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Title: Henri IV (2e partie)
Author: Shakespeare, William, 1564-1616
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Henri IV (2e partie)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



     Note du transcripteur.
     =================================================
     Ce document est tiré de:

     OEUVRES COMPLÈTES DE
     SHAKSPEARE

     TRADUCTION DE
     M. GUIZOT

     NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
     AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
     DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

     Volume 7
     Henri IV (2e partie)
     Henri V
     Henri VI (1re, 2e et 3e partie)

     PARIS
     A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
     DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
     35, QUAI DES AUGUSTINS
     1863

     ==================================================



                               HENRI IV

                               TRAGÉDIE

                           DEUXIÈME PARTIE


                                NOTICE
                       SUR LA DEUXIÈME PARTIE
                             DE HENRI IV


Henri V est le véritable héros de la seconde partie; son avénement au
trône et le grand changement qui en résulte sont l'événement du drame.
La défaite de l'archevêque d'York et celle de Northumberland ne sont que
le complément des faits contenus dans la première partie. Hotspur n'est
plus là pour donner à ces faits une vie qui leur appartienne, et
l'horrible trahison de Westmoreland n'est pas de nature à fonder un
intérêt dramatique. Henri IV mourant ne se montre que pour préparer le
règne de son fils, et toute l'attention se porte déjà sur un successeur
également important par les craintes et par les espérances qu'il fait
naître.

Ce n'est pas tout à fait à l'histoire que Shakspeare a emprunté le
tableau de ces divers sentiments. L'avénement de Henri V fut
généralement un sujet de joie: Hollinshed rapporte que, dans les trois
jours qui suivirent la mort de son père, il reçut de plusieurs «nobles
hommes et honorables personnages,» des hommages et serments de fidélité
tels que n'en avait reçu aucun des rois ses prédécesseurs[1], «tant
grande espérance et bonne attente avait-on des heureuses suites qui par
cet homme devaient advenir.» L'inconstante ardeur des esprits,
entretenue par de fréquents bouleversements, faisait nécessairement d'un
nouveau règne un sujet d'espérances; et les troubles qui avaient agité
le règne de Henri IV, les cruautés qui en avaient été la suite, les
continuelles méfiances qui devraient en résulter, portaient
naturellement la nation à tourner les yeux vers un jeune prince dont, en
ce temps de désordre, les déréglements choquaient beaucoup moins que ses
qualités généreuses n'inspiraient de confiance. On attribuait d'ailleurs
une partie de ces déréglements à la méfiance jalouse de son père, qui,
en le tenant écarté des affaires auxquelles il se portait avec une
grande ardeur, en lui ôtant même l'occasion de faire éclater ses talents
militaires, avait jeté cet esprit impétueux dans des voies de désordre
où les moeurs du temps ne permettaient guère qu'on s'arrêtât sans avoir
atteint les derniers excès. Hollinshed attribue à la malveillance de
ceux qui entouraient le roi Henri IV, non-seulement les soupçons qu'il
était disposé à concevoir contre son fils, mais encore les bruits odieux
répandus sur la conduite de ce prince. Il rapporte une occasion où le
prince, ayant à se défendre contre certaines insinuations qui avaient
mis la mésintelligence entre son père et lui, se rendit à la cour avec
une suite dont l'éclat et le nombre n'étaient pas faits pour diminuer
les soupçons du roi, et dans un costume assez singulier pour que le
chroniqueur ait cru devoir en faire mention. C'était «une robe (_a
gowne_, probablement un long manteau) de satin bleu remplie de petits
trous en façon d'oeillets, et à chaque trou pendait à un fil de soie
l'aiguille avec laquelle il avait été cousu.» Quoi qu'on puisse penser
de la gêne des mouvements d'un homme vêtu d'une manière si inquiétante,
le prince se jeta aux pieds de son père, et, après avoir protesté de sa
fidélité, lui présenta son poignard, afin qu'il se délivrât de ses
soupçons en le tuant, «et en présence de ces lords, ajouta-t-il, et
devant Dieu au jour du jugement, je jure ma foi de vous le pardonner
hautement.» Le roi attendri, jeta le poignard, embrassa son fils les
larmes aux yeux, lui avoua ses soupçons, et déclara en même temps qu'ils
étaient effacés. Le prince demanda la punition de ses accusateurs; le
roi répondit que la prudence exigeait quelques délais, et ne punit
point. Mais il paraît que l'opinion générale vengeait suffisamment le
jeune prince; et sans croire précisément avec Hollinshed, qui d'ailleurs
se contredit sur ce point, que Henri ait toujours eu soin «de contenir
ses affections dans le sentier de la vertu», on est porté à supposer
quelque exagération dans le récit des déportements de sa jeunesse rendus
plus remarquables par la révolution subite qui les a terminés, et par
l'éclat de gloire qui les a suivis.

[Note 1: _Chroniques_ de Hollinshed, t. II, p. 543.]

Shakspeare devait naturellement adopter la tradition la plus favorable à
l'effet dramatique; il a senti aussi combien le rôle d'un roi et d'un
père mourant, inquiet sur l'avenir de son fils et de ses sujets, était
plus propre à produire sur la scène un tableau touchant et pathétique;
et de même qu'il a inventé pour la beauté de son dénoûment l'épisode de
Gascoygne, il a ajouté, à la scène de la mort de Henri IV, des
développements qui la rendent infiniment plus intéressante. Hollinshed
rapporte simplement que le roi s'apercevant qu'on avait ôté sa couronne
de dessus son chevet, et apprenant que c'était le prince qui l'avait
emportée, le fit venir et lui demanda raison de cette conduite: «Sur
quoi le prince, avec un bon courage, lui répondit:--Sire, à mon jugement
et à celui de tout le monde, vous paraissiez mort. Donc, comme votre
plus proche héritier connu, j'ai pris cette couronne comme mienne et non
comme vôtre.--Bien, mon fils, dit le roi avec un grand soupir, quel
droit j'y avais, Dieu le sait!--Bien, dit le prince, si vous mourez roi,
j'aurai la couronne, et je me fie de la garder avec mon épée contre tous
mes ennemis, comme vous avez fait.--Étant ainsi, dit le roi, je remets
tout à Dieu et souvenez-vous de bien faire. Ce que disant, il se tourna
dans son lit, et bientôt après s'en alla à Dieu.» Peut-être la réponse
du jeune prince, rendue comme un poëte l'eût su rendre, aurait-elle été
préférable au discours étudié que lui prête Shakspeare; cependant il en
a conservé une partie dans la dernière réplique du prince de Galles, et
le reste de la scène offre de grandes beautés, ainsi que celles qui
suivent entre Gascoygne et les princes. En tout, Shakspeare paraît avoir
voulu racheter par des beautés de détail la froideur nécessaire de la
partie tragique; elle en offre beaucoup, et le style en est généralement
plus soigné et plus exempt de bizarrerie que celui de la plupart de ses
autres pièces historiques.

La partie comique, très-importante et très-considérable dans cette
seconde partie de _Henri IV_, n'est cependant pas égale en mérite à ce
qu'offre, dans le même genre, la première partie. Falstaff est parvenu,
il a une pension, des grades; ses rapports avec le prince sont moins
fréquents; son esprit ne lui sert donc plus aussi fréquemment à se tirer
de ces embarras qui le rendaient si comique; et la comédie est obligée
de descendre d'un étage pour le représenter dans sa propre nature, livré
à ses goûts véritables et au milieu des misérables dont il fait sa
société, ou des imbéciles qu'il a encore besoin de duper. Ces tableaux
sont sans doute d'une vérité frappante et abondent en traits comiques,
mais la vérité n'est pas toujours assez loin du dégoût pour que le
comique nous trouve alors disposés à toute la joie qu'il inspire; et les
personnages sur qui tombe le ridicule ne nous paraissent pas toujours
valoir la peine qu'on en rie. Cependant le caractère de Falstaff est
parfaitement soutenu, et se retrouvera tout entier quand on le verra
reparaître ailleurs.

La seconde partie de _Henri IV_ a paru, à ce qu'on croit, en 1598; avant
cette époque, on représentait sur la scène anglaise une pièce intitulée
_les Fameuses Victoires de Henri V_, sorte de farce tragi-comique
dépourvue de tout mérite. Rien ne pourrait mieux faire comprendre que ce
vieux drame la merveilleuse transformation qu'opéra Shakspeare dans les
représentations théâtrales du siècle d'Elisabeth.



                               HENRI IV

                               TRAGÉDIE

                           DEUXIÈME PARTIE



PERSONNAGES

     LE ROI HENRI IV.
     HENRI, prince de Galles,       )
       ensuite roi sous le nom de   )
       Henri V.                     )
     THOMAS, duc de Clarence.       )
     LE PRINCE JEAN de Lancastre,   ) ses fils
       ensuite duc de Bedford.      )
     LE PRINCE HUMPHROY             )
       de Glocester, ensuite duc    )
       de Glocester.                )

     LE COMTE DE WARWICK.           )
     LE COMTE DE WESTMORELAND.      ) partisans
     GOWER.                         ) du roi
     HARCOURT.                      )
     Le GRAND JUGE du banc du roi.
     UN GENTILHOMME attaché au grand
       juge.
     LE COMTE DE NORTHUMBERLAND.    )
     SCROOP, archevêque d'York.     )
     LORD MOWBRAY.                  ) ennemis
     LORD HASTINGS.                 ) du roi.
     LORD BARDOLPH.                 )
     SIR JOHN COLEVILLE.            )
     TRAVERS,  ) domestiques de Northumberland.
     MORTON,   )
     FALSTAFF.
     BARDOLPH.
     PISTOL.
     UN PAGE.
     POINS.          )
     PETO.           ) attachés au prince Henri.

     SHALLOW.        )
     SILENCE.        ) juges de comtés.

     DAVY, domestique de Shallow.

     MOULDY,         )
     SHADOW,         )
     WART,           ) recrues.
     FEEBLE,         )
     BULLCALF        )

     FANG,           )
     SNARE.          ) officiers du shérif.
     LA RENOMMÉE.
     UN PORTIER.
     UN DANSEUR qui prononce l'épilogue.
     LADY NORTHUMBERLAND.
     LADY PERCY.
     L'HÔTESSE QUICKLY.
     DOLL TEAR-SHEET.
     LORDS ET AUTRES PERSONNAGES DE SUITE,
     OFFICIERS, SOLDATS, MESSAGERS,
     GARÇONS DE CABARET, SERGENTS, PIQUEURS,
     ETC.



PROLOGUE

À Warkworth. Devant le château de Northumberland.


_Entre_ LA RENOMMÉE, _son vêtement parsemé de langues peintes._

LA RENOMMÉE.--Ouvrez les oreilles: et qui de vous, lorsque la bruyante
Renommée se fait entendre, voudra fermer les routes de l'ouïe? C'est moi
qui, depuis l'Orient jusqu'aux lieux où s'abaisse l'Occident, faisant du
vent mon cheval de voyage, divulgue sans cesse les entreprises
commencées sur ce globe de la terre. Sur mes langues court sans cesse le
scandale que je répands dans tous les idiomes, remplissant de bruits
mensongers les oreilles des hommes. Je parle de paix, tandis que, cachée
sous le sourire de la tranquillité, la haine déchire le monde. Et quel
autre que la Renommée, quel autre que moi produit le terrible appareil
des armées, et les préparatifs de défense, lorsque, gonflée d'autres
maux, l'année monstrueuse paraît prête à donner des fils au féroce tyran
de la guerre?--La Renommée est une flûte où soufflent les soupçons, les
inquiétudes, les conjectures, et dont la touche est si simple et si
facile qu'elle peut être jouée par le monstre stupide aux têtes
innombrables, l'inconstante et factieuse multitude. Mais qu'ai-je besoin
d'anatomiser ma personne ici, au milieu de ma propre famille? Pourquoi
la Renommée se trouve-t-elle en ce lieu? Je cours devant la victoire du
roi Henri qui, dans les plaines sanglantes de Shrewsbury, a terrassé le
jeune Hotspur et ses guerriers, éteignant le flambeau de l'audacieuse
révolte dans le sang même des rebelles. Mais à quoi pensai-je de débuter
par dire ici la vérité! Mon rôle est plutôt de répandre au loin que
Henri Monmouth a succombé sous la colère du noble Hotspur, que le roi
lui-même a baissé, aussi bas que le tombeau, sa tête sacrée devant la
rage de Douglas. Voilà les bruits que j'ai semés au travers des villes
rustiques situées entre ces plaines royales de Shrewsbury, et cette
masse de pierres inégales, repaire vermoulu où le père de Hotspur, le
vieux Northumberland, contrefait le malade. Les messagers arrivent
épuisés, et pas un d'eux n'apporte d'autres nouvelles que celles qu'ils
ont apprises de moi. Ils reçoivent des langues de la Renommée, de
flatteurs et consolants mensonges, pires que le récit des maux
véritables.

(Elle sort.)



                            ACTE PREMIER


SCÈNE I

Au même endroit.

LE PORTIER _est devant la porte. Entre lord_ BARDOLPH.


BARDOLPH.--Qui garde la porte ici? Holà!--Où est le comte?

LE PORTIER.--Sous quel nom vous annoncerai-je?

BARDOLPH.--Dis au comte que le lord Bardolph l'attend ici.

LE PORTIER.--Sa Seigneurie est allée se promener dans le verger. Que
Votre Honneur veuille bien prendre la peine de frapper seulement à la
porte, et il va vous répondre lui-même.

(Entre Northumberland.)

BARDOLPH.--Voilà le comte.

NORTHUMBERLAND.--Quelles nouvelles, lord Bardolph? Chaque minute
aujourd'hui devrait enfanter quelque nouveau fait. Les temps sont
désordonnés, et la Discorde, comme un coursier échauffé par une trop
forte nourriture, a brisé son frein avec fureur et renverse tout sur son
passage.

BARDOLPH.--Noble comte, je vous apporte des nouvelles sûres de
Shrewsbury.

NORTHUMBERLAND.--Bonnes, s'il plaît à Dieu!

BARDOLPH.--Aussi bonnes que le coeur les peut désirer.--Le roi est
blessé presque à mort; et de la main de milord votre fils, le prince
Henri tué roide; les deux Blount tués par Douglas; le jeune prince Jean,
Westmoreland et Stafford ont fui du champ de bataille; et le cochon de
Henri Monmouth, le lourd sir Jean est prisonnier de votre fils. Oh!
jamais depuis les jours de bonheur de César, aucun temps n'a été
illustré d'une pareille journée si bien défendue, si bien conduite, et
si complétement gagnée.

NORTHUMBERLAND.--D'où tenez-vous ces nouvelles? Avez-vous vu le champ de
bataille? Venez-vous de Shrewsbury?

BARDOLPH.--J'ai parlé, milord, à quelqu'un qui en venait, un gentilhomme
de bonne race et d'un nom recommandable, qui m'a de lui-même raconté ces
nouvelles comme véritables.

NORTHUMBERLAND.--J'aperçois Travers, mon domestique, que j'avais envoyé
mardi dernier pour tâcher d'apprendre quelques nouvelles.

BARDOLPH.--Milord, je l'ai dépassé sur la route; il ne sait rien de
certain que ce qu'il peut avoir appris de moi.

(Entre Travers.)

NORTHUMBERLAND.--Eh bien, Travers, quelles bonnes nouvelles nous
apportez-vous?

TRAVERS.--Milord, sir Jean Umfreville m'a fait retourner sur mes pas
avec de joyeuses nouvelles. Comme il était mieux monté que moi, il m'a
devancé. Après lui j'ai vu venir, piquant avec ardeur, un cavalier
presque épuisé de la rapidité de sa course, qui s'est arrêté près de moi
pour laisser souffler son cheval tout ensanglanté: il s'est informé du
chemin de Chester; et je lui ai demandé des nouvelles de Shrewsbury. Il
m'a dit que la cause des rebelles n'avait pas été heureuse, et que
l'éperon du jeune Henri Percy était refroidi. En disant ces mots, il
abandonne la bride à son cheval courageux, et, courbé en avant, il
enfonce ses éperons tout entiers dans les flancs haletants de la pauvre
bête, et partant d'un élan, sans attendre d'autres questions, il
semblait dans sa course dévorer le chemin.

NORTHUMBERLAND.--Ah!--Répète.--Il t'a dit que l'éperon du jeune Percy
était refroidi? Qu'Hotspur était sans vigueur? Que les rebelles avaient
été malheureux?

BARDOLPH.--Milord, je n'ai que cela à vous dire. Si le jeune lord votre
fils n'a pas l'avantage, sur mon honneur je consens à donner ma baronnie
pour un lacet de soie; n'en parlons plus.

NORTHUMBERLAND.--Eh pourquoi donc le cavalier qui a rencontré Travers
lui aurait-il donné les indices d'une défaite?

BARDOLPH.--Qui? Lui? Bon, c'était quelque misérable qui avait volé le
cheval qu'il montait, et qui, sur ma vie, a parlé au hasard: mais,
tenez, voici encore des nouvelles.

(Entre Morton.)

NORTHUMBERLAND.--Mais quoi, le front de cet homme, semblable à la
couverture d'un livre, annonce un volume du genre tragique. Tel est
l'aspect du rivage lorsqu'il porte encore la trace de la tyrannique
invasion des flots. Parle, Morton, viens-tu de Shrewsbury?

MORTON.--Mon noble lord, je fuis de Shrewsbury, où la mort détestée a
revêtu ses traits les plus hideux pour porter l'effroi dans notre parti.

NORTHUMBERLAND.--Comment se portent mon fils et mon frère?--Tu trembles,
et la pâleur de tes joues est plus prompte que ta langue à me révéler
ton message. Tel, et ainsi que toi défaillant, inanimé, sombre, la mort
dans les yeux, vaincu par le malheur, parut celui qui dans la profondeur
de la nuit ouvrant le rideau de Priam, essaya de lui dire que la moitié
de la ville de Troie était consumée; Priam vit la flamme avant que son
serviteur eût pu retrouver la voix. Et moi, je vois la mort de mon cher
Percy avant que tu me l'annonces. Je vois que tu voudrais me dire:
«Votre fils a fait ceci et ceci; votre frère cela; ainsi a combattu le
noble Douglas:» tu voudrais arrêter mon oreille avide sur le récit de
leurs vaillantes prouesses, mais l'arrêtant en effet tout à coup, un
soupir gardé pour la fin va dissiper d'un souffle toutes ces louanges,
et terminer tout par ces mots: «Frère, fils, tous sont morts.»

MORTON.--Douglas est vivant et votre frère aussi, mais pour milord votre
fils....

NORTHUMBERLAND.--Quoi, il est mort! Vois combien la crainte est prompte!
Celui qui ne fait que redouter encore ce qu'il voudrait ne pas apprendre
sait par instinct démêler dans les yeux d'autrui que ce qu'il redoute
est arrivé.--Cependant parle, Morton; dis à ton maître que sa prescience
lui a menti, et je recevrai cela comme un affront qui m'est cher; et je
t'enrichirai pour récompense de cette injure.

MORTON.--Vous êtes trop grand pour que je vous contredise. Votre
pressentiment n'est que trop vrai, et vos craintes que trop fondées.

NORTHUMBERLAND.--Malgré tout, cela ne dit pas que Percy soit mort. Je
vois un cruel aveu dans tes regards; tu secoues la tête, et tiens pour
dangereux ou criminel de dire la vérité. S'il est tué, dis-le; ce ne
sera point une faute que d'annoncer sa mort: c'en est une que de mentir
sur une mort véritable, mais non pas de dire que le mort ne vit plus.

MORTON.--Cependant celui qui le premier apporte une fâcheuse nouvelle
est chargé d'un office où tout est perte pour lui. De ce moment sa voix
prend le son d'une cloche funèbre qu'on se rappelle toujours
accompagnant de son tintement la mort d'un ami.

BARDOLPH.--Non, milord, je ne puis croire que votre fils soit mort.

MORTON.--Je suis bien affligé d'être obligé de vous forcer à croire ce
que je demanderais au ciel de n'avoir pas vu. Mais mes propres yeux
l'ont vu, sanglant, épuisé hors d'haleine, et ne répondant plus que par
de faibles coups à ceux d'Henri Monmouth, dont la rapide fureur a
renversé Percy, jusqu'alors invincible, sur la poussière, d'où il ne
s'est plus depuis relevé vivant. La mort de ce héros, dont l'ardeur
enflammait le plus stupide manant de son camp, une fois ébruitée, a
glacé l'ardeur du plus brillant courage de son armée: car c'était de la
trempe de son âme que son parti empruntait la fermeté de l'acier; une
fois qu'elle a été détruite en lui, tout le reste s'est affaissé sur
soi-même, comme un plomb inerte et lourd; et de même qu'une masse
pesante de sa nature vole avec d'autant plus de vitesse qu'elle est
lancée par une force supérieure; ainsi, lorsque la perte de Hotspur eut
appesanti nos soldats, ce poids reçut de la peur une telle rapidité, que
la flèche volant vers son but ne surpasse pas en légèreté nos soldats
voulant chercher leur salut loin du champ de bataille. Alors le noble
Worcester fut trop tôt fait prisonnier; et ce fougueux Écossais, le
sanglant Douglas, dont l'active et laborieuse épée avait tué jusqu'à
trois fois la ressemblance du roi, commença à mollir et perdre coeur, et
honora de son exemple la honte de ceux qui tournaient le dos! La frayeur
le fit trébucher en fuyant, et il fut pris. Enfin, le résumé de tout
ceci, c'est que le roi a la victoire; et il a envoyé un détachement avec
ordre de marcher à grands pas contre vous, milord, sous la conduite du
jeune Lancastre et de Westmoreland. Voilà toutes les nouvelles.

NORTHUMBERLAND.--J'aurai assez de temps pour pleurer ce malheur. Dans le
poison se trouve le remède. Cette nouvelle, si j'eusse joui de la santé,
m'aurait rendu malade; me trouvant malade, elle m'a en quelque sorte
guéri. Ainsi qu'un malheureux dont les nerfs affaiblis par la fièvre
fléchissent, comme des gonds sans force, sous le poids de la vie, et qui
dans l'impatience de son accès s'élance, semblable à la flamme, des bras
de son gardien; ainsi mes membres, affaiblis par la douleur, trouvent
dans la rage de la douleur une force triple de leur vigueur naturelle.
Loin d'ici, faible béquille; maintenant c'est un gantelet écailleux avec
des charnières d'acier qui doit revêtir cette main. Loin de moi aussi,
bonnet de malade, trop incertaine sauvegarde d'une tête que des princes
fortifiés par la conquête aspirent à frapper. Ceignez de fer mon front.
Vienne l'heure la plus effroyable qu'osent annoncer la haine et les
circonstances; qu'elle menace de ses regards Northumberland au
désespoir; que le ciel et la terre se confondent; que la main de la
nature ne contienne plus l'impétuosité des flots; que l'ordre périsse;
et que ce monde cesse d'être un théâtre où la discorde se nourrit de
languissantes querelles; que l'esprit de Caïn le premier-né s'empare de
tous les coeurs; que, toutes les âmes se précipitant dans une sanglante
carrière, cette terrible scène finisse en laissant aux ténèbres le soin
d'ensevelir les morts.

TRAVERS.--Ce violent transport aggrave votre mal, milord.

BARDOLPH.--Cher comte, ne faites pas divorce avec votre prudence.

MORTON.--La vie de tous vos confédérés qui vous aiment repose sur votre
santé; si vous vous abandonnez ainsi à des passions orageuses, elle doit
nécessairement dépérir. Mon noble lord, vous vous êtes déterminé à
risquer les chances de la guerre, et avant de dire: rassemblons une
armée, vous avez calculé la somme de tous ses hasards. Vous avez supposé
d'avance que dans la dispensation des coups votre fils pouvait périr;
vous saviez qu'il marchait sur les périls, sur un bord escarpé où la
chute était plus vraisemblable que le salut; vous étiez bien averti que
sa chair était susceptible de blessures et de plaies, et que son ardent
courage le lancerait toujours aux lieux où serait plus actif le commerce
des dangers; et cependant vous lui avez dit: marche. Nulle de ces
considérations, bien que vivement présentes à votre imagination, n'a pu
vous détourner de cette entreprise obstinément résolue dans votre âme.
Qu'est-il donc arrivé? ou qu'a produit cette entreprise audacieuse,
sinon l'événement qui devait probablement advenir?

BARDOLPH.--Nous tous qui sommes intéressés dans cette perte, nous
savions que nous nous hasardions sur une mer si dangereuse qu'il y avait
dix contre un à parier que nous y laisserions la vie. Cependant nous en
avons couru les risques. Pour conquérir l'avantage que nous nous
proposions, nous avons étouffé la considération du péril presque évident
que nous avions à redouter. Puisque nous avons fait naufrage, hasardons
encore. Venez; nous mettrons tout dehors, corps et biens.

MORTON.--Il en est plus que temps; et, mon noble et digne lord, j'ai
appris avec certitude, et ce que je vous dis ici est véritable, que le
noble archevêque d'York était en marche à la tête d'une armée bien
disciplinée. C'est un homme qui attache à lui ses partisans par un
double lien. Votre fils, milord, n'avait que les corps, des ombres, des
simulacres de soldats. Ce mot de rébellion séparait leurs âmes de
l'action de leurs corps. Ils ne combattaient qu'avec répugnance et
contrainte, comme on avale une médecine. Leurs armes semblaient seules
de notre parti; car pour leur courage et leurs âmes, ce mot de rébellion
les avait congelés comme le poisson dans un étang glacé. Mais
aujourd'hui l'archevêque tourne l'insurrection en entreprise religieuse:
regardé comme un homme de pures et saintes pensées, il est suivi à la
fois des corps et des âmes; sa puissance s'élève fortifiée par le sang
du beau roi Richard versé sur les pierres de Pomfret. Il fait descendre
du ciel sa querelle et sa cause; il annonce à tous qu'il veut délivrer
une terre ensanglantée, respirant à peine sous le puissant Bolingbroke;
grands et petits s'assemblent par troupeaux pour le suivre.

NORTHUMBERLAND.--Je le savais auparavant; mais je l'avoue, cette douleur
présente l'avait effacé de ma mémoire. Entrez avec moi, et que chacun
donne son avis sur les moyens les plus favorables à notre sûreté et à
notre vengeance. Faisons partir des courriers et des lettres;
hâtons-nous de nous faire des amis: jamais on n'en eut si peu, et jamais
on eut tant de besoin d'en avoir.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une rue de Londres.

_Entre_ SIR JEAN FALSTAFF, _suivi de son page qui porte son épée et son
bouclier_.


FALSTAFF.--Eh bien, page, grand colosse, que dit le docteur, que dit-il
de mon urine?

LE PAGE.--Monsieur, il a dit que l'urine en elle-même était bonne et
bien saine; mais que la personne dont elle sortait avait l'air d'être
attaquée de plus de maladies qu'elle ne s'imaginait.

FALSTAFF.--Enfin les gens de toute espèce se font une gloire de tirer
sur moi. La cervelle de cette argile si ridiculement pétrie, qu'on
appelle _homme_, n'est pas capable de rien inventer de plus plaisant et
de plus risible, que ce que j'invente moi-même, ou ce qui s'invente sur
mon compte. Non-seulement je suis facétieux, moi, mais c'est encore moi
qui suis la cause de tout l'esprit que peuvent avoir les autres. Je
ressemble, en marchant devant toi, à une laie qui a étouffé toute sa
portée hors un seul petit. Si le prince, en te mettant à mon service, a
eu quelque autre intention que celle de me faire ressortir, je veux bien
n'avoir pas le sens commun. Petit-maître de mandragore[2] que tu es, tu
serais plus propre à figurer sur mon chapeau qu'à courir sur mes talons.
Ma foi, je n'avais pas encore fait usage d'une agate[3]; je ne te ferai
monter pourtant ni en or, ni en argent, mais je t'empaqueterai dans de
mauvais haillons pour te renvoyer à ton maître, en manière de bijou;
oui, à ce jouvenceau, le prince ton maître, dont le menton n'est pas
encore emplumé: j'aurai de la barbe dans la paume de ma main avant qu'il
en ait sur les joues. Cependant il ne fera pas difficulté de vous dire
que sa face est une face royale. Je ne sais quand il plaira au bon Dieu
d'y donner le dernier coup. Elle n'a pas encore perdu un poil[4], et il
est bien sûr de la garder toujours face royale, car jamais un barbier
n'en tirera six pence[5]; et cependant il veut faire le coq, comme s'il
avait brevet d'homme dès le temps où son père était garçon. Ma foi,
qu'il conserve tant qu'il voudra sa grâce, je puis bien l'assurer qu'il
n'est plus dans la mienne.--Eh bien! que dit Dumbleton au sujet du satin
que je lui ai demandé pour me faire un manteau court et des chausses à
la matelote?

[Note 2: On supposait que la mandragore représentait en petit la figure
d'un homme.]

[Note 3: _I was never manned with an agate till now._ Il paraît que
l'agate au doigt était le signe de dignité d'un alderman. Le peu
d'épaisseur de la pierre, et les figures qu'elle représente, en font
assez souvent dans Shakspeare un objet de comparaison pour des figures
minces et petites. _Manned_ signifie _servi, pourvu d'un valet_ (_man_).
Selon toute apparence, il signifiait aussi du temps de Shakspeare, _qui
a la main garnie_; _man_ dans le sens de _main_, est encore en anglais
la racine de plusieurs mots; dans cette supposition _manned_ produirait
ici un jeu de mots, ce qui est toujours probable.]

[Note 4: Ceci fait probablement allusion à la tonte du drap, qui est une
des dernières opérations de sa fabrication.]

[Note 5: _He may keep it still as_ ou (selon les anciennes éditions) _at
a_ face-royal, for a barber shall never earn six pence out of it._
_Face-royal_ signifie certainement ici autre chose que _royal face_.
C'était, selon toute apparence, le nom d'une pièce de monnaie, d'une
valeur assez considérable, et le sens de la plaisanterie de Falstaff
serait alors que le prince la conservera dans toute sa valeur, car un
barbier ne gagnera jamais six pence dessus. Voilà ce qu'on y peut voir
de plus clair; on trouvera souvent dans le cours de cette pièce des
allusions aux usages du temps qu'il est impossible de traduire
littéralement, et même d'expliquer tout à fait clairement.]

LE PAGE.--Il dit, monsieur, qu'il faut que vous lui donniez une
meilleure caution que Bardolph: il ne veut point de votre billet ni du
sien, il ne s'est point soucié de pareilles sûretés.

FALSTAFF.--Qu'il soit damné comme le riche glouton[6], et la langue
encore plus chaude! Le matin d'Achitophel! Un misérable, un vrai maraud,
qui vous tient un gentilhomme le bec dans l'eau, et va chicaner sur des
sûretés! Ces canailles à têtes chauves ne portent plus que des souliers
à talons hauts et de gros paquets de clefs à leur ceinture; et, si l'on
veut entrer avec eux dans quelque honnête marché à crédit, ils vous
arrêtent sur les sûretés. J'aimerais autant qu'ils me missent de la mort
aux rats dans la bouche, que de venir me la fermer avec leurs sûretés.
Je m'attendais qu'il allait m'envoyer vingt-deux aunes de satin: sur mon
Dieu, comme je suis loyal chevalier, j'y comptais; et ce misérable-là
m'envoie des sûretés! Eh bien, il n'a qu'à dormir en _sûreté_; car il
porte la corne d'abondance, et l'on voit les légèretés[7] de sa femme
briller au travers, et lui n'en voit rien, malgré la lanterne qu'il
porte pour s'éclairer.--Où est Bardolph?

[Note 6: Le mauvais riche.]

[Note 7: _The lightness_, _légèreté_ et _clarté_.]

LE PAGE.--Il est allé à Smithfield pour acheter un cheval à votre
seigneurie.

FALSTAFF.--Je l'ai acheté à Saint-Paul[8], lui, et il va m'acheter un
cheval à Smithfield! Si je pouvais seulement raccrocher une femme dans
la rue, il ne me faudrait plus que cela pour être servi, monté et marié
de la même manière.

[Note 8: Saint-Paul passait pour le rendez-vous des escrocs et des
mauvais sujets.]

(Entre le lord grand juge, et un huissier.)

LE PAGE.--Monsieur, voilà le lord juge qui a envoyé le prince en prison,
pour l'avoir frappé à l'occasion de Bardolph[9].

[Note 9: La tradition commune, suivie ici par Shakspeare, c'est que le
lord grand juge Gascoygne, dont il est ici question, ayant fait arrêter
pour félonie un des domestiques du jeune Henri, prince de Galles,
celui-ci se rendit au tribunal pour demander qu'on le remît en liberté,
et sur le refus du grand juge, se mit en devoir de le délivrer par
force, et qu'alors le grand juge lui ayant commandé de se retirer, Henri
s'emporta jusqu'à le frapper sur son tribunal. Cependant sir Thomas
Elyot, qui écrivait sous Henri VI, dit simplement, en rapportant ce
fait, que le prince s'avança vers le grand juge dans une telle fureur
qu'on crut qu'il allait le tuer, ou lui faire quelque outrage; mais que
le juge, sans se déranger de son siége, avec une contenance pleine de
majesté, l'arrêta par les paroles suivantes:

«Monsieur, souvenez-vous que je tiens ici la place du roi, votre
souverain seigneur et père, à qui vous devez une double obéissance. Je
vous ordonne donc en son nom de vous désister sur-le-champ de votre
entreprise téméraire et illégale, et de donner désormais bon exemple à
ceux qui seront un jour vos sujets; quant à présent, pour votre
désobéissance et mépris de la loi, vous vous rendrez à la prison du banc
du roi, où je vous constitue prisonnier, et vous y demeurerez jusqu'à ce
que le roi votre père ait fait connaître sa volonté.»

Sur quoi, le prince, frappé de respect, déposant aussitôt son épée, se
rendit en prison. Shakspeare a suivi la version de Hollinshed, qui,
d'après Hall, rapporte que le prince frappa le grand juge. Il suppose
aussi, d'après le même écrivain, qu'à cette occasion Henri perdit sa
place au conseil, où il fut remplacé par son frère Jean de Lancastre
(_voy._ la 1re partie d'_Henri IV_, acte III, scène II.) Mais ce fait
paraîtrait en contradiction avec les paroles que prononça, dit-on, le
roi à cette occasion, et que Shakspeare lui-même rapporte à la fin de la
seconde partie d'_Henri IV_, dans le discours qu'il prête à Henri V
devenu roi: au surplus, ce discours et la circonstance qui y donne
occasion, sont, autant qu'on en peut juger, une invention du poëte. Il
paraît constant que le grand juge Gascoygne mourut avant Henri IV, vers
la fin de 1412. Hume rapporte comme Shakspeare la conduite de Henri V
avec Gascoygne. On serait tenté de croire qu'il n'a eu sur ce point
d'autre autorité que le poëte dont il emprunte à peu près les
expressions.]

FALSTAFF.--Suis-moi promptement; je ne veux pas le voir.

LE JUGE.--Quel est cet homme qui s'en va là-bas?

L'HUISSIER.--C'est Falstaff, sous le bon plaisir de votre seigneurie.

LE JUGE.--Celui qui était impliqué dans l'affaire du vol?

L'HUISSIER.--Oui, milord, c'est lui-même: mais depuis ce temps-là il a
bien servi à Shrewsbury; et, à ce que j'entends dire, il va partir
chargé de quelque commission pour Son Altesse Royale de Lancastre.

LE JUGE.--Quoi! il part pour York? Rappelez-le.

L'HUISSIER.--Sir Jean Falstaff?

FALSTAFF, _au page_.--Mon garçon, dis-lui que je suis sourd.

LE PAGE.--Parlez plus haut: mon maître est sourd.

LE JUGE.--Je suis bien sûr qu'il est sourd à tout ce qu'on peut lui dire
de bon. Allez, tirez-le par le coude. Il faut absolument que je lui
parle.

L'HUISSIER.--Sir Jean?

FALSTAFF.--Qu'est-ce qu'il y a? Comment, maraud, jeune comme tu l'es,
mendier! N'y a-t-il pas une guerre? N'y a-t-il pas de l'emploi? Le roi
n'a-t-il pas besoin de sujets? Les rebelles, de soldats? Quoiqu'il n'y
ait qu'un seul parti qu'on puisse suivre avec honneur, il est encore
plus honteux de mendier que de suivre le plus mauvais, fût-il même
encore cent fois plus odieux que le nom de rébellion ne peut le faire.

L'HUISSIER.--Monsieur, vous me prenez pour un autre.

FALSTAFF.--Eh quoi! monsieur? Est-ce que je vous ai dit que vous étiez
un honnête homme? Sauf le respect que je dois à ma qualité de chevalier
et à mon état militaire, j'en aurais menti par la gorge, si je l'avais
dit.

L'HUISSIER.--Eh bien, je vous en prie, monsieur, mettez donc votre
qualité de chevalier et votre état militaire de côté, et permettez-moi
de vous dire que vous en avez menti par la gorge, si vous osez dire que
je suis autre chose qu'un honnête homme.

FALSTAFF.--Moi, que je te permette de me parler ainsi? Que je mette de
côté ce qui tient à mon existence? Si tu obtiens jamais cette
permission-là de moi, je veux bien que tu me pendes; et si tu la prends,
il vaudrait mieux pour toi que tu fusses pendu, infâme happe-chair;
veux-tu courir, gredin?

L'HUISSIER.--Monsieur, milord voudrait vous parler.

LE JUGE.--Sir Jean Falstaff, je voudrais vous dire un mot.

FALSTAFF.--Ah! mon cher lord, je souhaite bien le bonjour à votre
seigneurie: je suis enchanté de voir votre seigneurie sortie; on m'avait
dit que votre seigneurie était malade; j'espère sans doute que c'est par
avis de médecin que votre seigneurie prend l'air. Quoique votre
seigneurie ne soit pas encore tout à fait hors de la jeunesse, cependant
elle ne laisse pas d'avoir déjà un avant-goût de maturité et de se
ressentir un peu des amertumes de l'âge: permettez donc que je supplie
en grâce votre seigneurie d'avoir le soin le plus attentif de sa santé.

LE JUGE.--Sir Jean, je vous avais fait demander avant votre expédition
de Shrewsbury.

FALSTAFF.--Avec votre permission, on dit que Sa Majesté est revenue du
pays de Galles avec quelques chagrins.

LE JUGE.--Je ne parle pas de Sa Majesté. Vous ne vous êtes pas soucié de
venir, lorsque je vous ai envoyé chercher.

FALSTAFF.--Et on dit même que Sa Majesté a eu une nouvelle attaque de
cette coquine d'apoplexie.

LE JUGE.--Eh bien, que Dieu veuille la guérir! mais écoutez ce que j'ai
à vous dire.

FALSTAFF.--Cette apoplexie est, à ce que je m'imagine, une espèce de
léthargie; n'est-ce pas, milord? comme qui dirait un assoupissement du
sang, un coquin de tintement dans les oreilles.

LE JUGE.--Qu'est-ce que vous me contez là? Qu'elle soit ce qu'elle
voudra.

FALSTAFF.--Cela vient de beaucoup de chagrin, de l'étude et des
tourments d'esprit. J'ai lu la cause de ses effets dans Galien; c'est
une espèce de surdité.

LE JUGE.--Je crois, ma foi, que vous tenez aussi un peu de cette
surdité-là; car vous n'entendez rien de ce que je vous dis.

FALSTAFF.--Fort bien dit, milord, fort bien: ou plutôt, avec votre
permission, c'est la maladie de ne pas écouter, l'infirmité de ne pas
faire attention, dont je suis attaqué.

LE JUGE.--Une correction par les talons pourrait guérir le défaut
d'attention de vos oreilles. C'est ce qui ne m'embarrassera guère si je
deviens votre médecin.

FALSTAFF.--Je suis bien aussi pauvre que Job, milord, mais pas tout à
fait si patient que lui. Dans le premier cas, votre seigneurie peut
bien, si cela lui plaît, m'administrer la recette de l'emprisonnement à
cause de ma pauvreté: mais jusqu'à quel point votre patient
consentirait-il à suivre vos ordonnances, c'est en quoi les savants
pourraient bien admettre quelques parties de scrupule, et peut-être même
un scrupule tout entier.

LE JUGE.--Je vous ai envoyé chercher, pour me parler sur des choses où
il n'allait pas moins que de votre vie.

FALSTAFF.--Et comme j'ai été conseillé par mon avocat, qui est
très-versé dans les lois de ce pays, je ne me suis pas rendu chez vous.

LE JUGE.--Fort bien; mais le fait est, sir Jean, que vous vivez dans une
grande infamie.

FALSTAFF.--Je défie quiconque pourra se serrer dans mon ceinturon de
vivre à moins.

LE JUGE.--Vos moyens sont très-minimes, et vous faites grosse dépense.

FALSTAFF.--Je voudrais qu'il en fût autrement. J'aimerais bien mieux
avoir des moyens plus grands, et dépenser moins gros[10].

[Note 10: Le grand juge a dit à Falstaff _your waste_ (consommation) _is
great_. Falstaff répond _I would... my waist_ (taille) _slenderer_. Jeu
de mots impossible à rendre littéralement.]

LE JUGE.--Vous avez perverti le jeune prince.

FALSTAFF.--C'est le jeune prince qui m'a perverti. Je suis l'homme au
gros ventre, et lui mon chien[11].

[Note 11: _I am the fellow the great belly, and he my dog._ Probablement
on voyait dans les rues, du temps de Shakspeare, un homme que son gros
ventre empêchait tellement de voir devant lui qu'il se faisait conduire
par un chien.]

LE JUGE.--Enfin, je ne veux pas rouvrir une plaie récemment guérie:
votre service à la journée de Shrewsbury a un peu replâtré vos exploits
de nuit à Gadshill. Vous avez à remercier les troubles d'aujourd'hui, de
ce que vous avez vu se passer sans trouble une pareille affaire.

FALSTAFF.--Milord?

LE JUGE.--Mais puisque tout est raccommodé, ayez soin que les choses
restent comme elles sont, et n'éveillez pas le loup qui dort.

FALSTAFF.--Réveiller un loup est aussi fâcheux que de sentir un renard.

LE JUGE.--Songez que vous êtes comme une chandelle, le meilleur en est
usé.

FALSTAFF.--Comme un gros cierge, milord, et tout de suif, et quand
j'aurais dit de cire, cela ne conviendrait pas mal à la gravité de ma
personne[12].

LE JUGE.--Il n'y a pas un poil blanc sur toute votre figure qui ne dût
produire en vous sa portion de gravité.

FALSTAFF.--Qui ne dût produire sa part de jus, jus, jus[13].

[Note 12: _If I did say of wax, my growth would approve the truth._
_Wax_ signifie _cire_ et _croître, croissance_. Si l'on veut prendre le
jeu de mots sur _cire_ (_sire_), en compensation du jeu de mots anglais
impossible à rendre, on en a toute liberté.]

[Note 13: Le juge a dit _gravity_ (gravité). Falstaff répond _gravy_
(jus).]

LE JUGE.--Vous suivez le jeune prince partout comme son mauvais ange.

FALSTAFF.--Vous vous trompez, milord, un mauvais ange n'est pas de
poids[14]; au lieu que quiconque me regardera seulement me prendra bien,
j'espère, sans me peser: et cependant, je l'avoue, à quelques égards, je
ne serais pas de cours. La vertu a si peu de prix dans ces vils siècles
de négoce, que le véritable courage se fait meneur d'ours, la vivacité
d'esprit servante de cabaret, et elle est obligée d'employer toute la
promptitude de ses reparties à présenter des comptes et dépenses: et
tous les autres dons qui appartiennent à l'homme, à la manière dont la
méchanceté du siècle les accommode, ne valent pas un grain de groseille.
Vous qui êtes vieux, vous ne nous tenez pas compte de nos facultés à
nous autres qui sommes jeunes; vous jugez de la chaleur de notre foie
suivant l'amertume de votre bile; et nous qui sommes dans la fougue de
la jeunesse, j'avoue que nous sommes aussi un peu crânes parfois.

[Note 14: _Angel_, ange, angelot, nom d'une monnaie.]

LE JUGE.--Osez-vous encore placer votre nom dans la liste des jeunes
gens, vous sur qui la main du temps a écrit en toutes lettres que vous
êtes vieux? N'avez-vous pas l'oeil larmoyant, la main sèche, le visage
jaune, la barbe blanche, une jambe qui diminue et un ventre qui grossit?
N'avez-vous pas la voix cassée, l'haleine courte, le menton épais et
l'esprit mince? Enfin tout n'est-il pas chez vous ravagé par la
vieillesse? Et vous vous traitez encore de jeune homme? Fi, fi, fi, sir
Jean!

FALSTAFF.--Milord, je suis né à trois heures de l'après-dînée, ayant la
tête blanche et le ventre déjà un peu rond. Quant à ma voix, je l'ai
perdue à force de crier après mes soldats et de chanter des antiennes.
Vous donner d'autres preuves encore de ma jeunesse, c'est ce que je ne
ferai point. La vérité est que je ne suis vieux que d'esprit et de
conception; et quiconque voudra gagner mille guinées avec moi à qui fera
le meilleur entrechat n'a qu'à m'avancer l'enjeu, et je suis son homme.
Pour le soufflet que le prince vous a donné, il vous l'a donné en homme
brutal, et vous, vous l'avez reçu en seigneur sensé. Je l'ai réprimandé
dans le temps pour cela; et le jeune lion en fait pénitence aujourd'hui,
non pas à la vérité dans la cendre et le cilice, mais avec des habits de
soie neufs et de vieux vin d'Espagne.

LE JUGE.--Allons; Dieu veuille donner au prince un meilleur compagnon!

FALSTAFF.--Dieu veuille donner au compagnon un meilleur prince! car je
ne saurais me dépêtrer de lui.

LE JUGE.--Eh bien! le roi vous a séparé du prince Henri, car on m'a dit
que vous partiez avec le prince de Lancastre qui marche contre
l'archevêque et le comte de Northumberland.

FALSTAFF.--Oui, et j'en rends grâces à votre aimable et charmante
imagination; mais songez donc à prier, vous autres qui restez à la
maison à caresser milady la Paix, que nos deux armées ne se joignent pas
dans une journée chaude: car, ma foi, je n'emporte que deux chemises
avec moi, et je ne prétends pas suer extraordinairement. Si la journée
est chaude, je veux ne jamais cracher blanc de ma vie, si je brandis
autre chose que la bouteille. Il ne lui passe pas par la tête une
entreprise dangereuse qu'il ne me fourre dedans. A la bonne heure, mais
je ne peux pas toujours durer.--Ç'a toujours été notre tic à nous autres
Anglais, quand nous avons quelque chose de bon, nous le mettons à toutes
sauces. S'il vous convient de me trouver si vieux, vous devriez bien me
donner un peu de repos. Plût à Dieu que mon nom ne fût pas aussi
terrible à l'ennemi qu'il l'est! J'aimerais mieux mille fois être mangé
de la rouille jusqu'aux os, que de me voir fondu et réduit à rien par un
mouvement perpétuel.

LE JUGE.--Allons, soyez honnête homme, soyez honnête homme. Et que Dieu
bénisse votre expédition!

FALSTAFF.--Votre seigneurie voudrait-elle me prêter seulement un millier
de guinées pour monter mon équipage?

LE JUGE.--Pas un penny, pas un penny. Vous êtes trop vif à vouloir vous
charger de croix[15]. Adieu, faites bien mes compliments à mon cousin de
Westmoreland.

[Note 15: _Crosses_, nom d'une pièce de monnaie.]

(Il sort avec l'huissier.)

FALSTAFF.--Si j'en fais rien, je veux bien qu'on me berne sur la
couverture d'un coffre[16]. L'homme ne peut pas plus séparer la
vieillesse de l'avarice, qu'il ne peut chasser la luxure d'un jeune
corps. Mais aussi l'un est pris de la goutte, et l'autre prend.....[17]
Ce qui fait que je n'ai plus rien à leur souhaiter.--Page!

[Note 16: _Filliss me with a three-man bretle to filliss._ _Fillissing_
est le nom d'une espèce de jeu, qui consiste à placer un crapaud sur le
bout d'une bascule dont on frappe l'autre bout avec un maillet, ce qui
fait sauter le crapaud en l'air. Le _three-man bretle_ est un instrument
mis en mouvement par trois hommes, pour enfoncer des pieux. Ces deux
allusions étant impossibles à rendre, on a choisi ce qui a paru exprimer
le mieux la même idée.]

[Note 17: _The poe._]

LE PAGE.--Monsieur!

FALSTAFF.--Combien y a-t-il dans ma bourse?

LE PAGE.--Sept groats et deux pence.

FALSTAFF.--Je ne sais aucun remède contre cette consomption de la
bourse. Emprunter ne sert qu'à la faire traîner, et traîner jusqu'à la
fin; mais le mal reste incurable. Tiens; va porter cette lettre à milord
de Lancastre, celle-ci au prince, cette autre au comte de Westmoreland,
celle-ci, c'est pour la vieille mistriss Ursule, à qui je promets toutes
les semaines de l'épouser, depuis que j'ai aperçu le premier poil blanc
à mon menton. A propos de cela, vous savez où me rejoindre. (_Le page
sort._) La peste soit de cette goutte[18] ou que la goutte soit de
l'autre! Car je ne sais de la goutte ou de l'autre lequel fait le diable
autour de mon gros orteil. Il n'y a pas grand mal, si je fais un peu de
halte; je donnerai mes guerres pour cause de mes souffrances, et ma
pension en paraîtra d'autant plus juste; avec de l'esprit, on tire parti
de tout: je ferai servir mes infirmités à mon bien-être.

(Ils sortent.)

[Note 18: _A poe of this gout! on a gout of this poe!_ Il a fallu ôter
au langage de Falstaff beaucoup de son naturel pour rendre ce passage
supportable en français.]


SCÈNE III

York.--Appartement dans le palais de l'archevêque.

_Entrent_ L'ARCHEVÊQUE D'YORK, _les lords_ HASTINGS, MOWBRAY et
BARDOLPH.


L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Vous venez d'entendre nos motifs, et vous
connaissez nos ressources; à présent, mes nobles et dignes amis, je vous
prie tous de déclarer franchement ce que vous pensez de nos espérances;
et d'abord, vous, lord maréchal, qu'en dites-vous?

MOWBRAY.--Je conviens qu'il y a lieu à prendre les armes; mais je
voudrais voir un peu mieux comment, avec ce que nous avons de forces,
nous pourrons parvenir à faire tête, avec quelque confiance et quelque
sûreté, aux troupes et à la puissance du roi.

HASTINGS.--Le nombre actuel de nos troupes, d'après la dernière revue,
monte à vingt-cinq mille hommes d'élite, et derrière nous de vastes
ressources reposent sur l'espérance des secours du puissant
Northumberland, dont le coeur brûle d'une flamme allumée par les
injures.

BARDOLPH.--Ainsi, lord Hastings, voici donc l'état de la question;
pouvons-nous, avec les vingt-cinq mille hommes que nous avons
actuellement, tenir tête au roi, sans Northumberland?

HASTINGS.--Avec lui, ils peuvent suffire.

BARDOLPH.--Eh! oui, sans doute, avec lui. Mais si, sans lui, nous nous
croyons trop faibles, mon avis est que nous ne devons pas nous avancer
trop loin, avant d'avoir reçu son renfort. Car, dans une affaire d'un
aspect aussi sanglant que celle-ci, les conjectures, les vaines
attentes, et la perspective des secours incertains ne doivent pas être
admis dans nos calculs.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Rien n'est plus vrai, lord Bardolph; car c'est là
précisément le cas où s'est trouvé le jeune Hotspur à Shrewsbury.

BARDOLPH.--Précisément, milord. Soutenu par l'espérance, il vécut d'air,
attendant les renforts promis, et se flattant de la perspective d'un
secours qui se trouva bien au-dessous de la plus petite de ses idées;
ainsi, par la force de son imagination, ce qui est le propre des fous,
il conduisit ses troupes à la mort, et s'élança les yeux fermés dans
l'abîme de la destruction.

HASTINGS.--Mais avec votre permission, il n'y a jamais eu d'inconvénient
à calculer les probabilités et les motifs d'espérance.

BARDOLPH.--Il y en a dans une guerre de la nature de la nôtre. Dans une
entreprise commencée, l'action du moment s'enrichit d'espérances, de
même qu'un printemps hâtif nous montre les boutons qui commencent à
poindre; mais l'espoir qu'ils se changeront en fruits s'appuie sur de
bien moindres certitudes que la crainte de les voir mordus de la gelée.
Quand nous voulons bâtir, nous commençons par examiner le projet,
ensuite nous traçons le plan; et, lorsque nous avons le dessin de la
maison sous nos yeux, il faut ensuite faire le calcul des frais de
construction. Si nous trouvons qu'ils excèdent nos facultés, que
faisons-nous alors? nous traçons un plan nouveau où les appartements
sont rétrécis; ou bien, nous renonçons à bâtir. A plus forte raison dans
cette grande entreprise, où il s'agit presque de renverser un royaume et
d'en élever un autre, devons-nous examiner d'abord l'état des choses,
considérer le plan, tomber d'accord d'une base sûre, consulter les
ouvriers en chef, connaître nos propres facultés, considérer quelles
sont nos forces pour entreprendre un pareil ouvrage et les peser contre
celles de notre ennemi. Autrement, nous nous composerons des armées sur
le papier et en peinture, nous prendrons des noms d'hommes pour les
hommes mêmes, et nous serons dans le cas de celui qui trace un modèle
d'édifice au-dessus des ressources qu'il a pour le construire; puis il
abandonne l'ouvrage à moitié fait, laissant la portion qu'il a élevée à
grands frais, exposée sans défense comme pour servir d'objet aux pleurs
des nuages, et de victime à la tyrannie du cruel hiver.

HASTINGS.--Supposez que nos espérances, malgré leur belle apparence,
avortent en naissant, et que nous possédions en ce moment jusqu'au
dernier des soldats que nous pouvons attendre, je crois encore que, dans
cet état même, nous formons un corps assez puissant pour balancer les
forces du roi.

BARDOLPH.--Quoi! le roi n'a-t-il que vingt-cinq mille hommes?

HASTINGS.--Contre nous, pas davantage; pas même tant, lord Bardolph;
car, pour répondre aux divers points où la guerre menace, il a coupé son
armée en trois corps. L'un marche contre les Français[19]: le second
contre Glendower, et il est forcé de nous opposer le troisième. Ainsi,
ce roi mal assuré est obligé de se partager en trois, et ses coffres ne
rendent plus que le son creux du vide et de la pauvreté.

[Note 19: Débarqués dans le pays de Galles pour soutenir Glendower.]

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Qu'il puisse rassembler ses forces divisées, et
qu'il vienne fondre sur nous avec toute sa puissance, c'est ce qui n'est
nullement à craindre.

HASTINGS.--Il faudrait pour cela, qu'il laissât ses derrières sans
défense contre les Français et les Gallois continuellement sur ses
talons: ne craignez pas qu'il en fasse rien.

BARDOLPH.--Qui doit, suivant les apparences, commander l'armée destinée
contre nous?

HASTINGS.--Le duc de Lancastre et Westmoreland. Contre les Gallois,
c'est lui-même avec Henri Monmouth; mais quel est le chef qu'on oppose
aux Français, c'est ce dont je n'ai aucune certitude.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Marchons en avant, et publions les motifs qui nous
mettent les armes à la main. Le peuple est las de son propre choix. Son
trop avide amour s'est fatigué de ses propres excès. C'est une demeure
mobile et incertaine que celle qui se bâtit sur le coeur du vulgaire! O
multitude imbécile, avec quelles bruyantes acclamations n'as-tu pas
fatigué le ciel de tes bénédictions sur Bolingbroke, avant qu'il fût ce
que tu souhaitais qu'il devînt! Et aujourd'hui que tes voeux se trouvent
accomplis, animal vorace, tu es si rassasié de lui, que tu t'excites
toi-même à le rejeter.... Ce fut ainsi, chien sans pudeur, que de ton
estomac glouton tu vomis l'auguste Richard; et maintenant tu voudrais
revenir à ton vomissement[20], et tu hurles pour le retrouver. Quelle
confiance fonder sur des temps comme les nôtres? Ceux qui, lorsque
Richard vivait, le souhaitaient mort, sont maintenant amoureux de son
tombeau!... Toi qui jetais de la poussière sur sa tête sacrée, lorsqu'au
travers de la superbe Londres il marchait en soupirant derrière les
admirés de Bolingbroke, tu cries aujourd'hui: _O terre, rends-nous ce
roi, et prends celui-ci._ Maudites soient les pensées des hommes! Le
passé et l'avenir sont toujours préférés, et le présent est toujours le
pire.

[Note 20: Expression de l'Ecriture.]

MOWBRAY.--Irons-nous rassembler nos troupes, et nous mettrons-nous en
campagne?

HASTINGS.--Nous sommes les sujets du temps, et le temps nous ordonne de
partir.

FIN DU PREMIER ACTE.



                            ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Une rue de Londres.

_Entrent_ L'HÔTESSE _avec_ FANG _et son valet_, SNARE[21] _quelques
instants après_.

[Note 21: _Fang_, serre; _snare_, piége. La plupart des noms comiques de
cette pièce sont significatifs.]


L'HÔTESSE.--Eh bien, monsieur Fang, avez-vous dressé ma plainte?

FANG.--Oui, elle est dressée.

L'HÔTESSE.--Où est votre recors? Est-ce un homme robuste? tiendra-t-il
ferme?

FANG.--Garçon, où est Snare?

L'HÔTESSE.--Oh! oui, mon Dieu, le bon M. Snare.

SNARE.--Me voilà, me voilà.

FANG.--Snare, il faut arrêter sir Jean Falstaff.

L'HÔTESSE.--Oui, mon bon monsieur Snare, j'ai fait faire ma plainte et
tout.

SNARE.--Il pourrait bien en coûter la vie à quelqu'un de nous dans cette
affaire-là: il jouera du poignard.

L'HÔTESSE.--Hélas! mon Dieu, prenez bien garde à lui: il m'a poignardée
moi-même dans ma propre maison, et cela le plus brutalement du monde. Il
ne s'embarrasse pas où il frappe; une fois que son arme est tirée, il
fourrage partout comme un démon, et n'épargne ni homme, ni femme, ni
enfant.

FANG.--Ah! si je peux le joindre et l'empoigner une fois, je ne
m'embarrasse pas de ses coups.

L'HÔTESSE.--Oh! ni moi non plus. Je serai près de vous, je vous prêterai
la main.

FANG.--Si je l'empoigne une fois! qu'il vienne seulement dans mes
pinces.

L'HÔTESSE.--Je suis ruinée par son départ; je puis vous assurer qu'il
n'en finit pas sur mon livre de compte. Mon bon monsieur Fang, tenez-le
bien ferme! Mon bon monsieur Snare, ne le laissez pas échapper. Il vient
continuellement à Pye-Corner pour acheter, sous votre respect, une
selle; et il est encore invité à dîner rue des Lombards, à la
_Tête-du-Léopard_, chez M. Smooth, marchand de soie. Oh! je vous en
prie, puisque ma plainte est dressée, et que mon histoire est
ouvertement connue de tout le monde, obligez-le donc à me satisfaire.
Cent marcs! c'est une grande chose à porter pour une pauvre femme toute
seule. Et j'ai pourtant supporté, supporté, supporté! J'ai été renvoyée,
renvoyée, renvoyée d'un jour à l'autre; que cela fait honte, quand on y
pense. Ce n'est pas en agir honnêtement, à moins qu'on ne regarde une
femme comme un âne, une bête faite pour supporter tous les torts que
voudra lui faire le premier coquin.

(Entrent sir Jean Falstaff, Bardolph et le Page.)

L'HÔTESSE.--Le voilà là-bas qui vient, et cet autre nez enluminé de
malvoisie, ce scélérat de Bardolph avec lui. Faites votre devoir, faites
votre devoir, monsieur Fang; et vous aussi, monsieur Snare: oui,
faites-moi, faites-moi, faites-moi bien votre devoir.

FALSTAFF.--Qu'est-ce que c'est? qui donc a perdu son âne ici? de quoi
s'agit-il?

FANG.--Sir Jean, je vous arrête à la requête de mistriss Quickly.

FALSTAFF.--Au diable, faquins! Dégaine, Bardolph.--Coupe-moi la tête à
ce maraud-là. Flanque-moi la princesse dans le ruisseau.

L'HÔTESSE.--Me jeter dans le ruisseau! C'est moi qui vais t'y jeter.
Veux-tu, veux-tu, coquin de bâtard que tu es? Au meurtre! Au meurtre!
Chien d'_assassineur_ que tu es, veux-tu tuer les officiers du bon Dieu
et du roi? Coquin d'_armicide_ que tu es. Tu es un vrai _armicide_, un
bourreau d'hommes et un bourreau de femmes.

FALSTAFF.--Écarte-moi ces canailles-là, Bardolph.

FANG.--Main-forte! main-forte!

L'HÔTESSE.--Bons amis, prêtez-nous la main, un ou deux de vous. Veux-tu
bien? Quoi! tu ne veux pas? Ne veux-tu pas? Tu ne veux pas? Va donc,
coquin!... Va donc, gibier de potence!

FALSTAFF.--Au diable, marmiton, manant, puant: je vous chatouillerai
votre catastrophe[22].

[Note 22: _Catastrophe_, dans l'argot du temps, signifiait, à ce qu'il
paraît, une partie du corps; on ne sait pas bien laquelle.]

(Entre le lord grand juge.)

LE JUGE.--De quoi s'agit-il? Qu'on se tienne en paix ici: holà!

L'HÔTESSE.--Mon bon seigneur, soyez-moi favorable; je vous en prie,
soyez pour moi.

LE JUGE.--Qu'est-ce que c'est, sir Jean? Quoi! vous êtes ici à faire
tapage? Cela sied-il à votre place, aux circonstances présentes et à
votre emploi? Vous devriez déjà être en chemin pour York. Lâche-le, toi,
l'ami: pourquoi te suspends-tu à lui de la sorte?

L'HÔTESSE.--O mon très-honoré lord! Plaise à votre grandeur; je suis une
pauvre veuve d'Eastcheap, et il est arrêté à ma requête.

LE JUGE.--Pour quelle somme[23]?

[Note 23: _For what sum_ (pour quelle somme?) demande le juge. _It is
more than for some_ (c'est plus que pour quelque chose), répond
l'hôtesse; jeu de mots intraduisible.]

L'HÔTESSE.--Ce n'est pas seulement pour une somme, milord, c'est pour le
tout, tout ce que j'ai; il m'a mangé maison et tout: il a fourré tout ce
que j'avais dans son gros ventre: mais j'en retirerai quelque chose, si
je peux; ou je galoperai sur toi toutes les nuits comme le cauchemar.

FALSTAFF.--Il pourrait bien arriver, je crois, que ce fût moi, si
j'avais l'avantage du terrain.

LE JUGE.--Qu'est-ce que tout cela veut dire, sir Jean? Fi donc; quel
homme ayant un peu de coeur voudrait s'exposer à cet orage de
criailleries! N'avez-vous pas honte d'obliger une pauvre veuve d'en
venir à ces extrémités, pour arracher son dû?

FALSTAFF.--Quelle est donc la grosse somme que je te dois?

L'HÔTESSE.--Jarni! si tu étais un honnête homme, tu me dois ta personne
et cet argent aussi. Ne m'as-tu pas juré sur un gobelet à figures
dorées, comme tu étais assis dans ma chambre du dauphin à la table
ronde, auprès d'un feu de houille, le mercredi de la semaine de la
Pentecôte, le jour que le prince te cassa la tête pour avoir comparé le
roi son père à un chanteur de Windsor; ne m'as-tu pas juré alors, comme
j'étais à te laver ta plaie, que tu m'épouserais, et que tu me ferais
milady ta femme? Peux-tu nier cela? N'est-il pas venu sur ces
entrefaites la bonne femme Keech, la bouchère, qui m'a appelée comme
cela: Commère Quickly; et qui venait m'emprunter un carafon de vinaigre,
en disant qu'elle avait un bon plat de crevettes, même à telles
enseignes que tu voulais en manger; et moi, que je te dis à telles
enseignes que ça ne valait rien pour une blessure fraîche. Et ne m'as-tu
pas recommandé, dès qu'elle a été descendue en bas, de ne plus avoir
tant de familiarités avec ces petites gens-là, disant qu'avant peu ils
m'appelleraient madame: et ne m'as-tu pas alors embrassée et priée de
t'aller chercher trente schellings? Là! je te mets à ton serment sur
l'Évangile: nie-le, si tu peux.

FALSTAFF.--Milord, cette pauvre créature est folle; elle va, disant de
côté et d'autre par la ville que son fils aîné vous ressemble. Elle
s'est vue assez bien autrefois; et le fait est que la misère lui tourne
la tête: mais quant à ces imbéciles de sergents, je vous en prie,
faites-m'en justice.

LE JUGE.--Sir Jean, sir Jean! il y a longtemps que je suis informé de la
manière dont vous savez donner une entorse à la bonne cause pour la
faire paraître mauvaise. Ce n'est pas un front armé d'audace, ni tout ce
flux de paroles qui sortent de votre bouche avec une insolence plus
qu'imprudente, qui pourront m'empêcher de rendre justice à qui il
appartient. Je vois que vous avez su profiter de la faiblesse d'esprit
de cette femme.

L'HÔTESSE.--Oh! oui; cela est bien vrai, milord.

LE JUGE.--Je t'en prie, tais-toi.--Payez-lui ce que vous lui devez, et
réparez le tort que vous lui avez fait. L'un, vous pouvez le faire avec
de bonne monnaie sterling, et l'autre, avec la pénitence d'usage.

FALSTAFF.--Milord, ces reproches ne passeront pas sans réplique. Ce qui
n'est chez moi qu'une honorable hardiesse, vous l'appelez une imprudente
insolence. Qu'on vous fasse la révérence sans rien dire, et l'on sera un
homme de bien. Non, milord; avec tout le respect que je vous dois, je ne
serai point un de vos courtisans; et je vous dis nettement que je
demande à être délivré de ces huissiers, attendu que je suis chargé de
messages pressés pour les affaires du roi.

LE JUGE.--Vous parlez bien comme un homme autorisé à mal faire: mais moi
je vous dis, commencez, pour votre honneur, par satisfaire cette pauvre
femme.

FALSTAFF, _prenant l'hôtesse à part_.--Écoute ici, hôtesse?

(Entre Gower.)

LE JUGE.--Eh bien, maître Gower, quelles nouvelles?

GOWER.--Le roi, milord, et Henri le prince de Galles, sont près
d'arriver. Ce papier vous dira le reste.

FALSTAFF.--Foi de gentilhomme!

L'HÔTESSE.--C'est comme cela que vous me l'avez déjà dit.

FALSTAFF.--Foi de gentilhomme!--Allons, n'en parlons plus.

L'HÔTESSE.--Par cette terre de Dieu sur laquelle je marche, j'en suis
presque à vendre mon argenterie et les tapisseries de mes salles à
manger.

FALSTAFF.--Bon! bon! des verres, des verres, c'est tout autant qu'il en
faut pour boire: et quant à tes murailles, une petite drôlerie de rien,
comme l'histoire de l'enfant prodigue, ou une chasse allemande en
détrempe vaut cent mille fois mieux que tous ces rideaux de lit et ces
mauvaises tapisseries mangées de vers.--Fais-en dix guinées si tu peux.
Tiens, si ce n'étaient ces moments de mauvaise humeur, il n'y a pas de
meilleure créature que toi dans toute l'Angleterre. Va te laver la
figure, et retire ta plainte. Allons, tu ne dois pas prendre ces
humeurs-là avec moi: est-ce que tu ne me connais pas? Tiens, je suis sûr
qu'on t'a poussée à cela.

L'HÔTESSE.--Sir Jean, je t'en prie, n'exige de moi que vingt nobles; je
me sens de la répugnance à mettre mon argenterie en gage; là, en vérité.

FALSTAFF.--N'en parlons plus: tout est dit, je chercherai ailleurs comme
je pourrai.--Vous serez une folle toute votre vie.

L'HÔTESSE.--Eh bien, vous l'aurez, quand je devrais mettre ma robe en
gage. J'espère que vous viendrez souper.--Vous me payerez tout cela
ensemble?

FALSTAFF.--Est-ce que je suis mort? (_A Bardolph._) Suis-la, suis-la;
accroche, accroche.

L'HÔTESSE.--Voulez-vous que je fasse venir Doll Tear-Sheet pour souper
avec vous?

FALSTAFF.--C'est dit, qu'elle vienne.

(L'hôtesse, les huissiers, Bardolph et le valet sortent.)

LE JUGE.--J'ai appris de meilleures nouvelles.

FALSTAFF.--Quelles nouvelles y a-t-il donc, mon cher lord?

LE JUGE, _à Gower_.--Où le roi a-t-il couché cette nuit?

GOWER.--A Basingstoke, milord.

FALSTAFF.--J'espère, milord, que tout va bien: quelles nouvelles y
a-t-il, milord?

LE JUGE.--Ramène-t-il avec lui toute l'armée?

GOWER.--Non: il y a quinze cents hommes d'infanterie, et cinq cents de
cavalerie qui sont partis pour rejoindre monseigneur de Lancastre,
contre Northumberland et l'archevêque.

FALSTAFF.--Est-ce que le roi revient du pays de Galles, mon très-honoré
lord?

LE JUGE.--Je vais vous donner mes dépêches tout de suite; allons,
suivez-moi, mon cher monsieur Gower.

FALSTAFF.--Milord?

LE JUGE.--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?

FALSTAFF.--Monsieur Gower, puis-je vous inviter à dîner avec moi?

GOWER.--Il faut que je me rende chez milord que voici: je vous remercie,
mon cher sir Jean.

LE JUGE.--Vous traînez ici trop longtemps, ayant, comme vous savez, à
ramasser, chemin faisant, des soldats dans les pays que vous
traverserez.

FALSTAFF.--Voulez-vous souper avec moi, monsieur Gower?

LE JUGE.--Quel est donc le sot maître qui vous a enseigné ces manières
d'agir, sir Jean?

FALSTAFF.--Monsieur Gower, si elles ne me conviennent pas, celui qui me
les a enseignées était un sot. Voilà ce qui s'appelle faire des armes,
milord, botte pour botte, partant quitte.

LE JUGE.--Le bon Dieu te conduise! Tu es un grand vaurien.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une autre rue de Londres.

_Entrent_ LE PRINCE HENRI et POINS.


HENRI.--Sur ma parole, je suis excessivement las.

POINS.--Est-il bien vrai? J'aurais cru que la lassitude n'aurait pas osé
s'attacher à une personne d'un si haut parage.

HENRI.--Cela est pourtant vrai, quelque peu de dignité qu'il y ait à en
convenir. N'est-ce pas aussi quelque chose qui me rabaisse
singulièrement que cette envie que j'ai de boire de la petite bière?

POINS.--Vraiment, un prince comme vous ne devrait pas avoir la faiblesse
de se ressouvenir d'une aussi pauvre drogue que celle-là.

HENRI.--Apparemment que mon goût n'a pas été formé en goût de prince,
car en honneur il m'arrive en ce moment de me ressouvenir assez
tendrement de cette pauvre malheureuse petite bière; mais au fait ces
humbles attachements me mettent assez mal avec ma grandeur. Quelle honte
pour moi de me souvenir de ton nom! ou de pouvoir demain reconnaître ta
figure, de savoir le compte de tes bas de soie, savoir: ceux-ci, et les
autres qui furent jadis couleur de pêche; ou de tenir inventaire de tes
chemises, comme qui dirait une de superflu et une sur ton corps. Mais
quant à cela le maître de paume le sait mieux que moi: car il faut que
tu sois bien bas sur l'article du linge, quand tu ne prends pas là une
raquette, comme tu en es privé depuis longtemps, parce que tes Pays-Bas
se sont séparés de la Hollande en faveur d'un cotillon[24]. Eh bien!
Dieu sait si ceux qui proclament la ruine de ton linge sont les
héritiers de ton trône; mais les sages-femmes disent que rien ne
manquera faute d'enfants, au moyen de quoi le monde s'augmente, et les
parentés se fortifient merveilleusement.

[Note 24: _The rest of thy low countries have made a shift to eat up thy
holland._]

POINS.--Comme cela jure, après vous avoir vu travailler si ferme, de
vous entendre babiller si inutilement! Dites-moi, je vous prie, ce que
feraient beaucoup de jeunes princes, si leur père était aussi malade que
l'est maintenant le vôtre?

HENRI.--Te dirai-je une seule chose, Poins?

POINS.--Oui, mais que ce soit donc quelque chose de bien excellemment
bon.

HENRI.--Cela sera toujours assez bon pour un esprit de ton espèce.

POINS.--Allons, dites: j'attends de pied ferme cette seule chose que
vous allez dire.

HENRI.--Eh bien! je te dis qu'il ne convient pas que je sois triste, à
présent que mon père est malade, quoique je puisse te dire aussi (comme
à un homme que, faute d'un meilleur, il me plaît d'appeler mon ami) que
j'ai de quoi être triste, et très-triste.

POINS.--Probablement pas pour cela....

HENRI.--Mais tu me crois donc inscrit dans le livre du diable en lettres
aussi noires que toi et Falstaff, en fait d'endurcissement et de
perversité? Que la fin mette l'homme à l'épreuve. Eh bien! moi, je te
dis que mon coeur saigne intérieurement de savoir mon père malade; mais
vivant en aussi mauvaise compagnie que toi, il me faut bien écarter tout
signe extérieur de chagrin.

POINS.--La raison?

HENRI.--Et que penserais-tu de moi si tu me voyais pleurer?

POINS.--Je te regarderais comme le prince des hypocrites.

HENRI.--Tout le monde en penserait autant; et tu es un drôle fait exprès
pour penser comme tout le monde: il n'y a pas d'homme au monde dont
l'esprit suive plus fidèlement que le tien le grand chemin des vaches.
Oui, en effet, chacun me regarderait comme un hypocrite. Et quelle est
la raison qui engage votre sublime génie à penser ainsi?

POINS.--Ma foi, c'est que vous avez toujours paru si libertin, et si
inséparable de Falstaff....

HENRI.--Et de toi.

POINS.--Par le jour qui luit sur nous, on parle bien de moi. Je peux
entendre de mes deux oreilles ce qu'on en dit. Le pis qu'on puisse dire,
c'est que je suis un cadet de famille, et que je suis l'oeuvre de mes
mains; et pour ces deux articles-là, je l'avoue, je n'y saurais que
faire.--Par la messe, voilà Bardolph.

HENRI.--Et le petit page que j'ai donné à Falstaff!--Je le lui avais
donné chrétien, et voyez si ce vilain n'en a pas fait un vrai singe.

(Entrent Bardolph et le page.)

BARDOLPH.--Dieu garde Votre Grâce!

HENRI.--Et la vôtre aussi, très-noble Bardolph.

BARDOLPH, _au petit page_.--Avancez ici, vous, âne de sagesse, timide
benêt; est-ce qu'il faut rougir comme cela? Qu'est-ce qui vous fait
ainsi monter la couleur au visage? Quelle jeune fille êtes-vous donc,
pour un homme d'armes? Est-ce une si grande affaire que la défaite[25]
d'une cruche de trois ou quatre pintes?

[Note 25: _To get a pottle pot's maidenhead._]

LE PAGE, _au prince_.--Tout à l'heure, milord, il m'appelait au travers
d'une jalousie rouge, et je ne pouvais pas discerner la moindre partie
de son visage enluminé, d'avec la fenêtre. A la fin, j'ai aperçu ses
yeux, et j'ai cru qu'il avait fait deux trous dans le cotillon neuf de
la marchande de bière, et qu'il regardait au travers.

HENRI.--Ce petit garçon n'a-t-il pas bien profité?

BARDOLPH.--Laisse-moi tranquille, race de prostituée, vrai lapin vidé;
laisse-moi tranquille.

LE PAGE.--Laisse-moi tranquille, pendard, rêve d'Althée; laisse-moi
tranquille.

HENRI.--Instruis-nous, mon enfant; qu'est-ce que c'est que ce rêve-là,
mon ami?

LE PAGE.--Pardieu, mon prince, Althée n'a-t-elle pas rêvé qu'elle était
accouchée d'une torche allumée? Voilà pourquoi je l'appelle _rêve
d'Althée_[26].

[Note 26: Shakspeare confond ici le tison d'Althée et le rêve d'Hécube.]

HENRI.--L'explication vaut bien une couronne; tiens, la voilà, mon
enfant.

(Il lui donne de l'argent.)

POINS.--Dieu! qu'une fleur de si belle espérance ne soit pas mangée des
vers! Tiens, voilà six pence pour t'en garantir.

BARDOLPH.--Si vous ne le conduisez pas à se faire pendre, tous tant que
vous êtes, vous faites tort au gibet.

HENRI.--Comment se porte ton maître, Bardolph?

BARDOLPH.--Très-bien, milord. Il a appris que Votre Grâce arrivait à
Londres, et voici une lettre pour vous.

HENRI.--Remise avec beaucoup de respect!--Et comment se porte-t-il, ton
maître, cet été de la Saint-Martin?

BARDOLPH.--Bien de corps, milord.

POINS.--Pardieu, sa partie immortelle aurait bien besoin d'un médecin;
mais il ne s'en émeut guère: cela a beau être malade, cela ne meurt pas.

HENRI.--Je permets à cette loupe de chair d'être aussi familier avec moi
que mon chien, aussi use-t-il de la permission; car voyez comme il
m'écrit.

POINS _lit_.--«Jean Falstaff, chevalier.»--Il faut qu'il instruise tout
le monde de cela chaque fois qu'il a occasion de se nommer. C'est comme
ceux qui sont parents du roi; il ne leur arrive jamais de se piquer au
bout du doigt, qu'ils ne disent, voilà du sang royal répandu.--Comment
cela? dit quelqu'un qui fait semblant de ne pas les entendre; la réponse
est aussi preste que le bonnet d'un emprunteur: Je suis un pauvre cousin
du roi, monsieur.

HENRI.--Et vraiment ils seront de nos parents, fallût-il remonter
jusqu'à Japhet.--Mais la lettre?

POINS.--«Sir Jean Falstaff, chevalier, au fils du roi, le plus proche
héritier de son père, Henri, prince de Galles; salut.» D'honneur, c'est
un certificat!

HENRI.--Poursuis.

POINS.--«J'imiterai les honorables Romains en brièveté.»--Certainement,
c'est brièveté d'haleine qu'il veut dire, courte respiration.--«Je te
fais bien des compliments, je te fais mon compliment[27], et puis je
prends congé de toi. Ne sois pas trop familier avec Poins, car il abuse
de tes bontés à tel point, qu'il proteste que tu dois épouser sa soeur
Nel.... Repens-toi du temps mal employé comme tu pourras; et sur ce,
adieu. Tout à toi, oui ou non; c'est-à-dire suivant que tu en useras:
Jean Falstaff, avec mes familiers; Jean avec mes frères et soeurs; et
sir Jean avec tout le reste de l'Europe....»--Mon prince, je veux
tremper cette lettre dans du vin d'Espagne, et la lui faire manger.

[Note 27: _I commend me to thee, I commend thee, commend to_, faire des
compliments de la part de quelqu'un. _Commend lover._]

HENRI.--Ce sera lui faire manger une vingtaine de ses mots. Mais est-il
vrai que vous parliez de moi sur ce ton, Ned? Faut-il que j'épouse votre
soeur?

POINS.--Je voudrais que la pauvre fille n'eût pas une pire fortune. Mais
je n'ai jamais dit cela.

HENRI.--Oh çà! voilà comme nous perdons sottement notre temps; et les
esprits des sages reposent dans les nuées, et se moquent de nous. Votre
maître est-il à Londres?

BARDOLPH.--Oui, milord.

HENRI.--Où soupe-t-il? Le vieux cochon mange-t-il toujours dans sa
vieille auge?

BARDOLPH.--Au vieil endroit, milord, à Eastcheap.

HENRI.--Quelle est sa compagnie?

LE PAGE.--Des Éphésiens, milord, de la vieille église.

HENRI.--A-t-il des femmes à souper avec lui?

LE PAGE.--Non, milord, point d'autres que la vieille madame Quickly, et
mistriss Doll Tear-Sheet.

HENRI.--Qu'est-ce que cette païenne-là?

LE PAGE.--Une femme bien comme il faut, monsieur; une des parentes de
mon maître.

HENRI.--Ah! parente, comme les génisses de la paroisse le sont au
taureau banal du village. N'irons-nous point les surprendre, Ned, au
milieu de leur souper?

POINS.--Je suis votre ombre, mon prince, je vous suis partout.

HENRI, _au page_.--Toi, petit drôle, et toi Bardolph, pas un mot à votre
maître de mon arrivée à la ville. Voilà pour payer votre silence.

BARDOLPH.--Je n'ai plus de langue, monsieur.

LE PAGE.--Et pour la mienne, monsieur, je la gouvernerai.

HENRI.--Bonjour. Cette Dorothée Tear-Sheet doit être quelque coin de
place.

POINS.--Je vous en réponds, et aussi publique que la route de
Saint-Albans à Londres.

HENRI.--Comment pourrions-nous faire, pour voir ce soir Falstaff tout à
fait dans sa figure naturelle, sans en être aperçus?

POINS.--Nous n'avons qu'à mettre chacun une veste et un tablier de cuir,
et le servir à table, comme des garçons de cabaret.

HENRI.--De dieu devenir taureau! Terrible chute! Ça fut le cas de
Jupiter. De prince devenir apprenti! c'est une métamorphose bien basse;
ce sera la mienne, car il faut qu'en tout point l'exécution réponde à la
folie du projet. Suis-moi, Ned.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Warkworth.--Devant le château.

_Entrent_ NORTHUMBERLAND, LADY NORTHUMBERLAND et LADY PERCY.


NORTHUMBERLAND.--Je t'en conjure, ma tendre épouse, et toi aussi, ma
chère fille, laissez un libre cours à mes pénibles affaires; n'empruntez
pas la couleur des circonstances, et ne soyez pas, comme elles,
fâcheuses à Percy.

LADY NORTHUMBERLAND.--J'ai cessé toutes représentations: je ne dirai
plus rien. Faites ce que vous voudrez. Que votre prudence soit votre
guide.

NORTHUMBERLAND.--Hélas! ma chère femme, mon honneur est engagé, et mon
départ peut seul le racheter.

LADY PERCY.--Oh! cependant, au nom du ciel, n'allez point à ces guerres.
Il a été un temps, mon père, où vous avez violé votre parole,
quoiqu'elle vous fût alors bien plus chère qu'aujourd'hui, lorsque votre
fils Percy, lorsque mon Henri, le bien-aimé de mon coeur, tourna
plusieurs fois ses regards vers le nord, pour y voir son père lui amener
une armée, et l'attendit en vain. Qui put vous persuader de rester ici?
C'étaient deux honneurs de perdus, le vôtre et celui de votre fils.
Quant au vôtre... veuille le ciel l'illuminer de sa gloire! Pour celui
de votre fils, il était attaché à sa personne comme le soleil à la voûte
grisâtre des cieux; à sa clarté marchait aux beaux faits d'armes toute
la chevalerie de l'Angleterre: il était véritablement le miroir devant
lequel venait s'étudier toute notre jeune noblesse. C'était n'avoir pas
de jambes que de ne pas savoir imiter sa démarche; et cette parole
confuse et précipitée, défaut qu'il avait reçu de la nature, était comme
l'accent des braves. Ceux dont le son de voix était naturellement calme
et modéré échangeaient, pour être en tout semblables à lui, cette
perfection contre une mauvaise habitude: ainsi langage, maintien, façon
de vivre, choix de plaisirs, méthodes militaires, dispositions de
caractère, en tout il était l'objet d'attention, le miroir, le modèle et
le livre sur lequel se façonnaient tous les autres. C'est lui, lui, ce
prodige, ce miracle parmi les hommes, lui qui n'eut jamais son second,
que vous avez laissé, sans le seconder, affronter l'horrible dieu de la
guerre avec tous les désavantages, et vous attendre sur ce champ de mort
où il ne vit rien qui pût le défendre, que le son du nom de _Hotspur_.
Voilà comment vous l'avez abandonné. Oh! jamais, jamais, ne faites à son
ombre l'injure d'être plus délicat et plus jaloux de votre honneur avec
les autres que vous ne le fûtes avec lui! Laissez-les seuls. Le maréchal
et l'archevêque sont en force. Ah! que mon cher Henri eût eu seulement
la moitié de leurs troupes; je serais aujourd'hui suspendue au cou de
Hotspur et je parlerais du tombeau de Monmouth!

NORTHUMBERLAND.--Malheur à vous; ma belle-fille; en déplorant toujours
d'anciennes fautes, vous m'enlevez tout mon courage! Il faut que je
parte et que j'aille dans ces lieux y braver le danger, ou bien le
danger viendra me chercher ailleurs, et me trouvera moins préparé.

LADY NORTHUMBERLAND.--Oh! fuyez en Écosse, jusqu'à ce que la noblesse et
le peuple armés aient fait un premier essai de leur puissance.

LADY PERCY.--S'ils gagnent du terrain et remportent l'avantage sur le
roi, alors joignez-vous avec eux, comme une colonne d'acier qui ajoutera
des forces à leur force. Mais, au nom de tout notre amour, laissez-les
d'abord s'essayer.--Voilà comment a fait votre fils, comment vous avez
souffert qu'il fît, et voilà comment je suis devenue veuve. Et je
n'aurai jamais assez de vie pour arroser de mes pleurs ce souvenir[28],
afin de le faire croître et s'élever jusqu'aux cieux, en mémoire de mon
noble époux.

[Note 28: _To rain upon remembrance._ _Remembrance_, souvenir, est le
nom qu'on donne au romarin, gage de fidélité soit aux vivants, soit à la
mémoire des morts. (V. _Romeo et Juliette_.)]


NORTHUMBERLAND.--Allons, allons, rentrez avec moi. Mon âme est dans
l'état de la mer, lorsque, montée jusqu'à sa plus grande hauteur, elle
demeure arrêtée et immobile, sans s'épancher ni d'un côté ni de l'autre.
Je serais disposé à joindre l'archevêque; mais mille raisons me
retiennent.--Je me résoudrai à aller en Écosse, et j'y veux rester
jusqu'à ce que les circonstances et les occasions exigent mon secours et
ma présence.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

A Londres.--A la taverne de la _Tête-de-Sanglier_ à Eastcheap.

DEUX GARÇONS DE CABARET.


PREMIER GARÇON.--Que diable as-tu apporté là? des poires de
messire-jean? Tu sais bien que sir Jean ne peut pas supporter la vue
d'un messire-jean[29].

[Note 29: _Apple-John_, espèce de pomme.]

SECOND GARÇON.--Par la messe, tu as raison. Le prince mit une fois
devant lui une assiette de messires-jeans, et lui dit que c'étaient cinq
autres sir Jean. Puis, ôtant son chapeau, il dit: _je prends congé de
ces six chevaliers tout secs, tout ronds, tout vieux, tout ridés_. Cela
le blessa au coeur; mais il a oublié cela.

PREMIER GARÇON.--A la bonne heure, mets le couvert et sers. Vois aussi
si tu ne pourrais pas découvrir où Sneak fait son vacarme; car mistriss
Dorothée Tear-Sheet serait bien aise d'entendre de la musique. Dépêche:
il fait très-chaud dans la chambre où ils sont à souper, et ils vont
passer dans celle-ci tout à l'heure.

SECOND GARÇON.--Sais-tu que le prince va venir avec M. Poins, et qu'ils
mettront nos vestes et nos tabliers, et qu'il ne faut pas que M. le
chevalier le sache? C'est Bardolph qui est venu nous en prévenir.

PREMIER GARÇON.--Oh! il y aura grand réveillon; cela fera un excellent
tour!

SECOND GARÇON.--Je m'en vais voir si je ne pourrai pas trouver Sneak.

(Il sort.)

(Entrent l'hôtesse Quickly et miss Dorothée Tear-Sheet.)

L'HÔTESSE.--Mon cher coeur, vous m'avez l'air à présent d'être dans une
excellente température; votre pouls bat aussi extraordinairement qu'on
puisse souhaiter: et votre couleur, je vous assure, est aussi rouge
qu'une rose. Mais vous avez trop bu de Canarie; et c'est un vin
merveilleusement pénétrant, et qui vous parfume le sang avant qu'on ait
le temps de dire «qu'est-ce que c'est donc que cela?» Comment vous
sentez-vous à présent?

DOROTHÉE.--Beaucoup mieux qu'auparavant; hem!

L'HÔTESSE.--Ah! voilà ce qui s'appelle bien parler! Un bon coeur vaut de
l'or. Tenez, voilà sir Jean.

(Entre Falstaff chantant.)

FALSTAFF.--_Quand Arthur parut à la cour._--Videz le pot de chambre.
(_Le garçon sort._)--_Et c'était un digne roi_... Eh! comment vous va,
ma chère Dorothée?

L'HÔTESSE.--Il vient de lui prendre une faiblesse, en vérité.

FALSTAFF.--C'est comme elles sont toutes, il leur en prend à tout
moment[30].

[Note 30: _Sick of a calm_ (malade d'un calme), dit l'hôtesse pour _sick
of a qualm_ (malade d'avoir eu trop chaud); et Falstaff répond: _So is
all her sect; an they be once in a calm they are sick_ (voilà comme
elles sont toutes: dès qu'on les laisse en repos elles sont malades).]

DOROTHÉE.--Vilain cancre que vous êtes, c'est là toute la consolation
que vous me donnez?

FALSTAFF.--Vous faites les cancres un peu gras, mistriss Doll.

DOROTHÉE.--Je les fais, moi? C'est la gloutonnerie et la maladie qui les
font; ce n'est pas moi qui les fais.

FALSTAFF.--Si le cuisinier aide à la gloutonnerie, vous aidez à la
maladie, Doll. Nous vous avons pris bien des choses, Doll; nous vous
avons pris bien des choses. Convenez-en, moyenne vertu, convenez-en.

DOROTHÉE.--Oui vraiment, nos chaînes, nos bijoux!

FALSTAFF.--_Vos rubis, perles et boutons[31]._--Pour bien servir, vous
le savez, il faut se tenir ferme, aller à la brèche la pique en avant,
et se remettre courageusement entre les mains des chirurgiens. Il faut
s'aventurer sur les pièces...

[Note 31: _Your brooches, pearls and owches._]

DOROTHÉE.--Allez vous faire pendre, anguille boueuse, allez vous faire
pendre.

L'HÔTESSE.--Sur mon Dieu, c'est toujours la même histoire; vous ne
pouvez pas vous voir une fois sans vous quereller. Vous êtes tous deux,
par ma foi, aussi peu compatissants que des rôties desséchées. Vous ne
savez pas supporter les _confirmités_ l'un de l'autre; jour de Dieu, il
faut bien que l'un des deux supporte, et ce doit être vous (_à
Dorothée_). Vous êtes le vase le plus fragile, comme on dit, le vase
vide.

DOROTHÉE.--Et comment un vase vide et fragile pourrait-il supporter ce
gros tonneau plein? Il a dans son ventre toute la cargaison d'un
marchand de Bordeaux. Vous n'avez jamais vu de vaisseau la cale si bien
garnie. Allons, Jack, je veux que nous nous quittions bons amis. Tu vas
aller à la guerre, et si je te reverrai jamais ou non, c'est ce dont
personne ne se soucie guère, n'est-ce pas?

LE GARÇON.--Monsieur, l'enseigne Pistol est là-bas, qui voudrait bien
vous parler.

FALSTAFF.--Qu'il aille se faire pendre, ce tapageur-là! Qu'on ne le
laisse pas monter ici; c'est le drôle le plus mal embouché qu'il y ait
en Angleterre.

L'HÔTESSE.--Si c'est un tapageur, qu'il n'entre pas ici; non, sur ma
foi, il faut que je vive avec mes voisins, je ne veux point de
tapageurs: je suis en bonne réputation avec ce qu'il y a de mieux.
Fermez la porte; on ne reçoit point de tapageurs ici. Je n'ai pas vécu
si longtemps, pour avoir du tapage à présent: fermez la porte, je vous
en prie.

FALSTAFF.--Écoute donc, hôtesse?

L'HÔTESSE.--Je vous en prie, calmez-vous, sir Jean, je ne souffre pas
que les tapageurs mettent les pieds ici.

FALSTAFF.--Écoute donc: c'est mon enseigne.

L'HÔTESSE.--Bah! ta ta! sir Jean, ne m'en parlez pas: votre enseigne de
tapageur ne mettra pas le pied chez moi. J'étais l'autre jour chez M.
Tisick le député, et il m'a dit comme ça:--pas plus tard que mercredi
dernier,--_Voisine Quickly_,--dit-il; M. Dumb, notre prédicateur, était
là.--_Voisine Quickly_, dit-il, _recevez les gens civils_; _car_,
dit-il, _vous avez une mauvaise réputation_; et il disait cela, je sais
bien pourquoi; _car_, dit-il, _vous êtes une honnête femme, et qu'on
estime; c'est pourquoi, prenez garde aux hôtes que vous recevez chez
vous: n'y souffrez point_, dit-il, _de ces drôles qu'on appelle
tapageurs_. Il n'en vient point ici. Vous seriez tout émerveillé
d'entendre ce que disait monsieur Tisick. Non, absolument, je ne veux
point de tapageurs.

FALSTAFF.--Ce n'en est pas un, hôtesse. Il est beau joueur, lui. Vous le
taperiez à votre aise comme un tout petit lévrier; il ne se prendrait
pas de querelle avec une poule de Barbarie, s'il lui voyait seulement
hérisser ses plumes en signe de colère.--Garçon, appelez-le.

L'HÔTESSE.--Un joueur, dites-vous? Je ne fermerai jamais ma porte à un
honnête homme ni à un joueur, mais je n'aime pas le tapage. Sur ma foi,
je suis toute sens dessus dessous, quand on dit: faisons tapage. Tâtez
un peu seulement, messieurs, comme je tremble, voyez-vous. Ah! je vous
en réponds.

DOROTHÉE.--Oui, en vérité, hôtesse.

L'HÔTESSE.--Si je tremble? Oh! oui, en bonne vérité, je tremble comme
une feuille de tremble. Tenez, je ne peux pas souffrir les tapageurs.

(Entrent Pistol, Bardolph et le page.)

PISTOL.--Dieu vous garde, sir Jean!

FALSTAFF.--Soyez le bienvenu, enseigne Pistol. Tenez, Pistolet[32], je
vous charge d'un verre de vin d'Espagne; faites feu sur mon hôtesse.

[Note 32: _Pistol_ signifie pistolet, et les plaisanteries de Falstaff
portent sur cette acception du mot. On peut supposer que Falstaff
emploie ici le diminutif.]

PISTOL.--De bon coeur, sir Jean, elle peut compter sur deux balles.

FALSTAFF.--Elle est à l'épreuve du pistolet, mon cher, vous ne sauriez
lui faire mal.

L'HÔTESSE.--Non pas, on ne me fera pas boire ainsi par épreuve ni à
coups de pistolet. On ne me ferait pas boire quand cela ne me convient
pas, pour le service d'homme au monde, entendez-vous?

PISTOL.--Eh bien, à vous donc, mistriss Dorothée, c'est vous que
j'attaque.

DOROTHÉE.--M'attaquer, moi! je te méprise, vilain galeux. Qu'est-ce que
c'est donc qu'une misérable canaille comme ça, un drôle, un filou, un
va-nu-pieds? Veux-tu me laisser tranquille, coquin moisi? veux-tu me
laisser tranquille? c'est pour ton maître que je suis faite.

PISTOL.--Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous connais, mistriss
Dorothée.

DOROTHÉE.--Veux-tu me laisser tranquille! coquin de voleur, vilain
bouchon, veux-tu me laisser tranquille! Par ce verre de vin, je te
flanque mon couteau dans ton groin crotté, si tu fais l'insolent avec
moi. Laisse-moi tranquille, gredin de petit Pierre, mauvais bretailleur
éreinté. Et depuis quand, je vous en prie, cela s'appelle-t-il monsieur?
Comment! deux aiguillettes sur l'épaule? Voyez donc ça.

PISTOL.--Pour cette affaire-là votre collerette ne mourra que de ma
main.

FALSTAFF.--Allons finissons, Pistol. Je ne trouverais pas bon que vous
vinssiez à vous oublier ici. Débarrassez-nous de votre personne,
Pistolet.

L'HÔTESSE.--Non, mon bon capitaine Pistol; pas ici, mon cher capitaine.

DOROTHÉE.--Toi capitaine! abominable damné de filou; n'as-tu pas honte
de t'entendre appeler capitaine? Si les capitaines étaient de mon avis,
vous seriez bâtonné pour avoir pris ce nom-là avant de l'avoir gagné.
Vous capitaine! Un gredin! Et pourquoi? pour avoir déchiré dans un
mauvais lieu la collerette de quelque pauvre coquine. Lui capitaine!
puisse-t-il être pendu, le coquin! Mangeur de pruneaux cuits et de vieux
gâteaux secs! Capitaine! Ces vilains-là parviendront à rendre le nom de
capitaine aussi odieux que le mot _occuper_[33], qui était une
très-bonne expression avant qu'ils la déshonorassent; c'est à quoi les
capitaines feront bien de prendre garde.

[Note 33: _Occupy_, _occupier_, _occupant_, étaient devenus, à ce qu'il
paraît, par l'usage qu'on en avait fait, des expressions obscènes.]

BARDOLPH.--Je t'en prie, va-t'en, mon cher enseigne.

FALSTAFF.--Écoute un peu, mistriss Doll.

PISTOL.--Non pas, je te dis la chose comme elle est, caporal Bardolph.
Je suis capable de la mettre en loques; il faut que je sois vengé.

LE PAGE.--Je t'en prie, va-t'en.

PISTOL.--Je la verrai plutôt damnée dans l'étang maudit de Pluton, au
fin fond de l'enfer, avec l'Érèbe et tous les plus vilains tourments.
Prenez la ligne et le hameçon; je dis, à bas, à bas, chiens! à bas,
drôles! N'avons-nous pas Hirène ici[34]?

[Note 34: _Have we not hiren here?_ Il est absolument impossible de
donner aucune explication satisfaisante sur les allusions et les
citations dont se compose le langage de Pistol. Tirées pour la plupart
de pièces de théâtre aujourd'hui inconnues, et pour la plupart encore
défigurées par ce burlesque personnage, elles pouvaient avoir pour le
public du temps de Shakspeare un mérite entièrement perdu aujourd'hui,
et ne laissent plus saisir que l'intention du rôle. Il paraît bien, au
reste qu'_hiren_ était, en style d'argot, une des dénominations des
filles publiques (_huren_ en allemand). Il serait possible aussi qu'en
raison de la consonnance de ce mot avec _iron_ (fer), les tapageurs du
temps eussent donné ce même nom à leur épée.]

L'HÔTESSE.--Mon bon capitaine.... Tranquillisez-vous, il est bien tard;
je vous en supplie, apaisez votre colère.

PISTOL.--Soyons de bonne humeur, je le veux bien; mais des chevaux de
transport, de mauvaises rosses d'ânes gorgés de nourriture, qui ne
peuvent faire plus de trente milles par jour, iront-ils se comparer aux
César, aux Cannibal, aux Grecs Troyens? Non, qu'ils soient plutôt damnés
avec le roi Cerbère, et puisque les cieux mugissent, nous ne nous
troublerons pas pour des bagatelles.

L'HÔTESSE.--En vérité, capitaine, ce sont là des paroles bien dures.

BARDOLPH.--Va-t'en, bon enseigne, tout cela finirait par de la brouille.

PISTOL.--Que les hommes meurent comme des chiens, que les écus se
donnent comme des épingles! N'avons-nous pas Hirène ici?

L'HÔTESSE.--Sur ma parole, capitaine, il n'y a ici personne comme cela.
Par mon salut, est-ce que vous croyez que je la cacherais? Pour l'amour
de Dieu, point de bruit.

PISTOL.--Eh bien, mange donc et engraisse-toi, ma belle Callipolis:
allons, verse-moi du vin d'Espagne. _Si fortuna me tormenta, sperato me
contenta._ Est-ce qu'une bordée nous fait peur? Non, non: que l'ennemi
fasse feu.... Un peu de vin d'Espagne; et toi, mon cher coeur (_A son
épée qu'il pose à terre_), mets-toi là. Eh bien donc, est-ce là tout,
n'aurons-nous pas le _et cætera_?

FALSTAFF.--Pistol, je voudrais être tranquille ici.

PISTOL.--Mon cher chevalier, je vous baise le poing; nous avons vu les
sept étoiles.

DOROTHÉE.--Jette-le à bas des escaliers. Je ne veux pas supporter le
galimatias de ce drôle-là.

PISTOL.--Me jeter à bas des escaliers, comme si nous ne connaissions pas
les haquenées de Galloway[35]!

[Note 35: _Galloway nags_, chevaux de louage.]

FALSTAFF.--Bardolph! lance-le-moi au bas des escaliers comme un petit
palet: s'il ne fait ici rien autre chose que de dire des riens, il y
comptera pour rien.

BARDOLPH.--Allons, descendez l'escalier tout à l'heure.

PISTOL.--Comment! faudra-t-il donc en venir aux incisions? Allons-nous
tirer du sang? (_Il saisit son épée._) Eh bien, cela étant, que la mort
me berce, qu'elle m'endorme, qu'elle abrége mes tristes jours; allons,
que les trois soeurs défilent ici de cruelles, d'effroyables, de larges
blessures. Allons, Atropos, viens, je te dis.

L'HÔTESSE.--Oh! mon Dieu; voilà de belles affaires!

FALSTAFF, _à son page_.--Donne-moi ma rapière, garçon.

DOROTHÉE, _à Falstaff_.--Oh! je t'en prie, Jack, je t'en prie, ne va pas
dégainer.

FALSTAFF.--Descends-moi les escaliers.

L'HÔTESSE.--Voilà un beau vacarme! Ah! je renoncerai à tenir maison
plutôt que de consentir à me voir exposée à toutes ces palpitations et
ces frayeurs. Oh! il va y avoir du carnage, j'en suis sûre. Hélas! mon
Dieu, remettez vos épées dans le fourreau, remettez vos épées dans le
fourreau.

(Sortent Pistol et Bardolph.)

DOROTHÉE.--Je t'en prie, Jack, calme-toi, le drôle est parti. Ah! que
vous êtes un courageux mâtin de petit vilain!

L'HÔTESSE.--N'êtes-vous pas blessé à l'aine? Il me semble que je l'ai vu
vous pousser un mauvais coup dans le ventre.

(Rentre Bardolph.)

FALSTAFF.--L'avez-vous mis à la porte?

BARDOLPH.--Oui, monsieur, le misérable était ivre; vous l'avez blessé à
l'épaule, monsieur.

FALSTAFF.--Le drôle! venir m'insulter!

DOROTHÉE.--Ah! cher petit coquin! hélas! pauvre singe, comme te voilà
tout en sueur! Attends, laisse-moi t'essuyer le visage.--Viens donc,
mauvaise canaille.--Ah! pendard, par ma foi, je t'aime. Tu es aussi
courageux qu'Hector de Troie, tu vaux cinq Agamemnon, et dix fois mieux
que les neuf preux.--Ah! vilain!

FALSTAFF.--Un gredin de maraud! Je ferai sauter ce drôle-là dans la
couverture.

DOROTHÉE.--Fais-le, si tu l'oses, pour l'amour de moi; si tu le fais, je
te le revaudrai dans une paire de draps[36].

[Note 36: _I'll canvas thee between a pair of sheets._]

(Les musiciens arrivent.)

LE PAGE.--Monsieur, la musique est arrivée.

FALSTAFF.--Eh bien, qu'ils jouent! Jouez, messieurs. Assieds-toi sur mon
genou, Doll. Un gredin de fanfaron! Le pendard m'a échappé comme du
vif-argent.

DOROTHÉE.--Oui, par ma foi, et tu le suivais comme une église. Dis donc,
mâtin, dis donc, mon joli petit cochon de la Saint-Barthélemy[37], quand
est-ce que tu cesseras de te battre le jour et de t'escrimer la nuit, et
que tu commenceras à raccommoder ton vieux corps pour l'autre monde?

[Note 37: La foire de la Saint-Barthélemy était une foire célèbre en
Angleterre.]

(Entrent derrière eux le prince Henri et Poins, déguisés en garçons de
cave.)

FALSTAFF, _sans faire attention à eux, à sa Dorothée_.--Tais-toi, mon
coeur, ne parle pas comme une tête de mort[38]; ne me fais pas souvenir
de ma fin.

[Note 38: Du temps de Shakspeare, la grande élégance pour les femmes de
l'espèce de Dorothée était de porter au doigt du milieu une bague
représentant une tête de mort.]

DOROTHÉE.--Dis-moi un peu, mon petit ami, quel homme est le prince?

FALSTAFF.--C'est un assez bon garçon, taillé en lame de couteau: il
aurait fait un fort bon panetier, il aurait coupé le pain à merveille.

DOROTHÉE.--On dit que Poins, par exemple, ne manque pas d'esprit.

FALSTAFF.--Lui, de l'esprit? Le diable l'emporte, le magot! Son esprit
est aussi épais que de la moutarde de Tewksbury: il n'y a pas plus de
sens chez lui que dans une tête de maillet.

DOROTHÉE.--Comment se fait-il donc que le prince l'aime tant?

FALSTAFF.--Parce que leurs jambes sont de la même dimension, qu'il joue
fort bien au petit palet, qu'il mange de l'anguille de mer assaisonnée
de fenouil[39], qu'il avale des bouts de chandelle en guide de
brûlots[40], qu'il court à cheval sur un bâton avec les petits garçons,
qu'il saute à pieds joints par-dessus des tabourets, qu'il jure de bonne
grâce, qu'il porte des bottes bien collées, précisément à la forme de la
jambe, et qu'il ne cause point de querelles entre les gens en rapportant
les histoires secrètes; enfin, pour une foule d'autres qualités futiles
de cette sorte, qui dénotent un pauvre génie et un corps adroit; et
voilà ce qui fait que le prince l'admet auprès de lui; car le prince est
tout à fait de la même espèce; il ne faudrait pas ajouter à leur poids
celui d'un cheveu pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre.

[Note 39: _Eats conger and fennel._ L'anguille de mer, assaisonnée de
fenouil, passait pour donner des forces.]

[Note 40: _Drinks off candles ends for fluss dragons._ C'était un acte
de galanterie que d'avaler pour l'amour de sa maîtresse des choses
repoussantes et même dangereuses; le _fluss dragon_ était une amande
qu'on faisait brûler dans un bol d'eau-de-vie. Le courage consistait à
l'avaler tout enflammée, et l'adresse à exécuter cette opération sans se
faire mal.]

HENRI.--Ce moyen de roue-là ne mériterait-il pas bien qu'on lui coupât
les oreilles?

POINS.--Battons-le sous les yeux de sa maîtresse.

HENRI.--Regarde si ce vieux décrépit ne se fait pas gratter la tête
comme un perroquet.

POINS.--N'est-il pas singulier que le désir survive ainsi tant d'années
à la faculté de pécher?

FALSTAFF.--Embrasse-moi, Doll.

HENRI.--Saturne et Vénus en conjonction cette année! Que dit l'almanach
là-dessus?

POINS.--Et voyez un peu son valet, ce Trigon enflammé, lécher les
vieilles tablettes de son maître, son livre de notes, sa conseillère.

FALSTAFF.--C'est pour me flatter que tu me caresses ainsi.

DOROTHÉE.--Non, sur ma foi, c'est de bien bon coeur.

FALSTAFF.--Ah! je suis vieux, je suis vieux.

DOROTHÉE.--Je t'aime mille fois mieux que je n'aime aucun de tous ces
galeux de jeunes gens que tu vois là.

FALSTAFF.--Quelle étoffe veux-tu avoir pour te faire une mante? Je dois
recevoir de l'argent jeudi; tu auras un joli bonnet demain. Allons, une
chanson joyeuse: il se fait tard, nous irons nous mettre au lit.--Tu
m'oublieras, quand je serai parti!

DOROTHÉE.--Sur mon honneur, tu vas me faire pleurer, si tu parles comme
cela. Eh bien, essaye seulement, pour voir si je me parerai une fois
avant ton retour.--Mais allons, écoute la fin de la chanson.

FALSTAFF.--Un peu de vin d'Espagne, François.

HENRI ET POINS, _se présentant à lui_.--Tout à l'heure, tout à l'heure,
monsieur.

FALSTAFF, _reconnaissant le prince_.--Ah! quelque bâtard du roi! Et
n'est-ce pas là Poins, son frère?

HENRI.--Oh! globe de péchés, où l'on ne pourrait apercevoir un
continent[41], quelle vie mènes-tu là?

[Note 41: _Globe of sinful continents._ Le jeu de mots ne pouvait se
traduire littéralement; il a fallu tâcher d'en conserver quelque chose,
non pour le mérite, mais pour l'exactitude.]

FALSTAFF.--Meilleure que la tienne; je suis un gentilhomme, et toi, un
tireur de vin.

HENRI.--Ce que je suis venu tirer, mon cher monsieur, ce sont vos
oreilles.

L'HÔTESSE.--Oh! que Dieu conserve ta Grâce! Par ma foi, sois le bienvenu
à Londres. Que le seigneur bénisse ton aimable figure! Oh! Jésus! vous
voilà donc revenu du pays de Galles?

FALSTAFF.--Te voilà donc, mâtin; tu es folle, engeance de roi (_portant
la main sur Dorothée_), je te le jure par sa peau flexible et son sang
corrompu, tu es le bienvenu!

DOROTHÉE.--Qu'est-ce que c'est que ça, gros butor que vous êtes? Je vous
méprise.

POINS, _au prince_.--Milord, si vous ne prenez pas la chose dans le
premier feu, il vous fera perdre l'envie de vous venger, et tournera le
tout en plaisanterie.

HENRI.--Comment! infâme mine à suif, avec quel mépris n'avez-vous pas
parlé de moi tout à l'heure en présence de cette sage, honnête et
vertueuse dame?

L'HÔTESSE.--Dieu bénisse votre excellent coeur! Elle est bien tout cela,
sur mon honneur.

FALSTAFF.--Est-ce que tu m'as entendu?

HENRI.--Oui; et vous m'avez reconnu aussi, comme le jour où vous vous
sauvâtes auprès de Gadshill. Vous saviez certainement que j'étais
derrière vous, et vous avez dit tout cela exprès pour mettre ma patience
à l'épreuve.

FALSTAFF.--Oh! non, non, non, tu te trompes; je ne croyais pas que tu
fusses à portée de m'entendre.

HENRI.--Je veux vous forcer à avouer l'insulte que vous m'avez faite de
dessein prémédité; et alors je saurai bien comment vous arranger.

FALSTAFF.--Il n'y avait pas d'insulte, Hal; sur mon honneur, il n'y
avait pas d'insulte.

HENRI.--Comment! en me dépréciant, en m'appelant panetier, taille-pain,
et je ne sais encore comment.

FALSTAFF.--Point d'insulte, Hal.

POINS.--Quoi! ce ne sont pas là des insultes?

FALSTAFF.--Pas du tout, point d'insulte, du tout, Ned, honnête Ned. Je
l'ai déprécié devant les méchants, afin que les méchants ne se prissent
point d'amour pour lui: en quoi faisant, j'ai joué le rôle d'un
véritable ami, d'un fidèle sujet, et ton père doit me remercier pour
cela. Il n'y a point là d'insulte, Hal; pas du tout, Ned, pas du tout:
non, mes enfants, pas du tout.

HENRI.--Vois donc, si de peur et de pure lâcheté tu n'insultes pas à
présent cette vertueuse dame, pour te tirer d'affaire avec nous?
Est-elle du nombre des méchants? Ton hôtesse que voilà, en est-elle? Ce
pauvre petit page en est-il un? Ou bien cet honnête Bardolph, dont le
nez brûle de zèle, est-il un méchant?

POINS.--Réponds donc, vieil arbre mort, réponds donc!

FALSTAFF.--Le diable a déjà marqué Bardolph à tout jamais, et son visage
est la cuisine particulière de Lucifer, où il ne fait autre chose que de
lui rôtir de la vermine: quant à ce petit page, il a un bon ange à ses
côtés; mais le diable est plus fort que lui.

HENRI.--Pour les femmes....

FALSTAFF.--Il y en a une qui est déjà en enfer; elle brûle, la pauvre
diablesse. Quant à l'autre, je lui dois de l'argent; si pour cela elle
doit être damnée ou non, c'est ce que je ne sais pas.

L'HÔTESSE.--Oh! pour cela non, je vous assure.

FALSTAFF.--A te dire le vrai, je ne le crois pas non plus; je crois que
tu es quitte pour cet article. Mais, pardieu! il y a une autre affaire
contre toi; de souffrir qu'on mange de la viande chez toi, en
contravention à la loi! C'est pourquoi je pense que tu hurleras.

L'HÔTESSE.--Tous ceux qui tiennent auberge en font autant: qu'est-ce
qu'un gigot de mouton ou deux durant tout un carême?

HENRI.--Et vous, ma belle dame?

DOROTHÉE.--Que dit Votre Grâce?

FALSTAFF.--Ce que dit Sa Grâce, elle le dit tout à fait à contre-coeur.

L'HÔTESSE.--Qui frappe si fort à la porte? Voyez qui est à la porte,
François.

(Entre Peto.)

HENRI.--Eh bien, Peto, quelle nouvelle?

PETO.--Le roi votre père est à Westminster; vingt courriers bien las et
bien épuisés arrivent du nord; et chemin faisant j'ai rencontré et passé
une douzaine de capitaines, nu-tête et suant à grosses gouttes, qui
frappaient à tous les cabarets, et demandaient si l'on n'avait pas vu
sir Jean Falstaff.

HENRI.--Sur mon Dieu, Poins, je me sens bien coupable de profaner ainsi
à des sottises un temps si précieux, tandis que la tempête de la
révolte, comme le vent du sud accompagné de noires vapeurs, commence à
fondre en orage sur nos têtes nues et désarmées. Donnez-moi mon épée et
mon manteau. Bonsoir, Falstaff.

(Sortent Henri, Poins, Peto et Bardolph.)

FALSTAFF.--Voilà que m'arrivait le plus friand morceau de la soirée, et
il faut partir sans y mettre la dent! Encore frapper à la porte!
Qu'est-ce que c'est? qu'y a-t-il donc encore?

(Entre Bardolph.)

BARDOLPH.--Il faut que vous vous rendiez à la cour tout de suite; il y a
là-bas une douzaine de capitaines qui vous attendent à la porte.

FALSTAFF, _au page_.--Payez les musiciens, petit drôle; adieu, hôtesse;
adieu, Dorothée: vous voyez, mes enfants, comme les gens de mérite sont
recherchés. L'homme inutile peut dormir, tandis que l'homme de courage
est appelé partout. Adieu, mes enfants: si l'on ne me fait pas partir en
poste sur-le-champ, je vous reverrai avant de m'en aller.

DOROTHÉE.--Je ne saurais parler. Si mon coeur n'est pas prêt à
crever!... Enfin, mon cher Jack, aie bien soin de toi.

FALSTAFF.--Adieu, adieu.

L'HÔTESSE.--Allons, porte-toi bien: il y aura vingt-neuf ans à la saison
des pois verts que je te connais, mais pour un homme plus honnête et
plus sincère.... Enfin, porte-toi bien.

BARDOLPH, _appelant dans l'intérieur_.--Mistriss Tear-Sheet!

L'HÔTESSE.--Qu'est-ce qu'il y a?

BARDOLPH.--Dites à mistriss Tear-Sheet de venir parler à mon maître.

L'HÔTESSE.--Oh! cours vite, Dorothée; cours, cours, ma bonne Dorothée.

(Elles sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



                           ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Une chambre du palais.

_Entre_ LE ROI _en robe de chambre, accompagné d'un page_.


LE ROI.--Va: dis aux comtes de Surrey et de Warwick de se rendre ici;
mais recommande-leur de lire auparavant ces lettres, et d'en bien
méditer le contenu. Fais diligence. (_Le page sort._) Combien de
milliers de mes plus pauvres sujets dorment à cette heure! O sommeil, ô
bienfaisant sommeil, doux réparateur de la nature, comment donc t'ai-je
effrayé, que tu ne veuilles plus appesantir mes paupières, et plonger
dans l'oubli mes sens assoupis? Pourquoi, sommeil, te plais-tu mieux
dans la chaumière enfumée, étendu sur d'incommodes grabats, où tu
t'assoupis au bourdonnement des insectes nocturnes, que dans les
chambres parfumées des grands, sous la pourpre d'un dais magnifique, où
les sons d'une douce mélodie invitent au repos? Dieu stupide, pourquoi
vas-tu partager le lit dégoûtant du misérable, et laisses-tu la couche
des rois semblable à la boîte d'une horloge, ou à la cloche qui sonne
l'alarme? Quoi! tu vas fermer les yeux du mousse sur la cime agitée et
périlleuse du mât, et tu le berces sur la couche de la tempête
impétueuse, au milieu des vents qui saisissent par le sommet les vagues
scélérates, hérissent leurs têtes monstrueuses, et les suspendent aux
mobiles nuages avec des clameurs si assourdissantes qu'à ce tapage la
mort elle-même se réveille. O injuste sommeil, peux-tu dans ces heures
terribles accorder ton repos au mousse trempé des flots, tandis qu'au
sein de la nuit la plus calme et la plus tranquille, sollicité par tous
les moyens et toutes les séductions imaginables, tu le refuses à un
roi!--Couchez-vous donc tranquillement, heureux misérables. La tête qui
porte une couronne ne repose jamais avec calme!

(Entrent Warwick et Surrey.)

WARWICK.--Mille bonjours à Votre Majesté!

LE ROI.--Est-ce que nous sommes déjà au matin?

WARWICK.--Il est une heure passée.

LE ROI.--En ce cas, milords, je vous souhaite aussi le bonjour à tous
deux.--Avez-vous lu les lettres que je vous ai envoyées?

WARWICK.--Oui, mon souverain.

LE ROI.--Vous voyez donc dans quel état critique est notre royaume, de
quelles maladies funestes il est atteint, et que le plus grand danger
est tout près du coeur.

WARWICK.--Il n'y a, seigneur, qu'un désordre naissant dans sa
constitution, et l'on peut lui rendre toute sa vigueur avec de bons
conseils et peu de remèdes.--Milord Northumberland sera bientôt
refroidi.

LE ROI.--O ciel! que ne peut-on lire dans le livre du destin! y voir
tantôt la révolution des siècles aplanir les plus hautes montagnes;
tantôt le continent, comme lassé de sa ferme solidité, se fondre et
s'écouler dans les mers; et d'autres fois la ceinture en falaises de
l'Océan devenir trop large pour les reins de Neptune! que n'y peut-on
apprendre comme le hasard se rit de nous, et de combien de diverses
liqueurs ses changements remplissent la coupe des vicissitudes! Oh! si
l'on pouvait voir tout cela, le jeune homme le plus heureux, à l'aspect
de la route qu'il lui faut suivre à travers la vie, des périls où il
doit passer, des traverses qui doivent s'ensuivre, ne songerait plus
qu'à fermer le livre, s'asseoir et mourir.--Dix ans ne se sont pas
encore écoulés depuis que Richard et Northumberland, amis déclarés,
prenaient ensemble de joyeux repas; et deux ans après ils étaient en
guerre. Il n'y a que huit ans que ce même Percy était l'homme le plus
près de mon coeur; il travaillait sans relâche comme un frère pour mes
intérêts, et déposait à mes pieds son affection et sa vie. Oui, pour
l'amour de moi il bravait en face Richard. Qui de vous était présent
alors? (_A Warwick._) C'était vous, cousin Névil, autant que je m'en
puis souvenir. Lorsque Richard, les yeux pleins de larmes, insulté,
maltraité de reproches par Northumberland, prononça ces paroles que nous
voyons maintenant avoir été prophétiques: «Northumberland, toi l'échelle
avec laquelle mon cousin Bolingbroke monte sur mon trône.»--Bien
qu'alors, le ciel le sait, je n'eusse point cette pensée, et que la
nécessité seule ait abaissé l'État, à tel point que la souveraineté et
moi nous fûmes forcés de nous embrasser.--«Le temps viendra,
continua-t-il, le temps viendra où ce crime infâme, comme un ulcère
mûri, répandra la corruption qu'il renferme.» Et il poursuivit,
prédisant ce qui arrive aujourd'hui et la rupture de notre amitié.

WARWICK.--Il se trouve toujours dans la vie des hommes quelque événement
propre à nous représenter l'aspect des temps qui ne sont plus. En les
observant, on peut prophétiser assez juste les principaux événements qui
sont encore à naître, faibles commencements gardés en réserve dans les
germes où ils reposent, pour y être couvés par le temps qui les fait
éclore. D'après l'inévitable loi des choses, le roi Richard pouvait
clairement concevoir l'idée que le puissant Northumberland, alors
traître envers lui, ferait sortir de cette semence une trahison plus
grande encore qui ne trouverait pour y attacher ses racines d'autre
terrain que vous.

LE ROI.--Ces événements sont-ils donc une inévitable nécessité? Eh bien,
recevons-les comme la nécessité. C'est elle encore qui nous appelle en
ce moment à grands cris.--On dit que l'évêque et Northumberland sont
forts de cinquante mille hommes.

WARWICK.--Cela est impossible, seigneur; la renommée, répétant à la fois
la voix et l'écho, double toujours les objets de la crainte.--Que Votre
Grâce veuille bien s'aller mettre au lit. Sur ma vie, seigneur, l'armée
que vous avez envoyée viendra facilement à bout de cette conquête; et
pour vous consoler encore davantage, j'ai reçu l'avis que Glendower est
mort. Votre Majesté a été malade toute cette quinzaine, et ces heures
prises sur le temps du sommeil doivent nécessairement aggraver votre
mal.

LE ROI.--Je vais suivre votre conseil: et si ces guerres domestiques
étaient terminées, nous partirions, mes chers lords, pour la Terre
sainte.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une cour devant la maison du juge de paix Shallow, dans le comté de
Glocester.

_Entrent_ SHALLOW et SILENCE, _chacun de son côté, suivi de_ MOULDY,
SHADOW, WART, FEEBLE et BULLCALF.


SHALLOW, _à Silence_.--Venez, venez, venez: votre main, monsieur, votre
main, monsieur; vous êtes bien matinal, par ma foi! Comment se porte mon
cher cousin Silence?

SILENCE.--Bonjour, mon cher cousin Shallow.

SHALLOW.--Et comment se porte ma cousine votre femme, et votre charmante
fille, et la mienne, ma filleule Hélène?

SILENCE.--Ah! ce n'est pas un merle blanc.

SHALLOW.--Qu'on en dise tout ce qu'on voudra, je gage que mon cousin
Guillaume est un habile garçon à présent. Il est toujours à Oxford,
n'est-ce pas?

SILENCE.--Oui vraiment, et cela me coûte beaucoup.

SHALLOW.--Vous l'enverrez bientôt, je pense, aux écoles de droit.
J'étais autrefois de celle de Saint-Clément, où je crois qu'on parle
encore, et qu'on parlera longtemps de cet étourdi de Shallow.

SILENCE.--On vous appelait le vigoureux Shallow, alors, cousin.

SHALLOW.--Oh! pardieu, j'avais toutes sortes de noms. Et en vérité, il
n'y avait rien que je ne fusse capable de faire, et rondement encore. Il
y avait moi et le petit Jean Doit, du comté de Stafford, et le noir
George Bare, et François Pickbone, et Guillaume Squelle, un fameux
lutteur[42]: je suis sûr que, dans toutes les écoles de droit, on
n'aurait pas trouvé quatre autres vauriens de tapageurs comme nous; et
j'ose dire que nous savions bien où déterrer le gibier, et que nous
avions le meilleur à commandement. Il y avait aussi dans ce temps-là
avec nous Jean Falstaff, aujourd'hui sir Jean, alors tout jeune et page
de Thomas Mowbray, duc de Norfolk.

[Note 42: _A Colswold man._ Les jeux de Colswold étaient célèbres alors
pour les exercices d'adresse et de force.]

SILENCE.--Est-ce le même sir Jean, cousin, qui va venir ici bientôt pour
des recrues?

SHALLOW.--Le même, le même sir Jean, précisément le même. Je lui ai vu
fendre la tête de Skogan[43] à la porte du palais, qu'il n'était encore
qu'un marmot pas plus haut que cela: et le même jour, je me suis battu
avec un certain Samson Stock-Fish, qui tenait une boutique de fruitier
derrière les écoles de Gray. Oh! les bonnes farces que j'ai faites! Et
de voir aujourd'hui combien il y a de mes vieilles connaissances de
mortes!

[Note 43: _Skogan_ était un poëte qui suivait la cour de Henri IV, et
composait des ballades et des moralités. Il paraît avoir été un homme
sérieux et nullement fait pour se trouver compromis avec un mauvais
sujet de l'espèce de Falstaff. Mais on a le recueil des mauvaises
plaisanteries d'un autre _Skogan_, espèce de bouffon qui vivait du temps
d'Édouard IV. Shakspeare paraît les avoir confondus, ou peut-être est-ce
un anachronisme qu'il prête à dessein à Shallow pour faire ressortir un
de ses mensonges.]

SILENCE.--Nous les suivrons tous, cousin.

SHALLOW.--Oh! cela est certain, cela est certain, très-sûr, très-sûr: la
mort (comme dit le psalmiste) est certaine pour tous, tous
mourront.--Combien une bonne paire de boeufs à la foire de Stampford?

SILENCE.--Pour vous dire la vérité, cousin, je n'y ai pas été.

SHALLOW.--Oui, la mort est certaine.--Et le vieux Double de votre ville
est-il toujours en vie?

SILENCE.--Mort, monsieur.

SHALLOW.--Mort! Voyez, voyez, il tirait bien de l'arc; et il est mort!
Il avait un beau coup de fusil. Jean de Gaunt l'aimait beaucoup, et
gageait beaucoup d'argent sur sa tête. Mort! il vous tapait dans le
blanc à deux cent quarante pas, et vous aurait lancé un trait à deux
cent quatre-vingts, et même quatre-vingt-dix pas, que cela vous aurait
enchanté à voir.--A quel prix la vingtaine de brebis à présent?

SILENCE.--C'est selon ce qu'elles sont: une vingtaine de bonnes brebis
peut aller à dix guinées.

SHALLOW.--Et comme cela, le pauvre vieux Double est donc mort?

(Entrent Bardolph et une autre personne avec lui.)

SILENCE.--Voilà, je crois, deux des gens de sir Jean Falstaff.

BARDOLPH.--Bonjour, mes bons messieurs; lequel de vous deux est le juge
Shallow?

SHALLOW.--Je suis Robert Shallow, monsieur, un pauvre gentilhomme de ce
comté, et l'un des juges de paix du roi. Que désirez-vous de moi?

BARDOLPH.--Mon capitaine, monsieur le juge, se recommande à vous; mon
capitaine, sir Jean Falstaff, homme de belle taille, pardieu! et un
très-vaillant chef de recrues.

SHALLOW.--Il me fait bien de la grâce, monsieur; je l'ai connu un
excellent espadonneur: comment se porte ce bon chevalier? Oserai-je
demander comment se porte milady son épouse?

BARDOLPH.--Excusez-moi, monsieur, mais un soldat n'est pas si mal
accommodé que de n'avoir qu'une femme.

SHALLOW.--C'est bien dit, par ma foi, monsieur; et, en vérité, c'est
bien dit. Mieux accommodé! Il est bon! Oui, en vérité, il est bon! Les
bonnes phrases sont très-certainement et ont toujours été en grande
recommandation. Accommodé,--cela vient d'_accommodo_: fort bien! c'est
une bonne phrase[44]!

[Note 44: _Accommodate_ était une expression à la mode.]

BARDOLPH.--Pardonnez, monsieur, mais j'ai entendu dire ce mot-là.
Comment dites-vous, une phrase? Par le jour qui luit, je ne sais pas ce
que veut dire _phrase_; mais je soutiendrai, l'épée à la main, que ce
mot est un très-bon mot de soldat, et un mot d'un sens très-avantageux.
Oui, accommodé, c'est-à-dire qu'un homme est, comme on dit, accommodé;
ou bien, quand un homme est ce qu'on appelle.... par quoi.... et
comment... il peut passer pour accommodé, ce qui est une excellente
chose.

(Arrive Falstaff.)

SHALLOW.--Vous avez raison; tenez, voilà le bon sir Jean qui arrive.
Donnez-moi votre chère main; que Votre Seigneurie donne sa chère main.
Sur ma parole, vous avez bon visage; vous portez vos années à faire
plaisir. Soyez le bienvenu, mon cher sir Jean.

FALSTAFF.--Je suis charmé de vous voir en bonne santé, mon cher maître
Robert Shallow. C'est maître Sure-Card que voilà, je pense?

SHALLOW.--Non, sir Jean; c'est mon cousin Silence, mon confrère.

FALSTAFF.--Cher monsieur Silence, vous étiez bien fait pour être juge de
paix.

SILENCE.--Votre Seigneurie est la bienvenue.

FALSTAFF.--Pardieu! il fait bien chaud!--Messieurs, m'avez-vous fait ici
une demi-douzaine d'hommes bons à recruter?

SHALLOW.--Vraiment oui, monsieur. Voulez-vous prendre la peine de vous
asseoir?

FALSTAFF.--Voyons-les, s'il vous plaît.

SHALLOW.--Où est la liste, où est la liste, où est la liste? Attendez,
attendez, attendez. Allons, allons, allons, allons. Oui ma foi,
monsieur. (_Il fait l'appel._) Ralph Moisi[45]? Qu'ils viennent dans
l'ordre où je les appelle. Qu'ils viennent dans l'ordre, qu'ils viennent
dans l'ordre. Voyons, où est Moisi?

[Note 45: _Mouldy._ Il a fallu traduire les noms des recrues, sans quoi
les plaisanteries de Falstaff auraient été incompréhensibles.]

MOISI.--Ici, sous votre bon plaisir.

SHALLOW.--Que pensez-vous de celui-ci, sir Jean? C'est un garçon bien
membré, jeune, fort, et qui vient de bonne famille.

FALSTAFF.--Est-ce toi qui t'appelles Moisi?

MOISI.--Oui, sous votre bon plaisir.

FALSTAFF.--Il n'est que plus pressé de t'employer.

SHALLOW.--Ha, ha, ha! cela est excellent, ma foi! Ce qui est moisi a
besoin d'être employé plus tôt que plus tard. Singulièrement bon! Bien
dit, par ma foi! Fort bien dit!

FALSTAFF.--Piquez-le.

MOISI.--Oh! piqué, je le suis de reste. Si vous aviez pu me laisser
tranquille! Ma vieille grand'mère ne saura où donner de la tête pour
trouver quelqu'un qui lui fasse son ménage et les gros travaux. Vous
n'aviez pas besoin de me piquer; il y en a tant d'autres plus en état
que moi!

FALSTAFF.--Allons, paix, Moisi: vous marcherez. Moisi, il est temps
qu'on vous emploie.

MOISI.--Qu'on m'emploie?

SHALLOW.--Paix, drôle, paix; rangez-vous de côté: savez-vous à qui vous
parlez?--Voyons l'autre, sir Jean. Attendez. Simon L'ombre[46]!

[Note 46: _Shadow._]

FALSTAFF.--Vraiment, je veux l'avoir celui-là; ce doit être un soldat
bien frais.

SHALLOW.--Où est L'ombre?

L'OMBRE.--Me voilà, monsieur.

FALSTAFF.--L'ombre, de qui es-tu fils?

L'OMBRE.--Je suis l'enfant de ma mère, monsieur.

FALSTAFF.--L'enfant de ta mère! c'est assez vraisemblable; et l'ombre de
ton père, l'enfant de la femelle est l'ombre du mâle: il y en a beaucoup
de cette espèce, vraiment, mais pas beaucoup où le père ait mis du sien.

SHALLOW.--Vous convient-il, sir Jean?

FALSTAFF.--L'ombre conviendra fort en été, pique-le; nous avons comme
cela beaucoup d'ombres qui remplissent les cadres.

SHALLOW.--Thomas Bossu[47]!

[Note 47: _Wart._]

FALSTAFF.--Où est-il?

BOSSU.--Me voilà, monsieur.

FALSTAFF.--T'appelles-tu Bossu?

BOSSU.--Oui, monsieur.

FALSTAFF.--Tu es, ma foi, un bossu bien bossu.

SHALLOW.--Le piquerai-je, monsieur le chevalier?

FALSTAFF.--Il n'est pas nécessaire, car son équipage est bâti sur son
dos, et son corps ne tient qu'avec des épingles: ne le piquez pas
davantage.

SHALLOW.--Ha, ha, ha! C'est à faire à vous, chevalier, c'est à faire à
vous! Je vous fais mon compliment.--François Foible[48].

[Note 48: _Feeble._]

FOIBLE.--Me voilà, monsieur.

FALSTAFF.--Quel métier fais-tu, Foible?

FOIBLE.--Tailleur pour femmes, monsieur.

SHALLOW.--Le piquerai-je, monsieur?

FALSTAFF.--Si vous voulez; mais si c'eût été un tailleur d'hommes, c'est
à vous qu'il aurait piqué des points. Feras-tu bien autant de trous dans
le corps d'armée de l'ennemi que tu en as fait dans une jupe de femme?

FOIBLE.--J'y ferai tout mon possible, monsieur; vous n'en pouvez pas
demander davantage.

FALSTAFF.--C'est bien dit, mon cher tailleur pour femmes, bien dit,
courageux Foible. Tu seras aussi vaillant qu'un pigeon en colère, ou que
la plus magnanime des souris. Piquez bien le tailleur de femmes, maître
Shallow, profondément, monsieur Shallow.

FOIBLE.--J'aurais été bien charmé que Bossu fût parti aussi, monsieur.

FALSTAFF.--Je serais bien charmé que tu fusses tailleur pour hommes,
afin que tu pusses le raccommoder et le mettre en état d'aller. Je ne
peux pas faire un simple soldat d'un homme qui a un si gros corps
derrière lui. Cette raison doit vous suffire, très-vigoureux Foible.

FOIBLE.--Aussi suffira-t-elle, monsieur.

FALSTAFF.--Je te suis bien obligé, respectable Foible.--Qui est-ce qui
vient après?

SHALLOW.--Pierre le Boeuf[49], de la prairie.

[Note 49: _Bull-calf._]

FALSTAFF.--Vraiment! Voyons un peu ce Pierre le Boeuf.

LE BOEUF.--Me voilà, monsieur.

FALSTAFF.--Devant Dieu, cela fait un drôle bien bâti. Allons, piquez-moi
le Boeuf jusqu'à ce qu'il mugisse.

LE BOEUF.--Oh! mon seigneur capitaine....

FALSTAFF.--Comment donc? tu cries avant qu'on te pique?

LE BOEUF.--Ah! monsieur, je suis malade.

FALSTAFF.--Et quelle maladie as-tu?

LE BOEUF.--Un mâtin de rhume, monsieur; une toux que j'ai attrapée à
force de sonner dans les affaires du roi, le jour de son couronnement,
monsieur.

FALSTAFF.--Allons, tu viendras à la guerre en robe de chambre: nous
ferons partir ton rhume, et nous aurons soin que tes parents sonnent
pour toi.--Est-ce là tout?

SHALLOW.--Nous en avons appelé deux de plus qu'il ne vous faut; vous ne
devez avoir que quatre hommes ici, monsieur; faites-moi le plaisir
d'entrer et d'accepter mon dîner.

FALSTAFF.--Volontiers, j'irai boire un coup avec vous, mais je ne
saurais rester à dîner. Je suis bien charmé d'avoir eu le plaisir de
vous voir, maître Shallow.

SHALLOW.--Oh! monsieur le chevalier, vous souvenez-vous quand nous avons
passé la nuit ensemble dans le moulin à vent des prés Saint-George?

FALSTAFF.--Ne parlons plus de cela, mon cher maître Shallow, ne parlons
plus de cela.

SHALLOW.--Ah! que de farces nous avons faites cette nuit-là! et Jeanne
Night-Work est-elle toujours en vie?

FALSTAFF.--Toujours, maître Shallow.

SHALLOW.--Elle ne pouvait se débarrasser de moi.

FALSTAFF.--Oh! jamais, jamais: aussi disait-elle toujours qu'elle ne
pouvait pas supporter maître Shallow.

SHALLOW.--Pardieu! il n'y avait personne comme moi pour la faire
enrager. C'était une bonne robe alors; se soutient-elle toujours bien?

FALSTAFF.--Oh! vieille, vieille, maître Shallow.

SHALLOW.--En effet, elle doit être vieille; il est impossible qu'elle ne
soit pas vieille; certainement elle est vieille, puisqu'elle avait eu
Robin Night-Work du vieux Night-Work, avant que je fusse à
Saint-Clément.

SILENCE.--Il y a cinquante-cinq ans de cela.

SHALLOW.--Ah! cousin Silence, que n'as-tu vu ce que le chevalier et moi
avons vu! ah! sir John!

FALSTAFF.--Nous avons entendu souvent sonner le carillon de minuit,
maître Shallow.

SHALLOW.--Si nous l'avons entendu! si nous l'avons entendu! si nous
l'avons entendu! en vérité, chevalier, nous pouvons bien dire que nous
l'avons entendu. Notre mot du guet était _hem_!
_enfants_!--Allons-nous-en dîner. Oh! les beaux jours que nous avons
vus! Allons, allons.

(Falstaff, Shallow et Silence sortent.)

LE BOEUF.--Mon bon monsieur le corporal Bardolph, soyez de mes amis, et
voilà la somme de quarante schellings de Henri en écus de France pour
vous. En bonne vérité, monsieur, j'aimerais autant être pendu, monsieur,
que de partir: et cependant, quant à moi, monsieur, ce n'est pas que je
m'en soucie beaucoup; mais c'est que ce n'est pas mon penchant, et quant
à moi j'ai envie de rester dans ma famille; autrement, monsieur, je ne
m'en soucie pas quant à moi beaucoup.

BARDOLPH.--Allons, rangez-vous de côté.

MOISI.--Et moi, mon bon monsieur le caporal capitaine, soyez de mes amis
pour l'amour de ma vieille grand'mère, elle n'a personne capable de rien
faire auprès d'elle quand je serai parti; elle est vieille et ne peut
pas s'aider toute seule; je vous en donnerai quarante, monsieur.

BARDOLPH.--Allons, rangez-vous de côté.

FOIBLE.--Par ma foi, cela m'est égal; un homme ne peut jamais mourir
qu'une fois; nous devons une mort à Dieu. Je ne porterai jamais un coeur
lâche: si c'est mon sort, soit: si ce ne l'est pas, tout de même.
Personne n'est trop bon pour servir son prince; et que cela tourne comme
cela voudra: celui qui meurt cette année en est quitte pour l'année
prochaine.

BARDOLPH.--Bien dit, tu es un brave garçon!

FOIBLE.--Non, ma foi! je ne porterai jamais un coeur lâche.

(Rentrent Falstaff et les juges de paix.)

FALSTAFF.--Allons, monsieur, quels sont les hommes que je dois avoir?

SHALLOW.--Choisissez les quatre que bon vous semblera.

BARDOLPH.--Monsieur, écoutez un peu que je vous dise un mot: j'ai[50]
trois guinées pour décharger Moisi et le Boeuf.

[Note 50: Bardolph a reçu 80 schellings, ce qui fait environ 4 guinées
il en vole une à son maître.]

FALSTAFF.--Bien, j'entends.

SHALLOW.--Allons, sir Jean, qui sont les quatre que vous choisissez?

FALSTAFF.--Choisissez pour moi.

SHALLOW.--Vraiment donc: Moisi, le Boeuf, Foible, et L'ombre.

FALSTAFF.--Moisi, le Boeuf!--Quant à vous, Moisi, restez chez vous
jusqu'à ce que vous ne soyez plus bon pour le service. Et vous, le
Boeuf, croissez jusqu'à ce que vous y soyez propre. Je ne veux point de
vous autres.

SHALLOW.--Ah! sir Jean, sir Jean, ne vous faites pas tort à vous-même:
ce sont vos plus beaux hommes; et je serais bien aise que vous eussiez
ce qu'il y a de mieux.

FALSTAFF.--Voulez-vous m'apprendre, monsieur Shallow, à choisir un
homme? Est-ce que je me soucie, moi, des membres, de la largeur, de la
stature, de la corpulence, et de toutes ces formes robustes d'un homme?
Donnez-moi le coeur, monsieur Shallow. Voilà Bossu, par exemple; vous
voyez quel air mal torché il a. Eh bien, c'est un homme qui vous
chargera et fera partir son mousquet aussi vite que le marteau d'un
chaudronnier, qui ira et viendra aussi prestement que les seaux du
brasseur sortant la bière de la cuve. Et cet autre demi-visage, ce
maraud de L'ombre, voilà encore un homme comme il m'en faut; cela ne
présente ni surface ni but à l'ennemi; celui qui voudra tirer sur lui
pourrait tout aussi facilement ajuster le tranchant d'un canif: et pour
une retraite, avec quelle légèreté ce Foible, tailleur de femmes, vous
saura courir! Oh! donnez-moi les hommes de rebut, et renvoyez-moi au
rebut vos hommes d'élite. Mettez-moi un mousquet entre les mains de
Bossu, Bardolph.

BARDOLPH, _lui faisant faire l'exercice_.--Tenez-vous, Bossu; l'arme en
joue: comme cela, comme cela, comme cela.

FALSTAFF.--Allons, maniez-moi votre mousquet; comme cela; fort bien:
marchez; fort bien, à merveille. Oh! il n'est rien de tel pour faire un
fusilier qu'un petit, vieux, maigre, ratatiné, pelé. Par ma foi, je te
dis que c'est fort bien, Bossu. Tu es un bon garçon; tiens, voilà un
tester pour toi.

SHALLOW.--Il n'est pas encore passé maître là dedans; il ne l'exécute
pas très-bien. Je me souviens qu'à la plaine de Mile-End, du temps que
je demeurais à Saint-Clément, je faisais alors le rôle de sir Dagonet
dans la farce d'Arthur; il y avait un singulier drôle de petit corps, et
il vous maniait son mousquet comme cela, et puis il tournait par ici, et
tournait par là, et puis en avant, et puis en arrière, comme qui dirait,
_ra ta ta_, et puis comme qui dirait _pan_, et puis il s'en allait, et
puis il revenait encore: ah! je n'en verrai jamais un comme lui.

FALSTAFF.--Ceux-là iront très-bien. Maître Shallow, Dieu vous garde!
maître Silence, je ne ferai pas de longs compliments avec vous; adieu,
messieurs, tous les deux. Je vous fais mes remercîments; j'ai encore une
douzaine de milles à faire ce soir.--Bardolph, donnez à ces miliciens
leur uniforme.

SHALLOW.--Sir Jean, que le ciel vous bénisse, fasse prospérer vos
affaires, et nous envoie bientôt la paix! Ne repassez pas ici sans vous
arrêter chez moi, que nous renouvelions notre ancienne connaissance:
peut-être bien alors que je vous tiendrai compagnie pour aller à la
cour.

FALSTAFF.--Je voudrais qu'il vous en prît envie, maître Shallow.

SHALLOW.--Allez, en un mot comme en mille, j'ai dit. Portez-vous bien.

FALSTAFF.--Adieu, mes chers messieurs.--Ici, Bardolph. Conduis ces
hommes-là.

(Il sort.)

FALSTAFF.--A mon retour je veux soutirer ces deux juges de paix. Je
connais déjà à fond le juge Shallow. Seigneur mon Dieu, combien nous
autres vieillards sommes naturellement portés à mentir! Ce décharné de
juge de paix n'a fait autre chose que de m'étourdir de toutes les
extravagances de sa jeunesse, et de ses prouesses dans la rue de
Turn-Bull[51], et jamais trois mots de suite sans une menterie, plus
exactement payée à son auditeur que ne l'est l'impôt du Turc. Je me le
rappelle très-bien lorsqu'il était à Saint-Clément, comme de ces figures
qu'on fait, après souper, d'une pelure de fromage. Quand il était nu, il
n'y avait personne qui ne le prit pour une rave fourchue surmontée d'une
tête grotesquement taillée au couteau; il était si mince qu'à une vue un
peu embrouillée ses dimensions auraient été tout à fait invisibles.
C'était le spectre de la famine, et cependant lascif comme un singe. Les
catins ne l'appellaient pas autrement que Mandragore: il suivait
toujours les modes d'une lieue, et n'avait jamais de chansons à chanter
à ses mauvaises servantes d'auberges que celles qu'il entendait siffler
aux charretiers; et il vous les donnait avec serment pour des caprices
de lui, ou le fruit de ses veilles; et voilà ce sabre de bois devenu
écuyer, parlant aussi familièrement de Jean de Gaunt que s'il eût été
son camarade, et je ferais bien serment qu'il ne l'a jamais vu qu'une
fois dans sa vie: c'était dans la cour des joutes où Gaunt lui cassa la
tête pour s'être venu fourrer parmi les officiers du maréchal. Je dis,
en voyant cela, à Jean de Gaunt qu'il battait son propre nom; en effet
vous l'auriez pu fourrer tout vêtu dans une peau d'anguille: l'étui d'un
hautbois à trois corps lui eût fait une maison, un palais; et
aujourd'hui il a des terres et des bestiaux! C'est bien, je ferai
connaissance avec lui, si je reviens; et il y aura bien du malheur si je
ne m'en fais une double pierre philosophale. Si le jeune goujon fait la
nourriture du vieux brochet, je ne vois pas pourquoi, suivant toutes les
lois de la nature, je ne le happerais pas. Que l'occasion se présente,
et voilà tout.

(Il sort.)

[Note 51: La rue de Turn-Bull était le lieu le plus fréquenté par les
femmes de mauvaise vie.]

FIN DU TROISIÈME ACTE.



                           ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Une forêt dans la province d'York.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK, MOWBRAY, HASTINGS _et autres_.


L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Comment s'appelle cette forêt?

HASTINGS.--C'est la forêt de Galtrie, sauf le bon plaisir de Votre
Grâce.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Arrêtons-nous ici, mes lords, et envoyez à la
découverte pour reconnaître les forces de l'ennemi.

HASTINGS.--Nos espions sont déjà en campagne.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Vous avez bien fait.--Mes amis et mes collègues
dans cette grande entreprise, je dois vous apprendre que j'ai reçu de
Northumberland des lettres d'une date très-récente. Voici la teneur et
la substance de ces froides lettres. Il souhaiterait, dit-il, être ici à
la tête d'un corps digne de son rang: mais il n'en a pu trouver un assez
nombreux, et il s'est retiré en Écosse pour laisser croître et mûrir sa
fortune: il finit par demander à Dieu, de tout son coeur, que vos
efforts triomphent des hasards et de la redoutable puissance de votre
ennemi.

MOWBRAY.--Ainsi voilà les espérances que nous fondions sur lui échouées
et mises en pièces.

(Entre un messager.)

HASTINGS.--Eh bien, quelles nouvelles?

LE MESSAGER.--A l'occident de cette forêt, à moins d'un mille d'ici, les
ennemis s'avancent en bon ordre, et par l'étendue de terrain qu'ils
occupent, j'estime que leur nombre doit monter à près de trente mille
hommes.

MOWBRAY.--C'est justement ce que nous avions supposé. Marchons vers eux,
et allons les affronter sur le champ de bataille.

(Entre Westmoreland.)

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Quel est ce chef armé de toutes pièces qui
s'avance droit à nous? Je crois que c'est milord Westmoreland.

WESTMORELAND.--Salut et civilités de la part de notre général, le prince
lord Jean de Lancastre.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Parlez, milord Westmoreland; expliquez-vous sans
crainte. Quel motif vous amène vers nous?

WESTMORELAND.--C'est donc à Votre Grâce, milord, que s'adressera
principalement le fond de mon discours. Si cette rébellion s'avançait
comme il lui convient, sous l'aspect d'une abjecte et vile multitude,
conduite par une jeunesse sanguinaire, animée par la fureur et soutenue
d'une troupe d'enfants et de mendiants; si, dis-je, la révolte maudite
s'offrait ainsi sous sa forme propre, naturelle et véritable, on ne vous
verrait pas, vous, mon révérend père, et tous ces nobles lords, décorer
ici de vos légitimes dignités l'ignoble forme d'une basse et sanglante
insurrection.--Vous, lord archevêque, dont le siége est appuyé sur la
paix publique, dont la paix à la main d'argent a caressé la barbe, dont
la paix a nourri la science et les bonnes lettres, dont les vêtements
offrent dans leur blancheur l'emblème de l'innocence, et figurent la
divine colombe et l'esprit saint de paix! pourquoi transformer si
malheureusement le gracieux langage de la paix en un rude et bruyant
idiome de guerre, pourquoi changer vos livres en tombeaux, votre encre
en sang, vos plumes en lances, et votre langue pieuse en une éclatante
trompette et un aiguillon de guerre?

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Pourquoi je me conduis ainsi? Telle est la
question que vous me faites: je vais en peu de mots droit au but.--Nous
sommes tous malades; les excès de notre intempérance et de nos folies
ont allumé dans notre sein une fièvre ardente qui demande que notre sang
soit versé. Atteint d'une pareille maladie, notre feu roi Richard en
mourut. Cependant, mon très-noble lord Westmoreland, je ne me donne
point ici pour le médecin de ces maux, et ce n'est point en ennemi de la
paix que je me mêle dans les rangs des guerriers; mais plutôt, en
étalant pour quelques moments l'appareil menaçant de la guerre, je veux
forcer au régime des esprits ardents, fatigués de leur bonheur, et
purger un excès d'humeur qui commence à arrêter dans nos veines le
mouvement de la vie.--Je vais vous parler plus simplement. J'ai d'une
main impartiale pesé dans une juste balance les maux que peuvent causer
nos armes et les maux que nous souffrons, et je trouve nos griefs bien
plus graves que nos torts: nous voyons quelle direction suit le cours
des choses actuelles, et la violence du torrent des circonstances nous
emporte malgré nous hors de notre paisible sphère. Nous avons résumé
tous nos griefs, pour les montrer article par article quand il en sera
temps. Nous les avons, longtemps avant ceci, présentés au roi; mais tous
nos efforts n'ont pu nous obtenir audience. Lorsqu'on nous fait tort, et
que nous voulons exposer nos plaintes, l'accès à son trône nous est
fermé par les hommes mêmes qui ont le plus contribué aux injustices dont
nous nous plaignons. Ce sont les dangers des jours tout récemment
passés, et dont le souvenir est inscrit sur la terre en caractères de
sang encore visibles; ce sont les exemples que chaque heure, que l'heure
présente amène sous nos yeux, qui nous portent à revêtir ces armes si
malséantes, non pour rompre la paix, ni aucune de ses branches, mais
pour établir ici une paix qui en ait à la fois le nom et la réalité.

WESTMORELAND.--Et quand a-t-on jamais refusé d'écouter vos plaintes? En
quoi avez-vous été lésé par le roi? Quel pair a jamais été suborné pour
vous offenser, en telle sorte que vous puissiez vous croire autorisé à
sceller aujourd'hui d'un sceau divin le livre sanglant et illégitime
d'une révolte mensongère, et à consacrer l'épée cruelle de la guerre
civile?

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--J'ai fait ma querelle des maux de l'État, notre
frère commun, et de la cruauté exercée sur le frère né de mon sang.

WESTMORELAND.--Il n'est nullement besoin de pareille réforme, et, quand
elle serait nécessaire, ce n'est pas à vous qu'elle appartient.

MOWBRAY.--Pourquoi pas à lui, du moins en partie? Et à nous tous, qui
sentons encore les plaies du passé, et qui voyons le présent appesantir
sur nos dignités une main injuste et oppressive?

WESTMORELAND.--Oh! mon cher lord Mowbray, jugez des événements par la
nécessité des circonstances, et vous direz alors avec plus de vérité que
c'est le temps et non le roi qui vous maltraite. Et cependant, quant à
vous, je ne puis voir que, soit de la part du roi, soit de la part des
conjonctures nouvelles, vous ayez lieu le moins du monde à fonder une
plainte. N'avez-vous pas été rétabli dans toutes les seigneuries du duc
de Norfolk, votre noble père, d'honorable mémoire?

MOWBRAY.--Eh! qu'avait donc perdu mon père dans son honneur, qui eût
besoin d'être ranimé et ressuscité en moi? Le roi qui l'aimait fut
forcé, par la situation où se trouvait l'État, de l'exiler malgré lui.
Et cela, au moment où Henri Bolingbroke et lui étaient tous deux en
selle et haussés sur leurs étriers; leurs chevaux hennissaient pour
appeler l'éperon, leurs lances en arrêt, leurs visières baissées, leurs
yeux lançant le feu à travers l'acier de leurs casques, et la bruyante
trompette les animant l'un contre l'autre; alors, alors, rien ne pouvait
garantir le sein de Bolingbroke de la lance de mon père. Oh! lorsque le
roi jeta contre terre son bâton de commandement, sa vie y tenait
suspendue; il se renversa du coup, lui et tous ceux qui depuis ont péri
sous Bolingbroke, ou par jugement, ou par la pointe de l'épée.

WESTMORELAND.--Vous parlez, lord Mowbray, de ce que vous ne savez pas.
Le comte d'Hereford était réputé alors pour le plus brave gentilhomme de
l'Angleterre. Qui sait auquel des deux la fortune aurait souri? Mais
quand votre père eût obtenu la victoire, il ne l'eût pas portée hors de
Coventry; car tout le pays, d'une voix unanime, le poursuivait des cris
de sa haine; et tous les voeux, tout l'amour des citoyens se portaient
sur Hereford, qu'ils chérissaient avec passion, qu'ils bénissaient et
prisaient plus que le roi. Mais ceci n'est qu'une pure digression.--Je
viens ici, envoyé par le prince notre général, pour connaître vos
griefs, pour vous annoncer de sa part qu'il est prêt à vous donner
audience; et toutes celles de vos demandes qui paraîtront justes vous
seront accordées; on écartera tout ce qui pourrait encore vous faire
regarder comme ennemis.

MOWBRAY.--Ces offres qu'il nous fait, il nous a contraints de les lui
arracher: elles viennent de sa politique, et non de son affection.

WESTMORELAND.--Mowbray, c'est présomption de votre part que de le
prendre ainsi. Ces offres partent de sa clémence et non de sa crainte:
car, regardez bien, notre armée est à la portée de votre vue, et sur mon
honneur, elle est tout entière trop pleine de confiance pour admettre
seulement la pensée de la crainte; nos rangs comptent plus de noms
illustres que les vôtres; nos soldats sont plus aguerris; nos armures
aussi fortes, et notre cause plus juste; ainsi, la raison veut que nos
courages soient aussi bons: ne dites donc plus que nos offres sont
forcées.

MOWBRAY.--A la bonne heure, mais si l'on m'en croit, nous n'accepterons
aucune négociation.

WESTMORELAND.--Cela ne prouve autre chose que le sentiment d'une cause
coupable. Un coffre pourri ne supporte pas d'être manié.

HASTINGS.--Le prince Jean est-il revêtu de pleins pouvoirs? son père lui
a-t-il transmis son autorité pour nous entendre et régler d'une manière
stable les conditions qui seront arrêtées entre nous?

WESTMORELAND.--Le nom seul de général emporte la plénitude de ces
pouvoirs. Je m'étonne d'une question aussi frivole.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Eh bien, milord Westmoreland, prenez cet écrit: il
renferme nos plaintes générales. Que chacun de ces abus soit réformé, et
que tous ceux de notre parti qui, présents ici ou ailleurs, se trouvent
intéressés dans cette entreprise, soient déchargés de toutes recherches
par un pardon en forme légale et régulière; alors bornant nos volontés
actuelles à ce qui nous regarde, et à la réussite de nos projets, nous
rentrons aussitôt dans les bornes du respect, et nous enchaînons nos
armes au bras de la paix.

WESTMORELAND.--Je vais mettre cet écrit sous les yeux du général. Si
vous voulez, milords, nous pouvons nous joindre et nous aboucher à la
vue de nos deux armées, et tout terminer, soit par la paix, que le ciel
veuille rétablir! soit en recourant sur le lieu même de nos discussions,
aux épées qui doivent les décider.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Nous y consentons, milord.

(Westmoreland sort.)

MOWBRAY.--Quelque chose en moi me dit que les conditions de notre paix
ne peuvent jamais être solides.

HASTINGS.--Ne craignez rien: si nous pouvons la faire sur des bases
aussi larges et aussi absolues que celles que renferment nos conditions,
notre paix sera solide comme le rocher.

MOWBRAY.--Oui, mais l'opinion que le roi conservera de nous sera telle,
que la cause la plus légère, le prétexte le moins fondé, la première
idée, le plus vain soupçon, lui rappelleront toujours le souvenir de
notre révolte; et quand, avec la foi la plus loyale, nous serions les
martyrs de notre zèle pour lui, nos actions seront toujours sassées et
ressassées si rudement, que les épis les plus pesants sembleront aussi
légers que la paille, et que le bon grain ne sera jamais séparé du
mauvais.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Non, non, milord, faites bien attention.--Le roi
est las d'éplucher des torts si légers et si vains: il a reconnu qu'un
soupçon éteint par la mort en fait renaître deux plus violents sur les
héritiers de la vie qu'on a sacrifiée: il effacera donc entièrement les
noms inscrits sur ses tablettes, et ne gardera plus de témoin qui puisse
rappeler à sa mémoire le souvenir de ses pertes passées; car il sait
bien qu'il ne peut jamais, au gré de ses soupçons, purger ce royaume de
tout ce qui lui porte ombrage. Ses ennemis ont si lestement pris racine
entre ses amis, que dans ses efforts pour extirper un ennemi, il ébranle
du même coup et soulève un ami, si bien que cette nation, comme une
épouse dont les piquantes injures ont irrité sa fureur jusqu'aux coups,
au moment où il va frapper, place devant elle son enfant, et tient le
châtiment qu'il voulait lui faire subir suspendu dans la main déjà levée
sur elle.

HASTINGS.--D'ailleurs, le roi a tellement usé toutes ses verges sur les
dernières victimes qu'aujourd'hui il manque même d'instrument pour
châtier; en sorte que sa puissance, telle qu'un lion sans griffes,
menace, mais ne peut saisir.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Cela est vrai;--et soyez bien sûr, mon bon lord
maréchal, que si nous faisons bien constater aujourd'hui notre pardon,
notre paix, comme un membre rompu et rejoint, n'en deviendra que plus
solide par sa rupture.

MOWBRAY.--Allons, soit; voici milord Westmoreland qui revient vers nous.

(Rentre Westmoreland.)

WESTMORELAND.--Le prince est à quelques pas d'ici. Vous plaît-il,
milords, de venir joindre Sa Grâce à une distance égale de nos deux
armées?

MOWBRAY.--Monseigneur York, au nom de Dieu, avancez le premier.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Prévenez-moi et saluez le prince.--(_A
Westmoreland._) Milord nous vous suivons.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une autre partie de la forêt.

_D'un côté entrent_ MOWBRAY, L'ARCHEVÊQUE D'YORK, HASTINGS _et d'autres
lords; de l'autre_ LE PRINCE JEAN DE LANCASTRE, WESTMORELAND, _des
officiers, suite._


LANCASTRE.--Mon cousin Mowbray, je me félicite de vous rencontrer
ici.--Salut, mon cher lord archevêque.--Et à vous aussi, lord
Hastings.--Salut à tous.--Milord York, vous paraissiez plus à votre
avantage, lorsqu'en cercle autour de vous, votre troupeau assemblé au
son de la cloche écoutait avec respect vos instructions sur le texte des
livres saints, que vous ne vous montrez aujourd'hui sous la figure d'un
homme de fer, excitant, au bruit de vos tambours, une multitude de
rebelles, changeant la parole en glaive et la mort en vie. Si l'homme
qui occupe une place dans le coeur du monarque, qui prospère sous les
rayons de sa faveur, voulait abuser du nom de son roi, hélas! à combien
de méfaits ne pourrait-il pas ouvrir la carrière sous l'ombre d'une
telle puissance?--C'est ce qui vous arrive, lord archevêque.--Qui n'a
entendu dire cent fois combien vous étiez versé dans les livres de Dieu?
Vous étiez à nos yeux l'orateur de son parlement; vous étiez, à ce qu'il
nous semblait, la voix de Dieu lui-même; vous étiez l'interprète et le
négociateur entre les saintes puissances du ciel et nos oeuvres de
ténèbres. Oh! qui jamais pourra croire que vous abusiez du saint respect
attaché à votre place, et que vous employiez la faveur et la grâce du
ciel, comme un favori perfide le nom de son prince, à des actes
déshonorants? Vous avez, sous le masque du zèle de la cause de Dieu,
enrôlé les sujets de mon père, son lieutenant sur la terre, et vous les
avez ameutés ici contre la paisible autorité du ciel et du roi.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Mon noble lord Lancastre, je ne suis point ici
armé contre l'autorité de votre père; mais, comme je l'ai dit à milord
Westmoreland, c'est le mauvais gouvernement des temps actuels qui, d'un
commun accord, nous assemble et nous oblige à nous serrer sous cette
forme irrégulière, pour maintenir notre sûreté. J'ai envoyé à Votre
Grâce le détail et les articles de nos griefs, ceux que la cour a
repoussés avec mépris, et qui ont produit cette hydre, fille monstrueuse
de la guerre. Vous pouvez fermer d'un sommeil magique ses yeux
menaçants, en nous accordant nos justes et légitimes demandes; et
aussitôt la fidèle obéissance, guérie de cette fureur insensée,
s'abaissera avec soumission aux pieds de la majesté.

MOWBRAY.--Sur le refus, nous sommes résolus d'essayer notre fortune,
jusqu'à ce que le dernier de nous périsse.

HASTINGS.--Et quand nous péririons ici, d'autres nous suppléeront dans
une seconde tentative; s'ils succombent, ils en auront d'autres pour les
suppléer à leur tour: ainsi se perpétuera une succession de malheurs, et
d'héritiers en héritiers cette querelle se transmettra tant que
l'Angleterre verra naître des générations nouvelles.

LANCASTRE.--Vous êtes trop léger, Hastings, infiniment trop léger pour
sonder ainsi la profondeur des siècles à venir.

WESTMORELAND.--Votre Grâce voudrait-elle leur répondre positivement et
leur dire jusqu'à quel point vous approuvez leurs articles?

LANCASTRE.--Je les approuve tous et je les accorde volontiers, et je
jure ici par l'honneur de mon sang, que les intentions de mon père ont
été mal interprétées; je conviens aussi que quelques-uns de ceux qui
l'entourent ont outre-passé ses intentions et abusé de son autorité.
Milord, ces griefs seront redressés sans délai; sur mon âme, ils le
seront. Veuillez renvoyer vos troupes dans leurs différents comtés,
comme nous allons faire nous-mêmes; et ici, entre les deux armées,
embrassons-nous et buvons ensemble comme des amis, afin que tous nos
soldats puissent reporter chez eux ce qu'ils auront vu par leurs yeux,
des témoignages de notre réconciliation et de notre amitié.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Je reçois votre parole de prince de réformer ces
abus.

LANCASTRE.--Je vous la donne et je la tiendrai; et sur cette promesse,
je porte cette santé à Votre Grâce.

HASTINGS, _à un officier_.--Allez, capitaine, et annoncez à nos soldats
les nouvelles de la paix; qu'ils reçoivent leur solde et qu'ils partent:
je sais qu'ils en seront très-satisfaits.--Hâte-toi, capitaine.

(Le capitaine sort.)

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--A vous, mon noble lord Westmoreland.

WESTMORELAND.--Je vous fais raison; et si vous saviez combien il m'en a
coûté de peines pour former cette paix, vous boiriez à ma santé de grand
coeur; mais mon amitié pour vous se fera bientôt mieux connaître.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Je n'en doute point.

WESTMORELAND.--J'en suis bien joyeux.--A votre santé, mon cher cousin,
lord Mowbray.

MOWBRAY.--Vous me souhaitez la santé fort à propos; car je viens de me
sentir tout d'un coup assez malade.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Avant un malheur les hommes se sentent toujours
joyeux: mais la tristesse est un présage de bonheur.

WESTMORELAND.--Eh bien, cher cousin, soyez donc gai, puisqu'une
tristesse soudaine doit faire supposer qu'il vous arrivera demain
quelque bonheur.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Croyez-moi, je me sens l'esprit plus léger que
jamais.

MOWBRAY.--Tant pis, si votre règle est juste.

(Acclamation derrière le théâtre.)

LANCASTRE.--On vient de leur annoncer la paix: écoutez; quelles
acclamations!

MOWBRAY.--Ces cris eussent été bien réjouissants après la victoire.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Une paix est une conquête. Les deux partis sont
noblement vaincus sans qu'aucun y perde.

LANCASTRE, _à Westmoreland_.--Allez, milord, qu'on licencie aussi notre
armée. (_Westmoreland sort._)--(_À York_.) Et consentez, mon digne lord,
à ce que les troupes défilent devant nous, afin que nous apprenions par
nos yeux à quels hommes nous aurions eu affaire.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK, _à Hastings_.--Lord Hastings, allez, et avant de
licencier nos soldats, qu'on les fasse défiler près de nous.

(Hastings sort.)

LANCASTRE.--Je me flatte, milord, que nous reposerons ensemble cette
nuit. (_Rentre Westmoreland._) Eh bien, cousin, pourquoi notre armée
demeure-t-elle sous les armes?

WESTMORELAND.--Les chefs ayant reçu de vous l'ordre de ne pas bouger, ne
veulent pas partir qu'ils ne reçoivent de votre bouche un ordre
contraire.

LANCASTRE.--Ils connaissent leur devoir.

(Rentre Hastings.)

HASTINGS.--Milord, notre armée est déjà dispersée, et comme de jeunes
taureaux détachés du joug, ils prennent leur course à l'est, à l'ouest,
au nord, au sud.

WESTMORELAND.--Bonne nouvelle, milord Hastings: et en conséquence je
vous arrête comme coupable de haute trahison,--et vous aussi, lord
archevêque,--et vous aussi, lord Mowbray. Je vous accuse tous deux de
trahison capitale.

MOWBRAY.--Est-ce là un procédé juste et honorable?

WESTMORELAND.--Et votre assemblée l'est-elle?

L'ARCHEVÊQUE D'YORK, _au prince_.--Voulez-vous violer ainsi votre
parole?

LANCASTRE.--Je ne me suis point engagé envers toi. Je vous ai promis la
réforme des abus dont vous vous êtes plaints: et sur mon honneur,
j'exécuterai cette réforme avec l'exactitude la plus religieuse. Mais
pour vous, rebelles, préparez-vous à subir le salaire que méritent la
révolte et une conduite telle que la vôtre. Vous avez rassemblé cette
armée avec la plus grande légèreté, vous l'avez conduite ici pleins
d'espérances folles, et vous venez de la licencier comme des
imbéciles.--Qu'on batte le tambour et qu'on poursuive les bandes
errantes et dispersées: c'est le ciel qui à notre place a combattu
aujourd'hui sans danger.--Que quelques-uns de vous gardent ces traîtres,
jusqu'à l'échafaud, lit fatal où la trahison vient toujours rendre son
dernier soupir.

(Tous sortent.)


SCÈNE III

_Entrent_ FALSTAFF ET COLEVILLE.


FALSTAFF.--Quel est votre nom, monsieur? Votre titre? Et de quel endroit
êtes-vous, je vous prie?

COLEVILLE.--Je suis chevalier, monsieur, et je m'appelle Coleville de la
Vallée.

FALSTAFF.--Ainsi Coleville est votre nom, chevalier votre titre, et la
Vallée votre demeure. Le nom de Coleville vous restera, traître sera
votre titre et le cachot sera votre demeure, demeure assez profonde.
Ainsi vous ne changerez point de nom et vous serez toujours Coleville de
la Vallée.

COLEVILLE.--N'êtes-vous pas sir Jean Falstaff?

FALSTAFF.--Je le vaux bien toujours, monsieur, qui que je puisse être.
Vous rendez-vous, monsieur, ou bien faudra-t-il que je sue pour vous y
forcer? Si tu me fais suer, les larmes de tes amis me le payeront: ils
pleureront ta mort. Ainsi songe à avoir peur et à trembler, et
soumets-toi à ma clémence.

COLEVILLE.--Je crois que vous êtes le chevalier Falstaff, et, dans cette
idée, je me rends à vous.

FALSTAFF.--J'ai une école entière de langues dans mon ventre, et il n'y
en a pas une qui sache dire autre chose que mon nom. Si je n'avais qu'un
ventre ordinaire, je serais simplement l'homme le plus actif qu'il y eût
en Europe; mais mon ventre, mon ventre, mon ventre me perd.--Oh! voilà
notre général.

(Entrent le prince Jean de Lancastre, Westmoreland et d'autres
personnes.)

LANCASTRE.--La première chaleur est passée; ne poursuivez pas plus loin
à présent. Rassemblez les troupes, mon cher cousin Westmoreland.
(_Westmoreland sort._) A présent, Falstaff, qu'êtes-vous devenu pendant
tout ce temps-ci? Quand tout est fini, c'est alors que vous paraissez.
Sur ma parole, ces tours de paresseux vous fileront un jour ou l'autre
quelque corde.

FALSTAFF.--Je serais bien fâché, mon prince, d'en agir autrement. Je
n'ai encore connu d'autre récompense de la valeur que les rebuts et les
reproches. Me prenez-vous pour une hirondelle, une flèche, ou un boulet
de canon? Puis-je donner à mes pauvres vieux mouvements la rapidité de
la pensée? Je suis arrivé ici avec toute la célérité qui m'était
possible. J'ai coulé à fond cent quatre-vingt et tant de postes; et
après cela, tout harassé que je suis, j'ai encore dans ma pure et
immaculée valeur, pris sir Jean Coleville de la Vallée, un des plus
terribles chevaliers, des plus vaillants ennemis qu'on puisse
rencontrer: mais après tout, quel mérite y a-t-il à cela? Il ne m'a pas
plutôt vu, qu'il s'est rendu: de façon que je puis bien dire, avec le
célèbre nez crochu de Rome: «Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.»

LANCASTRE.--Grâce à sa courtoisie, plus qu'à votre valeur.

FALSTAFF.--Je n'en sais rien; mais le voilà toujours, et c'est à vous
que je le remets, et je supplie en grâce Votre Altesse que cette action
soit enregistrée parmi les autres faits de cette journée: ou bien, sur
mon Dieu, je la ferai mettre dans une ballade spéciale, avec mon
portrait en tête, où l'on verra Coleville baisant mon pied: et quand
vous m'aurez forcé à prendre ce parti, si vous ne paraissez pas tous
auprès de moi aussi minces que des pièces de deux sous dorées, et si,
placé dans le ciel pur de la gloire, je ne vous surpasse pas alors en
éclat, comme la pleine lune surpasse les petites étincelles du
firmament, semblables près d'elle à des têtes d'épingles, ne croyez
jamais à la parole d'un chevalier. C'est pourquoi, laissez-moi jouir de
mes droits, et souffrez que le mérite monte.

LANCASTRE.--Le tien est trop pesant pour monter.

FALSTAFF.--Eh bien! qu'il brille donc.

LANCASTRE.--Il est trop opaque.

FALSTAFF.--Enfin, qu'il lui arrive donc quelque chose, mon cher lord,
qui me fasse du bien: après cela, donnez-lui le nom que vous voudrez.

LANCASTRE.--Est-ce toi qui t'appelles Coleville?

COLEVILLE.--Oui, milord.

LANCASTRE.--Tu es un fameux rebelle, Coleville.

FALSTAFF.--Et c'est un fameux fidèle sujet qui l'a pris.

COLEVILLE.--Je ne suis, milord, que ce que sont les chefs qui m'ont
conduit ici. S'ils avaient voulu suivre mes conseils, vous les auriez
achetés plus cher que vous n'avez fait.

FALSTAFF.--Je ne sais pas combien ils se sont vendus; mais pour toi,
comme un bon garçon, tu t'es donné gratis, et je te remercie du présent
que tu m'as fait de toi.

(Entre Westmoreland.)

LANCASTRE.--A-t-on cessé la poursuite?

WESTMORELAND.--On a fait retraite et on va s'occuper de l'exécution des
rebelles.

LANCASTRE.--Envoyez Coleville avec ses confédérés à York, pour y être
exécuté sur-le-champ. Vous, Blount, conduisez-le hors d'ici, et voyez à
ce qu'il soit bien gardé.... (_Quelques-uns sortent avec Coleville._) A
présent hâtons-nous de partir pour la cour, mes lords, car j'apprends
que mon père est très-malade. La nouvelle de nos succès nous devancera
auprès de Sa Majesté. Ce sera vous, cousin, qui vous chargerez de la lui
porter pour le ranimer, tandis que nous vous suivrons sans nous presser.

FALSTAFF.--Milord, je vous en supplie, permettez-moi de traverser le
comté de Glocester, et quand vous arriverez à la cour, je vous en
conjure, faites un bon rapport de moi, mon prince.

LANCASTRE.--Allez, portez-vous bien, Falstaff; pour moi, comme c'est
aussi mon caractère, je parlerai de vous mieux que vous ne méritez.

(Il sort.)

FALSTAFF.--Je vous souhaiterais seulement de l'esprit, cela vaudrait
mieux que votre duché. De bonne foi, ce jeune homme au sang-froid ne
m'aime point, il est impossible de le faire rire: mais il n'y a rien
d'étonnant, cela ne boit pas de vin. Vous ne verrez jamais aucun de ces
graves petits garçons tourner à bien, car leur maigre boisson leur
refroidit tellement le sang, que, joignez à cela tous leurs repas de
poisson, ils tombent dans des espèces de pâles couleurs masculines, et
quand ils se marient ils ne font que des femelles. Ce sont pour la
plupart des sots et des lâches, comme le seraient quelques-uns de nous
si nous ne nous mettions pas le feu dans le ventre. Une bonne bouteille
de vin de Xérès produit deux grands effets: 1º elle monte à la tête et
s'empare de mon cerveau, où elle dessèche toutes les vapeurs crues,
épaisses et sottes qui l'environnent. Elle rend la conception vive,
légère, la remplit de tournures soudaines, animées, charmantes, qui,
communiquées à la voix, naissent au moyen de la langue en excellentes
saillies. Le second avantage qu'on retire de ce recommandable vin de
Xérès, c'est qu'il vous réchauffe le sang, qui, auparavant froid et
tranquille, laissait le foie pâle et blafard, ce qui est la marque
évidente de la pusillanimité et de la lâcheté: mais le Xérès le
réchauffe, et le fait courir de l'intérieur aux extrémités extérieures:
il allume la figure qui, comme un phare, avertit tout le reste de ce
petit royaume, l'homme, de prendre les armes: et alors la troupe des
esprits vitaux, et autres moindres habitants de l'intérieur des terres
vous viennent en grand nombre se porter vers leur capitaine, le coeur,
qui, fier et enflé de cette suite nombreuse, exécute tout ce qu'on veut
en fait d'actions de courage; et toute cette valeur vient du Xérès; de
façon que la plus grande science dans les armes n'est rien, sans un peu
de vin d'Espagne. C'est lui qui la met en mouvement; et le plus grand
savoir n'est qu'un trésor gardé par le diable jusqu'à ce que le vin
d'Espagne le fasse sortir de l'inaction, le mette en usage et en valeur.
Aussi voilà pourquoi le prince Henri est brave; il avait naturellement
hérité de son père un sang morne et froid; mais il l'a si bien cultivé,
travaillé et engraissé, comme on fait une terre sèche, maigre et
stérile, à force de s'accoutumer à boire du bon, du vrai et fertile vin
d'Espagne, et à bonnes doses, qu'il est devenu chaud et très-vaillant.
Si j'avais mille fils, le premier principe que je leur donnerais serait
de renoncer à toute maigre boisson, et de s'adonner au vin d'Espagne.
(_Entre Bardolph._) Eh bien, Bardolph, quelles nouvelles?

BARDOLPH.--L'armée est tout à fait licenciée et partie.

FALSTAFF.--Soit, qu'elle aille: pour moi je vais repasser par le comté
de Glocester, et là, rendre une petite visite à maître Robert Shallow,
écuyer. Je le tiens déjà comme une cire que je façonne entre mes doigts,
et je ne tarderai pas à lui donner l'empreinte.--Allons, partons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Westminster.--Appartement dans le palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, CLARENCE, LE PRINCE HUMPHREY, WARWICK, _et
autres personnes._


LE ROI.--Maintenant, lords, si le ciel donne une heureuse issue à la
sanglante querelle qui retentit à nos portes, nous conduirons notre
jeunesse sur de plus nobles champs de bataille, et nous ne manierons
plus que des armes sanctifiées. Notre flotte est équipée, nos troupes
rassemblées, les lieutenants qui doivent gouverner en notre absence
revêtus des pouvoirs nécessaires; tout est au point où nous le désirons:
seulement nous avons besoin d'un peu plus de forces personnelles, et
nous attendons aussi que les rebelles, maintenant armés, soient rentrés
sous le joug du gouvernement.

WARWICK.--Nous ne doutons pas que Votre Majesté ne jouisse bientôt de ce
double avantage.

LE ROI.--Humphrey de Glocester, mon fils, où est le prince votre frère?

GLOCESTER.--Je crois, seigneur, qu'il est allé chasser à Windsor.

LE ROI.--Et avec qui?

GLOCESTER.--Je l'ignore, seigneur.

LE ROI.--Son frère Thomas de Clarence n'est-il pas avec lui?

GLOCESTER.--Non, mon bon seigneur, il est ici présent.

CLARENCE.--Que veut de moi mon seigneur et mon père?

LE ROI.--Je ne te veux que du bien, Thomas de Clarence. Par quel hasard
n'es-tu pas avec le prince ton frère? Il t'aime, Thomas, et tu le
négliges. Tu es placé dans son affection plus avant qu'aucun de tes
frères: cultive-la, mon fils; et après que je serai mort, tu pourras
revêtir entre sa puissance et tes autres frères le noble rôle de
médiateur. N'omets donc rien de ce qui peut lui plaire, n'émousse point
la vivacité de sa tendresse, et ne perds point l'avantage de ses bonnes
grâces, en te montrant froid ou négligent pour ce qu'il désire; car il
est bienveillant pour qui sait le ménager par des soins: il a une larme
pour la pitié, et une main ouverte comme le jour, quand la charité
l'attendrit. Et cependant si on l'irrite, il devient comme le rocher;
son humeur est aussi capricieuse que l'hiver, aussi soudaine que le coup
de la gelée aux premiers rayons du jour. Il faut donc se conformer
soigneusement à son caractère. Quand vous le verrez disposé à la gaieté,
remontrez-lui ses fautes et toujours avec respect; s'il est mal disposé,
donnez-lui de l'espace et lâchez-lui le câble, jusqu'à ce que ses
passions, comme une baleine amenée sur le sable, se soient consumées par
leurs propres efforts. Retiens cette leçon, Thomas, et tu seras le
protecteur de tes amis, un cercle d'or qui unira tellement tous tes
frères, que jamais le vase où vient se mêler leur sang ne sera brisé par
le poison des mauvais conseils que les années y verseront
nécessairement, dût-il le travailler aussi violemment que l'aconit ou la
poudre impétueuse.

CLARENCE.--Je le cultiverai avec tout le soin et toute la tendresse dont
je suis capable.

LE ROI.--Pourquoi, Thomas, n'es-tu pas avec lui à Windsor?

CLARENCE.--Il n'y est pas aujourd'hui; il dîne à Londres.

LE ROI.--Et avec qui? peux-tu me le dire?

CLARENCE.--Avec Poins et le reste de cette bande qui ne le quitte pas.

LE ROI.--Le sol le plus gras est aussi celui qui produit le plus de
mauvaises herbes: il en est surchargé, lui, la noble image de ma
jeunesse. Aussi mes chagrins s'étendent par delà l'heure de ma mort; et
des larmes de sang s'échappent de mon coeur, quand mon imagination me
fait concevoir les jours d'égarement, les temps de corruption que vous
allez voir, lorsque je me serai endormi avec mes ancêtres; car, aussitôt
que la violence de ses goûts de débauche n'aura plus de frein, que la
fougue et l'ardeur du sang seront ses seuls guides, lorsque le pouvoir
viendra se joindre à ses penchants dissolus, de quel essor ne
verrez-vous pas ses passions voler à la rencontre du péril et de la
chute dont il sera menacé?

WARWICK.--Mon gracieux souverain, vous allez beaucoup trop loin: le
prince ne fait autre chose qu'étudier ses compagnons, comme on étudie
une langue étrangère. Pour la bien comprendre, il est nécessaire d'en
voir et d'en apprendre jusqu'aux expressions les plus indécentes: une
fois qu'on y est parvenu, Votre Altesse sait qu'on n'en fait plus
d'autre usage que de les connaître pour les détester. De même, le
prince, quand il sera mûri par l'âge, repoussera loin de lui ses
compagnons, comme on rejette ces termes grossiers; et leur souvenir
vivra seulement dans sa mémoire, comme une espèce de règle sur laquelle
il mesurera la conduite et la vie des autres, tirant ainsi avantage de
ses fautes passées.

LE ROI.--Il est rare que l'abeille abandonne le rayon de miel qu'elle a
déposé dans un cadavre. Qui entre là? Westmoreland!

(Entre Westmoreland.)

WESTMORELAND.--Santé à mon souverain! Et puisse un nouveau bonheur
s'ajouter encore à celui que je viens lui annoncer! Le prince Jean votre
fils baise les mains de Votre Grâce. Mowbray, l'évêque Scroop, Hastings
et tous les chefs, sont allés recevoir le châtiment des lois. Il n'y a
pas maintenant une seule épée rebelle hors du fourreau, et la paix
arbore partout son rameau d'olivier: Votre Majesté pourra en particulier
lire à son loisir dans cet écrit la manière dont a été conduite l'action
et en suivre toutes les circonstances.

LE ROI.--O Westmoreland: tu es l'oiseau d'été, qui sur les pas de
l'hiver vient chanter la naissance du jour. Tenez: voici encore d'autres
nouvelles!

(Entre Harcourt.)

HARCOURT.--Le ciel garde Votre Majesté d'avoir des ennemis; et lorsqu'il
s'en élèvera contre vous, puissent-ils tomber comme ceux dont je viens
vous apprendre le sort! Le comte Northumberland, et le lord Bardolph à
la tête d'une armée nombreuse d'Anglais et d'Écossais, ont été
totalement défaits par le shérif de la province d'York. Ces dépêches,
s'il vous plaît de les lire, renferment dans le plus grand détail toutes
les dispositions et les événements du combat.

LE ROI.--Eh! pourquoi donc ces heureuses nouvelles me rendent-elles plus
malade? La fortune ne viendra-t-elle jamais les deux mains pleines? Ne
tracera-t-elle jamais ses plus belles paroles qu'en sombres caractères?
Tantôt elle donne l'appétit, et refuse l'aliment; c'est le sort du
pauvre en santé; tantôt elle offre un festin et retire l'appétit; c'est
le sort du riche, qui possède l'abondance et n'en jouit pas. Je devrais
en ce moment me réjouir à ces heureuses nouvelles, et c'est en ce moment
même que je sens ma vue se troubler, et ma tête se perdre. Oh! Dieu,
venez à moi: je me trouve bien mal.

(Il tombe sans connaissance.)

GLOCESTER.--Que Votre Majesté prenne courage!

CLARENCE.--O mon auguste père!

WESTMORELAND.--Mon souverain, reprenez vos esprits, levez les yeux....

WARWICK.--Calmez-vous, princes: attendez; vous savez que ces accès lui
sont très-ordinaires. Éloignez-vous de lui: donnez-lui de l'air: bientôt
vous le verrez revenir à lui.

CLARENCE.--Non, non, il ne peut soutenir longtemps ces angoisses. Les
inquiétudes et les peines continuelles de son âme ont tellement usé
l'enceinte qui devait les contenir, qu'à travers sa mince épaisseur, on
aperçoit la vie prête à s'échapper.

GLOCESTER.--Le peuple m'épouvante de ses récits: il a vu des animaux nés
sans père, des productions monstrueuses de la nature. Les saisons ont
changé leur caractère; on dirait que l'année, dans son cours, a trouvé
certains mois endormis, et les a franchis d'un saut.

CLARENCE.--La rivière a éprouvé trois flux successifs que n'a séparés
aucun reflux; et les vieillards, chroniques babillardes du temps passé,
disent que le même phénomène arriva peu de temps avant que notre aïeul,
le grand Édouard, ne tombât malade et ne mourût.

WARWICK.--Parlez plus bas, princes: le roi commence à reprendre ses
sens.

GLOCESTER.--Cette apoplexie sera sûrement le mal qui terminera ses
jours.

LE ROI.--Je vous prie, soulevez-moi, et m'emportez dans quelque autre
chambre.... Doucement, je vous en prie. (_On emporte le roi dans une
partie plus reculée de la chambre, où on le place sur un lit._) Qu'on
n'y fasse aucun bruit, mes chers amis, à moins qu'une main secourable ne
récrée mes sens fatigués par quelque douce musique.

WARWICK.--Qu'on fasse venir des musiciens dans la chambre voisine.

LE ROI.--Placez ma couronne ici sur le chevet de mon lit.

CLARENCE.--Ses yeux se creusent, il change visiblement.

WARWICK.--Moins de bruit, moins de bruit.

(Entre Henri.)

HENRI.--Qui de vous a vu le duc de Clarence?

CLARENCE.--Me voici, mon frère, accablé de tristesse.

HENRI.--Comment, de la pluie sous les toits quand il n'y en a pas
dehors? Comment se porte le roi?

GLOCESTER.--Très-mal.

HENRI.--Sait-il les bonnes nouvelles? Dites-les-lui.

GLOCESTER.--C'est en les apprenant que sa santé s'est si fort altérée.

HENRI.--S'il est malade de joie, il se rétablira sans médecin.

WARWICK.--Pas tant de bruit, milords.--Cher prince, parlez bas: le roi
votre père est disposé à s'assoupir.

CLARENCE.--Retirons-nous dans l'autre chambre.

WARWICK.--Votre Grâce voudrait-elle bien s'y retirer avec nous?

HENRI.--Non: je vais m'asseoir ici et veiller auprès du roi. (_Tous
sortent, excepté le prince._) Pourquoi la couronne, cette importune
camarade de lit, est-elle placée sur son oreiller? O brillante
agitation, inquiétude dorée, combien de fois ne tiens-tu pas les portes
du sommeil toutes grandes ouvertes pendant des nuits sans repos!--Il
dort avec elle maintenant, mais non pas d'un sommeil si parfait et si
profondément doux que celui de l'homme qui, le front ceint d'un bonnet
grossier, ronfle pendant toute la durée de la nuit. O grandeur, quand de
ton poids tu presses celui qui te portes, tu te fais sentir à lui comme
une riche armure qui, dans la chaleur du jour, brûle en même temps
qu'elle défend. Je vois près des issues de son haleine un brin de duvet
qui demeure immobile. S'il respirait, cette plume légère et mobile
serait nécessairement agitée. Mon gracieux seigneur! mon père!--Ce
sommeil est profond! En effet, c'est le sommeil qui a détaché pour
jamais ce cercle d'or du front de tant de rois d'Angleterre.--Ce que je
te dois ce sont des larmes, et la profonde douleur des affections du
sang; la nature, l'amour, la tendresse filiale te les payeront, ô père
chéri, et avec abondance! Ce que tu me dois, c'est ta couronne royale
qu'héritier immédiat de ta place et de ton sang, je vois descendre
naturellement sur ma tête. (_Il la met sur sa tête._) Eh bien, l'y
voilà: le ciel l'y maintiendra; et dût la force de l'univers entier se
réunir dans le bras d'un géant, il ne m'arracherait pas cette couronne
héréditaire; je la tiens de toi et la laisserai aux miens, comme tu me
l'as laissée.

(Il sort.)

LE ROI.--Warwick! Glocester! Clarence!

(Rentrent Warwick et les autres.)

CLARENCE.--Le roi n'a-t-il pas appelé?

WARWICK.--Que désire Votre Majesté? Comment se trouve Votre Grâce?

LE ROI.--Pourquoi m'avez-vous laissé seul ici, milords?

CLARENCE.--Mon souverain, nous y avons laissé le prince mon frère; il a
voulu s'asseoir et veiller auprès de vous.

LE ROI.--Le prince de Galles? où est-il? que je le voie. Il n'est pas
ici.

WARWICK.--Cette porte est ouverte; il sera sorti de ce côté.

GLOCESTER.--Il n'a point passé par la chambre où nous nous tenions.

LE ROI.--Où est la couronne? Qui l'a ôtée de dessus mon oreiller?

WARWICK.--Nous l'y avons laissée, mon souverain, quand nous sommes
sortis.

LE ROI.--C'est le prince qui l'aura prise.--Allez; cherchez où il peut
être.--Est-il donc si impatient, qu'il prenne mon sommeil pour la
mort?--Trouvez-le, lord Warwick; que vos reproches l'amènent ici.--Ce
procédé de sa part s'unit à mon mal et hâte ma fin.--Voyez, enfants, ce
que vous êtes; avec quelle promptitude la nature se laisse aller à la
révolte, dès que l'or devient l'objet de ses désirs. C'est donc pour
cela que les pères insensés, dans leur inquiète prévoyance, suspendent
leur sommeil pour se livrer à leurs pensées, et brisent leur cerveau par
les soucis, leurs os par le travail! C'est donc pour cela qu'ils ont
rassemblé et entassé ces amas corrupteurs d'un or difficilement acquis!
C'est donc pour cela qu'ils se sont appliqués à former leurs enfants
dans la science et les exercices de la guerre! lorsque, semblables à
l'abeille, recueillant sur chaque fleur des sucs bienfaisants, nous
retournons à la ruche les cuisses chargées de cire et la bouche de miel,
comme l'abeille, nous sommes tués pour notre salaire.--Cet amer
sentiment ajoute son poids à celui sous lequel va succomber un père!
(_Rentre Warwick._) Eh bien, où est-il, ce fils qui ne veut pas attendre
que la maladie qui le sert en ait fini avec moi?

WARWICK.--Seigneur, j'ai trouvé le prince dans la chambre voisine,
couvrant de larmes de tendresse son visage ému, et la douleur si
profondément empreinte dans tout son maintien, que la tyrannie, qui ne
s'est jamais désaltérée que de sang, aurait, en le voyant, lavé son
poignard dans des larmes de pitié.... Il vient.

LE ROI.--Mais pourquoi a-t-il emporté ma couronne?--Ah! le voilà!
(_Entre Henri._) Approche-toi de moi, Henri.--Vous, quittez la chambre
et laissez-nous seuls.

HENRI.--Je ne croyais pas que je dusse vous entendre encore.

LE ROI.--Ton désir, Henri, a fait naître en toi cette pensée.--Je
demeure trop longtemps près de toi; je te fatigue.--Es-tu donc si pressé
de voir mon siège vide, que tu ne puisses t'empêcher de t'investir de
mes dignités avant que ton heure soit venue? O jeune insensé! tu aspires
à un pouvoir qui te perdra. Attends encore un moment; le nuage de mes
grandeurs n'est plus retenu dans sa chute que par un souffle si faible,
qu'il ne tardera pas à se dissoudre; le jour de ma vie s'obscurcit. Tu
as dérobé ce qui, dans quelques heures, t'appartenait sans reproche, et
à l'instant de ma mort tu as mis le sceau à mon attente. Ta vie a
clairement prouvé que tu ne m'aimais pas, et tu as voulu que j'en
mourusse convaincu. Tu as caché dans tes pensées un millier de poignards
que tu as aiguisés sur ton coeur de pierre, pour frapper la dernière
demi-heure de ma vie! Quoi, ne peux-tu m'accorder encore une demi-heure?
Eh bien, pars, va creuser toi-même mon tombeau, et commande aux cloches
joyeuses d'annoncer à ton oreille non pas que je suis mort, mais que tu
es couronné; qu'au lieu des larmes qui devraient arroser mon char
funèbre, coule le baume qui consacrera ta tête. Confonds seulement mes
restes dans une poussière oubliée, et donne aux vers celui qui t'a donné
la vie. Arrache de leurs places mes officiers, viole mes décrets; car le
temps est venu où l'on peut se moquer de toutes règles; Henri V est
couronné. Lève-toi, folie; tombe, grandeur royale! Loin d'ici, vous
tous, sages conseillers, et vous, singes fainéants, venez de tous les
pays vous rassembler à la cour d'Angleterre! Nations voisines,
purgez-vous de votre écume. Avez-vous quelque débauché qui jure, boive,
danse et passe toute la nuit en orgies, qui vole, assassine et
renouvelle, sous des formes différentes, tous les crimes déjà connus?
Félicitez-vous, il ne troublera plus votre paix. L'Angleterre va de ses
bienfaits redoublés secourir son triple forfait; l'Angleterre lui
donnera des emplois, des honneurs, de la puissance: car Henri V va
arracher à la licence la muselière qui la contenait, et ce chien
fougueux va pouvoir à son gré entamer de sa dent la chair de l'innocent.
O mon pauvre royaume, encore languissant des coups de la guerre civile,
si tous mes soins n'ont pu te garantir des excès de la débauche et du
vice, que deviendras-tu, quand la débauche sera ton unique souci? Oh! tu
redeviendras un désert, peuplé de loups, tes anciens habitants.

HENRI, _se mettant à genoux_.--Oh! pardonnez-moi, mon souverain.--Sans
mes larmes, l'humide obstacle qui m'a coupé la parole, j'aurais prévenu
cette amère et déchirante réprimande, avant que la douleur se fût mêlée
à vos paroles, et que j'eusse entendu tout ce que je viens
d'entendre.--Voilà votre couronne, et que celui qui porte la couronne
éternelle vous conserve longtemps celle-ci! Si je l'aime autrement que
comme le gage de votre valeur et de votre renommée, que jamais je ne me
relève de cette posture soumise, honorable témoignage de respect que
m'enseigne le sincère et profond sentiment de mon devoir! Le ciel sait,
lorsque entré dans ce lieu, je vis Votre Majesté entièrement privée de
respiration, de quel froid mortel fut saisi mon coeur! Si je mens à la
vérité, oh! puissé-je mourir au milieu du désordre de ma vie actuelle,
sans que jamais ma vie apprenne au monde incrédule le noble changement
résolu dans mon âme! Venant pour vous voir et vous croyant mort (presque
mort moi-même, ô mon souverain, de l'idée que vous l'étiez), j'ai
adressé la parole à cette couronne, comme si elle eût pu m'entendre, et
je lui faisais ces reproches: «Les inquiétudes qui t'accompagnent ont
pris pour aliment la santé de mon père. Ainsi donc, toi qui es composée
de l'or le plus pur, de toutes les sortes d'or tu es le pire. Un or d'un
degré moins raffiné devient bien plus précieux, puisqu'il conserve la
vie quand la médecine l'a rendu potable; mais toi, le plus fin, le plus
honoré, le plus célèbre de tous, tu dévores celui qui te porte.» C'était
en l'accusant ainsi, mon très-honoré souverain, que je l'ai posée sur ma
tête, pour m'essayer avec elle comme avec un ennemi qui avait, sous mes
yeux mêmes, donné la mort à mon père: sujet de plainte pour un fidèle
héritier! Mais si sa possession a souillé mon âme d'un seul sentiment de
joie, ou enflé mes pensées d'aucun mouvement d'orgueil; si aucun
sentiment de révolte ou de vaine présomption m'inspira l'idée de saluer
sa puissance du moindre mouvement d'affection, que le ciel l'éloigne
pour jamais de ma tête, et me rende semblable au plus misérable des
vassaux qui se prosternent devant elle avec crainte et respect!

LE ROI.--O mon fils! c'est le ciel qui t'a inspiré l'idée de l'emporter
d'ici, pour te fournir une nouvelle occasion de mieux regagner l'amour
de ton père, en te justifiant avec autant de sagesse. Approche, Henri,
assieds-toi près de mon lit; écoute le dernier conseil, je crois, que je
doive jamais te donner. Le ciel sait, mon fils, par quelles voies
détournées, par quels obliques et tortueux sentiers je suis parvenu à
cette couronne; et je sais, moi, avec combien d'inquiétudes ma tête l'a
portée: elle descendra sur la tienne, plus paisible, plus honorée, mieux
affermie: car les reproches que m'a coûtés sa conquête vont s'ensevelir
avec moi dans la terre. Elle n'a paru en moi qu'un honneur arraché d'une
main violente, et un grand nombre de ceux qui m'environnaient me
reprochaient le secours qu'ils m'avaient prêté pour m'en rendre maître.
De là naissaient les querelles et l'effusion du sang qui chaque jour
venaient troubler une paix imaginaire; tu vois avec quel péril j'ai
soutenu ces audacieuses menaces. Tout mon règne n'a été, pour ainsi
dire, qu'une scène où ce même sujet a été continuellement mis en action;
mais aujourd'hui, ma mort change l'état des choses, car ce qui pour moi
n'était qu'un bien acquis par la force tombe sur ta tête par un droit
plus légitime; tu reçois et tu portes le diadème en vertu d'un titre
héréditaire. Cependant, quoique tu sois plus affermi sur le trône que je
n'ai pu l'être, tu ne l'es pas assez, tant que les ressentiments sont
encore tout frais; et tous tes amis, ceux dont tu dois faire tes amis,
n'ont été que tout récemment dépouillés de leur aiguillon et de leurs
dents, dont la criminelle assistance avait fait mon élévation et dont la
force pouvait me donner la crainte d'être renversé. Pour l'éviter, j'ai
détruit les uns, et j'avais formé le dessein de conduire les autres à la
Terre sainte, de crainte que le repos et le loisir de la paix ne leur
donnassent la tentation d'examiner de trop près ma situation. Que ton
soin, mon cher Henri, soit donc d'occuper dans des guerres étrangères
ces esprits inquiets, afin d'user, dans une action portée hors de ce
royaume, le souvenir des temps passés.--Je voudrais te parler encore;
mais mes poumons sont tellement affaiblis, qu'il ne me reste plus
d'haleine, et que la parole me manque entièrement. Oh! que Dieu me
pardonne les moyens qui m'ont conduit à la couronne, et m'accorde que tu
la puisses posséder en paix!

HENRI.--Mon bien-aimé souverain, vous l'avez gagnée, vous l'avez portée,
vous l'avez soutenue, et vous me la donnez. Ma possession doit donc être
légitime et paisible; et je promets de la défendre avec des efforts plus
qu'ordinaires contre l'univers entier.

(Entrent le lord Jean de Lancastre, Warwick et autres lords.)

LE ROI.--Tenez, tenez, voilà mon fils Jean de Lancastre.

LANCASTRE.--Santé, paix et bonheur à mon auguste père!

LE ROI.--Tu m'apportes, ô mon fils Jean, le bonheur et la paix: mais
pour la santé, hélas! elle s'est envolée sur ses jeunes ailes loin de ce
tronc desséché et flétri: tu le vois, ma tâche en ce monde touche à sa
fin.--Où est milord Warwick?

HENRI.--Milord Warwick!

LE ROI.--Est-il quelque nom particulier attaché à l'appartement où je me
suis évanoui la première fois?

WARWICK.--On l'appelle Jérusalem, mon noble prince.

LE ROI.--Dieu soit loué! C'est là que ma vie doit finir. Il y a
plusieurs années qu'on m'a prédit que je ne mourrais que dans Jérusalem:
je crus à tort que ce serait dans la Terre sainte; mais portez-moi dans
cette chambre: je veux qu'on m'y place: c'est dans cette Jérusalem que
Henri mourra.

(Tous sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



                           ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Dans le comté de Glocester; une salle de la maison de Shallow.

_Entrent_ SHALLOW, FALSTAFF, BARDOLPH, LE PAGE.


SHALLOW.--Par la corbleu, chevalier, vous ne vous en irez pas ce soir.
(_Appelant._) Holà, Davy! m'entends-tu?

FALSTAFF.--Il faut que vous m'excusiez, maître Robert Shallow.

SHALLOW.--Je ne vous excuserai point; vous ne serez point excusé: on
n'admettra point d'excuses: il n'y a pas d'excuses qui tiennent: vous ne
serez point excusé. Hé! Davy!

(Entre Davy.)

DAVY.--Me voilà, monsieur!

SHALLOW.--Davy, Davy, Davy.--Attendez un peu, Davy; attendez que je voie
un peu,--oui c'est cela; dites à Guillaume le cuisinier, dites-lui qu'il
vienne me parler.--Sir Jean, vous ne serez point excusé.

DAVY.--Vraiment, monsieur, je vous le dirai, ces ordonnances-là ne
sauraient s'exécuter.--Et puis encore autre chose; est-ce en froment que
nous sèmerons la grande pièce de terre?

SHALLOW.--En froment rouge, Davy; mais appelez-moi Guillaume le
cuisinier: n'avez-vous pas des pigeonneaux?

DAVY.--Oui-da, monsieur. Voici aussi le mémoire du maréchal, pour les
fers de chevaux et les socs de charrue.

SHALLOW.--Voyez à quoi il se monte et qu'on le paye:--sir Jean, vous ne
serez point excusé.

DAVY.--Monsieur, il faut de toute nécessité un cercle neuf au
baquet.--Et puis encore, monsieur, voulez-vous qu'on retienne à
Guillaume quelque chose sur ses gages, pour le sac qu'il a perdu l'autre
jour à la foire de Hinckley?

SHALLOW.--Certainement il m'en répondra.--Quelques pigeons, Davy, une
couple de petites poulardes fines, un gigot de mouton, et puis après
quelques petites drôleries, dis cela à Guillaume.

DAVY.--L'homme de guerre restera-t-il ici à coucher, monsieur?

SHALLOW.--Oui, Davy, je veux le bien traiter; un ami à la cour vaut
mieux qu'un penny dans la poche. Traite bien ses gens, Davy; car ce sont
de fieffés coquins, qui pourraient mordre en arrière.

DAVY.--Pas plus toujours qu'ils ne sont mordus eux-mêmes, leur linge est
joliment sale.

SHALLOW.--Bien trouvé, Davy; allons, à ton affaire, Davy.

DAVY.--Je vous serais bien obligé, monsieur, de vouloir bien protéger
Guillaume Visor de Woncot, contre Clément Perkers de la Colline.

SHALLOW.--Il y a déjà bien des plaintes, Davy, contre ce Visor; ce Visor
est, à ma connaissance, un grand coquin!

DAVY.--J'en conviens avec Votre Seigneurie, monsieur, c'est un coquin:
cependant à Dieu ne plaise qu'un coquin ne puisse pas obtenir quelque
protection à la prière de son ami. Un honnête homme, monsieur, est en
état de se défendre lui-même, et un coquin n'a pas cet avantage. Il y a
huit ans, monsieur, que je sers fidèlement Votre Seigneurie, et si je
n'ai pas le crédit, une fois ou deux par quartier, de faire avoir le
dessus à un coquin contre un honnête homme, il faut convenir que j'ai
bien peu de crédit auprès de Votre Seigneurie. Ce coquin est un honnête
ami à moi, monsieur, c'est pourquoi je supplie Votre Seigneurie de lui
accorder sa protection.

SHALLOW.--Allons, c'est bon, il ne lui arrivera pas de mal. Aie soin de
tout, Davy.--Où êtes-vous, sir Jean? Allons, quittez-moi ces bottes:
donnez-moi la main, monsieur Bardolph.

BARDOLPH.--Je suis bien charmé de voir Votre Seigneurie.

SHALLOW.--Je te remercie de tout mon coeur, mon cher maître Bardolph: et
toi aussi (_au page_), mon grand garçon, sois le bienvenu. Allons, sir
Jean.

(Shallow sort.)

FALSTAFF.--Je vous suis, mon cher maître Robert Shallow.--Bardolph,
donnez un coup d'oeil à nos chevaux. (_Bardolph et le page sortent._) Si
l'on me coupait en morceaux, on pourrait faire de moi quatre douzaines
d'échalas barbus comme maître Shallow. C'est quelque chose d'admirable à
voir que la parfaite concordance de l'esprit de ses gens avec le sien.
Eux, à force de l'avoir devant les yeux, se comportent comme de sots
juges de paix; et lui, à force de converser avec eux, il a pris la
tournure d'un valet de juge: leurs esprits se sont si bien unis et
confondus par cette société habituelle, qu'ils se jettent tous dans la
même direction, comme une troupe d'oies sauvages. Si j'avais une affaire
auprès de maître Shallow, je flatterais ses gens sur le crédit qu'ils
ont auprès de leur maître; si j'en avais une avec ses gens, je
chatouillerais maître Shallow de l'idée qu'il n'y a pas d'homme au monde
qui ait plus d'autorité sur ses domestiques. Ce qu'il y a de certain,
c'est que les manières ou habiles ou sottes se gagnent comme les
maladies par la communication: c'est pourquoi les hommes doivent bien
prendre garde à ceux qu'ils fréquentent.--Je veux tirer de ce Shallow de
quoi tenir le prince Henri dans un accès de rire non interrompu pendant
la durée de six mois, c'est-à-dire environ le temps de quatre
plaidoiries, ou de deux procédures; et ce rire-là sera sans vacations.
Oh! c'est quelque chose d'étonnant que l'effet d'un mensonge appuyé d'un
long jurement, ou d'une plaisanterie faite d'un air triste, sur un
gaillard qui n'a pas encore senti les épaules lui faire mal. Oh! vous le
verrez rire jusqu'à ce que son visage se déforme comme un manteau
mouillé mis de travers.

SHALLOW, _derrière le théâtre_.--Sir Jean!

FALSTAFF.--Je suis à vous, maître Shallow. Je suis à vous, maître
Shallow.

(Il sort.)


SCÈNE II

A Westminster; un appartement du palais.

LE COMTE DE WARWICK ET LE GRAND JUGE.


WARWICK.--Qu'est-ce, milord grand juge, où allez-vous?

LE JUGE.--Comment se porte le roi?

WARWICK.--Que trop bien. Tous ses maux sont finis.

LE JUGE.--Il n'est pas mort, j'espère?

WARWICK.--Il a terminé son voyage en ce monde. Il ne vit plus pour nous.

LE JUGE.--J'aurais voulu que Sa Majesté m'eût mandé avant de mourir. Le
zèle intègre avec lequel je l'ai servi pendant sa vie me laisse exposé à
tous les traits de l'injustice.

WARWICK.--En effet, je crois que le jeune roi ne vous aime pas.

LE JUGE.--Je sais qu'il ne m'aime pas; aussi je m'arme de courage pour
soutenir d'un front serein le poids des circonstances; elles ne peuvent
me menacer d'une disgrâce plus affreuse que celle que me peint mon
imagination.

(Entrent le prince Jean de Lancastre, Glocester, Clarence et autres
lords.)

WARWICK.--Voici les enfants affligés de feu Henri. Oh! plût au ciel que
le Henri qui est vivant eût le caractère du moins estimable de ces trois
princes! Combien de nobles conserveraient leurs emplois, qui vont
devenir le butin d'hommes de la plus vile espèce?

LE JUGE.--Hélas! je crains bien que tout l'Etat ne soit bouleversé.

LANCASTRE.--Bonjour, cousin Warwick.

GLOCESTER ET CLARENCE.--Bonjour, cousin.

LANCASTRE.--Nous nous abordons comme des hommes qui ont perdu l'usage de
la parole.

WARWICK.--Nous pourrions bien le retrouver; mais ce que nous aurions à
dire est trop triste, pour souffrir de longs discours.

LANCASTRE.--Allons! que la paix soit avec celui qui nous cause cette
tristesse!

LE JUGE.--Que la paix soit avec nous, et nous préserve de devenir plus
tristes encore!

GLOCESTER.--O mon cher lord! vous avez en effet perdu un ami; et
j'oserais jurer que vous n'avez pas emprunté le masque de la douleur:
sûrement celle que vous montrez est sentie et bien sincère.

LANCASTRE.--Quoique nul homme dans ce royaume ne puisse savoir au juste
quel sera son sort, cependant vous êtes celui qui a le moins à espérer.
J'en suis affligé: je voudrais bien qu'il en fût autrement.

CLARENCE.--Il faut maintenant que vous ayez des égards pour sir Jean
Falstaff. Il nage contre le cours qu'a suivi votre mérite.

LE JUGE.--Aimables princes, ce que j'ai fait, je l'ai fait en tout
honneur, et conduit par l'impartiale direction de ma conscience, et vous
ne m'en verrez jamais solliciter le pardon par de honteuses et inutiles
supplications. Si la fidélité et l'irréprochable innocence ne suffisent
pas à me défendre, j'irai trouver mon maître le roi mort, et je lui
dirai qui m'envoie après lui.

WARWICK.--Voici le prince.

(Entre Henri V.)

LE JUGE.--Salut! Que le ciel conserve Votre Majesté!

LE ROI.--Ce vêtement somptueux et nouveau pour moi, la majesté, ne m'est
pas aussi léger que vous pouvez le croire.--Mes frères, votre tristesse
est mêlée de quelque crainte. Mais c'est ici la cour d'Angleterre et non
la cour de Turquie. Ce n'est point un Amurat qui succède à un Amurat;
c'est Henri qui succède à Henri.--Cependant, soyez tristes, mes bons
frères; car il faut l'avouer, cette tristesse vous sied; la douleur se
montre en vous d'un air si noble que je veux en imiter l'exemple, et la
conserver au fond de mon âme. Soyez donc tristes, mais pas plus, mes
bons frères, que vous ne devez l'être, d'un fardeau qui nous est imposé
en commun. Quant à moi, j'en atteste le ciel, je vous demande d'être
assurés que je serai votre père et votre frère à la fois. Chargez-vous
seulement de m'aimer, et moi je me charge de tous vos autres soins.
Cependant pleurez Henri mort: je veux le pleurer aussi: mais vous avez
un Henri vivant, qui pour chacune de vos larmes vous rendra autant
d'heures de bonheur.

LANCASTRE ET LES AUTRES.--Nous n'attendons pas moins de Votre Majesté.

LE ROI, _les considérant l'un après l'autre_.--Vous me regardez d'un air
inquiet; (_au juge_) et vous plus que les autres; vous êtes, je crois,
bien sûr que je ne vous aime pas.

LE JUGE.--Je suis sûr que, si l'on me rend la justice qui m'est due,
Votre Majesté n'a nul motif légitime de me haïr.

LE ROI.--Non? Comment un prince élevé dans de si hautes espérances
pourrait-il oublier des affronts tels que ceux que vous m'avez fait
subir? Quoi! réprimander, maltraiter de paroles, envoyer rudement en
prison l'héritier présomptif de l'Angleterre! cela se pourrait-il
aisément supporter? cela peut-il être lavé dans le Léthé? cela peut-il
être pardonné?

LE JUGE.--Je représentais alors la personne de votre père. L'image de sa
puissance résidait en moi; et au moment où je dispensais sa loi, où
j'étais occupé tout entier des intérêts publics, il plut à Votre Altesse
d'oublier ma place, la majesté de la loi, l'autorité de la justice, et
l'image du souverain que je représentais; et elle me frappa sur le siége
même où je rendais un arrêt! Alors je déployai contre vous, comme
criminel envers votre père, toute la hardiesse de mon autorité, et je
vous fis emprisonner. Si ma conduite fut blâmable, consentez donc,
aujourd'hui que vous portez le diadème, à voir votre fils mépriser vos
décrets, arracher la justice de votre respectable tribunal, dédaigner la
loi dans son cours, émousser le glaive qui protége la paix et la sûreté
de votre personne, que dis-je? conspuer votre royale image, et insulter
à vos oeuvres dans un second vous-même. Interrogez vos pensées de roi,
placez-vous dans cette position: soyez aujourd'hui le père, et
figurez-vous que vous avez un fils; que vous apprenez qu'il a profané
votre dignité à cet excès, que vous voyez vos plus redoutables lois
méprisées avec tant de légèreté, et vous-même dédaigné à ce point par un
fils: et ensuite imaginez-vous que je remplis votre rôle, et que c'est
au nom de votre autorité que j'impose, avec douceur, silence à votre
fils: après cet examen de sang-froid, jugez-moi, et dites-moi, comme il
convient à votre condition de roi, ce que j'ai fait de malséant à ma
place, à mon caractère, ou à la majesté de mon souverain?

LE ROI.--Vous avez raison, juge, et vous avez pesé les choses comme vous
le deviez. En conséquence, continuez de tenir la balance et le glaive;
et je souhaite qu'élevé de jour en jour à de plus grands honneurs, vous
viviez assez pour voir un de mes fils vous offenser, et vous obéir,
comme j'ai fait; puissé-je vivre aussi pour lui répéter les paroles de
mon père: «Je suis heureux d'avoir un magistrat assez courageux pour
oser exercer la justice sur mon propre fils; et je ne suis pas moins
heureux d'avoir un fils qui se dépouille ainsi de sa dignité entre les
mains de la justice.»--Vous m'avez mis en prison: c'est pour cela que je
mets en votre main le glaive sans tache que vous avez accoutumé de
porter, en vous rappelant que vous devez en user avec la même fermeté,
la même justice, la même impartialité que vous avez employées avec moi.
Voilà ma main. Vous servirez de père à ma jeunesse; ma voix ne sera que
l'écho des paroles que vous ferez entendre à mon oreille. Je soumettrai
humblement mes résolutions aux sages conseils de votre expérience.--Et
vous tous, princes, mes frères, croyez-moi, je vous en conjure.--Mon
père a emporté avec lui mes égarements; tous les penchants déréglés de
ma jeunesse sont ensevelis dans sa tombe. Je lui survis triste et animé
de son esprit, pour tromper l'attente de l'univers, pour démentir les
prédictions et pour effacer l'injuste opinion qui s'est établie sur moi,
d'après les apparences: les flots de mon sang ont jusqu'ici coulé au
sein d'orgueilleuses folies: maintenant ils vont refluer en arrière et
retourner vers l'océan pour se mêler à ses vagues imposantes dans une
solennelle majesté. Nous convoquons maintenant notre cour suprême du
parlement, et choisissons pour membres de notre conseil des hommes si
sages que le grand corps de l'État puisse le disputer à la nation la
mieux gouvernée, et que les affaires de la paix ou de la guerre, ou de
toutes deux ensemble, nous soient également connues et familières à
tous. (_Au grand juge._) Vous y aurez, mon père, la première place.
Après la cérémonie de notre couronnement, nous assemblerons, comme je
viens de l'annoncer, tous les membres de l'État, et si le ciel seconde
mes bonnes intentions, nul prince, nul pair n'aura jamais sujet de dire:
«Que le ciel abrège d'un seul jour la vie fortunée de Henri!»

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Dans le comté de Glocester.--Le jardin de la maison de Shallow.

_Entrent_ FALSTAFF, SHALLOW, SILENCE, BARDOLPH, LE PAGE ET DAVY.


SHALLOW, _à Falstaff_.--Oh! vous verrez mon verger, et sous mon berceau
nous mangerons une reinette de l'année dernière, que j'ai greffée
moi-même, avec un plat de biscuits et quelque chose comme ça. Allons,
cousin Silence, et puis nous irons nous coucher.

FALSTAFF.--Pardieu, vous avez là une bonne et riche habitation!

SHALLOW.--Oh! toute nue, nue, nue! une pauvreté, une pauvreté, sir Jean:
mais, ma foi, l'air y est bon.--Sers, Davy, sers, Davy; fort bien, Davy.

FALSTAFF.--Ce Davy vous sert à bien des choses; il est tout à la fois
votre valet et votre laboureur.

SHALLOW.--C'est un bon valet, un bon valet, un très-bon valet, sir Jean.
Par la messe, j'ai bu un peu trop de vin d'Espagne à souper.--C'est un
bon valet.--Oh! çà, asseyez-vous donc, asseyez-vous donc: approchez
donc, cousin.

SILENCE.--Ah! mon cher, je dis, je veux bien.

(Il chante.)

     Ne faisons rien autre que manger et bonne chère,
         Et remercier le ciel de cette joyeuse année;
     Quand la viande est à bon marché et que les femelles sont chères
         Que de jeunes gaillards rôdent çà et là...
         Vive la joie, et vive la joie à jamais!

FALSTAFF.--Ah! voilà ce qui s'appelle un bon vivant! Maître Silence, je
vous porte une santé pour cela.

SHALLOW.--Versez donc à M. Bardolph, Davy.

DAVY.--Mon cher monsieur, asseyez-vous donc. (_Il fait asseoir le page
et Bardolph à une autre table._) Je suis à vous tout à l'heure.--Mon
très-cher monsieur, asseyez-vous.--Monsieur le page, mon bon monsieur le
page, asseyez-vous. Grand bien vous fasse. Ce qui nous manque à manger,
nous l'aurons en boisson.--Il faut excuser. Le coeur est tout.

(Il sort.)

SHALLOW.--Allons, gai, monsieur Bardolph; et vous, mon petit soldat
aussi, que je vois là-bas, égayez-vous.

SILENCE _chante_.

     Allons, gai, gai, ma femme est comme toutes les autres;
     Car les femmes sont des diablesses, les petites et les grandes.
     On est gai dans la salle quand les barbes se remuent.
                Et vive la joie du carnaval!
                Allons, gai, gai, etc.

FALSTAFF.--Je n'aurais pas cru que maître Silence eût été un homme de si
bonne humeur.

SILENCE.--Qui? moi? J'ai été comme cela déjà plus d'une fois.

DAVY, _rentre et sert un plat de pommes devant Bardolph_.--Tenez, voilà
un plat de pommes de rambour pour vous.

SHALLOW.--Davy?

DAVY.--Plaît-il, monsieur?--Je suis à vous tout à l'heure. Un verre de
vin, n'est-ce pas, monsieur?

SILENCE _chante_.

     Un verre de vin, pétillant et fin,
     Et je bois à mes amours,
     Et un coeur joyeux vit longtemps.

FALSTAFF.--Bravo, maître Silence.

SILENCE.--Et soyons gais, voilà le bon temps de la nuit.

FALSTAFF.--Santé et longue vie à vous, maître Silence!

SILENCE _chante_.

     Remplissez le verre et faites-le passer,
     Et je vous fais raison jusqu'à un mille de profondeur.

SHALLOW.--Honnête Bardolph, soyez le bienvenu: si tu as besoin de
quelque chose et que tu ne le demandes pas, dame, tant pis pour toi.
(_Au page._) Bienvenu aussi, toi, mon petit fripon, et de toute mon âme!
Je vais boire à monsieur Bardolph et à tous les joyeux cavalleros de
Londres.

DAVY.--J'espère bien voir Londres une fois avant de mourir.

BARDOLPH.--Si j'ai le plaisir de vous y rencontrer, Davy....

SHALLOW.--Vous boirez bouteille ensemble? Ha! n'est-ce pas, monsieur
Bardolph?

BARDOLPH.--Oui, monsieur, et à même le broc.

SHALLOW.--Pardieu, je te remercie.--Le drôle se collera à tes côtés, je
puis t'en assurer: oh! il ne te renoncera pas, il est de bonne race.

BARDOLPH.--Et moi, je me collerai à lui aussi, monsieur.

SHALLOW.--C'est parler comme un roi!--Ne vous laissez manquer de rien;
allons, qui? (_On entend frapper à la porte._)--Voyez qui est-ce qui
frappe là. Ho! qui est là?

(Davy sort.)

FALSTAFF, _à Silence qui avale une rasade_.--Ma foi! vous m'avez bien
fait raison.

SILENCE _chante_.

     Fais-moi raison
     Et arme-moi chevalier.
     Samingo[52],

[Note 52: _Samingo_ pour _Domingo_. C'est le refrain d'une vieille
chanson.]

N'est-ce pas cela?

FALSTAFF.--C'est cela.

SILENCE.--Est-ce cela? Eh bien, avouez donc qu'un vieux homme est encore
bon à quelque chose.

(Rentre Davy.)

DAVY.--Plaise à Votre Seigneurie! il y a là-bas un certain Pistol qui
arrive de la cour et apporte des nouvelles.

FALSTAFF.--De la cour? Faites-le entrer.

(Entre Pistol.)

FALSTAFF.--Eh bien, Pistol, qu'est-ce qu'il y a?

PISTOL.--Sir Jean, Dieu vous ait en sa garde!

FALSTAFF.--Quel vent vous a soufflé ici, Pistol?

PISTOL.--Ce n'est pas ce mauvais vent qui ne souffle rien de bon à
l'homme.--Aimable chevalier, te voilà devenu des plus grands personnages
du royaume.

SILENCE.--Ma foi! je crois qu'il n'est autre que le bonhomme Souffle de
Barson[53]?

[Note 53: _Puff de Barson._ Il a fallu traduire le nom pour faire
comprendre la réplique.]

PISTOL.--Souffle! Je te souffle dans la face, mauvais poltron de païen.
Sir Jean, je suis ton Pistol et ton ami. Et je suis venu ici ventre à
terre; et je t'apporte des nouvelles et des bonheurs pleins de
félicités, et un siècle d'or, et d'heureuses nouvelles du plus grand
prix.

FALSTAFF.--Eh bien, je t'en prie, débite-les-nous donc, comme un homme
de ce monde.

PISTOL.--Au diable ce monde et ses vilenies[54]! Je parle de l'Afrique
et de joies d'or.

[Note 54: _A f.... a for the world._]

FALSTAFF.--Maudit chevalier d'Assyrie, quelles sont les nouvelles? Que
le roi Cophetua sache donc enfin de quoi il s'agit.

SILENCE _chante_.

     Oui, et Robin-Hood, aussi, et Scarlet et le petit Jean.

PISTOL.--Est-ce à des mâtins de la basse-cour à se mettre en comparaison
avec l'Hélicon? De bonnes nouvelles seront-elles ainsi reçues? Alors,
Pistol, cache ta tête dans le giron des Furies.

SHALLOW.--Mon galant homme, je n'entends rien à vos manières d'agir.

PISTOL.--C'est de quoi tu dois te lamenter.

SHALLOW.--Pardonnez-moi, monsieur. Mais, monsieur, si vous arrivez avec
des nouvelles de la cour, je pense qu'il n'y a que deux partis à
prendre, c'est ou de les débiter, ou de les taire. Je suis, monsieur,
dépositaire d'une certaine autorité, sous le bon plaisir du roi.

PISTOL.--Et quel roi, va-nu-pieds? Parle, ou meurs.

SHALLOW.--Du roi Henri.

PISTOL.--Henri IV, ou Henri V?

SHALLOW.--Henri IV.

PISTOL.--Au diable[55] ton office! Sir Jean, ton tendre agneau est à
présent roi; Henri V, le voilà! Je dis vrai. Si Pistol te ment, tiens,
fais-moi la figue, comme à un fanfaron espagnol.

FALSTAFF.--Comment? est-ce que le vieux roi est mort?

PISTOL.--Aussi ferme qu'un clou dans une porte[56]: ce que je dis est la
vérité.

[Note 55: _A f.... a for thine office._]

[Note 56: _As nail in door_; expression proverbiale. _Door-nail_
signifie le clou sur lequel frappe le marteau de la porte. _As nail in
door_ pourrait signifier aussi _comme un ongle pris dans une porte_.]

FALSTAFF.--Allons, Bardolph, partons: selle mon cheval. Maître Robert
Shallow, choisis la place que tu voudras dans tout le pays; elle est à
toi. Et toi, Pistol, je te surchargerai de dignités.

BARDOLPH.--Oh! jour heureux! Je ne donnerais pas ma fortune pour une
baronnie.

PISTOL.--Eh bien? n'ai-je pas apporté de bonnes nouvelles?

FALSTAFF.--Portez maître Silence à son lit.--Maître Shallow, milord
Shallow, vois ce que tu veux être: je suis l'intendant de la fortune;
prends tes bottes; nous voyagerons toute la nuit.--Oh! mon cher Pistol!
Vite, vite, Bardolph! (_Bardolph sort._) Viens, Pistol; dis-moi encore
quelque chose, et en même temps cherche dans ta tête quelque emploi pour
toi, qui te fasse plaisir. Vos bottes, vos bottes, maître Shallow. Je
suis sûr que le jeune roi languit après moi. Prenons les chevaux du
premier venu: n'importe qui. Les lois d'Angleterre sont actuellement à
mes ordres. Heureux ceux qui ont été mes amis; et malheur à milord grand
juge!

PISTOL.--Que de vilains vautours lui mangent les poumons! _Qu'est-elle
devenue_, comme on dit, _la vie que je menais il n'y a pas longtemps_?
Eh bien! nous y voilà. Bénis soient ces jours de bonheur!

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Londres.--Une rue.

_Entrent_ DEUX HUISSIERS _traînant_ L'HÔTESSE QUICKLY ET DOROTHÉE
TEAR-SHEET.


L'HÔTESSE.--Non, gueux de gredin, quand j'en devrais mourir, je voudrais
te voir pendu. Tu m'as disloqué l'épaule.

LE PREMIER HUISSIER.--Les constables me l'ont remise entre les mains;
elle aura du régime du fouet autant qu'il lui en faudra, je le lui
promets. Il y a un homme ou deux de tués à cause d'elle.

DOROTHÉE.--Vous mentez, bec à corbin, bec à corbin que vous êtes. Viens
donc, je te dis, moi, damné coquin au visage de tripes. Si tu me fais
faire une fausse couche, il vaudrait mieux pour toi que tu eusses battu
ta mère. Vilaine face de papier mâché!

L'HÔTESSE.--O Seigneur! pourquoi sir Jean n'est-il pas ici? Il y aurait
du sang répandu d'abord. Mais voyez, mon Dieu, lui faire faire une
fausse couche!

LE PREMIER HUISSIER.--Si cela arrive, vous lui remettrez sa douzaine de
coussins; elle n'en a que onze maintenant. Allons, je vous commande à
toutes deux de venir avec moi. Il est mort, cet homme que vous avez
battu Pistol et vous.

DOROTHÉE.--Je vais te le dire, figure d'encensoir: allez, on vous fera
solidement gambiller en l'air pour cela, vilaine mouche bleue[57] que
vous êtes. Sale meurt-de-faim de correcteur, si vous n'êtes pas pendu,
je quitte le métier[58].

[Note 57: Allusion à l'habit bleu des huissiers.]

[Note 58: _Half-kirtles._ C'était, à ce qui paraît, une sorte de
vêtement de nuit à l'usage des femmes de l'espèce de Dorothée.]

LE PREMIER HUISSIER.--Venez, venez, chevaliers errants, venez.

L'HÔTESSE.--O Dieu! faut-il que la force l'emporte ainsi sur le bon
droit? Bien, bien, de la patience vient l'aisance.

DOROTHÉE.--Allons donc, coquin, allons donc, menez-moi donc devant le
juge.

L'HÔTESSE.--Oui, venez donc, chien de chasse affamé.

DOROTHÉE.--Mort de Dieu! tête de Dieu!

L'HÔTESSE.--Atome que tu es!

DOROTHÉE.--Allons donc, chose de rien du tout. Allons donc, gredin.

LE PREMIER HUISSIER.--C'est bien, c'est bien.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Une place publique près de l'abbaye de Westminster.

_Entrent_ DEUX VALETS _couvrant le pavé de joncs._


LE PREMIER VALET.--Encore des roseaux, encore des roseaux.

LE SECOND VALET.--Les trompettes ont sonné deux fanfares.

LE PREMIER VALET.--Il sera bien deux heures, avant qu'on revienne du
couronnement.--Dépêchons, dépêchons.

(Ils sortent.)

(Entrent Falstaff, Shallow, Pistol, Bardolph, le Page.)

FALSTAFF.--Tenez-vous là à côté de moi, maître Robert Shallow. Je vous
ferai faire accueil par le roi: je vais lui donner un coup d'oeil de
côté lorsqu'il passera; et remarquez bien de quel air il me regardera.

PISTOL.--Bénédiction sur tes poumons, bon chevalier!

FALSTAFF.--Approche ici, Pistol; tiens-toi derrière moi. (_A Shallow._)
Oh! si j'avais eu le temps de faire faire des livrées neuves, j'aurais
voulu y dépenser les mille livres sterling que je vous ai empruntées.
Mais cela ne fait rien: cette manière modeste de se présenter sied mieux
encore. Cela prouve combien j'étais pressé de le voir.

SHALLOW.--Oui, c'en est une preuve.

FALSTAFF.--Cela fait voir l'ardeur de mon affection.

SHALLOW.--Oui, sans doute.

FALSTAFF.--Mon dévouement.

SHALLOW.--Certainement, certainement, certainement.

FALSTAFF.--Cela a l'air d'un homme qui a couru la poste jour et nuit, et
sans délibérer, sans songer à rien, sans se donner le temps de changer
de chemise.

SHALLOW.--Cela est très-certain.

FALSTAFF.--Mais qui vient se poster là tout sali du voyage, tout en
sueur du désir de le voir, n'ayant nulle autre idée en tête, mettant en
oubli toute autre affaire, comme s'il n'y avait plus au monde rien à
faire que de le voir....

PISTOL.--C'est _semper idem_, car _absque hoc nihil est_. Parfait en
tout point.

SHALLOW.--Oui vraiment.

PISTOL.--Mon chevalier, je veux enflammer ton noble foie, et te mettre
en fureur. Ta Dorothée, l'Hélène de tes nobles pensées, est dans une
honteuse réclusion, dans une prison infecte, traînée là par la main la
plus grossière et la plus sale. Fais sortir la Vengeance de son antre
d'ébène avec les serpents agités de l'affreuse Alecton; car ta chère
Dorothée est dedans: Pistol ne dit jamais rien que de vrai.

FALSTAFF.--Je la délivrerai.

(Acclamations, bruits de trompettes derrière le théâtre.)

PISTOL.--On a entendu mugir la mer et les sons éclatants de la
trompette.

(Entre le roi avec sa suite, dans laquelle se trouve le lord grand
juge.)

FALSTAFF.--Dieu conserve Ta Majesté, roi Hal, mon royal Hal!

PISTOL.--Que le ciel te garde et veille sur toi, très-royal rejeton de
la gloire!

FALSTAFF.--Que Dieu te conserve, mon cher enfant!

LE ROI.--Milord grand juge, parlez à cet insensé.

LE JUGE.--Êtes-vous en votre bon sens? Savez-vous ce que vous dites?

FALSTAFF.--Mon roi, mon Jupiter! C'est à toi que je parle, mon coeur.

HENRI.--Je ne te connais point, vieillard. Va faire tes prières.--Que
ces cheveux blancs siéent mal à un insensé, à un mauvais bouffon! J'ai
vu en songe, pendant un long sommeil, un homme de cette espèce, gonflé
de même d'un excès de nourriture, aussi vieux et aussi débauché. Mais
éveillé, je méprise mon songe.--Va travailler à diminuer ton ventre et à
grossir ton mérite. Quitte ta vie gloutonne: sache que la tombe ouvre
pour toi une bouche trois fois plus large que pour les autres
hommes.--Ne me réplique pas par une ridicule plaisanterie. Ne t'imagine
pas que je sois aujourd'hui ce que j'étais. Le ciel sait, et l'univers
verra, que j'ai renoncé à mon passé, et je rejetterai de même tous ceux
qui firent ma société. Quand tu entendras dire que je suis ce que j'ai
été, reviens vers moi, et tu seras ce que tu étais alors, le guide et le
promoteur de mes dérèglements. Jusqu'à ce moment, je te bannis, sous
peine de mort, comme j'ai déjà banni le reste de ceux qui m'ont égaré,
et je te défends d'approcher de notre personne plus près que de dix
milles. Quant à votre subsistance, je vous l'assurerai, afin que les
besoins ne vous sollicitent pas au mal; et lorsque nous apprendrons que
vous avez réformé votre vie, alors nous vous emploierons, selon votre
capacité et votre mérite. (_Au grand juge._) C'est vous, milord, que je
charge de veiller sur l'exécution de mes ordres. Continuez la marche.

(Sortent le roi et sa suite.)

FALSTAFF.--Maître Shallow, je vous dois mille livres sterling.

SHALLOW.--Oui, vraiment, sir Jean, que je vous prie de me rendre, pour
que je puisse les remporter avec moi.

FALSTAFF.--Cela est bien difficile, maître Shallow. Que tout ceci ne
vous chagrine pas. Il va m'envoyer chercher pour me parler en
particulier, voyez-vous. Il faut bien qu'il prenne ce ton devant le
monde. N'ayez pas d'inquiétude sur votre fortune. Je suis encore, tel
que vous me voyez, l'homme qui vous fera prospérer.

SHALLOW.--Je ne vois pas trop comment, à moins que vous ne me donniez
votre pourpoint, et que vous ne me rembourriez de paille. Je vous en
prie, mon cher sir Jean, sur les mille livres, rendez-m'en seulement
cinq cents.

FALSTAFF.--Maître, je vous tiendrai parole: ce que vous avez entendu là
n'était qu'une couleur.

SHALLOW.--Je crains bien que vous ne soyez teint[59] de cette couleur-là
toute votre vie.

[Note 59: _That you will die in_; jeu de mots entre _die_, mourir, et
_dye_, teindre.]

FALSTAFF.--Ne craignez point de couleurs; venez dîner avec moi. Viens,
lieutenant Pistol; et toi aussi, Bardolph.--On m'enverra chercher ce
soir de bonne heure.

(Rentrent le prince Jean de Lancastre, le lord grand juge, des officiers
de justice, etc.)

LE JUGE, _à des archers_.--Allez, conduisez sir Jean Falstaff à la
Flotte[60]: emmenez avec lui toute sa compagnie.

[Note 60: Dans la prison appelée _la Flotte_; selon toute apparence,
pour assurer l'exécution des ordres du roi, car on verra plus loin
qu'ils ne sont condamnés qu'au bannissement.]

FALSTAFF.--Milord, milord....

LE JUGE.--Je n'ai pas le temps de vous parler: je vous entendrai
tantôt.--Qu'on les emmène.

PISTOL.

     _Se fortuna me tormenta,_
     _Spero me contenta._

(Sortent Falstaff, Shallow, Pistol, Bardolph, le page, et les officiers
de justice.)

LANCASTRE.--J'aime beaucoup cette noble conduite du roi: il a
l'intention de donner à ses anciens camarades une honnête aisance. Mais
il les bannit tous, jusqu'à ce qu'ils aient pris devant le public un
langage plus sensé et plus décent.

LE JUGE.--C'est ce qui va être exécuté.

LANCASTRE.--Le roi a convoqué son parlement, milord.

LE JUGE.--Oui, prince.

LANCASTRE.--Je parierais qu'avant la fin de cette année nous porterons
nos armes concitoyennes et notre ardeur native jusqu'au sein de la
France.--J'ai entendu quelque oiseau chanter l'air de ces paroles, et sa
musique, à ce que je présume, a plu à l'oreille du roi. Allons, venez.

(Ils sortent.)



                              ÉPILOGUE

                      PRONONCÉ PAR UN DANSEUR.


D'abord ma crainte, ensuite ma révérence, et puis mon discours. Ma
crainte, c'est votre mécontentement; ma révérence, c'est mon devoir; et
mon discours, c'est de vous demander pardon. Si vous vous attendez à un
bon discours, je suis perdu; car ce que j'ai à vous dire est de ma
façon, et ce que je dois vous dire va encore, j'en ai peur, me faire
tort. Mais au fait, et à tout hasard, il faut que vous sachiez, comme
vous le savez très-bien, que je parus dernièrement ici à la fin d'une
pièce qui vous avait déplu, pour vous demander votre indulgence et vous
en promettre une meilleure; je comptais, pour vous dire la vérité,
m'acquitter au moyen de celle-ci: mais si, comme une expédition
malheureuse, elle me revient sans succès, je fais banqueroute; et vous,
mes chers créanciers, vous perdez votre dû. Je vous promis que je me
trouverais ici; et en vertu de ma parole, je viens livrer ma personne à
votre merci. Rabattez-moi quelque chose, je vous payerai quelque chose;
et suivant l'usage de la plupart des débiteurs, je vous ferai des
promesses à l'infini.

Si ma langue ne peut vous persuader de me tenir quitte, voulez-vous
m'ordonner d'user de mes jambes? Et pourtant ce serait un payement bien
léger que de payer sa dette en gambades. Mais une conscience délicate
offre toutes les satisfactions qui sont en son pouvoir, et c'est ce que
je vais faire. Toutes les dames qui sont ici m'ont déjà pardonné; si les
messieurs ne veulent pas en faire autant, alors les messieurs ne
s'accordent donc pas avec les dames, et c'est ce qu'on n'a jamais vu
dans une pareille assemblée.--Encore un mot, je vous en supplie. Si vous
n'êtes pas trop dégoûtés de la chair grasse, notre humble auteur
continuera son histoire, dans laquelle sir Jean continuera de jouer son
rôle, et où il vous fera rire par le moyen de la belle Catherine de
France; autant que j'en puis savoir, Falstaff y mourra de gras fondu, à
moins que vous ne l'ayez déjà tué par votre disgrâce: car Oldcastle est
mort martyr, et celui-ci n'est pas le même homme.--Ma langue est
fatiguée: quand mes jambes le seront aussi, je vous souhaiterai le
bonsoir, et sur ce je me prosterne à genoux devant vous; mais à la
vérité c'est afin de prier pour la reine.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.





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