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Title: Pauline
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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GEORGE SAND

PAULINE 



NOTICE


J'avais commencé ce roman en 1832, à Paris, dans une mansarde où je me
plaisais beaucoup. Le manuscrit s'égara: je crus l'avoir jeté au feu
par mégarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais déjà
plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mépris de l'art ni
légèreté à l'endroit du public, mais infirmité véritable), je ne
songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un
_in-quarto_ à la campagne, j'y retrouvai la moitié d'un volume
manuscrit intitulé _Pauline_. J'eus peine à reconnaître mon écriture,
tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne
vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la
spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la
netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et
les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige
tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas
quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce
manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et
j'écrivis le reste sans incertitude.

Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit
provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les
situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que
l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour
la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de
poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces,
avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la
médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme
ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne
peuvent regarder comme le développement normal de la destinée
providentielle.

GEORGE SAND.

20 mars 1859



PAULINE



I.


Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui
est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher
sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup
jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais
dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su.

C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de
poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de
femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui
répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait
pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en
permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en
avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait
partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui
venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il
bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était
installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le
postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à
manger l'avoine.

Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à
la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne
sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages.
Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit
lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de
martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule
parole.

C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie
par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses
valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit,
devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du
voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit,
se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur
la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à
la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant
quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins
de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et
s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond
d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit
le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par
s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de
vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour
le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.

La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses
passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces
souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se
pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et
sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur
place.

«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues
anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre
comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les
glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux,
peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul.
Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu.
C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des
années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais
pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je
souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction;
mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre
puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après
ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent
parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite
d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à
leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si
une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et
elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée.

La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer
suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large
étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et
rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond.

L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et
l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de
faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.

Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux
tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna,
jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout
l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant
machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur
une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis
de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux
appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les
caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah
Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais?

À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se
tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée.

-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit
ces deux noms sur le mur?

-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms?

-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son
nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._!
Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?

-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention,
et d'ailleurs je ne sais pas lire.

-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas
Villiers, la première poste après L...?

-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris,
hôtel du _Lion couronné_.

-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup.

La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune
femme l'arrêtant:

-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il
que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi!

-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense,
répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon
Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout
naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci,
toutes les voitures de poste vont à Paris.

-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon.

-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon,
et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses
bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci...

-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me
ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne
point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le
hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le
veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur.
Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille
d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...?

-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans
ce pays que depuis huit jours.

-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le
savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée?
est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!

La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le
garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs
chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller
réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut
mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que
mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait
toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture
sous la remise et qu'on lui préparât une chambre.

Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses
souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute
leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa
vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie
eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était
resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de
tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les
bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les
bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur
perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier
romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée
dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un
groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un
dais de verre filé.

-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette
même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma
bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de
misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la
nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et
d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en
m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans
savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le
mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation!
Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là?
l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux!
Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant
je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je
vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de
bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle
était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident,
ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle
pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris?
Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact
d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle
aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je
me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver
dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir
de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait,
que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances
de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle
qui se sera parjurée!

Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid
derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient
disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui
sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller
les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures
dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux
fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous
les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les
fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait
sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de
ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la
voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre.

-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans
entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là,
j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces
rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu
de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle
qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!

Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva
sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge
et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et
cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle
s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle,
marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et
faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui
une figure nouvelle était un grave événement.

La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort
ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le
froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition
romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le
moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et
chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la
porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et
rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui
tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_.

La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en
montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe.
Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les
plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de
son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait
s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse
verdâtre qui se traînait sur les murs humides.

Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en
silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les
hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées,
les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace
dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au
petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois
tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était
précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté
robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait
vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un
rêve.

La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui
n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la
perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces
tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur,
qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse
comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où
elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de
pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce;
mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et
semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa
propre beauté dans le tableau: c'était Pauline.

Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son
visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé
Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était
grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se
briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une
petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis
vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses
tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique,
ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de
très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un
morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de
la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle
occupation.

Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la
clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline:
ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants,
son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate
qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement
belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on
pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier
instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en
admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement
penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus
que de pitié.

Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa
présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du
coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement
sans dire un mot et sans changer de visage.

-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié
la figure de Laurence?

Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un
siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.

-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.

-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais
je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que
les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges
idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se
logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma
mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas
folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans
mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup
au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant
cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant
d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger,
pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand
je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est
venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi
vraiment! dis-moi bien que c'est toi!

Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui
l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de
son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.

-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je
rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime,
moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était
possible à une âme comme la tienne de s'égarer!

Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un
soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.

-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte
les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je
vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de
regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela;
mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi
l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais;
mais son coeur est bon, pauvre femme!

-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.

-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle
est aveugle.

-- Aveugle! ah! mon Dieu!

Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse
existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression
d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect.
Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui
dit avec une naïveté touchante:

-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli
me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois,
comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si
j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu?

Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.

-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses
pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également
sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est.

-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec
assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre
voisine.

Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme
aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune
et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument
l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur
involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son
visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle
dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du
lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres
étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le
salon.

-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous
avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un
moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être
suffira-t-il de lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as
pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle
insulte tu m'as faite là! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû
prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû
t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire
comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il
me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce
monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher!
Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider
à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son
esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand
on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche
difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et
l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te
voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon.
Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est
si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu
dois avoir à me raconter!

Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit
fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le
transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la
situation.

Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une
position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide.
Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère,
il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère.
Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en
qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où
elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline,
âgée de quinze ans comme elle.

Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais
quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation
des filles d'un banquier.

Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa
vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances
et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de
mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.

Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par
toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou
méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie
pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une
belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée,
tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une
position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens
d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses
passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle
ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline
n'eût pas compris.



II.


Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait
toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et
cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu
dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se
représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles
s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation
intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien
un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à
dédommager des longs ennuis de la solitude.

-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit,
appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum
d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue
de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas
voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.

-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.

-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit
Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.
-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant
ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame
Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi
qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant
je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu
depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma
main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans
les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.

-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la
reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la
main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont
la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à
Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa
mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il
est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine
Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main
de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur,
dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui
joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la
recevoir, Pauline!

-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et
en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce
qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je
m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur
et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.

-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire
à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement,
laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et
comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais
pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous
appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec
calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne
Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble
coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait
changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni
à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline;
j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient
en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet...
C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et
offres-en aussi à... cette dame.

Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit
par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante
d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet
blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du
visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit
peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce
degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus
enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle
dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de
celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables
petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la
vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle
ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures,
elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres
et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais,
aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et
enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le
loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en
fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait
une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable
sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un
muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et
redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent
de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient
d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être
vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque
instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette
tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre.

Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble,
se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette
souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne
faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit
que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage
passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle
était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la
journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette
poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste,
enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir
persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son
martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère
heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être
aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre
tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de
lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la
réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait
ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure
détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y
avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot
errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation;
mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait
tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement
monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui
aussi bien qu'à nous-mêmes.

Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve
s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit
d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez
les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes
mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être
à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de
terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter
un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce,
ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt
libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du
public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle
sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux,
quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte,
entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était
instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette
voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie
intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les
vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de
Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale,
était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où
elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et
charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son
entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais
rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même;
mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir
de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille
femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice,
qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des
chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la
pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa
mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille,
n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le
théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur
avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même
temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze
jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient
impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à
l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son
amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa
mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à
Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir.
L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à
vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la
mère de Laurence.

-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu
plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien
excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie!
car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du
malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y
opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à
cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût
écoutée, tu n'en serais pas là!...

-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec
une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire
l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma
bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus
heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon
travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne
madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime
autant que Pauline vous aime.

-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais
enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que
ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé
ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y
songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que
tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras
pénitence.

Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route
de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers,
route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait
lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel
hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être
arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la
journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment
pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire
depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire
de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement
en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et
repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue
singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de
voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais
la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres
atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des
maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent
même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de
découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante
comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien,
elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question
était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait
avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait
ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne,
soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des
deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau
de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la
duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être
légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire,
assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un
expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne
propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à
l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se
ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son
domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle
redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable
Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de
Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions
circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent
très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima
à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de
l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.

-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et
un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme
pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je
ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche
qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer
son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous
voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique.
La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il
fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse
possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres
supérieurs, demander à l'inconnue son passeport.

Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs
étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette
démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et
blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle
l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les
personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une
merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua
pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle
fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba
amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que
lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner
chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le
dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions
tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du
sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques
heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur
ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter
à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un
délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort
effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était
singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu
de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini
par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se
retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois
être encore en rêve.

On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de
prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça
l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant
résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme
par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses
filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût
laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de
la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique.
La plus jeune en pleura de dépit.

Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle
ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses
filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en
voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques
minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi,
la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle
était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de
critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde
visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant
causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave
et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les
curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux
premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la
quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut
rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée.
Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une
chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont
personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était
connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité
présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans
le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on
se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la
protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès
à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les
plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être
exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui
parlez-vous? etc.

Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la
beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir
sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces
noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le
trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais
d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait
comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser
ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de
vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer
cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges;
elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes
moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes
d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle
n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie
exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches
de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes
sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la
malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste,
c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure
compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une
comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à
Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle
souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits
esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant
être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une
bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de
la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à
envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces
femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et
de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes
de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec
elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son
peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le
malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité
triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus
regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus
désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une
parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère,
le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à
Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait
à la capitale.

À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis
contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir
son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti,
et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence,
elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et
moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames,
répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes
infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on
n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard
qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le
calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois,
tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient
presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur
dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites
taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre
hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe
toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être
mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez
trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses
pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être
devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne
en foule jouir de ma société.

Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour
son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant,
avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à
déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à
l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla
de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un
tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de
rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion
à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle,
elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du
fauteuil.

Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des
miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût
annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu
qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de
sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était
le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est
certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de
l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait
posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette
supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que
d'homme à homme.

Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se
retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et
même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa
reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise
que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre
le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce
qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette
petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie
lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le
même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que
ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te
connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai
plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules.

-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit
Pauline un peu déconcertée.

-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause
de vous-même!

Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de
Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres
et la plus sincère vis-à-vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui
eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer
de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si
légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline
aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement
de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle
ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise.

Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît
dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où
elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus
longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune
recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art
et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de
l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait
imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages
d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu
délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle
s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle
voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et
tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du
devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et
résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur
premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa
vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le
soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait
de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et
de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força
Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui
d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art,
non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de
l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle
s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections
passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à
Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son
éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement.

Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans
son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil
embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle
comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre
les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses
traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique
pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère
à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales,
et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria,
frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère
enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne
t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne;
mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine
peut-être, mais celle d'Euripide, disant:

  Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!...

Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un
léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu
le sais, toi...

-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire.
Que ferais-je de cela?

-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria
Laurence, je voudrais tout savoir!

Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux
retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous
ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues
heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni
son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il
lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de
son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se
releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me
comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu
poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée
de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de
l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a
trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence,
elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible
sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est
heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans
effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela
est injuste!

Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence
s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au
jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie
robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis
que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de
Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à
trois jours de là. C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux
épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait
brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans
l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire
comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des
phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de
Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces
choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les
objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale.
Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de
pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence,
comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant.
Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec
une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est
fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de
Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre!

Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout
ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur
ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique.
Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par
inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas,
Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes
cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te
montrer.

Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit
l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si
embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle
adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y
perdre trop de temps, et j'en mettais le double.

-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées
de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.

-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant
tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un
air sombre et désolé.

-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela,
j'étudie!

Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne
s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde
en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers
sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais
elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle.
Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant
monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence
venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait
avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit,
et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle
s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles
qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué.
Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et
essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la
réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage,
toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva,
ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire,
qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!»
dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa
toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage
sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère
s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas
senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de
toutes ses forces.



III.


Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et
l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice
avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se
tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la
province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il
n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir,
de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit
ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province
que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc
d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est
certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on
reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes
n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière
des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la
première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut
traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames
de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache
inclusivement.

À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle
réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier
l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation
de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son
mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir
parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir
prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette
année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et
plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui
possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas
aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait
dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la
capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et
fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première
galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les
applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité
la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait
quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son
talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous
nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller
loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles
racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à
la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient
passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels
meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable!
des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits;
madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la
musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui
entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais
toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée.

Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de
bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui
jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent
pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais
celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses
devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et
soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et
son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ
quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front.

Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance
assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et
agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans
sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule
auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre;
Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait
l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur
elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait
Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble
orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres
avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui,
loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin
les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée
de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de
certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier.
-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant
sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline;
et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait
tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa
réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau
des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire
heureuse sous le poids du travail et des émotions.

Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint
conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort
aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie
de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait
depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en
lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que
deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir
qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne
viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une
petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes
choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc
près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra.

-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de
Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera
que plus inquiète et plus avide.

-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à
comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et
n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée?

-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe
elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre
fille!

-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un
aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville
comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur,
croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de
son amour?

La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée
en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la
mélancolie.

L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline
annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par
d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait
payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait
fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa
fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit
aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son
mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer
la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait
essayer de monter un petit atelier de broderie.

Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent
silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en
voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline.

Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son
amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait
bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la
vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme
fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le
catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les
nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de
siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice,
tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs
trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se
trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses
y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par
là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles
s'écroulent.

Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et
d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle
était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée
malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de
sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que
de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence,
moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et
de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la
sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue
satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment
d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son
amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès
d'elle.

D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée
par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non
plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle;
l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un
honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son
attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à
Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut
obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à
lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline
excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir.

Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de
délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne
comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de
la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la
prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui
serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices
n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette
insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher
de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette
méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en
triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont
elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un
pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de
revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait.

Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et
charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il
y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études
consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au
milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où
elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la
campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes
aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais
décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie
paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un
monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à
toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le
compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été
aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa
propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens
de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore,
elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après
avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup
regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à
subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme
à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent
l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil,
l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un
mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans
sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se
refroidir, elle se contenait sans s'effacer.

Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la
bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle
n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs,
elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était
parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui
faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise,
quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse
suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par
la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S...
avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas
épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais
sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue
au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente,
même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage
nouveau.

Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si
délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline,
ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de
quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle
ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de
l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la
fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi,
car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et
consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur
intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien
étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté
l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la
remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords
(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs),
mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir
humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus
domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait
pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées
brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle
veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique
cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de
sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de
Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que
la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur
toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si
cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis
l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et
au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à-dire le sentiment du beau
moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait
rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait;
peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à
Laurence.

Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable
dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours
fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre
utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme
extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que
Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son
deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette
blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça
volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence
n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail
devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des
réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable.
Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle
consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites
filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans
l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre
ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une
place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son
juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle
reçut en échange.

Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours
Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à
huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et
causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur
la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de
charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient
rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on
avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon
qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles
avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est
plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même
entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable
esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir
interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce
qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles
demandent.

Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime
de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge,
étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas
seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence
éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant
pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout
tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses
sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule
personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut
étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à
trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se
demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence
devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de
retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans
la solitude; et, pour justifier vis-à-vis d'elle-même cette singulière
inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une
tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.

Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que
l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin
qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute
assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs
hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le
public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail
hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible
intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du
sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres,
des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les
subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns
remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance,
d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu
d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans
images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner
enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne
sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de
cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par
l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public.
Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites,
dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à
poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa
vie.



IV.


Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y
avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour
son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point
homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde,
quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il
avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à
l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage
plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres,
de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes.
Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à
son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne
le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était
un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale;
passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises
qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par
goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux
vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus
que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain
pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les
branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un
peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et
fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie
de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir
avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il
était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès
des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les
personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison
avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce
qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était
précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les
artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule
des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être
ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.

Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde
connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il
n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il
n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs,
point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point
d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont
il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le
dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le
monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de
passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire
paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de
l'art qu'il ne l'était en effet.

Sa position l'avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec
Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure
politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie,
c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable.
Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il
n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune
actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que
Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez
souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait
cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit
pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se
montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa
pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits
services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement
respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis
véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune,
influent, et de n'avoir aucune fatuité.

La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose
étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle
le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de
Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait
qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en
éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en
venger quelque jour.

Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois
ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de
son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà
blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de
désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait
connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche
ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour
qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien
assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point
aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence
avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements
que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de
l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment
généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être
protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie
intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet
serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que
ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles
éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela
était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but
qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant
bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses
intentions.

Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer
une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était
devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était
assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne
s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme,
triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur
l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus
difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son
choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait
avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret,
et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop
adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect
enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour
Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et
on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre
Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui
faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne
pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse
revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la
raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en
était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le
savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait,
et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle
vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une
phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une
résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de
trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas
insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il
craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait
son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline
lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience
lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but.

Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui
manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une
sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour
Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent
de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de
Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le
cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du
peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans
ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du
moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se
comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté
était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette
suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant
dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la
clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait
assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait
dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la
choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la
glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle
ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans
l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier
homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût
encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle
reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe
flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche.
Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait
toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans
les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui
se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que
Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à
voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une
première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là?
demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de
Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de
province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle?
-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement
Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait
pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour
faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle,
délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de
ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que
je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit
par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait
de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie.
-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un
de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps
désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à
Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la
parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe,
elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à
tête, dans le coin du salon.

Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté,
chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties
de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province.
Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur
à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque
sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur
étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les
regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les
coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera
bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns.

Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente
et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais
elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand
charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi
d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia
avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet
homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait
l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le
soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée
dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le
plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts,
sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord
comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout
juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline
ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa
langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de
toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une
admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une
façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer
qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait
est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence
passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie
étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu
commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression
triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore
sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à
Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le
vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et
il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait
jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait.

Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une
résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence,
malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins
que personne, devait en concevoir l'idée.

Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude
qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la
fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la
retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque
aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.

-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux
comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un
instant l'esprit vient aux filles?

Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua
pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre
visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence
sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à
quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché
sur le métier de Pauline.

Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que
trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on
sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la
fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci
faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au
front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans
notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien
que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge!
Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades!

Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille.
Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée
sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de
la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop
longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle
dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un
homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait
en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence.



V.


La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut
madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie
maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais
été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en
méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S...
était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade,
fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à
Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette
ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée
d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle
n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais
madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces
enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger.
Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue
entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la
tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de
détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence.

Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut
fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie
plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont
elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu
d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait
d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre
l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui
était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie,
s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du
dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui
double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de
Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour
qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle
n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec
courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé
profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa
victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que
Laurence se prononçât pour ou contre.

Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses
journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les
représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays
faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de
l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux
comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire
de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le
caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous
les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les
qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien
que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui
veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il
n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit
Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au
vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne
prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien,
répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas,
si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout
à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant.

Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de
Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser
lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait
point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces
mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et
grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence
qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en
laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués
sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie
étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son
agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous
les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son
imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale
le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien
triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec
laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant
pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je
suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux
m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me
donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de
vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En
prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à
Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y
avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le
regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au
bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut
une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du
_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de
Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui,
il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne
l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les
porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès
qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de
l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la
vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même.

Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea
avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise
de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses,
et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle
en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne
l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te
dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton
estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre.
Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le
faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du
monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te
guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les
belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi
de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis
calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la
personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on
puisse être habile à me tromper.

Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui
sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant
le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où
Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières
orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant
un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple.
Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de
tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété
dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de
lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute
mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence
comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement
maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même
courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit
en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa
tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses
sentiments pour Montgenays.

Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle
eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir
dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance
de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa
toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de
temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois
jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle
cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un
tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline,
et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet
d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un
manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez
Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et
vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser.

Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait
sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il
avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays
désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment
personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être
sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il
lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie
volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence.

Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause
de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa
personnalité à cette intrigue.

Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y
tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la
jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait
longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une
feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être
pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion
malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où
il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était
pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus
favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se
retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences,
protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans
promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans
rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de
le condamner.

Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il
était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux
et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et
savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines
tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais
soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait
l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son
bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant
Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation,
disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le
tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette
pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il
m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse.
Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi
et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple
que d'être sa dupe.

-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à
Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un
homme sûr, pénétrant et dévoué.

-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un
secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir
un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline
en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le
pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions
exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec
impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous
trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne
serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous
tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et
lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle
souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position
l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance,
et la fortune peut seule la lui donner.

-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois
qu'il n'y songe nullement.

-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui
soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline
autrement.

-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer;
ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que,
s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour
par des offres honorables.

-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en
s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer.
Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois
incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient
par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa
bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la
bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et
sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons
l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau
sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit,
renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner
aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu
que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de
délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre
femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera
à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve?
Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse
égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle
n'est pas femme à s'y laisser prendre.

Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement
consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses
occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et
Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie
avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler
augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir
entretiendrait son admiration.

Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline
à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour
Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en
lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui
représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels
travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction.
On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins
sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la
force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son
amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller
et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était
maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la
fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les
tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées
journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers
retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de
dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près
chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle
jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance
devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur.
Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir
auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son
dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle
fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit
d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme.



VI.


Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de
Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette
jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore
avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à
la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua
l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne
craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que
Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il
crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne
voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser
Laurence indifférente et loyale.

Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui
devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de
passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à
coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté,
montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence
lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait
Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière
s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays,
après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à
vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait
secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne
voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service.
Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de
rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il
était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires
indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la
simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour,
Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était
un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde,
puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes.
Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne
vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait
s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence
entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire
douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son
âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur
son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une
souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa
rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main
de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et
calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à
moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde
sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant
ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en
crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à
_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de
Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité
pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en
plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir
Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus
sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que
j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main.
Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame
S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce
que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune
homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence.
-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit
Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il
n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme
qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un
feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une
paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce
regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa
la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut
un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui
répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles
sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à
l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du
jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité
dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois
deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis
indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la
conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses
prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses
orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai
Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai
s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége.
Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et
si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons
lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais
cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est
pas la profession.

-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et
un ennemi littéraire, qui plus est.

-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme,
reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver
Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de
ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins.

-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline
est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime,
elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra
quand tu l'auras fait.

-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant
échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de
la voir devenir victime d'une infamie.

-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne
l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais
avec lui en pure perte.

Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon,
Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient
rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa
son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe.
Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit
tout à fait le jeu que jouait Montgenays.

Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce
misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un
système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie
inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution
courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds
découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard
provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où
Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience
d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une
femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à
l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle,
et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité
l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer,
car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une
déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était
impossible de représenter parfaitement un personnage sans
vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa
mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de
lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est
comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la
situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce
pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les
plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh
bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et
que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater;
alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au
malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à
mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie
fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches!

-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que
seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque.
Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers
retranchements sans te compromettre sérieusement.

Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y
avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce.
Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un
auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire,
soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la
verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze
jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel
qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant
le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à
Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se
montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement,
dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais,
lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes,
il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de
séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une
petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il
était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la
belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de
Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que
ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement.
Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit
de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son
empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de
chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin
d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous?

Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie,
Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette
malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté
et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en
lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait
effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était
fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne
réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords,
c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité.

Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un
instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se
leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la
suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur
le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de
chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer,
Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait,
continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut
fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus
sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène:
-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus
étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que
je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète!

-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût
l'effet de la fièvre?

-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je
m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle
l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je
gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte.
C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait
toute la force.

-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant.

-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une
solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à
calmer ses esprits.

-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays.

-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui
craint de s'être trahi.

Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de
méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité
pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte
partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te
frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer
le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras!

À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans
lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de
mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays
s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper,
mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus
en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame
S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner
de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart
d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un
tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à
nous: je serai là, caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre
fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi.

Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les
seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras
de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché
derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille,
et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son
amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle
adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement
vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des
convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait
Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste
nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie
se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur
son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent
Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes,
perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et
la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était
Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui
pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un
suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir
d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le
monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un
nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour
mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une
froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté
d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir,
ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage,
il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble
résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la
lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle
indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait
qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait
à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il
feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup
d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que
Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui
laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de
chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée
se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était
passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir
Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le
reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant
toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment
comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez
lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y
retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une
insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien
feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite.

-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore
longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une
inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil
des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer
clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger
cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange
peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites
ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos
saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce
qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque,
elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement
généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa
rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le
crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais
voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire
tous les scrupules.

Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença...
Lavallée la porta à Laurence.



VII.


Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez
Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence
et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une
école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude.

Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient
en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener
son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible
d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle
irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle
espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour
lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence
pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme
Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie
d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à
ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette
conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition
de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle,
d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle
l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et
d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par
un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son
espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous
les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là
enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le
lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme
faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie.

Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que
celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans
un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de
l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus
grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre,
et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait
d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même
des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait
Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même
était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le
sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant
dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui
laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle
soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je
me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour
de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon
inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays
ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat
d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par
l'éclat de ma vertu.

Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On
aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par
besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de
la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont
toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il
n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de
tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être
humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et
bonnes seulement quand elles rêvent.

Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice;
mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui
couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien
n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à
développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère,
la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là
devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans
cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui;
car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se
rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre
l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût
descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde
sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que
ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son
christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance
passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi
cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin
tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu,
à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui
fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas
lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se
donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité
d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce
pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en
arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après
s'être laissé diviniser.

Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle
affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec
stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car
elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait
pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la
honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer
l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas
voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le
contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée
pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût
voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait
bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune.

Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays,
qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il
était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de
reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les
épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations
jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en
menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put
contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina
en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être
vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour
empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège
pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais
vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets.

-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de
fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en
fait de soufflets j'aurais l'initiative.

-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car
je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute
honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la
moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup
plus cher que le mien.

Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison
que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre
lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que
toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec
Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être
humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier
orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le
mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer
et d'affliger l'autre.

Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et
protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et
Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication,
promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le
trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait
secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au
rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de
consolation.

Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit
le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas
abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la
perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à
pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque
pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se
présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée
par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma
pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu
t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant
le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins
fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne
te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me
tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que,
si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu
essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de
canne.

Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de
Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant
d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son
amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au
parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le
comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que
Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans
se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination
qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette
persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car
il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa
un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment
et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la
malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il
eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être
en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions
sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour
pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de
temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux
genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si
supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions
terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait
été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre
bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il
détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à
Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle
avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant
pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant
pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette
lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour
vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à
craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous
faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir,
avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et
voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence.
Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise,
elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui
voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie,
non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle
m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à
vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais
encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma
folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste,
l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon
âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat.
Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues
souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne
survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me
sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas.
Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas
longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous
entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été
outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur,
ce sera moi encore.

Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à
Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura
d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de
s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec
Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas
davantage.

Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le
chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa
bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de
robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il
n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de
Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays,
qui n'avait pas encore été décachetée.

Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir
entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières
affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé
que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle
lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée.
En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa
que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce
message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le
grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la
parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie,
tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en
lisant ce qui suit:

«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est
Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je
vous ai dit, je le pensais en cet instant-là; l'instant d'après, et
maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore
et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes
bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser,
me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux;
vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin
d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma
faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais
vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de
commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement,
nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce
pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement
de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui
faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez
qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en
moi un ami fidèle et sûr.»

Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle
impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de
sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et
s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait
une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans
sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me
consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris
pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir
de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie
de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait
de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine.

Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée.
Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme,
pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les
yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux
lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à
Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua
l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas
savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait
glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de
Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un
grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait
envoyée sans l'ouvrir.

Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de
Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le
rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait
compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti
impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne
pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement
aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne
voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une
part si funeste à sa dignité.

Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour
dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant
de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui
avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et
le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui
adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de
l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était
indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée
à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui
l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne
pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait
jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les
entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant
Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un
abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre
dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y
jeter vous-même à ma place.

Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva,
jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder
le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une
expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne
n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son
impérieux et magnifique: _Sortez!_

Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une
lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes,
froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs.
Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable
tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle
avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des
colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si
elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite
soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda
quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant
de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...:
-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de
travailler. Elle m'a fait peur.

Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle
se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant
réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle
voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de
lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans
le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi.
Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle
frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état
impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de
rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son
retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put
manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage
à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer
d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque
Laurence reçut une lettre ainsi conçue:

«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le
séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier
jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et
d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou
brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre
servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour
où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas
assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en
disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous
êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon
déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos
amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une
royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même
et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour
jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai
payés cher.»

Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant
quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant
quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses
mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au
lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans
ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et
d'une soeur.

Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et
vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois.
Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les
jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait
supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours.
Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans
sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile.
Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité,
devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui
renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir,
quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres
toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse
sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces.

Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait
voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans
coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit
presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire
que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle.
Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire
pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la
difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux
moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à
émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute
heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se
faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs
de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été
souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit.
Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante
sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un
nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui,
elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de
se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en
s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle
donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et
de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille
finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était
l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de
la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente.
Elle se perdit.

Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut
fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme
on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes,
quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance
sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de
Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer
avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en
donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour.

Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus
grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant
est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un
admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière
le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir
seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse
de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle
revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son
bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la
douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia
tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne
put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut
jalouse d'elle toute sa vie.

Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas
les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son
parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle
en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se
flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite
sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées.





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