Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Rob-Roy
Author: Scott, Walter, Sir, 1771-1832
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Rob-Roy" ***


and Fred); this text is also available at
http://www.ebooksgratuits.com



Walter Scott

ROB-ROY

Publication en 1817
Traduction d'Auguste Defauconpret,
publiée en 1830.



Table des matières

Avertissement de la première édition.
Introduction
Chapitre premier.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.
Chapitre VIII.
Chapitre IX.
Chapitre X.
Chapitre XI.
Chapitre XII.
Chapitre XIII.
Chapitre XIV.
Chapitre XV.
Chapitre XVI.
Chapitre XVII.
Chapitre XVIII.
Chapitre XIX.
Chapitre XX.
Chapitre XXI.
Chapitre XXII.
Chapitre XXIII.
Chapitre XXIV.
Chapitre XXV.
Chapitre XXVI.
Chapitre XXVII.
Chapitre XXVIII.
Chapitre XXIX.
Chapitre XXX.
Chapitre XXXI.
Chapitre XXXII.
Chapitre XXXIII.
Chapitre XXXIV.
Chapitre XXXV.
Chapitre XXXVI.
Chapitre XXXVII.
Chapitre XXXVIII.
Chapitre XXXIX.

Avertissement de la première édition.

Quand l'éditeur des volumes suivants publia, il y a deux années
environ, l'ouvrage intitulé l'_Antiquaire_, il annonça que c'était
la dernière fois qu'il adressait au public des productions de ce
genre. Il pourrait se prévaloir de l'excuse que tout auteur
anonyme n'est qu'un fantôme, comme le fameux Junius; et qu'ainsi,
quoiqu'il soit une apparition plus pacifique et d'un ordre moins
élevé, il ne saurait être obligé de répondre à une accusation
d'inconséquence. On peut trouver une meilleure apologie en imitant
l'aveu du bon Benedict[1], qui prétend que, lorsqu'il disait qu'il
mourrait célibataire, il ne pensait pas vivre jusqu'au jour où il
serait marié. Ce qu'il y aurait de mieux, ce serait si, comme il
est arrivé à quelques-uns de mes illustres contemporains, le
mérite du livre pouvait absoudre l'auteur de la violation de sa
promesse; sans oser l'espérer, il est seulement nécessaire de dire
que ma résolution, comme celle de Benedict, a succombé à une
tentation, ou du moins à un stratagème.

Voici à peu près six mois que l'auteur reçut, par l'intermédiaire
de ses honorables libraires-éditeurs, un manuscrit contenant
l'esquisse de cette nouvelle histoire, avec la permission, ou
plutôt la prière, en termes flatteurs, de la rendre propre à être
publiée. Les corrections et les changements qu'on le laissait
libre de faire ont été si nombreux qu'outre la suppression de
certains noms et d'événements trop près de la réalité, l'ouvrage
peut bien être regardé comme entièrement recomposé. Plusieurs
anachronismes se seront glissés probablement dans le cours de ces
changements, et les épigraphes des chapitres ont été choisies sans
aucun égard à la date supposée des événements. L'éditeur s'en rend
donc responsable. D'autres erreurs appartenaient aux matériaux
originaux, mais elles sont de peu d'importance. Si l'on voulait
exiger une exactitude minutieuse, on pourrait objecter que le pont
sur le Forth, ou plutôt sur l'Avondhu (_rivière noire_), près du
hameau d'Aberfoïl, n'existait pas il y a trente ans. Ce n'est pas
toutefois à l'éditeur d'être le premier à dénoncer ces fautes; il
est bien aise de remercier ici publiquement le correspondant
anonyme et inconnu auquel le lecteur devra la majeure partie de
l'amusement que pourront lui procurer les pages suivantes.

_1er décembre 1817._

Introduction

[...] Aucune introduction ne peut être mieux appropriée à ce roman
que quelques détails sur le personnage singulier dont le nom lui
sert de titre et qui, à travers la bonne et la mauvaise renommée,
a conservé une importance remarquable dans les souvenirs
populaires. Cette importance ne peut être attribuée à la
distinction de sa naissance qui, bien que celle d'un gentilhomme,
n'avait aucune illustration et lui donnait peu de droits à
commander dans son clan; non plus que, malgré une vie agitée et
remplie d'événements, ses hauts faits n'égalent ceux des autres
pillards ou bandits qui ont acquis moins de renommée. Sa gloire
vint en grande partie de ce qu'il habitait sur les limites des
Hautes-Terres et qu'il joua au commencement du dix-huitième siècle
les mêmes tours que ceux qu'on attribue généralement à Robin-Hood
dans le Moyen Âge et cela à quarante milles de Glascow, grande
ville de commerce et siège d'une savante université. Un homme qui
réunissait les vertus sauvages, la politique la plus subtile et la
licence sans bornes d'un Indien d'Amérique vivait en Écosse dans
le siècle auguste de la reine Anne et de George Ier. Il est
probable qu'Addison ou Pope n'auraient pas été peu étonnés s'ils
eussent appris qu'il existait, dans la même île qu'ils habitaient,
un personnage de la profession de Rob-Roy. C'est ce contraste
frappant de la civilisation d'un côté des montagnes et des
entreprises aventureuses et contraires aux lois qui étaient
accomplies par un homme vivant du côté opposé de cette ligne
imaginaire qui créa l'intérêt attaché à son nom; et même encore
aujourd'hui: «Près et loin, à travers les vallons et les montagnes
sont des êtres qui en attestent la vérité et s'animent comme le
feu qu'on remue au seul nom de Rob-Roy.» (Wordsworth.) Rob-Roy
possédait plusieurs avantages pour soutenir avec succès le rôle
qu'il voulait jouer. Le plus grand était son intimité avec le clan
Mac-Gregor dont il descendait: clan si fameux par ses infortunes
et par l'indomptable énergie avec laquelle il se maintint uni en
corps, malgré les lois qui poursuivaient avec la plus sévère
rigueur ce nom proscrit. L'histoire de ce clan était celle de
plusieurs autres dans les Hautes-Terres qui furent écrasés par des
voisins plus puissants et forcés pour leur propre sûreté de
renoncer à leur nom de famille et de prendre celui de leur
vainqueur. Ce qu'il y a de plus particulier dans celle des Mac-
Gregors, c'est leur obstination à conserver leur existence séparée
et leur union comme clan, dans les circonstances les plus
difficiles. [...]

Le sept ou clan de Mac-Gregor prétend descendre de Gregor ou
Gregorius, troisième fils, dit-on, d'Alpine, roi des Écossais, qui
régnait vers l'an 787. Son origine patronymique est donc Mac-
Alpine et on l'appelle communément le clan d'Alpine, nom que
conservera une des tribus ou sous-divisions. C'est un des plus
anciens des Hautes-Terres et nul doute qu'il ne soit d'origine
celtique et qu'il n'eut à une époque des possessions très étendues
dans le Perthshire et l'Argyleshire, auxquelles il continuait
imprudemment à prétendre par le coir a glaive c'est-à-dire par le
droit de l'épée. Vint un temps où les comtes d'Argyle et de
Breadalbane essayèrent de faire comprendre les terres occupées par
les Mac-Gregors dans ces chartes qu'ils obtenaient si facilement
de la couronne, se constituant ainsi un droit légal, sans beaucoup
d'égards pour la justice. Saisissant toutes les occasions
d'empiéter sur les propriétés de leurs voisins moins civilisés,
ils étendirent peu à peu leurs propres domaines sous le prétexte
de concessions royales. Sir Duncan Campbell de Lochow, connu dans
les Hautes-Terres sous le nom de Donacha-Dhu nan Churraichd,
c'est-à-dire Duncan le Noir au Capuchon, parce qu'il avait la
manie de porter une coiffure de ce genre eut, dit-on, de grands
succès dans ces actes de spoliation sur le clan des Mac-Gregors.

Chassé injustement de ses possessions, le clan dévoué se défendit
courageusement et souvent obtint quelques avantages dont il usa
avec une grande cruauté. Cette conduite, quoique naturelle si l'on
songe au pays et à l'époque, fut présentée avec art dans la
capitale comme provenant d'une férocité indomptable à laquelle il
n'y avait d'autre remède qu'une destruction totale.

Un acte du Conseil privé, à Stirling le 22 septembre 1563 sous le
règne de la reine Marie, permet aux seigneurs les plus puissants
et aux chefs des clans de poursuivre le clan Gregor avec le feu et
l'épée: un acte semblable, en 1563, non seulement donne les mêmes
pouvoirs à sir John Campbell de Glenorchy descendant de Duncan au
Capuchon, mais défend aux sujets de la couronne de recevoir ou
d'assister quelque individu que ce soit du clan Gregor, ou de lui
procurer, sous n'importe quel prétexte, des habits ou de la
nourriture.

L'assassinat commis en 1589 sur la personne de John Drummond de
Drummond-Ernoch, garde de la forêt royale de Glenartney, est
raconté ailleurs dans tous ses horribles détails. Le clan Mac-
Gregor jura sur la tête sanglante et détachée du tronc qu'il
ferait cause commune en avouant ce nouvel acte de cruauté. Il
s'ensuivit un arrêté du Conseil privé qui dirigea une nouvelle
croisade contre le «méchant clan Gregor qui continue de répandre
le sang, de se livrer au massacre, au pillage et au vol». Dans ce
document, des lettres de feu et d'épée (_letters of fire and
sword_) sont prononcées contre eux pendant l'espace de deux
années. Le lecteur trouvera les détails de ce fait dans
l'Introduction de la Légende de Montrose de cette nouvelle
édition. D'autres faits, et ils sont nombreux, prouvèrent le
mépris des Mac-Gregors pour des lois dont ils avaient souvent
ressenti la sévérité sans jamais en éprouver la protection.
Quoiqu'ils fussent peu à peu privés de leurs possessions et de
tous moyens ordinaires de se procurer des aliments, on ne pouvait
supposer qu'ils se laissassent mourir de faim tant qu'il leur
resterait les moyens de prendre à des étrangers ce qu'ils
regardaient comme leur propre bien. Dès lors ils s'abandonnèrent
au pillage et s'accoutumèrent à répandre le sang. Leurs passions
étaient impétueuses, et avec un peu de ménagement de la part de
leurs voisins les plus puissants, on aurait pu facilement les
empêcher de commettre aucune des violences dont leurs rusés
ennemis prirent avantage pour attirer sur ces hommes ignorants le
blâme et le châtiment. [...]

Malgré ces actes de rigueur, exécutés avec la même énergie qu'ils
étaient donnés, quelques individus de ce clan conservèrent encore
des propriétés, et le chef du nom, en 1592, est désigné comme
Allaster Mac-Gregor de Glenstrae. C'était, dit-on, un homme brave
et actif mais on apprend, par sa confession à l'heure de sa mort,
qu'il fut engagé dans bien des querelles sanglantes dont une enfin
devint fatale à lui et à une partie de sa suite: ce fut le célèbre
combat de Glenfruin, près de l'extrémité sud-ouest du loch Lomond,
dans les environs duquel les Mac-Gregors continuaient d'exercer
beaucoup d'autorité par le coir a glaive, ou le droit du plus
fort, dont nous avons déjà parlé.

Il y eut aussi de longues contestations entre les Mac-Gregors et
le laird de Luss, chef de la famille de Colquhoun, puissante
maison de la partie basse du loch Lomond. Les traditions des Mac-
Gregors affirment que cette querelle s'éleva pour un sujet bien
léger. Deux Mac-Gregors, étant surpris par la nuit, demandèrent
asile dans une maison à un serviteur des Colquhouns; on leur
refusa l'hospitalité et ils se réfugièrent dans un des bâtiments
extérieurs, prirent un mouton de la bergerie, le tuèrent, en
firent leur souper, puis offrirent, dit-on, d'indemniser le
propriétaire. Le laird de Luss fit saisir les coupables et en
vertu de cette justice sommaire dont les barons féodaux abusaient
si aisément, ils furent condamnés et exécutés. Les Mac-Gregors
citent à l'appui de ces détails un proverbe commun dans leur clan
et qui maudissait l'heure où «le mouton noir à la queue blanche
devint un agneau» (Mult dhu an carbail ghil). Pour venger cette
insulte, le laird de Mac-Gregor rassembla trois ou quatre cents
hommes et marcha vers Luss, des rives de Loch-Long, par un sentier
appelé Raid na Gael, ou le Sentier du Montagnard.

Sir Humphrey Colquhoun reçut promptement avis de cette incursion
et réunit des forces deux fois plus nombreuses que celles de ses
adversaires; entre autres des gentilshommes du nom de Buchanan,
des Grahames et autres nobles du Lennox, avec une troupe de
citoyens de Dumbarton, sous le commandement de Tobias Smollet,
magistrat ou bailli de cette ville et l'ancêtre de l'auteur
célèbre du même nom.

Les deux partis se rencontrèrent dans la vallée de Glenfruin -- la
vallée du chagrin -- nom qui semblait anticiper sur les événements
de la journée, laquelle, fatale aux vaincus, devait l'être
également pour les vainqueurs, «l'enfant qui n'était pas né du
clan Alpine ayant eu sujet dans la suite de s'en repentir». Les
Mac-Gregors, un peu découragés par l'apparition d'une force si
supérieure à la leur, furent conduits à l'attaque par un voyant
qui prétendait voir leurs principaux adversaires enveloppés dans
leur linceul. Le clan chargea avec furie le front de l'ennemi
tandis que John Mac Gregor, suivi d'une troupe nombreuse, faisait
sur le flanc une attaque imprévue. Une grande partie de la force
des Colquhouns consistait en cavalerie qui ne pouvait agir dans un
terrain gras. On dit qu'elle disputa avec bravoure le champ de
bataille et fut enfin complètement mise en déroute. Les fugitifs
furent massacrés sans pitié, deux ou trois cents de ces malheureux
restèrent sur la place. Si les Mac-Gregors ne perdirent, comme on
l'assure, que deux hommes, ils avaient peu de motifs de se livrer
à une semblable boucherie. On dit que leur fureur s'étendit jusque
sur une troupe d'étudiants en théologie qui étaient venus
imprudemment pour être témoins de l'action. Le fait paraît douteux
parce que l'acte d'accusation contre le chef du clan n'en parle
pas, non plus que l'historien Johnston et un professeur Ross qui
écrivit une relation de la bataille vingt-neuf ans après qu'elle
eût été donnée; et cependant il est attesté par les traditions du
pays et par une pierre restée sur le lieu de combat qui est
appelée Leck a Mhinisteir, la Pierre du Clerc ou du Ministre.

Les Mac-Gregors imputent cette cruauté à un seul homme de leur
tribu, célèbre par sa force et sa taille, appelé Dugald Ciar-Mohr
ou le Grand Homme couleur de Souris. Dugald était le frère de lait
de Mac-Gregor et le chef lui avait confié la garde de ces jeunes
gens en lui enjoignant de veiller à leur sûreté jusqu'à ce que le
combat fût terminé. Soit qu'il craignît qu'ils ne lui
échappassent, soit qu'il eût été offensé par quelque sarcasme
lancé contre sa tribu, peut-être même simplement excité par la
soif du sang, ce barbare, tandis que les siens poursuivaient les
fuyards, égorgea ses prisonniers sans défense. Lorsque, à son
retour, le chef demanda où étaient les jeunes gens, le Ciar-Mohr
(prononcez Kiar) tira son épée sanglante et dit: «Demande à ceci
que Dieu ait pitié de mon âme.» Ces derniers mots faisaient
allusion à ceux que ses victimes avaient prononcés tandis qu'il
les assassinait.

D'après cette version, il semblerait que cette horrible partie de
l'histoire des Mac-Gregors est fondée sur un fait mais que le
nombre des victimes du Ciar-Mohr a été exagéré dans les récits des
Basses-Terres. Le bas peuple assure que leur sang ne put jamais
s'effacer de la pierre. Mac-Gregor témoigna la plus grande horreur
de cette action et reprocha à son frère de lait une atrocité qui
allait inévitablement entraîner la destruction de son clan. Cet
homme cruel qui était l'aïeul de Rob-Roy appartenait à la tribu de
laquelle ce dernier descendait. Il est enterré dans l'église de
Fortingal où l'on montre encore son tombeau couvert d'une large
pierre. La force, le courage dont il était doué sont le sujet de
plus d'une tradition.

Le frère de Mac-Gregor fut du petit nombre de ceux qui périrent
dans l'action. On l'enterra près du champ de bataille et la place
est marquée par une pierre grossière appelée la Pierre grise de
Mac-Gregor.

Sir Humphrey Colquhoun, étant bien monté, se sauva dans le château
de Banochar ou Benechra. Ce ne fut point pour lui une retraite
sûre car quelque temps après il fut assassiné dans un des
souterrains du château: les annales de la famille disent que ce
fut par les Mac-Gregors mais d'autres traditions accusent les
Macfarlanes.

La bataille de Glenfruin et la cruauté des vainqueurs dans la
poursuite fut rapportée au roi Jacques VI, de la manière la plus
défavorable aux Mac-Gregors, à qui leur réputation d'hommes braves
mais indisciplinés ne pouvait que nuire dans cette occasion.
Jacques put bientôt comprendre l'étendue du massacre; les veuves
de ceux qui avaient perdu la vie, au nombre de deux cent vingt, en
grand deuil, montées sur de blancs palefrois et portant chacune au
bout d'une lance la chemise ensanglantée de leur mari, parurent à
Stirling, en présence de ce monarque avide de semblables scènes,
et demandèrent vengeance de la mort de leurs époux contre ceux qui
les avaient réduites au désespoir.

Le moyen auquel on eut recours fut au moins aussi cruel que les
atrocités qu'on avait l'intention de punir. Par un acte du Conseil
privé, daté du 3 avril 1603, le nom de Mac-Gregor fut aboli et il
fut ordonné à ceux qui l'avaient porté jusqu'alors de le changer
pour d'autres surnoms, la peine de mort étant prononcée contre les
récalcitrants; sous la même peine, tous ceux qui avaient pris part
au combat de Glenfruin ou à quelque autre combat spécifié dans
l'acte avaient défense de porter aucune arme, excepté le couteau
pointu qui leur servait à prendre leurs repas. Par un acte
subséquent, 24 juin 1613, la peine de mort fut aussi prononcée
contre les gens de l'ancienne tribu de Mac-Gregor qui se
réuniraient au nombre de plus de quatre. Ces arrêtés furent
convertis par un acte du Parlement, 1617, chapitre 26, en lois qui
frappèrent jusqu'à la génération suivante. On donna pour raison
qu'un grand nombre des enfants de ceux contre lesquels les actes
du Conseil privé avaient été prononcés approchaient alors de l'âge
d'homme, et que leur permettre de reprendre le nom de leurs
parents, c'eût été rendre au clan toute sa force première. [...]

Les Mac-Gregors, malgré les lettres de feu et d'épée et les ordres
d'exécution militaire si souvent prononcés contre eux par le corps
législatif d'Écosse qui perdit dans cette occasion la conscience
de sa dignité, pouvant à peine prononcer sans colère le nom du
clan proscrit, les Mac-Gregors, disons-nous, ne montrèrent aucune
disposition à se séparer. Ils se soumirent aux lois en ce qu'il
s'agissait de prendre le nom des familles voisines parmi
lesquelles ils vivaient pour devenir, suivant que l'occasion s'en
présentait, des Drummonds, des Campbells, des Grahames, des
Buchanans, des Stewarts ou autres; mais dans tous les cas où il
s'agissait de se rallier d'intention ou de se donner des preuves
d'attachement mutuel, ils restaient le clan Gregor, unis pour le
droit ou pour l'injure, et menaçant d'une vengeance générale ceux
qui commettraient quelque agression contre un individu de leur
clan.

Ils continuèrent d'attaquer et de se défendre avec aussi peu de
crainte qu'avant les lois qui ordonnaient leur dispersion,
imparfaitement effectuée, comme il le paraît par le préambule du
statut de 1633. Le chapitre 30 de ce statut dit que le clan
Gregor, supprimé et forcé à la tranquillité par les soins du
défunt roi Jacques d'éternelle mémoire, s'est de nouveau montré
dans les comtés de Perth, de Stirling, de Clackmannan, de
Monteith, de Lennox, d'Angus et de Hearns; pour laquelle raison il
rétablit l'incapacité attachée au clan, et permet de créer une
nouvelle commission pour faire exécuter les lois contre cette race
rebelle.

Malgré l'extrême sévérité de Jacques Ier et de Charles Ier contre
ce malheureux clan que la proscription rendait furieux et qui
ensuite était puni pour céder à des passions excitées avec
adresse, tous les Mac-Gregors s'attachèrent pendant la guerre
civile à la cause de ce dernier monarque. Leurs bardes ont
attribué cette conduite à un respect traditionnel pour la couronne
d'Écosse, portée jadis par leurs ancêtres et ils en appellent à
leurs armoiries qui consistent en un pin en sautoir avec une épée
nue dont la pointe soutient une couronne royale. [...]

À une époque plus rapprochée que ces temps mélancoliques (1651),
nous voyons le clan Mac-Gregor réclamer les immunités des autres
tribus, lorsqu'il est sommé par le Parlement d'Écosse de résister
à l'invasion de l'armée républicaine. Le dernier jour de mars de
la même année, une supplique au roi et au Parlement, de Callum
Mac-Condachie Vich Euen et Euen Mac-Condachie Euen, en leur propre
nom et au nom de tous les Mac-Gregors, apprend que, tandis qu'en
obéissance aux ordres du parlement qui enjoignaient au clan de se
réunir sous ses chieftains pour la défense de la religion, du roi
et des royaumes les pétitionnaires avaient rassemblé leurs gens
pour garder les sentiers à la tête de la rivière de Forth, ils
furent arrêtés dans leur dessein par le comte d'Athole et le laird
de Buchanan, lesquels exigeaient le service de plusieurs Mac-
Gregors dans leur armée. Cette contestation était probablement due
au changement de nom, le comte et le laird prétendant avoir le
droit d'enrôler les Mac-Gregors sous leurs bannières comme des
Murrays et des Buchanans. Il ne paraît pas que la pétition des
Mac-Gregors qui demandaient qu'il leur fût permis de reconstituer
leur clan ait reçu une réponse mais à la restauration, le roi
Charles, dans le premier parlement écossais de son règne (statut
164, ch. 195), annula les différents actes portés contre ces
malheureux, les rétablit dans le droit de porter leur nom de
famille et autres privilèges communs à ses sujets, donnant pour
raison de cette clémence que tous ceux qui étaient autrefois
désignés sous le nom de Mac-Gregor avaient, pendant les derniers
troubles, montré tant de loyauté et d'affection pour le roi que
leur conduite effaçait leurs fautes passées et le souvenir des
châtiments qu'ils avaient encourus. [...]

Il ne paraît pas toutefois qu'après la Révolution les lois contre
le clan aient été sévèrement exécutées, et dans la dernière moitié
du dix-huitième siècle on les négligea tout à fait: des
commissaires aux subsides qui portaient le nom proscrit de Mac-
Gregor furent nommés, des décrets de la cour de justice furent
prononcés, enfin des actes légaux conclus sous la même
appellative. Néanmoins les Mac-Gregors, tant que ces lois n'eurent
pas été révoquées, se résignèrent à la privation du nom qui était
le leur par droit de naissance et firent même quelques tentatives
dans le dessein d'en adopter un autre. Ceux de Mac-Alpine et de
Grant furent proposés, mais on ne parvint pas à s'entendre et l'on
se soumit au mal comme à une nécessité jusqu'au moment où un acte
abolitif de toutes les dispositions pénales sous le poids
desquelles l'ancien clan gémissait lui accorda une réhabilitation
complète. Ce statut si bien mérité par les services de plus d'un
gentilhomme Mac-Gregor, le clan s'en prévalut avec cet
enthousiasme des temps passés qui les avait fait souffrir si
cruellement d'une punition que la plupart des autres sujets du roi
auraient regardée comme peu importante. [...]

Ayant brièvement raconté l'histoire de ce clan qui présente un
exemple intéressant du caractère indélébile du système patriarcal,
l'auteur doit entrer dans quelques détails sur le personnage qui
donne son nom à ce roman.

On a vu plus haut que Rob-Roy descendait de Ciar-Mohr, le Grand
Homme couleur de Souris, que la tradition accuse d'avoir assassiné
de jeunes étudiants à la bataille de Glenfruin. Sans nous engager,
non plus que nos lecteurs, dans le labyrinthe d'une généalogie de
montagnards, il suffira de dire qu'après la mort d'Allaster Mac-
Gregor de Glenstrae, le clan, découragé par les persécutions
continuelles de ses ennemis, n'avait pas osé se placer sous la
domination d'un seul chef. Suivant les lieux de leur résidence et
de leur descendance immédiate, les différentes familles étaient
conduites et dirigées par des _chieftains, _ce qui, suivant
l'acception des montagnes, signifie le premier d'une branche
particulière d'une tribu, par opposition à _chef, _qui commande au
clan entier.

La famille et les descendants de Dugald Ciar-Morh vivaient
principalement dans les montagnes, entre le loch Lomond et le loch
Katrine; elle y occupait des propriétés assez considérables, soit
parce qu'elle y était soufferte, soit par le droit de l'épée,
droit qu'il n'était jamais sûr de lui contester, ou par des titres
divers qu'il serait inutile de détailler. Le fait est que ces Mac-
Gregors vivaient dans ce lieu comme des gens que chacun désirait
se concilier; leur amitié était nécessaire à la paix du voisinage,
et leur assistance non moins désirable pendant la guerre.

Rob-Roy Mac-Gregor Campbell (il portait ce dernier nom en
conséquence des actes du Parlement qui avaient aboli le sien)
était le plus jeune fils de Donald Mac-Gregor de Glengyle; il
avait été lieutenant-colonel (probablement au service de Jacques
II), suivant l'assertion de sa femme, fille de Campbell de
Glenfalloch. Sa qualification propre était d'Inversnaid mais il
paraît qu'il avait quelques droits à la propriété de Craig-
Royston, domaine de rochers et de bois situé à l'est du loch
Lomond où ce lac magnifique se perd dans les sombres montagnes de
Glenfalloch.

L'époque de sa naissance est incertaine mais on assure qu'il joua
un rôle actif dans les scènes de guerre et de pillage qui
succédèrent à la Révolution: la tradition affirme qu'il fut le
chef d'une excursion illégale dans la paroisse de Kippen, située
dans le Lennox et qui eut lieu dans l'année 1691. Peu sanglante
puisque une seule personne y perdit la vie, les déprédations qui
s'y commirent ne l'en firent pas moins désigner par le nom du
_hers'ship _ou dévastation de Kippen. L'époque de sa mort est
également inconnue mais comme on a dit qu'il a survécu à l'année
1733 et qu'il mourut fort avancé en âge, on peut supposer qu'il
avait environ vingt-cinq ans à l'époque où la dévastation de
Kippen eut lieu; ce qui mettrait sa naissance au milieu du dix-
septième siècle.

Pendant les temps les plus paisibles qui succédèrent à la
Révolution, Rob-Roy, ou Red-Robert, semble avoir exercé ses
talents actifs qui n'avaient rien de médiocre comme conducteur ou
marchand de bestiaux. On peut croire qu'à cette époque aucun
habitant des Basses-Terres et à plus forte raison aucun marchand
anglais ne s'avisait de conduire les siens dans les montagnes. Ces
animaux donnaient lieu à un commerce très important et ils étaient
escortés aux foires, sur les frontières des Basses-Terres, par les
montagnards armés qui se conduisaient avec honneur et bonne foi
envers leurs acheteurs du sud. Une querelle s'élevait-elle, les
habitants des frontières qui avaient l'habitude d'approvisionner
les marchés anglais trempaient leurs bonnets dans le plus prochain
ruisseau et, l'entortillant autour de leurs mains opposaient leurs
gourdins aux larges épées nues de leurs adversaires lesquels
n'avaient pas toujours la supériorité. J'ai entendu dire à des
personnes âgées qui avaient pris part à ces querelles que les
montagnards y mettaient beaucoup de circonspection, ne se servant
jamais de la pointe de leur épée, et moins encore de leurs
pistolets ou de leurs poignards. Une écorchure ou un coup à la
tête étaient promptement guéris; et comme le commerce était
avantageux aux deux parties, ces légères escarmouches
n'apportaient aucune interruption à la bonne harmonie. Il était
surtout du plus haut intérêt pour les montagnards, dont les
revenus territoriaux dépendaient entièrement de la vente des
bestiaux noirs (les boeufs), et un marchand adroit et expérimenté
non seulement retirait de grands profits de ses spéculations, mais
encore en procurait à ses amis et à ses voisins.

Rob-Roy eut pendant plusieurs années beaucoup de succès dans cette
branche de commerce et en s'attirant une confiance générale il se
fit estimer dans le pays. Son importance augmenta par la mort de
son père qui lui laissa, outre la tutelle de son neveu Gregor Mac-
Gregor, la surveillance de sa propriété de Glengyle, double
circonstance qui lui donna parmi le clan l'influence que devait
avoir le représentant de Dougal Ciar. Or, une telle influence
était d'autant plus grande que cette branche des Mac-Gregors
semble avoir refusé l'obéissance à Mac-Gregor de Glencarnock,
l'ancêtre du sir Evan Mac-Gregor actuel, et prétendu avec succès à
une espèce d'indépendance.

Vers la même époque Rob-Roy acquit une nouvelle importance en
achetant ou en affermant la propriété de Craig-Royston que nous
avons déjà mentionnée. Dans ces jours prospères de son existence
il était en grande faveur auprès de son plus proche et plus
puissant voisin James, premier duc de Montrose, dont il reçut
beaucoup de marques d'égards. Sa Grâce consentit à lui donner,
ainsi qu'à son neveu, un droit de propriété sur les domaines de
Glengyle et d'Inversnaid, qu'ils n'avaient jusqu'alors exploités
qu'en qualité de tenanciers. Enfin le duc, dans l'intérêt du pays
et de ses propres terres, soutint notre aventurier en lui prêtant
une somme considérable afin de l'aider dans ses spéculations
relatives au commerce des bestiaux.

Malheureusement ce commerce était sujet, comme il l'est encore, à
de subites fluctuations et Rob-Roy, par suite d'une baisse
soudaine et, comme l'ajoute une tradition favorable, par la
mauvaise foi d'un associé appelé Macdonald auquel il avait
imprudemment donné sa confiance et fait de fortes avances; Rob-
Roy, disons-nous, devint insolvable. Il se cacha mais non pas les
mains vides, si l'on en croit une sommation à comparaître lancée
contre lui, et qui affirmait qu'il était porteur d'environ mille
livres sterling extorquées de différents seigneurs ou
gentilshommes sous prétexte de leur acheter des vaches dans les
Hautes-Terres. Cette sommation parut en juin 1712 et fut plusieurs
fois répétée. Elle fixe l'époque où Rob-Roy changea ses
spéculations commerciales pour d'autres d'une nature très
différente.

Il paraît que vers ce temps il quitta sa résidence ordinaire pour
Inversnaid, à dix ou douze milles d'Écosse (le double en milles
anglais) plus loin dans les montagnes et commença cette vie
aventureuse qu'il continua jusqu'à sa mort. Le duc de Montrose qui
se croyait trompé et joué employa tous les moyens en son pouvoir
pour recouvrer son argent. Rob-Roy fut exproprié de ses terres,
ses bestiaux et ses meubles furent saisis et vendus.

On dit que cette opération fut poursuivie avec la plus grande
sévérité et que les suppôts de la loi qui ne sont pas
ordinairement les personnes les plus polies insultèrent la femme
de Mac-Gregor d'une manière qui aurait pu éveiller des sentiments
de vengeance dans le coeur d'un homme plus patient. C'était une
femme d'un caractère fier et hautain et il est assez probable
qu'en voulant les troubler dans l'exercice de leurs fonctions elle
aura excité leur colère bien que, pour l'honneur de l'humanité, on
doive espérer que l'histoire qu'on rapporte est une exagération
populaire. Quoi qu'il en puisse être, la douleur extrême qu'elle
ressentit en se voyant expulsée des rives du loch Lomond se donna
carrière dans un morceau de musique pour la cornemuse, bien connu
encore aujourd'hui sous le nom de la _Complainte de Rob-Roy._

On croit que le fugitif trouva un premier asile dans Glen-Dochart,
sous la protection du comte de Breadalbane, car bien que, dans les
temps les plus reculés, cette famille eût activement concouru à
détruire les Mac-Gregors, elle donna souvent par la suite un abri
à beaucoup d'entre eux. Le duc d'Argyle était aussi un des
protecteurs de Rob-Roy, c'est-à-dire qu'il lui accordait le bois
et l'eau, suivant l'expression des montagnards, -- l'abri des
forêts et l'eau des lacs d'un pays inaccessible.

Ambitieux de conserver ce qu'ils appelaient leurs _suivants _(gens
engagés à leur service militaire), les gentilshommes des Highlands
ne désiraient pas moins d'avoir à leur disposition des hommes d'un
caractère résolu, en guerre avec le monde et avec les lois, et qui
n'hésiteraient pas en temps et lieu à ravager les terres, à
attaquer les fermiers d'un ennemi féodal, sans attirer la
responsabilité sur leurs patrons. Les querelles entre les Grahames
et les Campbells, pendant les guerres civiles du dix-septième
siècle, avaient porté l'empreinte de l'inimitié la plus invétérée;
la mort du grand marquis de Montrose d'un côté, la défaite
d'Inverlochy et l'affreux pillage de Lorn de l'autre étaient des
injures réciproques qui ne se pardonnent pas facilement: Rob-Roy
était donc certain de trouver un refuge dans le pays des
Campbells, d'abord parce qu'il avait pris leur nom comme lié par
sa mère à la famille de Glenfalloch et comme ennemi de la maison
rivale de Montrose. L'étendue des possessions d'Argyle et la
facilité de s'y retirer en cas de danger favorisaient
singulièrement son audacieux plan de vengeance, plan qui n'était
rien moins qu'une guerre de pillage contre le duc de Montrose,
qu'il regardait comme un des auteurs de son exclusion de la
société, de la sentence de proscription prononcée contre lui, de
la saisie de ses meubles, de l'adjudication de sa terre.

Il se disposa donc à employer tous les moyens en son pouvoir pour
nuire au duc, à ses fermiers, à ses parents et à ses amis et, bien
que ce cercle fût suffisamment étendu pour un pillage actif, Rob-
Roy, qui s'était déclaré jacobite, prit la liberté d'envelopper
dans sa sphère d'opération quiconque il lui plaisait de considérer
comme partisan du gouvernement révolutionnaire ou de l'union des
royaumes. Sous l'un ou l'autre de ces prétextes, tous ses voisins
des Basses-Terres qui avaient quelque chose à perdre ou qui
refusaient d'acheter sa protection par le paiement d'un tribut
annuel étaient exposés à ses attaques. [...]

Les habitudes et les opinions de ceux qui résidaient dans le
voisinage des Hautes-Terres prêtaient aussi aux desseins de Rob-
Roy un grand appui. La plupart, issus du clan de Mac-Gregor,
réclamaient la propriété de Balquhidder et autres districts des
Hautes-Terres, comme ayant fait partie autrefois des possessions
de leur tribu, bien que des lois spoliatrices en eussent assuré la
propriété à d'autres familles. Les guerres civiles du dix-septième
siècle avaient familiarisé avec l'emploi des armes ces hommes
naturellement braves et exaspérés par le souvenir de leurs
souffrances. Le voisinage d'un district des Basses-Terres, riche
en comparaison du leur, les poussait presque irrésistiblement à y
faire des incursions et un assez grand nombre d'individus
appartenant à d'autres clans, habitués à mépriser le travail et à
braver le danger, se dirigèrent vers une frontière qui, n'étant
point protégée, promettait une proie facile. L'état du pays,
aujourd'hui si paisible, vérifiait alors cette opinion émise par
le docteur Johnson que les districts les plus indisciplinés des
montagnes étaient ceux qui touchaient le plus aux Basses-Terres.
Il n'était donc pas difficile à Rob-Roy, descendant d'une tribu
dispersée dans un tel pays, de tenir constamment occupée, de
soutenir au moyen de ses opérations projetées une troupe
redoutable.

Il semblait lui-même particulièrement destiné à la profession de
déprédateur. Sa taille n'était pas des plus élevées mais sa force
était extraordinaire, les deux plus grandes particularités de sa
personne étaient la largeur de ses épaules et la longueur presque
disproportionnée de ses bras, longueur si remarquable qu'il
pouvait, dit-on, sans se baisser, attacher ses jarretières, que
les montagnards placent à deux pouces au-dessous des genoux. Son
visage était ouvert, mâle, sombre dans les moments du danger mais
dans les jours de bonheur ses manières étaient franches et gaies.
Ses cheveux, d'un roux foncé et très épais, tombaient en boucles
autour de son visage. La coupe de ses vêtements laissait voir,
comme de raison, les genoux et la partie supérieure des jambes: on
m'a décrit ces dernières comme ressemblant à celles d'un taureau
des montagnes, hérissées de poils roux, et annonçant une force
musculaire comparable à celle de cet animal. À ces particularités
n'oublions pas d'ajouter une grande adresse dans le maniement de
l'épée des Hautes-Terres, talent dans lequel la longueur de son
bras lui donnait un grand avantage et une connaissance parfaite de
toutes les retraites du pays sauvage qu'il habitait ainsi que du
caractère des différents individus, soit amis, soit ennemis, avec
lesquels il pouvait entrer en relation.

Ses qualités morales ne semblaient pas moins favorables aux
circonstances dans lesquelles il était placé. Bien qu'il descendît
du farouche Ciar-Mohr, Rob-Roy n'hérita point de la cruauté de ses
ancêtres; au contraire, il en évitait jusqu'à l'apparence. On
assure qu'il ne répandit jamais le sang à moins d'une absolue
nécessité. Son système de pillage, exécuté avec autant de
hardiesse que de sagacité, était presque toujours couronné de
succès, ses expéditions conduites avec la plus grande célérité.
Semblable à Robin-Hood d'Angleterre, c'était un voleur doux et
poli, et si d'une main il prenait aux riches, de l'autre il
exerçait la libéralité envers les pauvres. Sous quelques rapports,
cette conduite pouvait être politique mais les traditions
générales du pays assurent qu'elle prenait sa source dans des
motifs plus nobles. Tous ceux avec lesquels je me suis entretenu
de lui et j'ai vu dans ma jeunesse des personnes qui avaient connu
Rob-Roy personnellement, m'ont assuré que c'était un homme d'un
caractère bienveillant et humain à sa manière.

Ses idées sur la morale étaient celles d'un chef arabe et
résultaient naturellement d'une éducation sauvage. En supposant
que Rob-Roy eût raisonné sur la carrière qu'il parcourait soit par
choix, soit par nécessité, il se serait probablement donné le
caractère d'un homme brave qui privé de ses droits naturels par la
partialité des lois essayait de les maintenir par sa propre
puissance. [...]

Quelquefois Rob-Roy éprouvait des désastres et courait de grands
dangers personnels. Dans une circonstance remarquable, il fut
sauvé par le sang-froid de son lieutenant, Macanaleister, ou
Fletcher, le _Little-John _de sa troupe, homme actif et qui
jouissait d'une grande célébrité comme tireur. Il arriva que Mac-
Gregor et sa bande furent surpris et dispersés par des forces
supérieures; l'ordre avait été donné de «_pourfendre et de
renverser»_. Chacun veilla à son propre salut mais un hardi dragon
s'attacha à Rob-Roy et l'ayant joint le frappa de sa large épée.
Une plaque de fer que Mac-Gregor portait sous sa toque empêcha
qu'il n'eût la tête fendue jusqu'à la mâchoire mais le coup fut
assez fort pour le renverser par terre et il s'écria en tombant:
«Ô Macanaleister, n'y a-t-il rien dans ton fusil?» Le soldat
s'écria aussi au même instant: «Dieu me damne! ce n'est pas votre
mère qui a tricoté votre bonnet de nuit.» Et il levait le bras
pour frapper un second coup, lorsque Macanaleister fit feu. La
balle lui perça le coeur.

Le portrait suivant de Rob-Roy est tracé par un homme de talent
qui résidait dans le cercle de ces guerres de pillage et qui, en
ayant probablement ressenti les effets, n'en parle pas avec cette
indulgence que, vu leur caractère romantique, elles inspirent
aujourd'hui.

«Cet homme (Rob-Roy Mac-Gregor) avait de la sagacité et ne
manquait ni de politique ni d'adresse; s'étant abandonné à la
licence, il se mit à la tête de tous les vagabonds et mauvais
sujets de ce clan, vers l'extrémité occidentale de Perth et du
Stirlingshire et ravagea toute l'étendue de ces contrées par ses
vols et ses déprédations. Bien peu parmi ceux qui étaient à sa
portée (c'est-à-dire à la distance d'une expédition nocturne)
pouvaient se croire en sûreté, soit dans leurs personnes, soit
dans leurs propriétés, s'ils ne lui payaient la taxe considérable
et dégradante du _black-mail _(taxe des voleurs). Il agissait avec
une telle audace qu'il commettait des vols, levait des
contributions et soutenait des querelles à la tête d'un corps de
troupes armées, en plein jour et à la face du gouvernement.

L'étendue et le succès de ces déprédations ne doivent pas paraître
surprenants lorsqu'on songe qu'elles avaient pour théâtre un pays
où les lois ne sont ni suivies ni respectées.

L'habitude générale de voler des bestiaux aveuglait jusqu'aux
hommes des classes les plus élevées sur l'infamie de cette coutume
et comme les propriétés consistaient principalement en troupeaux,
ils devenaient de plus en plus rares. M. Graham ajoute:

«Par cette raison, il n'y a aucune culture, aucune amélioration du
pâturage et, par la même cause, point de manufactures, enfin point
de commerce, point d'industrie. Les femmes sont extrêmement
fécondes, par conséquent la population nombreuse, et, dans l'état
présent des choses, il n'y a pas dans ce pays de l'ouvrage pour la
moitié des individus. Chaque village est rempli d'oisifs habitués
aux armes et paresseux en tout, excepté lorsqu'il s'agit de
dérober le bien d'autrui. Comme les _buddels _ou _aquavitae houses
_(cabarets) se trouvent à chaque pas, ils passent leur temps dans
ces maisons et très souvent ils y consomment les profits de leurs
gains illicites. Là les lois n'ont jamais été exécutées ni
l'autorité des magistrats établie, là l'officier civil n'ose point
remplir ses devoirs et bien des villages sont à environ trente
milles de l'autorité légale. Enfin il n'y existe ni ordre, ni
autorité, ni gouvernement.

La rébellion de 1715 eut lieu peu de temps après que la célébrité
de Rob-Roy se fut établie et dès lors ses opinions jacobites se
trouvèrent en opposition avec la reconnaissance qu'il devait au
duc d'Argyle pour sa protection indirecte. Le désir de mêler le
bruit de ses pas au tumulte d'une guerre générale le porta à se
joindre aux troupes du comte de Mar, quoique son protecteur fût à
la tête d'une armée opposée aux insurgés des Hautes-Terres.

Les Mac-Gregors ou du moins un clan considérable d'entre eux et
celui de Ciar-Mohr n'étaient pas, dans cette occasion, commandés
par Rob-Roy, mais par son neveu dont nous avons déjà parlé, Gregor
Mac-Gregor, autrement dit James Grahame de Glengyle et dont on se
souvient mieux encore sous l'épithète gaélique de _Ghlune Dhu _ou
Genou Noir, à cause d'une tache noire qui se trouvait sur un de
ses genoux et que ses vêtements de montagnard laissaient voir. Il
n'y a aucun doute que Glengyle, alors très jeune, n'ait, dans le
plus grand nombre des cas, agi par les avis d'un chef aussi
expérimenté que son oncle.

Les Mac-Gregors, assemblés en grand nombre, commencèrent à menacer
les plaines vers l'extrémité la plus basse du loch Lomond. Ils
s'emparèrent à l'improviste de tous les bateaux qui étaient sur le
lac et, probablement pour quelque entreprise dans leur seul
intérêt, les conduisirent par terre à Inversnaid, afin d'arrêter
la marche d'un corps considérable de whigs des pays de l'ouest qui
avaient pris les armes pour le gouvernement et se dirigeaient de
ce côté.

Les whigs firent une excursion pour recouvrer leurs bateaux: leurs
forces consistaient en volontaires de Paisley, Kilpatrick et
autres lieux, qui, avec l'assistance d'un corps de matelots,
remontèrent la rivière Leven dans de longs bateaux appartenant à
un vaisseau de guerre alors à l'ancre dans la Clyde. À Luss, ils
furent rejoints par sir Humphry Colquhoun et James Grant, son
beau-fils, accompagnés de leur suite, revêtus de l'habit
montagnard de l'époque, lequel est décrit d'une manière
pittoresque. Les deux partis se rencontrèrent à Craig-Royston mais
les Mac-Gregors n'offrirent point le combat. Si nous devons en
croire les détails de l'expédition donnés par l'historien Rae, les
whigs sautèrent à terre avec la plus grande intrépidité; aucun
ennemi ne se présenta pour s'opposer à leur débarquement et par le
bruit de leurs tambours qui résonnaient constamment, par la
décharge de leur artillerie et autres armes à feu, ils
terrifièrent les Mac-Gregors qui ne sortirent de leurs retraites
que pour regagner en désordre le camp général des montagnards à
Strath-Fillan. Les habitants des Basses-Terres rentrèrent donc en
possession des bateaux à grands frais de bruit et de courage mais
sans avoir couru de grands dangers.

Après cette absence momentanée de ses anciennes retraites, Rob-Roy
fut envoyé par le comte de Mar à Aberdeen pour soulever, à ce que
l'on croit, une partie du clan Gregor qui est établie dans ce
pays. Ces hommes, issus de sa propre famille (la race de Ciar-
Mohr), étaient les descendants d'environ trois cents Mac-Gregors
que le comte de Murray, vers l'an 1624, leva dans ses domaines du
Monteith pour s'opposer à ses ennemis les Mac-Intoshs, race aussi
fière et aussi turbulente que celle des Mac-Gregors eux-mêmes.
[...]

Nous avons déjà dit que l'attitude de Rob-Roy pendant
l'insurrection de 1715 fut très équivoque, sa personne et sa suite
étant dans l'armée des Hautes-Terres tandis que son coeur semblait
être avec le duc d'Argyle. Cependant les insurgés furent obligés
de se fier à lui comme à leur seul guide lorsqu'ils marchèrent de
Perth vers Dumblane, dans l'intention de traverser le Forth à
l'endroit qu'on appelle les gués de Frew et quoiqu'ils fussent
convaincus qu'il ne méritait pas leur confiance.

Ce mouvement des insurgés vers l'ouest amena la bataille de
Sheriff-Muir, bataille restée sans résultats décisifs immédiats
mais dont le duc d'Argyle sut recueillir tous les avantages. On
doit se souvenir que l'aile droite des montagnards y renversa et
tailla en pièces l'aile gauche d'Argyle tandis que l'aile gauche
de l'armée de Mar, composée des clans Stewart, Mackenzie et
Cameron, était en déroute complète. Dans cette affreuse bagarre
Rob-Roy conserva son poste sur une montagne au centre de la
position que les habitants des Hautes-Terres avaient choisie, et,
bien que, assure-t-on, une attaque de sa part aurait décidé de la
journée, on ne put le déterminer à charger l'ennemi.
Malheureusement pour les insurgés la conduite d'une bande de
Macphersons avait été confiée à Mac-Gregor, car le chef naturel de
ce clan, vu son âge et ses infirmités, se trouvait incapable de se
mettre à leur tête. Il se reposait de ce soin sur son héritier,
Macpherson de North, et ainsi cette tribu ou du moins une partie,
fut incorporée avec celle de ses alliés les Mac-Gregors. Tandis
que Rob-Roy laissait écouler dans l'inaction le moment favorable
pour l'attaque, il reçut de Mar l'ordre formel d'avancer; mais il
répondit froidement: «Non, non, s'ils ne peuvent vaincre sans moi,
ils ne le pourront pas plus avec moi.» Un des Macphersons, nommé
Alexandre, qui professait l'état primitif de Rob-Roy, c'est-à-dire
celui de conducteur de bestiaux, mais homme d'un grand courage,
indigné de la conduite de son chef momentané, jeta son plaid, tira
sa claymore et appelant ses compagnons: «Ne supportons pas
davantage une telle honte, s'écria-t-il; s'il refuse de vous
conduire, je me charge de le faire.»

Rob-Roy répondit avec un grand sang-froid: «S'il était question de
conduire des boeufs et des vaches des Hautes-Terres, Sandie, je
m'en rapporterais à votre supériorité mais il s'agit de conduire
des hommes, et en cela je suis certainement meilleur juge que
vous.»

«S'il était question de conduire des boeufs de Glen-Eigas,
répliqua le Macpherson, Rob-Roy ne songerait point à rester le
dernier, mais à marcher en tête.»

Irrité de ce sarcasme, Mac-Gregor tira sa claymore et les deux
montagnards en seraient venus aux mains si de part et d'autre
leurs amis n'eussent rétabli la paix. Toutefois, le moment
opportun était passé et Rob-Roy, qui ne perdait jamais de vue ses
intérêts particuliers, permit à sa suite de dépouiller les morts
des deux partis.

L'auteur de la belle ballade satirique sur la bataille de Sheriff-
Muir n'a point oublié de stigmatiser la conduite de notre héros
dans cette occasion remarquable:

«Rob-Roy, sur le haut d'une montagne, guettait l'instant de
s'emparer du butin; il paraît qu'il n'était pas venu pour autre
chose, car il ne quitta point le lieu où il était caché avant que
la bataille fût finie.» _(Jacobits relics)_

Malgré l'espèce de neutralité de Rob-Roy pendant le cours de la
rébellion, il n'échappa point à quelques-unes des punitions
infligées à ceux qui en avaient fait partie; il fut compris dans
l'acte d'_attainder _et la maison de Breadalbane, qui était son
refuge, fut brûlée par lord Cadogan lorsque ce général traversa
les Hautes-Terres pour désarmer et punir les clans insurgés. Mais,
se rendant à Inverary avec environ quarante ou cinquante hommes de
sa suite, Rob-Roy, par une apparente soumission, se concilia les
bonnes grâces et la protection du colonel Patrick Campbell de
Finnah. Étant ainsi à peu près à l'abri du ressentiment du
gouvernement, Rob-Roy établit sa résidence à Craig-Royston, près
du loch Lomond, au milieu de ses propres parents et ne perdit
point de temps pour rallumer sa querelle particulière avec le duc
de Montrose. Dans ce dessein, il rassembla autant de fantassins
qu'il en eût jamais commandé car il se faisait suivre constamment
par une garde de dix ou douze hommes d'élite qu'il lui aurait été
facile d'élever jusqu'à cinquante ou soixante.

De son côté, le duc de Montrose employa tous les moyens possibles
pour détruire son importun adversaire; Sa Grâce s'adressa au
général Carpenter et trois corps de troupes reçurent l'ordre de se
diriger sur Glascow, Stirling et Finlarig, près de Killin.
M. Graham de Killearn, l'homme d'affaires du duc, son parent et en
même temps shérif-député du comté de Dumbarton, accompagna les
troupes afin qu'elles pussent agir avec la sanction de l'autorité
civile et avoir un guide fidèle à travers les montagnes. Ces
différentes colonnes avaient le projet d'arriver en même temps
dans le voisinage de la résidence de Rob-Roy et de surprendre ce
rebelle ainsi que sa suite; mais des pluies abondantes, la
difficulté des routes et les intelligences au moyen desquelles le
proscrit connaissait leur marche trompèrent leurs combinaisons.
Les troupes, trouvant les oiseaux envolés, s'en vengèrent en
détruisant le nid. On brûla la maison de Rob-Roy mais non
impunément car les Mac-Gregors, cachés parmi les buissons et les
rochers, firent feu sur les troupes et tuèrent un grenadier.

Rob-Roy se vengea par un singulier acte d'audace de la perte qu'il
venait d'essuyer. Vers le milieu de novembre 1716, le même John
Graham de Killearn dont nous venons de parler s'était rendu dans
un lieu appelé Chapel-Errock où les fermiers du duc devaient de
leur côté se réunir pour le paiement des rentes. John Graham avait
déjà reçu d'eux environ trois cents livres lorsque Rob-Roy entra
dans l'appartement à la tête d'une troupe armée. Le fidèle homme
d'affaires espéra sauver l'argent de son maître en jetant les
livres de compte et l'argent dans un grenier, croyant qu'ils ne
seraient point aperçus, mais le pillard expérimenté ne pouvait
être facilement trompé lorsqu'un tel objet était le but de ses
recherches: il trouva les livres et l'argent, se mit
tranquillement à la place du receveur, examina les comptes, mit
les rentes dans sa poche et donna des reçus au nom du duc disant
qu'il compterait avec Sa Grâce pour les dommages qu'elle lui avait
fait essuyer et dans lesquels il comprenait l'incendie de sa
maison par le général Cadogan et la dernière expédition contre
Craig-Royston, puis il ordonna à M. Graham de le suivre. Il ne
paraît pas qu'il usât envers lui de rudesse ou de violence bien
qu'il l'informât qu'il le regardait comme un otage et qu'il le
menaçât de mauvais traitements en cas qu'il fût suivi de trop
près. On cite peu de faits aussi audacieux. Après un voyage rapide
(pendant lequel M. Graham semble ne s'être plaint que de la
fatigue), Rob-Roy emmena son prisonnier dans une île sur le lac
Katrine et le força d'écrire au duc pour lui annoncer que sa
rançon était fixée à trois mille quatre cents marcs, cette somme
étant le surplus que Mac-Gregor prétendait lui être dû, déduction
faite de ce qu'il avait pris.

Néanmoins, après avoir retenu M. Graham cinq ou six jours dans
l'île, qui est encore appelée aujourd'hui la prison de Rob-Roy et
qui ne devait point être un logement agréable pendant les nuits de
novembre, le proscrit, désespérant d'obtenir de plus grands
avantages de son entreprise téméraire, laissa son prisonnier
partir avec les livres de compte et les reçus des fermiers,
prenant bien soin de conserver l'argent. [...]

Ce n'était pas comme déprédateur de profession que Rob-Roy
conduisait ses opérations mais bien à titre de suppôt du
gouvernement. Suivant la phrase écossaise «il levait le _black-
mail»_. La nature de ces contrats a été décrite dans le roman et
dans les notes de _Waverley. _Le portrait que M. Graham Gartmore
trace de Rob-Roy trouve ici naturellement sa place.

La confusion et les désordres du pays étaient si grands et le
gouvernement si négligent que les gens tranquilles étaient obligés
d'acheter leur sûreté par les honteux contrats du _black-mail. _La
personne qui entretenait des rapports avec les déprédateurs
assurait les terres contre leurs incursions, moyennant une
certaine rente annuelle; elle employait une partie de ces fonds à
recouvrer les bestiaux volés, une autre à payer ceux qui les
volaient afin de rendre nécessaire le contrat du _black-mail. _Les
domaines des gentilshommes qui se refusent à ce pacte sont livrés
au pillage afin de forcer ces propriétaires à rechercher
protection. Les chefs s'appellent capitaines du guet, et leurs
bandits prennent le même nom. Ce titre leur donne une espèce
d'autorité pour traverser le pays et leur accorde la facilité de
commettre tout le mal possible. Ces troupes, dans toute l'étendue
des Hautes-Terres, forment un corps considérable d'hommes habitués
dès leur enfance aux plus grandes fatigues, et très capables,
lorsque l'occasion s'en présente, de faire l'office de soldats.
[...]

Ce fut peut-être vers la même époque que, par une marche rapide
dans les montagnes de Balquhidder, à la tête d'un corps de ses
propres fermiers, le duc de Montrose surprit Rob-Roy et le fit
prisonnier. On le mit en croupe derrière un des gens du duc nommé
James Stewart, et on l'attacha autour de cet homme avec une sangle
de cheval. James Stewart était le grand-père de l'homme
intelligent du même nom qui tenait, il y a peu de temps, une
auberge dans les environs du lac Katrine et servait de guide au
voyageur dans cette belle et pittoresque contrée. C'est de lui que
j'ai appris cette circonstance, longtemps avant qu'il tînt une
auberge et lorsqu'il ne servait encore de guide qu'aux chasseurs
de gelinottes. C'était le soir (pour finir l'histoire) et le duc
était pressé de loger en lieu sûr le prisonnier dont il avait eu
tant de peine à s'emparer. En traversant le Teith ou le Forth,
j'ai oublié lequel, Rob-Roy saisit l'occasion de conjurer Stewart,
au nom de leur ancienne liaison et de leur bon voisinage que rien
n'avait jamais troublés, de lui donner quelque chance d'échapper
au malheur qui l'attendait. Stewart, touché de compassion, peut-
être mû par la crainte, lâcha la sangle et Rob-Roy, glissant de la
croupe du cheval, plongea, nagea et se sauva à peu près comme il
est dit dans le roman. Lorsque Stewart arriva à terre, le duc lui
demanda précipitamment ce qu'était devenu son prisonnier, et comme
aucune réponse satisfaisante ne lui était donnée, il soupçonna
Stewart d'être de connivence avec le proscrit et tirant un
pistolet d'acier de sa ceinture il le renversa d'un coup sur la
tête, blessure de laquelle, assurait son petit-fils, il ne s'était
jamais entièrement rétabli. Le succès répété de ces fuites
heureuses rendit Rob-Roy fanfaron et mauvais plaisant; il écrivit
au duc, en style moqueur, un cartel qui circula parmi ses amis, et
dont ils s'amusaient lorsqu'ils étaient à boire. Il est écrit
d'une bonne main, l'orthographe et l'histoire n'y sont pas trop
maltraitées. Nos lecteurs du sud doivent être avertis que c'était
une boutade, un _quiz _enfin, de la part du proscrit, qui avait
trop de sagacité pour proposer réellement une telle rencontre.
[...]

Rob-Roy, à mesure qu'il avança en âge, prit des habitudes plus
paisibles et son neveu Ghlune Dhu ainsi que la plus grande partie
de sa tribu renonça aux querelles avec Montrose, par lesquelles
son oncle s'était distingué, la politique de cette grande famille
étant alors de s'attacher cette tribu sauvage par la douceur
plutôt que de suivre les mesures de violence auxquelles on avait
eu en vain recours. Des fermes à une rente modérée furent
accordées à plusieurs des Mac-Gregors qui en avaient jadis possédé
dans les propriétés des Hautes-Terres du duc mais simplement à
titre de jouissance; et Glengyle (ou Genou Noir), qui continuait
d'exercer les droits de collecteur de _black-mail, _se donnait le
titre de commandant de l'armée du guet des Hautes-Terres au
service du gouvernement. On dit qu'il s'abstint formellement des
déprédations illégales de son parent. Ce fut probablement après
que cette tranquillité temporelle eut été obtenue que Rob-Roy
songea à ses intérêts spirituels. Il avait été élevé dans la
religion protestante et professait depuis longtemps la croyance
qu'elle enseigne mais dans ses dernières années il embrassa la foi
catholique romaine, peut-être d'après les principes de mistress
Cole -- c'était une religion consolante pour une personne de sa
profession. On dit qu'il allégua comme cause de sa conversion le
désir d'être agréable aux membres de la noble famille de Perth
alors stricts catholiques. Ayant pris, ajoutait-il, le nom du duc
d'Argyle, son premier protecteur, il ne pouvait plus rien faire
qui fût digne d'être apprécié par le comte de Perth, si ce n'était
d'adopter sa religion. Lorsque Rob-Roy était pressé sur ce sujet,
il ne prétendait pas justifier tous les préceptes du catholicisme
et reconnaissait que l'extrême-onction lui avait toujours semblé
_une grande perte d'huile. _[...]

Cet exploit fut probablement un des derniers de Rob-Roy. L'époque
de sa mort n'est pas connue avec certitude mais on assure
généralement qu'il vécut au-delà de l'année 1738 et qu'il mourut
âgé. Lorsqu'il s'aperçut que sa fin approchait, il exprima sa
contrition sur quelques particularités de sa vie. Sa femme s'étant
mise à rire de ces scrupules de conscience et l'exhortant à mourir
en homme comme il avait vécu, il lui reprocha la violence de ses
passions et les conseils que souvent elle lui avait donnés. «Vous
avez semé la brouillerie entre moi et les meilleures gens de ce
pays, lui dit-il, et maintenant vous voudriez me rendre l'ennemi
de Dieu même.»

Il existe une tradition non incompatible avec la première, si l'on
apprécie à sa juste valeur le caractère de Rob-Roy. Sur son lit de
mort, il apprit qu'un de ses ennemis demandait à lui rendre
visite. «Levez-moi, dit-il; jetez mon plaid autour de moi,
apportez-moi ma claymore, ma dague et mes pistolets: il ne sera
jamais dit qu'un ennemi ait vu Rob-Roy Mac-Gregor sans défense et
désarmé.» La personne qui avait désiré le voir était un des Mac-
Larens dont nous avons déjà fait mention et dont nous reparlerons
plus tard; il entra, fit les compliments d'usage et s'informa de
la santé de son formidable voisin. Rob-Roy, pendant cette courte
entrevue, conserva, dit-on, une dignité froide, et aussitôt que
l'étranger eut quitté sa maison, il dit: «Maintenant tout est
fini; que le joueur de cornemuse fasse entendre l'air _ha til mi
tulidh _(nous ne reviendrons plus).» Et il expira, dit-on, avant
que le chant funèbre fût terminé.

Cet homme extraordinaire mourut dans son lit, en sa propre maison,
dans la paroisse de Balquhidder; il fut enterré dans le cimetière
de la même paroisse où sa pierre funéraire se distingue seulement
par une large épée grossièrement sculptée.

Le caractère de Rob-Roy est un composé de contrastes; sa sagacité,
sa hardiesse, sa prudence, qualités si nécessaires au succès des
armes, devinrent en quelque sorte des vices par la manière dont il
les employa. Son éducation néanmoins excuse une partie de ses
transgressions continuelles contre la loi. Quant à ses
tergiversations en politique, il pouvait, à cette malheureuse
époque, s'appuyer de l'exemple d'hommes plus puissants et moins
excusables que lui, pauvre proscrit, en devenant le jouet des
circonstances. D'un autre côté, il pratiqua des vertus d'autant
plus méritoires qu'elles semblaient opposées à la position où il
s'était placé. Poursuivant la carrière de chieftain pillard, ou,
pour nous servir d'une phrase plus moderne, de _capitaine de
banditti_, Rob-Roy fut modéré dans ses vengeances et humain dans
ses succès. Sa mémoire n'est chargée d'aucune cruauté et il ne fit
répandre le sang que dans les batailles. Ce formidable proscrit
était l'ami du pauvre et autant qu'il le pouvait l'ami de la veuve
et de l'orphelin. Sa parole était sacrée et il mourut pleuré dans
son pays sauvage où les esprits n'étaient pas suffisamment
éclairés pour juger sainement de ses erreurs et où il y avait des
coeurs reconnaissants de sa bienfaisance. [...]

WALTER SCOTT.

Chapitre premier.

Quel est mon crime, hélas! pour être ainsi puni?
Non, je n'ai plus d'enfants, et quant à celui-ci,
Il ne l'est plus, ingrat! -- Qu'il craigne ma colère
Celui qui sans remords affligea ton vieux père
En te changeant ainsi! -- Voyager! -- À son tour
J'enverrai voyager mon cheval quelque jour.

MONSIEUR THOMAS.



Vous m'avez engagé, mon cher ami, à profiter du loisir que la
Providence a daigné m'accorder au déclin de mes jours, pour tracer
le tableau des vicissitudes qui en ont marqué le commencement. Ces
aventures, comme vous voulez les appeler, ont laissé dans mon
esprit un souvenir mélangé de plaisirs et de peines, auquel se
joint un sentiment bien vif de reconnaissance et de respect pour
le souverain arbitre des destinées humaines, dont la main
bienfaisante a guidé ma jeunesse à travers tant de risques et de
périls, de manière que le contraste me fait encore mieux goûter le
prix de la tranquillité dont il a couronné ma vieillesse. Je suis
même porté à croire, comme vous me l'avez dit si souvent, que le
récit des événements qui me sont arrivés au milieu d'un peuple
dont les moeurs et les habitudes sont encore voisines de l'état
primitif des hommes, aura quelque chose d'intéressant pour
quiconque aime à entendre un vieillard raconter une histoire d'un
autre siècle.

Vous devez néanmoins vous rappeler que le récit fait par un ami à
son ami perd la moitié de ses charmes quand il est confié au
papier, et que les événements que vous avez écoutés avec intérêt,
parce qu'ils étaient racontés par celui qui y jouait un rôle, vous
paraîtront peu dignes d'attention dans la retraite de votre
cabinet; mais votre vieillesse plus verte que la mienne, et votre
robuste constitution, vous promettent, selon toutes les
probabilités humaines, une plus longue vie que la mienne. Reléguez
donc ces feuilles dans quelque secret tiroir de votre bureau,
jusqu'à ce que nous soyons séparés l'un de l'autre par un
événement qui peut arriver à toutes les heures, et qui arrivera
immanquablement au bout d'un petit nombre d'années. Quand nous
nous serons dit adieu dans ce monde, pour nous revoir, j'espère,
dans un autre meilleur, vous chérirez, j'en suis sûr, plus qu'elle
ne le méritera, la mémoire de votre ami; et, dans tous les détails
que je vais transcrire, vous trouverez un sujet de réflexions
mélancoliques, mais non désagréables.

Il en est d'autres qui lèguent leur portrait aux confidents de
leurs coeurs. Je vous remets entre les mains une fidèle copie de
mes pensées et de mes sentiments, de mes bonnes qualités et de mes
défauts, et j'espère que les étourderies et les inconséquences de
ma jeunesse éprouveront de votre part la même indulgence que vous
avez souvent montrée pour les erreurs d'un âge plus mûr.

Un grand avantage que je trouve à vous adresser ces mémoires, si
je puis donner un nom si imposant à ce manuscrit, c'est qu'il
m'est inutile d'entrer pour vous dans bien des détails qui ne
feraient que retarder des objets d'un plus grand intérêt. Parce
que j'ai devant moi plume, encre et papier, et que vous êtes
décidé à me lire, faut-il que j'abuse de cela pour vous ennuyer à
loisir? Je n'ose pourtant vous promettre de ne pas profiter
quelquefois de l'occasion si attrayante, qui m'est offerte, de
vous parler de moi et de mes affaires, même en vous rappelant des
circonstances qui vous sont parfaitement connues. Le goût des
détails, quand nous sommes nous-mêmes le héros de l'histoire que
nous racontons, nous fait oublier souvent que nous devons prendre
en considération le temps et la patience de ceux à qui nous nous
adressons; c'est là un charme qui égare les auteurs les meilleurs
et les plus sages. Je ne veux que vous citer l'exemple singulier
que l'on en trouve dans la forme de cette édition rare et
originale des Mémoires de Sully, qu'avec la petite vanité d'un
amateur de livres vous persistez à préférer à celle qui est
réduite à la forme utile et ordinaire des Mémoires. Pour moi je
les regarde comme une preuve curieuse du faible de l'auteur, plein
de son importance. Si je m'en souviens bien, ce vénérable
guerrier, ce grand politique avait choisi quatre gentilshommes de
sa maison pour écrire les événements de sa vie, sous le titre de
_Mémoires des royales transactions politiques, militaires et
domestiques de Henry IV, etc., etc. _Ces sages annalistes ayant
fait leur compilation réduisirent les Mémoires contenant les
événements remarquables de la vie de leur maître en un récit
adressé à lui-même _in propriâ personâ. _Ainsi, au lieu de
raconter son histoire à la troisième personne, comme Jules César,
ou à la première comme la plupart de ceux qui dans le palais ou
dans le cabinet entreprennent d'être les héros de leurs récits,
Sully jouit du plaisir raffiné, quoique bizarre, de se faire
raconter sa vie par ses secrétaires, étant lui-même l'auditeur
aussi bien que le héros et probablement l'auteur de tout le livre.
C'était une chose à voir que l'ex-ministre, aussi raide qu'une
fraise empesée et un pourpoint lacé pouvaient le rendre, assis
gravement dans son grand fauteuil, et prêtant l'oreille à ses
compilateurs, qui, la tête découverte, lui répétaient d'un air
sérieux: Voilà ce que dit le duc; -- Tels furent les sentiments de
Votre Grâce sur ce point important; -- Tels furent vos avis
secrets donnés au roi dans cette occasion: -- circonstances qui
toutes devaient lui être mieux connues qu'à personne, et que, pour
la plupart, les secrétaires ne pouvaient guère tenir que de lui.

Ma position n'est pas aussi plaisante que celle du grand Sully. Il
serait assez ridicule que Frank Osbaldistone donnât gravement à
William Tresham des détails sur sa naissance, son éducation et sa
famille. Je tâcherai de ne vous rien dire de tout ce que vous
savez aussi bien que moi. Cependant il est certaines choses que je
serai obligé de rappeler à votre mémoire, parce que le cours des
années a pu vous les faire oublier, et qu'elles ont été la pierre
fondamentale de ma destinée.

Vous devez vous rappeler mon père: le vôtre étant associé à sa
maison de banque, vous l'avez connu dans votre enfance. Mais déjà,
l'âge et les infirmités l'avaient bien changé, et il ne pouvait
plus se livrer avec la même ardeur à cet esprit de spéculation et
d'entreprise qui formait la base de son caractère. Il eût été
moins riche, sans doute; mais peut-être eût-il été aussi heureux,
s'il eût consacré aux beaux-arts et à la littérature cette énergie
active, cette délicatesse d'observation, cette imagination
bouillante qu'il apporta dans le commerce. Cependant je conçois
qu'indépendamment de l'espoir de s'enrichir l'homme hardi et
entreprenant doit aimer jusqu'aux chances et aux fluctuations des
opérations commerciales. Celui qui s'embarque sur cette mer
orageuse doit unir l'adresse du pilote à l'intrépidité du
navigateur; encore est-il souvent en danger de faire naufrage, si
le souffle de la fortune ne le conduit heureusement au port. Ce
mélange de prévoyance nécessaire et de hasards inévitables, ce
conflit entre les combinaisons des hommes et les décrets du
destin, cette incertitude terrible et continuelle que l'événement
seul peut faire cesser, l'impossibilité de prévoir si la prudence
triomphera de la fortune ou si la fortune déjouera les projets de
la prudence; toutes ces idées occupent l'âme en même temps
qu'elles lui donnent de fréquentes occasions de déployer son
énergie; et le commerce a tout l'attrait du jeu, sans être frappé
de l'anathème moral qui en fait un crime.

Au commencement du dix-huitième siècle, lorsque j'avais à peu près
vingt-deux ans, et que j'étais à Bordeaux, je fus tout à coup
rappelé à Londres par mon père, qui avait, m'écrivait-il, des
nouvelles importantes à me communiquer. Je n'oublierai jamais
notre première entrevue. Vous vous rappelez le ton bref et sec
avec lequel il prescrivait ses volontés à ceux qui l'entouraient.
Je crois voir encore sa taille droite, sa démarche ferme et
assurée, -- cet oeil qui lançait un regard si vif et si pénétrant,
ses traits déjà sillonnés de rides, moins par l'âge que par les
peines et les inquiétudes qu'il avait éprouvées; je crois entendre
cette voix qui jamais ne prononçait un mot qui fût inutile, et
dont le son même annonçait quelquefois une dureté qui était bien
éloignée de son coeur.

À peine fus-je descendu de cheval que je courus dans le cabinet de
mon père. Il était debout, et il avait un air calme et ferme en
même temps, qu'il garda même en revoyant un fils unique séparé de
lui depuis quatre ans. Je me précipitai dans ses bras. Sans
pousser la tendresse jusqu'à l'idolâtrie, il était bon père. Une
larme brilla dans ses yeux noirs; mais cette émotion ne fut que
momentanée.

-- Dubourg m'écrit qu'il est content de vous, Frank.

-- J'en suis charmé, monsieur...

-- Mais moi, je n'ai pas raison de l'être, ajouta-t-il en
s'asseyant à son bureau.

-- J'en suis fâché, monsieur.

-- _Charmé! fâché! _tout cela. Frank, ne signifie rien. Voici
votre dernière lettre.

Il tira une liasse énorme de papiers qui étaient réunis par un
cordon rouge, et enfilés ensemble sans beaucoup d'ordre ni de
symétrie. Là était ma pauvre épître, composée sur le sujet qui me
tenait le plus au coeur, et conçue dans des termes que j'avais
crus propres sinon à convaincre, du moins à toucher mon père.
C'était là qu'elle était reléguée, au milieu d'un tas de lettres
et de paperasses relatives aux affaires de commerce. Je ne puis
m'empêcher de sourire lorsque je me rappelle combien ma vanité se
trouva blessée de voir mes remontrances pathétiques, dans
lesquelles j'avais déployé toute mon éloquence et que je regardais
comme un chef-d'oeuvre de sentiment, tirées du milieu d'un fatras
de lettres d'avis, de crédit, enfin de tous les lieux communs de
la correspondance d'un négociant. En vérité, pensais-je en moi-
même, une lettre aussi importante (je n'osais pas me dire aussi
bien écrite) méritait une place à part, et ne devait pas être
confondue avec celles qui ne traitent que d'affaires de commerce.

Mais mon père ne remarqua point mon mécontentement; et, quand même
il y eût fait attention, il ne s'en fût pas beaucoup plus
inquiété. Il continua, tenant la lettre à la main:

-- Voici la lettre que vous m'avez écrite le 21 du mois dernier.
Voyons, lisons-la ensemble. Vous m'y dites que dans une affaire
aussi importante que celle de choisir un état, et lorsque de ce
choix dépend le bonheur ou le malheur de toute la vie, vous
espérez de la bonté d'un père qu'il vous accordera du moins une
voix négative; que vous vous sentez une aversion insurmontable...
oui, insurmontable est le mot: je voudrais bien que vous
écrivissiez plus lisiblement, et que vous prissiez l'habitude de
barrer vos _t, _et d'ouvrir davantage vos _s... _une aversion
insurmontable pour les arrangements que je vous ai proposés. Tout
le reste de votre lettre ne fait que répéter la même chose, et
vous avez délayé en quatre pages ce qu'avec un peu d'attention et
de réflexion vous eussiez pu resserrer en quatre lignes; car après
tout, Frank, elle se réduit à ceci, que vous ne voulez pas faire
ce que je désire.

-- Je le voudrais, monsieur, mais dans cette occasion je ne le
puis pas.

-- Les mots n'ont aucune influence sur moi, jeune homme, dit mon
père dont l'inflexibilité se cachait toujours sous les dehors du
calme et du sang-froid le plus parfait; _ne pouvoir pas _est peut-
être un terme plus poli que _ne pas vouloir; _mais ces expressions
sont synonymes quand il n'y a pas d'impossibilité morale. Je
n'aime pas les mesures brusques, et il est juste que vous ayez le
temps de réfléchir; nous parlerons de cela après dîner.

-- Owen!
Owen entra; il n'avait pas ces cheveux blancs qui lui donnaient à
vos yeux un air si vénérable, car il n'avait guère alors plus de
cinquante ans. Mais il avait le même habit noisette qu'il portait
lorsque vous l'avez connu, avec la culotte et le gilet pareils,
les mêmes bas de soie gris de perle, les mêmes souliers avec les
boucles d'argent, les mêmes manchettes de batiste soigneusement
plissées, qui tombaient jusqu'au milieu de sa main, dans le salon,
mais qu'il avait soin de cacher sous les manches de son habit dans
le comptoir, afin qu'elles fussent à l'abri des injures de
l'encre; en un mot, cette même physionomie grave et sérieuse où la
bonté perçait à travers un petit air d'importance, et qui a
distingué pendant toute sa vie le premier commis de la maison
Osbaldistone et Tresham.

-- Owen, lui dit mon père après que le bon vieillard m'eut serré
affectueusement la main, vous dînerez avec nous aujourd'hui pour
apprendre les nouvelles que Frank nous a apportées de nos amis de
Bordeaux.

Owen fit un de ses saluts raides et guindés pour exprimer sa
respectueuse reconnaissance; car à cette époque, où la distance
qui sépare les inférieurs de leurs supérieurs était observée avec
une rigueur inconnue aujourd'hui, une semblable invitation était
une grande faveur.

Je me rappellerai longtemps ce dîner. Inquiet sur le sort qui
m'était réservé, craignant de devenir la victime de l'intérêt, et
cherchant les moyens de conserver ma liberté, je ne pris pas à la
conversation une part aussi active que mon père l'eût voulu, et je
faisais trop souvent des réponses peu satisfaisantes aux questions
dont il m'accablait. Partagé entre son respect pour le père et son
attachement pour le fils, qu'il avait fait danser tant de fois sur
ses genoux, Owen, semblable à l'allié craintif, mais bienveillant,
d'une contrée envahie, s'efforçait de réparer mes fautes, de
suppléer à mon inaction et de couvrir ma retraite: manoeuvres qui
ajoutaient au mécontentement de mon père, dont le regard sévère
imposait aussitôt silence au bon vieillard. Pendant que j'habitais
la maison de Dubourg, je ne m'étais pas absolument conduit comme
ce commis,

_Qui, de l'oeil paternel trompant la vigilance,_
_Griffonnait un couplet au lieu d'une quittance._

Mais, à dire vrai, je n'avais fréquenté le comptoir qu'autant que
je l'avais cru absolument nécessaire pour mériter la bonne opinion
du Français depuis longtemps correspondant de notre maison, et que
mon père avait chargé de m'initier dans le secret du commerce.
Dans le fond, ma principale étude avait été celle de la
littérature et des beaux-arts. Mon père n'était pas l'ennemi des
talents. Il avait trop de bon sens pour ne pas savoir qu'ils font
l'ornement de l'homme, et donnent une nouvelle considération dans
le monde; mais à ses yeux c'étaient des accessoires qui ne
devaient pas faire négliger les études utiles. Il voulait que
j'héritasse non seulement de sa fortune, mais encore de cet esprit
de spéculation qui la lui avait fait acquérir; et que je pusse par
la suite développer les plans et les projets qu'il avait conçus,
et qu'il croyait propres à doubler au moins son héritage.

Il aimait son état, et c'était le motif qu'il faisait valoir pour
m'engager à suivre la même carrière; mais il en avait encore
d'autres que je ne connus que plus tard. Aussi habile
qu'entreprenant, doué d'une imagination féconde et hardie, chaque
nouvelle entreprise qui lui réussissait n'était pour lui qu'un
aiguillon qui l'excitait à étendre ses spéculations, en même temps
qu'elle lui en fournissait les moyens. Vainqueur ambitieux, il
volait de conquêtes en conquêtes, sans s'arrêter pour se maintenir
dans ses nouvelles positions, encore moins pour jouir du fruit de
ses victoires. Accoutumé à voir toutes ses richesses suspendues
dans la balance de la fortune, fécond en expédients pour la faire
pencher en sa faveur, son activité et son énergie semblaient
augmenter avec les chances qui paraissaient quelquefois être
contre lui; il ressemblait au matelot accoutumé à braver les
vagues et l'ennemi, et dont la confiance augmente la veille d'une
tempête ou d'un combat. Il ne se dissimulait pas cependant que
l'âge ou les infirmités pouvaient bientôt le mettre hors de
service, et il était bien aise de former un bon pilote qui pût
prendre en main le gouvernail lorsqu'il se verrait forcé de
l'abandonner, et qui fût en état de le diriger à l'aide de ses
conseils et de ses instructions. Quoique votre père fût son
associé, et que toute sa fortune fût placée dans notre maison,
vous savez qu'il ne voulut jamais prendre une part active dans le
commerce; Owen, qui, par sa probité et par sa connaissance
approfondie de l'arithmétique, était excellent premier commis,
n'avait ni assez de génie ni assez de talents pour qu'on pût lui
confier le timon des affaires. Si mon père était tout à coup
rappelé de ce monde, où s'en irait cette foule de projets qu'il
avait conçus à moins que son fils, devenu par ses soins l'Hercule
du commerce, ne fût en état de soutenir le poids des affaires, et
de remplacer Atlas chancelant? Et que deviendrait ce fils lui-
même, si, étranger aux opérations commerciales, il se trouvait
tout à coup engagé dans un labyrinthe de spéculations sans
posséder le fil précieux, c'est-à-dire les connaissances
nécessaires pour en sortir? Décidé par toutes ces raisons, dont il
me cacha une partie, mon père résolut de me faire entrer dans la
carrière qu'il avait toujours parcourue avec honneur; et quand une
fois il s'était arrêté à une résolution, rien au monde n'eût été
capable de la changer. Malheureusement j'avais pris aussi la
mienne, et elle se trouvait absolument contraire à ses vues.
J'avais quelque chose de la fermeté de mon père, et je n'étais pas
disposé à lui céder sur un point qui intéressait le bonheur de ma
vie.

Il me semble que, pour excuser la résistance que j'opposai dans
cette occasion, je puis faire valoir que je ne voyais pas bien sur
quel fondement les désirs de mon père reposaient, ni combien il
importait à son honneur que je m'y soumisse. Me croyant sûr
d'hériter, par la suite, d'une grande fortune qui ne me serait pas
contestée, il ne m'était jamais venu dans l'esprit que, pour la
recueillir, il serait nécessaire que je me soumisse à des travaux
et que j'entrasse dans des détails qui ne convenaient ni à mon
goût ni à mon caractère. Je n'apercevais dans la proposition de
mon père qu'un désir de me voir ajouter encore à cet amas de
richesses qu'il avait accumulées. Persuadé que personne ne pouvait
savoir mieux que moi quelle route je devais suivre pour parvenir
au bonheur, il me semblait que ce serait prendre une fausse
direction que de chercher à augmenter une fortune que je croyais
déjà plus que suffisante pour me procurer les jouissances de la
vie.

D'après l'aversion que j'avais prise d'avance pour le commerce, il
n'est pas étonnant, comme je l'ai déjà dit, que, pendant mon
séjour à Bordeaux, je n'eusse pas tout à fait employé mon temps
comme mon père l'eût désiré. Les occupations qu'il regardait comme
les plus importantes n'étaient pour moi que très secondaires, et
je les aurais même entièrement négligées, sans la crainte de
mécontenter le correspondant de mon père, Dubourg, qui, retirant
les plus grands avantages des affaires qu'il faisait avec notre
maison, était trop fin politique pour faire à celui qui en était
le chef des rapports défavorables sur son fils unique, et
s'attirer par là les reproches sur son fils unique, et s'attirer
par là les reproches de tous les deux. Peut-être d'ailleurs, comme
vous le verrez tout à l'heure, avait-il des motifs d'intérêt
personnel en me laissant négliger l'étude à laquelle mon père
voulait que je me livrasse exclusivement. Sous le rapport des
moeurs, ma conduite était irréprochable, et en rassurant mon père
sur cet article, Dubourg ne faisait que me rendre justice: mais
quand même il aurait eu d'autres défauts à me reprocher que mon
indolence et mon aversion pour les affaires, j'ai lieu de croire
que le rusé Français eût été tout aussi complaisant. Quoi qu'il en
fût, comme j'employais une partie raisonnable de la journée à
l'étude du commerce qu'il me recommandait, il ne me blâmait pas de
consacrer quelques heures aux muses, et ne trouvait pas mauvais
que je préférasse la lecture de Corneille et de Boileau à celle de
Savary ou de Postlethwayte, supposé que le volumineux ouvrage du
dernier eût été alors connu, et que M. Dubourg eût pu parvenir à
prononcer son nom. Dubourg avait adopté une expression favorite
par laquelle il terminait toutes ses lettres à son correspondant.
-- Son fils, disait-il, était tout ce qu'un père pouvait désirer.

Mon père ne critiquait jamais une phrase, quelque répétée qu'elle
fût, pourvu qu'elle lui parût claire et précise. Addison lui-même
n'aurait pu lui fournir des termes plus satisfaisants que: «Au
reçu de la vôtre, et ayant fait honneur aux billets inclus, comme
à la marge.»

Sachant donc très bien ce qu'il désirait que je fusse,
M. Osbaldistone ne doutait pas, d'après la phrase favorite de
Dubourg, que j'étais en effet tel qu'il désirait me voir, lorsque,
dans une heure de malheur, il reçut la lettre où je traçais mes
raisons éloquentes, et les détaillais pour refuser un intérêt dans
la raison de commerce, avec un pupitre et un siège dans un coin de
notre sombre maison de Crane-Alley, siège et pupitre qui,
surpassant en hauteur ceux d'Owen et des autres commis, ne le
cédaient qu'au trépied de mon père lui-même. Dès ce moment tout
alla mal. Les lettres de Dubourg perdirent autant de leur crédit
que s'il avait refusé d'acquitter ses traites à l'échéance. Je fus
rappelé à Londres en toute hâte, et je vous ai déjà raconté ma
réception.

Chapitre II.

Je commence à soupçonner que ce jeune homme est atteint d'une
terrible contagion. -- La poésie! S'il est infecté de cette folle
maladie, il n'y a plus rien à espérer de lui pour l'avenir. _Actum
est[2]_ de lui comme homme public, s'il se jette une fois dans la
rime.

BEN JOHNSON. _La Foire de Saint-Barthélemy._



Mon père, généralement parlant, savait maîtriser ses passions; il
se possédait toujours, et il était rare que son mécontentement se
manifestât par des paroles; seulement son ton avait alors quelque
chose de plus sec et de plus dur qu'à l'ordinaire. Jamais il
n'employait les menaces ni les expressions d'un profond
ressentiment. Toutes ses actions étaient uniformes, toutes étaient
dictées par un esprit de système, et sa maxime était d'aller
toujours droit au but sans perdre le temps en de vains discours.
C'était donc avec un sourire sardonique qu'il écoutait les
réponses irréfléchies que je lui faisais sur l'état du commerce en
France; et il me laissa impitoyablement m'enfoncer de plus en plus
dans les mystères de l'agio, des droits et des tarifs; mais quand
il vit que je n'étais pas en état de lui expliquer l'effet que le
discrédit des louis d'or avait produit sur la négociation des
lettres de change, il ne put y tenir. -- L'événement le plus
remarquable arrivé de mon temps, s'écria mon père (il avait
pourtant vu la Révolution[3]), et il n'en sait pas plus là-dessus
qu'un poteau sur le quai!

-- M. Francis, observa Owen avec son ton timide et conciliant, ne
peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du
1er mai 1700, il est ordonné au _porteur _de se présenter dans les
dix jours qui suivront l'échéance...

-- M. Francis, dit mon père en l'interrompant, se rappellera
bientôt tout ce que vous aurez la bonté de lui souffler. Mais, sur
mon âme! comment Dubourg a-t-il pu permettre... Dites-moi, Owen,
êtes-vous content de Clément Dubourg, son neveu, qui travaille
depuis très longtemps dans mes bureaux?

-- Monsieur, c'est l'un des commis les plus habiles de la maison,
un jeune homme vraiment étonnant pour son âge, répondit Owen; car
la gaieté et la politesse du jeune Français l'avaient séduit.

-- Oui, oui, je crois qu'il entend quelque chose, _lui, _aux
changes. Dubourg s'est arrangé de manière que j'eusse du moins
sous la main un jeune homme qui entendît mes affaires; mais je le
devine, et il s'en apercevra quand il regardera la balance de nos
comptes. Owen, vous paierez à Clément ce trimestre, et vous lui
direz de se tenir prêt à partir pour Bordeaux sur le vaisseau de
son père.

-- Renvoyer à l'instant Clément Dubourg, monsieur! dit Owen d'une
voix tremblante.

-- Oui, monsieur, je le renvoie à l'instant. C'est bien assez
d'avoir dans la maison un Anglais stupide pour faire à tout moment
des erreurs, sans y garder encore un rusé Français qui en profite.

Quand même l'amour de la liberté et de la justice n'eût pas été
gravé dans mon coeur dès ma plus tendre enfance, j'avais vécu
assez longtemps sur le territoire du _grand monarque _pour
contracter une franche aversion pour tous les actes d'autorité
arbitraire; et je ne pus m'empêcher d'intercéder en faveur du
jeune homme qu'on voulait punir d'avoir acquis les connaissances
que mon père regrettait de ne pas me voir posséder.

-- Je vous demande pardon, monsieur, dis-je aussitôt que
M. Osbaldistone eut cessé de parler; mais il me semble que, si
j'ai négligé mes études, je suis seul coupable, et qu'il n'est pas
juste qu'un autre supporte une punition que j'ai méritée. Je n'ai
pas à reprocher à M. Dubourg de ne m'avoir pas fourni toutes les
occasions de m'instruire, quoique je n'aie pas su les mettre à
profit; et quant à M. Clément Dubourg...

-- Quant à lui et quant à vous, reprit mon père, je prendrai les
mesures convenables. C'est bien, Frank, de rejeter tout le blâme
sur vous-même; c'est très bien, je l'avoue. Mais je ne puis
pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de
s'être contenté de fournir à Frank les moyens de s'instruire sans
s'être aperçu et sans m'avoir averti qu'il n'en profitait pas.
Vous voyez, Owen, que Frank a du moins ces principes naturels
d'équité qui doivent caractériser un marchand anglais.

-- M. Francis, dit le vieux commis en inclinant un peu la tête, et
en élevant légèrement la main droite, habitude qu'il avait
contractée par l'usage où il était de placer sa plume derrière son
oreille avant de parler; M. Francis paraît connaître le principe
fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois: que A
fasse à B ce qu'il voudrait que B lui fit; le produit sera une
conduite honorable.

Mon père ne put s'empêcher de sourire, en voyant réduire à des
formes arithmétiques cette noble morale; mais il continua au bout
d'un instant:

-- Tout cela ne signifie rien, Frank, me dit-il; vous avez dissipé
votre temps comme un enfant; à présent il faut apprendre à vivre
comme un homme. Je chargerai Owen de vous mettre au fait des
affaires, et j'espère que vous recouvrerez le temps perdu.

J'allais répondre; mais Owen me regarda d'un air si suppliant et
si expressif que je gardai involontairement le silence.

-- À présent, dit mon père, nous allons reprendre le sujet de ma
lettre du mois dernier, à laquelle vous m'avez fait une réponse
qui était aussi irréfléchie que peu satisfaisante; mais commencez
par remplir votre verre, et passez la bouteille à Owen.

Le manque de courage, -- d'audace, si vous voulez, ne fut jamais
mon défaut. Je répondis fermement que j'étais fâché qu'il ne
trouvât pas ma lettre satisfaisante, mais qu'elle était le fruit
des réflexions les plus sérieuses; que j'avais médité à plusieurs
reprises et envisagé sous ses différents points de vue la
proposition qu'il avait eu la bonté de me faire, et que ce n'était
pas sans peine qu'il m'était impossible de l'accepter.

Mon père fixa les yeux sur moi, et les détourna au même instant.
Comme il ne répondait pas, je me crus obligé de continuer, quoique
avec un peu d'hésitation, et il ne m'interrompit que par des
monosyllabes.

-- Je sais, monsieur, qu'il n'est point d'état plus utile et plus
respectable que celui de négociant, point de carrière plus
honorable que celle du commerce.

-- En vérité!

-- Le commerce réunit les nations; il entretient l'industrie; il
répand ses bienfaits sur tout l'univers; il est au bien-être du
monde civilisé ce que les relations journalières de la vie sont
aux sociétés isolées, ou plutôt ce que l'air et la nourriture sont
au corps.

-- Eh bien, monsieur?

-- Et cependant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans
mon refus d'embrasser une profession que je ne me sens pas capable
d'exercer.

-- J'aurai soin que vous le deveniez. Vous n'êtes plus l'hôte ni
l'élève de Dubourg; Owen sera votre précepteur à l'avenir.

-- Mais, mon cher père, ce n'est pas du défaut d'instruction que
je me plains; c'est uniquement de mon incapacité. Jamais je ne
pourrai profiter des leçons...

-- Sottises! Avez-vous tenu votre journal, comme je vous l'avais
déjà recommandé?

-- Oui, monsieur.

-- Montrez-le-moi, s'il vous plaît. Le livre que mon père me
demandait était une espèce d'agenda général que j'avais tenu par
son ordre, et sur lequel il m'avait recommandé de prendre des
notes de tout ce que j'apprendrais d'utile dans le cours de mes
études. Prévoyant qu'à mon retour il demanderait à le voir,
j'avais eu soin d'y insérer tout ce qui pourrait lui plaire; mais
souvent la plume écrivait sans que la tête réfléchît; et, comme ce
livre se trouvait toujours sous ma main, j'y inscrivais aussi
quelquefois des notes bien étrangères au négoce. Il fallut
pourtant le remettre à mon père, et je priai le ciel avec ferveur
qu'il ne tombât pas sur quelque chapitre qui eût encore augmenté
son mécontentement contre moi. La figure d'Owen, qui s'était un
peu allongée quand mon père m'avait demandé mon journal, reprit sa
rondeur ordinaire en voyant par ma réponse que j'étais en règle:
elle exprima le sourire de l'espoir lorsque j'apportai un registre
qui avait toutes les apparences d'un livre de commerce, plus large
que long, agrafes de cuivre, reliure en veau, bords usés; c'était
bien suffisant pour rassurer le bon commis sur le contenu, et
bientôt son front rayonna de joie en entendant mon père en lire
quelques pages, et faire en même temps ses remarques critiques.

-- Eaux-de-vie, -- barils et barriques, -- tonneaux. -- À Nancy,
29. -- À Cognac et à La Rochelle, 27. -- À Bordeaux, 32. -- Fort
bien, Frank! -- _Droits de douanes et tonnage, voyez les tables de
Saxby. -- _Ce n'est pas cela; il fallait transcrire le passage en
entier: cela aide à le fixer dans la mémoire -- _Reports, --
debentur; -- plombs de la douane, -- toiles, -- Isingham. --
Hollande. -- stockfish_, -- _titling-cropling, lubfish[4]. -- _Vous
auriez dû mettre que tous ces poissons doivent être compris parmi
les _titlings. _Combien un _titling _a-t-il de pouces de long?

Owen, me voyant pris, se hasarda à me souffler:

-- Dix-huit pouces, mon père.

-- Et un lubfish?

-- Vingt-quatre.

-- Très bien! Il est important de s'en souvenir, à cause du
commerce portugais. -- Mais qu'est-ce que ceci? -- _Bordeaux.
fondé en l'an... Château-Trompette, Palais de Galien. -- _Ah!
bien! très bien encore! Ce sont des notes historiques; vous n'avez
pas eu tort de les prendre. C'est une espèce de répertoire
général, Owen, l'abrégé sommaire de toutes les transactions du
jour, achats, paiements, quittances, commissions, lettres d'avis,
_mementos _de toute espèce.

-- Afin qu'ensuite ils puissent être régulièrement transcrits sur
le journal et sur le grand livre de compte, répondit M. Owen: je
suis charmé que M. Francis soit aussi méthodique.

Ce n'était pas sans regret que je me voyais en faveur, car je
craignais que mon père n'en persistât davantage dans sa résolution
de me faire entrer dans le commerce; et, comme j'étais bien décidé
à n'y jamais consentir, je commençais à regretter d'avoir été,
pour me servir de l'expression de mon ami M. Owen, aussi
méthodique. Mais je fus bientôt tiré d'inquiétude: une feuille de
papier, couverte de ratures, tomba du livre. Mon père la ramassa,
et Owen remarquait qu'il serait bon de l'attacher au registre avec
un pain à cacheter, lorsque mon père l'interrompit en s'écriant: -
- _À la mémoire d'Édouard le prince Noir! _Qu'est-ce donc que tout
ceci? Des vers, par le ciel! Frank, je ne vous croyais pas encore
aussi fou!

Mon père, vous devez vous le rappeler, en vrai commerçant,
regardait avec mépris les travaux des poètes. Comme homme pieux,
et étant non-conformiste, il les trouvait aussi profanes que
futiles. Avant de le condamner, rappelez-vous aussi combien de
poètes, à la fin du dix-septième siècle, prostituaient leur plume,
et ne scandalisaient pas moins les honnêtes gens par leur conduite
que par leurs écrits. La secte dont était mon père éprouvait, ou
du moins affectait l'aversion la plus prononcée pour les
productions légères de la littérature; de sorte que plusieurs
causes se réunissaient pour augmenter l'impression défavorable que
devait lui faire la funeste découverte de cette malheureuse pièce
de vers. Quant au pauvre Owen, si la perruque courte qu'il portait
alors avait pu se déboucler toute seule, et tous les cheveux qui
la composaient se dresser d'horreur sur sa tête, je suis sûr que,
malgré toutes les peines qu'il s'était données le matin pour la
friser, la symétrie de sa coiffure eût été dérangée seulement par
l'effet de son étonnement. Un déficit dans la caisse, une rature
sur son journal, une erreur d'addition dans ses comptes ne
l'eussent pas surpris plus désagréablement. Mon père lui lut les
vers, tantôt en affectant de ne pas les comprendre, tantôt avec
une emphase héroïque, toujours avec cette ironie amère qui attaque
cruellement les nerfs d'un auteur.

_Les échos de Fontarabie..._

_-- Les échos de Fontarabie! _dit mon père en s'interrompant;
parlez-nous de la foire de Fontarabie, plutôt que de ses échos.

_Les échos de Fontarabie,_
_Quand près de Roncevaux Roland, perdant la vie,_
_Fit ouïr de son cor le signal déchirant,_
_Annoncèrent à Charlemagne_
_Que sous le fer cruel des mécréans d'Espagne_
_Son noble champion gémissait expirant._

_Mécréans! _qu'est-ce que cela? Pourquoi ne pas dire les païens
ou les Maures. Écrivez du moins dans votre langue, s'il faut que
vous écriviez des sottises.

_Nobles coteaux de l'Angleterre,_
_Quelles voix, parcourant l'Océan et la terre,_
_Vous apprendra la mort d'un aussi grand guerrier?_
_L'espoir brillant de sa patrie,_
_Le héros de Crécy, le vainqueur de Poitier,_
_Dans les murs de Bordeaux vient de perdre la vie._

Poitiers s'écrit toujours avec un _s, _et je ne vois pas
pourquoi vous sacrifieriez l'orthographe à la rime.

_Écuyers, dit le paladin,_
_Ah! venez soutenir ma tête languissante;_
_Venez la soulager de mon casque d'airain._
_Du soleil la splendeur mourante_
_Trace sur la Garonne un dernier sillon d'or_
_Une dernière fois je veux le voir encor._

_Encor _et _or! _Mauvaise rime! Comment donc, Frank, vous ne
savez même pas ce misérable métier que vous avez choisi!

_Dans le sein brillant de la gloire,_
_Roi des cieux, comme moi tu trouves le sommeil,_
_Tu cèdes à la nuit une courte victoire;_
_Mais la nature en deuil invoque ton réveil._
_De même sur mon mausolée,_
_On verra l'Angleterre en pleurs et désolée._
_En vain l'astre de mes exploits_
_Va s'éteindre aujourd'hui sur ce noble rivage,_
_Les Français, que ce bras vainquit plus d'une fois,_
_À ma valeur rendront hommage;_
_Et souvent l'astre anglais, dans ce même climat,_
_Dans la flamme et le sang reprendra son éclat._

_Dans la flamme et le sang! _Expression nouvelle! -- Bonjour,
mes maîtres, je vous souhaite une joyeuse fête de Noël[5]. Vraiment
le sonneur de cloches fait de meilleurs vers. À ces mots, mon père
chiffonna le papier dans ses doigts de l'air du plus profond
mépris, et il conclut en disant: -- Par mon crédit! Frank, je ne
vous croyais pas encore aussi fou!

Que pouvais-je dire, mon cher Tresham? je restai immobile à ma
place, dévorant ma mortification, tandis que mon père me lançait
un regard de pitié, dans lequel perçait l'ironie la plus
insultante, et que le pauvre Owen, les mains et les yeux levés
vers le ciel, semblait aussi frappé d'horreur que s'il venait de
lire le nom de son patron dans la liste des banqueroutes sur la
gazette. À la fin je rassemblai tout mon courage, et rompis le
silence, en ayant soin que le ton de ma voix ne trahît pas
l'agitation que j'éprouvais.

-- Je sais, monsieur, combien je suis peu propre à jouer dans le
monde le rôle éminent que vous m'y destiniez; heureusement je
n'ambitionne pas la fortune que je pourrais acquérir. M. Owen
serait un associé beaucoup plus utile, et plus en état de vous
seconder. J'ajoutai ces mots avec une intention maligne; car il me
semblait qu'Owen avait déserté ma cause un peu trop vite.

-- Owen, dit mon père, ce jeune homme est fou, décidément fou! --
Et me faisant froidement tourner du côté d'Owen: -- Owen!
continua-t-il, il est sûr qu'il me rendrait plus de services que
vous. Mais vous, monsieur, que ferez-vous, s'il vous plaît? Quels
sont vos sages projets?

-- Je désirerais, monsieur, répondis-je avec assurance, voyager
deux ou trois ans, si vous aviez la bonté de me le permettre.
Sinon, je n'aurais pas de répugnance à passer le même temps à
l'université d'Oxford ou de Cambridge.

-- Au nom du sens commun! a-t-on jamais rien vu de semblable?
Vouloir aller au collège parmi des pédants et des jacobites,
lorsqu'il pourrait faire fortune dans le monde! Pourquoi n'iriez-
vous pas même à Westminster ou à Eton, pour étudier la grammaire
de Lilly et la syntaxe, vous soumettre même, si cela vous plaît,
aux étrivières[6]?

-- Malgré le désir que j'aurais de perfectionner mon éducation, si
vous désapprouvez la demande que je vous ai faite, je retournerai
volontiers sur le continent.

-- Vous n'y êtes déjà resté que trop longtemps, M. Francis.

-- Eh bien! monsieur, si vous désirez que je choisisse un état,
permettez-moi d'entrer dans l'état militaire; j'irai...

-- Allez au diable! interrompit brusquement mon père; puis, se
reprenant tout à coup: -- En vérité, dit-il, vous me feriez perdre
la tête. N'y a-t-il pas de quoi devenir fou, Owen? Le pauvre Owen
baissa la tête et ne répondit rien. -- Écoutez, Francis, ajouta
mon père, je vais couper court à toute discussion. J'avais votre
âge quand mon père me prit par les épaules et me chassa de chez
lui en me déshéritant pour faire passer tous ses biens sur la tête
de mon frère cadet. Je partis d'Osbaldistone-Hall sur le dos d'un
mauvais bidet, avec dix guinées dans ma bourse. Depuis ce jour, je
n'ai jamais mis les pieds sur le seuil du château, et jamais je ne
les y mettrai. Je ne sais ni me soucie de savoir si mon frère est
vivant, ou s'il s'est cassé le cou dans quelqu'une de ses chasses
au renard; mais il a des enfants, Francis, et j'en adopterai un,
si vous me contrariez davantage.

-- Vous êtes libre, monsieur, répondis-je avec plus d'indifférence
peut-être que de respect; vous êtes libre de disposer à votre gré
de votre fortune.

-- Oui, Francis, je suis libre de le faire, et je le ferai. Ma
fortune, je ne la dois qu'à moi seul; c'est à force de soins et de
travaux que je l'ai acquise, et je ne souffrirai pas qu'un frelon
se nourrisse du miel péniblement amassé par l'abeille.

Pensez-y bien; je vous ai dit toutes mes intentions; elles sont
irrévocables.

-- Mon cher monsieur, mon très honoré maître, s'écria Owen les
larmes aux yeux, vous n'êtes pas dans l'usage de traiter avec tant
de précipitation les affaires d'importance. N'arrêtez pas le
compte avant que M. Francis ait eu le temps de comparer les
produits. Il vous aime, il vous respecte; et, quand il fera entrer
l'obéissance filiale en ligne de compte, je suis sûr qu'il
n'hésitera plus à vous satisfaire.

-- Pensez-vous, dit mon père d'un ton sec, que je lui propose deux
fois d'être mon ami, mon associé, mon confident, de partager mes
travaux et ma fortune? Owen, je croyais que vous me connaissiez
mieux.

Il me regarda comme s'il avait l'intention d'ajouter quelque
chose, mais, changeant tout à coup d'idée, il me tourna
brusquement le dos, et sortit de la chambre. Les dernières phrases
de mon père m'avaient vivement touché: je n'avais pas encore
envisagé la question sous ce point de vue; et, s'il eût employé
cet argument dans le principe, il est probable qu'il n'eût pas eu
à se plaindre de moi.

Mais il était trop tard. J'avais aussi un caractère décidé, et ma
résolution était prise. Owen, quand nous fûmes seuls, tourna sur
moi ses yeux baignés de larmes, comme pour découvrir, avant de se
charger des délicates fonctions de médiateur, quel était le côté
faible sur lequel il devait diriger principalement ses attaques.
Enfin il commença d'une voix entrecoupée de sanglots, et en
s'interrompant à chaque mot:

-- Oh ciel! M. Francis!... grands dieux, monsieur!... est-il
possible, M. Osbaldistone! Qui jamais eût pu croire... un si bon
jeune homme! au nom du ciel, regardez les deux parties du
compte... Quel déficit!... Songez à ce que vous allez perdre! Une
belle fortune, monsieur, l'une des premières maisons de la Cité,
qui, déjà connue sous la raison Tresham et Trent, a prospéré bien
plus encore sous celle Osbaldistone et Tresham... Vous rouleriez
sur l'or, M. Francis... et, mon cher monsieur, s'il y avait
quelque partie de l'ouvrage des bureaux qui vous déplût, soit la
copie des lettres, ou les comptes à rédiger, je le ferais, ajouta-
t-il en baissant la voix, je le ferais pour vous, tous les mois,
toutes les semaines, tous les jours même, si vous le voulez.
Allons, mon cher Francis, faites un effort pour obliger votre
père, et Dieu vous bénira.

-- Je vous remercie, M. Owen, je vous remercie vivement de vos
bonnes intentions; mais mon père sait l'usage qu'il doit faire de
sa fortune, il parle d'un de mes cousins; qu'il dispose à son gré
de ses richesses: je ne vendrai jamais ma liberté au poids de
l'or.

-- Ah, monsieur! si vous aviez vu les comptes du dernier
trimestre! quels brillants produits! six chiffres; oui,
M. Francis, six chiffres[7] au total de l'actif de chaque associé!
et tout cela deviendrait la proie d'un papiste, de quelque nigaud
du nord, ou d'un ennemi du gouvernement!... Qu'il serait dur pour
moi, qui me suis toujours donné tant de peine pour la prospérité
de la maison, de la voir entre les mains... ah! cette idée seule
me fend le coeur! Au lieu que, si vous restiez avec votre père,
quelle belle raison de commerce nous aurions alors! Osbaldistone,
Tresham et Osbaldistone, ou peut-être, qui sait (baissant encore
la voix), Osbaldistone, Osbaldistone et Tresham; car le nom
d'Osbaldistone peut l'emporter encore sur celui de Tresham.

-- Mais, M. Owen, mon cousin s'appelant aussi Osbaldistone, la
raison de commerce sera tout aussi belle que vous pouvez le
désirer.

-- Oh! fi! M. Francis, quand vous savez à quel point je vous aime!
votre cousin, en vérité! un papiste comme son père, un ennemi de
la maison de Hanovre; un autre _item, _sans doute!

-- Il y a parmi les catholiques, M. Owen, de très braves gens.

Owen allait répondre avec une vivacité qui ne lui était pas
ordinaire, lorsque mon père entra dans la chambre.

-- Vous aviez raison, Owen, lui dit-il, et j'avais tort. Nous
prendrons plus de temps pour faire nos réflexions. Jeune homme,
vous vous préparerez à me donner une réponse d'aujourd'hui en un
mois.

Je m'inclinai en silence, charmé de ce sursis inattendu qui me
semblait d'un heureux augure, et ne doutant pas que mon père ne
fût décidé à se relâcher un peu de sa première rigueur.

Ce mois d'épreuve s'écoula sans qu'il arrivât rien de remarquable.
J'allais, je venais, je disposais de mon temps comme bon me
semblait, sans que mon père me fit la moindre question, le moindre
reproche. Il est vrai que je ne le voyais guère qu'aux heures des
repas; alors il avait soin d'éviter une discussion que, comme vous
pouvez le croire, je n'étais pas pressé d'entamer. Notre
conversation roulait sur les nouvelles du jour, ou sur ces lieux
communs, ressource ordinaire des gens qui ne se sont jamais vus.
Personne n'eût pu présumer, en nous entendant, qu'il régnait entre
nous autant de mésintelligence, et que nous étions à la veille
d'entrer dans une discussion qui nous intéressait si vivement.
Quand j'étais seul, je m'abandonnais souvent à mes réflexions.
Était-il probable que mon père tînt strictement sa parole, et
qu'il déshéritât son fils unique en faveur d'un neveu qu'il
n'avait jamais vu, et de l'existence duquel il n'était même pas
bien sûr? La conduite de mon grand-père, en pareille occasion, eût
dû me faire prévoir celle que tiendrait son fils. Mais je m'étais
formé une fausse idée du caractère de mon père. Je me rappelais la
déférence qu'il avait pour toutes mes volontés et tous mes
caprices, avant que je partisse pour la France; mais j'ignorais
qu'il y a des hommes qui, pleins d'indulgence et de bonté pour
leurs enfants en bas âge, et se prêtant alors à toutes leurs
fantaisies, n'en sont pas moins sévères par la suite, lorsque ces
mêmes enfants, hommes à leur tour, et accoutumés à commander, ne
veulent plus obéir et résistent à leurs volontés. Au contraire je
me persuadais que tout ce que j'avais à craindre, c'était que mon
père ne me retirât momentanément une partie de sa tendresse; peut-
être même me bannirait-il pour quelques semaines de sa présence.
Mais cet exil viendrait d'autant plus à propos qu'il me fournirait
l'occasion de corriger et de mettre au net les premiers chants de
l'Orlando Furioso, que j'avais commencé à traduire en vers.
Insensiblement je me pénétrai si fort de cette idée que je
rassemblai mes brouillons; et j'étais en train de marquer les
passages qui auraient besoin d'être retouchés, lorsque j'entendis
frapper bien doucement à la porte de ma chambre. Je renfermai bien
vite mon manuscrit dans mon secrétaire, et je courus ouvrir.
C'était M. Owen. Tel était l'ordre, telle était la régularité que
ce digne homme mettait dans ses actions, telle était son habitude
de ne jamais s'écarter du chemin qui conduisait de sa chambre au
bureau que, selon toute apparence, c'était la première fois qu'il
paraissait au second étage de la maison; et je suis encore à
chercher comment il fit pour découvrir mon appartement.

-- M. Francis, me dit-il lorsque je lui eus exprimé la surprise et
le plaisir que me causait sa visite, je ne sais pas si je fais
bien de venir vous répéter ce que je viens d'apprendre; peut-être
ne devrais-je pas parler hors du bureau, de ce qui se passe en
dedans. On ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux murs du
magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal. Mais le
jeune Twineall a fait une absence de plus de quinze jours, et il
n'y a que vingt-quatre heures qu'il est de retour.

-- Très bien, mon cher monsieur; mais que me font, je vous prie,
l'absence ou le retour du jeune Twineall?

-- Attendez, M. Francis: votre père l'a chargé d'un message
secret. Il ne peut pas avoir été à Falmouth au sujet de la famille
de Pilchard. La créance que nous avions sur Blackwell et
compagnie, d'Exeter, vient enfin d'être liquidée; les
contestations qui s'étaient élevées entre notre maison et quelques
entrepreneurs des mines de Cornouaille se sont, grâce au ciel,
terminées à l'amiable de toute manière. D'ailleurs, il eût fallu
consulter mes livres; en un mot, je crois fermement que Twineall a
été dans le nord, chez votre oncle...

-- Est-il possible? m'écriai-je un peu alarmé.

-- Il n'a parlé, monsieur, depuis son retour, que de ses nouvelles
bottes et de ses éperons, et d'un combat de coqs à York. C'est
aussi vrai que la table de multiplication. Plaise à Dieu, mon cher
enfant, que vous vous décidiez à contenter votre père, et à
devenir comme lui un bon et brave négociant!

J'éprouvai dans ce moment une violente tentation de me soumettre,
et de combler de joie le bon Owen en le priant de dire à mon père
que j'étais prêt à me conformer à ses volontés. Mais l'orgueil, ce
sentiment parfois louable, plus souvent répréhensible, l'orgueil
m'en empêcha. Mon consentement expira sur mes lèvres, et pendant
que je cherchais à vaincre une certaine honte, dont ma raison eût
peut-être fini par triompher, Owen entendit la voix de mon père
qui l'appelait. Il sortit aussitôt de ma chambre, avec la même
précipitation et la même terreur que s'il eût commis un crime en y
entrant, et l'occasion fut perdue.

Mon père était méthodique en tout. Au même jour, à la même heure,
dans le même appartement, du même ton et de la même manière qu'un
mois auparavant, il renouvela la proposition qu'il m'avait faite
de m'associer à sa maison de banque, et de me charger d'une
branche de son commerce, en m'invitant à lui faire connaître ma
résolution définitive. Je trouvai qu'il avait pris une route tout
opposée à celle qu'il eût fallu suivre pour me convaincre; et je
crois encore aujourd'hui qu'il manqua de politique en me parlant
durement. Un regard de bonté, une parole bienveillante m'eussent
fait tomber à ses pieds, et je me serais rendu à discrétion. Un
ton sec, un regard sévère ne firent que m'endurcir dans mon
obstination, et je répondis avec respect qu'il m'était impossible
d'accepter ses offres. Peut-être pensais-je que c'eût été montrer
trop de faiblesse que de se rendre à la première sommation; peut-
être attendais-je que je fusse pressé plus vivement, afin du moins
de ne pas être accusé d'inconséquence, et de pouvoir me faire
honneur du sacrifice que je ferais à l'autorité paternelle. S'il
en était ainsi, je fus trompé dans mon attente, car mon père se
tourna froidement vers Owen et ajouta d'un ton calme: -- Je vous
l'avais dit. Puis, s'adressant à moi: -- Francis, me dit-il, à
votre âge, vous devez être aussi en état que vous le serez
probablement jamais de juger dans quelle carrière vous trouverez
le bonheur; ainsi je ne vous presse pas davantage. Mais, quoique
je ne sois pas forcé de me prêter à vos projets plus que vous ne
l'êtes de vous conformer à mes vues, puis-je savoir si vous en
avez formé pour lesquels vous ayez besoin de mon assistance?

Cette question me déconcerta, et je répondis avec un peu de
confusion que, n'ayant appris aucun état et ne possédant rien, il
m'était évidemment impossible de subsister si je ne recevais aucun
secours de mon père; que mes désirs étaient très bornés, et que
j'espérais que l'aversion invincible que j'éprouvais pour la
profession qu'il m'avait destinée ne me priverait pas de sa
protection et de sa tendresse.

-- C'est-à-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et
cependant aller où bon vous semble: cela est difficile à accorder,
Frank. Je suppose néanmoins que votre intention est de m'obéir,
pourvu que mes ordres ne contrarient pas vos projets.

J'allais parler. -- Silence, s'il vous plaît, ajouta-t-il. Si
telle est votre intention, vous pouvez bien partir immédiatement
pour le nord de l'Angleterre; il est bon que vous fassiez une
visite à votre oncle. J'ai choisi parmi ses fils (il en a sept, je
pense) celui qu'on m'a dit être le plus digne de remplir la place
que je vous destinais dans ma maison. Mais il reste encore
quelques arrangements à terminer là-bas, et pour cela votre
présence ne sera pas inutile: vous recevrez des instructions plus
détaillées à Osbaldistone-Hall, où vous voudrez bien rester
jusqu'à ce que je vous rappelle. Demain matin tout sera prêt pour
votre départ.

À ces mots mon père sortit de la chambre.

-- Qu'est-ce que tout cela signifie, M. Owen? dis-je à mon pauvre
ami, dont la physionomie portait l'empreinte du plus profond
abattement.

-- Tout est perdu, M. Francis!... Hélas! si vous aviez voulu me
croire!... mais à présent il n'y a plus de ressource; quand votre
père parle de ce ton calme et résolu, c'est comme un compte
arrêté, il ne change plus.

Et l'événement le prouva; car, le lendemain matin, à cinq heures,
je me trouvai sur la route d'York, monté sur un assez bon cheval,
et avec cinquante guinées dans ma poche, voyageant pour aider mon
père à me choisir un successeur qui viendrait prendre ma place
dans sa maison pour me dérober sa tendresse, et peut-être même sa
fortune.

Chapitre III.

La barque flotte au gré du vent,
Et, sur le perfide élément,
De toute part est ballottée;
Elle fait eau, puis est jetée
Contre un écueil qui l'engloutit.

GAY.



J'ai fait précéder par des rimes et des vers blancs chaque
subdivision de cette grande histoire, afin de captiver votre
attention par des extraits d'ouvrages plus attrayants que le mien.
Les vers que je viens de citer font allusion à un malheureux
navigateur qui eut l'audace de démarrer une barque qu'il était
incapable de diriger, et se confia aux flots d'un fleuve. Un
écolier qui, par étourderie autant que par hardiesse, aurait
risqué une semblable tentative ne se trouverait pas, au milieu du
courant, dans une situation plus embarrassante que la mienne quand
je me vis errant sans boussole sur l'océan de la vie. Mon père
avait affecté tant de facilité à briser le noeud qu'on regarde
comme le plus fort de tous ceux qui lient les membres de la
société, c'était avec une indifférence si imprévue qu'il m'avait,
pour ainsi dire, rejeté de sa famille, que tout contribuait à
diminuer cette confiance dans mon mérite personnel qui m'avait
jusqu'alors soutenu. Le prince Joli, tantôt prince et tantôt fils
d'un pêcheur, quittant le sceptre pour la ligne, et son palais
pour une chaumière, ne pouvait pas se croire plus dégradé que moi.

Aveuglés par l'amour-propre, nous sommes tellement portés à
regarder comme l'apanage nécessaire de notre mérite les
accessoires dont nous entoure la prospérité, que lorsque nous nous
trouvons livrés à nos seules ressources, et forcés de reconnaître
que nous n'avions point de valeur par nous-mêmes, nous sommes tout
étonnés de notre peu d'importance, et nous éprouvons une cruelle
mortification. À mesure que je m'éloignais de Londres, la voix
lointaine de ses clochers me fit entendre plus d'une fois l'avis
de: -- _Retourne -- _qu'entendit autrefois son futur lord-maire[8];
et quand, des hauteurs d'Highgate, je me retournai pour contempler
une dernière fois la sombre magnificence de cette métropole, sous
son manteau de vapeurs, il me sembla que je laissais derrière moi
le contentement, l'opulence, les charmes de la société et tous les
plaisirs de la civilisation.

Mais le sort en était jeté. Il n'était pas probable que, par une
soumission lâche et tardive, je rentrasse dans les bonnes grâces
de mon père. Au contraire, ferme et invariable lui-même dans ses
résolutions, loin de me pardonner, il n'aurait eu pour moi que du
mépris si dans ce moment je fusse retourné bassement lui dire que
j'étais prêt à rentrer dans le commerce. Mon obstination naturelle
vint aussi à mon aide, et l'orgueil me représentait tout bas
quelle pauvre figure je ferais, et à quelle humiliation, à quel
assujettissement je me trouverais exposé par la suite, quand on
verrait qu'un voyage de quatre milles avait suffi pour détruire
des résolutions affermies par un mois de réflexion. L'espoir même,
l'espoir qui n'abandonne jamais le jeune imprudent prêtait son
charmant prestige à mes nouveaux projets. Mon père ne pouvait
songer sérieusement à faire passer tous ses biens dans une branche
collatérale qu'il n'avait jamais aimée. C'était sans doute une
épreuve qu'il voulait faire de mes sentiments, et la supporter
avec autant de patience que de fermeté était le moyen de gagner
son estime et d'arriver à une réconciliation. Je calculai même
quelles concessions je pourrais lui faire, et sur quels articles
de notre traité supposé je devrais continuer à rester
inébranlable. Le résultat de mes combinaisons fut que je devais
être d'abord rétabli dans tous les droits que me donnait ma
naissance, et qu'alors j'expierais par quelques marques
extérieures d'obéissance ma dernière rébellion.

En attendant, j'étais maître de ma personne, et j'éprouvais ce
sentiment d'indépendance qui fait tressaillir un jeune coeur d'une
joie mêlée de crainte. Ma bourse, sans être abondamment garnie,
suffisait pour les besoins d'un modeste voyageur. Je m'étais
habitué, pendant que j'étais à Bordeaux, à n'avoir point d'autre
valet que moi; mon cheval était jeune et vigoureux; mon
imagination ardente et la joie de me trouver momentanément libre
dissipèrent bientôt les tristes pensées qui m'avaient assailli au
commencement de mon voyage.

Cependant je finis par regretter de ne pas voyager sur une route
qui offrît du moins quelque aliment à la curiosité, ou dans une
contrée qui pût fournir de temps en temps quelque observation
intéressante. Car la route du nord était alors, et peut-être
encore aujourd'hui, bien pauvre sous ce rapport; je ne crois pas
qu'il soit possible de trouver dans toute la Grande-Bretagne une
route qui mérite moins de fixer l'attention. Insensiblement les
réflexions revinrent, et elles n'étaient pas toujours sans
amertume. Ma muse même, cette coquette qui m'avait conduit au
milieu de ce pays sauvage, ma muse, aussi perfide, aussi volage
que la plupart des belles, m'abandonna dans ma détresse; et je
n'aurais su comment dévorer mon ennui si je n'avais rencontré de
temps en temps des voyageurs dont la conversation, sans être fort
amusante, m'offrait du moins quelques instants de distraction; des
ministres de campagne, qui, après avoir fait la visite de leur
paroisse, regagnaient au petit trot leur presbytère; des fermiers
ou des nourrisseurs de bestiaux, revenant du marché voisin; des
commis marchands, parcourant les villes de province pour faire
payer les débiteurs en retard; enfin des officiers qui battaient
le pays pour trouver des recrues. Telles étaient alors les
personnes qui donnaient de l'occupation aux garde-barrières et aux
cabaretiers. Notre conversation roulait sur la religion et sur les
dîmes, sur les boeufs et sur le prix du grain, sur les denrées
commerciales et sur la solvabilité des détaillants, le tout varié
de temps en temps par la description d'un siège ou d'une bataille
en Flandre que me faisait le narrateur, peut-être de seconde main.
Les voleurs, sujet vaste et fertile, remplissaient tous les vides,
et chacun racontait toutes les histoires de brigands qu'il savait;
le Fermier d'Or, l'Agile Voleur, Jack Needham et autres héros de
l'opéra des _Gueux[9]_ étaient pour nous des noms familiers. À ces
récits, comme ces enfants effrayés qui se pressent autour du foyer
quand l'histoire du revenant touche à sa fin, les voyageurs se
rapprochaient l'un de l'autre, regardaient devant et derrière eux,
examinaient l'amorce de leurs pistolets, et juraient de s'accorder
mutuellement secours et protection en cas de danger: engagement
qui, comme la plupart des alliances offensives et défensives, sort
de la mémoire quand il y a quelque apparence de péril.

De tous ceux que j'ai jamais vus poursuivis par des craintes de
cette nature, un pauvre diable avec qui je fis route pendant près
d'un jour et demi fut celui qui me divertit le plus. Il avait sur
sa selle un portemanteau très petit, mais qui semblait fort
pesant, et dont la surveillance paraissait l'occuper uniquement.
Jamais il ne le perdait de vue un seul instant, et lorsqu'il
s'arrêtait et qu'une fille d'auberge s'approchait pour le prendre
pendant qu'il descendait de cheval, il la repoussait durement et
descendait son portemanteau à la main. C'était avec la même
précaution qu'il s'efforçait de cacher non seulement le but de son
voyage et le lieu de sa destination, mais même la route qu'il
devait prendre le jour suivant. Son embarras était sans égal quand
quelqu'un venait à lui demander s'il comptait suivre longtemps la
route du nord, ou à quelle auberge il comptait s'arrêter. Il
apportait l'attention la plus minutieuse dans le choix de
l'endroit où il passerait la nuit, évitant avec soin les auberges
isolées et celles qui lui semblaient de mauvaise apparence. À
Grantham il ne se coucha pas de toute la nuit, parce qu'il avait
vu entrer dans la chambre qui touchait à la sienne un homme louche
qui avait une perruque noire et un vieux gilet brodé en or. Malgré
ses transes et ses inquiétudes, mon compagnon de voyage, à en
juger par son extérieur, était tout aussi en état de se défendre
que personne au monde. Il était grand, bien bâti, et la cocarde de
son chapeau galonné semblait indiquer qu'il avait servi dans
l'armée, ou du moins qu'il appartenait de quelque manière à l'état
militaire. Sa conversation, sans être du meilleur ton, était celle
d'un homme de sens lorsque les terribles fantômes qu'il avait
toujours devant les yeux cessaient un moment de l'occuper; mais la
moindre circonstance suffisait pour lui rendre son tremblement
convulsif. Une bruyère ouverte, un enclos étaient autant de sujets
de terreur; et le sifflet du berger qui rassemblait son troupeau
était pour lui le signal du brigand qui appelait sa bande. La vue
même d'un gibet, en lui apprenant qu'un voleur venait d'être
pendu, ne manquait jamais de lui rappeler qu'il en restait encore
beaucoup d'autres à pendre.

J'aurais été bientôt fatigué de la compagnie de cet homme sans la
diversion qu'elle faisait à la tristesse de mes pensées.
D'ailleurs quelques-unes des histoires effrayantes qu'il racontait
avaient par elles-mêmes une sorte d'intérêt qu'augmentent encore
la bonne foi et la crédulité du narrateur. Une nouvelle preuve de
sa bizarrerie et de son excessive défiance me fournit l'occasion
de m'amuser un peu à ses dépens. Dans ses récits, plusieurs des
malheureux voyageurs qui venaient à tomber au milieu d'une bande
de voleurs n'éprouvaient ce désastre que pour s'être laissés
séduire par la mise élégante et la conversation agréable d'un
étranger; celui-ci leur avait proposé de faire route ensemble, et
sa compagnie semblait leur promettre amusement et protection; il
chantait et parlait tour à tour pour leur faire oublier l'ennui du
voyage, avait soin qu'ils ne fussent pas écorchés dans les
auberges, et leur faisait remarquer les erreurs qui s'étaient
glissées dans les mémoires, jusqu'à ce qu'enfin, sous prétexte de
leur montrer un chemin plus court, il attirait ses trop confiantes
victimes dans quelque forêt, où, rassemblant tout à coup ses
camarades par un coup de sifflet, il jetait son manteau et se
montrait sous son véritable costume, celui de capitaine de la
bande des voleurs; soudain ceux-ci sortaient en foule de leur
repaire, et, le pistolet à la main, venaient demander aux
imprudents la bourse ou la vie. Vers la conclusion d'une semblable
histoire, dont le récit semblait augmenter encore les terreurs
paniques du pauvre trembleur, qui sans doute l'avait déjà racontée
cent fois, j'observais qu'il me regardait toujours avec un air de
doute et de défiance, comme s'il réfléchissait tout à coup qu'il
se pourrait qu'au moment même il se trouvât auprès d'un de ces
hommes dangereux dont parlait son histoire: aussitôt que ces idées
se glissaient dans son esprit, il s'éloignait précipitamment de
moi, se retirait de l'autre côté de la grande route, regardait
devant, derrière et autour de lui, examinait ses armes, et
semblait se préparer à la fuite ou au combat, selon la
circonstance.

La défiance qu'il manifestait dans ces occasions semblait n'être
que momentanée et me paraissait trop plaisante pour que je
pensasse à m'en offenser. D'ailleurs dans ce temps-là on pouvait
avoir l'apparence d'un homme comme il faut, et n'en être pas moins
un voleur de grand chemin. La division des états n'étant pas aussi
marquée alors qu'elle l'est depuis cette époque, la profession de
l'aventurier poli qui vous escamotait votre argent chez White[10] à
la bassette ou au jeu de boules était souvent unie à celle du
brigand avoué qui, dans la bruyère de Bagshot ou à la plaine de
Finchley, demandait la bourse ou la vie à son confrère le dameret.
Il y avait aussi une teinte de férocité dans les moeurs du temps,
qui depuis a été bien adoucie ou s'est évanouie entièrement. Il me
semble que ceux qui avaient perdu tout espoir embrassaient alors
avec moins de répugnance toute espèce de moyen de réparer les
torts de la fortune.

Nous n'étions plus au temps, il est vrai, où Anthony-a-Wood[11]
déplorait l'exécution de deux beaux garçons pleins d'honneur et de
courage qui furent pendus sans pitié à Oxford, parce que leur
détresse les avait forcés de lever des contributions sur les
chemins. Cependant les environs de la métropole étaient alors en
grande partie couverts de bruyères, et les cantons de province
moins peuplés étaient fréquentés par cette classe de bandits (dont
l'existence sera un jour inconnue) qui faisaient leur métier avec
une sorte de courtoisie. Semblables à Gibbet, dans le _Stratagème
des Petits-Maîtres[12]_, ils se piquaient d'être les gens les mieux
élevés de la route, et d'apporter une grande politesse dans
l'exercice de leur vocation. Un jeune homme dans ma position ne
pouvait donc s'indigner beaucoup d'une méprise qui le faisait
comprendre dans la classe honorable de ces déprédateurs. Au
contraire, je m'amusais à éveiller et à endormir tour à tour les
craintes et les soupçons de mon brave; et je me plaisais à jeter
encore plus de trouble et de dérangement dans une cervelle que la
nature n'avait pas trop bien organisée. Lorsque, séduit par la
franchise de mes manières, il me semblait dans une sécurité
parfaite, je lui faisais une ou deux questions sur le but de son
voyage ou sur la nature de l'affaire qui l'occasionnait; c'en
était assez pour lui faire prendre l'alarme, et il s'empressait
aussitôt de gagner le large. Voici, par exemple, une conversation
que nous eûmes ensemble sur la force et sur la vigueur comparative
de nos chevaux.

-- Oh! monsieur, dit mon compagnon, j'avoue que pour le galop mon
cheval ne peut pas le disputer au vôtre. Mais permettez-moi de
vous dire que le trot est le véritable pas du cheval de poste, et
qu'au trot je pourrais vous défier si nous étions près d'une
ville. Je parierais une bouteille de porto que je vous vaincrais à
la course (caressant son bucéphale avec ses éperons).

-- Contentez-vous, monsieur: voici une plaine qui me paraît
favorable.

-- Hem... hem... reprit mon ami en hésitant. Je n'aime pas à
fatiguer inutilement mon cheval. On ne sait pas ce qui peut
arriver en cas d'alarme... D'ailleurs, monsieur, quand j'ai dit
que j'étais prêt à parier, j'entendais que nos chevaux seraient
également chargés: je suis sûr que le vôtre porte environ trente
livres de moins que le mien.

-- Qu'à cela ne tienne, monsieur. Combien peut peser ce
portemanteau?

-- Mon po... po... portemanteau? reprit-il en tremblant; oh! très
peu... rien... Ce ne sont que quelques chemises et quelques paires
de bas.

-- À le voir, je croirais qu'il pèse davantage; et je parie la
bouteille de porto qu'il fait toute la différence de la charge de
mon cheval à celle du vôtre.

-- Vous vous trompez, monsieur, je vous assure. En vérité, vous
vous trompez, reprit-il en se retirant de l'autre côté de la
route, comme c'était son usage dans ces occasions alarmantes.

-- Je suis prêt à risquer la bouteille, lui dis-je en le suivant;
et qui plus est, je parie dix contre un qu'avec votre portemanteau
en croupe, je vous devance encore à la course.

À cette proposition, qui ne lui semblait que trop claire, mon
homme trembla de tous ses membres. De rouge pourpre son nez devint
pâle et jaunâtre, et la peur fit disparaître pour un instant les
traces que le vin y avait laissées; ses dents claquaient
fortement, et il semblait attendre, dans l'agonie de la terreur,
que je donnasse le coup de sifflet pour rassembler toute ma bande.
Comme je vis qu'il ne pouvait plus parler, et qu'il avait même
peine à se tenir sur son cheval, je m'empressai de le rassurer en
lui demandant quel était un clocher que je commençais à distinguer
à quelque distance, et en lui faisant observer que nous étions si
près d'un village que nous n'avions plus à craindre de faire de
mauvaises rencontres sur la route. Ces paroles lui rendirent un
peu de courage: sa figure s'épanouit, son nez reprit sa couleur
naturelle; mais je m'aperçus qu'il avait de la peine à oublier ma
téméraire proposition, et que je lui paraissais encore un peu
suspect. Je vous ennuie de tous ces détails; mais je vous parle
aussi longuement du caractère de cet homme, et de la manière dont
je m'amusai à ses dépens, parce que ces circonstances, quelque
frivoles qu'elles fussent, eurent par la suite une grande
influence sur des incidents que j'étais loin de prévoir, et que je
vous raconterai lorsque j'en serai à cette époque de ma vie. Mais
alors la conduite de cet homme ne m'inspira que du mépris, et me
confirma dans l'opinion que, de tous les sentiments qui dégradent
l'humanité et font souffrir cruellement celui qui les éprouve, il
n'en est point de plus inquiétant, de plus pénible et de plus
méprisable que la poltronnerie.

Chapitre IV.

Tout le peuple écossais rampe dans l'indigence,
Vous disent fièrement les dédaigneux Anglais.
Quand nous voyons chez nous venir un Écossais,
Faut-il donc le blâmer de chercher plus d'aisance?

CHURCHILL.



Il existait à cette époque un ancien usage qui, je crois, n'est
plus observé aujourd'hui. Les longs voyages se faisant à cheval,
et par conséquent à petites journées, il était d'usage de passer
le dimanche dans quelque ville où le voyageur pût entendre le
service divin, et son cheval jouir du jour de repos, institution
également louable par son double motif. Une autre coutume, qui
rappelait l'ancienne hospitalité anglaise, était que le maître
d'une auberge un peu considérable, pour célébrer aussi le septième
jour, se dépouillant de son caractère de publicain, invitait ses
hôtes à partager son dîner de famille et son pouding. Cette
invitation était ordinairement acceptée avec plaisir. Les
personnes du plus haut rang ne croyaient pas déroger en prenant
place à la table de l'aubergiste; et la bouteille de vin qu'on
demandait après dîner, pour boire à sa santé, était la seule
récompense qu'on lui offrît, et le seul article qu'il fût permis
de payer.

J'étais né citoyen du monde, et mon goût m'appelait toujours où je
pouvais m'instruire dans la connaissance de l'homme; je n'avais
d'ailleurs aucune prétention de dignité, et je ne manquais jamais
d'accepter l'hospitalité du dimanche, soit qu'elle me fût offerte
à la Jarretière, au Lion d'Or ou au Grand-Cerf. L'honnête
aubergiste, qui ce jour-là se croyait un grand personnage, tout
fier de voir assis à sa table les hôtes qu'il servait les autres
jours, donnait souvent carrière à sa bonne humeur, et ne
négligeait rien pour égayer ses convives, les beaux esprits de
l'endroit, planètes secondaires qui accomplissaient leur
révolution autour de leur orbite supérieur. Le magister,
l'apothicaire, le procureur et le ministre lui-même ne
dédaignaient pas de prendre part à ce festin hebdomadaire. Les
voyageurs, arrivant des différentes parties du royaume, et ne
différant souvent pas moins par leurs manières que par leur
langage, formaient presque toujours une réunion piquante qui ne
pouvait manquer de plaire à l'observateur, en lui offrant une
légère esquisse des moeurs et du caractère de plusieurs contrées
différentes.

C'était un de ces jours solennels, et dans une semblable occasion,
que je me trouvais avec mon craintif compagnon de voyage dans la
ville de Darlington, dépendante de l'évêché de Durham, et nous
allions prendre place à la table de l'aubergiste de l'Ours-Noir, -
- dont la face rubiconde annonçait un bon vivant, lorsque notre
hôte nous informa, d'un ton qui pouvait tenir lieu d'apologie,
qu'un gentilhomme écossais devait dîner avec nous.

-- Un gentilhomme!... Quelle sorte de gentilhomme? dit
précipitamment mon compagnon, dont l'imagination, toujours prête à
s'alarmer, pensait sans doute alors aux gentilshommes de grand
chemin.

-- Parbleu! une espèce écossaise de gentilhomme, reprit notre
hôte. Ils sont tous nobles, comme vous savez, même sans une
chemise sur le dos. Mais celui-ci a un air d'aisance; je le crois
un marchand de bestiaux, franc Écossais, autant qu'aucun de ceux
qui ont jamais traversé le pont de Berwick.

-- Qu'il vienne; j'y consens de tout mon coeur, répondit mon ami;
et, se tournant vers moi, il me communiqua ses réflexions.

-- Je respecte les Écossais, monsieur; j'aime et j'honore ce
peuple à cause de ses excellents principes. On dit qu'il est
pauvre et malpropre, mais parlez-moi de la probité sterling,
quoique vêtue de haillons, comme dit le poète; des gens dignes de
foi m'ont assuré qu'on ne connaissait pas en Écosse le vol des
grands chemins.

-- C'est parce qu'ils n'ont rien à perdre, dit mon hôte avec le
rire étouffé de l'amour-propre satisfait.

-- Non, non, répondit une forte voix derrière lui, c'est parce que
vos jaugeurs et vos inspecteurs anglais, que vous avez envoyés au-
delà de la Tweed, se sont emparés du métier, et n'ont rien laissé
à faire aux gens du pays.

-- Bien dit, M. Campbell, reprit l'aubergiste; je ne vous croyais
pas si près de nous, mais vous savez qu'il faut de temps en temps
le petit mot pour rire... Et comment vont les marchés dans le
midi?

-- Comme à l'ordinaire, dit M. Campbell: les sages vendent et
achètent, et les fous sont vendus et achetés.

-- Oui, mais les sages et les fous dînent, reprit notre hôte
jovial; et voici une pièce de boeuf que nous ferions bien
d'attaquer.

En disant ces mots, il saisit son large couteau, s'attribua,
suivant l'usage, la place d'honneur, s'assit sur sa grande chaise,
d'où il pouvait dominer sur toute la table, et se mit à servir ses
convives.

C'était la première fois que je voyais un Écossais; et, dès mon
enfance, j'avais été nourri de préjugés contre cette nation. Mon
père, comme vous le savez, était d'une ancienne famille du
Northumberland, qui avait toujours résidé à Osbaldistone-Hall,
dont je n'étais pas alors très éloigné. Déshérité par son père en
faveur de son frère cadet, il en avait toujours conservé un
ressentiment si vif qu'il ne parlait presque jamais de la famille
dont il descendait, et qu'il ne trouvait rien de plus ridicule et
de plus absurde que de s'enorgueillir de ses ancêtres. Toute son
ambition était d'être appelé William Osbaldistone, le premier ou
du moins l'un des premiers négociants de Londres; et il fût
descendu en droite ligne de Guillaume le Conquérant, que sa vanité
en eût été moins flattée que d'entendre le bruit et l'agitation
que son arrivée causait parmi les taureaux, les ours et les agents
de change de Stock-Alley[13]. Il désirait que je restasse dans
l'ignorance de ma noble origine, dans la crainte que mes
sentiments ne fussent pas d'accord avec les siens sur ce sujet.
Mais ses desseins, comme il arrive aux projets les mieux combinés,
furent renversés jusqu'à un certain point par un être que son
orgueil n'eût jamais cru capable de les contrarier. Sa nourrice,
vieille bonne femme de Northumberland, qui lui était attachée dès
l'enfance, était la seule personne de son pays natal pour laquelle
il eût conservé de l'affection; et, quand la fortune lui avait
souri, le premier usage qu'il avait fait de ses faveurs avait été
d'assurer une honnête aisance à Mabel Rikets, et de la faire venir
auprès de lui. À la mort de ma mère c'était elle qui avait été
chargée d'avoir pour moi ces soins, ces tendres attentions que
l'enfance exige de la tendresse maternelle. Ne pouvant parler à
son maître, qui le lui avait défendu, des bruyères et des vallons
de son cher Northumberland, elle s'en dédommageait avec moi, et me
faisait le récit des histoires de sa jeunesse, et des traditions
conservées dans le pays. Je l'écoutais avec l'avidité de
l'enfance; il me semble voir encore la vieille Mabel, la tête
légèrement agitée par le tremblement de l'âge, avec sa coiffe
aussi blanche que la neige, les traits un peu ridés, mais
conservant encore cet air de santé qu'elle devait à l'habitude des
travaux champêtres. Je crois la voir regarder en soupirant, par la
fenêtre, les murs de brique et la rue étroite, lorsqu'elle
finissait sa chanson favorite, que je préférais alors, et,
pourquoi ne dirais-je pas la vérité?... que je préfère encore à
tous les grands airs sortis de la tête d'un docteur en musique[14]
italien.

_Quand reverrai-je nos vieux chênes._
_Le lierre et ses riants festons_
_Suspendus aux rameaux des frênes?_
_Leur verdure est cent fois plus belle sur nos monts._

Mabel, dans ses légendes, déclamait toujours contre la nation
écossaise avec toute l'animosité dont elle était capable. Les
habitants de la frontière opposée remplissaient, dans ses récits,
le rôle que les ogres et les géants aux bottes de sept lieues
jouent ordinairement dans les contes des nourrices. Fallait-il
s'en étonner? n'était-ce pas Douglas-le-Noir qui avait égorgé lui-
même l'héritier de la famille d'Osbaldistone, le jour que cet
infortuné venait de prendre possession du bien de ses pères, en le
surprenant, lui et ses vassaux, au milieu d'une fête qu'il avait
donnée à cette occasion? N'était-ce pas Wat-le-Diable qui, du
temps de mon bisaïeul, s'était emparé, dans les environs de
Lanthorn, de tous les agneaux d'un an[15] de Lanthorn-Side? Et
n'avions-nous pas mille trophées qui, suivant la version de la
vieille Mabel, attestaient quelle vengeance éclatante nous en
avions tirée? Sir Henry Osbaldistone, cinquième du nom, n'avait-il
pas enlevé la belle Jessy de Fairnington? et, nouvel Achille,
n'avait-il pas défendu sa Briséis contre les forces réunies des
plus vaillants chefs de l'Écosse? Ne nous étions-nous pas toujours
signalés dans les combats que l'Angleterre avait livrés à sa
rivale? Les guerres du nord avaient été la source de tous nos
malheurs et de toute notre gloire.

À force d'entendre répéter ces histoires pendant mon enfance, je
finis par regarder l'Écosse comme l'ennemie naturelle de
l'Angleterre; et mes préventions furent encore augmentées par les
discours que j'entendais quelquefois tenir à mon père. Il s'était
engagé dans de vastes spéculations, et avait acheté des bois
immenses qui appartenaient à de riches propriétaires du fond de
l'Écosse. Il répétait sans cesse qu'il les trouvait beaucoup plus
empressés à conclure des marchés et à exiger des arrhes
considérables qu'à remplir eux-mêmes leurs engagements. Il
soupçonnait aussi les négociants écossais qu'il était obligé
d'employer pour agents dans ces occasions de s'être approprié dans
les bénéfices une part beaucoup plus considérable que celle qui
devait leur revenir. En un mot, si Mabel se plaignait des
guerriers écossais des anciens temps, M. Osbaldistone ne se
déchaînait pas avec moins de violence contre les artifices de ces
modernes Sinons; tous deux m'inspirèrent, sans le savoir, une
aversion sincère pour les habitants du nord de la Grande-Bretagne,
et dès lors je les regardai comme un peuple cruel et sanguinaire
en temps de guerre, perfide en temps de paix, avare, intéressé,
fourbe et de mauvaise foi dans les affaires, et n'ayant point de
bonnes qualités, à moins qu'on ne dût ce nom à une férocité qui
ressemblait à du courage dans les combats, et à une duplicité qui
leur tenait lieu de prudence dans les affaires. Pour justifier, ou
du moins pour excuser ceux qui m'avaient donné de semblables
préjugés, je dois faire remarquer que les Écossais ne rendaient
pas alors plus de justice aux Anglais. Les deux nations couvaient
secrètement les étincelles d'une haine nationale, étincelles dont
un démagogue a voulu former une flamme terrible qui manqua
d'embraser les deux royaumes, et qui, j'espère, est à présent
heureusement éteinte dans ses propres cendres.[16]

C'était donc avec une impression défavorable que je regardai le
premier Écossais que je rencontrai. Son extérieur répondait
beaucoup à l'idée que je m'étais formée des hommes de sa nation.
Il avait les traits durs, ces formes athlétiques qui les
caractérisent, avec ce ton national et cette manière lente et
pédantesque qu'ils prennent en parlant, et qui provient du désir
de déguiser la différence de leur idiome ou de leur dialecte. Je
remarquais aussi la défiance et la brusquerie de ses compatriotes
dans les réponses qu'il faisait aux questions qui lui étaient
adressées; mais je ne m'attendais pas à trouver dans un Écossais
un air de supériorité qu'il ne paraissait pas affecter, mais qui
semblait le mettre naturellement au-dessus de la société dans
laquelle le hasard l'avait conduit. Son habillement était aussi
grossier qu'il pouvait l'être, quoique cependant il fût propre et
décent; et, dans un temps où le moindre gentilhomme faisait de
grandes dépenses pour sa toilette, il annonçait la médiocrité,
sinon l'indigence. Sa conversation prouvait qu'il s'occupait du
commerce de bestiaux, métier peu distingué; cependant, malgré ces
désavantages, il semblait traiter le reste de la compagnie avec
cet air froid de politesse et de condescendance qui annonce une
supériorité réelle ou imaginaire dans celui qui le prend sans
affectation. Quand il donnait son avis sur quelque point, c'était
d'un ton tranchant, comme si ce qu'il disait ne pouvait être ni
réfuté ni même révoqué en doute. Notre aubergiste et ses hôtes du
dimanche, après avoir fait quelques efforts pour soutenir leur
opinion, dans l'espérance de l'emporter, grâce à la force de leurs
poumons, finissaient par céder à l'autorité imposante de
M. Campbell, qui s'emparait ainsi de la conversation, et la
dirigeait à son gré. Je fus tenté, par curiosité, de lui disputer
moi-même le terrain, me fiant à la connaissance que j'avais
acquise du monde pendant mon séjour en France, et à l'éducation
assez distinguée que j'avais reçue. Sous le rapport littéraire, je
vis qu'il ne pouvait pas même entrer en lutte, et que les talents
incultes, mais énergiques, qu'il avait reçus de la nature,
n'avaient jamais été polis par l'éducation; mais je le trouvais
beaucoup plus au fait que je ne l'étais moi-même de l'état actuel
de la France, du caractère du duc d'Orléans, qui venait d'être
nommé régent du royaume, et de celui des ministres dont il était
entouré; ses remarques fines, malicieuses, et souvent même
satiriques, étaient celles d'un homme qui avait étudié
attentivement l'état politique de cette nation.

Quand la conversation venait à tomber sur la politique, Campbell
observait un silence et exprimait une modération qui pouvaient
être commandés par la prudence. Les divisions des whigs et des
tories agitaient alors toute l'Angleterre et l'ébranlaient jusque
dans ses fondements. Un puissant parti, appuyant en secret les
prétentions du roi Jacques, menaçait la dynastie de Hanovre, à
peine établie sur le trône. Toutes les auberges retentissaient des
cris des jacobites et de leurs adversaires; et comme la politique
de notre hôte était de ne jamais se quereller avec de bonnes
pratiques, mais de les laisser se chamailler comme bon leur
semblait, sa table était tous les dimanches le théâtre de
discussions aussi violentes et aussi animées que s'il avait traité
le conseil général de la ville. Le ministre et l'apothicaire, avec
un petit homme qui ne parlait pas de son état, mais qu'à certains
gestes assez expressifs je pris pour le barbier, embrassèrent la
cause des épiscopaux et des Stuarts. Le collecteur des taxes,
comme son devoir l'y obligeait, et le procureur, qui ambitionnait
une place lucrative dépendante de la couronne, ainsi que mon
compagnon de voyage, qui prenait le plus grand intérêt à la
discussion, ne défendaient pas avec moins de chaleur la cause du
roi George et de la succession protestante. Les arguments étant
épuisés, on en vint aux cris, puis aux jurements, puis aux
querelles: enfin, les deux partis en appelèrent à M. Campbell,
dont chacun d'eux brûlait de s'assurer l'approbation.

-- Vous êtes Écossais! monsieur, criait un parti; un gentilhomme
de votre nation doit se déclarer pour les droits héréditaires.

-- Vous êtes presbytérien! monsieur, disait le parti opposé; vous
ne sauriez être partisan du pouvoir absolu.

-- Messieurs, dit notre oracle lorsqu'il put obtenir un moment de
silence, je ne doute pas que le roi George ne mérite la
prédilection de ses amis, et s'il parvient à se maintenir sur le
trône, eh bien, il pourra faire le cher collecteur intendant de la
couronne, donner à notre ami M. Quitam la place de commissaire
général; il pourra aussi accorder quelque bonne récompense à ce
brave monsieur qui est assis sur son portemanteau, qu'il préfère à
une chaise: mais sans contredit le roi Jacques est aussi une
bienveillante personne; et si les cartes venaient à se mêler et
que la chance tournât pour lui, il pourrait, s'il le voulait,
appeler le révérend ministre à l'archevêché de Cantorbéry, nommer
le docteur Mixit premier chirurgien de sa maison, et confier sa
barbe royale aux soins de notre ami Latherum. Mais, comme je doute
fort qu'aucun des deux souverains envoyât un verre de vin à Robert
Campbell, quand même il le verrait mourir de soif, je donne ma
voix à Jonatham Brown, notre hôte, et je le proclame roi des
échansons, à condition qu'il ira nous chercher une autre bouteille
aussi bonne que la dernière.

Cette saillie fut reçue avec des applaudissements unanimes; et
lorsque M. Brown eut rempli la condition qu'on avait mise à son
élévation, il ne manqua pas d'apprendre à ses convives que, tout
pacifique qu'était M. Campbell, il n'en était pas moins aussi
vaillant qu'un lion. Croiriez-vous qu'à lui seul il a mis en fuite
sept brigands qui l'attaquèrent sur la route de Wistom-Tryste?

-- Vous vous trompez, mon cher, dit Campbell en l'interrompant;
ils n'étaient que deux; encore étaient-ce deux poltrons qui ne se
doutaient pas de leur métier.

-- Comment, monsieur, dit mon compagnon de voyage en rapprochant
de Campbell sa chaise, ou plutôt son portemanteau, est-il
réellement bien possible que seul vous ayez mis en fuite deux
brigands?

-- Très possible, monsieur, reprit Campbell, et je ne vois pas
qu'il y ait rien là d'extraordinaire. Je n'en aurais pas craint
quatre de cette sorte.

-- En vérité, monsieur, reprit mon ami, je serais charmé d'avoir
le plaisir de faire route avec vous. Je vais dans le nord,
monsieur.

Cette information gratuite et volontaire sur la route qu'il
comptait prendre, la première que j'eusse entendu donner par mon
compagnon, ne parut pas faire beaucoup d'impression sur
l'Écossais, qui ne répondit pas à sa confiance.

-- Nous ne pouvons pas voyager ensemble, reprit-il sèchement; vous
êtes sans doute bien monté, monsieur, et moi je voyage maintenant
à pied, ou sur un bidet montagnard qui fait à peine deux milles à
l'heure.

En disant ces mots, il jeta sur la table le prix de la bouteille
de vin qu'il avait demandée, et il s'apprêtait à sortir lorsque
mon compagnon l'arrêta, et, le prenant par le bouton de son habit,
le tira dans une embrasure de croisée. Je crus entendre qu'il lui
réitérait sa demande de l'accompagner, ce que M. Campbell semblait
refuser.

-- Je vous défraierai de tout, monsieur, dit le voyageur, qui pour
le coup croyait avoir trouvé un argument irrésistible.

-- C'est impossible, dit Campbell d'un air de dédain; j'ai affaire
à Rothbury.

-- Mais je ne suis pas très pressé; je puis me détourner un peu,
et je ne regarde pas à un jour pour m'assurer un bon compagnon de
voyage.

-- En vérité, monsieur, dit Campbell, je ne saurais vous rendre le
service que vous semblez désirer. Je voyage, ajouta-t-il en levant
fièrement la tête, je voyage pour mes affaires particulières; si
vous voulez suivre mon conseil, vous ne vous réunirez pas aux
étrangers que vous vous rencontrerez sur la route, et vous ne
direz à personne le chemin que vous comptez prendre. Alors, sans
plus de cérémonie, il dégagea son bouton, malgré les efforts du
voyageur pour le retenir, et s'approchant de moi: -- Votre ami,
monsieur, me dit-il, est trop communicatif, attendu la nature du
dépôt qui lui est confié.

-- Monsieur, repris-je, n'est point mon ami, c'est un voyageur que
j'ai rencontré sur la route. Je ne connais ni son nom ni ses
affaires, et vous paraissez beaucoup plus avant que moi dans sa
confiance.

-- Je voulais seulement dire, reprit-il précipitamment, qu'il
paraît être un peu trop empressé à offrir l'honneur de sa
compagnie à ceux qui ne la désirent pas.

M. Campbell, sans faire d'autres observations, se contenta de me
souhaiter un bon voyage, et la compagnie se retira.

Le lendemain je me séparai de mon timide compagnon de voyage; car
je quittai la grande route du nord pour suivre plus à l'ouest la
direction du château d'Osbaldistone, résidence de mon oncle. Comme
il semblait toujours conserver quelques soupçons sur mon compte,
je ne saurais dire s'il fut content ou fâché de mon départ. Quant
à moi, ses frayeurs avaient cessé de m'amuser, et, à dire le vrai,
ce fut avec la plus grande joie que je me vis débarrassé de lui.

Chapitre V.

Que mon coeur bat, lorsque je vois
La nymphe sur son palefroi
Courir gaîment dans nos campagnes,
Gravir les rocs et les montagnes,
Et poursuivre le daim léger
Sans courir le moindre danger!

SOMERVILLE, _La Chasse_.



En approchant de ces lieux, que je me représentais comme le
berceau de ma famille, j'éprouvai cet enthousiasme que des sites
sauvages et romantiques inspirent aux amants de la nature. Délivré
du babil importun de mon compagnon, je pouvais remarquer la
différence que présentait le pays avec celui que j'avais traversé
jusqu'alors. Au lieu de dormir au milieu des saules et des
roseaux, les rivières, qui méritaient enfin ce nom, roulaient
leurs ondes sous l'ombrage d'un bois naturel, tantôt se
précipitaient du haut d'une colline, tantôt serpentaient dans ces
vallées solitaires qui s'ouvrent sur la route de distance en
distance, et semblent inviter le voyageur à explorer leurs
détours. Les monts Cheviots s'élevaient devant moi dans leur
imposante majesté, non pas avec cette variété sublime de rocs et
de vallées qui caractérise les montagnes du premier ordre, mais
n'offrant qu'une masse immense de rochers aux sommets arrondis,
dont le sombre aspect et l'étendue sans bornes avaient un
caractère de grandeur propre à frapper l'imagination.

Au milieu de ces montagnes était le glen ou vallée étroite au bout
de laquelle s'élevait le château de ma famille. Une partie des
propriétés immenses qui en dépendaient avait été depuis longtemps
aliénée par la prodigalité ou par l'inconduite de mes ancêtres;
mais il en restait encore assez pour que mon oncle fût regardé
comme l'un des plus riches propriétaires du comté. J'avais appris,
par quelques informations sur la route, qu'à l'exemple des autres
seigneurs du pays, il employait la plus grande partie de sa
fortune à remplir, avec le plus grand faste, les devoirs d'une
hospitalité prodigue, ce qu'il regardait comme essentiel pour
soutenir la dignité de sa famille.

J'avais déjà aperçu du haut d'une éminence le château
d'Osbaldistone, antique et vaste édifice qui se détachait du
milieu d'un bois de chênes druidiques; et je me dirigeais de ce
côté avec toute la diligence que les sinuosités et le mauvais état
de la route me permettaient de faire, lorsque mon cheval, tout
fatigué qu'il était, dressa l'oreille aux aboiements répétés d'une
meute de chiens qui se faisaient entendre dans l'éloignement. Je
ne doutai point que la meute ne fût celle de mon oncle, et je me
rangeai de côté dans le dessein de laisser passer les chasseurs
sans les interrompre, persuadé que ce serait fort mal choisir mon
temps que de me présenter à mon oncle au milieu d'une partie de
chasse, et résolu, quand ils seraient passés, d'aller attendre
leur retour au château. Je m'arrêtai donc sur une éminence, et,
éprouvant ce genre d'intérêt que cet amusement champêtre est si
propre à inspirer, j'attendis avec impatience l'approche des
chasseurs.

Le renard, lancé vivement et presque aux abois, déboucha d'un
taillis qui fermait le côté droit de la vallée. Sa queue
traînante, son poil sali, son pas qui ne s'allongeait plus qu'avec
peine, tout annonçait qu'il succomberait bientôt, et le corbeau
carnivore, suspendu sur sa tête, semblait déjà le regarder comme
sa proie. Le pauvre Reynard[17] traversa la rivière qui coupe la
petite vallée, et il se traînait le long d'une ravine de l'autre
côté de ses bords sauvages, lorsque la meute s'élança hors du
taillis avec le piqueur et trois ou quatre cavaliers. Les chiens
se précipitèrent sur ses traces, et les chasseurs les suivirent au
grand galop malgré l'inégalité du terrain. C'étaient des jeunes
gens, grands et robustes, bien montés, et portant tous une veste
verte, une culotte de peau et une casquette jaune, uniforme d'une
association de chasse formée sous les auspices de sir Hildebrand
Osbaldistone. Voilà mes cousins, sans doute, pensai-je en moi-même
lorsqu'ils passèrent devant moi. À quelle réception dois-je
m'attendre parmi ces dignes successeurs de Nemrod? Il est peu
probable que moi, qui n'ai jamais chassé de ma vie, je me trouve
heureux dans la famille de mon oncle! Une nouvelle apparition
interrompit ces réflexions.

C'était une jeune personne dont la figure pleine de grâce et
d'expression était animée par l'ardeur de la chasse. Elle montait
un superbe cheval noir de jais, et tacheté par l'écume qui
jaillissait du mors; elle portait un costume alors peu commun,
semblable à celui de l'autre sexe, et qu'on a depuis appelé
costume d'équitation ou d'amazone. Cette mode, qui s'était
introduite pendant mon séjour en France, était entièrement
nouvelle pour moi. Ses longs cheveux noirs flottaient au gré du
vent, ayant, dans le feu de la chasse, brisé le lien qui les
tenait prisonniers. Le terrain escarpé et inégal, à travers lequel
elle dirigeait son cheval avec une adresse et une présence
d'esprit admirables, la retarda dans sa course, et j'eus le temps
de contempler ses traits brillants et animés, auxquels la
singularité de son habillement semblait encore prêter un nouveau
charme. En passant devant moi, son cheval fit un bond irrégulier
au moment où, arrivée sur un terrain uni, elle piquait des deux
pour rejoindre la chasse. Je saisis cette occasion pour
m'approcher d'elle, sous prétexte de la secourir; mais j'avais
bien vu qu'elle ne courait pas le moindre danger; et la belle
amazone ne témoigna pas même la plus légère frayeur. Elle me
remercia néanmoins par un sourire de mes bonnes intentions, et je
me sentis encouragé à mettre mon cheval au même pas que le sien,
et à rester à côté d'elle. Les cris triomphants des chasseurs et
le son bruyant du cor nous annoncèrent qu'il n'était plus
nécessaire de nous presser, puisque la chasse était finie.

L'un des jeunes gens que j'avais déjà vus s'approcha de nous,
agitant dans l'air la queue du renard d'un air de triomphe, et
semblant narguer ma belle compagne.

-- Je vois, dit-elle, je vois fort bien; mais ne faites pas tant
de bruit. Si Phébé n'avait pas été dans un sentier rocailleux,
ajouta-t-elle en caressant le cou de son cheval, vous n'auriez pas
lieu de chanter victoire.

Ce jeune chasseur était alors tout près d'elle, et je remarquai
qu'ils me regardèrent tous les deux et parlèrent entre eux à voix
basse, la jeune personne paraissant le prier de faire quelque
chose qui semblait lui déplaire, ce qu'il témoignait par un air de
retenue et de circonspection qui tenait presque de la mauvaise
humeur. Elle tourna aussitôt la tête de son cheval de mon côté en
disant: -- C'est bon, c'est bon, Thorncliff; si vous ne le voulez
pas, ce sera moi, voilà tout. Monsieur, ajouta-t-elle en me
regardant, je cherchais à décider ce jeune homme, modèle de
politesse et de galanterie, à s'informer auprès de vous si, dans
le cours de vos voyages dans cette contrée, vous n'auriez pas
entendu parler d'un de nos amis, M. Frank Osbaldistone, que nous
attendons depuis quelques jours.

Je fus trop heureux de trouver une occasion aussi favorable pour
me faire connaître, et j'exprimai ma reconnaissance d'une demande
aussi obligeante.

-- En ce cas, monsieur, reprit-elle, comme la politesse de mon
cher cousin semble être encore endormie, vous voudrez bien me
permettre, quoique cela ne soit pas trop convenable, de me
constituer maîtresse des cérémonies, et de vous présenter le jeune
squire Thorncliff Osbaldistone, et Diana Vernon qui a aussi
l'honneur d'être la parente de votre charmant cousin.

Il y avait un mélange de finesse, de simplicité et d'ironie dans
la manière dont miss Vernon prononça ces paroles. Je m'empressai
de lui renouveler mes remerciements et de lui témoigner combien je
me félicitais d'avoir eu le bonheur de les rencontrer. À parler
vrai, le compliment était tourné de manière que miss Vernon
pouvait aisément s'en approprier la plus grande partie, car
Thorncliff semblait être une espèce de campagnard, et sans la
moindre éducation. Il me secoua pourtant la main, et fit alors
connaître son intention de me quitter pour aller aider ses frères
à compter les chiens et à rassembler la meute, intention qu'il eut
l'air de communiquer à miss Vernon sans penser à s'en servir pour
s'excuser auprès de moi.

-- Le voilà, dit miss Vernon en le suivant des yeux, le voilà le
prince des maquignons et des palefreniers! Mais ils sont tous de
même, et par cet aimable personnage vous pouvez juger de toute la
famille. Avez-vous lu Markham?

-- Markham? Je ne me rappelle même pas avoir entendu parler d'un
auteur de ce nom.

-- N'avoir pas lu Markham! Pauvre ignorant! ne savez-vous donc pas
que c'est l'Alcoran de la tribu sauvage dans laquelle vous venez
résider? Markham! l'auteur le plus célèbre qui ait jamais écrit
sur la fauconnerie! Je commence à désespérer de vous; et je crains
bien que vous ne connaissiez pas davantage les noms plus modernes
de Gibson et de Bartlet.

-- Non, en vérité, miss Vernon.

-- Et vous ne rougissez pas! Allons, je vois qu'il faudra vous
renier pour notre cousin. Vous ne savez donc pas ferrer un cheval,
le panser et l'étriller?

-- J'avoue que je laisse ce soin au maréchal ou au valet d'écurie.

-- Incroyable insouciance! Et savez-vous du moins éverrer un chien
ou l'écourter, rappeler un faucon et le dresser au leurre; ou
bien...

-- De grâce, épargnez ma confusion; j'avoue que je ne possède
aucun de ces rares talents.

-- Au nom du ciel, M. Frank, que savez-vous faire?

-- Presque rien, miss Vernon: quand mon cheval est sellé, je le
monte, et voilà toute ma science.

-- Encore est-ce quelque chose, dit miss Vernon en mettant le sien
au galop.

Il y avait une espèce de palissade qui barrait le chemin, et je
m'avançais pour l'ouvrir, lorsque miss Vernon la franchit en
souriant; je me fis un point d'honneur de la suivre, et en un
instant je fus à ses côtés.

-- Allons, je vois qu'il ne faut pas encore perdre tout espoir, et
qu'on pourra finir par faire quelque chose de vous. À dire le
vrai, je craignais que vous ne fussiez un Osbaldistone très
dégénéré. Mais qui peut vous amener dans le château aux ours? car
c'est ainsi que les voisins ont baptisé notre manoir. Vous êtes
libre de rester à Londres, je suppose.

Le ton amical que ma charmante compagne prenait avec moi
m'encouragea à imiter sa familiarité, et, charmé de l'intimité qui
s'établissait entre nous, je lui répondis à voix basse: -- Il est
possible, miss Vernon, que j'eusse regardé ma résidence à
Osbaldistone-Hall comme une sévère pénitence, d'après le portrait
que vous m'avez fait de ses habitants, s'il n'y avait pas une
exception dont vous ne m'avez point parlé.

-- Ah! Rashleigh? dit miss Vernon.

-- Non, en vérité; je pensais, excusez-moi, à une personne qui est
beaucoup plus près de moi.

-- Je suppose qu'il serait convenable de ne pas faire semblant de
vous comprendre; mais à quoi bon ces simagrées? votre compliment
mérite bien une révérence; comme je suis à cheval, vous voudrez
bien m'en dispenser pour le moment, quitte plus tard à faire
valoir vos droits. Mais sérieusement je mérite votre exception,
car, au milieu de vos ours de cousins, je vous assure que sans moi
vous trouveriez à peine à qui parler dans le château, à
l'exception pourtant du vieux prêtre et de Rashleigh.

-- Et qu'est-ce donc que ce Rashleigh, au nom du ciel?

-- Rashleigh est un personnage qui voudrait que tout le monde fût
comme lui; car alors il serait comme tout le monde. C'est le plus
jeune des fils de sir Hildebrand. Il est environ de votre âge;
mais il n'est pas si... Il n'est pas bien, en un mot. En revanche,
la nature lui a donné quelques grains de bon sens, et l'éducation
y a ajouté une assez bonne dose d'instruction. Il est ce que nous
appelons un homme d'esprit dans ce pays où les hommes d'esprit
sont rares. Il se destine à l'Église, mais il ne paraît nullement
pressé d'entrer dans les ordres.

-- De l'Église catholique?

-- L'Église catholique! Et de quelle autre Église? Mais
j'oubliais, on m'a dit que vous étiez un hérétique. Est-ce vrai,
M. Osbaldistone?

-- Je ne dois pas nier l'accusation.

-- Cependant vous avez habité hors de l'Angleterre, et dans les
pays catholiques?

-- Pendant près de quatre ans.

-- Vous avez vu des couvents?

-- Souvent; mais je n'y ai pas vu grand-chose qui recommandât la
religion catholique.

-- Ceux qui habitent ces couvents ne sont-ils pas heureux?

-- Quelques-uns le sont sans doute, ce sont ceux qu'un sentiment
profond de dévotion, les persécutions et les malheurs du monde ou
une apathie naturelle ont conduits dans la retraite. Mais ceux-là
sont très misérables qui ont adopté la solitude soit par un accès
d'enthousiasme irréfléchi et outré, soit dans le premier
ressentiment de quelque injustice. La vivacité de leurs sensations
habituelles se réveille, et, comme les animaux les plus sauvages
d'une ménagerie, ils s'agitent sans cesse dans leur retraite,
tandis que d'autres vivent ou s'engraissent dans des cellules pas
plus grandes que des cages.

-- Et que deviennent, continua miss Vernon, ces victimes qui sont
condamnées au cloître par la volonté des autres? À quoi
ressemblent-elles? À quoi ressemblent-elles surtout si elles
étaient nées pour jouir de la vie et connaître ses douceurs?

-- Elles sont comme des rossignols en cage, condamnées à vivre à
jamais dans une captivité qu'elles cherchent à charmer par ces
dons naturels qui, dans l'état de liberté, auraient embelli la
société.

-- Je serai..., dit miss Vernon; et tout à coup, se reprenant,
elle ajouta: Je préférerais être comme le faucon sauvage qui,
privé de prendre son essor vers le ciel, se met en pièces contre
les barreaux de sa cage. Mais pour revenir à Rashleigh, vous le
trouverez l'homme le plus aimable que vous ayez vu, pendant une
semaine au moins. S'il voulait prendre pour maîtresse une femme
qui fût aveugle, il serait sûr d'en faire la conquête; mais les
yeux détruisent le charme qui enchante l'oreille. Bon Dieu! nous
voici déjà dans la cour du vieux château, qui paraît aussi sauvage
et aussi gothique qu'aucun de ses habitants! On ne fait pas grande
toilette à Osbaldistone; mais j'ai si chaud qu'il faut que je me
débarrasse de tout cet attirail, et ce chapeau est si lourd et si
incommode! continua-t-elle en l'ôtant; et ses beaux cheveux
flottèrent en boucles d'ébène sur son charmant visage. Moitié
riant, moitié rougissant, elle les rejeta des deux côtés de son
front avec sa main blanche et bien faite. S'il y avait de la
coquetterie dans cette action, elle était bien déguisée par un air
d'indifférence. Je ne pus m'empêcher de dire que, jugeant de la
famille par ce que je voyais, je serais en effet tenté de croire
la toilette fort inutile.

-- Voilà qui est galant, reprit miss Vernon, quoique je n'eusse
pas encore dû vous comprendre; mais vous trouverez une meilleure
excuse pour un peu de négligence lorsque vous verrez les oursons
parmi lesquels vous allez vivre. L'art aurait tant à faire pour
corriger chez eux la nature qu'ils ne l'emploient même pas, et ils
ont du moins l'avantage de ne pas se donner de peine pour être
hideux. Mais la vieille cloche va sonner le dîner dans un instant.
Le son annonce qu'elle est tant soit peu fêlée; mais c'est une
merveille que cette cloche. Savez-vous bien qu'elle a sonné
d'elle-même le jour du débarquement du roi Guillaume? et mon
oncle, respectant son talent prophétique, n'a jamais voulu qu'on
la réparât. Allons, galant chevalier, commencez votre servage, et
tenez mon palefroi jusqu'à ce que je vous envoie un de mes
écuyers.

Elle dit, me jeta sa bride comme si nous nous connaissions depuis
l'enfance, sauta en bas de cheval, traversa la cour en courant et
entra par une petite porte latérale, me laissant dans l'admiration
de sa beauté et dans l'étonnement de ses manières franches et
ouvertes, qui semblaient d'autant plus extraordinaires à une
époque où la cour du grand monarque Louis XIV donnait le ton à
toute l'Europe et où le beau sexe affichait à l'extérieur une
réserve et une circonspection admirables. Je faisais une assez
triste figure au milieu de la cour du vieux château, monté sur un
cheval, et en tenant un autre par la bride. L'édifice n'était pas
de nature à intéresser un étranger, si j'eusse été disposé à
l'admirer attentivement. Les quatre façades étaient de différente
architecture; et avec leurs grandes fenêtres grillées, leurs
tourelles avancées et leurs massives architraves, elles
ressemblaient assez à l'intérieur d'un couvent ou à l'un des plus
vieux et des plus gothiques collèges d'Oxford. J'appelai un valet,
mais ce fut inutilement, et ma patience avait d'autant plus sujet
de s'exercer que je voyais tous les domestiques, tant mâles que
femelles, passer la tête par les différentes fenêtres du château,
puis la retirer aussitôt, comme des lapins dans une garenne, sans
que j'eusse jamais le temps de faire un appel direct à l'attention
d'aucun d'eux. Le retour des chiens et des chasseurs me tira enfin
d'embarras, et je parvins non sans peine à remettre les brides
entre les mains d'un lourdaud de valet et à me faire conduire par
un autre rustre devant sir Hildebrand. Ce manant me rendit ce
service avec autant de grâce et de bonne volonté qu'un paysan qui
est forcé de servir de guide à une patrouille ennemie, et je fus
obligé de le serrer de près pour l'empêcher de déserter et de
m'abandonner dans le labyrinthe de passages obscurs et étroits qui
conduisaient dans le _Stun-Hall[18], _comme sir Hildebrand
l'appelait, où je devais être admis en la gracieuse présence de
mon oncle.

Nous arrivâmes à la fin dans une longue salle en voûte, pavée de
grandes dalles, et où régnait une longue file de tables de chêne,
trop lourdes et trop massives pour qu'il fût jamais possible de
les remuer, et sur lesquelles le dîner était servi. Ce vénérable
appartement, qui depuis des siècles était la salle de festin de la
famille des Osbaldistone, offrait de tous côtés les preuves de
leurs exploits. D'énormes bois de daims qui auraient pu être les
trophées de la chasse de _Chevy-Chase[19], _étaient distribués le
long des murs tapissés de peaux de blaireaux, de loutres, de
fouines et autres animaux. Parmi quelques restes de vieilles
armures qui avaient probablement servi jadis contre les Écossais,
on voyait suspendues des armes servant à une guerre moins
dangereuse, des arbalètes, des fusils de différentes formes et de
différentes grandeurs, des lances, des épieux de chasse, enfin
tous les instruments en usage, soit pour prendre, soit pour tuer
le gibier. Quelques vieux tableaux enfumés étaient suspendus de
distance en distance, représentant des dames et des chevaliers,
honorés sans doute et renommés dans leur temps; les héros, avec
leur longue barbe et leurs vastes perruques, paraissant de vrais
foudres de guerre; et les dames regardant avec un doux sourire le
bouquet de roses qu'elles tenaient à la main, et que la bière de
mars dont il avait été plusieurs fois arrosé avait couvert d'une
teinte jaunâtre ajoutant singulièrement à l'effet qu'il
produisait.

J'avais à peine eu le temps de jeter un coup d'oeil rapide sur
toutes ces merveilles que douze domestiques en livrée entrèrent en
tumulte dans la salle, et se donnèrent un grand mouvement, chacun
d'eux s'occupant beaucoup plus de diriger ses camarades que d'agir
lui-même; les uns jetaient des bûches dans le feu pétillant qui
s'élançait, moitié flammes, moitié fumée, le long d'un immense
tuyau de cheminée caché par une pièce d'architecture massive, sur
laquelle le ciseau de quelque artiste du Northumberland avait
gravé les armes de la famille. Pour qu'elles ressortissent mieux,
on les avait fait peindre ensuite en rouge; mais des couches
successives de fumée, amoncelées pendant des siècles, en avaient
un peu changé la couleur primitive. D'autres domestiques
rangeaient les bouteilles, les verres et les carafes. Ils
couraient, se coudoyaient, se renversaient l'un l'autre, faisant,
suivant l'usage, peu de besogne et beaucoup de bruit. À la fin,
quand après bien des peines tout fut à peu près disposé pour la
réception des convives, les aboiements des chiens, le claquement
des fouets, le bruit des grosses bottes de chasse semblables à
celles de la statue dans _le Festin de pierre[20] _annoncèrent leur
arrivée. Le tumulte augmenta parmi les domestiques: les uns
criaient de se ranger pour faire place à sir Hildebrand, les
autres de fermer les portes battantes qui donnaient sur une espèce
de galerie. Enfin la porte d'entrée s'ouvrit, et je vis se
précipiter pêle-mêle dans la salle huit chiens, le chapelain du
château, l'Esculape du village, mes six cousins et mon oncle.

Chapitre VI.

Du vieux château les voûtes ont frémi,
D'un bruit confus la salle a retenti;
Les voici tous, aucun ne se ressemble:
Avec orgueil ils s'avançaient ensemble.

PENROSE.



Sir Hildebrand Osbaldistone ne s'était pas pressé de venir
embrasser son neveu, dont il devait avoir appris l'arrivée depuis
quelque temps; mais il avait pour excuse des occupations
importantes. -- Je t'aurais vu plus tôt, mon neveu, s'écria-t-il:
mais il fallait bien que je commençasse par faire rentrer mes
meutes dans leur chenil. Sois le bienvenu, mon garçon. Tiens,
voilà ton cousin Percy, ton cousin Thorncliff et ton cousin John;
et puis par là ton cousin Dick, ton cousin Wilfred et... Attends,
où est Rashleigh? Ah! le voici... allons, Thorncliff, dérange-toi
donc, et laisse-nous voir un peu ton frère... Ah! voici ton cousin
Rashleigh... Ainsi donc ton père a enfin pensé au vieux château et
au vieux sir Hildebrand?... Vaut mieux tard que jamais... Encore
une fois, sois le bienvenu, mon garçon; et en voilà assez... Où
est ma petite Diana?... Ah! la voici qui entre... C'est ma nièce
Diana, la fille du frère de ma femme, la plus jolie fille de nos
vallées... n'importe laquelle vient après... Ah çà! disons deux
mots au dîner à présent.

Pour avoir quelque idée de la personne qui tenait ce langage,
représentez-vous, mon cher Tresham, un homme d'environ soixante
ans, dans un accoutrement de chasse qui jadis avait pu être
richement brodé, mais considérablement terni par les pluies
successives qu'il avait essuyées. Sir Hildebrand, malgré la
rudesse ou plutôt la brusquerie de ses manières, avait vécu à la
cour dans sa jeunesse; il avait servi dans l'armée rassemblée dans
la bruyère de Hounslow[21], avant la révolution qui renversa du
trône la maison des Stuarts; et, grâce peut-être à sa religion, il
avait été fait chevalier par le malheureux Jacques II; mais s'il
avait ambitionné d'autres faveurs, il fut forcé de renoncer à
l'espoir de les obtenir lors de la crise terrible qui enleva la
couronne à son protecteur; et depuis cette époque il avait vécu
retiré dans ses terres. Cependant, malgré son ton rustique et
grossier, sir Hildebrand avait encore l'extérieur d'un homme bien
né; il était au milieu de ses fils comme les débris d'une colonne
d'ordre corinthien, couvert d'herbe et de mousse, à côté des
masses de pierres brutes et informes de Stone-Henge[22] ou de tout
autre temple des druides. Les fils étaient bien ces blocs lourds
et raboteux que l'art n'a jamais polis. Grands, forts et d'une
figure régulière, les cinq aînés paraissaient être privés du
souffle de Prométhée et des grâces extérieures qui, dans le grand
monde, font quelquefois excuser l'absence de l'intelligence. Ce
qui dominait le plus en eux, c'était un air habituel de bonne
humeur et de contentement, et ils n'avaient qu'une prétention,
celle d'être les premiers chasseurs du comté. Le robuste Gyas et
le robuste Cloanthe ne se ressemblaient pas plus dans Virgile que
les robustes Percy, Thorncliff, John, Dick et Wilfred Osbaldistone
ne se ressemblaient entre eux.

Mais, pour compenser une uniformité aussi extraordinaire dans ses
productions, dame Nature semblait s'être étudiée à jeter un peu de
variété dans l'extérieur et dans le caractère du dernier des fils
de sir Hildebrand; et Rashleigh formait, sous tous les rapports,
tant au moral qu'au physique, un contraste frappant, non seulement
avec ses frères, mais même avec la plupart des hommes que j'avais
vus jusqu'alors. Quand Percy, Thorncliff et compagnie eurent tour
à tour salué, grimacé, et présenté plutôt leur épaule que leur
main, à mesure que leur père me les nommait, Rashleigh s'avança et
m'exprima la joie de faire ma connaissance, avec l'aisance et la
politesse d'un homme du monde. Son extérieur n'était pas très
prévenant: il était petit, et tous ses frères semblaient descendre
du géant Anak; ils étaient assez bien faits, et Rashleigh était
presque difforme. Par suite d'un accident qui lui était arrivé
dans son enfance, il boitait au point que plusieurs personnes
prétendaient que c'était l'obstacle qui s'opposait à ce qu'il
entrât dans les ordres, l'Église de Rome, comme on sait,
n'admettant dans la cléricature aucune personne mal conformée.
D'autres disaient cependant que ce n'était qu'une mauvaise
habitude qu'il avait contractée, et que le vice de sa démarche
n'était pas suffisant pour l'empêcher de prendre les ordres.

Les traits de Rashleigh étaient tels qu'après les avoir vus une
fois vous n'auriez jamais pu les bannir de votre mémoire, et que
vous vous les rappeliez sans cesse avec un sentiment de curiosité
pénible, mêlée de dégoût et de haine. Ce n'était pas sa figure en
elle-même qui produisait cette impression profonde. Ses traits,
quoique irréguliers, n'étaient pas communs; ses yeux noirs et
animés et ses sourcils noirs et épais empêchaient qu'il ne fût
d'une laideur insignifiante. Mais il y avait dans ses yeux une
expression de malice et de dissimulation, ou, quand on le
provoquait, de férocité tempérée par la prudence, qui ne pouvait
échapper au physionomiste le moins pénétrant, et que la nature
avait peut-être rendue si prononcée par la même raison qu'elle a
donné à un serpent venimeux la sonnette qui le trahit. Comme en
compensation de ces désavantages extérieurs, Rashleigh avait la
voix la plus douce, la plus mélodieuse que j'aie jamais entendue,
et la manière dont il s'exprimait servait encore à faire ressortir
la beauté de son organe. À peine eut-il dit une phrase que je
reconnus la vérité du portrait que m'en avait fait miss Vernon, et
je ne doutai point qu'il ne fût en effet sûr de faire la conquête
d'une maîtresse dont les oreilles seules pourraient juger de son
mérite. Il allait se placer auprès de moi à dîner; mais miss
Vernon, qui était chargée de faire les honneurs de la table,
trouva moyen de me faire asseoir entre elle et M. Thorncliff, et
je n'ai pas besoin de dire que je favorisai cet arrangement de
tout mon pouvoir.

-- J'ai besoin de vous parler, me dit-elle, et j'ai placé exprès
l'honnête Thorncliff entre Rashleigh et vous,

_Tel que le matelas qu'on met sur la muraille_
_Pour amortir l'effet du canon à mitraille._

Vous n'oubliez pas sans doute que je suis votre plus ancienne
connaissance dans cette spirituelle famille: puis-je vous
demander, à ce titre, comment vous nous trouvez tous?

-- Voilà une question bien étendue, miss Vernon, et comment
oserai-je y répondre, lorsque j'arrive à peine dans le château?

-- Oh! la philosophie de notre famille est superficielle. Il est
bien des nuances délicates caractérisant les individus qui exigent
l'attention d'un observateur, mais les espèces, -- c'est le mot
technique des naturalistes, je crois, -- les espèces se
distinguent au premier coup d'oeil.

-- S'il faut dire ce que je pense, il me semble qu'à l'exception
de M. Rashleigh tous mes cousins ont à peu près le même caractère.

-- Oui, ils tiennent tous plus ou moins de l'ivrogne, du garde-
chasse, du querelleur, du jockey et du sot; mais, comme on dit
qu'il est impossible de trouver sur le même arbre deux feuilles
exactement semblables, de même ces heureux ingrédients, n'étant
pas également répartis sur chaque individu, forment une agréable
variété pour ceux qui aiment à étudier les caractères.

-- Et voudriez-vous bien me donner une esquisse de ces portraits?

-- Oh! volontiers, et je vais vous les peindre tous dans un grand
tableau de famille. Percy, le fils aîné, tient plus de l'ivrogne
que du garde-chasse, du querelleur, du jockey et du sot.
Thorncliff se rapproche plus du querelleur que du garde-chasse, du
jockey, du sot et de l'ivrogne. John, qui dort pendant des
semaines entières dans les bois, tient plutôt du garde-chasse. Le
jockey par excellence est Dick, qui court jour et nuit à bride
abattue, et fait plus de deux cents milles pour voir une course de
chevaux. Et la sottise domine tellement sur toutes les autres
qualités de Wilfred, qu'on peut l'appeler un sot positif.

-- Voilà une collection précieuse, miss Vernon, et les différences
individuelles appartiennent à une classe fort intéressante; mais
sir Hildebrand ne trouvera-t-il pas place dans le tableau?

-- J'aime mon oncle, répondit-elle; il a voulu me rendre service:
qu'il s'y soit mal pris ou non, je ne dois considérer que son
intention. Ainsi je lui dois de la reconnaissance, et je vous
laisse le soin de tracer vous-même son portrait lorsque vous le
connaîtrez mieux.

-- Allons, pensai-je en moi-même, je suis bien aise du moins
qu'elle ménage quelqu'un. Qui se serait jamais attendu à une
satire aussi amère de la part d'une jeune personne dont tous les
traits respirent la douceur et la bonté?

-- Vous pensez à moi! dit-elle en fixant sur moi ses yeux
pénétrants comme si elle voulait percer jusqu'au fond de mon âme.

-- Je l'avoue, repris-je un peu embarrassé et ne m'attendant pas à
cette question. Puis, cherchant à donner un tour plus galant à la
franchise de mon aveu: -- Comment est-il possible que je pense à
autre chose, placé comme j'ai le bonheur de l'être?

Miss Vernon sourit avec une expression de fierté concentrée qui
n'appartenait qu'à elle: -- Je dois vous informer une fois pour
toutes, M. Osbaldistone, que m'adresser des compliments c'est
faire de l'esprit en pure perte. Ne prodiguez pas inutilement vos
jolies choses. Elles sont utiles aux beaux messieurs qui voyagent
dans la province; c'est comme ces colifichets que les navigateurs
emportent pour apprivoiser les habitants sauvages de pays
nouvellement découverts. N'épuisez pas tout de suite votre
précieuse marchandise; vous en trouverez un utile débit dans le
Northumberland. Vos jolies phrases plairont beaucoup aux belles du
pays; réservez-les; auprès de moi elles seraient inutiles, car je
connais fort bien leur véritable valeur.

Je restai muet et confondu.

-- Vous me rappelez dans ce moment, dit miss Vernon en reprenant
sa gaieté et son enjouement, ce conte des fées dans lequel un
marchand trouve tout l'argent qu'il avait apporté au marché changé
tout à coup en pièces d'ardoise. J'ai décrédité par une
malheureuse observation toute la denrée de vos beaux compliments.
Mais allons, n'en parlons plus. Votre mine est bien trompeuse,
M. Osbaldistone, si vous ne pouvez pas m'entretenir de choses
beaucoup plus agréables que ces _fadeurs _que tout jeune homme se
croit obligé de réciter à une pauvre fille. Et pourquoi? parce
qu'elle porte une robe et de la gaze, tandis qu'il porte un bel
habit brodé. Efforcez-vous d'oublier mon malheureux sexe; appelez-
moi Tom Vernon, si vous voulez, mais parlez-moi comme à votre ami,
à votre compagnon: vous ne pouvez croire combien je vous en saurai
gré.

-- Vous m'offrez un attrait bien puissant, répondis-je.

-- Encore! reprit-elle en levant le doigt; je vous ai dit que je
ne souffrirais pas l'ombre d'un compliment. Et maintenant, quand
vous aurez fait raison à mon oncle qui vous menace de ce qu'il
appelle un rouge-bord, je vous dirai ce que vous pensez de moi.

Lorsqu'en respectueux neveu j'eus vidé le verre que me présentait
mon oncle, et que la conversation qui s'engagea sur la chasse du
matin, le bruit continuel des verres et des fourchettes et
l'attention exclusive que le cousin Thorncliff, à ma droite, et le
cousin Dick, à la gauche de miss Vernon, apportaient à la grande
affaire qui les occupait alors nous permirent de reprendre notre
tête-à-tête: -- À présent, lui dis-je, permettez-moi de vous
demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je
pense de vous. Je pourrais vous dire ce que je pense réellement;
mais vous m'avez interdit les éloges.

-- Je n'ai pas besoin de votre assistance. Je suis assez
magicienne pour vous dire vos pensées. Il n'est pas nécessaire que
vous m'ouvriez votre coeur, je le connais. Vous me croyez une
étrange fille, un peu coquette, très inconséquente, désirant
attirer l'attention par la liberté de ses manières et par la
bizarrerie de sa conversation, parce qu'elle est privée de ce que
_le Spectateur[23]_ appelle les grâces les plus douces du sexe.
Peut-être même pensez-vous que j'ai le projet de vous pétrifier
d'admiration. Si tels sont vos sentiments, et je n'en puis douter,
je suis bien fâchée de vous dire que, pour cette fois, votre
pénétration est en défaut, et que vous vous trompez étrangement.
Toute la confiance que j'ai eue en vous, je l'aurais aussi
aisément accordée à votre père, s'il eût pu m'entendre. En vérité,
je me trouve aussi isolée au milieu de cette heureuse famille, je
suis dans une aussi grande disette d'auditeurs intelligents que
Sancho dans la sierra Morena; aussi, quand l'occasion s'en
présente, il faut que je parle ou que je meure. Je vous assure
pourtant que je ne vous aurais pas dit un mot des renseignements
curieux que je vous ai donnés sur le caractère de vos aimables
cousins s'il ne m'avait pas été parfaitement indifférent qu'on sût
ma façon de penser à leur égard.

-- C'est bien cruel à vous, miss Vernon, de ne pas vouloir me
laisser la moindre illusion, et de me rappeler que je n'ai encore
aucun droit à votre confiance. Mais, puisque vous ne voulez pas
que je puisse attribuer à votre amitié les communications que vous
m'avez faites, je dois les recevoir au titre qu'il vous plaira.
Vous n'avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans vos
portraits de famille.

Il me sembla que cette remarque la faisait trembler, et elle se
hâta de répondre en baissant la voix: -- Pas un mot sur Rashleigh!
il a l'oreille si fine, quand son amour-propre est intéressé,
qu'il nous entendrait même à travers la massive personne de
Thorncliff, toute bourrée qu'elle est de boeuf et de jambon.

-- Oui, repris-je; mais, avant de faire la question, j'ai regardé
derrière la cloison vivante qui me séparait de lui, et je me suis
aperçu que la chaise de M. Rashleigh était vide. Il a quitté la
table.

-- Ne vous y fiez pas, reprit miss Vernon. Croyez-moi; lorsque
vous voulez parler de Rashleigh, commencez par monter sur le
sommet d'Otterscope-Hill, d'où vous pouvez voir à vingt milles à
la ronde. Placez-vous sur la pointe même du rocher, parlez bien
bas; et après tout cela ne soyez pas encore trop certain que
l'oiseau indiscret qui vole sur votre tête ne lui aura pas
rapporté vos discours. Rashleigh a entrepris mon éducation; il a
été mon maître pendant quatre ans; je suis aussi fatiguée de lui
qu'il l'est de moi, et nous ne sommes fâchés ni l'un ni l'autre de
voir arriver l'instant de notre séparation.

-- M. Rashleigh doit donc bientôt partir?

-- Oui, dans quelques jours; ne le saviez-vous pas? Il paraît que
votre père est beaucoup plus discret que sir Hildebrand. Voici
toute l'histoire. Lorsque mon oncle apprit que vous alliez venir
demeurer chez lui pendant quelque temps et que votre père désirait
que l'un de ses neveux, qui donne de si belles espérances, vînt
remplir la place lucrative vacante chez lui grâce à votre
obstination, M. Francis, le bon chevalier, tint une cour plénière
de toute sa maison, y compris le sommelier, le maître-d'hôtel et
le garde-chasse. Cette vénérable assemblée, composée des pairs et
des officiers de _service _d'Osbaldistone-Hall, ne fut pas
convoquée, comme bien vous pouvez croire, pour élire votre
remplaçant; car toute l'arithmétique de cinq des concurrents se
bornant à savoir calculer les chances pour ou contre dans un
combat de coqs, Rashleigh était le seul qui réunît les qualités
nécessaires pour la place en question. Mais il fallait une
sanction solennelle pour transformer Rashleigh de pauvre prêtre
qu'il devait être en opulent banquier, et pour lui permettre de
s'engraisser à la Bourse au lieu de mourir de faim dans l'Église:
ce ne fut pas sans peine que l'assemblée donna son consentement à
une dégradation aussi manifeste.

-- Je conçois les scrupules. Mais comment furent-ils surmontés?

-- Par le désir général de se débarrasser de Rashleigh. Quoique le
plus jeune de la famille, il a pris, je ne sais comment, un
ascendant irrésistible sur tous les autres; il les conduit tous à
son gré, et chacun sent sa dépendance sans pouvoir s'en
affranchir. Si quelqu'un veut lui résister, il est sûr d'avoir
sujet de s'en repentir avant la fin de l'année; et, si vous lui
rendez un important service, vous vous en repentirez souvent
encore davantage.

-- S'il en est ainsi, repris-je en riant, je dois prendre garde à
moi, car je suis la cause involontaire du changement de sa
situation.

-- Oui, et qu'il en soit content ou fâché, gare à vous! Mais voici
les radis et les fromages qui arrivent.[24] On va porter la santé
du roi et de l'Église; c'est le signal de la retraite pour les
chapelains et les dames, et moi, seul représentant de mon sexe au
château, je dois me retirer, suivant l'usage.

Elle disparut à ces mots, me laissant dans l'étonnement de la
finesse, de la causticité et de la franchise qu'elle déployait
dans la conversation. Je désespère de pouvoir vous donner la
moindre idée de son caractère, quoique j'aie, autant que possible,
imité son langage. C'était un mélange de simplicité naïve, de
finesse naturelle et de hardiesse incroyable; toutes ces teintes
différentes, fondues heureusement ensemble et animées encore par
le jeu d'une physionomie charmante, formaient l'ensemble le plus
parfait. Il ne faut pas croire que, quelque étranges, quelque
singulières que me parussent ses manières libres et familières, un
jeune homme de vingt-deux ans sût mauvais gré à une jeune fille de
dix-huit de n'avoir pas avec lui toute la réserve convenable. Au
contraire, j'étais flatté de la confiance de miss Vernon, et,
quoiqu'elle m'eût bien déclaré que, si elle me l'avait accordée,
c'était uniquement parce que j'étais le premier à qui elle eût
trouvé assez d'intelligence pour la comprendre, je n'en persistais
pas moins à attribuer cette préférence à quelque autre motif. Avec
la présomption de mon âge, présomption que mon séjour en France
n'avait certainement pas diminuée, je m'imaginais qu'une figure
régulière et un extérieur prévenant, avantages que j'avais la
générosité de m'accorder, étaient des titres assez puissants à la
confiance d'une jeune beauté. Ma vanité plaidant avec autant de
chaleur pour justifier le choix de miss Vernon, le juge ne pouvait
pas être sévère, ni lui faire un reproche d'une franchise qui me
semblait suffisamment justifiée par mon propre mérite; et, déjà
charmé de sa figure et de son esprit, je le fus encore plus du
jugement et de la pénétration dont elle avait fait preuve dans le
choix d'un ami.

Lorsque miss Vernon eut quitté l'appartement, la bouteille circula
ou plutôt vola autour de la table avec une rapidité incroyable.
Élevé chez une nation étrangère, j'avais conçu la plus grande
aversion pour l'intempérance, vice trop commun alors, et même
encore à présent, parmi mes compatriotes. Les propos qui
assaisonnaient ces orgies étaient tout aussi peu de mon goût; et,
si quelque chose pouvait me les faire paraître encore plus
révoltants, c'était de les entendre proférer par des personnes de
ma famille. Je saisis donc cette occasion favorable, et voyant
derrière moi une petite porte entr'ouverte, conduisant je ne
savais où, je m'esquivai adroitement, ne pouvant souffrir plus
longtemps de voir un père donner lui-même à ses enfants l'exemple
d'un excès honteux et tenir avec eux les discours les plus
grossiers. Je fus poursuivi, comme je m'y attendais, et traité
comme déserteur des drapeaux de Bacchus. Quand j'entendis les cris
de ohé! ohé! et le bruit des bottes pesantes de mes cousins qui
semblaient vouloir me lancer comme un cerf, je vis clairement que
je serais pris si je ne gagnais pas le large. J'ouvris donc
aussitôt une fenêtre que j'aperçus sur l'escalier, et qui donnait
sur un jardin aussi gothique que le château; et, comme la hauteur
n'excédait pas six pieds, je sautai sans hésiter sur une plate-
bande, et j'entendis derrière moi les cris de ohé! ohé! Il est
sauvé! il est sauvé! J'enfilai une allée, puis une autre, puis une
troisième, toujours courant à toutes jambes, jusqu'à ce que, me
voyant à l'abri de toute poursuite, je ralentis un peu le pas pour
jouir de la fraîcheur de l'air que les fumées du vin que j'avais
été obligé de prendre, ainsi que la précipitation de ma retraite,
contribuaient à me rendre doublement agréable.

Comme je me promenais de côté et d'autre, je rencontrai le
jardinier qui labourait une plate-bande avec une bêche, et je
m'arrêtai pour le regarder travailler: -- Bonsoir, mon ami.

-- Bonsoir, bonsoir, répondit l'homme sans lever la tête, et avec
un accent qui indiquait en même temps son extraction écossaise.

-- Voilà un bien beau temps pour vous, mon ami.

-- Il n'y a pas beaucoup à s'en plaindre, répondit-il avec cette
circonspection que les jardiniers mettent d'ordinaire à louer même
le temps le plus beau. Alors, levant la tête, comme pour voir qui
lui parlait, il porta la main à son bonnet[25] écossais d'un air de
respect, et ajouta: -- Eh! Dieu me préserve! c'est rare de voir
dans le jardin, à l'heure qu'il est, un beau_ jistocorps[26]
_brodé!

-- Un beau...?

-- _Jistocorps! _C'est une jaquette comme la vôtre, donc. Ils ont
autre chose à faire là-bas en haut. C'est de la déboutonner pour
faire place au boeuf et au vin rouge. Car, Dieu merci! ils ne font
que manger et boire pendant toute la soirée.

-- On ne fait pas assez bonne chère dans votre pays, mon ami, pour
être tenté de tenir table aussi longtemps, n'est-ce pas?

-- Allons donc, monsieur, on voit bien que vous ne connaissez pas
l'Écosse! Ce n'est pas la bonne chère qui nous manque. Est-ce que
nous n'avons pas les meilleurs poissons, la meilleure viande, les
meilleures volailles, sans parler de nos navets et de nos autres
légumes? Mais c'est que nous sommes réservés sur notre bouche,
tandis qu'ici sur les vingt-quatre heures ils en passent plus de
douze à table. Il n'y a pas jusqu'à leurs jours de jeûne et
d'abstinence... Tiens, est-ce qu'ils n'appellent pas cela jeûner,
quand ils ont les poissons qu'ils font venir d'Hartlepool et de
Sunderland, et puis encore des truites, du saumon, est-ce que je
sais? Enfin, je jeûnerais bien tous les jours comme cela, moi. Je
vous dis que c'est une abomination que leur jeûne, et puis les
messes et les matines de ces pauvres dupes... Mais chut! car Votre
Honneur est sans doute un _romain _tout comme les autres.

-- Non, j'ai été élevé dans la religion réformée; je suis
presbytérien.

-- Presbytérien! s'écria-t-il en même temps que ses traits
grossiers prenaient l'expression du plus grand contentement; et,
pour témoigner plus efficacement sa joie et me faire voir que son
amitié ne se bornait pas à des paroles, il tira de sa poche une
grande tabatière de corne et m'offrit une prise avec la grimace la
plus fraternelle.

Je ne voulus pas le refuser et lui demandai ensuite s'il y avait
longtemps qu'il était au château.

-- Voilà près de vingt ans que j'y suis comme les martyrs à
Éphèse, exposé aux bêtes sauvages, dit-il en regardant le vieux
manoir. Oh! mon Dieu oui! tout autant, comme je m'appelle André
Fairservice.

-- Mais, André, si votre religion et votre tempérance souffrent
tant d'être témoins des rites de l'Église romaine et des excès de
vos maîtres, il me semble que vous n'auriez pas dû rester aussi
longtemps à leur service; il vous eût été facile de trouver des
maîtres qui mangeassent moins et qui fussent plus orthodoxes dans
leur culte. Je présume que ce n'est pas faute de talent si vous
n'êtes pas placé d'une manière plus satisfaisante pour vous.

-- Il ne me sied pas de parler de moi-même, dit André en regardant
autour de lui avec beaucoup de complaisance; mais c'est que,
voyez-vous, je suis de la paroisse de Dreepdayly, où l'on fait
venir les choux sous cloche, et c'est vous dire qu'on entend un
peu son métier... Et, à vous dire le vrai, voilà vingt ans que je
remets de terme en terme à tirer ma révérence; mais, quand le jour
arrive, il y a toujours quelque chose à fleurir que je voudrais
voir en fleur, ou quelque chose à mûrir que je voudrais voir mûr,
et puis le temps se passe, et puis me voilà. Je vous dirais bien
que je m'en irai pour sûr à la Chandeleur prochaine, mais c'est
qu'il y a vingt ans que je dis la même chose, et je veux que le
diable m'emporte, Dieu me préserve! si je ne me crois pas
ensorcelé dans cette maison. S'il faut dire le fin mot à Votre
Honneur, c'est qu'André n'a pas pu trouver de meilleure place.
Mais, si Votre Honneur pouvait me trouver quelque condition où je
pusse entendre la saine doctrine, puis avoir une petite maison, un
bon fricot et dix livres par an pour mes gages, et où il n'y eût
pas de femmes pour compter les pommes, je serais bien obligé à
Votre Honneur.

-- Bravo, André! je vois que vous êtes fort modéré dans vos
prétentions; mais on dirait que vous n'aimez pas les femmes.

-- Non, non, Dieu me préserve!... C'est la peste de tous les
jardiniers, depuis le père Adam. Il leur faut des pommes, des
pêches, des abricots; été ou hiver, ça leur est égal, elles sont
toujours à nos trousses. Mais, Dieu soit loué! nous n'avons pas
ici de cette chienne d'engeance, sauf votre respect, à l'exception
de la vieille Marthe; mais elle est toujours contente quand je
donne quelques grappes de groseilles aux marmots de sa soeur, qui
viennent prendre le thé avec elle les dimanches, et quand je lui
passe de temps en temps dans la semaine une bonne poire pour son
dessert.

-- Vous oubliez votre jeune maîtresse.

-- Quelle maîtresse que j'oublie donc?

-- Votre jeune maîtresse, miss Vernon.

-- Quoi! miss Vernon? Elle n'est pas ma maîtresse, monsieur. Je
voudrais qu'elle fût sa maîtresse; et je souhaite qu'elle ne soit
pas la maîtresse d'une certaine personne avant qu'il soit
longtemps. Oh! c'est une fine matoise celle-là.

-- En vérité! lui dis-je en cherchant à lui cacher l'intérêt que
j'éprouvais. Vous paraissez connaître tous les secrets de cette
famille, André?

-- Si je les connais, je sais les garder. Ils ne travailleront pas
dans ma bouche comme de la bière en bouteille, je vous en réponds.
Miss Diana est... Mais qu'elle soit ce qu'elle voudra, ça ne me
fait ni froid ni chaud.

Et il se remit à bêcher avec la plus grande ardeur.

-- Qu'est miss Vernon, André? Je suis un ami de la famille, et
j'aimerais à le savoir.

-- Tout autre que ce qu'elle devrait être, à ce que je crains, dit
André en fermant un oeil et en branlant la tête d'un air grave et
mystérieux... Quelque chose de louche: Votre Honneur me comprend.

-- Non, en vérité, mon cher André, et je voudrais que vous vous
expliquassiez plus clairement. En disant ces mots, je lui glissai
une demi-couronne dans la main; elle fit son effet: André me
remercia par un sourire, ou plutôt par une grimace, et commença
par mettre la pièce dans la poche de sa veste: alors, en homme qui
savait n'avoir point de monnaie à rendre, il me regarda en
appuyant les deux bras sur sa bêche; et, donnant à ses traits
l'air de la plus importante gravité, il me dit avec un sérieux qui
dans toute autre occasion m'eût paru comique:

-- Il faut donc que vous sachiez, monsieur, puisque cela vous
importe à savoir, que miss Vernon est...

Il s'arrêta tout court, allongeant ses joues jusqu'à ce que sa
mâchoire et son menton prissent à peu près la figure d'un casse-
noisette; il fit craquer fortement ses dents, ferma encore un
oeil, fronça le sourcil, branla la tête et parut croire que sa
physionomie avait achevé l'explication que sa langue n'avait pas
encore commencée.

-- Grands dieux! m'écriai-je, est-il possible? Si jeune, si belle,
et déjà perdue!

-- Oui, vous pouvez le dire, perdue corps et âme: vous savez
qu'elle est papiste! eh bien, elle est encore... Elle... Il garda
le silence, comme effrayé de ce qu'il allait dire.

-- Parlez, monsieur, lui dis-je vivement; je veux absolument
savoir ce que tout cela veut dire.

-- Eh bien! elle est... André regarda autour de lui, s'approcha de
moi et ajouta du ton du plus grand mystère: -- La plus grande
jacobite de tout le comté!

-- Quoi! est-ce là tout? André me regarda d'un air étonné en
m'entendant traiter aussi légèrement une information aussi
importante; puis, marmottant entre ses dents: -- Dieu me préserve!
c'est pourtant tout ce que je sais de pire sur son compte, -- il
reprit sa bêche, comme le roi des Vandales dans le dernier conte
que Marmontel vient de publier.[27]

Chapitre VII.

BARDOLPH. -- Le shériff est à la porte avec une grosse escorte.

SHAKESPEARE. Henry IV, part. I.



Je découvris, non sans peine, l'appartement qui m'était destiné;
et, m'étant concilié les bonnes grâces des domestiques de mon
oncle, en employant des moyens qu'ils étaient le plus capables
d'apprécier, je m'y renfermai pour le reste de la soirée, ne me
souciant pas d'aller rejoindre mes aimables parents, qui, à ce que
j'en jugeai par les cris et par le tapage qui continuaient à se
faire entendre dans la salle du banquet, n'étaient guère
d'agréables compagnons pour un homme sobre.

Quelle pouvait être l'intention de mon père en m'envoyant demeurer
au milieu d'une famille aussi singulière? C'était dans ma position
la réflexion la plus naturelle, et ce fut la première à laquelle
je me livrai. D'après la réception que m'avait faite mon oncle, je
ne pouvais douter que je dusse faire un assez long séjour près de
lui; son hospitalité fastueuse, mais mal entendue, le rendait
assez indifférent sur le nombre de ceux qui mangeaient à sa table;
mais il était clair que ma présence ou mon absence ne lui causait
pas plus d'émotion que celle du dernier de ses gens, et beaucoup
moins que la maladie ou la guérison d'un de ses chiens. Mes
cousins étaient de véritables oursons dans la compagnie desquels
je pouvais perdre, si je voulais, l'amour de la tempérance et de
la sobriété, sans en retirer d'autre avantage que d'apprendre à
éverrer les chiens, à panser les chevaux et à poursuivre les
renards. Je ne pouvais trouver qu'une raison qui expliquât la
conduite de mon père, et c'était probablement la véritable. Il
regardait la vie que l'on menait à Osbaldistone-Hall comme la
conséquence naturelle et inévitable de l'oisiveté et de
l'indolence; et il voulait, en me faisant voir un spectacle dont
il savait que je serais révolté, me décider, s'il était possible,
à prendre une part active dans son commerce. En attendant, il
recevait chez lui Rashleigh Osbaldistone; mais il avait cent
moyens de lui faire avoir une place avantageuse, dès qu'il
voudrait s'en débarrasser. En un mot, quoique j'éprouvasse un
certain remords de conscience de voir, par suite de mon
obstination, Rashleigh, dont miss Vernon m'avait fait un portrait
si défavorable, sur le point de travailler dans la maison de mon
père, et peut-être même de s'insinuer dans sa confiance, je le
faisais taire en réfléchissant que mon père n'entendait pas que
personne se mêlât de ses affaires; qu'il était difficile de le
tromper ou de l'éblouir, et que d'ailleurs je n'avais que des
préventions, peut-être injustes, contre ce jeune homme,
préventions qui m'avaient été inspirées par une jeune fille
étourdie et bizarre, qui parlait sans réfléchir, et qui sans doute
ne s'était pas donné la peine d'approfondir le caractère de celui
qu'elle prétendait condamner. Alors mes réflexions se tournaient
sur miss Vernon, sur son extrême beauté, sur sa situation
critique, livrée ainsi à elle-même au milieu d'une espèce de bande
de sauvages, à l'âge où il semblait qu'elle devait avoir le plus
besoin de conseils; enfin, sur son caractère, offrant cette
variété attrayante qui pique notre curiosité et excite notre
attention en dépit de nous-même.

Demeurer avec une jeune personne si singulière, la voir tous les
jours, à tous les moments, vivre avec elle dans la plus grande
intimité, c'était une diversion bien agréable à l'ennui que ne
pouvaient manquer d'inspirer les somnifères habitants
d'Osbaldistone-Hall; mais combien aussi cette situation serait
dangereuse! Cependant, malgré tous les efforts de ma prudence, je
ne pus me décider à me plaindre beaucoup des nouveaux périls que
j'allais courir. Je fis taire d'ailleurs mes scrupules en formant
intérieurement des projets admirables:

-- Je me tiendrais toujours sur mes gardes, toujours plein de
réserve; je m'observerais quand je serais avec miss Vernon, et
tout irait assez bien. Je m'endormis dans ces réflexions, miss
Vernon ayant naturellement ma dernière pensée.

Je ne puis vous dire si son image me poursuivit pendant la nuit
car j'étais fatigué, et je dormis profondément. Mais ce fut la
première personne à qui je pensai le lendemain, lorsqu'à la pointe
du jour je fus réveillé en sursaut par les sons bruyants du cor de
chasse. En un instant je fus sur pied; je fis seller mon cheval,
et je courus dans la cour où les hommes, les chiens et les chevaux
étaient déjà prêts. Mon oncle, peut-être, ne s'attendait pas à
trouver un chasseur très adroit dans la personne de son neveu qui
avait pendant toute sa jeunesse végété dans les écoles ou dans un
bureau; il parut surpris de me voir, et il me sembla qu'il ne
m'accueillait pas avec la même cordialité que la veille. -- Te
voilà, garçon? La jeunesse est téméraire. Mais prends garde à toi.
Rappelle-toi la vieille chanson:

_Qui galope comme un fou_
_Sur le bord d'un précipice_
_Peut bien s'y casser le cou._

Je crois qu'il y a peu de jeunes gens, et ce sont de très austères
moralistes, qui n'aimeraient pas mieux se voir reprocher une
légère peccadille que d'entendre mettre en doute leur habileté à
monter à cheval. Comme je ne manquais ni d'adresse ni de courage
dans cet exercice, je fus piqué de la remarque de mon oncle, et je
le priai de suspendre son jugement jusqu'après la chasse.

-- Ce n'est pas cela, garçon; tu es bon cavalier, je n'en doute
pas; mais prends garde. Ton père t'a envoyé ici en me chargeant de
te dompter, et je crois qu'il faut que je te mène par la bride si
je ne veux pas que quelqu'un te mène par le licou.

Comme cette pièce d'éloquence était inintelligible pour moi; que
d'ailleurs il ne semblait pas que l'intention de l'orateur fût que
j'en fisse mon profit, puisqu'il l'avait débitée à demi-voix, et
que ces paroles mystérieuses paraissaient simplement exprimer
quelque réflexion qui passait par la tête de mon très honoré
oncle, je conclus ou qu'elles avaient rapport à ma désertion de la
veille, ou que les hautes régions de mon oncle n'étaient pas
encore parfaitement remises de la longue séance qu'il avait faite
la veille. Je me contentai de bien me promettre que, s'il
remplissait mal les devoirs de l'hospitalité, je ne serais pas
longtemps son hôte, et je m'empressai de saluer miss Vernon, qui
s'avançait de mon côté. Mes cousins approchèrent aussi de moi;
mais, comme je les vis occupés à critiquer mon ajustement, depuis
la ganse de mon chapeau jusqu'aux éperons de mes bottes, ne
pouvant souffrir, dans leur ridicule patriotisme, tout ce qui
avait une apparence étrangère, je me gardai bien de les distraire;
et, sans paraître remarquer leurs grimaces et leurs chuchotements,
sans même les honorer d'un regard de mépris, je m'attachai à miss
Vernon, comme à la seule personne avec qui il fût possible de
causer. À cheval, à ses côtés, je partis avec toute la troupe pour
le théâtre futur de nos exploits. C'était un taillis épais, situé
sur le côté d'une immense vallée entourée de montagnes. Pendant le
chemin, je fis observer à Diana que mon cousin Rashleigh n'était
pas avec nous.

-- Oh! me répondit-elle, c'est un grand chasseur; mais c'est comme
Nemrod qu'il chasse, et son gibier est l'homme.

Les chiens furent alors lancés dans le taillis et encouragés par
les cris des chasseurs. Tout fut bientôt en mouvement dans la
plaine. Mes cousins, trop occupés de l'affaire importante qui
allait se décider, ne firent bientôt plus attention à moi.
Seulement j'entendis Dick, le jockey, dire tout bas à Wilfred, le
sot:

-- Regardons si notre cousin français ne va pas tomber.

-- Français? répondit Wilfred en ricanant, oh! oui, car il a une
drôle de ganse à son chapeau.

Cependant Thorncliff, qui, malgré sa grossièreté, ne semblait pas
entièrement insensible à la beauté de sa parente, parut décidé à
nous tenir compagnie de beaucoup plus près que ses frères, peut-
être pour épier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut-
être aussi pour avoir le plaisir d'être témoin de ma chute. Si
c'était là son motif, il fut trompé dans son attente. Un renard
étant parti à quelque distance, malgré le mauvais présage de la
ganse française de mon chapeau, je fus toujours le premier à sa
poursuite, et j'excitai l'admiration de mon oncle et de miss
Vernon, et le dépit de ceux qui s'étaient bien promis de rire à
mes dépens. Cependant Reynard, après nous avoir fait courir
pendant plusieurs milles, parvint à nous échapper, et les chiens
furent en défaut. Il m'était facile de remarquer l'impatience que
miss Vernon éprouvait d'être suivie d'aussi près par Thorncliff
Osbaldistone; et comme, aussi active que résolue, elle n'hésitait
jamais à prendre les moyens les plus prompts pour satisfaire un
désir ou un caprice, elle lui dit d'un ton de reproche: -- Je suis
étonnée, Thorncliff, que vous restiez pendu toute la matinée à la
croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers ne sont
pas bouchés du côté du moulin de Woolverton.

-- Je n'en sais rien, en vérité, miss Diana, car hier même le
meunier m'a juré qu'il les avait bouchés à midi.

-- Oh! fi, Thorncliff, devriez-vous vous en rapporter à la parole
d'un meunier? Voilà trois fois en huit jours que nous manquons le
renard à cause de ces maudits terriers; voulez-vous que ce soit
encore la même chose aujourd'hui, lorsque avec votre jument grise
vous pourriez y aller en cinq minutes?

-- Eh bien, miss Diana, je vais aller à Woolverton; si les
terriers ne sont pas bouchés, je vous promets que je punirai le
meunier de son imprudence et que je lui frotterai bien les
épaules.

-- Allez, mon cher Thorncliff, frottez-le d'importance. Allez,
partez vite. Thorncliff partit au galop. -- On va te frotter toi-
même, ce qui remplira tout aussi bien mon but... Je dois vous
apprendre à tous la discipline et l'obéissance... Savez-vous,
M. Francis, que je vais lever un régiment? Oh! mon Dieu, oui.
Thorncliff sera mon sergent-major; Dick, mon maître d'équitation,
et Wilfred, avec son bredouillement, qui dit trois syllabes à la
fois sans en prononcer une, sera mon tambour.

-- Et Rashleigh!

-- Rashleigh sera mon espion en chef.

-- Et ne trouverez-vous pas aussi quelque moyen de m'employer,
charmant colonel?

-- Vous serez, si vous voulez, quartier-maître du régiment. Mais
vous voyez que les chiens ont perdu la voie aujourd'hui. Allons,
M. Francis, la chasse n'est pas digne de vous. Suivez-moi, je veux
vous montrer une très belle vue.

Et en effet elle me conduisit sur le sommet d'une colline d'où la
perspective était très étendue. Elle commença par jeter les yeux
autour d'elle pour s'assurer qu'il n'y avait personne près de
nous; et faisant avancer son cheval derrière un bouquet d'arbres
qui nous masquait la partie de la vallée où nos chasseurs
poursuivaient leur proie: -- Voyez-vous là-bas une montagne qui
s'élève en pointe à une hauteur prodigieuse?

-- Au bout de cette longue chaîne de collines? Je la vois
parfaitement.

-- Et voyez-vous un peu sur la droite comme une espèce de tache
blanche?

-- Très bien, je vous assure.

-- Cette tache blanche est un roc appelé Hawkesmore-Crag, et
Hawkesmore-Crag est en Écosse.

-- En vérité, je n'aurais jamais cru que nous fussions si près de
l'Écosse.

-- On ne peut pas plus près, et votre cheval vous y conduira en
deux heures.

-- Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance me semble
bien être de dix-huit milles à vol d'oiseau.

-- Vous prendrez ma jument, si vous la croyez moins fatiguée. Je
vous dis qu'en deux heures vous pouvez être en Écosse.

-- Et moi, je vous dit que j'ai si peu d'envie d'y être que si la
tête de mon cheval passait de l'autre côté des limites, je ne
donnerais pas à la queue la peine de la suivre. Qu'irais-je faire
en Écosse?

-- Pourvoir à votre sûreté, s'il faut parler net. M'entendez-vous
à présent, M. Francis?

-- Point du tout. Vos paroles sont pour moi des oracles, car je
n'y comprends rien.

-- Alors, en vérité, il faut ou que vous me fassiez l'injustice de
vous défier de moi et que vous soyez un fieffé hypocrite, le
pendant de Rashleigh en un mot, ou que vous ne sachiez rien de ce
qu'on vous impute. Mais non, à votre air sérieux, je vois que vous
êtes de bonne foi. Bon Dieu, quelle gravité! j'ai peine à ne pas
rire en vous regardant.

-- D'honneur, miss Vernon, lui dis-je, impatienté de sa gaieté
enfantine, je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire.
Je suis heureux de vous procurer quelque sujet d'amusement; mais
j'ignore absolument en quoi il consiste.

-- La chose est loin d'être risible, après tout, dit miss Vernon
en reprenant son sang-froid; mais c'est qu'il y a des personnes
qui ont la figure si plaisante quand la curiosité les travaille!
Parlons sérieusement: connaissez-vous un nommé Moray, Morris, ou
quelque nom semblable?

-- Non, pas que je me rappelle.

-- Réfléchissez un moment. N'avez-vous pas voyagé dernièrement
avec quelqu'un de ce nom?

-- Le seul voyageur qui m'ait accompagné quelque temps sur la
route est un homme dont l'âme semblait être dans son portemanteau.

-- C'était donc comme l'âme du licencié Pedro Garcias, qui était
parmi les ducats que contenait la bourse de cuir[28]. Quoi qu'il en
soit, cet homme a été volé, et il a porté une accusation contre
vous, qu'il suppose auteur ou complice de la violence qui lui a
été faite.

-- Vous plaisantez, miss Vernon!

-- Non, je vous assure. La chose est comme je vous le dis.

-- Et me croyez-vous capable, m'écriai-je dans un transport
d'indignation que je ne cherchai pas à dissimuler; me croyez-vous
capable de mériter une pareille accusation?

-- Oh! mon Dieu, quelle horreur! vous m'en demanderiez raison, je
crois, si j'avais l'avantage d'être homme. Mais qu'à cela ne
tienne: provoquez-moi, si vous le voulez. Je suis en état de me
battre aussi bien que de franchir une barrière.

-- Dieu me préserve de manquer de respect au colonel d'un régiment
de cavalerie, lui répondis-je, honteux de mon emportement, et
cherchant à tourner la chose en plaisanterie... Mais, de grâce,
expliquez-moi ce nouveau badinage.

-- Ce n'est pas un badinage; vous êtes accusé d'avoir volé cet
homme, et mon oncle et moi nous avions cru l'accusation fondée.

-- En vérité, je suis fort obligé à mes amis de la bonne opinion
qu'ils ont de moi!

-- Allons, cessez, s'il est possible, de tant vous agiter et de
humer l'air comme un cheval ombrageux... Avant de prendre le mors
aux dents, écoutez au moins jusqu'au bout... Vous n'êtes pas
accusé d'un vol honteux... bien loin de là. Cet homme est un agent
du gouvernement. Il portait tant en numéraire qu'en billets
l'argent destiné à la solde des troupes en garnison dans le nord;
et le bruit court qu'on lui a pris aussi des dépêches d'une grande
importance.

-- Ainsi donc c'est d'un crime de haute trahison, et non pas d'un
vol, que je suis accusé?

-- Oui, sans doute, et c'est un crime qui, comme vous le savez,
couvre souvent de gloire, aux yeux de bien des gens, celui qui a
le courage de l'exécuter. Vous trouverez une foule de personnes de
ce pays, et cela sans aller bien loin, qui regardent comme un
mérite de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de
la maison de Hanovre.

-- Mes principes de morale et de politique, miss Vernon, ne sont
pas d'une nature aussi accommodante.

-- En vérité je commence à croire que vous êtes tout de bon un
presbytérien, et qui pis est un hanovrien. Mais que comptez-vous
faire?

-- Réfuter à l'instant même cette atroce calomnie. Devant qui a-t-
on porté cette singulière accusation?

-- Devant le vieux squire Inglewood, qui ne voulait pas trop la
recevoir. Il a envoyé un exprès à mon oncle, sans doute pour lui
conseiller de vous faire au plus tôt passer en Écosse et de vous
mettre hors de la portée de la loi. Mais mon oncle sait fort bien
que sa religion et son ancien attachement au roi Jacques le
rendent suspect au gouvernement actuel, et que, si l'on venait à
savoir qu'il eût favorisé la fuite d'un criminel de lèse-majesté,
il serait désarmé, et, ce qui lui serait beaucoup plus sensible,
probablement démonté, comme papiste, comme jacobite et comme
personne suspecte.

-- Je conçois en effet que plutôt que de perdre ses chevaux il
abandonnerait son neveu.

-- Son neveu, ses nièces, ses fils, ses filles, s'il en avait, et
toute la génération, reprit Diana; ainsi ne vous fiez pas à lui,
et même une seule minute; mais poussez votre cheval à toute bride,
et fuyez avant qu'on exécute la prise de corps.

-- Oui, je vais partir, mais c'est pour aller droit à la maison de
ce squire Inglewood. Où demeure-t-il?

-- À environ trois milles d'ici; là-bas, derrière ces plantations;
vous pouvez voir la tourelle du château.

-- J'y serai dans quelques minutes, dis-je en mettant mon cheval
au galop.

-- J'irai avec vous pour vous montrer le chemin, dit miss Vernon
en me suivant.

-- Y pensez-vous, miss Vernon? il n'est pas... excusez la
franchise d'un ami, il n'est pas convenable que vous
m'accompagniez dans une pareille circonstance.

-- Je vous comprends, dit miss Vernon en rougissant un peu, c'est
parler clairement; et après un moment de réflexion, elle ajouta: -
- Et je crois qu'en effet votre objection prouve de l'amitié.

-- Ah! miss Vernon, pouvez-vous me croire insensible à l'intérêt
que vous me témoignez? répondis-je avec chaleur. Votre offre
obligeante me pénètre de reconnaissance; mais je ne dois pas vous
laisser écouter la voix de votre générosité. C'est une occasion
trop publique. C'est presque la même chose que de se présenter
devant une cour de justice.

-- Et quand ce serait une cour de justice, croyez-vous que je ne
m'y présenterais pas pour protéger un ami? Vous n'avez personne
pour vous défendre. Vous êtes étranger; et dans ce pays, sur les
frontières du royaume, les juges rendent quelquefois de
singulières décisions. Mon oncle n'a pas le moindre désir de se
mêler de cette affaire. Rashleigh est absent, et quand même il
serait ici, on ne peut pas savoir quel parti il prendrait; les
autres sont trop stupides pour vous être d'aucun secours, quand
ils en auraient la volonté. Bref, je suis la seule personne qui
puisse vous servir, et, toute réflexion faite, j'irai avec vous.
Je ne suis pas une belle dame, pour avoir peur des termes barbares
de la chicane et des perruques à trois marteaux.

-- Mais, ma chère miss Vernon...

-- Mais, mon cher M. Francis, restez tranquille et laissez-moi
faire; car, lorsque je prends le mors aux dents, il n'y a plus de
frein qui puisse m'arrêter.

Flatté de l'intérêt qu'une aussi charmante personne semblait
prendre à mon sort, mais sentant quel ridicule ce serait jeter sur
nous deux que d'amener avec moi une fille de dix-huit ans pour me
servir d'avocat, et ne voulant pas l'exposer aux traits mordants
de la médisance, je m'efforçai de combattre encore sa résolution.
Elle me répondit d'un ton décidé que mes efforts étaient
absolument inutiles; qu'elle était une Vernon, c'est-à-dire d'une
famille qui, pour rien au monde, ne voudrait abandonner un ami
malheureux, et que tous mes beaux discours à ce sujet pouvaient
être fort bons pour des _miss _bien jolies, bien prudentes, bien
réservées, telles qu'il en fourmillait à Londres, mais qu'ils ne
s'adressaient pas à une obstinée provinciale, accoutumée à faire
toutes ses volontés et à n'écouter jamais que sa tête.

Tout en parlant, nous approchions toujours du lieu d'Inglewood-
Place, et miss Vernon, pour m'empêcher de continuer mes
remontrances, se mit à me faire le portrait du magistrat et de son
clerc. Inglewood était, suivant sa description, un jacobite
blanchi, c'est-à-dire un homme qui, après avoir longtemps refusé
de prêter le serment à la nouvelle dynastie, comme la plupart des
autres gentilshommes du comté, avait fini par s'y soumettre pour
obtenir la permission d'exercer les fonctions de juge de paix.

-- Il l'a fait, me dit-elle, à la prière de tous les squires des
environs, qui voyaient à regret le palladium de leurs plaisirs,
les lois sur la chasse, près de tomber en désuétude, faute d'un
magistrat pour les faire exécuter, le tribunal de justice le plus
voisin étant celui du maire de Newcastle, qui, aimant beaucoup
mieux manger le gibier sur sa table que de le poursuivre dans les
bois, protégeait le braconnier au détriment du chasseur. Voyant
donc qu'il était urgent que l'un d'eux sacrifiât ses scrupules au
bien général, les gentilshommes du comté de Northumberland
jetèrent les yeux sur Inglewood, qui, d'un caractère naturellement
apathique et indolent, paraissait devoir se prêter sans beaucoup
de répugnance à tous les _credo _politiques. Après avoir trouvé
Inglewood pour porter le nom de juge, il fallut chercher quelqu'un
pour en remplir les fonctions: c'était bien le corps du tribunal,
mais il fallait lui trouver une âme à présent pour diriger et
animer ses mouvements. Un malin procureur de Newcastle, nommé
Jobson, parut fort en état de conduire la machine. Ce Jobson, qui,
pour varier mes métaphores, trouve que c'est un fort bon métier
que de vendre la justice à l'enseigne du squire Inglewood, et dont
les émoluments dépendent de la quantité d'affaires qui passent par
ses mains, soutire tant qu'il peut l'argent des pauvres plaideurs,
et met tant de zèle à faire venir pour les moindres causes les
parties devant le tribunal que l'honnête juge ne sait où donner de
la tête. Enfin il n'y a pas une marchande de pommes, à dix milles
à la ronde, qui puisse régler son compte avec la fruitière sans
une audience, que le juge lui accorde à contrecoeur, mais que son
malin clerc, M. Joseph Jobson, sait le forcer de donner. La scène
la plus risible, c'est lorsque les affaires qu'ils ont à juger,
telle que la vôtre par exemple, ont quelque rapport à la
politique. M. Joseph Jobson (et sans doute il a des raisons pour
cela) est un zélé défenseur de la religion protestante et un chaud
partisan de la nouvelle dynastie. D'un autre côté, le juge, qui
conserve une espèce d'attachement d'instinct pour les opinions
qu'il professait avant le jour où il se relâcha quelque peu de ses
principes, dans la vue patriotique de faire exécuter la loi contre
les destructeurs sans patente des lièvres et des perdrix, se
trouve assez embarrassé quand le zèle de son clerc l'entraîne dans
des procédures judiciaires qui lui rappellent son ancienne
croyance; et, au lieu de seconder les efforts de Jobson, il ne
manque jamais de lui opposer l'inactivité et l'indolence. Ce n'est
pas qu'il manque entièrement d'énergie: au contraire, pour
quelqu'un dont le principal plaisir est de boire et de manger, il
est assez gai et assez alerte; mais c'est ce qui rend sa
nonchalance factice encore plus comique. Dans ces sortes
d'occasions, Jobson, comme un vieux cheval poussif qui se voit
condamné à traîner une lourde charrette, s'essouffle et se démène
pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids de la
voiture résiste aux efforts réitérés de l'impuissant quadrupède
qui ne peut réussir à l'ébranler: mais ce qui désespère le pauvre
bidet, c'est que cette même machine qu'il trouve si difficile à
mettre en mouvement roule quelquefois toute seule, malgré les
ruades du limonier, lorsqu'il s'agit de rendre service à quelques-
uns des _anciens _amis de squire Inglewood. M. Jobson s'emporte
beaucoup alors, et répète partout qu'il dénoncerait le juge au
conseil d'état près le département de l'intérieur sans l'amitié
particulière qu'il porte à M. Inglewood et à sa famille.

Comme miss Vernon terminait cette singulière description, nous
nous trouvâmes devant Inglewood-Place, vieil et gothique édifice
dont l'extérieur avait quelque chose d'imposant.

Chapitre VIII.

Ma foi, monsieur, dit l'avocat,
Je trouve que votre cuisine
Exhale un parfum délicat;
Et, quand vers elle on s'achemine,
On se croirait chez un seigneur.

BUTLER.



Nous trouvâmes dans la cour un domestique à la livrée de sir
Hildebrand qui tint nos chevaux, et nous entrâmes dans la maison.
Je fus très étonné, et ma belle compagne parut l'être encore
davantage, de rencontrer sous le péristyle Rashleigh Osbaldistone,
qui de son côté semblait ne pas éprouver moins de surprise de nous
voir.

-- Rashleigh, dit miss Vernon sans lui donner le temps de faire
aucune question, vous avez entendu parler de l'affaire de
M. Francis Osbaldistone, et vous venez sans doute d'en entretenir
le juge de paix.

-- Oui, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire, c'est ce qui
m'avait fait venir. Je me suis efforcé, ajouta-t-il en me saluant,
de rendre à mon cousin tous les services qui dépendaient de moi;
mais je suis fâché de le rencontrer ici.

-- En qualité de parent et d'ami, M. Osbaldistone, vous devriez
être plutôt charmé de m'y voir lorsque l'atteinte qu'on veut
porter à ma réputation exige ma présence en ces lieux.

-- Il est vrai; mais d'après ce que disait mon père, j'aurais cru
qu'en vous retirant momentanément en Écosse jusqu'à ce que
l'affaire fût assoupie...

Je répondis avec chaleur que je n'avais pas de ménagement à
garder, et que, loin de vouloir assoupir cette affaire, je venais
pour dévoiler une insigne calomnie, et que j'étais résolu d'en
approfondir la cause.

-- M. Francis est innocent, Rashleigh; il brûle de se disculper,
je viens le défendre.

-- Vous, ma jolie cousine? Il me semble que je pourrais être
plutôt l'avocat de M. Francis, avocat sinon aussi éloquent, du
moins aussi zélé et peut-être plus convenable.

-- Oui, mais deux têtes valent mieux qu'une, comme vous savez.

-- Surtout une tête telle que la vôtre, ma charmante Diana,
répondit Rashleigh en s'avançant et en lui prenant la main avec
une tendre familiarité qui me le fit paraître encore mille fois
plus hideux que la nature ne l'avait fait. Miss Vernon le tira à
l'écart, et ils s'entretinrent à demi-voix: elle paraissait lui
faire une demande à laquelle il ne voulait ou ne pouvait point
accéder. Je n'ai jamais vu de contraste aussi frappant entre
l'expression de deux figures. La colère se peignit bientôt dans
tous les traits de miss Vernon: ses yeux s'animèrent, le rouge lui
monta au visage; elle raidit ses bras, et frappant du pied, elle
semblait écouter avec autant de mépris que d'indignation les
excuses qu'à l'air de déférence de Rashleigh, à son sourire
respectueux et composé, je jugeai qu'il lui faisait. À la fin elle
s'éloigna de lui en disant d'un ton d'autorité:

-- Je le veux absolument.

-- Cela m'est impossible, entièrement impossible. Le croiriez-
vous, M. Osbaldistone? dit-il en s'adressant à moi.

-- Êtes-vous fou? s'écria-t-elle en l'interrompant.

-- Le croiriez-vous? répéta Rashleigh sans l'écouter; miss Vernon
prétend non seulement que je connais votre innocence, dont en
effet personne ne peut être plus convaincu que je ne le suis, mais
que je dois même connaître les véritables auteurs du vol fait à ce
Morris. Est-ce raisonnable, M. Osbaldistone?

-- Ce n'est pas à M. Osbaldistone qu'il faut en appeler,
Rashleigh, dit miss Vernon; il ne connaît pas comme moi toute
l'étendue des renseignements qu'il vous est facile d'obtenir.

-- En vérité vous me faites plus d'honneur que je ne mérite.

-- De la justice, Rashleigh; de la justice, c'est tout ce que je
demande.

-- Vous agissez en tyran, Diana, répondit-il avec une sorte de
soupir, en tyran capricieux, et vous gouvernez vos sujets avec une
verge de fer. Il faudra bien faire ce que vous désirez. Mais vous
ne devez pas être ici; vous savez que vous ne le devez pas. Il
faut que vous retourniez avec moi.

Alors, quittant Diana, qui semblait indécise, et se tournant de
mon côté, il me dit du ton le plus affectueux: -- Ne doutez pas de
l'intérêt que je prends à tout ce qui vous concerne,
M. Osbaldistone. Si je vous quitte dans ce moment, c'est pour
aller agir efficacement pour vous. Mais il faut que vous employiez
votre influence sur ma cousine pour l'engager à retourner au
château; sa présence ne peut vous être utile, et nuirait sans
doute à sa réputation.

-- J'en suis convaincu comme vous, monsieur, répondis-je; j'ai
prié plusieurs fois miss Vernon de retourner sur ses pas, mais
c'est inutilement que je l'en ai pressée.

-- J'ai fait mes réflexions, dit miss Vernon après un moment de
silence, et je ne m'en irai pas que je ne vous aie vu hors des
griffes des Philistins. Rashleigh a ses raisons pour parler de la
sorte; mais nous nous connaissons bien tous les deux. Rashleigh,
je ne m'en irai pas... Je sais, ajouta-t-elle d'un ton plus doux,
qu'en restant ici ce sera un motif de plus pour vous de faire
diligence.

-- Restez donc, fille obstinée, dit Rashleigh; vous ne connaissez
que trop bien votre pouvoir sur moi. Il sortit à ces mots, monta à
cheval et partit au même instant.

-- Grâce au ciel! le voilà parti, dit Diana. À présent, allons
chercher le juge de paix.

-- Ne ferions-nous pas mieux d'appeler un domestique?

-- Non, non, je connais le chemin. Il faut tomber sur lui à
l'improviste. Suivez-moi.

Elle me prit la main, monta quelques marches, traversa un petit
passage et entra dans une espèce d'antichambre tapissée de
vieilles mappemondes, de plans d'architecture et d'arbres
généalogiques. Une grande porte battante conduisait de cette salle
dans la salle à manger de M. Inglewood, d'où nous entendîmes ce
refrain d'une vieille chanson, entonné par une voix dont le timbre
convenait parfaitement aux chansons de table:

_Mais qui dit non à gentille fillette,_
_Doit voir son vin se changer en poison._

_-- _Grand Dieu! dit miss Vernon, est-ce que le cher juge a déjà
dîné. Je ne croyais pas qu'il fût si tard.

Il avait en effet dîné. Son appétit s'était éveillé ce jour-là
plus tôt qu'à l'ordinaire, et il avait avancé son dîner d'une
heure, de sorte qu'il s'était mis à table à midi, l'usage étant
alors de dîner à une heure en Angleterre. -- Nous sommes en
retard, dit Diana, mais restez ici; je connais la maison, et je
vais appeler un domestique; votre brusque apparition pourrait
déplaire à présent au vieux Inglewood, qui n'aime pas qu'on le
dérange quand il cause avec sa bouteille; et elle s'échappa à ces
mots, me laissant incertain si je devais avancer ou me retirer. Il
m'était impossible de ne pas entendre une partie de ce qui se
disait dans l'appartement voisin, et entre autres, diverses
excuses pour ne pas chanter, prononcées par une voix qui ne
m'était pas entièrement inconnue. -- Ne pas chanter, monsieur? Par
Notre-Dame! vous chanterez. Comment! vous avez avalé de l'eau-de-
vie plein ma noix de coco montée en argent, et vous me dites que
vous ne pouvez pas chanter!... Monsieur, l'eau-de-vie ferait
parler et chanter même un chat. Ainsi vite une chanson, ou videz
ma maison à l'instant même... Croyez-vous que vous viendrez
m'ennuyer de vos chiennes de déclarations, et me dire ensuite que
vous ne pouvez pas chanter?

-- La décision est parfaitement juste, dit une autre voix qu'à son
ton flûté et méthodique je présumai être celle du clerc, et la
partie doit s'y conformer. La loi a prononcé _canet[29]_, il
chantera.

-- Qu'il l'exécute donc, dit le juge, ou, par saint Christophe, je
lui fais avaler plein ma noix de coco d'eau salée, conformément
aux statuts établis ou à établir à cet égard.

La crainte de l'eau salée fit ce que les prières n'auraient pu
faire; et mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais plus
douter que ce ne fût lui, d'une voix assez semblable à celle d'un
criminel qui chante son dernier psaume, entonna cette lamentable
complainte:

_Écoutez, gens de bien,_
_Ma malheureuse histoire;_
_Il s'agit d'un vaurien:_
_Mais voudrez-vous le croire?_

_Armé d'un pistolet,_
_Ce gibier de potence,_
_Sur la route arrêtait_
_Piéton et diligence._

_C'était à bout portant_
_Que sans cérémonie_
_Il allait demandant_
_Ou la bourse ou la vie._

Je doute que le pauvre diable dont la mésaventure est célébrée
dans ce chant pathétique ait été plus effrayé à la vue de
l'audacieux voleur que le chanteur le fut à la mienne; car,
fatigué d'attendre qu'un domestique vînt m'annoncer, et ne voulant
pas, s'il survenait quelqu'un, avoir l'air d'écouter aux portes,
j'entrai dans la salle au moment où mon ami M. Morris, puisque
c'est ainsi qu'on avait dit qu'il se nommait, commençait le
quatrième couplet de sa triste ballade. La note sonore qu'il
allait attaquer se changea en un sourd murmure de consternation
lorsqu'il se vit aussi près d'un homme dont le caractère ne lui
semblait guère moins suspect que celui du héros de son cantique;
et à le voir les yeux fixes, les joues tirées et la bouche béante,
on eût dit que je tenais à la main la tête de la Gorgone.

Le juge, dont les yeux s'étaient fermés par l'influence somnifère
de la chanson, se réveilla en sursaut lorsqu'elle cessa tout à
coup, et sauta sur sa chaise d'étonnement en voyant que la
compagnie s'était augmentée d'une personne pendant son
recueillement momentané. Le clerc, que je reconnus à sa tournure,
n'était pas moins agité; car, assis en face de M. Morris, le
tremblement convulsif de ce pauvre homme avait passé dans tous ses
membres, quoiqu'il n'en connût pas la cause.

Voyant qu'aucun d'eux n'avait la force de parler, je rompis le
silence:

-- Je m'appelle Francis Osbaldistone, M. Inglewood: j'apprends
qu'un niais est venu porter plainte devant vous contre moi et ose
m'accuser d'avoir pris part à un vol qui lui a été fait.

-- Monsieur, dit le juge un peu plus sèchement, ce sont des
affaires dont je ne parle pas à dîner. Il y a temps pour tout, et
il faut bien qu'un juge de paix dîne tout comme un autre.

Soit dit en passant, la rotondité de M. Inglewood semblait prouver
que l'amour du bien public ne lui avait pas souvent fait négliger
ce soin.

-- Veuillez, monsieur, excuser mon importunité; mais comme ma
réputation est compromise et que le dîner paraît être terminé...

-- Il n'est pas terminé, monsieur, reprit le magistrat; la
digestion est aussi nécessaire à l'homme que la nourriture; et je
vous proteste qu'il est impossible que mon dîner me profite si
l'on ne m'accorde pas deux heures de tranquillité parfaite pour me
livrer à une gaieté innocente et faire circuler modérément la
bouteille.

-- Votre Honneur m'excusera, dit M. Jobson, qui, pendant que nous
parlions, avait tiré sa plume et son écritoire; mais comme ce
monsieur paraît un peu pressé, et que c'est un cas de félonie...
car le susdit attentat est _contra pacem domini regis..._

_-- _Eh! au diable _domini regis!_ dit le juge impatienté.
J'espère que ce n'est pas un crime de lèse-majesté de parler
ainsi, mais c'est qu'en vérité il y a de quoi devenir fou de se
voir persécuter de la sorte!... Avec vos assignations et vos
enquêtes, et vos contraintes et vos prises de corps, vous ne me
laissez pas un moment de repos. Je vous déclare, M. Jobson, que
vous, et les huissiers, et la justice de paix, je vous enverrai
tous au diable un de ces jours.

-- Votre Honneur voudra bien considérer la dignité de la charge
qu'elle exerce. Un des juges du _Quorum _et des _Custos
Rotulorum_![30] Une charge dont sir Edouard Coke[31] disait
avec raison: Toute la chrétienté n'a rien de pareil, pourvu
qu'elle soit bien remplie.

-- Allons, dit le juge, flatté de cet éloge sur l'importance de sa
charge, et noyant le reste de sa mauvaise humeur dans un verre de
vin d'Espagne qu'il vida d'un seul trait, terminons vite cette
affaire, et qu'il n'en soit plus question. Approchez, monsieur.
Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce là la personne
que vous accusez d'être complice du vol qui vous a été fait?

-- Moi, monsieur? reprit Morris, qui n'avait pas encore pu
parvenir à recueillir ses esprits. -- Je n'accuse point... Je ne
dis rien contre monsieur...

-- Alors nous annulons votre plainte, monsieur, voilà tout, et un
embarras de moins. Faites passer la bouteille. Servez-vous,
M. Osbaldistone.

Jobson entendait trop bien ses intérêts pour souffrir que
l'affaire se terminât ainsi: -- Que voulez-vous dire,
M. Morris?... Voilà votre propre déclaration... L'encre n'est pas
encore sèche, et vous voudriez la rétracter d'une manière aussi
scandaleuse?

-- Et sais-je, moi, bégaya mon poltron tout tremblant, combien il
y a de brigands cachés dans la maison pour le soutenir? J'ai lu
tant de choses là-dessus dans _les Vies des voleurs, _par Johnson.
Et, tenez... la por... la porte s'ouvre.

Elle s'ouvrit en effet, et miss Vernon entra:

-- En vérité, magistrat, il règne un bel ordre dans votre maison;
pas un domestique à qui parler.

-- Ah! s'écria le juge dans un transport de joie qui prouvait que
ni Thémis ni Comus ne lui faisaient oublier ce qu'il devait à la
beauté, ah! la charmante miss Vernon, la fleur du Cheviot et des
frontières, vient voir comment le vieux garçon conduit son ménage.
Soyez la bienvenue, ma chère, comme les fleurs au mois de mai.

-- Il est bien tenu, votre ménage! pas une âme pour vous
introduire.

-- Ah! les pendards, ils profitent de ce que je suis en affaire...
Mais pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt? Votre Rashleigh a
dîné avec nous, et il s'est enfui comme un poltron; nous n'avions
pas encore fini de vider la première bouteille. Mais vous n'avez
pas dîné. Je vais vous faire servir quelque chose de bon, de
délicat, comme toute votre petite personne, et ce sera bientôt
fait.

-- Je ne puis rester, M. Inglewood. Je suis venue avec mon cousin
Francis Osbaldistone, que voici, et il faut que je lui montre le
chemin pour retourner au château, ou il se perdra infailliblement
dans les montagnes.

-- Hum! est-ce que c'est de là que vient le vent, répondit le
juge?

_Elle lui montra le chemin,_
_Le chemin,_
_Le joli chemin d'amourette._

Et n'y a-t-il donc pas aussi quelque bonne fortune pour les vieux
garçons, ma charmante rose du désert?

-- Pas aujourd'hui; mais si vous voulez être un bon juge et
arranger bien vite l'affaire de Frank, j'amènerai mon oncle pour
dîner avec vous la semaine prochaine, et nous rirons de bon coeur.

-- Je serai prêt, ma perle de la Tyne. Mais, puisque vous me
promettez de revenir, je ne veux pas vous retenir plus longtemps.
Je suis entièrement satisfait de l'explication de M. Frank. Il y a
eu quelque méprise que nous éclaircirons dans un autre moment.

-- Excusez-moi, monsieur, lui dis-je, mais je ne connais pas
encore la nature de l'accusation qu'on m'a intentée.

-- Oui, monsieur, dit le clerc, que l'arrivée de Diana avait jeté
dans la consternation, mais qui reprit courage en se voyant
soutenu par la personne dont il devait le moins attendre de
secours; oui, monsieur, et Dulton dit que quiconque est accusé
d'un crime capital ne pourra être acquitté qu'après un jugement en
forme, et que préalablement il devra fournir caution ou être mis
en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d'usage
pour l'acte de cautionnement ou pour le mandat d'arrêt.

Le juge se voyant aussi vivement pressé, me donna enfin quelques
mots d'explication.

Il paraît que les différentes plaisanteries que j'avais imaginées
pour exciter les terreurs paniques de Morris avaient fait une vive
impression sur son imagination; c'était la base sur laquelle son
accusation reposait; c'était ce qui avait fait travailler sa tête,
et il avait cru voir dans un simple badinage un complot prémédité.
Il paraît aussi que le jour même que je le quittai, il avait été
arrêté dans un endroit solitaire par deux hommes masqués, bien
montés et armés jusqu'aux dents, qui lui avaient enlevé son cher
compagnon de voyage, le portemanteau.

L'un d'eux, à ce qu'il lui sembla, avait beaucoup de mon air et de
ma tournure, et pendant qu'ils se consultaient entre eux, il crut
entendre l'autre lui donner le nom d'Osbaldistone. La déclaration
portait encore qu'ayant pris des informations sur les principes de
la famille qui portait ce nom, ledit déclarant avait appris qu'ils
étaient des plus équivoques, le ministre presbytérien chez qui il
s'était arrêté après sa funeste rencontre lui ayant fait entendre
que tous les membres de cette famille n'avaient jamais cessé
d'être papistes et jacobites depuis le temps de Guillaume le
Conquérant.

D'après toutes ces puissantes raisons, il m'accusait d'être
complice de l'attentat commis sur sa personne, ajoutant qu'il
voyageait alors pour le gouvernement, qu'il était chargé de
papiers importants et d'une somme considérable, dont la majeure
partie consistait en billets de banque qu'il devait remettre,
suivant ses instructions, à certaines personnes en place, et
possédant la confiance du ministère en Écosse.

Ayant entendu cette accusation extraordinaire, je répondis que les
circonstances sur lesquelles elle était fondée n'étaient pas de
nature à pouvoir autoriser aucun magistrat à attenter à ma
liberté. Je convins que je m'étais un peu amusé des terreurs de
M. Morris, mais que, s'il avait eu le moindre bon sens, il eût vu
dans ce badinage plutôt un motif de sécurité que de crainte.
J'ajoutai que je ne l'avais pas retrouvé depuis l'instant de notre
séparation, et que si le malheur dont il se plaignait lui était
réellement arrivé, je n'avais pris aucune part à une action aussi
indigne de mon caractère et du rang que je tenais dans la société:
que l'un des voleurs s'appelât Osbaldistone, ou que ce nom eût été
prononcé dans le cours de la conversation qu'ils tinrent ensemble,
c'était une circonstance sans aucun poids. Quant à la défaveur
qu'on voulait jeter sur mes principes, j'étais prêt à prouver à la
satisfaction du juge, du clerc, et du témoin lui-même, que j'étais
de la même religion que son ami le ministre presbytérien, que
j'avais été élevé en sujet fidèle dans les principes de la
révolution, et que, comme tel, je demandais la protection des
lois, protection qui avait été assurée par ce grand événement.

Le juge s'agitait sur sa chaise, ouvrait sa tabatière, et semblait
fort embarrassé, lorsque l'ancien procureur Jobson, avec toute la
volubilité de sa profession, lut le règlement rendu dans la
trente-quatrième année du règne d'Edouard III, par lequel les
juges de paix sont autorisés à arrêter toutes personnes suspectes
et à les mettre en prison. Le drôle tourna même mes propres aveux
contre moi, disant que, puisque je convenais que j'avais pris le
caractère d'un voleur ou d'un malfaiteur, je m'étais
volontairement soumis aux soupçons dont je me plaignais, et que je
m'étais exposé à la susdite accusation en revêtant ma conduite des
couleurs et de la livrée du crime.

Je combattis son jargon et ses arguments avec autant d'indignation
que de mépris, et je finis par dire que si ma parole ne suffisait
pas, j'étais prêt à fournir caution, et que le juge ne pouvait pas
rejeter ma demande sans encourir une grande responsabilité.

-- Pardonnez-moi, mon bon monsieur, pardonnez-moi, dit
l'insatiable clerc; c'est un cas où l'accusé ne peut pas être
admis à fournir caution; car l'arrêté rendu dans la troisième
année du règne d'Edouard III dit positivement...

M. Jobson allait encore nous fatiguer de ses citations judiciaires
lorsqu'un domestique entra et lui remit une lettre. Il ne l'eut
pas plus tôt parcourue qu'il s'écria avec ce ton d'importance d'un
homme accablé d'affaires:

-- Bon Dieu! mais je n'aurai donc pas un instant de repos?... Il
faut que je sois de tous les côtés en même temps?... En vérité, je
n'y puis suffire... Je voudrais bien qu'on pût trouver quelque
personne intègre pour m'aider dans l'exercice de mes fonctions.

-- Dieu m'en préserve, dit le juge entre ses dents, c'est déjà
bien assez d'un...

-- La lettre que je reçois est pour une affaire pressante...

-- Encore des affaires! s'écria le juge alarmé.

-- Celle-ci m'est personnelle, reprit gravement M. Jobson: le
vieux Gaffer Rutledge de Grimes-Hill est cité à comparaître dans
l'autre monde, et il m'envoie prier de mettre ordre à ses affaires
dans celui-ci.

-- Partez, partez vite, s'écria M. Inglewood, charmé du répit que
l'absence de son clerc lui donnerait.

-- Mais cependant, dit Jobson en revenant sur ses pas, si ma
présence est nécessaire ici, j'aurai expédié le mandat d'arrêt en
une minute, et le constable est en bas. Vous avez entendu, ajouta-
t-il en baissant la voix, l'opinion de M. Rashleigh... Il parlait
si bas que je n'entendis pas la fin de la phrase.

-- Je vous dis que non, non et mille fois non, s'écria le juge:
nous ne ferons rien jusqu'à votre retour... Allons, passez la
bouteille, M. Morris. Ne vous laissez pas abattre
M. Osbaldistone... et vous, ma rose du désert, un petit verre de
vin pour ranimer les couleurs de vos jolies petites joues.

Diana sortit de la rêverie dans laquelle elle avait paru plongée
pendant cette discussion. -- Non, juge, répondit-elle en affectant
une gaieté folâtre que son ton démentait, je craindrais de faire
passer mes couleurs sur un endroit de ma figure où elles ne
paraîtraient pas avec beaucoup d'avantage. Mais je ne vous en
ferai pas moins raison; et elle remplit un verre d'eau, qu'elle
but précipitamment.

Quoique son agitation fût visible et qu'elle donnât de fréquents
signes d'impatience, à peine y fis-je attention, car j'étais
contrarié au dernier point des nouveaux obstacles qui empêchaient
d'examiner sur-le-champ l'impertinente accusation qu'on m'avait
intentée. Mais le juge ne voulait pas entendre parler d'affaires
en l'absence de son clerc, incident qui paraissait lui causer
autant de joie qu'un jour de congé à un écolier. Il continua à
faire tous ses efforts pour égayer ses hôtes, qui, chacun par des
raisons différentes, n'étaient pas fort disposés à partager sa
bonne humeur. -- Allons, maître Morris, vous n'êtes pas le premier
homme qui ait été volé, je crois... Vos soupirs ne vous rendront
pas ce que vous avez perdu... Et vous, M. Frank Osbaldistone, vous
n'êtes pas le premier étourdi qui ait crié halte-là à un honnête
homme. Il y avait Jack Winterfield, dans mon jeune temps, qui
voyait la meilleure compagnie du comté. On ne rencontrait que lui
aux courses de chevaux et aux combats de coqs. J'étais compère et
compagnon avec Jack... Passez la bouteille, M. Morris: on s'altère
à force de parler... Il n'y avait pas de jour que je ne vidasse
une bouteille avec lui; bonne famille, bon coeur, bon et honnête
garçon, à l'exception de la peccadille qui causa sa mort... Nous
boirons à sa mémoire, monsieur; pauvre Jack Winterfield! Et
puisque nous parlons de lui et de ces sortes de choses, et puisque
mon damné clerc nous a débarrassés de sa présence, et que nous
pouvons causer librement entre nous, M. Osbaldistone, si vous m'en
croyez, à votre place j'arrangerais cette affaire à l'amiable; la
loi est sévère, très sévère... Malgré toutes ses protections, le
pauvre Jack a été pendu; et pourquoi? simplement pour avoir
soulagé un gros fermier des environs, qui revenait d'un marché
voisin, du prix de la vente de quelques bestiaux... Eh bien! voilà
M. Morris qui est un bon diable; rendez-lui son portemanteau, et
qu'il n'en soit plus question.

Les yeux de Morris s'animèrent à cette proposition, et il
commençait à bégayer l'assurance qu'il ne désirait la mort de
personne, lorsque je coupai court à tout accommodement en me
plaignant amèrement de l'insulte que me faisait le juge en
paraissant me soupçonner coupable du crime que j'étais venu dans
l'intention expresse de désavouer. Le juge ne savait trop que
répondre, lorsqu'un domestique vint annoncer qu'un étranger
demandait à parler à Son Honneur; et la personne qu'il avait ainsi
désignée entra dans la chambre sans plus de cérémonie.

Chapitre IX.

L'un des voleurs revient! tenons-nous sur nos gardes...
Mais pourquoi me troubler? Si près de la maison,
Sans peine je pourrai le mettre à la raison.

_La Veuve._



-- Un étranger! répéta le juge: que ce ne soit pas pour affaire,
ou...! L'étranger lui-même coupa court à ses protestations.

-- L'affaire qui m'amène est d'une nature importante, répondit
M. Campbell, car c'était lui, ce même Écossais que j'avais vu à
Northallerton. -- Je prie Votre Honneur d'y donner sans tarder
toute l'attention qu'elle mérite. -- Je crois, monsieur Morris,
ajouta-t-il en lançant sur lui un regard ferme et presque
menaçant, je crois que vous savez bien qui je suis; vous n'avez
sans doute pas oublié ce qui s'est passé lors de notre dernière
rencontre sur la route.

Morris était retombé dans la stupeur; il éprouva un violent
frisson, ses dents claquèrent, et il donna tous les signes de la
plus grande consternation.

-- Allons, prenez courage, dit M. Campbell, et ne faites pas
claquer vos dents comme des castagnettes. Je ne vois pas ce qui
pourrait vous empêcher de dire à M. le juge que vous me connaissez
et que vous savez que je suis un homme d'honneur; vous devez venir
dans mon pays, et j'aurai peut-être alors occasion de vous rendre
service à mon tour.

-- Monsieur, monsieur, je vous crois homme d'honneur, et de plus,
comme vous dites, bien partagé du côté de la fortune. Oui,
M. Inglewood, ajouta-t-il en s'efforçant vainement de donner un
peu de fermeté à sa voix, je crois réellement que cet homme est
tel que je viens de dire.

-- Et que me veut-il? demanda le juge un peu sèchement. Un homme
en amène un autre, comme les rimes dans «_la maison que Jack a
bâtie»_, et je ne puis avoir ni repos ni entretien paisibles.

-- Au contraire, monsieur, reprit Campbell, je viens pour abréger
une procédure qui vous tourmente.

-- Par mon âme! alors soyez le bienvenu autant que jamais Écossais
le fut en Angleterre: mais continuez, et dites-nous sans plus de
retard tout ce que vous avez à nous apprendre.

-- Je présume que cet homme vous a dit qu'il y avait avec lui une
personne du nom de Campbell, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa
valise?

-- Non, dit le juge, il n'a jamais prononcé ce nom.

-- Ah! je conçois, je conçois, M. Morris, reprit M. Campbell; vous
avez craint de compromettre un étranger qui n'entend rien aux
formes judiciaires de ce pays; je vous sais gré de votre
attention; mais, comme j'apprends que mon témoignage est
nécessaire pour la justification de M. Francis Osbaldistone,
injustement soupçonné, je vous dispense de cette précaution; vous
voudrez donc bien dire à M. Inglewood s'il n'est pas vrai que nous
avons voyagé ensemble pendant plusieurs milles, par suite des
prières réitérées que vous m'en aviez faites à Northallerton, et
que d'abord je n'avais pas voulu écouter; mais ces prières furent
renouvelées avec tant d'instances, lorsque je vous rencontrai sur
la route près de Cloberry-Allers, que je me décidai, pour mon
malheur, à faire un long détour afin de vous accompagner sur la
route.

-- C'est l'exacte et triste vérité, répondit Morris en baissant la
tête pour donner son assentiment à cette longue déclaration, à
laquelle il se soumit avec une triste docilité.

-- Comme je présume encore, vous déclarerez à Sa Seigneurie que
personne ne peut mieux que moi porter témoignage, puisque j'étais
près de vous pendant toute l'affaire?

-- Personne mieux que vous, assurément, reprit Morris avec un
profond soupir étouffé.

-- Et pourquoi diable ne l'avez-vous donc pas secouru, dit le
juge, puisque, d'après la déposition de M. Morris, il n'y avait
que deux voleurs? Vous étiez deux contre deux, et vous paraissez
l'un et l'autre de vigoureux gaillards.

-- Veuillez observer, monsieur, dit Campbell, que j'ai aimé toute
ma vie la paix et la tranquillité. M. Morris, qui, à ce qu'on m'a
dit, sert ou a servi dans les armées de Sa Majesté, et porteur, à
ce qu'il paraît, d'une somme très considérable, eût pu s'amuser à
se défendre, s'il eût voulu; mais moi qui n'avais qu'un très petit
bagage, et qui suis d'un naturel pacifique, je ne me souciais pas
de risquer ma vie en voulant opposer quelque résistance.

Je regardai Campbell pendant qu'il prononçait ces paroles, et je
ne me rappelle pas avoir jamais vu de contraste plus frappant que
celui qu'offrait l'expression de hardiesse et d'intrépidité qui
animait son regard, et l'air de simplicité et de douceur qui
respirait dans son langage. Je crus même remarquer sur ses lèvres
un léger sourire ironique par lequel il semblait témoigner
involontairement son dédain pour le caractère pacifique qu'il
jugeait à propos de prendre, et je ne pus m'empêcher de croire que
s'il avait été témoin de la violence faite à Morris, ce n'avait
pas été comme compagnon de souffrance, ni même comme simple
spectateur.

Peut-être le juge conçut-il aussi de semblables soupçons, car il
s'écria au même instant: -- Sur mon âme, voilà une étrange
histoire!

L'Écossais parut deviner ce qui se passait dans son esprit, car il
changea de ton et de manière, et, bannissant cette affectation
hypocrite d'humilité qui lui avait si mal réussi, il dit avec plus
de franchise et de naturel: -- À dire le vrai, je suis du nombre
de ces bonnes gens qui ne se soucient point de se battre, à moins
qu'ils n'aient quelque chose à défendre; et mon bagage était fort
léger lorsque nous rencontrâmes ces misérables. Mais afin que
Votre Honneur ajoute plus de foi à ma déclaration, en connaissant
mieux mon caractère, veuillez, je vous prie, jeter les yeux sur
cette pièce. M. Inglewood prit le papier et lut à demi-voix: -- Je
certifie par ces présentes que le porteur de cet écrit, Robert
Campbell de... (de quelque endroit que je ne puis pas prononcer,
dit le juge en s'interrompant...) est une personne de bonne
famille, et d'une réputation irréprochable, allant en Angleterre
pour ses affaires, etc. Donné et scellé de notre main, à notre
château d'Inver... Invera... rara...

-- ARGYLE.

-- C'est un certificat, monsieur, que j'ai cru devoir demander à
ce digne seigneur (il porta la main à la tête comme pour toucher
son chapeau), Mac-Callum-More.

-- Mac-Callum qui, monsieur? demanda le juge.

-- Mac-Callum-More, qu'on appelle en Angleterre le duc d'Argyle.

-- Je sais très bien que le duc d'Argyle est un seigneur du plus
grand mérite, aimant véritablement son pays. Je fus un de ceux qui
se rangèrent de son côté en 1714, lorsqu'il débusqua le duc de
Marlborough de son commandement. Je voudrais qu'il y eût plus de
seigneurs qui lui ressemblassent. C'était alors un honnête tory
qui professait les mêmes principes qu'Ormond; et il s'est soumis
au gouvernement actuel, comme je l'ai fait moi-même, pour la
tranquillité publique; car je ne saurais penser que ce grand homme
n'ait eu d'autre motif, comme ses ennemis le prétendent, que la
crainte de perdre sa place et son régiment. Son attestation,
monsieur Campbell, est parfaitement satisfaisante; et maintenant
qu'avez-vous à nous dire au sujet du vol?

-- Deux mots seulement, M. Inglewood; c'est que M. Morris pourrait
en accuser l'enfant nouveau-né, ou m'en accuser moi-même, avec
autant de raison qu'il en accuse ce jeune gentilhomme. Je viens
librement vous faire ma déposition, et je jure qu'elle est
sincère. Je déclare donc que non seulement la personne qu'il prit
pour M. Osbaldistone était un homme plus petit et plus gros que
monsieur, mais qu'encore, car le hasard me fit apercevoir sa
figure dans un moment où son masque se détacha, il avait des
traits tout différents. Et je crois, ajouta-t-il en regardant
fixement M. Morris avec une expression qui fit trembler le pauvre
accusateur, je crois que M. Morris conviendra que j'étais plus en
état que lui d'examiner ceux qui nous attaquaient, ayant, j'ose le
croire, mieux conservé mon sang-froid.

-- J'en conviens, monsieur, j'en conviens parfaitement, dit
M. Morris en se rejetant en arrière dès qu'il vit M. Campbell
s'approcher de lui pour appuyer son appel. Je suis prêt, monsieur,
ajouta-t-il en s'adressant à Inglewood, à rétracter ma déposition
contre M. Osbaldistone, et je vous prie, monsieur, de lui
permettre d'aller vaquer à ses occupations, et à moi, monsieur,
d'aller vaquer aux miennes. M. Campbell désire peut-être vous
parler en particulier, je suis très pressé de partir.

-- Dieu soit loué! voilà toujours une affaire de moins, dit le
juge en jetant au feu les déclarations. À présent, vous êtes
entièrement libre, M. Osbaldistone; et vous, M. Morris, vous voilà
tranquille.

-- Oui, dit Campbell en regardant Morris, qui approuvait les
observations du juge par une piteuse grimace, tranquille comme un
crapaud sous le soc de la charrue. Mais ne craignez rien,
M. Morris, nous allons partir ensemble, je vous escorterai jusqu'à
la grande route, où nous nous séparerons; et si nous ne nous
revoyons pas bons amis en Écosse, ce sera votre faute.

Avec ce même regard de consternation et de détresse que jette le
criminel condamné à mort lorsqu'on vient lui annoncer que la
charrette l'attend, M. Morris se leva; mais, quand il fut sur ses
jambes, il parut hésiter. -- Je vous dis de ne rien craindre,
répéta Campbell; je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous
ne pourrions pas apprendre quelque part des nouvelles de votre
valise, si, au lieu de rester là planté comme un terme, vous
voulez suivre de bons conseils? Nos chevaux sont prêts; dites
adieu à M. Inglewood, et partons.

Morris nous fit ses adieux, sous l'escorte de M. Campbell, mais il
paraît que ses craintes revinrent l'assaillir dans l'antichambre;
car j'entendis Campbell lui réitérer ses assurances de protection.
-- Par l'âme de mon corps, vous êtes aussi en sûreté que l'enfant
dans le sein de sa mère... Comment diable! avec cette barbe noire,
vous n'avez pas plus de courage qu'une perdrix! Allons, venez avec
moi, et soyez homme une fois pour toutes.

La voix se perdit dans l'éloignement, et l'instant d'après nous
entendîmes les pas des chevaux qui sortaient de la cour.

La joie que M. Inglewood éprouva de voir se terminer si facilement
une affaire qui lui eût donné beaucoup de trouble et d'embarras
fut un peu tempérée par la réflexion que son clerc pourrait bien
n'être pas trop content à son retour. Je vais avoir Jobson sur les
épaules pour ces papiers. Peut-être n'aurais-je pas dû les brûler,
après tout. Mais, bah! j'en serai quitte pour lui payer ce qu'un
procès eût pu lui valoir, et tout sera fini. À présent, miss
Vernon, quoique je sois dans mon jour d'indulgence et que je n'aie
voulu faire arrêter personne, j'ai bien envie de décerner une
prise de corps contre vous et de vous confier à la garde de la
mère Blakes, ma vieille femme de charge; nous enverrions chercher
ma voisine mistress Musgrave, les miss Dawkins et vos voisins; et,
pendant que le violon s'accorderait, Frank Osbaldistone et moi
nous viderions ensemble quelques bouteilles pour nous mettre en
train.

-- Grand merci, très honorable juge, reprit miss Vernon; mais il
faut que nous retournions sur-le-champ à Osbaldistone-Hall, où
l'on ne sait pas ce que nous sommes devenus, pour tirer mon oncle
de l'inquiétude qu'il éprouve sur le sort de mon cousin, ce qui
est absolument la même chose que s'il s'agissait d'un de ses fils.

-- Je le crois sans peine, dit le juge, car lorsque Archie, son
fils aîné, finit si déplorablement dans cette malheureuse affaire
de John Fenwich, le vieux Hildebrand confondait toujours son nom
avec ceux de ses autres enfants, et il se plaignait de ne pouvoir
jamais se rappeler lequel de ses fils avait été pendu. Ainsi,
hâtez-vous d'aller consoler sa sollicitude paternelle. Mais
écoutez, charmante fleur du printemps, dit-il en prenant Diana par
la main et en l'attirant vers lui, une autre fois laissez la
justice avoir son tour sans venir mettre votre joli doigt dans son
vieux pâté tout plein de fragments de latin de chicane et de tous
les latins possible. Diana, ma belle, en montrant le chemin aux
autres dans ce marais, prenez garde de vous perdre, mon joli feu
follet.

Le juge se tourna alors de mon côté, et me secouant la main avec
beaucoup de cordialité:

-- Vous paraissez être un bon garçon, M. Frank, me dit-il, et je
me rappelle très bien votre père. Nous avons été ensemble au
collège. Écoutez, mon garçon, à l'avenir ne bavardez pas tant avec
les voyageurs que vous rencontrerez sur la grande route. Que
diable! tous les sujets du roi ne sont pas forcés d'entendre la
plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec la justice... Ah çà,
monsieur, je vous recommande Diana. Cette pauvre enfant, elle se
trouve presque isolée sur cette boule du monde, libre de
chevaucher et de courir partout où bon lui semble. Ayez-en bien
soin, ou morbleu je me battrai avec vous; quoique j'avoue que ce
ne serait pas peu d'embarras pour moi. Et maintenant adieu, allez-
vous-en, et laissez-moi avec ma pipe de tabac et mes méditations.
Que dit la chanson?

_De l'Inde la feuille légère_
_Est consumée en peu d'instants_
_Et réduite en blanche poussière:_
_Notre ardeur, comme elle éphémère,_
_S'éteindra sous nos cheveux blancs._
_........................_
_Du fumeur voilà la morale_

Je fus charmé des étincelles de bon sens et de sentiment qui
échappaient au juge au milieu de son indolence sensuelle; je
l'assurai que je profiterais de ses avis, et pris congé de
l'honnête magistrat et de son toit hospitalier.

Nous trouvâmes dans la cour le domestique de sir Hildebrand que
nous avions rencontré en arrivant, et à qui Rashleigh avait dit de
nous attendre. Nous partîmes aussitôt, et gardâmes le silence;
car, à dire le vrai, j'étais encore si étourdi des événements
extraordinaires qui s'étaient succédé dans le cours de la matinée
que je n'étais pas en état de le rompre. À la fin miss Vernon
s'écria, comme si elle ne pouvait plus contenir les réflexions qui
l'agitaient:

-- Rashleigh est un homme étonnant, inconcevable, et surtout bien
à craindre! Il fait tout ce qu'il veut; tous ceux qui l'entourent
ne sont que des marionnettes qu'il fait agir à son gré: il a un
acteur prêt à jouer tous les rôles qu'il imagine, et son esprit
inventif lui fournit des expédients qui ne manquent jamais de lui
réussir.

-- Vous croyez donc, lui dis-je, répondant plutôt à ce qu'elle
voulait dire qu'à ce qu'elle disait réellement, vous croyez donc
que M. Campbell, qui, arrivé si à propos, a enlevé mon brave
accusateur comme un faucon enlève une perdrix, était un agent de
M. Osbaldistone?

-- Je le soupçonne, reprit Diana, et je doute fort qu'il fût venu
à point nommé si le hasard ne m'eût pas fait rencontrer Rashleigh
dans la cour de M. Inglewood.

-- En ce cas, c'est à vous que je dois tous mes remerciements, ma
belle libératrice.

-- Oui, mais supposons que vous les ayez payés et que je les aie
reçus, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, car je n'ai nulle
envie de les entendre; ou bien, si vous le voulez, réservez-les
pour ma première insomnie, je réponds de leur effet. En un mot,
M. Frank, je désirais trouver l'occasion de vous être utile, je
suis charmée qu'elle se soit offerte, et je n'ai qu'une grâce à
vous demander en retour, c'est de n'en plus parler. -- Mais quel
est cet homme qui vient au grand galop à votre rencontre, monté
sur son petit bidet? Eh! Dieu me pardonne, c'est l'homme
subalterne de la loi, l'honnête M. Joseph Jobson. En effet c'était
M. Jobson lui-même qui venait en toute hâte, et, comme nous le
vîmes bientôt, de très mauvaise humeur; il s'approcha de nous et
arrêta son cheval pour nous parler.

-- Ainsi, monsieur... ainsi, miss Vernon... Oui... je vois ce que
c'est. La caution a été acceptée pendant mon absence... Je
voudrais bien savoir qui a dressé l'acte, voilà tout. Si M. le
juge emploie souvent cette forme de procédure, je lui conseille de
chercher un autre clerc, voilà tout; car bien certainement je
donnerai ma démission.

-- Oh! ne lui faites pas une semblable menace, M. Jobson, reprit
Diana, car il est homme à vous prendre au mot. Mais comment se
porte le fermier Rutledge? J'espère que vous l'avez trouvé en état
de vous dicter son testament.

Cette question sembla augmenter la rage de l'homme de loi. Il
regarda miss Vernon avec un air de dépit et de ressentiment si
prononcé que je fus violemment tenté de lui appliquer mon fouet
sur les épaules; mais heureusement je sus me contenir en songeant
au peu d'importance d'un semblable individu.

-- Le fermier Rutledge, madame, dit le clerc à qui l'indignation
ôtait presque l'usage de la parole, le fermier Rutledge se porte
aussi bien que vous. Il n'a jamais été malade, et c'est un
horrible tour qu'on a voulu me jouer. Si vous ne le saviez pas
déjà, vous le savez maintenant.

-- Est-il possible? reprit miss Vernon en affectant le plus grand
étonnement.

-- Oui, miss, reprit le scribe en fureur; et ce brutal de fermier
m'a appelé chicaneur... -- Chicaneur, madame!... Et il m'a dit que
je ne cherchais qu'à soutirer de l'argent! et je ne vois pas
pourquoi ce reproche s'adresserait plutôt à moi qu'à tout autre de
mes confrères, madame... à moi qui suis greffier de la justice de
paix, en vertu des lois rendues dans la trente-troisième année du
règne de Henry VII et dans la première de celui de Guillaume... du
roi Guillaume, madame, de glorieuse et éternelle mémoire, de ce
grand roi qui nous a délivrés des papistes et des prétendants, des
sabots et des bassinoires d'Écosse[32], miss Vernon.

-- Tristes choses que ces sabots et ces bassinoires, reprit la
jeune dame qui se plaisait à augmenter sa rage. Mais ce qui doit
du moins vous dédommager, c'est que vous semblez n'avoir pas
besoin de bassinoire en ce moment, M. Jobson. J'ai peur que Gaffer
Rutledge ne s'en soit pas tenu à de dures paroles. Êtes-vous bien
sûr qu'il ne vous a pas battu?

-- Me battre, madame! reprit-il avec vivacité; non, non, jamais
homme vivant ne me battra, je vous promets, madame.

-- C'est selon comme vous le mériterez, monsieur; car vous vous
permettez de parlez d'une manière si inconvenante à miss Vernon,
lui dis-je en l'interrompant, que si vous ne changez pas de ton,
je pourrai bien vous châtier moi-même.

-- Me châtier, monsieur!... Moi, monsieur! savez-vous bien à qui
vous parlez?

-- Oui, monsieur, fort bien. Vous dites que vous êtes clerc de la
justice de paix; Gaffer Rutledge dit que vous êtes un chicaneur,
et je ne vois rien dans tout cela qui vous autorise à être
impertinent à l'égard d'une dame.

Miss Vernon mit la main sur mon bras et s'écria:

-- Non, M. Frank, je ne souffrirai pas que vous maltraitiez
M. Jobson. Il ne m'inspire pas assez de charité pour vous
permettre de le toucher seulement du bout de votre fouet. Comment!
je suis sûre qu'il vivrait là-dessus au moins pendant trois mois.
D'ailleurs vous avez déjà blessé suffisamment sa sensibilité; vous
l'avez appelé impertinent.

-- Je m'inquiète peu de ce qu'il dit, miss, reprit le clerc d'un
ton un peu moins insolent; impertinent n'est pas un mot qui puisse
donner matière à procès; mais chicaneur est un terme hautement
injurieux, Gaffer Rutledge l'apprendra à ses dépens, lui et tous
ceux qui le répèteront malheureusement pour troubler la paix
publique et m'enlever ma bonne réputation.

-- Que dites-vous donc là, M. Jobson? reprit Diana; ne savez-vous
pas qu'où il n'y a rien, le roi lui-même perd ses droits? Et quant
à votre réputation, si quelqu'un veut vous l'enlever, laissez-le
faire: ce sera une triste acquisition pour lui; je vous
féliciterai d'en être débarrassé.

-- Très bien, madame... Bonsoir, madame... Il y a des lois contre
les papistes, voilà tout, et tout irait bien mieux si elles
étaient strictement exécutées. Par le trente-quatrième statut
d'Edouard VI, il y a des peines décrétées contre toute personne
qui possèderait des antiphoniels, des missels, des graduels, des
manuels, des légendes, des livres de messe et autres objets
défendus; il y a des peines contre les papistes qui refusent de
prêter serment... Il y en a contre ceux qui entendent la messe.
Voyez le trente-troisième statut de la reine Élisabeth, et le
troisième du roi Jacques. Tout catholique doit, en payant double
taxe, faire enregistrer...

-- Voyez la nouvelle édition des statuts, revus, corrigés et
augmentés par Joseph Jobson, greffier de la justice de paix, dit
miss Vernon.

-- Ainsi donc, continua Jobson, car je parle pour vous, Diana
Vernon, fille non mariée et papiste, vous êtes tenue de vous
rendre à votre demeure, par le plus court chemin, sous peine
d'être dégradée comme coupable de félonie envers le roi. Vous êtes
tenue de demander passage aux bacs publics et de n'y pas rester
plus d'un flux et reflux, et à moins de le trouver dans de tels
lieux, vous devez marcher chaque jour dans l'eau jusqu'aux genoux,
en essayant d'atteindre la rive opposée.

-- C'est, je suppose, dit miss Vernon, une sorte de pénitence
protestante pour mes erreurs de catholique. Eh bien, je vous
remercie de l'information, M. Jobson, et m'en vais au plus vite,
bien résolue de garder dorénavant le logis. Adieu, mon bon
M. Jobson, miroir de courtoisie judiciaire!

-- Bonsoir, bonsoir, madame; et rappelez-vous qu'il ne faut pas
plaisanter avec la loi. Et nous continuâmes notre chemin.

Le voilà donc parti, cet agent de trouble et de malheur; et en lui
adressant un dernier coup d'oeil comme il s'en allait:

-- N'est-il pas cruel, dit miss Vernon, pour des personnes
honnêtes et bien nées, de se voir exposées à l'impertinence
officielle d'un méchant flagorneur? Et pourquoi? parce que notre
croyance est celle que tout le monde professait il n'y a pas
beaucoup plus de cent ans... Car assurément notre religion a du
moins l'avantage de l'ancienneté.

-- J'étais violemment tenté de lui casser la tête, répondis-je.

-- Vous auriez agi en franc étourdi; et cependant si mon poing
avait été un peu plus lourd, je crois que je lui en aurais fait
sentir la pesanteur. Ah! il y a trois choses pour lesquelles je
suis à plaindre.

-- Et quelles sont ces trois choses, miss Vernon?

-- Me promettez-vous toute votre compassion, si je vous le dis?

-- En pouvez-vous douter? m'écriai-je en rapprochant mon cheval du
sien, et éprouvant un intérêt que je ne cherchai pas à déguiser.

-- Eh bien, voici mes trois sujets de plainte; car, après tout, il
est doux d'inspirer la compassion. D'abord je suis fille et ne
suis pas garçon, et l'on me croirait folle si je faisais la moitié
des choses qui me passent par la tête; tandis qu'avec votre
heureuse prérogative de faire tout ce que vous voulez, je pourrais
me livrer à tous mes caprices et exciter encore des transports
d'admiration.

-- Voilà un point sur lequel je ne saurais vous plaindre autant
que vous le désirez; car le malheur est si général qu'il vous est
commun avec la moitié du genre humain, et l'autre moitié...

-- Est si bien partagée qu'elle est jalouse de ses prérogatives,
interrompit miss Vernon; j'oubliais que vous êtes partie
intéressée. Chut! ajouta-t-elle, voyant que j'allais parler. Je me
doute que ce doux sourire est la préface d'un joli compliment que
vous préparez sur les avantages que retirent les amis et les
parents de Diana Vernon de ce qu'elle est née une de leurs ilotes;
mais épargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher cousin, et
voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de la
plainte que je porte contre la fortune. Comme dirait ce vilain
procureur que nous quittons, je suis d'une secte opprimée et d'une
religion proscrite, et loin que ma dévotion me fasse honneur,
parce que j'adore Dieu comme l'adoraient mes ancêtres, mon cher
ami le juge Inglewood peut m'envoyer à la maison de correction et
me dire ce que le vieux Pembroke dit à l'abbesse de Wilton
lorsqu'il s'empara de son couvent: -- Allez filer, vieille
commère, allez filer.

-- Ce n'est pas un mal sans remède, dis-je gravement. Consultez
quelques-uns de nos ministres les plus éclairés, ou plutôt
consultez votre jugement, miss Vernon, et vous verrez que les
points sur lesquels notre religion diffère de celle dans laquelle
vous avez été élevée...

-- Chut! dit miss Vernon en mettant un doigt sur sa bouche, chut!
pas un mot de cela. Abandonner la foi de mes pères!... Me
conseilleriez-vous, si j'étais homme, d'abandonner leurs
bannières, lorsque le sort des combats se déclarerait contre eux,
pour aller, comme un lâche, me joindre à l'ennemi triomphant?

-- J'honore votre fermeté, miss Vernon, et quant aux inconvénients
auxquels elle vous expose, tout ce que je puis vous dire, c'est
que les blessures que nous recevons pour ne pas commettre une
lâcheté portent leur baume avec elles.

-- Allons, je vois que je n'ai pas beaucoup de pitié à attendre de
vous, insensible que vous êtes. Le caprice d'un magistrat peut
m'envoyer au premier jour battre le chanvre et filer le lin, et
vous voyez cela avec la plus belle indifférence!... Je me plains
d'être condamnée à porter une coiffe et des dentelles au lieu d'un
chapeau et d'une cocarde, et vous riez au lieu de prendre part à
mes peines. En vérité, il est fort inutile que je vous apprenne la
troisième cause de mes regrets.

-- Non, ma chère miss Vernon; ne me retirez pas votre confiance,
et je vous promets que le triple tribut de sympathie dont je vous
suis redevable sera payable fidèlement et en totalité au récit de
votre troisième grief, pourvu que ce ne soit pas un malheur qui
vous soit commun avec toutes les femmes, ni même avec tous les
catholiques d'Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, par
zèle pour l'Église et l'État, nous ne serions tentés de le
désirer, nous autres protestants.

-- C'est un malheur, dit miss Vernon d'une voix altérée, et avec
un sérieux que je ne lui avais pas encore vu; c'est un malheur qui
mérite bien la compassion. Je suis, comme vous l'avez déjà pu
observer, naturellement franche et sans réserve; une bonne fille,
sans prétention, sans défiance, qui voudrais n'avoir de secret
pour personne et causer librement avec ses amis; cependant telle
est la singulière position dans laquelle il a plu au destin de me
placer que j'ose à peine dire un mot, dans la crainte des
conséquences qu'il peut avoir, non pas pour moi, mais pour
d'autres.

-- C'est en effet un malheur auquel je prends bien sincèrement
part, miss Vernon, mais que je n'aurais jamais soupçonné.

-- Oh! M. Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu'un savait
combien il est quelquefois difficile de cacher sous un front riant
un coeur au désespoir, vous auriez pitié de moi... Je fais mal
peut-être de vous parler avec autant de franchise sur ma
situation... Mais vous avez de l'esprit, de la pénétration. Vous
ne manquerez pas de me faire mille questions sur les événements
qui sont arrivés aujourd'hui, sur la part que Rashleigh a eue à
votre délivrance, sur mille autres points qui fixeront
nécessairement votre attention. Moi, je n'aurais pas le courage de
vous répondre avec la finesse et la fausseté nécessaires; vous
verriez aisément que je vous trompe; vous me croiriez fausse et
dissimulée, et je perdrais votre estime et la mienne. Il vaut
mieux vous dire d'avance: Ne me faites pas de questions, il n'est
pas en mon pouvoir d'y répondre.

Miss Vernon prononça ces mots d'un ton pénétré qui ne pouvait
manquer de faire sur moi l'impression la plus vive. Je l'assurai
qu'elle n'avait à craindre ni que je l'accablasse de questions
impertinentes ni que je prisse en mauvaise part son refus de
répondre à celles qui pourraient me paraître raisonnables, ou du
moins naturelles.

-- J'étais trop redevable, ajoutai-je, à l'intérêt qu'elle avait
pris à mes affaires pour abuser de l'occasion que sa bonté m'avait
offerte de pénétrer les siennes. J'espérais seulement que, si mes
services pouvaient lui être utiles, elle n'hésiterait pas à les
employer.

-- Je vous remercie, reprit-elle, et je vous crois sincère. Votre
voix n'a pas le son du carillon monotone appelé compliment; c'est
celle d'une personne qui sait à quoi elle s'engage. Si..., mais
c'est impossible. Cependant, si l'occasion s'en présente, je vous
demanderai si vous vous rappelez cette promesse. Quand même vous
l'auriez oubliée, je ne vous en serais pas moins obligée; car il
suffit que vous soyez sincère à présent. Il peut arriver bien des
circonstances qui changent vos sentiments avant que je vous prie,
si c'est une prière que je dois vous faire, de secourir Diana
comme si vous étiez son frère.

-- Fussé-je son frère, m'écriai-je, je n'aurais pas plus
d'empressement à la servir! Et à présent je ne dois sans doute pas
demander si c'est volontairement et par amitié que Rashleigh a
travaillé à ma justification.

-- Non, pas à moi, mais vous pouvez le demander à lui-même; soyez
sûr qu'il vous répondra _oui, _car toutes les fois qu'il peut se
faire un mérite d'une bonne action, il ne manque jamais de se
l'approprier.

-- Et je ne dois pas demander non plus si ce Campbell n'est pas
lui-même la personne qui a enlevé à M. Morris son portemanteau, ou
si la lettre que mon ami M. Jobson a reçue pendant que nous étions
chez M. Inglewood n'était pas une ruse pour l'entraîner loin du
lieu de l'action et l'empêcher de mettre obstacle à ma délivrance?
Et je ne dois pas demander...

-- Vous ne devez rien me demander à moi, dit miss Vernon; ainsi il
est inutile de chercher à poser les limites que votre curiosité ne
doit pas franchir. Vous devez penser de moi tout aussi
favorablement que si j'avais répondu à toutes ces questions et à
vingt autres encore avec ce ton libre et dégagé qu'il est facile à
Rashleigh de prendre, mais que, pour moi, il m'est impossible de
contrefaire. Écoutez: toutes les fois que je porterai la main au
menton, de cette manière, ce sera signe que je ne pourrai point
m'expliquer sur le sujet qui occupait alors votre attention. Il
faut que j'établisse des signaux de correspondance avec vous; car
vous allez être mon confident et mon conseiller, à la seule
exception que vous ne saurez rien de mes affaires.

-- Rien de plus raisonnable, repris-je en riant; et vous pouvez
compter que la sagacité de mes conseils répondra à l'étendue de
votre confiance.

Telle fut à peu près la conversation qui nous occupa pendant la
route, et nous arrivâmes à Osbaldistone-Hall au moment où la
famille était déjà livrée à ses orgies.

-- Qu'on nous serve à dîner dans la bibliothèque, dit miss Vernon
à un domestique. Il faut bien que j'aie pitié de vous, ajouta-t-
elle en se tournant vers moi, et que je pourvoie à ce que vous ne
mouriez pas de faim dans cette maison brutalement hospitalière;
autrement je ne sais pas trop si je devrais vous montrer ma
retraite. Cette bibliothèque est mon antre favori. C'est le seul
coin dans la maison où je sois à l'abri des orangs-outangs, mes
cousins. Ils n'y mettent jamais les pieds, dans la crainte, je
crois, que les in-folio ne viennent à tomber et ne leur fracassent
le crâne; car c'est la seule impression qu'ils puissent faire sur
leur cervelle. Suivez-moi.

Je la suivis par un long détour de corridors et de passages, de
galeries et d'escaliers, et je finis par entrer avec elle dans la
bibliothèque.

Chapitre X.

Dans ce vaste édifice, il est un lieu secret
Où jamais ne pénètre un témoin indiscret.
C'est là qu'elle pouvait charmer sa solitude
Et nourrir son esprit des doux fruits de l'étude.

_Anonyme._



La bibliothèque d'Osbaldistone-Hall était un appartement obscur,
où d'antiques tablettes de bois de chêne pliaient sous le poids
des lourds in-folio, si chers au dix-septième siècle, et desquels,
s'il est permis de le dire, nous avons distillé la matière de nos
in-quarto et de nos in-octavo, qui, passés encore une fois par
l'alambic, pourront, si nos enfants sont encore plus frivoles que
nous, être réduits en in-douze et en brochures. La collection se
composait principalement d'auteurs classiques, de livres
d'histoire et surtout de théologie. Elle était dans un grand
désordre. Les prêtres qui avaient rempli successivement les
fonctions de chapelain au château avaient été, pendant nombre
d'années, les seules personnes qui fussent entrées dans la
bibliothèque, jusqu'à ce que l'amour de Rashleigh pour la lecture
l'eût porté à troubler les vénérables insectes qui avaient tendu
leurs tapisseries sur le devant des tablettes. Comme il se
destinait à l'état ecclésiastique, sa conduite paraissait moins
absurde à son père que si c'eût été tout autre de ses enfants qui
eût montré un penchant aussi étrange; et sir Hildebrand consentit
à ce qu'on fit quelques réparations à cet appartement, afin du
moins qu'il fût possible de l'habiter. Cependant il y régnait
encore un air de désordre et de vétusté, et les trésors de la
science étaient enfouis dans une poussière épaisse qui les
dérobait aux regards. La tapisserie en lambeaux, les tablettes et
les livres vermoulus, le mauvais état des chaises, des pupitres et
des tables ébranlés sur leur point d'appui, l'âtre du foyer rongé
de rouille et rarement animé par le feu des charbons ou la flamme
d'un fagot, tout indiquait le mépris des seigneurs du château pour
la science et pour les volumes qui renferment ses trésors.

-- Cet endroit vous semble un peu triste, dit miss Vernon en me
voyant promener un regard de surprise dans l'appartement; mais
pour moi c'est un petit paradis, car j'y suis tranquille, et je ne
crains pas que personne vienne m'y déranger. Rashleigh en était le
propriétaire avec moi lorsque nous étions amis.

-- Et ne l'êtes-vous plus? fut ma question naturelle. Son doigt se
porta aussitôt sur la charmante fossette de son menton, pour me
faire sentir l'indiscrétion de ma demande.

-- Nous sommes encore _alliés, _me répondit-elle; nous restons
enchaînés, comme toutes puissances confédérées, par des
circonstances d'intérêt mutuel. Mais je crains que, suivant
l'usage, le traité d'alliance n'ait survécu aux dispositions
amicales qui l'avaient fait naître. Quoi qu'il en soit, nous
sommes moins souvent ensemble; et, quand il entre par cette porte,
je m'enfuis par celle-ci: aussi, voyant que deux personnes dans
cette chambre, quelque grande qu'elle paraisse, étaient trop de
moitié, il a eu la générosité de se démettre de ses droits en ma
faveur, et je m'efforce de continuer à présent toute seule les
études dans lesquelles il me dirigeait autrefois.

-- Et puis-je vous demander quelles sont ces études?

-- Oh! vous le pouvez en toute sûreté. Vous n'avez pas à craindre
de me voir lever mon petit doigt pour cette question. L'histoire
et la littérature m'occupent principalement; mais j'étudie aussi
la poésie et les auteurs classiques.

-- Les auteurs classiques? Et les lisez-vous dans l'original?

-- Tant bien que mal; Rashleigh, qui n'est pas sans instruction,
m'a donné quelque teinture des langues anciennes et de celles qui
sont à présent répandues en Europe. Je vous assure que mon
éducation n'a pas été entièrement négligée, quoique je ne sache ni
bâtir une collerette, ni broder, ni faire un pouding, ni enfin,
comme la femme du vicaire se fait un plaisir de le dire de moi,
avec autant d'élégance, de bonne grâce et de politesse que de
vérité, quoique je ne sache rien faire d'utile dans ce bas monde.

-- Et le cours d'études est-il de votre choix, miss Vernon, ou de
celui de Rashleigh?

-- Hum! dit-elle, comme si elle hésitait de répondre à ma
question. Après tout, ce n'est pas la peine de lever le doigt pour
si peu de chose. Ainsi donc, je vous dirai que, un peu par goût,
un peu par son avis, tout en apprenant à monter un cheval, et même
à le seller au besoin, à franchir une barrière, à tirer un coup de
fusil sans sourciller, enfin à acquérir tous les talents que
possèdent mes brutes de cousins, j'aimais, après ces pénibles
exercices, à lire les auteurs anciens avec Rashleigh, et à
m'approcher de l'arbre de la science, dont vous autres savants
vous voudriez cueillir seuls les fruits, pour vous venger, je
crois, de la part que notre mère commune a prise dans la grande
transgression originelle.

-- Et Rashleigh a pris plaisir à cultiver votre goût pour l'étude?

-- Oui, je suis devenue son écolière; mais, comme il ne pouvait
m'apprendre que ce qu'il savait lui-même, il s'ensuit que je ne
suis pas initiée dans la science de blanchir les dentelles ou
d'ourler les mouchoirs.

-- Je suppose que l'envie d'avoir une semblable écolière dut être
une puissante considération pour le maître.

-- Oh! si vous vous mettez à vouloir pénétrer les motifs de
Rashleigh, mon doigt se lèvera, je vous en préviens. Ce n'est que
sur ce qui me concerne que je puis vous répondre avec franchise.
Au résumé, Rashleigh m'a cédé la jouissance exclusive de la
bibliothèque, et il n'y entre jamais sans en avoir demandé et
obtenu la permission: aussi ai-je pris la liberté de déposer dans
cette salle quelques-uns des objets qui m'appartiennent, et que
vous pouvez voir en regardant autour de vous.

-- Je vous demande pardon, miss Vernon, mais j'ai beau regarder,
je ne vois rien dont il soit probable que vous soyez la maîtresse.

-- C'est sans doute parce que vous ne voyez pas de bergers et de
bergères bien encadrés, un perroquet empaillé, ou une cage pleine
d'oiseaux de Canarie, ou une boîte à ouvrage montée en or, ou une
jolie toilette avec un nécessaire, une épinette, ou un luth à
trois cordes, ou un petit épagneul; je ne possède aucun de ces
trésors, ajouta-t-elle en reprenant haleine après une si longue
énumération; mais voilà l'épée de mon ancêtre, sir Richard Vernon,
tué à Shrewsbury et cruellement calomnié par un nommé Shakespeare,
qui n'était pas sans esprit, et qui, partisan du duc de Lancastre
et de ses adhérents, a dénaturé l'histoire en leur faveur. Près de
cette redoutable épée est suspendue la cotte d'armes d'un autre
Vernon, écuyer du Prince Noir, dont le sort a été bien différent
de celui de sir Richard, puisque le poète qui prit la peine de le
chanter fit plutôt preuve de bonne volonté que de talents:

_Voyez dans la mêlée un autre paladin_
_Couvert de son écu tel qu'un foudre de guerre,_
_Et ne s'amusant pas à songer au butin!_
_Dans les rangs ennemis sa vaillante colère_

_Va porter la terreur. Honneur à son beau nom!_
_Honneur à sa vaillance! il s'appelle Vernon._

Voici une martingale que j'ai inventée moi-même. C'est un
perfectionnement sur celle du duc de Newcastle. -- Voici le
chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui-
même sur le bec d'un héron à Horsely-Moss. -- Pauvre Cheviot, il
n'y a pas un faucon sur le perchoir qui ne soit un milan mal
dressé, comparé à lui; -- et voici mon fusil de chasse avec une
platine et un chien de nouvelle invention; enfin voilà d'autres
choses précieuses. Mais voilà qui parle de soi-même.

Et en parlant ainsi elle me fit remarquer un portrait en pied,
peint par Van Dyck, sur lequel était écrit en lettres gothiques:
_Vernon semper viret._

Je la regardais d'un air qui demandait une explication.

-- Ne connaissez-vous donc pas, dit-elle avec quelque surprise,
notre devise, la devise des Vernon, où

Comme l'hypocrisie aux discours imposants,
Nous savons réunir dans un seul mot deux sens?[33]

Et ne connaissez-vous pas nos armoiries, les flûtes? ajouta-t-elle
en me montrant les emblèmes sculptés sur l'écusson de chêne autour
duquel était gravée la légende.

-- Des flûtes! je les aurais prises pour des sifflets d'un sou;
mais ne me sachez pas mauvais gré de mon ignorance, ajoutai-je en
la voyant rougir; il ne me siérait pas de déprécier vos armes, car
je ne connais pas même les miennes.

-- Vous! un Osbaldistone!... et l'avouer! s'écria-t-elle. Eh bien,
Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-même, pourront être vos
maîtres: l'ignorance elle-même en sait plus que vous.

-- Je l'avoue à ma honte, ma chère miss Vernon: les hiéroglyphes
du blason sont des mystères tout aussi inintelligibles pour moi
que ceux des pyramides d'Égypte.

-- Comment! est-il possible? Mon oncle, mon oncle lui-même, qui a
toute espèce de livre en horreur, se fait lire quelquefois Gwillim
pendant les longues nuits d'hiver... Ne pas connaître les figures
du blason! à quoi pensait donc votre père?

-- Aux figures[34] d'arithmétique, dont la plus simple lui paraît
beaucoup plus importante que tout le blason de la chevalerie;
mais, si j'ai été assez maladroit pour ne pas reconnaître les
armoiries, j'ai du moins assez de goût pour admirer ce beau
portrait dans lequel je crois découvrir une ressemblance de
famille avec vous. Quelle aisance, quelle dignité dans cette
attitude! -- quelle richesse de couleur! -- quelle heureuse
distribution d'ombres et de lumière!

-- Est-ce réellement un beau tableau? ajouta-t-elle.

-- J'ai vu plusieurs ouvrages de ce fameux artiste, répondis-je,
et aucun qui me plût davantage.

-- Je me connais aussi peu en peinture que vous en blason, reprit
miss Vernon; mais cependant j'ai l'avantage sur vous, car j'ai
toujours admiré ce portrait sans en connaître le mérite.

-- Quoique j'aie négligé les flûtes, les tambourins et toutes les
bizarres images de la chevalerie, je sais du moins qu'elles
étaient déployées sur les étendards qui anciennement flottaient
dans les champs de la gloire. -- Mais vous avouerez que la
représentation de ces armoiries n'est pas aussi intéressante pour
un spectateur non instruit que peut l'être un beau tableau.

-- Quel est le personnage que celui-ci représente?

-- Mon grand-père, qui partagea les malheurs de Charles I, et, je
rougis de le dire, les excès de son fils. Sa prodigalité avait
déjà entamé notre domaine patrimonial, qui fut perdu totalement
par son héritier; mon malheureux père vendit l'autre part à ceux
qui le possèdent aujourd'hui, il fut perdu pour la cause de la
loyauté.

-- Votre père, je présume, a souffert pendant les dissensions
publiques?

-- S'il a souffert! il a tout perdu. Sa fille, malheureuse
orpheline, mange le pain des autres, soumise à leurs caprices et
forcée d'étudier leurs goûts... Mais je suis plus fière d'avoir un
tel père que si, sacrifiant ses principes aux circonstances, plus
prudent mais moins loyal, il m'eût laissée héritière de toutes les
belles baronnies que sa famille possédait autrefois.

L'arrivée des domestiques qui apportaient le dîner nous força de
changer de conversation. Notre repas ne fut pas long. Lorsqu'on
eut desservi, et que les vins eurent été placés sur la table, un
domestique nous informa que M. Rashleigh avait demandé qu'on
l'avertît lorsque notre dîner serait terminé.

-- Dites-lui, répondit miss Vernon, que s'il veut descendre ici,
nous serons charmés de le voir; mettez un autre verre, une autre
chaise, et laissez-nous. Il faudra que vous vous retiriez avec lui
lorsqu'il s'en ira, ajouta-t-elle en s'adressant à moi. Malgré
toute ma libéralité, je ne puis pas accorder à un jeune homme plus
de huit heures de mon temps sur les vingt-quatre; et je crois que
les huit heures sont bien révolues.

-- Le vieillard à la faux a couru si rapidement aujourd'hui, lui
répondis-je, qu'il m'a été impossible de compter ses pas.

-- Chut! dit miss Vernon, voici Rashleigh; et elle recula sa
chaise, qui touchait presque à la mienne, de manière à laisser un
assez grand intervalle entre nous.

Un coup modeste frappé à la porte, une attention délicate d'ouvrir
doucement lorsqu'on le pria d'entrer, une démarche en même temps
humble et gracieuse annonçaient que l'éducation que Rashleigh
avait reçue au collège de Saint-Omer répondait bien à l'idée que
je m'étais faite des manières d'un jésuite accompli. Je n'ai pas
besoin de dire qu'en ma qualité de bon protestant ces idées
n'étaient pas très favorables.

-- Pourquoi, dit miss Vernon, cette cérémonie de frapper à la
porte, lorsque vous saviez que je n'étais pas seule?

Ces mots furent prononcés d'un ton d'impatience, comme si elle
croyait voir que l'air de réserve et de discrétion de Rashleigh
couvrait quelque soupçon impertinent.

-- Vous m'avez appris si parfaitement la manière de frapper à
cette porte, ma belle cousine, répondit Rashleigh avec le même
calme et la même douceur, que l'habitude est devenue une seconde
nature.

-- Monsieur, reprit miss Vernon, je fais plus de cas de la
sincérité que de la courtoisie.

-- Courtoisie, répondit Rashleigh, en style d'Amadis, est un
chevalier brave, aimable, courtisan par son nom et sa profession,
et très propre à être le confident d'une dame.

-- Mais Sincérité est le vrai chevalier, répliqua miss Vernon, et
à ce titre il est bienvenu, mon cousin. Finissons ce débat, qui
n'est pas fort amusant pour votre cousin Francis; asseyez-vous, et
remplissez votre verre pour lui donner l'exemple. J'ai fait les
honneurs du dîner pour soutenir la réputation d'hospitalité
d'Osbaldistone-Hall.

Rashleigh s'assit et remplit son verre, portant ses regards de
Diana sur moi, et de moi sur elle, avec un embarras que tous ses
efforts ne pouvaient entièrement déguiser. Je crus qu'il cherchait
à deviner jusqu'où était allée la confiance qu'elle avait pu
m'accorder, et je me hâtai de faire prendre à la conversation un
tour qui le rassura, en lui faisant voir que Diana n'avait point
trahi ses secrets.

-- M. Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m'a commandé de vous
adresser mes remerciements pour l'heureuse conclusion de la
ridicule affaire que ce Morris m'avait suscitée; et me faisant
l'injustice de craindre que ma reconnaissance ne fût pas assez
vive pour me rappeler ce devoir, elle a intéressé en même temps ma
curiosité en me renvoyant à vous pour avoir l'explication du
mystère auquel je parais devoir ma délivrance.

-- En vérité, répondit Rashleigh (en jetant un coup d'oeil perçant
sur Diana), j'aurais cru que miss Vernon me servirait
d'interprète; et son regard, se fixant alors sur moi, semblait
chercher à reconnaître dans l'expression de ma figure si les
communications qui m'avaient été faites étaient aussi limitées que
je le prétendais. Miss Vernon répondit à sa question muette par un
regard décidé de mépris, tandis que, incertain si je devais
repousser ses soupçons ou m'en offenser, je répondais: -- Si c'est
votre plaisir, M. Rashleigh, de me laisser dans l'ignorance, je
dois me soumettre; mais ne me refusez pas vos éclaircissements
sous prétexte que j'en ai déjà obtenu, car je vous jure que je ne
sais rien de relatif aux événements dont j'ai été témoin ce matin;
et tout ce que j'ai pu savoir de miss Vernon, c'est que vous vous
êtes employé vivement en ma faveur.

-- Miss Vernon a trop fait valoir mes humbles efforts, reprit
Rashleigh, quoique je n'aie rien négligé pour vous être utile. Je
revenais précipitamment au château pour engager quelqu'un de notre
famille à se constituer avec moi votre caution, ce qui me semblait
le moyen le plus efficace de vous servir, lorsque je rencontrai
Cawmil... Colville... Campbell, peu importe son nom, enfin.
J'avais appris de Morris que cet homme était présent lorsque le
vol eut lieu; j'eus le bonheur de le décider, avec quelque peine,
je l'avoue, à venir faire sa déposition pour vous disculper et
vous tirer sur-le-champ de la situation embarrassante où vous vous
trouviez.

-- Je vous ai une grande obligation d'avoir décidé cet homme à
venir rendre témoignage en ma faveur; mais si, comme il le dit, il
a été témoin du vol, je ne vois pas pourquoi il a fait tant de
difficultés pour venir en dénoncer le véritable auteur, ou
disculper du moins un innocent.

-- Vous ne connaissez pas, monsieur, le caractère des Écossais,
répondit Rashleigh; la discrétion, la prudence et la prévoyance
sont leurs qualités dominantes; elles ne sont modifiées que par un
patriotisme mal entendu, mais ardent, qui forme comme l'extérieur
du boulevard moral dont l'Écossais s'entoure et se fortifie contre
les attaques du principe sublime de la philanthropie. Surmontez
cet obstacle, vous trouverez une barrière encore plus difficile à
franchir: l'amour de sa province, de son village, ou plutôt de son
clan. Emportez ce second retranchement, un troisième vous arrête:
son attachement pour sa propre famille, pour son père, sa mère,
ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, et ses cousins
jusqu'au neuvième degré. C'est dans ces limites que s'épanche
l'affection sociale de l'Écossais, sans que jamais elle s'étende
au-delà. C'est dans ces limites qu'il concentre les plus doux
sentiments de la nature, sentiments qui s'affaiblissent et
s'éteignent à mesure qu'ils approchent des extrémités du cercle
dans lequel ils sont comme renfermés. Et vous seriez parvenu à
franchir toutes ces barrières fortifiées encore par l'inclination
et l'habitude, que vous vous trouveriez arrêté par une citadelle
plus forte et plus élevée, que je regarde comme imprenable:
l'égoïsme de l'Écossais.

-- Tout cela est fort éloquent, et surtout très métaphorique,
Rashleigh, dit miss Vernon qui ne pouvait plus contenir son
impatience; je n'ai que deux objections à faire à cette belle
dissertation; d'abord elle est fausse, et, quand même elle ne le
serait pas, elle n'a aucun rapport au sujet qui nous occupe.

-- Cette description est exacte, ma charmante Diana, reprit
Rashleigh, et, qui plus est, elle a un rapport direct au sujet.
Elle est exacte, parce qu'elle n'est que le résultat
d'observations profondes et réitérées faites sur le caractère d'un
peuple que je puis, vous le savez vous-même, juger mieux que
personne; et elle a un rapport direct au sujet, puisqu'elle répond
à la question de M. Frank, et démontre pourquoi cet Écossais
circonspect, considérant que notre parent n'est ni son
compatriote, ni un Campbell, ni même un de ses cousins dans aucun
des degrés par lesquels ils distinguent leur généalogie; et, par-
dessus tout, ne voyant aucun avantage personnel à retirer, mais
beaucoup de temps à perdre et de peines à se donner...

-- Avec beaucoup d'inconvénients, tout aussi formidables sans
doute, interrompit miss Vernon avec une ironie qui déguisait mal
son impatience.

-- Oui, beaucoup d'autres encore, dit Rashleigh avec un sang-froid
imperturbable. En un mot, ma théorie démontre pourquoi cet homme,
n'espérant aucun profit et craignant quelques désagréments, ne
céda qu'avec peine à mes instances et se fit longtemps prier avant
de consentir à venir faire sa déposition en faveur de M. Frank.

-- Il me semble étonnant, observai-je, que M. Morris n'ait jamais
dit au juge que Campbell était avec lui quand il fut attaqué par
les voleurs.

-- Campbell m'a dit qu'il lui avait fait solennellement promettre
de ne point parler de cette circonstance; d'après ce que je vous
ai dit, vous devinez aisément ses raisons. Il désirait retourner
sur-le-champ dans son pays, sans être retardé par des procédures
judiciaires qu'il eût été obligé de suivre. D'ailleurs, Campbell
fait le commerce des bestiaux, et comme ses affaires sont fort
étendues, et qu'il a souvent besoin de faire passer de grands
troupeaux par notre comté, il ne se soucie pas d'avoir rien à
démêler avec les voleurs du Northumberland, qui sont les plus
vindicatifs des hommes.

-- Je suis prête à en convenir, dit miss Vernon d'un ton qui
semblait marquer plus qu'un simple assentiment.

-- Je conviens, dis-je en résumant la question, de la force des
raisons qui peuvent avoir fait désirer à Campbell que Morris
gardât le silence; mais je ne vois pas comment il a pu obtenir
assez d'influence sur l'esprit de cet homme pour l'engager à taire
une circonstance aussi importante, au risque manifeste de faire
suspecter la vérité de son histoire si on venait plus tard à la
découvrir.

Rashleigh convint avec moi que cela était fort extraordinaire,
parut regretter de n'avoir pas fait plus de questions à Campbell
sur ce sujet qui lui semblait très mystérieux.

-- Mais, ajouta-t-il après cette concession, êtes-vous bien sûr
que Morris n'ait point dit dans sa déclaration que M. Campbell
était alors avec lui?

-- Je l'ai lue très précipitamment, repris-je; mais, étant
convaincu que cette circonstance n'y était point mentionnée, ou du
moins qu'elle l'était légèrement, je n'y ai point fait attention.

-- C'est cela même, répondit Rashleigh, saisissant l'ouverture que
je lui offrais; cette circonstance y était mentionnée, mais, comme
vous dites, fort légèrement: au reste, il n'a pas été difficile à
Campbell d'intimider Morris. Ce poltron va, m'a-t-on dit, remplir
en Écosse une petite place dépendante du gouvernement; et, ayant
le courage de la belliqueuse colombe ou de la souris guerrière, il
peut avoir craint de mécontenter un homme tel que Campbell, dont
la vue seule suffirait pour l'effrayer au point de lui faire
perdre la petite dose de bon sens que lui a donnée la nature. Vous
avez dû remarquer que M. Campbell a quelque chose de martial et de
guerrier dans son ton et ses manières.

-- J'avoue que je lui ai trouvé un air de rudesse et de fierté qui
semble contraster avec sa profession. A-t-il servi dans l'armée?

-- Oui... non... non, pas absolument servi; mais il a, je pense,
comme tous ses compatriotes, appris à manier un mousquet. Chaque
Écossais est soldat, et il porte les armes depuis l'enfance
jusqu'au tombeau. Pour peu que vous connaissiez votre compagnon de
voyage, vous jugerez aisément qu'allant dans un pays où les
habitants se font souvent justice eux-mêmes il a dû avoir grand
soin d'éviter d'offenser un Écossais. Mais votre verre est encore
plein, et je vois qu'en ce qui concerne la bouteille vous ne
faites pas plus d'honneur que moi au nom que nous portons. Si vous
voulez venir dans ma chambre, nous ferons ensemble une partie de
piquet.

Nous nous levâmes pour prendre congé de miss Vernon, qui, pendant
que Rashleigh parlait, avait paru plusieurs fois violemment tentée
de l'interrompre. Au moment où nous allions sortir, le feu qui
avait couvé sourdement éclata tout à coup.

-- M. Osbaldistone, me dit-elle, vous pourrez vérifier vous-même
si les insinuations de Rashleigh au sujet de MM. Campbell et
Morris sont justes et fondées. Mais ce qu'il dit des Écossais est
une atroce imposture; il calomnie indignement l'Écosse, et je vous
prie de ne pas ajouter foi à son témoignage.

-- Peut-être me sera-t-il assez difficile de vous obéir, miss
Vernon; car je dois avouer que je n'ai pas été élevé dans des
sentiments très favorables pour nos voisins du nord.

-- Oubliez donc, monsieur, cette partie de votre éducation,
reprit-elle avec chaleur, et souffrez que la fille d'une Écossaise
vous conjure de respecter le pays qui donna naissance à sa mère,
jusqu'à ce que vous puissiez motiver vos préventions. Gardez votre
haine et votre mépris pour l'hypocrisie, la duplicité et la
bassesse; voilà ce qu'il faut haïr et mépriser, et voilà ce que
vous pouvez trouver sans quitter l'Angleterre. Adieu, messieurs;
je vous souhaite le bonsoir.

Et elle fit un geste pour nous montrer la porte, de l'air d'une
princesse qui congédie sa suite. Nous nous retirâmes dans la
chambre de Rashleigh, où un domestique nous apporta du café et des
cartes. Voyant que Rashleigh voulait ne me donner que de vagues
éclaircissements, je résolus de ne pas le questionner davantage.
Sa conduite paraissait enveloppée d'un mystère que je voulais
approfondir; mais l'instant n'était pas favorable, et il fallait
attendre qu'il ne fût pas aussi bien sur ses gardes. Nous
commençâmes notre partie, et, quoique nous l'eussions à peine
intéressée, le caractère fier et ambitieux de mon adversaire
perçait jusque dans ce futile amusement. Il paraissait connaître
parfaitement les règles du jeu; mais, au lieu de les suivre et de
jouer _sagement, _il visait toujours aux grands coups et
hasardait tout dans l'espoir de faire son adversaire pic, repic ou
capot. Dès qu'une ou deux parties de piquet, comme la musique des
entractes au théâtre, eurent interrompu le cours que la
conversation avait pris, Rashleigh parut se lasser d'un jeu qu'il
ne m'avait peut-être proposé que par politique, et nous nous mîmes
à causer ensemble de choses indifférentes.

Quoiqu'il eût plus d'instruction que de véritable savoir et qu'il
connût mieux l'esprit des hommes que les principes de morale qui
doivent les diriger, jamais conversation ne m'avait paru plus
agréable et plus séduisante. Un choix d'expressions variées
ajoutait encore au prestige d'une voix pure et mélodieuse. Il ne
parlait jamais avec emphase ni avec jactance, et il avait l'art de
ne jamais lasser la patience ni fatiguer l'attention de ceux qui
l'écoutaient. J'avais vu tous ceux qui voulaient briller en
société accumuler péniblement leurs idées et, comme ces nuages qui
s'amoncellent sur nos têtes et crèvent ensuite avec fracas, vous
inonder d'un torrent scientifique qui s'épuise d'autant plus vite
qu'il est d'abord plus rapide et plus majestueux. Mais les idées
de Rashleigh se succédaient l'une à l'autre et s'insinuaient dans
l'âme de l'auditeur comme ces eaux pures et fécondes qui,
jaillissant d'une source intarissable, viennent baigner la prairie
en suivant une pente douce et naturelle. Retenu auprès de lui par
un charme irrésistible, ce ne fut qu'à près de minuit que je pus
me décider à le quitter; et lorsque je fus dans ma chambre, il
m'en coûta de me rappeler le caractère de Rashleigh tel que je me
l'étais représenté avant ce tête-à-tête.

Tel est, mon cher Tresham, l'effet du plaisir, qui émousse notre
pénétration et endort notre jugement, que je ne puis le comparer
qu'au goût de certains fruits, en même temps doux et acides, qui
nous mettent hors d'état d'apprécier les mets qui nous sont
ensuite présentés.

Chapitre XI.

Eh, bon Dieu, je vous prie,
Pourquoi cet air triste et rêveur?
Engendre-t-on mélancolie
Dans le château de Balwearle,
Dans le manoir d'un bon buveur?

Vieille ballade écossaise.



Le lendemain se trouvait être un dimanche, jour qui paraissait
bien long aux habitants d'Osbaldistone-Hall; car après la
célébration de l'office divin, auquel toute la famille ne manquait
jamais d'assister, chaque individu, à l'exception de Rashleigh et
de miss Vernon, semblait possédé du démon de l'ennui. Le récit de
l'embarras dans lequel je m'étais trouvé la veille amusa sir
Hildebrand pendant quelques minutes, et il me félicita de n'avoir
pas couché au donjon de Morpeth de la même manière qu'il m'aurait
félicité de ne m'être pas cassé une jambe en tombant de cheval.

-- L'affaire a bien tourné, mon garçon; mais ne te hasarde pas
tant une autre fois. Que diable, la route du roi doit être sûre
pour tous les voyageurs, qu'ils soient whigs, qu'ils soient
tories.

-- Et croyez-vous, monsieur, que j'aie jamais pensé à détruire
cette sécurité? En vérité, c'est la chose du monde la plus
provoquante que tout chacun s'accorde à me regarder comme coupable
d'un crime que je méprise, que je déteste, et qui d'ailleurs m'eût
exposé à perdre justement la vie pour avoir voulu violer les lois
de mon pays!

-- C'est bon, c'est bon, garçon; qu'il n'en soit plus question:
personne n'est forcé de s'accuser soi-même. Pardieu, tu fais bien
de t'en tirer le mieux possible: du diable si je n'en ferais pas
autant à ta place!

Rashleigh vint à mon secours; mais il me sembla que ses arguments
tendaient plutôt à conseiller à son père de feindre d'être
persuadé par mes protestations d'innocence qu'à me justifier
complètement.

-- Dans votre maison, mon cher monsieur... et votre propre neveu!
vous ne continuerez pas plus longtemps, j'en suis sûr, à blesser
ses sentiments en paraissant révoquer en doute ce qu'il a tant
d'intérêt à affirmer. Vous méritez assurément toute sa confiance,
et soyez certain que, si vous pouviez lui rendre quelque service
dans cette étrange affaire, il aurait recours à votre bonté. Mais
mon cousin Frank a été déclaré innocent, et personne n'a droit de
le supposer coupable. Pour moi, je n'ai pas le moindre doute de
son innocence, et l'honneur de notre famille exige que nous la
défendions envers et contre tous.

-- Rashleigh, dit son père en le regardant fixement, tu es une
fine mouche... tu as toujours été trop fin pour moi... prends
garde que toutes tes finesses ne tournent mal: deux têtes sous un
même bonnet ne sont pas conformes aux règles du blason... et, à
propos de blason, je vais aller lire Gwillim.

Il annonça cette résolution avec un long bâillement aussi
irrésistible que celui de la déesse dans la Dunciade; ce
bâillement fut répété à plusieurs reprises par ses géants de fils,
à mesure qu'ils se disposaient pour aller chercher des passe-temps
analogues à leur caractère: -- Percy, pour percer un tonneau de
bière avec l'intendant; -- Thorncliff, pour couper deux bâtons et
les fixer dans leurs gardes d'osier; -- John, pour amorcer des
lignes; -- Dick, pour jouer tout seul à _Pitch and toss[35]_ sa
main droite contre sa main gauche; -- et Wilfred, pour se mordre
les pouces et tâcher de s'endormir en fredonnant à demi-voix
jusqu'au dîner. Miss Vernon s'était retirée dans la bibliothèque.

Je restai seul avec Rashleigh dans la vieille salle à manger, d'où
les domestiques, en faisant autant de bruit et aussi peu d'ouvrage
qu'à l'ordinaire, étaient parvenus à emporter les restes de notre
déjeuner substantiel. Je saisis cette occasion pour lui reprocher
la manière dont il avait pris ma défense auprès de son père et lui
témoigner franchement que je trouvais fort étrange qu'il engageât
sir Hildebrand à cacher ses soupçons plutôt que de chercher à les
déraciner.

-- Que voulez-vous, mon cher ami! reprit Rashleigh. Quand mon père
s'est une fois mis quelque chose dans la tête, il est impossible
de l'en faire sortir, et j'ai reconnu qu'au lieu de l'aigrir
encore davantage en discutant avec lui, il valait mieux chercher à
le détourner de ses idées. Ainsi, ne pouvant extirper les
profondes racines que la prévention a jetées dans son esprit, je
les coupe du moins toutes les fois qu'elles reparaissent, persuadé
qu'elles finiront par mourir d'elles-mêmes. Il n'y a ni sagesse ni
profit à vouloir entrer en discussion avec un esprit de la trempe
de celui de sir Hildebrand, qui s'endurcit contre la conviction,
et qui croit aussi fermement à ses inspirations que nous autres,
bons catholiques, nous croyons à celles du saint père de Rome.

-- Il n'est pas moins cruel pour moi de vivre dans la maison d'un
homme qui persiste à me croire un voleur de grand chemin.

-- L'opinion ridicule de sir Hildebrand, s'il est permis de donner
cette épithète à l'opinion d'un père, quelque fausse qu'elle soit,
son opinion ne fait rien au fond contre votre innocence; et, quant
à la crainte qui vous tourmente que l'idée de ce prétendu crime
vous dégrade à ses yeux, bannissez-la complètement, et soyez
persuadé que, sous le rapport moral et politique, sir Hildebrand
regarde intérieurement ce crime comme une action méritoire: c'est
affaiblir l'ennemi, c'est dépouiller les Amalécites; et la part
qu'il suppose que vous y avez prise vous a fait beaucoup gagner
dans son estime.

-- Je ne désire l'estime de personne, M. Rashleigh, si pour
l'acquérir il faut perdre la mienne; et ces soupçons injurieux me
fourniront une excellente raison pour quitter Osbaldistone-Hall
dès que je pourrai écrire à mon père à ce sujet.

Il était rare que la figure de Rashleigh trahît ses sentiments;
cependant je crus voir un léger sourire se dessiner sur ses
lèvres, tandis qu'il affectait de pousser un profond soupir.

-- Que vous êtes heureux, M. Frank! vous allez, vous venez comme
il vous plaît; vous êtes libre comme l'air; avec votre habileté,
votre goût et vos talents, vous trouverez bientôt des sociétés où
ils seront mieux appréciés que par les stupides habitants de ce
château; tandis que moi... Il s'arrêta.

-- Et qu'y a-t-il donc dans le sort qui vous est échu en partage,
qu'y a-t-il qui puisse vous faire envier le mien, moi qui suis
banni de la maison et du coeur de mon père?

-- Oui, répondit Rashleigh; mais considérez tout le prix de
l'indépendance que vous vous êtes assurée par un sacrifice
momentané; car je suis sûr que votre père ne tardera pas à vous
rendre sa tendresse; considérez l'avantage d'agir librement, de
suivre la belle carrière de la littérature, carrière que vous
préférez justement à toutes les autres et dans laquelle vos
talents vous assurent les plus brillants succès. Par une résidence
de quelques semaines dans le nord, vous vous assurez à jamais la
célébrité et l'indépendance: ce sacrifice est bien léger en raison
des avantages qu'il vous procure, quoique votre lieu d'exil soit
Osbaldistone-Hall. Nouvel Ovide exilé en Thrace, vous n'avez pas
ses raisons pour écrire des _Tristes_.

-- Comment se peut-il, dis-je avec la rougeur modeste qui
convenait à un jeune auteur, que vous sachiez...

-- N'avons-nous pas eu ici, quelques jours avant votre arrivée, un
émissaire de votre père, un jeune commis nommé Twineall, qui
m'apprit que vous sacrifiiez aux muses, ajoutant que plusieurs de
vos pièces de vers avaient excité l'admiration des plus grands
connaisseurs.

Tresham, vous ne vous êtes peut-être jamais amusé à rassembler des
rimes; mais vous avez dû connaître beaucoup d'apprentis d'Apollon.
La vanité est leur grand faible, depuis le poète qui embouche la
trompette jusqu'au petit rimailleur qui se borne au chalumeau;
depuis le poète qui embellit les bocages de Twickenham jusqu'au
dernier des rimailleurs qu'il châtia du fouet de sa satire dans la
Dunciade. -- J'en avais ma part tout comme un autre, et, sans
m'arrêter à considérer qu'il était peu probable que Twineall eût
eu connaissance de deux ou trois petites pièces de vers que
j'avais glissées furtivement dans un journal, sous le voile de
l'anonyme, je mordis presque aussitôt à l'hameçon, et Rashleigh,
enchanté de voir qu'il pouvait tirer aussi grand parti de mon
amour-propre, chercha à le flatter encore en me priant avec les
plus vives instances de lui permettre de voir quelques-unes de mes
productions manuscrites.

-- Il faut que vous m'accordiez une soirée, ajouta-t-il, car il me
faudra bientôt perdre les charmes de la société littéraire pour
les occupations serviles du commerce et les plaisirs fastidieux du
monde. Mon père exige de moi un cruel sacrifice en voulant que
j'abandonne, pour l'avantage de ma famille, la profession calme et
paisible à laquelle mon éducation me destinait.

J'étais vain, mais je n'étais pas encore tout à fait un sot, et
cette hypocrisie était trop forte pour qu'elle m'échappât. -- Vous
ne me persuaderez pas, répondis-je, que ce n'est qu'à regret que
vous renoncez à la perspective d'être un pauvre prêtre catholique,
forcé de s'imposer mille privations, et que vous consentez à allez
vivre dans l'opulence et jouir des charmes de la société.

Rashleigh vit qu'il avait poussé trop loin l'affectation et son
désintéressement; et après une minute de silence, qu'il employa,
je suppose, à calculer le degré de franchise qu'il était
nécessaire d'avoir avec moi (car c'était une qualité dont il
n'était jamais prodigue sans nécessité), il me répondit en
souriant: -- À mon âge se voir condamné, comme vous le dites, à
vivre dans le monde et dans l'opulence n'est pas, il est vrai, une
perspective bien alarmante: mais permettez-moi de vous dire que
vous vous êtes mépris sur le sort qui m'était réservé. Je devais
être un prêtre catholique, mais non pas pauvre et obscur. Non,
monsieur, Rashleigh Osbaldistone sera bien moins célèbre, quand
même il deviendrait le plus riche négociant de Londres, qu'il eût
pu le devenir en étant membre d'une Église dont les ministres,
comme le dit un auteur, marchent à l'égal des rois. Ma famille est
en faveur auprès d'une certaine cour exilée, et l'influence que
cette cour possède à Rome est encore plus grande. Mes talents ne
sont pas inférieurs à l'éducation que j'ai reçue; sans
présomption, j'aurais pu aspirer à une dignité éminente dans
l'Église; avec un peu d'illusion et d'amour-propre, je pourrais
dire à la plus élevée. Et pourquoi, ajouta-t-il en riant, car son
grand art était de détourner l'attention par une plaisanterie
lorsqu'il craignait d'avoir fait une impression défavorable, --
pourquoi le cardinal Osbaldistone, d'une famille noble et
ancienne, ne pourrait-il pas disposer du sort des empires aussi
bien qu'un Mazarin, né de parents obscurs et vulgaires; qu'un
Alberoni, fils d'un jardinier italien?

-- Je n'en vois pas la raison, il est vrai; mais à votre place je
renoncerais sans beaucoup de peine à l'espoir hasardeux d'une
élévation si précaire et tant exposée à l'envie.

-- Je le ferais aussi, reprit-il, si la carrière où je vais entrer
était plus certaine; mais combien de chances dont l'événement seul
peut m'apprendre le résultat! D'abord les dispositions de votre
père à mon égard: ne connaissant pas son caractère, il m'est
impossible...

-- Avouez la vérité, Rashleigh: vous voudriez que je vous le fisse
connaître, n'est-ce pas?

-- Puisque, comme Diana Vernon, vous faites un appel à ma
sincérité, je vous répondrai franchement: oui.

-- Eh bien! vous trouverez dans mon père un homme qui est entré
dans le commerce moins avec le désir de s'enrichir que parce que
cette carrière lui donnait occasion de développer son
intelligence. Mais ses richesses se sont accumulées, parce que,
élevé à l'école de la frugalité et de la tempérance, ses dépenses
n'ont pas augmenté avec sa fortune. C'est un homme qui hait la
dissimulation dans les autres, ne l'emploie jamais lui-même et
sait découvrir la vérité, de quelque voile spécieux qu'on cherche
à la couvrir. Silencieux par habitude, il n'aime pas les grands
parleurs, surtout lorsque la conversation ne roule pas sur son
sujet favori. Il est d'une exactitude rigide à remplir les devoirs
de sa religion; mais vous n'avez pas à craindre qu'il vous gêne
pour la vôtre, car il regarde la tolérance comme un principe sacré
d'économie politique. Seulement si vous êtes du nombre des
partisans du roi Jacques, comme votre religion le fait
naturellement présumer, vous ferez bien de le cacher devant lui;
il les a en horreur. Esclave de sa parole, il ne souffre pas que
personne manque à la sienne; il remplit scrupuleusement ses
devoirs et entend que tout le monde suive son exemple: pour gagner
ses bonnes grâces il ne faut pas approuver ses ordres, il faut les
exécuter. Son plus grand faible est sa prédilection exclusive pour
son état, faible qui l'empêche de louer rien de ce qui n'a pas
quelque rapport avec le commerce.

-- Ô portrait admirable! s'écria Rashleigh; Van Dyck, mon cher
Frank, n'était qu'un barbouilleur auprès de vous. Je vois votre
seigneur et maître avec ses vertus et ses faibles; je le vois
aimant et honorant le roi comme une espèce de lord-maire et de
chef du négoce; vénérant la chambre des communes pour les lois
qu'elle adopte sur l'exportation, et respectant les pairs parce
que le lord-chancelier[36] est assis sur un sac de laine.

-- J'ai fait un portrait, Rashleigh, et vous faites une
caricature. Mais, si je vous ai fait la carte du pays qu'il vous
importait de connaître, j'espère qu'en retour vous voudrez bien me
donner quelques lumières sur la géographie des terres inconnues...

-- Sur lesquelles vous vous trouvez jeté, dit Rashleigh. En
vérité, c'est inutile: ce n'est point l'île de Calypso, plantée de
tilleuls fleuris, et offrant toute l'année l'image d'un printemps
éternel; mais c'est une espèce de désert du nord, aussi peu propre
à piquer la curiosité qu'à plaire à l'oeil, et qu'au bout d'une
demi-heure vous connaîtrez dans toute sa nudité aussi bien que si
je vous en avais fait la description la plus minutieuse.

-- Mais il me semble qu'il est quelque chose qui mérite pourtant
de fixer l'attention. Que dites-vous de miss Vernon? ne forme-t-
elle pas un intéressant contraste avec le reste du tableau?

Je m'aperçus aisément que Rashleigh eût voulu pouvoir se dispenser
de me répondre; mais les renseignements qu'il m'avait demandés me
donnaient le droit de lui faire des questions à mon tour.
Rashleigh le savait, et, forcé de suivre le sentier que je venais
de lui ouvrir, il chercha du moins à y marcher de la meilleure
grâce possible. -- J'ai moins d'occasions à présent d'étudier le
caractère de miss Vernon que je n'en avais autrefois, me dit-il.
Lorsqu'elle était plus jeune, j'étais son maître; mais quand elle
eut atteint l'âge où commence une nouvelle carrière pour une jeune
personne, mes différentes occupations, la gravité de la profession
à laquelle je me destinais, la nature particulière de ses
engagements, notre position mutuelle, en un mot, rendaient une
intimité constante aussi inconvenante que dangereuse. Je crains
que miss Vernon n'ait regardé ma réserve comme une preuve
d'indifférence; mais c'était un devoir: il m'en coûta beaucoup
pour écouter la voix de la prudence, et les regrets qu'elle
pouvait éprouver égalaient à peine les miens. Mais comment
continuer à vivre dans la plus intime familiarité avec une jeune
personne charmante et sensible, qui doit, comme vous le savez,
entrer dans un cloître, ou accepter la personne qui lui est
destinée?

-- Le cloître ou l'époux qui lui est destiné! m'écriai-je. Miss
Vernon est-elle réduite à cette alternative?

-- Hélas! oui, dit Rashleigh en étouffant un soupir. Je n'ai pas
besoin sans doute de vous prémunir contre le danger de cultiver
trop assidûment l'amitié de miss Vernon: vous connaissez le monde,
vous savez jusqu'à quel point vous pouvez vous livrer au charme de
sa société sans compromettre votre repos. Mais je dois vous
avertir de veiller sur ses sentiments avec autant de vigilance que
sur les vôtres: je sais par expérience que miss Vernon est d'un
naturel ardent et sensible, et vous avez vu vous-même hier
jusqu'où vont son irréflexion et son mépris pour les convenances.

Quoiqu'il pût y avoir un fond de vérité dans ce qu'il me disait,
et que je n'eusse pas le droit de prendre en mauvaise part des
avis qu'il me donnait sous le voile de l'amitié, je sentais que
j'aurais eu du plaisir à me battre avec lui.

L'insolent! parler avec cette arrogance! voulait-il me faire
croire que miss Vernon avait conçu un penchant pour son horrible
figure, et qu'elle se fût dégradée au point d'avoir besoin de la
réserve et de la circonspection d'un Rashleigh pour se guérir de
son imprudente passion? Je me contins néanmoins, et imitant un
instant son hypocrisie, je regrettai avec lui qu'une personne du
bon sens et du mérite de miss Vernon eût une conduite aussi
inconvenante qu'il le disait.

-- Non pas inconvenante, dit Rashleigh, mais d'une franchise qui
va quelquefois jusqu'à l'inconséquence. Du reste, croyez-moi, elle
a un excellent coeur. À parler franchement, si elle persiste dans
son aversion pour le cloître et pour le mari qu'on lui destine, et
que Plutus me soit assez favorable pour m'assurer une honnête
indépendance, je pourrai bien alors renouveler nos anciennes
liaisons et offrir à Diana la moitié de ma fortune.

-- Avec sa belle voix et ses périodes élégantes, pensais-je en
moi-même, ce Rashleigh est le fat le plus laid et le plus
suffisant que j'aie jamais vu.

-- Mais, ajouta Rashleigh, comme s'il se parlait à lui-même, je
n'aimerais pourtant pas à supplanter Thorncliff.

-- Supplanter Thorncliff! m'écriai-je avec la plus grande
surprise; votre frère Thorncliff est-il le mari qu'on destine à
Diana Vernon?

-- Sans doute; par l'ordre de son père et par suite d'un certain
pacte de famille, elle doit épouser un des fils de sir Hildebrand.
On a obtenu de la cour de Rome pour Diana Vernon une dispense qui
lui permet d'épouser son cousin...

Osbaldistone; le nom de baptême est en blanc, de sorte qu'il ne
reste plus qu'à choisir l'heureux mortel dont le nom doit remplir
la lacune. Or, comme Percy, qui ne songe qu'à boire, ne paraissait
pas un mari très convenable, mon père a fait choix de Thorncliff,
et c'est à ce second rejeton de la famille qu'il a confié le soin
de ne pas laisser éteindre la race des Osbaldistone.

-- La jeune personne, dis-je en m'efforçant de prendre un air de
plaisanterie qui m'allait fort mal, je crois, aurait peut-être
voulu chercher encore un peu plus bas sur l'arbre de la famille la
branche à laquelle elle désirait s'unir.

-- Je ne sais, reprit-il; il n'y a pas beaucoup de choix dans
notre famille. Dick est un brutal, John une brute, et Wilfred un
âne. Je crois qu'après tout mon père ne pouvait pas mieux choisir
pour la pauvre Diana.

-- Les personnes présentes étant toujours exceptées.

-- Oh! l'état ecclésiastique, auquel j'étais destiné, ne me
permettait pas de me mettre sur les rangs; autrement je ne
dissimulerai pas qu'ayant reçu du moins de l'éducation j'aurais pu
être choisi par sir Hildebrand préférablement à mes autres frères.

-- Et sans doute aussi par la jeune personne?

-- Vous ne devez pas le supposer, répondit Rashleigh en repoussant
cette idée avec une affectation qui ne servait qu'à la confirmer;
l'amitié, l'amitié seule avait serré les liens qui nous
unissaient: la tendre affection d'une âme sensible et aimante pour
son précepteur; l'amour n'approcha pas de nous, ou du moins il
n'entra pas dans nos coeurs; je vous ai dit que j'avais été sage à
temps.

Je n'étais pas très disposé à pousser plus loin cette
conversation, et prenant un prétexte pour me débarrasser de
Rashleigh, je me retirai dans ma chambre, où je me promenai à
grands pas, répétant tout haut les expressions qui m'avaient le
plus choqué: Sensible!... ardente!... tendre affection!...
amour!... Diana Vernon, la plus charmante personne que j'aie
jamais vue, amoureuse de ce Rashleigh, monstre de laideur et de
difformité, à qui il ne manque qu'une bosse sur le dos pour être
aussi hideux que Richard III!... et cependant les occasions qu'il
avait de l'entretenir pendant ses maudites leçons, la séduction de
son langage, son esprit, son adresse... la sottise et la nullité
de ses frères, qui le laissaient sans concurrent... l'admiration
de miss Vernon pour ses talents, quoiqu'elle paraisse fortement
irritée contre lui; sans doute, parce qu'il la néglige... Et que
m'importe tout cela? pourquoi me tourmenter et me mettre en
fureur? Diana Vernon est-elle la première de son sexe qui ait aimé
et épousé un homme laid? et quand même elle serait libre, quand
même sa main ne serait pas déjà promise, que m'importerait encore?
Une catholique... une papiste... un dragon en jupons!... je serais
fou de penser un instant à l'associer à mon sort.

Ces réflexions, loin de calmer le feu qui me dévorait, ne firent
que l'attiser, et, lorsqu'il fallut descendre pour le dîner, je
portai à table toute ma mauvaise humeur.

Chapitre XII.

Être ivre, s'emporter? prendre un air froid et sombre?
Et dans de vains transports s'attaquer à son ombre?

Shakespeare, Othello.



Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, ce qui n'était pas une
nouvelle pour vous, que mon principal défaut était un orgueil
invincible, qui m'exposait souvent à de cruelles mortifications.
Je n'avais jamais pensé que j'aimasse miss Vernon; cependant à
peine Rashleigh m'eut-il parlé d'elle comme d'une conquête qu'il
pouvait saisir ou négliger à son choix que toutes les démarches
que cette pauvre fille avait faites, dans l'innocence de son
coeur, pour former une liaison d'amitié avec moi, me parurent
l'effet de la coquetterie la plus insultante. -- Elle voudrait
sans doute s'assurer de moi comme d'un pis-aller, au cas que
M. Rashleigh Osbaldistone fasse le cruel! mais je lui apprendrai
que je ne suis pas homme à me laisser jouer ainsi... Je lui ferai
voir que je connais ses artifices, et que je les méprise.

Je ne réfléchis pas que toute cette indignation, aussi ridicule
que déplacée, prouvait que je n'étais rien moins qu'indifférent
aux charmes de miss Vernon, et je m'assis à table très irrité
contre elle et contre toutes les filles d'Ève.

Miss Vernon fut surprise de m'entendre répondre sèchement aux
saillies qui lui échappaient et aux traits satiriques qu'elle
décochait à tout moment contre ses chers cousins avec sa liberté
ordinaire; mais, ne soupçonnant pas que mon intention fût de
l'offenser, elle se contenta de se moquer de mes grossières
reparties par des reparties à peu près semblables, mais plus fines
et plus polies, et en même temps plus piquantes. À la fin elle
s'aperçut que j'étais réellement de mauvaise humeur, et voici la
réponse qu'elle fit à une de mes boutades: -- On dit, M. Francis,
qu'il y a quelque chose de bon à recueillir, même des discours
d'un sot: j'entendais l'autre jour le cousin Wilfred refuser de
jouer plus longtemps au bâton avec le cousin John, parce que le
cousin John s'était mis en colère et frappait plus fort que les
règles du jeu ne le permettent. Il n'est pas juste, disait
l'honnête Wilfred, que je reçoive des coups tout de bon, tandis
que je ne donne que des coups pour rire. Sentez-vous?

-- Je ne me suis jamais trouvé, madame, dans la nécessité de
chercher à extraire la mince dose de bon sens qui peut se trouver
mêlée dans les personnes de cette famille.

-- Nécessité! et madame!... Vous m'étonnez, M.  Osbaldistone.

-- J'en suis désolé, madame.

-- Quel est ce nouveau caprice?

-- Parlez-vous sérieusement, ou ne prenez-vous ce ton que pour
rendre plus précieuse votre bonne humeur?

-- Vous avez droit à l'attention de tant de messieurs dans cette
famille, miss Vernon, qu'il ne peut guère être digne de vous de
demander la cause de ma nullité et de ma maussaderie.

-- Comment?... avez-vous donc abandonné mon parti pour passer à
l'ennemi? Elle jeta un regard sur Rashleigh, qui était placé vis-
à-vis d'elle, et voyant qu'il semblait nous observer avec une
maligne joie, elle ajouta:

-- Il n'est que trop vrai: Rashleigh triomphe de m'avoir enlevé
encore un ami. Grâce au ciel, et grâce à l'état de dépendance où
je me suis toujours trouvée, et qui m'a appris à souffrir sans me
plaindre, je ne m'offense pas aisément: afin de n'être pas tentée
de vous chercher querelle, je vais me retirer plus tôt qu'à
l'ordinaire, et je souhaite que votre mauvaise humeur passe avec
votre dîner.

À ces mots elle quitta la table. Elle ne fut pas plus tôt partie
que j'eus honte de ma conduite. J'avais repoussé brusquement les
témoignages de sa bienveillance, et j'avais presque été jusqu'à
injurier l'être charmant qui n'avait pas craint d'exposer sa
réputation pour me rendre service, et que son sexe seul eût dû
mettre à l'abri de ma brutalité. Pour combattre ou pour dissiper
ces réflexions pénibles, je remplis machinalement mon verre toutes
les fois que la bouteille passait devant moi. Accoutumé à la
tempérance, je ne tardai pas à éprouver, dans l'état où j'étais
déjà, les funestes effets du vin. Les buveurs de profession, qui
se sont comme abrutis par l'usage fréquent des liqueurs fortes,
peuvent se livrer sans crainte à ces excès, qui ne font que
troubler un peu leur jugement, déjà très faible à jeun. Mais les
hommes qui ne se sont pas fait une habitude de ce vice affreux qui
nous ravale au rang des brutes, en éprouvent en un instant la
terrible influence. Ma tête s'exalta bientôt jusqu'à
l'extravagance; je parlais sans cesse; je discutais ce que je ne
savais pas; je faisais des histoires dont je perdais le fil, et
puis je riais moi-même à gorge déployée de mon absence de mémoire.
J'acceptai plus d'une gageure qui n'avait ni rime ni raison; je
défiai à la lutte le géant John, quoiqu'il fût un des premiers
lutteurs du canton, et moi un apprenti dans cet exercice.

Mon oncle eut la bonté de prévenir le résultat de ma folle ivresse
qui aurait, je suppose, fini par me faire rompre le cou.

La malignité a même été jusqu'à dire que j'avais entonné une
chanson bachique; mais comme je ne m'en souviens pas, et que je ne
crois pas avoir jamais essayé de former un son, je me flatte que
cette calomnie n'était pas fondée. J'ai fait assez de folies
pendant mon ivresse, sans qu'on m'en prête encore auxquelles je
n'ai pas songé. Sans perdre entièrement toute raison, je perdis
toute retenue, et la passion impétueuse qui m'agitait se manifesta
par les plus bruyants transports. Je m'étais mis à table triste,
mécontent, et décidé à garder le silence; le vin me rendit
babillard, querelleur et emporté. Je cherchais dispute à tout le
monde, je contredisais tout ce qu'on avançait; et, sans respect
pour les bienséances, j'attaquais, à la table même de mon oncle,
ses sentiments politiques et sa religion. La modération que
Rashleigh affectait, sans doute pour augmenter encore ma fureur
frénétique, m'échauffa mille fois plus que les cris et les injures
de ses frères. Je dois à mon oncle la justice de dire qu'il
s'efforça de nous ramener à l'ordre; mais son autorité fut
méconnue au milieu du tumulte toujours croissant. À la fin mon
emportement ne connut plus de bornes, et furieux de quelque
insinuation injurieuse, réelle ou supposée, je m'élançai de ma
place, courus sur Rashleigh et lui donnai un soufflet. Le
philosophe le plus stoïque n'eût pas reçu cette insulte avec plus
de sang-froid et de patience. Il se contenta de me jeter un regard
de mépris; mais Thorncliff ne fut pas si modéré dans sa vengeance,
et, voyant que son frère ne s'apprêtait pas à demander raison de
cet outrage, il cria qu'il voulait laver dans mon sang la tache
faite à leur honneur. Les épées furent tirées; et nous avions
échangé une ou deux passes, lorsque les autres frères nous
séparèrent. Je n'oublierai jamais le rire infernal qui contracta
les traits de Rashleigh lorsque je fus entraîné de force par deux
de ces jeunes titans. Ils m'enfermèrent dans ma chambre,
assujettirent la porte par de grosses barres de fer, et je les
entendis, avec une rage inexprimable, rire aux éclats en
descendant l'escalier. J'essayai dans ma fureur de briser la
porte; mais la précaution qu'ils avaient prise rendit tous mes
efforts inutiles. À la fin je me jetai sur mon lit, et m'endormis
en roulant dans ma tête de terribles projets de vengeance.

Mais le tardif repentir vint avec le jour. Je sentis avec amertume
la violence et l'absurdité de ma conduite, et je fus obligé de
reconnaître que le vin m'avait ravalé au-dessous de Wilfred
Osbaldistone, pour lequel j'avais un si profond mépris. Ces
cruelles réflexions n'étaient pas adoucies par l'idée qu'il
fallait faire des excuses pour mon emportement déplacé, et cela en
présence de miss Vernon. Les reproches que j'avais à me faire pour
la conduite peu généreuse que j'avais tenue à son égard pendant le
dîner, et pour laquelle je ne pouvais pas même alléguer la
misérable excuse de l'ivresse, ajoutaient encore à ces pénibles
considérations.

Accablé du poids de ma honte et de mon humiliation, je descendis
dans la salle à manger, comme un criminel qui vient entendre
prononcer sa sentence. Une forte gelée avait rendu la chasse
impossible, et j'eus la mortification de trouver déjà toute la
famille rassemblée autour d'un énorme jambon, à l'exception de
Rashleigh et de miss Vernon. La joie était extrême lorsque
j'entrai, et je ne pouvais douter que je ne fusse l'objet de la
risée. En effet, ce qui me semblait un sujet de peine et de
regrets paraissait aux yeux de mon oncle et de la plupart de mes
cousins une saillie de gaieté fort divertissante. Sir Hildebrand,
tout en me raillant sur mes exploits héroïques, jura qu'il pensait
qu'à mon âge il valait mieux s'enivrer deux ou trois fois par jour
que d'aller se coucher à sec comme un presbytérien. Et, pour
appuyer cette consolante réflexion, il versa un grand verre d'eau-
de-vie, en m'exhortant à avaler du poil de la bête qui m'avait
mordu.

-- Laisse-les rire, neveu, ajouta-t-il en regardant ses fils,
laisse-les rire; ils seraient de vraies soupes au lait, comme toi,
si je ne leur avais pas appris à vider leur bouteille.

Malgré tous leurs défauts et tous leurs ridicules, mes cousins
n'avaient pas en général un mauvais coeur: ils virent que leurs
railleries me blessaient, et ils s'efforcèrent, quoique avec leur
maladresse ordinaire, de dissiper l'impression pénible qu'elles
avaient produite sur moi. Thorncliff seul se tenait à l'écart, et
avait l'air morne et pensif. Ce jeune homme avait toujours eu de
l'éloignement pour moi, et il ne m'avait jamais témoigné ces
attentions maussades, mais bienveillantes, que j'avais éprouvées
quelquefois de la part de ses frères. S'il était vrai, ce dont
pourtant je commençais à douter, qu'on le destinât pour époux à
miss Vernon, il était possible qu'il s'alarmât de la prédilection
que cette jeune personne semblait me marquer, et que, craignant
que je ne devinsse un rival dangereux, il conçût de la jalousie et
me prît en aversion.

Rashleigh entra enfin, l'air morne et rêveur. Je ne sais quoi de
sombre répandu sur sa physionomie prouvait qu'il n'avait pas
oublié l'insulte déshonorante que je lui avais faite. J'avais déjà
pensé à la conduite que je devais tenir dans cette occasion;
j'étais parvenu à me modérer et à croire que le véritable honneur
ne consistait pas à me battre pour prouver que j'avais raison,
lorsqu'il n'était que trop évident que j'avais tort, mais à faire
noblement des excuses pour une injure si disproportionnée à toutes
les provocations que j'aurais pu alléguer.

Je m'empressai donc d'aller à la rencontre de Rashleigh, et lui
exprimai mes regrets de la violence à laquelle je m'étais laissé
emporter la veille.

-- Rien au monde, dis-je, n'eût pu m'arracher un seul mot
d'excuse, rien que la voix de ma conscience, qui me reproche ma
conduite. J'espérais que mon cousin accepterait l'assurance
sincère de mes regrets, et voudrait bien considérer que mes torts
provenaient en grande partie de l'excessive hospitalité
d'Osbaldistone-Hall.

-- Il sera ton ami, garçon, s'écria le bon sir Hildebrand dans
l'effusion de son coeur, il sera ton ami, ou du diable si je
l'appelle encore mon fils. Pourquoi, Rashleigh, restes-tu planté
là comme une souche? _J'en suis fâché, _eh! de par tous les
diables, c'est tout ce que peut faire un gentilhomme, s'il vient à
faire quelque chose de mal lorsqu'il a bu le petit coup. J'ai
servi et je dois, je crois, connaître quelque chose aux affaires
d'honneur. Que je n'en entende plus parler, et nous irons tous
ensemble chasser le blaireau dans Birkenwood-Bank.

La figure de Rashleigh, comme je l'ai déjà dit, avait un caractère
particulier, et de ma vie je n'avais vu de physionomie semblable.
Mais cette singularité ne consistait pas encore tant dans les
traits que dans sa manière de changer leur expression. Dans le
passage de la joie à la douleur, du ressentiment à la
satisfaction, il y a un léger intervalle, avant que la passion
dominante respire dans tous les traits, à l'exclusion absolue de
celle qu'elle remplace. De même que la lumière douteuse du
crépuscule sépare la fin de la nuit du lever du soleil, il y a
comme une espèce d'indécision dans le caractère de la physionomie,
pendant que les muscles se dégonflent, que le front s'éclaircit,
que les yeux reprennent leur éclat, enfin que toute la figure,
chassant les nuages qui la couvraient, recouvre un air calme et
serein. Celle de Rashleigh ne passait point par ces gradations,
mais prenait successivement et tout à coup l'expression de ces
deux passions diamétralement contraires; c'était comme le
changement à vue d'une décoration où, au coup de sifflet du
machiniste, un rocher disparaît et un palais s'élève.

Cette singularité me frappa surtout dans cette occasion. Lorsque
Rashleigh entra, toutes les passions haineuses étaient peintes sur
son visage. Il entendit mes excuses et l'exhortation de son père
sans qu'il se fit le moindre changement dans sa physionomie; mais
sir Hildebrand n'eut pas plus tôt fini de parler que le sombre
nuage qui couvrait le front de Rashleigh disparut tout à coup; et
du ton le plus poli et le plus affable il m'exprima sa parfaite
satisfaction des excuses que je voulais bien lui faire.

-- Mon Dieu! dit-il, j'ai moi-même une si pauvre tête lorsque je
bois plus de mes trois verres de vin, que je n'ai, comme le bon
Cassio[37], qu'un souvenir très vague de la confusion qui régna
hier soir. Je me rappelle en masse; mais rien de distinct. -- Une
querelle, et voilà tout. Ainsi, mon cher cousin, ajouta-t-il en me
serrant amicalement la main, jugez quelle douce surprise j'éprouve
en voyant que j'ai à recevoir des excuses au lieu d'en avoir à
faire. Ne parlons plus de cela; je serais bien fou de vouloir
examiner minutieusement un compte dont la balance, qui pouvait
être contre moi, se trouve si inopinément à mon avantage. Vous
voyez, M. Frank, que je prends déjà le langage de Lombard-Street
et que je me prépare à remplir dignement ma nouvelle profession.

J'allais répondre, et je levais les yeux que la honte m'avait fait
baisser, lorsque je rencontrai ceux de miss Vernon, qui, étant
entrée sans bruit pendant la conversation, l'avait écoutée
attentivement. Déconcerté, confus, je penchai la tête sans dire un
seul mot, et j'allai prendre tristement ma place auprès de mes
cousins, que le déjeuner n'avait pas cessé d'occuper
exclusivement.

Mon oncle se garda bien de laisser échapper cette occasion de me
faire, ainsi qu'à Rashleigh, une leçon de morale, et il nous
conseilla sérieusement de nous corriger de nos ridicules habitudes
de soupe au lait, selon son expression, de nous aguerrir contre
les effets du vin, pour éviter les disputes et les coups; et de
commencer par vider régulièrement tous les jours notre pinte de
porto; ce qui, à l'aide de la bière de mars et de quelques verres
d'eau-de-vie, suffisait pour des novices en l'art de boire. Pour
nous encourager, il nous assura qu'il avait connu beaucoup
d'hommes qui étaient arrivés à notre âge sans avoir jamais bu
trois verres de vin, et qui cependant, étant tombés en bonne
compagnie, et suivant les bons exemples, étaient parvenus à se
faire une brillante réputation en ce genre, pouvant vider
tranquillement leurs six bouteilles sans perdre la tête, et sans
être incommodés le lendemain matin.

Malgré la sagesse de cet avis, et la brillante perspective qu'il
me faisait entrevoir, j'en profitai peu: tout en paraissant
écouter mon oncle, mon attention était ailleurs. Toutes les fois
que je me hasardais à tourner les yeux du côté de miss Vernon,
j'observais que ses regards étaient fixés sur moi, et je croyais
lire sur sa figure l'expression de la pitié, et en même temps du
déplaisir. Je cherchais les moyens d'entrer aussi en explication
avec elle et de lui faire mes excuses, lorsqu'elle me fit entendre
qu'elle était déterminée à m'épargner la peine de solliciter une
entrevue: -- Cousin Frank, dit-elle en m'appelant par le même
titre qu'elle avait coutume de donner aux autres Osbaldistone,
quoiqu'à proprement parler je ne fusse pas son cousin, j'ai été
arrêtée ce matin par un passage dans _la Divina comedia _du Dante;
voulez-vous avoir la bonté de monter à la bibliothèque pour me
l'expliquer? Lorsque vous aurez découvert le sens de l'obscur
Florentin, vous irez rejoindre ces messieurs, et voir si vous
serez aussi heureux à découvrir la retraite du blaireau.

Je m'empressai de lui répondre que j'étais prêt à la suivre.
Rashleigh offrit de nous accompagner. -- Je suis plus en état,
nous dit-il, de chercher le sens du Dante à travers les métaphores
et l'obscurité de son style que de chasser un pauvre anachorète de
sa tanière.

-- Excusez-moi, Rashleigh, dit miss Vernon; mais, comme vous allez
occuper la place de M. Frank dans la maison de banque à Londres,
vous devez lui céder l'éducation de votre élève à Osbaldistone-
Hall. Nous vous appellerons cependant s'il est nécessaire; ainsi
ne prenez pas votre air grave, je vous prie. D'ailleurs, c'est une
honte que vous ne connaissiez pas mieux la chasse, vous, un
Osbaldistone! Que ferez-vous si votre oncle vous demande comment
vous chassez au blaireau?

-- Hélas! Diana, c'est bien vrai, dit sir Hildebrand en poussant
un soupir. Si Rashleigh eût voulu acquérir, comme ses frères, les
connaissances utiles, il était à bonne école, je crois; mais les
grammaires françaises, les livres, les nouveaux navets, les rats
et les hanovriens ont tout bouleversé dans la vieille
Angleterre[38]. Allons, Rashie[39], allons, viens avec nous, et porte
mon épieu de chasse: ta cousine n'a pas besoin de toi à présent,
et je n'entends pas qu'on contrarie ma Diana. Je ne veux pas qu'il
soit dit qu'il n'y avait qu'une femme à Osbaldistone-Hall, et
qu'elle y est morte faute de n'avoir pu faire ses volontés.

Rashleigh obéit à son père et le suivit après avoir dit à demi-
voix à Diana: -- Je suppose qu'il sera discret de ne pas oublier
aujourd'hui de me faire accompagner du courtisan _Cérémonie, _et
de frapper à la porte de la bibliothèque avant d'entrer?

-- Non, non! Rashleigh, dit miss Vernon, débarrassez-vous du faux
archimage appelé _Dissimulation; _c'est le meilleur moyen de vous
assurer un libre accès auprès de nous pendant nos entretiens
classiques.

À ces mots, elle prit le chemin de la bibliothèque, et je la
suivis... comme un criminel, allais-je dire, qu'on mène à
l'exécution; mais il me semble que j'ai déjà employé cette
comparaison une ou deux fois, ainsi je la supprime: je dirai donc,
sans comparaison, que je la suivis en tremblant, et avec un
embarras que j'aurais donné tout au monde pour vaincre. Il me
semblait qu'il était souverainement déplacé dans cette occasion;
car j'avais respiré assez longtemps l'air du continent pour
apprendre que la légèreté, la galanterie et l'assurance sont trois
qualités essentielles qui doivent distinguer l'heureux mortel
qu'une jeune et belle personne honore d'un tête-à-tête.

Mais pour cette fois mes sentiments anglais l'emportèrent sur mon
éducation française; et je fis, je crois, une très piteuse figure
lorsque miss Vernon, s'asseyant majestueusement dans le grand
fauteuil de la bibliothèque, comme un juge qui va entendre une
cause importante, me fit signe de prendre une chaise vis-à-vis
d'elle, ce que je fis, tremblant comme le pauvre diable qui se
voit sur la sellette; et elle commença la conversation sur le ton
de la plus amère ironie.

Chapitre XIII.

Sans doute il fut cruel celui qui le premier
Trempa dans le poison une épée homicide;
Mais plus barbare encore, et cent fois plus perfide
Celui qui de sucs vénéneux
Put remplir froidement la coupe hospitalière.

_Anonyme._



En vérité, M. Frank Osbaldistone, dit miss Vernon de l'air d'une
personne qui croyait avoir acquis le privilège de railler, en
vérité, vous nous avez tous vaincus. Je n'aurais pas cru que vous
fussiez aussi digne de votre noble famille. La journée d'hier vous
a couvert de gloire. Vous avez fait vos preuves pour entrer dans
l'honorable corporation d'Osbaldistone-Hall: elles sont
irrécusables, et votre coup d'essai a été un coup de maître.

-- Je connais mes torts, miss Vernon, et tout ce que je puis dire
pour justifier mon impertinence, c'est que j'avais reçu des
nouvelles qui avaient agité mes esprits. Je sens que j'ai été on
ne peut plus absurde et impoli.

-- Comment donc! reprit le juge inflexible, vous ne vous rendez
pas justice. D'après ce que j'ai vu et ce que j'ai depuis entendu
dire, vous avez montré dans une seule soirée toutes les qualités
supérieures qui distinguent vos cousins: la douceur et l'urbanité
du bon Rashleigh, la tempérance de Percy, le sang-froid de
Thorncliff, la patience de John, l'art des gageures de Dickon, et
ce qui surtout est le plus admirable, c'est d'avoir choisi le
temps, le lieu et la circonstance pour faire preuve de ces rares
talents, avec une sagacité digne de Wilfred.

-- Ayez un peu compassion de moi, miss Vernon, lui dis-je; car
j'avoue que je regardais la leçon comme bien méritée, surtout en
considérant de quelle part elle me venait. Pardonnez-moi si, pour
excuser une extravagance dont je ne suis pas habituellement
coupable, j'ose vous citer la coutume de la maison et du pays. Je
suis loin de l'approuver; mais nous avons l'autorité de
Shakespeare, qui dit que le bon vin est une bonne et aimable
créature, et que tout homme peut y être pris tôt ou tard.

-- Oui, M. Francis; mais Shakespeare met ce panégyrique et cette
apologie dans la bouche du plus grand scélérat que son crayon ait
tracé. Je ne veux point cependant abuser de l'avantage que m'a
donné votre citation en vous accablant de la réponse par laquelle
Cassio réfute Iago[40]. Je veux seulement ne pas vous laisser
ignorer qu'il est au moins une personne fâchée de voir un jeune
homme plein de talents et d'espérances s'enfoncer dans le bourbier
où chaque soir se plongent les habitants de ce manoir.

-- Je n'ai fait qu'y mettre un instant le pied, je vous assure,
miss Vernon, et je reconnais trop combien ce bourbier est
dégoûtant pour y faire un pas de plus.

-- Si telle est votre résolution, reprit-elle, elle est sage, et
je ne puis que l'approuver. Mais j'étais si tourmentée de ce que
j'avais entendu dire que je n'ai pu m'empêcher de m'en expliquer
avec vous, avant de vous parler de ce qui me regarde
particulièrement. Vous vous êtes conduit hier avec moi pendant le
dîner de manière à me faire croire qu'on vous a dit sur mon compte
des choses qui ont pu diminuer l'estime que vous m'aviez accordée.
Voudrez-vous bien vous expliquer clairement à ce sujet?

Je fus stupéfait. Cette question aussi brusque que précise était
plutôt faite du ton d'un homme qui demande à un autre
l'explication de sa conduite d'une manière ferme mais polie que de
celui d'une fille de dix-huit ans qui adresse une question à un
jeune homme: elle était entièrement dépouillée de circonlocutions,
de ces détours et de ces périphrases qui accompagnent
ordinairement les explications entre des personnes de différents
sexes.

J'étais dans le plus grand embarras; car, à présent que je me
rappelais de sang-froid les discours de Rashleigh, j'étais forcé
de convenir qu'en supposant même qu'ils fussent fondés, ils
auraient dû exciter dans mon âme un sentiment de compassion pour
miss Vernon plutôt qu'un puéril ressentiment; et, quand même ils
auraient pu justifier complètement ma conduite, encore m'eût-il
été difficile de répéter ce qui devait blesser aussi vivement la
fierté de Diana. Elle vit que j'hésitais à répondre et me dit d'un
ton décidé et résolu, mais avec modération:

-- J'espère que M. Osbaldistone ne disconviendra pas que j'ai
droit de demander cette explication: je n'ai point de parents,
point d'amis pour me défendre, il est donc juste qu'on me permette
de me défendre moi-même.

Je m'efforçai assez gauchement de rejeter ma conduite grossière
sur une indisposition, sur des lettres fort dures que j'avais
reçues de Londres. Elle me laissa épuiser mes excuses, sans pitié
pour mon embarras et ma confusion, et les écouta avec le sourire
de l'incrédulité.

-- À présent, M. Frank, que vous avez débité votre prologue
d'excuses avec la mauvaise grâce d'usage pour tous les prologues,
veuillez lever le rideau et me montrer ce que je désire voir. En
un mot, faites-moi connaître ce que Rashleigh a dit de moi, car
c'est toujours lui qui fait mouvoir toutes les machines
d'Osbaldistone-Hall.

-- Mais supposez qu'il m'ait dit quelque chose, miss Vernon, que
mérite celui qui trahit les secrets d'une puissance pour les
révéler à une puissance alliée?... car vous m'avez dit vous-même
que Rashleigh était toujours votre allié, quoiqu'il ne fût plus
votre ami.

-- Point d'évasion, je vous prie, point de plaisanteries sur ce
sujet; je n'ai ni la patience ni l'envie de les écouter. Rashleigh
ne peut pas, ne doit pas, n'oserait pas tenir sur moi, sur Diana
Vernon, des propos que je ne puisse pas entendre. Il règne des
secrets entre nous, il est vrai, mais ce n'est pas de ces secrets
qu'il peut vous avoir parlé; ce n'est pas moi personnellement que
ces secrets intéressent.

Pendant qu'elle parlait, j'étais parvenu à recouvrer ma présence
d'esprit, et je pris soudain la détermination de ne point révéler
ce que Rashleigh m'avait dit comme en confidence. Il me semblait
qu'il y avait de la bassesse à répéter un entretien particulier.
Miss Vernon ne pouvait retirer aucun avantage de mon indiscrétion,
qui l'eût affligée inutilement. Je répondis donc gravement que je
n'avais eu avec M. Rashleigh qu'une conversation de famille, et je
lui protestai qu'il ne m'avait rien dit qui m'eût laissé contre
elle une impression défavorable; j'espérais qu'elle voudrait bien
se contenter de cette assurance, et ne pas exiger des détails que
l'honneur m'obligeait de lui refuser.

-- L'honneur? s'écria-t-elle en s'élançant de sa chaise avec le
tressaillement et la vivacité d'une Camille prête à voler au
combat: l'honneur! c'est le mien qui est compromis: point de
détours, ils seront inutiles; c'est une réponse positive qu'il me
faut. Ses joues étaient rouges, son visage en feu; ses yeux
étincelaient... -- Je demande, ajouta-t-elle d'une voix dont
l'expression était déchirante, je demande une explication, telle
qu'une femme bassement calomniée a droit de la demander à un homme
qui se dit homme d'honneur; telle qu'une créature sans mère, sans
amis, sans guide et sans protection, seule, seule au monde, a
droit de l'exiger d'un être plus heureux qu'elle, au nom de ce
Dieu qui les a envoyés ici-bas, lui pour jouir, et elle pour
souffrir. Vous ne me refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant
les yeux d'un air solennel, je serai vengée de votre refus, s'il
est quelque justice sur la terre ou dans le ciel.

Je fus étourdi de cette véhémence; mais je sentis qu'après un
semblable appel mon devoir était de bannir une scrupuleuse
délicatesse, et je lui répétai brièvement ce qui s'était passé
dans la conversation que j'avais eue avec Rashleigh.

Dès qu'elle vit que je consentais à la satisfaire, elle s'assit et
m'écouta d'un air calme; et, lorsque je m'arrêtais pour chercher
quelque manière délicate de lui faire entendre ce qui me semblait
devoir lui causer une trop grande impression, elle me disait
aussitôt:

-- Continuez, continuez je vous prie; le premier mot qui se
présente à l'esprit est le plus clair, et, par conséquent, le
meilleur. Ne vous inquiétez pas de mes sentiments; parlez-moi
comme vous parleriez à un tiers qui ne serait point partie
intéressée.

Pressé avec autant d'instance, je lui répétai ce que Rashleigh
m'avait dit d'un arrangement de famille qui l'obligeait à épouser
un Osbaldistone et du choix qu'on avait fait de Thorncliff.
J'aurais voulu n'en pas dire davantage; mais sa pénétration
découvrit que je lui cachais encore quelque chose et sembla même
deviner ce que c'était.

-- Ce n'est pas tout: Rashleigh vous a encore dit quelque chose de
plus, quelque chose qui le concernait particulièrement, n'est-ce
pas?

-- Il m'a fait entendre que, sans la répugnance qu'il éprouverait
à supplanter son frère, il désirerait, à présent que la nouvelle
carrière à laquelle il se destinait lui permettait de se marier,
que le nom de Rashleigh remplît le blanc qui se trouve dans la
dispense, au lieu de celui de Thorncliff.

-- En vérité! reprit-elle; a-t-il tant de condescendance? C'est
trop d'honneur pour son humble servante... et sans doute il
suppose que Diana Vernon serait transportée de joie si cette
substitution pouvait s'effectuer!

-- À parler franchement, il me l'a fait entendre, et il a même été
jusqu'à me dire...

-- Quoi... que je sache tout! s'écria-t-elle précipitamment.

-- Qu'il a fait cesser l'intimité qui régnait entre vous et lui,
dans la crainte qu'elle ne donnât naissance à une affection dont
sa destination à l'Église ne lui permettait pas de profiter.

-- Je lui suis obligée de sa prévoyance, reprit miss Vernon dont
tous les traits exprimaient le plus profond mépris.

Elle réfléchit un instant et reprit avec le plus grand sang-froid:

-- Il n'y a rien qui m'étonne dans ce que vous m'avez dit; et je
m'attendais à peu près au récit que vous venez de me faire, parce
que, à l'exception d'une seule circonstance, c'est l'exacte
vérité. Mais, comme il y a des poisons si actifs que quelques
gouttes suffisent pour corrompre toute une source, de même il
existe dans les révélations de Rashleigh une horrible imposture
capable d'infecter le puits même dans lequel la vérité s'est
cachée. Connaissant Rashleigh, comme je n'ai que trop de motifs de
le connaître, rien au monde n'eût pu me faire penser à m'unir à
lui. Non, s'écria-t-elle en tressaillant d'horreur, non, tout,
tout au monde plutôt que d'épouser Rashleigh; plutôt l'ivrogne, le
querelleur, le jockey, l'imbécile: je les préfère mille fois; et
plutôt le couvent, plutôt la prison, plutôt le tombeau qu'aucun
des six.

Il y avait dans le son de sa voix un accent de mélancolie qui
répondait à l'agitation de son âme et à la singularité de sa
situation; si jeune, si belle, sans expérience, abandonnée à elle-
même, n'ayant pas une seule amie dont la présence pût lui servir
comme de protection, privée même de cette espèce de défense que
son sexe retire des formes et des égards en usage dans le monde,
c'est à peine une métaphore de dire que mon coeur saignait pour
elle. Cependant il y avait un air de dignité dans son dédain pour
les vaines cérémonies, de grandeur dans son mépris pour
l'imposture, de résolution et de courage dans la manière dont elle
contemplait les dangers qui l'entouraient, enfin une espèce
d'héroïsme dans sa conduite qui m'inspiraient en même temps la
plus vive admiration. On eût dit une princesse abandonnée par ses
sujets et privée de sa puissance, mais méprisant encore ces
convenances, ces règles de société établies pour les personnes
d'un rang inférieur; et, au milieu de tous les obstacles,
conservant une âme ferme, une constance inébranlable, et mettant
sa confiance dans la justice du ciel.

Je voulus lui exprimer le sentiment de pitié et d'admiration que
faisaient naître en moi ses malheurs et sa constance; mais elle
m'interrompit:

-- Je vous ai dit en plaisantant que je n'aimais pas les
compliments, me dit-elle; je vous dis sérieusement aujourd'hui que
je dédaigne les consolations. Ce que j'ai eu à souffrir, je l'ai
souffert. Ce que je dois souffrir encore, je le supporterai si je
le puis. La stérile pitié n'allège pas le fardeau qui pèse sur le
pauvre esclave. Il n'existait dans le monde qu'un seul être qui
pût me secourir, et c'est celui qui a préféré ajouter encore à ma
misère, Rashleigh Osbaldistone... Oui, il fut un temps où j'aurais
pu apprendre à aimer cet homme; mais, grand Dieu! le motif pour
lequel il s'insinua dans la confiance d'une pauvre créature
entièrement isolée; la persévérance avec laquelle il s'efforça de
m'entraîner dans le précipice qu'il creusait sous mes pas, sans
écouter un seul instant la voix du remords ou de la pitié;
l'horrible motif qui lui faisait chercher à convertir en poison la
nourriture qu'il donnait à mon âme. Ô mon Dieu! que serais-je
devenue dans ce monde et dans l'autre si j'étais tombée dans les
pièges de cet infâme scélérat?

Je fus si frappé de ces paroles et de la nouvelle perfidie
qu'elles dévoilaient à mes yeux que je me levai sans presque
savoir ce que je faisais; je mis la main sur le pommeau de mon
épée et courus à la porte de la chambre pour aller chercher celui
sur lequel je devais décharger ma juste indignation. Respirant à
peine et avec un regard où l'expression du ressentiment et du
mépris avait fait place à celle des plus vives alarmes, miss
Vernon se précipita entre la porte et moi.

-- Arrêtez, s'écria-t-elle, arrêtez! Quelque juste que soit votre
ressentiment, vous ne connaissez pas la moitié des secrets de
cette dangereuse prison. Elle regarda d'un oeil inquiet autour de
la chambre et, baissant la voix: Il y a un charme qui protège sa
vie, me dit-elle; vous ne pouvez l'attaquer sans compromettre
l'existence d'autres personnes. Sans cela, dans quelque moment
terrible, dans quelque heure marquée par la justice, cette main,
toute faible qu'elle est, se fût peut-être vengée elle-même. Je
vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant à ma place, que je
n'avais pas besoin de consolateur: je vous dis à présent que je
n'ai pas besoin de vengeur.

Je m'assis, en réfléchissant machinalement à ce qu'elle me disait,
et me rappelant aussi ce que je n'avais pas considéré dans le
premier transport, que je n'avais aucun titre pour me constituer
le champion de miss Vernon. Elle s'arrêta un moment pour nous
donner le temps à tous deux de nous calmer, et elle continua d'un
ton plus tranquille:

-- Je vous ai déjà dit qu'il y a un mystère d'une nature fatale et
dangereuse qui concerne Rashleigh. Tout infâme qu'il est, et
quoiqu'il sache que son infamie m'est connue, je ne puis, je n'ose
rompre avec lui, ni même le braver. Vous aussi, M. Frank, vous
devez vous armer de patience, déjouer ses artifices en leur
opposant la prudence, vous tenir toujours sur vos gardes; mais
point d'éclat, point de violence, et surtout évitez les scènes
telles que celle d'hier soir; ce seraient pour lui de dangereux
avantages dont il ne manquerait pas de profiter. C'était le
conseil que je voulais vous donner, et c'était dans cette vue que
je désirais avoir un entretien avec vous: mais j'ai étendu ma
confidence plus loin que je ne me l'étais proposé.

Je l'assurai qu'elle n'aurait pas lieu de s'en repentir.

-- Je le crois, reprit-elle: votre ton, vos manières semblent
autoriser la confiance. Continuons à être amis; vous n'avez pas à
craindre qu'entre nous l'amitié soit un nom spécieux pour cacher
un autre sentiment: élevée toujours avec des hommes, accoutumée à
penser et à agir comme eux, je tiens plus de votre sexe que du
mien. D'ailleurs, le cloître est mon partage; le voile fatal est
suspendu sur ma tête, et vous pouvez croire que pour l'écarter je
ne me soumettrai jamais à l'odieuse condition qui m'est prescrite.
Le temps où je dois me prononcer n'est pas encore arrivé, et si je
n'ai pas déjà refusé ouvertement l'époux qu'on me propose, c'est
pour jouir le plus longtemps possible de ma liberté. Mais à
présent que le passage du Dante est éclairci, allez voir, je vous
prie, ce que sont devenus nos intrépides chasseurs; ma pauvre tête
me fait beaucoup trop souffrir pour que je puisse vous
accompagner.

Je sortis de la bibliothèque, mais non pas pour aller voir mes
cousins: j'avais besoin de prendre l'air et de calmer mes esprits
avant de me trouver avec Rashleigh, dont l'horrible caractère
venait de m'être dévoilé, et dont la profonde scélératesse m'avait
inspiré une horreur qu'il m'eût été impossible de vaincre dans le
premier moment. Dans la famille Dubourg, qui était de la religion
réformée, j'avais entendu raconter beaucoup d'histoires de prêtres
catholiques qui satisfaisaient, en violant les droits sacrés de
l'hospitalité, ces passions que des règles de leur ordre leur
interdisent.

Mais le plan conçu d'avance d'entreprendre l'éducation d'une
malheureuse orpheline, alliée à sa propre famille et privée de
protecteurs, dans le perfide dessein de la séduire, ce plan exposé
à mes propres yeux avec toute la chaleur d'un vertueux
ressentiment par l'innocente créature qu'il voulait rendre victime
de sa brutalité, ce plan me semblait mille fois plus atroce que la
plus horrible des histoires que j'avais entendu raconter à
Bordeaux, et je sentais qu'il me serait bien difficile de
rencontrer Rashleigh et de contenir l'indignation dont j'étais
transporté. Cependant il était absolument nécessaire que je me
contraignisse, non seulement à cause des mystérieuses paroles de
Diana qui m'avait dit que je ne pouvais pas attaquer ses jours
sans compromettre ceux d'autrui, mais encore parce que je n'avais
pas de motif apparent pour lui chercher querelle.

Je résolus donc d'imiter la dissimulation de Rashleigh pendant le
temps qu'il nous restait encore à demeurer ensemble, et, lorsqu'il
serait à la veille de partir pour Londres, d'écrire à Owen pour
lui tracer une légère esquisse de son caractère et pour l'engager
à se tenir sur ses gardes et à veiller à l'intérêt de mon père. Je
ne doutais point que l'avarice et l'ambition ne dominassent encore
plus que le libertinage dans une âme aussi fortement trempée que
celle de Rashleigh. L'énergie de son caractère et la facilité avec
laquelle il savait se couvrir du masque de toutes les vertus
devaient lui assurer de la part de mon père un degré de confiance
dont il n'était pas probable que la bonne foi ou la reconnaissance
l'empêchât d'abuser. Cette commission que le devoir m'imposait
était fort délicate, surtout dans ma position, puisque la défaveur
que je chercherais à jeter sur Rashleigh pourrait être attribuée à
la jalousie ou au dépit de lui voir prendre ma place dans les
bureaux et dans le coeur de mon père. Cependant, comme cette
lettre était absolument nécessaire pour prévenir de funestes
conséquences, et que d'ailleurs je connaissais la prudence et la
discrétion d'Owen à qui j'étais décidé de l'adresser, je
m'empressai de l'écrire et l'envoyai à la poste par la première
occasion.

Quand je revis Rashleigh, il parut comme moi se tenir sur ses
gardes et être disposé à éviter tout prétexte de dispute. Il se
doutait que la conversation que j'avais eue avec miss Vernon ne
lui avait pas été favorable, quoiqu'il ne pût pas savoir qu'elle
m'eût révélé l'infamie de ses procédés et du projet qu'il avait
conçu. Pendant le peu de jours qu'il resta encore à Osbaldistone-
Hall, je remarquai deux circonstances qui me frappèrent. La
première, c'est la facilité presque incroyable avec laquelle il
apprit les principes élémentaires nécessaires à sa nouvelle
profession; principes qu'il étudiait sans relâche, faisant de
temps en temps parade de ses progrès, comme pour me montrer qu'il
trouvait bien léger le fardeau que je ne m'étais pas cru capable
de soutenir. La seconde circonstance remarquable, c'est que,
malgré tout ce que miss Vernon m'avait dit de Rashleigh, ils
avaient souvent ensemble de longues conférences dans la
bibliothèque, quoiqu'ils se parlassent à peine lorsqu'ils étaient
avec nous, et qu'il ne parût pas régner entre eux plus d'intimité
qu'à l'ordinaire.

Quand le jour du départ de Rashleigh fut arrivé, son père reçut
ses adieux avec indifférence, ses frères avec la joie mal déguisée
d'écoliers qui voient partir leur précepteur et qui éprouvent un
plaisir qu'ils n'osent pas manifester, et moi-même avec une froide
politesse. Lorsqu'il s'approcha de miss Vernon pour l'embrasser,
elle recula d'un air fier et dédaigneux, mais elle lui tendit la
main en lui disant: -- Adieu, Rashleigh; le ciel vous récompense
du bien que vous avez fait et vous pardonne le mal que vous avez
médité.

-- _Amen, _ma belle cousine, reprit-il avec un air de contrition
qu'il avait pris, je crois, au séminaire de Saint-Omer[41]: heureux
celui dont les bonnes intentions ont mûri, et dont les mauvaises
intentions sont mortes en fleur!

Il partit en prononçant ces mots. -- Le parfait hypocrite! me dit
miss Vernon lorsque la porte se fut refermée sur lui. Quelle
ressemblance extérieure il peut y avoir entre ce que nous
méprisons et ce que nous chérissons le plus!

J'avais chargé Rashleigh d'une lettre pour mon père et de quelques
lignes pour Owen, indépendamment de la lettre particulière dont
j'ai parlé et que j'avais cru plus prudent d'envoyer par la poste.
Dans ces épîtres, il eût été naturel que je fisse entendre à mon
père et à mon ami que je ne retirais d'autre profit de mon séjour
chez mon oncle que d'apprendre la chasse, et d'oublier au milieu
des laquais et des valets d'écurie les connaissances ou les
talents que je pouvais avoir. Il eût été naturel que j'exprimasse
l'ennui et le dégoût que j'éprouvais à me trouver parmi des êtres
qui ne s'occupaient que de chiens et de chevaux; que je me
plaignisse de l'intempérance habituelle de la famille et des
persécutions de sir Hildebrand pour me faire suivre son exemple.

Ce dernier point surtout n'eût pas manqué de faire prendre
l'alarme à mon père, dont la tempérance était la première vertu;
et toucher cette corde, c'eût été certainement m'ouvrir les portes
de ma prison et abréger mon exil, ou du moins m'assurer un
changement de résidence; et cependant il est très vrai que je ne
dis pas un seul mot de tout cela dans les lettres que j'écrivais à
mon père et à Owen. Osbaldistone-Hall eût été Athènes dans toute
sa gloire et dans toute sa splendeur, il eût été peuplé de héros,
de sages, de poètes, que je n'aurais pas témoigné moins d'envie de
le quitter.

Pour peu qu'il vous reste encore quelque étincelle du feu et de
l'enthousiasme de la jeunesse, mon cher Tresham, il vous sera
facile d'expliquer mon silence. L'extrême beauté de miss Vernon,
dont elle tirait si peu vanité, sa situation romanesque et
mystérieuse, les malheurs qu'elle paraissait avoir essuyés et qui
la poursuivaient encore, le courage avec lequel elle les
supportait, ses manières plus franches que ne le sont
ordinairement celles de son sexe, mais prouvant par là même
l'innocence et la candeur de son âme, et par-dessus tout la
distinction flatteuse dont elle m'honorait, tout se réunissait en
même temps pour exciter mon intérêt, piquer ma curiosité, exercer
mon imagination et flatter ma vanité. Je n'osais m'avouer à moi-
même tout l'intérêt qu'elle m'inspirait ni l'impression qu'elle
avait faite sur mon coeur. Nous lisions, nous nous promenions
ensemble: travaux, plaisirs, amusements, tout était commun entre
nous. Le cours d'études qu'elle avait été forcée d'interrompre
lors de sa rupture avec Rashleigh fut repris sous les auspices
d'un maître dont les vues étaient plus pures, quoique ses talents
fussent plus bornés.

Je n'étais pas en état de la diriger dans quelques études
profondes qu'elle avait commencées avec Rashleigh, et qui me
paraissaient convenir beaucoup mieux à un homme d'église qu'à une
femme. Je ne conçois pas non plus dans quel but il avait voulu
faire parcourir à Diana le labyrinthe obscur et sans issues qu'on
a cru devoir nommer philosophie, et le cercle des sciences
également abstraites, quoique plus certaines, des mathématiques et
de l'astronomie, à moins que ce ne fût pour confondre dans son
esprit la différence entre les sexes et l'habituer aux subtilités
de raisonnement dont il pouvait se servir ensuite pour l'amener à
ses vues. C'était dans le même esprit, quoique avec moins de
raffinement et de dissimulation, que les leçons de Rashleigh
avaient encouragé miss Vernon à se mettre au-dessus des
convenances et à dédaigner ces vaines formes dont son sexe
s'entoure comme d'un rempart. Il est vrai que, séparée de la
société des femmes, et n'ayant pas même une compagne auprès
d'elle, elle ne pouvait ni se régler sur l'exemple des autres ni
apprendre les règles ordinaires de conduite que l'usage prescrit à
son sexe. Mais telle était cependant sa modestie naturelle et la
délicatesse de son esprit pour distinguer ce qui est bien de ce
qui est mal, qu'elle n'eût jamais adopté d'elle-même les manières
hardies et cavalières qui m'avaient causé tant de surprise dans le
premier moment si on ne lui eût fait croire que le mépris des
formes ordinaires indiquait tout à la fois la supériorité du
jugement et la noble confiance de l'innocence. Son vil précepteur
avait sans doute ses intentions en minant ces remparts que la
réserve et la prudence élèvent autour de la vertu; mais ne
cherchons pas à découvrir tous ses crimes: il en a répondu depuis
longtemps devant le tribunal suprême.

Indépendamment des progrès que miss Vernon, dont l'esprit vif et
pénétrant comprenait aussitôt tout ce qu'on entreprenait de lui
expliquer, avait faits dans les sciences abstraites, je ne la
trouvais pas moins versée dans la littérature ancienne et moderne.
S'il n'était pas reconnu que les grands talents se perfectionnent
souvent d'autant plus vite qu'ils ont moins de secours à attendre
de ce qui les environne, il serait presque impossible de croire à
la rapidité des progrès de miss Vernon; ils semblaient encore plus
extraordinaires lorsque l'on comparait l'instruction qu'elle avait
puisée dans les livres à son entière ignorance du monde et de la
société. On eût dit qu'elle savait, qu'elle connaissait tout,
excepté ce qui se passait autour d'elle dans le monde, et je crois
que cette ignorance même sur les sujets les plus simples,
contrastant d'une manière si frappante avec les connaissances
étendues qu'elle possédait, était ce qui rendait sa conversation
si piquante et fixait l'attention sur tout ce qu'elle disait; car
il était impossible de prévoir si le mot qu'elle allait prononcer
montrerait la plus fine pénétration ou la plus profonde
singularité. Se trouver sans cesse avec un objet aussi aimable,
aussi intéressant, et vivre avec elle dans la plus grande
intimité, c'était une situation bien critique à mon âge, quoique
je cherchasse à m'en dissimuler le danger.

Chapitre XIV.

Ce n'est point un prestige!
Une vive lumière
De sa fenêtre éclaire les vitraux
À minuit! dans ces lieux!
Quel est donc ce mystère?...

_Ancienne ballade._



La vie que nous menions à Osbaldistone-Hall était trop uniforme
pour mériter d'être décrite. Diana Vernon et moi nous consacrions
la plus grande partie de notre temps à l'étude; le reste de la
famille passait toute la journée à la chasse, et quelquefois nous
allions les rejoindre. Mon oncle faisait tout par habitude, et par
habitude aussi il s'accoutuma si bien à ma présence et à mon genre
de vie qu'après tout je crois qu'il m'aimait tel que j'étais.
J'aurais pu sans doute acquérir plus facilement ses bonnes grâces
si j'avais employé pour cela les mêmes artifices que Rashleigh,
qui se prévalant de l'aversion de son père pour les affaires,
s'était insinué insensiblement dans l'administration de ses biens.
Mais, quoique je prêtasse volontiers à mon oncle les secours de ma
plume et de mes connaissances en arithmétique toutes les fois
qu'il désirait écrire une lettre à un voisin ou régler un compte
avec un fermier, cependant je ne voulais point, par délicatesse,
me charger entièrement du maniement de ses affaires, de sorte que
le bon chevalier, tout en convenant que le neveu Frank était un
garçon habile et zélé, ne manquait jamais de remarquer en même
temps qu'il n'aurait pas cru que Rashleigh lui fût aussi
nécessaire.

Comme il est très désagréable de demeurer dans une famille et
d'être mal avec les membres qui la composent, je fis quelques
efforts pour gagner l'amitié de mes cousins. Je changeai mon
chapeau à ganse d'or pour une casquette de chasse; on m'en sut
gré. Je domptai un jeune cheval avec une assurance qui me fit
faire un grand pas dans les bonnes grâces de la famille. Deux ou
trois paris perdus à propos contre Dick et une ou deux bouteilles
vidées avec Percy me concilièrent enfin l'amitié de tous les
jeunes squires, à l'exception de Thorncliff.

J'ai déjà parlé de l'éloignement qu'avait pour moi ce jeune homme,
qui, ayant un peu plus de bon sens que ses frères, avait aussi un
plus mauvais caractère. Brusque, ombrageux et querelleur, il
semblait mécontent de mon séjour à Osbaldistone-Hall et voyait
d'un oeil envieux et jaloux mon intimité avec Diana Vernon, qui,
par suite d'un certain pacte de famille, lui était destinée pour
épouse. Dire qu'il l'aimait, ce serait profaner ce mot; mais il la
regardait en quelque sorte comme sa propriété et ne voulait pas,
pour employer son style, qu'on vînt chasser sur ses terres.
J'essayai plusieurs fois d'amener Thorncliff à une réconciliation;
mais il repoussa mes avances d'une manière à peu près aussi
gracieuse que celle d'un dogue qui gronde sourdement et semble
prêt à mordre lorsqu'un étranger veut le caresser. Je l'abandonnai
donc à sa mauvaise humeur et ne me donnai plus la peine de
chercher à l'apaiser.

Telle était ma situation à l'égard des différents membres de la
famille; mais je dois parler aussi d'un autre habitant du château
avec lequel je causais de temps en temps: c'était André
Fairservice, le jardinier, qui, depuis qu'il avait découvert que
j'étais protestant, ne me laissait jamais passer sans m'ouvrir
amicalement sa tabatière écossaise. Il trouvait plusieurs
avantages à me faire cette politesse: d'abord, elle ne lui coûtait
rien, car je ne prenais jamais de tabac; et ensuite c'était une
excellente excuse pour André, qui aimait assez à interrompre de
temps en temps son travail pour se reposer pendant quelques
minutes sur sa bêche, mais surtout pour trouver, dans les courtes
pauses que je faisais près de lui, une occasion de débiter les
nouvelles qu'il avait apprises, ou les remarques satiriques que
son humeur caustique lui suggérait.

-- Je vous dirai donc, monsieur, me répéta-t-il un soir avec l'air
d'importance qu'il ne manquait jamais de prendre lorsqu'il avait
quelque grande nouvelle à m'annoncer; je vous dirai donc que j'ai
été ce matin à Trinlay-Knowe.

-- Eh bien, André, vous avez sans doute appris quelque nouvelle au
cabaret?

-- Je ne vais jamais au cabaret, Dieu m'en préserve...! c'est-à-
dire, à moins qu'un voisin ne me régale; car, pour y aller et
mettre soi-même la main à la poche, la vie est trop dure et
l'argent trop difficile à gagner Mais j'étais allé, comme je
disais, à Trinlay-Knowe pour une petite affaire que j'ai avec la
vieille Marthe Simpson qui a besoin d'un quart de boisseau de
poires; et il en restera encore plus qu'ils n'en mangeront au
château. Pendant que nous étions à conclure notre petit marché,
voilà que Patrick Macready, le _marchand voyageur, _vint à entrer.

-- Le colporteur, voulez-vous dire?

-- Oh! tout comme il plaira à Votre Honneur de l'appeler; mais
c'est un métier honorable et lucratif... Patrick est tant soit peu
mon cousin, et nous avons été charmés de la rencontre.

-- Et vous avez vidé ensemble un pot d'ale, sans doute, André?...
Car, au nom du ciel, abrégez votre histoire.

-- Attendez donc, attendez donc! Vous autres du midi vous êtes
toujours si pressés! Donnez-moi le temps de respirer; c'est
quelque chose qui vous concerne, et vous devez prendre patience...
Un pot de bière! du diable si Patrick offrit de m'en payer un;
mais la vieille Simpson nous donna à chacun une jatte de lait et
une de ses galettes si dures. Ah! vive les bonnes galettes
d'Écosse! Nous étant assis, nous nous mîmes à causer de chose et
d'autre.

-- De grâce, soyez bref, André. Dites-moi vite les nouvelles, si
vous en avez à m'apprendre; je ne puis pas rester ici toute la
nuit.

-- Eh bien donc, les gens de Londres sont tous _clean wud _au
sujet de ce petit tour qu'on a joué ici.

-- Clean wood _(bois clair) _qu'est-ce cela?[42]

-- Oh! c'est-à-dire qu'ils sont fous, fous à lier, sens dessus
dessous, le diable est sur Jack Wabster.

-- Mais qu'est-ce que tout cela signifie? ou qu'ai-je à faire avec
le diable et Jack Wabster?

-- Hum! dit André d'un air fort mystérieux, au sujet de cette
valise...

-- Quelle valise? expliquez-vous!

-- La valise de Morris, qu'il dit avoir perdue là-bas. Mais si ce
n'est pas l'affaire de Votre Honneur, ce n'est pas non plus la
mienne, et je ne veux pas perdre cette belle soirée.

Et, saisi tout à coup d'un violent accès d'activité, André se
remit à bêcher de plus belle.

Ma curiosité, comme le fin matois l'avait prévu, était alors
excitée; mais, ne voulant pas lui laisser voir l'intérêt que je
prenais à cette affaire, j'attendis que son bavardage le ramenât
sur le sujet qu'il venait de quitter. André continua à travailler
avec ardeur, parlant par intervalles, mais jamais au sujet des
nouvelles de M. Macready; et je restais à l'écouter, le maudissant
du fond du coeur, mais voulant voir en même temps jusqu'à quel
point son esprit de contradiction l'emporterait sur la
démangeaison qu'il avait de me raconter la fin de son histoire.

-- Je vais planter des asperges et semer ensuite des haricots. Il
faut bien qu'ils aient quelque chose au château pour leurs
estomacs de pourceaux; grand bien leur fasse. -- Et quel fumier
l'intendant m'a remis! il faudrait qu'il y eût au moins de la
paille d'avoine, et ce sont des cosses de pois sèches; mais chacun
fait ici à sa tête, et le chasseur entre autres vend, je crois
bien, la meilleure litière de l'écurie: cependant il faut profiter
de ce samedi soir; car, s'il y a un beau jour sur sept, vous êtes
sûr que c'est le dimanche. -- Néanmoins ce beau temps peut durer
jusqu'à lundi matin, -- et à quoi bon m'épuiser ainsi de fatigue?
Allons-nous-en, car voilà leur couvre-feu, comme ils appellent
leur cloche.

André enfonça sa bêche dans la terre et, me regardant avec l'air
de supériorité d'un homme qui sait une nouvelle importante qu'il
peut taire ou communiquer à son gré, il rabattit les manches de sa
chemise et alla chercher sa veste qu'il avait soigneusement pliée
sur une couche voisine.

-- Il faut bien que je me résigne, pensai-je en moi-même, et que
je me décide à entendre l'histoire de M. Fairservice, de la
manière qu'il lui plaira de me la raconter. Eh bien! André, lui
dis-je, quelles sont donc ces nouvelles que vous avez apprises de
votre cousin le marchand ambulant?

-- Oh! colporteur, voulez-vous dire, reprit André d'un air de
malice, mais appelez-les comme vous voudrez, ils sont d'une grande
utilité dans un pays où les villes sont aussi rares que dans ce
Northumberland. Il n'en est pas de même de l'Écosse; aujourd'hui,
il y a le royaume de Fife, par exemple. Eh bien, d'un bout à
l'autre, à droite, à gauche, on ne voit que de gros bourgs qui se
touchent l'un l'autre et se tiennent en rang d'oignons, de sorte
que tout le comté semble ne faire qu'une seule cité. Kirkcaldy,
par exemple, la capitale, est plus grande qu'aucune ville
d'Angleterre.[43]

-- Oh! je n'en doute pas. Mais vous parliez tout à l'heure de
nouvelles de Londres, André?

-- Oui, reprit André; mais je croyais que Votre Honneur ne se
souciait pas de les apprendre. Patrick Macready dit donc, ajouta-
t-il en faisant une grimace qu'il prenait sans doute pour un
sourire malin, qu'il y a eu du tapage à Londres dans leur
_Parliament House[44], _au sujet du vol fait à ce Morris, si c'est
bien son nom.

-- Dans le parlement, André? Et à quel propos?

-- C'est justement ce que je demandais à Patrick. Pour ne rien
cacher à Votre Honneur, Patrick, lui disais-je, que diable
avaient-ils donc à démêler avec cette valise? Quand nous avions un
parlement en Écosse (la peste étouffe ceux qui nous l'ont ôté), il
faisait des lois pour le pays et ne venait jamais mettre son nez
dans les affaires qui regardaient les tribunaux ordinaires; mais
je crois, Dieu me préserve! qu'une femme renverserait la marmite
de sa voisine, qu'ils voudraient la faire comparaître devant leur
parlement de Londres. C'est, ai-je dit, être tout aussi sot que
notre vieux fou de laird ici et ses imbéciles de fils avec leurs
chiens, leurs chevaux, leurs cors, et courant tout un jour après
une bête qui ne pèse pas six livres quand ils l'ont attrapée.

-- Admirablement raisonné, André, repris-je pour l'amener à une
explication plus étendue; et que disait Patrick?

-- Oh! m'a-t-il dit, que peut-on attendre de mieux de ces
brouillons d'Anglais? Mais, quant au vol, il paraît que pendant
qu'ils se chamaillaient entre whigs et tories, et se disaient de
gros mots comme des manants, voilà qu'il se lève un homme à
longues paroles qui dit qu'au nord de l'Angleterre il n'y a que
des jacobites (et il ne se trompait guère); qu'ils étaient presque
en guerre ouverte; qu'un messager du roi avait été arrêté sur la
grande route; que les premières familles du Northumberland y
avaient prêté les mains; et que... est-ce que je sais, moi? qu'on
lui avait pris beaucoup d'argent, et puis des papiers importants,
et puis bien d'autres choses; et que, quand le messager avait
voulu aller se plaindre chez le juge de paix de l'endroit, il
avait trouvé ses deux voleurs attablés avec lui, mon Dieu! ni plus
ni moins que compères et compagnons, et qu'à force de manigances
et de menaces ils l'avaient forcé à se rétracter, et enfin qu'au
bout du compte l'honnête homme qui avait été volé s'était empressé
de quitter le pays, dans la crainte qu'il ne lui arrivât pire.

-- Tout cela est-il bien vrai, André?

-- Patrick jure que c'est aussi vrai qu'il est vrai que sa mesure
a une aune de long, Dieu me préserve! Mais, pour en revenir à
notre affaire, quand le parleur eut fini sa harangue, on demanda à
grands cris les noms de l'homme volé, des voleurs et du juge, et
il nomma Morris, et votre oncle, et M. Inglewood, et d'autres
personnes encore, ajouta André en me regardant malignement. Et
puis après, un autre dragon se leva et demanda comme ça si l'on
devait mettre en accusation les seigneurs les plus huppés du
royaume sur la déposition d'un poltron qui avait été cassé à la
tête de son régiment pour s'être enfui au milieu d'une bataille et
avoir passé en Flandre; et il dit qu'il était probable que toute
cette histoire avait été concertée entre le ministre et lui, avant
tant seulement qu'il eût quitté Londres. Alors ils firent venir
Morris à la..., la barre je crois qu'ils disent, et ils voulurent
le faire parler; mais bah! il avait tant de peur qu'on ne revînt
sur l'affaire de sa désertion que Patrick dit qu'il avait l'air
d'un déterré plutôt que d'un vivant; et il fut impossible d'en
tirer deux mots de suite, tant il avait été effrayé de tous leurs
clabaudages! Il faut que sa tête ne vaille guère mieux qu'un navet
gelé, car du diable, Dieu me préserve! si tout ça eût empêché
André Fairservice de dire ce qu'il avait sur le coeur!

-- Et comment cette affaire finit-elle, André? Votre ami l'a-t-il
su?

-- S'il l'a su! Il a différé son voyage d'une semaine afin de
pouvoir apporter les nouvelles à ses pratiques. Le gaillard qui
avait parlé le premier commença à déchanter un peu et dit que,
quoiqu'il crût que l'homme avait été volé, il convenait pourtant
qu'il avait pu se tromper sur les particularités du vol. Le
gaillard du parti contraire riposta qu'il lui importait peu que
Morris eût été volé ou volaille[45], pourvu qu'on n'attaquât pas
l'honneur des principaux gentilshommes du Northumberland. Et voilà
ce qu'ils appellent s'expliquer. L'un cède un brin, l'autre une
miette, et les revoilà tous amis. Vous croyez peut-être que c'est
fini à présent? Eh bien, pas du tout. Est-ce que la chambre des
lords, après la chambre des communes, n'a pas voulu s'en mêler
aussi? Dans notre pauvre parlement d'Écosse, les pairs, les
représentants, tout cela siégeait ensemble, et il n'y avait pas
besoin de baragouiner deux fois la même affaire. Mais tant il y a
qu'à Londres ils recommencèrent tout dans l'autre chambre, comme
si de rien n'était. Dans cette chambre-là, il y en eut un qui
s'avisa de dire qu'il y avait un Campbell qui était impliqué dans
le vol et qui avait montré pour sa justification un certificat
signé du duc d'Argyle. Quand le duc entendit ça, vous sentez bien
qu'il prit feu dans sa barbe. Il dit que tous les Campbell étaient
de braves et honnêtes gens, comme le vieux sir John Groeme. Or,
maintenant, si Votre Honneur n'est pas parent du tout avec les
Campbell pas plus que moi, autant que je puis connaître ma race,
je lui dirai ce que j'en pense.

-- Vous pouvez être sûr que je n'ai aucun lien de parenté avec les
Campbell.

-- Oh! alors, nous pouvons en parler tranquillement entre nous. Il
y a du bien et du mal sur ce nom de Campbell comme sur tous les
noms. Mais ce Mac-Callum-More a du crédit et souffle le froid et
le chaud, n'appartenant à aucun parti; de sorte que personne ne se
soucie là-bas à Londres de se quereller avec lui. On traita donc
de calomnie l'histoire de Morris, et s'il n'avait pas pris ses
jambes à son cou, il est probable qu'il eût été prendre l'air sur
le pilori pour avoir fait une fausse déposition.

En disant ces mots, l'honnête André rassembla ses bêches, ses
râteaux et ses autres instruments de jardinage, et les jeta dans
une brouette qu'il se disposa à traîner du côté de la serre, mais
assez lentement pour me laisser le temps de lui faire toutes les
questions que je pouvais désirer. Voyant que j'avais affaire à un
malin drôle, je crus qu'il fallait bannir tout mystère avec lui et
lui dire la chose telle qu'elle était, de peur que ma réserve ne
lui inspirât des soupçons et ne fût pour moi la source de nouveaux
désagréments.

-- J'aimerais à voir votre compatriote, André. Vous avez sans
doute entendu dire que j'avais été compromis par l'impertinente
folie de ce Morris (André me répondit par une grimace très
significative), et je désirerais voir, s'il était possible, votre
cousin le marchand pour lui demander des détails encore plus
circonstanciés de ce qu'il a appris à Londres.

-- Oh! rien de plus aisé, reprit André; je n'ai qu'à faire
entendre à mon cousin que vous avez besoin d'une ou deux paires de
bas, et il sera ici en moins de rien.

-- Oh! oui, assurez-le que je serai une bonne pratique; et, comme
vous disiez, la nuit est calme et belle, je me promènerai dans le
jardin jusqu'à ce qu'il vienne. La lune va bientôt se lever. Vous
pouvez l'amener à la petite porte de derrière, et, en attendant,
j'aurai le plaisir de contempler les arbres et les gazons au clair
de la lune.

-- Très vrai, très vrai. C'est ce que j'ai souvent dit; un chou-
fleur est si brillant au clair de lune qu'il ressemble à une dame
parée de diamants.

À ces mots, André Fairservice partit tout joyeux. Il avait plus
d'un mille à faire, et il entreprit cette course avec le plus
grand plaisir, pour procurer à son cousin la vente de quelques-uns
des articles de son commerce, quoiqu'il soit probable qu'il n'eût
pas donné six pence pour le régaler d'un pot de bière. La bonne
volonté d'un Anglais se serait manifestée de la manière opposée,
pensai-je en moi-même en parcourant les longs sentiers bordés
d'ifs et de houx qui coupaient l'antique jardin d'Osbaldistone-
Hall.

Lorsque je fus au bout de l'allée qui conduisait au château,
j'aperçus de la lumière dans la bibliothèque, dont les fenêtres
donnaient sur le jardin. Je n'en fus pas surpris, car je savais
que miss Vernon s'y rendait souvent le soir, quoique par
délicatesse je m'imposasse la contrainte de ne jamais aller l'y
rejoindre. Dans un moment où le reste de la famille était livré à
ses orgies ordinaires, nos entrevues auraient été réellement des
tête-à-tête. Le matin, c'était différent. Il entrait souvent dans
la bibliothèque des domestiques qui venaient ou chercher quelques
livres pour bourrer les fusils des jeunes squires, ou apporter à
Diana quelque message de la part de sir Hildebrand. En un mot,
jusqu'au dîner la bibliothèque était une espèce de terrain neutre
qui, quoique peu fréquenté, pouvait cependant être regardé comme
un point de réunion générale. Il n'en était pas de même dans la
soirée; et, élevé dans un pays où l'on a beaucoup d'égards pour
les bienséances, je désirais les observer d'autant plus
strictement que miss Vernon y faisait moins d'attention. Je lui
fis donc comprendre, avec tous les ménagements possibles, que,
lorsque nous lisions ensemble le soir, la présence d'un tiers
serait convenable.

Miss Vernon commença par rire, puis rougit, et elle était prête à
se fâcher; mais, changeant tout à coup d'idée: -- Je crois que
vous avez raison, me dit-elle, et quand je serai dans mes jours de
grande ardeur pour le travail, j'engagerai la vieille Marthe à
venir prendre ici une tasse de thé avec moi, pour me servir de
paravent.

Marthe, la vieille femme de charge, avait le même goût que toute
la famille. Elle préférait un bon verre de vin à tout le thé de la
Chine. Cependant, comme il n'y avait alors que les personnes comme
il faut qui prissent du thé, cette invitation flattait la vanité
de Marthe, et elle nous tenait quelquefois compagnie. Du reste,
tous les domestiques évitaient d'approcher de la bibliothèque
après le coucher du soleil, parce que deux ou trois des plus
poltrons disaient avoir entendu du bruit dans cette partie de la
maison lorsque tout le monde était couché, et les jeunes squires
eux-mêmes étaient loin de désirer d'entrer le soir dans cette
redoutable enceinte.

L'idée que la bibliothèque avait été pendant longtemps l'endroit
où Rashleigh se tenait de préférence et qu'une porte secrète
communiquait de cette chambre dans l'appartement isolé qu'il avait
choisi pour lui-même augmentait les terreurs, bien loin de les
diminuer. Les relations étendues qu'il avait dans le monde, son
instruction, ses connaissances, qui embrassaient toute espèce de
sciences, quelques expériences de physique qu'il avait faites pour
s'amuser étaient pour des esprits de cette trempe des raisons
suffisantes pour le croire en rapport avec les esprits. Il savait
le grec, le latin et l'hébreu, et en conséquence, comme
l'exprimait dans sa frayeur le cousin Wilfred, il ne pouvait pas
avoir peur des esprits, des fantômes ou du diable. Les domestiques
soutenaient qu'ils l'avaient entendu parler haut dans la
bibliothèque lorsque tout le monde était couché dans le château,
qu'il passait la nuit à veiller avec des revenants et le matin à
dormir, au lieu d'aller conduire la meute comme un vrai
Osbaldistone.

Tous ces bruits absurdes m'avaient été répétés en confidence, et
l'air de bonhomie et de crédulité du narrateur m'avait souvent
beaucoup diverti. Je méprisais souverainement ces contes
ridicules; mais l'extrême solitude à laquelle cette chambre
redoutée était condamnée tous les soirs après le couvre-feu était
pour moi une raison de ne pas m'y rendre lorsqu'il plaisait à miss
Vernon de s'y retirer.

Pour résumer ce que je disais, je ne fus pas surpris de voir de la
lumière dans la bibliothèque; mais je ne pus m'empêcher d'être
étonné de voir l'ombre de deux personnes qui passaient entre la
lumière et la première fenêtre. Je crus m'être trompé et avoir
pris l'ombre de Diana pour une seconde personne. Mais non, les
voilà qui passent devant la seconde croisée; ce sont bien deux
personnes distinctes. Elles disparaissent encore, et voilà que
leur ombre se dessine encore sur la troisième fenêtre, puis sur la
quatrième. Qui peut être à cette heure avec Diana? Les deux ombres
repassèrent successivement devant chaque croisée, comme pour me
convaincre que je ne me trompais pas; après quoi les lumières
furent éteintes, et tout rentra dans l'obscurité.

Quelque futile que fût cette circonstance, je restai longtemps
sans pouvoir la bannir de mon esprit. Je ne me permettais pas même
de supposer que mon amitié pour miss Vernon allât jusqu'à la
jalousie. Cependant je ne puis exprimer le déplaisir que
j'éprouvai en songeant qu'elle accordait à quelqu'un des
entretiens particuliers, à une heure et dans un lieu où j'avais eu
la délicatesse de lui dire qu'il n'était pas convenable qu'elle me
reçût.

-- Imprudente et incorrigible Diana, disais-je en moi-même, folle
qui as fermé l'oreille à tous les bons avis! J'ai été trompé par
la simplicité de ses manières; et je suis sûr qu'elle prend ces
formes de franchise comme elle mettrait un bonnet de paille si
c'était la mode, pour faire parler d'elle. Je crois vraiment que
malgré son excellent jugement la société de cinq à six rustauds
pour jouer au wisk lui ferait un plus sensible plaisir qu'Arioste
lui-même s'il revenait au monde.

Ce qui ajoutait encore à l'amertume de ces réflexions, c'est que,
m'étant décidé à montrer à Diana la traduction en vers des
premiers chants de l'Arioste, je l'avais priée d'inviter Marthe à
venir ce soir-là prendre le thé avec elle, et que miss Vernon
m'avait demandé de remettre cette partie à un autre jour,
alléguant quelque excuse qui m'avait semblée assez frivole. Je
cherchais à expliquer ces différentes circonstances, lorsque
j'entendis ouvrir la petite porte de derrière du jardin. C'était
André qui rentrait: son compatriote, pliant sous le poids de sa
balle, marchait derrière lui.

Je trouvai dans Macready un Écossais malin et intelligent, grand
marchand de nouvelles tant par inclination que par état. Il me fit
le récit exact de ce qui s'était passé dans la chambre des
communes et dans celle des pairs relativement à l'affaire de
Morris, dont on s'était servi comme d'une pierre de touche pour
connaître l'esprit du parlement. Il m'apprit, comme André me
l'avait fait entendre, que le ministère, ayant eu le dessous,
avait été obligé de renoncer au projet d'appuyer un rapport qui
compromettait des personnes de distinction, et qui n'était fait
que par un individu sans aucun droit à la confiance, et qui
d'ailleurs se contredisait à chaque instant dans la manière de
raconter son histoire. Macready me fournit même un exemplaire d'un
journal imprimé qui contenait la substance des débats; et il me
remit aussi une copie du discours du duc d'Argyle, en ayant
apporté plusieurs pour les vendre à ses partisans en Écosse. Le
journal ne m'apprit rien de nouveau, et ne servit qu'à me
confirmer ce que m'avait dit l'Écossais; le discours du duc,
quoique éloquent et énergique, contenait principalement l'éloge de
sa famille et de son clan, avec quelques compliments non moins
sincères, quoique plus modérés, qu'il prit occasion de s'adresser
à lui-même. Je ne pus savoir si ma réputation avait été
directement compromise, quoique je comprisse bien que l'honneur de
la famille de mon oncle l'était fortement; car Morris avait
déclaré en plein parlement que Campbell était l'un des deux
voleurs et qu'il avait eu l'impudence d'aller déposer lui-même en
faveur d'un M. Osbaldistone, qui était son complice, et dont, de
connivence avec le juge, il avait procuré l'élargissement en
forçant l'accusateur à se désister de ses poursuites. Cette partie
de l'histoire de Morris s'accordait avec mes propres soupçons, qui
s'étaient portés sur Campbell depuis l'instant où je l'avais vu
paraître chez le juge Inglewood. Tourmenté à l'excès du tour
qu'avait pris cette surprenante affaire, je renvoyai les deux
Écossais, après avoir acheté quelques bagatelles à Macready, et je
me retirai dans ma chambre pour considérer ce que je devais faire
pour défendre ma réputation aussi publiquement attaquée.

Chapitre XV.

D'où viens-tu? Que fais-tu parmi nous?

MILTON.



Après avoir passé la nuit à méditer sur la nouvelle que j'avais
reçue, je crus d'abord devoir retourner à Londres en toute
diligence et repousser la calomnie par ma présence; mais je
réfléchis ensuite que je ne ferais peut-être qu'ajouter au
ressentiment de mon père, qui était absolu dans ses décisions sur
tout ce qui concernait sa famille. Son expérience le mettait en
état de me tracer la conduite que je devais tenir, et ses
relations avec les whigs les plus puissants lui donnaient la
facilité de me faire rendre justice. Toutes ces raisons me
décidèrent à écrire à mon père les différentes circonstances de
mon histoire; et, quoiqu'il y eût près de dix milles jusqu'à la
poste la plus voisine, je résolus d'y porter moi-même ma lettre,
pour être sûr qu'elle ne serait pas égarée.

Il me semblait extraordinaire que, quoiqu'il se fût déjà écoulé
plusieurs mois depuis mon départ de Londres et que Rashleigh eût
déjà écrit à sir Hildebrand pour lui apprendre son heureuse
arrivée et la réception amicale que son oncle lui avait faite, je
n'eusse encore reçu aucune lettre ni d'Owen ni de mon père. Tout
en admettant que ma conduite avait pu être blâmable, il me
semblait que je ne méritais pas d'être aussi complètement oublié.
À la fin de la lettre que j'écrivis à mon père relativement à
l'affaire de Morris, je ne manquai pas de témoigner le plus vif
désir qu'il m'honorât de quelques lignes de réponse, ne fût-ce que
pour me donner ses conseils dans une circonstance trop délicate
pour que je me permisse de prendre un parti avant de connaître ses
intentions. Ne me sentant pas le courage de solliciter mon rappel
à Londres, je cachai sous le voile de la soumission aux volontés
de mon père les véritables raisons qui me faisaient désirer de
rester à Osbaldistone-Hall et me bornai à demander la permission
de venir passer quelques jours dans la capitale pour réfuter les
infâmes calomnies qu'on avait fait circuler si publiquement contre
moi. Après avoir terminé mon épître, dont la composition me coûta
d'autant plus de peine que j'étais combattu entre le désir de
rétablir ma réputation et le regret de quitter momentanément le
lieu actuel de ma résidence, j'allai porter moi-même ma lettre à
la poste, comme je me l'étais proposé. Je fus bien récompensé de
la peine que j'avais prise; j'y trouvai une lettre à mon adresse,
qui ne me serait parvenue que plus tard. Elle était de mon ami
Owen, et contenait ce qui suit:

«Mon cher M. Francis,

Je vous accuse réception de votre lettre du 10 courant, qui m'a
été remise par M. Rashleigh Osbaldistone, et j'ai pris bonne note
du contenu. J'aurai pour monsieur votre cousin toutes les
attentions possibles; et je l'ai déjà mené voir la Bourse et la
Banque. Il paraît être sobre, rangé et studieux; il sait fort bien
l'arithmétique et connaît la tenue des livres. J'aurais désiré
qu'une autre personne que moi eût dirigé ses études vers cette
partie; mais la volonté de Dieu soit faite! Comme l'argent peut
être utile dans le pays où vous êtes, je prends la confiance de
vous adresser ci-joint une lettre de change de cent livres
sterling[46], à six jours de vue, sur MM. Hooper et Girder, de
Newcastle, qui y feront honneur. Je suis, mon cher M. Francis,
avec le plus profond respect,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

JOSEPH OWEN.

_«Post-scriptum. _Veuillez m'accuser réception de la présente.
Votre père dit qu'il se porte comme à l'ordinaire; mais il est
bien changé.»

Après avoir lu ce billet, écrit avec la netteté qui distinguait le
bon Owen, je fus surpris qu'il n'y fit aucune mention de la lettre
particulière que je lui avais écrite dans la vue de lui faire
connaître le véritable caractère de Rashleigh. J'avais envoyé ma
lettre à la poste par un domestique du château, et je n'avais
aucune raison pour croire qu'elle ne fût point parvenue à son
adresse. Cependant, comme elle contenait des renseignements d'une
grande importance, tant pour mon père que pour moi, j'écrivis de
suite à Owen et récapitulai tout ce que je lui avais écrit
précédemment, en le priant de m'apprendre, par le retour du
courrier, si ma lettre lui était parvenue. Je lui accusai
réception de la lettre de change et lui promis d'en faire usage si
j'avais besoin d'argent. Il me semblait assez extraordinaire que
mon père laissât à son commis le soin de fournir à mes dépenses,
mais j'en conclus que c'était un arrangement fait entre eux.
D'ailleurs, quoi qu'il en fût, Owen était garçon, il était à son
aise et avait toujours eu pour moi beaucoup d'attachement: aussi
n'hésitai-je pas à accepter cette petite somme que j'étais résolu
de lui rendre sur les premiers fonds que je toucherais, en cas que
mon père ne l'en eût pas déjà remboursé. Un marchand, à qui le
maître de la poste m'adressa, me donna en or le montant de la
lettre de change sur MM. Hooper et Girder, de sorte que je
retournai à Osbaldistone-Hall beaucoup plus riche que je n'en
étais parti. Ce surcroît de finances venait fort à propos; car
l'argent que j'avais apporté de Londres commençait à diminuer
sensiblement, et j'avais toujours de temps en temps quelques
dépenses à faire qui n'eussent pas tardé à épuiser le fond de ma
bourse.

À mon retour au château j'appris que sir Hildebrand était allé
avec ses dignes rejetons à un petit hameau appelé Trinlay-Knowe
pour voir, comme me dit André, une douzaine de coqs se plumer
mutuellement la tête.

-- C'est un amusement bien barbare, André; vous n'en avez sans
doute pas de semblables en Écosse?

-- Non, non, Dieu me préserve! répondit André, à moins pourtant
que ce ne soit la veille de quelque grande fête; mais, au bout du
compte, ils peuvent faire tout ce qu'ils voudront à cette volaille
qui ne fait que gratter et que ratisser dans la cour, et vient,
sans crier gare, abîmer toutes mes plates-bandes. Dieu merci!
moins il y en aura, moins ce sera de peine pour les pauvres
jardiniers; mais, puisque vous voilà, dites-moi donc qui est-ce
qui laisse toujours la porte de cette tour ouverte? Maintenant que
M. Rashleigh est parti, ce ne peut pas être lui, j'espère.

La porte de la tour dont il parlait donnait sur le jardin et
conduisait à l'escalier tournant par lequel on montait à
l'appartement de M. Rashleigh. Cet appartement, ainsi que je l'ai
déjà dit, était comme isolé du reste du château et communiquait à
la bibliothèque par une porte secrète, et au reste de la maison
par un passage long et obscur. Un sentier fort étroit, bordé d'une
haie des deux côtés, conduisait de la porte de la tour à une
petite porte de derrière du jardin. Au moyen de ces
communications, Rashleigh, qui n'était presque jamais avec sa
famille, pouvait entrer et sortir quand il le voulait, sans être
obligé de passer par le château. Mais pendant son absence personne
ne descendait jamais par cet escalier, et c'est ce qui rendait
l'observation d'André remarquable.

-- Avez-vous souvent vu cette porte ouverte? lui demandai-je.

-- Souvent? Oh mon Dieu! oui. C'est-à-dire souvent, si vous
voulez, deux ou trois fois. À mon avis, il faut que ce soit ce
prêtre, le P. Vaughan, comme ils l'appellent: car, pour les
domestiques, ce ne sera pas eux que vous attraperez sur cet
escalier. Ah! bien oui, Dieu me préserve! ces païens ont trop peur
et des revenants et des brownies, et de toute l'engeance de
l'autre monde enfin. Le P. Vaughan se croit un être privilégié;
mais qui se met trop haut, on l'abaisse; je parierais bien que le
plus mauvais prêcheur de l'autre côté de la Tweed conjurerait un
esprit deux fois plus vite que lui avec son eau bénite et ses
cérémonies idolâtres. Tenez, à vous dire le vrai, je ne crois pas
non plus qu'il parle latin, bon latin, s'entend; car il a l'air de
ne pas me comprendre quand je lui dis les noms savants des
plantes.

Ce P. Vaughan partageait son temps et ses soins entre
Osbaldistone-Hall et cinq ou six maisons catholiques des environs;
je ne vous en ai encore rien dit, parce que j'avais eu peu
d'occasions de le voir. C'était un homme d'environ soixante ans,
de bonne famille, à ce que j'avais entendu dire, d'un extérieur
grave et imposant, et jouissant de la plus grande considération
parmi les catholiques du Northumberland, qui le regardaient comme
un homme juste et intègre. Cependant le P. Vaughan n'était pas à
l'abri de ces petites particularités qui distinguent son ordre. On
voyait répandu sur toute sa personne un air de mystère qui, à des
yeux protestants, dénonçait le métier de prêtre. Les _naturels
_d'Osbaldistone-Hall (car c'est ainsi qu'on aurait dû appeler les
habitants du château) avaient pour lui plus de respect que
d'affection. Il était évident qu'il condamnait leurs orgies, car
elles étaient interrompues en partie lorsque le prêtre passait
quelque temps au château. Sir Hildebrand lui-même s'imposait une
certaine contrainte dans ses discours et dans sa conduite, ce qui
peut-être rendait la présence du P. Vaughan plus gênante
qu'agréable.

Il avait cette adresse polie, insinuante et presque flatteuse,
particulière au clergé de sa religion, surtout en Angleterre où
les laïcs catholiques, retenus par des lois pénales et par les
restrictions de leur secte, et les recommandations de leurs
pasteurs, montrent une grande réserve, souvent même une vraie
timidité, dans la société des protestants; pendant que les
prêtres, privilégiés par leur ministère, et pouvant fréquenter les
personnes de toutes les croyances, sont ouverts, actifs, francs,
et habiles dans l'art d'obtenir une popularité qu'ils recherchent
avec ardeur.

Le P. Vaughan était une connaissance particulière de Rashleigh;
c'était à lui qu'il était particulièrement redevable de l'accueil
qu'il recevait au château, ce qui ne me donnait nulle envie de
cultiver sa connaissance; et comme, de son côté, il ne paraissait
pas fort jaloux de faire la mienne, les relations que nous avions
ensemble se bornaient à un simple échange de civilités. Il me
semblait assez naturel que M. Vaughan occupât la chambre de
Rashleigh lorsqu'il couchait par hasard au château, parce que
c'était la plus rapprochée de la bibliothèque, dans laquelle il
devait sans doute se rendre pour jouir du plaisir de la lecture.
Il était donc très probable que c'était sa lumière qui avait fixé
mon attention le soir précédent. Cette idée me conduisit
involontairement à me rappeler qu'il paraissait régner entre miss
Vernon et lui le même mystère qui caractérisait sa conduite avec
Rashleigh. Je ne lui avais jamais entendu prononcer le nom de
Vaughan, ni même en parler directement, à l'exception du premier
jour où je l'avais rencontrée et où elle m'avait dit que
Rashleigh, le vieux prêtre et elle-même étaient les seules
personnes du château avec lesquelles il fût possible de converser.
Cependant, quoiqu'elle ne m'eût point parlé depuis ce temps du P.
Vaughan, je remarquai que, toutes les fois qu'il venait au
château, miss Vernon semblait éprouver une espèce de terreur et
d'anxiété qui durait jusqu'à ce qu'ils eussent échangé deux ou
trois regards significatifs.

Quel que pût être le mystère qui couvrait les destinées de cette
belle et intéressante personne, il était évident que le P. Vaughan
le connaissait. Peut-être, me disais-je, c'est lui qui doit la
faire entrer dans son couvent, en cas qu'elle se refuse à épouser
un de mes cousins; et alors l'émotion que lui cause sa présence
s'explique naturellement.

Du reste, ils ne se parlaient pas souvent et ne paraissaient même
pas chercher à se trouver ensemble. Leur ligue, s'il en existait
une entre eux, était tacite et conventionnelle; elle dirigeait
leurs actions sans exiger le secours des paroles. Je me rappelais
pourtant alors que j'avais remarqué une ou deux fois le P. Vaughan
dire quelques mots à l'oreille de miss Vernon. J'avais supposé
dans le temps qu'ils avaient rapport à la religion, sachant avec
quelle adresse et quelle persévérance le clergé catholique cherche
à conserver son influence sur l'esprit de ses sectateurs; mais à
présent j'étais disposé à les croire relatifs à cet étonnant
mystère que je m'efforçais inutilement d'approfondir. Avait-il des
entrevues particulières avec miss Vernon dans la bibliothèque? et
s'il en avait, quel en était le motif? et pourquoi accordait-elle
toute sa confiance à un ami du perfide Rashleigh?

Toutes ces questions et mille autres semblables s'accumulaient en
foule dans mon esprit, et y excitaient un intérêt d'autant plus
vif qu'il m'était impossible de les éclaircir. J'avais déjà
commencé à soupçonner que l'amitié que je portais à miss Vernon
n'était pas tout à fait aussi désintéressée que je l'avais cru
dans le principe. Déjà je m'étais senti dévoré de jalousie en
apprenant que j'avais un Thorncliff pour rival, et j'avais relevé
avec plus de chaleur que je ne l'aurais dû, par égard pour miss
Vernon, les insultes indirectes qu'il cherchait à me faire. À
présent j'épiais la conduite de miss Vernon avec l'attention la
plus scrupuleuse, attention que je voulais en vain attribuer à la
simple curiosité. Malgré tous mes efforts et tous mes
raisonnements, ces indices n'annonçaient que trop bien l'amour,
et, tandis que ma raison ne voulait pas convenir qu'elle m'eût
laissé former un attachement aussi inconsidéré, elle ressemblait à
ces guides ignorants qui, après avoir égaré les voyageurs dans un
chemin qu'ils ne connaissent pas eux-mêmes, et dont ils ne savent
plus comment sortir, persistent à soutenir qu'il est impossible
qu'ils se soient trompés de route.

Chapitre XVI.

Il arriva qu'un jour à midi, comme j'allais sur mon canot, je
découvris très distinctement sur le sable les marques d'un pied nu
d'homme.

DE FOE, _Robinson Crusoé_.



Partagé entre la curiosité et la jalousie, je finis par observer
si minutieusement les regards et les actions de miss Vernon
qu'elle ne tarda pas à s'en apercevoir, malgré tous mes efforts
pour le cacher. La certitude que j'épiais à chaque instant sa
conduite semblait l'embarrasser, lui faire de la peine et la
contrarier tout à la fois. Tantôt on eût dit qu'elle cherchait
l'occasion de me témoigner son mécontentement d'une conduite qui
ne pouvait manquer de lui paraître offensante, après qu'elle avait
eu la franchise de m'avouer la position critique dans laquelle
elle se trouvait; tantôt elle semblait prête à descendre aux
prières; mais, ou le courage lui manquait, ou quelque autre raison
l'empêchait d'en venir à une explication. Son déplaisir ne se
manifestait que par des reparties, et ses prières expiraient sur
ses lèvres. Nous nous trouvions tous deux dans une position
relative assez singulière, étant par goût presque toujours
ensemble, et nous cachant mutuellement les sentiments qui nous
agitaient, moi ma jalousie, elle son mécontentement. Il régnait
entre nous de l'intimité sans confiance; d'un côté, de l'amour
sans espoir et sans but, et de la curiosité sans un motif
raisonnable; de l'autre, de l'embarras, du doute, et parfois du
déplaisir. Mais telle est la nature du coeur humain que je crois
que cette agitation de passions, entretenue par une foule de
petites circonstances qui nous forçaient, pour ainsi dire, à
penser mutuellement l'un à l'autre, contribuait encore à augmenter
l'attachement que nous nous portions. Mais, quoique ma vanité
n'eût pas tardé à découvrir que mon séjour à Osbaldistone-Hall
avait donné à Diana quelques raisons de plus pour détester le
cloître, je ne pouvais point compter sur une affection qui
semblait entièrement subordonnée aux mystères de sa singulière
position. Miss Vernon était d'un caractère trop résolu pour
permettre à l'amour de l'emporter sur son devoir; elle m'en donna
la preuve dans une conversation que nous eûmes ensemble à peu près
à cette époque.

Nous étions dans la bibliothèque dont je vous ai souvent parlé.
Miss Vernon, en parcourant un exemplaire de Roland le Furieux, fit
tomber une feuille de papier écrite à la main. Je voulus la
ramasser, mais elle me prévint.

-- Ce sont des vers, me dit-elle en jetant un coup d'oeil sur le
papier; puis-je prendre la liberté?... Oh! si vous rougissez, si
vous bégayez, je dois faire violence à votre modestie et supposer
que la permission est accordée.

-- C'est un premier jet, un commencement de traduction, une
ébauche qui ne mérite pas de vous occuper un seul instant;
j'aurais à craindre un arrêt trop sévère si j'avais pour juge une
personne qui entend aussi bien l'original et qui en sent aussi
bien les beautés.

-- Mon cher poète, reprit Diana, si vous voulez m'en croire,
gardez vos éloges et votre humilité pour une meilleure occasion;
car je puis vous certifier que tout cela ne vous vaudra pas un
seul compliment. Je suis, comme vous savez, de la famille
impopulaire des Francs-Parleurs, et je ne flatterais pas Apollon
pour sa lyre.

Elle lut la première stance, qui était à peu près conçue en ces
termes:

_Je chante la beauté, les chevaliers, les armes,_
_Les belliqueux exploits, l'amour et ses doux charmes_
_Je célèbre le siècle où des bords africains_
_Sous leur prince Agramant, guidés par la vengeance,_
_Les Maures, accourus dans les champs de la France,_
_Vinrent de nos chrétiens balancer les destins._
_Je veux chanter aussi Charlemagne, empereur,_
_La mort du vieux Trojan, et la fière valeur_
_Du paladin Roland dont la noble sagesse_
_S'éclipsa quand Médor lui ravit sa maîtresse._

_-- _En voilà beaucoup, dit-elle après avoir parcouru des yeux
la feuille de papier, et interrompant les plus doux sons qui
puissent frapper l'oreille d'un jeune poète, ses vers lus par
celle qu'il adore.

-- Beaucoup trop, sans doute, pour qu'ils méritent de fixer votre
attention, dis-je un peu mortifié en reprenant le papier qu'elle
cherchait à retenir. Cependant, ajoutai-je, enfermé dans cette
retraite et obligé de me créer des occupations, j'ai cru ne
pouvoir mieux employer mes moments de loisir qu'en continuant,
uniquement pour mon plaisir, la traduction de ce charmant auteur,
que j'ai commencée, il y a quelques mois, sur les rives de la
Garonne.

-- La question serait de savoir, dit gravement Diana, si vous
n'auriez pas pu mieux employer votre temps.

-- Vous voulez dire à des compositions originales, répondis-je
grandement flatté; mais, à dire vrai, mon génie trouve beaucoup
plus aisément des mots et des rimes que des idées; et, au lieu de
me creuser la tête pour en chercher, je suis trop heureux de
m'approprier celles de l'Arioste. Cependant, miss Vernon, avec les
encouragements que vous avez eu la bonté de me donner...

-- Excusez-moi, M. Frank; ce sont des encouragements, non pas que
je vous donne, mais que vous prenez. Je ne veux parler ni de
compositions originales ni de traductions; c'est à des objets plus
sérieux que je crois que vous pourriez consacrer votre temps. --
Vous êtes mortifié, ajouta-t-elle, et je suis fâchée d'en être la
cause.

-- Mortifié? oh! non... non assurément, dis-je de la meilleure
grâce qu'il me fut possible; je suis trop sensible à l'intérêt que
vous prenez à moi.

-- Ah! vous avez beau dire, reprit l'inflexible Diana; il y a de
la mortification et même un petit grain de colère dans ce ton
sérieux et contraint; au surplus, excusez la contrariété que je
vous ai fait éprouver en vous sondant ainsi, car ce qui me reste à
vous dire vous contrariera peut-être encore davantage.

Je sentis la puérilité de ma conduite et je l'assurai qu'elle
n'avait pas à craindre que je me révoltasse contre une critique
que je ne pouvais attribuer qu'à son amitié pour moi.

-- Ah! voilà qui est beaucoup mieux, me dit-elle; je savais bien
que les restes de l'irritabilité poétique s'en iraient avec la
petite toux qui a servi comme de prélude à votre déclaration. Mais
à présent parlons sérieusement: avez-vous reçu depuis peu des
lettres de votre père?

-- Pas un mot, répondis-je; il ne m'a pas honoré d'une seule ligne
depuis que j'ai quitté Londres.

-- C'est singulier! Vous êtes une bizarre famille, vous autres
Osbaldistone! Ainsi vous ne savez pas qu'il est allé en Hollande
pour quelques affaires pressantes qui exigeaient immédiatement sa
présence.

-- Voilà le premier mot que j'en entends.

-- Et ce sera sans doute aussi une nouvelle pour vous, et peut-
être la moins agréable de toutes, d'apprendre qu'il a confié à
Rashleigh l'administration de ses affaires jusqu'à son retour?

-- À Rashleigh! m'écriai-je pouvant à peine cacher ma surprise et
mon inquiétude.

-- Vous avez raison de vous alarmer, dit miss Vernon d'un ton fort
grave; et, si j'étais à votre place, je m'efforcerais de prévenir
les funestes conséquences qui résulteraient d'un semblable
arrangement.

-- Mais il n'est pas possible d'empêcher...

-- Tout est possible à qui possède du courage et de l'activité; à
qui craint, à qui hésite, rien n'est possible, parce que rien ne
lui paraît tel.

Miss Vernon prononça ces mots avec une exaltation héroïque; et,
pendant qu'elle parlait, je croyais voir une de ces héroïnes du
siècle de la chevalerie, dont un mot, dont un regard électrisait
les preux, et doublait leur courage à l'heure du danger.

-- Et que faut-il donc faire, miss Vernon? répondis-je, désirant
et craignant tout à la fois d'entendre sa réponse.

-- Partir sur le champ, dit-elle d'un ton ferme, et retourner à
Londres. -- Peut-être, ajouta-t-elle d'un ton plus doux, êtes-vous
déjà resté ici trop longtemps; ce n'est pas vous qu'il faut en
accuser; mais chaque moment que vous y passeriez encore serait un
crime; oui, un crime, car je vous dis sans feinte que, si les
affaires de votre père sont longtemps entre les mains de
Rashleigh, vous pouvez regarder sa ruine comme certaine.

-- Comment est-il possible...?

-- Ne faites pas tant de questions, dit-elle en m'interrompant;
mais, croyez-moi, il faut tout craindre de Rashleigh. Au lieu de
consacrer aux opérations de commerce la fortune de votre père, il
l'emploiera à l'exécution de ses projets ambitieux. Lorsque
M. Osbaldistone était en Angleterre, Rashleigh ne pouvait pas
accomplir ses desseins: pendant son absence, il en trouvera mille
occasions, et soyez sûr qu'il ne manquera surtout pas d'en
profiter.

-- Mais comment puis-je, disgracié par mon père et sans aucun
pouvoir dans sa maison, empêcher ce danger par ma présence?

-- Votre présence seule fera beaucoup. Votre naissance vous donne
le droit de veiller aux intérêts de votre père; c'est un droit
inaliénable. Vous serez soutenu par son premier commis, par ses
amis, par ses associés. D'ailleurs les projets de Rashleigh sont
d'une nature...! elle s'arrêta tout à coup, comme si elle
craignait d'en dire trop, -- sont, en un mot, reprit-elle, de la
nature de tous les plans sordides et intéressés, qui sont
abandonnés aussitôt que ceux qui les méditent voient leurs
artifices découverts et s'aperçoivent qu'on les observe. Ainsi
donc, dans le langage de votre poète favori:

_À cheval! à cheval! délibérer c'est craindre._

-- Ah! Diana! m'écriai-je entraîné par un sentiment irrésistible,
pouvez-vous bien me conseiller de partir? Hélas! peut-être
trouvez-vous que je suis resté ici trop longtemps?

Miss Vernon rougit, mais répondit avec la plus grande fermeté: --
Oui, je vous conseille non seulement de quitter Osbaldistone-Hall,
mais même de n'y jamais revenir. Vous n'avez qu'une amie à
regretter ici, ajouta-t-elle avec un sourire forcé, une amie
accoutumée depuis longtemps à sacrifier son bonheur à celui des
autres. Vous rencontrerez dans le monde mille personnes dont
l'amitié sera aussi désintéressée, plus utile, moins assujettie à
des circonstances malheureuses, moins sous l'influence des langues
perverses et des inévitables contrariétés.

-- Jamais, m'écriai-je, jamais! Le monde ne peut rien m'offrir qui
compense ce qu'il faut que je quitte. Et je saisis sa main que je
pressai contre mes lèvres.

-- Quelle folie! s'écria-t-elle en s'efforçant de la retirer.
Écoutez-moi, monsieur, et soyez homme. Je suis, par un pacte
solennel, l'épouse de Dieu, à moins que je ne veuille épouser un
Thorncliff. Je suis donc l'épouse de Dieu; le voile et le couvent
sont mon partage. Modérez vos transports, ils ne servent qu'à
prouver encore mieux la nécessité de votre départ. À ces mots elle
retira brusquement sa main et ajouta, mais en baissant la voix:
Quittez-moi sur-le-champ... Nous nous reverrons encore ici, mais
ce sera pour la dernière fois.

Je m'aperçus qu'elle tressaillait; mes yeux suivirent la direction
des siens, et je crus voir remuer la tapisserie qui couvrait la
porte du passage secret qui conduisait de la bibliothèque à la
chambre de Rashleigh. Je ne doutai point que quelqu'un ne nous
écoutât, et je regardai miss Vernon.

-- Ce n'est rien, dit-elle d'une voix faible, quelque rat derrière
la tapisserie.

J'aurais fait la réponse d'Hamlet si j'avais écouté l'indignation
qui me transportait à l'idée d'être observé par un témoin dans un
semblable moment. Mais la prudence, ou plutôt les prières
réitérées de miss Vernon qui me criait d'une voix étouffée: --
Laissez-moi! laissez-moi! m'empêchèrent d'écouter mes transports,
et je me précipitai hors de la chambre dans une espèce de frénésie
farouche que je m'efforçai en vain de calmer.

Mon esprit était accablé par un chaos d'idées qui se détruisaient
et se chassaient l'une l'autre, telles que ces brouillards qui
dans les pays montagneux descendent en masses épaisses et
dénaturent ou font disparaître les marques ordinaires auxquelles
le voyageur reconnaît son chemin à travers les déserts. L'idée
confuse et imparfaite du danger qui menaçait mon père, la demi-
déclaration que j'avais faite à miss Vernon sans qu'elle eût paru
l'entendre, l'embarras de sa position, obligée, comme elle était,
de se sacrifier à une union mal assortie ou de prendre le voile:
tous ces souvenirs se pressaient à la fois dans mon esprit, sans
que je fusse capable de les méditer. Mais ce qui par dessus tout
me déchirait le coeur, c'était la manière dont miss Vernon avait
répondu à l'expression de ma tendresse: c'était ce mélange de
sympathie et de fermeté qui semblait prouver que je possédais une
place dans son coeur, mais une place trop petite pour lui faire
oublier les obstacles qui s'opposaient à l'aveu d'un mutuel
attachement. L'expression de terreur plutôt que de surprise avec
laquelle elle avait remarqué le mouvement de la tapisserie
semblait annoncer la crainte d'un danger quelconque, crainte que
je ne pouvais m'empêcher de croire fondée; car Diana Vernon était
peu sujette aux émotions nerveuses de son sexe, et elle n'était
pas d'un caractère à se livrer à de vaines terreurs. De quelle
nature étaient donc ces mystères dont elle était entourée comme
d'un cercle magique, et qui exerçaient continuellement une
influence active sur ses pensées et sur ses actions, quoique leurs
agents ne fussent jamais visibles? Ce fut sur cette réflexion que
je m'arrêtai; j'oubliai les affaires de mon père, et Rashleigh et
sa perfidie, pour ne songer qu'à miss Vernon, et je résolus de ne
point quitter Osbaldistone-Hall que je ne susse quelque chose de
certain et de positif sur cet être enchanteur, dont la vie
semblait partagée entre le mystère et la franchise: la franchise,
présidant à ses discours, à ses sentiments; et le mystère,
répandant sa nébuleuse influence sur toutes ses actions.

Comme si ce n'était pas assez d'éprouver l'intérêt de la curiosité
et de l'amour, j'éprouvais encore, comme je l'ai déjà remarqué, un
sentiment profond, quoique confus, de jalousie. Ce sentiment,
croissant avec l'amour, comme l'ivraie avec le bon grain, était
excité par la déférence que Diana montrait pour ces êtres
invisibles qui dirigeaient ses actions. Plus je réfléchissais à
son caractère, plus j'étais intérieurement convaincu qu'elle ne se
soumettrait à aucun assujettissement qu'on voudrait lui imposer
malgré elle, et qu'elle ne reconnaissait d'autre pouvoir que celui
de l'affection; il se glissa dans mon âme un violent soupçon que
c'était là le fondement de cette influence qui l'intimidait.

Ces doutes, mille fois plus horribles que la certitude,
augmentèrent mon désir de pénétrer le secret de sa conduite, et,
pour y parvenir, je formai une résolution dont, si vous n'êtes pas
fatigué de la lecture de ces détails, vous trouverez le résultat
dans le chapitre suivant.

Chapitre XVII.

Une voix dont le son pour toi n'est pas sensible,
Me dit qu'il faut partir:
Le geste d'une main à tes yeux invisible
M'ordonne d'obéir.

TICKELL.



Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, si vous voulez bien vous le
rappeler, qu'il était fort rare que je me rendisse le soir à la
bibliothèque pour voir miss Vernon, à moins que ce ne fût en
présence de la dame Marthe. Cependant cet arrangement n'était
qu'une convention libre, et c'était moi-même qui l'avais proposé.
Depuis quelque temps, comme l'embarras de notre situation
respective avait augmenté, les entrevues du soir avaient
entièrement cessé. Miss Vernon n'avait donc aucune raison de
croire que je voulusse les renouveler sans l'en prévenir d'avance,
afin qu'elle pût engager la bonne Marthe à venir prendre, suivant
l'usage, une tasse de thé avec elle; mais, d'un autre côté, cette
prudence n'était pas une loi expresse. La bibliothèque m'était
ouverte ainsi qu'à tous les autres membres de la famille, à toutes
les heures du jour et de la nuit, et je pouvais y entrer
inopinément sans que miss Vernon pût le trouver mauvais. J'étais
convaincu qu'elle recevait quelquefois dans cet appartement ou le
P. Vaughan, ou quelque autre personne dont les avis dirigeaient sa
conduite, et qu'elle choisissait pour ces entrevues les instants
où elle se croyait le plus sûre de ne pas être interrompue. La
lumière que j'avais remarquée le soir dans la bibliothèque, les
deux ombres que j'avais vues distinctement, la trace de plusieurs
pas imprimés le matin sur le sable depuis la porte de la tour
jusqu'à la porte du jardin, le bruit que plusieurs domestiques
avaient entendu, et qu'ils expliquaient à leur manière, tout
semblait me prouver que quelque personne étrangère au château
entrait secrètement dans cette chambre. Persuadé que cette
personne exerçait une influence quelconque sur les destinées de
Diana, je n'hésitai pas à former le projet de découvrir qui elle
était, d'où provenait son autorité sur elle; mais surtout, quoique
je m'efforçasse de croire que ce n'était qu'une considération très
secondaire, je voulais savoir par quels moyens cette personne
conservait son influence sur Diana, et si elle la gouvernait par
la crainte ou par l'affection. Ce qui prouvait que cette curiosité
jalouse occupait la première place dans mon esprit, c'est que,
malgré mes efforts pour repousser cette idée, et quoiqu'il me fût
impossible de motiver mes présomptions, je me figurais que c'était
un homme, et sans doute un homme jeune et bien fait qui dirigeait
ainsi à son gré miss Vernon; c'était dans l'impatience de
découvrir ce rival que j'étais descendu au jardin pour épier le
moment où la lumière paraîtrait dans la bibliothèque.

Tel était le feu qui me dévorait que j'étais à mon poste en
attendant un phénomène qui ne pouvait point paraître avant le
soir, une grande heure avant le coucher du soleil. C'était le jour
du sabbat, et toutes les allées étaient désertes et solitaires. Je
me promenai pendant quelque temps, pensant aux conséquences
probables de mon entreprise. L'air était frais et embaumé, et sa
douce influence parvint à calmer un peu le sang qui bouillait dans
mes veines. L'effervescence de la passion commença
proportionnellement à diminuer, et je me demandai de quel droit je
voulais pénétrer les secrets de miss Vernon ou ceux de la famille
de mon oncle. Que m'importait que sir Hildebrand cachât quelqu'un
dans sa maison, où je n'avais moi-même d'autres droits que ceux
d'un hôte étranger? Devais-je me mêler des affaires de miss Vernon
et chercher à dévoiler un mystère qu'elle m'avait prié de ne pas
approfondir?

La passion, l'intérêt et la curiosité, sophistes spécieux, eurent
bientôt répondu à ces scrupules. En démasquant cet hôte secret, je
rendais probablement service à sir Hildebrand, qui ignorait sans
doute les intrigues qui se tramaient dans sa famille, et bien plus
encore à miss Vernon, que sa franchise et sa naïve simplicité
exposaient à tant de dangers par ces liaisons secrètes entretenues
avec une personne dont peut-être elle ne connaissait pas bien le
caractère. Si je semblais forcer sa confiance, c'était dans
l'intention généreuse et désintéressée (oui, j'allai même jusqu'à
l'appeler désintéressée) de la guider, de la protéger et de la
défendre contre la ruse, contre la fourberie, et surtout contre le
conseiller secret qu'elle avait choisi pour confident. Tels
étaient les arguments que mon imagination présentait hardiment à
ma conscience et dont il lui semblait qu'elle devait se payer,
tandis que ma conscience, imitait le marchand qui, entendant bien
ses intérêts, se résigne à accepter un argent qu'il est tenté de
ne pas croire de bon aloi plutôt que de perdre une pratique.

Pendant que je marchais à grands pas, débattant le pour et le
contre, je me trouvai tout à coup près d'André Fairservice, qui
était planté comme un terme devant une rangée de ruches
d'abeilles, dans l'attitude d'une dévote contemplation, épiant
d'un oeil les mouvements de ces citoyens actifs qui rentraient en
bourdonnant dans leurs petits domaines, et l'autre fixé sur un
livre de prières qu'une dévotion constante avait privé de ses
angles et rapproché de la forme ovale; ce qui, joint à la couleur
informe du volume, lui donnait un air d'antiquité fort
respectable.

-- Je lisais à part moi _la Fleur de douce saveur semée dans la
vallée de ce monde[47], _du digne maître John Quackleben, dit
André, fermant son livre à mon approche et mettant, comme pour me
témoigner son respect, ses lunettes de corne à l'endroit où sa
lecture avait été interrompue.

-- Et il me semble, André, que des abeilles partageaient votre
attention avec l'auteur sacré?

-- C'est une race bien impie, reprit le jardinier: elles ont six
jours dans la semaine pour essaimer; eh bien, non, il faut
qu'elles attendent le jour du sabbat et qu'elles empêchent le
pauvre monde d'aller entendre le sermon! Ce n'est pas là
l'embarras, il n'y a pas grand mal aujourd'hui; car il n'y a pas
eu de prédication à la chapelle de Graneagain.

-- Vous auriez pu aller, comme je l'ai fait, à l'église
paroissiale, André; vous y eussiez entendu un excellent sermon.

-- Des os de perdrix froide, des os de perdrix froide, dit André
avec un ricanement dédaigneux; bon pour des chiens, sauf le
respect de Votre Honneur. Oui, j'aurais pu entendre le ministre
chanter de toute sa force avec sa grande chemise blanche, et les
musiciens jouer de leurs sifflets; ça a plutôt l'air d'une noce à
deux pence que d'un sermon, Dieu me préserve! J'aurais pu me
donner aussi le plaisir d'entendre le P. Docharty marmotter sa
messe: je m'en serais trouvé beaucoup mieux, ma foi!

-- Docharty! lui dis-je (c'était le nom d'un vieux prêtre
irlandais qui officiait quelquefois à Osbaldistone-Hall); je
croyais que le P. Vaughan était encore au château, il y était hier
matin.

-- Oui, reprit André; mais il est parti le soir pour aller à
Greystock, ou quelque part par là. Il y a eu du mouvement de ce
côté. Ils sont aussi affairés que mes abeilles; Dieu me préserve
de comparer jamais ces pauvres animaux à des papistes! Ah ça, à
propos d'abeilles, savez-vous bien que voilà le second essaim qui
part aujourd'hui? ah! mon Dieu oui; le premier est parti dès la
pointe du jour, car il est bon que vous sachiez que je suis sur
pied depuis cinq heures du matin. Mais les voilà à peu près toutes
rentrées; ainsi je souhaite à Votre Honneur le bonsoir et les
bénédictions du ciel.

À ces mots André se retira, mais en s'en allant il se retourna
souvent pour jeter un regard sur les _skeps, _comme il appelait
les ruches.

J'avais obtenu indirectement d'André une information importante,
c'était que le P. Vaughan n'était plus au château. Si j'apercevais
de la lumière dans la bibliothèque, ce ne pouvait donc pas être la
sienne, ou bien il tenait une conduite très mystérieuse, et par
conséquent suspecte. J'attendis avec impatience le coucher du
soleil et le crépuscule. Le jour commençait à peine à tomber, que
j'aperçus une faible clarté scintiller aux fenêtres de la
bibliothèque; à peine était-il possible de distinguer cette pâle
lumière, qui se confondait avec les derniers rayons du soleil
couchant. Je la découvris néanmoins aussi promptement que le
matelot égaré aperçoit dans l'éloignement la première lueur d'un
fanal ami. Le doute, l'irrésolution, le sentiment des convenances,
qui jusque-là avaient combattu ma curiosité et ma jalousie,
s'évanouirent dès que l'occasion se présenta de satisfaire l'une
et de motiver l'autre, ou de ramener le calme dans mon coeur, si
je trouvais que mes soupçons étaient injustes. Je rentre aussitôt
dans la maison, et, évitant les appartements les plus fréquentés
avec la précaution d'un homme qui médite un crime, j'arrive devant
la bibliothèque; la main sur la serrure, j'hésite un instant;
j'entends marcher; j'ouvre la porte et trouve miss Vernon seule.

Diana parut surprise: était-ce à cause de mon arrivée brusque et
imprévue, ou par quelque autre motif, c'est ce que je ne pouvais
deviner; elle paraissait dans une agitation qui ne pouvait être
produite que par une émotion extraordinaire. Mais en un instant
elle fut calme et tranquille; et telle est la force de la
conscience, que moi, qui venais pour la surprendre et la
confondre, je restai tout interdit et confus.

-- Qu'est-il arrivé? dit miss Vernon. Est-il venu quelqu'un au
château?

-- Personne que je sache, répondis-je en bégayant; je venais
chercher le Roland furieux.

-- Il est sur cette table, me dit Diana, dont l'assurance
redoublait encore mon embarras.

En remuant deux ou trois livres pour prendre celui que je
prétendais chercher, je rêvais à quelque moyen de faire une
retraite honorable, ce qui, dans ma position et avec un adversaire
aussi pénétrant que Diana, n'était pas chose facile, lorsque
j'aperçus un gant d'homme sur la table. Mes yeux rencontrèrent
ceux de miss Vernon, qui rougit aussitôt.

-- C'est une de mes reliques, dit-elle en hésitant; c'est un des
gants de mon grand-père, l'original du superbe portrait de Van
Dyck que vous admirez tant.

Comme si elle pensait qu'il fallait quelque chose de plus qu'un
simple assertion pour lever tous mes doutes, elle ouvrit un des
tiroirs de la table et en tira un autre gant qu'elle me jeta.
Quand une personne naturellement franche et sincère veut se
couvrir du voile de la duplicité et de la dissimulation, la
gaucherie avec laquelle elle le porte et les peines qu'elle prend
pour cacher son embarras inspirent souvent des soupçons et font
naître le désir de vérifier une histoire qu'elle ne débite que
d'un ton faible et mal assuré. Je jetai un regard sur les deux
gants, et je répondis gravement:

-- Ces gants se ressemblent pour la broderie, mais miss Vernon
voudra bien remarquer qu'ils ne peuvent former une paire,
puisqu'ils sont tous deux de la main droite.

Miss Vernon se mordit les lèvres de dépit et rougit de nouveau.

-- Vous faites bien de me confondre, de me démasquer, reprit-elle
avec amertume. Il est des personnes qui eussent jugé, d'après ce
que je disais, que je ne voulais point donner d'explication
particulière d'une circonstance qui ne regarde personne, --
surtout un étranger. Vous avez jugé mieux, et vous m'avez fait
sentir la bassesse de la duplicité, que j'ai toujours eue en
horreur, et que j'abjure à jamais. Je n'ai point le talent de la
dissimulation; c'est un rôle indigne de moi, et que la nécessité
seule a pu me faire prendre un instant. Non, comme votre sagacité
l'a bien découvert, ce gant n'est pas le pareil de celui que je
vous ai montré; il appartient à un ami qui m'est encore plus cher
que le tableau de Van Dyck, ... un ami dont les conseils me
guideront toujours... un ami que j'honore... un ami que j'... Elle
s'arrêta.

-- _Que j'aime, _veut dire sans doute miss Vernon, m'écriai-je en
m'efforçant de cacher sous un ton ironique le dépit qui me
rongeait.

-- Et quand je le dirais, reprit-elle fièrement, quelqu'un a-t-il
le droit de contrôler mes affections? quelqu'un prétendra-t-il
m'en demander raison?

-- Ce ne sera pas moi assurément, miss Vernon, repris-je avec
emphase, car j'étais piqué à mon tour; je vous prie de ne pas me
supposer une semblable présomption; mais j'espère que miss Vernon
voudra bien pardonner à un ami, à une personne du moins qu'elle
honorait de ce titre, s'il prend la liberté de lui faire
observer...

-- Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec véhémence,
si ce n'est que je n'aime pas les questions. Prétendez-vous vous
établir mon juge? je ne le souffrirai pas; et si vous n'êtes venu
ici que pour épier ma conduite, l'amitié que vous dites avoir pour
moi est une pauvre excuse pour votre incivile curiosité.

-- Je vous délivre de ma présence, dis-je avec une fierté
semblable à la sienne; j'ai fait un rêve agréable, oh! oui, bien
agréable, mais aussi bien trompeur, et... mais nous nous entendons
à présent.

J'allais sortir lorsque miss Vernon, dont les mouvements étaient
quelquefois si rapides qu'ils semblaient presque instinctifs, se
précipita devant la porte; me saisissant le bras, elle m'arrêta
avec cet air d'autorité qu'elle savait si bien prendre, et qui
contrastait si singulièrement avec la naïveté et la simplicité de
ses manières.

-- Arrêtez, M. Frank, me dit-elle; nous ne devons pas nous quitter
ainsi; je n'ai pas assez d'amis pour que je puisse me résoudre à
rayer de ce nombre même les ingrats et les égoïstes. Écoutez-moi,
M. Frank, vous ne saurez jamais rien sur ce gant mystérieux. Et
elle le prit à la main. Non, rien. Pas un iota de plus que ce que
vous savez déjà; mais qu'il ne soit pas un sujet de discorde entre
nous. Le séjour que je dois faire ici, ajouta-t-elle d'un ton plus
doux, sera nécessairement fort court; le vôtre doit l'être encore
davantage. Nous devons nous quitter bientôt pour ne jamais nous
revoir; ne nous querellons donc pas; que mes mystérieuses
infortunes ne soient pas un prétexte pour répandre de l'amertume
sur le peu d'heures que nous avons encore à passer ensemble avant
de nous retrouver sur l'autre rive de l'éternité.

Je ne sais, Tresham, par quel charme, par quel sortilège cette
charmante créature obtenait un ascendant si complet sur un
caractère que j'étais quelquefois moi-même incapable de maîtriser.
J'étais décidé, en entrant dans la bibliothèque, à demander une
explication complète à miss Vernon. Elle l'avait refusée avec une
fierté insultante, elle m'avait avoué en face qu'elle me préférait
un rival; car quelle autre interprétation pouvais-je donner à la
préférence qu'elle témoignait pour son mystérieux confident? Et
cependant, lorsque j'étais sur le point de sortir de la chambre et
de rompre pour toujours avec elle, il ne lui fallait que changer
de ton, passer de l'accent de la fierté et du ressentiment à celui
de l'autorité et du despotisme, tempérés ensuite par l'expression
de la douceur et de la mélancolie, pour remettre son humble sujet
à sa place et le soumettre aux dures conditions qu'elle lui
imposait.

-- Que sert que je revienne? dis-je en m'asseyant; pourquoi
vouloir que je sois témoin de malheurs que je ne puis adoucir et
de mystères que c'est vous offenser que de chercher à découvrir?
Quoique vous ne connaissiez pas encore le monde, il est impossible
que vous ignoriez qu'une jeune personne ne peut avoir qu'un ami.
Si je savais qu'un de mes amis eût en secret pour un tiers une
confiance qu'il n'a pas pour moi, je ne pourrais m'empêcher d'être
jaloux; mais de vous, miss Vernon, de vous...

-- Vous êtes jaloux, n'est-ce pas, dans toute la force du terme;
mais, mon cher ami, vous ne faites que répéter ce que les niais
apprennent par coeur dans les comédies et les romans, jusqu'à ce
qu'ils donnent à un sot verbiage une influence réelle sur leur
esprit. Garçons, filles, tous babillent jusqu'à ce qu'ils soient
amoureux, et lorsque leur amour est prêt à s'éteindre, ils se
remettent à babiller et à se tourmenter, jusqu'à ce qu'ils soient
jaloux. Mais nous, Frank, qui sommes des êtres raisonnables, nous
ne devons parler que le langage de la bonne et franche amitié.
Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j'étais
homme ou que vous fussiez femme. Pour parler sans détour, ajouta-
t-elle après un moment d'hésitation, quoique je veuille bien
sacrifier encore assez aux convenances pour rougir un peu de la
clarté de mon explication, nous ne pourrions pas nous marier, si
nous le voulions; et quand même nous le pourrions, nous ne le
devrions pas.

Une rougeur céleste colorait son front lorsqu'elle me fit cette
cruelle déclaration. Je me préparais à combattre ses arguments,
oubliant jusqu'à mes soupçons qui venaient d'être confirmés; mais
elle me prévint, et ajouta avec une fermeté froide qui approchait
de la sévérité: -- Ce que je dis est une vérité incontestable
qu'il est impossible de réfuter; ainsi point de question, je vous
prie...; nous sommes amis, M. Osbaldistone, n'est-ce pas? Elle me
tendit la main, et, prenant la mienne: -- Amis, et rien, non
jamais rien qu'amis.

Elle laissa aller ma main; je baissai la tête, dompté[48], comme
l'eût dit Spencer, par le mélange de douceur et de fermeté qui
régnait dans ses manières: elle se hâta de changer de sujet.

-- Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adressée, mais qui,
malgré les préventions de la personne qui vous l'écrit, ne vous
fût probablement jamais parvenue si elle n'était tombée entre les
mains de mon petit Pacolet, ou nain magique, que, comme toutes les
damoiselles infortunées des romans, je garde en secret à mon
service.

La lettre était cachetée, je l'ouvris et jetai un coup d'oeil sur
le contenu. Le papier me tomba des mains et je m'écriai
involontairement: -- Grand Dieu! ma folie et ma désobéissance ont
ruiné mon père!

Miss Vernon parut vivement alarmée; mais, se remettant aussitôt:

-- Vous pâlissez, me dit-elle, vous êtes malade; vous apporterai-
je un verre d'eau? Allons, M. Osbaldistone, soyez homme; qu'est-il
arrivé? Votre père n'est-il plus?

-- Il vit, grâce au ciel! mais dans quel embarras! dans quelle
détresse...!

-- Est-ce là tout? Ne désespérez pas. Puis-je lire cette lettre?
dit-elle en la ramassant.

J'y consentis, sachant à peine ce que je disais. Elle la lut avec
la plus grande attention.

-- Quel est ce M. Tresham qui signe la lettre?

-- L'associé de mon père (votre bon père, mon cher William); mais
il n'est pas dans l'habitude de prendre part aux affaires du
commerce.

-- Il parle ici de plusieurs lettres qui vous ont déjà été
écrites.

-- Je n'en ai reçu aucune, répondis-je.

-- Et il paraît, ajouta-t-elle, que Rashleigh, laissé par votre
père à la tête de toutes ses affaires avant son départ pour la
Hollande, a quitté Londres depuis quelques jours pour passer en
Écosse, emportant avec lui des effets montant à une somme
considérable, et destinés à acquitter des billets souscrits par
votre père au profit de différentes personnes de ce pays.

-- Il n'est que trop vrai.

-- On dit encore dans la lettre que, n'ayant plus entendu parler
de Rashleigh, on a envoyé le premier commis, un nommé Owen, à
Glascow, pour tâcher de le découvrir, et l'on finit par vous prier
de vous rendre aussi dans cette ville et de l'aider dans ses
recherches.

-- Oui, et il faut que je parte à l'instant.

-- Écoutez, dit miss Vernon, il me semble que le plus grand
malheur qui puisse résulter de tout cela sera la perte d'une
certaine somme d'argent, et j'aperçois des larmes dans vos yeux!
fi, M. Osbaldistone!

-- Vous me faites injure, miss Vernon, répondis-je; ce n'est point
la perte de ma fortune qui m'arrache des larmes; c'est l'effet
qu'elle produira sur l'esprit et sur la santé de mon père, à qui
l'honneur est plus cher que la vie. S'il se voit dans
l'impossibilité de faire face à ses engagements, il éprouvera le
même regret, le même désespoir qu'un brave soldat qui a fui une
fois devant l'ennemi, qu'un honnête homme qui a perdu son rang et
sa réputation dans la société. J'aurais pu prévenir tous ces
malheurs si je n'avais pas écouté un vain orgueil, une indolence
coupable qui m'a fait refuser de partager ses travaux et de suivre
comme lui une carrière aussi utile qu'honorable. Grand Dieu!
comment réparer à présent les funestes conséquences de mon erreur?

-- En vous rendant à Glascow, comme vous en êtes instamment prié
par l'ami qui vous écrit cette lettre.

-- Mais, si Rashleigh a véritablement formé l'infâme projet de
ruiner son bienfaiteur, quelle apparence que je puisse trouver
quelque moyen de déjouer un plan si profondément combiné?

-- La réussite n'est pas certaine, je l'avoue; mais, d'un autre
côté, vous ne pouvez rendre aucun service à votre père en restant
ici. Rappelez-vous que, si vous aviez été au poste qui vous était
destiné, ce désastre ne serait pas arrivé; courez à celui qu'on
vous indique à présent, et tout peut se réparer. Attendez, ne
sortez pas de cette chambre que je ne sois revenue.

Elle me laissa en proie à l'étonnement et à la confusion, au
milieu de laquelle je pouvais pourtant trouver un intervalle
lucide pour admirer la fermeté, le sang-froid et la présence
d'esprit que miss Vernon possédait toujours, même dans les crises
violentes et inattendues.

Elle revint quelques minutes après, tenant à la main un papier
plié et cacheté comme une lettre, mais sans adresse: -- Je vous
remets, me dit-elle, cette preuve de mon amitié, parce que j'ai la
plus parfaite confiance en votre honneur. Si j'ai bien compris la
lettre qui vous est écrite, les fonds qui sont en la possession de
Rashleigh doivent être recouvrés le 12 septembre, afin qu'ils
puissent être appliqués au paiement des billets en question; et,
si vous pouvez y parvenir avant cette époque, le crédit de votre
père ne court aucun danger.

-- Il est vrai; la lettre de M. Tresham est fort claire. Je la lus
encore une fois, et j'ajoutai: -- Il n'y a pas l'ombre d'un doute.

-- Eh bien! dit miss Vernon, dans ce cas, mon petit Pacolet pourra
vous être utile. Vous avez entendu parler d'un charme magique
contenu dans une lettre. Prenez ce paquet; s'il vous est possible
de réussir par d'autres moyens et d'obtenir la remise des effets
que Rashleigh a emportés, je compte sur votre honneur pour le
brûler sans l'ouvrir; sinon, vous pouvez rompre le cachet dix
jours avant l'échéance des billets que votre père a souscrits, et
vous trouverez des renseignements qui pourront vous être utiles.
Adieu, Frank; nous ne nous reverrons plus, mais pensez quelquefois
à votre amie Diana Vernon.

Elle me tendit la main; mais je la serrai elle-même contre mon
coeur. Elle soupira en se dégageant de mes bras, s'échappa par la
petite porte qui conduisait à son appartement, et je ne la vis
plus.

Chapitre XVIII.

Et vite ils ont doublé le pas.
Rien ne peut arrêter leur fuite;
Les morts vont vite, vite, vite.
Pourquoi ne me suivrais-tu pas?

BURGER.



Lorsqu'on est accablé de malheurs dont la cause et le caractère
sont différents, on y trouve au moins cet avantage que la
distraction que produisent en nous leurs effets contradictoires
nous donne la force de ne succomber sous aucun. J'étais
profondément affligé de me séparer de miss Vernon; mais je
l'aurais été bien davantage si les circonstances fâcheuses où se
trouvait mon père n'eussent exigé mon attention. De même les
tristes nouvelles que venait de m'apprendre M. Tresham m'auraient
anéanti si mon coeur n'eût été partagé par les regrets que
m'inspirait la nécessité de quitter celle qui m'était si chère.
Mon amour pour Diana était aussi ardent que ma tendresse pour mon
père était vive; mais j'éprouvai qu'il est possible de diviser sa
sensibilité quand deux causes différentes la mettent en jeu en
même temps, comme les fonds d'un débiteur insolvable se partagent
au marc la livre entre ses créanciers. Telles étaient mes
réflexions en gagnant mon appartement. On aurait véritablement dit
que l'esprit de commerce commençait à s'éveiller en moi.

Je relus avec grande attention la lettre de votre père; elle était
assez laconique et me renvoyait pour les détails à Owen, qu'il
m'engageait à aller joindre sans perdre un instant dans une ville
d'Écosse nommée Glascow. Il ajoutait que j'aurais des nouvelles de
mon vieil ami chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, négociants
dans cette ville, au quartier de Gallowgate. Il me parlait de
diverses lettres qui m'avaient été écrites, et que je n'avais
jamais reçues, parce qu'elles avaient sans doute été interceptées,
et se plaignait de mon silence en termes qui auraient été
souverainement injustes si mes missives fussent parvenues à leur
destination. Plus je lisais cette lettre, plus mon étonnement
redoublait. Je ne doutai pas un instant que le génie de Rashleigh
ne veillât autour de moi, et ne m'entourât à dessein de ténèbres
et de difficultés. Je n'entrevoyais pas sans effroi l'étendue des
moyens que sa scélératesse féconde avait employés pour parvenir à
son but. Il faut que je me rende ici justice à moi-même; le
chagrin de m'éloigner de miss Vernon, quelque vif qu'il fût,
quelque insupportable qu'il m'eût paru dans toute autre
circonstance, ne devint pour moi qu'une considération secondaire
en songeant aux dangers dont mon père était menacé. Ce n'était pas
que j'attachasse un grand prix à la fortune: je pensais même,
comme presque tous les jeunes gens dont l'imagination est ardente,
qu'il est plus facile de se passer de richesses que de consacrer
son temps et ses soins aux moyens d'en acquérir. Mais dans la
situation où se trouvait mon père, je savais qu'il regarderait une
suspension de paiements comme une tache ineffaçable, que la vie
deviendrait sans attraits pour lui et qu'il envisagerait la mort
comme sa seule espérance.

Mon esprit n'était donc occupé qu'à chercher les moyens de
détourner cette catastrophe, et je le faisais avec une ardeur dont
j'aurais été incapable s'il ne se fût agi que de ma fortune
personnelle. Le résultat de mes réflexions fut une ferme
résolution de partir d'Osbaldistone-Hall le lendemain matin et de
prendre la route de Glascow afin d'y joindre Owen. Je jugeai à
propos de n'apprendre mon départ à mon oncle qu'en lui laissant
une lettre de remerciements pour le bon accueil que j'en avais
reçu, et pour m'excuser en termes généraux sur une affaire urgente
et imprévue qui me forçait à le quitter sans les lui offrir moi-
même. Je connaissais assez le vieux chevalier pour savoir qu'il me
pardonnerait ce manque apparent de politesse, et j'avais conçu une
idée si terrible des combinaisons perfides de Rashleigh que je
craignais qu'il n'eût préparé quelques ressorts secrets pour
empêcher un voyage que je n'entreprenais que pour déjouer ses
projets si j'annonçais publiquement mon départ d'Osbaldistone-
Hall.

J'étais donc bien déterminé à partir le lendemain dès la pointe du
jour et à franchir les frontières d'Écosse avant qu'on pût même se
douter que j'avais quitté le château. Mais il existait un obstacle
puissant qui semblait devoir nuire à la célérité de mon voyage.
Non seulement j'ignorais quel était le plus court chemin pour me
rendre à Glascow, mais je n'en connaissais même nullement la
route. La promptitude étant de la plus grande importance, je
résolus de consulter à ce sujet André Fairservice comme étant une
autorité compétente pour me tirer d'embarras sans délai.

Quoiqu'il fût déjà tard, je voulus m'occuper sur-le-champ de cet
objet intéressant et je me rendis à l'instant même chez le
jardinier. Sa demeure était à peu de distance du mur extérieur du
jardin: c'était une chaumière entièrement construite dans le style
d'architecture du Northumberland.

Les fenêtres et les portes en étaient décorées de lourdes
architraves et de linteaux massifs en pierre brute. Le toit était
couvert de joncs en place de chaume, de tuiles ou d'ardoises. D'un
côté un ruisseau roulait son eau limpide. Un antique poirier
ombrageait de ses branches un petit parterre qu'on voyait devant
la maison. Par-derrière était un jardin potager, un enclos en
pâturage pour une vache, et un petit champ semé. En un mot, tout
annonçait cette aisance que la vieille Angleterre procure à ses
habitants jusque dans ses provinces les plus reculées.

En approchant de la maison du prudent André, j'entendis parler
d'un ton nasal et solennel, ce qui me fit croire que, suivant la
coutume méritoire de ses citoyens, il avait assemblé quelques-uns
de ses voisins pour les joindre à lui dans ses dévotions du soir,
car il n'avait ni femme, ni fille, ni soeur, ni personne du sexe
féminin qui demeurât avec lui. Mon père, me dit-il un jour, a eu
assez de ce bétail. Cependant il se formait quelquefois un
auditoire composé de catholiques et de protestants, tisons qu'il
arrachait au feu, disait-il, en les convertissant au
presbytérianisme, quoi qu'en pussent dire les PP. Vaughan et
Docharty et les ministres de l'église anglicane, qui regardaient
son intervention dans les matières spirituelles comme une hérésie
qui s'introduisait en contrebande. Il était donc comme possible
qu'il tînt chez lui ce soir une assemblée de cette nature. Mais,
en écoutant plus attentivement, je reconnus que le bruit que
j'entendais n'était produit que par les poumons d'André; et,
lorsque j'ouvris la porte pour entrer, je le trouvai seul, lisant
à haute voix, pour sa propre édification, un livre de controverses
théologiques et livrant bataille de tout son coeur à des mots
qu'il ne comprenait point.

-- C'est vous, M. Frank? me dit-il en mettant de côté son énorme
in-folio; j'étais à lire un peu le digne docteur Lightfoot[49].

-- Lightfoot! répliquai-je en jetant les yeux sur le lourd volume,
jamais auteur ne fut plus mal nommé.

_-- _C'est pourtant bien son nom, monsieur; c'était un
théologien comme on n'en voit plus de pareil. Cependant je vous
demande pardon de vous laisser debout à la porte; mais j'ai été si
tourmenté des esprits la nuit dernière, Dieu me préserve! je ne
voulais l'ouvrir qu'après avoir lu tout le service du soir, et je
viens justement de finir le cinquième chapitre de Néhémie. Si cela
ne suffit pas pour les tenir en respect, je ne sais pas ce qu'il
faudra que je fasse.

-- Tourmenté des esprits, André! que voulez-vous dire?

-- Que j'ai eu à combattre contre eux toute la nuit. Ils
voulaient, Dieu me préserve! me faire sortir de ma peau sans même
se donner la peine de m'écorcher comme une anguille.

-- Trêve à vos frayeurs pour un moment, André. Je désire savoir si
vous pouvez m'enseigner le chemin le plus court pour me rendre à
une ville de votre Écosse appelée Glascow.

-- Le chemin de Glascow! si je le connais! et comment ne le
connaîtrais-je pas? Elle n'est qu'à quelques milles de mon
endroit, de la paroisse de Dreepdayly, qui est un petit brin à
l'ouest. Mais, Dieu me préserve! pourquoi donc Votre Honneur va-t-
il à Glascow?

-- Pour des affaires particulières.

-- Autant vaudrait me dire: Ne me faites pas de questions et je ne
vous répondrai pas de mensonges. À Glascow!... Je pense que vous
feriez quelque honnêteté à celui qui vous y conduirait?

-- Certainement, si je trouvais quelqu'un qui allât de ce côté.

-- Vous feriez attention à son temps et à ses peines?

-- Sans aucun doute; et si vous pouvez trouver quelqu'un qui
veuille m'accompagner, je le paierai généreusement.

-- C'est aujourd'hui dimanche, dit André en levant les yeux vers
le ciel; ce n'est pas un jour à parler d'affaires charnelles; sans
cela je vous demanderais ce que vous donneriez à celui qui vous
tiendrait bonne compagnie sur la route, qui vous dirait le nom de
tous les châteaux que vous verriez, et toute la parenté de leurs
propriétaires.

-- Je n'ai besoin que de connaître la route, la route la plus
courte, et je paierai à celui qui voudra me la montrer tout ce qui
sera raisonnable.

-- Tout, répliqua André, ce n'est rien, et le garçon dont je parle
connaît tous les sentiers, tous les détours des montagnes, tous...

-- Je suis pressé, André, je n'ai pas de temps à perdre; faites le
marché pour moi, et je l'approuve d'avance.

-- Ah! voilà qui est parler. Eh bien, je crois, Dieu me préserve!
que le garçon qui vous y conduira, ce sera moi.

-- Vous, André? voulez-vous donc quitter votre place?

-- Je vous ai déjà dit, M. Frank, que je pense depuis longtemps à
quitter le château, depuis l'instant que j'y suis entré. Mais à
présent j'ai pris mon parti tout de bon: autant plus tôt que plus
tard.

-- Mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages?

-- Sans doute il y aura de la perte. Mais j'ai vendu les pommes du
vieux verger et j'ai encore l'argent, quoique sir Hildebrand,
c'est-à-dire son intendant, m'ait pressé de le lui remettre, comme
si c'eût été une mine d'or; et puis j'ai reçu quelque argent pour
acheter des semailles, et puis... Enfin cela fera une sorte de
compensation. D'ailleurs Votre Honneur fera attention à ma perte
et à mon risque quand nous serons à Glascow. Et quand Votre
Honneur compte-t-il partir?

-- Demain matin, à la pointe du jour.

-- C'est un peu prompt! Et où trouverai-je un bidet? Attendez...!
Oui, je sais où trouver la bête qui me convient.

-- Ainsi donc, André, demain à cinq heures je vous trouverai au
bout de l'avenue.

-- Ne craignez rien, M. Frank: que le diable m'emporte, par
manière de parler au moins, si je vous manque de parole! Mais si
vous voulez suivre mon avis, nous partirons deux heures plus tôt.
Je connais les chemins la nuit comme le jour, et j'irais d'ici à
Glascow les yeux bandés, par la route la plus courte, sans me
tromper une seule fois.

Le grand désir que j'avais de partir me fit adopter l'amendement
d'André, et nous convînmes de nous trouver au rendez-vous indiqué
le lendemain à trois heures du matin.

Une réflexion se présenta pourtant à l'esprit de mon futur
compagnon de voyage.

-- Mais les esprits! s'écria-t-il, les esprits! s'ils venaient à
nous poursuivre à trois heures du matin! je ne me soucierais pas
d'avoir leur visite deux fois dans vingt-quatre heures.

-- N'en ayez pas peur, lui dis-je en le quittant. Il existe sur la
terre assez de malins esprits qui savent agir pour leur intérêt,
mieux que s'ils avaient à leurs ordres tous les suppôts de
Lucifer.

Après cette exclamation, qui me fut arrachée par le sentiment de
situation dans laquelle je me trouvais, je sortis de la chaumière
d'André et je m'en retournai au château.

Je fis le peu de préparatifs indispensables; je chargeai mes
pistolets, et je me jetai tout habillé sur mon lit pour tâcher de
me préparer, par quelques heures de sommeil, à supporter la
fatigue du voyage que j'allais entreprendre et les inquiétudes qui
devaient m'accompagner jusqu'à la fin de la route. La nature,
épuisée par les agitations que j'avais éprouvées pendant cette
journée, me fut plus favorable que je n'osais l'espérer, et je
jouis d'un sommeil paisible dont je ne sortis qu'en entendant
sonner deux heures à l'horloge du château, placée au haut d'une
tour dont ma chambre était voisine. J'avais eu soin de garder de
la lumière. Je me levai à l'instant et j'écrivis la lettre que
j'avais dessein de laisser pour mon oncle. Cette besogne terminée,
j'emplis une valise des vêtements qui m'étaient le plus
nécessaires, je laissai dans ma chambre le reste de ma garde-robe;
je descendis l'escalier sans faire de bruit, je gagnai l'écurie
sans obstacle; là, quoique je ne fusse pas aussi habile
palefrenier qu'aucun de mes cousins, je sellai et bridai mon
cheval et me mis en route.

En entrant dans l'avenue qui conduisait à la porte du parc, je
m'arrêtai un instant et me retournai pour voir encore une fois les
murs qui renfermaient Diana Vernon. Il me semblait qu'une voix
secrète me disait que je m'en séparais pour ne plus la revoir. Il
était impossible, dans la succession longue et irrégulière des
fenêtres gothiques du château, que les pâles rayons de la lune
n'éclairaient qu'imparfaitement, de reconnaître celles de
l'appartement qu'elle occupait. Elle est déjà perdue pour moi,
pensais-je en cherchant inutilement à les distinguer, perdue avant
même que j'aie quitté l'enceinte des lieux qu'elle habite! Quelle
espérance me reste-t-il donc? d'avoir quelque correspondance avec
elle, quand nous serons séparés!

J'étais absorbé dans une rêverie d'une nature peu agréable, quand
l'horloge du château fit entendre trois heures et rappela à mon
souvenir un individu bien moins intéressant pour moi et un rendez-
vous auquel il m'importait d'être exact.

En arrivant au bout de l'avenue, j'aperçus un homme à cheval,
caché par l'ombre que projetait la muraille du parc. Je toussai
plusieurs fois; mais ce ne fut que lorsque j'eus prononcé le nom
André, à voix basse, que le jardinier me répondit: -- Oui, oui,
c'est André.

-- Marchez devant, lui dis-je, et gardez bien le silence s'il est
possible, jusqu'à ce que nous ayons traversé le village qui est
dans la vallée.

André ne se fit pas répéter cet ordre; il partit à l'instant même
et d'un pas beaucoup plus rapide que je ne l'aurais désiré. Il
obéit si scrupuleusement à mon injonction de garder le silence
qu'il ne répondit à aucune des questions que je ne cessais de lui
adresser sur la cause d'une marche si rapide, et qui me semblait
aussi peu nécessaire qu'imprudente au commencement d'un long
voyage, puisqu'elle pouvait mettre nos chevaux hors d'état de le
continuer. Nous ne traversâmes pas le village. Il me fit passer
par des sentiers détournés; nous arrivâmes dans une grande plaine
et nous nous trouvâmes ensuite au milieu des montagnes qui
séparent l'Angleterre de l'Écosse, dans ce qu'on appelle les
_Marches moyennes[50]. _Le chemin, ou plutôt le mauvais sentier que
nous suivions alors, était coupé à chaque instant tantôt par des
broussailles, tantôt par des marais. André pourtant ne
ralentissait pas sa course, et nous faisions bien neuf à dix
milles par heure.

J'étais surpris et mécontent de l'opiniâtreté du drôle, et il
fallait pourtant le suivre ou perdre l'avantage d'avoir un
conducteur. Nous ne trouvions que des montées et des descentes
rapides sur un terrain où nous risquions à chaque instant de nous
rompre le cou; nous passions de temps en temps à côté de
précipices dans lesquels le moindre faux pas de nos chevaux nous
aurait fait trouver une mort certaine. La lune nous prêtait
quelquefois une faible lumière, mais souvent un nuage ou une
montagne nous plongeait dans de profondes ténèbres: je perdais
alors de vue mon guide, et il ne me restait pour me diriger que le
bruit des pieds de son cheval et le feu qu'ils tiraient des
rochers sur lesquels nous marchions. La rapidité de cette course
et l'attention que le soin de ma sûreté m'obligeait de donner à
mon cheval me furent d'abord de quelque utilité pour me distraire
des réflexions pénibles auxquelles j'aurais été tenté de
m'abandonner. Je criai de nouveau à André de ne pas aller si vite,
et je me mis sérieusement en colère quand je vis qu'il ne faisait
aucune attention à mes ordres répétés et que je n'en pouvais tirer
aucune réponse. Mais la colère ne me servait à rien. Je m'efforçai
deux ou trois fois de le joindre, bien résolu à lui caresser les
épaules du manche de mon fouet; mais il était mieux monté que moi,
et soit qu'il se doutât de mes bonnes intentions, soit que son
coursier fût piqué d'une noble émulation, dès que je parvenais à
en approcher, il ne tardait pas à regagner le terrain qu'il avait
perdu. Enfin, n'étant plus maître de ma colère, je lui criai que
j'allais avoir recours à mes pistolets et envoyer à Hostpur
André[51] une balle qui le forcerait de ralentir l'impétuosité de
sa marche. Il est probable qu'il entendit cette menace et qu'elle
fit sur lui quelque impression; car il changea d'allure sur-le-
champ, et en peu d'instants je me trouvai à son côté.

-- Il n'y a pas de bon sens de courir comme nous le faisons! dit-
il du plus grand sang-froid.

-- Et pourquoi courez-vous ainsi, misérable?

_-- _Je croyais que Votre Honneur était pressé, me répliqua-t-il
avec une gravité imperturbable.

-- Ne m'avez-vous donc pas entendu depuis deux heures vous crier
d'aller plus doucement? Êtes-vous ivre? Êtes-vous fou?

-- C'est que, voyez-vous, M. Frank, j'ai l'oreille un peu dure, et
puis le bruit des pieds des chevaux sur ces rochers, et puis... et
puis il est vrai que j'ai bu le coup de l'étrier avant de partir;
et, comme je n'avais personne pour boire à ma santé, il a bien
fallu m'en charger moi-même; et puis je ne voulais pas laisser à
ces papistes le reste de mon eau-de-vie; je n'aime à rien perdre,
voyez-vous.

Tout cela pouvait être vrai, cependant je n'en croyais pas un mot.
Mais, comme la position où je me trouvais exigeait que je
maintinsse la bonne intelligence entre mon guide et moi, je me
contentai de lui prescrire de marcher à l'avenir à mon côté.

Rassuré par mon ton pacifique, André leva le sien d'une octave,
suivant son habitude ordinaire de pédanterie.

-- Votre Honneur ne me persuadera jamais, pas plus que personne au
monde, qu'il soit prudent de s'exposer à l'air de la nuit sans
s'être garni l'estomac d'un bon verre d'eau-de-vie ou de genièvre,
ou de quelque autre réconfortant semblable; et j'en puis parler
savamment, car, Dieu me préserve! j'ai bien des fois traversé ces
montagnes pendant la nuit ayant de chaque côté de ma selle une
petite barrique d'eau-de-vie.

-- En d'autres termes, André, vous faisiez la contrebande. Comment
un homme qui a des principes aussi rigides que les vôtres pouvait-
il se résoudre à frauder ainsi les droits du trésor public?

-- Ce ne sont que les dépouilles des Égyptiens: la pauvre Écosse,
depuis le malheureux acte d'Union à l'Angleterre, a bien assez
souffert de ces coquins de jaugeurs de l'excise qui sont tombés
sur elle comme une nuée de sauterelles; il convient à un bon
citoyen de lui procurer une petite goutte de quelque chose pour
lui regaillardir le coeur.

En l'interrogeant encore, j'appris qu'il avait souvent passé par
ces montagnes pour faire la contrebande avant et depuis son
établissement à Osbaldistone-Hall. Cette circonstance n'était pas
indifférente pour moi, car elle me prouvait qu'il était très en
état de me servir de guide.

Nous voyagions alors moins précipitamment; et cependant le cheval
d'André, ou plutôt André lui-même avait toujours une forte
propension à accélérer le pas, et j'étais souvent obligé de le
modérer. Le soleil était levé, et mon conducteur se retournait
fréquemment pour regarder derrière lui, comme s'il eût craint
d'être poursuivi. Enfin nous arrivâmes sur la plateforme d'une
montagne très élevée que nous mîmes une demi-heure à gravir, et
d'où l'on découvrait toute la partie du pays que nous venions de
parcourir. André s'arrêta, jeta les yeux de ce côté, et
n'apercevant encore dans les champs ni sur les routes aucun être
vivant, sa physionomie prit un air de satisfaction; il se mit à
siffler, et finit par chanter un air de son pays dont le refrain
était:

......_Oh! ma Jessie!
Te voilà donc dans ma patrie,
Et ton clan ne te verra plus._

En même temps il passait la main sur le cou de son cheval, le
flattait et le caressait, ce qui réveilla mon attention et me fit
reconnaître à l'instant une jument favorite de Thorncliff
Osbaldistone.

-- Que veut dire ceci, André? lui dis-je en fronçant le sourcil;
cette jument est à M. Thorncliff.

-- Je ne dis pas qu'elle ne lui a point appartenu dans le temps,
M. Frank, mais à présent elle est à moi.

-- C'est un vol, misérable!

-- Un vol, Dieu me préserve! M. Frank, personne n'a le droit de
m'appeler voleur. -- Voici ce que c'est, M. Thorncliff m'a
emprunté dix livres[52] pour aller aux courses de chevaux d'York,
et du diable s'il a jamais pensé à me les rendre; bien au
contraire, quand je lui en parlais, il disait qu'il me casserait
les os. Mais à présent il faudra qu'il me paie jusqu'au dernier
sou s'il veut revoir sa jument, et sans cela il n'aura jamais un
crin de sa queue. Je connais un fin matois de procureur à
Loughmaben, j'irai le voir en passant, et il saura bien arranger
cette affaire. Un vol! non, non. Jamais André Fairservice ne s'est
chauffé à un tel fagot. C'est un gage que j'ai saisi. Je l'ai
saisi moi-même au lieu de le faire saisir par un huissier, voilà
toute la différence. C'est la loi, et j'ai épargné les frais des
gens de justice par économie.

-- Cette économie pourra vous coûter plus cher que vous ne le
pensez si vous continuez à vous payer ainsi par vos mains sans
autorité légale.

-- Ta, ta, ta! nous sommes en Écosse à présent, et il s'y trouvera
des avocats, des procureurs et des juges pour moi tout aussi bien
que pour tous les Osbaldistone d'Angleterre. Le cousin au
troisième degré de la tante de ma mère est cousin de la femme du
prévôt de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu'on fit tort à une
goutte de son sang. Les lois sont les mêmes pour tout le monde
ici; ce n'est pas comme chez vous, où un mandat du clerc Jobson
peut vous envoyer au pilori avant que vous sachiez seulement
pourquoi. Mais attendez un peu, et il y aura encore moins de
justice dans le Northumberland, et c'est pourquoi je lui ai fait
mes adieux.

Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher Tresham, que les
principes d'André n'étaient nullement d'accord avec les miens, et
je formai le dessein de lui racheter la jument lorsque nous
serions arrivés à Glascow, et de la renvoyer à mon cousin. Je
résolus aussi d'écrire à mon oncle par la poste, pour l'en
informer, dans la première ville que nous trouverions en Écosse.
Mais j'avais besoin d'André, et le moment ne me parut favorable ni
pour lui faire part de mon projet ni pour lui faire des reproches
sur une action que son ignorance lui faisait peut-être regarder
comme toute naturelle. Je détournai donc la conversation et lui
demandai pourquoi il disait qu'il y aurait bientôt moins de
justice dans le Northumberland.

-- Ah! ah! me dit-il, il y aura assez de justice, mais ce sera au
bout du mousquet. Les officiers irlandais et tout le bétail
papiste qu'on a été chercher dans les pays étrangers, faute d'en
trouver assez dans le nôtre, ne sont-ils pas rassemblés dans tout
le comté? Ces corbeaux ne s'y rendent que parce qu'ils flairent la
charogne. Sûr comme je vis, sir Hildebrand ne restera pas les bras
croisés. J'ai vu venir au château des fusils, des sabres, des
épées. Croyez-vous que ce soit pour rien? Ce sont des enragés
diables, Dieu me préserve! que ces jeunes Osbaldistone.

Ce discours rappela à mon souvenir le soupçon que j'avais déjà
conçu, que les jacobites étaient à la veille de faire quelque
entreprise hasardeuse. Mais, sachant qu'il ne me convenait de
m'ériger ni en espion ni en censeur des discours et des actions de
mon oncle, j'avais fui toute occasion de me mettre au courant de
ce qui se passait au château. André n'avait pas les mêmes
scrupules, et il parlait sans doute comme il le pensait, en disant
qu'il se tramait quelque complot, et que c'était un des motifs qui
l'avaient déterminé à s'éloigner.

-- Tous les domestiques, ajouta-t-il, tous les paysans et les
vassaux ont été enrôlés et passés en revue. Ils voulaient me
mettre aussi dans la troupe; mais ceux qui le demandaient ne
connaissaient pas André Fairservice. Je me battrai tout comme un
autre, quand cela me conviendra, mais ce ne sera ni pour la
prostituée de Babylone, ni pour aucune prostituée d'Angleterre.

Chapitre XIX.

Voyez-vous ce clocher dont la pointe hardie
S'élève jusqu'au ciel?
C'est là que, délivrés des soins de cette vie,
Dorment d'un sommeil éternel
L'amant. le guerrier, le poète...

LANGHORNE.



À la première ville d'Écosse où nous nous arrêtâmes, mon guide
alla trouver son ami le procureur pour le consulter sur les moyens
à employer pour s'approprier d'une manière légale la jument de
M. Thorncliff, qui ne lui appartenait encore que par suite de ce
que je veux bien me contenter d'appeler un tour d'adresse. Ce ne
fut pas sans un certain plaisir que je vis à sa figure allongée et
à son air contrit, lorsqu'il fut de retour, que sa consultation
n'avait pas eu le résultat heureux qu'il en attendait. M. Touthope
l'ayant déjà tiré de plus d'un mauvais pas dans ses opérations de
contrebande, il avait en lui une entière confiance, et il lui
conta toute l'affaire franchement et sans aucune réserve. Mais,
depuis qu'il ne l'avait vu, M. Touthope avait été nommé clerc de
la justice de paix du comté, et malgré tout l'intérêt qu'il
prenait à son ancien ami M. André Fairservice, il lui dit que son
devoir et sa conscience exigeaient qu'il informât la justice de
pareils exploits quand ils parvenaient à sa connaissance; qu'il ne
pouvait donc se dispenser de retenir la jument et de la placer
dans l'écurie du bailli Trumbull jusqu'à ce que la question de la
propriété fût décidée; qu'il devrait même le faire arrêter aussi,
mais qu'il ne pouvait se résoudre à traiter si rigoureusement une
ancienne connaissance; qu'il lui permettait donc de se retirer, et
qu'il l'engageait à quitter la ville le plus promptement possible.
Il poussa même la générosité jusqu'à lui faire présent d'un vieux
cheval fourbu et poussif, afin qu'il pût continuer son voyage. Il
est vrai qu'il en exigea en retour une cession absolue et bien en
forme de tous ses droits sur la jument: cession qu'il lui
représenta comme une simple formalité, puisque tout ce qu'André
pouvait en attendre, c'était le licou.

Ce ne fut pas sans peine que je tirai ces détails d'André. Il
avait l'oreille basse; son orgueil national était mortifié d'être
forcé d'avouer que les procureurs d'Écosse étaient des procureurs
comme ceux de tous les autres pays de l'univers, et que le clerc
Touthope n'était pas d'une meilleure monnaie que le clerc Jobson.

-- Si cela m'était arrivé en Angleterre, je ne serais pas à moitié
si fâché de me voir voler ce que j'avais gagné au risque de mon
cou, à ce qu'il prétend. Mais a-t-on jamais vu un faucon se jeter
sur un faucon? et n'est-il pas honteux de voir un brave Écossais
en piller un autre? Il faut que tout soit changé dans ce pays; et
je crois, Dieu me préserve! que c'est depuis cette misérable
union.

Il est bon de remarquer qu'André ne manquait jamais d'attribuer à
l'union de l'Écosse à l'Angleterre tous les symptômes de
dégénération et de dépravation qu'il croyait voir dans ses
compatriotes, surtout la diminution de la capacité des pintes,
l'augmentation du prix des denrées, et bien d'autres choses qu'il
eut soin de me faire observer pendant le cours de notre voyage.

Quant à moi, de la manière dont les choses avaient tourné, je me
regardai comme déchargé de toute responsabilité relativement à la
jument, je me contentai d'écrire à mon oncle la manière dont elle
avait été emmenée de chez lui, et de l'informer qu'elle était
entre les mains de la justice ou de ses dignes représentants le
bailli Trumbull et le clerc Touthope, auxquels je l'engageai à
s'adresser pour la réclamer. Retourna-t-elle chez le chasseur de
renards du Northumberland? continua-t-elle à servir de monture au
procureur écossais? C'est ce dont il est assez inutile de nous
inquiéter maintenant.

Nous continuâmes notre route vers le nord-ouest, mais non avec la
célérité qui avait marqué le commencement de notre voyage. André
connaissait parfaitement les chemins, comme il me l'avait dit,
mais c'étaient les chemins fréquentés par les contrebandiers, qui
ont de bonnes raisons pour ne choisir ni les meilleurs ni les plus
directs. Des chaînes de montagnes nues et stériles, qui se
succédaient sans cesse, ne nous offraient ni intérêt ni variété.
Enfin nous entrâmes dans la fertile vallée de la Clyde, et nous
arrivâmes à Glascow.

Cette ville n'avait pas encore l'importance qu'elle a acquise
depuis ce temps. Un commerce étendu et toujours croissant avec les
Indes occidentales et les colonies américaines a été le fondement
de sa richesse et de sa prospérité; et, si l'on bâtit avec soin
sur cette base solide, elle peut devenir avec le temps une des
villes les plus importantes de la Grande-Bretagne. Mais, à
l'époque dont je parle, l'aurore de sa splendeur ne brillait même
pas encore. L'Union avait à la vérité ouvert à l'Écosse un
commerce avec les colonies anglaises; mais le manque de fonds et
la jalousie des négociants anglais privaient encore, en grande
partie, les Écossais des avantages qui devaient résulter pour eux
de l'exercice des privilèges que ce traité mémorable leur
assurait. Glascow, située dans la partie occidentale de l'île, ne
pouvait participer au peu de commerce que la partie orientale
faisait avec le continent, et qui était sa seule ressource.
Cependant, quoiqu'elle ne promît pas alors d'atteindre l'éminence
commerciale à laquelle tout semble maintenant annoncer qu'elle
arrivera un jour, sa situation centrale à l'ouest de l'Écosse la
rendait une des places les plus importantes de ce royaume. La
Clyde, qui coulait à peu de distance de ses murs, lui ouvrait une
navigation intérieure qui n'était pas sans utilité. Non seulement
les plaines fertiles situées dans son voisinage immédiat, mais les
comtés d'Ayr et de Dumfries la regardaient comme leur capitale, y
envoyaient leurs productions et en tiraient divers objets qui leur
étaient nécessaires.

Les sombres montagnes de l'Écosse occidentale envoyaient souvent
leurs sauvages habitants aux marchés de la ville favorite de saint
Mungo[53]. Les rues de Glascow étaient souvent traversées par des
hordes de boeufs et de chevaux nains au poil hérissé, que
conduisaient les Highlanders aussi sauvages et aussi velus et
quelquefois aussi raccourcis dans leur taille que les animaux
confiés à leurs soins. C'était avec surprise que les étrangers
regardaient leurs vêtements antiques et singuliers et qu'ils
écoutaient les sons durs et aigres d'un langage qui leur était
inconnu. Les montagnards eux-mêmes, armés de mousquets, de
pistolets, de larges épées et de poignards, même dans les
opérations paisibles du commerce, voyaient avec un égal étonnement
des objets de luxe dont ils ne concevaient pas même l'usage et,
avec un air de convoitise quelquefois alarmant, ceux dont ils
enviaient la propriété. C'est toujours à contre-coeur que le
Highlander sort de ses déserts, et il est aussi difficile de le
naturaliser ailleurs que d'arracher un pin de sa montagne pour le
transplanter dans un autre sol. Mais même alors tous les glens des
Highlanders avaient une population surabondante, et il en
résultait quelques émigrations presque forcées. Quelques-unes de
leurs colonies s'avancèrent jusqu'à Glascow, y cherchèrent et y
trouvèrent du travail, quoique différent de celui qui les occupait
dans leurs montagnes, et ce supplément de bras laborieux ne fut
pas inutile pour la prospérité de cette ville. Il fournit les
moyens de soutenir le peu de manufactures qui y étaient déjà
établies et jeta les fondements de sa splendeur future.

L'extérieur de la ville correspondait avec cet avenir. La
principale rue était large et belle; elle était décorée d'édifices
publics dont l'architecture plaisait plus à l'oeil qu'elle n'était
correcte en fait de goût, et elle était bordée des deux côtés de
maisons construites en pierres, surchargées d'ornements en
maçonnerie, ce qui lui donnait un air de grandeur et de dignité
qui manque à la plupart des villes d'Angleterre, bâties en briques
fragiles et d'un rouge sale.

Ce fut un dimanche matin que mon guide et moi nous arrivâmes dans
la métropole occidentale de l'Écosse. Toutes les cloches de la
ville étaient en branle, et le peuple, qui remplissait les rues
pour se rendre aux églises, annonçait que ce jour était consacré à
la religion. Nous descendîmes à la porte d'une joyeuse aubergiste
qu'André appela une _hostler-wife, _mot qui me rappela
_l'Otelere[54]_ du vieux Chaucer. Elle nous reçut très
civilement. Ma première pensée fut de chercher Owen sur-le-champ;
mais j'appris qu'il me serait impossible de le trouver avant que
le service divin fût terminé. Mon hôtesse m'assura que je ne
trouverais personne chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, où la
lettre de votre père, Tresham, m'annonçait que j'en aurais des
nouvelles; que c'étaient des gens religieux, et qu'ils étaient où
tous les bons chrétiens devaient être, c'est-à-dire dans l'église
de la Baronnie.

André, dont le dégoût qu'il avait récemment conçu pour les lois de
son pays ne s'étendait pas sur son culte religieux, demanda à
notre hôtesse le nom du prédicateur qui devait distribuer la
nourriture spirituelle aux fidèles réunis dans l'église de la
Baronnie. Elle n'en eut pas plus tôt prononcé le nom qu'il entonna
un cantique de louanges en son honneur, et à chaque éloge
l'hôtesse répétait un _amen _approbatif. Je me décidai à me rendre
dans cette église, plutôt dans l'espoir d'apprendre si Owen était
arrivé à Glascow que dans l'attente d'être fort édifié. Mon
espérance redoubla quand l'hôtesse me dit que si M. Ephraim
Macvittie (le digne homme) était encore sur la terre des vivants,
il honorerait bien certainement cette église de sa présence, et
que, s'il avait un étranger logé chez lui, il n'y avait nul doute
qu'il ne l'y conduisît. Cette probabilité acheva de me décider, et
escorté du fidèle André, je me mis en marche pour l'église de la
Baronnie.

Un guide ne m'était pourtant pas très nécessaire en cette
occasion; la foule qui se pressait dans une rue étroite, escarpée
et mal pavée, pour aller entendre le prédicateur le plus populaire
de toute l'Écosse occidentale, m'y aurait entraîné avec elle. En
arrivant au sommet de la hauteur, nous tournâmes à gauche, et une
grande porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous donna
entrée dans le grand cimetière qui entoure l'église cathédrale de
Glascow. Cet édifice est d'un style d'architecture gothique plutôt
sombre et massif qu'élégant; mais il a un caractère particulier et
est si bien conservé et tellement en harmonie avec les objets qui
l'entourent que l'impression qu'il produit sur ceux qui le voient
pour la première fois est imposante et solennelle au plus haut
degré. J'en fus tellement frappé que je résistai quelques instants
à tous les efforts que faisait André pour m'entraîner dans
l'intérieur de l'église, tant j'étais occupé à en examiner les
dehors.

Situé dans le centre d'une ville aussi grande que peuplée, cet
édifice paraît être dans la solitude la plus retirée. De hautes
murailles le séparent des maisons d'un côté; de l'autre il est
borné par une ravine au fond de laquelle court un ruisseau
inaperçu, et dont le murmure ajoute encore à la solennité de ces
lieux. Sur l'autre bord de la ravine s'élève une allée touffue de
sapins dont les rameaux étendent jusque sur le cimetière une ombre
mélancolique. Le cimetière lui-même a un caractère particulier,
car, quoiqu'il soit véritablement d'une grande étendue, il ne
l'est pas proportionnellement au nombre d'habitants qui y sont
enterrés, et dont presque toutes les tombes sont couvertes d'une
pierre sépulcrale. On n'y voit pas ces touffes de gazon qui
décorent ordinairement une grande partie de la surface de ces
lieux où le méchant cesse de pouvoir nuire et où le malheureux
trouve enfin le repos. Les pierres tumulaires sont si rapprochées
les unes des autres qu'elles semblent former une espèce de pavé,
qui, bien que la voûte céleste soit le seul toit qui le protège,
ressemble à celui de nos vieilles églises d'Angleterre, où les
inscriptions sont si multipliées. Le contenu de ces tristes
registres de la Mort, les regrets inutiles qu'ils retracent, le
témoignage qu'ils rendent au néant de la vie humaine, l'étendue du
terrain qu'ils couvrent, l'uniformité mélancolique de leur style:
tout me rappela le tableau déroulé du prophète écrit en dehors et
en dedans, et dans lequel on lisait: Lamentations, regrets et
malheur.

La majesté de la cathédrale ajoute à l'impression causée par ces
accessoires. On en trouve le vaisseau un peu lourd, mais on sent
en même temps que s'il était construit dans un style
d'architecture plus léger et plus orné, l'effet en serait détruit.
C'est la seule église cathédrale d'Écosse, si l'on en excepte
celle de Kirkwall, dans les îles Orcades, que la réformation ait
épargnée. Andrée vit avec orgueil l'impression que faisait sur moi
la vue de cet édifice, et me rendit compte, ainsi qu'il suit, de
sa conservation.

-- C'est là une belle église, me dit-il; on n'y trouve pas de vos
bizarres colifichets et enjolivements. C'est un bâtiment solide,
bien construit, et qui durera autant que le monde, sauf la poudre
à canon et la main des méchants. Il a couru de grands risques lors
de la réformation, quand on détruisit l'église de Perth et celle
de Saint-André, parce qu'on voulait se débarrasser une bonne fois
du papisme, de l'idolâtrie, des images, des surplis, et de tous
les haillons de la grande prostituée qui s'asseoit sur sept
collines, comme si une seule colline ne suffisait pas à son vieux
derrière[55]. Les habitants du bourg de Renfrew, des faubourgs et
de la baronnie de Gorbals et de tous les environs se réunirent
pour purger la cathédrale de ses impuretés papales; mais ceux de
Glascow pensèrent que tant de médecins donneraient au malade une
médecine un peu trop forte. Ils sonnèrent la cloche et battirent
le tambour. Heureusement le digne Jacques Rabat était alors le
doyen de la corporation de Glascow. Il était lui-même bon maçon,
et c'était une raison de plus pour qu'il désirât de conserver
l'église. Les métiers s'assemblèrent et dirent aux communes qu'ils
se battraient plutôt que de laisser raser leur église comme on en
avait rasé tant d'autres. Ce n'était point par amour du papisme.
Non, non; qui aurait pu dire cela du corps des métiers de Glascow?
Ils en vinrent donc bientôt à un arrangement. On convint de
dénicher les statues idolâtres des saints (la peste les étouffe!),
et ces idoles de pierre furent brisées selon le texte de
l'Écriture et jetées dans l'eau du Molendinar[56], et la vieille
église resta debout et appropriée comme un chat à qui on vient
d'ôter les puces, et tout le monde fut content. Et j'ai entendu
dire à des gens sages que si on en avait fait autant pour toutes
les églises d'Écosse, la réforme en serait tout aussi pure, et
nous aurions plus de véritables églises de chrétiens; car j'ai été
si longtemps en Angleterre que rien ne m'ôterait de la tête que le
chenil d'Osbaldistone-Hall vaut mieux que la plupart des maisons
de Dieu qu'on voit en Écosse.

En parlant ainsi, André me précéda dans le temple.[57]

Chapitre XX.

Une terreur soudaine a glacé tous mes sens;
Je n'ose pénétrer sous cette voûte sombre,
Vrai palais de la mort, funèbres monuments,
Où...............

_L'Épouse en deuil._



Malgré l'impatience de mon guide, je ne pus m'empêcher de
m'arrêter pour contempler pendant quelques minutes l'extérieur de
l'édifice, rendu plus imposant par la solitude où nous laissèrent
les portes en se fermant après avoir, pour ainsi dire, dévoré la
multitude qui tout à l'heure remplissait le cimetière, et dont les
voix, se mêlant en choeur, nous annonçaient les pieux exercices du
culte. Le concert de tant de voix, auxquelles la distance prêtait
une grave harmonie, en ne laissant point parvenir à mon oreille
les discordances qui l'eussent blessée de plus près, le ruisseau
qui y mêlait son murmure, et le vent gémissant entre les vieux
sapins: tout me paraissait sublime. La nature, telle qu'elle est
invoquée par le roi-prophète dont on chantait les psaumes,
semblait aussi s'unir aux fidèles pour offrir à son Créateur cette
louange solennelle dans laquelle la crainte et la joie se
confondent. J'ai entendu en France le service divin célébré avec
tout l'éclat que la plus belle musique, les plus riches costumes,
les plus imposantes cérémonies pouvaient lui donner. Mais la
simplicité du culte presbytérien a produit sur moi bien plus
d'effet: ce concert d'actions de grâces m'a paru si supérieur à la
routine du chant dicté aux musiciens que le culte écossais me
semble avoir tous les avantages de la réalité sur le jeu d'un
acteur.

Comme je restais à écouter ces accents solennels, André, dont
l'impatience devenait importune, me tira par la manche:

-- Venez, monsieur, venez donc, nous troublerons le service si
nous entrons trop tard, et si les bedeaux nous trouvent à nous
promener dans le cimetière pendant l'office divin, ils nous
arrêteront comme des vagabonds et nous conduiront au corps de
garde.

D'après cet avis, je suivis mon guide; mais, comme je me disposais
à entrer dans le choeur de la cathédrale: -- Par ici, monsieur,
s'écria-t-il, par cette porte. Nous n'entendrions là-haut que des
discours de morale aussi secs et insipides que les feuilles de
rue[58] à Noël. Descendez, c'est ici que nous goûterons la saveur
de la vraie doctrine.

Il me conduisit alors vers une petite porte cintrée, gardée par un
homme à figure grave qui semblait sur le point de la fermer au
verrou, et nous descendîmes un escalier par lequel nous arrivâmes
sous l'église, local singulièrement choisi, je ne sais pourquoi,
pour l'exercice du culte presbytérien.

Figurez-vous, Tresham, une longue suite de voûtes sombres et
basses, semblables à celles qui servent aux sépultures dans
d'autres pays, et consacrées ici depuis longtemps à cet usage. Une
partie avait été convertie en église, et l'on y avait placé des
bancs. Cette partie des voûtes ainsi occupée, quoique capable de
contenir une assemblée de plus de mille personnes, n'était point
proportionnée avec les caveaux plus sombres et plus vastes qui
s'ouvraient autour de ce qu'on pourrait appeler l'espace habité.
Dans ces régions désertes de l'oubli, de sombres bannières et des
écussons brisés indiquaient les tombes de ceux qui avaient sans
doute été autrefois princes dans Israël; et des inscriptions que
pouvait à peine déchiffrer le laborieux antiquaire invitaient le
passant à prier Dieu pour les âmes de ceux dont elles couvraient
les dépouilles mortelles.

Dans ces retraites funèbres, où tout retraçait l'image de la mort,
je trouvai une nombreuse assemblée s'occupant de la prière. Les
presbytériens écossais se tiennent debout pour remplir ce devoir
religieux, sans doute pour annoncer publiquement leur éloignement
pour les formes du rituel romain; car, lorsqu'ils prient dans
l'intérieur de leur famille, ils prennent la posture que tous les
autres chrétiens ont adoptée pour s'adresser à la Divinité, comme
étant la plus humble et la plus respectueuse. C'était donc debout,
et les hommes la tête découverte, que plus de deux mille personnes
des deux sexes et de tout âge écoutaient, avec autant de respect
que d'attention, la prière qu'un ministre, déjà avancé en âge et
très aimé dans la ville, adressait au ciel; peut-être était-elle
improvisée, mais du moins elle n'était pas écrite.[59]

Élevé dans la même croyance, je m'unis de coeur à la piété
générale, et ce fut seulement lorsque la congrégation s'assit sur
les bancs que mon attention fut distraite.

À la fin de la prière, la plupart des hommes mirent leur chapeau
ou leur toque, et tout le monde s'assit, c'est-à-dire tous ceux
qui avaient le bonheur d'avoir des bancs, car André et moi, qui
étions arrivés trop tard pour nous y placer, nous restâmes debout
de même qu'un grand nombre de personnes, formant ainsi une espèce
de cercle autour de la partie de la congrégation qui était assise.
Derrière nous étaient les voûtes dont j'ai déjà parlé, et nous
faisions face aux fidèles assemblés, dont les figures, tournées du
côté du prédicateur, étaient à demi éclairées par le jour de deux
ou trois fenêtres basses de forme gothique.

À la faveur de cette clarté, on distinguait la diversité ordinaire
des visages qui se tournent vers un pasteur écossais dans une
occasion semblable. Presque tous portaient le caractère de
l'attention, si ce n'était quand un père ou une mère rappelait les
regards distraits d'un enfant trop vif ou interrompait le sommeil
de celui qui était porté à s'endormir. La physionomie un peu dure
et prononcée de la nation, exprimant généralement l'intelligence
et la finesse, s'offre à l'observateur avec plus d'avantage dans
les actes de la piété ou dans les rangs de la guerre que dans les
réunions d'un intérêt moins sérieux. Le discours du prédicateur
était bien propre à exciter les divers sentiments de l'auditoire;
l'âge et les infirmités avaient affaibli son organe, naturellement
sonore. Il lut son texte avec une prononciation mal articulée;
mais, quand il eut fermé la Bible et commencé le sermon, son ton
s'affermit, sa véhémence l'entraîna, et il se fit parfaitement
entendre de tout son auditoire. Son discours roulait sur les
points les plus abstraits de la doctrine chrétienne; sur des
sujets graves et si profonds qu'ils sont impénétrables à la raison
humaine, et qu'il cherchait pourtant à expliquer par des citations
tirées des Écritures. Mon esprit n'était pas disposé à le suivre
dans tous ces raisonnements. Il y en avait même quelques-uns qu'il
m'était impossible de comprendre. Cependant l'enthousiasme du
vieillard produisit une grande impression sur ses auditeurs, et
rien n'était plus ingénieux que sa manière de raisonner.
L'Écossais se fait remarquer par son intelligence beaucoup plus
que par sa sensibilité: aussi la logique agit-elle sur lui plus
fortement que la rhétorique, et il lui est plus ordinaire de
s'attacher à suivre des raisonnements serrés et abstraits sur un
point de doctrine, que de se laisser entraîner par les mouvements
oratoires auxquels ont recours les prédicateurs, dans les autres
pays, pour émouvoir le coeur, mettre en jeu les passions, et
s'assurer la vogue.

Parmi le groupe attentif que j'avais sous les yeux, on distinguait
des physionomies ayant la même expression que celles qu'on
remarque dans le fameux carton de Raphaël, représentant saint Paul
prêchant à Athènes.[60] Ici les sourcils froncés d'un zélé
calviniste annonçaient le zèle et l'attention; ses lèvres
légèrement comprimées, ses yeux fixés sur le ministre semblaient
partager avec lui le triomphe de ses arguments. Là, un autre, d'un
air plus fier et plus sombre, affichait son mépris pour ceux qui
doutaient des vérités qu'annonçait son pasteur, et sa joie des
châtiments terribles dont il les menaçait. Un troisième, qui
n'appartenait peut-être pas à la congrégation et que le hasard
seul y avait amené, paraissait intérieurement occupé d'objections;
et un mouvement de tête presque imperceptible trahissait les
doutes qu'il concevait. Le plus grand nombre écoutait d'un air
calme et satisfait; on devinait qu'ils croyaient bien mériter de
l'Église par leur présence et par l'attention qu'ils donnaient à
un discours qu'ils n'étaient peut-être pas en état de comprendre.
Presque toutes les femmes faisaient partie de cette dernière
division de l'auditoire. Cependant les vieilles paraissaient
écouter plus attentivement la doctrine abstraite qu'on leur
développait, tandis que les jeunes permettaient quelquefois à
leurs regards de se promener modestement sur toute l'assemblée; je
crus même, Tresham, si ma vanité ne me trompait point, que
quelques-unes d'entre elles reconnurent votre ami pour un Anglais
et le distinguèrent comme un jeune homme passablement tourné.
Quant au reste de la congrégation, les uns ouvraient de grands
yeux, bâillaient ensuite et finissaient par s'endormir, jusqu'à ce
qu'un voisin scandalisé réveillât leur attention en leur pressant
fortement le pied; les autres cherchaient à reconnaître les
personnes de leur connaissance, sans oser donner de signes trop
marqués de l'ennui qu'ils éprouvaient. Je reconnaissais çà et là,
à leur costume, des montagnards dont les yeux se portaient
successivement sur tout l'auditoire, avec un air de curiosité
sauvage, sans s'inquiéter de ce que disait le ministre, parce
qu'ils n'entendaient pas la langue dans laquelle il parlait, ce
qui sera, j'espère, une excuse suffisante pour eux. L'air martial
et déterminé de ces étrangers ajoutait à cette réunion un
caractère qui, sans eux, lui aurait manqué. André me dit ensuite
qu'ils étaient en ce moment en plus grand nombre que de coutume à
Glascow, parce qu'il y avait dans les environs une foire de
bestiaux.

Telles étaient offertes à ma critique les figures du groupe rangé
sur les bancs de l'église souterraine de Glascow, éclairée par
quelques rayons égarés qui, pénétrant à travers les étroits
vitraux, allaient se perdre dans le vide des dernières voûtes en
répandant sur les espaces plus rapprochés une sorte de demi-jour
imparfait, et en laissant les coins les plus reculés de ce
labyrinthe dans une obscurité qui les faisait paraître
interminables.

J'ai déjà dit que je me trouvais debout dans le cercle extérieur,
les yeux fixés sur le ministre, et tournant le dos aux voûtes dont
j'ai parlé plus d'une fois. Cette position m'exposait à de
fréquentes distractions, car le plus léger bruit qui se faisait
sous ces sombres arcades y était répété par mille échos. Je
tournai plus d'une fois la tête de ce côté; et quand mes yeux
prenaient cette direction, je trouvais difficile de les ramener
dans une autre, tant notre imagination trouve de plaisir à
découvrir les objets qui lui sont cachés, et qui n'ont souvent
d'intérêt que parce qu'ils sont inconnus ou douteux. Je finis par
habituer ma vue à l'obscurité dans laquelle je la dirigeais, et
insensiblement je pris plus d'intérêt aux découvertes que je
faisais dans ces retraites obscures qu'aux subtilités
métaphysiques dont le prêcheur nous entretenait.

Mon père m'avait plus d'une fois reproché cette légèreté dont la
source venait peut-être d'une vivacité d'imagination qui
n'appartenait point à son caractère. Je me rappelai qu'étant
enfant, lorsqu'il me conduisait à la chapelle pour y entendre les
instructions de M. Shower, il me recommandait toujours de bien les
écouter et de les mettre à profit. Mais en ce moment le souvenir
des avis de mon père ne me donnait que de nouvelles distractions,
en me faisant songer à ses affaires et aux dangers qui le
menaçaient. Je dis à André, du ton le plus bas possible, de
s'informer à ses voisins si M. Ephraim Macvittie était dans
l'église; mais André, tout attentif au sermon, ne me répondait
qu'en me repoussant du coude pour m'avertir de garder le silence.
Je reportai donc les yeux sur les auditeurs pour voir si, parmi
toutes les figures qui, le cou tendu, se dirigeaient vers la
chaire comme vers un centre d'attraction, je pourrais reconnaître
le visage paisible et les traits imperturbables d'Owen; mais, sous
les larges chapeaux des citoyens de Glascow et sous les toques
plus larges encore des Lowlanders du Lanarkshire, je ne vis rien
qui ressemblât à la perruque bien poudrée, aux manchettes empesées
et à l'habit complet couleur de noisette, insignes
caractéristiques du premier commis de la maison de banque
Osbaldistone et Tresham. Mes inquiétudes redoublèrent avec une
nouvelle force, et je résolus de sortir de l'église, afin de
pouvoir demander aux premières personnes qui en sortiraient si
elles y avaient vu M. Ephraim Macvittie. Je tirai André par la
manche et lui dis que je voulais partir: mais André montra dans
l'église de Glascow la même opiniâtreté dont il avait fait preuve
sur les montagnes de Cheviot, et ce ne fut que lorsqu'il eut
reconnu l'impossibilité de me réduire au silence sans me répondre
qu'il voulut bien m'informer qu'une fois entré dans l'église nous
ne pouvions en sortir avant la fin de l'office, attendu qu'on en
fermait la porte au commencement des prières, afin que les fidèles
ne fussent pas distraits de leur dévotion. Après m'avoir donné cet
avis en peu de mots, et d'un air d'humeur, il reprit son air
d'importance et d'attention critique.

Je m'efforçais de faire de nécessité vertu et d'écouter aussi le
sermon, quand je fus interrompu d'une manière bien singulière.
Quelqu'un me dit à voix basse, par-derrière: -- Vous courez des
dangers dans cette ville.

J'étais appuyé d'un côté contre un pilier, j'avais André de
l'autre; je me retournai brusquement, et je ne vis derrière nous
que quelques ouvriers à la taille raide et à l'air commun. Un seul
regard jeté sur eux m'assura que ce n'était aucun d'eux qui
m'avait parlé. Ils étaient entièrement absorbés dans l'attention
qu'ils donnaient au sermon, et ils ne remarquèrent même pas l'air
d'inquiétude et d'étonnement avec lequel je les regardais. Le
pilier massif près duquel je me trouvais pouvait avoir caché celui
qui m'avait parlé à l'instant où il venait me donner cet avis
mystérieux. Mais par qui m'était-il donné? pourquoi choisissait-on
cet endroit? quels dangers pouvais-je avoir à craindre? C'étaient
autant de questions sur la solution desquelles mon imagination se
perdait en conjectures. Me retournant du côté du prédicateur, je
fis semblant de l'écouter avec la plus grande attention.
J'espérais par là que la voix mystérieuse se ferait encore
entendre dans la crainte de ne pas avoir été entendue la première
fois.

Mon plan réussit avant que cinq minutes se fussent écoulées, la
même voix me dit tout bas:

-- Écoutez, mais ne vous retournez pas.
Je restai immobile.

-- Vous êtes en danger dans cette ville, reprit la voix, et je n'y
suis pas moi-même en sûreté. Rendez-vous à minuit précis sur le
pont, vous m'y trouverez: jusque-là restez chez vous et ne vous
montrez à personne.

La voix cessa de se faire entendre, et je tournai la tête à
l'instant. Mais celui qui parlait avait fait un mouvement encore
plus prompt et s'était vraisemblablement déjà glissé derrière le
pilier. J'étais résolu à le découvrir s'il était possible, et,
sortant du dernier rang des auditeurs, je passai aussi derrière le
pilier. Je n'y trouvai personne, et j'aperçus seulement quelqu'un
qui traversait comme une ombre la solitudes des voûtes que j'ai
décrites. Il était couvert d'un manteau; mais je ne pus distinguer
si c'était un _cloack _des Lowlands ou un _plaid _des Highlands.

Je m'avançai pour poursuivre l'être mystérieux, qui glissa et
disparut sous les voûtes comme le spectre d'un des morts nombreux
qui reposaient dans cette enceinte. Je n'avais guère d'espoir
d'arrêter dans sa fuite celui qui était déterminé à éviter une
explication avec moi; mais tout espoir fut perdu quand j'avais à
peine fait trois pas en avant: mon pied heurta contre un obstacle
inaperçu, et je tombai. L'obscurité qui était cause de ma chute me
fut du moins favorable dans ma disgrâce; car le prédicateur, avec
ce ton d'autorité que prennent les ministres presbytériens pour
maintenir l'ordre parmi les auditeurs, interrompit son discours
pour ordonner aux bedeaux d'arrêter celui qui venait de troubler
la congrégation. Comme le bruit ne dura qu'un instant, on ne jugea
probablement pas nécessaire d'exécuter cet ordre à la rigueur, ou
l'obscurité qui avait causé mon accident couvrit aussi ma
retraite; je regagnai mon pilier sans que personne prît garde à
moi. Le prédicateur continua son sermon, et il le termina sans
nouvel événement.

Comme nous sortions de l'église avec le reste de la congrégation:
-- Voyez, me dit André qui avait retrouvé sa langue, voilà le
digne M. Macvittie, mistress Macvittie, miss Alison Macvittie, et
M. Thomas Macfin, qui va, dit-on, épouser miss Alison, s'il joue
bien son rôle. Si elle n'est pas jolie, elle sera bien dotée.

Mes yeux, suivant la direction qu'il m'indiquait, se fixèrent sur
M. Macvittie. C'était un homme âgé, grand, sec, des yeux bleus
enfoncés dans la tête, ayant de gros sourcils gris, et, à ce qu'il
me parut, un air dur et une physionomie sinistre qui me donnèrent
malgré moi de la prévention contre lui. Je me souvins de l'avis
qui m'avait été donné dans l'église _de ne me montrer à personne,
_et je balançai à m'adresser à lui, quoique je n'eusse aucun motif
raisonnable de rien redouter de sa part ou de le regarder comme
suspect.

J'étais encore indécis quand André, qui prit mon incertitude pour
de la timidité, s'avisa de m'encourager. -- Parlez-lui,
M. Francis, me dit-il, parlez-lui. Il n'est pas encore prévôt de
Glascow, quoiqu'on dise qu'il le sera l'année prochaine. Parlez-
lui, vous dis-je; il vous répondra civilement, pourvu que vous
n'ayez pas d'argent à lui demander, car on dit qu'il est dur à la
desserre.

Je fis sur-le-champ la réflexion que, si ce négociant était aussi
avare et intéressé qu'André me le représentait, j'avais peut-être
quelques précautions à prendre avant de me faire connaître à lui,
puisque j'ignorais si mon père se trouvait son débiteur ou son
créancier. Cette considération, jointe à l'avis mystérieux que
j'avais reçu et à la répugnance que sa physionomie m'avait
inspirée, me décida à attendre au moins le lendemain pour
m'adresser à lui. Je me bornai donc à charger André de passer chez
M. Macvittie, et d'y demander l'adresse d'un nommé Owen qui devait
être arrivé à Glascow depuis quelques jours, lui recommandant bien
de ne pas dire qui lui avait donné cette commission et de
m'apporter la réponse à l'auberge où nous étions logés. Il me
promit de s'en acquitter. Chemin faisant, il m'entretint de
l'obligation où était tout bon chrétien d'assister à l'office du
soir; -- Mais, Dieu me préserve! ajouta-t-il avec sa causticité
ordinaire, quant à ceux qui ne peuvent se tenir tranquilles sur
leurs jambes et qui vont se les casser contre les pierres des
tombeaux, comme s'ils en voulaient faire sortir les morts, il leur
faudrait une église avec une cheminée.

Chapitre XXI.

...Sur le Rialto, lorsque sonne minuit,
Je dirige en rêvant ma course solitaire.
Nous nous y reverrons...

OTWAY, _Venise sauvée._



Agité de tristes pressentiments sans pouvoir leur assigner une
cause raisonnable, je m'enfermai dans mon appartement et je
renvoyai André, qui me proposa inutilement de l'accompagner à
l'église de Saint-Enoch, où il me dit qu'un prêcheur dont la
parole pénétrait jusqu'au fond des âmes devait prononcer un
sermon. Je me mis à réfléchir sérieusement sur le parti que
j'avais à prendre. Je n'avais jamais été ce qu'on appelle
superstitieux; mais je crois que tous les hommes, dans une
position difficile et embarrassante, après avoir inutilement
consulté leur raison pour se tracer une ligne de conduite, sont
assez portés, comme par désespoir, à lâcher les rênes à leur
imagination et à se laisser entièrement guider, soit par le
hasard, soit par quelque impression fantasque qui se grave dans
leur esprit, et à laquelle ils s'abandonnent comme à une impulsion
involontaire. Il y avait quelque chose de si repoussant dans les
traits et la physionomie du marchand écossais qu'il me semblait
que je ne pouvais me confier à lui sans violer toutes les règles
de la prudence. D'une autre part, cette voix mystérieuse que
j'avais entendue, cette espèce de fantôme que j'avais vu
s'évanouir sous ces voûtes sombres qu'on pouvait bien nommer la
vallée de l'ombre de la mort, tout cela devait agir sur
l'imagination d'un jeune homme qui, vous voudrez bien vous le
rappeler, était aussi un jeune poète.

Si j'étais véritablement entouré de dangers, comme j'en avais été
si secrètement averti, comment pouvais-je en connaître la nature
et apprendre les moyens de m'en préserver sans avoir recours à
celui de qui je tenais cet avis, et à qui je ne pouvais soupçonner
que de bonnes intentions? Les intrigues de Rashleigh se
présentèrent plus d'une fois à ma pensée; mais j'étais parti
d'Osbaldistone-Hall et arrivé à Glascow si précipitamment que je
ne pouvais supposer qu'il fût déjà instruit de mon séjour dans
cette ville, encore moins qu'il eût eu le temps d'ourdir quelque
trame perfide contre moi. Je ne manquais ni de hardiesse ni de
confiance en moi-même; j'étais actif et vigoureux, et mon séjour
en France m'avait donné quelque adresse dans le maniement des
armes, qui, dans ce pays, fait partie de l'éducation de la
jeunesse; je ne craignais personne corps à corps; l'assassinat
n'était pas à redouter dans le siècle et dans le pays où je
vivais, et le lieu du rendez-vous, quoique peu fréquenté pendant
la nuit, était voisin de rues trop peuplées pour que je pusse
redouter aucune violence. Je résolus donc de m'y rendre à l'heure
indiquée, et de me laisser ensuite guider par ce que j'apprendrais
et par les circonstances. Je ne vous cacherai pas, Tresham, ce que
je cherchais alors à me cacher à moi-même, que j'espérais bien
secrètement, presque à mon insu, qu'il pouvait exister quelque
liaison, je ne savais ni comment ni par quels moyens, entre Diana
Vernon et l'avis étrange qui m'avait été donné d'une manière si
surprenante. Elle seule connaissait le but et l'objet de mon
voyage. Elle m'avait avoué qu'elle avait des amis et de
l'influence en Écosse. Elle m'avait remis un talisman dont je
devais reconnaître la vertu, quand il ne me resterait plus d'autre
ressource... Quelle autre que Diana Vernon pouvait connaître des
dangers dont on prétendait que j'étais entouré, désirer de m'en
préserver, et avoir les moyens d'y réussir? Ce point de vue
flatteur, dans ma position très équivoque, ne cessait de se
présenter à mon esprit. Cette idée m'occupa avant le dîner; elle
ne me quitta point pendant le cours de mon repas frugal, et me
domina tellement pendant la dernière demi-heure, à l'aide peut-
être de quelques verres d'excellent vin, que, pour m'arracher à ce
que je regardais comme une illusion trompeuse, je repoussai mon
verre loin de moi, me levai de table, saisis mon chapeau, et
sortis de la maison comme un homme qui veut échapper à ses propres
pensées. J'y cédais pourtant encore sans le savoir, même en ce
moment, car mes pas me conduisirent insensiblement au pont sur la
Clyde, lieu du rendez-vous assigné par mon invisible moniteur.

Je n'avais dîné qu'après le service du soir, car ma dévote hôtesse
s'était fait un scrupule de préparer le repas pendant les heures
destinées à l'office divin, et j'y avais consenti autant par
complaisance pour elle que pour me conformer à l'avis qui m'avait
été donné de rester chez moi. Mais l'obscurité qui régnait alors
m'empêchait de craindre d'être reconnu par qui que ce fût, si
toutefois il existait dans la ville de Glascow quelqu'un qui pût
me reconnaître. Quelques heures devaient pourtant encore s'écouler
avant le moment fixé pour mon rendez-vous. Vous jugez combien cet
intervalle dut me paraître long et ennuyeux. Plusieurs groupes de
personnes de tout âge, portant la sainteté du jour empreinte sur
la figure, traversaient la grande prairie qui se trouve sur la
rive droite de la Clyde, et qui sert de promenade aux habitants de
Glascow. Peu à peu je fis attention qu'en allant et revenant sans
cesse le long de la rivière je courais le risque de me faire
remarquer par les passants, ce qui pouvait ne pas être sans
inconvénient. Je m'éloignai de l'endroit qui était le plus
fréquenté, et je donnai à mon esprit une sorte d'occupation en
m'appliquant successivement à chercher de toutes les parties de la
prairie celle où je me trouvais le moins exposé à être vu. Cette
prairie étant plantée d'arbres qui forment différentes allées,
comme dans le parc de Saint-James à Londres, cette manoeuvre
puérile n'était pas difficile à exécuter.

Pendant que je me promenais dans une de ces avenues, j'entendis
dans l'allée voisine une voix aigre que je reconnus pour celle
d'André Fairservice. Me poster derrière un gros arbre pour m'y
cacher, c'était peut-être compromettre un peu ma dignité, mais
c'était le moyen le plus simple d'éviter d'en être aperçu et
d'échapper à sa curiosité. Il s'était arrêté pour causer avec un
homme vêtu d'un habit noir et couvert d'un chapeau à larges bords,
et sa conversation que j'entendis m'apprit qu'il parlait de moi et
qu'il faisait mon portrait. Mon amour-propre révolté me disait que
c'était une caricature, mais je ne pus m'empêcher d'y trouver
quelques traits de ressemblance.

-- Oui, oui, M. Hammorgaw, disait-il, c'est comme je vous le dis.
Ce n'est pas qu'il manque de bon sens, il voit assez ce qui est
raisonnable, c'est-à-dire par-ci par-là: un éclair, et voilà tout.
Mais il a le cerveau fêlé, parce qu'il a la tête farcie de
fariboles de poésie. Il préférera un vieux bois sombre au plus
beau parterre, et le potager le mieux garni n'est rien pour lui en
comparaison d'un ruisseau et d'un rocher. Il passera des journées
entières à bavarder avec une jeune fille, nommée Diana Vernon, qui
n'est ni plus ni moins qu'une païenne, une Diane d'Éphèse... ni
plus ni moins, Dieu me préserve! Elle est cent fois pire, c'est
une Romaine, une vraie Romaine! Eh bien, il restera avec elle
plutôt que d'écouter sortir de votre bouche, M. Hammorgaw, ou de
la mienne, des choses qui pourraient lui être utiles toute sa vie
et encore après. Ne m'a-t-il pas dit un jour, pauvre aveugle
créature! que les psaumes de David étaient de l'excellente poésie!
Comme si le roi-prophète avait pensé à arranger des rimes comme
des fleurs dans une plate-bande! Dieu me préserve! Deux vers de
Davie Lindsay valent mieux que tous les brimborions qu'il a jamais
écrits.

Vous ne serez pas surpris qu'en écoutant ce portrait de moi-même
je me sentisse tout disposé à surprendre M. Fairservice par une
bonne volée à la première occasion. Son interlocuteur ne
l'interrompit guère que par quelques monosyllabes qui semblaient
n'avoir d'autre but que de prouver son attention, comme: Vraiment!
ah! ah! Il fit pourtant une fois une observation un peu plus
longue, que je n'entendis point, parce qu'il avait le verbe
beaucoup moins élevé qu'André, et celui-ci s'écria: -- Que je lui
dise ce que je pense, dites-vous? et qui paierait les pots cassés,
si ce n'est André? Savez-vous qu'il est coléreux? Montrez un habit
rouge à un taureau, il le percera de ses cornes. Et au fond,
pourtant, c'est un brave jeune homme; je ne voudrais pas le
quitter, parce qu'il a besoin d'un homme soigneux et prudent pour
veiller sur lui. Et puis il ne tient pas la main bien serrée;
l'argent coule à travers ses doigts comme l'eau par les trous d'un
arrosoir, ce n'est pas une mauvaise chose d'être auprès de
quelqu'un dont la bourse est toujours ouverte. Oh, oui, je lui
suis attaché de tout coeur; c'est bien dommage, M. Hammorgaw, que
le pauvre jeune homme soit si peu réfléchi!

En cet endroit de la conversation, les deux interlocuteurs se
remirent en marche, et je ne pus en entendre la suite. Le premier
sentiment que j'éprouvai fut celui de l'indignation en voyant un
homme à mon service s'expliquer si librement sur mon compte; mais
elle se calma quand je vins à penser qu'il n'existe peut-être pas
un maître qui, s'il écoutait les propos de ses domestiques dans
son antichambre, ne se trouvât soumis au scalpel de quelque
anatomiste de la force de M. Fairservice. Cette rencontre ne me
fut pas inutile; elle me fit paraître moins longue une partie du
temps que j'avais encore à attendre.

La nuit commençait à s'avancer, et ses épaisses ténèbres donnaient
à la rivière une teinte sombre et uniforme qui s'accordait
parfaitement avec la disposition de mon esprit. À peine pouvais-je
distinguer le pont massif et antique jeté sur la Clyde, et dont je
n'étais pourtant qu'à peu de distance. Ses arches étroites et peu
élevées, que je n'apercevais qu'imparfaitement, semblaient des
cavernes où s'engouffraient les eaux de la rivière plutôt que des
ouvertures pratiquées pour leur donner passage. On voyait encore
de temps en temps briller le long de la Clyde une lanterne qui
éclairait des familles retournant chez elles après avoir pris le
seul repas que permette l'austérité presbytérienne les jours
consacrés à la religion, repas qui ne doit avoir lieu qu'après
l'office du soir. J'entendais aussi quelquefois le bruit de la
marche d'un cheval qui reconduisait sans doute son maître à la
campagne, après qu'il avait passé la journée du dimanche à
Glascow. Un silence absolu, une solitude complète m'environnèrent
bientôt, et ma promenade sur les rives de la Clyde ne fut plus
interrompue que par le bruit des cloches qui sonnaient les heures.

Qu'elles étaient lentes au gré de mon impatience! Combien de fois
ne me reprochai-je pas une folle crédulité! Ce rendez-vous ne
pouvait-il pas m'avoir été donné par un insensé, par un ennemi? Ne
m'exposais-je pas à être le jouet de l'un ou la victime de
l'autre? Et cependant pour rien au monde je n'aurais voulu me
retirer sans voir comment se terminerait cette aventure.

Enfin le beffroi de l'église métropolitaine me fit entendre le
premier coup de minuit, et le signal fut bientôt répété par toutes
les horloges de la ville, comme une congrégation de fidèles répond
au verset que le ministre vient d'entonner. Je m'avançai sur le
quai qui conduit au pont avec un trouble et une agitation que je
n'entreprendrai pas de décrire. À peine y étais-je arrivé, que je
vis à peu de distance une figure humaine s'avancer vers moi.
C'était la seule que j'eusse vue depuis plus d'une heure, et
cependant rien ne pouvait m'assurer que ce fût l'être qui m'avait
donné ce rendez-vous. Je marchai à sa rencontre avec la même
émotion que s'il eût été l'arbitre de ma destinée, tant
l'inquiétude et l'attente avaient mis d'exaltation dans mes idées!
Tout ce que je pus distinguer en m'approchant fut qu'il était de
moyenne taille, mais en apparence nerveux et vigoureux, et couvert
d'un grand manteau. Lorsque je fus près de lui, je ralentis le
pas, et m'arrêtai dans l'attente qu'il m'adresserait la parole.
Combien ne fus-je pas contrarié en le voyant continuer son chemin
sans me parler! Je n'avais aucun prétexte pour entamer la
conversation: car, quoiqu'il se trouvât sur le pont précisément à
l'heure qui m'avait été fixée, il pouvait ne pas être mon inconnu.
Je me retournai pour voir ce qu'il deviendrait. Il alla jusqu'au
bout du pont, s'arrêta, eut l'air de chercher à s'assurer en
regardant de l'autre côté du pont s'il ne verrait personne, et
revint enfin sur ses pas. J'allai au-devant de lui, bien décidé
pour cette fois à ne pas le laisser passer sans lui parler.

-- Vous vous promenez un peu tard, monsieur, lui dis-je dès que je
fus près de lui.

-- Je viens à un rendez-vous, monsieur Osbaldistone, et je crois
que vous en faites autant.

-- C'est donc vous qui m'avez parlé ce matin dans l'église? Eh
bien, qu'avez-vous à me dire?

-- Suivez-moi, vous le saurez.

-- Avant de vous suivre, il faut que je sache qui vous êtes et ce
que vous me voulez.

-- Je suis un homme, et je veux vous rendre service.

-- Un homme! C'est parler un peu trop laconiquement.

-- C'est tout ce que je puis vous dire. Celui qui n'a point de
nom, point d'amis, point d'argent, point de patrie, est du moins
un homme, et celui qui a tout cela n'est pas davantage.

-- C'est parler en termes trop généraux, et cela ne peut suffire
pour m'inspirer de la confiance en un inconnu.

-- Vous n'en saurez pas davantage. C'est à vous à voir si vous
voulez me suivre et profiter du service que je puis vous rendre.

-- Ne pouvez-vous donc me dire ici ce que vous avez à m'apprendre?

-- Je n'ai rien à vous dire. Ce sont vos yeux qui doivent vous
instruire. Il faut vous résoudre à me suivre ou à rester dans
l'ignorance.

L'étranger parlait d'un ton si ferme, si décidé, si froid, qu'il
semblait indifférent à la confiance que je pourrais lui témoigner.

-- Que craignez-vous, me dit-il d'un ton d'impatience? croyez-vous
que votre vie soit d'assez grande importance pour qu'on veuille
vous la ravir?

-- Je ne crains rien, répliquai-je avec fermeté. Marchez, je vous
suivrai. Contre mon attente, il me fit rentrer dans l'intérieur de
la ville; et nous semblions deux spectres muets qui en
parcouraient les rues silencieuses. Je m'impatientais de ne pas
arriver; mon conducteur s'en aperçut.

-- Avez-vous peur? me dit-il.

-- Peur! répliquai-je. Je vous répèterai vos propres paroles.
Pourquoi aurais-je peur?

-- Parce que vous êtes avec un étranger, dans une ville où vous
n'avez pas un ami, où vous avez des ennemis.

-- Je ne crains ni eux ni vous. Je suis jeune, actif et armé.

-- Je n'ai pas d'armes, mais un bras résolu n'en a jamais manqué.
Vous dites que vous ne craignez rien. Si vous saviez avec qui vous
vous trouvez, vous ne seriez peut-être pas si tranquille.

-- Pourquoi ne le serais-je pas? Je vous répète que vous ne
m'inspirez aucune crainte.

-- Aucune...! cela peut-être. Mais ne craignez-vous pas les
conséquences qui pourraient résulter si l'on vous trouvait
accompagné d'un homme dont le nom prononcé à voix basse dans cette
rue en ferait soulever les pierres contre lui pour l'arrêter, et
sur la tête de qui la moitié des habitants de Glascow fonderaient
l'édifice de leur fortune comme sur un trésor trouvé s'ils
parvenaient à me prendre au collet; d'un homme enfin dont
l'arrestation serait une nouvelle aussi agréable à Edimbourg que
celle d'une bataille gagnée en Flandre?

-- Et qui êtes-vous donc, pour que votre nom inspire tant de
terreur?

-- Un homme qui n'est pas votre ennemi, puisqu'il s'expose à vous
conduire dans un endroit où, s'il était connu, il ne tarderait pas
à avoir les fers aux pieds et la corde au cou.

Je m'arrêtai et reculai un pas pour examiner mon compagnon plus
attentivement et me tenir en garde contre lui, le manteau dont il
était couvert ne me permettant pas de voir s'il était armé.

-- Vous m'en avez trop dit ou trop peu, lui dis-je: trop pour
m'engager à donner ma confiance à un étranger qui convient qu'il a
à redouter la sévérité des lois du pays où nous nous trouvons;
trop peu si vous ne me prouvez que leur rigueur vous poursuit
injustement.

Il fit un pas vers moi. Je reculai involontairement et mis la main
sur la garde de mon épée.

-- Quoi! dit-il, contre un homme sans armes, contre un ami!

-- Je ne sais encore si vous êtes l'un ou l'autre: et, pour vous
dire la vérité, vos discours et vos manières m'en font douter.

-- C'est parler en homme. Je respecte celui dont le bras sait
protéger la tête. Je serai donc franc avec vous. Je vous conduis à
la prison.

-- À la prison! m'écriai-je. De quel droit? par quel warrant[61]?
pour quel crime? Vous aurez ma vie avant de me priver de ma
liberté; je ne ferai pas un pas de plus avec vous.

-- Ce n'est pas comme prisonnier que je vous y conduis. Croyez-
vous, ajouta-t-il avec un ton de fierté, que je sois un messager
d'armes[62], un officier du shériff?... Je vous mène voir un
prisonnier de la bouche duquel vous apprendrez les dangers qui
vous menacent ici. Votre liberté ne court aucun risque dans cette
visite, mais il n'en est pas de même de la mienne. Je sais que je
la hasarde; mais je m'en inquiète peu; je brave ce danger pour
vous avec plaisir maintenant, parce que j'aime un jeune homme qui
ne connaît pas de meilleur protecteur que son épée.

Nous étions alors dans la principale rue de la ville. Mon
conducteur s'arrêta devant un grand bâtiment construit en grosses
pierres, et dont chaque fenêtre était garnie d'une grille en fer.

-- Que ne donneraient pas le prévôt et les baillis de Glascow, dit
l'étranger, pour me tenir dans cette cage, les fers aux pieds et
aux mains! et cependant que leur en reviendrait-il? S'ils m'y
enfermaient ce soir avec un poids de cent livres à la jambe, ils
trouveraient demain la place vide, et leur locataire délogé: mais
venez! qu'attendez-vous?

En parlant ainsi il frappa doucement à une espèce de guichet. Une
voix semblable à celle d'un homme qui s'éveille cria de
l'intérieur: -- Qu'est-ce? Qui va là? que veut-on à une pareille
heure? Je n'ouvrirai pas; c'est contre les règles.

Le ton dont ces derniers mots furent prononcés et le silence qui
les suivit prouvèrent que celui qui venait de parler ne songeait
qu'à se rendormir. Mon guide, s'approchant de la porte, lui dit à
demi-voix: -- Dougal, l'ami, avez-vous oublié Grégarach?

-- Diable, pas du tout! répondit-on vivement: et j'entendis le
gardien intérieur se lever avec précipitation. Il eut encore une
courte conversation à voix basse avec mon conducteur dans une
langue qui m'était inconnue, après quoi j'entendis les verrous
s'ouvrir, mais avec des précautions qui indiquaient qu'on
craignait qu'ils ne fissent trop de bruit. Enfin, nous nous
trouvâmes dans ce qu'on appelait la salle de garde de la prison de
Glascow. Un escalier étroit conduisait aux étages supérieurs, et
deux autres portes servaient d'entrée dans l'intérieur de la
prison. Toutes étaient garnies de gros verrous et de pesantes
barres de fer; les murailles en étaient nues, sauf une agréable
tapisserie de fers destinés aux prisonniers qu'on y amenait, à
laquelle se joignaient des pistolets, des mousquets et autres
armes défensives.

Me trouvant ainsi introduit inopinément et comme par fraude dans
une des forteresses légales d'Écosse, je ne pus m'empêcher de me
rappeler mon aventure du Northumberland, et de frissonner en
envisageant les étranges incidents qui, sans que je me fusse rendu
coupable, allaient encore m'exposer à une désagréable et
dangereuse opposition avec les lois d'un pays que je ne visitais
que comme étranger.

Chapitre XXII.

Regarde autour de toi, vois ces sinistres lieux;
C'est ici, jeune Astolphe, où l'homme malheureux,
Dont le seul crime, hélas! fut sa triste indigence,
Vient, demi-mort de faim, attendre sa sentence.
De ces sombres caveaux l'épaisse humidité,
Du flambeau de l'espoir étouffe la clarté:
À sa flamme mourante un fantôme ironique
S'empresse d'allumer sa lampe fantastique,
Afin que la victime, en entr'ouvrant les yeux,
Puisse trouver encor quelque aspect odieux.

_La Prison_, acte I, scène III.



Dès que je fus entré, je jetai un regard inquiet sur mon
conducteur; mais la lampe dans le vestibule répandait trop peu de
clarté pour permettre à ma curiosité de distinguer parfaitement
ses traits. Comme le geôlier tenait cette lampe à la main, ses
rayons portaient directement sur sa figure, que je pus examiner,
quoiqu'elle m'intéressât beaucoup moins. C'était une espèce
d'animal sauvage, au regard dur, et dont le front et une partie du
visage étaient ombragés par de longs cheveux roux. Ses traits
étaient animés par une sorte de joie extravagante dont il fut
transporté à la vue de mon guide.

Je n'ai jamais rien rencontré qui offrit à mon esprit une image si
parfaite d'un hideux sauvage adorant l'idole de sa tribu. Il
grimaçait, riait, pleurait même: toute sa physionomie exprimait un
aveugle dévouement qu'il serait impossible de peindre. Il ne
s'expliqua d'abord que par quelques gestes et des interjections,
comme: -- Ohi! hai! oui, oui; -- Il y a longtemps qu'_elle _ne
vous avait vu, -- avec d'autres exclamations non moins brèves,
exprimées dans la même langue qui avait servi à mon guide et à lui
quand ils s'étaient expliqués ensemble sur le seuil de la porte.
Mon guide reçut cet hommage avec le sang-froid d'un prince
accoutumé aux respects de ses vassaux, et qui croit devoir les en
récompenser par quelque marque de bonté. Il tendit la main au
porte-clefs, et lui dit: -- Comment cela va-t-il, Dougal?

-- Ohi! ahi! s'écria Dougal en baissant la voix avec précaution,
et en regardant autour de lui d'un air de crainte, est-il
possible! Vous voir ici? Vous ici! Et qu'est-ce qu'il arriverait
si les baillis venaient faire une ronde, les sales et vilains
coquins qu'ils sont?

Mon guide mit un doigt sur sa bouche. -- Ne craignez rien, Dougal,
vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi.

-- Ces mains! non, non, jamais! on les lui couperait plutôt toutes
deux! Mais quand retournerez-vous là-bas? Vous n'oublierez pas de
le lui faire savoir. -- _Elle _est votre pauvre cousin seulement
au septième degré.[63]

-- Dès que mes plans seront arrêtés, je vous avertirai, Dougal.

-- Et, par sa foi! dès que vous le ferez, quand ce serait un
samedi à minuit, elle jettera les clefs de la prison à la tête du
prévôt, ou lui jouera un autre tour, et vous verrez si elle ne
l'osera pas pourvu que le dimanche matin commence.

L'étranger mystérieux coupa court aux extases du porte-clefs en
lui adressant de nouveau la parole dans la langue inconnue dont il
avait fait usage à la porte de la prison, et que j'appris ensuite
être l'irlandais, l'erse ou le gaélique, lui expliquant
probablement ce qu'il exigeait de lui.

-- Tout ce que vous voudrez. -- Cette réponse annonça la
disposition de Dougal à se conformer à toutes les volontés de mon
guide. Il remonta la mèche de sa lampe pour nous procurer plus de
lumière, et me fit signe de le suivre.

-- Ne venez-vous pas avec nous? demandai-je à mon conducteur.

-- Non. Je vous serais inutile, et il faut que je reste ici pour
assurer votre retraite.

-- Je ne puis soupçonner que vous vouliez m'entraîner dans quelque
danger.

-- Dans aucun que je ne partage avec vous. Il prononça ces mots
d'un ton d'assurance qui ne pouvait me laisser aucun doute. Je
suivis le porte-clefs, qui, laissant les portes ouvertes derrière
lui, me fit monter par un escalier tournant, un _turnpike, _comme
les Écossais l'appellent, et puis, dans une étroite galerie, il
ouvrit une des portes qui donnaient sur le passage, me fit entrer
dans une petite chambre, et jetant les yeux sur un méchant grabat
qui était dans un coin:

-- _Elle _dort, me dit-il à voix basse en plaçant la lampe sur une
petite table.

-- Elle! qui? pensai-je: eh quoi! serait-ce Diana Vernon, que je
vais trouver dans ce séjour de misère? Je tournai les yeux vers le
lit, et un seul regard me convainquit, non sans une sensation de
plaisir, que mes craintes n'étaient pas fondées. Une tête qui
n'était ni jeune ni belle, avec une barbe grise que le rasoir
n'avait pas touchée depuis deux ou trois jours, m'ôta toute
inquiétude à l'égard de Diana; mais ce ne fut pas sans un chagrin
bien vif que, tandis que le prisonnier frottait ses yeux en
s'éveillant, je reconnus des traits bien différents, mais qui
avaient aussi pour moi un intérêt bien puissant, ceux de mon
pauvre ami Owen. Je me plaçai un moment hors de sa vue, de crainte
que dans le premier moment de surprise il ne laissât échapper
quelque exclamation bruyante qui eût répandu l'alarme dans ces
tristes demeures.

L'infortuné formaliste, qui s'était jeté tout habillé sur son lit,
se soulevant à l'aide d'une main, tandis qu'il ôtait de l'autre un
bonnet de laine rouge qui lui couvrait la tête, dit en bâillant et
d'un ton qui prouvait qu'il était encore à moitié endormi: -- Je
vous dirai au total, M. Dugwell[64], ou quel que soit votre nom,
que si vous faites sur mon sommeil de semblables soustractions, je
m'en plaindrai au lord prévôt.

-- Il y a un gentleman qui veut vous parler, répondit Dougal qui
avait repris le vrai ton bourru d'un geôlier, en place de l'air de
joie et de soumission avec lequel il avait parlé à mon guide; et,
faisant une pirouette sur le talon, il sortit de la chambre.

Il se passa quelques instants avant que le dormeur fût assez bien
éveillé pour me reconnaître, et quand il fut assuré que c'était
moi qu'il voyait, la consternation se peignit dans ses traits,
parce qu'il crut qu'on m'envoyait partager sa captivité.

-- Oh! M. Frank, quels malheurs vous avez causés à la maison et à
vous même! Je ne parle pas de moi, je ne suis qu'un zéro, pour
ainsi dire; mais vous! vous étiez la somme totale des espérances
de votre père, son _omnium. _Faut-il que vous, qui pouviez être un
jour le premier homme de la première maison de banque de la
première ville du royaume, vous vous trouviez enfermé dans une
misérable prison d'Écosse, où l'on n'a pas même le moyen de
brosser ses habits!

En parlant ainsi, il frottait avec sa manche, d'un air de dépit,
un pan de cet habit noisette jadis sans tache, qui avait ramassé
quelque poussière contre les murs; son habitude de propreté
minutieuse contribuant à augmenter pour lui le désagrément de se
trouver en prison.

-- Grand Dieu! continua-t-il, quelle nouvelle pour la bourse! Il
n'y en a pas eu une semblable depuis la bataille d'Almanza, où la
somme des Anglais tués et blessés s'est montée au total de 5000
hommes, sans faire entrer les prisonniers dans l'addition. Qu'y
dira-t-on quand on apprendra que la maison Osbaldistone et Tresham
a suspendu ses paiements!

J'interrompis ses lamentations pour l'informer que je n'étais pas
prisonnier, quoique je pusse à peine lui expliquer comment il se
faisait que je me trouvasse près de lui à une telle heure. Je ne
pus mettre fin à ses questions qu'en lui faisant moi-même celles
que me suggérait sa propre situation. Il ne me fut pas facile
d'obtenir de lui des réponses très précises; car Owen, comme vous
le savez, mon cher Tresham, quoique fort intelligent dans tout ce
qui concerne la routine commerciale, ne brillait nullement dans
tout ce qui sortait de cette sphère.

Je parvins pourtant à apprendre ce qui suit, en somme totale: mon
père, faisant beaucoup d'affaires avec l'Écosse, avait à Glascow
deux principaux correspondants. La maison Macvittie, Macfin et
compagnie lui avait toujours paru, ainsi qu'à Owen, obligeante et
accommodante. Dans toutes leurs transactions ces messieurs avaient
montré une déférence entière pour la grande maison anglaise, et
s'étaient bornés à jouer le rôle du chacal, qui, après avoir
chassé pour le lion, se contente de la part de la proie que ce
dernier veut bien lui assigner. Quelque modique que fût leur
portion du profit d'une affaire, ils écrivaient toujours qu'ils en
étaient satisfaits; et quelques peines, quelques démarches qu'elle
eût occasionnées, ils n'en pouvaient trop faire, selon eux, pour
mériter l'estime et la protection de leurs honorables amis de
Crane-Alley.

Un mot de mon père était pour Macvittie et Macfin aussi sacré que
toutes les lois des Mèdes et des Perses. On n'y pouvait faire ni
changement, ni innovations, ni observations. L'exactitude
pointilleuse qu'Owen, grand partisan des formes, surtout quand il
pouvait parler _ex cathedra, _exigeait dans les comptes et dans la
correspondance n'était même guère moins sacrée à leurs yeux.
Toutes ces démonstrations de soumission et de respect étaient
prises pour argent comptant par Owen; mais mon père, accoutumé à
lire de plus près dans le coeur des hommes, y trouvait une
bassesse et une servilité qui le fatiguaient, et avait constamment
refusé de satisfaire à leurs sollicitations pour devenir ses seuls
agents en Écosse. Au contraire, il donnait une bonne partie de
_ses affaires à une autre maison dont le chef était d'un caractère
tout différent. C'était un homme dont la bonne opinion qu'il avait
de lui-même allait jusqu'à la présomption, qui n'aimait pas plus
les Anglais que mon père n'aimait les Écossais, qui ne voulait se
charger d'aucune affaire que sous la condition d'une égalité
parfaite dans le partage des bénéfices, enfin qui, en fait de
formalités, tenait à ses idées autant qu'Owen était entier dans
les siennes, et qui se mettait peu en peine de ce que pouvaient
penser de lui toutes les autorités de Lombard-Street_.[65]

D'après un tel caractère, il n'était pas très facile de faire des
affaires avec M. Nicol Jarvie; et elles occasionnaient
quelquefois, entre la maison de Londres et celle de Glascow, de la
froideur et même des querelles qui ne s'apaisaient que parce que
leur intérêt commun l'exigeait. L'amour-propre d'Owen avait été
plus d'une fois froissé dans ces discussions; il n'est donc pas
étonnant qu'en toute occasion il appuyât de tout son crédit la
maison discrète, civile et respectueuse de Macvittie, Macfin et
compagnie, et qu'il ne parlât de Nicol Jarvie que comme d'un
orgueilleux et impertinent colporteur écossais avec qui il était
impossible de vivre en paix.

Il n'est pas surprenant qu'avec cette façon de penser, et dans les
circonstances où se trouvait la maison de banque de mon père, par
l'infidélité de Rashleigh, Owen, à son arrivée à Glascow qui
précéda la mienne de deux jours, crut devoir s'adresser aux
correspondants dont les protestations réitérées de dévouement et
de respect semblaient lui assurer l'indulgence et les secours
qu'il venait demander. Un saint patron arrivant chez un zélé
catholique ne serait pas reçu avec plus de dévotion qu'Owen le fut
chez MM. Macvittie et Macfin. Mais c'était un rayon du soleil
qu'un nuage épais ne tarda point à obscurcir. Concevant les
meilleures espérances de cet accueil favorable, il peignit sans
détour la situation de mon père à des correspondants si zélés et
si fidèles. Macvittie fut étourdi de cette nouvelle, et Macfin,
avant d'en avoir appris tous les détails, feuilletait déjà son
livre-journal afin de voir sans délai la situation respective des
deux maisons. Il s'en fallait de beaucoup que la balance fût
égale, et mon père se trouvait en débit pour une somme assez
considérable. Leurs figures, déjà fort allongées, prirent sur-le-
champ un aspect encore plus sombre; et, tandis qu'Owen les priait
de couvrir de leur crédit celui de la maison Osbaldistone et
Tresham, ils lui demandèrent de les mettre à l'instant même à
couvert de tout risque d'aucune perte; enfin, s'expliquant plus
clairement, ils exigèrent qu'il leur fit déposer entre les mains
des effets pour une somme double de celle qui leur était due. Owen
rejeta bien loin cette proposition, comme injurieuse pour sa
maison, injuste pour les autres créanciers, et en se récriant
contre leur ingratitude.

Les associés écossais trouvèrent dans cette discussion un prétexte
pour s'emporter, pour se mettre dans une violente colère et pour
s'autoriser à prendre des mesures que leur conscience, ou du moins
un sentiment de délicatesse, aurait dû leur interdire.

Owen, en qualité de premier commis d'une maison de banque, avait,
comme c'est assez l'usage, une petite part dans les bénéfices, et
par conséquent il était solidairement responsable des obligations
qu'elle contractait. MM. Macvittie et Macfin ne l'ignoraient pas;
et, pour le déterminer à consentir aux propositions dont il avait
été si révolté, ils eurent recours à un moyen sommaire que leur
offraient les lois d'Écosse et dont il paraît qu'il est facile
d'abuser. Macvittie se rendit devant le magistrat, fit serment
qu'Owen était son débiteur et qu'il avait dessein de passer en
pays étranger[66]. En conséquence il obtint sur-le-champ un mandat
d'arrêt contre lui, et depuis la veille le pauvre Owen était
enfermé dans la prison où je venais d'être conduit d'une manière
si étrange.

Tous les faits m'étant alors bien connus, la seule chose qui nous
restât à examiner était la marche que je devais suivre, et cette
question n'était pas facile à résoudre. Je voyais les dangers qui
nous environnaient, mais la difficulté consistait à y porter
remède. L'avis qui m'avait été donné semblait m'annoncer que ma
sûreté personnelle serait en danger si je faisais des démarches
publiques en faveur d'Owen. Celui-ci avait la même crainte; et, sa
frayeur le portant à l'exagération, il m'assura qu'un Écossais,
plutôt que de perdre un _farthing[67]_ avec un Anglais,
trouverait des moyens pour le faire arrêter, lui, sa femme, ses
enfants, ses domestiques des deux sexes, et même ses hôtes
étrangers. Les lois sont si sévères, si cruelles même dans presque
tous les pays, et j'étais si peu au fait des affaires commerciales
et judiciaires, que je ne pouvais me refuser tout à fait à croire
son assertion. Mon arrestation aurait donné le coup de grâce aux
affaires de mon père. Dans cet embarras, il me vint à l'idée de
demander à mon vieil ami s'il s'était adressé au second
correspondant de mon père à Glascow.

-- Je lui ai écrit ce matin, me répondit-il; mais, si la langue
dorée de Gallowgate m'a traité ainsi, que pouvons-nous attendre du
négociant pointilleux de Salt-Market? Ce serait demander à un
agent de change de renoncer à son _tant pour cent. _Tout ce que
j'y gagnerai, ce sera peut-être une opposition à mon élargissement
si Macvittie y consentait. Nicol Jarvie n'a pas même répondu à ma
lettre, quoiqu'on m'ait assuré qu'on la lui avait remise en mains
propres comme il allait à l'église. Se jetant alors sur son lit et
se couvrant la tête des deux mains: -- Mon pauvre cher maître!
s'écria-t-il, mon pauvre cher maître! C'est pourtant votre
obstination, M. Frank, qui est cause... Mais que Dieu me pardonne
de vous parler ainsi dans votre malheur! C'est la volonté de Dieu,
il faut s'y soumettre.

Toute ma philosophie, Tresham, ne put m'empêcher de partager la
détresse du bon vieillard, et nous confondîmes nos larmes. Les
miennes étaient les plus amères, car ma conscience m'avertissait
que les reproches qu'Owen m'épargnait n'eussent été que trop
fondés, et que ma résistance à la volonté de mon père était la
cause de tous ces revers.

Mes pleurs s'arrêtèrent tout à coup quand j'entendis frapper à
coups redoublés à la porte extérieure de la prison. Je m'élançai
hors de la chambre, et je courus au bord de l'escalier pour savoir
ce dont il s'agissait. Je n'entendis que le porte-clefs qui
parlait alternativement à voix haute et à voix basse: -- Elle y
va, elle y va, cria-t-il. Puis, s'adressant à mon conducteur: _O
hon-a-ri! O hon-a-ri!_ que fera-t-elle maintenant; montez là-haut;
cachez-vous derrière le lit du gentilhomme sassenach. -- Elle
vient aussi vite qu'elle peut. -- _A hellanay! _C'est milord
prévôt avec deux baillis, deux gardes et le gouverneur de la
prison. -- Dieu les bénisse! -- Montez, ou elle vous rencontrera.
-- Elle y va, elle y va... La serrure est embarrassée.[68]

Tandis que Dougal ouvrait bien malgré lui la porte de la prison et
tirait lentement les verrous l'un après l'autre, mon conducteur
montait l'escalier, et il arriva dans la chambre d'Owen où je
venais de rentrer. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si
elle offrait quelque endroit où il pût se cacher; mais, n'en
apercevant point: -- Prêtez-moi vos pistolets, me dit-il... Mais
non, je n'en veux point, je puis m'en passer... Quoi qu'il puisse
arriver, ne vous mêlez de rien. Ne vous chargez pas de la défense
d'un autre. Cette affaire ne regarde que moi, et c'est à moi de
m'en tirer. J'ai été quelquefois serré de bien près, de plus près
encore qu'en ce moment.

En parlant ainsi, il jeta dans un coin de la chambre le manteau
qui l'enveloppait et se plaça à l'extrémité, en face de la porte,
sur laquelle il ne cessait de fixer son regard pénétrant et
déterminé, repliant un peu son corps en arrière pour concentrer
ses forces, comme un coursier qui aperçoit la barrière qu'on va
l'exciter à franchir. Je ne doutai pas un instant que son projet
ne fût de se défendre contre le péril, de quelque part qu'il vînt,
en s'élançant brusquement sur ceux qui paraîtraient quand la porte
serait ouverte, pour gagner la rue malgré toute résistance.

D'après son apparence de vigueur et d'agilité, on pouvait prévoir
qu'il viendrait à bout de son projet, à moins qu'il n'eût affaire
à des gens armés et qui voulussent faire usage de leurs armes. Il
se passa un moment d'attente solennelle entre l'ouverture de la
porte extérieure et celle de l'appartement, où il entra non des
soldats avec la baïonnette au bout du fusil ni des gardes de nuit
avec des massues, des haches d'armes ou des pertuisanes, mais une
jeune fille d'assez bonne mine, tenant encore d'une main ses
jupons qu'elle avait relevés pour ne pas les salir dans la rue, et
portant de l'autre une lanterne sourde. Un personnage plus
important se montra ensuite. C'était un magistrat, comme nous
l'apprîmes bientôt, homme gros et court, portant une immense
perruque, tout gonflé de sa dignité, et haletant d'impatience et
de dépit.

-- Belle chose! et très convenable, de me tenir à la porte une
demi-heure, capitaine Stanchels, dit-il en s'adressant au geôlier
en chef qui venait de s'approcher comme pour accompagner
respectueusement le dignitaire: -- Il m'a fallu frapper à la porte
de la prison, pour y entrer, aussi fort que frapperait quiconque
en voudrait sortir si cela leur servait à quelque chose, ces
pauvres créatures! -- Et qu'est-ce que je vois, qu'est ceci?
s'écria-t-il; des étrangers dans la prison, à cette heure de la
nuit!... Porte-clefs, je tirerai cela à clair; Stanchels, soyez-en
bien sûr. Fermez la porte, et je vais parler à ces messieurs. Mais
d'abord il faut que je dise un mot à une vieille connaissance,
M. Owen. Eh bien! M. Owen, comment va la santé?

-- Le corps ne va pas mal, M. Jarvie, mais l'esprit est bien
malade, répondit le pauvre Owen.

-- Sans doute, sans doute; je le crois bien. C'est une aventure
fâcheuse, surtout pour un homme qui tenait la tête si haute. Mais
nous sommes tous sujets à des hauts et à des bas, M. Owen. Nature
humaine! nature humaine!... M. Osbaldistone est un brave homme! un
honnête homme! mais j'ai toujours dit qu'il était de ceux qui
feraient une belle cuillère ou qui gâteraient la corne, comme
disait mon père le digne diacre. Or, le diacre me disait: Nick,
mon fils Nick (il se nommait Nicol comme moi, de sorte que les
gens qui aimaient les sobriquets nous appelaient, lui le vieux
Nick, et moi, le jeune Nick)[69]; Nick, disait-il, n'étendez jamais
le bras si loin que vous ne puissiez le retirer. J'en ai dit
autant à M. Osbaldistone; mais il ne prenait pas mes avis en trop
bonne part, et cependant c'était à bonne intention, très bonne
intention.

Ce discours débité avec beaucoup de volubilité, et avec l'air de
quelqu'un qui tire vanité d'un bon avis négligé, ne me donnait pas
d'espoir de trouver de grands secours en M. Jarvie. Je reconnus
pourtant bientôt que si ses manières manquaient un peu de
délicatesse, le fond de son coeur n'en était pas moins excellent;
car Owen s'étant montré offensé qu'il lui tint ce langage dans sa
situation présente, le banquier de Glascow lui prit la main, la
secoua fortement, et lui dit: -- Allons, allons, M. Owen, du
courage! Croyez-vous que je serais venu vous voir à deux heures de
la nuit, de la nuit du dimanche, et que j'aurais presque oublié le
respect dû à ce saint jour si je n'avais voulu que reprocher à un
homme tombé de n'avoir pas pris garde où il marchait? Non, non! ce
n'est pas là le genre du bailli Jarvie, et ce n'était pas ainsi
qu'agissait avant lui son digne père le diacre.[70] Vous saurez
donc que ma coutume invariable est de ne jamais m'occuper des
affaires de ce monde le jour du sabbat; et quoique j'aie fait tout
ce qui était en mon pouvoir pour ne pas songer de toute la journée
à la lettre que vous m'avez écrite ce matin, j'y ai pensé malgré
moi plus qu'au sermon. J'ai aussi l'habitude de me coucher tous
les soirs à dix heures, dans mon lit à rideaux jaunes, à moins que
je ne mange une morue chez un voisin ou qu'un voisin ne me fasse
compagnie à souper. Demandez à cette jeune égrillarde si ce n'est
pas une règle fondamentale dans ma maison. Eh bien! je suis resté
toute la soirée à lire de bons livres, des livres de dévotion,
bâillant de temps en temps comme si j'avais voulu avaler l'église
de Saint-Enoch, jusqu'à ce que j'eusse entendu le dernier coup de
minuit. Alors il m'était permis de jeter un coup d'oeil sur mon
livre de comptes pour m'assurer où nous en étions ensemble; et
comme ni le vent ni la marée n'attendent personne, j'ai dit à
Mattie: -- Prends la lanterne, ma fille; -- et je me suis mis en
route pour venir voir ce qu'on peut faire pour vous. Le bailli
peut se faire ouvrir à toute heure les portes de la prison, comme
le pouvait aussi son père le diacre, brave homme, à qui Dieu fasse
paix!

Quoiqu'un profond soupir, poussé par Owen quand il entendit parler
du livre de compte, m'apprît que la balance n'était pas encore en
notre faveur de ce côté, et quoique le discours du digne magistrat
annonçât un homme qui, plein de son mérite, triomphait de la
supériorité de son jugement, cependant la franchise et la
simplicité que j'y remarquai indiquaient un bon coeur et me
donnèrent quelque espérance. Il invita Owen à lui faire voir
quelques papiers qu'il lui arracha presque de la main; s'étant
assis sur le lit pour reposer ses jambes, comme il le dit, il
déclara qu'il se trouvait fort à l'aise, et, ayant fait approcher
sa servante pour l'éclairer avec sa lanterne, il se mit à les lire
avec attention, prononçant de temps en temps quelques mots à demi-
voix, et entremêlant sa lecture de quelques interjections.

Mon guide mystérieux, le voyant occupé de cette manière, parut
disposé à profiter de cette occasion pour prendre congé de nous
sans cérémonie. Il posa un doigt sur ses lèvres en me regardant et
s'avança insensiblement du côté de la porte, de manière à exciter
le moins d'attention possible. Ce mouvement n'échappa point à
l'alerte magistrat, qui ne ressemblait guère à mon ancienne
connaissance le juge Inglewood. Il soupçonna son projet, et le
déconcerta sur-le-champ. -- Stanchels, s'écria-t-il, veillez à la
porte! ou plutôt fermez-la, poussez les verrous, et faites bonne
garde en dehors.

Le front de l'étranger se rembrunit, et il parut de nouveau songer
à effectuer sa retraite de vive force; mais le bruit des verrous
se fit entendre, probablement avant qu'il n'y fût décidé. Prenant
alors un air calme et croisant ses bras, il retourna au fond de la
chambre et s'y assit sur une table.

M. Jarvie, qui paraissait expéditif en affaires, eut bientôt fini
l'examen des papiers qu'Owen lui avait remis. -- Eh bien! M. Owen,
lui dit-il alors, votre maison doit certaines sommes à
MM. Macvittie et Macfin, attendu les engagements qu'ils ont
contractés pour l'affaire des bois de Glen-Cailziechat qu'ils
m'ont retirée d'entre les dents, un peu grâce à vous, M. Owen;
mais ce n'est pas ce dont il s'agit en ce moment. Ainsi donc votre
maison leur doit ces sommes, et pour raison de cette dette ils
vous ont logé sous le double tour de clef de Stanchels. Vous leur
devez donc cette somme, et peut-être encore d'autres; vous en
devez peut-être aussi à d'autres personnes, peut-être à moi-même,
bailli Nicol Jarvie.

-- Je conviens, monsieur, dit Owen, que la balance du compte en ce
moment est en votre faveur, mais vous voudrez bien faire
attention...

-- Je n'ai le temps de faire attention à rien à l'heure qu'il est,
M. Owen. Songez donc que nous sommes encore bien près du sabbat,
que je devrais être dans un lit bien chaud et qu'il y a de
l'humidité dans l'air... Ce n'est pas le moment de faire
attention... Enfin, monsieur, vous me devez de l'argent, il ne
faut pas le nier, vous m'en devez plus ou moins. Cependant,
M. Owen, je ne vois pas avec plaisir qu'un homme actif comme vous
l'êtes, qui s'entend en affaires comme vous, se trouve retenu dans
une prison, tandis qu'en continuant sa tournée et en s'occupant de
la besogne dont il s'est chargé, il arrangerait peut-être les
choses de manière à tirer d'embarras les débiteurs et les
créanciers. J'espère que vous en viendrez à bout, si l'on ne vous
laisse pas pourrir dans cette geôle. Maintenant, monsieur, le fait
est que si vous pouviez trouver quelqu'un qui souscrivît pour vous
une caution de_ judicio sisti, _c'est-à-dire qui garantisse que
vous ne quitterez pas le pays et que vous comparaîtrez devant la
cour de justice quand vous y serez légalement appelé, vous seriez
remis en liberté ce matin même.

-- M. Jarvie, dit Owen, bien certainement, si je trouvais un ami
qui voulût me rendre ce service, j'emploierais ma liberté d'une
manière utile pour ma maison, et pour ceux qui ont des relations
avec elle.

-- Et bien certainement aussi vous ne manqueriez pas de
comparaître au besoin, et de relever cet ami de son engagement?

-- Je le ferais, fussé-je aux portes du tombeau, aussi sûr que
deux et deux font quatre.

-- Eh bien! M. Owen, je n'en doute point, et je vous le prouverai.
Oui, je vous le prouverai. Je suis un homme soigneux, cela est
connu; industrieux, toute la ville le sait. Je sais gagner des
guinées, je sais les conserver et j'en sais le compte, et je ne
crains aucune maison de Salt-Market, ni même de Gallowgate. Je
suis prudent, comme mon père le diacre l'était avant moi; mais je
ne puis souffrir qu'un honnête homme, qui entend les affaires, qui
peut réparer ou prévenir un malheur, se trouve comme cloué contre
une porte sans pouvoir se secourir ni aider les autres: ainsi
donc, M. Owen, c'est moi qui serai votre caution, caution _judicio
sisti, _c'est-à-dire que vous vous représenterez, non pas
_judicatum solvi, _c'est-à-dire que vous paierez, ce qui fait une
grande différence: souvenez-vous-en bien.

M. Owen lui répondit que dans l'état actuel des affaires de la
maison d'Osbaldistone et Tresham il ne pouvait s'attendre que
personne voulût cautionner leurs paiements; qu'au surplus il n'y
avait aucune perte à craindre en définitive, et qu'il ne
s'agissait tout au plus que d'un retard; que quant à lui, il ne
manquerait certainement pas à se présenter devant le tribunal dès
qu'il en serait requis.

-- Je vous crois, je vous crois, en voilà bien assez. Ce matin, à
l'heure du déjeuner, vous aurez vos jambes libres. Maintenant
voyons qui sont vos compagnons de chambrée, et par quel hasard ils
se trouvent dans la prison à une pareille heure.

Chapitre XXIII.

Notre homme vint le soir,
Le soir dans sa demeure;
Il fut surpris d'y voir
Quelqu'un à pareille heure.
Qui l'a donc fait entrer?
Et dans cette demeure
Comment, à pareille heure,
A-t-il pu pénétrer?

_Vieille ballade._



Le magistrat, prenant la lumière des mains de sa servante,
s'avança dans la chambre, lanterne en main comme Diogène, et ne
s'attendant probablement pas plus que ce fameux cynique à trouver
un trésor dans le cours de ses recherches. Il s'approcha d'abord
de mon guide mystérieux, qui restait dans une immobilité parfaite,
assis sur la table, les yeux fixés sur la muraille, la tête haute,
les bras croisés, ne montrant aucune inquiétude et battant du
talon, contre un des pieds de la table, la mesure d'un air qu'il
sifflait. Son air d'assurance et de sang-froid mit en défaut pour
un moment la mémoire et la sagacité du magistrat.

Enfin ayant promené sa lanterne autour du visage de l'inconnu: --
Ah, ah!... eh, eh!... oh, oh! s'écria le bailli, cela n'est pas
possible!... mais si pourtant... non, non; je me trompe... je ne
me trompe pas, ma foi!... comment! c'est vous; bandit! catéran[71]!
Quel mauvais vent vous a fait tomber ici? Est-il possible que ce
soit vous?

-- Comme vous le voyez, bailli, fut la réponse laconique de mon
guide.

-- En conscience, je crois avoir la berlue. Quoi, gibier de
potence, c'est vous que je trouve dans le Tolbooth[72] de
Glascow!... Savez-vous ce que vaut votre tête?

-- Hum! bien pesée, elle peut valoir celle d'un prévôt, de quatre
baillis, d'un secrétaire du conseil de ville, de six diacres, sans
compter celles des Stentmasters[73].

-- Effronté! repentez-vous de vos péchés, car si je dis un mot...

-- Cela est vrai, bailli, répondit l'inconnu en se levant et en
croisant ses mains derrière le dos d'un air de _nonchalance; _mais
vous ne direz pas ce mot.

-- Je ne le dirai pas, monsieur?... Et pourquoi ne le dirais-je
pas? répondez-moi. Pourquoi ne le dirais-je pas?

-- Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie... La première, à
cause de notre ancienne connaissance. La seconde, parce qu'il a
existé autrefois à Stuckallachan une femme qui a fait un mélange
de notre sang, soit dit à ma honte, car c'en est une pour moi
d'avoir un cousin qui ne songe qu'à de méprisables gains, à régler
des comptes, à monter des métiers, à faire mouvoir des navettes,
comme un malheureux artisan... Enfin la dernière, parce que si
vous faites un geste pour me trahir, avant que personne puisse
venir à votre aide, vous êtes terrassé.

-- Vous êtes un coquin déterminé, dit l'intrépide bailli; je vous
connais, et vous le savez bien. On n'est pas en sûreté près de
vous.

-- Je sais aussi, bailli, que vous avez de bon sang dans les
veines, et je serais fâché de vous faire le moindre mal. Mais il
faut que je sorte d'ici libre comme j'y suis entré, ou l'on
parlera encore dans dix ans de ce qui se sera passé cette nuit
dans la prison de Glascow.

-- Le sang est plus épais que l'eau[74], comme dit le proverbe,
reprit Jarvie, et je sais ce que c'est que la parenté et
l'alliance. Il n'est pas nécessaire de s'arracher les yeux les uns
aux autres quand on peut l'éviter. Ce serait une belle nouvelle à
porter à la bonne femme de Stuckallachan, que de lui dire que son
mari a rompu les os à son cousin, ou que son cousin a fait serrer
d'une corde le cou de son mari! Mais vous conviendrez, mauvais
démon, que si ce n'était pas vous, j'aurais fait pendre
aujourd'hui l'homme le plus terrible des Highlands.

-- Vous auriez essayé de le faire, cousin, je conviens de cela:
mais je doute que vous y eussiez réussi. Vous autres, gens de la
Basse-Écosse, vous ne savez pas forger des fers assez pesants et
assez solides pour nous autres montagnards.

-- Ah! je vous réponds que je saurais vous trouver des bracelets
et des jarretières qui vous iraient à merveille, et une cravate de
chanvre bien serrée par-dessus le marché... Personne dans un pays
civilisé n'a fait ce que vous avez fait.

Vous voleriez dans votre poche, plutôt que de ne rien prendre: je
vous en ai averti.

-- Eh bien, cousin! vous prendrez le deuil à mon enterrement.

-- Le diable ne manquera pas d'y être en habit noir, Robin, et
puis tous les corbeaux et les corneilles, je vous assure... Mais
dites-moi, que sont devenues les mille livres d'Écosse que je vous
ai prêtées autrefois? quand les reverrai-je?

-- Ce qu'elles sont devenues? répliqua mon guide après avoir fait
semblant de réfléchir un instant; ma foi, je ne saurais trop le
dire... Qu'est devenue la neige de l'année dernière?

-- Mais on en trouve encore sur le sommet du Schehallion, chien
que vous êtes, vous n'en demeurez pas loin; faut-il que j'y aille
chercher mon argent?

-- Probablement, reprit le Highlander, car je ne porte ni neige ni
argent dans mon _sporran[75]_; -- mais quant à l'époque, ma foi
ce sera quand le roi recouvrera ses droits, comme dit la chanson.

-- Encore pire, Robin! reprit le bailli de Glascow, il y a de la
trahison. Un traître déloyal! c'est le pire de tout... Voudriez-
vous nous ramener le papisme, et le pouvoir arbitraire, et la
bassinoire, et les lois catholiques, et les vicaires, et les
horreurs du surplis, etc.? Mieux vaudrait retourner à votre ancien
métier de _theft-boot, _de _black-mail, _de _spreaghs _et de
_gill-ravaging. -- _Mieux vaut voler des vaches que perdre les
nations.[76]

-- Holà! l'ami, trêve de toute votre whigherie, reprit le Celte.
Il y a longtemps que nous nous connaissons tous deux. J'aurai soin
qu'on ménage votre banque, quand le Gillon-a-naillie[77] viendra
balayer les boutiques et les vieux magasins de Glascow. Jusque-là,
à moins que ce ne soit bien nécessaire, ne me voyez qu'autant que
je voudrai être vu.

-- Vous êtes un audacieux, Rob, et vous finirez par être pendu, je
vous le prédis encore. Mais je ne veux pas imiter le méchant
oiseau qui salit son propre nid, à moins qu'une nécessité
indispensable ne m'y force. Mais qui est celui-ci? ajouta-t-il en
se tournant vers moi, quelque _gill-ravager _que vous avez enrôlé?
Il a l'air d'avoir d'excellentes jambes pour courir les grands
chemins, et un long cou pour être pendu.

-- Mon bon M. Jarvie, dit Owen, qui, ainsi que moi, était resté
muet d'étonnement pendant cette reconnaissance et ce singulier
dialogue entre ces deux cousins extraordinaires, c'est le jeune
M. Francis Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison,
et qui devait y occuper la place qui a été confiée ensuite au
misérable Rashleigh, si son obstination, ajouta-t-il en poussant
un profond soupir, n'eût...

-- Oui, oui, dit le banquier écossais, j'ai entendu parler de ce
jeune homme... C'est donc lui que votre vieux fou voulait faire
entrer dans le commerce, bon gré mal gré; et qui, pour ne pas se
livrer à un travail honnête qui peut nourrir son homme, s'est
associé à une troupe de comédiens ambulants? Eh bien, jeune homme!
dites-moi, Hamlet le Danois, ou le spectre de son père, viendra-t-
il cautionner M. Owen?

-- Je ne mérite pas ce reproche, monsieur, lui dis-je, mais j'en
respecte le prétexte; et le service que vous voulez bien rendre à
mon digne et ancien ami m'inspire trop de reconnaissance pour que
je puisse m'en offenser. Le seul motif qui m'a amené ici était de
voir ce que je pourrais faire, peu de chose sans doute, pour aider
M. Owen à arranger les affaires de mon père. Quant à mon
éloignement pour le commerce, je n'en dois compte qu'à moi-même.

-- Bien dit, mon brave! s'écria le Highlander. Je vous aimais
déjà; maintenant je vous respecte, depuis que je connais votre
mépris pour le comptoir, pour la navette et pour toutes ces viles
occupations qui ne conviennent qu'à des âmes basses.

-- Vous êtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu'un lièvre de
mars; et pourquoi un lièvre est-il plus fou au mois de mars qu'à
la Saint-Martin? c'est ce que j'ignore. La navette! respectez-la,
c'est à elle que vous devrez votre dernière cravate. Quant à ce
jeune homme que vous poussez au diable au grand galop avec ses
vers et ses comédies en croupe, croyez-vous que tout cela le
tirera d'affaire plus que vos jurements et la lame de votre dirk,
réprouvé que vous êtes? _Tityre, tu patulae, _comme on dit, lui
apprendra-t-il où trouver Rashleigh Osbaldistone? Macbeth avec
tous ses kernes[78] lui apportera-t-il les 12 000 livres sterling
qu'il faut à son père pour payer ses billets qui échoient
d'aujourd'hui en dix jours, comme je viens de le voir dans les
papiers de M. Owen? Dites, les lui procureront-ils eux tous avec
leurs sabres, leurs épées, leur André Ferrara, leurs targes de
cuir, leurs brogues, leur brochan[79] et leurs sporrans?

-- Dix jours! m'écriai-je. Je tirai de ma poche à l'instant la
lettre que m'avait donnée Diana Vernon, et le délai pendant lequel
elle m'avait défendu de l'ouvrir se trouvant expiré, je me hâtai
de rompre l'enveloppe; elle contenait une lettre cachetée qui,
dans ma précipitation, s'échappa de mes mains. M. Jarvie la
ramassa et lut l'adresse d'un air d'étonnement, et, à ma grande
surprise, la présenta à son cousin le montagnard en disant: --
C'est un bon vent que celui qui a amené cette lettre à son
adresse, car il y avait dix mille contre un à parier qu'elle n'y
arriverait jamais.

Le Highlander, y ayant jeté un coup d'oeil, rompit le cachet sans
cérémonie, et se disposa à la lire.

Je l'arrêtai sur-le-champ. -- Pour que je vous permette d'en faire
la lecture, monsieur, il faut d'abord me prouver que cette lettre
vous est destinée.

-- Soyez tranquille, M. Osbaldistone, me répondit-il avec le plus
grand sang-froid; rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le
clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre serviteur Robert
Cawmill, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et
vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi.

Je restai comme stupéfait de mon manque de pénétration. Pendant
toute la nuit, il m'avait semblé que sa voix ne m'était pas
étrangère, que le peu que j'avais vu de ses traits ne m'était pas
inconnu; et cependant il m'avait été impossible de me rappeler où
j'avais pu le voir ou l'entendre.

Mais en ce moment un trait de lumière sembla briller tout à coup à
mes yeux. C'était bien Campbell lui-même; il n'était pas possible
de le méconnaître; c'était bien son regard fier, ses traits
prononcés, son air réfléchi, sa voix forte, le _brogue _d'Écosse
avec son dialecte et ses tours de phrase[80] écossais qu'il
dissimulait à volonté, mais qu'il reprenait sans y penser dans les
moments d'émotion, et qui donnaient du piquant à ses sarcasmes,
une véhémence particulière à ses discours: tout achevait de m'en
convaincre. Quoiqu'il fût à peine de moyenne taille, ses membres
annonçaient autant de vigueur que d'agilité et auraient pu passer
pour un modèle de perfection s'ils n'eussent manqué de proportion
sous deux rapports. Ses épaules étaient si larges, que, quoiqu'il
n'eût pas trop d'embonpoint, elles détruisaient la régularité de
sa taille; et ses bras, quoique bien faits et nerveux, étaient si
longs, qu'ils étaient presque une difformité. J'appris ensuite
qu'il tirait vanité de ce dernier défaut et qu'il se vantait que,
lorsqu'il portait le vêtement des montagnards, il pouvait nouer
les jarretières de son bas-de-chausse[81] sans se baisser. Il
prétendait aussi qu'il en avait plus de facilité pour manier la
claymore, et il est vrai que personne ne pouvait mieux s'en
servir. Sans ce manque de symétrie dans son ensemble, il aurait pu
être regardé comme un homme bien fait; mais ces deux défauts lui
donnaient un air sauvage, extraordinaire, presque surnaturel, et
cet air me rappelait les contes que me faisait la vieille Mabel
sur les Pictes qui ravagèrent autrefois le Northumberland; race
tenant le milieu entre les hommes et le diable, et puis, ajoutait-
elle, ils étaient (comme Campbell) remarquables par leur force,
leur courage, leur agilité, la longueur de leurs bras et la
largeur de leurs épaules.

En faisant attention à toutes les circonstances de l'entrevue que
j'avais eue avec lui chez le juge Inglewood, je ne pus douter un
instant que la lettre de Diana Vernon ne lui fût destinée. Il
faisait partie sans doute des personnages mystérieux sur lesquels
elle avait une secrète influence, et qui à leur tour en exerçaient
une autre sur elle. Il était pénible de penser que le destin d'une
personne si aimable pût être en quelque sorte lié à celui de gens
de l'espèce de l'homme que j'avais devant les yeux, et cependant
il me paraissait impossible d'en douter. Mais que pouvait faire ce
Campbell pour les affaires de mon père? Comme Rashleigh, à la
prière de miss Vernon, avait trouvé moyen de le faire paraître
quand sa présence avait été nécessaire pour me justifier de
l'accusation de Morris, ne se pouvait-il pas qu'elle eût de même
assez de crédit sur Campbell pour qu'il fit à son tour paraître
Rashleigh? D'après cette supposition, je lui demandai s'il savait
où était mon perfide cousin, s'il y avait longtemps qu'il ne
l'avait vu.

Il ne me répondit pas directement.

-- Ce qu'on me demande est un peu chatouilleux: mais n'importe, il
faudra le faire. M. Osbaldistone, je ne demeure pas loin d'ici.
Mon parent peut vous montrer le chemin. Venez me voir dans mes
montagnes, je vous y recevrai avec plaisir, et il est probable que
je pourrai être utile à votre père. Je suis pauvre; mais l'esprit
vaut mieux que la richesse... Cousin, si un tour dans nos
montagnes ne vous fait pas peur, et que vous vouliez venir manger
des tranches de mouton à l'écossaise, ou une cuisse de daim, venez
avec ce gentilhomme sassenach jusqu'à Drymen ou Bucklivie; venez
plutôt jusqu'au clachan[82] d'Aberfoil; j'aurai soin qu'il s'y
trouve quelqu'un pour vous conduire où je serai alors... Qu'en
dites-vous? Voilà mon pouce[83], je ne vous tromperai jamais.

-- Non, non, Rob, répondit le prudent bourgeois, je ne m'éloigne
pas ainsi des Gorbals. Je ne me soucie point d'aller dans vos
montagnes sauvages, parmi vos jambes rouges[84] en kilt: cela ne
convient ni à mon rang ni à ma place.

-- Au diable votre rang et votre place! La seule goutte de bon
sang que vous ayez dans les veines vient de la bisaïeule de votre
grand-oncle, qui fut _justifié[85]_ à Dumbarton. Et vous pensez que
vous dérogeriez en vous trouvant parmi nous?... Écoutez-moi, je
vous dois mille livres d'Écosse; eh bien! comme vous êtes un brave
homme, après tout, venez avec ce sassenach, et je vous paierai
jusqu'au dernier plack et bawbie[86].

-- Laissez là votre gentilhommerie, reprit le magistrat; -- portez
votre sang noble au marché, vous verrez combien on vous en
donnera. -- Mais, si j'allais vous rendre cette visite, paieriez-
vous bien véritablement?

-- Je vous le jure, dit le Highlander, par le tombeau de celui qui
repose sous la pierre d'Inch-Cailleach.[87]

-- N'en dites pas davantage, Rob, n'en dites pas davantage. Nous
verrons ce que nous pourrons faire... Mais ne vous attendez pas
que j'aille tout au fond des Highlands. Il faut que vous veniez
nous trouver au clachan d'Aberfoil, ou au moins à Bucklivie... et
surtout n'oubliez pas le nécessaire.

-- Ne craignez rien, ne craignez rien. Je serai fidèle à ma
parole, comme la lame de ma claymore, qui ne m'en a jamais
manqué... Mais il faut que je change d'air, cousin; celui de la
tolbooth de Glascow ne convient pas à la constitution d'un
Highlander.

-- Je le crois, ma foi!... Si je faisais mon devoir, vous ne
changeriez pas sitôt d'atmosphère; et, quand cela arriverait, vous
ne gagneriez pas au change... Qui m'aurait dit que j'aiderais
jamais à échapper à la justice? Ce sera une honte éternelle pour
ma mémoire et pour celle de mon père, le...

-- Ta, ta, ta, ta! Que cette mouche ne vous pique pas, cousin;
quand la boue est sèche, il ne s'agit que de la brosser: votre
père, le brave homme! savait tout comme un autre fermer les yeux
sur les fautes d'un ami.

-- Vous pouvez avoir raison, Rob, répondit le bailli après un
moment de réflexion. Le diacre, mon père, que Dieu veuille avoir
son âme!... était un homme sensé. Il savait que nous avons tous
nos défauts, et il aimait à rendre service à ses amis. Vous ne
l'avez donc pas oublié?

Cette question fut faite à demi-voix et d'un ton où il y avait
autant de burlesque que de pathétique.

-- Oublié! pourquoi l'aurais-je oublié? C'était un brave
tisserand. C'est lui qui m'a fait ma première paire de bas... Mais
allons, cousin,

_Donnez-moi mon chapeau, sellez-moi mon bidet,_
_Ouvrez-moi votre porte, appelez mon valet._
_Et laissez-moi partir; car, je dois vous le dire,_
_De Dundee à la fin il faut que je me tire._

-- Paix, monsieur, paix! s'écria le magistrat d'un ton d'autorité.
Pouvez-vous bien chanter ainsi, étant si près du dimanche? Cette
maison peut encore vous entendre chanter un autre air. Vous pouvez
glisser avant d'en sortir... Stanchels, ouvrez la porte.

La porte s'ouvrit; nous sortîmes, Campbell et moi: le geôlier vit
avec surprise deux étrangers entrés sans qu'il s'en fût douté;
mais M. Jarvie prévint ses questions en lui disant:

-- Deux de mes amis, Stanchels, deux de mes amis. Nous descendîmes
l'escalier et nous entrâmes dans le vestibule, où l'on appela
Dougal plus d'une fois; mais Dougal ne paraissait ni ne répondait.
-- Si je connais bien Dougal, observa Campbell avec un sourire
sardonique, il n'attend pas les remerciements qu'on lui doit pour
la besogne qu'il a faite cette nuit, et il est probablement déjà
au grand trot dans le défilé de Ballamaha.[88]

-- Comment! comment! s'écria le bailli en colère. Et il nous
laisse tous, et moi surtout, dans la tolbooth pour toute la nuit.
Qu'on demande des marteaux, des leviers, des tenailles et des
barres de fer; qu'on envoie chercher le diacre Yettlin le
forgeron; qu'il sache que le bailli Jarvie a été enfermé dans la
tolbooth par un vilain Highlander qu'il fera pendre aussi haut
qu'Aman.

-- Quand vous le tiendrez, dit gravement Campbell. Mais sûrement
la porte n'est pas fermée.

Effectivement on reconnut que non seulement la porte était
ouverte, mais que Dougal, en emportant les clefs, avait pris soin
que personne ne pût exercer, en son absence, les fonctions de
portier.

-- Cette créature a des éclairs de bon sens, chuchota Campbell: il
savait qu'une porte ouverte pouvait m'être utile au besoin.

Nous nous trouvions alors dans la rue.

-- Je vous dirai, d'après mon pauvre avis, Rob, dit M. Jarvie,
que, si vous continuez à mener la même vie, vous feriez bien, en
cas d'accident, de placer un de vos affidés dans chaque prison
d'Écosse.

-- Si un de mes parents était bailli dans chaque ville, cousin,
cela me serait assez utile. Mais bonsoir ou bonjour, et n'oubliez
pas le chemin d'Aberfoil.

Sans attendre de réponse, il entra dans la rue de traverse près de
laquelle nous nous trouvions, et l'obscurité nous le fit perdre de
vue. À l'instant même nous entendîmes un coup de sifflet d'une
nature toute particulière, et un autre répondit.

-- Entendez-vous les diables des Highlands? dit M. Jarvie; ils se
croient déjà sur les flancs du Ben-Lomond, où ils peuvent siffler
et jurer sans s'inquiéter du jour du sabbat, mais...

Quelque chose tombant avec bruit à ses pieds l'interrompit en ce
moment.

-- Dieu me protège!... qu'est-ce que cela veut dire encore?
Mattie, approchez donc la lanterne. En conscience! ce sont les
clefs de la prison... C'est bien, du moins. Il aurait coûté de
l'argent pour en faire faire d'autres; et puis les questions:
comment se sont-elles perdues? on en jaserait un peu trop... Ah!
si le bailli Grahame savait ce qui s'est passé cette nuit, ce ne
serait pas une bonne affaire pour mon cou.

Comme nous n'étions qu'à quelques pas de la prison, nous y
retournâmes pour rendre les clefs au concierge en chef que nous
trouvâmes dans le vestibule où il montait la garde, n'osant
quitter ce poste avant de voir arriver celui qu'il avait envoyé
aussitôt chercher pour remplacer le Celte fugitif Dougal.

Quand ce devoir fut rempli envers la ville, comme la demeure du
digne magistrat se trouvait sur le chemin que je devais suivre
pour rentrer dans mon auberge, je profitai de sa lanterne, et il
profita de mon bras, secours qui ne lui était pas inutile dans des
rues obscures et mal pavées. Le vieillard est ordinairement
sensible aux moindres attentions qu'il reçoit du jeune homme. Le
bailli me témoigna de l'intérêt et me dit que, puisque je n'étais
pas de cette race de comédiens qu'il détestait au fond de l'âme,
il serait charmé si je voulais venir le lendemain, ou plutôt le
jour même, déjeuner avec lui et manger un hareng frais ou une
tranche de veau sur le gril, ajoutant que je trouverais chez lui
M. Owen, qui serait alors en liberté.

-- Mais, mon cher monsieur, lui dis-je après avoir accepté son
invitation en l'en remerciant, quelle raison aviez-vous donc pour
croire que j'avais pris le parti du théâtre?

-- C'est un imbécile bavard, nommé Fairservice, qui est venu chez
moi un peu avant minuit pour me prier de donner ordre au crieur
public de proclamer sur-le-champ dans toute la ville une
récompense honnête à quiconque donnerait de vos nouvelles. Il m'a
dit qui vous étiez, et m'a assuré que votre père vous avait
renvoyé de chez lui, parce que vous ne vouliez pas travailler à
ses affaires, et parce que vous composiez des vers, et que vous
vouliez vous faire comédien. Il avait été amené chez moi par un
nommé Hammorgaw, notre grand chantre, qui me dit que c'était une
de ses connaissances. Je les ai chassés tous les deux par les
épaules, en leur disant que ce n'était pas l'heure de venir me
faire une pareille demande. À présent je vois ce qui en est, et ce
Fairservice est une espèce de fou qui est mal informé sur votre
compte. Je vous aime, jeune homme, continua le bailli, j'aime un
garçon qui secourt ses amis dans l'affliction. C'est ce que j'ai
toujours fait, et c'est ce que faisait mon père le diacre; puisse
son âme être en paix! Mais ne faites pas votre compagnie de ces
Highlanders, mauvais bétail! On ne peut mettre la main dans le
goudron sans se noircir les doigts: souvenez-vous de cela. Sans
doute l'homme le plus sage, le plus prudent, peut commettre des
erreurs. Moi-même n'en ai-je pas commis cette nuit? Voyons,
combien? Une... deux... trois. Oui, j'ai fait trois choses que mon
père n'aurait pu croire, les eût-il vues de ses propres yeux.

Nous étions arrivés à la porte. Il s'arrêta avant d'entrer, et
continua d'un ton contrit et solennel.

-- D'abord j'ai pensé à mes affaires temporelles le jour du
sabbat. Ensuite je me suis rendu caution d'un Anglais. Enfin j'ai
laissé échapper un malfaiteur. Mais il y a du baume à Galaad,
M. Osbaldistone. Mattie, je saurai bien rentrer seul, conduisez
M. O... chez la mère Flyter, au coin de cette ruelle. Puis il
ajouta tout bas: J'espère que vous serez sage avec Mattie. Songez
que Mattie est fille d'un honnête homme, et qu'elle est petite-
cousine du laird de Limmerfield.

Chapitre XXIV.

Votre seigneurie veut-elle bien accepter mes
 humbles services? Je vous prie de me faire manger
de votre pain, quelque noir qu'il soit, et boire de
 votre boisson, quelque faible qu'elle puisse être.
Elle n'aura pas à se plaindre de son serviteur,
et je ferai pour quarante shillings ce qu'un autre
ne ferait que pour trois livres sterling.

GREENE, _Tu quoque._



Je n'oubliai pas la recommandation que le bon bailli m'avait faite
en me quittant, mais je ne crus pas me rendre coupable d'une
grande incivilité en accompagnant d'un baiser la demi-couronne que
je présentai à Mattie pour la récompenser de la peine qu'elle
avait prise; et le -- fi! fi donc, monsieur! -- qu'elle m'adressa
ne fut pas prononcé d'un ton qui exprimât une grande colère. Je
frappai à coups redoublés à la porte de mistress Flyter, mon
hôtesse, et j'éveillai successivement un ou deux chiens qui se
mirent à aboyer, et deux ou trois têtes en bonnet de nuit, qui
parurent aux fenêtres voisines pour me reprocher de violer la
sainteté de la nuit du dimanche en faisant un pareil vacarme.
Tandis que je tremblais que la ferveur de leur zèle ne fit
pleuvoir sur ma tête une pluie semblable à celle dont Xantippe
arrosa, dit-on, son époux, mistress Flyter s'éveilla elle-même, et
commença à gronder, d'un ton qui n'était pas indigne de la femme
de Socrate, deux ou trois traîneurs qui étaient encore dans la
cuisine, leur disant que s'ils avaient ouvert la porte au premier
coup, on n'aurait pas fait tout ce tapage.

Ces dignes personnages n'étaient pas pour rien dans le fracas;
c'étaient le fidèle André Fairservice, son ami Hammorgaw et un
autre individu, que j'appris ensuite être le crieur public de la
ville. Ils étaient attablés autour d'un pot de bière, à mes
dépens, comme le mémoire me le fit voir ensuite, et s'occupaient à
convenir des termes d'une proclamation qu'on devait publier le
lendemain dans toutes les rues, afin d'avoir des nouvelles de
_l'infortuné jeune gentleman, _car c'est ainsi qu'ils avaient la
bonté de me qualifier.

On peut bien croire que je ne dissimulai pas combien j'étais
mécontent qu'on se mêlât ainsi de mes affaires; mais les
transports de joie auxquels André se livra en me voyant ne lui
permirent pas d'entendre l'expression de mon ressentiment. Il y
entrait peut-être un peu de politique, et ses larmes sortaient
certainement de cette noble source d'émotion, le pot de bière.
Quoi qu'il en soit, cette joie tumultueuse qu'il éprouvait ou
qu'il feignait d'éprouver lui sauva la correction manuelle que je
lui destinais, d'abord pour les réflexions qu'il s'était permises
sur mon compte en causant avec le chantre, et ensuite pour
l'histoire impertinente qu'il était allé faire à M. Jarvie. Je me
contentai de lui fermer la porte au nez lorsqu'il me suivit pour
entrer avec moi dans ma chambre après avoir sur l'escalier béni
vingt fois le ciel de mon retour et m'avoir conseillé de ne pas
sortir désormais sans qu'il m'accompagnât. Je me couchai très
fatigué et bien déterminé à me débarrasser le lendemain d'un drôle
pédant et plein d'amour-propre, qui semblait disposé à remplir les
fonctions de pédagogue plutôt que celles de valet.

En conséquence, dès le matin, je fis venir André et lui demandai
ce que je lui devais pour m'avoir conduit à Glascow.
M. Fairservice pâlit à cette demande, jugeant sans doute avec
raison que c'était le prélude de son congé.

-- Votre Honneur, me dit-il après avoir hésité quelques instants,
ne pense pas, ... ne pense pas... que... que...

-- Parlez, misérable, ou je vous brise les os. Mais André,
flottant entre la crainte d'augmenter la colère où il me voyait en
me faisant une demande trop exagérée et celle de perdre une partie
du profit qu'il espérait en bornant ses prétentions à une somme
au-dessous de celle que je pouvais être disposé à lui payer, se
trouvait dans un embarras cruel entre ses doutes et ses calculs.
Enfin sa réponse sortit par l'effet de ma menace, comme on voit la
salutaire violence d'un coup entre les deux épaules délivrer le
gosier d'un morceau qui vient de s'y engager.

-- Votre Honneur pense-t-il que dix-huit pennies _per diem,
_c'est-à-dire par jour, soient un prix déraisonnable?

-- C'est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous
méritez. N'importe, voilà une guinée. Maintenant vous pouvez vous
occuper de vos affaires: les miennes ne vous regardent plus.

-- Dieu me préserve! s'écria André: est-ce que vous êtes fou?

-- Vous me le feriez devenir! je vous donne un tiers de plus que
vous ne me demandez, et vous ouvrez de grands yeux comme si vous
n'aviez pas ce qui vous est dû! Prenez votre argent et retirez-
vous.

-- Mais, Dieu me préserve! en quoi ai-je offensé Votre Honneur?...
Certainement toute chair est fragile comme la fleur des champs.
Mais songez donc que Fairservice vous est plus nécessaire qu'une
planche de camomille dans un jardin d'apothicaire! Pour rien au
monde vous ne devriez consentir à vous séparer de moi.

-- Je ne sais, ma foi, si vous êtes plus fripon que fou. Ainsi
votre dessein est de rester avec moi, que je le veuille ou non?

-- C'est justement ce que je pensais. Si Votre Honneur ne sait pas
ce que c'est que d'avoir un bon serviteur, je sais bien ce que
c'est que d'avoir un bon maître, et que le diable soit dans mes
jambes, Dieu me préserve! si mes pieds vous quittent. Voilà mes
intentions, de court et de long. D'ailleurs vous ne m'avez pas
donné un avertissement régulier de quitter ma place.

-- Qu'appelez-vous votre place? Vous n'avez jamais été mon
domestique à gages; vous ne m'avez servi que de guide, je ne vous
ai demandé que de me conduire jusqu'ici.

-- Je sais bien, dit-il d'un ton dogmatique, que je ne suis pas un
domestique ordinaire, cela est très vrai. Mais Votre Honneur sait
qu'à sa sollicitation j'ai quitté une bonne place en une heure de
temps. Un homme pouvait honnêtement, et en toute conscience, se
faire vingt livres sterling par an, bon argent, dans le jardin
d'Osbaldistone-Hall, et il n'était pas trop vraisemblable que j'y
renonçasse pour une guinée. J'ai toujours cru qu'au bout du compte
je resterais avec vous, et que ma nourriture, mes gages, mes
gratifications et mes profits me vaudraient au moins tout autant.

-- Allons! allons! repris-je, ces impudentes prétentions ne vous
seront d'aucune utilité. Si vous les répétez encore, je vous
prouverai que Thorncliff Osbaldistone n'est pas le seul de son nom
qui sache user de la force de son bras.

En parlant ainsi toute cette scène me paraissait si ridicule que
j'avais peine à conserver mon sérieux en dépit de la colère qui
m'animait. Le drôle vit au jeu de ma physionomie l'impression
qu'il avait produite, et ce fut pour lui un encouragement. Il
jugea pourtant qu'il convenait de changer de ton et de diriger une
attaque contre ma sensibilité.

-- En admettant, continua-t-il, que Votre Honneur puisse se passer
d'un domestique fidèle, qui vous a servi vous et les vôtres
pendant l'espace de vingt ans, je suis bien sûr qu'il n'entre pas
dans votre coeur de le congédier à la minute, et dans un pays
étranger: vous ne voudriez pas laisser dans l'embarras un pauvre
diable qui s'est détourné de son chemin de quarante, cinquante,
peut-être cent milles, uniquement pour vous tenir compagnie, et
qui ne possède rien au monde que ce que vous venez de lui donner.

Je crois que c'est vous, Tresham, qui m'avez dit un jour que
j'étais un obstiné dont il était facile, en certains cas, de faire
tout ce qu'on voulait. Le fait est que ce n'est que la
contradiction qui me rend opiniâtre, et quand je ne me trouve pas
forcé à livrer bataille à une proposition, je suis toujours
disposé à la laisser passer pour m'épargner la peine de la
combattre. Je savais qu'André était intéressé, fatigant, plein
d'un sot amour-propre; mais je ne pouvais me passer d'un
domestique, et j'étais déjà tellement habitué à ses manières que
je finissais quelquefois par m'en amuser.

Dans l'indécision où ces réflexions me tenaient, je demandai à
André s'il connaissait les routes et les villages du nord de
l'Écosse, où je devais aller pour les affaires de mon père avec
les propriétaires des bois de ce pays. Je crois que si je lui
avais demandé le chemin du paradis terrestre, il se serait en ce
moment chargé de m'y conduire; de sorte que je me trouvai ensuite
fort heureux qu'il connût à peu près ce qu'il prétendait
parfaitement connaître. Je fixai le montant de ses gages, et je me
réservai expressément le droit de le renvoyer à volonté en lui
payant une semaine à titre d'indemnité.

Je finis par lui faire une vive mercuriale sur sa conduite de la
veille, et il me quitta d'un air qui tenait le milieu entre la
confusion et le triomphe, sans doute pour aller raconter à son ami
le chantre, qui l'attendait dans la cuisine, en s'humectant les
poumons, comment il était venu à bout du jeune fou d'Anglais.

Je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie, comme je le lui
avais promis. Un déjeuner confortable m'attendait dans le salon,
qui servait aussi au digne magistrat de salle à manger et de salle
d'audience. Il avait tenu sa parole. Je trouvai chez lui mon ami
Owen, qui, ayant largement fait usage de la brosse, du bassin et
du rasoir, était un tout autre homme qu'Owen prisonnier, sale,
triste et abattu. Cependant les inquiétudes et l'embarras
qu'éprouvait la maison Osbaldistone et Tresham n'étaient pas
dissipés, et l'embrassement cordial que je reçus du premier commis
fut accompagné d'un gros soupir. Ses yeux fixes et son air sérieux
et réfléchi annonçaient qu'il était occupé à calculer quel nombre
de jours, d'heures et de minutes devaient s'écouler avant
l'instant critique qui devait décider du sort d'un grand
établissement commercial, et les probabilités pour et contre sa
chute ou son maintien. Ce fut donc à moi à faire honneur au
déjeuner de notre hôte, à son thé venant directement de la Chine,
et qu'il avait reçu en présent d'un armateur de Wapping, à son
café de la Jamaïque recueilli dans une jolie plantation à lui,
appelée Salt-Grove, nous dit-il avec un air de malice, à sa bière
d'Angleterre, à son saumon salé d'Écosse et à ses harengs du
Lochfine. Enfin sa nappe de damas avait été travaillée par les
propres mains de feu son père le digne diacre Jarvie. Ayant fait
l'éloge de tout, et le voyant en belle humeur par suite de cette
petite attention, si puissante pour gagner l'esprit de bien des
gens, je tâchai de tirer de lui à mon tour quelques renseignements
qui pouvaient êtres utiles pour régler ma conduite et qui devaient
satisfaire ma curiosité. Nous n'avions jusque-là fait aucune
allusion aux événements de la nuit précédente; mais, voyant qu'il
ne songeait pas à introduire ce sujet de conversation, je profitai
d'une pause qui suivit l'histoire de la nappe travaillée par son
père pour lui demander, sans exorde, s'il pouvait me dire qui
était ce M. Robert Campbell avec lequel nous nous étions trouvés
la veille.

Cette question parut faire tomber de son haut le magistrat. Au
lieu d'y répondre, il la répéta:

-- Qui est M. Robert Campbell?... Quoi! Quoi!... Qui est M. Robert
Campbell?

-- Sans doute, qui il est, quel est son état?

-- Eh mais, il est... Hem!... Il est... Mais où donc avez-vous
connu M. Robert Campbell comme vous l'appelez?

-- Je l'ai rencontré par hasard, il y a quelque mois, dans le nord
de l'Angleterre.

-- Eh bien alors, M. Osbaldistone, vous le connaissez aussi bien
que moi.

-- Cela n'est pas possible, M. Jarvie, car il paraît que vous êtes
son ami, son parent?

-- Il y a bien entre nous quelque cousinage, me dit-il du ton d'un
homme à qui l'on tire des paroles malgré lui, mais depuis que Rob
a quitté le commerce des bestiaux, je l'ai vu très rarement. Le
pauvre diable a été bien maltraité par des gens qui auraient été
plus sages d'agir différemment, et ils n'y ont rien gagné, ils ne
sont pas à s'en repentir. Ils aimeraient mieux le voir encore à la
queue de trois cents boeufs qu'à la tête d'une trentaine de
vauriens.

-- Mais tout cela, mon cher M. Jarvie, ne m'apprend pas le rang de
M. Robert Campbell dans le monde, ses habitudes, ses moyens
d'existence.

-- Son rang? dit M. Jarvie, c'est un gentilhomme des Highlands. Il
n'en existe pas de plus noble. Ses habitudes sont de porter le
costume des montagnards quand il est dans son pays, et des
culottes quand il vient à Glascow. Quant à ses moyens d'existence,
qu'avons-nous besoin de nous en inquiéter, puisqu'il ne nous
demande rien? Mais je n'ai pas le temps de vous parler de lui
davantage. Ce sont les affaires de votre père qui demandent toute
notre attention en ce moment.

En parlant ainsi, il s'assit devant un bureau pour examiner les
états de situation et toutes les pièces à l'appui que M. Owen crut
devoir lui communiquer sans réserve. Quoique je n'eusse que de
bien faibles connaissances en affaires, j'en savais assez pour
sentir que toutes ses observations étaient judicieuses; et, pour
lui rendre justice, je dois ajouter qu'elles annonçaient de temps
en temps des sentiments nobles et libéraux. Il se gratta l'oreille
plus d'une fois en voyant la balance du compte établie entre sa
maison et celle de mon père.

-- Ce peut être une perte, dit-il, c'en peut être une, une perte
importante pour un négociant de Salt-Market de Glascow, quoi qu'en
puissent penser vos marchands d'argent de Lombard-Street à
Londres. Ce serait un bâton hors de mon fagot, et un beau bâton.
Mais malgré cela je n'imiterai jamais ces corbeaux de Gallowgate.
J'espère que je n'en irai pas moins droit. Si vous me faites
perdre, je me souviendrai que vous m'avez fait gagner. Au pis-
aller, je n'attacherai pas la tête de la truie à la queue du
pourceau.

Je n'entendais pas trop ce dernier proverbe, mais je voyais bien
clairement que M. Jarvie prenait un véritable intérêt aux affaires
de mon père. Il suggéra divers expédients, approuva diverses
démarches qui furent proposées par Owen, et parvint à dissiper un
peu le sombre nuage qui couvrait le front du fidèle délégué de la
maison de mon père.

Comme j'étais en cette occasion spectateur à peu près inutile, et
que j'avais plus d'une fois essayé de reporter la conversation sur
M. Robert Campbell, sujet qui ne paraissait pas du goût de
M. Jarvie, il me congédia sans beaucoup de cérémonie, en
m'engageant à aller voir la bibliothèque du collège.

-- Vous y trouverez, me dit-il, des gens qui vous parleront grec
et latin; du moins on a dépensé assez d'or et d'argent pour les
mettre en état de le faire. Et puis vous pourrez y lire des vers,
par exemple la traduction des saintes Écritures par le digne
M. Zacharie Boyd. Ce sont les meilleurs qu'on ait jamais faits, à
ce que m'ont dit des personnes qui s'y connaissent ou qui doivent
s'y connaître. Mais surtout revenez dîner avec moi, à une heure
précise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-être une tête de
bélier; n'oubliez pas, à une heure. C'est l'heure à laquelle mon
père le diacre et moi nous avons toujours dîné, et nous ne l'avons
jamais retardée pour quelque raison et pour quelque personne que
ce fût.

Chapitre XXV.

Tel le pasteur de Thrace, armé d'un fer aigu,
Guette le sanglier auprès d'un bois touffu;
Il devine sa marche à travers le feuillage,
Et voit de loin plier la branche à son passage:
Ah! voici, se dit-il, mon cruel ennemi,
Un de nous deux enfin va succomber ici.

DRYDEN, _Palémon et Arcite._



Je pris le chemin du collège, comme M. Jarvie m'y avait engagé,
moins dans l'intention d'y trouver quelque objet qui pût
m'intéresser ou m'amuser que pour mettre mes idées en ordre et
méditer sur ma conduite future. J'errai dans ce vieil édifice d'un
carré à l'autre, et de là dans les _colleges-yards[89]_ ou
promenade; charmé de la solitude du lieu, la plupart des étudiants
étant dans les classes, je fis plusieurs tours en réfléchissant
sur la bizarrerie de ma destinée.

D'après toutes les circonstances qui avaient accompagné ma
première entrevue avec Campbell, je ne pouvais douter qu'il ne fût
engagé dans quelque entreprise désespérée, et la scène de la nuit
précédente, jointe à la répugnance de M. Jarvie à parler de lui et
de sa manière de vivre, tendait à confirmer ce soupçon. Il
paraissait pourtant que c'était à cet homme que Diana Vernon
n'avait pas hésité de s'adresser en ma faveur, et la conduite du
magistrat envers lui offrait un singulier mélange de blâme et de
pitié, de respect et de mépris. Il fallait donc qu'il y eût
quelque chose d'extraordinaire dans la position et dans le
caractère de Campbell; mais ce qui l'était davantage, c'était que
sa destinée parût devoir influer sur la mienne et s'y unir
étroitement. Je résolus de serrer de près M. Jarvie à la première
occasion, et de tirer de lui tous les détails que je pourrais en
obtenir sur ce mystérieux personnage, afin de juger si je pouvais,
sans compromettre mon honneur, avoir avec lui les relations qui
semblaient devoir s'établir entre nous.

Tandis que je me livrais à ces réflexions, j'aperçus, au bout de
l'allée dans laquelle je me promenais, trois personnes qui
semblaient tenir une conversation très animée. Cette sorte de
pressentiment, qui souvent nous annonce l'approche de ceux que
nous aimons ou que nous haïssons fortement, convainquit mon esprit
avant mes yeux que l'individu qui se trouvait au milieu était le
détestable Rashleigh. Mon premier mouvement fut d'aller le trouver
à l'instant; le second, d'attendre qu'il fût seul, ou du moins de
tâcher de voir quels étaient ses compagnons. Ils étaient si
éloignés de moi, et si occupés de l'affaire qu'ils discutaient,
que j'eus le temps de passer derrière une haie sans qu'ils
m'aperçussent.

C'était alors la mode, parmi les jeunes gens, de porter par-dessus
leurs vêtements, dans leurs promenades du matin, un manteau
écarlate souvent brodé et galonné, et de l'arranger de manière à
se couvrir une partie de la figure. Grâce à cette mode que j'avais
adoptée, et à la faveur de la haie derrière laquelle je me
trouvais et qui séparait les deux allées où nous nous promenions,
je passai presque à côté de mon cousin sans qu'il me remarquât
autrement que comme un étranger que le hasard avait amené dans le
même lieu. Quelle fut ma surprise en reconnaissant dans ses deux
compagnons ce même Morris, sur la dénonciation duquel j'avais paru
devant le juge de paix Inglewood, et le banquier Macvittie, dont
l'aspect m'avait prévenu la veille si défavorablement!

Je n'aurais pu me former l'idée d'une réunion de plus mauvais
augure pour mes affaires et celles de mon père. Je n'avais pas
oublié la fausse accusation de Morris contre moi, et je pensais
qu'en l'intimidant il ne serait pas plus difficile de le
déterminer à la renouveler qu'il ne l'avait été de le décider à la
retirer. Macvittie, furieux d'avoir vu son prisonnier lui
échapper, pouvait être disposé à entrer dans tous les complots, et
je les voyais tous deux réunis à un homme dont les talents pour
faire le mal n'étaient à mon avis guère inférieurs à ceux du malin
esprit, et qui m'inspirait une horreur que rien ne pouvait égaler.

Quand ils se furent éloignés de quelques pas, je me retournai pour
les suivre. Au bout de l'allée ils se séparèrent: Morris et
Macvittie s'en allèrent ensemble, et Rashleigh revint sur ses pas.
J'étais bien résolu à le joindre et à lui demander réparation de
l'abus de confiance dont il s'était rendu coupable envers mon
père, quoique j'ignorasse encore de quelle manière il pourrait le
réparer. Je ne m'arrêtai point à faire de réflexions sur ce sujet:
je rentrai dans l'allée où il se promenait d'un air rêveur, et je
me montrai inopinément à ses yeux.

Rashleigh n'était pas un homme à se laisser surprendre ni
intimider par aucun événement imprévu. Cependant en me voyant tout
à coup devant lui, le visage enflammé par l'indignation qui
m'animait, il ne put s'empêcher de tressaillir.

-- Je vous trouve à propos, monsieur, lui dis-je, à l'instant où
j'allais commencer un long voyage dans l'espoir incertain de vous
rencontrer.

-- Vous connaissez donc bien mal celui que vous cherchez, me
répondit Rashleigh avec son flegme ordinaire: mes amis me trouvent
aisément; mes ennemis plus facilement encore. Votre ton m'oblige à
vous demander dans laquelle de ces deux classes je dois ranger
M. Francis Osbaldistone.

-- Dans celle de vos ennemis, monsieur, de vos ennemis mortels, à
moins que vous ne rendiez justice à l'instant même à votre
bienfaiteur, à mon père, et que vous ne restituiez ce que vous lui
avez enlevé.

-- Et à qui, s'il vous plaît, M. Osbaldistone, moi qui ai un
intérêt dans la maison de commerce de votre père, dois-je rendre
compte de mes opérations dans des affaires qui sont devenues les
miennes? Ce n'est sûrement pas à un jeune homme à qui son goût
exquis en littérature rendrait ces discussions fatigantes et
inintelligibles?

-- Une ironie, monsieur, n'est pas une réponse. Je ne vous
quitterai pas que vous ne m'ayez donné pleine satisfaction. Il
faut que vous me suiviez chez un magistrat.

-- Très volontiers.

Il fit quelques pas comme s'il avait eu dessein de m'y
accompagner, et puis s'arrêtant tout à coup:

-- Si j'étais porté à faire ce que vous désirez, vous verriez
bientôt lequel de nous a plus de raisons pour craindre la présence
d'un magistrat. Mais je ne veux pas accélérer votre destin. Allez,
jeune homme, amusez-vous de vos visions poétiques, et laissez le
soin des affaires à ceux qui les entendent et qui sont en état de
les conduire.

Je crois que son intention était de me provoquer, et il en vint à
bout. -- M. Rashleigh, lui dis-je, ce ton de calme et d'insolence
ne vous réussira point. Vous devez savoir que le nom que nous
portons tous deux ne subit jamais volontairement l'humiliation, et
jamais il ne sera exposé en ma personne.

-- Vous me rappelez qu'il l'a été dans la mienne, s'écria-t-il en
me lançant un regard féroce, et par qui il a été souillé de cette
tache. Croyez-vous que j'aie oublié la soirée où vous m'avez
impunément outragé à Osbaldistone-Hall? Vous me rendrez raison de
cet outrage qui ne peut se laver que dans le sang; nous aurons
aussi une explication sur l'obstination avec laquelle vous avez
toujours contrarié mes desseins, et sur la folle persévérance qui
vous porte à contrecarrer en ce moment des projets qui vous sont
inconnus, et dont vous êtes incapable d'apprécier l'importance. Un
jour viendra, monsieur, où vous aurez à m'en rendre compte.

-- Quand ce jour sera arrivé, monsieur, vous me trouverez tout
disposé. Mais parmi vos reproches vous oubliez le plus important:
j'ai aidé le bon sens et la vertu de miss Vernon à démêler vos
artifices, à reconnaître votre infamie.

Je crois qu'il aurait voulu m'anéantir par les éclairs qui
partaient de ses yeux. Cependant le son de sa voix ne perdit rien
du calme qu'il avait affecté pendant cette conversation.

-- J'avais d'autres vues pour vous, jeune homme, des vues moins
hasardeuses, plus conformes à votre caractère et à votre
éducation. Mais je vois que vous voulez attirer sur vous le
châtiment que mérite votre insolence puérile. Suivez-moi donc dans
un endroit plus écarté, où nous ne courions pas le risque d'être
interrompus.

Je le suivis, ayant l'oeil sur tous ses mouvements, car je le
croyais capable de tout. Il me conduisit dans une espèce de jardin
planté à la manière hollandaise, en partie entouré de haies, et
dans lequel il se trouvait deux ou trois statues. Je me tenais en
garde et j'avais bien raison de le faire, car son épée était à
deux doigts de ma poitrine avant que j'eusse eu le temps de tirer
la mienne, et je ne dus la vie qu'à quelques pas que je fis en
arrière. Il avait sur moi l'avantage des armes, car son épée était
plus longue que la mienne, et à triple tranchant comme on les
porte généralement aujourd'hui, tandis que la mienne était ce
qu'on appelait alors une lame saxonne, étroite, plate, et moins
facile à manier que celle de mon ennemi. Sous les autres rapports
la partie était égale; car, si j'avais l'avantage de l'adresse et
de l'agilité, il avait plus de vigueur et de sang-froid. Il se
battait pourtant avec plus de fureur que de courage, avec un dépit
concentré et une soif de sang cachée sous un air de tranquillité
qui donne aux plus grands crimes un nouveau caractère d'atrocité
en les faisant paraître le résultat d'une froide préméditation. Le
désir qu'il avait de triompher ne le mit pas un instant hors de
garde, et il n'oublia jamais de se tenir sur la défensive, tout en
méditant les plus vives attaques.

Je me battis d'abord avec modération. Mes passions étaient
violentes, mais non haineuses; et une marche de trois ou quatre
minutes m'avait donné le temps de réfléchir que Rashleigh était
neveu de mon père, que le sien m'avait témoigné de l'amitié à sa
manière, et que, si je le perçais d'un coup mortel, je plongeais
dans le deuil toute sa famille. Mon premier projet fut donc de
tâcher de désarmer mon adversaire; et, plein de confiance dans les
leçons d'escrime que j'avais prises en France, je ne croyais pas
devoir éprouver beaucoup de difficulté dans cette manoeuvre. Mais
je ne tardai pas à reconnaître que j'avais affaire à forte partie;
et, m'étant vu deux fois sur le point d'être touché, je fus obligé
de songer à la défensive. Peu à peu la rage avec laquelle
Rashleigh cherchait à m'arracher la vie m'enflamma de colère, et
je ne songeai plus à user de ménagement. Enfin, l'animosité étant
égale des deux côtés, notre combat semblait ne devoir finir que
par la mort de l'un de nous. Peu s'en fallut que je ne fusse la
victime. Mon pied glissa, je ne pus parer un botte que Rashleigh
me porta en ce moment, et son épée traversant mon habit effleura
légèrement mes côtes; mais il avait allongé ce coup avec une telle
force que la garde de l'épée, me frappant violemment la poitrine,
me causa une vive douleur et me fit croire que j'étais blessé à
mort. Altéré de vengeance, et convaincu qu'il ne me restait qu'un
instant pour la satisfaire, je saisis de la main gauche la poignée
de son épée, et, levant la mienne de la droite, j'étais sur le
point de l'en percer, quand un nouvel acteur parut sur la scène.

Soudain un homme se jeta entre nous, et, nous séparant, il s'écria
d'une voix d'autorité: Quoi! les fils de ceux qui ont sucé le même
lait veulent répandre leur sang, comme si ce n'était pas le même
qui coulât dans leurs veines! Par le bras de mon père! celui qui
portera le premier coup périra de ma main.

Je le regardai d'un air de surprise: c'était Campbell. Tout en
parlant il brandissait sa lame écossaise autour de lui, comme pour
nous annoncer une médiation armée. Rashleigh et moi nous gardions
le silence. Campbell alors nous adressa la parole successivement.

-- M. Francis, croyez-vous rétablir les affaires et le crédit de
votre père en coupant la gorge de votre cousin ou en restant
étendu dans le parc du collège de Glascow? Et vous, M. Rashleigh,
croyez-vous que les hommes de bon sens confieront leur vie et leur
fortune à un homme qui, chargé de grands intérêts politiques, se
prend de querelle comme un ivrogne? Ne me regardez pas de travers,
M. Rashleigh; et, si vous trouvez mauvais ce que je vous dis, vous
savez que vous êtes le maître de quitter la partie.

-- Vous abusez de ma situation, répondit Rashleigh; sans cela vous
n'oseriez vous mêler d'une affaire où mon honneur est intéressé.

-- Je n'oserais! Allons donc! Et pourquoi n'oserais-je? Vous
pouvez être plus riche que moi, j'en conviens; plus savant, je ne
le nie point: mais vous n'êtes ni plus beau, ni plus brave, ni
plus noble; et ce sera une nouvelle pour moi quand on m'apprendra
que vous valez mieux... Je n'oserais! j'ai pourtant déjà osé bien
des choses! je crois que j'ai fait autant de besogne qu'aucun de
vous deux, et je ne pense plus le soir à ce que j'ai fait le
matin.

Rashleigh pendant ce discours s'était rendu maître de sa colère;
il avait repris son air calme et tranquille.

-- Mon cousin reconnaîtra, dit-il, qu'il a provoqué cette
querelle; je n'y ai pas donné lieu. Je suis charmé que vous nous
ayez séparés avant que je lui eusse donné une leçon plus sévère.

-- Êtes-vous blessé? me demanda Campbell avec une apparence
d'intérêt.

-- Ce n'est qu'une égratignure, répondis-je; et mon digne cousin
ne s'en serait pas vanté longtemps si vous ne fussiez arrivé.

-- En bonne conscience, M. Rashleigh, dit Campbell, c'est une
vérité, car l'acier allait faire connaissance avec le plus pur de
votre sang quand j'ai arrêté le bras de M. Francis. Ainsi ne
faites pas sonner bien haut votre victoire, et n'ayez pas l'air
d'une truie jouant de la trompette. Mais allons, qu'il n'en soit
plus question; suivez-moi: j'ai à vous apprendre des nouvelles, et
vous vous refroidirez comme la soupe de Mac-Gibbon quand il la met
à la fenêtre.

-- Excusez-moi, monsieur, m'écriai-je, vous m'avez témoigné de
l'amitié et rendu service en plus d'une occasion; mais je ne puis
consentir à perdre de vue ce misérable avant qu'il m'ait rendu les
papiers qu'il a volés à mon père, et qu'il l'ait mis par là en
état de remplir ses engagements.

-- Jeune homme, dit Campbell, vous êtes fou. Vous aviez tout à
l'heure à vous défendre des attaques d'un seul homme, voulez-vous
maintenant en avoir deux contre vous?

-- Vingt s'il le faut. Il me suivra.
En parlant ainsi, je saisis Rashleigh par le collet: il ne
m'opposa aucune résistance; et se tournant vers Campbell, il lui
dit d'un air dédaigneux:

-- Vous le voyez, Mac-Gregor, il se précipite au-devant de sa
destinée! Est-ce ma faute s'il ne veut pas s'arrêter? Les mandats
sont maintenant délivrés et tout est prêt.

Le montagnard parut embarrassé. Il regarda derrière lui, à droite,
à gauche, et dit: -- Jamais je ne consentirai un instant qu'il
soit tourmenté pour avoir pris les intérêts de son père; et je
donne la malédiction de Dieu et la mienne à tous les magistrats,
juges de paix, prévôts, baillis, shériffs, officiers de shériffs,
constables, enfin à tout le bétail noir qui depuis un siècle est
la peste de l'Écosse. C'était un heureux temps quand chacun se
chargeait de faire respecter ses droits, et que le pays n'était
pas empoisonné de cette maudite engeance. Mais je vous le répète,
ma conscience ne me permet pas de souffrir qu'il soit vexé, et
surtout de cette manière. J'aimerais mieux vous voir de nouveau
mettre l'épée à la main et vous battre en honnêtes gens.

-- Votre conscience, Mac-Gregor! dit Rashleigh avec un sourire
ironique: vous oubliez que nous nous connaissons depuis longtemps.

-- Oui, ma conscience, répéta Campbell, ou Mac-Gregor, quel que
fût son nom... Oui, M. Rashleigh, j'en ai une, et c'est ce qui
fait que je vaux mieux que vous. Quant à notre connaissance, si
vous me connaissez, vous savez quelles sont les causes qui m'ont
fait ce que je suis; et quoi que vous en pensiez, je ne changerais
pas ma situation avec celle du plus orgueilleux des persécuteurs
qui m'ont réduit à n'avoir sur ma tête d'autre toit que la voûte
des cieux. Moi, je vous connais aussi, je sais ce que vous êtes;
mais pourquoi êtes-vous ce que vous êtes, c'est ce que vous savez
seul, et ce que nous n'apprendrons qu'au dernier des jours.
Maintenant, M. Francis, lâchez son collet, car il a raison de dire
que vous seriez plus en danger que lui devant un magistrat. Soyez
bien sûr que, quelque blanc que vous puissiez être, il trouverait
le moyen de vous faire paraître plus noir qu'un corbeau. Ainsi
donc, comme je vous le disais, lâchez son collet.

Il joignit le geste à l'exhortation, et, me tirant vigoureusement
par le bras à l'improviste, il débarrassa Rashleigh, et, me
retenant dans ses bras, m'empêcha de le saisir de nouveau: --
Allons, M. Rashleigh, dit-il en même temps; profitez du moment. Un
bonne paire de jambes vaut deux bonnes paires de bras. Ce n'est
pas la première fois que vous vous en serez servi.

-- Cousin, dit Rashleigh, vous pouvez remercier Mac-Gregor si je
ne vous paie pas ma dette tout entière. Si je vous quitte en ce
moment, c'est dans l'espoir de trouver bientôt une occasion pour
m'acquitter envers vous sans courir le risque d'être interrompu.

En parlant ainsi, il essuya son épée qui était tachée de quelques
gouttes de sang, la remit dans le fourreau et disparut.

L'Écossais employa autant la force que les remontrances pour
m'empêcher de le suivre, et véritablement je commençais à croire
que cela ne me servirait à rien.

Lorsqu'il vit que je ne cherchais plus à lui échapper et que je
paraissais devenir plus tranquille: -- Par le pain qui nous
nourrit, me dit-il, je n'ai jamais vu un homme plus obstiné. Je ne
sais ce que j'aurais fait à tout autre que vous qui m'aurait donné
la moitié autant de peine pour le retenir. Que vouliez-vous faire?
Auriez-vous suivi le loup dans sa caverne? Je vous dis qu'il a
tendu ses filets pour vous prendre. Il a retrouvé le collecteur
Morris, il lui a fait rendre une nouvelle plainte contre vous, et
je ne puis ici venir à votre secours, comme chez le juge de paix
Inglewood. Il ne convient pas à ma santé de me trouver sur le
chemin des baillis whigamores. Retirez-vous donc comme un honnête
garçon, et tirez le meilleur parti des circonstances en cédant à
propos. -- Évitez la présence de Rashleigh, de Morris et de
l'animal Macvittie. Songez au clachan d'Aberfoil; et, comme je
vous l'ai dit, foi de gentilhomme, justice vous sera rendue. Mais
tenez-vous tranquille jusqu'à ce que nous nous revoyions, et vous
ne me reverrez plus qu'au rendez-vous que je vous ai donné, car je
pars. Je vais pourtant renvoyer Rashleigh de Glascow, car il n'y
tramerait que du mal. Adieu, n'oubliez pas le clachan d'Aberfoil.

Il partit, et m'abandonna aux réflexions que faisaient naître en
moi les événements singuliers qui venaient de m'arriver. Je repris
mon manteau, que j'ajustai de manière à cacher le sang qui avait
taché mes habits: à peine m'en étais-je couvert que les classes du
collège s'ouvrirent, et que la foule des écoliers remplit la
prairie et le parc. Je rentrai dans le coeur de la ville, et,
voyant une petite boutique au-dessus de la porte de laquelle on
lisait cette enseigne: _Christophe Nelson, Chirurgien et
Apothicaire, _j'y entrai, et demandai à un petit garçon qui pilait
quelques drogues dans un mortier de me procurer une audience du
savant pharmacopole. Il m'introduisit dans une arrière-boutique où
je trouvai un vieillard encore vert qui branla la tête d'un air
d'incrédulité, lorsque je lui dis qu'en faisant des armes avec un
de mes amis, son fleuret s'était cassé et m'avait légèrement
blessé au côté. -- C'est une véritable égratignure, me dit-il en
pansant la blessure, mais il n'y a jamais eu de bouton au bout du
fleuret qui vous a touché. Ah! jeune sang, jeune sang! Mais nous
autres chirurgiens, nous sommes une race discrète. Et puis, sans
le sang trop bouillant et le mauvais sang, que deviendraient les
deux savantes facultés?

Il me congédia avec cette réflexion morale, et le peu de douleur
que m'avait causée ma blessure ne tarda pas à se dissiper.

Chapitre XXVI.

Une race de fer habite ces vieux monts,
Ennemis déclarés des paisibles vallons.
.................................
Derrière ces rochers, impénétrable asile,
On trouve l'indigence avec la liberté,
L'audace des bandits croît par l'impunité.
Ils viennent insulter à la plaine fertile.

GRAY.



-- Pourquoi arrivez-vous si tard? s'écria M. Jarvie comme
j'entrais dans la salle à manger du brave banquier: savez-vous
qu'il ne faut que cinq minutes pour gâter le meilleur plat d'un
dîner? Mattie est déjà venue deux fois pour le mettre sur la
table. Il est heureux pour vous que ce soit une tête de bélier,
parce qu'elle ne perd rien pour attendre; mais une tête de mouton
trop cuite est un vrai poison, comme disait mon père: il en aimait
beaucoup l'oreille, le digne homme.

Je m'excusai comme je pus de mon manque d'exactitude, et nous nous
mîmes à table. M. Jarvie en fit les honneurs de la meilleure grâce
du monde, chargeant nos assiettes de toutes les friandises
écossaises qu'il avait fait préparer pour nous, et dont le goût
n'était pas très agréable pour nos palais anglais. Je m'en tirai
assez bien, connaissant les usages de la société, qui permettent
de se débarrasser d'une assiette bien remplie après avoir fait
semblant d'y toucher. Mais il n'en était pas de même d'Owen. Sa
politesse était plus rigoureuse et plus formaliste; il était
plaisant de voir les efforts qu'il faisait pour vaincre sa
répugnance et avaler tout ce que lui servait notre hôte, en
faisant à contre-coeur l'éloge de chaque morceau, éloge qui ne
servait qu'à doubler son tourment. Le magistrat, charmé de son
appétit, ne souffrait pas que son assiette restât vide un seul
instant.

Lorsque la nappe fut ôtée, M. Jarvie prépara de ses propres mains
un bowl de punch à l'eau-de-vie: c'était la première fois que j'en
voyais faire de cette manière.

-- Les citrons viennent de ma petite ferme de là-bas, nous dit-il
en faisant un mouvement d'épaule pour désigner les Indes
occidentales; et j'ai appris l'art de composer ce breuvage du
vieux capitaine Coffinkey, qui, à ce qu'on m'a assuré, ajouta-t-il
en baissant la voix, l'avait appris lui-même des flibustiers.
C'est une liqueur excellente, et cela prouve qu'il peut sortir de
bonnes marchandises même d'une mauvaise boutique. Quant au
capitaine Coffinkey, c'était l'homme le plus honnête que j'aie
connu, si ce n'est qu'il jurait à vous faire dresser les cheveux
sur la tête. Mais il est mort, il est allé rendre ses comptes, et
j'espère qu'ils auront été en règle.

Nous trouvâmes le punch fort bon, et il servit de transition à une
longue conversation entre Owen et notre hôte sur les débouchés que
l'union de l'Écosse à l'Angleterre avait ouverts à Glascow pour le
commerce avec les Indes occidentales et les colonies anglaises en
Amérique. M. Owen prétendit que cette ville ne pouvait faire le
chargement convenable pour ce pays sans faire des achats de
marchandises en Angleterre.

-- Point du tout, monsieur, point du tout! s'écria M. Jarvie avec
chaleur: nous n'avons pas besoin de nos voisins, il ne nous faut
que fouiller dans nos poches. N'avons-nous pas nos serges de
Stirling, nos bas d'Aberdeen, nos étoffes de laine de Musselbourg
et d'Édimbourg? Nous avons des toiles de toute espèce, meilleures
et moins chères que les vôtres, et nos étoffes de coton ne le
cèdent en rien à celles d'Angleterre. Non, non, monsieur, un
hareng n'emprunte pas les nageoires de son voisin, un mouton se
soutient sur ses propres jambes, et Glascow n'attend rien de
personne. Tout cela n'est pas bien amusant pour vous,
M. Osbaldistone, ajouta-t-il en voyant que je gardais le silence
depuis longtemps; mais vous savez qu'un roulier ne peut s'empêcher
de parler de ses harnais.

Pour m'excuser, je fis valoir les circonstances singulières de ma
situation et les nouvelles aventures qui m'étaient arrivées dans
la matinée. Je trouvai ainsi, comme je le désirais, l'occasion de
les raconter en détail et sans être interrompu. La seule chose que
j'omis dans ma narration fut la blessure légère que j'avais reçue,
ne jugeant pas que cet accident méritât d'être rapporté. M. Jarvie
m'écouta avec grande attention et un intérêt bien marqué, fixant
sur moi de petits yeux gris pleins de feu, et ne m'interrompant
que par quelques courtes interjections, ou pour prendre une prise
de tabac. Quand j'arrivai au duel qui avait suivi ma rencontre
avec Rashleigh, Owen leva les yeux et les mains au ciel sans
pouvoir prononcer un seul mot, et M. Jarvie m'interrompit en
s'écriant: -- Fort mal! très mal! tirer l'épée contre votre
parent! cela est défendu par toutes les lois divines et humaines;
se battre dans l'enceinte d'une ville royale! cela est punissable
d'amende et d'emprisonnement... Le parc du collège n'est pas
privilégié. D'ailleurs c'est là surtout, il me semble, qu'on doit
laisser régner la paix et la tranquillité... Croyez-vous qu'on ait
donné aux collèges des terres qui rapportaient autrefois à
l'évêque six cents livres de rente, compte franc et net, pour que
des écervelés viennent s'y égorger! c'est bien assez que les
écoliers s'y battent avec des boules de neige, de sorte que quand
nous passons de ce côté, Mattie et moi, nous courons toujours le
risque d'en avoir une par la tête... Mais voyons, continuez votre
histoire.

Lorsque je parlai de la manière dont notre combat avait été
interrompu, Jarvie se leva d'un air de surprise et parcourut la
salle à grands pas en s'écriant: -- Encore Rob!... Il est encore
ici!... Il est donc fou, rien n'est plus sûr, et, qui pis est, il
se fera pendre, à la honte de toute sa parenté. Cela ne peut lui
manquer... Mon père le diacre lui a fait sa première paire de bas,
mais c'est le diacre Treeplie, fabricant de cordes, qui lui
fournira sa dernière cravate... Rien n'est plus sûr, il est sur le
grand chemin de la potence... Mais continuez donc,
M. Osbaldistone; pourquoi ne continuez-vous pas?

Je finis mon récit, mais quelque clarté que j'eusse tâché d'y
mettre, M. Jarvie trouva que quelques endroits n'étaient pas
suffisamment expliqués, et je ne pus les lui faire comprendre
qu'en lui racontant toute l'histoire de Morris, et celle de ma
rencontre avec Campbell chez le juge Inglewood, ce dont je
désirais me dispenser. Il m'écouta d'un air sérieux, ne
m'interrompit pas une seule fois, et garda le silence quand j'eus
fini ma narration.

-- Maintenant que vous voilà parfaitement instruit, M. Jarvie, lui
dis-je, il ne me reste qu'à vous prier de me donner votre avis sur
ce qu'exigent de moi l'intérêt de mon père et celui de mon
honneur.

-- C'est bien parlé, jeune homme, très bien parlé! demandez
toujours les conseils des gens qui sont plus âgés et qui ont plus
d'expérience que vous. Ne faites pas comme l'impie Roboam, qui
consulta de jeunes têtes sans barbe, négligeant les vieux
conseillers de son père Salomon, dont la sagesse, comme le
remarqua fort bien M. Meikle-John en prêchant sur ce chapitre de
la Bible, s'était sûrement répandue en partie sur eux. Mais il ne
s'agit pas ici d'honneur, il est question de crédit. Honneur est
un homicide, un buveur de sang, un tapageur qui trouble le repos
public; Crédit au contraire est une créature honnête, décente,
paisible, qui reste au logis et fait les choses à propos.

-- Bien certainement, M. Jarvie, dit notre ami Owen, le crédit est
un capital qu'il faut conserver à quelque escompte que ce puisse
être.

-- Vous avez raison, M. Owen, vous avez raison; vous parlez bien,
avec sagesse, et j'espère que votre boule arrivera au but, quelque
éloigné qu'il paraisse. Mais, pour en revenir à Rob, je pense
qu'il rendra service à ce jeune homme, s'il en a les moyens. Le
pauvre Rob a un bon coeur, et quoique j'aie perdu autrefois avec
lui deux cents livres d'Écosse et que je ne m'attende pas beaucoup
à revoir les mille livres que je lui ai prêtées depuis ce temps,
cela ne m'empêchera jamais de lui rendre justice.

-- Je dois donc le regarder comme un honnête homme, M. Jarvie, lui
dis-je.

-- Mais... hum! Il toussa plusieurs fois. Sans doute... il a...
une honnêteté highlandaise, une manière d'honnêteté, comme on dit.
Feu mon père le diacre riait beaucoup en m'expliquant l'origine de
ce proverbe. Un certain capitaine Costlett faisait beaucoup valoir
son loyalisme pour le roi Charles. Le clerc Pettigrew, dont vous
avez sûrement entendu bien des histoires, lui demanda de quelle
manière il servait le roi quand il se battait contre lui à
Worcester, dans l'armée de Cromwell. Mais le capitaine Costlett
avait réponse à tout. Il répliqua qu'il le servait _à sa manière,
_et le mot est resté. Mon brave père riait bien toutes les fois
qu'il contait cette histoire.

-- Mais pensez-vous que celui que vous nommez Rob puisse me servir
_à sa manière? _Croyez-vous que je puisse aller au rendez-vous
qu'il m'a donné?

-- Franchement et véritablement, il me semble que cela en vaut la
peine. D'ailleurs vous voyez vous-même que vous courez ici
quelques risques. Ce vaurien de Morris a un poste à Greenock, port
situé près d'ici, à l'embouchure de la Clyde. Personne n'ignore
que c'est un animal à deux pieds, avec une tête d'oie et un coeur
de poule, qui se promène sur le quai, tourmentant le pauvre monde
de _permis, _de _transits _et d'autres vexations semblables; mais,
au bout du compte, s'il rend plainte contre vous, il faut qu'un
magistrat fasse son devoir; vous pouvez être claquemuré entre
quatre murailles en attendant les explications, et ce n'est pas ce
qui arrangera les affaires de votre père.

-- Tout cela est vrai; mais dois-je m'écarter de Glascow quand
tout me porte à croire que cette ville est le principal théâtre
des intrigues et des complots de Rashleigh? Dois-je me confier à
la bonne foi très suspecte d'un homme dont tout ce que je connais,
c'est qu'il craint la justice, qu'il a sans doute de bonnes
raisons pour la craindre, et qui, pour quelque dessein secret et
probablement criminel, a contracté des liaisons intimes avec
l'auteur de notre ruine?

-- Vous jugez Rob sévèrement, trop sévèrement, le pauvre diable;
mais la vérité est que vous ne connaissez pas notre pays de
montagnes que nous appelons les Highlands. Il est habité par une
race qui ne nous ressemble en rien. On n'y trouve pas de baillis,
pas de magistrats qui tiennent le glaive de la justice, comme le
tenait mon digne père le diacre, et comme je le tiens à présent.
C'est l'ordre du laird qui fait tout; dès qu'il parle, on obéit,
et ils ne connaissent d'autres lois que la pointe de leur
poignard. Leur claymore est ce que vous appelez en Angleterre le
poursuivant ou le plaignant, et leur bouclier le défendant. La
tête la plus dure est celle qui résiste le plus longtemps. Voilà
comme s'instruit un procès dans les Highlands.

Owen leva les mains au ciel en soupirant, et j'avoue que cette
description ne me donna pas un grand désir de visiter ces
Highlands d'Écosse, où l'empire des lois était si méconnu.

-- Nous n'entrons pas souvent dans ces détails, continua
M. Jarvie, d'abord parce qu'ils nous sont familiers, et ensuite
parce qu'il ne faut pas discréditer son pays, surtout devant les
étrangers. C'est un vilain oiseau que celui qui souille son propre
nid.

-- Fort bien, monsieur; mais, comme ce n'est pas une curiosité
impertinente, mais une nécessité urgente qui m'oblige à vous
demander des informations, j'espère que vous me pardonnerez si je
vous prie de me donner toutes celles qui sont en votre pouvoir.
J'aurai à traiter pour les affaires de mon père avec plusieurs
personnes de ce pays sauvage, et je sens que votre expérience peut
m'être d'un grand secours. Cette petite dose de flatterie ne fut
pas perdue.

-- Mon expérience! dit le bailli, sans doute j'ai de l'expérience,
et j'ai fait quelques calculs dans ma vie. Je vous dirai même,
puisque nous sommes entre nous, que j'ai pris quelques
renseignements par le moyen d'André Wylie, mon ancien commis, qui
travaille maintenant chez Macvittie, Macfin et compagnie, mais qui
vient assez volontiers le samedi soir boire un verre de vin avec
son ancien patron. Puisque vous voulez vous laisser guider par les
conseils d'un fabricant de Glascow, je ne suis pas homme à les
refuser au fils de mon ancien correspondant, et mon père avant moi
ne lui aurait pas dit non. J'ai pensé quelquefois à faire briller
ma lumière devant le duc d'Argyle, ou devant son frère lord Hay;
car à quoi bon la tenir sous le boisseau? Mais le moyen de croire
que de si grands personnages fissent attention à ce que pourrait
leur dire un pauvre fabricant? Ils pensent plus à la qualité de
celui qui leur parle qu'aux choses qu'on leur dit. Ce n'est pas
que je veuille mal parler de ce Mac-Callum More en aucune manière.
Ne maudissez pas le riche dans votre chambre à coucher, dit le
fils de Sidrach, car un oiseau lui portera vos paroles à travers
les airs.

J'interrompis ces prolégomènes, qui étaient toujours la partie la
plus diffuse des discours du bailli, pour l'assurer qu'il pouvait
entièrement compter sur la discrétion de M. Owen et sur la mienne.

-- Ce n'est pas cela, répliqua-t-il, ce n'est pas cela. Je ne
crains rien; qu'ai-je à craindre? je ne dis du mal de personne.
Mais c'est que ces hommes des Highlands ont le bras long, et,
comme je vais parfois près de leurs montagnes voir quelques
parents, je ne voudrais pas être en mauvaise renommée dans aucun
de leurs clans. Quoi qu'il en soit, pour continuer... Ah! il faut
que je vous dise que toutes mes observations sont fondées sur le
calcul, sur les chiffres: M. Owen vous dira que c'est la véritable
source et la seule démonstration de toutes les connaissances
humaines.

Owen s'empressa de faire un signe d'approbation en entendant une
proposition si conforme à ses idées; et notre orateur continua:

-- Ces Highlands d'Écosse, comme nous les appelons, sont une sorte
de monde sauvage rempli de rochers, de cavernes, de bois, de lacs,
de rivières, et de montagnes si élevées que les ailes du diable
lui-même seraient fatiguées s'il voulait voler jusqu'en haut. Or,
dans ce pays, et dans les îles qui en dépendent, et qui ne valent
pas mieux, ou qui, pour parler vrai, sont encore pires, il se
trouve environ 230 paroisses, y compris les Orcades, dans
lesquelles je ne saurais dire si c'est la langue gaélique qu'on
parle, ou non, mais dont les habitants sont loin d'être civilisés.
Maintenant, messieurs, je suppose par un calcul modéré que la
population de chaque paroisse, déduction faite des enfants de neuf
ans et au-dessous, soit de 800 personnes; ajoutons un quart à ce
nombre, pour les enfants, et le total de la population sera de...
Voyons, ajoutons un quart à 800 pour former le multiplicateur, 230
étant le multiplicande...

-- Le produit, dit M. Owen qui entrait avec délices dans ces
calculs statistiques de M. Jarvie, sera de 230 000.

-- Juste, M. Owen, parfaitement juste! Maintenant le ban et
l'arrière-ban de tous ces montagnards en état de porter les armes,
de dix-huit à cinquante-huit ans, ne peut se calculer à moins du
quart de la population, c'est-à-dire à 57 500 hommes. Or,
messieurs, une triste vérité, c'est que ce pays ne peut fournir
d'occupation, d'apparence d'occupation, à la moitié de cette
population; c'est-à-dire que l'agriculture, le soin des bestiaux,
la pêche, toute espèce de travail honnête, ne peuvent employer les
bras de cette moitié, quoique trois d'entre eux ne fassent pas
l'ouvrage d'un seul homme; car on dirait qu'une bêche et une
charrue leur brûlent les doigts. Ainsi donc cette moitié de
population sans occupation, montant à...

-- 115 000 âmes, dit Owen, faisant moitié du produit total.

-- Vous l'avez trouvé, M. Owen, vous l'avez trouvé!... Ainsi cette
moitié de population dont nous pouvons supposer le quart en état
de porter les armes, peut nous offrir 28 750 hommes dépourvus de
tous moyens honnêtes d'existence, et qui peut-être ne voudraient
pas y avoir recours, s'ils en trouvaient.

-- Est-il possible, M. Jarvie, m'écriai-je, que ce soit là un
tableau fidèle d'une portion si considérable de la Grande-
Bretagne?

-- Très fidèle, monsieur, et je vais vous le prouver clair comme
la pique de Pierre Pasley...[90] Je veux bien supposer que chaque
paroisse, l'une dans l'autre, emploie 50 charrues; c'est beaucoup
pour le misérable sol que ces malheureuses créatures ont à
labourer, et j'admets qu'il s'y trouve assez de pâturages pour
leurs chevaux, leurs boeufs et leurs vaches. Maintenant, pour
conduire les charrues et prendre soin des bestiaux, accordons 75
familles de six personnes, et ajoutons 50 pour faire un nombre
rond, nous aurons 500 âmes, c'est-à-dire la moitié de la
population, qui ne seront pas tout à fait sans ouvrage et pourront
se procurer du lait aigre et de la bouillie; mais je voudrais bien
savoir ce que vous ferez des 500 autres.

-- Mais, au nom du ciel! M. Jarvie, quelles sont donc leurs
ressources? je frémis en pensant à leur situation!

-- Vous frémiriez davantage si vous étiez leur voisin... Supposons
maintenant que la moitié de cette moitié se tire d'affaire
honnêtement en travaillant pour les habitants des Lowlands, soit à
faire la moisson, soit à faucher le foin, etc., combien de
centaines et de milliers ne vous restera-t-il pas encore de ces
Highlanders à longues jambes qui ne veulent ni travailler ni
mourir de faim, qui ne songent qu'à mendier ou à voler, ou qui
vivent aux dépens de leur chef en exécutant tous ses ordres quels
qu'ils puissent être? Ils descendent par centaines dans les
plaines voisines, pillent de tous côtés et emportent leur butin
dans leurs montagnes. Chose déplorable dans un pays chrétien,
d'autant plus qu'ils s'en font honneur et qu'ils disent qu'il est
bien plus digne d'un homme de s'emparer d'un troupeau de bétail à
la pointe de l'épée que de s'occuper en mercenaire de travaux
rustiques. Les lairds eux-mêmes ne valent pas mieux. S'ils ne leur
commandent pas le vol et le pillage, ils ne le leur défendent pas
et ils leur donnent retraite ou souffrent qu'ils en trouvent une
dans leurs montagnes, dans leurs bois, dans leurs forteresses,
quand ils ont fait un mauvais coup. Chaque chef entretient sous
ses ordres un aussi grand nombre de fainéants de son nom et de son
clan, comme nous disons, qu'il peut en soudoyer, sans compter ceux
qui sont en état de se soutenir eux-mêmes, n'importe par quels
moyens. Armés de dirks, de fusils, de pistolets et de
dourlachs[91], ils sont toujours prêts à troubler la paix du pays
au premier signal du chef. Et voilà ce que sont depuis des siècles
ces montagnards, misérables vagabonds qui n'ont de chrétien que le
nom, et qui tiennent toujours dans l'inquiétude et dans les
alarmes un voisinage paisible et tranquille comme le nôtre.

-- Et ce Rob, lui demandai-je, votre parent, mon ami, est sans
doute un de ces chefs qui entretiennent les troupes de fainéants
dont vous venez de parler?

-- Non, non, ce n'est pas un de leurs grands chefs, comme ils les
appellent. Il est cependant du meilleur sang montagnard et
descendu du vieux Glenstrae. Je connais sa famille, puisque nous
sommes parents. Ce n'est pas que j'y attache grande importance;
c'est l'image de la lune dans un seau d'eau; mais je pourrais vous
montrer des lettres que son père, qui était le troisième
descendant de Glenstrae, a écrites au mien, le digne diacre
Jarvie, paix soit à sa mémoire! commençant par: Cher Diacre, et
finissant, par: Votre affectueux parent à vos ordres. Elles sont
relatives à quelque argent que mon père lui avait prêté, et le bon
diacre les gardait comme pièces de renseignements. C'était un
homme soigneux!

-- Mais, s'il n'est pas un de ces chefs dont vous venez de parler,
ce cousin vôtre jouit au moins d'un grand crédit et d'une certaine
autorité dans les Highlands, je suppose.

-- Oh! pour cela, vous pouvez le dire sans crainte de vous
tromper. Il n'y a pas de nom qui soit mieux connu entre Lennox et
le Breadalbane. Rob a mené autrefois une vie laborieuse, il
faisait le commerce de bestiaux. C'était un plaisir de le voir
avec son plaid et ses brogues, la claymore au côté, le pistolet à
la ceinture, le fusil sous le bras et le bouclier derrière le dos,
descendre de ses montagnes avec dix ou douze gillies[92] à ses
ordres pour conduire dans nos marchés des troupeaux de plusieurs
centaines de boeufs qui avaient l'air aussi sauvage que leurs
conducteurs. Mais il faisait toutes ses affaires avec honneur et
justice; et, s'il croyait que son vendeur avait fait un mauvais
marché, il lui donnait une indemnité. Je l'ai vu faire une remise,
en pareil cas, de cinq shillings par livre sterling.

-- Vingt-cinq pour cent! s'écria Owen: c'est un escompte
considérable!

-- C'est pourtant ce qu'il faisait, monsieur, comme je vous le
disais, surtout s'il croyait que le vendeur était pauvre et ne
pouvait supporter cette perte: mais les temps devinrent durs; Rob
se hasarda trop. Ce ne fut pas ma faute! ce ne fut pas ma faute!
Je l'en avertis, il ne peut pas me le reprocher. Enfin il fit des
pertes, il eut affaire à des créanciers, à des voisins
impitoyables. On saisit ses terres, ses bestiaux, tout ce qu'il
possédait; on chassa sa femme de sa maison pendant qu'il en était
absent. C'est une honte! c'est une honte! Je suis un homme
paisible, un magistrat; mais, si on en eût fait autant à ma
servante Mattie, je crois que j'aurais fait revoir le jour au
sabre que mon père le diacre portait à la bataille du pont de
Bothwell. Rob revint chez lui: il y avait laissé l'abondance, il
n'y retrouva que misère et désolation. Il regarda au nord, au sud,
à l'est, à l'ouest et n'aperçut nulle part ni retraite, ni
ressources, ni espérances. Que faire? Il enfonça sa toque sur ses
yeux, ceignit sa claymore, se rendit aux montagnes, et devint un
désespéré.

La voix manqua un instant au bon citadin. Quoiqu'il feignît de ne
pas faire grand cas de la généalogie des Highlands, il attachait
une certaine importance à sa parenté, et retraçait la prospérité
passée de son ami avec un excès de sympathie qui rendait encore
plus vifs sa compassion pour son malheur et ses regrets des
événements qui en avaient été la suite.

-- Ainsi donc, dis-je à M. Jarvie en voyant qu'il ne continuait
pas sa narration, le désespoir porta votre infortuné parent à
devenir un des déprédateurs dont vous m'avez parlé.

-- Non, non, pas tout à fait, pas tout à fait! Il se mit à lever
le _black-mail _dans tout le Lennox et le Menteith, et jusqu'aux
portes du château de Stirling.

-- _Black-mail![93] _Qu'entendez-vous par ces mots?

-- Oh! voyez-vous, Rob eut bientôt amassé autour de lui une troupe
de Toques-Bleues[94], car il était connu dans le pays pour un homme
qui ne craignait rien: le nom de sa famille était ancien et
honorable, quoiqu'on ait voulu l'avilir, le persécuter et
l'éteindre depuis quelque temps. Elle s'était montrée avec éclat
dans les guerres contre le roi, le parlement et l'Église
épiscopale. Ma mère était une Mac-Gregor: peu m'importe qu'on le
sache! Si bien que Rob se vit bientôt à la tête d'une troupe
nombreuse et intrépide. Il dit qu'il était fâché des vols de
bestiaux et des ravages du sud des Highlands, et il proposa d'en
garantir tout fermier ou propriétaire qui lui paierait quatre pour
cent de son fermage ou de son revenu; et c'était sans doute un
faible sacrifice pour ne plus avoir à craindre le vol et le
pillage dont Rob s'obligeait à les garantir. Si l'un d'eux perdait
un seul mouton, il n'avait qu'à se plaindre à Rob, et celui-ci ne
manquait pas de le lui faire rendre ou de lui en payer la valeur.
Rob a toujours tenu sa parole. Je ne puis dire qu'il en ait jamais
manqué. Personne ne peut accuser Rob de ne pas l'avoir tenue.

-- C'est un singulier contrat d'assurance, dit M. Owen.

-- Elle n'est pas légale, dit M. Jarvie, j'en conviens. Non, elle
n'est pas légale; la loi prononce même des peines contre celui qui
paie le _black-mail, _comme contre celui qui le lève. Mais, si la
loi ne peut protéger ma maison et mes troupeaux, pourquoi
n'aurais-je pas recours à un gentilhomme des Highlands qui peut le
faire? Qu'on me réponde à cela!

-- Mais, M. Jarvie, lui dis-je, ce contrat de _black-mail, _comme
vous l'appelez, est-il purement volontaire de la part du fermier
ou du propriétaire qui paie l'assurance? Si quelqu'un s'y refuse,
qu'en arrive-t-il?

-- Ah! ah! jeune homme, dit le bailli en riant et plaçant son
index le long de son nez, vous croyez que vous me tenez là? Il est
bien vrai que je conseillerais à mes amis de s'arranger avec Rob,
car on a beau veiller, prendre des précautions, quand les nuits
sont longues, il est bien difficile... Les Grahame et les Cohoon
ne voulurent pas d'abord accepter ses conditions: qu'en arriva-t-
il? Dès le premier hiver ils perdirent tous leurs bestiaux. De
manière que la plupart crurent devoir accepter les propositions de
Rob. C'est le meilleur des hommes quand on s'arrange avec lui;
mais si vous lui résistez, autant vaudrait s'attaquer au diable.

-- C'est par ses exploits en ce genre qu'il a armé contre lui les
lois de sa patrie!...

-- Armé contre lui? Oui, vous pouvez bien le dire, car, si on le
tenait, son cou sentirait le poids de son corps. Mais il a des
amis parmi les gens puissants, et je pourrais vous citer une
grande famille qui le protège de tout son pouvoir, afin qu'il soit
une épine dans le dos d'un autre. Et puis il a tant de ressources!
Il a joué plus de tours qu'il n'en tiendrait dans un livre, dans
un gros livre. Il a eu autant d'aventures que Robin Hood ou que
William Wallace, et l'on en ferait d'éternelles histoires à
raconter l'hiver au coin du feu. C'est une chose bien singulière,
messieurs, moi qui suis un homme paisible, moi qui suis fils d'un
homme paisible, car le diacre mon père ne s'est jamais querellé
avec personne, si ce n'est dans l'assemblée du conseil commun;
c'est une chose singulière, dis-je, que, quand je les entends
raconter, il me semble que le sang montagnard s'échauffe en moi,
et j'y trouve plus de plaisir, Dieu me pardonne! qu'à écouter des
discours édifiants. Mais ce sont des vanités, de coupables
vanités, des fautes contre la loi, des fautes contre l'Évangile.

-- Mais quelle influence ce M. Robert Campbell peut-il donc avoir
sur les affaires de mon père et sur les miennes? dis-je tout en
continuant mes questions.

-- Il faut que vous sachiez..., répondit M. Jarvie en baissant la
voix, je parle ici entre amis et sous la rose[95]. Il faut donc que
vous sachiez que les Highlands sont restés tranquilles depuis
1689, l'année de Killicankrie[96], mais comment l'a-t-on obtenu?
par de l'argent, M. Owen, par de l'argent, M. Osbaldistone. Le roi
Guillaume fit distribuer par Breadalbane, parmi les Highlanders,
vingt bonnes mille livres sterling, et l'on dit même que le vieux
comte en garda un bon lopin dans son sporran[97]. Ensuite feu la
reine Anne fit des pensions aux chefs, de sorte qu'ils étaient en
état de pourvoir aux besoins de ceux qui n'avaient pas d'ouvrage,
comme je vous l'ai dit; ils se tenaient donc assez tranquilles,
sauf quelques pillages dans les Lowlands, ce dont ils ne peuvent
se déshabituer tout à fait; et quelques batailles entre eux, ce
dont leurs voisins civilisés ne s'inquiètent guère. Mais, depuis
l'avènement du roi George au trône, que Dieu protège! du roi
actuel, il n'arrive plus chez eux ni argent ni pensions; les chefs
n'ont plus le moyen de soutenir leurs clans, et un homme qui, d'un
coup de sifflet, peut rassembler mille ou quinze cents hommes
prêts à exécuter tous ses ordres doit pourtant trouver des moyens
pour les nourrir; ainsi donc la tranquillité, l'espèce de
tranquillité qui règne ne peut être de longue durée. Vous verrez
(et il baissa la voix encore davantage), vous verrez qu'il y aura
un soulèvement, un soulèvement en faveur des Stuarts. Les
montagnards se répandront dans notre pays comme un torrent, ainsi
qu'ils l'ont fait lors des guerres désastreuses de Montrose, et
vous en entendrez parler avant qu'il se passe encore un an.

-- Mais, encore une fois, M. Jarvie, je ne vois pas quel rapport
tout cela peut avoir avec les affaires de mon père.

-- Écoutez-moi, écoutez-moi donc. Rob peut lever au moins cinq
cents hommes, et les plus braves du pays. Or, il doit prendre
quelque intérêt à la guerre, car il y trouverait plus de profit
qu'à la paix. Et pour vous parler à coeur ouvert, je soupçonne
qu'il est chargé d'entretenir une correspondance entre les chefs
des montagnards et quelques seigneurs du nord de l'Angleterre.
Nous avons entendu parler du vol qui a été fait à Morris des
deniers publics dont il était porteur, dans les monts Cheviot; et
pour vous dire la vérité, M. Frank, le bruit s'était répandu que
c'était un Osbaldistone qui avait fait ce vol de concert avec Rob,
et l'on prétendait que c'était vous... Ne me dites rien, laissez-
moi parler, je sais que cela n'est pas vrai. Mais il n'y avait
rien que je ne pusse croire d'un jeune homme qui s'était fait
comédien, et j'étais fâché que le fils de votre père menât un
pareil train de vie. Mais à présent je ne doute nullement que ce
ne soit Rashleigh ou quelque autre de vos cousins! car ils sont
tous du même bois, papistes, jacobites, et ils croient que les
deniers et les papiers du gouvernement sont de bonne prise. Ce
Morris est tellement poltron que, quoiqu'il sache bien que c'est
Rob qui l'a volé, il n'a jamais eu la hardiesse de l'en accuser
publiquement, et peut-être n'a-t-il pas eu tout à fait tort, car
ces diables de montagnards seraient gens à lui faire un mauvais
parti, sans que tous les douaniers d'Angleterre pussent venir à
bout de les en empêcher.

-- J'avais eu le même soupçon depuis longtemps, M. Jarvie, et nous
sommes parfaitement d'accord sur ce point; mais quant aux affaires
de mon père...

-- Soupçon, dites-vous? J'en suis bien certain. Je connais des
gens qui ont vu quelques-uns des papiers qui étaient dans le
portemanteau de Morris. Il est inutile que je vous dise ni qui, ni
où, ni quand. Mais, pour en revenir aux affaires de votre père,
vous devez bien penser que depuis quelques années les chefs des
montagnards n'ont pas perdu de vue leurs intérêts. Votre père a
acheté les bois de Glen-Disseries, de Glen-Kissoch, de Glen-
Cailzie-chat et plusieurs autres; il a donné ses billets en
paiement, et comme la maison Osbaldistone et Tresham jouissait
d'un grand crédit, -- et je le dirai en face comme en arrière de
M. Owen, avant le malheur qui vient de lui arriver, il n'y avait
pas de maison plus sûre et plus respectable, -- les chefs
montagnards qui avaient reçu ces billets pour comptant ont trouvé
à les escompter à Édimbourg et à Glascow. Je devrais seulement
dire à Glascow, car on trouve à Édimbourg plus d'orgueil que
d'argent. De manière que..., vous voyez bien clairement où cela
nous conduit?

Je fus obligé de faire l'aveu de mon manque d'intelligence, et de
le prier de suivre le fil de ses raisonnements.

-- Comment! me dit-il, si les billets ne sont pas acquittés, les
banquiers et négociants de Glascow retomberont sur les chefs
montagnards, qui ne sont pas riches en argent comptant, et le
diable ne leur rendra pas celui qu'ils ont déjà mangé. Se voyant
poursuivis et sans ressources, ils deviendront enragés; cinquante
chefs qui seraient restés bien tranquilles chez eux seront prêts à
prendre part aux entreprises les plus désespérées, et c'est ainsi
que la suspension de paiements de la maison de votre père
accélérera le soulèvement qu'on veut exciter.

-- Vous pensez donc, lui dis-je, frappé du nouveau point de vue
qu'il me présentait, et qui me paraissait fort singulier, que
Rashleigh n'a fait tort à mon père que pour hâter le moment d'une
insurrection parmi les montagnards, en mettant dans l'embarras les
chefs qui ont reçu ses billets en paiement de leurs bois?

-- Sans aucun doute, M. Osbaldistone, sans aucun doute! c'en a été
la principale raison. Je ne doute pas que l'argent comptant qu'il
a emporté n'ait la même destination; mais comparativement c'est un
objet de peu d'importance, quoique ce soit à peu près tout ce que
Rashleigh y gagnera: les billets ne peuvent lui servir qu'à
allumer sa pipe; car je pense bien que M. Owen a mis partout
opposition à leur paiement.

-- Votre calcul est juste, dit Owen.

-- Il a bien essayé d'en faire escompter quelques-uns par
Macvittie, Macfin et compagnie. Je l'ai appris, sous le secret,
d'André Wylie. Mais ce sont de trop vieux chats pour se laisser
prendre à un tel piège, et ils se sont tenus à l'écart. Rashleigh
est trop connu à Glascow pour qu'on ait confiance en lui. En 1707,
il vint ici pour tramer je ne sais quoi avec des papistes et des
jacobites, et il y laissa des dettes. Non, non, il ne trouverait
pas ici un shilling sur tous ses billets, parce qu'on douterait
qu'ils lui appartinssent légitimement, ou qu'on craindrait de n'en
être pas payé. Je suis convaincu que le paquet est tout entier
dans quelque coin des montagnes, et je ne doute pas que le cousin
Rob ne puisse le déterrer, si bon lui semble.

-- Mais le croyez-vous disposé à nous servir de cette manière,
M. Jarvie? Vous me l'avez représenté comme un agent du parti
jacobite, comme prenant une part active à ses intrigues; sera-t-il
porté pour l'amour de moi, ou, si vous le voulez, pour l'amour de
la justice, à faire un acte de restitution qui, en le supposant
possible, contrarierait ses projets?

-- Je ne puis répondre précisément à cela, je ne le puis. Les
grands se méfient de Rob, et Rob se méfie des grands. Il a
toujours été appuyé par la famille du duc d'Argyle. S'il était
parfaitement libre de suivre ses goûts, il serait plutôt du parti
d'Argyle que du parti de Breadalbane, car il y a une vieille
rancune entre la famille de ce dernier et celle de Rob. Mais la
vérité c'est que Rob est de son propre parti, comme Henri Wynd qui
disait qu'il combattait pour lui-même; si le diable était le
laird, Rob chercherait à être son tenancier, et peut-on l'en
blâmer dans l'état où on l'a réduit? Cependant il y a une chose
contre vous, c'est que Rob a une jument grise dans son écurie.

-- Une jument grise? et que peut me faire...?

-- Je parle de sa femme, jeune homme, de sa femme, et c'est une
terrible femme! Elle déteste tout ce qui n'est pas des Highlands,
et par-dessus toutes choses tout ce qui est anglais. Le seul moyen
d'en être bienvenu, c'est de crier vive le roi Jacques et à bas le
roi George!

-- Il est bien étrange, lui dis-je, que les intérêts commerciaux
des citoyens de Londres se trouvent compromis par les projets de
soulèvement tramés dans un coin de l'Écosse!

-- Point du tout, M. Osbaldistone, point du tout. C'est un préjugé
de votre part. Je me souviens d'avoir lu, pendant les longues
nuits, dans la chronique de Baker, que les négociants de Londres
forcèrent autrefois la banque de Gênes à manquer à la promesse
qu'elle avait faite au roi d'Espagne de lui prêter une somme
considérable, ce qui retarda d'un an le départ de la fameuse
_Armada. _Que pensez-vous de cela, monsieur?

-- Qu'ils rendirent à leur patrie un service dont notre histoire
doit faire une mention honorable.

-- Je pense de même, et je pense aussi qu'on rendrait en ce moment
service à l'État et à l'humanité si l'on pouvait empêcher quelques
malheureux chefs montagnards de se vouer à la destruction, eux et
leurs gens, uniquement parce qu'ils n'ont pas le moyen de
rembourser un argent qu'ils devaient regarder comme leur
appartenant bien légitimement, si l'on pouvait sauver le crédit de
votre père, et par-dessus le marché la somme qui m'est due par la
maison Osbaldistone et Tresham. Bien certainement, celui qui
ferait tout cela mériterait du roi honneur et récompense, fût-il
le dernier de ses sujets.

-- Je ne puis dire jusqu'à quel point il aurait droit à la
reconnaissance publique, M. Jarvie, mais la nôtre se mesurerait
sur l'étendue de l'obligation que nous lui aurions.

-- Et nous tâcherions d'en établir la balance, dit M. Owen,
aussitôt que M. Osbaldistone serait de retour de Hollande.

-- Je n'en doute point, je n'en doute point. C'est un homme
solide, et avec mes conseils il pourrait faire de belles affaires
en Écosse. Eh bien, messieurs, si l'on pouvait retirer ces billets
des mains des Philistins! c'est de bon papier; il était bon quand
il se trouvait en bonnes mains, c'est-à-dire dans les vôtres,
M. Owen. Je vous nommerais trois personnes dans Glascow (quoi que
vous puissiez penser de nous, M. Owen), Sandie Steenson, John
Pirie, et un troisième que je ne veux pas nommer en ce moment, qui
se chargeraient des recouvrements, et vous avanceraient à
l'instant telle somme qui vous est nécessaire pour soutenir le
crédit de votre maison, sans vous demander d'autre sûreté.

Les yeux d'Owen s'animèrent à cette lueur d'espoir de sortir
d'embarras; mais il reprit bientôt son air soucieux en
réfléchissant au peu de probabilité que nous avions de rentrer en
possession de ces effets.

-- Ne désespérez point, monsieur, ne désespérez point! dit le
banquier écossais; j'ai déjà pris assez d'intérêt à vos affaires.
J'y suis jusqu'à la cheville, je m'y mettrai jusqu'aux genoux s'il
le faut. Je suis comme mon père le diacre, que son âme soit en
paix! quand j'entreprends quelque chose pour un ami, je finis
toujours par en faire ma propre affaire. Ainsi donc, demain matin,
je mets mes bottes, je monte sur mon bidet, et avec M. Frank que
voilà, je parcours les bruyères de Drymen. Si je ne fais pas
entendre raison à Rob, et même à sa femme, je ne sais qui pourra
en venir à bout. Je leur ai rendu service plus d'une fois, sans
parler de la nuit dernière, où je n'avais qu'à prononcer son nom
pour l'envoyer au gibet. J'entendrai dire peut-être quelques mots
de cette affaire dans le conseil commun, de la part du bailli
Grahame, de Macvittie et de quelques autres. Ils m'ont déjà montré
les dents plus d'une fois, et m'ont jeté au nez ma parenté avec
Rob. Je leur ai dit que je n'excusais les fautes de personne, mais
que mettant à part ce que Rob avait fait contre les lois du pays,
quelques vols de troupeaux, la levée des _black-mails _et le
malheur qu'il a eu de tuer quelques personnes dans des querelles,
c'était un plus honnête homme que ceux que leurs jambes
soutenaient. Et pourquoi m'inquièterais-je de leurs bavardages? Si
Rob est un _outlaw, _qu'on aille le lui dire. Il n'y a pas de loi
qui défende de voir les proscrits, comme du temps des derniers
Stuarts. J'ai dans ma bouche une langue écossaise; et s'ils me
parlent, je saurai leur répondre.

Ce fut avec un vif plaisir que je vis le bon magistrat franchir à
la fin les barrières de la prudence, grâce à l'influence de son
esprit public, jointe à l'intérêt que son bon coeur lui faisait
prendre à nos affaires, au désir qu'il avait de n'éprouver ni
perte ni retard dans ses rentrées, et à un mouvement de vanité
bien pardonnable. Ces motifs opérant en même temps lui firent
prendre la courageuse résolution de se mettre lui-même en campagne
et de m'aider à recouvrer les papiers de mon père. Tout ce qu'il
m'avait dit me fit penser que s'ils étaient à la disposition de
cet aventurier montagnard, il serait possible de le déterminer à
rendre des effets dont il ne pouvait tirer aucun avantage pour
lui-même, et je sentais que la présence de son parent pourrait
être utile pour l'y décider. Je consentis donc sans hésiter à la
proposition que me fit M. Jarvie de partir le lendemain, et je lui
exprimai ma reconnaissance.

Autant il avait mis de lenteur et de circonspection à se décider,
autant il mit de promptitude et de vivacité à exécuter sa
résolution. Il fit venir Mattie, lui recommanda d'exposer à l'air
sa redingote, de faire graisser ses bottes, et de veiller à ce que
son cheval eût mangé l'avoine et fût harnaché le lendemain matin à
cinq heures, moment qu'il fixa pour notre départ. Il fut réglé
qu'Owen attendrait notre retour à Glascow, sa présence ne pouvant
nous être d'aucune utilité dans notre expédition. Je pris congé de
cet ami zélé, dont je devais la rencontre au hasard. J'installai
Owen à mon auberge, dans un appartement voisin du mien, et, ayant
donné ordre à André de tenir les chevaux prêts le lendemain, à
l'heure indiquée, je me couchai avec plus d'espérance que je n'en
avais eu depuis plusieurs jours.

Chapitre XXVII.

Aussi loin que pouvait atteindre votre vue,
La terre était aride et d'arbres dépourvue:
À peine un seul oiseau traversait l'horizon.
Dans ces lieux où jadis roucoulait le pigeon
Et qu'animait aussi l'abeille bourdonnante,
Règne un silence affreux, et l'onde y est stagnante:
Plus de ruisseaux courant sur un lit de cailloux
Dont l'écho répétait le murmure si doux.

COLERIDGE, _Prédiction de la Famine._



Nous étions dans la saison de l'été. M. Jarvie ne demeurait qu'à
quelques pas de mistress Flyter; j'avais donné ordre à André de
m'attendre à sa porte à cinq heures précises avec nos deux
chevaux, et je ne manquai pas de m'y trouver. La première chose
que je remarquai en arrivant fut que le cheval donné si
généreusement par le clerc Touthope à son client M. Fairservice,
en échange de la jument de Thorncliff, était encore, quelque
mauvais qu'il fût, un Bucéphale en comparaison de celui contre
lequel il avait trouvé le secret de l'échanger. Il avait bien ses
quatre pieds; mais il était tellement boiteux que trois seulement
paraissaient destinés à le soutenir et que le quatrième,
brandillant en l'air, ne semblait être là que pour leur servir de
pendant.

-- À quoi pensez-vous de m'amener un animal semblable? lui
demandai-je avec impatience; qu'est devenu le cheval sur lequel
vous êtes venu à Glascow?

-- Je l'ai vendu, monsieur; il était poussif, et il aurait mangé
gros comme sa tête d'argent s'il était resté dans l'écurie de
mistress Flyter. J'ai acheté celui-ci pour le compte de Votre
Honneur. C'est un marché d'or: il ne coûte qu'une livre sterling
par jambe, c'est-à-dire quatre. On dirait qu'il boite, mais il n'y
paraîtra plus quand il aura fait un mille. C'est un trotteur bien
connu, on l'appelle Souple-Tam.

-- Sur mon âme! André, vous ne serez content que quand ma houssine
aura fait connaissance avec vos épaules. Si vous n'allez chercher
à l'instant l'autre cheval, je vous jure que vous porterez la
peine de votre impudence.

André, malgré mes menaces, ne se pressait pas de m'obéir. Il me
dit qu'il lui en coûterait une guinée de dédit pour rompre le
marché qu'il avait fait, et quoique je visse bien que le coquin me
prenait pour dupe, j'allais, en véritable Anglais, sacrifier de
l'argent plutôt que de perdre du temps, quand M. Jarvie parut à sa
porte. Il était botté et couvert d'un manteau à capuchon, comme
s'il se fût préparé à un hiver de Sibérie, et nous étions dans le
temps de la moisson. Deux de ses commis, précédés par Mattie,
conduisaient le coursier sage et paisible qui avait l'honneur de
porter le digne magistrat dans ses excursions. Avant de se mettre
en selle, il me demanda pour quelles raisons je grondais mon
domestique, et ayant appris la manoeuvre d'André, il coupa court à
tout débat en prononçant que s'il ne rendait sur-le-champ son
animal tripède à celui de qui il prétendait l'avoir acheté et s'il
ne représentait le quadrupède plus utile qu'il avait disgracié, il
l'enverrait en prison et le condamnerait à une amende de la moitié
de ses gages. -- M. Osbaldistone, lui dit-il, vous paie pour votre
service et pour celui de votre cheval, pour le service de deux
bêtes, entendez-vous, pendard? J'aurai l'oeil sur vous pendant le
voyage.

-- Cela ne servirait à rien de me mettre à l'amende, dit André
d'un ton d'humeur, je n'ai pas le premier sou pour payer. On ne
peut prendre les culottes d'un Highlander.

-- Mais vous avez au moins une carcasse qu'on peut mettre en
prison, et j'aurai soin qu'on vous y traite comme vous le méritez.

André fut donc obligé de se soumettre aux ordres de M. Jarvie, et
il partit en murmurant entre ses dents: -- Mal prend d'avoir tant
de maîtres, comme disait la grenouille à la herse dont chaque coup
de dent la blessait.

Il paraît qu'il ne trouva pas beaucoup de difficulté à se
débarrasser de Souple-Tam et à reprendre possession de son
ancienne monture, car l'échange fut effectué en quelques minutes,
et jamais il ne me parla de l'argent qu'il prétendait avoir eu à
payer à titre de dédit.

Nous partîmes enfin; mais nous n'étions pas au bout de la rue dans
laquelle M. Jarvie demeurait que nous entendîmes derrière nous de
grands cris: Arrêtez! arrêtez! Nous fîmes halte à l'instant, et
nous vîmes accourir à toutes jambes les deux commis du banquier
qui lui apportaient deux derniers gages du zèle et de
l'attachement de Mattie: l'un était un immense mouchoir de soie
qui aurait pu servir de voile à un des bâtiments qu'il envoyait
aux Indes occidentales, et que mistress Mattie l'engageait à
mettre autour de son cou, par-dessus sa cravate, ce qu'il ne
manqua pas de faire; l'autre était une recommandation verbale de
la part de la femme de ménage, qu'il eût bien soin de ne pas se
fatiguer. Je crus remarquer que le jeune homme chargé de cette
dernière commission avait grande peine à s'empêcher de rire en
s'en acquittant. -- C'est bon! c'est bon! répondit M. Jarvie:
dites-lui qu'elle est folle. Cela prouve pourtant un bon coeur,
ajouta-t-il en se tournant vers moi. Mattie est une femme
attentive, quoiqu'elle soit encore bien jeune. En parlant ainsi,
il pressa les flancs de son coursier, et nous nous trouvâmes
bientôt hors des murs de Glascow.

Tandis que nous cheminions sur une assez belle route qui nous
conduisait au nord-est de la ville, j'eus occasion d'apprécier et
d'admirer les bonnes qualités de mon nouvel ami. Quoique, de même
que mon père, il estimât le commerce comme l'objet le plus
important de la vie humaine, cependant il n'en était pas engoué au
point de mépriser toute autre connaissance. Au contraire, malgré
la manière bizarre et souvent triviale dont il s'exprimait, malgré
une vanité d'autant plus ridicule qu'il cherchait à la cacher sous
un voile d'humilité bien transparent; enfin, quoiqu'il fût
dépourvu de tous les avantages qui résultent d'une éducation
soignée, M. Jarvie, dans sa conversation, prouvait à chaque
instant qu'il avait l'esprit observateur, juste, libéral, et même
aussi cultivé que les circonstances le lui avaient permis. Il
connaissait assez bien les antiquités locales, et il me racontait
les événements mémorables qui s'étaient passés dans les lieux que
nous traversions. Il n'était pas moins instruit dans l'histoire
ancienne de sa ville natale, et sa sagacité entrevoyait déjà dans
l'avenir les avantages dont elle ne devait jouir que bien des
années après. Je remarquai aussi, et avec grand plaisir, que,
quoiqu'il fût écossais dans la force du terme, il n'en était pas
moins disposé à rendre justice à l'Angleterre. Lorsque André, que
le bailli, soit dit en passant, ne pouvait souffrir, imputait le
moindre accident qui nous arrivait, comme, par exemple, celui d'un
cheval qui se déferrait, à l'influence fatale de l'union de
l'Écosse à l'Angleterre, M. Jarvie jetait sur lui un regard sévère
et lui disait:

-- Paix, monsieur, paix! Ce sont de mauvaises langues, comme la
vôtre, qui répandent des semences de haine entre les voisins et
les nations. Il n'y a rien de si bien qui ne puisse être mieux, et
c'est ce qu'on peut dire de l'acte d'Union. Nulle part on ne s'est
prononcé contre elle d'une manière plus décidée qu'à Glascow; nous
avons eu des rassemblements, des séditions, des soulèvements: mais
c'est un bien mauvais vent que celui qui n'est bon pour personne.
Il faut prendre les choses comme on les trouve. Depuis le temps où
saint Mungo pêchait des harengs dans la Clyde jusqu'à nos jours,
avait-on vu le commerce étranger fleurir à Glascow? Il ne faut
donc pas maudire l'Union, puisque c'est elle qui nous a ouvert le
chemin de l'Amérique.

André Fairservice n'était pas homme à se rendre à ce raisonnement;
il fit même une espèce de protestation en grommelant entre ses
dents. -- C'était un triste changement que de voir faire en
Angleterre des lois pour l'Écosse! Quant à lui, il ne voudrait
pas, pour tous les barils de harengs de Glascow ni pour tout le
sucre et tout le café des colonies, avoir renoncé au parlement
d'Écosse et envoyé notre couronne, notre épée, notre sceptre et
notre argent en Angleterre, pour être gardés dans la Tour de
Londres par ces mangeurs de plum-puddings. Qu'est-ce que sir
William Wallace ou le vieux sir David Lindsay auraient dit de
l'Union et de ceux qui y ont consenti?

La route sur laquelle nous voyagions pendant ces discussions avait
pris un aspect plus agreste à deux milles de Glascow, et plus nous
avancions, plus le pays me paraissait sauvage. Devant, derrière et
autour de nous s'étendaient de continuelles et vastes bruyères,
dont la désespérante aridité tantôt offrait aux regards un espace
de terrain plat et coupé par des flaques d'eau qui se cachent sous
une verdure perfide ou sous une tourbe noire, et qu'on appelle
_peat-bogs _en Écosse[98], tantôt formait des élévations énormes
qui manquaient de la dignité des montagnes, quoique plus pénibles
encore à gravir pour le voyageur. Pas un arbre, pas un buisson ne
reposait l'oeil fatigué de ce sombre tableau d'une stérilité
uniforme. La bruyère elle-même était de cette espèce rabougrie qui
ne parvient tout au plus qu'à une floraison imparfaite, et qui,
autant que je puis le savoir, couvre la terre de son vêtement le
plus commun par sa qualité et sa nuance. Aucun être vivant ne
s'offrit à nos regards, si ce n'est quelques moutons dont la laine
était d'une étrange diversité de couleur, noire, bleue et orange;
c'était principalement sur leurs têtes et leurs jambes que le noir
dominait. Les oiseaux mêmes semblaient fuir ce désert, d'où ils
auraient eu peine à s'échapper, et je n'y entendis que le cri
monotone et plaintif du vanneau et du courlis.

Cependant au dîner, que nous fîmes dans le plus misérable des
cabarets, nous eûmes le bonheur de reconnaître que ces oiseaux
criards n'étaient pas les seuls habitants des bruyères. La vieille
bonne femme[99] nous dit que le _bonhomme[100]_ avait été à la
montagne, et cela fut très heureux pour nous, car elle nous servit
les produits de sa _chasse, _sous la forme de quelque oiseau en
grillades. Elle y joignit du saumon salé, du fromage de lait de
vache et du pain d'avoine; c'était tout ce que sa maison pouvait
fournir. De la bière très ordinaire, dite _two penny[101], _et un
verre de très bonne eau-de-vie complétèrent notre repas; et, comme
nos chevaux avaient fait le leur en même temps, nous nous remîmes
en route avec une nouvelle ardeur.

J'aurais eu besoin de toute la gaieté que peut inspirer le
meilleur dîner pour résister au découragement qui s'emparait
insensiblement de moi quand j'associais dans ma pensée l'étrange
incertitude du succès de mon voyage avec l'aspect de désolation
que présentait le pays que nous parcourions. En effet nous
traversâmes des déserts encore plus mornes, encore plus tristes et
plus sauvages, s'il est possible, que ceux que nous avions vus
dans la matinée. Les misérables huttes qui, çà et là, annonçaient
l'existence de quelques créatures humaines, devenaient plus rares
à mesure que nous avancions, et quand nous commençâmes à gravir un
terrain d'une élévation progressive, elles disparurent tout à
fait.

Enfin nous aperçûmes bien loin de nous sur la gauche une chaîne de
montagnes qui semblaient d'un bleu foncé. Elles s'étendaient du
nord au nord-ouest, et occupèrent toute mon imagination. Là je
verrais un pays peut-être aussi sauvage, mais sans doute bien
autrement intéressant que celui dans lequel nous étions alors.
Leurs pics paraissaient s'élever jusqu'aux nues et présentaient
aux yeux une variété de coupes pittoresques bien différentes de
l'uniformité fatigante des hauteurs que nous avions gravies
jusque-là. En contemplant cette région alpine, je brûlais du désir
de faire connaissance avec les solitudes qu'elle devait renfermer
et de braver tous les périls pour satisfaire ma curiosité, de même
que le marin fatigué de la monotonie d'un long calme voudrait
l'échanger pour le mouvement et les risques d'un combat ou d'une
tempête. Je fis diverses questions à mon ami M. Jarvie sur le nom
et la position de ces montagnes remarquables, mais il ne put ou ne
voulut pas y répondre; il me dit seulement que c'était là que
commençaient les Highlands. -- Vous avez tout le temps de voir les
Highlands, répéta-t-il, vous en aurez tout le temps avant de
revenir à Glascow. Pour moi je ne les regarde jamais d'avance, je
n'aime pas à les voir; elles jettent de la tristesse dans mon âme.
Ce n'est pas frayeur, au moins; non, ce n'est pas frayeur.
C'est... c'est compassion pour les pauvres créatures à demi
mourant de faim qui les habitent. Mais n'en parlons plus. Il ne
faut point parler des Highlanders quand on en est si proche: j'ai
connu plus d'un honnête homme qui ne serait pas venu jusqu'ici
sans faire son testament. Mattie n'était pas trop contente de me
voir entreprendre un tel voyage; elle a pleuré, la folle! mais il
n'est pas plus étonnant de voir une femme pleurer que de voir une
oie marcher sans souliers.

Je tâchai de faire tomber la conversation sur l'histoire et le
caractère de l'homme que nous allions voir, mais sur ce sujet
M. Jarvie fut impénétrable; ce que j'attribuai en partie à la
présence de M. André Fairservice, qui nous suivait de si près que
ses oreilles ne pouvaient se dispenser d'entendre chaque mot que
nous prononcions, et sa langue prenait la liberté de se mêler à la
conversation toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Mais
alors M. Jarvie ne manquait guère de le tancer.

-- Restez derrière, monsieur, et à la distance qui vous convient,
lui dit le bailli comme il s'avançait pour mieux entendre la
réponse à une question que je lui avais faite sur Campbell; vous
vous mettriez à côté de nous si l'on vous laissait faire. Ce
gaillard-là veut toujours sortir du moule à fromage dans lequel il
a été jeté. À présent qu'il ne peut plus nous entendre,
M. Osbaldistone, je vais répondre à votre question autant que cela
me sera possible et pourra vous être utile. Je ne puis vous dire
grand bien de Rob, pauvre diable! et je ne peux pas vous en dire
de mal, d'abord parce qu'il est mon cousin, et ensuite parce que
nous sommes dans son pays et qu'il n'y a pas un buisson derrière
lequel un de ses gens ne puisse être caché. Si vous voulez m'en
croire, moins vous parlerez de lui, du lieu où nous allons et du
motif de notre voyage, plus nous aurons d'espoir de réussir. Nous
pouvons rencontrer quelqu'un de ses ennemis; il en a plus d'un
dans ces environs. Il a encore la tête droite, mais il peut être
obligé de la baisser. Vous savez que le couteau entame quelquefois
la peau du plus fin renard.

-- Je suis bien décidé, lui répondis-je, à me laisser entièrement
guider par votre expérience.

-- Fort bien, M. Osbaldistone, fort bien. Mais il faut que je dise
deux mots à ce garnement, car les enfants et les imbéciles
répètent souvent en plein air ce qu'ils ont entendu au coin du
feu. Holà, hé! André! Comment l'appelez-vous? Fairservice?

André, qui, depuis la dernière rebuffade qu'il avait reçue, se
tenait à une distance respectueuse, jugea à propos de faire la
sourde oreille.

-- André, maraud! répéta M. Jarvie; ici, monsieur, ici!

-- C'est ainsi qu'on parle à un chien! dit André en s'approchant
d'un air d'humeur.

-- Et je vous donnerai les gages d'un chien, maraud! si vous ne
faites pas attention à ce que j'ai à vous dire. Écoutez-moi bien.
Nous allons donc dans les Highlands...

-- Je m'en doutais bien, dit André.

-- Écoutez-moi, monsieur, et ne m'interrompez pas. Je vous disais
donc que nous allons dans les Highlands...

-- Vous me l'avez déjà dit, je ne l'ai pas oublié, répondit
l'incorrigible André.

-- Je vous briserai les os, si vous ne retenez votre langue.

-- Une langue retenue rend la bouche baveuse, répliqua André.

Je fus obligé d'intervenir dans ce colloque, et j'imposai silence
à André du ton le plus impérieux.

-- Je ne dis plus un mot, me répondit-il. Ma mère m'a répété plus
d'une fois:

_Qui tient la bourse à son plaisir_
_A droit de se faire obéir._

Ainsi vous pouvez parler l'un ou l'autre tant qu'il vous plaira.
Je suis muet.

Après cette docte citation, M. Jarvie, craignant qu'elle ne fût
suivie d'une autre, s'empressa de prendre la parole pour lui
donner ses instructions:

-- Faites donc bien attention à ce que je vais vous dire, si vous
avez quelque égard pour votre tête, quoiqu'elle ne vaille pas
grand argent. Dans l'endroit où nous allons, et où il est probable
que nous passerons la nuit, il se trouve des gens de toutes les
sectes, de tous les partis, de tous les clans, des habitants des
Hautes-Terres, ou Highlands, et des habitants des Basses-Terres,
ou Lowlands, leurs voisins. Ils sont souvent en querelles, et l'on
y voit moins de bibles ouvertes que de sabres hors du fourreau,
surtout quand l'usquebaugh a monté les têtes. Ne vous mêlez pas de
leurs affaires, faites rester en repos votre langue bavarde,
entendez tout sans rien dire et laissez les coqs se battre.

-- Ce n'est pas la peine de me dire tout cela, répliqua André d'un
air de dédain. Croyez-vous que je n'aie jamais vu un Highlander,
que je ne sache pas comment il faut se conduire avec eux? Je n'ai
besoin des leçons de personne. J'ai trafiqué avec eux, mangé avec
eux, bu avec eux...

-- Et vous êtes-vous aussi battu avec eux?

-- Non, non; j'ai toujours pris soin de m'en préserver. Il ne
conviendrait pas que moi, qui suis dans mon métier un artiste, un
demi-savant, j'allasse me battre avec des ignorants, qui ne
sauraient dire en bon écossais, encore moins en latin, le nom
d'une seule plante de leurs montagnes.

-- Eh bien! si vous voulez conserver votre langue et vos oreilles,
car vous aimez à faire usage de l'une comme des autres, je vous
recommande de ne pas dire un mot, ni en bien ni en mal, à qui que
ce soit dans le clan. Surtout faites bien attention à ne point
bavarder sur nous, à ne pas chercher à faire sonner le nom de
votre maître et le mien. N'allez pas dire: Celui-ci est le bailli
Nicol Jarvie de Glascow, fils du digne diacre Nicol Jarvie, dont
tout le monde a entendu parler. Celui-là est M. Frank
Osbaldistone, fils unique du chef de la respectable maison
Osbaldistone et Tresham, dans la cité, à Londres.

-- C'est bon! c'est bon! pourquoi voulez-vous que j'aille parler
de vos noms? J'aurais des choses plus intéressantes à dire, je
crois.

-- Et précisément, sot oison, ce sont ces choses intéressantes que
vous pouvez avoir apprises, entendues, devinées ou imaginées, dont
je crains que vous ne parliez à tort et à travers.

-- Si vous ne me jugez pas en état de parler aussi bien qu'un
autre, dit André d'un ton suffisant, payez-moi mes gages et ma
nourriture, et je retournerai à Glascow... Il n'y aura pas de
grands regrets à notre séparation, comme disait la vieille jument
au chariot brisé.

Voyant qu'André prenait encore une fois un ton d'impertinence qui
allait me rendre son service plus nuisible qu'utile, je lui
déclarai ouvertement qu'il pouvait s'en retourner si bon lui
semblait, mais que je ne lui paierais pas un sou de ses gages. Un
argument _ad crumenam, _comme disent certains logiciens en
plaisantant, produit de l'effet sur presque tous les hommes, et
André n'affectait pas de singularité sur ce point. Le limaçon
rentra ses cornes, pour me servir de l'expression de M. Jarvie,
et, se retirant à quelques pas derrière nous, il nous suivit d'un
air de soumission et de docilité.

La concorde étant ainsi rétablie, nous continuâmes paisiblement
notre route. Après avoir monté pendant environ six à sept milles
d'Angleterre, nous trouvâmes une descente à peu près de même
longueur. Le pays était toujours aussi stérile, la vue aussi
uniforme. Le seul objet qui pût attirer nos regards étaient les
montagnes, dont nous apercevions toujours les sommets escarpés, et
qui ne nous paraissaient guère plus rapprochées que quelques
heures auparavant. Nous marchâmes sans nous arrêter; et cependant,
lorsque la nuit vint envelopper de ses ombres les déserts sauvages
et arides que nous traversions, M. Jarvie me dit que nous avions
encore trois milles et un peu plus à faire avant d'arriver à
l'endroit où nous devions passer la nuit.

Chapitre XXVIII.

Baron de Bucklivy[102],
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte!

Pas un morceau de pain
Au pauvre pèlerin!
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte,
Baron de Bucklivy!

Pas une simple chaise
Pour s'asseoir à son aise!
Baron de Bucklivy,
Que le diable t'emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte!

_Vers populaires en Écosse sur une mauvaise auberge._



La nuit était belle et la lune favorisait notre voyage. Grâce à
ses rayons le pays prenait un aspect plus intéressant que pendant
le jour, dont la lumière ne faisait qu'en découvrir la stérile
étendue; les accidents de la lumière et des ombres prêtaient à ces
lieux un certain charme qui ne leur appartenait pas naturellement:
tel est le voile dont se couvre une femme sans attraits qui irrite
notre curiosité sur ce qui n'a rien d'agréable en soi-même.

Nous continuions à descendre en tournant, et nous arrivâmes à des
ravines plus profondes qui semblaient devoir nous conduire sur les
bords de quelque ruisseau. Ce présage ne fut pas trompeur. Nous
nous trouvâmes bientôt sur les bords d'une rivière qui ressemblait
plus à celles d'Angleterre qu'aucune de celles que j'avais vues
jusqu'alors en Écosse. Elle était étroite, profonde, et ses eaux
coulaient en silence. La clarté imparfaite réfléchie par son sein
paisible nous fit voir que nous étions au milieu des montagnes
élevées où elle prend sa source. -- C'est le Forth, -- me dit
M. Jarvie avec cet air de respect que j'ai toujours remarqué dans
les Écossais pour leurs principales rivières. On a vu même des
duels occasionnés par quelques mots peu révérencieux prononcés sur
la Clyde, la Tweed, le Forth et le Spey. Je ne saurais critiquer
cet innocent enthousiasme, et je reçus l'annonce de mon ami avec
la même importance qu'il semblait y attacher. Dans le fait je
n'étais pas fâché, après un voyage si long et si ennuyeux,
d'approcher d'un pays qui promettait de distraire mon imagination;
il n'en fut pas de même de mon fidèle écuyer, et lorsque
l'information officielle -- c'est le Forth -- fut prononcée, je
l'entendis murmurer à voix basse: -- Hum! s'il avait dit: C'est
l'auberge, ce serait une meilleure nouvelle.

Quoi qu'il en soit, le Forth, autant que j'en pus juger à la
clarté imparfaite de la lune, me parut mériter le tribut
d'admiration que lui accordent ceux qui habitent non loin de ses
bords. Une belle éminence de la forme sphérique la plus régulière,
couverte d'un taillis de coudriers, de frênes et de chênes nains,
mêlés de quelques vieux arbres qui élevaient au-dessus leur tête
majestueuse, semblait protéger le berceau où cette rivière prenait
naissance. Mon digne compagnon me fit part à ce sujet d'une
opinion répandue dans le voisinage; et, tout en m'assurant qu'il
n'en croyait pas un mot, le ton bas et mystérieux avec lequel il
en parlait prouvait que son incrédulité n'était pas bien affermie.
Cette montagne si belle et si régulière, couronnée d'une telle
variété d'arbres et de taillis, passait pour renfermer dans ses
invisibles cavernes les palais des fées, êtres qui tenaient le
milieu entre l'homme et les démons, et qui, sans être positivement
malveillants pour le genre humain, devaient pourtant être
soigneusement évités, à cause de leur caractère capricieux,
irritable et vindicatif.

-- On les appelle, continua M. Jarvie en baissant encore davantage
la voix, _Daoine Schie _ce qui veut dire, comme on me l'a
expliqué, hommes de paix. C'est sans doute pour gagner leur
bienveillance qu'on les a nommés ainsi, et je ne vois pas pourquoi
nous ne leur donnerions pas aussi ce nom, M. Osbaldistone, car il
n'est pas sage de mal parler du laird dans ses domaines.
Apercevant alors de loin quelques lumières: -- Après tout,
continua-t-il d'un ton plus ferme, ce sont autant d'illusions de
l'esprit de mensonge, et je ne crains pas de le dire... car voilà
les lumières du clachan d'Aberfoil, et nous sommes près du terme
de notre voyage.

Cette nouvelle me fit grand plaisir, moins parce qu'elle rendait à
mon digne ami la liberté d'exprimer sans risque ses véritables
sentiments sur les _Daoine Schie _que parce qu'elle nous
promettait quelques heures de repos, dont nous et nos montures
avions grand besoin après avoir fait plus de cinquante milles.

Nous traversâmes le Forth à sa source sur un vieux pont de pierre
très élevé et très étroit.[103] Mon conducteur m'apprit cependant
que, pour franchir cette rivière et toutes ses eaux tributaires,
le passage général des Highlands du côté du sud avait lieu par ce
qu'on appelait les gués de Frew, toujours très profonds et très
difficiles, souvent même impraticables. Au-dessous de ces gués, on
ne peut le traverser qu'en remontant à l'est jusqu'au pont de
Stirling, de sorte que le Forth forme une barrière naturelle entre
les Highlands et les Lowlands d'Écosse, depuis sa source jusqu'au
_frith _ou golfe par lequel il se perd dans l'Océan. Les
événements que je vais rapporter, et dont nous fûmes témoins,
m'engagent à citer l'expression énergique et proverbiale du bailli
Jarvie, qui me dit que le Forth était la bride des montagnards.

Environ un mille après avoir passé le pont, nous nous trouvâmes à
la porte de l'auberge où nous devions passer la nuit. C'était une
hutte plus misérable encore que celle où nous avions dîné: mais on
voyait briller de la lumière à travers les petites croisées, on
entendait différentes voix dans l'intérieur, et tout nous faisait
espérer que nous y trouverions un gîte et un souper, ce qui ne
nous était nullement indifférent.

André fut le premier à nous faire remarquer une branche de saule
dépouillée de son écorce, placée sur le seuil de la porte
entrouverte. Il fit un pas en arrière: -- N'entrez pas, nous dit-
il, n'entrez pas. Cette branche annonce qu'il se trouve là
quelques-uns de leurs chefs ou grands hommes, qui sont à boire
l'usquebaugh[104] et qui ne veulent pas être interrompus. Le moins
qui puisse nous arriver, si nous y montrons notre nez, c'est
d'attraper quelques coups sur la tête, à moins que quelqu'un d'eux
n'ait la fantaisie de réchauffer dans notre chair la lame de son
dirk, ce qui est possible.

-- Je crois, me dit M. Jarvie à voix basse, en réponse à un regard
que je lui adressai, que le coucou a raison de chanter une fois
l'an.

Deux ou trois filles à demi vêtues parurent à la porte du cabaret
et de deux ou trois chaumières voisines en entendant le bruit de
nos chevaux, et ouvrirent de grands yeux en nous voyant; mais pas
une ne s'approcha de nous pour nous offrir ses services, et, à
chaque question que nous fîmes, on nous répondit constamment: --
_Ha niel sassenach.[105] _M. Jarvie, qui avait de l'expérience,
trouva pourtant bientôt le moyen de leur faire parler anglais.
Prenant par le bras un enfant de dix à onze ans, qui n'avait pour
tout vêtement qu'un lambeau de vieux plaid, et lui montrant un
bawbie[106]:

-- Si je vous donne cela, lui dit-il, entendrez-vous le sassenach?

-- Oui, oui! répondit le marmot en bon anglais, très certainement.

-- Eh bien! mon enfant, allez dire à votre maman qu'il y a ici
deux messieurs qui désirent lui parler.

L'hôtesse arriva sur-le-champ, tenant en main un morceau de bois
de sapin allumé. La térébenthine de cette espèce de torche qu'on
tire généralement des fondrières à tourbe lui donne un éclat
pétillant qui fait qu'on l'emploie fréquemment dans les Highlands
au lieu de chandelle. La lumière éclairait les traits inquiets et
sauvages d'une femme pâle, maigre, et d'une taille plus
qu'ordinaire, dont les vêtements malpropres et en haillons
atteignaient tout au plus le but que se propose la décence, à
l'aide d'un plaid ou mantelet de tartan, et ne pouvaient lui être
d'aucune autre utilité. Ses cheveux noirs s'échappant en désordre
de sa coiffe, l'air étrange et embarrassé avec lequel elle nous
regardait, tout en un mot donnait en la voyant l'idée d'une
sorcière interrompue au milieu de ses coupables rites.

Elle refusa positivement de nous recevoir. Nous insistâmes, nous
fîmes valoir le long voyage que nous venions de faire, le besoin
que nous éprouvions de repos et de nourriture, nous et nos
chevaux, et l'impossibilité de trouver un autre gîte avant
d'arriver à Callender, village qui, d'après M. Jarvie, était
encore éloigné de sept milles d'Écosse. Je n'ai jamais pu savoir
bien au juste combien cette distance produit en milles
d'Angleterre; mais je crois qu'on peut la calculer au double sans
courir le risque de se tromper beaucoup. L'hôtesse obstinée n'eut
aucun égard à mes remontrances. -- Il vaut mieux aller plus loin
que de vous attirer malheur, nous dit-elle en se servant du
dialecte écossais des Lowlands, car elle était native du comté de
Lennox; ma maison est occupée par des gens qui ne verraient pas de
bon oeil des étrangers. Ils attendent du monde, peut-être des
Habits-Rouges de la garnison. Elle appuya sur ces derniers mots
avec emphase, tout en baissant la voix pour les prononcer. -- La
nuit est belle, ajouta-t-elle; une nuit passée dans la plaine vous
rafraîchira le sang. Vous pouvez bien dormir sous vos manteaux
comme une lame dans son fourreau. -- Il n'y a guère de fondrières,
si vous choisissez bien votre gîte, et vous pouvez attacher vos
chevaux à quelque arbre des hauteurs, personne ne leur dira rien.

-- Mais, ma bonne femme, lui dis-je pendant que le bailli
soupirait et restait dans l'indécision, il y a six heures que nous
avons dîné; nous n'avons rien pris depuis ce temps, je meurs
véritablement de faim et je n'ai pas envie d'aller me coucher sans
souper dans vos montagnes. Il faut absolument que j'entre; faites
vos excuses à vos hôtes pour introduire deux étrangers dans leur
compagnie. André, conduisez nos chevaux dans l'écurie, et venez
nous rejoindre.

L'Hécate de ce lieu me regarda d'un air de surprise en s'écriant:

-- On ne peut pas empêcher un entêté de faire ce qui lui plaît:
que ceux qui veulent aller à Cupar y aillent[107]. Voyez ces
gourmands d'Anglais! en voilà un qui convient qu'il a déjà fait un
bon repas dans la journée, et il risquerait sa vie plutôt que de
se passer de souper! Mettez du rostbeef et du pudding de l'autre
côté du précipice de Tophet, et un Anglais sautera par-dessus pour
y arriver; mais je m'en lave les mains! -- Suivez-moi, monsieur,
dit-elle à André, je vais vous montrer l'écurie.

Je l'avoue, les expressions de l'hôtesse ne me plaisaient guère:
elles semblaient annoncer quelque danger; mais je ne voulus pas
reculer après avoir déclaré ma résolution, et j'entrai hardiment
dans la maison. Après avoir risqué de me rompre les jambes contre
un baquet qui se trouvait dans un étroit vestibule, j'ouvris une
mauvaise porte en joncs, et je me trouvai, ainsi que M. Jarvie qui
me suivait, dans le principal appartement de ce caravansérail
écossais.

L'intérieur présentait un aspect singulier pour des yeux anglais.
Le feu, alimenté par des tourbes et des branches de bois sec,
brûlait au milieu de la salle, et la fumée, n'ayant d'autre issue
qu'un trou pratiqué à la toiture, tournoyait autour des solives de
la hutte, suspendue en noirs flocons à cinq pieds au-dessus du
plancher. L'espace inférieur était tenu assez libre par
d'innombrables courants d'air qui arrivaient sur le feu par les
fentes du panneau d'osier servant de porte; par deux trous carrés
servant de fenêtres et bouchés seulement l'un avec un plaid,
l'autre avec les haillons d'une capote, et surtout par les
crevasses des murs, construits en cailloux et en tourbe cimentés
avec de la boue.

Devant une vieille table de chêne, placée près du feu, étaient
assis trois hommes qu'il était impossible de regarder d'un oeil
indifférent. Deux d'entre eux avaient le costume des Highlands.
L'un, de petite taille, le teint basané, l'oeil vif, les traits
animés, l'air irritable, portait des _trews, _pantalons serrés, en
une espèce de tricot de diverses couleurs. Le bailli me dit à
l'oreille que c'était bien certainement un personnage de quelque
importance, car les seuls Duinhewassels[108] portaient des _trews,
_et il était même très difficile de les fabriquer au goût
highlandais.

L'autre était un homme grand et vigoureux, ayant des cheveux roux,
la figure bourgeonnée, les pommettes saillantes et le menton à
angle aigu, -- espèce de caricature des traits nationaux de
l'Écosse. Le _tartan _de ses vêtements différait de celui de son
compagnon par une plus grande quantité de carreaux rouges, tandis
que le noir et le vert foncé dominaient dans le tissu de l'autre.

Le troisième avait le costume des Lowlands. Il avait le regard
fier et hardi, des membres robustes et la tournure militaire. Sa
redingote était couverte d'une profusion de galons, et son chapeau
à cornes avait des dimensions énormes. Son sabre court et ses
pistolets étaient sur la table devant lui. Les deux Highlanders
avaient aussi devant eux leurs dirks nus, la pointe enfoncée dans
la table. J'appris ensuite que c'était un signe qu'il fallait
qu'aucune querelle n'interrompît ou troublât leurs libations. Un
grand pot d'étain placé au milieu de la table pouvait contenir
quatre pintes d'_usquebaugh, _liqueur presque aussi forte que
l'eau-de-vie, que les Highlanders distillent de la drêche, et dont
ils boivent une quantité excessive. Un verre cassé et monté sur un
pied de bois servait de coupe et circulait avec une rapidité
merveilleuse. Ces hommes parlaient tous ensemble et très haut,
tantôt en anglais, tantôt en gaélique.

Un autre Highlander, enveloppé dans son plaid, était couché sur le
plancher, la tête appuyée sur une pierre avec une botte de paille
pour oreiller. Il dormait ou semblait dormir, sans faire attention
à ce qui se passait autour de lui. Il paraissait aussi être
étranger, car il portait l'épée et le bouclier, armes ordinaires
de ses compatriotes quand ils voyagent. Le long des murs on voyait
des lits ou crèches de différentes formes, les uns faits avec de
vieilles planches, les autres avec des claies en osier; et c'était
là que dormait toute la famille, hommes, femmes et enfants, sans
autres rideaux que l'épaisse fumée qui s'élevait de tous côtés.

Nous avions fait si peu de bruit en entrant, et les buveurs que
j'ai décrits étaient si animés à leur discussion, qu'ils furent
quelques minutes sans s'apercevoir de notre arrivée; mais je
remarquai que le Highlander couché près du feu se souleva sur le
coude, écarta le plaid qui lui couvrait le visage, et, nous ayant
regardés un instant, reprit sa première attitude comme pour se
livrer de nouveau au sommeil que nous avions interrompu.

Nous nous approchâmes du feu, qui ne nous était pas indifférent
après avoir voyagé pendant une soirée très froide, au milieu des
montagnes, et ce fut en appelant l'hôtesse que j'attirai sur nous
l'attention de la compagnie. Elle s'approcha, jeta des regards
inquiets tantôt sur nous, tantôt sur ses autres hôtes, et lorsque
je lui dis de nous servir à manger, elle nous répondit en hésitant
et avec un air d'embarras qu'elle ne savait pas... qu'elle ne
croyait pas... qu'il y eût rien chez elle... rien qui pût nous
convenir.

Je l'assurai que nous étions fort indifférents sur la qualité des
mets qu'elle pourrait nous offrir, mais qu'il nous fallait quelque
chose. Renversant un baquet et une cage à poulets vide, j'en fis
deux sièges pour M. Jarvie et pour moi, et André, qui entra en ce
moment, se tint debout en silence derrière nous. Les naturels du
pays, comme je puis bien les appeler, nous regardaient d'un air
qui exprimait qu'ils étaient confondus de notre assurance, et nous
cachâmes de notre mieux, sous un air d'indifférence, l'inquiétude
que nous avions en secret sur l'accueil que nous feraient ceux qui
nous avaient précédés en ce lieu.

Enfin le moins grand des Highlanders, s'adressant à moi, me dit en
bon anglais et d'un air de hauteur:

-- Vous vous mettez à votre aise comme chez vous, monsieur!

-- C'est ce que je fais toujours, répondis-je, quand je me trouve
dans une maison ouverte au public.

-- Et vous n'avez pas vu, dit le plus grand, par la branche placée
à la porte, que des gentlemen ont pris la maison publique pour s'y
occuper de leurs affaires privées?

-- Je ne suis pas obligé de connaître les usages de ce pays, mais
il me reste à apprendre comment trois personnes peuvent avoir le
droit d'exclure tous les voyageurs de la seule auberge qui se
trouve à plusieurs milles à la ronde.

-- Cela n'est pas raisonnable, messieurs, dit M. Jarvie; nous ne
voulons pas vous offenser, mais en conscience cela n'est pas
raisonnable ni autorisé par la loi. Mais pour établir la bonne
intelligence, si vous voulez partager avec nous un pot d'eau-de-
vie, gens paisibles que nous sommes...

-- Au diable votre eau-de-vie, monsieur, dit le Lowlander en
enfonçant fièrement son chapeau sur sa tête; nous ne voulons ni de
votre eau-de-vie ni de votre compagnie. En parlant ainsi il se
leva: ses compagnons en firent autant et se parlèrent à mots
entrecoupés, ajustant leurs plaids, et reniflant l'air comme font
leurs compatriotes quand ils veulent se mettre en colère.

-- Je vous ai prévenus de ce qui arriverait, messieurs, nous dit
l'hôtesse avec humeur, et je devais vous le dire. Sortez de ma
maison. Il ne sera pas dit que des gentilshommes seront troublés
chez Jeannie Mac-Alpine si elle peut l'empêcher. Des rôdeurs
anglais qui courent le pays pendant la nuit viendront déranger
d'honnêtes gentilshommes qui boivent tranquillement au coin du
feu!

Dans tout autre moment j'aurais pensé au proverbe latin:

_Dat veniam carvis, vexat censura columbas.[109]_

Mais ce n'était pas l'instant de faire une citation classique, car
il me paraissait évident qu'on allait nous chercher querelle. Je
m'en inquiétais peu pour moi-même, tant j'étais indigné de
l'insolence de ces gens inhospitaliers, mais j'en étais fâché à
cause de mon compagnon, dont les qualités physiques et morales
n'étaient guère propres à mettre à fin une pareille aventure. Je
me levai pourtant quand je vis les autres se lever, je me
débarrassai de mon manteau pour être prêt à me mettre plus
aisément sur la défensive.

-- Nous sommes trois contre trois, dit le moins grand des deux
Highlanders en jetant les yeux sur nous; si vous êtes des hommes,
dégainons. En parlant ainsi il tira sa claymore et s'avança contre
moi. Je me mis en défense sans craindre beaucoup l'issue de ce
combat, comptant sur la supériorité de mon arme et sur ma science
en escrime.

Le bailli m'imita avec plus de résolution que je ne l'en aurais
cru capable.

Voyant le géant highlandais s'avancer contre lui l'arme haute, il
secoua une ou deux fois la poignée de sa lame qu'il appelait sa
_shabble[110], _et, la trouvant paresseuse à quitter le fourreau où
la rouille la fixait depuis longtemps, il saisit un soc de charrue
dont on s'était servi en guise de poker[111], et qui était
complètement rouge. Il le fit brandir avec tant d'effet qu'il
accrocha le plaid de son adversaire et le jeta sur le brasier.
Celui-ci le ramassa aussitôt, et donna quelques instants de répit
au bailli tandis qu'il s'occupait à éteindre le feu qui en
consumait déjà une partie.

André, au contraire, qui aurait dû faire face au champion des
Lowlands, je le dis à regret, avait trouvé le moyen de disparaître
dès le commencement de la querelle. Mais son antagoniste, l'ayant
vu s'enfuir, s'écria: -- Partie égale! partie égale! et se
contenta avec courtoisie de rester spectateur du combat.

Mon but était de désarmer mon ennemi; mais je n'osais en approcher
de trop près, de crainte du dirk qu'il tenait de la main gauche et
dont il se servait pour parer les coups que je lui portais, tandis
qu'il m'attaquait de la droite. Cependant le bailli, malgré son
premier succès, ne se défendait qu'avec beaucoup de peine. Le
poids de l'arme dont il se servait, son embonpoint, et même sa
colère, avaient déjà épuisé ses forces; il allait se trouver à la
merci de son adversaire quand le dormeur, éveillé par le bruit des
armes, se leva tout à coup, et, ayant porté les yeux sur lui, se
jeta, l'épée nue d'une main et la targe de l'autre, entre le
magistrat hors d'haleine et son assaillant:

-- _Elle _a mangé le pain de la ville de Glascow, s'écria-t-il, et
sur sa foi c'est elle qui se battra pour le bailli Sharvie dans le
clachan d'Aberfoil. -- Et joignant les actions aux paroles, cet
auxiliaire inattendu fit siffler sa lame aux oreilles de son
compatriote à la haute taille, qui lui rendit ses coups avec
usure. Mais étant tous deux armés de targes, boucliers de bois
doublés de cuivre et couverts de peau, qu'ils opposaient avec
succès à leurs coups réciproques, il résultait de ce combat plus
de bruit que de danger véritable. Il paraît au surplus que nos
agresseurs nous avaient attaqués par bravade plutôt que dans le
dessein sérieux de nous blesser; car l'habitant des Lowlands qui
n'avait joué jusque-là que le rôle de spectateur commença alors à
se charger de celui de médiateur.

-- Allons, retenez vos bras! retenez vos bras! en voilà assez, en
voilà bien assez! Ce n'est pas une querelle à s'ensuivre mort
d'homme. Les étrangers se sont montrés hommes d'honneur, ils nous
ont donné satisfaction. Je suis aussi chatouilleux que personne
sur l'honneur, mais je n'aime pas à voir répandre le sang sans
nécessité.

Je n'avais nul désir de prolonger la querelle, et mon adversaire
paraissait également disposé à remettre son épée dans le fourreau.
Le bailli haletant pouvait être regardé comme _hors de combat, _et
nos deux autres champions du bouclier et de la claymore finirent
le leur avec autant d'indifférence qu'ils l'avaient commencé.

-- Maintenant, dit notre pacificateur, buvons de bon accord comme
de braves compagnons. La maison est assez grande pour que nous y
tenions tous, il me semble. Je propose que le gros petit homme qui
a l'air essoufflé dans cette querelle paie un pot d'eau-de-vie,
j'en paierai un autre par représailles, et pour le surplus nous
ferons sonner chacun nos _bawbies _comme des frères.

-- Et qui me paiera mon beau plaid tout neuf, où le feu a fait un
trou par lequel une marmite passerait? dit le grand Highlander. A-
t-on jamais vu un homme de bon sens prendre une pareille arme pour
se battre?

-- Que ce ne soit pas un obstacle à la paix, s'écria le magistrat
qui avait enfin repris haleine et qui semblait disposé à jouir du
triomphe de s'être conduit avec bravoure et à éviter la nécessité
de recourir à une médiation douteuse. -- Puisque j'ai fait la
blessure, je saurai bien y appliquer l'emplâtre. Vous aurez un
autre plaid, un des plus beaux, aux couleurs de votre clan. Dites-
moi seulement où je dois vous l'envoyer de Glascow.

-- Je n'ai pas besoin de vous nommer mon clan. Je suis du clan du
roi, c'est une chose connue: mais vous n'avez qu'à prendre un
échantillon de mon plaid... fi! fi! il sent comme une tête de
mouton cuite à la fumée. Vous verrez par là l'espèce qu'il faut
choisir. Un de mes cousins, un gentilhomme de Glascow qui doit
aller vendre des oeufs à la Saint-Martin, ira le chercher chez
vous. Mais, brave homme, la première fois que vous vous battrez,
si vous avez quelque égard pour votre adversaire, que ce soit avec
votre épée, puisque vous en portez une, et non pas avec des tisons
et des ferrements rougis au feu, comme un Indien sauvage.

-- En conscience, répondit M. Jarvie, chacun fait ce qu'il peut.
Ma rapière n'a pas vu le jour depuis la bataille du pont de
Bothwell. C'est feu mon père qui la portait alors, et je ne sais
même pas trop s'il la mit au grand air, car le combat ne fut pas
long. Quoi qu'il en soit, la lame a pris tant d'amitié pour le
fourreau qu'il n'a pas été en mon pouvoir de l'en séparer; et
voyant que vous m'attaquiez à l'improviste, j'ai saisi pour me
défendre le premier outil qui m'est tombé sous la main. De bonne
foi, le temps de se battre commence à passer pour moi, et
cependant il ne faudrait pas qu'on me marchât sur le pied. Mais où
est donc le brave garçon qui a pris si chaudement ma défense? Il
faut qu'il boive un verre d'eau-de-vie avec nous, quand ce serait
le dernier que je devrais boire de ma vie.

Le champion qu'il cherchait était devenu invisible. Il avait
disparu, sans être observé de personne, à la fin de la querelle;
mais à sa chevelure rousse et à ses traits sauvages j'avais déjà
reconnu en lui notre ami Dougal, le porte-clefs fugitif de la
prison de Glascow. J'en fis part à voix basse au bailli, qui me
répondit sur le même ton: -- Fort bien, fort bien! Je vois que
celui que vous savez bien a eu raison de nous dire l'autre jour
que ce Dougal a des éclairs de bon sens. Il faudra que je pense à
quelque moyen de lui être utile.

Il s'assit alors sur la cage à poulets, et, respirant enfin plus
librement: -- La mère, dit-il à l'hôtesse, maintenant que je vois
que mon sac n'est pas troué, comme j'avais d'assez bonnes raisons
pour le craindre, je voudrais avoir quelque chose à y mettre.

Dès que la dame avait vu la querelle apaisée, son humeur avait
fait place à la complaisance la plus empressée, et elle se mit
sur-le-champ à nous préparer à souper. Rien ne me surprit
davantage dans cette affaire que le calme avec lequel elle et
toute sa famille en furent témoins. Elle cria seulement à une
servante: -- Fermez la porte! fermez la porte! blessé ou tué, que
personne ne sorte avant que l'écot soit payé. Quant à ceux qui
dormaient dans les lits placés le long des murs, ils ne firent que
soulever un instant leur corps sans chemise, nous regardèrent et
crièrent: _Oigh! oigh! _du ton proportionné à leur âge et à leur
sexe, et se rendormirent, je crois, avant que les lames fussent
remises dans le fourreau.

Cependant notre hôtesse ne perdit pas de temps pour nous préparer
des aliments, et, à mon grand étonnement, elle nous servit un peu
après un plat de venaison apprêté dans la poêle à frire de manière
à satisfaire sinon des épicuriens, au moins des estomacs affamés.
En attendant, on plaça l'eau-de-vie sur la table, et nos
montagnards, malgré leur partialité pour l'_usquebaugh, _la
fêtèrent convenablement. L'habitant des Lowlands, quand le verre
eut fait la ronde une première fois, parut désirer de connaître
notre profession et le motif de notre voyage.

-- Nous sommes des citoyens de Glascow, dit le bailli d'un air
d'humilité; nous nous rendons à Stirling pour y toucher quelque
peu d'argent qui nous est dû.

Je fus assez sot, mon cher Tresham, pour me trouver humilié du
compte que rendait M. Jarvie de notre prétendue situation; mais je
me souvins que je lui avais promis de garder le silence et de le
laisser conduire nos affaires comme il le jugerait à propos. Et de
bonne foi, c'était bien le moins que je pusse faire pour un homme
de son âge, qui, pour me rendre service, avait entrepris un voyage
long, pénible, voyage qui, comme vous venez de le voir, n'était
pas sans danger.

-- Vous autres gens de Glascow, répondit son interlocuteur d'un
air de dérision, vous ne faites que parcourir l'Écosse d'un bout à
l'autre pour tourmenter de pauvres gens qui peuvent se trouver un
peu en retard, comme moi.

-- Si nos débiteurs vous ressemblaient, Garschattachin, en
conscience, ils nous épargneraient cette peine, car je suis sûr
qu'ils viendraient nous apporter eux-mêmes ce qu'ils nous doivent.

-- Comment! vous savez mon nom! vous me connaissez!... Eh mais...
eh oui! je ne me trompe pas: c'est mon ancien ami Nicol Jarvie, le
plus brave homme qui ait jamais compté des couronnes sur une
table, et qui en a prêté à plus d'un gentilhomme dans l'embarras.
Et veniez-vous chez moi, par hasard? Alliez-vous passer le mont
Endrick pour vous rendre à Garschattachin?

-- Non, en vérité. Non, M. Galbraith, j'ai d'autres oeufs à
cuire... Je sais bien que nous avons un petit compte à régler pour
la rente que vous me...

-- Au diable le compte et la rente! je ne songe pas aux affaires
quand j'ai le plaisir de revoir un ami... Mais comme un _trot-
cosey _et un _joseph[112]_ changent un homme!... N'avoir pas
reconnu mon ancien ami le diacre!

-- Dites le bailli, s'il vous plaît. Mais je sais ce qui vous
trompe: c'est feu mon père, de digne mémoire, qui était diacre; il
se nommait Nicol, comme moi. Je ne me souviens pas que vous m'ayez
payé les arrérages de la rente depuis son décès, et c'est là sans
doute ce qui cause votre erreur.

-- Eh bien, que le diable emporte l'erreur avec les arrérages!
reprit Galbraith... Je suis enchanté que vous soyez bailli.
Messieurs, attention! je porte la santé de mon excellent ami, du
bailli Nicol Jarvie. Il y a vingt ans que je le connais ainsi que
son père. Eh bien, avez-vous bu? Allons, une autre santé. Je bois
à la prochaine nomination de Nicol Jarvie à la place de prévôt de
Glascow. Entendez-vous? Je porte la santé du lord prévôt Nicol
Jarvie. Et si quelqu'un me dit qu'il trouve dans toute la ville de
Glascow un seul homme plus en état de remplir cette place, c'est à
moi qu'il aura affaire; à moi, Duncan Galbraith de Garschattachin,
et voilà tout. Et en parlant ainsi, il enfonça son chapeau de côté
sur sa tête, d'un air de bravade.

L'eau-de-vie qu'il s'agissait de boire était probablement ce qui
plaisait davantage aux deux Highlanders dans les santés qu'on
venait de porter. Ils commencèrent une conversation dans leur
langue avec M. Galbraith, qui la parlait couramment, son
habitation étant voisine des Highlands.

-- Je l'ai parfaitement reconnu en entrant, me dit tout bas
M. Jarvie, mais dans le premier moment je ne savais pas trop
comment il voudrait s'y prendre pour payer ses dettes: il se
passera encore du temps avant qu'il le fasse sans y être forcé.
Mais au fond c'est un brave homme, qui a un bon coeur. Il ne vient
pas souvent au marché de Glascow, mais il m'envoie de temps en
temps un daim avec des coqs de bruyère, et au bout du compte je
puis me passer de cet argent. Mon père le diacre avait beaucoup
d'égards pour la famille Galbraith.

Le souper étant prêt, je ne pensais alors qu'à André, mais
personne n'avait vu ce fidèle et vaillant serviteur depuis son
départ précipité. L'hôtesse me dit pourtant qu'elle croyait qu'il
était dans l'écurie, mais qu'elle et ses enfants l'avaient appelé
inutilement, sans en pouvoir obtenir de réponse. Elle m'offrit de
m'éclairer si je voulais y aller, me disant que pour elle, elle ne
se souciait pas d'y aller à une pareille heure. Elle était seule,
et on savait bien comment le brownie de Ben-Ey-Gask avait égaré la
bonne femme d'Ardnagowan.[113] Son écurie passait pour être hantée
par un brownie, et c'est ce qui faisait qu'elle n'avait jamais pu
conserver un garçon d'écurie.

Cependant elle prit une torche et me conduisit vers la misérable
hutte sous laquelle nos pauvres chevaux se régalaient d'un foin
dont chaque brin était plus dur que le tuyau d'une plume. Mais
elle me prouva bientôt qu'elle avait eu, pour me faire quitter la
compagnie, un autre motif qu'elle n'avait pas voulu faire
connaître. -- Lisez ceci, me dit-elle en arrivant à la porte de
l'écurie et me mettant en mains un morceau de papier plié. Dieu
soit loué! m'en voilà débarrassée! Ce que c'est pourtant que de
vivre entre des soldats et des Saxons, entre des catérans et des
voleurs de bestiaux! Une honnête femme vivrait plus tranquille
dans l'enfer qu'aux frontières des Highlands.

En parlant ainsi, elle me remit sa torche et rentra dans la
maison.

Chapitre XXIX.

La cornemuse et non la lyre
Réveille l'écho de nos monts:
Mac-Lean et Gregor, ce sont là les seuls noms
Dont chaque montagnard s'inspire.

_Réponse de John Cooper à Allan Ramsay._



Je m'arrêtai à l'entrée de l'écurie, si l'on peut donner ce nom à
un endroit où les chevaux étaient avec les chèvres, les vaches,
les poules et les cochons, sous le même toit que le reste de la
maison, quoique, par un raffinement inconnu dans le reste du
hameau, et qui, comme je l'appris plus tard, faisait accuser
d'orgueil notre hôtesse Jeannie Mac-Alpine, cette division de
l'appartement eût une autre entrée que celle des pratiques
bipèdes. À la lueur de ma torche, je dépliai mon billet qui était
écrit sur un chiffon de papier sale et humide et qui portait pour
adresse: -- Pour être remis à l'honorable F.-O., jeune gentilhomme
anglais. -- Il contenait ce qui suit:

«Monsieur,

Il y a aujourd'hui beaucoup d'oiseaux de proie nocturnes dans les
champs, ce qui m'empêche de vous aller joindre ainsi que mon
estimable parent B. N. J., au clachan d'Aberfoil, comme je me le
proposais. Je vous engage à n'avoir avec les gens que vous y
trouverez que les communications indispensables. La personne qui
vous remettra ce billet est fidèle, et vous conduira dans un
endroit où, avec la grâce de Dieu, je pourrai vous voir sans
danger. Vous pouvez vous y fier. J'espère que mon parent et vous
viendrez visiter ma pauvre maison: je vous y ferai faire aussi
bonne chère qu'il est possible à un Highlander, et nous porterons
solennellement la santé d'une certaine D. V.; nous parlerons aussi
de certaines affaires dans lesquelles je me flatte de pouvoir vous
être utile. En attendant je suis, comme c'est l'usage entre
gentilshommes, votre humble serviteur,

R. M. C.»

Je ne fus pas très satisfait de cette lettre, qui ajournait à un
temps plus reculé et à un lieu plus éloigné un service que je
comptais recevoir sans plus de retard et dans le lieu où j'étais.
C'était pourtant une consolation pour moi d'y lire l'assurance que
celui qui m'écrivait conservait toujours le désir de m'être utile,
car sans lui je n'avais pas la moindre espérance de retrouver les
papiers de mon père. Je résolus donc de suivre ses instructions,
de me conduire avec précaution devant les étrangers, et de saisir
la première occasion favorable pour demander à l'hôtesse comment
je pourrais arriver jusqu'à ce mystérieux personnage.

J'appelai alors André à haute voix sans recevoir aucune réponse.
Je le cherchai dans tous les coins de l'écurie, la torche à la
main, non sans courir le risque d'y mettre le feu, si la quantité
de fumier humide n'avait été un préservatif suffisant pour quatre
ou cinq bottes de foin que les animaux se disputaient. Enfin, ma
patience étant à bout, je l'appelai de nouveau en lui prodiguant
toutes les épithètes que la colère put me suggérer. André
Fairservice, André, imbécile! âne! où êtes-vous? J'entendis en ce
moment une sorte de gémissement lugubre qu'on aurait pu attribuer
au brownie lui-même. Guidé par le son, j'avançai vers l'endroit
d'où ce bruit m'avait semblé partir, et je trouvai l'intrépide
André blotti entre le mur et deux immenses tonneaux remplis de
plumes de volailles immolées au bien public et à l'intérêt de
l'hôtesse depuis quelques mois. Il fallut joindre la force aux
exhortations pour le tirer de sa retraite et le conduire au grand
jour.

-- Monsieur, monsieur, me dit-il tandis que je l'entraînais, je
suis un honnête garçon.

-- Qui diable met votre honnêteté en doute? Mais nous allons
souper, et il faut que vous veniez nous servir.

-- Oui, répéta-t-il sans paraître avoir entendu ce que je venais
de lui dire, je suis un honnête garçon, quoi qu'en puisse dire
M. Jarvie. Je conviens que le monde et les biens du monde me
tiennent au coeur, et bien certainement il y en a plus d'un qui
pense comme moi. Mais je suis un honnête garçon; et, quoique j'aie
parlé de vous quitter en chemin, Dieu sait que cela était bien
loin de ma pensée, et je le disais comme tout ce qu'on dit dans
l'occasion pour tâcher de faire pencher la balance de son côté.
Oui, je suis attaché à Votre Honneur, quoique vous soyez bien
jeune, et je ne vous quitterais pas pour de légères raisons.

-- Où diable en voulez-vous venir? Tout n'a-t-il pas été réglé à
votre satisfaction? Avez-vous dessein de me parler de me quitter à
chaque instant du jour sans rime ni raison?

-- Oh! mais jusqu'à présent je ne faisais que semblant, mais en ce
moment c'est tout de bon. En un mot, perte ou gain, je n'oserais
accompagner Votre Honneur plus avant. Si vous voulez suivre le
conseil d'un pauvre homme, contentez-vous d'un rendez-vous manqué
sans vous aventurer davantage. J'ai une sincère affection pour
vous, et je suis sûr que vos parents m'en sauront gré s'ils vous
voient jeter votre gourme et devenir sensé et raisonnable. Mais je
ne puis vous suivre plus loin, quand vous devriez périr en chemin
faute de guide et de bons avis. C'est tenter la Providence que de
vouloir aller dans le pays de Rob-Roy.

-- Rob-Roy! m'écriai-je avec surprise; je ne connais personne de
ce nom. Que veut dire cette nouvelle invention, André?

-- Il est dur, dit André, il est bien dur qu'un honnête homme ne
puisse être cru quand il dit la vérité, uniquement parce qu'il
ment par-ci par-là quand il y a nécessité de le faire... Vous
n'avez pas besoin de me demander qui est Rob-Roy, le voleur qu'il
est!... Dieu me préserve! j'espère que personne ne m'entend...
puisque vous avez une lettre de lui dans votre poche. J'ai entendu
un de ses gens dire à notre grande dégingandée d'hôtesse de vous
la remettre. Ils croyaient que je n'entendais pas leur jargon;
mais j'en sais plus long qu'on ne pense. Je ne comptais pas vous
en parler; c'est la peur... c'est l'intérêt que je vous porte qui
me tire les paroles du gosier. Ah! M. Frank, toutes les folies de
votre oncle, toutes les frasques de vos cousins ne sont rien en
comparaison de ce que vous allez faire! Buvez du vin comme sir
Hildebrand; commencez la sainte journée en vidant une bouteille
d'eau-de-vie comme squire Percy; cherchez dispute à tout le monde
comme squire Thorncliff; courez les filles comme squire John;
jouez et pariez comme squire Richard; gagnez les âmes au pape et
au diable comme Rashleigh; jurez, volez, n'observez point le
sabbat, enfin soyez papiste autant que tous vos cousins ensemble;
mais pour l'amour du ciel, ayez pitié de vous-même, et tenez-vous
le plus loin possible de Rob-Roy.

Les alarmes d'André étaient exprimées trop naturellement pour que
je pusse les regarder comme une feinte. Je me contentai de lui
dire que je comptais passer la nuit dans cette auberge, et qu'il
eût bien soin de nos chevaux. Quant au reste, je lui ordonnai de
garder le plus profond silence sur ses craintes, en l'assurant
qu'il pouvait compter que je ne m'exposerais pas imprudemment à
aucun danger. Il me suivit dans la maison d'un air consterné,
murmurant entre ses dents: -- Il faut songer aux hommes avant
d'avoir soin des bêtes. De toute cette bienheureuse journée je
n'ai mis sous ma dent que les deux cuisses de ce vieux coq de
bruyère.

L'harmonie de la compagnie paraissait avoir souffert une
interruption depuis mon départ, car je trouvai M. Galbraith et mon
ami M. Jarvie se querellant et fort échauffés.

-- Je ne puis entendre parler ainsi, disait le banquier lorsque
j'entrai, ni du duc d'Argyle ni du nom de Campbell. Le duc est un
digne seigneur, plein d'esprit, l'ami et le bienfaiteur du
commerce de Glascow.

-- Je ne dirai rien contre Mac-Callum-More ni contre Slioch-nan-
Diarmid[114], dit le moins grand des deux Highlanders. Je ne suis
pas de ce côté de Glencroe où l'on peut chercher querelle à
Inverrara.

-- Jamais notre loch ne vit les Lymphades[115] des Campbell, dit le
plus grand. Je puis lever la tête et parler sans rien craindre. Je
ne me soucie pas plus des Cawmil que des Cowan, et vous pouvez
dire à Mac-Callum-More que c'est Allan Iverach qui l'a dit: il y a
loin d'ici à Lochow[116].

M. Galbraith, dont l'eau-de-vie qu'il avait bue coup sur coup
avait échauffé la tête, frappa du poing sur la table avec violence
et s'écria: -- Cette famille doit un compte de sang, et il faudra
qu'elle le rende. Les os du brave, du loyal Grahame s'agitent et
crient vengeance au fond du cercueil contre ce duc et tout son
clan. Jamais il n'y a eu de trahison en Écosse que quelque Cawmil
ne s'en soit mêlé. Et maintenant que les méchants ont le dessus,
ce sont encore les Cawmil qui les soutiennent. Mais cela ne durera
plus longtemps; il sera temps d'aiguiser la Pucelle[117] pour raser
les têtes sur les épaules. Oui, oui, nous verrons la vieille fille
se dérouiller par une moisson sanglante.

-- Fi donc, Galbraith! s'écria le bailli, fi donc, monsieur!
Pouvez-vous parler ainsi devant un magistrat et risquer de vous
attirer de mauvaises affaires? Comment pouvez-vous soutenir votre
famille et satisfaire vos créanciers (moi et les autres), si vous
agissez de manière à attirer sur vous la rigueur des lois au grand
préjudice de tous ceux qui ont des liaisons avec vous?

-- Au diable mes créanciers, et vous tout le premier si vous êtes
du nombre! Je vous dis que nous aurons bientôt du changement. Les
Cawmil ne mettront plus leur chapeau si fièrement sur leur tête;
ils n'enverront plus leurs chiens où ils n'oseraient se montrer
eux-mêmes; ils ne protégeront plus les brigands, les meurtriers,
les oppresseurs; ils ne les exciteront plus à piller et à attaquer
des gens qui valent mieux qu'eux, des clans plus loyaux que le
leur.

M. Jarvie ne semblait pas vouloir renoncer à la discussion; mais
le fumet d'un plat de venaison, que l'hôtesse mit en ce moment sur
la table, opéra une diversion heureuse. S'armant d'un couteau
tranchant, il dirigea une nouvelle attaque de ce côté, et laissa
aux étrangers le soin de continuer le débat.

-- Et cela est vrai, dit le plus grand des deux Highlanders, qui
s'appelait Stuart, comme je l'appris ensuite. Nous ne serions pas
ici aux aguets pour nous saisir de Rob-Roy si les Cawmil ne lui
avaient donné retraite. J'avais un jour avec moi trente hommes de
mon nom, les uns venant de Glenfinlas, les autres d'Appine. Nous
chassâmes les Mac-Gregor, comme on chasse un daim, jusqu'à ce que
nous arrivâmes dans la contrée de Glenfalloch. Là, les Cawmil nous
arrêtèrent par ordre de Mac-Callum-more, et nous empêchèrent de
les poursuivre plus loin, de sorte que nos pas furent perdus. Mais
je donnerais bien quelque chose pour être aussi près de Rob-Roy
que je l'étais ce jour-là.

Il semblait par malheur que chaque nouveau discours dût contenir
quelque chose d'offensant pour mon ami le bailli. -- Vous
m'excuserez de vous dire ce que je pense, monsieur, répliqua-t-il;
mais vous pourriez bien donner votre meilleure toque pour être
toujours aussi loin de Rob-Roy que vous l'êtes en ce moment. --
Certes! mon fer rouge n'est rien auprès de sa claymore!

-- Elle[118] ferait mieux de ne plus parler de son soc[119], ou, par
Dieu, je lui ferais rentrer les paroles dans le gosier avec deux
doigts de cet acier, dit le plus grand des deux Highlanders en
portant la main à sa dague d'un air sinistre et menaçant.

-- Non, non, dit le plus petit, pas de querelles, Allan! Si
l'homme de Glascow prend intérêt à Rob-Roy, il pourra bien avoir
le plaisir de le voir ce soir lié et garrotté, et demain matin
faisant des gambades au bout d'une corde. Ce pays en a été assez
tourmenté; sa course est finie... Mais il est temps d'aller
rejoindre nos gens.

-- Un moment, un moment, Inverashalloch, s'écria Galbraith,
souvenez-vous du vieux proverbe, ami. -- C'est une fière lune, dit
Bennygask; une autre pinte, dit Lesley, nous ne partirons pas sans
une autre chopine.[120]

-- J'ai eu assez de chopines, répondit Inverashalloch; je ne
recule jamais pour boire avec un ami ma pinte d_'usquebaugh _ou
d'eau-de-vie; mais du diable si je bois un coup de trop quand j'ai
une affaire pour le lendemain matin. Et à mon avis, major
Galbraith, vous feriez mieux de songer à faire entrer de nuit
votre troupe dans le clachan, afin d'être tous prêts à partir.

-- Et pourquoi diable tant se presser? bons mets et bonne boisson
n'ont jamais nui à la besogne. Et si l'on m'avait écouté, du
diable si l'on vous eût fait descendre de vos montagnes pour nous
aider. La garnison et notre cavalerie auraient bien suffi pour
arrêter Rob-Roy. Voilà le bras qui l'étendra par terre, ajouta-t-
il en levant la main, et il n'a pas besoin pour cela de l'aide
d'un Highlander.

-- Il fallait donc nous laisser où nous étions, dit
Inverashalloch: je ne suis pas venu de soixante milles sans en
avoir reçu l'ordre. Mais, si vous voulez savoir mon opinion, vous
devriez moins jaser si vous avez dessein de réussir. Un homme
averti en vaut deux, et c'est ce qui peut arriver à l'égard de
celui que vous savez. Le moyen d'attraper un oiseau n'est pas de
lui jeter votre chapeau. Ces messieurs ont entendu des choses
qu'ils n'auraient pas dû entendre si vous n'aviez dans la tête
quelques coups d'eau-de-vie de trop. Vous n'avez besoin de mettre
votre chapeau sur l'oreille, major Galbraith; il ne faut pas
croire que vous me fassiez peur.

-- J'ai dit que je ne me querellerais plus d'aujourd'hui, dit le
major avec cet air de gravité solennelle que prend quelquefois un
ivrogne, et je tiendrai ma parole. Quand je ne serai pas de
service, je ne crains ni vous ni personne dans les Highlands ou
les Lowlands; mais je respecte le service. Je voudrais bien voir
arriver ces Habits-Rouges. S'il s'agissait de faire quelque chose
contre le roi Jacques, ils seraient ici depuis longtemps, mais,
quand il n'est question que de maintenir la tranquillité du pays,
ils dorment sur les deux oreilles.

Il parlait encore lorsque nous entendîmes la marche mesurée d'une
troupe d'infanterie, et un officier suivi de deux ou trois soldats
entra dans la chambre où nous étions. Sa voix me fit entendre
l'accent anglais, qui me fut agréable après le mélange du jargon
des Highlands et des Lowlands dont je venais d'être fatigué.

-- Je présume, monsieur, que vous êtes M. Galbraith; major de la
milice du comté de Lennox, et que ces messieurs sont les deux
gentilshommes des Highlands que je dois trouver ici?

On lui répondit qu'il ne se trompait pas, et on lui proposa de
prendre quelques rafraîchissements, ce qu'il refusa.

-- Je me trouve un peu en retard, messieurs, leur dit-il, et il
faut réparer le temps perdu. J'ai ordre de chercher et d'arrêter
deux personnes coupables de trahison.

-- Je lave mes mains de cela, dit Inverashalloch; je suis venu ici
avec mon clan, pour me battre contre Rob-Roy Mac-Gregor, qui a
tué, à Invernenty, Duncan Maclaren, mon cousin au septième degré;
quant à ce que vous pouvez avoir à faire contre d'honnêtes
gentilshommes qui peuvent parcourir le pays pour leurs affaires,
je ne m'en mêle point.

-- Ni moi non plus, dit Iverach.

Le major Galbraith prit la chose plus sérieusement, et après avoir
fait un hoquet pour exorde, il prononça le discours suivant:

-- Je ne dirai rien contre le roi George, capitaine, parce que,
comme le fait est, ma commission est en son nom. Mais si ma
commission est bonne, capitaine, ce n'est pas à dire que les
autres soient mauvaises; et, au dire de bien des gens, le nom de
Jacques est tout aussi bon que celui de George. D'un côté, c'est
le roi... le roi qui est roi de fait; de l'autre, c'est celui qui
devrait l'être par le droit; et je dis qu'on peut être loyal
envers l'un et l'autre, capitaine. Ce n'est pas que je ne sois de
votre avis pour le moment, capitaine, comme cela convient à un
major de milice. Mais quant à la trahison et tout ce qui s'ensuit,
c'est du temps perdu que d'en parler: moins on en dit, mieux cela
vaut.

-- Je vois avec regret, messieurs, dit le capitaine, la manière
dont vous avez employé votre temps. Les raisonnements du major se
ressentent de la liqueur qu'il a bue, et j'aurais désiré que, dans
une occasion de cette importance, vous eussiez agi autrement. Vous
feriez bien de vous jeter sur un lit pendant une heure. Ces
messieurs sont sans doute de votre compagnie? ajouta-t-il en
jetant un coup d'oeil sur M. Jarvie et sur moi, qui, encore
occupés de notre souper, n'avions pas fait attention à l'officier.

-- Ce sont des voyageurs, capitaine, dit Galbraith, des voyageurs
légitimés par mer et par terre, comme dit le livre de prières.

Le capitaine s'approcha de nous avec une lumière pour nous mieux
voir. -- Je suis chargé, dit-il, par mes instructions, d'arrêter
un jeune homme et un homme plus âgé; or, ces deux messieurs me
paraissent répondre au signalement donné.

-- Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, s'écria M. Jarvie:
ne croyez pas que votre habit rouge et votre chapeau galonné
puissent vous protéger. J'intenterai contre vous une action en
diffamation, en détention arbitraire. Je suis bourgeois de
Glascow, monsieur... magistrat, monsieur... mon nom est Nicol
Jarvie; c'était celui de mon père avant moi. Je suis bailli, et
mon père, Dieu veuille avoir son âme! était diacre.

-- C'était un chien aux oreilles coupées[121], dit le major
Galbraith, et il s'est bravement battu contre le roi à Bothwell-
Brigg.

-- Il payait ce qu'il devait, M. Galbraith, dit M. Jarvie, et il
payait ce qu'il achetait: c'était un plus honnête homme que celui
qui se trouve sur vos jambes.

-- Je n'ai pas le temps d'écouter tout cela, dit l'officier.
Messieurs, vous êtes mes prisonniers, à moins que vous ne me
présentiez des personnes respectables qui me répondent que vous
êtes des sujets loyaux.

-- Conduisez-moi devant un magistrat civil, répliqua le bailli,
devant le shériff ou le juge de ce canton. Je ne suis pas obligé
de répondre à chaque Habit-Rouge qui voudra me faire des
questions.

-- Fort bien! monsieur, je sais comment il faut se conduire avec
les gens qui ne veulent point parler. Se tournant alors vers moi:
-- Et vous, monsieur, me dit-il, vous plaira-t-il de me répondre?
quel est votre nom?

-- Frank Osbaldistone, monsieur.

-- Quoi! fils de sir Hildebrand Osbaldistone, du Northumberland?

-- Non, monsieur, interrompit M. Jarvie, fils de William
Osbaldistone, chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et
Tresham de Crane-Alley, à Londres.

-- J'en suis fâché, monsieur; mais ce nom augmente les soupçons
que j'avais déjà conçus, et me met dans la nécessité de vous prier
de me remettre tous les papiers que vous pouvez avoir.

Je remarquai qu'à ces mots les deux Highlanders se regardèrent
d'un air d'inquiétude. -- Je n'en ai aucun, lui répondis-je.

L'officier ordonna qu'on me désarmât et qu'on me fouillât; la
résistance aurait été un acte de folie: je remis donc mes armes,
et je me soumis à la recherche, qui fut faite avec autant de
politesse qu'on peut en mettre dans une semblable opération. On ne
trouva sur moi que le billet que je venais de recevoir.

-- Ce n'est pas à cela que je m'attendais, dit l'officier, mais
j'y trouve un motif pour vous retenir prisonnier; car je vois que
vous entretenez une correspondance par écrit avec ce brigand
proscrit, Robert Mac-Gregor Campbell, communément nommé Rob-Roy,
qui est depuis si longtemps le fléau de ce district. Qu'avez-vous
à dire à cela, monsieur?

-- Des espions de Rob! s'écria Inverashalloch: si l'on veut leur
rendre justice, il faut les accrocher au premier arbre.

-- Nous sommes partis de Glascow, dit M. Jarvie, pour aller
toucher de l'argent qui nous est dû. Je ne connais pas de loi qui
défende à un homme de toucher ce qui lui est dû. Quant à ce
billet, il est tombé par accident entre les mains de mon ami.

-- Comment cette lettre s'est-elle trouvée dans votre poche? me
demanda l'officier.

Je ne pouvais me résoudre à trahir la confiance de la bonne femme
qui me l'avait remise, de sorte que je gardai le silence.

-- Pourriez-vous m'en rendre compte, mon camarade? dit l'officier
à André, qui était debout derrière nous, et dont les dents
claquaient comme des castagnettes depuis qu'il avait entendu la
menace des Highlanders.

-- Oh! sans doute, général, sans doute, je puis vous dire tout.
C'est un homme des Highlands qui a remis cette lettre à cette
rusée de bonne femme. Je puis jurer que mon maître n'en savait
rien...

-- Moi! dit l'hôtesse: on m'a remis une lettre pour un homme qui
était chez moi; il a bien fallu que je la rendisse. Dieu merci, je
ne sais ni lire ni écrire, et...

-- Personne ne vous accuse, bonne femme, taisez-vous. Continuez,
mon ami.

-- J'ai tout dit, monsieur l'Habit-Rouge, si ce n'est que, comme
je sais que mon maître a envie d'aller voir ce damné de Rob-Roy,
vous feriez un acte de charité de l'en empêcher et de le renvoyer
à Glascow, bon gré mal gré. Quant à M. Jarvie, vous pouvez le
garder aussi longtemps que vous le voudrez: Il est assez riche
pour payer toutes les amendes auxquelles vous le condamnerez, et
mon maître aussi. Pour moi, Dieu me préserve! je ne suis qu'un
pauvre jardinier, et je ne vaux pas le pain que vous me feriez
manger en prison.

-- Ce que j'ai de mieux à faire, dit l'officier, c'est d'envoyer
ces trois messieurs au quartier général sous bonne escorte. Ils
paraissent en correspondance directe avec l'ennemi, et je me
trouverais responsable si je les laissais en liberté. Messieurs,
vous voudrez bien vous regarder comme mes prisonniers. Dès que le
jour paraîtra, je vous ferai conduire en lieu de sûreté. Si vous
êtes réellement ce que vous prétendez être, on en aura bientôt la
preuve, et un jour ou deux de détention ne seront pas un grand
malheur. Je n'écouterai aucune remontrance, ajouta-t-il en
tournant le dos au bailli, dont il voyait la bouche s'ouvrir pour
lui répondre; le service dont je suis chargé ne me permet pas
d'entrer dans des discussions inutiles.

-- Fort bien, monsieur, fort bien! dit M. Jarvie: vous pouvez
jouer maintenant de votre violon tant qu'il vous plaira, mais je
vous réponds que je saurai vous faire danser avant qu'il soit peu.

L'officier et les Highlanders tinrent alors une espèce de conseil
privé, mais ils parlèrent si bas qu'il me fut impossible de rien
entendre de ce qu'ils disaient. Quelques instants après ils
sortirent tous, ayant l'attention de nous laisser à la porte une
garde d'honneur.

-- Ces montagnards, me dit le bailli quand ils furent partis, sont
des clans de l'ouest. Si ce qu'on en dit est vrai, ils ne valent
pas mieux que leurs voisins; s'ils viennent se battre contre Rob,
c'est pour satisfaire quelque ancienne animosité, et c'est pour la
même raison que Galbraith vient ici avec les Grahame et les
Buchanan du comté de Lennox. Je ne les blâme pas trop. Personne
n'aime à perdre ses vaches. Et puis voilà une troupe de soldats,
pauvres diables! qui sont obligés de tourner à droite ou à gauche,
comme on le leur commande, sans savoir pourquoi. Le pauvre Rob
aura joliment du fil à retordre au point du jour. Il ne convient
pas à un magistrat de rien désirer contre le cours de la justice,
mais il me serait bien difficile d'être fâché d'apprendre qu'il
leur ait donné à tous sur les oreilles.

Chapitre XXX.

Écoute, général, et regarde-moi bien;
Je ne suis qu'une femme, et tu penses peut-être
Pouvoir m'intimider. Apprends à me connaître:
Vois si, dans mon malheur, je tremble devant toi,
Si je laisse échapper quelque marque d'effroi.
Crains plutôt la fureur qui déchire mon âme.

BONDUCA.



Nous nous arrangeâmes pour passer la nuit aussi bien que le
permettait la misérable chambre où nous nous trouvions. Le bailli,
fatigué de son voyage et des scènes qui venaient de se passer, et
moins intéressé au résultat de notre détention qui ne pouvait
avoir pour lui d'autre inconvénient qu'une très courte retraite,
d'ailleurs moins difficile sur la bonté ou la propreté de son lit,
se jeta sur une des crèches qu'on voyait le long des murs et
m'annonça bientôt par un ronflement sonore qu'il dormait
profondément. Pour moi, je restai assis près de la table, et,
appuyant la tête sur mes bras, je ne goûtai qu'un sommeil
interrompu. Je compris, aux discours du sergent et du piquet en
station à la porte, qu'il y avait du doute et de l'hésitation dans
les mouvements des troupes. On faisait partir des détachements
pour obtenir des informations, et ils revenaient sans avoir pu
s'en procurer. Le capitaine paraissait inquiet, il faisait partir
de nouvelles escouades, et quelques-unes ne revenaient pas au
clachan ou village.

Dès les premiers rayons du jour, un caporal et deux soldats
entrèrent d'un air de triomphe, traînant après eux un montagnard
qu'ils avaient arrêté et qu'ils amenaient au capitaine. Je le
reconnus sur-le-champ pour Dougal, notre ci-devant porte-clefs.
M. Jarvie, que le bruit qu'ils firent en entrant éveilla, se
frotta les yeux, le reconnut aussi et s'écria:

-- Que Dieu me pardonne, c'est ce pauvre Dougal qu'ils ont arrêté!
Capitaine, je vous donne mon cautionnement, un cautionnement
suffisant pour Dougal.

Cette offre généreuse était certainement dictée par la
reconnaissance que conservait le bon magistrat du zèle avec lequel
Dougal avait embrassé sa querelle dans le combat qu'il avait
soutenu contre Inverashalloch. Mais le capitaine ne lui répondit
qu'en le priant de ne se mêler que des affaires qui le regardaient
et de songer qu'il était lui-même prisonnier en ce moment.

-- M. Osbaldistone, s'écria le bailli qui connaissait mieux les
formes des lois civiles que celles de la jurisprudence militaire,
je vous prends à témoin qu'il a refusé un cautionnement suffisant.
Il est indubitable que Dougal aura contre lui une action en
dommages et intérêts pour détention arbitraire, et bien
certainement j'aurai soin que justice lui soit rendue.

L'officier, dont j'appris alors que le nom était Thornton, ne
prêta aucune attention aux discours et aux menaces de M. Jarvie,
et, faisant subir un interrogatoire très sévère à son prisonnier,
parvint à en tirer successivement, quoique en apparence malgré
lui, l'aveu qu'il connaissait Rob-Roy, qu'il l'avait vu l'année
dernière... il y avait trois mois... la semaine dernière... la
veille... enfin qu'il n'y avait qu'une heure qu'il l'avait quitté.
Tous ces aveux échappaient l'un après l'autre à Dougal et ne
semblaient arrachés que par la vue d'une corde que le capitaine
Thornton jurait de faire servir pour le pendre à une branche
d'arbre, s'il ne répondait catégoriquement à toutes ses questions.

-- Maintenant, dit l'officier, dites-moi combien d'hommes votre
maître a avec lui en ce moment.

Dougal, en promenant ses regards de tous côtés, excepté celui où
se trouvait le capitaine, répondit qu'elle ne pouvait être sûre de
cela.

-- Regardez-moi, chien de Highlander, et souvenez-vous que votre
vie dépend de votre réponse. Combien de coquins ce misérable
proscrit avait-il avec lui quand vous l'avez quitté?

-- Ah! il n'en avait que six sans me compter.

-- Et qu'a-t-il fait du reste de ses bandits?

-- Ils sont allés avec le lieutenant faire une expédition contre
les clans de l'ouest.

-- Contre les clans de l'ouest? Hé! cela est assez probable! et
que veniez-vous faire dans ces environs?

-- Moi, Votre Honneur! ah! je venais en me promenant voir ce que
Votre Honneur faisait dans le clachan avec les Habits-Rouges.

-- Je crois, me dit M. Jarvie, qui était venu se placer derrière
moi, je crois que ce coquin va se montrer faux frère. Je suis bien
aise de ne pas m'être mis plus en frais pour lui.

-- Maintenant, mon cher ami, dit le capitaine, entendons-nous
bien. Vous venez d'avouer que vous êtes venu ici comme espion, et
par conséquent vous méritez d'être pendu au premier arbre. Mais si
vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre.
J'ai deux mots à dire à votre chef pour une affaire sérieuse;
conduisez-moi avec ma troupe à l'endroit où vous l'avez laissé, et
alors je vous rendrai la liberté et vous donnerai cinq guinées
par-dessus le marché.

-- Oh! s'écria Dougal en se tordant les bras d'un air de détresse,
je ne puis faire cela. J'aime mieux être pendu.

-- Eh bien, vous le serez, mon cher ami. Que votre sang retombe
sur votre tête! Caporal Cramp, soyez le grand prévôt du camp, et
expédiez-moi ce coquin.

Le caporal s'était placé depuis quelques instants en face de
Dougal, tenant en mains une corde qu'il avait trouvée dans un coin
de la chambre et qu'il lui montrait avec affectation en y formant
un noeud coulant. Dès que l'ordre fatal fut donné, il la lui jeta
autour du cou, et à l'aide de deux soldats se mit en devoir de
l'entraîner hors de la chambre.

Dougal, effrayé de voir la mort de si près, s'écria comme il se
trouvait déjà sur le seuil de la porte: -- Un moment, messieurs,
un moment... Mais arrêtez donc! elle consent à faire ce que Son
Honneur exige.

-- Emmenez cette créature, s'écria le bailli, il mérite vingt fois
d'être pendu! Emmenez-le donc, caporal! pourquoi ne l'emmenez-vous
pas?

-- Brave homme, répondit le caporal, c'est mon avis et mon opinion
que si j'étais chargé de vous conduire à la potence, du diable si
vous seriez si pressé!

Cet _aparté _m'empêcha de faire attention à ce qui se passa entre
le capitaine et son prisonnier. Mais j'entendis alors celui-ci
dire d'un ton tout à fait subjugué: -- Et vous me laisserez aller
dès que je vous aurai conduit où est Rob-Roy, sur votre
conscience?

-- Je vous en donne ma parole, vous serez libre à l'instant.
Caporal, que la troupe se range en ordre de bataille. Et vous,
messieurs, vous nous suivrez; j'ai besoin de tout mon monde, je ne
puis laisser personne pour vous garder.

En un clin d'oeil la troupe fut sous les armes et prête à marcher.
On nous emmena comme prisonniers avec Dougal. En sortant du
cabaret, j'entendis notre nouveau compagnon de captivité rappeler
au capitaine la promesse qu'il lui avait faite de lui donner cinq
guinées.

-- Les voici, répondit l'officier en lui mettant dans la main cinq
pièces d'or: mais songez bien, misérable, que, si vous essayez de
me tromper, je vous fais sauter le crâne de ma propre main.

-- Ce vaurien, me dit M. Jarvie, est cent fois pire que je l'avais
jugé. C'est un traître, une perfide créature! Oh! cette soif du
lucre! cette soif du lucre! que de choses elle fait faire! feu le
diacre, mon digne père, avait coutume de dire que l'argent perdait
plus d'âmes que le fer ne tuait de corps.

L'hôtesse s'avança alors, et demanda le paiement de l'écot en y
comprenant tout ce qu'avaient bu le major Galbraith et les deux
montagnards. Le capitaine dit que cela ne le regardait point. Mais
mistress Mac-Alpine lui répliqua que si elle n'avait su qu'ils
attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait crédit;
qu'elle ne reverrait peut-être jamais M. Galbraith, ou que si elle
le revoyait elle n'en serait pas plus riche; qu'elle était une
pauvre veuve, et qu'elle n'avait pour vivre que le produit de son
auberge.

Le capitaine Thornton coupa court à ses lamentations en lui payant
le mémoire, qui ne montait qu'à quelques shillings d'Angleterre,
quoiqu'il présentât un total formidable en monnaie du pays. Il
voulait même généreusement payer la portion qui était à la charge
de M. Jarvie et à la mienne; mais le bailli, sans égard pour
l'avis de l'hôtesse qui lui disait tout bas: -- Laissez-le faire,
laissez-le faire, laissez payer les chiens d'Anglais, ils nous
tourmentent assez! demanda qu'on fit la distraction de la portion
de la dette qui nous concernait et l'acquitta sur-le-champ. Le
capitaine saisit cette occasion pour nous faire avec civilité
quelques excuses de notre détention. -- Si vous êtes, comme je
l'espère, nous dit-il, des sujets du roi loyaux et paisibles, vous
ne regretterez pas un jour perdu quand le bien de son service
l'exige: dans le cas contraire, je ne fais que mon devoir.

Il fallut bien nous contenter de cette apologie, et nous le
suivîmes, quoique fort à contre-coeur.

Je n'oublierai jamais la sensation délicieuse que j'éprouvai
quand, en sortant de l'atmosphère épaisse, étouffante et enfumée
de la hutte des Highlands où nous avions si désagréablement passé
la nuit, je pus respirer l'air frais du matin et voir les rayons
brillants du soleil levant, qui, sortant d'un tabernacle de nuages
d'or et de pourpre, éclairait le paysage le plus pittoresque qui
eût jamais ravi mes yeux. À gauche était la vallée dans laquelle
le Forth serpentait vers l'orient et entourait une belle colline
de la guirlande formée par les arbres de ses bords. À droite, au
milieu d'une profusion de taillis, de monticules et de roches
sauvages, s'étendait le lit d'un grand lac que l'haleine de la
brise du matin soulevait doucement en petites vagues dont chacune
étincelait à son tour par le reflet des rayons du soleil. De
hautes montagnes, des rocs escarpés et des rives sur lesquelles se
balançaient les branches mobiles du bouleau et du chêne servaient
de limites à cette ravissante nappe d'eau; le frémissement
harmonieux du feuillage de ces arbres brillant au soleil donnait
aussi à cette solitude une espèce de vie et de mouvement. L'homme
seul semblait dans un état d'infériorité au milieu d'une scène où
tous les traits de la nature étaient pleins de grandeur et de
majesté. Les misérables huttes, appelées _bourochs _par le bailli,
au nombre de douze environ, qui composaient le village ou le
clachan d'Aberfoil, étaient construites de pierres jointes
ensemble avec de la terre au lieu de mortier, et couvertes de
gazon jeté sans soin sur des branches d'arbres coupées dans les
forêts voisines. Les toits en descendaient presque à terre, de
sorte qu'André nous dit qu'il aurait été possible, la nuit
précédente, que nous eussions pris ces cabanes pour de petits
monticules et que nous ne nous fussions aperçus que nous étions
sur des maisons que lorsque les jambes de nos chevaux auraient
passé au travers du toit.

D'après tout ce que nous vîmes, nous pûmes juger que la maison de
mistress Mac-Alpine, qui nous avait paru si misérable, était
comparativement la plus belle du hameau; et si ma description, mon
cher Tresham, vous donne envie d'en juger par vos yeux, je présume
que vous trouverez encore les choses à peu près dans le même état,
car les Écossais sont un peuple qui ne se livre pas facilement aux
innovations, même quand elles ont pour but d'améliorer leur
sort.[122]

Notre départ donna l'éveil aux habitants de ces tristes demeures,
et plus d'une vieille femme vint faire une reconnaissance sur sa
porte entrouverte. En voyant ces sibylles, la tête couverte d'un
bonnet de laine d'où s'échappaient quelques mèches de cheveux
gris, leur visage ridé, leurs longs bras, en les entendant
s'adresser les unes aux autres, en gaélique, des paroles
accompagnées de gestes qui ne peignaient pas la bienveillance, mon
imagination me représenta les sorcières de Macbeth, et je crus
lire dans les traits de ces vieilles toute la malice des fatales
soeurs. Les enfants même qui sortaient des maisons, les uns tout à
fait nus, les autres imparfaitement couverts de quelques lambeaux
de tartan, faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une
expression de haine nationale et de méchanceté qui semblait au-
dessus de leur âge. Je remarquai particulièrement que, quoique la
population de ce village parût assez considérable en raison du
nombre de femmes et d'enfants que nous apercevions, pas un homme,
pas un garçon au-dessus de douze ans ne s'offrait à nos regards.
J'en conclus qu'il était probable que nous recevrions d'eux dans
le cours de notre expédition quelques témoignages d'amitié encore
plus expressifs que ceux dont nous avaient assurés toutes les
figures que nous avions rencontrées.

Ce ne fut qu'à notre sortie du village que nous pûmes bien juger
de toute l'étendue de l'affection qu'on nous portait. À peine
l'arrière-garde avait-elle passé les dernières maisons pour entrer
dans un petit sentier qui conduisait dans les bois qu'on voyait de
l'autre côté du lac que nous entendîmes un bruit confus de cris de
femmes et d'enfants, et de ces battements de mains dont les
matrones des Highlands accompagnent toujours les exclamations que
leur arrachent la haine et la colère.

-- Que signifie ce tapage? demandai-je à André qui était pâle
comme la mort.

-- Je crois que nous ne le saurons que trop tôt. Cela signifie que
les femmes des Highlanders vomissent des imprécations et des
malédictions contre les Habits-Rouges et contre tout ce qui parle
la langue saxonne. J'ai bien entendu des femmes anglaises et
écossaises proférer des imprécations; ce n'est une merveille dans
aucun pays; mais, Dieu me préserve! jamais de semblables à celles
de ces langues montagnardes. Savez-vous ce qu'elles disent?
qu'elles voudraient voir tous les Habits-Rouges égorgés comme des
moutons, se laver les mains jusqu'au coude dans leur sang, les
voir couper en si menus morceaux que le plus gros ne pût suffire
pour le dîner d'un chien comme il advint à Walter Cuming de
Guiyock, et je ne sais combien d'autres choses semblables qui
n'ont pas passé par d'autres gosiers que les leurs. Enfin, à moins
que le diable ne vienne lui-même leur donner des leçons, je ne
crois pas qu'elles puissent se perfectionner dans la science de
jurer et de maudire. Mais le pire de tout, c'est qu'elles nous
disent de continuer notre route vers le lac, et de prendre garde
où nous aborderons.

Les observations que j'avais faites, et ce qu'André venait de me
dire, ne me laissaient guère de doute qu'on n'eût projeté une
attaque contre nous. La route semblait de plus en plus faciliter
cette interruption désagréable. Elle s'écartait d'abord du lac,
pour traverser un terrain marécageux couvert de bois taillis, et
dans lequel il se trouvait d'épais buissons ou touffes d'arbres
qu'on aurait dit plantés exprès pour favoriser une embuscade. Nous
avions quelquefois à traverser des torrents qui descendaient des
montagnes, et dont le cours était si rapide que les soldats, dans
l'eau jusqu'au-dessus des genoux, ne pouvaient résister à sa
violence qu'en se tenant trois ou quatre par le bras. Je n'avais
aucune expérience dans l'art militaire; mais il me semblait que
des guerriers à demi sauvages, tels qu'on m'avait représenté les
Highlanders, pouvaient, dans de telles circonstances, faire avec
avantage une attaque contre des troupes régulières. Le bon sens du
bailli lui avait fait faire les mêmes remarques, et il en avait
tiré les mêmes conséquences. Il demanda à parler à l'officier
commandant, ce qu'il fit à peu près en ces termes:

-- Capitaine, lui dit-il, ce n'est pas pour vous demander quelque
faveur que je désire vous parler; je les méprise, et je commence
même par faire toutes mes protestations et réserves de vous
poursuivre pour cause d'oppression et de détention arbitraire;
mais, étant sincèrement attaché au roi George et à son armée, je
prends la liberté de vous demander si vous ne pensez pas que vous
pourriez choisir un moment plus favorable, et prendre des forces
plus considérables, pour gravir ce glen? Si vous cherchez Rob-Roy,
on sait qu'il n'a jamais été à la tête d'une troupe de moins de
cinquante hommes déterminés; et, s'il y joint les gens de
Glengyle, de Glenfinlas et de Balquiddar, il peut servir à votre
détachement un plat qui ne serait pas à son goût. Mon sincère
avis, comme ami du roi, serait donc que vous retournassiez au
clachan, car ces femmes d'Aberfoil sont comme les cormorans et les
goëlands de Cumries, qui ne chantent jamais que pour annoncer une
tempête.

-- Soyez tranquille, monsieur, répliqua le capitaine Thornton: je
dois exécuter mes ordres. Mais puisque vous dites que vous êtes
ami du roi George, vous serez charmé d'apprendre qu'il est
impossible que le rassemblement de bandits dont les brigandages
désolent le pays depuis si longtemps échappe aux mesures qui
viennent d'être prises pour les détruire. L'escadron de milice
commandé par le major Galbraith, et auquel deux compagnies de
cavalerie ont dû se joindre, s'empare en ce moment des défilés
inférieurs de cette contrée sauvage, et trois cents Highlanders,
sous les ordres des deux chefs que vous avez vus à l'auberge,
doivent garder la partie supérieure. Enfin différents détachements
de troupes régulières occupent l'entrée de tous les glens et
toutes les montagnes. Les informations que nous avons reçues sur
Rob-Roy sont d'accord avec les aveux que ce coquin vient de nous
faire, et il paraît certain qu'ayant appris qu'il est cerné de
toutes parts, il a congédié la plus grande partie de ses gens dans
l'espoir de se cacher plus facilement, ou de s'évader, grâce à sa
connaissance des lieux.

-- Je crois, reprit M. Jarvie, qu'il y a ce matin plus d'eau-de-
vie que de bon sens dans la tête de M. Galbraith; et, quant à vos
trois cents montagnards, si j'étais à votre place, je ne m'y
fierais point. Les faucons n'arrachent pas les yeux aux faucons.
Ils peuvent se quereller entre eux, jurer les uns contre les
autres, se battre, se tuer, mais ils se réuniront toujours contre
ceux qui portent des culottes et qui ont une bourse dans leur
gousset.

Il paraît que cet avis ne fut pas tout à fait perdu. Le capitaine
ordonna à ses soldats de former leurs rangs, d'armer leurs
mousquets et de mettre la baïonnette au bout du fusil. Il forma
une avant-garde et une arrière-garde, chacune sous les ordres d'un
sergent, et leur ordonna de se tenir sur le _qui vive, _Dougal
subit un interrogatoire, dans lequel il persista dans toutes les
déclarations qu'il avait déjà faites. Le capitaine lui ayant
reproché de le conduire par un chemin qui paraissait suspect et
dangereux, -- Ce n'est pas _elle _qui l'avait fait, répondit-il
avec une brusquerie qui semblait accompagnée de naïveté: si vous
aimez les grandes routes, il fallait prendre celle qui conduit à
Glascow!

Cette réponse passa, et nous nous remîmes en marche.

Quoique notre route nous eût conduits vers le lac, il était
tellement ombragé que nous n'avions pu jusque-là qu'entrevoir
cette belle nappe d'eau à travers quelques percées; mais alors le
chemin le côtoyait tout à coup au sortir du bois, et nous pûmes en
contempler toute l'étendue, miroir spacieux qui dans un calme
profond réfléchissait avec magnificence les sombres et hautes
montagnes parées de bruyères, les vieux rocs à la tête chenue, et
la verdure d'une certaine partie de ses rives. Les montagnes
étaient en cet endroit si près du lac, si hautes et si escarpées,
qu'il était impossible de trouver un autre passage que l'étroit
sentier que nous suivions, dominé par des rochers, d'où il aurait
suffi de rouler des pierres pour nous écraser sans que nous
eussions pu faire la moindre résistance. Ajoutez à cela que la
route faisait des coudes à chaque instant, en suivant les baies et
les promontoires du lac, de sorte qu'il était rare que la vue pût
s'étendre à cent pas devant et derrière nous. Notre position parut
causer quelque inquiétude à l'officier commandant. Il donna de
nouveau l'ordre à ses soldats d'avoir l'oeil au guet et de se
tenir sur leurs gardes, et il réitéra à Dougal la menace de le
faire périr à l'instant s'il l'avait conduit dans quelque
embuscade.

Celui-ci écouta ses menaces d'un air de stupidité impénétrable,
qu'on pouvait attribuer également à une conscience qui n'a rien à
se reprocher, ou à une résolution bien ferme de trahir ceux qu'il
s'était chargé de guider.

-- Si les gentilshommes cherchaient les Gregarach, dit-il, à coup
sûr ils ne devaient pas s'attendre à les trouver sans courir
quelques petits dangers.

Comme il prononçait ces mots, le sergent qui commandait l'avant-
garde cria: Halte! et envoya un de ses hommes annoncer au
capitaine qu'il avait aperçu un parti de Highlanders sur un rocher
qui dominait le sentier par où nous allions passer. Presque au
même instant un soldat de l'arrière-garde vint l'avertir qu'on
entendait dans le bois, sur les derrières, le son d'une cornemuse.

Le capitaine Thornton, qui avait autant de courage que d'habileté,
résolut de forcer le passage en avant, sans attendre qu'il fût
attaqué par-derrière; pour rassurer ses soldats, il leur dit que
la cornemuse qu'ils avaient entendue appartenait sans doute au
corps de montagnards qui s'avançait sous les ordres d'Iverach et
d'Inverashalloch, et il leur fit sentir qu'il était important pour
eux de tâcher de s'emparer de la personne de Rob-Roy avant
l'arrivée de ces auxiliaires, afin de n'avoir à partager avec
personne ni l'honneur du succès ni la récompense promise pour sa
tête. Il ordonna à l'arrière-garde de rejoindre le centre,
rapprocha son corps d'armée de l'avant-garde et déploya ses forces
de manière à présenter un front aussi étendu que le permettait
l'étroit sentier sur lequel nous nous trouvions. Il fit placer
Dougal au centre, en lui renouvelant la promesse de le faire
pendre s'il arrivait qu'il l'eût trompé. On nous assigna le même
poste, comme celui où il y avait le moins de danger; et le
capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains d'un soldat
qui la portait, se mit à la tête de son corps, et donna l'ordre de
marcher en avant.

La troupe s'avança avec la bravoure naturelle aux soldats anglais.
La frayeur avait presque fait perdre l'esprit à André; et, s'il
faut dire la vérité, ni M. Jarvie ni moi n'étions fort
tranquilles. Nous ne pouvions voir avec une indifférence stoïque
notre vie hasardée dans une querelle qui nous était étrangère.
Mais il fallait faire de nécessité vertu.

Nous avançâmes jusqu'à vingt pas de l'endroit où l'avant-garde
avait aperçu des montagnards. C'était un petit promontoire qui
s'avançait dans le lac, et autour de la base duquel le sentier
tournait, comme je l'ai déjà annoncé. Mais en cet endroit, au lieu
de suivre le bord de l'eau, il montait en zigzag sur le rocher,
qui, sans cela, aurait été inaccessible. Le sergent nous fit dire
qu'il apercevait sur le sommet les toques et les fusils de
plusieurs montagnards couchés ventre à terre comme pour nous
surprendre, et couverts par des bruyères qui croissaient sur ce
rocher. Le capitaine lui ordonna de marcher en avant, de déloger
l'ennemi, et lui-même avança avec le reste de sa troupe pour le
soutenir.

L'attaque qu'il méditait fut suspendue par l'apparition inattendue
d'une femme qui se montra tout à coup sur le haut du rocher.

-- Arrêtez! s'écria-t-elle d'un ton d'autorité, et dites-moi ce
que vous cherchez dans le pays de Mac-Gregor.

J'ai rarement vu une figure plus noble et plus imposante que celle
de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans, et
sa physionomie devait avoir autrefois offert des traits frappants
d'une beauté mâle, quoique ses traits eussent plutôt un air de
dureté et d'expression farouche, et qu'on y remarquât déjà des
rides formées, soit par suite de la vie errante qu'elle menait
depuis plusieurs années, couchant souvent sur la dure et exposée à
toutes les intempéries de l'air, soit par l'influence des chagrins
qu'elle avait essuyés et des passions qui l'agitaient. Elle ne
portait pas son plaid sur la tête et les épaules, comme c'est
l'usage des femmes d'Écosse, mais elle en entourait son corps,
suivant la coutume des soldats highlandais. Elle avait sur la tête
une toque d'homme surmontée d'une plume, tenait à la main une épée
nue et portait à sa ceinture une paire de pistolets.

-- C'est Hélène Campbell, la femme de Rob, me dit très bas
M. Jarvie d'un air fort alarmé. Il y aura parmi nous plus d'une
côte brisée avant qu'il soit longtemps.

-- Que cherchez-vous ici? demanda-t-elle une seconde fois au
capitaine Thornton qui s'avançait.

-- Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell,
répondit l'officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes; ne
tentez donc pas de vous opposer au passage des troupes du roi, et
vous n'éprouverez de nous que de bons traitements.

-- Oui! répliqua l'amazone, je connais depuis longtemps vos bons
traitements! Vous ne m'avez laissé ni nom ni réputation. Les
ossements de ma mère se soulèveront dans le tombeau quand les
miens iront l'y rejoindre. Vous n'avez laissé à moi et aux miens
ni maison, ni lit, ni couvertures, ni bestiaux pour nous nourrir,
ni toisons pour nous couvrir. Vous nous avez tout enlevé, tout,
jusqu'au nom de nos ancêtres, et maintenant vous venez pour nous
enlever la vie.

-- Je n'en veux à la vie de personne, dit le capitaine, mais je
dois exécuter mes ordres. Si vous êtes seule, vous n'avez rien à
craindre: s'il se trouve avec vous des gens assez insensés pour
nous opposer une résistance inutile, ils n'auront à accuser
qu'eux-mêmes du sort qui les attend. Sergent, en avant!

-- En avant, marche! cria le sergent. Hourra! mes enfants! une
bourse pleine d'or pour la tête de Rob-Roy!

Il s'avança au pas de charge, suivi de six soldats, et monta
l'étroit sentier qui conduisait sur le promontoire; mais à peine
étaient-ils arrivés au premier tournant de ce défilé qu'une
décharge d'une douzaine de coups de fusil se fit entendre. Le
sergent, atteint d'une balle à la poitrine, chercha à se maintenir
quelques instants; il s'accrocha aux aspérités du roc pour monter
plus avant, mais ses forces l'abandonnèrent, et après un dernier
effort il tomba de rocher en rocher jusque dans le lac, où il
disparut. Trois soldats restèrent morts sur la place, et les trois
autres, blessés plus ou moins dangereusement, se replièrent sur le
corps d'armée.

-- Grenadiers, en avant! cria le capitaine. -- Il faut vous
rappeler qu'à cette époque les grenadiers portaient cette arme
destructive d'où ils ont tiré leur nom. Les quatre soldats ainsi
armés se mirent donc en tête de la colonne, et Thornton les suivit
avec toute sa troupe pour les soutenir. -- Messieurs, nous dit-il
alors, vous êtes libres, pourvoyez à votre sûreté. Grenadiers,
ouvrez la giberne! grenade en main!

Le détachement s'avança en poussant de grands cris; les grenadiers
jetèrent leurs grenades dans les buissons où l'ennemi se tenait
caché, et la troupe monta au pas de charge pour déloger l'ennemi.
Dougal, oublié dans le tumulte, s'enfonça prudemment dans les
broussailles qui croissaient sur le roc, et y monta avec la
rapidité du chat-pard. J'imitai son exemple, pensant bien que tout
ce qui suivrait le sentier tracé se trouverait exposé au feu des
montagnards. J'étais hors d'haleine, car un feu roulant répété par
mille échos, l'explosion des grenades, les cris des soldats, les
hurlements de leurs ennemis ne pouvaient qu'exciter de plus en
plus mon désir d'atteindre un lieu de sûreté. Il me fut pourtant
impossible de rejoindre Dougal, qui sautait d'une pointe de rocher
sur une autre aussi lestement qu'un écureuil, et je finis par le
perdre de vue.

Me trouvant alors assez éloigné des combattants pour n'avoir rien
à craindre, au moins pour le moment, je m'arrêtai pour chercher à
découvrir ce qu'étaient devenus mes compagnons, et je les aperçus
tous les deux, chacun dans une situation fort désagréable.

M. Jarvie, à qui la peur avait sans doute donné un degré d'agilité
qui ne lui était pas ordinaire, était parvenu à monter jusqu'à la
hauteur d'environ trente pieds sur le roc; quand il voulut passer
d'une pointe sur une autre, le pied lui glissa malheureusement, et
de telle manière qu'il aurait été bien certainement rejoindre feu
son père, le digne diacre, dont il aimait tant à citer les faits
et gestes, si, par hasard, une grosse épine n'eût accroché le pan
de sa redingote et ne l'eût retenu; nouveau danger qui n'eût pas
été moindre s'il n'avait trouvé le moyen de conserver une position
à peu près horizontale, en saisissant de la main droite une autre
branche voisine, mais plus basse que la première. On aurait pu
croire qu'il voltigeait entre le ciel et la terre, et il ne
ressemblait pas mal à l'enseigne de la _Toison d'or _qu'on voit à
Londres sur la porte d'une boutique de mercier dans Ludgate-Hill.

André n'avait pas pris le même chemin que Dougal: chemin que
M. Jarvie et moi avions suivi, mais non avec le même succès. Il en
avait choisi un autre pour une double raison: d'abord parce que la
montée en était moins rapide, et ensuite parce qu'il s'en trouvait
plus voisin. Il monta effectivement assez rapidement jusqu'à une
petite plate-forme qu'il rencontra, et qui était à peu près de
niveau avec l'endroit où le bailli était suspendu. Là il se trouva
arrêté par des rochers perpendiculaires qu'il était impossible de
gravir, et il ne pouvait changer de position que pour redescendre
dans le défilé d'où il était parti, ce qui n'était nullement de
son goût. Il avait sous ses pieds le détachement du capitaine
Thornton, au-dessus de lui des montagnards, de manière que le
sifflement des balles qui se croisaient sur sa tête semblait lui
annoncer à chaque instant sa dernière heure. Il courait de tous
côtés sur son étroite plate-forme, poussant des cris affreux, et
implorant la merci des deux partis, en anglais et en écossais,
suivant le côté vers lequel la victoire semblait incliner.
M. Jarvie seul répondait à ses exclamations par des gémissements
que lui arrachait autant la peur que sa situation précaire.

Ma première idée fut de courir à son secours. Mais, de l'endroit
où je me trouvais, il m'était physiquement impossible d'arriver à
lui, en étant séparé par le précipice au-dessus duquel il était
suspendu. André, qui n'en était éloigné que d'environ cinquante
pas, aurait pu facilement lui rendre ce service; mais ni mes
signes, ni mes prières, ni mes ordres, ni mes menaces ne purent le
décider à se rapprocher du lieu du combat; et, après avoir couru
encore quelque temps comme un homme privé de raison, il finit par
se jeter le ventre contre terre, et ne se releva que lorsque le
feu eut entièrement cessé.

Tout cela fut l'affaire de quelques minutes; et, n'entendant plus
le bruit de la fusillade, j'en conclus que la victoire s'était
déclarée pour l'un des partis. Ne pouvant voir le champ de
bataille du lieu où j'étais, je gagnai une éminence voisine qui le
dominait, afin d'implorer la compassion des vainqueurs, quels
qu'ils fussent, en faveur du pauvre bailli, bien convaincu qu'on
ne le verrait pas suspendu au milieu des airs, comme le tombeau de
Mahomet, sans lui prêter une main secourable.

Dès que je fus sur cette hauteur, je vis que le combat avait fini,
comme je le prévoyais, par la défaite totale du capitaine
Thornton. Une troupe de Highlanders le désarmait, lui et une
douzaine d'hommes qui lui restaient, et qui presque tous étaient
couverts de blessures. La troupe avait été exposée à un feu
meurtrier dont elle ne pouvait se garantir et qui l'extermina
presque entièrement, tandis que les montagnards, protégés par leur
position, n'eurent qu'un homme tué et deux blessés par les
grenades, comme je l'appris ensuite; car en ce moment je ne pus
connaître que le résultat de l'affaire, en voyant le capitaine et
le peu d'hommes qui lui restaient environnés d'une horde de
sauvages trépignant d'une joie féroce et soumettant leurs ennemis
vaincus à toutes les conséquences des lois de la guerre.

Chapitre XXXI.

Oui, malheur aux vaincus! telle fut la menace
Que répéta jadis d'une terrible voix
Le belliqueux Brennus dont la bouillante audace
Fit céder la balance aux glaives des Gaulois,
Lorsque Rome orgueilleuse et cependant soumise
Apportait sa rançon à ses fiers ennemis.
Oui, malheur aux vaincus! c'est encor la devise
Que portent nos drapeaux dans les pays conquis.

_La Gauliade._



Mon premier soin fut alors de chercher des yeux Dougal parmi les
vainqueurs. Je ne doutais plus que le rôle qu'il avait joué ne fût
concerté d'avance pour amener dans ce défilé dangereux l'officier
anglais et sa troupe, et je ne pus m'empêcher d'admirer l'adresse
avec laquelle ce demi-sauvage, en apparence si naïf, avait caché
son dessein et s'était fait arracher, comme de force et par
crainte, les fausses informations que son but était de donner. Je
sentais que nous ne pouvions sans danger approcher des vainqueurs
dans le premier moment d'une victoire qui était souillée par des
actes de cruauté; car je vis les montagnards, ou, pour mieux dire,
des enfants qui les avaient suivis, poignarder quelques soldats
mourants qui cherchaient encore à se relever. J'en conclus qu'il
ne serait pas prudent de nous présenter à eux sans quelque
médiateur; et comme je ne voyais pas Campbell, en qui je devais
reconnaître alors le fameux Rob-Roy, j'avais résolu de réclamer la
protection de son émissaire Dougal.

Après l'avoir inutilement cherché, je retournai à l'endroit que je
venais de quitter, pour réfléchir de nouveau sur les moyens
d'aller au secours de l'honnête banquier. Mais, à ma grande
satisfaction, je vis qu'il avait abandonné son poste aérien et
qu'il était assis au pied du roc au haut duquel il était naguère
suspendu. Je me hâtai d'aller le joindre et de lui offrir mes
félicitations sur sa délivrance. Il n'était pas d'abord très
disposé à les recevoir avec la même cordialité que je les lui
offrais, et une forte quinte de toux interrompit à plusieurs
reprises les doutes qu'il exprimait sur leur sincérité.

-- Hem! hem! hem!... On dit qu'un ami!... hem!... qu'un ami vaut
mieux qu'un frère... hem!... Pourquoi suis-je venu ici,
M. Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes?...
Hem! hem! hem!... Que Dieu me pardonne de jurer!... Hem!... Ce
n'était que pour vous. Pensez-vous donc qu'il soit bien beau...
hem! hem! bien beau de m'avoir laissé suspendu comme un archange
entre le ciel et la terre, sans même essayer... hem!... sans
essayer de venir à mon secours?

Je n'épargnai pas les apologies, et je lui fis voir l'endroit où
je me trouvais lorsque cet accident lui était arrivé; il se
convainquit par ses propres yeux qu'il m'eût été impossible
d'aller le joindre; et, comme il avait dans le coeur autant de
justice et de bonté que de vivacité dans l'esprit, il me tendit la
main et me rendit ses bonnes grâces. Je profitai de ma rentrée en
faveur pour lui demander comment il était parvenu à se tirer
d'embarras.

-- À me tirer d'embarras! Je serais resté suspendu jusqu'au jour
du jugement dernier plutôt que de m'en tirer moi-même, ayant la
tête pendante d'un côté, et les pieds de l'autre. C'est la
créature Dougal qui m'a tiré d'embarras, comme il l'avait fait
hier. Il est venu à moi avec un autre Highlander, a bravement
coupé d'un coup de dirk les deux pans de ma redingote, et ils
m'ont replanté sur mes jambes, aussi sain que s'il ne m'était rien
arrivé. Voyez pourtant comme il est utile d'avoir des habits de
bon drap! Si la redingote eût été de vos camelots ou de vos draps
légers de France, elle se serait déchirée cent fois sous un poids
comme celui de mon corps. Dieu bénisse l'ouvrier qui en a fabriqué
le tissu! J'étais là-haut, nageant dans l'air comme le poisson
dans l'eau, aussi en sûreté qu'une gabarre attachée au rivage par
un triple câble à Broomielaw.

Je lui demandai alors ce qu'était devenu son libérateur.

-- La créature, répondit-il en continuant à l'appeler ainsi, la
créature m'a dit qu'il ne serait pas trop sage de me montrer à la
dame en ce moment, et il m'a conseillé de rester ici jusqu'à ce
qu'il revînt, ce que je ne manquerai pas de faire. J'ai dans
l'idée qu'il vous cherche. C'est un garçon plein de bon sens. Je
crois qu'il ne se trompe pas relativement à la dame. Hélène
Campbell, étant fille, ne brillait point par la douceur, et elle
n'a pas changé de caractère en se mariant. Bien des gens disent
que Rob-Roy lui-même en a une sorte de crainte respectueuse. Je
crois qu'elle ne me reconnaîtrait pas, car il y a bien des années
que nous ne nous sommes vus. Bien décidément, j'attendrai Dougal
avant de me montrer à elle.

Je lui dis que ce parti me paraissait le plus prudent. Mais le
destin avait décidé que pour cette fois la prudence du bailli ne
lui serait d'aucune utilité.

Lorsque la fusillade avait cessé, André s'était relevé, et n'osant
encore descendre de sa plate-forme, il y restait appuyé contre un
roc, position qui le découvrit aux yeux de lynx des montagnards
quelques instants après que la victoire se fut déclarée en leur
faveur. Aussitôt ils poussèrent un grand cri, et cinq ou six
d'entre eux, le couchant en joue, lui signifièrent, par des gestes
auxquels il était impossible de se méprendre, qu'il fallait qu'il
vînt les trouver sur-le-champ, ou qu'ils prendraient un moyen plus
prompt pour le faire descendre.

André n'était pas homme à se refuser à une pareille invitation. La
crainte du danger le plus imminent lui ferma les yeux sur celui
qui paraissait inévitable. Il descendit donc sur-le-champ à
reculons, par la route la plus courte, quoique la moins facile,
marchant sur ses genoux, rampant à plat ventre suivant les
occasions, s'accrochant aux fentes du rocher, à ses aspérités et
aux arbrisseaux qu'il rencontrait, et n'oubliant jamais, chaque
fois qu'il avait une main libre, de la tendre vers ceux qui le
menaçaient, comme pour implorer leur merci. Les montagnards
semblaient s'amuser de la terreur d'André, et ils tirèrent par-
dessus sa tête deux ou trois coups de fusil, plutôt pour se
divertir de sa frayeur que dans l'intention de le blesser, et afin
de le voir redoubler d'efforts pour arriver au bout d'une course
périlleuse que la crainte pouvait seule lui avoir donné le courage
d'entreprendre.

Enfin il arriva au pied de la montagne, ou pour mieux dire il y
tomba; car, ayant glissé lorsqu'il n'en était plus qu'à huit ou
dix pieds, il roula jusqu'au bas, sans se faire aucun mal.
Quelques montagnards l'aidèrent à se relever, et, avant qu'il fût
bien affermi sur ses jambes, ils l'avaient déjà débarrassé de son
chapeau, de son gilet, de sa cravate, de ses bas; enfin, ils
mirent une telle célérité à le dépouiller qu'on pouvait dire qu'il
était tombé complètement habillé, et qu'il s'était relevé au même
instant, effrayant par sa nudité presque absolue. Dans cet état,
ils le traînèrent, sans égards pour ses pieds nus, à travers les
broussailles et les pointes aiguës des rochers, jusqu'à l'endroit
où s'était livré le combat et où toute la troupe était encore
rassemblée.

Ce fut tandis qu'ils l'emmenaient ainsi qu'en passant vis-à-vis
l'espèce de gorge où nous étions assis ils nous découvrirent
malheureusement. À l'instant cinq à six Highlanders armés
accoururent à nous, en nous menaçant de leurs claymores, de leurs
poignards et de leurs pistolets. Vouloir opposer quelque
résistance eût été folie, d'autant plus que nous étions sans
armes. Nous nous soumîmes donc à notre destin; et ce fut avec
quelque rudesse que ceux qui s'occupèrent de notre toilette se
préparaient à nous réduire à _l'état de nature[123]_ (pour me
servir de la phrase du roi Lear), comme le bipède _déplumé _André
Fairservice, qui était à quelques pas de nous, transi autant de
crainte que de froid. Un heureux hasard nous préserva de cet excès
d'outrage; car, au moment où je venais d'être débarrassé de ma
cravate, vraie batiste, garnie en dentelles, par parenthèse, et
que le bailli venait de céder les restes de sa redingote, Dougal
parut, et la scène changea. Il cria, menaça, jura, autant que j'en
pus juger par ses gestes et par le ton dont il s'exprimait, et
força les pillards non seulement à nous laisser ce qu'ils
s'apprêtaient à prendre, mais à nous rendre ce qu'ils nous avaient
pris. Il arracha ma cravate au montagnard qui s'en était emparé;
et, dans le zèle qu'il mit à m'en faire la restitution, il la
serra autour de mon cou avec assez de force pour me faire croire
qu'il avait, pendant son séjour à Glascow, non seulement servi de
substitut de geôlier de la prison, mais pris quelques leçons de
l'exécuteur des hautes-oeuvres. Il replaça de même sur les épaules
de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote écourtée, et, se mettant
en marche avec nous, il sembla ordonner aux autres montagnards
d'avoir pour nous et pour le bailli surtout respect et attention.
André aurait bien désiré que la protection que nous accordait
Dougal s'étendît jusqu'à lui, mais ce fut en vain qu'il l'implora;
il ne put même obtenir que ses souliers lui fussent rendus.

-- Non, non, lui répondit Dougal, vous n'êtes pas un gentilhomme,
vous, et il y en a ici plus d'un qui vaut mieux que vous et qui
marche nu-pieds. Et, laissant à André le soin de nous suivre, ou
plutôt laissant aux montagnards qui l'entouraient le soin de
presser sa marche, il nous fit rentrer dans le défilé où le combat
avait eu lieu pour nous conduire comme prisonniers devant la
femme-chef de la bande, grondant, repoussant, frappant même ceux
qui semblaient vouloir s'approcher de nous de trop près, comme
s'il était plus menacé que nous-mêmes par ceux qui semblaient
vouloir prendre à notre capture plus d'intérêt qu'à lui.

Enfin nous parûmes devant l'héroïne du jour, dont les traits
farouches, comme ceux des figures martiales et sauvages qui nous
environnaient, me frappèrent, je l'avoue, d'une véritable crainte.
Je ne sais si Hélène avait pris une part active au combat, mais
les taches de sang qu'on voyait sur ses mains, sur ses bras, sur
ses vêtements, sur la lame de son épée qu'elle tenait aussi à la
main, son teint enflammé, le désordre de ses cheveux, dont une
partie s'était échappée de dessous la toque rouge surmontée d'une
plume qui formait sa coiffure, tout semblait prouver qu'elle n'en
était pas restée simple spectatrice. Ses yeux noirs et vifs et
toute sa physionomie annonçaient l'orgueil de la victoire et le
plaisir de la vengeance satisfaite. Elle n'avait pourtant l'air ni
cruel ni sanguinaire, elle me rappelait plutôt quelques portraits
des héroïnes de l'Ancien Testament, que j'avais vus dans les
églises catholiques de France. Elle n'avait pas la beauté d'une
Judith, ni les traits inspirés d'une Débora, ni ceux de la femme
d'Héber le Cinéen, aux pieds de laquelle l'oppresseur d'Israël qui
demeurait dans l'Haroseth des Gentils baissa la tête, tomba et ne
se releva plus[124]; mais l'enthousiasme peint sur sa figure, une
sorte de dignité farouche auraient pu donner quelques idées aux
artistes qui ont traité des sujets sacrés.

Je ne savais trop en quels termes m'adresser à cette femme
extraordinaire; mais M. Jarvie me tira d'embarras en se chargeant
de la harangue. Après avoir toussé plusieurs fois: -- Je m'estime
fort heureux, dit-il, mais n'ayant pas réussi à donner au mot
_heureux _toute l'emphase qu'il voulait y mettre, -- très heureux,
reprit-il en appuyant sur ce mot, d'avoir l'occasion de souhaiter
le bonjour à l'épouse de mon cousin Rob. Comment vous portez-vous?
ajouta-t-il en tâchant de prendre le ton d'importance et de
familiarité qui lui était ordinaire; comment vous êtes-vous portée
pendant ce temps? Ce n'est pas hier que nous nous sommes vus. Vous
m'avez peut-être oublié, mistress Mac-Gregor Campbell; mais tout
au moins vous vous rappellerez feu mon père, le digne diacre,
Nicol Jarvie de Salt-Market à Glascow... C'était un honnête
homme... un homme solide... un homme qui vous respectait vous et
les vôtres. Ainsi donc, comme je vous le disais, mistress Mac-
Gregor Campbell, je m'estime heureux de vous voir, et je vous
demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si
vos gens ne me tenaient le bras d'une manière un peu gênante; et
pour vous dire la vérité, comme un magistrat doit le faire, je
crois qu'avant de songer à faire bon accueil à vos hôtes, un peu
d'eau ne vous serait pas inutile.

Le ton familier de ce discours n'était guère en harmonie avec
l'état d'exaltation où se trouvait alors l'esprit d'une femme
animée par le combat qui venait d'avoir lieu, échauffée par la
victoire, et qui allait prononcer une sentence irrévocable sur la
vie et la mort des prisonniers qu'elle avait faits.

-- Qui diable êtes-vous, s'écria-t-elle, vous qui osez prétendre à
une parenté avec les Mac-Gregor, sans porter leur habit et sans
parler leur langage? Qui êtes-vous? parlez, vous qui avec la
langue et la forme du limier venez vous reposer parmi les daims.

-- Il est possible, cousine, répondit le bailli sans se troubler,
que notre parenté ne vous ait jamais été expliquée; mais c'est une
chose sûre, et qu'il est facile de prouver. Ma mère Elspeth Mac-
Farlane était épouse de mon père le diacre Nicol Jarvie, que Dieu
fasse paix à leurs âmes! Elspeth était fille de Farlane Mac-
Farlane, qui demeurait à Loch-Sloy. Or ce Farlane Mac-Farlane
avait épousé Jessy Mac-Nab de Struckallachan, qui était cousine au
cinquième degré de votre mari, car Duncan...

La virago interrompit cette généalogie pour lui demander avec
hauteur si un ruisseau coulant librement reconnaissait quelque
parenté avec l'eau qu'on y avait puisée pour l'employer aux vils
usages domestiques de ceux qui habitaient sur ses bords.

-- Vous avez raison, cousine, répondit M. Jarvie, et cependant, en
été, quand le ruisseau montre les pierres blanches de son lit
desséché, il ne serait pas fâché qu'on lui rapportât toutes les
gouttes d'eau qu'on en a retirées. Je sais bien que dans vos
montagnes vous faites peu de cas de la langue qu'on parle à
Glascow et des vêtements qu'on y porte, mais il faut pourtant bien
que chacun parle le langage qu'il a appris dans son enfance, et il
me semble que mon gros ventre et mes courtes jambes ne
figureraient pas trop bien sous l'habillement de vos montagnards.
D'ailleurs, cousine, continua-t-il sans faire attention aux signes
que lui faisait Dougal, qui voyait que cette harangue impatientait
l'amazone, puisque vous honorez votre brave mari... comme toute
femme doit le faire, puisque l'Écriture le commande, ... puisque
vous l'honorez, comme je le disais, vous devez vous rappeler que,
sans parler du collier de perles que je vous ai envoyé le jour de
vos noces, j'ai rendu à Rob quelques services dans le temps où il
faisait un commerce honnête en bestiaux, quand il ne s'occupait ni
à se battre, ni à piller, ni à désarmer les soldats du roi, ce qui
est défendu par les lois.

Il touchait là une corde dont le son n'était pas agréable aux
oreilles de sa cousine. Elle leva la tête d'un air de fierté, et
dit en souriant avec mépris et amertume:

-- Oui, sans doute! vous et ceux qui vous ressemblent pouviez
prétendre à être nos parents quand nous étions vos misérables
esclaves, vos porteurs d'eau et vos fendeurs de bois, les
pourvoyeurs de bestiaux pour vos banquets, les victimes de vos
lois oppressives et tyranniques; mais à présent que nous sommes
libres, ... libres par suite de l'acte qui ne nous a laissé ni
asile, ni nourriture, ni vêtements, qui m'a privée de tout... de
tout!... je frémis quand je pense que je ne puis m'occuper
d'autres idées que de celles de vengeance, et je veux couronner
cette glorieuse journée par une action qui rompra tous les noeuds
qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les rustres des
Basses-Terres. Allan, Dougal, qu'on lie ensemble ces trois
Anglais, et qu'on les précipite dans le lac. Qu'ils aillent y
chercher les parents qu'ils peuvent avoir dans nos montagnes.

Le bailli, alarmé de cet ordre, ouvrait la bouche pour adresser à
sa cousine une remontrance qui n'aurait probablement servi qu'à
l'irriter davantage, quand Dougal, le poussant rudement, se plaça
devant lui et adressa à sa maîtresse, dans sa langue, un discours
vif et animé qui faisait un contraste frappant avec la manière
lente et presque stupide avec laquelle je l'avais entendu
s'exprimer en anglais au clachan d'Aberfoil. Je ne doutai pas un
instant qu'il ne plaidât en notre faveur.

La dame lui répliqua, ou plutôt interrompit sa harangue, en
s'écriant en anglais, comme si elle eût voulu nous donner un
avant-goût du sort qu'elle nous destinait:

-- Vil chien et fils de chien! hésitez-vous à exécuter mes ordres?
si je vous ordonnais de leur arracher le coeur, afin de voir dans
lequel des deux il se trouve plus de trahison contre les Mac-
Gregor, ne devriez-vous pas m'obéir? ne le feriez-vous pas? Cela
s'est fait du temps de la vengeance de nos pères.

-- Certainement, certainement, répondit-il, mon devoir est
d'obéir. Cela est raisonnable. Mais si c'était... si c'était la
même chose pour vous de faire jeter dans le lac ce capitaine et
quelques-uns de ces Habits-Rouges, je le ferais avec beaucoup plus
de plaisir; car ceux-ci sont des amis de Gregarach. Ils ne sont
venus que sur son invitation, et je puis le certifier, puisque
c'est moi qui leur ai porté sa lettre.

Elle allait lui répondre, et probablement décider de notre sort,
quand le son d'un pibroch se fit entendre au commencement du
défilé. C'étaient sans doute les mêmes cornemuses que l'arrière-
garde de Thornton avait entendues dans le bois et qui l'avaient
décidé à forcer le passage en avant, de crainte d'être attaqué
par-derrière. Le combat n'ayant duré que quelques instants, les
montagnards qui suivaient cette musique militaire ne purent
arriver qu'après qu'il fut terminé, quoiqu'ils eussent doublé le
pas en entendant la fusillade. La victoire avait été complète sans
leur secours, et leurs camarades n'attendaient que leurs
félicitations.

Il y avait une différence frappante entre le parti qui arrivait et
celui qui avait défait le capitaine Thornton, et elle était
entièrement à l'avantage des derniers venus. Parmi les montagnards
qui entouraient la chieftainesse[125], si je puis, sans blesser la
grammaire, donner ce nom à la femme de Rob-Roy, on voyait des
vieillards, des enfants à peine en âge de porter les armes, même
des femmes, enfin tous ceux qui ne prennent part à des opérations
militaires que dans un cas de nécessité extrême; et cette
circonstance avait encore ajouté au chagrin et à la confusion du
capitaine, quand il avait reconnu que ses braves vétérans avaient
été écrasés par des ennemis si méprisables. Mais les trente à
quarante Highlanders que nous apercevions en ce moment étaient
tous dans la fleur de l'âge, bien faits, robustes; et le costume
qu'ils portaient faisait voir des muscles fortement dessinés. Ils
étaient aussi beaucoup mieux armés. La bande qui avait combattu
sous les ordres de l'amazone n'avait qu'une quinzaine de
fusiliers, les autres étaient armés de haches, de faux, de bâtons
noueux, et quelques-uns seulement avaient un long couteau ou des
pistolets. Mais ceux qui arrivaient avaient tous à la ceinture des
pistolets et un poignard, une claymore au côté, un fusil à la
main, et un bouclier rond en bois, doublé en cuivre et couvert de
peau, et du milieu duquel partait une pointe aiguë en acier. Ils
le portaient sur le dos dans leurs marches, quand ils se servaient
d'armes à feu, et le tenaient de la main gauche quand ils se
battaient à l'arme blanche.

Mais il était facile de voir que ces guerriers d'élite n'avaient
pas à s'applaudir d'une victoire pareille à celle que leurs
compagnons venaient de remporter. La cornemuse ne faisait entendre
que des sons lugubres, séparés par de courts intervalles, et qui
ne ressemblaient nullement au chant joyeux du triomphe. Ils
arrivèrent en silence devant Hélène, l'air morne et les yeux
baissés, la cornemuse continuant à rendre des sons mélancoliques.

Hélène s'avança vers eux. Sa physionomie exprimait un mélange de
crainte et de colère. -- Que veut dire cela, Alaster? dit-elle au
joueur de cornemuse. Pourquoi ces accents de tristesse après une
victoire...? Robert, Hamish, où est le Mac-Gregor? où est votre
père?

Ses deux fils, qui étaient à la tête de cette troupe, s'avancèrent
vers elle à pas lents et d'un air irrésolu. Ils lui dirent
quelques mots dans leur langue, et à l'instant elle poussa un cri
perçant que répétèrent toutes les femmes et tous les enfants en
battant des mains et en levant les bras au ciel. Les échos des
montagnes, qui avaient gardé le silence depuis la fin du combat,
firent entendre cent fois ces hurlements, et les oiseaux nocturnes
s'enfuirent de leurs retraites, effrayés d'entendre en plein jour
des cris plus affreux et de plus mauvais augure que ceux qu'ils
poussent pendant la nuit.

-- Prisonnier! s'écria Hélène un instant après. Prisonnier! et ses
fils vivent pour me l'annoncer!... Chiens, lâches que vous êtes,
vous ai-je nourris de mon lait pour vous voir être avares de votre
sang quand il s'agit de défendre votre père; pour le voir emmener
prisonnier et venir, vous, m'en apporter la nouvelle?

Les fils de Mac-Gregor, à qui s'adressait cette apostrophe,
étaient deux jeunes gens, dont l'aîné paraissait à peine avoir
vingt ans. Il se nommait Robert, et les Highlanders, pour le
distinguer de son père qui portait le même nom, ajoutaient au sien
l'épithète de _Og, _ou le moins grand de taille. Il avait les
cheveux noirs, le teint brun, mais coloré, et il était plus formé
et plus vigoureux qu'on ne l'est ordinairement à cet âge. _Hamish,
_ou James, quoique plus jeune de deux ans, était beaucoup plus
grand que son frère. Ses yeux bleus et de beaux cheveux blonds
donnaient à sa figure un air de douceur qu'on trouve rarement
parmi les montagnards.

Tous deux avaient l'air abattu et consterné, et ils écoutèrent
avec une soumission respectueuse les reproches que leur mère leur
adressait. Enfin, quand le premier feu de sa colère se fut apaisé,
l'aîné, lui parlant en anglais, sans doute pour ne pas être
compris par ceux qui le suivaient, essaya de se justifier ainsi
que son frère. J'étais assez près de lui pour entendre presque
tout ce qu'il disait, et j'avais trop d'intérêt à m'instruire de
tout ce qui se passait, dans l'étrange crise où je me trouvais,
pour ne pas écouter avec la plus grande attention.

-- Le Mac-Gregor, dit-il, était invité à une entrevue par un
habitant des Lowlands qui lui apporta une lettre de la part de...
(je n'entendis pas le nom qu'il prononça à demi-voix, mais qui me
parut ressembler au mien); il y consentit, mais il nous ordonna de
garder en otage le porteur de la lettre, afin de s'assurer qu'on
ne lui manquerait pas de foi. Il se rendit au lieu du rendez-vous,
n'emmenant avec lui qu'Angus Breck et le petit Rory, et défendant
que personne le suivît. Une demi-heure après, Angus Breck vint
nous apprendre la triste nouvelle que mon père avait été surpris,
à l'endroit qui lui avait été indiqué, par un détachement de
milice du comté de Lennox, commandé par Galbraith de
Garschattachin, qui l'avait fait prisonnier. Il ajouta que mon
père, ayant dit que l'otage répondrait sur sa tête du traitement
qu'il essuierait, Galbraith ne fit que rire de cette menace, et
dit: -- Eh bien!

Rob, que chacun pende son homme: nous pendrons le brigand, et vos
catérans pendront le jaugeur[126]. Par ce moyen le pays sera délivré
de deux fléaux à la fois, un méchant Highlander et un agent du
fisc. Angus Breck, qu'on surveillait moins rigoureusement que son
maître, trouva moyen de s'échapper, après avoir été retenu en
captivité assez longtemps pour entendre cette discussion.

-- Et en apprenant cette nouvelle, lâche, traître que vous êtes,
s'écria la femme de Mac-Gregor, vous n'avez pas volé sur-le-champ
au secours de votre père pour le sauver, ou périr en le défendant?

Le jeune Mac-Gregor lui répondit d'un air modeste que, les ennemis
se trouvant en force supérieure, il s'était hâté de rentrer dans
les montagnes pour rassembler tous les hommes disponibles et
partir sur-le-champ à leur tête pour tâcher de délivrer Mac-
Gregor; qu'il avait appris que le détachement de milice devait
passer la nuit avec le prisonnier dans le château de Gartartan ou
dans la forteresse de Menteith, et qu'il serait possible de s'en
emparer si l'on pouvait réunir assez de monde.

J'appris ensuite que le reste des troupes du maraudeur des
Highlands avait été divisé en deux bandes; la première destinée à
surveiller les mouvements de la garnison d'Inversnaid, dont une
subdivision venait d'être défaite sous les ordres du capitaine
Thornton; et la seconde à faire face aux clans des Highlands qui
s'étaient unis aux troupes régulières et aux Lowlanders pour
envahir simultanément ce qu'on appelait alors communément le pays
de Rob-Roy, c'est-à-dire le territoire montagneux et désert situé
entre le loch Lomond, le loch Katrine et le loch Ard. Des
messagers furent dépêchés en grande hâte pour concentrer (comme je
le supposai) toutes les forces des Mac-Gregor contre les
Lowlanders; et le découragement peint naguère sur tous les visages
y fit place à l'espoir de délivrer leur chef et à la soif de la
vengeance. Ce fut sous la brûlante influence de cette dernière
passion qu'Hélène ordonna qu'on lui amenât le malheureux qu'on
avait gardé en otage. Je crois que ses enfants l'avaient éloigné
de ses yeux par humanité; quoi qu'il en soit, cette précaution ne
fit que retarder sa destinée de quelques instants. On conduisit
devant elle un homme déjà à demi mort de terreur, et dans les
traits pâles et défigurés duquel je reconnus, avec autant
d'horreur que de surprise, mon ancienne connaissance Morris.

Il se jeta aux pieds de la femme du chef et s'efforça d'embrasser
ses genoux; mais elle recula, comme si cet attouchement eût dû la
souiller, et il ne put que baiser les pans de son plaid. Jamais
peut-être on n'entendit demander la vie avec tant de désespoir. La
crainte agissait sur son esprit avec tant de force qu'au lieu de
paralyser sa langue, comme cela arrive dans les occasions
ordinaires, elle le rendait presque éloquent. Les joues couvertes
d'une pâleur mortelle, se tordant les mains dans son angoisse, et
roulant de tous côtés des yeux qui semblaient faire leurs derniers
adieux aux choses de ce monde, il protesta, par les serments les
plus solennels, qu'il n'était pas complice de la trahison méditée
contre Rob-Roy, qu'il aimait et qu'il honorait de toute son âme...
Par une inconséquence, suite du désordre de son esprit, il dit
qu'il n'était que l'agent d'un autre, et il prononça le nom de
Rashleigh... Il ne demandait que la vie; pour la vie il
renoncerait à tout ce qu'il possédait au monde; c'était la vie
seule qu'il désirait, dût-elle être prolongée au milieu des
tortures, dût-il ne plus respirer d'autre air que celui des
cavernes les plus sombres et les plus infectes.

Il est impossible de peindre l'air de mépris et de dégoût avec
lequel Hélène écoutait ses humbles supplications.

-- Je t'accorderais la vie, lui dit-elle, si elle devait être pour
toi un fardeau aussi lourd, aussi insupportable que pour moi, que
pour toute âme noble et généreuse. Mais toi, misérable, insensible
à tous les malheurs qui désolent le monde, tu te trouverais
heureux de ramper sur la terre au milieu des crimes et des
chagrins des autres, tandis que l'innocence est trahie et
opprimée, tandis que des gens sans naissance et sans courage
foulent aux pieds des hommes illustrés par leur bravoure et par
une longue suite d'aïeux. Au milieu du carnage général, tu serais
aussi heureux que le chien du boucher, qui lèche le sang des
bestiaux qu'on égorge... Non! tu ne jouiras point de ce bonheur!
tu mourras, lâche chien! et tu mourras avant que ce nuage ait
passé sur le soleil.

Alors elle prononça quelques mots en gaélique; deux Highlanders
saisirent le suppliant, et l'entraînèrent sur le bord d'un rocher
suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus aigus, les plus
épouvantables qu'on ait jamais entendus... Je puis dire
épouvantables, car pendant plusieurs années je m'éveillai souvent
en sursaut, croyant encore les entendre. Tandis que les exécuteurs
ou les assassins, nommez-les comme vous voudrez, le traînaient
vers le lieu de son supplice, il me reconnut, et s'écria d'un ton
lamentable: -- Oh! M. Osbaldistone! sauvez-moi! sauvez-moi! Ces
mots furent les derniers que je lui entendis prononcer.

Je fus tellement ému par cet affreux spectacle que, quoique je
m'attendisse à chaque instant à partager le même sort, j'essayai
de parler en sa faveur; mais, comme je devais m'y attendre, mon
intercession ne produisit aucun effet, et n'obtint pas même une
réponse: deux montagnards tenaient la victime, un autre lui
attachait au cou une grosse pierre dans un vieux lambeau de plaid,
tandis que d'autres se partageaient ses vêtements. Enfin, après
lui avoir lié les pieds et les mains, on le précipita dans le lac,
qui avait douze à quinze pieds de profondeur, en poussant un
hurlement de triomphe et de vengeance satisfaite qui ne put
cependant complètement couvrir son dernier cri. Le bruit de sa
chute dans les eaux du lac arriva jusqu'à nous. Les Highlanders
veillèrent quelques instants, pour voir s'il ne parviendrait pas à
se dégager de ses liens et à tenter de s'échapper à la nage; mais
les noeuds n'avaient été que trop bien assujettis; la victime
s'enfonça sans résistance. Les eaux, que le poids de sa chute
avait troublées, se refermèrent sur lui en reprenant leur calme
accoutumé, et la vie qu'il avait demandée avec tant d'instances
s'éteignit dans cet abîme.[127]

Chapitre XXXII.

Avant que le soleil se couche à l'occident,
Laissez-le parmi nous revenir librement;
Ou s'il est pour le coeur une juste vengeance,
Si nos traits de frapper ont encor la puissance,
Ces pays ravagés attesteront vos torts.

_Ancienne comédie._



Je ne sais comment il se fait qu'un acte isolé de violence et de
cruauté produit sur l'âme une impression plus pénible qu'un plus
grand nombre d'actes semblables. Je venais de voir, quelques
instants auparavant, plusieurs de mes braves concitoyens tomber
sur le champ de bataille. Il m'avait semblé qu'ils n'avaient fait
que payer la dette commune de l'humanité. Mon coeur avait vivement
regretté leur perte, mais il n'avait pas été déchiré d'angoisse et
d'horreur comme il le fut quand je vis le malheureux Morris mis à
mort de sang-froid. Je regardai mon compagnon d'infortune,
M. Jarvie, et je reconnus dans ses yeux les mêmes sentiments qui
m'animaient. Son émotion l'emporta même sur sa prudence; et il
laissa échapper à demi-voix ces mots entrecoupés:

-- Je proteste... je proteste solennellement contre ce crime...
C'est un meurtre... un meurtre abominable... Dieu le vengera en
temps et lieu.

-- Vous ne craignez donc pas de le suivre? lui dit la redoutable
virago qui l'avait entendu, et qui lança sur lui un regard tel que
celui du faucon au moment où il va saisir sa proie.

-- Cousine, répondit-il avec assez de sang-froid, personne ne
coupe avec plaisir le fil de sa vie avant que tout ce qui peut en
rester sur la bobine ne soit entièrement déroulé.[128] J'ai beaucoup
de choses à faire dans ce monde si la vie m'est laissée: des
affaires publiques et privées, de magistrature et de commerce. Et
puis il y a quelques personnes qui ont besoin de moi, comme la
pauvre Mattie, qui est orpheline. Elle est petite-cousine du laird
de Limmerfield. Sauf tout cela, au bout du compte, la mort n'est
que la fin de la vie, et il faut bien mourir une fois.

-- Mais si je vous laissais vivre, quel nom donneriez-vous à la
noyade de ce chien saxon?

-- Hem! hem! dit le bailli en toussant à plusieurs reprises, hem!
hem! je tâcherais d'en parler le moins possible. Moins on parle,
moins on a de paroles à regretter.

-- Mais si vous étiez interrogé par les cours _de justice, _comme
vous les appelez, que répondriez-vous?

Le bailli réfléchit un instant. Il porta les yeux à droite et à
gauche, et me donna l'idée d'un homme qui, dans une bataille,
cherche à s'enfuir, et qui, ne trouvant aucun moyen de s'échapper,
prend la résolution de se battre avec courage.

-- Je vois, cousine, que vous voulez me mettre au pied du mur, lui
répondit-il; mais je vous dirai que je crois devoir vous parler
d'après ma conscience. Quoique votre mari, que je voudrais bien
voir ici pour lui et pour moi, puisse vous apprendre, comme la
pauvre créature Dougal, que Nicol Jarvie sait, de même que feu le
diacre, fermer les yeux sur les fautes d'un ami, je vous dirai
pourtant, cousine, que ma langue ne parlera jamais contre ma
pensée; et plutôt que de dire que ce pauvre malheureux a été
légalement condamné et exécuté, j'aimerais mieux être jeté à côté
de lui, quoique je pense que vous êtes peut-être la seule
Highlandaise qui voudrait traiter ainsi un si proche parent de son
mari.

Il est probable que le ton de fermeté que prit M. Jarvie en
parlant ainsi était plus propre à faire impression sur le coeur
impitoyable de sa parente que les prières et les supplications, de
même que le verre, qui résiste aux efforts de tous les métaux, est
facilement coupé avec la pointe d'un diamant. Elle ordonna qu'on
nous plaçât tous deux devant elle.

-- Votre nom est Osbaldistone, me dit-elle; j'ai entendu le chien
de la mort duquel vous venez d'être témoin vous appeler ainsi.

-- Oui, lui répondis-je, je me nomme Osbaldistone.

-- Et votre nom de baptême est sans doute Rashleigh.

-- Mon nom de baptême est Frank.

-- Mais vous connaissez Rashleigh Osbaldistone? Il est votre
frère, si je ne me trompe. Au moins vous êtes son parent, son ami
intime.

-- Il est mon parent, mais non mon ami. Je me battais contre lui
il y a deux jours, quand votre mari est venu nous séparer. Son
épée est peut-être encore teinte de mon sang, et la blessure qu'il
m'a faite au côté est encore toute fraîche. C'est le dernier des
hommes que je reconnaîtrai pour mon ami.

-- Mais si vous êtes étranger à ses intrigues, croyez-vous pouvoir
vous rendre près de Galbraith sans craindre d'être arrêté, et lui
porter un message de la part de la femme de Mac-Gregor?

-- Je ne connais à la milice du comté de Lennox aucun motif
raisonnable pour m'arrêter, et je n'ai aucune raison pour craindre
d'aller trouver celui qui la commande. Je suis prêt à me charger
de votre message, et à partir sur-le-champ, si vous voulez étendre
votre protection sur mon ami et mon domestique qui sont vos
prisonniers.

Je profitai de cette occasion pour ajouter que je n'étais venu
dans son pays que d'après l'invitation de son mari, qui m'avait
promis son secours dans une affaire très importante pour moi, et
que M. Jarvie m'avait accompagné pour le même objet.

-- Et je voudrais, s'écria le bailli, que les bottes de M. Jarvie
eussent été pleines d'eau bouillante quand il a voulu les mettre
pour ce malheureux voyage.

-- Dans ce que vient de dire ce jeune Anglais, dit Hélène en se
tournant vers ses enfants, vous pouvez reconnaître votre père. Il
n'a de sagesse que lorsqu'il a la toque sur la tête et la claymore
à la main. Mais quand il quitte son plaid pour prendre un habit,
il se mêle de toutes les intrigues des Lowlanders, et, après tout
ce qu'il a souffert, il devient encore leur agent, leur jouet,
leur esclave.

-- Vous pouvez ajouter, madame, lui dis-je, leur bienfaiteur.

-- Soit, répondit-elle, c'est le titre le plus insignifiant de
tous, puisqu'il a toujours semé les bienfaits pour récolter
l'ingratitude. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je vais vous
faire conduire aux avant-postes des ennemis. Vous demanderez leur
commandant, et vous lui direz de ma part, de la part de la femme
du Mac-Gregor, que s'ils touchent à un cheveu de sa tête et qu'ils
ne le mettent pas en liberté avant douze heures, d'ici à Noël on
ne trouvera pas dans tout le comté de Lennox une femme qui ne
pleure son père ou son fils, son frère ou son mari; pas un fermier
qui n'ait vu piller son troupeau et incendier sa grange; pas un
seigneur qui se couche sans avoir à craindre de ne pas revoir le
lendemain la lumière du soleil; que, pour commencer à exécuter mes
menaces, si je ne revois pas mon mari dans le délai que je viens
de fixer, je lui enverrai ce bailli de Glascow, ce capitaine
anglais, et tous mes autres prisonniers, coupés en autant de
morceaux qu'il y a de carreaux dans ce tartan.

Dès qu'elle eut cessé de parler, le capitaine Thornton, qui
l'avait entendue et qui avait été présent à toute cette scène,
ajouta avec le plus grand sang-froid:

-- Présentez à l'officier commandant les compliments du capitaine
Thornton, de la garde royale; dites-lui qu'il fasse son devoir, et
qu'il ne s'inquiète pas des prisonniers. Si j'ai été assez fou
pour me laisser attirer dans une embuscade par ces sauvages
artificieux, je suis assez sage pour savoir mourir sans me
déshonorer par une bassesse. Je n'ai de regret que pour mes
pauvres camarades; je les plains d'être tombés entre les mains de
bouchers.

-- Paix donc, s'écria M. Jarvie, paix donc! si vous êtes las de
vivre, je... M. Osbaldistone, faites bien mes compliments à
l'officier commandant, ... les compliments du bailli Nicol Jarvie,
magistrat de Glascow, comme l'était avant lui son digne père le
diacre. Dites-lui qu'il se trouve ici avec d'autres honnêtes gens
dans un grand embarras qui peut devenir encore plus grand; que ce
qu'il peut faire de mieux pour le bien général, c'est de permettre
à Rob de revenir dans ses montagnes. Il y a déjà eu assez de
malheurs. Je crois pourtant que vous ferez aussi bien de ne point
parler du jaugeur.

Chargé de deux commissions si opposées par les deux personnes les
plus intéressées au succès de mon ambassade, et des instructions
d'Hélène Mac-Gregor, qui me recommanda de ne pas oublier un seul
mot de ce qu'elle m'avait dit, je reçus enfin l'ordre de partir,
et l'on permit même à André de m'accompagner, peut-être pour se
délivrer de ses lamentations. Mais, soit qu'on craignît que je ne
me servisse de mon cheval pour échapper à mes guides, soit qu'on
fût bien aise de conserver une prise de quelque valeur, on
m'annonça que je ferais le voyage à pied, escorté par Hamish Mac-
Gregor et deux autres montagnards, tant pour me montrer le chemin
que pour qu'ils pussent reconnaître la force et la position de
l'ennemi. Dougal avait été commandé pour ce service, mais il
trouva le moyen de s'en faire dispenser. J'appris par la suite que
son but en restant avait été de pouvoir veiller à la sûreté de
M. Jarvie, parce qu'ayant été son subordonné lorsqu'il était
porte-clefs de la prison de Glascow il croyait par ses principes
de fidélité devoir le protéger.

Après environ une heure de marche très rapide, nous arrivâmes à
une éminence couverte de broussailles qui commandait tous les
environs, et d'où nous découvrîmes le poste qu'occupait la milice
du comté de Lennox. Comme ce détachement était principalement
composé de cavalerie, il ne s'était pas engagé dans le défilé où
le capitaine Thornton avait été si malheureusement surpris. La
position était bien choisie militairement sur le penchant d'une
colline, au milieu de la petite vallée d'Aberfoil, où circulait le
Forth, encore près de sa source. Cette vallée était formée par
deux chaînes de hauteurs qui présentaient pour premières barrières
des roches calcaires, entremêlées d'énormes masses de brèches ou
cailloux incrustés dans une terre plus molle que le temps a durcie
peu à peu comme du ciment; plus au loin se montraient les sommets
des monts plus élevés. Ces limites cependant laissaient entre
elles une vallée assez large pour que la cavalerie n'eût à
craindre aucune surprise de la part des montagnards. On avait
placé de tous côtés des sentinelles et des avant-postes, de
manière qu'à la moindre alarme la troupe aurait eu le temps de
prendre les armes et de se former en bataille. Il est vrai qu'on
ne croyait pas alors que les Highlanders osassent attaquer la
cavalerie en rase campagne, quoiqu'on ait appris depuis ce temps
qu'ils pouvaient le faire avec succès. À cette époque, les
montagnards avaient encore une crainte presque superstitieuse de
la cavalerie et croyaient que les chevaux étaient dressés à
combattre eux-mêmes des pieds et des dents, d'autant plus que les
chevaux d'escadron avaient un air plus farouche et plus imposant
que celui des petits _shelties _de leurs montagnes.

Les chevaux attachés à des piquets et paissant dans le vallon, les
soldats, les uns assis, les autres se promenant sur les bords
riants de la rivière en différents groupes, et les rochers nus et
pittoresques, bornes latérales du paysage, formaient le premier
plan d'un tableau enchanteur, tandis que plus loin, vers l'orient,
les yeux apercevaient le lac de Menteith, et moins distinctement
le château de Stirling avec les montagnes bleues d'Ochill, qui
terminaient la perspective.

Après avoir contemplé un instant cette scène, le jeune Mac-Gregor
me dit de descendre jusqu'au poste de la milice pour m'acquitter
de ma mission auprès du commandant. Il m'enjoignit avec un geste
menaçant de ne dire ni quels avaient été mes guides ni en quel
lieu je les avais quittés. Ayant reçu ces dernières instructions,
je m'avançai vers le premier poste militaire, suivi d'André, qui,
n'ayant conservé du costume anglais que ses culottes et sa
chemise, sans chapeau, les jambes nues, avec des brogues aux
pieds, présent que lui avait fait Dougal par compassion, et un
vieux plaid en haillons pour suppléer aux vêtements qui naguère
couvraient ses épaules, semblait être un échappé de Bedlam jouant
le rôle d'un montagnard. Une vedette ne tarda pas à nous
apercevoir et nous cria de nous arrêter en nous présentant le bout
de sa carabine. J'obéis à l'instant, et, quand le soldat fut près
de moi, je le priai de me conduire devant l'officier commandant.
Je me trouvai bientôt au milieu d'un cercle d'officiers assis sur
le gazon, parmi lesquels il s'en trouvait un qui paraissait être
d'un rang supérieur. Il portait une cuirasse d'acier poli, sur
laquelle étaient gravés les emblèmes de l'ancien ordre écossais de
Saint-André, vulgairement dit _du chardon. _Je reconnus dans ce
groupe le major Galbraith, qui semblait recevoir les ordres de ce
personnage, de même qu'un grand nombre d'officiers dont il était
entouré, les uns en uniforme, les autres en habits bourgeois, mais
tous bien armés. À quelques pas étaient plusieurs domestiques
portant une riche livrée.

Ayant salué ce seigneur avec le respect que son rang semblait
exiger, je l'informai que le hasard m'avait rendu témoin
involontaire de la défaite des troupes du roi, commandées par le
capitaine Thornton, dans le défilé de loch Ard, car j'avais appris
que tel était le nom du lieu où le combat avait été livré; que cet
officier, plusieurs de ses soldats et le bailli de Glascow, mon
compagnon de voyage, étaient restés entre les mains des
Highlanders, et que ceux-ci menaçaient de faire périr cruellement
leurs prisonniers et de commettre les plus affreux ravages dans le
comté de Lennox, à moins qu'on ne leur rendit sur-le-champ leur
chef sain et sauf.

Le duc, car on désignait par ce titre celui à qui je m'adressais,
m'écouta sans m'interrompre et me répondit qu'il aurait le plus
grand regret d'exposer les infortunés prisonniers à la cruauté des
barbares entre les mains desquels ils avaient eu le malheur de
tomber, mais qu'aucun motif ne pourrait le déterminer à remettre
en liberté l'instigateur de tous ces désordres et à l'encourager
ainsi à continuer ses brigandages. -- Vous pouvez retourner vers
ceux qui vous ont envoyé et les informer que demain, à la pointe
du jour, je ferai pendre bien certainement Rob-Roy Campbell,
qu'ils nomment Mac-Gregor, comme un proscrit pris les armes à la
main, et qui a mille fois mérité la mort; que je me croirais
indigne de la place que j'occupe si j'agissais autrement; que j'ai
les moyens d'empêcher l'exécution de leurs menaces contre le comté
de Lennox, et que, s'ils maltraitent en aucune manière les
infortunés qui sont en leur pouvoir, j'en tirerai une vengeance si
éclatante que même les pierres de leurs rochers en pousseront des
gémissements pendant un siècle.

Je lui représentai humblement le danger imminent auquel
m'exposerait l'honorable mission qu'il voulait bien me confier;
sur quoi il me répondit que je pouvais en charger mon valet.

Dès qu'André entendit ces mots, sans attendre ma réponse, et sans
être arrêté par aucun sentiment de respect, il s'écria:

-- J'aimerais mieux qu'on me coupât les jambes, Dieu me préserve!
que de les faire servir à me porter encore dans ces maudites
montagnes! Croit-on que je trouve dans ma poche un autre cou quand
un de ces chiens de montagnards m'aura coupé le mien? ou que je
puisse nager comme une grenouille quand ils m'auront jeté dans un
lac des Highlands pieds et poings liés? Non, non, chacun pour soi,
et Dieu pour tous! Ceux qui ont à se plaindre de Rob-Roy ou qui
ont des affaires avec lui peuvent faire leurs commissions eux-
mêmes. Il n'a jamais approché de la paroisse de Dreep-Daily, et il
ne m'a volé ni poire ni pépin.

Ce ne fut pas sans peine que je réduisis mon valet au silence.
Alors je représentai vivement au duc le danger certain auquel
seraient exposés le capitaine Thornton, ses soldats et M. Jarvie,
et le suppliai de me charger d'un message qui pût leur sauver la
vie. Je l'assurai qu'aucun danger ne m'effraierait quand il
s'agirait de leur rendre service, mais que, d'après tout ce dont
j'avais été témoin, il n'y avait pas le moindre doute qu'ils ne
fussent tous massacrés à l'instant où les montagnards
apprendraient la mort de leur chef.

Le duc parut douloureusement affecté. Il se leva, réfléchit un
instant, et me dit: -- C'est une circonstance bien pénible! J'en
suis pénétré de chagrin; mais je ne puis transiger avec mon
devoir, et il faut que Rob-Roy périsse.

Je ne pus entendre sans émotion cette sentence de mort contre
Campbell, qui m'avait déjà rendu plusieurs services, et je n'étais
pas le seul à en être mécontent, car plusieurs officiers de milice
(du comté de Lennox) parlèrent alors au duc en sa faveur. -- Il
vaudrait mieux, lui dirent-ils, l'envoyer au château de Stirling,
et se contenter de l'y garder comme otage jusqu'à la dispersion de
sa troupe. Faut-il exposer le pays au pillage? Maintenant que les
longues nuits approchent, il sera difficile de l'empêcher, car il
est impossible de garder tous les points, et les montagnards ne
manquent jamais d'attaquer ceux où ils savent qu'ils trouvent
moins de résistance. Est-il possible d'ailleurs de laisser les
malheureux prisonniers exposés à la cruauté de ces sauvages? On ne
peut douter qu'ils n'exécutent la menace qu'ils font de les
massacrer pour satisfaire leur vengeance. Galbraith de
Garschattachin alla encore plus loin, se fiant, dit-il, en
l'honneur de celui à qui il parlait, quoiqu'il sût fort bien qu'il
avait des motifs particuliers de ressentiment contre Rob-Roy.

-- Quoique ce soit un mauvais voisin pour les Basses-Terres, et
surtout pour Votre Grâce, et quoiqu'il ait porté le métier de
pillage plus loin que personne, cependant Rob-Roy était autrefois
un homme sage et industrieux. Il est peut-être encore possible de
lui faire entendre raison, au lieu que sa femme et ses enfants
sont des diables sans crainte et sans pitié, et, à la tête de leur
bande de coquins, ils feront au pays plus de mal que Rob ne lui en
aurait jamais fait.

-- Bah! bah! dit le duc, c'est précisément le bon sens et
l'adresse de cet homme qui ont si longtemps fait sa force. Un
brigand montagnard ordinaire aurait été réduit en moins de
semaines qu'il n'a fallu d'années pour s'emparer de celui-ci.
Privée de son chef, sa bande ne sera pas longtemps à craindre.
C'est une guêpe sans tête; elle a pu avoir le pouvoir de piquer de
son aiguillon, mais elle ne tardera pas à être écrasée et
anéantie.

Garschattachin ne se laissait pas si facilement réduire au
silence.

-- Bien certainement, milord, répliqua-t-il, je suis très loin de
favoriser Rob: je ne suis pas plus son ami qu'il n'est le mien,
car il a deux fois vidé mes étables, sans parler de celles de mes
tenanciers; et cependant...

-- Et cependant, Galbraith, reprit le duc en souriant avec une
expression particulière, vous croyez pouvoir pardonner à l'ami de
vos amis la liberté qu'il a prise. Car on prétend que Rob n'est
pas l'ennemi des amis que le major Galbraith peut avoir sur le
continent.

-- Si cela est, milord, répondit Galbraith sur le même ton, ce
n'est pas ce qu'on peut dire de pire sur son compte. Mais je
voudrais que nous eussions quelques nouvelles des clans que nous
avons attendus si longtemps. Fasse le ciel qu'ils nous tiennent
parole! Je ne m'y fie pas: les ours n'attaquent pas les ours.

-- Je suis sans inquiétude. Iverach et Inverashalloch sont connus
pour des hommes d'honneur. Quoiqu'ils soient en retard, je ne puis
croire qu'ils manquent au rendez-vous. Envoyez deux cavaliers pour
voir s'ils arrivent: nous ne pouvons sans eux risquer l'attaque du
défilé qui a été si funeste au capitaine Thornton, et où, à ma
connaissance, dix fantassins pourraient tenir contre le meilleur
régiment de cavalerie de toute l'Europe. En attendant, faites
distribuer des vivres à la troupe.

Je profitai de ce dernier ordre, très nécessaire et très agréable
pour moi, car je n'avais rien mangé depuis le souper que nous
avions pris la veille à Aberfoil, et le soleil commençait à
s'approcher du terme de sa carrière journalière. Les vedettes
qu'on avait dépêchées revinrent sans avoir rencontré les
auxiliaires attendus; mais presque au même instant arriva un
Highlander qui appartenait à un de leurs clans, et qui était
porteur d'une lettre qu'il remit au duc d'un air respectueux.

-- Je parierais un quartaut de la meilleure eau-de-vie, dit
Galbraith, que c'est un message pour nous avertir que ces maudits
montagnards, que nous avons eu tant de peine et de tourment à
faire venir, nous abandonnent et nous laissent le soin de nous
tirer d'affaire comme nous le pourrons.

-- C'est cela même, messieurs, s'écria le duc, rougissant
d'indignation, après avoir lu la lettre, écrite sur un mauvais
chiffon de papier, mais adressée avec tout le cérémonial d'usage à
_très haut et très puissant prince le duc de_... Nos alliés nous
ont abandonnés, messieurs, continua le duc; ils ont fait une paix
séparée avec l'ennemi.

-- C'est ce qui arrive dans toutes les alliances, dit Galbraith.
Les Hollandais nous auraient joué le même tour, si nous ne les
avions prévenus à Utrecht.

-- Vous êtes facétieux, monsieur, s'écria le duc d'un ton qui
prouvait que la plaisanterie ne lui plaisait point; l'affaire qui
nous occupe est pourtant d'un genre très sérieux. Je ne crois pas
que personne soit d'avis que nous nous engagions plus avant dans
ce pays sans être soutenus par de l'infanterie?

Chacun s'empressa de répondre que ce serait une démence complète.

-- Il ne serait guère plus sage, reprit le duc, de rester ici
exposés à une attaque nocturne. Il faut donc faire notre retraite
sur le château de Duchray et sur celui de Gartartan, et y faire
bonne garde toute la nuit. Mais avant de nous retirer, je veux
interroger Rob-Roy en votre présence, pour vous convaincre combien
il serait impolitique de lui rendre une liberté dont il ne se
servirait que pour continuer à être la terreur et le fléau du
pays.

Il donna ses ordres pour que le prisonnier fût amené devant lui.
Rob-Roy arriva entre deux sergents, escorté de six soldats la
baïonnette au bout du fusil. Ses bras étaient liés ensemble
jusqu'au coude et assujettis contre son corps par le moyen d'une
sangle de cheval.

Je ne l'avais jamais vu revêtu du costume de son pays. Une forêt
de cheveux roux qui couvraient sa tête, et qu'il cachait sous une
perruque lorsqu'il sortait de ses montagnes, justifiait le surnom
de Roy ou _le Roux _que lui avaient donné les habitants des
Lowlands, et qu'ils n'ont sûrement pas encore oublié. On
reconnaissait encore mieux la justesse de cette épithète en jetant
les yeux sur la partie de ses membres que le kilt des Highlands
laissait à nu. Ses jambes, ses cuisses, et surtout ses genoux,
étaient entièrement couverts d'un poil roux, court et épais,
semblable à celui des boeufs de ce pays. L'effet que produisait ce
changement de costume et la connaissance que j'avais acquise de
son véritable caractère contribuèrent également à le faire
paraître à mes yeux plus sauvage et plus farouche qu'il ne m'avait
paru l'être auparavant, et je l'aurais à peine reconnu si je
n'eusse été prévenu d'avance que c'était lui.

Quoique dans les fers, il avait la tête haute, l'air fier, et un
maintien plein de dignité. Il salua le duc, fit un signe de tête à
Galbraith et à quelques autres, et montra quelque surprise en me
voyant parmi eux.

-- Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, M. Campbell, dit
le duc.

-- Cela est vrai, milord. J'aurais désiré, ajouta-t-il en jetant
les yeux sur ses bras liés et sur le fourreau de sa claymore,
j'aurais désiré que cette entrevue eût eu lieu dans un moment où
j'aurais pu offrir à Votre Grâce les compliments que je lui dois.
Mais il faut compter un peu sur l'avenir.

-- Il n'y a rien de tel que le présent, M. Campbell, car les
heures qui vous restent pour régler vos affaires dans ce monde
s'écoulent rapidement. Je ne vous parle pas ainsi pour insulter à
votre malheur, mais vous devez sentir vous-même que vous touchez à
la fin de votre carrière. Je ne nie pas qu'en certaines occasions
vous n'ayez fait moins de mal que certains autres chefs
montagnards, que vous n'ayez quelquefois donné des preuves de
talent et même de dispositions qui faisaient concevoir de
meilleures espérances. Mais vous avez été si longtemps la terreur
et le fléau d'un voisinage paisible, vous avez usurpé, maintenu et
étendu votre autorité par tant d'actes de violence arbitraire, que
vous avez appelé la proscription sur votre tête. En un mot, vous
savez que vous avez mérité la mort, il faut vous y préparer.

-- Milord, je pourrais rejeter sur vous une partie des reproches
que vous me faites. Cependant je ne dirai jamais que vous ayez été
personnellement et volontairement la cause première de mes
malheurs. Si j'avais cru que vous l'eussiez été, milord, je ne
vous entendrais pas aujourd'hui prononcer une sentence contre moi.
Je vous ai vu trois fois à portée de ma carabine, quand vous ne
pensiez qu'à chasser le daim; et personne n'ignore que je manque
rarement mon but. Quant à ceux qui vous ont trompé, qui ont excité
votre ressentiment contre un homme jadis aussi paisible que qui
que ce fût dans nos montagnes, qui ont fait de votre nom le signal
de ma ruine et de mon désespoir, je leur ai déjà payé une partie
de mes dettes; et comme je vous le disais, milord, j'espère que
l'avenir me réserve encore les moyens de continuer à m'acquitter
envers eux.

-- Je sais, s'écria le duc, dont la bile commençait à s'échauffer,
que vous êtes un scélérat impudent et déterminé, et qui tiendra
son serment s'il jure de faire le mal; mais comptez sur mes soins
pour vous en empêcher. Vous n'avez d'autres ennemis que vos
crimes.

-- Vous m'en parleriez moins, dit Rob-Roy avec audace, si j'avais
porté le nom de Grahame au lieu de celui de Campbell.[129]

-- Vous ferez bien, monsieur, d'avertir votre femme et votre
famille de bien prendre garde à la manière dont on traitera les
prisonniers qui sont en ce moment en leur pouvoir. Je leur rendrai
au centuple, à eux, à leurs parents et à leurs amis, le mal qu'ils
se permettront de leur faire.

-- Mes ennemis seuls, milord, peuvent dire que j'ai jamais été
altéré de sang. Si j'étais à la tête de mes gens, je ferais
exécuter mes ordres par cinq cents montagnards armés, plus
facilement que vous ne vous faites obéir par ces huit ou dix
valets; mais si Votre Grâce est déterminée à couper la souche de
la famille, il y aura du désordre parmi les branches. Quoi qu'il
en soit, il y a là-bas un brave homme, un de mes parents; je ne
veux pas qu'il lui arrive malheur. Y a-t-il ici quelqu'un qui
veuille rendre service à Mac-Gregor? Il peut le bien payer,
quoiqu'il ait les mains liées.

-- Parlez, Mac-Gregor, s'écria le Highlander qui avait apporté la
lettre, je suis prêt à aller dans vos montagnes, s'il le faut.

Il s'avança vers lui, et en reçut un message verbal pour sa
belliqueuse épouse. Comme Rob-Roy s'expliquait dans sa langue, je
n'entendis pas ce qu'il disait, mais je ne doutai pas un instant
qu'il ne prit des mesures pour la sûreté de M. Jarvie.

-- Entendez-vous l'impudence du coquin! s'écria le duc. Il croit
que la lettre qu'il m'a apportée lui donne le caractère
d'ambassadeur. Au surplus sa conduite est digne de celle de ses
maîtres qui nous invitent à faire cause commune contre ces
brigands, et qui nous abandonnent dès qu'ils ont arrangé leur
querelle particulière avec eux au sujet des terres de Balquiddar.

_Méfiez-vous des plaids et des trews de tartan._
_Comme un caméléon ils changent très souvent._

-- C'est ce que n'eût jamais dit votre illustre ancêtre[130],
milord, dit le major Galbraith; sauf votre respect, Votre Grâce
n'aurait point à le dire si vous vouliez commencer par être juste
envers qui de droit: -- rendez à l'honnête homme ce qui lui
appartient, que chaque tête porte le _chapeau _qui lui est propre,
et le Lennox recouvrera la tranquillité.[131]

-- Paix, Galbraith, paix! vous ne pouvez sans danger tenir un
pareil langage à personne, surtout à moi; mais je présume que vous
vous regardez comme un homme privilégié. Conduisez votre troupe à
Gartartan; j'escorterai moi-même le prisonnier à Duchray, et je
vous enverrai demain mes ordres. Vous voudrez bien n'accorder de
permission d'absence à aucun de vos soldats.

-- Allons, des ordres, des contre-ordres, murmura Galbraith entre
ses dents. Mais patience, patience, nous pourrons jouer à changez
de place, le roi revient.[132]

Les deux troupes de cavalerie se formèrent alors, et se
disposèrent à se mettre en marche, afin de profiter d'un reste de
jour pour se rendre dans leur cantonnement. Je reçus l'ordre
plutôt que l'invitation de suivre celle du duc, et je m'aperçus
que, quoiqu'on ne me traitât pas en prisonnier, on me tenait pour
suspect et l'on avait l'oeil sur moi. Il est vrai qu'on était
alors environné de dangers. Les querelles de parti entre les
jacobites et les hanovriens divisaient tous les esprits; les
haines qui régnaient entre les Highlands et les Lowlands, sans
compter mainte autre cause inexplicable de discorde héréditaire
qui rendaient les familles puissantes d'Écosse ennemies les unes
des autres: tous ces motifs faisaient qu'un voyageur isolé,
inconnu et sans protection terminait rarement sa course sans être
exposé à quelque désagrément. Je me soumis à ma destinée d'aussi
bonne grâce que je le pus, et je me consolai par l'espérance que
pendant la marche je pourrais obtenir du prisonnier quelques
renseignements sur Rashleigh et ses intrigues. Je serais pourtant
injuste envers moi-même si je n'ajoutais que mes vues n'étaient
pas tout à fait celles d'un égoïste. Je prenais trop d'intérêt au
sort du malheureux captif pour ne pas désirer de lui rendre tous
les services que sa situation exigeait et qu'il pouvait m'être
permis de lui accorder.

Chapitre XXXIII.

Arrivé sur le vieux pont,
Il se précipite à la nage;
Son pied touche le gazon,
Il s'enfuit le long du rivage.

GIL MORRICE.



Les échos des rochers et des ravines des deux côtés de la vallée
répondirent aux trompettes de la cavalerie, qui, se divisant en
deux corps distincts, se mit en marche au petit trot. Celui que
commandait le major Galbraith ne tarda pas à tourner à gauche en
traversant le Forth, pour prendre, me dit-on, ses quartiers de
nuit dans un vieux château situé dans le voisinage. Ce corps, en
traversant la route, présentait un tableau animé; mais nous le
perdîmes bientôt de vue dans les détours de la rive opposée qui
était couverte de bois.

Le détachement commandé par le duc en personne continua sa marche
en très bon ordre. Pour ôter au prisonnier tout moyen de
s'échapper, il le fit placer en croupe derrière un soldat nommé
Ewan, de Brigglands, l'homme le plus grand et le plus vigoureux de
toute sa troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui
était attachée par une boucle sur la poitrine du soldat, ôtait à
Rob-Roy la possibilité de tromper la vigilance de son gardien. On
m'avait fourni un cheval, et l'on me donna ordre de marcher à leur
côté. Nous formions le centre d'un peloton chargé spécialement de
veiller sur le prisonnier, et dont chaque homme avait en main un
pistolet. André, à qui l'on avait fourni un poney des Highlands,
reçut la permission de se ranger parmi les domestiques, dont un
assez grand nombre suivaient le détachement sans se confondre avec
la troupe.

Nous marchâmes ainsi pendant plus d'une heure. Enfin nous
arrivâmes au gué où nous devions aussi traverser le Forth. Ce
fleuve, étant formé par le trop-plein d'un lac, a un lit très
profond, même dans les endroits où il a le moins de largeur. On ne
pouvait arriver sur ses bords que par une descente aussi rapide
qu'étroite, et qui ne permettait pas à deux cavaliers d'y passer
de front. Le centre et l'arrière-garde du corps s'arrêtèrent donc,
tandis que les premiers rangs effectuaient le passage tour à tour.
Il en résulta un délai considérable, et même quelque confusion,
car quelques-uns de ces cavaliers, qui ne faisaient point partie,
à proprement parler, de l'escadron, se pressèrent irrégulièrement
vers le gué, et entraînèrent un peu dans leur désordre la
cavalerie de milice, quelque bien exercée qu'elle fût à la
discipline militaire.

Ce fut en ce moment que j'entendis Rob-Roy dire à voix basse au
cavalier auquel il se trouvait trop étroitement lié: -- Votre
père, Ewan, n'aurait pas conduit ainsi un ancien ami à la
boucherie, comme un veau, pour tous les ducs de la chrétienté.

Ewan ne répondit que par un mouvement d'épaules qui semblait dire
que c'était bien malgré lui qu'il agissait ainsi.

-- Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, Ewan,
quand vous verrez vos étables pillées, le sang répandu sur votre
foyer et votre maison incendiée, vous penserez alors que si votre
ami Rob-Roy eût été à leur tête, il vous aurait épargné tous ces
malheurs.

Ewan de Brigglands ne répondit encore que par le même geste,
accompagné d'un profond soupir.

-- N'est-ce pas une chose déplorable, continua Rob en ménageant sa
voix de manière qu'excepté l'oreille d'Ewan, la mienne était la
seule qui pût l'entendre; n'est-ce pas une chose lamentable que de
voir Ewan de Brigglands, que Rob-Roy Mac-Gregor a si souvent
secouru de son bras et de sa bourse, faire plus de cas du regard
favorable d'un duc que de la vie d'un ami?

Ewan paraissait fort agité, mais il garda toujours le silence.

En ce moment nous entendîmes le duc s'écrier sur l'autre rive: --
Qu'on amène le prisonnier.

Ewan fit avancer son cheval, et j'entendis encore Rob-Roy lui
dire: -- Ne mettez jamais en balance le sang de Mac-Gregor contre
quelques coups de lanière que vous pouvez risquer pour le sauver,
car il y aura un compte terrible à en rendre en ce monde et en
l'autre.

Ewan avançait toujours; il entra dans la rivière avec une certaine
précipitation. Je le suivais pour la traverser après lui quand
plusieurs soldats m'arrêtèrent en criant: -- Pas encore, monsieur,
pas encore! et retenant mon cheval par la bride, ils me firent
rester sur la rive.

Le soleil avait disparu de l'horizon; et à la faible lumière du
crépuscule je voyais le duc occupé à établir l'ordre parmi les
soldats à mesure qu'ils avaient traversé la rivière les uns plus
haut, les autres plus bas, suivant que leurs chevaux avaient plus
ou moins de force pour résister au courant. Tout à coup un bruit
semblable à celui d'une masse qui tombe soudain dans l'eau frappa
mes oreilles, et j'en conclus sur-le-champ que l'éloquence de Rob-
Roy avait déterminé Ewan à lui donner une chance pour échapper à
la mort, et qu'il avait cherché son salut dans le sein du Forth.
Le duc l'entendit comme moi, et courant sur le bord du rivage:

-- Chien! cria-t-il à Ewan qui venait de prendre terre, où est
votre prisonnier? Et, sans attendre la réponse que celui-ci se
préparait à lui faire, il lui tira un coup de pistolet. Mais ils
étaient environnés d'un grand nombre de cavaliers, et je ne sus
jamais s'il avait été atteint. Messieurs, cria le duc à sa troupe,
dispersez-vous. Cent guinées de récompense pour celui qui
m'amènera Rob-Roy.

À l'instant tout ne fut plus que confusion sur les deux rives.
Rob-Roy, dégagé de ses liens, sans doute parce que Ewan avait
débouclé la courroie qui le retenait, s'était précipité dans le
Forth et y nageait entre deux eaux; mais, comme il fut obligé de
reparaître un instant à la surface pour respirer, son plaid attira
l'attention des soldats. Plusieurs d'entre eux firent aussitôt
entrer leurs chevaux dans la rivière, mais au-delà du gué elle
était aussi rapide que profonde, les chevaux perdirent pied,
quelques-uns se noyèrent, et plusieurs des cavaliers faillirent
partager le même sort. D'autres, moins zélés et plus prudents, se
contentèrent de rester sur la rive et de guetter l'instant où le
fugitif sortirait de l'eau, pour le saisir. Les cris de ceux qui
risquaient de se noyer et qui imploraient du secours, la vue d'un
grand nombre de cavaliers qui couraient çà et là, les efforts des
officiers pour rétablir un peu d'ordre, l'obscurité qui croissait
de moment en moment: tout concourait à former le spectacle de
confusion le plus extraordinaire que j'eusse jamais vu. J'étais
seul occupé à l'observer, car toute la cavalerie était dispersée,
les uns pour chercher le fugitif, les autres pour voir s'il
réussirait à se sauver, quelques-uns même pour favoriser sa fuite;
car, comme je l'appris dans la suite, plusieurs de ceux qui
semblaient apporter le plus d'ardeur à s'emparer de sa personne ne
désiraient rien moins que l'arrêter, et n'avaient d'autre but que
d'augmenter la confusion générale, de donner une fausse direction
aux poursuites de leurs camarades et d'augmenter par là les
chances de salut qui restaient à Rob-Roy.

Il ne fut pas très difficile à un nageur aussi habile que l'était
Mac-Gregor d'échapper à ses ennemis dès qu'il se fut dérobé à leur
première poursuite. Il courait pourtant de grands dangers; car de
même que la loutre pressée par les chiens, et qui cherche à les
éviter en plongeant, comme je l'avais vu plus d'une fois à
Osbaldistone-Hall, est forcée de montrer de temps en temps son
museau hors de l'eau pour renouveler sa provision d'air, ainsi
Rob-Roy, qui, forcé par le besoin de respirer, avait déjà reparu
une fois à la surface de l'eau, ne pouvait tarder bien longtemps à
s'y montrer encore, et tous, les yeux fixés sur la rivière,
attendaient ce moment avec impatience. Mais il eut recours à un
stratagème que la loutre ne peut employer, et qui lui réussit.
Étant parvenu à se débarrasser de son plaid, il l'abandonna au
cours de l'eau, et ce vêtement ayant été aperçu attira sur-le-
champ l'attention générale, et fut criblé de coups de fusil. On se
mit à la nage pour s'en emparer; et pendant ce temps-là Mac-Gregor
était déjà bien loin.

Dès qu'on l'eut perdu de vue, on reconnut l'impossibilité de
retrouver le fugitif. La rivière devenait inaccessible en certains
endroits par la hauteur de ses rives, qui dans d'autres étaient
couvertes de buissons épais qui ne permettaient pas aux chevaux
d'en approcher, et qui fournissaient à celui qu'on cherchait
toutes les facilités possibles pour se soustraire aux poursuites.
Une nuit profonde vint encore ajouter de nouveaux obstacles. Enfin
les trompettes, en sonnant la retraite, annoncèrent que l'officier
commandant, quoique bien à contre-coeur, renonçait à l'espoir de
reprendre le prisonnier qui venait de lui échapper si inopinément.
Les cavaliers commencèrent à se rassembler lentement, se
querellant les uns les autres et regrettant la riche prise qu'ils
avaient manquée. Je vis ceux qui étaient de l'autre côté de la
rivière former leurs rangs, et ceux qui ne l'avaient pas encore
passée reprendre le chemin du gué pour la traverser.

Jusque-là je n'avais joué que le rôle de spectateur, quoique bien
loin d'être indifférent à ce qui se passait. Mais tout à coup
j'entendis à quelques pas de moi une voix rauque s'écrier:

-- Où est donc l'étranger anglais? C'est lui qui a donné à Rob-Roy
un couteau pour couper la courroie.

-- Il faut lui fendre le crâne jusqu'à la mâchoire, s'écria une
voix.

-- Il faut lui envoyer une paire de balles dans la cervelle,
reprit une autre.

-- Ou lui enfoncer trois pouces d'acier dans le coeur, dit une
quatrième.

J'entendais les pas des chevaux qui s'approchaient de plusieurs
côtés, et ce bruit me rappela le danger de ma situation. Je ne
doutais nullement que des gens armés, dont les passions irritées
n'étaient réprimées par aucun frein, n'exécutassent leurs menaces
et ne me punissent d'abord d'un crime imaginaire, sauf à examiner
ensuite si je l'avais commis. Frappé de cette idée, je me laissai
glisser à bas de mon cheval, et je m'enfonçai dans un taillis,
espérant que les ténèbres me déroberaient aux yeux de ceux qui
voudraient me suivre. Si j'avais été assez près du duc pour
recourir à sa protection, je n'aurais pas pris le parti de me
cacher; mais il était déjà en marche à la tête de son avant-garde
de l'autre côté de la rivière, et je ne voyais sur la rive où je
me trouvais aucun officier dont j'osasse réclamer l'interposition.
En de pareilles circonstances, je ne crus donc pas devoir me faire
un point d'honneur d'exposer inutilement ma vie.

Lorsque le tumulte fut apaisé et que je n'entendis plus le bruit
des chevaux que dans le lointain, ma première pensée fut de
chercher à gagner le quartier-général du duc, où le rétablissement
de la tranquillité et de la discipline ne me laisserait plus rien
à craindre de la première fureur du soldat, et de me livrer à lui
comme un sujet royal qui n'avait rien à craindre de la justice, et
comme un étranger qui avait droit à sa protection et à
l'hospitalité.

Je quittai ma retraite dans ce dessein. L'obscurité était
complète; tous les cavaliers avaient passé le Forth, et le son des
trompettes, que j'entendais de loin, pouvait guider ma marche du
même côté. Je trouvai pourtant de grands obstacles à l'exécution
de ce dessein. Je n'avais plus de cheval, et je n'étais pas tenté
d'essayer de traverser à pied un gué où les chevaux avaient de
l'eau jusqu'à la selle, et où j'en avais vu plusieurs entraînés
par la force du courant. Si pourtant je ne prenais pas ce parti,
il ne me restait d'autre ressource que de terminer les fatigues de
ce jour et de la nuit qui l'avait précédé en rentrant dans le pays
des montagnards.

Après un moment de réflexion, je pensai qu'André Fairservice,
suivant sa louable coutume de songer à sa sûreté avant toute
chose, aurait traversé le gué avec les autres domestiques, et sans
doute un des premiers, qu'il ne manquerait pas d'apprendre au duc,
et à quiconque voudrait l'entendre, mon nom, ma situation dans le
monde, et tout ce qu'il savait de mon histoire; qu'en conséquence
le soin de ma réputation n'exigeait pas que je me montrasse sur-
le-champ, au risque de me noyer en voulant traverser le Forth, ou
de me faire massacrer par quelque traînard qui croirait par un tel
service se faire pardonner de n'avoir pas plus tôt rejoint les
rangs; ou bien, si j'échappais à ces deux dangers, d'errer au
hasard toute la nuit, le son des trompettes n'arrivant plus alors
jusqu'à moi.

Je résolus donc de retourner à la petite auberge où j'avais passé
la nuit précédente. Je n'avais rien à craindre de Rob-Roy. Il
était bien certainement en liberté; et si je tombais entre les
mains de quelques-uns de ses gens, cette nouvelle que je leur
apprendrais m'assurerait sans doute leur protection. Je ne pouvais
d'ailleurs songer à abandonner M. Jarvie dans la position délicate
où il se trouvait, et où il s'était engagé en grande partie pour
moi. Enfin ce n'était qu'en revoyant Rob-Roy que je pouvais
espérer d'avoir quelques nouvelles de Rashleigh, et de recouvrer
les papiers de mon père, motif qui m'avait seul déterminé à une
expédition suivie de tant de dangers. J'abandonnai donc toute idée
de traverser le Forth, et je repris le chemin du petit village
d'Aberfoil.

Un vent très vif, qui se faisait entendre et sentir de temps en
temps, écarta l'épais brouillard qui aurait pu autrement dormir
immobile sur la vallée jusqu'au matin: quoiqu'il ne pût
complètement disperser ces nuages de vapeur, cependant il les
divisa en masses confuses, tantôt s'amoncelant autour de la cime
des monts, et tantôt remplissant comme des flots de fumée les
divers enfoncements où des masses de brèches détachées des
hauteurs se sont précipitées, laissant dans le vallon,
profondément déchiré par leur passage, les traces d'une ravine
semblable à celle que forment les eaux grossies d'un torrent. La
lune, qui était dans son plein, et qui brillait avec tout l'éclat
que lui prête une atmosphère glaciale, argentait les détours de la
rivière, ainsi que les saillies et les pics des rochers que le
brouillard ne cachait pas, tandis que les rayons semblaient comme
absorbés par le blanc tissu des vapeurs, là où elles étaient
encore épaisses et condensées; çà et là quelques parties plus
légères se laissaient davantage pénétrer par ses molles clartés
qui leur donnaient l'apparence d'un voile de gaze transparente.

Malgré l'incertitude de ma situation, un spectacle si romantique,
joint à l'active influence du froid de la nuit, releva mes esprits
abattus en rendant la vigueur à mes membres; je me sentis disposé
à oublier mes soucis, à mépriser les périls qui pouvaient encore
m'attendre, et je me mis à siffler sans y penser, comme pour
accompagner la cadence de mes pas, que l'impression du froid me
fit accélérer. Je jouissais davantage du sentiment de la vie à
mesure que je reprenais confiance en mon courage et en mes propres
forces, et j'étais tellement absorbé dans mes pensées que deux
personnes à cheval arrivèrent derrière moi sans que je m'en
aperçusse avant qu'elles fussent à mes côtés.

-- Hé! l'ami, me dit l'un d'eux en ralentissant la marche de son
cheval, où allez-vous si tard?

-- Chercher un gîte et un souper à Aberfoil.

-- Les passages sont-ils libres? me demanda-t-il d'un ton
d'autorité.

-- Je l'ignore. Je le saurai quand j'y serai arrivé. Mais si vous
êtes étrangers dans ce pays, je vous conseille d'attendre le jour
pour continuer votre route. Ces environs ne sont pas sûrs, ils ont
été ce matin le théâtre d'une scène sanglante.

-- Les soldats n'ont-ils pas été battus?

-- Oui, tout ce qui composait le détachement a été tué ou fait
prisonnier.

-- En êtes-vous bien sûr?

-- Aussi sûr que je le suis de vous parler. J'ai été témoin
involontaire du combat.

-- Involontaire! N'y avez-vous donc pris aucune part?

-- Non. J'étais retenu prisonnier par le capitaine des troupes du
roi.

-- Et pour quel motif? Qui êtes-vous? Quel est votre nom? Que
faites-vous en ce pays?

-- Je ne sais, monsieur, pourquoi je répondrais à tant de
questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous
convaincre que vous ne pouvez traverser ce pays sans courir
quelque danger. Si vous jugez devoir continuer votre route, c'est
votre affaire; mais, comme je ne vous fais pas de questions sur
votre nom et sur les motifs de votre voyage, vous m'obligerez de
ne m'en adresser aucune.

-- M. Francis Osbaldistone, dit l'autre cavalier d'une voix qui me
fit tressaillir jusqu'au fond de l'âme, ne devrait pas siffler ses
airs favoris quand il désire ne pas être reconnu.

Et Diana Vernon, car c'était elle, enveloppée d'un grand manteau,
qui venait de me parler, se mit à siffler, comme pour m'imiter en
riant, la seconde partie de l'air que son approche avait
interrompu.

-- Juste ciel! m'écriai-je ne pouvant retenir l'expression de ma
surprise, est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, que je
rencontre dans un tel pays, à une telle heure, et sous un tel?...

-- Sous ce déguisement masculin, alliez-vous dire, mais que
voulez-vous? la philosophie du caporal Nym[133] est la meilleure
après tout. -- Il faut laisser aller les choses, _pauca verba._

Tandis qu'elle parlait, je cherchai, à la faveur des rayons de la
lune, qui malheureusement était alors couverte d'un nuage, à
distinguer les traits de son compagnon; car on peut aisément
supposer que Diana voyageant dans un pays désert et dangereux, au
milieu de la nuit et sous la protection d'un homme seul, c'étaient
autant de circonstances faites pour éveiller ma jalousie aussi
bien que mon étonnement. Je ne pus prendre pour Rashleigh celui
qui l'accompagnait. Il avait la taille plus haute, la voix plus
forte, le ton plus impérieux que ce premier objet de ma haine et
de mes soupçons. Il ne ressemblait pas davantage à aucun de mes
cousins, car on remarquait en lui ce je ne sais quoi
d'indéfinissable qui fait reconnaître à la première vue un homme
qui a reçu une bonne éducation.

Il s'aperçut de l'examen que je faisais de sa personne, et parut
désirer de s'y soustraire.

-- Diana, dit-il d'un ton d'autorité tempérée par la douceur,
donnez à votre cousin ce qui lui appartient, et continuons notre
route.

Miss Vernon, tirant un portefeuille d'une poche de son
portemanteau, et se penchant sur son cheval pour me le présenter,
me dit d'un ton où l'on voyait qu'un sentiment plus grave et plus
profond le disputait à son habitude de s'exprimer avec gaieté et
bizarrerie:

-- Vous voyez, mon cher cousin, que je suis née pour être votre
ange gardien. Rashleigh a été obligé de lâcher sa proie, et si
nous avions pu arriver la nuit dernière à Aberfoil, comme nous
nous le proposions, j'aurais chargé quelque sylphe des Highlands
de vous porter ces emblèmes de richesse commerciale. Mais il se
trouvait sur la route des géants et des dragons, et quoique les
chevaliers errants et les demoiselles ne doivent pas plus manquer
de courage aujourd'hui qu'autrefois, il ne leur convient plus
comme jadis de se jeter inutilement dans le danger. Soyez aussi
prudent, mon cher cousin.

-- Diana, lui dit son compagnon, songez que la nuit s'avance et
que nous ne sommes pas au terme de notre voyage.

-- Je viens, répondit-elle, je viens. Songez que je fais mes
derniers adieux à mon cousin... Oui, Frank, derniers adieux... Un
gouffre est ouvert entre nous... un gouffre de perdition
absolue... Vous ne devez pas nous suivre où nous allons... vous ne
devez pas prendre part à ce que nous faisons... Adieu, puissiez-
vous être heureux!

En se courbant sur son cheval, qui était un poney des Highlands,
sa joue toucha la mienne, et ce ne fut peut-être pas un hasard:
elle me pressa la main, et une larme de ses yeux tomba sur mes
joues. C'était un de ces moments qu'il est impossible de jamais
oublier, où le coeur partagé entre le plus doux plaisir et la plus
cruelle amertume, ne sait s'il doit se livrer à la joie ou à la
douleur. Il fut bien court cependant, car, maîtrisant à l'instant
le sentiment auquel elle s'était abandonnée, elle dit à son
compagnon qu'elle était prête à le suivre; et, faisant prendre le
grand trot à leurs chevaux, ils disparurent bientôt à mes yeux.

J'étais plongé dans une sorte de stupeur qui ne me permit pas de
répondre aux adieux de Diana. Les expressions que mon coeur me
dictait ne pouvaient arriver jusqu'à mes lèvres. Interdit,
désespéré, je restai sans mouvement, tenant en main le
portefeuille qu'elle m'avait remis, et les regardant s'éloigner
comme si j'eusse voulu compter les étincelles que faisaient
jaillir les pieds de leurs chevaux. Je cherchais encore à les voir
quand ils étaient invisibles pour moi, et à entendre le bruit de
leur marche quand il ne pouvait plus arriver à mon oreille. Enfin
je sentis mes yeux devenir humides, comme s'ils se fussent
fatigués des efforts que je faisais pour apercevoir des objets que
je ne pouvais plus découvrir; ma poitrine était oppressée,
j'éprouvai l'angoisse du pauvre roi Lear[134], et, m'asseyant sur le
bord du chemin, je versai les larmes les plus amères qui eussent
coulé de mes yeux depuis mon enfance.

Chapitre XXXIV.

DANGLE. -- Diable! il me semble que des deux c'est le commentateur
qui est le plus difficile à comprendre.

SHERIDAN, _Le Critique._



À peine m'étais-je abandonné à cet accès de sensibilité, que je
fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai que depuis quelque
temps j'avais tâché de ne considérer Diana Vernon, quand son image
se présentait à mon souvenir, que comme une amie au bonheur de
laquelle je ne cesserais jamais de prendre le plus vif intérêt, et
avec qui je ne devais plus avoir de relations intimes. Mais la
tendresse qu'elle venait de me montrer presque sans déguisement,
notre rencontre subite et presque romanesque dans un désert où je
devais si peu m'attendre à la voir étaient des circonstances qui
m'avaient mis hors de garde. Je revins cependant à moi plus tôt
qu'on n'aurait pu le croire, et sans me donner le temps de
descendre dans mon coeur pour en faire l'examen, je continuai à
marcher dans le sentier où cette étrange apparition s'était
présentée à mes yeux.

Elle m'avait défendu de la suivre. -- Mais, pensais-je, ce n'est
pas la suivre que de continuer mon voyage par le seul chemin qui
me soit ouvert. Quoique les papiers de mon père m'aient été
rendus, c'est un devoir pour moi de m'assurer que M. Jarvie est
délivré de la situation dangereuse où je l'ai laissé, et où il ne
se trouve que par suite de son amitié pour moi. D'ailleurs, où
puis-je trouver un asile pour cette nuit, si ce n'est dans le
petit cabaret d'Aberfoil? Sans doute ils s'y arrêteront aussi, car
il est impossible que leurs chevaux les conduisent plus loin cette
nuit. Je la reverrai donc encore, pour la dernière fois peut-être!
Mais je la reverrai, je l'entendrai, je saurai quel est cet
heureux mortel qui exerce sur elle l'autorité d'un époux.
J'apprendrai si elle éprouve dans ses projets quelque difficulté
que je puisse vaincre, si je puis faire quelque chose pour lui
prouver la reconnaissance que m'inspirent sa générosité et son
amitié désintéressée.

En raisonnant ainsi avec moi-même, je cherchais à parer des
prétextes les plus plausibles le désir que j'éprouvais de revoir
encore une fois ma cousine quand je me sentis frapper sur l'épaule
par un voyageur qui, quoique je marchasse assez bon pas, allait
encore plus vite.

-- Voilà une belle nuit, M. Osbaldistone! me dit-il, elle était
plus obscure quand nous nous sommes quittés.

Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor. Il avait échappé à
la poursuite de ses ennemis et regagnait ses montagnes. Il avait
trouvé le moyen de se procurer des armes, sans doute chez
quelqu'un de ses partisans secrets, car il portait un fusil sur
l'épaule et avait, suivant son usage, à la ceinture les autres
pièces de l'armure nationale des Highlands. Dans une situation
ordinaire, une pareille rencontre ne m'aurait pas été fort
agréable; car, quoique je n'eusse jamais eu avec lui que des
relations amicales, je ne l'avais jamais entendu parler sans
éprouver un frisson involontaire. Les intonations des montagnards
donnent à leur voix un son dur et sourd, à cause surtout de
l'expression gutturale si commune à leur langue; et d'ailleurs ils
parlent ordinairement avec une sorte d'emphase. À cette
particularité nationale Rob-Roy joignait un ton d'indifférence
dans son accent, qui n'appartenait qu'à lui: c'était l'expression
d'une âme que rien ne pouvait étonner ni abattre, et qui n'était
affectée par aucun des événements de la vie; quelque imprévus,
quelque fâcheux, quelque terribles qu'ils pussent être. Habitué
aux dangers, plein de confiance en sa force et en son adresse, il
était inaccessible à la crainte, et sa vie précaire et désordonnée
l'avait exposé à tant de périls qu'elle avait émoussé, quoique non
entièrement détruit, sa sensibilité pour ceux que couraient les
autres. On doit se rappeler aussi que j'avais vu le même jour sa
troupe faire périr sans pitié un individu suppliant et désarmé.

Tel était pourtant alors l'état de mon esprit que je m'applaudis
que la compagnie de ce chef proscrit vînt faire diversion à mes
pensées. Je n'étais même pas sans espérance qu'il pourrait me
fournir un fil pour sortir du labyrinthe d'idées dans lequel je me
trouvais engagé. Je lui répondis donc d'un air amical, et le
félicitai d'avoir pu échapper à ses ennemis dans un moment où la
fuite paraissait impossible.

-- Ha! ha! me dit-il, il y a autant de distance entre la potence
et un cou qu'entre la coupe et la bouche. Mais je ne courais pas
autant de dangers que votre qualité d'étranger vous le faisait
croire. Parmi tous ces gens qu'on avait rassemblés pour me
prendre, me garder et me reprendre, il y en avait une moitié qui,
comme dit le cousin Nicol Jarvie, n'avait envie ni de me prendre,
ni de me garder, ni de me reprendre, et un quart qui n'aurait osé
me toucher, ni même m'approcher. Je n'avais donc véritablement
affaire qu'au quart de toute la troupe.

-- Il me semble que c'en était bien assez.

-- Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que, s'ils
veulent venir dans la vallée du clachan d'Aberfoil, je me charge
de leur parler à tous, l'un après l'autre, le sabre à la main.

Il me demanda alors ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans
nos montagnes, et il rit de bon coeur au récit que je lui fis du
combat que nous avions soutenu dans l'auberge, et de la manière
dont M. Jarvie s'était défendu avec un soc de charrue rougi au
feu.

-- Vive Glascow! s'écria-t-il: que la malédiction de Cromwell
tombe sur moi si j'aurais désiré un plus grand plaisir au monde
que de voir le cousin Jarvie brandissant au bout d'un fer rouge le
plaid d'Iverach, et le jetant bravement au feu! Au surplus,
ajouta-t-il d'un ton plus grave, le sang qui coule dans les veines
du cousin est un sang noble. Il est bien malheureux qu'il ait été
élevé dans de viles occupations qui ne peuvent que dégrader l'âme
et l'esprit. À présent, vous devez savoir la raison qui m'a
empêché de vous recevoir au clachan d'Aberfoil, comme j'en avais
le projet. On m'avait préparé un joli filet pendant les deux ou
trois jours que j'ai passés à Glascow pour les affaires du roi.
Mais je crois qu'ils sont maintenant bridés par les oreilles, et
il se passera du temps avant qu'ils puissent armer les clans des
montagnes les uns contre les autres. J'espère que je verrai
bientôt le jour où tous les montagnards suivront les mêmes
bannières. Mais que vous est-il arrivé ensuite?

Je lui parlai de l'arrivée du capitaine Thornton et de son
détachement, et de la manière dont il nous avait détenus sous
prétexte que nous lui paraissions suspects. D'autres questions
qu'il me fit me rappelèrent que mon nom lui avait donné de
nouveaux soupçons, enfin, qu'il avait ordre d'arrêter un homme de
moyen âge et un jeune homme. Ce détail fit rire de nouveau
l'_outlaw _montagnard.

-- Sur mon âme! s'écria-t-il, les butors ont pris mon ami le
bailli pour Son Excellence. Mais vous, ils vous ont donc pris pour
Diana Vernon? Les bon chiens de chasse! Il faut convenir qu'ils
ont le nez fin!

-- Diana Vernon! lui dis-je en hésitant et en tremblant d'entendre
sa réponse; porte-t-elle encore ce nom? Je viens de la rencontrer
avec un homme qui semblait prendre avec elle un ton d'autorité.

-- Oui, oui, dit Rob-Roy, autorité légitime. Il en était temps:
c'était une dame qui savait faire faire ses volontés, brave fille
d'ailleurs. Son voyage n'est pas bien gai: Son Excellence n'est
pas jeune. Un compagnon comme vous, ou comme un de mes fils, Rob
ou Hamish, aurait été mieux assorti avec elle du côté de l'âge.

Ici je vis s'écrouler tous les châteaux de cartes que mon
imagination, en dépit de ma raison, s'était si souvent amusée à
construire. Je devais m'y attendre: je n'avais pu croire que Diana
pût voyager à une telle heure, dans un tel pays, accompagnée d'un
seul homme, si cet homme n'avait eu un droit légal à être son
protecteur. Cependant la confirmation de mes craintes n'en fut pas
moins un coup bien cruel pour moi, et la voix de Mac-Gregor, qui
m'engageait à continuer le récit de mes aventures, frappait mes
oreilles sans arriver jusqu'à mon esprit.

-- Vous n'êtes pas bien, me dit-il enfin après m'avoir inutilement
adressé la parole deux ou trois fois, la fatigue de cette journée
a été trop forte pour vous. Vous n'êtes pas habitué à de pareilles
choses.

Le ton d'intérêt avec lequel il prononça ces mots me rendit ma
présence d'esprit, et je continuai mon récit comme je pus. Rob-Roy
prit un air de triomphe en apprenant le résultat du combat dans le
défilé.

-- On dit, s'écria-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le
blé des autres. J'en doute fort, mais je crois qu'on peut en dire
autant des soldats du roi, puisqu'ils se laissent battre par des
vieillards qui ont passé l'âge de porter les armes, par des
enfants qui ne savent pas encore les manier, et par des femmes qui
ont quitté un instant leur quenouille. Tout le rebut de nos
montagnes! Et Dougal Gregor donc? Auriez-vous cru qu'il y eût
autant de bon sens dans ce crâne? N'est-ce pas un coup de maître
qu'il a fait là? Mais continuez, quoique je craigne d'apprendre le
reste, car mon Hélène est un diable incarné quand elle a le sang
échauffé. Au surplus, elle n'en a que trop de raisons!

Je lui racontai, avec le plus de délicatesse possible, la manière
dont nous avions été reçus, et il ne me fut pas difficile de voir
que ce récit le contrariait vivement.

-- J'aurais donné mille marcs pour m'être trouvé là! accueillir
ainsi des étrangers, et mon propre cousin surtout, un homme qui
m'a rendu tant de services! j'aimerais mieux qu'elle eût fait
mettre le feu à la moitié du comté de Lennox. Voilà ce que c'est
que de se fier à des femmes et à des enfants! ils ne connaissent
ni mesure ni raison! Au surplus, c'est ce chien de jaugeur qui en
est cause. C'est lui qui m'a trahi en m'apportant un prétendu
message de Rashleigh votre cousin, pour m'engager à l'aller
trouver pour les affaires du roi. Il me semblait assez
vraisemblable qu'il fût avec Galbraith et d'autres gentilshommes
du comté de Lennox qui doivent se déclarer pour le roi Jacques. Je
ne me doutai que j'étais trompé que lorsque je me trouvai en
présence du duc; et, quand il m'eut fait lier et désarmer, il ne
me fut pas difficile de prévoir le sort qu'il me destinait. Je
connais votre parent, Dieu merci, je sais ce dont il est capable.
Il ne ménage personne. Je souhaite pour lui qu'il n'ait pas trempé
dans ce tour. Vous ne sauriez croire comme ce Morris eut l'air sot
quand j'ordonnai qu'on le gardât en otage jusqu'à que je revinsse.
Mais me voilà revenu, non pas grâce à lui ni à ceux qui l'ont
employé, et je vous réponds que le collecteur du fisc ne se tirera
pas de mes mains sans payer une bonne rançon.

-- Il a déjà payé la plus forte et la dernière qu'on puisse exiger
d'un homme.

-- Quoi! comment! mort! il a donc été tué dans l'escarmouche?

-- Non, M. Campbell! Après le combat, de sang-froid.

-- De sang-froid, damnation! s'écria-t-il en grinçant les dents;
et comment cela est-il arrivé, monsieur? Parlez, monsieur, parlez
donc, et ne m'appelez ni monsieur, ni Campbell. J'ai le pied dans
mes bruyères natales, et mon nom est Mac-Gregor.

Ses passions étaient évidemment montées à un haut degré
d'irritation. Sans faire attention à la rudesse de son ton, je lui
fis clairement, et en peu de mots, le détail de la mort de Morris.
Frappant alors avec force un grand coup contre terre de la crosse
de son fusil: -- Je jure sur mon Dieu, s'écria-t-il, qu'une telle
action ferait abandonner femme, enfants, clan et patrie! Et
pourtant le misérable a bien mérité son sort: car quelle
différence y a-t-il entre être jeté à l'eau avec une pierre au
cou, ou être suspendu par le cou à une corde en plein air? L'un
vaut l'autre après tout, et il n'a trouvé que ce qu'il m'envoyait
chercher. J'aurais pourtant préféré qu'on lui mît une balle dans
la tête, ou qu'on l'expédiât d'un bon coup de sabre. La manière
dont on l'a fait périr donnera lieu à bien des bavardages. Au
surplus chacun a son jour fixé: quand il est arrivé, il faut bien
partir, et personne ne niera qu'Hélène Mac-Grégor n'ait à venger
bien des outrages.

En parlant ainsi, il parut chercher à écarter de son esprit un
sujet de réflexions qui lui étaient désagréables, et il me demanda
comment je m'étais séparé de la troupe du duc, qui avait l'air de
me retenir prisonnier.

Ce récit ne fut pas long, et je finis en lui disant que les
papiers de mon père m'avaient été remis; mais je ne me sentis pas
la force de prononcer une seconde fois le nom de Diana Vernon.

-- J'étais sûr que vous les auriez. La lettre dont vous étiez
chargé pour moi contenait les ordres de Son Excellence à ce sujet,
et bien certainement mon intention était de contribuer à vous les
faire rendre. C'est pour cela que je vous avais engagé à venir
dans nos montagnes. Mais il est probable que Son Excellence les a
obtenus de Rashleigh dans l'intervalle.

La première partie de cette réponse fut ce qui me frappa le plus.

-- La lettre que je vous ai apportée était donc écrite par la
personne que vous appelez Son Excellence... Quel est son nom?...
Quel est son rang?

-- Si vous ne connaissez pas déjà tous ces détails, vous n'avez
pas grand besoin de les connaître; ainsi je ne vous en dirai rien.
Mais il est très vrai que la lettre était écrite de sa propre
main; car sans cela, ayant déjà sur les bras assez d'affaires pour
mon propre compte, comme vous le voyez, je ne puis dire que je me
serais tant occupé des vôtres.

Je me rappelai en ce moment les lumières que j'avais vues dans la
bibliothèque, le gant que j'y avais trouvé, le mouvement que
j'avais remarqué dans la tapisserie qui couvrait le passage secret
conduisant à l'appartement de Rashleigh, enfin toutes les
circonstances qui avaient fait naître ma jalousie. Je me souvins
surtout que Diana s'était retirée pour écrire, comme je le pensais
alors, le billet auquel je devais avoir recours à la dernière
nécessité. Ses instants n'étaient donc pas consacrés à la
solitude, mais à écouter les protestations d'amour de quelque
agent de révolte. On avait vu des jeunes filles se vendre au poids
de l'or, sacrifier à la vanité leurs premières inclinations; mais
Diana avait pu consentir à partager le sort de quelque misérable
aventurier, à errer avec lui dans les ténèbres au milieu des
repaires du brigandage, sans autre espoir de rang et de fortune
que l'ombre que pouvait en offrir la prétendue cour des Stuarts à
Saint-Germain.

Je la verrai, pensai-je, je la verrai encore une fois, s'il est
possible. Je lui parlerai du risque qu'elle court, en ami, en
parent. Je faciliterai sa retraite en France, où elle pourra plus
convenablement, plus en sûreté, attendre le résultat du mouvement
que cherche certainement à exciter l'intrigant politique à qui
elle a uni sa destinée.

-- Je conclus de tout cela, dis-je à Mac-Gregor après un silence
gardé de part et d'autre pendant environ cinq minutes, que Son
Excellence, puisque je ne le connais que par cette dénomination,
résidait en même temps que moi à Osbaldistone-Hall.

-- Sans doute, sans doute... Dans l'appartement de la jeune dame,
comme cela devait être! -- Cette information gratuite ne faisait
que jeter de l'huile sur le feu qui me consumait. -- Mais, ajouta
Mac-Gregor, peu de personnes, excepté sir Hildebrand et Rashleigh,
étaient instruites de ce secret; car il n'était pas besoin de vous
mettre dans la confidence, et les autres jeunes gens n'ont pas
assez d'esprit pour empêcher le chat de manger la crème... Au
surplus, c'est une belle et bonne maison, bâtie à l'ancienne mode.
Ce que j'en admire le plus, c'est une multitude de cachettes,
d'escaliers et de passages secrets qui s'y trouvent. On pourrait y
cacher vingt ou trente hommes dans un coin, mettre une autre
famille dans le château, et je la défierais de les trouver, ce qui
peut être utile en certaines occasions. Je voudrais que nous
eussions un pareil château dans nos montagnes, mais il faut nous
contenter de nos bois et de nos cavernes.

-- Je suppose que Son Excellence n'était pas étrangère au premier
accident qui arriva... Je ne pus m'empêcher d'hésiter un moment.

-- Vous voulez dire à Morris? dit Rob-Roy du plus grand sang-
froid, car il était trop habitué aux actes de violence pour que
l'émotion qu'il avait éprouvée en apprenant la fin déplorable du
douanier pût être de longue durée; j'ai ri bien des fois de ce
tour, mais je n'en ai plus le courage depuis cette maudite
histoire du lac... Non, non, Son Excellence n'y était pour rien.
Tout avait été concerté entre Rashleigh et moi. Mais ce qui
s'ensuivit!... Rashleigh, trouvant le moyen de faire tomber les
soupçons sur vous, qu'il n'avait jamais aimé dès l'origine; miss
Diana, qui nous oblige à détordre les fils dont nous vous avions
enveloppé, et à vous tirer des griffes de la justice; ce poltron
de Morris, perdant le peu de sens qu'il avait en voyant paraître
hardiment devant lui le véritable voleur, au moment même où il en
accusait un autre; ce coucou de clerc; cet ivrogne de juge; non,
rien ne m'a fait tant rire de ma vie! et à présent tout ce que je
puis faire pour le pauvre diable, c'est de faire dire quelques
messes pour le repos de son âme.

-- Puis-je vous demander comment il se fait que miss Vernon eut
assez d'influence sur vous et sur Rashleigh pour vous faire
renoncer à l'exécution de votre projet?

-- De mon projet? Le projet ne venait pas de moi. Je n'ai jamais
cherché à rejeter mon fardeau sur les épaules d'un autre, mais la
vérité est que Rashleigh en était le seul auteur... Quant à miss
Vernon, bien certainement elle avait beaucoup d'influence sur lui
et sur moi, à cause de l'affection de Son Excellence, et parce
qu'elle était instruite de bien des secrets qu'il ne fallait pas
mettre au grand jour... Au diable soit quiconque confie à une
femme un secret à garder ou un pouvoir dont elle peut abuser... Il
ne faut pas mettre un bâton ferré entre les mains d'un fou.

Nous n'étions plus qu'à un quart de mille du clachan, quand trois
montagnards se montrèrent à nous, et, nous présentant le bout de
leurs carabines, nous ordonnèrent de nous arrêter et nous
demandèrent qui nous étions. Le seul mot _Gregarach _prononcé
d'une voix qui fut reconnue au même instant leur fit pousser des
hurlements d'allégresse. Celui qui était à la tête, laissant
tomber son mousquet, se précipita sur mon compagnon et le serra si
étroitement dans ses bras que Rob-Roy fut quelque temps avant de
s'en dégager. Lorsque le premier torrent des félicitations fut
écoulé, ceux d'entre eux coururent vers le clachan, où il se
trouvait un fort détachement de Highlanders, avec autant de
rapidité que les daims de leurs montagnes, pour y répandre
l'heureuse nouvelle du retour de leur chef. Elle fut célébrée par
des cris de joie qui firent retentir de nouveau tous les rochers
des environs; et tous, hommes, femmes, vieillards, enfants, sans
distinction de sexe ni d'âge, accoururent à notre rencontre avec
l'impétuosité d'un fleuve retenu par une digue, et qui vient de la
briser. Quand j'entendis le tumulte de cette multitude enivrée de
joie qui s'approchait de nous, je crus à propos de rappeler à Mac-
Gregor que j'étais étranger, et sous sa protection. Aussitôt il me
prit par le bras, et tandis que la foule qui arrivait se livrait à
des transports qui étaient véritablement attendrissants et que
chacun s'efforçait de venir lui toucher la main, il ne la présenta
à personne avant d'avoir expliqué que j'étais son ami, et que je
devais être traité avec affection et respect.

On n'aurait pas obéi plus promptement à un mandat du sultan de
Delhi. Les attentions dont je fus l'objet me devinrent presque
aussi à charge que la rudesse aurait pu l'être. À peine voulait-on
souffrir que l'ami du chef fit usage de ses jambes, tant on
s'empressait à m'offrir le bras et à m'aider à marcher! Et enfin,
saisissant l'occasion d'un faux pas que me fit faire une pierre
que je n'avais pu voir, attendu la foule qui se pressait autour de
nous, quelques-uns d'entre les Highlanders s'emparèrent de moi et
me portèrent comme en triomphe jusqu'à la porte de mistress Mac-
Alpine.

En arrivant devant cette auberge hospitalière, je vis que le
pouvoir et la popularité avaient leurs inconvénients au milieu des
Highlands comme dans le reste du monde: car, avant que Mac-Gregor
pût entrer dans la maison pour y prendre le repos et la nourriture
dont il avait besoin, il fut obligé de raconter une douzaine de
fois à divers cercles d'auditeurs qui se succédaient les uns aux
autres la manière dont il avait échappé à ses ennemis, ce que
j'appris d'un vieillard fort obligeant qui se donnait la peine de
m'expliquer tout ce que répondait Rob-Roy à ceux qui
l'interrogeaient, et que la politesse m'obligeait à écouter avec
une espèce d'attention. L'auditoire étant enfin satisfait, les
groupes se dispersèrent pour passer la nuit, les uns à la belle
étoile, les autres dans les chaumières du voisinage; quelques-uns
maudissant le duc et Galbraith, d'autres déplorant le malheur
d'Ewan, qui paraissait avoir été mal payé du service qu'il avait
rendu à Mac-Gregor; tous convenant que la manière dont Rob-Roy
s'était tiré des mains de ses ennemis pouvait être comparée aux
exploits les plus glorieux de tous les chefs de leur clan, à
commencer par Dougal-Ciar, qui en avait été le fondateur.

Me prenant alors par le bras, l'_outlaw _mon ami me fit entrer
dans la grande salle du petit cabaret. Mes yeux cherchèrent à
percer le nuage de fumée qui la remplissait pour y trouver Diana
et son compagnon de voyage; mais je ne les aperçus point, et il me
sembla que si je faisais quelque question, ce serait avouer de
secrets motifs qu'il était plus convenable de cacher. La seule
figure de ma connaissance que j'y trouvai fut celle du bailli,
qui, assis sur une escabelle au coin du feu, recevait d'un air de
réserve et de dignité les prévenances de Rob-Roy, les excuses
qu'il lui faisait de ne pouvoir mieux le recevoir, et les
questions qu'il lui adressait sur l'état de sa santé.

-- Elle est bonne, cousin, dit le magistrat, passablement bonne;
je vous remercie. Quant à la manière dont on est ici, c'est tout
simple: on ne peut apporter sur son dos dans vos montagnes sa
maison de Salt-Market, comme un limaçon porte sa coquille. Au
surplus je suis charmé que vous ayez échappé à vos ennemis.

-- Eh bien! eh bien! qu'avez-vous donc qui vous tourmente? Tout ce
qui finit bien est bien. Le monde durera autant que nous. Allons,
prenez un verre d'eau-de-vie, c'est ce que votre père le diacre
n'a jamais refusé.

-- Cela peut être, Rob, surtout quand il était fatigué, et Dieu
sait que j'ai eu aujourd'hui des fatigues de plus d'une espèce!
Mais, ajouta-t-il en remplissant une tasse de bois qui pouvait
contenir trois verres, le diacre était toujours très sobre dans la
boisson, et je tâche de l'imiter. À votre santé, Rob, à celle de
ma cousine Hélène et de vos deux enfants, dont je me réserve de
vous parler ci-après. À votre bonheur à tous en ce monde et en
l'autre.

En achevant ces mots il vida sa coupe d'un air grave et délibéré,
tandis que Mac-Gregor jetait sur moi un coup d'oeil à la dérobée
en souriant, comme pour me faire remarquer l'air d'autorité
magistrale du bailli, qui semblait vouloir l'exercer sur Mac-
Gregor à la tête de son clan armé comme lorsqu'il était à sa merci
dans la prison de Glascow. Il me parut que Rob-Roy voulait me
donner à entendre que, s'il souffrait le ton que prenait
M. Jarvie, c'était par égard pour les droits de l'hospitalité, et
surtout pour s'en faire un amusement.

Ce ne fut qu'en remettant sa tasse sur la table que le bon
négociant me reconnut. Il me témoigna le plaisir qu'il avait de me
voir, me serra la main avec amitié, mais ne me fit aucune question
sur mon voyage.

-- Nous causerons plus tard de vos affaires, me dit-il; je dois,
comme de raison, commencer par celles du cousin. Je présume, Rob,
ajouta-t-il, en promenant ses regards sur un assez grand nombre de
montagnards qui étaient entrés avec nous, je présume qu'il ne se
trouve ici personne capable d'aller reporter au conseil de la
ville, à votre préjudice et au mien, rien de ce que j'ai à vous
dire.

-- Soyez bien tranquille, cousin Nicol. La moitié de ceux qui sont
ici n'entendront rien à ce que vous me direz, et les autres ne
s'en soucient guère. D'ailleurs tous savent que je couperais la
langue à quiconque oserait répéter une seule parole prononcée en
ma présence.

-- Eh bien! cousin, les choses étant ainsi, et M. Osbaldistone ici
présent étant un jeune homme prudent et un ami sûr, je vous dirai
franchement que vous élevez votre famille dans une mauvaise route.
-- Alors, cherchant à rendre sa voix plus claire par un _hem!
_préalable, il continua en s'adressant à son parent, et, comme
Malvolio[135] se proposait de le faire au jour de sa grandeur, il
fit succéder à son sourire familier un air sévère et important. --
Vous savez que vous pesez peu de chose aux yeux de la loi; et pour
ma cousine Hélène, indépendamment de l'accueil que j'en ai reçu en
ce bienheureux jour, et qui était à l'amitié comme un vent du nord
à la chaleur, ce que j'excuse à cause de la perturbation d'esprit
qu'elle éprouvait en ce moment, j'ai à vous dire, mettant à part
ce sujet personnel de plainte, j'ai à vous dire de votre femme
que...

-- Cousin, dit Mac-Gregor d'un ton grave et ferme, songez à ne
m'adresser sur ma femme que des choses qu'un ami puisse dire et
qu'un mari puisse entendre. Quant à ce qui me concerne, parlez
tout comme il vous plaira.

-- Fort bien, fort bien! dit M. Jarvie un peu déconcerté; laissons
ce chapitre de côté. D'ailleurs, je n'aime pas à semer la zizanie
dans les familles. J'en viens donc à vos deux fils, Rob et Hamish,
ce qui signifie James, à ce que j'ai pu entendre. Je vous dirai en
passant que j'espère que vous lui donnerez à l'avenir ce dernier
nom, car on ne connaît rien de bon des Hamish, des Eachine et des
Angus, si ce n'est que ce sont des noms qu'on retrouve dans toutes
les assises de l'Écosse pour des vols de troupeaux et autres
délits de même nature. Mais, pour en revenir à vos deux garçons,
ils n'ont pas reçu les premiers principes d'une éducation
libérale. Ils ne connaissent pas même la table de multiplication,
qui est le fondement de toutes les sciences utiles. Ils n'ont fait
que rire et se moquer de moi quand je leur ai dit ma façon de
penser sur leur ignorance. Je crois vraiment qu'ils ne savent ni
lire ni écrire, quoiqu'il soit bien pénible d'avoir à penser ainsi
de parents chrétiens.

-- S'ils avaient de la science, cousin, dit Mac-Gregor de l'air le
plus indifférent, il faudrait qu'elle fût venue les chercher elle-
même. Qui diable voulez-vous qui leur en donne? Faut-il que
j'affiche sur la porte du collège de Glascow: _On désire un
précepteur pour les enfants de _ROB-ROY?

-- Non, cousin, mais vous auriez pu mettre ces enfants dans un
endroit où ils auraient appris la crainte de Dieu et les usages
des hommes civilisés. Ils sont aussi ignorants que les boeufs que
vous conduisiez autrefois au marché, ou que les rustres anglais
auxquels vous les vendiez, et jamais ils ne pourront faire rien
qui vaille.

-- Ho! ho! Hamish est en état d'abattre une perdrix au vol d'un
coup de fusil chargé d'une seule balle, et Rob perce de son
poignard une planche de deux pouces d'épaisseur.

-- Tant pis, cousin, tant pis! dit le banquier de Glascow d'un ton
tranchant. S'ils ne savent que cela, il vaudrait mieux qu'il ne
sussent rien. Dites-moi, Rob, n'êtes-vous pas en état d'en faire
tout autant? Eh bien, qu'est-ce que ces beaux talents vous ont
valu? N'étiez-vous pas plus heureux quand vous chassiez devant
vous votre bétail, faisant un négoce honnête, qu'à présent que
vous êtes à la tête de cinq cents enragés montagnards?

Je remarquai que Mac-Gregor, pendant que son parent, animé sans
doute par de bonnes intentions, lui adressait cette remontrance,
se contraignait péniblement comme un homme qui souffre une vive
douleur, mais qui est déterminé à ne pas laisser échapper une
plainte. Je désirais trouver une occasion d'interrompre un
discours qui, quoique raisonnable en lui-même, me paraissait peu
convenable aux circonstances, mais la conversation se termina sans
que j'eusse besoin d'y intervenir.

-- J'ai donc pensé, Rob, continua M. Jarvie, que votre nom est
peut-être écrit en lettres trop noires sur le livre de la justice
pour qu'on puisse l'en effacer, et que d'ailleurs vous êtes
maintenant trop âgé pour changer de vie, mais que ce serait une
pitié que de souffrir que deux garçons de belle espérance comme
les vôtres continuassent à faire le même métier que leur père; et
je me chargerais volontiers de les prendre pour apprentis au
métier de tisserand, comme mon digne père feu le diacre a
commencé, comme j'ai commencé moi-même, quoique, Dieu merci, je ne
fasse plus maintenant que le commerce en gros, et... et...

Le bailli vit s'amasser sur le front de Rob un nuage qui le
détermina à ajouter sur-le-champ, comme palliatif d'une
proposition qui semblait lui déplaire, une offre qu'il réservait
pour couronner sa générosité, si son projet avait été accueilli.

-- Mais pourquoi cet air sombre, Rob? Je ferai tous les frais de
l'apprentissage, et... et jamais je ne vous parlerai des mille
livres en question.

-- _Ceade millia diaoul! _cent mille diables! s'écria Rob-Roy en
frappant la table d'un grand coup de poing qui nous fit
tressaillir: mes enfants devenir des tisserands! _millia
molligheart! _mille morts! j'aimerais mieux voir tous les métiers,
tout le fil, tout le coton, toutes les navettes de Glascow au
milieu du feu des enfers!

Tandis qu'il se promenait à grands pas dans la salle, je parvins,
non sans quelque peine, à faire comprendre au bailli, qui
préparait une réponse, qu'il ne convenait pas de presser davantage
notre hôte sur un sujet qui lui était évidemment désagréable; et
au bout d'une minute Mac-Gregor reprit ou du moins eut l'air de
reprendre sa sérénité.

-- Au surplus, Nicol, vos intentions sont bonnes; elles sont
bonnes. Ainsi, donnez-moi la main. Si jamais je mets mes enfants
en apprentissage, je vous donnerai la préférence. Mais, comme vous
le dites, nous avons à régler l'affaire des mille livres. Holà,
Eachine Mac-Analeister, apportez-moi ma bourse.

Un montagnard grand et vigoureux, qui semblait exercer les
fonctions de premier lieutenant de Mac-Gregor, lui présenta une
espèce de grand sac de peau de loutre marine garni d'ornements en
argent, semblable à ceux que portent les principaux chefs des
montagnards quand ils sont en grand costume.

-- Je ne conseille à personne d'essayer d'ouvrir cette bourse sans
en avoir le secret, dit Rob-Roy: poussant alors et tirant tour à
tour quelques boutons et quelques clous, la bourse, dont
l'ouverture était garnie d'argent massif, s'ouvrit d'elle-même, et
offrit un libre passage à la main. Il me fit remarquer, sans doute
pour couper court à la conversation de M. Jarvie, qu'un petit
pistolet d'acier était caché dans le travail intérieur de la
bourse, et que des ressorts artistement disposés ne pouvaient
manquer d'en faire jouer la détente si l'on parvenait à l'ouvrir
par tout autre moyen que celui que venait d'employer le
propriétaire: de manière que la curiosité, l'indiscrétion ou la
friponnerie ne pouvaient manquer de subir à l'instant leur
punition.

-- Voilà, me dit-il en touchant le pistolet, le trésorier de ma
caisse privée. La simplicité de cette invention, destinée à
défendre une bourse qui pouvait facilement être ouverte sans qu'on
touchât le ressort, me rappela ce passage de _l'Odyssée _où
Ulysse, dans un siècle encore plus grossier, se contente de
protéger son trésor par les noeuds compliqués des cordes dont il
entoure la cassette où il l'a déposé.

Le bailli mit ses lunettes pour examiner le mécanisme, et quand il
eut fini, il le rendit en soupirant et en souriant à la fois.

-- Ah! Rob, dit-il à son cousin, si la bourse des autres avait été
aussi bien gardée, je doute que celle-ci fût aussi bien garnie
qu'elle l'est à en juger par le poids.

-- Ne vous inquiétez pas, cousin, répondit Rob-Roy en riant; elle
s'ouvrira toujours pour aider un ami dans le besoin et pour payer
une dette légitime. Voici, ajouta-t-il en tirant un rouleau de
pièces d'or, voici vos mille livres. Vérifiez-les, et voyez si
vous avez votre compte.

M. Jarvie prit le rouleau en silence, le pesa un instant dans sa
main, et, le plaçant sur la table: -- Je ne puis prendre cela,
Rob, dit-il, je ne le puis, cela ne me porterait pas bonheur. J'ai
trop bien vu aujourd'hui comment l'argent vous arrive. Bien mal
acquis ne prospère jamais. Non, Rob, je n'y toucherai pas. Il y a
des taches de sang sur ces pièces d'or.

-- Bah! dit Rob-Roy d'un air d'indifférence qui n'était peut-être
qu'affecté. Regardez-y. C'est de l'or de France, de l'or qui n'est
jamais entré dans une autre poche écossaise que la mienne. Ce sont
des louis d'or, aussi neufs, aussi brillants que le jour où ils
ont été frappés.

-- Cela n'en est que pire, Rob, cela n'en est que pire, dit le
bailli en détournant les yeux du rouleau, tandis que semblable à
César aux Lupercales, les doigts lui démangeaient de l'envie d'y
toucher. La rébellion est pire que le vol et la sorcellerie; c'est
une loi de l'Évangile.

-- Laissez vos lois de côté, répondit le chef des montagnes; cet
or ne vous arrive-t-il pas d'une manière honnête? Ne vous est-il
pas légitimement dû? S'il sort de la poche d'un roi, vous pouvez
le faire entrer, si bon vous semble, dans celle de l'autre; ce
sera un renfort contre ses ennemis. Ce pauvre roi Jacques! il ne
manque ni de coeur ni d'amis, Dieu le sait; mais je crois bien
qu'il manque un peu d'argent.

-- Il ne faut donc pas qu'il compte beaucoup sur les montagnards,
Rob, dit M. Jarvie en mettant ses lunettes sur son nez; et
défaisant le rouleau, il se mit à faire le compte des pièces qu'il
contenait.

-- Ni sur les habitants des Basses-Terres, dit Mac-Gregor en
fronçant le sourcil; et jetant les yeux sur moi, il me fit signe
de regarder le bailli, qui, par suite d'une ancienne habitude et
sans songer au ridicule qu'il se donnait en ce moment, examinait
scrupuleusement chaque pièce l'une après l'autre; il compta deux
fois la somme, et trouvant qu'elle était égale à ce qui lui était
dû en principal et intérêts, il remit à Rob-Roy trois pièces, pour
acheter, lui dit-il, une robe à sa cousine, et deux autres pour
ses enfants, qui en feraient ce qu'ils voudraient. -- Pourvu,
ajouta-t-il, qu'ils ne les emploient point à acheter de la poudre
à fusil.

Le montagnard ouvrit de grands yeux à cette générosité inattendue;
mais il accepta poliment son présent et fit rentrer les cinq
pièces dans la place de sûreté d'où elles venaient de sortir.

Le bailli prit alors la reconnaissance qu'il avait de cette somme,
et tirant de sa poche une petite écritoire dont il s'était muni à
tout hasard, il écrivit la quittance au dos, me pria de la signer
comme témoin, et dit à Rob-Roy d'en appeler un autre, les lois
d'Écosse en exigeant deux pour la validité d'une quittance.

-- Oui-dà! dit Mac-Gregor. Mais vous ne savez donc pas qu'excepté
nous trois vous ne trouveriez peut-être pas à trois milles à la
ronde un homme qui sache écrire? Mais soyez tranquille,
j'arrangerai bien l'affaire sans cela.

En même temps prenant le papier il le jeta au milieu du feu.
M. Jarvie ouvrit de grands yeux à son tour.

-- C'est ainsi que nous réglons les comptes dans les montagnes,
dit Mac-Gregor. Ne voyez-vous donc pas, cousin, que si je gardais
des pièces semblables, il pourrait venir un moment où il serait
possible que mes amis fussent inquiétés pour m'avoir obligé?

Le bailli n'essaya pas de résister à cet argument, et l'on nous
servit un souper où il régnait une abondance et même une recherche
que nous ne pouvions guère espérer dans cet endroit. La plupart
des provisions étaient froides, ce qui semblait prouver qu'elles
avaient été préparées à quelque distance. Plusieurs bouteilles
d'excellent vin de France accompagnaient les pâtés de venaison et
d'autres mets fort bien apprêtés. Mac-Gregor faisait parfaitement
les honneurs de sa table et nous pria de l'excuser si quelques-uns
des plats qui paraissaient sur la table avaient été entamés avant
de nous avoir été servis. -- Il faut que vous sachiez, dit-il à
M. Jarvie sans me regarder, que vous n'êtes pas les seuls hôtes
que j'ai eu à recevoir ce soir, et vous n'en douterez pas, car
sans cette raison ma femme et mes enfants seraient à présent ici
par honneur pour vous, comme c'est leur devoir.

M. Jarvie ne parut pas trop fâché que quelque circonstance les eût
empêchés de remplir ce devoir, et j'aurais été certainement du
même avis si les excuses que Rob-Roy venait de faire ne m'avaient
fait penser que les hôtes dont il parlait étaient Diana et son
compagnon de voyage, que mon imagination me représentait toujours
comme son époux.

Tandis que ces idées désagréables faisaient disparaître l'appétit
qu'avaient excité mes courses, une excellente chère et un bon
accueil, je remarquai que Rob-Roy avait poussé l'attention jusqu'à
nous faire préparer de meilleurs lits que ceux que nous avions eus
la nuit précédente. On avait rempli de bruyère fraîche, alors en
pleine fleur, les deux mauvais grabats qui étaient le long des
murs, et qui offraient ainsi un matelas doux et parfumé; on les
avait couverts de draps grossiers mais bien blancs, et des
meilleures couvertures qu'on avait pu trouver. M. Jarvie
paraissant épuisé de fatigue, je lui dis que je remettrais au
lendemain tout ce que j'avais à lui dire; et dès qu'il eut fini de
souper, il ne se fit pas prier pour se mettre au lit.

Quoique je fusse moi-même très fatigué, je ne me sentais aucune
disposition à dormir. J'étais agité par une espèce de fièvre
d'inquiétude, et je restai à table avec Rob-Roy.

Chapitre XXXV.

Je ne la verrai plus; que fais-je sur la terre?
Pourquoi rester en proie à des soins superflus?
Heureusement bientôt doit finir ma misère:
Je dois mourir; je ne la verrai plus.

MISS JOANNA BAILLIE, _Basile._



-- Je ne sais que faire de vous, M. Osbaldistone, me dit Mac-
Gregor en me passant la bouteille: vous ne mangez pas, vous ne
paraissez pas avoir envie de dormir, et vous ne buvez point,
quoique ce vin de Bordeaux vaille le meilleur qui soit jamais
sorti de la cave de sir Hildebrand. Si vous aviez toujours été
aussi sobre, vous auriez peut-être évité la haine mortelle de
votre cousin Rashleigh.

-- Si j'avais toujours été prudent, lui répondis-je en rougissant
au souvenir de la scène qu'il me rappelait, j'aurais évité un plus
grand malheur encore, les reproches de ma conscience.

Mac-Gregor jeta sur moi un regard fier et pénétrant, comme pour
voir si le reproche que je m'adressais ne lui était pas destiné.
Il reconnut que je ne pensais qu'à moi en ce moment, et il tourna
sa chaise du côté du feu en poussant un profond soupir.

J'en fis autant, et nous restâmes tous deux quelques minutes dans
une profonde rêverie. Il rompit le silence le premier, du ton d'un
homme qui a pris la résolution d'entamer un sujet d'entretien qui
lui est pénible. -- Mon cousin Nicol a de bonnes intentions, me
dit-il; mais il ne réfléchit pas assez sur le caractère et la
situation d'un homme comme moi, considérant ce que j'ai été, ce
qu'on m'a forcé de devenir, et par-dessus tout les causes qui
m'ont fait ce que je suis.

Il s'arrêta, et quoique je sentisse que la conversation qui
paraissait devoir s'engager était d'une nature délicate, je ne pus
m'empêcher de lui répondre que je ne pouvais douter que sa
situation actuelle ne dût souvent lui déplaire souverainement, que
je serais heureux d'apprendre qu'il lui restât quelque chance
honorable pour en sortir.

-- Vous parlez comme un enfant, répliqua Mac-Gregor d'un ton de
voix sourd qui ressemblait au roulement d'un tonnerre éloigné;
vous parlez comme un enfant qui croit que le vieux chêne peut se
plier aussi facilement qu'un jeune arbrisseau. Puis-je oublier
qu'on m'a frappé de proscription, qu'on a mis ma tête à prix comme
celle d'un loup, qu'on a traité ma famille en mon absence comme la
femelle et les petits d'un renard des montagnes, que chacun peut
tourmenter, avilir, dégrader, insulter; que ce nom glorieux de
Mac-Gregor, que j'avais reçu d'une longue suite d'ancêtres
guerriers, il m'a été défendu à moi et à mon clan de le porter,
comme si c'eût été un talisman pour conjurer les malins esprits?

Tandis qu'il parlait ainsi, il me fut aisé de voir qu'il ne
faisait l'énumération de ses griefs que pour se monter
l'imagination, enflammer sa colère, et justifier à ses yeux le
genre de vie dans lequel il avait été entraîné. Il y réussit
parfaitement. Ses yeux gris contractant et dilatant
alternativement leurs prunelles semblaient lancer des torrents de
flammes. Il ferma le poing, grinça des dents, porta la main sur la
poignée de sa claymore, et se leva brusquement.

-- Et l'on verra, s'écria-t-il d'une voix à demi étouffée par la
violence de ses passions, on verra que ce nom qu'on a osé
proscrire, le nom de Mac-Gregor, est en effet un talisman pour
conjurer les enfers. Ceux qui sourient aujourd'hui au récit des
injures qui m'ont été faites frémiront de ma vengeance. Le
misérable marchand de boeufs montagnard, banqueroutier, marchant
pieds nus, dépouillé de tout, déshonoré, poursuivi comme une bête
féroce, fondra sur eux dans un moment terrible, comme le faucon
sur sa proie. Ceux qui ont méprisé le ver de terre et qui l'ont
foulé aux pieds pousseront des hurlements de désespoir quand ils
le verront changé en serpent monstrueux aux yeux étincelants. Mais
à quoi bon parler de tout cela? ajouta-t-il en se rasseyant et en
prenant un ton plus calme. Vous devez bien penser que la patience
d'un homme est à bout quand il se voit chasser comme un loup, un
ours ou un sanglier, et cela par des amis et des voisins qui
courent sur lui le sabre d'une main et le pistolet de l'autre,
comme vous l'avez vu aujourd'hui au gué d'Avondow: la patience
d'un saint n'y tiendrait pas, à plus forte raison celle d'un
Highlander; car vous pouvez savoir, M. Osbaldistone, que nous ne
passons pas pour posséder à un bien haut degré ce beau présent du
ciel. Et cependant il y a du vrai dans ce que Nicol me disait.
J'ai du chagrin pour mes enfants. Je ne puis penser sans regret
que Rob et Hamish mèneront la même vie que leur père. -- Et le
sort de ses enfants le plongeant dans une affliction que le sien
ne lui faisait pas éprouver, il mit les coudes sur la table et
appuya sa tête sur ses deux mains.

Je ne puis vous dire, Tresham, combien je me sentis attendri en ce
moment. Les chagrins auxquels une âme fière, noble et vigoureuse,
est forcée de s'abandonner, m'ont toujours plus profondément ému
que ceux des esprits plus faibles. Mais je n'en avais jamais été
témoin; et combien n'est-il pas différent d'en lire le récit, ou
d'en avoir le tableau sous les yeux! J'éprouvai le plus vif désir
de consoler Mac-Gregor, quoique je prévisse que cette tâche serait
difficile, et peut-être même impossible.

-- Nous avons des liaisons étendues sur le continent, lui dis-je;
vos fils ne pourraient-ils pas, avec quelque assistance, et ils
ont droit à celle de la maison de mon père, trouver une ressource
honorable en prenant du service chez l'étranger?

Je crois que mes traits annonçaient la sincère émotion que
j'éprouvais, car mon compagnon parut s'en apercevoir. -- Je vous
remercie, me dit-il en me serrant fortement la main; je n'aurais
pas cru que l'oeil d'un homme aurait vu la paupière de Mac-Gregor
se mouiller d'une larme. Et en parlant ainsi il essuyait du dos de
sa main celles qui s'échappaient malgré lui à travers les cils
épais de ses paupières. Demain matin, continua-t-il, nous en
parlerons, et nous causerons aussi de vos affaires; car nous nous
levons de bonne heure dans nos montagnes, même quand par hasard
nous trouvons un bon lit. Boirez-vous avec moi le coup des grâces?

Je le priai de m'en dispenser.

-- Eh bien! par l'âme de saint Maronoch, je le boirai pour nous
deux. Et se versant au moins une demi-pinte de vin, il l'avala
tout d'un trait.

Je me jetai sur le lit qui m'était destiné, résolu de remettre les
questions que je me proposais de lui faire à un moment où son
esprit serait plus tranquille. Cet homme extraordinaire s'était si
bien emparé de mon imagination qu'après m'être couché il me fut
impossible de ne pas suivre tous ses mouvements pendant quelques
minutes. Il parcourait toute la chambre à pas lents, faisait de
temps en temps le signe de la croix, prononçait à voix basse, en
latin, quelques prières de l'Église catholique. Enfin,
s'enveloppant de son plaid, il se jeta sur un lit, plaça d'un côté
sa claymore nue, de l'autre ses pistolets armés, et se disposa à
goûter quelque repos, de manière qu'au moindre bruit il pouvait
mettre la main sur ses armes. Au bout de quelques minutes, je le
vis dormir profondément. Accablé de fatigue, et cherchant à bannir
le souvenir de toutes les scènes dont j'avais été le témoin
pendant cette journée mémorable, je ne tardai pas à m'abandonner
aussi au sommeil; et, quoique j'eusse plus d'un motif pour
m'éveiller de bonne heure, il était assez tard lorsque j'ouvris
les yeux le lendemain. Mac-Gregor était déjà parti. J'éveillai
M. Jarvie, qui, après avoir bâillé, s'être frotté les yeux et
s'être plaint d'avoir encore les os brisés par suite de la fatigue
qu'il avait éprouvée la veille, se trouva enfin en état d'entendre
l'heureuse nouvelle que les billets enlevés à mon père m'avaient
été remis. Il me la fit répéter deux fois pour être certain de
m'avoir bien entendu; et, oubliant aussitôt toutes ses
souffrances, il s'assit près de la table et s'empressa de comparer
les effets qui m'avaient été rendus avec la note que M. Owen lui
avait remise.

-- Fort bien, fort bien! dit-il en faisant sa vérification. Mais
voyons, voyons! Baillie et Wittington, 700 livres 6 shillings 8
pence. Parfaitement exact. Hum! hum! hum! Grub et Grinder, 800
livres. C'est de l'or en barres. Pollock et Peelman, 500 livres 10
shillings. C'est cela même.

Sliperytongue... Ah! ah! il est en faillite, mais c'est une
bagatelle. Il manque bien quelques billets qui étaient aussi pour
de petites sommes. Allons, allons, Dieu soit loué! Voilà notre
affaire finie, bien finie, et rien n'empêche que nous ne fassions
nos adieux à ce maudit pays. Quant à moi, jamais je ne songerai au
loch Ard sans trembler.

Mac-Gregor entrait en ce moment. -- Je suis fâché, cousin, de ne
pouvoir vous recevoir aussi bien que je l'aurais désiré. Si
cependant vous êtes assez bon pour venir visiter ma pauvre
demeure...

-- Bien obligé, cousin, s'écria précipitamment M. Jarvie, bien
obligé! Mais il faut que nous partions, que nous partions sur-le-
champ. M. Osbaldistone et moi nous avons des affaires qui ne
peuvent se différer.

-- Eh bien! cousin, vous connaissez notre maxime: recevez bien
l'hôte qui vous arrive, ouvrez la porte à celui qui veut partir.
Mais vous ne pouvez vous en aller par Drymen. Je vous ferai
conduire par le lac jusqu'au bac de O'Balloch, et j'aurai soin que
vous y trouviez vos chevaux, et c'est une maxime du sage, qu'il ne
faut jamais retourner par la même route quand il y en a une autre
de libre.

-- Oui, oui! c'était une de vos maximes. Quand vous emmeniez des
bestiaux, vous aviez pour principe de ne jamais retourner par la
même route que vous aviez suivie en venant, et Dieu sait pourquoi.
Vous n'aviez pas grande envie de revoir les fermiers dont votre
bétail avait mangé les foins chemin faisant. Et j'ai bien peur
qu'à présent, Rob, votre route ne soit encore plus mal marquée.

-- Raison de plus pour n'y pas repasser trop souvent. Ainsi donc
vous trouverez vos chevaux à O'Balloch. Ils seront conduits par
Dougal, qui entre pour cela au service du bailli, et qui n'est
plus un montagnard, un homme du pays de Rob-Roy. C'est un habitant
paisible du comté de Stirling. Et tenez, le voici.

-- Jamais je n'aurais reconnu la créature, s'écria M. Jarvie. Et
de fait il aurait été difficile de reconnaître le sauvage
Highlander en le voyant couvert du chapeau, des bas et de la
redingote qui naguère avaient appartenu à André Fairservice. Il
était monté sur le cheval du bailli, et conduisait le mien par la
bride. Il reçut de son maître ses dernières instructions pour
éviter quelques endroits où il aurait pu être suspect, pour
prendre diverses informations dans le cours de son voyage, et
enfin pour nous attendre au lieu indiqué, près du bac de Balloch.

Mac-Gregor voulut nous accompagner, et comme nous devions faire
quelques milles avant de déjeuner, il nous recommanda un verre
d'eau-de-vie comme un excellent préparatif de voyage, et sur ce
point M. Jarvie se trouva parfaitement d'accord avec lui.

-- Mon père le diacre, dit-il, m'a toujours dit que c'était une
mauvaise habitude, une habitude pernicieuse, de boire dès le matin
des liqueurs spiritueuses, si ce n'est quand on a un voyage à
faire, afin de fortifier l'estomac, qui est une partie délicate,
et de le garantir contre l'effet du brouillard; et en pareils cas
je l'ai vu toujours joindre l'exemple au précepte.

-- Il avait raison, cousin, dit Rob-Roy; et c'est pour cela que
nous autres qui sommes les Enfants du Brouillard[136], nous avons le
droit d'en boire tout le long de la journée.

Le bailli, ayant pris cette précaution salutaire, monta sur un
poney montagnard qu'on lui avait amené. On m'en offrit un
pareillement, mais je préférai marcher à pied avec notre escorte;
elle se composait de Mac-Gregor et de six jeunes montagnards d'une
taille athlétique, dispos, vigoureux et bien armés, qui étaient en
quelque sorte ses gardes du corps ordinaires.

Lorsque nous approchâmes du défilé dans lequel le combat avait eu
lieu, et qui avait été témoin d'une action plus horrible encore,
Mac-Gregor se hâta de prendre la parole, comme pour répondre, non
à ce que je lui disais, puisque je gardais le silence, mais aux
réflexions auxquelles il jugeait avec raison que je me livrais.

-- Vous devez nous juger un peu sévèrement, M. Osbaldistone; il
n'est pas naturel de penser que cela puisse être autrement. Mais
vous ne devez pas oublier que nous avons été provoqués. Nous
sommes un peuple ignorant et grossier, peut-être violent et
impétueux; mais nous ne sommes pas cruels. Nous vivrions en paix
et soumis aux lois si l'on ne nous eût privés de la paix et de la
protection des lois. Nous avons été un peuple persécuté...

-- Et la persécution, dit le bailli, rend fous les hommes les plus
sages.

-- Que fallait-il donc que fissent des hommes comme nous, vivant
comme vivaient nos pères il y a mille ans, et n'étant guère plus
éclairés qu'ils ne l'étaient? Les édits sanguinaires rendus contre
nous, la défense qu'on nous a faite de porter un nom ancien et
honorable, les échafauds qu'on a dressés pour nous, la manière
dont on nous chasse comme des bêtes féroces: tout cela n'appelait-
il pas des représailles? Tel que vous me voyez, j'ai assisté à
vingt combats comme celui dont vous avez été témoin hier, mais
jamais je n'ai ordonné la mort de personne de sang-froid; et
cependant on me pendrait volontiers comme un chien enragé, à la
porte du premier seigneur qui voudrait parer son château de ce
trophée.

Je répondis que la proscription de son nom et de sa famille était,
dans mes idées anglaises, une mesure tyrannique et arbitraire; et
voyant que ces paroles lui faisaient plaisir, je lui réitérai ma
proposition de chercher à obtenir du service pour lui et pour ses
fils en pays étranger; il me serra cordialement la main, et,
ralentissant un peu le pas pour que M. Jarvie nous précédât,
manoeuvre d'autant plus facile que le sentier se rétrécissait en
cet endroit, il me dit:

-- Vous êtes un bon et honorable jeune homme; vous comprenez
certainement ce qui est dû aux sentiments d'un homme d'honneur;
mais les bruyères que mes pas ont foulées pendant ma vie doivent
me couvrir après ma mort. Tout mon courage m'abandonnerait, mon
bras se flétrirait comme la fougère pendant la gelée si je perdais
de vue les montagnes qui m'ont vu naître. Le monde entier n'offre
rien qui puisse me dédommager de la perte des cairns[137] et des
rochers, tout sauvages qu'il sont, que vous voyez autour de nous.
Et Hélène, que deviendrait-elle? Resterait-elle ici pour être
exposée à de nouveaux outrages, à de nouvelles atrocités?
Pourrait-elle consentir à s'éloigner d'une scène où le souvenir
des insultes qu'elle a reçues est adouci par la vengeance qu'elle
en a tirée, qu'elle en tirera encore? J'ai été une fois tellement
serré de près par le duc, par mon grand ennemi, comme je puis bien
l'appeler, que je fus obligé de céder à l'orage; j'abandonnai ma
demeure du pays natal, avec ma race et ma famille, afin de nous
réfugier pour un temps dans le pays de Mac-Callum-More. -- Hélène
fit sur notre départ un chant de lamentation que Mac-Rimmon[138]
lui-même n'aurait pu mieux faire. Ce chant était si piteux et si
touchant que nos coeurs étaient brisés en le lui entendant
chanter; c'était comme les gémissements d'un fils qui pleure la
mère qui l'a porté dans son sein! Les larmes coulaient sur les
traits endurcis de nos Highlanders. Non, je ne voudrais pas être
témoin d'une pareille scène, pour toutes les terres que les Mac-
Gregor ont autrefois possédées[139].

-- Mais vos fils, lui dis-je, ils sont encore dans un âge où vos
compatriotes eux-mêmes n'ont pas de répugnance à parcourir le
monde.

-- Aussi serais-je charmé qu'ils tâchassent de faire leur chemin
au service de France ou d'Espagne, comme le font tant de bons
gentilshommes écossais. Hier soir votre plan me semblait
praticable mais j'ai vu ce matin Son Excellence avant que vous
fussiez levé, et je ne puis plus y penser à présent.

-- Il est donc logé bien près de nous? m'écriai-je vivement.

-- Plus près que vous ne le pensez; mais il ne paraissait pas se
soucier que vous vissiez la jeune dame, et c'est pour cela que...

-- Il n'avait pas besoin d'être inquiet, dis-je avec quelque
hauteur: je ne cherche point à voir les gens malgré eux.

-- Il ne faut pas vous piquer ainsi, ni prendre l'air d'un chat
sauvage dans un vieux if; car vous devez savoir qu'il vous veut du
bien, et il vous en a donné des preuves: c'est même ce qui a mis
le feu aux bruyères.

-- Le feu aux bruyères? Je ne vous comprends pas.

-- Quoi! ne savez-vous pas que tout ce qui arrive de mal en ce
monde est causé par les femmes et par l'argent? Je me suis
toujours méfié de Rashleigh, depuis qu'il a vu qu'il ne pourrait
jamais avoir miss Vernon pour femme, et je crois que c'est pour
cela qu'il a eu sa première querelle avec Son Excellence. Mais
ensuite vint l'affaire de vos papiers; et, dès qu'il se fut trouvé
obligé de les rendre, nous avons maintenant la preuve qu'il se
rendit en poste à Stirling, et qu'il déclara au gouvernement tout
ce qui se passait à petit bruit dans nos montagnes, et même encore
plus; c'est ce qui fit qu'on prit sur-le-champ des mesures pour
arrêter Son Excellence et la jeune dame, et pour me faire aussi
prisonnier; et je ne doute pas que ce soit Rashleigh qui ait
déterminé le pauvre diable de Morris, à qui il pouvait faire
croire tout ce qu'il voulait, à entrer dans le complot pour
m'attirer dans le piège. Mais, quand Rashleigh Osbaldistone serait
le dernier et le plus brave de sa race, si jamais nous nous
rencontrons, je veux que le diable me combatte lui-même l'épée à
la main si mon dirk ne fait connaissance avec le coeur du traître!

Il prononça cette menace en fronçant le sourcil d'un air sinistre
et en portant la main sur son poignard.

-- Je serais tenté de me réjouir de tout ce qui s'est passé, lui
dis-je, si je pouvais espérer que la trahison de Rashleigh fût un
moyen d'empêcher l'explosion qu'on croit devoir bientôt éclater,
et pût mettre un terme aux intrigues politiques dans lesquelles je
ne vous cacherai pas que je vous soupçonne de jouer un des
premiers rôles.

-- Ne croyez pas cela. La langue d'un traître ne peut nuire à la
bonne cause. Il est vrai qu'il connaissait nos secrets, et sans
cela les châteaux de Stirling et d'Édimbourg seraient déjà en
notre pouvoir. Mais notre entreprise est trop juste, et trop de
gens y prennent part pour qu'une trahison puisse la faire avorter,
et vous en verrez la suite avant qu'il soit longtemps. Maintenant
j'en reviens à vos offres obligeantes pour mes enfants. Je vous en
remercie beaucoup; et, comme je vous le disais, j'avais hier soir
quelque envie de les accepter. Mais je vois que la perfidie de
Rashleigh va obliger tous nos seigneurs à se déclarer sur-le-
champ, à moins qu'ils ne veuillent se laisser prendre dans leurs
châteaux, enchaîner comme des chiens, et traîner à Londres pour y
être justiciés, comme cela est arrivé à tant d'honnêtes nobles et
gentilshommes en 1701. La guerre civile est comme le basilic. Nous
avions couvé pendant dix ans l'oeuf qui la contient; nous pouvions
le couver encore aussi longtemps; mais Rashleigh est venu casser
la coquille, et a ainsi accéléré la naissance du serpent. Or, dans
une telle crise, j'ai besoin de tout mon monde; sans manquer aux
rois de France et d'Espagne, auxquels je souhaite toute sorte de
bonheur, je crois que le roi Jacques les vaut bien, et qu'il a des
droits aux services de Rob et d'Hamish, puisqu'ils sont nés ses
sujets.

Il ne me fut pas difficile de prévoir que ces mots annonçaient une
convulsion nationale générale et prochaine; et, comme il aurait
été inutile et peut-être dangereux de combattre les opinions
politiques de mon guide, dans le lieu et les circonstances où je
me trouvais, je me contentai de quelques observations générales
sur les malheurs qui seraient la suite de tout ce qu'on pourrait
tenter en faveur de la famille royale exilée.

-- Eh bien! eh bien! répliqua Mac-Gregor, c'est un moment à
passer. Le ciel n'est jamais si beau qu'après un orage: si le
monde est tourné sens dessus dessous, les honnêtes gens ont pour
eux la chance de n'être plus réduits à mourir de faim.

J'essayai de ramener la conversation sur Diana; mais, quoiqu'il
parlât sur d'autres sujets souvent avec plus de liberté que je ne
l'aurais désiré, Mac-Gregor gardait toujours une sorte de réserve
sur celui que j'avais le plus à coeur d'approfondir. Tout ce qu'il
voulut bien me dire fut qu'il espérait que la jeune dame se
trouverait bientôt dans un pays plus tranquille que ne le serait
probablement le nôtre pendant un certain temps. Je me trouvai
obligé de me contenter de cette réponse, sauf à espérer que
quelque hasard heureux pourrait encore me favoriser, et me
procurer au moins la triste consolation de faire de derniers
adieux à l'objet qui régnait dans mon coeur bien plus
souverainement que je ne l'aurais cru avant de m'en séparer pour
toujours.

Nous suivîmes les bords du lac pendant environ six milles
d'Angleterre, par un étroit sentier qui en dessinait toutes les
sinuosités et qui nous offrait une foule de beaux points de vue.
Nous arrivâmes alors à une espèce de hameau, ou plutôt à un
assemblage de chaumières près de la source de cette belle pièce
d'eau appelée, si je m'en souviens, le Diard, ou quelque nom à peu
près semblable. C'est là qu'une troupe de Highlanders, aux ordres
de Mac-Gregor, nous attendait.

Le goût de même que l'éloquence des castes sauvages, ou
incivilisées, pour parler d'une manière plus correcte, est
ordinairement juste, parce qu'il est dégagé de toute affectation
et de tout esprit de système. J'en eus une preuve dans le choix
que ces montagnards avaient fait du local où ils se proposaient de
recevoir leurs hôtes. On a dit qu'un monarque anglais devrait
recevoir l'ambassadeur d'une puissance à bord d'un vaisseau de
ligne; de même un chef des Highlands ne pouvait mieux consulter
les convenances qu'en choisissant une situation où les traits de
grandeur propres à son pays peuvent produire le plus d'effet sur
l'esprit de ceux qui viennent le visiter.

Nous remontâmes à environ deux cents pas des bords du lac, en
suivant un petit ruisseau, laissant sur la droite quatre à cinq
chaumières entourées de petites pièces de terre labourables qui
semblaient avoir été défrichées dans le taillis qui les
environnait, et encore couvertes de récoltes d'orge et d'avoine.
Plus loin la colline devenait plus escarpée, et nous vîmes briller
sur le sommet les armes d'environ cinquante des partisans de Mac-
Gregor qui y étaient stationnés, bannières déployées, et dans un
si bel ordre que je n'y pense encore qu'avec admiration. Le
ruisseau qui descendait de la montagne rencontrait en cet endroit
une barrière de rochers, opposant à sa course des obstacles qu'il
franchissait en formant deux cataractes distinctes.

La première ne tombait que d'environ douze pieds; un vieux chêne
l'ombrageait de ses rameaux obliques, comme pour voiler ses
sombres flots reçus dans une espèce de bassin de pierre presque
aussi régulier que s'il eût été taillé par le ciseau du sculpteur.
Les eaux, se resserrant ensuite dans un lit plus étroit, faisaient
une seconde chute d'environ cinquante pieds dans une espèce de
gouffre formé par des rochers nus et stériles d'où elles
s'échappaient ensuite pour porter tranquillement leur tribut dans
le lac.

Avec le goût naturel aux montagnards, et surtout aux Écossais,
dont l'imagination est souvent poétique et romanesque, la femme de
Rob-Roy avait fait préparer notre déjeuner dans un lieu bien
choisi pour produire sur des étrangers une impression d'admiration
respectueuse. Les Highlanders sont un peuple aussi réfléchi que
fier; et, quoique nous le regardions comme grossier, il porte ses
idées de cérémonie et de politesse à un point qui pourrait
paraître excessif s'il n'avait toujours soin de déployer en même
temps une grande supériorité de forces. C'est ainsi que le salut
militaire, qui paraîtrait ridicule rendu par un paysan ordinaire,
a un caractère martial et imposant quand il est offert par un
Highlander complètement armé. Notre réception eut donc lieu avec
assez de cérémonie.

Les Highlanders qui étaient dispersés sur le haut de la montagne
formèrent leurs rangs dès qu'ils nous aperçurent, et se montrèrent
à nous en colonnes serrées, à la tête desquelles se trouvaient
trois personnes que je reconnus bientôt pour Hélène et ses deux
fils. Mac-Gregor fit alors écarter notre escorte en arrière, et
ayant engagé M. Jarvie à descendre de cheval parce que la montée
devenait trop rapide, il se plaça entre nous deux, et nous
continuâmes notre marche à pas lents. À mesure que nous avancions,
nous distinguions le son sauvage et discord des cornemuses, auquel
le bruit des cascades faisait perdre une partie de sa rudesse.

Quand nous ne fûmes plus qu'à quelques pas, Hélène Mac-Gregor vint
à notre rencontre. Ses vêtements étaient plus soignés que la
veille et lui donnaient un air plus féminin; mais ses traits
offraient le même caractère de résolution et de fierté
inflexibles. Lorsqu'elle ouvrit les bras pour y serrer M. Jarvie,
qui était loin d'espérer et surtout de désirer ce tendre
embrassement, je vis à l'agitation convulsive de tous les nerfs de
mon ami, qu'il éprouvait la même sensation qu'un homme qui, serré
entre les pattes d'un ours, ne saurait si l'animal veut le
caresser ou l'étouffer.

-- Cousin, lui dit-elle tandis qu'il reculait à deux pas pour
rajuster sa perruque, soyez le bienvenu; et vous aussi, jeune
étranger, ajouta-t-elle en se retournant vers moi; excusez la
rudesse de l'accueil que vous avez reçu hier. N'en accusez pas
notre coeur, mais les circonstances. Vous êtes arrivés dans notre
malheureux pays dans un moment où le sang teignait nos mains et
bouillonnait dans nos veines. Elle prononça ce peu de mots avec
l'air et le ton qu'aurait pu prendre une princesse au milieu de sa
cour. Elle ne se servait pas d'expressions vulgaires, comme on le
reproche aux Écossais des Lowlands; elle avait un accent
provincial assez marqué; ayant appris l'anglais comme nous
apprenons les langues mortes, elle le parlait avec grâce et
aisance, mais avec un ton déclamatoire, parce qu'elle ne s'en
était jamais servie pour les usages journaliers de la vie. Son
mari, qui dans son temps avait fait plus d'un métier, employait un
dialecte moins relevé, moins emphatique; et cependant, comme vous
avez pu le remarquer si j'ai pu parvenir à rendre fidèlement ses
discours, ses expressions devenaient plus pures et plus
recherchées et ne manquaient ni de dignité ni d'une certaine
noblesse quand il parlait d'une affaire importante ou à laquelle
il prenait un vif intérêt. Il me parut aussi que, comme d'autres
Highlanders que j'ai connus, il se servait du dialecte écossais
des Lowlands dans la conversation familière et enjouée; mais qu'en
traitant des sujets graves et sérieux ses idées s'arrangeaient
dans sa tête dans sa langue naturelle, et que la traduction qu'il
faisait en anglais donnait à son style un caractère d'élévation
presque poétique. Dans le fait, le langage de la passion a presque
toujours autant de pureté que de force, et il n'est pas
extraordinaire d'entendre un Écossais qui ne trouve rien à
répliquer aux reproches amers et piquants d'un de ses concitoyens
lui dire, comme pour s'excuser: -- Vous avez eu recours à votre
anglais.

Quoi qu'il en soit, l'épouse de Mac-Gregor nous invita à un
déjeuner servi sur le gazon, et qui consistait en tout ce que son
pays pouvait offrir de plus recherché. Mais l'air sombre et
l'imperturbable gravité de notre hôtesse, et le souvenir du rôle
que nous lui avions vu jouer la veille, suffisaient pour rembrunir
la plus brillante atmosphère. Le chef fit de vains efforts pour
inspirer la gaieté. Il semblait que nous assistions à un repas
funèbre; la contrainte et la gêne y régnaient, et nous nous
sentîmes soulagés d'un grand poids quand il fut terminé.

-- Adieu, cousin, dit-elle à M. Jarvie quand nous nous levâmes
pour partir. Le meilleur souhait qu'Hélène Mac-Gregor puisse faire
pour ses amis, c'est de ne plus les revoir.

Le bailli commençait à lui balbutier une réponse qui aurait
probablement contenu quelque lieu commun de morale; mais l'air
grave, le regard sombre et mélancolique de celle à qui il voulait
l'adresser le déconcertèrent au point qu'oubliant son importance
magistrale il toussa plusieurs fois, la salua, et garda le
silence.

-- Quant à vous, jeune homme, me dit-elle, j'ai à vous remettre un
gage de souvenir de la part d'une personne que vous...

-- Hélène! s'écria Mac-Gregor en fronçant le sourcil, que veut
dire ceci? Avez-vous oublié?...

-- Je n'ai rien oublié de ce dont je dois me souvenir, Mac-Gregor.
Ce ne sont pas des mains comme les miennes, ajouta-t-elle en
étendant ses bras nus, longs et nerveux, qu'il faudrait employer
pour présenter un gage d'amour, si ce gage ne devait être
accompagné de misère et de désespoir. Jeune homme, continua-t-elle
en me présentant une bague que je me souvins d'avoir vue au doigt
de miss Vernon, ceci vous est offert par une personne que vous ne
verrez plus. Si c'est un gage de malheur, il ne pouvait mieux vous
parvenir que par la main d'une femme à qui tout bonheur est
désormais étranger. Les derniers mots qu'elle m'adressa furent
ceux-ci:

-- Qu'il m'oublie pour toujours!

-- Et peut-elle croire que cela soit possible? m'écriai-je presque
sans savoir que je parlais.

-- Tout peut s'oublier, reprit cette femme extraordinaire; tout,
excepté le sentiment du déshonneur et le désir de la vengeance.

-- _Seid suas[140]_! s'écria Mac-Gregor en frappant du pied la
terre avec impatience.

Le son discordant de l'instrument favori des montagnards coupa
court à la conférence; nous prîmes congé de notre hôtesse en
silence, et nous nous remîmes en route, tandis que je
réfléchissais sur cette nouvelle preuve qui venait de m'être
acquise qu'aimé de Diana, j'en étais séparé pour toujours.

Chapitre XXXVI.

Adieu, contrée où les nuages
Comme un vaste linceul s'arrêtent sur les monts;
Où l'aigle, roi des airs, mêle ses cris sauvages
À la voix du torrent qui creuse les vallons;
Adieu, belle contrée où dans un lac limpide
La lune aime à baigner son front chaste et timide.



Nous traversions une contrée pittoresque quoique aride; mais
absorbé dans mes réflexions je ne pus l'admirer en détail; il me
serait donc impossible de la décrire. Le sommet élevé du Ben-
Lomond, le monarque de toutes ces montagnes, apparaissait à notre
droite, comme une imposante limite. Je ne sortis de mon apathie
que lorsque, après une marche longue et fatigante, nous sortîmes
d'un défilé des montagnes, et que le lac Lomond se développa
devant nous. Je ne chercherai pas à vous peindre ce que vous
comprendriez difficilement sans l'avoir vu; mais certainement ce
noble lac, semé de tant de charmantes îles dont l'aspect et les
formes varient au-delà de tout ce que l'imagination peut se
figurer; son extrémité du côté du nord, se rétrécissant jusqu'à ce
qu'il se perde au loin entre de sombres montagnes, tandis que
s'élargissant de plus en plus vers le sud, il se dessine dans sa
plus vaste étendue autour des anses et des promontoires d'un bord
fertile. Voilà ce qui forme un des spectacles les plus
surprenants, les plus beaux, les plus sublimes de la nature. La
rive orientale, particulièrement agreste et sauvage, était celle
où le clan de Mac-Gregor faisait alors sa principale résidence. On
avait placé une garnison sur un point central entre le lac Lomond
et un autre lac, pour défendre le pays limitrophe contre ses
incursions; mais les fortifications naturelles du pays avec ses
défilés nombreux, ses cavernes, ses rochers et ses marécages,
faisaient que la construction du petit fort qu'on y avait établi
paraissait un aveu du danger plutôt qu'une mesure pour le
prévenir.

Dans plus d'une rencontre semblable à celle dont j'avais été le
témoin, la garnison avait souffert de l'esprit entreprenant de
l'_outlaw _et de ses gens. Quand Mac-Gregor commandait en
personne, la victoire n'était jamais souillée par des actes de
férocité. La cruauté ne lui était pas naturelle, et il avait assez
de sagacité pour ne pas vouloir exciter contre lui des haines
inutiles. J'appris avec plaisir qu'il avait rendu la liberté au
capitaine Thornton et aux autres prisonniers faits le jour
précédent, et l'on rapporte de cet homme remarquable beaucoup de
traits semblables de clémence et même de générosité.

Une barque nous attendait dans une crique abritée par un rocher,
et nous y trouvâmes quatre vigoureux rameurs montagnards. Notre
hôte prit congé de nous avec tous les signes d'une véritable
affection. Il semblait exister entre M. Jarvie et lui une sorte
d'attachement réciproque qui formait un contraste frappant avec la
différence de leurs caractères et de leur manière de vivre. Après
s'être cordialement embrassés, M. Jarvie lui dit, dans la
plénitude de son coeur, et d'une voix tremblante d'émotion, que,
si un millier de livres lui était jamais utile pour le mettre lui
et sa famille dans une bonne voie, il n'avait qu'à écrire un mot
dans Salt-Market, et que son messager ne reviendrait pas sans
argent; et Rob appuyant une main sur la garde de sa claymore et
serrant de l'autre celle de M. Jarvie, l'assura que si jamais son
cousin souffrait une insulte et voulait l'en faire avertir, il
couperait les oreilles à l'insolent, fût-ce l'homme le plus
puissant de Glascow.

Après ces assurances de secours mutuels et de bonne intelligence,
nous nous rendîmes à l'extrémité sud-ouest du lac, où il donne
naissance à la rivière Leven. Rob-Roy resta quelque temps debout
sur le rocher où nous l'avions quitté; et, même quand nous ne
pouvions déjà plus distinguer ses traits, il était facile de le
reconnaître au long fusil qu'il portait, à son tartan agité par le
vent, et à la plume qui couronnait sa toque, emblème qui, à cette
époque, désignait le gentilhomme et le guerrier des Highlands. Je
remarque qu'aujourd'hui cette toque est décorée d'une quantité de
plumes noires, ressemblant à ces panaches dont on se sert pour les
funérailles. Enfin, lorsque nous étions sur le point de ne plus
l'apercevoir dans l'éloignement, nous le vîmes descendre lentement
la montagne, suivi de ses gens, c'est-à-dire de ses affidés ou
gardes du corps.

Nous voyageâmes longtemps sans nous parler. Notre silence n'était
rompu que par le chant gaélique d'un de nos rameurs, marqué d'une
mesure lente et irrégulière, et qui était coupé de temps en temps
par le choeur sauvage de ses compagnons.

Quoique je ne fusse occupé que d'idées tristes, il y avait pour
moi comme un charme consolateur dans la magnificence du paysage
qui m'environnait. Il me semblait, dans l'enthousiasme du moment,
que, si j'avais professé la foi de Rome, j'aurais pu consentir à
vivre et à mourir ermite dans une des îles pittoresques au milieu
desquelles nous voyagions.[141]

M. Jarvie se livrait aussi à ses pensées, mais elles étaient d'un
genre tout différent, comme je m'en aperçus lorsque, après avoir
passé dans la barque une heure qu'il avait employée à faire de
grands calculs, il entreprit de me prouver la possibilité de
dessécher ce lac et de rendre à la charrue tant de centaines, tant
de milliers d'acres de terre, qui ne produisaient, me dit-il, rien
d'utile pour l'homme, si ce n'est de temps en temps un plat de
perche ou de brochet.

D'une longue dissertation qu'il faisait entendre à mes oreilles
sans que mon esprit y fût très attentif, tout ce que je puis me
rappeler, c'est qu'il entrait dans son projet de conserver une
partie du lac, en largeur et profondeur suffisante pour former une
espèce de canal qui rendrait le transport des charbons aussi
facile entre Dunbarton et Glenfalloch qu'il l'est entre Glascow et
Greenock.

Enfin nous arrivâmes à l'endroit où nous devions débarquer, près
des ruines d'un ancien château, dans l'endroit où le lac décharge
le superflu de ses eaux dans le Leven. Nous y trouvâmes Dougal
avec nos chevaux. M. Jarvie avait formé un plan relativement à la
créature, comme pour le dessèchement du lac, et peut-être dans les
deux cas il avait donné plus d'attention à l'utilité de ses
projets qu'à la possibilité de les exécuter.

-- Dougal, lui dit-il, vous êtes une bonne créature. Vous avez le
sentiment et la conscience de ce qui est dû à vos supérieurs. Mais
j'ai du chagrin pour vous, Dougal car, avec la vie que vous menez,
vous finirez mal un jour ou l'autre, un peu plus tôt ou un peu
plus tard. Je puis me flatter qu'attendu mes services comme
magistrat, et ceux qu'a rendus avant moi feu mon digne père le
diacre, j'ai assez de crédit dans le conseil de la ville pour
obtenir qu'on ferme les yeux sur des fautes même plus graves que
les vôtres, de manière que j'ai pensé que, si vous voulez nous
suivre à Glascow, créature robuste comme vous êtes, je pourrai
vous employer dans mon magasin jusqu'à ce que je vous aie trouvé
quelque autre occupation.

-- Elle est bien obligée à Votre Honneur, répondit Dougal, mais
que le diable lui rompe les jambes si elles la conduisent jamais
dans une rue pavée, à moins qu'on ne l'y traîne pieds et poings
liés, comme cela lui est déjà arrivé.

J'appris en effet que Dougal avait été conduit à Glascow comme
accusé de quelques déprédations et condamné à quelques mois de
détention; son air de franchise et de simplicité ayant séduit le
concierge, celui-ci avait fini, peut-être un peu légèrement, par
lui confier les fonctions importantes de porte-clefs. Cependant
Dougal avait quelques notions d'honneur, et il avait rempli sa
charge avec fidélité, jusqu'à ce que la voix de Rob-Roy eût fait
taire en lui tout autre sentiment que celui de l'attachement pour
son ancien chef.

Surpris de voir refuser si rondement une proposition si favorable,
M. Jarvie se tourna vers moi en me disant: -- Certainement la
créature est naturellement un idiot.

Je témoignai ma reconnaissance à Dougal d'une manière qui lui plut
infiniment davantage, en lui glissant dans la main une couple de
guinées. Il n'eût pas plus tôt reconnu qu'il tenait de l'or dans
sa main qu'il bondit en l'air avec l'agilité d'un chevreuil, et
battant les talons l'un contre l'autre de manière à surprendre un
maître de danse français. Il nous fit ses adieux, courut à la
barque, et tandis qu'elle prenait le large je le vis montrer aux
rameurs ce qu'il devait à ma libéralité, et une portion qu'il leur
en distribua excita en eux les mêmes transports. Alors, pour me
servir d'une expression favorite du dramatique John Bunyan[142], _Il
continua son chemin, et je ne le vis plus._

Le bailli et moi nous montâmes sur nos chevaux, et nous reprîmes
la route de Glascow. Quand nous eûmes perdu de vue le lac Lomond
et son superbe amphithéâtre de montagnes, je ne pus m'empêcher
d'exprimer avec enthousiasme les sentiments que ces beautés de la
nature m'avaient inspirés, quoique je prévisse bien que le
banquier de Glascow n'était pas d'un caractère à les partager.

-- Vous êtes jeune, me répondit-il, et vous êtes anglais. Tout
cela peut être fort beau pour vous; mais moi qui suis un homme
tout simple, et qui connais un peu la différence des terres, je
donnerais toutes les montagnes que nous venons de voir pour une
acre de terre à un mille de Glascow. Je ne sais si je le reverrai
jamais, mais permettez-moi de vous dire, M. Osbaldistone, que ce
ne sera pas sans de grands motifs que je perdrai de vue dorénavant
le clocher de Saint-Mungo.

Le brave bailli fut bientôt satisfait; car en voyageant longtemps
après le soleil couché, nous arrivâmes chez lui cette même nuit,
ou plutôt le lendemain matin. Ayant confié mon compagnon de voyage
aux soins de l'officieuse et attentive Mattie, je me rendis à mon
auberge chez mistress Fleyter; et quoiqu'il fût bien tard, je vis
encore au travers d'une croisée briller de la lumière dans une
chambre. Je frappai à la porte, et ce fut André lui-même qui vint
m'ouvrir. Il poussa un grand cri de joie en m'apercevant, et sans
prononcer un seul mot monta l'escalier précipitamment. Je le
suivis, présumant qu'il voulait se hâter d'annoncer mon arrivée à
M. Owen. Je trouvai effectivement M. Owen, mais il n'était pas
seul; il y avait quelqu'un avec lui dans l'appartement: -- C'était
mon père.

Son premier mouvement fut de conserver sa dignité et son sang-
froid habituels. -- Je suis bien aise de vous voir, Francis. Le
second fut de m'embrasser tendrement. -- Mon cher fils! mon pauvre
enfant! Owen prit une de mes mains et la mouilla de ses larmes, en
me félicitant de mon retour. C'est là de ces scènes qu'on peut
voir et comprendre, mais non raconter. Après un intervalle de tant
d'années, mes yeux sont encore obscurcis de larmes en me rappelant
ce moment, et vous vous le représenterez, mon cher Tresham,
beaucoup mieux que je ne pourrais vous le décrire.

Quand les transports tumultueux de notre joie furent calmés,
j'appris que mon père était revenu de Hollande et arrivé à Londres
deux jours après le départ d'Owen pour l'Écosse. Aussi prompt à
former une résolution qu'actif à l'exécuter, il ne resta dans la
capitale que le temps nécessaire pour mettre ordre à ses affaires.
Ses ressources, son crédit, ses relations étendues lui procurèrent
presque à l'instant même la somme que l'infidélité de Rashleigh
lui rendait nécessaire, et que son absence avait peut-être seule
fait paraître impossible à réunir. Il partit alors pour l'Écosse,
tant pour y faire commencer les poursuites judiciaires contre
Rashleigh que pour régler les affaires considérables qu'il avait
dans ce pays; et voulant complètement rétablir le crédit de sa
maison qui pouvait avoir souffert de cette fâcheuse circonstance,
il avait apporté les sommes nécessaires pour régler et solder tous
ses comptes courants. Son arrivée fut un coup de foudre pour
Macvittie, Macfin et compagnie, qui, le voyant paraître dans une
situation aussi florissante que jamais, sentirent que son étoile
n'était pas éclipsée. Mais mon père était irrité du traitement
qu'ils avaient fait essuyer à son premier commis, à l'homme qui
avait toute sa confiance; il rejeta leurs basses excuses, solda la
balance de leur compte et leur annonça qu'il les avait déjà rayés
du nombre de ses correspondants.

Tandis qu'il jouissait de ce petit triomphe sur de faux amis,
Owen, qui ne connaissait que les environs de Londres, ne s'était
jamais imaginé qu'un voyage de cinquante à soixante milles, qu'on
aurait pu faire dans toute l'Angleterre avec aisance et sécurité,
pût exposer au moindre danger. Mais l'alarme est un mal
contagieux, et Owen même le gagna de mon père, qui connaissait
mieux le pays où je m'étais rendu, et le caractère de ses
habitants.

Les craintes devinrent encore bien plus vives quelques moments
avant mon arrivée. André Fairservice parut à l'auberge et rendit
un compte désastreux et exagéré de la situation où je devais me
trouver, ne pouvant même dire ce que j'étais devenu. Le duc, qui
nous retenait en quelque sorte prisonniers, l'ayant interrogé, lui
avait permis de se retirer, et il n'avait pas perdu un instant
pour reprendre le chemin de Glascow.

André était un de ces hommes qui ne sont pas fâchés d'obtenir de
l'importance et d'attirer l'attention qu'on accorde naturellement
au porteur d'une mauvaise nouvelle. Il n'avait donc nullement
cherché à affaiblir l'impression que pouvaient produire les divers
événements qui nous étaient arrivés, surtout quand il apprit que
le riche marchand de Londres était un de ses auditeurs. Il fit un
récit détaillé de tous les périls auxquels j'avais échappé, grâce,
eut-il soin d'ajouter, à son expérience, à son adresse et à sa
fidélité.

Mais qu'allais-je devenir, maintenant que mon ange gardien, en la
personne de M. Fairservice, n'était plus à mes côtés? C'est sur
quoi, disait-il, on ne peut former que des conjectures aussi
tristes qu'incertaines. Quant au bailli, il ne s'en inquiétait
pas. C'était un homme qui cherchait toujours à se donner de
l'importance, et André n'aimait pas les importants. Mais bien
certainement, au milieu des carabines et des pistolets, des
cavaliers de milice qui faisaient pleuvoir les balles comme la
grêle, des dirks et des claymores des montagnards, on pouvait bien
penser qu'il était difficile de savoir quel pouvait être le sort
du pauvre jeune homme, et il pouvait même s'être noyé en voulant
passer le gué d'Avondow.

Ce récit aurait jeté le désespoir dans l'âme du bon Owen s'il eût
été seul. Mais mon père, qui avait une grande connaissance des
hommes, apprécia sur-le-champ le caractère d'André à sa juste
valeur; néanmoins, en dépouillant de toute exagération le compte
qu'il avait rendu, il restait encore de quoi les alarmer. Il
résolut donc sur-le-champ de partir en personne pour prendre des
informations plus précises, et si j'étais prisonnier, soit des
Highlanders, soit de la milice, de chercher à obtenir ma liberté
par négociation ou par rançon. Il avait donné à Owen les
instructions dont il avait besoin pour suivre ses affaires à
Glascow pendant son absence; et c'est pour ce motif que je les
avais trouvés encore debout à une pareille heure.

Nous ne nous séparâmes que fort tard pour nous mettre au lit; mais
j'étais encore trop agité pour goûter beaucoup de repos, aussi
étais-je sur pied de fort bonne heure. André entra dans ma chambre
dès qu'il m'entendit marcher, mais je ne reconnus plus l'André
dépouillé de tout, la figure d'épouvantail d'Aberfoil. Il était
vêtu d'un habit noir complet fort propre, comme s'il avait dû
suivre un enterrement dans la matinée; et ce ne fut qu'après
plusieurs questions, qu'il feignit le plus longtemps possible de
ne pas comprendre, qu'il voulut bien m'apprendre que, n'osant plus
espérer de me revoir vivant, il avait cru convenable de prendre le
deuil, et que, comme son ami le chantre M. Hammorgaw tenait aussi
une boutique de friperie, il avait acheté cet habit chez lui pour
mon compte, ajoutant que c'était justice, puisqu'il avait perdu le
sien à mon service; et que certainement si la Providence ne
m'avait pas conservé, mon honorable père n'aurait pas voulu qu'un
pauvre diable, un ancien serviteur de sa famille, fit une si
grosse perte. Un habillement complet était peu de chose pour un
Osbaldistone (Dieu soit loué!), surtout quand il s'agissait d'un
ancien et fidèle serviteur.

Il y avait quelque chose de juste dans ce raisonnement d'André; sa
finesse réussit, et il gagna un bon habillement complet, avec un
chapeau et les autres accessoires à l'avenant, signes extérieurs
du deuil qu'il avait pris pour un maître plein de vie et bien
portant.

Le premier soin de mon père en se levant fut d'aller voir
M. Jarvie, dont la conduite généreuse et affectionnée lui avait
inspiré la plus vive reconnaissance, et il la lui témoigna en peu
de mots, mais d'une manière expressive. Il lui expliqua ensuite la
situation de ses affaires, et lui offrit de lui confier la suite
de celles dont Macvittie et compagnie avaient été chargés
jusqu'alors. M. Jarvie félicita mon père d'être sorti si
heureusement de l'embarras momentané où son absence avait laissé
sa maison, et, sans affecter de rabaisser le mérite de ce qu'il
avait entrepris pour le servir, il lui dit qu'il n'avait fait que
ce qu'il voudrait qu'on fit pour lui; que, quant aux nouvelles
affaires dont il lui proposait de se charger, c'était une offre
qu'il acceptait avec plaisir, et qu'il l'en remerciait. Si
Macvittie et compagnie se fussent honnêtement conduits, il ne
voudrait ni les supplanter, ni aller sur leurs brisées; mais,
d'après la manière dont ils avaient agi, ils ne pouvaient que
s'accuser eux-mêmes.

Le bailli, me tirant alors par la manche, me dit d'un ton un peu
embarrassé: -- Je voudrais bien, mon cher M. Francis, qu'on parlât
le moins possible de tout ce que nous avons vu là-bas. À quoi bon
raconter l'histoire déplorable de ce Morris, à moins que nous ne
soyons appelés à en déposer sous serment devant une cour de
justice? Et puis les membres du conseil n'apprendraient pas avec
plaisir qu'un de leurs confrères s'est battu contre un montagnard,
dont il a jeté le plaid dans le feu. Et par-dessus tout, quoique
je sois un homme comme un autre quand je me trouve sur mes jambes,
certainement le bailli de Glascow faisait une pauvre figure quand
il était, sans chapeau et sans perruque, suspendu par le milieu du
corps, comme un chat à une corde, ou comme un style de cadran
couvert d'un manteau. Le bailli Grahame donnerait beaucoup pour
savoir une pareille histoire.

Je ne pus m'empêcher de sourire en me rappelant la situation à
laquelle mon digne ami faisait allusion, quoiqu'elle n'eût
certainement rien de risible au moment où il s'y était aussi
trouvé. Il sourit d'un air un peu confus, et me dit en branlant la
tête: -- Vous voyez! vous voyez! ainsi donc n'en disons rien, pour
ne pas faire rire les autres. Mais surtout tâchez de faire taire
cette langue toujours en action que vous avez à votre service,
défendez-lui bien de parler. Je ne voudrais pas même que cette
petite friponne de Mattie en fût informée, ce serait à n'en plus
finir.

Il fut soulagé de la crainte qu'il avait de se trouver exposé au
ridicule quand je l'informai que l'intention de mon père était de
quitter Glascow dès le lendemain, et que nous comptions emmener
André. Effectivement, maintenant que mon père avait recouvré
presque tous les effets que Rashleigh avait soustraits de sa
caisse, il n'avait pas de motif pour rester plus longtemps en
cette ville. Quant à ceux que mon respectable cousin était parvenu
à toucher, il fallait en poursuivre le recouvrement par les voies
judiciaires, et mon père laissa des pouvoirs à cet effet à un
avocat qui lui promit de lui faire rendre bonne et prompte
justice.

Nous passâmes la journée avec notre ami M. Jarvie, qui ne négligea
rien pour nous traiter dignement. Nous prîmes ensuite congé de
lui, comme je vais le faire en cette narration. Il continua à
prospérer, vit les richesses et les honneurs s'accumuler sur sa
tête, et parvint au premier grade de la magistrature de Glascow.
Environ deux ans après l'époque dont je parle, se trouvant fatigué
d'un long célibat, il tira Mattie de sa cuisine pour la faire
asseoir au haut bout de sa table, en qualité de mistress Jarvie.
Le bailli Grahame, les Macvittie et quelques autres (car il n'est
personne qui n'ait ses ennemis, surtout dans le conseil d'une
ville de province) tournèrent cette métamorphose en ridicule.
Mais, disait M. Jarvie, laissons-les jaser; je ne m'en fâcherai
pas; je ne perdrai pas le bonheur du reste de mes jours pour une
semaine de bavardage. Feu mon père le diacre, honnête homme! avait
un dicton:

_Sourcil d'ébène, teint de lis,_
_Gaîté, franchise, gentillesse,_
_Taille fine, coeur bien épris,_
_Valent mieux qu'argent et noblesse._

D'ailleurs, Mattie (conclusion favorite du bailli) n'était pas une
servante ordinaire. N'était-elle pas petite-cousine du laird de
Limmerfield?

Quelques amis du bailli pensèrent qu'un tel mariage était une
expérience un peu hasardeuse; mais, soit par un effet du noble
sang qui coulait dans ses veines, soit par suite de ses bonnes
qualités, ce que je n'entreprends pas de décider, il est certain
que Mattie se conduisit parfaitement dans le rang auquel M. Jarvie
l'avait élevée, et que jamais il n'eut à s'en repentir.

Chapitre XXXVII.

Approchez tous, mes six enfants...
Écoutez-moi; surtout que chacun soit sincère.
Vous êtes braves et vaillants;
Qui de vous veut défendre et le comte et son père?

Cinq d'entre eux, d'un commun accord,
Tandis que dans leurs yeux brille une ardeur guerrière,
Répondent: Oui, jusqu'à la mort,
Je jure de défendre et le comte et mon père!

_L'Insurrection du Nord._



Le lendemain matin, comme nous pensions à partir de Glascow, André
se précipita dans ma chambre d'un air effaré, la parcourant à
grands pas, gesticulant comme un homme privé de raison, et
chantant et criant avec force:

_Le four est en flamme,_
_Le four est en flamme!_
_Prenez garde, belle dame!_
_Le four est en flamme._

Ce ne fut pas sans peine que je lui imposai silence et que je
parvins à me faire expliquer ce dont il s'agissait. Il m'informa
alors, comme si c'eût été la plus belle chose du monde, que les
Highlanders étaient sortis en masse de leurs montagnes, tous
jusqu'au dernier homme, et que Rob-Roy, à la tête de sa bande
d'enragés diables, serait à Glascow avant vingt-quatre heures.

-- Taisez-vous, imposteur! lui dis-je; il faut que vous soyez
toujours ivre ou en démence, ou bien, si vous dites vrai, y a-t-il
là de quoi chanter, imbécile?

-- Ivre ou fou, répliqua-t-il. Oh! sans doute; car, Dieu me
préserve! on est toujours ivre ou fou quand on annonce aux autres
des nouvelles qu'ils ne se soucient pas de savoir. Au surplus, ne
me croyez pas: vous verrez ce qui en résultera, quand les clans
arriveront dans la ville, si nous sommes assez fous ou assez ivres
pour les attendre.

Quoiqu'il fût encore de très bonne heure, je me rendis sur-le-
champ dans l'appartement de mon père. Il était déjà debout: Owen
était avec lui, et tous deux semblaient fort alarmés.

La nouvelle d'André n'était que trop vraie. La grande rébellion
qui déchira la Grande-Bretagne en 1715 venait d'éclater.
L'infortuné comte de Marr avait déjà levé l'étendard des Stuarts;
fatale rébellion qui causa la ruine de tant d'honorables familles
d'Angleterre et d'Écosse! La trahison de quelques agents
jacobites, entre autres celle de Rashleigh, et l'arrestation de
quelques autres avaient informé le gouvernement de George Ier de
l'existence d'une conspiration tramée depuis longtemps, et dont
les ramifications étaient bien étendues. Cette découverte accéléra
l'explosion, et, quoiqu'elle eût lieu sur un point trop éloigné du
centre pour qu'il en pût résulter des suites funestes pour le
pays, une partie de l'Écosse et de l'Angleterre n'en devint pas
moins un théâtre de confusion.

Ce grand événement me donna l'explication de divers propos que
m'avait tenus Mac-Gregor. Je vis aussi bien aisément pourquoi les
deux clans de l'ouest qui avaient été rassemblés pour marcher
contre lui avaient fini par se retirer. Il était clair qu'ils
avaient fait céder leurs ressentiments particuliers à la
considération qu'ils allaient incessamment combattre sous les
mêmes drapeaux, pour le soutien de la même cause. Enfin, je me
rappelai diverses expressions de Galbraith qui m'avaient paru
obscures quand il parlait au duc, et que je comprenais maintenant
à merveille. Mais la plus cruelle de mes réflexions était de
songer que Diana Vernon était alors l'épouse d'un de ces hommes
occupés à troubler le repos de ma patrie, et qu'elle allait se
trouver elle-même exposée à toutes les privations et à tous les
dangers qui devaient accompagner la vie hasardeuse de son mari.

Après une courte consultation sur ce que nous devions faire en
cette circonstance, nous adoptâmes le plan de mon père, qui
consistait à partir sur-le-champ pour Londres.

Je lui fis part du désir que j'avais d'offrir mes services au
gouvernement pour entrer dans un corps de volontaires dont
plusieurs se formaient déjà. Il y consentit, car, quoiqu'il fût
par principe ennemi de l'état militaire, personne n'aurait plus
volontiers exposé sa vie pour la défense de la liberté civile et
religieuse.

Nous traversâmes en grande hâte, et non sans courir quelques
dangers, le comté de Dumfries et tous les comtés du midi de
l'Écosse et du nord de l'Angleterre. Tous les seigneurs de ces
environs, du parti des tories, avaient déjà pris les armes et les
avaient fait prendre à leurs vassaux, tandis que les whigs, se
rassemblant dans les principales villes, en armaient les habitants
et se préparaient à la guerre civile. Nous manquâmes plusieurs
fois d'être arrêtés, et nous fûmes souvent obligés de choisir des
routes détournées pour éviter des points de rassemblement.

Quand nous arrivâmes à Londres, mon père s'associa aux banquiers
et aux négociants qui étaient convenus de soutenir le gouvernement
et d'empêcher la baisse des fonds publics, sur laquelle les
conspirateurs avaient compté pour faire réussir leur entreprise,
en obligeant le gouvernement à une sorte de banqueroute. Il fut
nommé président de ce corps formidable de capitalistes dont tous
les membres étaient pleins de confiance en ses talents, en son
zèle et en son activité. Il devint aussi l'organe de leurs
communications avec le gouvernement, et trouva le moyen d'acheter,
tant avec ses propres fonds qu'avec ceux de la société, l'immense
quantité d'effets publics qu'à la première nouvelle de la révolte
on eut soin de présenter à la bourse afin de parvenir à les
déprécier, ce qui pourtant n'arriva point, grâce à l'heureux effet
de l'association dont je viens de parler.

Moi-même je ne restai pas dans l'inaction. J'obtins une
commission, je levai deux cents hommes aux dépens de mon père, et
je joignis l'armée du général Carpenter.

Cependant la rébellion s'était étendue jusqu'en Angleterre. Le
comte de Derwentwater avait pris les armes pour les Stuarts avec
le général Foster. Mon pauvre oncle, sir Hildebrand, dont le
domaine était réduit presqu'à rien par suite de son insouciance,
de l'inconduite de ses enfants et du désordre habituel qui régnait
dans sa maison, s'était laissé persuader de joindre ce malheureux
étendard; mais, avant de prendre ce parti, il avait eu une
précaution que personne ne lui aurait supposée, celle de faire son
testament.

Par ce testament, il léguait son domaine d'Osbaldistone-Hall et
tous ses biens à tous ses enfants successivement et à leurs
héritiers mâles, en commençant par l'aîné, jusqu'à ce qu'il
arrivât à Rashleigh, qu'il détestait de toute son âme à cause du
changement qui s'était opéré dans ses sentiments politiques. Il
lui léguait un shilling à titre de légitime, et me nommait pour
son héritier en cas de mort de ses cinq autres enfants sans
postérité mâle, directe et légitime. Le bon vieillard avait
toujours eu de l'amitié pour moi; il est d'ailleurs probable qu'en
voyant autour de lui cinq enfants robustes et bien constitués, il
ne croyait pas que ce legs pût jamais avoir d'effet, et qu'il lui
avait été principalement inspiré par le désir de laisser une
preuve authentique de son mécontentement contre Rashleigh. Par un
dernier article il léguait à la nièce de sa défunte femme, Diana
Vernon, qu'il nommait lady Diana Vernon Beauchamp, quelques
diamants qui avaient appartenu à sa tante, et un grand vase en
argent sur lequel étaient gravées les armes des familles Vernon et
Osbaldistone.

Mais il était entré dans les décrets du ciel que sa race
s'éteindrait plus tôt qu'il ne le présumait. Dès la première revue
que les conspirateurs passèrent dans un endroit nommé Green-Rigg,
Thorncliff eut une querelle sur la préséance avec un gentilhomme
des frontières du Northumberland, aussi farouche et aussi
intraitable qu'il l'était lui-même. En dépit de toutes les
remontrances, ils donnèrent à leur commandant une preuve de la
bonne discipline qui régnait dans son corps en se battant en duel,
et Thorncliff fut tué sur la place. Sa mort fut une grande perte
pour sir Hildebrand, car, malgré son caractère querelleur, il
avait un grain ou deux de bon sens de plus que ses autres frères,
en exceptant toujours Rashleigh.

Percy l'ivrogne eut une fin digne de son caractère: il fit un défi
à un de ses frères d'armes, fameux par ses exploits en ce genre,
et surnommé Brandy-Swaleweel, à qui boirait le plus d'eau-de-vie
quand le roi Jacques serait proclamé par les insurgents à Morpeth.
J'ai oublié la quantité exacte de cette liqueur pernicieuse que
Percy avala, mais elle lui occasionna une fièvre inflammatoire
dont il mourut le troisième jour, en criant à chaque instant: --
De l'eau! de l'eau!

Dick se cassa le cou près de Warrington-Bridge. Désirant vendre
très cher une mauvaise jument à un de ses camarades, il voulut lui
prouver qu'elle était en état de faire des prouesses. Il essaya de
la faire sauter par-dessus une barrière; l'animal trébucha et
renversa son écuyer, qui se brisa la tête contre un arbre voisin.

L'imbécile Wilfred eut, comme cela arrive souvent, la meilleure
fortune de toute la famille. Il fut tué à Proud-Preston, dans le
Lancashire, le jour où le général Carpenter attaqua les
barricades. Il avait combattu avec un grand courage, quoiqu'on
m'ait assuré qu'il n'avait jamais pu bien comprendre la cause de
la querelle, et qu'il ne se souvenait pas toujours duquel des deux
rois il avait embrassé le parti. Son frère John se trouvait à la
même affaire; il s'y conduisit avec bravoure, et y reçut plusieurs
blessures dangereuses dont il n'eut pas le bonheur de mourir sur
le champ de bataille.

L'armée des insurgés se rendit à discrétion le lendemain, et le
vieux sir Hildebrand, déjà accablé des malheurs arrivés à sa
famille en si peu de temps, fut conduit prisonnier à Newgate avec
son fils John.

Dès que je me trouvai déchargé de mes devoirs militaires, je ne
perdis pas un instant pour tâcher de porter du secours à ces deux
infortunés parents. Le crédit de mon père auprès du gouvernement
et la compassion qu'inspirait généralement un vieillard qui avait
perdu successivement quatre fils, auraient sauvé mon oncle et mon
cousin du danger d'être mis en jugement comme coupables de haute
trahison; mais leur arrêt était porté par un tribunal suprême et
sans appel. John mourut de ses blessures à Newgate, me
recommandant à son dernier soupir une paire de faucons de chasse
qu'il avait dressés lui-même, et qu'il avait laissés à
Osbaldistone-Hall, et une chienne épagneule nommée Lucy.

Mon pauvre oncle semblait tout à fait abattu sous le poids de ses
malheurs domestiques et des circonstances qui les avaient amenés.
Il parlait peu, mais il paraissait sensible aux attentions que je
me faisais un devoir d'avoir pour lui. Je ne fus pas témoin de sa
première entrevue avec mon père, qu'il n'avait pas vu depuis bien
des années. Elle dut être pénible pour tous deux, à en juger par
l'état où je trouvai mon père après qu'elle eut eu lieu. Sir
Hildebrand ne parlait jamais de Rashleigh, le seul fils qui lui
restât, qu'avec un sentiment d'amertume. Il l'accusait de la ruine
de sa maison et de la mort de ses frères, déclarant que ni lui ni
ses enfants n'auraient pris part à toutes ces intrigues politiques
si ce n'eût été à l'instigation de ce misérable, qui avait été le
premier à les trahir. Il parlait quelquefois de Diana, et toujours
avec beaucoup d'affection; il me dit, un jour que j'étais assis
près de son lit: -- Mon neveu, depuis la mort de Thorncliff et de
tous les autres, je suis fâché que vous ne puissiez l'épouser.

Cette expression de _tous les autres _m'affecta vivement, car
c'était une phrase dont se servait ordinairement le pauvre
baronnet quand il se disposait à partir joyeusement pour la chasse
avec ses enfants; il distinguait Thorncliff en l'appelant par son
nom, parce qu'il était son favori, et il désignait toujours ses
frères d'une manière générale. -- Holà! hé! criait-il avec une
gaieté bruyante, appelez Thorncliff, appelez tous les autres!
Quelle différence avec le ton morne et lugubre dont il venait de
prononcer les mêmes mots! Ce fut alors qu'il me parla de son
testament. Il m'en communiqua le contenu, m'en remit une copie, et
m'apprit que l'original était déposé entre les mains de mon
ancienne connaissance le juge Inglewood. Ce magistrat, n'étant
craint de personne, était regardé comme une espèce de puissance
neutre; les deux partis avaient en lui une égale confiance, et je
crois qu'il était à cette même époque dépositaire de la moitié de
tous les testaments du Northumberland.

Mon oncle employa ses derniers moments à s'acquitter des devoirs
prescrits par la religion qu'il professait, et nous obtînmes du
gouvernement, non sans quelque peine, la permission que le
chapelain de l'ambassadeur de Sardaigne lui en apportât les
consolations. Ni mes propres observations, ni les réponses que les
médecins firent à mes questions ne purent m'apprendre le nom de la
maladie qui termina ses jours. Son tempérament, usé par ses excès
de boisson et par les fatigues de la chasse, à laquelle il se
livrait sans ménagement, avait reçu un dernier choc par les
chagrins qu'il venait d'éprouver; il s'éteignit plutôt qu'il ne
mourut, de même qu'un vaisseau, après avoir été longtemps le jouet
des vents et de la tempête, livre passage à l'eau par mille fentes
imperceptibles, et coule à fond sans cause apparente de
destruction.

Il est assez remarquable que mon père, après avoir rendu les
derniers devoirs à son frère, parut désirer vivement que je ne
perdisse pas un instant pour me mettre en possession
d'Osbaldistone-Hall et devenir le représentant de la maison de son
père, ce qui jusqu'à ce moment avait été la chose du monde qui
semblait avoir le moins d'attrait pour lui; mais il avait été
comme le renard de la fable qui affectait de mépriser ce qui était
hors de sa portée: je ne doute pas d'ailleurs que son ressentiment
contre Rashleigh (maintenant sir Rashleigh Osbaldistone), qui
jetait les hauts cris et menaçait d'attaquer le testament de son
père, ne contribuât à augmenter son désir d'en maintenir la
validité.

-- J'ai été injustement déshérité par mon père, me dit-il, parce
que j'avais pris le parti du commerce. Mon frère a réparé cette
injustice en vous laissant les restes de sa fortune délabrée. Vous
en étiez l'héritier naturel, et je dépenserai dix fois la valeur
du legs plutôt que de vous y voir renoncer.

Rashleigh en ce moment n'était pourtant pas un personnage sans
conséquence et dont on pût mépriser les menaces. Les révélations
qu'il avait faites au gouvernement dans un moment critique,
l'étendue des informations qu'il avait données, l'adresse avec
laquelle il avait su se faire un mérite des moindres détails et
des plus légers services lui avaient procuré des protecteurs assez
puissants dans le ministère. Nous étions déjà en procès avec lui
pour l'affaire des billets qu'il avait soustraits de notre caisse,
et, à en juger d'après le peu de progrès que faisait une poursuite
si simple en apparence, on aurait pu craindre que la seconde
difficulté ne se prolongeât au-delà du terme naturel de notre vie.

Pour abréger ces délais le plus possible, mon père, par l'avis de
son avocat, acheta en mon nom toutes les créances qui étaient
hypothéquées sur le domaine d'Osbaldistone. Peut-être aussi
voulut-il profiter de cette occasion pour réaliser une partie des
profits considérables qu'il avait retirés de la hausse qui avait
eu lieu dans les fonds lors de la dispersion des rebelles. Quoi
qu'il en soit, il en résulta que, lorsque j'eus déposé l'épée et
quitté le ceinturon, au lieu de m'ordonner de prendre place dans
son bureau, comme je m'y attendais, car je lui avais déclaré que
je me soumettrais à toutes ses volontés, il me fit partir pour
Osbaldistone-Hall, afin d'en prendre possession, comme le
représentant actuel de cette famille. Il me chargea de voir le
juge Inglewood, de réclamer de lui la remise du testament de mon
oncle, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour le faire
mettre à exécution.

Ce changement de destination ne me fit pas tout le plaisir qu'on
pouvait croire. Osbaldistone-Hall ne se présentait à mon esprit
qu'accompagné de souvenirs pénibles. Je pensai pourtant que ce
n'était que dans ses environs que j'avais quelque probabilité
d'obtenir des renseignements sur le destin de Diana Vernon.
J'avais toutes sortes de raisons pour craindre qu'il ne fût bien
différent de celui que je lui aurais souhaité, et je n'avais pu
jusque-là me procurer aucune information. Ce fut en vain que, lors
des fréquentes visites que je faisais à mon oncle à Newgate,
j'avais cherché à gagner la confiance de divers prisonniers, en
leur rendant tous les petits services qui étaient en mon pouvoir;
le soupçon qui s'attachait naturellement à un homme qui avait
porté les armes contre eux, à un cousin du traître Rashleigh,
fermait tous les coeurs et toutes les bouches, et je ne recevais
pour tous mes bons offices que de froids remerciements qu'on
semblait même m'adresser à regret. Le bras de la loi s'était déjà
appesanti sur plusieurs d'entre les détenus, et les autres qui
leur avaient survécu n'en concevaient que plus d'éloignement pour
tous ceux qu'ils regardaient comme ayant des liaisons avec le
gouvernement existant. Comme on les conduisait successivement au
supplice, les derniers finissaient par ne plus prendre aucun
intérêt au genre humain, et perdaient même le désir d'avoir avec
les hommes aucune communication. Je me souviendrai longtemps
qu'ayant demandé à l'un d'eux, nommé Edouard Shafton, s'il
désirait quelque chose que je pusse lui procurer pour varier la
nourriture grossière de la prison:

-- M. Frank Osbaldistone, me répondit-il, je dois supposer que
votre demande part d'un bon coeur, et je vous en remercie; mais,
de par Dieu! croyez-vous qu'on engraisse les hommes comme de la
volaille? et quand nous voyons emmener tous les jours quelques-uns
de nos compagnons, ne devons-nous pas prévoir que notre tour ne
peut tarder?

Tout bien considéré, je ne fus pas fâché de quitter Londres et
d'aller respirer l'air plus pur du Northumberland. André était
resté à mon service, un peu grâce à la protection de mon père qui
avait paru désirer que je le conservasse. Les connaissances
locales qu'il avait à Osbaldistone-Hall et dans les environs
pouvaient m'être utiles en ce moment; je le prévins donc qu'il m'y
suivrait, et ce ne fut pas sans jouir d'avance du plaisir de
pouvoir m'en débarrasser en le rétablissant dans les fonctions de
jardinier qu'il y remplissait autrefois. Je ne puis concevoir
comment il avait réussi à intéresser mon père en sa faveur, si ce
n'est par l'art, qu'il possédait à un degré supérieur, d'affecter
le plus grand attachement pour son maître. Cet attachement
n'existait pourtant qu'en théorie, et ne l'empêchait nullement de
chercher tous les moyens de remplir sa bourse aux dépens de la
mienne; mais il faut convenir aussi que c'était un privilège dont
il voulait jouir seul, et qu'il défendait mes intérêts avec zèle
toutes les fois qu'ils n'étaient pas en opposition avec les siens.

Nous fîmes notre voyage vers le nord sans aucune aventure
remarquable, et nous trouvâmes ce pays, naguère tellement agité
par les fureurs de la rébellion, jouissant d'une tranquillité
parfaite. Plus nous approchions d'Osbaldistone-Hall, plus mon
coeur se glaçait à l'idée de revoir ce château jadis si bruyant et
aujourd'hui si désert. Enfin, pour y retarder mon arrivée de
vingt-quatre heures, je résolus d'aller d'abord rendre ma visite
au juge Inglewood.

Ce personnage vénérable, pendant les troubles qui venaient
d'éclater, avait eu beaucoup à réfléchir sur ce qu'il avait été
autrefois, et sur ce qu'il était alors. Ses retours sur le passé
n'avaient pas eu peu d'influence pour ralentir l'activité qu'il
aurait été de son devoir de déployer en de pareilles
circonstances. Il en était pourtant résulté une bonne fortune pour
lui. Son clerc Jobson, fatigué de son indolence, l'avait quitté
pour travailler chez un certain seigneur Standish, nouvellement
nommé juge de paix, et qui donnait les preuves les moins
équivoques d'un zèle ardent pour le roi George et pour la
succession protestante. Il le portait à un tel degré que Jobson,
bien loin d'avoir à le stimuler comme son ancien patron, était
quelquefois obligé de chercher à le retenir dans de justes bornes.

Le vieux juge Inglewood me reçut avec beaucoup de politesse, et me
remit sans difficulté le testament de mon oncle, qui paraissait
parfaitement en règle. Il eut d'abord l'air embarrassé, parce
qu'il ignorait dans quel sens il devait parler en ma présence.
Mais quand il vit que, quoique partisan décidé, par principes, du
gouvernement actuel, je n'étais pas dénué de compassion pour ceux
qu'un sentiment mal dirigé de devoir et de loyauté avait entraînés
dans un parti opposé, il me fit une narration très divertissante
de ce qu'il avait fait et de ce qu'il n'avait pas fait, me nommant
ceux qu'il avait déterminés par ses avis à ne pas joindre les
rebelles, et ceux sur la fuite desquels il avait fermé les yeux
quand la révolte dans laquelle il avait eu le malheur de jouer un
rôle actif avait été comprimée.

Nous étions tête à tête, et, d'après l'exprès commandement du
juge, plusieurs santés avaient été bues, quand tout à coup il
m'invita à remplir mon verre jusqu'au bord, _bona fide, _afin de
porter un toast à la pauvre miss Diana Vernon, la rose du désert,
la bruyère de Cheviot, cette fleur qui allait être transplantée
dans un maudit cloître.

-- Est-ce que miss Vernon n'est pas mariée? m'écriai-je. Je
croyais que Son Excellence...

-- Bah! bah! Son Excellence, Sa Seigneurie! pures billevesées,
titres de la cour de Saint-Germain! C'est le comte de Beauchamp,
sir Frédéric Vernon, que le duc d'Orléans, le régent, avait nommé
son ministre plénipotentiaire, sans peut-être savoir qu'il
existât. Mais vous avez dû le voir au château, quand il y jouait
le rôle du P. Vaughan.

-- Du P. Vaughan! est-il possible? Mais sir Frédéric Vernon était-
il donc le père de miss Diana?

-- Sans doute. Il n'y a pas de nécessité d'en faire un mystère à
présent, car il a quitté le pays, sans quoi ce serait mon devoir
de le faire arrêter. Allons, votre verre est-il plein? La santé
maintenant, la santé de cette chère miss Diana qui est perdue pour
nous. Vous savez la chanson:

_À sa santé buvons tous avec joie,_
_À sa santé,_
_Et vainement vous portez bas de soie,_
_À genoux donc pour porter la santé_
_De la beauté._

Le lecteur[143] croira sans peine que je n'étais pas disposé à
partager la gaieté du juge. J'étais étourdi de la nouvelle que je
venais d'apprendre. -- J'ignorais, lui dis-je, que le père de miss
Vernon vécût encore.

-- Ce n'est pas notre gouvernement qu'il en faut accuser, dit
Inglewood, car du diable s'il existe un homme pour la tête duquel
il donnerait plus d'argent. Il fut jadis condamné à mort pour la
conspiration de Fenwick, ce qui ne l'empêcha pas de diriger le
complot de Knight-Bridge du temps du roi Guillaume, et comme il
avait épousé une parente de la maison de Breadalbane, il avait en
Écosse une influence considérable. Le bruit courut même qu'on
avait voulu faire de son extradition une des conditions de la paix
de Ryswick; mais il eut la précaution à cette époque de feindre
une maladie et de faire annoncer sa mort dans la Gazette de
France.

Enfin il revint ici, et nous autres vieux Cavaliers[144] n'eûmes pas
de peine à le reconnaître; c'est-à-dire que je le reconnus bien,
sans être Cavalier moi-même; mais comme on ne m'adressa point de
dénonciation contre lui, et que de fréquentes attaques de goutte
m'avaient rendu la mémoire fort courte, je n'aurais pu affirmer
son identité sous serment. Vous entendez?

-- Mais il n'était donc pas connu à Osbaldistone-Hall?

-- Il ne l'était que de sa fille, du vieux gentilhomme et de
Rashleigh, qui avait découvert ce secret, comme il en découvrait
tant d'autres, et qui s'en servait comme d'une corde passée autour
du cou de cette pauvre Diana. Cent fois je l'ai vue prête à lui
rompre en visière si elle n'avait été retenue par crainte pour son
père, dont la vie n'aurait pas été cinq minutes en sûreté s'il
avait été découvert par le gouvernement. Mais comprenez-moi bien,
M. Osbaldistone; quand je parle du gouvernement, je ne veux pas
dire qu'il ne soit pas bon, juste et clément. Il a fait pendre
bien des rebelles sans doute, pauvres diables! mais tout le monde
conviendra qu'il n'en aurait pas touché un seul s'ils étaient
restés tranquilles chez eux.

Peu curieux d'entrer dans une discussion politique, je fis
retomber la conversation sur un sujet plus intéressant pour moi,
et je trouvai que Diana, ayant positivement déclaré qu'elle
n'épouserait aucun des frères Osbaldistone, et ayant témoigné
particulièrement son aversion pour Rashleigh, celui-ci montra
quelque refroidissement pour la cause du Prétendant, cause qu'il
avait embrassée parce que étant le plus jeune de six frères,
hardi, rusé, capable de tout, il espérait s'ouvrir par là un
chemin à la fortune. Quand il avait cru trouver le moyen d'arriver
au même but par une autre route, il n'avait point hésité et avait
trahi ses anciens associés pour obtenir les faveurs du
gouvernement anglais. Probablement il s'y était déterminé aussi
par esprit de vengeance, parce que sir Frédéric Vernon et les
chefs montagnards l'avaient obligé à restituer les billets qu'il
avait soustraits de la caisse de mon père. Il avait voulu faire
passer ce vol pour une mesure politique, comme mon ami M. Jarvie
me l'avait fort bien expliqué. Mais ce qui prouvait qu'il avait eu
d'autres vues, c'est qu'il avait touché les billets à vue, qu'il
s'en était approprié le montant, et qu'il avait même cherché à
négocier les autres à Glascow. Comme il était doué d'une grande
pénétration, surtout quand il s'agissait de ses intérêts, il est
encore possible qu'il eût enfin reconnu que les conspirateurs
n'avaient ni les moyens ni les talents nécessaires pour renverser
un gouvernement bien établi, et il était dans ses principes de se
ranger du côté qui lui offrait les chances les plus avantageuses.

Ce n'était pas sans peine que sir Frédéric Vernon, ou, comme le
nommaient les jacobites, Son Excellence le comte de Beauchamp,
s'était soustrait avec sa fille aux suites de la dénonciation de
Rashleigh.

Là se bornaient les informations de M. Inglewood, mais il ne
doutait pas que sir Frédéric et sa fille ne fussent alors en
sûreté sur le continent, puisqu'on n'avait pas appris qu'ils
fussent tombés entre les mains du gouvernement, qui n'aurait pas
fait un secret d'une capture de cette importance. Diana, ayant
refusé d'épouser un des fils de sir Hildebrand, devait entrer dans
un couvent, aux termes d'un arrangement cruel fait entre lui et
sir Frédéric Vernon. M. Inglewood ne put m'expliquer parfaitement
la cause de ce traité singulier, mais il prétendait que c'était
une espèce de pacte de famille dont le but avait été de conserver
à sir Frédéric une partie de ses biens, qui, par suite de quelque
manoeuvre légale, étaient passés dans la famille Osbaldistone lors
de leur confiscation; traité, comme on en vit plusieurs à cette
époque, dans lequel on n'avait pas eu plus d'égard aux sentiments
des principales parties intéressées que si elles avaient fait
partie des bestiaux attachés à une ferme à titre de cheptel.

Le coeur humain est si difficile à analyser que je ne saurais dire
si cette nouvelle me fit peine ou plaisir. Il me parut pourtant
que la certitude que Diana était séparée de moi, non par les liens
du mariage, mais par les grilles du cloître, augmentait mes
regrets de l'avoir perdue, au lieu de les adoucir. Je devins
distrait, rêveur, et je me trouvai incapable de soutenir plus
longtemps la tâche d'une conversation avec le juge Inglewood. Je
le vis bâiller à son tour, et je lui demandai la permission de me
retirer de bonne heure.

Je lui fis mes adieux le soir même, mon intention étant de partir
le lendemain à la pointe du jour pour Osbaldistone-Hall.

-- Vous ferez bien, me dit-il, de vous y montrer avant que le
bruit de votre arrivée ici se soit répandu. Je sais que sir
Rashleigh Osbaldistone est dans le pays. Il loge chez Jobson, et
il s'y couve sans doute quelque complot. Ils sont bien faits l'un
pour l'autre, car quel homme d'honneur voudrait se trouver en leur
compagnie? Mais il est impossible que deux têtes pareilles se
rassemblent sans tramer un complot contre quelqu'un.

Il conclut en me recommandant de ne pas partir le lendemain sans
avoir mis mon estomac en état de braver l'air froid du matin en
faisant une attaque sur le pâté de venaison, et en vidant une
bouteille de vin qu'il laissa à cet effet sur la table où nous
venions de souper.

Chapitre XXXVIII.

Oui, son maître n'est plus! sous ce toit solitaire,
Hommes, chiens et chevaux, aujourd'hui tout est mort!
Lui seul survit, achevant sa carrière
Dans le château d'Ivor.

WORDSWORTH.



Il existe peu de sensations plus tristes que celles que nous
éprouvons quand nous revoyons déserts et abandonnés des lieux qui
nous avaient offert autrefois des scènes de plaisir[145]. En me
rendant à Osbaldistone-Hall, je rencontrai les mêmes objets que
j'avais vus ce jour mémorable où j'étais revenu avec miss Vernon
d'Inglewood-Place. Son souvenir me tint compagnie pendant tout le
chemin. Quand je passai près de l'endroit où je l'avais vue la
première fois, je croyais presque encore entendre les cris des
chiens, le bruit des chevaux, le son des cors, et je portais
involontairement les yeux sur la colline d'où je l'avais vue
descendre, comme si je devais m'attendre à une nouvelle
apparition. Mais quand j'arrivai au château, le profond silence
qui y régnait, toutes les fenêtres fermées, l'herbe qui avait crû
dans les cours, tout m'offrait un contraste mélancolique avec la
gaieté bruyante dont j'avais tant de fois été témoin lors du
départ pour la chasse.

Un silence éternel semblait avoir succédé aux aboiements des
chiens impatients, au hennissement des chevaux, aux cris des
piqueurs et au gros rire du bon sir Hildebrand à la tête d'une
suite nombreuse.

En promenant mes regards sur cette scène déserte et muette, je ne
pus songer sans regret même à ceux à qui à cette époque il ne
m'avait pas été possible d'accorder mon attention. Il y avait
quelque chose de déchirant dans la pensée que toute cette famille
composée de fils robustes et bien constitués avait été en si peu
de temps précipitée dans le tombeau par différents genres de mort
violente et inattendue. C'était une bien faible consolation pour
moi que de me dire que je rentrais comme propriétaire dans un lieu
que j'avais quitté presque en fugitif. N'étant pas habitué à me
regarder comme le maître de tout ce qui m'entourait, je me
considérais presque comme un usurpateur, au moins comme un
étranger indiscret, et je pouvais à peine me défendre de l'idée
que l'ombre de quelqu'un de mes cousins allait apparaître, comme
un spectre gigantesque des romans, pour me disputer l'entrée du
château.

Tandis que ces pensées m'occupaient, André s'évertuait à frapper à
coups redoublés à toutes les portes, appelant en même temps d'un
ton assez haut pour faire sentir l'importance qu'il croyait avoir
en se présentant comme premier écuyer du nouveau seigneur du
domaine. Enfin Antoine Syddall, vieux sommelier et majordome de
mon oncle, se montra à une fenêtre basse garnie de barreaux de
fer, et nous demanda ce que nous désirions.

-- Nous venons vous relever de garde, dit André. Vous pouvez me
remettre vos clefs, mon vieil ami, chaque chien a son jour. Je
vous débarrasserai du soin de l'argenterie et de la cave. Il n'y a
point de fève qui n'ait son point noir, et l'on trouve une ortie
dans chaque sentier: ainsi vous pourrez prendre au bas bout de la
table la place qu'André avait autrefois.

Étant parvenu à imposer silence au bavard, j'expliquai à Syddall
la nature de mes droits, et lui dis de m'ouvrir le château, qui
était maintenant ma propriété. Le vieillard parut fort agité, et,
quoique d'une manière humble et soumise, montra beaucoup de
répugnance à m'obéir. J'en attribuai la cause à son attachement
pour ses anciens maîtres; ce sentiment l'excusait, et lui faisait
honneur à mes yeux.

J'insistai cependant pour qu'il m'ouvrît, et je lui dis que son
refus m'obligerait à recourir au warrant du juge Inglewood, et à
demander l'assistance d'un constable.

-- Nous étions ce matin chez M. Inglewood, dit André pour appuyer
sur ma menace, et nous avons rencontré en chemin Archie Rudledge
le constable. Le pays est maintenant soumis aux lois, M. Syddall;
les papistes et les rebelles n'y sont plus les maîtres comme
autrefois.

La menace de recourir à une autorité légale parut formidable à un
vieillard qui sentait que la religion qu'il professait et son
attachement à sir Hildebrand et à ses enfants pouvaient le rendre
suspect lui-même. Il ouvrit donc avec une sorte de tremblement une
porte garnie de verrous et de barres de fer, et me dit qu'il
espérait que je ne lui saurais pas mauvais gré de la fidélité avec
laquelle il cherchait à s'acquitter de ses devoirs. Je le
rassurai, et lui répondis qu'il n'en était que plus estimable à
mes yeux.

-- Je ne pense pas de même, dit André; Syddall est un vieux
routier. Il ne serait point pâle comme un linceul, Dieu me
préserve! et les dents qui lui restent ne claqueraient pas les
unes contre les autres s'il n'y en avait pas plus qu'il ne veut
nous en dire.

-- Que Dieu vous pardonne, M. Fairservice, reprit le vieux
sommelier, de parler ainsi d'un ancien camarade! Où voulez-vous
que j'allume du feu pour Votre Honneur? me dit-il du ton le plus
humble. Je crains que vous ne trouviez le château bien triste,
bien sombre. Mais peut-être retournerez-vous dîner à Inglewood-
Place?

-- Allumez-moi du feu dans la bibliothèque.

-- Dans la bibliothèque! Il y a bien longtemps que personne n'y
est entré... La cheminée fume... Les pigeons y ont fait leur nid
le printemps dernier; et je n'avais ici personne pour la faire
nettoyer.

-- Notre fumée vaut mieux que le feu des autres, dit André. Son
Honneur aime la bibliothèque. Ce n'est pas un de vos papistes qui
se complaisent dans l'aveugle ignorance, M. Syddall.

Le sommelier me conduisit à la bibliothèque d'un air qui annonçait
clairement qu'il agissait contre son gré. Il m'en ouvrit la porte,
et, contre mon attente, je trouvai cet appartement plus propre et
mieux en ordre que je ne l'avais jamais vu.

Un excellent feu brûlait dans la cheminée, sans la moindre
apparence de fumée. Syddall prit les pincettes pour arranger les
tisons, ou plutôt pour cacher sa confusion.

-- C'est singulier, dit-il, il brûle bien maintenant, et il a fumé
toute la matinée. Désirant être seul jusqu'à ce que j'eusse pu
maîtriser les diverses émotions que faisait naître en moi la vue
de tout ce qui m'entourait, je dis au vieux sommelier d'avertir la
personne chargée de recevoir le revenu des terres de venir me
parler. Sa demeure était à environ un demi-mille de distance, et
je remarquai encore qu'il ne se disposait à m'obéir qu'avec une
sorte de regret. J'ordonnai ensuite à André de chercher dans le
voisinage une couple de jeunes gens vigoureux sur qui il pût
compter, sachant à quelles extrémités était capable de se porter
Rashleigh, qui était dans les environs. André se chargea de cette
mission avec empressement et me dit qu'il me trouverait à Trinlay-
Knowe deux bons presbytériens comme lui, en état de faire face au
pape, au diable et au Prétendant. Je ne serai point fâché moi-
même, ajouta-t-il, d'avoir ici de la compagnie: car vous souvenez-
vous que je vous ai dit, le jour que nous sommes partis, que
j'avais été tourmenté par un esprit la nuit précédente? C'était
dans le jardin, au clair de lune. Vous n'avez pas voulu me croire:
eh bien, que le tonnerre tombe sur toutes les fleurs du jardin si
cet esprit ne ressemblait pas à ce portrait. -- Et il me montrait
un tableau qui représentait, à ce qu'on m'avait dit, l'aïeul de
miss Vernon. -- J'avais toujours pensé, continua-t-il, qu'il y
avait de la sorcellerie et de la diablerie parmi les papistes;
mais jusqu'alors je n'avais jamais vu d'esprit.

-- Allons, partez! amenez-moi les gens dont vous parlez, tâchez
qu'ils aient plus de bon sens que vous, et qu'ils n'aient point
peur de leur ombre.

-- Ah! dit André d'un air d'importance, tous les voisins savent
que je suis aussi brave qu'un autre; mais, Dieu me préserve! je ne
prétends pas me battre contre des esprits.

Il sortait à peine, que M. Wardlaw, qui remplissait les fonctions
d'agent du domaine, entra dans la bibliothèque.

C'était un homme plein d'honneur et de probité, et sans son
intégrité il aurait été difficile à mon oncle de se maintenir si
longtemps dans la possession d'Osbaldistone-Hall. Je lui montrai
le testament de sir Hildebrand, et il en reconnut la validité.
Pour tout autre que moi, cette succession aurait été peu
profitable, attendu le grand nombre de dettes et d'hypothèques
dont elle était grevée. Mais il ne faut pas oublier que mon père
avait déjà remboursé en mon nom une partie des créances, et qu'il
s'occupait d'en acheter le surplus.

Je causai d'affaires assez longtemps avec M. Wardlaw, et je le
retins à dîner. Je me fis servir dans la bibliothèque, malgré les
instances que me fit Syddall pour que je descendisse dans la salle
à manger, qu'il avait, me dit-il, préparée pour me recevoir.
Pendant que nous dînions, André arriva avec sa recrue de deux
vrais bleus.[146] Il m'en fit l'éloge dans les termes les plus
chauds, me les annonçant comme des hommes sobres, honnêtes, d'une
saine doctrine, et, par-dessus tout, braves comme des lions. Je
donnai ordre qu'on les fit dîner, et ils se retirèrent tous trois.
Le vieux Syddall branlait la tête en s'apprêtant à les suivre; je
lui dis de rester et de m'expliquer ce que signifiait le geste
qu'il venait de faire.

-- Je ne puis m'attendre, dit-il, que Votre Honneur ajoute foi à
ce que je vais lui dire, et cependant c'est la vérité de Dieu.
Antoine Wingfield est un honnête garçon, aussi honnête que
personne au monde; mais s'il y a un mauvais coquin dans les
environs, c'est son frère Lancy. Tout le pays sait qu'il sert
d'espion au clerc Jobson. Il lui a dénoncé bien des braves gens
qui se sont mis dans l'embarras dans ces derniers temps. Mais il
n'est pas catholique, et il n'en faut pas plus aujourd'hui.

Je fis peu d'attention à ce propos, que j'attribuai à l'esprit de
parti et aux différences d'opinions religieuses, et le vieillard,
ayant mis le vin sur la table, se retira d'un air peu satisfait.

M. Wardlaw resta avec moi jusqu'à ce que le jour commençât à
baisser. Alors, ramassant ses papiers, il prit congé de moi, et me
laissa dans cet état d'esprit où l'on ne sait trop si l'on
voudrait avoir de la compagnie ou rester dans la solitude. Au
surplus, je n'avais pas la liberté du choix, et je me trouvais
dans l'appartement du château le plus propre à m'inspirer des
réflexions mélancoliques. C'était là que j'avais passé tant de
moments heureux près de Diana, et je pensais avec amertume que je
ne la verrais plus.

Comme le jour commençait à disparaître, je vis la tête d'André se
montrer à la porte de la chambre, non pour me demander si je
voulais de la lumière, mais pour me conseiller d'en prendre par
mesure de précaution pour écarter les esprits. Je lui dis avec
assez d'humeur de se retirer, et, m'asseyant dans un fauteuil en
face de la grande cheminée gothique, je me mis machinalement à
tisonner le feu; et suivant des yeux le bois qui se changeait en
charbons et les charbons qui se réduisaient en cendres:

-- Voilà bien, m'écriai-je, voilà bien l'image et le résultat des
désirs de l'homme! un rien les allume, l'espoir les nourrit, et
bientôt l'homme, avec ses passions et ses espérances, n'est plus
qu'un vil amas de cendres.

Comme j'achevais de parler, j'entendis à l'autre bout de la
bibliothèque un soupir qui semblait répondre à mes réflexions. Je
me retournai précipitamment... Diana Vernon était devant mes yeux.
Elle s'appuyait sur le bras d'un homme si ressemblant au portrait
dont André m'avait parlé le matin que je jetai les yeux sur le
cadre, comme s'il avait dû être vide. Ma première idée fut que
l'agitation de mon esprit causait cette illusion, ou que je voyais
deux ombres sorties de la nuit du tombeau. Un second coup d'oeil
me convainquit pourtant que je n'étais pas hors de mes sens, et
que j'avais devant moi deux substances corporelle. C'était bien
Diana elle-même, quoique plus pâle et plus maigre que je ne
l'avais encore vue, et son compagnon n'était autre que le P.
Vaughan, ou, pour mieux dire, sir Frédéric Vernon, qui, par
hasard, portait un habit de même couleur et presque de même forme
que celui du personnage peint dans le portrait en question. Il fut
le premier qui rompit le silence: Diana avait les yeux baissés et
j'étais muet d'étonnement.

-- Vous voyez devant vous, M. Osbaldistone, me dit-il, des
suppliants qui vous demandent asile et protection, jusqu'à ce
qu'ils puissent continuer un voyage où je risque de trouver à
chaque pas des cachots et la mort.

-- Bien certainement, lui répondis-je en faisant un effort pour
recouvrer la parole, miss Vernon ne peut croire... vous ne pouvez
supposer, monsieur, que j'aie oublié les services que vous m'avez
rendus, ou que je sois capable de trahir qui que ce soit, et vous
moins que personne.

-- Je le sais, dit sir Frédéric, et cependant c'est avec une
répugnance inexprimable que je vous demande un service peut-être
désagréable, mais à coup sûr dangereux. Je voudrais pouvoir le
réclamer de tout autre. Mais le destin qui m'a conduit à travers
une vie agitée et pleine de dangers me presse tellement en cet
instant que je n'ai pas d'autre alternative.

En ce moment j'entendis du bruit sur l'escalier, et l'officieux
André, en ouvrant la porte, s'écria: -- Je vous apporte des
chandelles; vous les allumerez quand vous voudrez.

Je me précipitai vers la porte, espérant arriver à temps pour
l'empêcher de voir que je n'étais pas seul. Je le repoussai avec
violence, fermai la porte et poussai le verrou. Mais, me rappelant
aussitôt son bavardage habituel et les deux compagnons qu'il avait
dans la cuisine; me souvenant aussi de l'observation faite par
Syddall que l'un d'eux passait pour un espion de Jobson, je
descendis sur-le-champ, et les trouvai tous trois réunis. André
parlait très haut quand j'arrivai; mais il se tut dès qu'il
m'aperçut.

-- Qu'avez-vous donc, imbécile? lui dis-je; vous avez l'air effaré
comme si vous aviez vu un esprit.

-- Non, non, répondit-il: non, il n'y a pas d'esprit là-dedans.
Mais vous m'avez poussé bien rudement, Dieu me préserve!

-- Parce que vous m'avez dérangé d'un profond sommeil, idiot.
Syddall vient de me dire qu'il n'a pas de lits préparés pour ces
braves gens, et M. Wardlaw pense qu'il est inutile de les déranger
de leurs affaires. Tenez, mes amis, voici une demi-guinée pour
boire à ma santé. Je vous remercie de votre complaisance, et vous
pouvez vous retirer.

Ils me firent leurs remerciements, prirent l'argent, et s'en
allèrent sans montrer ni soupçons ni mécontentement; je restai
jusqu'à ce qu'ils fussent partis, afin d'être bien sûr qu'ils ne
pourraient avoir aucune autre communication avec l'honnête André.
Je l'avais suivi de si près que je croyais qu'il n'avait pas eu le
temps de leur dire deux mots avant mon arrivée; mais il ne faut
souvent que deux mots pour causer bien des malheurs, et l'on verra
qu'en cette occasion ils coûtèrent la vie à deux personnes.

Ayant fait cette expédition, je ne songeai plus qu'à prendre les
mesures nécessaires pour la sûreté de mes hôtes. Présumant bien,
d'après ce qui s'était passé, que Syddall n'était pas étranger à
leur séjour au château, je le chargeai de monter lui-même à la
bibliothèque chaque fois que je sonnerais, et j'y retournai
ensuite pour rendre compte aux deux fugitifs de tout ce que je
venais de faire.

Les yeux de Diana me remercièrent des précautions que j'avais
prises. -- Maintenant, me dit-elle, vous connaissez tous mes
mystères. Vous savez sans doute par quels liens étroits le sang et
la tendresse m'unissent à l'infortuné qui trouva ici une retraite,
et vous ne serez plus surpris que Rashleigh, ayant pénétré ce
secret, osât me gouverner avec une verge de fer.

Son père ajouta que leur intention était de m'être à charge le
moins longtemps possible.

Je les suppliai de ne songer qu'à ce qui pouvait contribuer le
plus à leur sûreté, et je les assurai que tous mes efforts
seraient dirigés vers le même but; ce qui conduisit sir Frédéric à
m'expliquer les circonstances où il se trouvait.

-- J'avais toujours eu des soupçons contre Rashleigh, me dit-il;
mais sa conduite à l'égard de ma fille, conduite dont elle ne me
fit l'aveu que par obéissance, et l'abus de confiance dont il se
rendit coupable à l'égard de votre père, m'inspirèrent pour lui de
l'aversion et du mépris. Dans notre dernière entrevue, je ne lui
cachai pas mes sentiments, quoique la prudence eût dû m'engager à
le faire. Il ajouta alors la trahison et l'apostasie à la somme de
ses crimes; mais j'espérais que sa défection n'aurait aucune suite
fâcheuse pour notre cause. Le comte de Marr était en Écosse à la
tête d'une armée pleine d'enthousiasme; lord Derwentwater,
Kenmore, Forster, Winterton et autres avaient pris les armes dans
le Northumberland: et je devais accompagner les Highlanders qui,
sous les ordres du brigadier-général Mac-Intosh de Borlum,
passèrent le Forth, traversèrent les Lowlands, et se réunirent aux
insurgés anglais. Ma fille partagea les dangers et les fatigues de
ce voyage...

-- Et jamais elle ne quittera un père tendrement aimé, s'écria
miss Vernon en s'appuyant sur son bras.

-- J'avais à peine rejoint mes amis que je désespérai du succès de
notre entreprise. Nos forces n'augmentaient point, notre parti
n'était composé que de ceux qui partageaient nos opinions
religieuses, et les tories protestants restaient dans
l'indécision, attendant pour se déclarer le résultat des premiers
événements. Enfin nous nous trouvâmes investis par une force
supérieure dans la petite ville de Preston. Nous nous défendîmes
avec courage le premier jour, mais dès le second les chefs
regardèrent toute résistance comme inutile et résolurent de se
rendre à discrétion. Consentir à de pareilles conditions c'eût été
porter ma tête sur l'échafaud. Une trentaine de braves gens
pensèrent comme moi qu'il valait mieux mourir que de se rendre.
Mac-Gregor, que vous connaissez, était de ce nombre. Nous montâmes
à cheval, nous plaçâmes au milieu de nous ma fille, qui ne voulut
pas consentir à me quitter, et mes compagnons, frappés
d'admiration pour son courage et pour sa piété filiale, jurèrent
de périr plutôt que de l'abandonner. Nous sortîmes en corps au
grand galop, par une rue nommée Fishergate; elle conduisait dans
un marais que l'ennemi n'avait pas occupé parce qu'il le jugeait
impraticable et qu'il était bordé par la rivière de Ribble sur
laquelle il n'existait aucun pont. Nous ne rencontrâmes donc qu'un
faible détachement des dragons d'Honeywood, qui soutint à peine
notre premier choc; et Mac-Gregor, qui connaissait un gué de la
rivière, nous y guida et nous la fit traverser sans danger.
Tournant alors du côté de Liverpool, nous nous séparâmes; et
chacun de nous chercha une retraite. J'ignore ce que devinrent mes
compagnons. Quant à moi, je me rendis avec ma fille dans le pays
de Galles, où je connaissais beaucoup de personnes qui
partageaient mes opinions politiques et religieuses. J'espérais y
trouver les moyens de passer sur le continent, mais je fus trompé
dans mon attente, et les recherches que le gouvernement anglais
faisait faire dans le pays de Galles, où il soupçonnait plusieurs
chefs de l'insurrection de s'être retirés, me forcèrent à fuir de
nouveau vers le nord. Comme je savais qu'Osbaldistone-Hall était
inhabité en ce moment et qu'il ne s'y trouvait que le vieux
Syddall, de qui j'étais connu, et sur qui je pouvais compter, je
résolus de m'y rendre, et d'y rester jusqu'à ce qu'un ami sûr
m'eût fait équiper, dans un petit port du Solway, une chaloupe qui
doit me conduire en France pour toujours. Syddall n'hésita point à
nous recevoir, et nous attendions qu'on nous fit avertir que les
dispositions pour notre départ étaient terminées, quand votre
arrivée imprévue en ce château et le choix que vous avez fait de
cet appartement nous ont mis dans la nécessité de recourir à toute
votre générosité.

Ce fut ainsi que Sir Frédéric termina un récit que j'avais écouté
comme celui d'un rêve. J'avais peine à me figurer que c'était bien
sa fille que j'avais devant les yeux; le chagrin et les fatigues
lui avaient fait perdre quelques-uns de ses attraits. L'air
d'enjouement et de vivacité que je lui avais vu autrefois avait
fait place à un caractère de soumission mélancolique et de
résignation mêlée de fermeté. Quoique son père craignit l'effet
que pourraient produire sur mon esprit les louanges qu'il
donnerait à sa fille, il ne put résister à la tendresse paternelle
qui le portait à faire son éloge.

-- Elle a subi, me dit-il, des épreuves qui feraient honneur à la
constance d'un martyr. Elle a bravé tous les dangers, elle a vu de
près la mort sous tous les aspects. Elle a enduré des fatigues et
des privations qui auraient épuisé le courage des hommes les plus
déterminés. Elle a passé les journées dans les ténèbres et les
nuits dans les veilles, et n'a jamais fait entendre un murmure de
faiblesse. En un mot, M. Osbaldistone, ma fille est une offrande
digne du dieu auquel je vais la consacrer, comme tout ce qui reste
de plus cher et de plus précieux à Frédéric Vernon.

Il s'arrêta à ces mots, en jetant sur moi un regard que je ne
compris que trop bien: son but était de détruire toutes les
espérances que j'aurais pu concevoir, et il voulait, comme en
Écosse, prévenir toute nouvelle liaison entre sa fille et moi.

-- Maintenant, dit-il à sa fille, nous n'abuserons pas plus
longtemps des moments de M. Osbaldistone, puisque le voilà
instruit de la situation des infortunés qui réclament sa
protection.

Je les suppliai de rester, et leur offris de changer moi-même
d'appartement.

-- N'en faites rien, me dit-il, vous éveilleriez peut-être des
soupçons; d'ailleurs rien ne nous manque dans l'appartement secret
que nous occupons, et dont on ne peut soupçonner l'existence que
lorsqu'on en est instruit: nous aurions probablement pu y rester
sans que vous vous en doutassiez, si je n'avais regardé comme un
devoir de vous prouver ma confiance en votre honneur.

-- Vous m'avez rendu justice, sir Frédéric. Vous me connaissez
bien, mais je suis sûr que miss Vernon vous dira...

-- Je n'ai pas besoin du témoignage de ma fille, me dit-il d'un
air poli, mais de manière à m'empêcher de m'adresser directement à
elle; je suis très disposé à concevoir la meilleure opinion de
M. Frank Osbaldistone. Mais permettez-nous de nous retirer, le
repos nous est nécessaire, nous en jouissons rarement, et d'un
moment à l'autre nous pouvons être obligés de continuer un
dangereux voyage.

En parlant ainsi, il prit le bras de sa fille, et m'ayant salué,
sortit avec elle par la porte que cachait la tapisserie.

Chapitre XXXIX.

Mais la main du destin soulève le rideau,
Et sur la scène il porte le flambeau.

DRYDEN, _Don Sébastien_.



Je me sentis comme étourdi et glacé en les voyant se retirer.
Quand l'imagination nous représente un objet chéri dont nous
regrettons l'absence, elle le peint non seulement sous le jour qui
lui est le plus avantageux, mais avec les traits sous lesquels
nous désirons le voir. Avant l'apparition si surprenante de Diana,
j'étais plein de l'idée que les larmes qu'elle avait versées en me
faisant ses adieux en Écosse et la bague qu'elle m'avait fait
remettre par Hélène Mac-Gregor étaient une preuve qu'elle
emporterait mon souvenir dans son exil et jusque dans la solitude
du cloître: je venais de la voir, et son air froid et contraint,
ses yeux où je n'avais remarqué qu'une mélancolie tranquille
m'avaient trompé dans mes espérances, m'avaient presque offensé.
J'osai l'accuser d'indifférence et d'insensibilité; je reprochai à
son père son orgueil, son fanatisme, sa cruauté; j'oubliai qu'ils
sacrifiaient tous deux leurs intérêts, et Diana son inclination à
un devoir.

Sir Frédéric Vernon était un catholique rigide, qui croyait le
sentier du salut trop étroit pour qu'on pût y admettre un
hérétique. Et Diana, pour qui la sûreté de son père avait été
depuis quelques années l'unique mobile de toutes ses actions, le
seul but de ses pensées et de ses espérances, regardait comme un
devoir pour elle de se soumettre en tout à sa volonté et de lui
faire le sacrifice de ses plus chères affections. J'aurais pu dès
lors faire ces réflexions si j'avais été de sang-froid; mais dans
l'agitation que j'éprouvais, et au milieu du tumulte de mes
passions, il m'était impossible d'apprécier en ce moment ces
sentiments honorables.

_-- _Je suis donc méprisé! m'écriai-je; méprisé et jugé indigne
même d'avoir un court entretien avec elle! Soit, je n'en veillerai
pas moins à leur sûreté. Je me tiendrai dans cette chambre comme à
un poste avancé; et du moins, tant qu'ils resteront chez moi, nul
danger ne pourra les atteindre si le bras d'un homme déterminé
peut le détourner.

Je fis venir Syddall dans la bibliothèque; il y arriva suivi de
l'éternel André, qui, faisant des rêves brillants pour lui-même
d'après ma prise de possession du château et des terres qui en
dépendaient, semblait avoir juré de ne pas laisser échapper une
occasion de se mettre en évidence et de se rappeler à mon
souvenir. Aussi, comme cela arrive souvent à ceux qui n'agissent
que pas égoïsme, André allait-il au-delà du but qu'il se proposait
sans l'atteindre, et ne m'inspirait que le dégoût et l'ennui par
ses importunités.

Sa présence m'empêcha de parler librement à Syddall, comme je me
le proposais, et je n'osai le renvoyer, de peur d'augmenter les
soupçons qu'il pouvait déjà avoir conçus, d'après la manière
brusque dont je l'avais poussé hors de la bibliothèque une heure
auparavant. -- Syddall, lui dis-je, je passerai la nuit ici; j'ai
beaucoup à travailler, et je me reposerai quelques heures sur ce
canapé.

À la manière dont je le regardais, il parut comprendre que j'étais
instruit. Il m'offrit de me préparer un lit de camp dans la
bibliothèque, et il s'en occupa avec André. Les renvoyant ensuite,
je donnai ordre qu'on ne me troublât plus jusqu'au lendemain à
sept heures.

Lorsqu'ils se furent retirés, je me trouvai libre de me livrer à
mes réflexions, sans craindre que le cours en pût être interrompu,
jusqu'à ce que la nature fatiguée exigeât quelque repos.

Je travaillai pourtant à écarter de mon esprit le sujet pénible
qui m'occupait uniquement, mais tous mes efforts furent inutiles.
Les sentiments que j'avais combattus avec courage quand l'objet
qui les inspirait était éloigné de moi, renaissaient avec plus de
force que jamais, maintenant que je n'en étais séparé que par
quelques pas et que j'étais à la veille d'en être privé pour
toujours. Si je prenais un livre, le nom de Diana me semblait
écrit à chaque ligne; et, sur quelque sujet que je cherchasse à
fixer mes pensées, elles ne me présentaient jamais que son image.
Elles étaient comme cette esclave empressée du Salomon de Prior:

_Ma bouche à peine a prononcé son nom_
_Qu'Abra survient, toujours pleine de zèle:_
_C'est vainement une autre que j'appelle,_
_Abra toujours accourt et me répond._

Tour à tour je m'abandonnais à ces pensées, et je cherchais à m'en
défendre, tantôt cédant à une émotion et à une tristesse qui ne
m'étaient guère naturelles, tantôt appelant à mon secours ma
fierté blessée par un injuste outrage que je croyais avoir reçu.
Enfin, après avoir longtemps parcouru la bibliothèque à grands
pas, je me jetai tout habillé sur mon lit dans une sorte de délire
fiévreux. Mais ce fut en vain que je cherchai tous les moyens de
me livrer au sommeil, que je ne me permis pas plus de mouvement
que n'en aurait un corps privé de vie, que j'essayai de donner un
autre cours à mes idées, tantôt en récitant des vers de mémoire,
tantôt en m'occupant de la solution d'un problème d'algèbre; mes
artères battaient avec une force et une rapidité qui m'étonnaient,
et je croyais sentir un feu liquide circuler dans mes veines au
lieu de sang, et y produire des pulsations dont le son
retentissait à mon oreille comme le bruit régulier d'un moulin à
foulon que j'aurais entendu de loin.

Je me levai, j'ouvris la fenêtre, j'y restai quelques instants;
l'air de la nuit me rafraîchit un peu et calma en partie le
désordre de mes sens. Je me remis sur mon lit, et peu de temps
après le sommeil s'empara de moi; mais ce sommeil était loin
d'être paisible, et il fut troublé par des rêves épouvantables.

Il en est un entre autres que je me rappelle encore en ce moment.
Il me semblait que Diana et moi nous étions au pouvoir d'Hélène
Mac-Gregor, et qu'elle avait donné ordre de nous précipiter du
haut d'un rocher dans le lac. Le signal de notre supplice devait
être un coup de canon tiré par sir Frédéric Vernon qui présidait à
la cérémonie, revêtu du costume de cardinal. Je ne saurais peindre
l'impression que me fit éprouver cette scène imaginaire. Je
pourrais encore aujourd'hui retracer l'expression de courage et de
résignation que je voyais sur les traits de Diana; les figures
sauvages et hideuses qui nous environnaient et semblaient jouir
d'avance de notre supplice; enfin, le fanatisme rigide et
inflexible gravé sur la physionomie de sir Frédéric. Je le vis la
mèche allumée, j'entendis le signal de notre mort que les échos
répétèrent d'une manière effrayante. Je m'éveillai en sursaut, et,
me soulevant sur mon lit, l'esprit encore plein de ce rêve, il me
sembla entendre de nouveau la répétition de ce funeste signal.

Une minute me suffit pour me rappeler à moi-même, et j'entendis
distinctement frapper à grands coups à la porte. Saisi de crainte
pour mes hôtes, je me levai précipitamment, je pris mon épée sous
mon bras, et je me hâtai de descendre pour donner ordre de ne pas
ouvrir la porte. Malheureusement j'étais obligé de faire un
circuit, parce que la bibliothèque donnait sur un escalier dérobé
qu'il fallait parcourir pour regagner celui qui servait à l'usage
général de toute la maison. J'entendais cependant tout ce qui se
passait. Le vieux Syddall répondait d'une voix faible et timide
aux cris tumultueux des gens qui demandaient à entrer de par le
roi, d'après les ordres du juge Stradish, et qui faisaient au
vieux domestique les plus horribles menaces s'il n'obéissait à
l'instant même.

À mon grand déplaisir, j'entendis alors la voix aigre d'André
crier à Syddall de se retirer et de lui laisser ouvrir la porte.

-- S'ils viennent par ordre du roi George, disait-il, nous n'avons
rien à craindre. Nous avons versé notre sang et dépensé notre
argent pour lui. Nous n'avons pas besoin de nous cacher comme
certaines gens, M. Syddall. Nous ne sommes, Dieu me préserve! ni
papistes ni jacobites, que je sache.

J'entendis l'officieux coquin tirer verrou sur verrou, tout en
proclamant son affection et celle de son maître pour le roi
George, et je calculai qu'il m'était impossible d'arriver à temps
pour m'opposer à l'entrée des gens qui arrivaient. Dévouant au
bâton le dos de M. Fairservice, et me promettant de ne pas le
manquer dès que j'aurais le temps de lui payer mes dettes, je
courus me barricader dans la bibliothèque; je fermai la porte à
clef et au verrou, et frappant vite à la porte secrète qui
conduisait à l'appartement de mes hôtes, je demandai à entrer sur-
le-champ. Diana m'ouvrit elle-même: elle était tout habillée, et
son visage n'annonçait ni crainte ni émotion.

-- Le danger nous est si familier, me dit-elle, que nous y sommes
toujours préparés. Nous avons entendu tout ce bruit, et nous nous
sommes disposés à fuir. Nous allons descendre dans le jardin, nous
sortirons par la porte de derrière, dont Syddall nous a donné la
clef, à tout événement, et de là nous gagnerons le bois qui n'en
est qu'à deux pas. J'en connais tous les détours mieux que qui que
ce soit, et j'espère que nous pourrons leur échapper. Tâchez
seulement de les arrêter quelques instants. Adieu, cher Frank,
adieu encore une fois.

Elle disparut comme un météore, et elle avait à peine pu rejoindre
son père, quand j'entendis frapper à grands coups à la porte de
bibliothèque.

-- Vous êtes des voleurs, m'écriai-je, feignant de me méprendre
sur le motif de cette visite, et, si vous ne vous retirez à
l'instant, je n'ouvrirai que pour faire feu sur vous de ma
carabine.

-- Pas de folie! s'écria André, pas de folie! ce ne sont pas des
voleurs, Dieu me préserve! c'est M. le clerc Jobson qui vient avec
un mandat.

-- Pour chercher, saisir et appréhender, dit une voix que je
reconnus pour celle de ce détestable praticien, différentes
personnes dénommées au mandat dont je suis porteur, et accusées de
haute trahison, aux termes du chapitre III de la loi rendue dans
la treizième année du règne de Guillaume.

En même temps les coups à la porte redoublèrent avec une telle
violence que je vis qu'elle n'y résisterait pas longtemps.

-- Un instant, messieurs, un instant, leur dis-je pour tâcher de
gagner quelques minutes. Point de voies de fait. Laissez-moi le
temps de me lever, je vais vous ouvrir, et, si vous êtes porteur
d'un mandat légal, vous n'éprouverez aucune résistance.

-- Dieu conserve le grand George, notre digne roi! s'écria André:
je vous ai bien dit que vous ne trouveriez ici ni papistes ni
jacobites.

Quelques minutes s'écoulèrent en silence. Enfin, on recommença à
battre la porte, et je fus obligé de l'ouvrir de peur qu'elle ne
fût enfoncée.

M. Jobson entra suivi de plusieurs aides, parmi lesquels je
reconnus Lancy Wingfield, porteur sans doute de l'avis charitable
qui l'avait mis en mouvement. Il exhiba le mandat qu'il était
chargé d'exécuter contre Frédéric Vernon et Diana Vernon sa fille,
et m'en montra un second dirigé contre Frank Osbaldistone, comme
leur fauteur et complice. C'eût été une folie que de vouloir
résister. Je feignis de discuter encore quelques instants pour
gagner du temps, et me rendis ensuite prisonnier.

J'eus alors la mortification de voir Jobson marcher directement et
sans hésiter vers l'endroit qui conduisait à l'appartement secret,
lever la tapisserie, ouvrir la porte et y entrer. Il n'y resta
qu'un instant. Le gîte est encore chaud, dit-il en rentrant, mais
les lièvres sont partis. Au surplus, s'ils ont échappé aux
chasseurs, ils seront pris par les lévriers.

Des cris que j'entendis en ce moment dans le jardin me firent
penser que sa prophétie ne s'était que trop réalisée. Au bout de
quelques minutes, Rashleigh entra dans la bibliothèque, accompagné
de quelques satellites, et amenant sir Frédéric Vernon et sa
fille.

-- Le vieux renard connaissait son terrier, dit-il, mais il ne
pensait pas qu'un bon chasseur en gardait l'entrée. Je n'avais pas
oublié la porte du jardin, sir Frédéric Vernon, ou noble lord
Beauchamp.

-- Rashleigh, s'écria sir Frédéric, vous êtes un abominable
scélérat!

-- Je méritais ce nom, monsieur... ou milord, quand, sous la
direction d'un maître habile, je cherchais à déchirer par la
guerre civile le sein d'un pays paisible. Mais j'ai fait tous mes
efforts, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, pour réparer mes
erreurs et mériter mon pardon.

Je ne pus garder le silence plus longtemps, malgré la résolution
que j'en avais formée. Il fallait parler ou étouffer.

-- Les traits les plus hideux que l'enfer puisse produire,
m'écriai-je, ce sont ceux de l'hypocrisie couvrant la
scélératesse.

-- Ah! c'est vous, mon aimable cousin, dit Rashleigh en approchant
de moi une lumière, et me regardant de la tête aux pieds. Soyez le
bienvenu à Osbaldistone-Hall. Je vous pardonne votre humeur. Il
est dur de perdre en une nuit une maîtresse et un beau domaine;
car nous allons prendre possession de ce château au nom de
l'héritier légitime, sir Rashleigh Osbaldistone.

Tandis qu'il me parlait de ce ton ironique, je voyais l'effort
qu'il faisait pour cacher la honte et la colère qui l'agitaient
tour à tour. Mais il y réussit moins bien quand Diana lui adressa
la parole.

-- Rashleigh, lui dit-elle, j'ai pitié de vous, car malgré tout le
mal que vous avez voulu me faire et que vous m'avez fait, je ne
puis encore vous haïr autant que je vous méprise. Ce que vous
venez de faire est peut-être l'ouvrage d'une heure, mais vous y
trouverez de quoi réfléchir pendant toute votre vie. -- De quelle
nature seront ces réflexions? C'est ce que votre conscience vous
dira. Vous entendrez sans doute son cri quelque jour.

Rashleigh ne lui répondit point; il fit deux ou trois tours dans
la chambre, s'approcha d'une table sur laquelle il était resté la
veille un flacon de vin, s'en versa un grand verre bord à bord,
d'une main tremblante, et quand il vit que son tremblement ne nous
avait pas échappé, il fixa les yeux sur nous d'un air calme, et
faisant un violent effort sur lui-même il vida le verre sans en
répandre une seule goutte.

-- C'est, ma foi, du vieux bourgogne de mon père! s'écria-t-il. Je
suis charmé qu'il en reste encore. Lancy, restez dans le château
pour en prendre soin en mon nom, tandis que Jobson et moi nous
allons conduire tous ces braves gens en lieu de sûreté. Quant à ce
vieux fou, et à cette espèce d'imbécile, ajouta-t-il en montrant
Syddall et André, il ne s'agit que de les mettre à la porte.
Maintenant, partons, dit-il en se tournant vers nous. J'ai fait
préparer le vieux carrosse de famille pour vous conduire, quoique
je n'ignore pas que cette jeune dame pourrait braver le serein de
la nuit à pied et à cheval, si le voyage était de son goût.

André se tordait les mains de désespoir. -- J'ai seulement dit,
s'écriait-il, que mon maître parlait sûrement à quelque esprit
dans la bibliothèque. Ce misérable Lancy! trahir un ancien ami
qui, pendant vingt ans, a chanté avec lui les mêmes psaumes dans
le même livre!

On le chassa de la maison ainsi que Syddall, sans lui laisser le
temps de finir ses lamentations. Son expulsion eut pourtant des
suites assez extraordinaires, comme je l'appris ensuite, mais je
dois en parler ici pour ne pas interrompre l'ordre et
l'enchaînement des faits.

Ayant résolu d'aller passer le reste de la nuit chez une ancienne
connaissance qui demeurait à environ un mille, il venait de sortir
de l'avenue du château, et se trouvait dans un endroit qu'on
nommait encore le vieux bois, quoiqu'il servît de pâturage et
qu'il ne s'y trouvât plus que quelques arbres. Il y rencontra un
troupeau de boeufs d'Écosse qui y étaient couchés et qui
paraissaient y avoir passé la nuit. Il n'en fut nullement surpris.
Il savait que la coutume de ses compatriotes, en conduisant des
bestiaux, était de choisir à la fin de chaque journée quelque bon
pâturage où leurs boeufs pussent faire un bon souper à peu de
frais, et d'en partir avant le lever du soleil pour éviter toute
querelle avec le propriétaire de la prairie. Il passait
tranquillement au milieu du troupeau; mais il fut saisi d'une peur
soudaine lorsqu'un Highlander, se levant, l'accusa de troubler ses
bêtes et refusa de le laisser passer avant de l'avoir amené à son
maître. Le montagnard conduisit André vers un buisson, derrière
lequel il trouva quatre ou cinq autres de ses compatriotes. Je
m'aperçus bien vite, me dit André en me racontant cette aventure,
qu'ils étaient en plus grand nombre qu'il n'est nécessaire pour
conduire un troupeau de bétail, et je me doutai bien qu'ils
avaient d'autre chanvre à leur quenouille.

Ils le questionnèrent sur tout ce qui s'était passé à
Osbaldistone-Hall, et parurent écouter ses réponses avec surprise
et intérêt.

-- Vous jugez bien, me dit André, que je leur dis tout ce que je
savais: car il n'est point de réponse au monde que je refuse de
faire à des dirks et à des pistolets.

Ils conférèrent ensemble à voix basse, et enfin réunirent leurs
boeufs qu'ils firent marcher vers le bout de l'avenue, qui avait
environ un demi-mille de longueur. Là ils se mirent à traîner
quelques troncs d'arbres coupés dans le voisinage, qu'ils
disposèrent de façon à former une sorte de barricade en travers de
la route, à quinze toises environ plus loin que l'avenue. Le jour
commençait à poindre, et aux dernières clartés de la lune se
mêlait un pâle rayon de l'aube matinale qui permettait de
distinguer assez bien les objets. On entendit le bruit sourd d'une
voiture à quatre chevaux qui roulait dans l'avenue, escortée par
six hommes à cheval. Les Highlanders écoutèrent attentivement. La
voiture contenait M. Jobson et ses malheureux prisonniers.
L'escorte se composait de Rashleigh, des officiers de paix et des
agents de police à cheval.

À peine eûmes-nous franchi la porte qu'elle fut fermée derrière la
cavalcade par un Highlander posté là à dessein. Au même instant la
voiture fut arrêtée par les boeufs à droite et à gauche, et par la
barricade. Deux hommes de l'escorte mirent pied à terre pour
pousser de côté les troncs d'arbres qu'ils pouvaient croire
laissés là par hasard ou négligence. Les autres commencèrent à
fouetter les boeufs pour les éloigner de la route.

-- Qui ose frapper nos bêtes? s'écria une voix forte. Feu sur lui,
Angus!

Rashleigh s'écria à l'instant: -- Au secours! au secours! et il
blessa d'un coup de pistolet celui qui avait parlé.

-- _Claymore! _cria le chef des Highlanders, et un combat
s'engagea. Les officiers de justice, surpris de cette soudaine
attaque, et qui ne sont pas ordinairement doués d'une grande
bravoure, ne firent qu'une faible défense eu égard à la
supériorité de leur nombre; quelques-uns voulurent retourner au
château, mais un coup de pistolet tiré de derrière la porte leur
fit croire qu'ils étaient entourés, et ils finirent par s'enfuir
de différents côtés. Rashleigh cependant était descendu de cheval
et soutenait à pied, corps à corps, un combat désespéré contre le
chef des assaillants, que je pouvais voir de la portière de la
voiture. Enfin Rashleigh tomba.

-- Demandez-vous pardon, pour l'amour de Dieu, du roi Jacques et
de notre ancienne liaison? lui cria une voix que je reconnus bien.

-- Non, jamais! répondit Rashleigh avec fermeté.

-- Eh bien, meurs donc, traître! s'écria Mac-Gregor: et il lui
passa son épée au travers du corps.

Au même instant il ouvrit la portière de la voiture, offrit la
main à miss Vernon, nous aida, sir Frédéric Vernon et moi, à en
descendre, et en arrachant Jobson qui y restait blotti dans un
coin, il le précipita sous les roues.

-- M. Osbaldistone, me dit-il tout bas, vous pouvez rester, vous
n'avez rien à craindre; mais il faut que je songe à ceux qui ne
seraient pas en sûreté ici. Soyez tranquille pour vos amis. Adieu.
N'oubliez pas Mac-Gregor.

Il fit entendre un coup de sifflet, toute sa troupe se rassembla à
l'instant autour de lui. Il fit placer au centre sir Frédéric et
sa fille, et je les vis s'enfoncer dans la forêt. Le cocher et le
postillon avaient abandonné leurs chevaux au premier feu; mais ces
animaux, arrêtés par les barricades, étaient restés immobiles,
fort heureusement pour Jobson qui aurait été écrasé sous les roues
de la voiture si elle avait fait le moindre mouvement. Mon premier
soin fut de le tirer de cette situation dangereuse, et c'était un
service important, car le coquin était tellement anéanti par la
frayeur qu'il serait mort plutôt que de se relever sans aide. Je
lui recommandai de faire attention que je n'avais eu aucune part à
ce qui venait de se passer, que je n'en profitais pas pour
m'échapper, et j'ajoutai que je me regardais toujours comme son
prisonnier. Je lui conseillai de retourner au château et de faire
venir Lancy et quelques-uns de ses gens qui étaient restés avec
lui, et qui nous étaient nécessaires pour donner du secours aux
blessés. Mais il était paralysé par la terreur, il ne pouvait se
soutenir sur ses jambes, et à peine eut-il la force de me conjurer
d'y aller moi-même. Je me déterminai à m'y rendre, mais à quelques
pas je trébuchai contre un corps que je pris pour un cadavre. Le
prétendu mort se leva pourtant sur ses jambes en parfaite santé,
et je reconnus André Fairservice, qui avait pris cette posture
pour mieux se garantir des coups de claymore et des balles qui,
pendant un moment, avaient sifflé de toutes parts. Je fus si
charmé de le trouver en ce moment que je ne m'arrêtai pas à lui
demander par quel hasard il y était, et je lui ordonnai de me
suivre.

Je m'occupai d'abord de Rashleigh. Il poussa, lorsque je
m'approchai de lui, une espèce de gémissement qui semblait autant
un cri de rage qu'une exclamation de douleur, et il ferma les
yeux, comme si, semblable à Iago[147], il était résolu à ne plus
dire une parole. Il se laissa porter dans la voiture, et nous
rendîmes le même service à deux autres blessés étendus sur le
champ de bataille; je fis comprendre à Jobson, non sans peine,
qu'il fallait qu'il y montât aussi pour soutenir sir Rashleigh
pendant la route. Il m'obéit de l'air d'un homme qui ne conçoit
qu'à moitié ce qu'on lui dit. André ouvrit la porte de l'avenue,
fit tourner les chevaux, et les conduisit au pas par la bride
jusqu'à Osbaldistone-Hall.

Quelques-uns des fuyards y étaient déjà arrivés par différents
détours et y avaient répandu l'alarme, en disant que sir
Rashleigh, le greffier Jobson et toute l'escorte, excepté eux qui
en apportaient la nouvelle, avaient été attaqués et taillés en
pièces par un régiment de féroces Highlanders. Aussi, lorsque nous
y arrivâmes, entendîmes-nous un bruit semblable au bourdonnement
d'une ruche quand elle se prépare au combat. M. Jobson, qui
commençait à reprendre ses sens, trouva pourtant assez de force
dans ses poumons pour appeler de façon à se faire reconnaître. Il
était d'autant plus empressé de sortir de la voiture qu'il était
écrasé sous le poids d'un de ses compagnons de voyage qui avait
rendu le dernier soupir pendant ce court trajet, et que le
voisinage d'un cadavre ajoutait encore à sa terreur.

Sir Rashleigh Osbaldistone vivait encore, mais il avait reçu une
blessure si terrible que le fond de la voiture était littéralement
rempli de son sang, et qu'on en pouvait suivre la trace depuis le
péristyle jusqu'à la salle où on le plaça dans un grand fauteuil,
tandis que les uns s'efforçaient d'arrêter l'hémorragie par des
bandages, que les autres criaient qu'il fallait faire venir un
chirurgien, et que personne ne bougeait pour l'aller chercher.

-- Qu'on ne me tourmente point! dit le blessé. Je sens qu'aucun
secours ne peut me sauver. Je suis un homme mort.

Il se releva dans le fauteuil, se tourna vers moi, et quoique la
pâleur du trépas fût déjà répandue sur son visage, il me dit avec
une fermeté qui semblait au-dessus des forces qui devaient lui
rester: -- Cousin Francis, approchez-vous.

Je m'approchai.

-- Je ne veux que vous dire que les approches de la mort ne
changent rien à mes sentiments pour vous. Je vous hais maintenant
que je meurs devant vous, je vous hais autant que je le ferais si
vous étiez à ma place, et que j'eusse le pied sur votre poitrine.

Tandis qu'il parlait ainsi, on voyait encore la rage étinceler
dans ses yeux qui bientôt allaient se fermer pour toujours.

-- Je ne vous ai jamais donné aucun sujet de me haïr, monsieur, et
je désirerais pour vous qu'en un pareil moment...

-- Vous ne m'en avez donné que trop de sujets. En amour, en
intérêt, en ambition, partout je vous ai trouvé sur mon chemin.
J'étais né pour être l'honneur de la maison de mon père. J'en ai
été l'opprobre, et vous seul en êtes cause. Mon patrimoine est
devenu le vôtre. Jouissez-en. Puisse la malédiction d'un homme
mourant s'y attacher!

Un moment après avoir proféré cette terrible imprécation, il
retomba dans le fauteuil, ses yeux devinrent ternes et vitreux,
ses membres se raidirent, mais la sinistre expression de la haine
survécut encore dans ses traits à son dernier soupir[148].

Je ne m'appesantirai pas plus longtemps sur ce tableau hideux. Il
me suffira de dire que le mort de Rashleigh me laissa en
possession paisible de la succession de mon oncle. Jobson lui-même
se vit forcé de convenir que le ridicule mandat décerné contre moi
comme coupable de haute trahison n'avait été tracé que pour
favoriser Rashleigh dans ses vues et m'écarter d'Osbaldistone-
Hall. Le nom du coquin fut effacé du tableau des procureurs, et il
mourut réduit à l'indigence et au mépris.

Après avoir mis en ordre mes affaires à Osbaldistone-Hall, où je
rétablis le vieux Syddall dans sa place et M. Fairservice dans son
jardin, je repartis pour Londres, heureux de quitter un séjour qui
ne m'offrait que des souvenirs pénibles. Je désirais vivement
avoir des nouvelles de Diana et de son père. Environ deux mois
après, un Français, qui était venu en Angleterre pour affaires de
commerce, m'apporta une lettre de miss Vernon qui mit fin à mes
inquiétudes en m'apprenant qu'ils étaient tous deux en sûreté.

Elle m'expliquait dans cette lettre que ce n'était pas le hasard
qui avait fait paraître si à propos Mac-Gregor et sa troupe. La
noblesse d'Écosse qui avait pris une part plus ou moins directe à
la dernier insurrection désirait vivement favoriser la fuite de
sir Frédéric Vernon, parce qu'en sa qualité d'agent confidentiel
de la maison de Stuart il pouvait être nanti de pièces capables de
compromettre la sûreté de la moitié des grandes familles d'Écosse;
et pour favoriser son évasion on avait jeté les yeux sur Rob-Roy,
dont on connaissait le courage et l'adresse. Le rendez-vous était
fixé à Osbaldistone-Hall. Vous avez vu comme son plan avait failli
être déconcerté par le malheureux Rashleigh: il réussit cependant;
car, lorsque sir Frédéric et sa fille furent délivrés, ils
trouvèrent des chevaux préparés pour eux, et Rob-Roy, à qui tous
les chemins du nord de l'Angleterre étaient familiers, les
conduisit à la côte occidentale, où ils parvinrent à s'embarquer
pour la France.

Le même Français m'apprit que sir Frédéric ne pouvait survivre
longtemps à une maladie de langueur, suite des privations et des
fatigues multipliées qu'il avait subies dernièrement encore; sa
fille était dans un couvent, et c'était toujours l'intention de
son père qu'elle prît le voile.

Je me décidai aussitôt à faire connaître franchement à mon père
les secrets sentiments de mon coeur. Il parut d'abord un peu
effrayé de l'idée de me voir épouser une catholique romaine; mais
il désirait me voir établi dans le monde comme il le disait. Il
sentait qu'en m'occupant uniquement de ses affaires de commerce,
comme je l'avais fait depuis près d'un an, je lui avais sacrifié
mes inclinations et mes goûts. Après avoir hésité, après m'avoir
fait quelques questions auxquelles mes réponses lui parurent
satisfaisantes, il finit par me dire: -- Je n'aurais guère pensé
que mon fils pût jamais devenir le seigneur du domaine
d'Osbaldistone; encore moins qu'il allât chercher une épouse dans
un couvent de France: mais celle qui a été fille si soumise doit
être bonne épouse. Vous avez _consulté _mes goûts en travaillant
au comptoir, Frank; il est juste que vous consultiez le vôtre pour
vous marier.

Je n'ai pas besoin de vous dire, Will Tresham, comme j'allai vite
en affaire d'amour. Vous savez aussi combien j'ai longtemps vécu
heureux avec Diana, vous savez combien je l'ai pleurée; -- mais
vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir combien elle était
digne des regrets de son époux.

Il ne me reste plus d'aventures romanesques à vous raconter; je
n'ai même plus rien à vous apprendre, vous connaissez mieux que
personne le peu d'incidents qui ont marqué ma vie: comme celle des
autres hommes, elle a été semée de plaisirs et de chagrins, et
vous les avez tous partagés avec moi. J'ai fait plusieurs voyages
en Écosse; mais je n'ai jamais revu l'intrépide Highlander qui a
eu tant d'influence sur les événements de la partie de mes
aventures dont je viens de vous tracer le récit. J'ai appris de
temps en temps qu'il continuait à se maintenir dans les montagnes
voisines du lac Lomond, en dépit de tous ses ennemis; que même le
gouvernement avait fini par fermer les yeux sur l'audace avec
laquelle il s'était érigé en protecteur du comté de Lennox, et
qu'en conséquence il y levait toujours son _black-mail, _avec
autant de régularité qu'un propriétaire exige le paiement de ses
fermages. On aurait cru impossible qu'il ne terminât pas ses jours
d'une manière violente; il mourut pourtant paisiblement vers l'an
1736, mais son souvenir vit encore dans tous les environs de ses
montagnes, comme celui de Robin-Hood en Angleterre, surnommé la
terreur du riche et l'ami du pauvre. Il est certain qu'il
possédait des qualités de coeur et d'esprit qui auraient fait
honneur à une profession moins équivoque que celle à laquelle son
destin semblait l'avoir condamné.

Le vieux André Fairservice, que vous devez vous rappeler avoir vu
comme jardinier à Osbaldistone-Hall, disait souvent qu'il y avait
maintes choses extrêmes dans le bien et extrêmes dans le mal,
telles que ROB-ROY.

(Ici finit brusquement le manuscrit. J'ai quelque raison de penser
que ce qui suivait avait rapport à des affaires particulières.)[149]



     [1] Personnage de _Beaucoup de bruit pour rien_ de
Shakespeare. Un stratagème comique parvient à décider
Benedict au mariage.
     [2] C'en est fait de. - Tr.
     [3] Celle de 1688. - Éd.
     [4] Ces divers noms indiquent sans doute des variétés de
morue dont le nom français ne nous est pas connu. - Éd.
     [5] Phrase proverbiale pour remercier les acteurs des
_masques _de Noël. Les officiers inférieurs de l'Église
venaient aussi demander l'aumône avec des rimes. - Éd.
     [6] Westminster et Eton sont ce que nous appelons en
France des pensions et des collèges; les collèges des
universités ne sont fréquentés que par des jeunes gens qui ont
fini leurs classes à Eton et à Westminster. - Lilly, auteur d'un
rudiment. - Éd.
     [7] C'est-à-dire au moins cent mille liv. sterling. - Éd.
     [8] Allusion à l'histoire du lord-maire Whittington. - Éd.
     [9] Dans cet opéra, comme on sait, Gray a pris pour ses
héros des _mauvais sujets_ de toutes les écoles. - Éd.
     [10] Un de ces hôtels de Londres surnommés _enfers_
(maisons de jeu _décentes_). - Éd.
     [11] Antoine Wood, auteur d'_Athenae oxonienses_,
antiquaire d'Oxford. - Éd.
     [12] _The Beaux's stratagem,_ comédie de G. Farquhar.
- Éd.
     [13] Stock-Alley ou Exchange-Alley est le quartier de la
_Bourse_, et signifie la _Bourse_ elle-même. - _Bear _et
_bull_, ours et taureau, sont des termes de l'argot des
agioteurs. On appelle l'Ours celui qui, sans rien posséder dans
les fonds, s'engage à livrer une quantité de rentes à un taux
convenu et à une époque fixée, comme la fin du mois par
exemple. Le Taureau est celui qui achète ces mêmes rentes,
quoiqu'il n'ait pas d'argent pour les payer. Au terme arrivé,
l'un ou l'autre paie la différence, suivant la hausse ou la baisse.
On dit de celui qui ne peut payer qu'il devient un canard
boiteux, et qu'il sort en canard de la Bourse. Peut-être le mot
d'ours fait-il allusion à la fable des chasseurs qui vendaient la
peau de l'ours avant de l'avoir tué. - Éd.
     [14] C'est en Angleterre qu'on reçoit dans les universités
le diplôme de docteur en musique. Les Italiens disent
simplement _il maestro_. - Éd.
     [15] Il y a dans le texte _year old hogs;_ ce que nous
remarquons pour avertir ceux qui lisent l'anglais de sir Walter
Scott que _hog_, dans le dialecte du nord, ne veut pas dire
_pourceau_, mais _agneau_. D'où l'on a remarqué que le
berger-poète _Hog _avait un nom qui lui allait à merveille.
Nous avons déjà dit dans les notes de _Waverley_ que les
_pourceaux_ avaient longtemps été rares en Écosse. - Éd.
     [16] Ce passage semble avoir été écrit du temps de
_Wilkes et la liberté! _(Cette note de l'auteur nous désigne
l'époque de 1761, où le ministère de lord Bute mit en jeu toute
l'antipathie des Anglais contre les Écossais. - Éd.)
     [17] Surnom anglais du renard, dont le nom commun est
_fox_. - Éd.
     [18] _La salle du bruit:_ sans doute à cause du tumulte
et des joyeuses orgies dont nous allons être témoins. - Éd.
     [19] L'action du vieux poème-ballade de _Chevy-Chase_
se passe sur cette partie des frontières anglaises (_English
border_). - Éd.
     [20] Pièce qu'on joue aujourd'hui sous le titre de _Don
Juan._ (Nous remarquerons qu'en citant le titre de la pièce
française, Francis met _pierre_ sans capitale, conformément
à la vraie étymologie espagnole, le Convié de pierre, ou la
Statue conviée (_Il conbitado de piedra_). - Éd.
     [21] Hounslow est situé à environ dix milles de Londres.
Il y a des traces d'un camp plus ancien que celui de 1686,
auquel il est ici fait allusion. Le camp d'Hounslow avait pour
objet de rassembler une armée contre le duc de Monmouth. -
Éd.
     [22] Le monument de Stone-Henge est dans la plaine de
Salisbury (Wiltshire). Il consiste en quatre pierres énormes,
placées les unes dans les autres: les deux extérieures sont
circulaires, et les inférieures ovales. On n'a pas encore décidé
si c'était un monument druidique. - Éd.
     [23] _Le Spectateur_ d'Addison. - Éd.
     [24] C'est un troisième service, qui, avec la salade,
précède immédiatement le dessert en Angleterre. - Éd.
     [25] _Scoth bonnet_, le béret ou toque bleue, avec
bordure ou bandes bariolées. - Éd.
     [26] Sans doute du français _justaucorps_. - Éd.
     [27] Le _Bélisaire_ venait en effet de paraître à l'époque
supposée. - Éd.
     [28] Prologue de Gil Blas. - Éd.
     [29] Qu'il chante. - Tr.
     [30] Nous avons donné dans les notes de _Guy
Mannering _une note détaillée sur les juges de paix du
_Quorum_, c'est-à-dire ceux qu'une ordonnance spéciale
investit de certains pouvoirs plus étendus. _Custos
Rotulorum_, garde des archives, est le titre du chef de la
commission des juges de paix. - Éd.
     [31] Jurisconsulte qui a laissé des commentaires estimés.
- Éd.
     [32] C'est-à-dire des partisans écossais des Stuarts,
indigents et avides. On appelle vulgairement une bassinoire
d'Écosse une femme d'Écosse, parce qu'on prétend que dans
les maisons où un hôte avait besoin de faire chauffer son lit, la
servante ou même la maîtresse de la maison allait s'y coucher
pendant le temps nécessaire pour suppléer au manque de
bassinoire, ustensile inconnu en Écosse. - Éd.
     [33] Sans doute à cause des deux sens que présente cette
devise latine:
_Vernon semper viret,_
Vernon est toujours vert (ou toujours fort);
     et
_Ver non semper viret,_
Le printemps n'est pas toujours vert.
     On aimait dans le blason les jeux de mots de ce genre. -
Éd.
     [34] Le mot _figure_ seul en anglais signifie _chiffre_. -
Éd.
     [35] C'est notre jeu du _bouchon._ On place des pièces
de monnaie sur un liège ou une espèce de quille, que l'on vise
avec des palets ou des sous, et qu'on renverse. Chacun gagne
les pièces qui sont le plus près de son palet ou de son sou. -
Éd.
     [36] Qui est le président de la chambre des lords. - Éd.
     [37] Personnage de la tragédie d'_Othello_. - Éd.
     [38] Les nouveaux navets sont peut-être un trope comme
les rats; car on appelle rats au figuré les convertis politiques
peu sincères dans leur nouvelle croyance. - Éd.
     [39] Abréviation de Rasleigh. - Tr.
     [40] Othello. - Éd.
     [41] Le narrateur nous a déjà appris que Rasleigh avait
été élevé à Saint-Omer chez les Jésuites. - Éd.
     [42] Le traducteur laisse ici ces mots du texte pour faire
sentir la difficulté de traduire ce patois d'Écosse, que le héros
du roman est obligé lui-même de se faire expliquer. Francis
croit que ces mots _clean wud_ signifient _bois clair_, et
Fairservice veut dire que les gens de Londres ont perdu la tête.
Le reste du dialogue n'est pas moins difficile pour les Anglais
eux-mêmes. - Éd.
     [43] Fairservice aime à exagérer l'importance de son
pays. - Éd.
     [44] Édifice où se tenaient les séances du parlement
d'Écosse. - Éd.
     [45] Il y a dans le texte un calembourg intraduisible sur
_robbed_ et _rabbit, _volé et lapin. C'est ici qu'on peut
pardonner à la traduction quelques équivalents. - Éd.
     [46] 1 2400 fr. - Éd.
     [47] Un de ces livres mystiques sortis du cerveau malade
des presbytériens fanatiques. - Éd.
     [48] L'auteur se sert du vieux mot _over-crawed_. - Éd.
     [49] Pied léger. - Éd.
     [50] Les frontières les plus centrales.
     [51] _Le bouillant André_. Hostpur, personnage
historique de Shakespeare, dont le nom peut se traduire par
_éperon chaud_. - Éd.
     [52] 1 240 fr.
     [53] C'est à ce saint que les chroniques attribuent la
civilisation des premiers habitants du Strathclyde. Son nom
était Kentigern, fils d'Owain, surnommé _Mungo_, c'est-à-
dire le Courtois. La cathédrale lui était dédiée avant la
réforme. - Éd.
     [54] C'est notre mot hôtelière. - Éd.
     [55] On comprend par ce mot, que nous traduisons le
plus chastement possible, combien le bon presbytérien en veut
à la _Prostituée_ de Rome, dont il parle dans le style des
prédicateurs du temps. - Éd.
     [56] Ruisseau qui passe à Glascow. - Éd.
     [57] André, espèce de Sancho Pança presbytérien,
prodigue dans son discours la conjonction copulative _et_
pour singer les saintes écritures. - Éd.
     [58] La rue (_ruta_) est une plante qui dans sa verdeur a
une saveur amère et âcre. - Éd.
     [59] J'ai vainement cherché le nom de cet ecclésiastique.
Je ne désespère pas cependant de voir ce point, et quelques
autres qui échappent à ma sagacité, éclairés par une des
publications périodiques qui ont consacré leurs pages à
commenter ces volumes, et dont les recherches et les bonnes
intentions méritent ma gratitude particulière, comme ayant
découvert plusieurs personnes et plusieurs faits liés à mes
récits, et auxquels je n'avais même pas songé*.
     *L'auteur cherche ici querelle à ceux qui ont voulu
donner la clef de ses personnages: nous prendrons notre part
du reproche pour nos notes et notre notice. - Éd.
     [60] Carton qu'on admire encore à Hampton-court. - Éd.
     [61] Par quel _mandat judiciaire, mandat d'arrêt?_ -
Éd.
     [62] Un huissier. - Éd.
     [63] C'est une locution toute particulière aux Highlands
que cet _elle_ qu'emploie Dougal en parlant de _lui_-même.
Le mot créature est _sous-entendu_, comme on dirait en style
de syntaxe. - Éd.
     [64] M. _Châtiebien_, en estropiant le nom de Dougal. -
Éd.
     [65] Quartier marchand de Londres dans la Cité, comme
est notre rue Saint-Denis. - Éd.
     [66] Le même usage existe en Angleterre en certains cas.
- Tr.
     [67] Un liard. - Tr.
     [68] Il y a dans tout ce langage entrecoupé des
exclamations écossaises intraduisibles. _O hon-a-ri_ signifie
_hélas, mon chef! _- Éd.
     [69] _Old Nick_, nom familier que les Anglais donnent
au diable: _le vieux Nick._
     [70] Il est bon que le lecteur sache que ce titre ajouté si
volontiers par le bailli au nom de son père, n'est nullement le
titre d'une dignité ecclésiastique. Un _diacre_ à Glascow est
un chef de la corporation des métiers. La ville est administrée
par un _lord-prevôt_, trois _baillis-marchands_, deux
_baillis des métiers_, le _doyen des marchands (dean of the
guild), _le _diacre convocateur (deacon-convener)_ avec les
_conseillers_ (municipaux). - Éd.
     [71] Pillard des Highlands. - Éd.
     [72] Tolbooth, prison. - Éd.
     [73] On appelle en Écosse Stentmasters les agents du fisc
chargés d'établir la quotité de l'impôt personnel, ou
capitation. - Éd.
     [74] Proverbe écossais pour dire que le sang des proches
est un sang précieux. - Éd.
     [75] La poche du philibeg, dans le costume des
Highlanders. - Éd.
     [76] Le _theft-boot _est le recélage d'un vol; le
_blachmail_, l'impôt des catérans des Highlands; le
_spreagh_, une excursion de maraudeur; le _gill-ravaging_,
le vol des bestiaux, etc. - Éd.
     [77] Highlander armé pour une incursion. - Éd.
     [78] _Kernes_, soldats; ancien mot celte. - Éd.
     [79] _Brochan_, bouillie de farine d'avoine. - Le bailli
désigne ironiquement les soldats de Macbeth (les
Highlanders) par leur costume de guerre; - les brogues sont
les brodequins des montagnards. - Éd.
     [80] Dans un sens figuré, le brogue, chaussure des Celtes
irlandais et des Highlanders, désigne aussi leur accent
national. - Éd.
     [81] Les bandes roulées autour de la jambe nue dans le
costume des Highlanders. - Éd.
     [82] Nom que les montagnards donnent à leurs villages.
- Éd.
     [83] Nous dirions en français: _Voilà ma main pour
gage._
     [84] Les Highlanders étaient-ils ainsi appelés à cause des
bandes rouges dont nous parlions dans une des deux notes
précédentes, ou simplement à cause de leur nudité?
L'étymologie est douteuse: on dit aussi que _red-shanks_ est
un mot corrompu de _raugh shanks, _jambes rudes, jambes
fortes. Enfin d'autres appliquent l'épithète à leur chaussure
faite dans l'origine de peau non tannée. - Éd.
     [85] Pendu, supplicié. - Éd.
     [86] Nous dirions jusqu'au dernier liard. - Éd.
     [87] Une des îles du Loch Lomond où les Mac-Gregors
avaient leur sépulture. - Éd.
     [88] Sur la route de Glascow à Aberfoil. - Éd.
     [89] Le jardin ou parc de l'université. - Éd.
     [90] Proverbe écossais dont nous ignorons l'origine. -
Éd.
     [91] _Dourlach, _mot gaélique qui signifie faisceau,
fagot; soit qu'ici par dourlach le bailli entende un bâton
comme arme, ou un fagot pour mettre le feu. - Éd.
     [92] Domestiques. - Éd.
     [93] Nous avons donné dans _Waverley_ l'étymologie de
ce mot, qui signifie l'impôt du déprédateur, etc. - Éd.
     [94] D'Écossais montagnards. - Éd.
     [95] _En confidence._
     [96] 1689. Ce fut le dernier combat de Dundee. - Éd.
     [97] Poche. - Éd.
     [98] _Peat-bogs_, fondrières à tourbes. - Éd.
     [99] La ménagère. - Éd.
     [100] Le mari. - Éd.
     [101] À deux sous. - Tr.
     [102] Hameau entre Drymen et Aberfoil. - Éd.
     [103] L'auteur s'accuse lui-même dans sa préface d'avoir
mis ce pont sur le Forth trente ans trop tôt.
_Pictoribus atque peetis_
_Hanc veniam plerumque damus petimusque vicissim._
     [104] Le _Whiskey_, eau-de-vie de grain. - Éd.
     [105] C'est-à-dire: Je ne sais pas l'anglais. - Éd.
     [106] Un demi-_penny_ anglais, ou un sou de notre livre
tournois; du français _basse-pièce_ selon les étymologistes. -
Éd.
     [107] Proverbe expliqué par la phrase précédente. - Éd.
     [108] Gentilhomme. Les notes de _Waverley_ nous
dispensent d'expliquer ici plus longuement ce mot et quelques
autres de l'idiome des Highlands, avec lesquels le lecteur de
Walter Scott doit déjà être familier. - Éd.
     [109] Dame censure, indulgente aux corbeaux,
     Vexe à plaisir les pauvres tourtereaux. - Éd.
     [110] Expression familière qui revient à notre mot de
rapière ou flamberge. - Éd.
     [111] _Poker_, fer à tisonner. - Éd.
     [112] Un _trot-cosey_ est une espèce de grand collet de
drap de laine; un _joseph_ est une redingote de voyage, et
quelquefois une _amazone_ pour les dames qui montent à
cheval. - Éd.
     [113] Tradition populaire sur un lutin domestique de la
famille du joli Trilby de Charles Nodier, mais moins amoureux
que malicieux. - Éd.
     [114] Les enfants de Diarmid ou le clan de Diarmid, fils
de Duina, était un titre du clan Campbell, qui faisait remonter
son origine à Diarmid, un des héros Fingaliens. - Éd.
     [115] _Limphades:_ la galère que la famille d'Argyle et
les autres familles du clan Campbell portent dans leurs armes.
- Tr.
     [116] Lochow et les cantons adjacents formaient l'ancien
patrimoine des Campbells. L'expression _far cry to Lochow_
était proverbiale: c'était une allusion à un combat qui eut lieu
entre le clan Gordon et le clan Campbell dans le comté
d'Aberdeen, où il était difficile que les Campbells appelassent
les leurs au secours. - Éd.
     [117] On appelle ainsi en écossais (_maiden_) un
instrument qui a une grande ressemblance avec le couteau de
notre guillotine. - Éd.
     [118] Nous avons déjà fait remarquer ce pronom féminin
substitué au pronom masculin dans la conversation écossaise.
- Éd.
     [119] Nous avons vu que c'était d'un vieux soc que le
bailli s'était armé. - Tr.
     [120] Ce sont des citations locales dont le sens est fort
clair, mais difficiles à commenter. - Éd.
     [121] Une Tête-Ronde. - Éd.
     [122] J'ignore comment les choses pouvaient être du
temps de M. Osbaldistone; mais je puis assurer au lecteur
que la curiosité pourrait amener sur le théâtre de ces
aventures romanesques, que le clachan d'Aberfoil offre
aujourd'hui une petite auberge très confortable. S'il est
antiquaire écossais, il apprendra avec d'autant plus de plaisir
qu'il s'y trouvera dans le voisinage du révérend docteur
Grahame, ministre de l'Évangile à Aberfoil, dont l'obligeance
aimable pour communiquer ses recherches sur les antiquités
nationales, n'est guère moins inépuisable que ses trésors en ce
genre*. _(Note de l'auteur.)_
     * Qu'il soit permis à l'éditeur de joindre sa note à celle-ci,
pour payer aussi son tribut au révérend docteur Grahame,
auteur d'un excellent commentaire descriptif sur _la Dame du
Lac_. C'est sous ses auspices que nous avons herborisé sur les
bords élyséens du Loch-Ard. - Éd.
     [123] _Induced to an unsophisticated state; réduit à
l'état le plus dénué d'ornement;_ car l'épithète un peu
affectée de cette phrase motive seule la parenthèse. - Éd.
     [124] De peur que quelques-uns de nos lecteurs soient
moins familiers avec la Bible que les lecteurs écossais, nous
ajouterons qu'il est ici question du meurtre de Sisara par Jael,
qui lui enfonça un clou dans la tête pendant son sommeil. -
Éd.
     [125] _Chieftainess_, la commandante, la femme-chef. -
Éd.
     [126] Le _jaugeur_, le rat-de-cave. - Éd.
     [127] _And the unit of that life for which he had pleade
so strongly, was for ever withdrawn from the sum of human
existence._ Le traducteur a compris parfaitement que le goût
français se révolterait contre la traduction littérale de cette
phrase figurée qui termine un passage si tragique d'ailleurs
par son éloquente simplicité. Mais la langue anglaise est plus
librement figurée que la nôtre, et le texte n'a point choqué ici
les critiques qui ont cité ce chapitre dans les _Revues
littéraires_. Voici la phrase traduite littéralement: -
« _L'unité_ de cette vie, qu'il avait demandée avec tant
d'instances, fut à jamais soustraite de la _somme_ de
l'existence humaine. » Cette phrase revient à celle que nos
auteurs emploient fréquemment dans le style le plus familier:
être _rayé_ du livre de vie, - ou du _nombre_ des humains.
L'habitude ôte à tous ces tropes leur étrangeté; la langue
latine a une foule de ces figures _romantiques_, qui passent
inaperçues, et que nos classiques traducteurs éludent à
merveille en prose comme en vers. - Éd.
     [128] Ici le trope est entièrement dans le caractère et le
langage du bailli, véritable industriel de son époque. - Éd.
     [129] Le duc, que l'auteur ne nomme pas, était le duc de
Montrose. - Éd.
     [130] Le marquis de Montrose. - Éd.
     [131] On comprend aisément les allusions jacobites de
cette phrase. - Éd.
     [132] Aux quatre coins. - Éd.
     [133] C'est à ce personnage de l'_Henry V_ de
Shakespeare que Diana emprunte sa citation. - Éd.
     [134] The_ historica passio_ of poor Lear. Les mots
latins sont empruntés à Shakespeare. - Éd.
     [135] Personnage de Shakespeare dans _la Soirée des
rois_. - Éd.
     [136] _The Children of the Myst_, que nous retrouverons
dans la légende de Montrose. - Éd.
     [137] On appelle _cairns_ ces monuments grossiers qui
s'offrent souvent aux regards du voyageur dans les montagnes
d'Écosse, et qui consistent en pierres amoncelées sous une
forme conique. On croit que ce sont des monuments funèbres
formées par les passants, qui, en signe de respect pour la
mort, ramassaient une pierre et l'ajoutaient aux autres. Un
proverbe gaélique dit: - Malheur à qui passe devant un cairn
sans y déposer la pierre du dernier salut. - Éd.
     [138] Barde du clan de Mac-Leod, dont le chant a été
imité par sir Walter Scott dans les ballades. - Éd.
     [139] Cette complainte est venue jusqu'à nous, ce qui
doit servir à donner une certaine authenticité à ces mémoires.
(_Note de l'éditeur écossais*._)
     * Sir Walter Scott a aussi composé pour l'anthologie
écossaise le chant de guerre de Rob-Roy sur un air de
tradition dont les paroles étaient perdues. - Éd.
     [140] Sonnez, cornemuses! - Éd.
     [141] Le lecteur a déjà remarqué sans doute comme nous
qu'en plaçant ses héros dans la même contrée où sir Walter
Scott avait déjà placé la _Dame du Lac, _l'auteur de _Rob-
Roy _reproduit malgré lui dans sa prose la couleur du style et
quelquefois les pensées légèrement modifiées du poète. - Éd.
     [142] L'auteur mystique du _Voyage du pèlerin_. - Éd.
     [143] L'auteur oublie ici par distraction que Francis
Osbaldistone est censé ne s'adresser qu'à Tresham. - Éd.
     [144] Nom donné aux Torys. - Tr.
     [145] C'est l'idée des deux vers du Dante:
_Nessum maggior dolore che ricordarsi_
_Del tempo felice nella miseria._
     INFERNO. - Éd.
     [146] _True-bleue_, deux vrais ennemis des jacobites. -
Éd.
     [147] _Othello_, acte V. - Éd.
     [148] Le Giaour, parlant de son ennemi mort:
_Each feature of the sullen corse_
_Betray'd his rage, but no remorse._
     "Chaque trait de ce sombre cadavre exprimait sa rage,
mais aucun remords."
     Il est plusieurs autres passage de _Rob-Roy_ qui
semblent inspirés par l'énergique pensée de lord Byron. Voyez
la Notice. - Éd.
     [149] Rob-Roy Mac-Gregor est un des héros dont le nom
est le plus souvent cité par le peuple d'Écosse. La tradition
conserve fidèlement les détails de la guerre de partisan qu'il fit
si longtemps et avec tant d'audace, au duc de Montrose.
Chaque habitant des environs du Loch-Lomond a sa petite
anecdote à vous raconter sur les exploits et les ruses de ce
redoutable proscrit. Nous nous contenterons d'indiquer au
lecteur les pages que le colonel Hewart lui a consacrées dans
son ouvrage un peu diffus sur les Highlanders, et
principalement sur les régiments réguliers d'Écosse.
     Le Rob-Roy de Walter Scott est fidèle au portrait qu'en
ont laissé tous ceux qui l'avaient connu; mais on admire
surtout en Écosse cet ouvrage comme un second point de vue
du tableau des Highlands, si admirable dans _Waverley_. La
_Légende de Montrose_ achève de nous familiariser avec ces
contrées, également pittoresques sous le rapport du paysage
comme sous celui des moeurs et des coutumes locales.
     Il y a aussi une opposition très heureuse entre le
caractère sauvage, mais poétique, de Rob-Roy, et
l'_industrialisme_ tout positif, mais singulièrement original,
de son prosaïque cousin le bailli Nicol Jarvie. Ce personnage
constamment comique, qui est tout d'invention, a reçu une
sorte d'existence réalisée par le talent d'un acteur
d'Edimbourg, nommé Mackray. On a vu plus d'une fois sir
Walter Scott, à couvert sous son incognito, rire aux larmes des
lazzis du FILS _de mon père le diacre_. - Éd.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Rob-Roy" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home