douceur,
est-ce par la violence qu'il faut combattre les ennemis du bien?
Rappelle-toi tes chers Taborites; ils voyaient une mer de sang et de
larmes à franchir avant d'entrer dans le paradis terrestre. Je ne te
prends pas pour un devin; mais je vois en toi une logique puissante, une
clarté magnifique à travers tes symboles; si tu peux prédire à coup sûr
l'avenir le plus éloigné, tu peux plus sûrement encore percer l'horizon
voilé qui borne l'essor de ma vue.»

Le poëte paraissait en proie à une vive souffrance. La sueur coulait de
son front. Il regardait _Spartacus_ tour à tour avec effroi et avec
enthousiasme: une lutte terrible l'oppressait. Sa femme, épouvantée,
l'entourait de ses bras, et adressait de muets reproches à notre maître
par des regards où se peignait cependant une crainte respectueuse. Jamais
je n'ai mieux senti la puissance de _Spartacus_ que dans cet instant où il
dominait de toute sa volonté fanatique de droiture et de vérité les
tortures de ce prophète aux prises avec l'inspiration, la douleur de cette
femme suppliante, l'effroi de leurs enfants, et les reproches de son
propre cœur. J'étais tremblant moi-même, je le trouvais cruel. Je
craignais de voir cette belle âme du poëte se briser dans un dernier
effort, et les larmes qui brillaient aux cils noirs de la Consuelo
tombaient amères et brûlantes sur mon cœur. Tout à coup Trismégiste se
leva, et, repoussant à la fois _Spartacus_ et la Zingara, faisant signe
aux enfants de s'éloigner, il nous parut comme transfiguré. Son regard
semblait lire dans un livre invisible, vaste comme le monde, écrit en
traits de lumière à la voûte du ciel.

Il s'écria:

«Ne suis-je pas _l'homme_?... Pourquoi ne dirais-je pas ce que la nature
humaine appelle et par conséquent réalisera?... Oui, je suis _l'homme_:
donc je puis dire ce que veut _l'homme_, et ce qu'il causera. Celui qui
voit le nuage s'amonceler peut prédire la foudre et l'ouragan. Moi, je
sais ce que j'ai dans mon âme et ce qui en sortira. Je suis _l'homme_, et
je suis en rapport avec _l'humanité_ de mon temps. J'ai vu l'Europe, et je
sais les orages qui grondent dans son sein... Amis, nos rêves ne sont pas
des rêves: j'en jure par la nature humaine! Ces rêves ne sont des rêves
que par rapport à la forme actuelle du monde. Mais qui a l'initiative, de
l'esprit ou de la matière? L'Évangile dit: _l'Esprit souffle où il veut_.
L'Esprit soufflera, et changera la face du monde. Il est dit dans la
Genèse que l'Esprit soufflait sur les eaux quand tout était chaos et
ténèbres. Or la création est éternelle. Créons donc, c'est-à-dire
obéissons au souffle de l'Esprit. Je vois les ténèbres et le chaos!
pourquoi resterions-nous ténèbres? _Veni, creator Spiritus!_»

Il s'interrompit, et reprit ainsi:

«Est-ce Louis XV qui peut lutter contre toi, _Spartacus_?... Frédéric, le
disciple de Voltaire, n'est pas si puissant que son maître... Et si je
comparais Marie-Thérèse à ma Consuelo... Mais quel blasphème!»

Il s'interrompit encore:

«Allons, Zdenko! toi, mon fils, toi le descendant des Podiebrad, et qui
portes le nom d'un esclave, prépare-toi à nous soutenir. Tu es l'homme
nouveau: quel parti prendras-tu? Seras-tu avec ton père et ta mère, ou
avec les tyrans du monde? En toi est la force, génération nouvelle:
confirmeras tu l'esclavage ou la liberté? Fils de Consuelo, fils de la
Bohémienne, filleul de l'esclave, j'espère que tu seras avec la Bohémienne
et l'esclave. Sans cela, moi, né des rois, je te renie.»

Il ajouta:

«Celui qui oserait dire que l'essence divine, qui est beauté, bonté,
puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan.»

Il ajouta encore:

«Celui qui oserait dire que l'essence humaine créée à l'image de Dieu,
comme dit la Bible, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se
réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn.»

Il resta quelque temps muet, et reprit ainsi:

«Ta forte volonté, _Spartacus_, a fait l'effet d'une conjuration... Que
ces rois sont faibles sur leur trône!... Ils se croient puissants, parce
que tout plie devant eux... Ils ne voient pas ce qui menace... Ah! vous
avez renversé les nobles et leurs hommes d'armes, les évêques et leur
clergé; et vous vous croyez bien forts!... Mais ce que vous avez renversé
était votre force; ce ne sont pas vos maîtresses, vos courtisans, ni vos
abbés, qui vous défendront, pauvres monarques, vains fantômes... Cours en
France, _Spartacus_! la France bientôt va détruire... Elle a besoin de
toi... Cours, te dis-je, hâte-toi, si tu veux prendre part à l'œuvre...
C'est la France qui est la prédestinée des nations. Joins-toi, mon fils,
aux aînés de l'espèce humaine... J'entends retentir sur la France cette
voix d'Isaïe: «Lève-loi, sois illuminée; car ta lumière est venue, et la
gloire de l'Éternel est descendue sur toi, et les nations marcheront à ta
lumière.» Les Taborites chantaient cela du Tabor: aujourd'hui le Tabor,
c'est la France!»

Il se tut quelque temps. Sa physionomie avait pris l'expression du bonheur.

«Je suis heureux, s'écria-t-il; gloire à Dieu!... Gloire à Dieu dans le
ciel, comme dit l'Évangile, et paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté!... Ce sont les anges, qui chantent cela; je me sens comme les
anges, et je chanterais avec eux... Qu'est-il donc arrivé?... Je suis
toujours au milieu de vous, mes amis, je suis toujours avec toi, ô mon Ève,
ô ma Consuelo! voilà mes enfants, les âmes de mon âme. Mais nous ne
sommes plus dans les monts de la Bohême, sur les débris du château de mes
pères. Il me semble que je respire la lumière, et que je jouis de
l'éternité... Qui donc d'entre vous disait tout à l'heure: Oh! que la vie
est belle, que la nature est belle, que l'humanité est belle! Mais il
ajoutait: Les tyrans ont gâté tout cela... Des tyrans! il n'y en a plus.
L'homme est égal à l'homme. La nature humaine est comprise, reconnue,
sanctifiée. L'homme est libre, égal, et frère. Il n'y a plus d'autre
définition de l'homme. Plus de maîtres, plus d'esclaves... Entendez-vous
ce cri: _Vive la république!_ Entendez-vous cette foule innombrable qui
proclame la _liberté_, la _fraternité_, l'_égalité_... Ah! c'était la
formule qui, dans nos mystères, était prononcée à voix basse, et que les
adeptes des hauts grades se communiquaient seuls les uns aux autres. Il
n'y a donc plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde.
La coupe à tout le monde! comme disaient nos pères les Hussites.»

Mais tout à coup, hélas! il se prit à pleurer à chaudes larmes:

«Je savais bien que la doctrine n'était pas assez avancée!... Pas assez
d'hommes la portaient dans leur cœur, ou la comprenaient dans leur
esprit!...

«Quelle horreur! continua-t-il. La guerre partout! et quelle guerre!»

Il pleura longtemps. Nous ne savions quelles visions se pressaient devant
ses yeux. Il nous sembla qu'il revoyait la guerre des Hussites. Toutes ses
facultés paraissaient troublées; son âme était comme celle du Christ sur
le Calvaire.

Je souffrais beaucoup, en le voyant tant souffrir: _Spartacus_ était ferme
comme un homme qui consulte les oracles.

«Seigneur! Seigneur! s'écria le prophète après avoir longtemps pleuré et
gémi, ayez pitié de nous. Nous sommes dans votre main, faites de nous ce
que vous voudrez.»

En prononçant ces dernières paroles, Trismégiste étendit ses mains pour
chercher celles de sa femme et de son fils, comme s'il eût été
instantanément privé de la vue. Les petites filles vinrent se presser tout
effrayées sur son cœur, et ils restèrent tous enlacés dans le plus
profond silence. Les traits de la Zingara exprimaient la terreur, et le
jeune Zdenko interrogeait avec effroi les regards de sa mère. _Spartacus_
ne les voyait pas. La vision du poëte se peignait-elle encore devant ses
yeux? Enfin, il se rapprocha du groupe, et la Zingara lui fit signe de ne
pas réveiller son mari. Il avait les yeux ouverts et fixes devant lui,
soit qu'il dormît à la manière des somnambules, soit qu'il vît s'effacer
lentement à l'horizon les rêves qui l'avaient agité. Au bout d'un quart
d'heure, il respira fortement, ses yeux s'animèrent, et il rapprocha de
son sein sa femme et son fils, qu'il y tint longtemps embrassés.

Puis il se leva, et fit signe qu'il désirait se remettre en route.

«Le soleil est bien chaud pour toi à cette heure, lui dit la Consuelo;
ne préfères-tu pas faire la sieste sous ces arbres?

--Ce soleil est bon, répondit-il avec un sourire ingénu, et si tu ne le
crains pas plus que de coutume, il me fera grand bien.»

Chacun reprit son fardeau, le père le sac de voyage, le jeune homme les
instruments de musique, et la mère les mains de ses deux filles.

«Vous m'avez fait souffrir, dit-elle à Spartacus; mais je sais qu'il faut
souffrir pour la vérité.

--Ne craignez-vous pas que cette crise n'ait des suites fâcheuses? lui
demandai-je avec émotion. Laissez-moi vous suivre encore, je puis vous
être utile.

--Soyez béni de votre charité, reprit-elle, mais ne nous suivez pas. Je ne
crains rien pour _lui_, qu'un peu de mélancolie, durant quelques heures.
Mais il y avait dans ce lieu-ci un danger, un souvenir affreux, dont vous
l'avez préservé en l'occupant d'autres pensées. Il avait voulu y venir, et,
grâce à vous, il n'a pas même reconnu l'endroit. Je vous bénis donc de
toutes façons, et vous souhaite l'occasion et les moyens de servir Dieu de
toute votre volonté et de toute votre puissance.»

Je retins les enfants pour les caresser et pour prolonger les instants qui
s'envolaient; mais leur mère me les reprit, et je me sentis comme
abandonné de tous, quand elle me dit adieu pour la dernière fois.

Trismégiste ne nous fit point d'adieux: il semblait qu'il nous eût
oubliés. Sa femme nous conjura de ne pas le distraire. Il descendit la
colline d'un pied ferme. Son visage était calme, et il aidait, avec une
sorte de gaieté heureuse, sa fille aînée à sauter les buissons et les
rochers.

Le beau Zdenko marchait derrière lui avec sa mère et sa plus jeune sœur.
Nous les suivîmes longtemps des yeux sur le chemin _sablé d'or_, le chemin
_sans maître_ de la forêt. Enfin, ils se perdirent derrière les sapins; et
au moment où elle allait disparaître la dernière, nous vîmes la Zingara
enlever sa petite Wenceslawa et la placer sur son épaule robuste. Puis
elle se hâta de rejoindre sa chère caravane, alerte comme une vraie fille
de Bohême, poétique comme la bonne déesse de la pauvreté...

       *       *       *       *       *

Et nous aussi, nous sommes en route, nous marchons! La vie est un voyage
qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens
matériel et grossier. Nous avons consolé de notre mieux les habitants du
hameau, et nous avons laissé le vieux Zdenko attendant son _lendemain_:
nous avons rejoint nos frères à Pilsen, où je vous ai écrit ce récit, et
nous allons repartir pour d'autres recherches. Et vous aussi, ami!
tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l'action sans défaillance: nous
allons au triomphe ou au martyre[25]!

[Note 25: Martinowicz, à qui cette lettre était adressée, savant distingué
et illuminé enthousiaste, eut la tête tranchée à Buda en 1795, avec
plusieurs seigneurs hongrois, ses complices dans la conspiration.]



FIN DE LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.





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