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Title: Les petites filles modèles
Author: Ségur, Comtesse de, 1799-1874
Language: French
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Mme la Comtesse de Ségur
(née Rostopchine)


LES PETITES FILLES MODÈLES


(1857)



Table des matières

Préface
I. Camille et Madeleine.
II. La promenade, l'accident.
III. Marguerite.
IV. Réunion sans séparation.
V. Les fleurs cueillies et
remplacées.
VI. Un an après: le chien enragé.
VII. Camille punie.
VIII. Les hérissons.
IX. Poires volées.
X. La poupée mouillée.
XI. Jeannette la voleuse.
XII. Visite chez Sophie.
XIII. Visite au potager.
XIV. Départ.
XV. Sophie mange du cassis; ce qui en
résulte.
XVI. Le cabinet de pénitence.
XVII. Le lendemain.
XVIII. Le rouge-gorge.
XIX. L'illumination.
XX. La pauvre femme.
XXI. Installation de Françoise et
Lucie.
XXII. Sophie veut exercer la charité.
XXIII. Les récits.
XXIV. Visite chez Hurel.
XXV. Un événement tragique.
XXVI. La petite vérole.
XXVII. La fête.
XXVIII. La partie d'âne.



Préface

Mes _Petites filles modèles _ne sont pas une création; elles
existent bien réellement: ce sont des portraits; la preuve en est
dans leurs imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres
légères qui font ressortir le charme du portrait et attestent
l'existence du modèle. Camille et Madeleine sont une réalité dont
peut s'assurer toute personne qui connaît l'auteur.

Comtesse de Ségur, née Rostopchine.



I. Camille et Madeleine.

Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes,
gentilles, aimables, et qui avaient l'une pour l'autre le plus
tendre attachement. On voit souvent des frères et des soeurs se
quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs parents
après s'être disputés de manière qu'il soit impossible de démêler
de quel côté vient le premier tort. Jamais on n'entendait une
discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt l'une, tantôt
l'autre cédait au désir exprimé par sa soeur.

Pourtant leurs goûts n'étaient pas exactement les mêmes. Camille,
plus âgée d'un an que Madeleine, avait huit ans. Plus vive, plus
étourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle
aimait à courir, à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne
s'amusait autant que lorsqu'il y avait une grande réunion
d'enfants, qui lui permettait de se livrer sans réserve à ses jeux
favoris.

Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soins
qu'elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans
Madeleine, eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et
de ne changer de linge et de robe que tous les trois ou quatre
jours.

Mais la différence de leurs goûts n'empêchait pas leur parfaite
union. Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou sa poupée
dès que sa soeur exprimait le désir de se promener ou de courir;
Camille, de son côté, sacrifiait son amour pour la promenade et
pour la chasse aux papillons dès que Madeleine témoignait l'envie
de se livrer à des amusements plus calmes.

Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites soeurs,
et leur maman les aimait tendrement; toutes les personnes qui les
connaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire
plaisir.



II. La promenade, l'accident.

Un jour, Madeleine peignait sa poupée; Camille lui présentait les
peignes, rangeait les robes, les souliers, changeait de place les
lits de poupée, transportait les armoires, les commodes, les
chaises, les tables. Elle voulait, disait-elle, faire leur
déménagement: car ces dames (les poupées) avaient changé de
maison.

MADELEINE.--Je t'assure, Camille, que les poupées étaient mieux
logées dans leur ancienne maison; il y avait bien plus de place
pour leurs meubles.

CAMILLE.--Oui, c'est vrai, Madeleine; mais elles étaient
ennuyées de leur vieille maison. Elles trouvent d'ailleurs
qu'ayant une plus petite chambre elles y auront plus chaud.

MADELEINE.--Oh! quant à cela, elles se trompent bien, car elles
sont près de la porte, qui leur donnera du vent, et leurs lits
sont tout contre la fenêtre, qui ne leur donnera pas de chaleur
non plus.

CAMILLE.--Eh bien! quand elles auront demeuré quelque temps dans
cette nouvelle maison, nous tâcherons de leur en trouver une plus
commode. Du reste, cela ne te contrarie pas, Madeleine?

MADELEINE.--Oh! pas du tout, Camille, surtout si cela te fait
plaisir.»

Camille, ayant achevé le déménagement des poupées, proposa à
Madeleine, qui avait fini de son côté de les coiffer et de les
habiller, d'aller chercher leur bonne pour faire une longue
promenade. Madeleine y consentit avec plaisir; elles appelèrent
donc Élisa.

«Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous?

ÉLISA.--Je ne demande pas mieux, mes petites; de quel côté
irons-nous?

CAMILLE.--Du côté de la grande route, pour voir passer les
voitures; veux-tu, Madeleine?

MADELEINE.--Certainement; et si nous voyons de pauvres femmes et
de pauvres enfants, nous leur donnerons de l'argent. Je vais
emporter cinq sous.

CAMILLE.--Oh! oui, tu as raison, Madeleine; moi, j'emporterai
dix sous.»

Voilà les petites filles bien contentes; elles courent devant leur
bonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route; en
attendant le passage des voitures, elles s'amusent à cueillir des
fleurs pour en faire des couronnes à leurs poupées.

«Ah! j'entends une voiture, s'écrie Madeleine.

--Oui. Comme elle va vite! nous allons bientôt la voir.

--Écoute donc, Camille; n'entends-tu pas crier?

--Non, je n'entends que la voiture qui roule.»

Madeleine ne s'était pas trompée: car, au moment où Camille
achevait de parler, on entendit bien distinctement des cris
perçants, et, l'instant d'après, les petites filles et la bonne,
qui étaient restées immobiles de frayeur, virent arriver une
voiture attelée de trois chevaux de poste lancés ventre à terre,
et que le postillon cherchait vainement à retenir.

Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans la
voiture, poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et
Madeleine.

À cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son siège,
et la voiture lui passa sur le corps; les chevaux, ne se sentant
plus retenus ni dirigés, redoublèrent de vitesse et s'élancèrent
vers un fossé très profond, qui séparait la route d'un champ
labouré. Arrivée en face de la barrière où étaient Camille,
Madeleine et leur bonne, toutes trois pâles d'effroi, la voiture
versa dans le fossé; les chevaux furent entraînés dans la chute;
on entendit un cri perçant, un gémissement plaintif, puis plus
rien.

Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez
revenue de sa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse
dame et cette pauvre enfant, qui probablement avaient été tuées
par la violence de la chute. Aucun cri ne se faisait plus
entendre. Et le malheureux postillon, écrasé par la voiture, ne
fallait-il pas aussi lui porter secours?

Enfin, elle se hasarda à s'approcher de la voiture culbutée dans
le fossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.

Un des chevaux avait été tué; un autre avait la cuisse cassée et
faisait des efforts impuissants pour se relever; le troisième,
étourdi et effrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.

«Je vais essayer d'ouvrir la portière, dit la bonne; mais
n'approchez pas, mes petites: si les chevaux se relevaient, ils
pourraient vous tuer.»

Elle ouvre, et voit la dame et l'enfant sans mouvement et
couvertes de sang.

«Ah! mon Dieu! la pauvre dame et la petite fille sont mortes ou
grièvement blessées.»

Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que la
mère et l'enfant n'étaient qu'évanouies, essaya de détacher la
petite fille des bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée
contre sa poitrine; après quelques efforts, elle parvient à
dégager l'enfant, qu'elle retire pâle et sanglante. Ne voulant pas
la poser sur la terre humide, elle demande aux deux soeurs si
elles auront la force et le courage d'emporter la pauvre petite
jusqu'au banc qui est de l'autre côté de la barrière.

«Oh! oui, ma bonne, dit Camille; donnez-la-nous, nous pourrons la
porter, nous la porterons. Pauvre petite, elle est couverte de
sang; mais elle n'est pas morte, j'en suis sûre. Oh non! non, elle
ne l'est pas. Donnez, donnez, ma bonne. Madeleine, aide-moi.

--Je ne peux pas, Camille, répondit Madeleine d'une voix faible
et tremblante. Ce sang, cette pauvre mère morte, cette pauvre
petite morte aussi, je crois, m'ôtent la force nécessaire pour
t'aider. Je ne puis... que pleurer.

--Je l'emporterai donc seule, dit Camille. J'en aurai la force,
car il le faut, le bon Dieu m'aidera.»

En disant ces mots elle relève la petite, la prend dans ses bras,
et malgré ce poids trop lourd pour ses forces et son âge, elle
cherche à gravir le fossé; mais son pied glisse, ses bras vont
laisser échapper son fardeau, lorsque Madeleine, surmontant sa
frayeur et sa répugnance, s'élance au secours de sa soeur et
l'aide à porter l'enfant; elles arrivent au haut du fossé,
traversent la route, et vont tomber épuisées sur le banc que leur
avait indiqué Élisa.

Camille étend la petite fille sur ses genoux; Madeleine apporte de
l'eau qu'elle a été chercher dans un fossé; Camille lave et essuie
avec son mouchoir le sang qui inonde le visage de l'enfant, et ne
peut retenir un cri de joie lorsqu'elle voit que la pauvre petite
n'a pas de blessure.

«Madeleine, ma bonne, venez vite; la petite fille n'est pas
blessée... elle vit! elle vit... elle vient de pousser un
soupir... Oui, elle respire, elle ouvre les yeux.»

Madeleine accourt; l'enfant venait en effet de reprendre
connaissance. Elle regarde autour d'elle d'un air effrayé.

«Maman! dit-elle, maman! je veux voir maman!

--Ta maman va venir, ma bonne petite, répond Camille en
l'embrassant. Ne pleure pas; reste avec moi et avec ma soeur
Madeleine.

--Non, non, je veux voir maman; ces méchants chevaux ont emporté
maman.

--Les méchants chevaux sont tombés dans un grand trou; ils n'ont
pas emporté ta maman, je t'assure. Tiens, vois-tu? Voilà ma bonne
Élisa; elle apporte ta maman qui dort.»

La bonne, aidée de deux hommes qui passaient sur la route, avait
retiré de la voiture la mère de la petite fille. Elle ne donnait
aucun signe de vie; elle avait à la tête une large blessure; son
visage, son cou, ses bras étaient inondés de sang. Pourtant son
coeur battait encore; elle n'était pas morte.

La bonne envoya l'un des hommes qui l'avaient aidée avertir bien
vite Mme de Fleurville d'envoyer du monde pour transporter au
château la dame et l'enfant, relever le postillon, qui restait
étendu sur la route, et dételer les chevaux qui continuaient à se
débattre et à ruer contre la voiture.

L'homme part. Un quart d'heure après, Mme de Fleurville arrive
elle-même avec plusieurs domestiques et une voiture, dans laquelle
on dépose la dame. On secourt le postillon, on relève la voiture
versée dans le fossé.

La petite fille, pendant ce temps, s'était entièrement remise:
elle n'avait aucune blessure; son évanouissement n'avait été causé
que par la peur et la secousse de la chute.

De crainte qu'elle ne s'effrayât à la vue du sang qui coulait
toujours de la blessure de sa mère, Camille et Madeleine
demandèrent à leur maman de la ramener à pied avec elles. La
petite, habituée déjà aux deux soeurs, qui la comblaient de
caresses, croyant sa mère endormie, consentit avec plaisir à faire
la course à pied.

Tout en marchant, Camille et Madeleine causaient avec elle.

MADELEINE.--Comment t'appelles-tu, ma chère petite?

MARGUERITE.--Je m'appelle Marguerite.

CAMILLE.--Et comment s'appelle ta maman?

MARGUERITE.--Ma maman s'appelle maman.

CAMILLE.--Mais son nom? Elle a un nom, ta maman?

MARGUERITE.--Oh oui! elle s'appelle maman.

CAMILLE, _riant_.--Mais les domestiques ne l'appellent pas
maman?

MARGUERITE.--Ils l'appellent madame.

MADELEINE.--Mais, madame qui?

MARGUERITE.--Non, non. Pas madame qui; seulement madame.

CAMILLE.--Laisse-la, Madeleine; tu vois bien qu'elle est trop
petite; elle ne sait pas. Dis-moi, Marguerite, où allais-tu avec
ces méchants chevaux qui t'ont fait tomber dans le trou?

MARGUERITE.--J'allais voir ma tante; je n'aime pas ma tante;
elle est méchante, elle gronde toujours. J'aime mieux rester avec
maman... et avec vous, ajouta-t-elle en baisant la main de Camille
et de Madeleine.

Camille et Madeleine embrassèrent la petite Marguerite.

MARGUERITE.--Comment vous appelle-t-on?

CAMILLE.--Moi, je m'appelle Camille, et ma soeur s'appelle
Madeleine.

MARGUERITE.--Eh bien! vous serez mes petites mamans. Maman
Camille et maman Madeleine.

Tout en causant, elles étaient arrivées au château.
Mme de Fleurville s'était empressée d'envoyer chercher un médecin
et avait fait coucher Mme de Rosbourg dans un bon lit. Son nom
était gravé sur une cassette qui se trouvait dans sa voiture, et
sur les malles attachées derrière. On avait bandé sa blessure pour
arrêter le sang, et elle reprenait connaissance par degrés. Au
bout d'une demi-heure, elle demanda sa fille, qu'on lui amena.

Marguerite entra bien doucement, car on lui avait dit que sa maman
était malade. Camille et Madeleine l'accompagnaient.

«Pauvre maman, dit-elle en entrant, vous avez mal à la tête?

--Oui, mon enfant, bien mal.

--Je veux rester avec vous, maman.

--Non, ma chère petite; embrasse-moi seulement, et puis tu t'en
iras avec ces bonnes petites filles; je vois à leur physionomie
qu'elles sont bien bonnes.

--Oh oui! maman, bien bonnes; Camille m'a donné sa poupée; une
bien jolie poupée!... et Madeleine m'a fait manger une tartine de
confiture.»

Mme de Rosbourg sourit de la joie de la petite Marguerite, qui
allait parler encore, lorsque Mme de Fleurville, trouvant que la
malade s'était déjà trop agitée, conseilla à Marguerite d'aller
jouer avec ses deux petites mamans, pour que sa grande maman pût
dormir.

Marguerite, après avoir encore embrassé Mme de Rosbourg, sortit
avec Camille et Madeleine.



III. Marguerite.

MADELEINE.--Prends tout ce que tu voudras, ma chère Marguerite;
amuse-toi avec nos joujoux.

MARGUERITE.--Oh! les belles poupées! En voilà une aussi grande
que moi... En voilà encore deux bien jolies!... Ah! cette grande
qui est couchée dans un beau petit lit! elle est malade comme
pauvre maman... Oh! le beau petit chien! comme il a de beaux
cheveux! on dirait qu'il est vivant. Et le joli petit âne... Oh!
les belles petites assiettes! des tasses, des cuillers, des
fourchettes! et des couteaux aussi! Un petit huilier, des
salières! Ah! la jolie petite diligence!... Et cette petite
commode pleine de robes, de bonnets, de bas, de chemises aux
poupées!... Comme c'est bien rangé!... Les jolis petits livres!
Quelle quantité d'images! il y en a plein l'armoire!»

Camille et Madeleine riaient de voir Marguerite courir d'un jouet
à l'autre, ne sachant lequel prendre, ne pouvant tout tenir ni
tout regarder à la fois, en poser un, puis le reprendre, puis le
laisser encore, et, dans son indécision, rester au milieu de la
chambre, se tournant à droite, à gauche, sautant, battant des
mains de joie et d'admiration. Enfin, elle prit la petite
diligence attelée de quatre chevaux, et elle demanda à Camille et
à Madeleine de sortir avec elle pour mener la voiture dans le
jardin.

Elles se mirent toutes trois à courir dans les allées et sur
l'herbe; après quelques tours, la diligence versa. Tous les
voyageurs qui étaient dedans se trouvèrent culbutés les uns sur
les autres; une glace de la portière était cassée.

«Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Marguerite en pleurant, j'ai
cassé votre voiture, Camille. J'en suis bien fâchée; bien sûr, je
ne le ferai plus.

CAMILLE.--Ne pleure pas, ma petite Marguerite, ce ne sera rien.
Nous allons ouvrir la portière, rasseoir les voyageurs à leurs
places, et je demanderai à maman de faire mettre une autre glace.

MARGUERITE.--Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme
maman?

MADELEINE.--Non, non, ils ont la tête trop dure. Tiens, vois-tu,
les voilà tous remis, et ils se portent à merveille.

MARGUERITE.--Tant mieux! J'avais peur de vous faire de la
peine.»

La diligence relevée, Marguerite continua à la traîner, mais avec
plus de précaution, car elle avait un très bon coeur, et elle
aurait été bien fâchée de faire de la peine à ses petites amies.

Elles rentrèrent au bout d'une heure pour dîner, et couchèrent
ensuite la petite Marguerite, qui était très fatiguée.



IV. Réunion sans séparation.

Pendant que les enfants jouaient, le médecin était venu voir
Mme de Rosbourg: il ne trouva pas la blessure dangereuse, et il
jugea que la quantité de sang qu'elle avait perdu rendait une
saignée inutile et empêcherait l'inflammation. Il mit sur la
blessure un certain onguent de colimaçons, recouvrit le tout de
feuilles de laitue qu'on devait changer toutes les heures,
recommanda la plus grande tranquillité, et promit de revenir le
lendemain.

Marguerite venait voir sa mère plusieurs fois par jour; mais elle
ne restait pas longtemps dans la chambre, car sa vivacité et son
babillage agitaient Mme de Rosbourg tout en l'amusant. Sur un coup
d'oeil de Mme de Fleurville, qui ne quittait presque pas le chevet
de la malade, les deux soeurs emmenaient leur petite protégée.

Les soins attentifs de Mme de Fleurville remplirent de
reconnaissance et de tendresse le coeur de Mme de Rosbourg;
pendant sa convalescence elle exprimait souvent le regret de
quitter une personne qui l'avait traitée avec tant d'amitié.

«Et pourquoi donc me quitteriez-vous, chère amie? dit un jour
Mme de Fleurville. Pourquoi ne vivrions-nous pas ensemble? Notre
petite Marguerite est parfaitement heureuse avec Camille et
Madeleine, qui seraient désolées, je vous assure, d'être séparées
de Marguerite; je serai enchantée si vous me promettez de ne pas
me quitter.»

MADAME DE ROSBOURG.--Mais ne serait-ce pas bien indiscret aux
yeux de votre famille?

MADAME DE FLEURVILLE.--Nullement. Je vis dans un grand isolement
depuis la mort de mon mari. Je vous ai raconté sa fin cruelle dans
un combat contre les Arabes, il y a six ans. Depuis j'ai toujours
vécu à la campagne. Vous n'avez pas de mari non plus, puisque vous
n'avez reçu aucune nouvelle du vôtre depuis le naufrage du
vaisseau sur lequel il s'était embarqué.

MADAME DE ROSBOURG.--Hélas! oui; il a sans doute péri avec ce
fatal vaisseau: car depuis deux ans, malgré toutes les recherches
de mon frère, le marin qui a presque fait le tour du monde, nous
n'avons pu découvrir aucune trace de mon pauvre mari, ni d'aucune
des personnes qui l'accompagnaient. Eh bien, puisque vous me
pressez si amicalement de rester ici, je consens volontiers à ne
faire qu'un ménage avec vous et à laisser ma petite Marguerite
sous la garde de ses deux bonnes et aimables amies.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ainsi donc, chère amie, c'est une chose
décidée?

MADAME DE ROSBOURG.--Oui, puisque vous le voulez bien; nous
demeurerons ensemble.

MADAME DE FLEURVILLE.--Que vous êtes bonne d'avoir cédé si
promptement à mes désirs, chère amie! je vais porter cette
heureuse nouvelle à mes filles; elles en seront enchantées.

Mme de Fleurville entra dans la chambre où Camille et Madeleine
prenaient leurs leçons bien attentivement, pendant que Marguerite
s'amusait avec les poupées et leur racontait des histoires tout
bas, pour ne pas empêcher ses deux amies de bien s'appliquer.

MADAME DE FLEURVILLE.--Mes petites filles, je viens vous
annoncer une nouvelle qui vous fera grand plaisir. Mme de Rosbourg
et Marguerite ne nous quitteront pas, comme nous le craignions.

CAMILLE.--Comment! maman, elles resteront toujours avec nous?

MADAME DE FLEURVILLE.--Oui, toujours, ma fille, Mme de Rosbourg
me l'a promis.

--Oh! quel bonheur! dirent les trois enfants à la fois.
Marguerite courut embrasser Mme de Fleurville, qui, après lui
avoir rendu ses caresses, dit à Camille et à Madeleine: «Mes
chères enfants, si vous voulez me rendre toujours heureuse comme
vous l'avez fait jusqu'ici, il faut redoubler encore d'application
au travail, d'obéissance à mes ordres et de complaisance entre
vous. Marguerite est plus jeune que vous. C'est vous qui serez
chargées de son éducation, sous la direction de sa maman et de
moi. Pour la rendre bonne et sage, il faut lui donner toujours de
bons conseils et surtout de bons exemples.»

CAMILLE.--Oh! ma chère maman, soyez tranquille; nous élèverons
Marguerite aussi bien que vous nous élevez. Je lui montrerai à
lire, à écrire; et Madeleine lui apprendra à travailler, à tout
ranger, à tout mettre en ordre; n'est-ce pas, Madeleine?

MADELEINE.--Oui, certainement; d'ailleurs elle est si gentille,
si douce, qu'elle ne nous donnera pas beaucoup de peine.

--Je serai toujours bien sage, reprit Marguerite en embrassant
tantôt Camille, tantôt Madeleine. Je vous écouterai, et je
chercherai toujours à vous faire plaisir.

CAMILLE.--Eh bien, ma petite Marguerite, puisque tu veux être
bien sage, fais-moi l'amitié d'aller te promener pendant une
heure, comme je te l'ai déjà dit. Depuis que nous avons commencé
nos leçons, tu n'es pas sortie; si tu restes toujours assise, tu
perdras tes couleurs et tu deviendras malade.

MARGUERITE.--Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je
t'aime tant!

Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sa
soeur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à
Marguerite il faudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par
ne faire jamais que ses volontés. Elle prit donc Marguerite par la
main, et, ouvrant la porte, elle lui dit:

«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller te
promener, tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille
a la bonté de t'écouter; mais cette fois nous _voulons _que tu
sortes. Ainsi, pour être sage, comme tu nous le promettais tout à
l'heure, il faut te montrer obéissante. Va, ma petite; dans une
heure tu reviendras.»

Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui
sentait bien que sa soeur avait raison, n'osa pas lever les yeux,
de crainte de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il
fallait se soumettre, sortit lentement et descendit dans le
jardin.

Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène;
elle s'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien!
Madeleine, lui dit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta
soeur.» Puis elle sortit.



V. Les fleurs cueillies et remplacées.

«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite
après avoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine
m'a-t-elle forcée de sortir?... Camille voulait bien me garder, je
l'ai bien vu!... Quand je suis seule avec Camille, elle me laisse
faire tout ce que je veux... Comme je l'aime, Camille!... J'aime
beaucoup Madeleine aussi; mais... je m'amuse davantage avec
Camille. Qu'est-ce que je vais faire pour m'amuser?... Ah! j'ai
une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leur petit jardin.»

Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya,
balaya les feuilles tombées, et se mit ensuite à examiner toutes
les fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau
bouquet pour Camille et pour Madeleine.

«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes
les fleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront
dans leur chambre, qui sentira bien bon!»

Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille oeillets,
giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout
ce qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure
dans son tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait
tant qu'elle pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.

Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra
précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et
Madeleine, et, courant à elles d'un air radieux:

«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous
apporte, comme c'est beau!»

Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs
fripées, fanées, écrasées.

«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les
mettrons dans notre chambre, pour qu'elle sente bon!»

Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les
gagna à la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air
triomphant de Marguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats
en voyant la figure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite.
La pauvre petite avait laissé tomber les fleurs par terre; elle
restait immobile, la bouche ouverte, et regardait rire Camille et
Madeleine.

Enfin Camille put parler.

«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?

--Dans votre jardin.

--Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux soeurs, qui
n'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre
jardin?

--Tout, tout, même les boutons.» Camille et Madeleine se
regardèrent d'un air consterné et douloureux. Marguerite, sans le
vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles réservaient toutes
ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le jour de sa fête,
qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'en restait plus
une seule! Pourtant ni l'une ni l'autre n'eurent le courage de
gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait
cru leur causer une si agréable surprise. Marguerite, étonnée de
ne pas recevoir les remerciements et les baisers auxquels elle
s'attendait, regarda attentivement les deux soeurs, et, lisant
leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit vaguement
qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.

Madeleine rompit enfin le silence.

«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne
toucher à rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos
fleurs et tu nous as fait de la peine. Nous voulions donner
après-demain à maman, pour sa fête, un beau bouquet de fleurs plantées
et arrosées par nous. Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus
rien à lui donner.»

Les pleurs de Marguerite redoublèrent. «Nous ne te grondons pas,
reprit Camille, parce que nous savons que tu ne l'as pas fait par
méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de ne pas nous
écouter.» Marguerite sanglotait.

«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant;
tu vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.

--Parce que... vous... êtes... trop bonnes, ... dit Marguerite,
qui suffoquait; mais... vous... êtes... tristes... Cela... me...
fait de la... peine... Pardon... pardon, ... Camille...
Madeleine... Je ne... le... ferai plus... bien sûr.»

Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite,
l'embrassèrent et la consolèrent de leur mieux. À ce moment,
Mme de Rosbourg entra; elle s'arrêta, étonnée en voyant les yeux
rouges et la figure gonflée de sa fille.

«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?

--Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.»

MADAME DE ROSBOURG.--De quoi la consolez-vous, chères petites?

MADELEINE.--De..., de... Madeleine rougit et s'arrêta. «Madame,
reprit Camille, nous la consolons, nous... nous... l'embrassons...
parce que..., parce que...» Elle rougit et se tut à son tour. La
surprise de Mme de Rosbourg augmentait.

MADAME DE ROSBOURG.--Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu
pleures et pourquoi tes amies te consolent.

--Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans
les bras de sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine
à mes amies, mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les
fleurs de leur jardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman
pour sa fête, et, au lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon
Dieu! mon Dieu! que j'ai du chagrin!

--Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je
tâcherai de les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne
pas t'en vouloir. Sois indulgente et douce comme elles, chère
petite, tu seras aimée comme elles et tu seras bénie de Dieu et de
ta maman.

Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d'un air
attendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demanda
immédiatement sa voiture.

Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête.
Elle y monta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était
qu'à cinq kilomètres de la maison de campagne de
Mme de Fleurville.

Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus
belles et les plus jolies.

«Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de
m'apporter vous-mêmes tous ces pots de fleurs chez
Mme de Fleurville. Je vous ferai indiquer la place où ils doivent
être plantés, et vous surveillerez ce travail. Je désire que ce
soit fait la nuit, pour ménager une surprise aux petites de
Fleurville.

--Madame peut être tranquille; tout sera fait selon ses ordres.
Au soleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que
madame a choisies, et je me conformerai aux ordres de madame.

--Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la
plantation?

--Ce sera quarante francs, madame; il y a soixante plantes avec
leurs pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce
soit trop cher?

--Non, non, c'est très bien; les quarante francs vous seront
remis aussitôt votre ouvrage terminé.»

Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de
Fleurville. (C'était le nom de la terre de Mme de Fleurville.)
Elle donna ordre à son domestique d'attendre le marchand à
l'entrée de la nuit et de lui faire planter les fleurs dans le
petit jardin de Camille et de Madeleine. Son absence avait été si
courte que ni Mme de Fleurville ni les enfants ne s'en étaient
aperçues.

À peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes
trois se dirigèrent vers leur jardin.

«Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs
oubliées, seulement de quoi faire un tout petit bouquet.»

Hélas! il n'y avait rien: tout était cueilli. Camille et Madeleine
regardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite
avait bien envie de pleurer.

«C'est fait, dit enfin Madeleine; il n'y a pas de remède. Nous
tâcherons d'avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus
tard.»

MARGUERITE.--Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine;
j'ai quatre francs!

MADELEINE.--Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton
argent pour les pauvres.

MARGUERITE.--Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine,
vous prendrez le mien, n'est-ce pas?

MADELEINE.--Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne
pensons plus à tout cela, et préparons notre jardin pour y
replanter de nouvelles fleurs.

Les trois petites se mirent à l'ouvrage; Marguerite fut chargée
d'arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois.
Camille et Madeleine bêchèrent avec ardeur; elles suaient à
grosses gouttes toutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de
sa course, les rejoignit au jardin.

«Oh! les bonnes ouvrières! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien
bêché! Les fleurs y pousseront toutes seules, j'en suis sûre.

--Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.

--Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les
bonnes petites filles comme vous.»

La besogne était finie; Camille, Madeleine et Marguerite eurent
soin de ranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans
l'herbe et dans le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun
rentra.

Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit
jardin pour achever de le nettoyer.

Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs
mille fois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient
la veille. Elle s'arrêta stupéfaite, elle ne comprenait pas.

Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois
restèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si
fraîches, si variées, si jolies.

Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur; elles se
précipitèrent dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une
autre, les admirant toutes, folles de joie, mais ne comprenant
toujours pas comment ces fleurs avaient poussé et fleuri en une
nuit, et ne devinant pas qui les avait apportées.

«C'est le bon Dieu, dit Camille.

--Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.

--Je crois que ce sont nos petits anges», reprit Marguerite.
Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.

«Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville
en montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l'ont
touchée; elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous
vous mettiez en nage pour réparer le mal causé par Marguerite.»

On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois
enfants. Marguerite était peut-être plus heureuse que Camille et
Madeleine, car le chagrin qu'elle avait fait à ses amies pesait
sur son coeur.

Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de
leurs plus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour
sa fête, mais aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur
reconnaissance.



VI. Un an après: le chien enragé.

Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la
maison, sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s'appelait
Calino, et qui appartenait au garde, était couché près d'elles.

Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de
pâquerettes que Camille venait de terminer. Quand la couronne
était à moitié passée, le chien secouait la tête, la couronne
tombait, et Marguerite le grondait.

«Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille! si tu recommences,
je te donnerai une tape.»

Et elle ramassait la couronne.

«Baisse la tête, Calino.»

Calino obéissait d'un air indifférent.

Marguerite passait avec effort la couronne à moitié, Calino
donnait un coup de tête: la couronne tombait encore.

«Mauvaise bête! entêté, désobéissant!» dit Marguerite en lui
donnant une petite tape sur la tête.

Au même moment, un chien jaune, qui s'était approché sans bruit,
donna un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser: le
chien jaune se jeta sur elle et lui mordit la main; puis il
continua son chemin la queue entre les jambes, la tête basse, la
langue pendante. Marguerite poussa un petit cri; puis, voyant du
sang à sa main, elle pleura.

Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri de
Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune; elle dit
quelques mots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez
Mme de Fleurville.

«Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un
chien enragé.»

Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.

«Comment sais-tu que le chien est enragé?

--Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse,
à sa langue pendante, à sa démarche trottinante; et puis il a
mordu Calino et Marguerite sans aboiement, sans bruit; et Calino,
au lieu de se défendre ou de crier, s'est étendu à terre sans
bouger.

--Tu as raison, Camille! Quel malheur, mon Dieu! Lavons bien vite
les morsures dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau salée.

--Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire?»

Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouver
Marguerite; elle regarda la morsure et vit un petit trou peu
profond qui ne saignait plus.

«Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche!
Donne-moi ta main, Marguerite! Trempe-la dans le seau. Trempe
encore, encore; remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel,
Camille, ... bien... Mets-le dans un peu d'eau... Trempe ta main
dans l'eau salée, chère Marguerite.

--J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.

--Non, n'aie pas peur; ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand
même cela te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu
serais très malade.»

Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir
sa main dans l'eau salée. S'apercevant de la frayeur de la pauvre
enfant, qui contenait difficilement ses larmes, elle l'embrassa et
lui dit:

«Ne t'effraye pas, ma petite Marguerite; ce ne sera rien, je
pense. Tous les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans
l'eau salée pendant un quart d'heure; tous les jours tu mangeras
deux fortes pincées de sel et une petite gousse d'ail. Dans huit
jours ce sera fini.

--Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle
serait trop inquiète.

--Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en
l'embrassant. Nous le lui raconterons dans un mois.»

Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien
dire à sa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était
obéissante et qui n'était pas bavarde, n'en dit pas un mot.
Pendant huit jours elle fit exactement ce que lui avait ordonné
Mme de Fleurville; au bout de trois jours sa petite main était
guérie.

Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour
à sa maman: «Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre
pauvre Marguerite a manqué mourir.

--Mourir, mon amour! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air
bien malade.

--Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite
tache rouge?

--Oui, je vois bien; c'est un cousin qui t'a piquée!

--C'est un chien enragé qui m'a mordue.» Mme de Rosbourg poussa
un cri étouffé, pâlit et demanda d'une voix tremblante:

«Qui t'a dit que le chien était enragé? Pourquoi ne me l'as-tu pas
dit tout de suite?

--Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce
qu'elle avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je
mourrais. Elle m'a défendu de vous en parler avant un mois, chère
maman, pour ne pas vous faire peur.

--Et qu'a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite? Est-ce
qu'on a appliqué un fer rouge sur la morsure?

--Non, maman, pas du tout, Mme de Fleurville, Camille et
Madeleine m'ont tout de suite lavé la main à grande eau dans un
seau, puis elles me l'ont fait tremper dans de l'eau salée,
longtemps, longtemps; elles m'ont fait faire cela tous les matins
et tous les soirs, pendant une semaine, et m'ont fait manger, tous
les jours, deux pincées de sel et de l'ail.»

Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et
courut chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements
plus précis.

Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura
Mme de Rosbourg sur les suites de cette morsure.

«Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre;
l'eau est le remède infaillible pour les morsures des bêtes
enragées; l'eau salée est bien meilleure encore. Soyez bien
certaine qu'elle est sauvée.»

Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de Fleurville; elle
exprima toute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse
et les soins de Camille et de Madeleine, et se promit tout bas de
la leur témoigner à la première occasion.



VII. Camille punie.

Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille
âgée de six ans, qui s'appelait Sophie. À quatre ans, elle avait
perdu sa mère dans un naufrage; son père se remaria et mourut
aussi peu de temps après. Sophie resta avec sa belle-mère,
Mme Fichini; elle était revenue habiter une terre qui avait
appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Il avait pris plus tard le
nom de Fichini, que lui avait légué, avec une fortune
considérable, un ami mort en Amérique; Mme Fichini et Sophie
venaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si
Sophie était aussi bonne que Camille et Madeleine.

Un jour que les petites soeurs et Marguerite sortaient pour aller
se promener, on entendit le roulement d'une voiture et, bientôt
après, une brillante calèche s'arrêta devant le perron du château;
Mme Fichini et Sophie en descendirent.

«Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine; nous sommes bien
contentes de te voir; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant
une petite révérence.

--Bonjour, mes petites, je vais au salon voir votre maman. Ne
vous dérangez pas de votre promenade; Sophie vous accompagnera. Et
vous, mademoiselle, ajouta-t-elle en s'adressant à Sophie d'une
voix dure et d'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le
fouet au retour.»

Sophie n'osa pas répliquer; elle baissa les yeux. Mme Fichini
s'approcha d'elle, les yeux étincelants:

«Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente!

--Oui, maman», s'empressa de répondre Sophie. Mme Fichini jeta
sur elle un regard de colère, lui tourna le dos et entra au salon.
Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites. Marguerite
s'était cachée derrière une caisse d'oranges.

Quand Mme Fichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva
lentement la tête, s'approcha de Camille et de Marguerite, et dit
tout bas:

«Sortons; n'allons pas au salon: ma belle-mère y est.»

CAMILLE.--Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie?
Qu'est-ce que tu as fait?

SOPHIE.--Rien du tout. Elle est toujours comme cela.

MADELEINE.--Allons dans notre jardin où nous serons bien
tranquilles. Marguerite, viens avec nous.

SOPHIE, _apercevant Marguerite.--_Ah! qu'est-ce que c'est que
cette petite? je ne l'ai pas encore vue.

CAMILLE.--C'est notre petite amie, et une bonne petite fille; tu
ne l'as pas encore vue, parce qu'elle était malade quand nous
avons été te voir et qu'elle n'a pu venir avec nous; j'espère,
Sophie, que tu l'aimeras. Elle s'appelle Marguerite. Madeleine
raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec
Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre
coururent au jardin.

SOPHIE.--Les belles fleurs! Mais elles sont bien plus belles que
les miennes. Où avez-vous eu ces magnifiques oeillets, ces beaux
géraniums et ces charmants rosiers? Quelle délicieuse odeur!

MADELEINE.--C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.

MARGUERITE.--Prenez garde, Sophie; vous écrasez un beau
fraisier; reculez-vous.

SOPHIE.--Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.

MARGUERITE.--Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne
faut pas écraser les fraises de Camille.

SOPHIE.--Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite
sotte.

Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant
la jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si
rudement que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.

Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s'élança sur
Sophie et lui appliqua un vigoureux soufflet.

Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à
les apaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même
instant parurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et
Mme Fichini.

Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui
criait.

SOPHIE, _criant.--_Cela m'en fait deux; cela m'en fait deux!

MADAME FICHINI.--Deux quoi, petite sotte?

SOPHIE.--Deux soufflets qu'on m'a donnés.

MADAME FICHINI, _lui donnant encore un soufflet.--_Tiens, voilà
le second pour ne pas te faire mentir.

CAMILLE.--Elle ne mentait pas, madame; c'est moi qui lui ai
donné le premier.

Mme Fichini regarda Camille avec surprise.

MADAME DE FLEURVILLE.--Que dis-tu, Camille? Toi, si bonne, tu as
donné un soufflet à Sophie, qui vient en visite chez toi?

CAMILLE, _les yeux baissés.--_Oui, maman.

MADAME DE FLEURVILLE, _avec sévérité.--_Et pourquoi t'es-tu
laissé emporter à une pareille brutalité?

CAMILLE, avec hésitation.--Parce que, parce que... (Elle lève
les yeux sur Sophie, qui la regarde d'un air suppliant.)

Parce que Sophie écrasait mes fraises.

MARGUERITE, _avec feu.--_Non, ce n'est pas cela, c'est pour
me...

CAMILLE, lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité.--Si
fait, si fait; c'est pour mes fraises. (Tout bas à Marguerite.)
Tais-toi, je t'en prie.

MARGUERITE, _tout bas.--_Je ne veux pas qu'on te croie méchante,
quand c'est pour me défendre que tu t'es mise en colère.

CAMILLE.--Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi
jusqu'après le départ de Mme Fichini.

Marguerite baisa la main de Camille et se tut.

Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose
qui avait excité la colère de Camille, toujours si douce; mais
elle devinait qu'on ne voulait pas le raconter, par égard pour
Sophie. Pourtant elle voulait donner satisfaction à Mme Fichini et
punir Camille de cette vivacité inusitée; elle lui dit d'un air
mécontent:

«Montez dans votre chambre, mademoiselle; vous ne descendrez que
pour dîner, et vous n'aurez ni dessert ni plat sucré.»

Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman; avant
de se retirer, elle s'approcha de Sophie, et lui dit: «Pardonne-moi,
Sophie; je ne recommencerai pas, je te le promets.»

Sophie, qui au fond n'était pas méchante, embrassa Camille, et lui
dit tout bas:

«Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais poussé
Marguerite; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.»

Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la
maison. Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de
voir pleurer Camille. Marguerite avait bien envie d'excuser
Camille en racontant ce qui s'était passé; mais elle se souvint
que Camille l'avait priée de n'en pas parler.

«Méchante Sophie, se disait-elle, c'est elle qui est cause du
chagrin de ma pauvre Camille. Je la déteste...»

Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crier
quelques instants après; on supposa que sa belle-mère la battait;
on ne se trompait pas; car, à peine en voiture, Mme Fichini
s'était mise à gronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle
lui avait tiré fortement les cheveux.

À peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite
racontèrent à Mme de Fleurville comment et pourquoi Camille
s'était emportée contre Sophie.

«Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais
elle a été coupable de s'être laissée aller à une pareille colère.
Je lui permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni
dessert ni plat sucré.»

Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille et lui dirent
que sa punition se bornait à ne pas manger de dessert ni de plat
sucré. Camille soupira et resta bien triste.

C'est qu'il faut avouer que la bonne, la charmante Camille avait
un défaut: elle était un peu gourmande; elle aimait les bonnes
choses, et surtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là
on devait servir d'excellentes pêches et du raisin que son
oncle avait envoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter à
cet excellent dessert dont elle s'était fait une fête! Elle
continuait donc d'avoir les yeux pleins de larmes.

«Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de
ne pas avoir de dessert?»

CAMILLE, _pleurant.--_Cela me fait de la peine de voir tout le
monde manger le beau raisin et les belles pêches que mon oncle a
envoyés, et de ne pas même y goûter.

MADELEINE.--Eh bien, ma chère Camille, je n'en mangerai pas non
plus, ni de plat sucré: cela te consolera un peu.

CAMILLE.--Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te
prives pour moi; tu en mangeras, je t'en prie.

MADELEINE.--Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais
aucun plaisir à manger de bonnes choses dont tu serais privée.

Camille se jeta dans les bras de Madeleine; elles s'embrassèrent
vingt fois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à
Camille de ne parler à personne de sa résolution.

«Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d'en
manger, ou bien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te
pardonner.»

Camille lui promit de n'en pas parler pendant le dîner; mais elle
résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était
imposée sa bonne petite soeur: car Madeleine avait d'autant plus
de mérite qu'elle était, comme Camille, un peu gourmande.

L'heure du dîner vint; les enfants étaient tristes tous les trois.
Le plat sucré se trouva être des croquettes de riz que Madeleine
aimait extrêmement.

MADAME DE FLEURVILLE.--Madeleine, donne-moi ton assiette, que je
te serve des croquettes.

MADELEINE.--Merci, maman, je n'en mangerai pas.

MADAME DE FLEURVILLE.--Comment! tu n'en mangeras pas, toi qui
les aimes tant!

MADELEINE.--Je n'ai plus faim, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.--Tu m'as demandé tout à l'heure des pommes
de terre, et je t'en ai refusé parce que je pensais aux croquettes
de riz, que tu aimes mieux que tout autre plat sucré.

MADELEINE, _embarrassée et rougissante.--_J'avais encore un peu
faim, maman, mais je n'ai plus faim du tout.

Mme de Fleurville regarde d'un air surpris Madeleine, rouge et
confuse; elle regarde Camille, qui rougit aussi et qui s'agite,
dans la crainte que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit
grondée.

Mme de Fleurville se doute qu'il y a quelque chose qu'on lui
cache, et n'insiste plus.

Le dessert arrive; on apporte une superbe corbeille de pêches et
une corbeille de raisin; les yeux de Camille se remplissent de
larmes; elle pense avec chagrin que c'est pour elle que sa soeur
se prive de si bonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les
deux corbeilles des regards d'envie.

«Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine?
demanda Mme de Fleurville.

--Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.

--Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de
plus en plus surprise; il est excellent.

--Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue
de ces beaux fruits dont elle respirait le parfum; je suis
fatiguée, je voudrais me coucher.

--Tu n'es pas souffrante, chère petite? lui demanda sa mère avec
inquiétude.

--Non, maman, je me porte très bien; seulement je voudrais me
coucher.»

Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à
Mme de Rosbourg; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci
demanda d'une voix tremblante à Mme de Fleurville la permission de
suivre Madeleine. Mme de Fleurville, qui avait pitié de son
agitation, le lui permit. Les deux soeurs partirent ensemble.

Cinq minutes après, tout le monde sortit de table; on trouva dans
le salon Camille et Madeleine s'embrassant et se serrant dans les
bras l'une de l'autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta
pour se coucher.

Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux
Madeleine et répétant:

«Cette bonne Madeleine! comme je l'aime! comme elle est bonne!

--Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe
par la tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse
le dessert, et elle va se coucher une heure plus tôt qu'à
l'ordinaire.

--Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m'aime et comme
elle est bonne! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être
privée comme moi; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait
peur de ne pouvoir résister au raisin, qui était si beau et
qu'elle aime tant!

--Viens la voir avec moi, Camille; allons l'embrasser!» s'écria
Mme de Fleurville.

Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à
l'oreille de Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la
salle à manger.

Mme de Fleurville et Camille montèrent chez Madeleine qui venait
de se coucher; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait
de Camille, auquel elle souriait; Mme de Fleurville s'approcha de
son lit, la serra tendrement dans ses bras et lui dit:

«Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta soeur et
effacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez
toutes deux manger des croquettes, du raisin et des pêches que
j'ai fait apporter.»

Au même moment, Élisa, la bonne, entra, apportant des croquettes
de riz sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre.
Tout le monde s'embrassa. Mme de Fleurville descendit pour
rejoindre Mme de Rosbourg. Camille raconta à Élisa combien
Madeleine avait été bonne; toutes deux donnèrent à Élisa une part
de leur dessert et, après avoir causé, s'être bien embrassées,
avoir fait leur prière de tout leur coeur, Camille se déshabilla,
et toutes deux s'endormirent pour rêver soufflets, gronderies,
tendresse, pardon et raisin.



VIII. Les hérissons.

Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises
sur leurs petits pliants, lorsqu'elles virent accourir Marguerite.

«Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir les
hérissons qu'on a attrapés; il y en a quatre, la mère et les trois
petits.»

Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir les
hérissons qu'on avait mis dans un panier.

CAMILLE.--Mais on ne voit rien que des boules piquantes; ils
n'ont ni tête ni pattes.

MADELEINE.--Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que
leurs têtes et leurs pattes sont cachées.

CAMILLE.--Nous allons bien voir; je vais les faire sortir du
panier.

MADELEINE.--Mais ils te piqueront; comment les prendras-tu?

CAMILLE.--Tu vas voir.

Camille prend le panier, le renverse: les hérissons se trouvent
par terre. Au bout de quelques secondes, un des petits hérissons
se déroule, sort sa tête, puis ses pattes; les autres petits font
de même et commencent à marcher, à la grande joie des petites
filles, qui restaient immobiles pour ne pas les effrayer. Enfin la
mère commença aussi à se dérouler lentement et avança un peu la
tête. Quand elle aperçut les trois enfants, elle resta quelques
instants indécise; puis, voyant que personne ne bougeait, elle
s'allongea tout à fait, poussa un cri en appelant ses petits et se
mit à trottiner pour se sauver.

«Les hérissons se sauvent, s'écria Marguerite; les voilà qui
courent tous du côté du bois.»

Au même moment le garde accourut.

«Eh! eh! dit-il, mes pelotes qui se sont déroulées! Il ne fallait
pas les lâcher, mesdemoiselles; je vais avoir du mal à les
rattraper.»

Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi
vite que lui; déjà ils avaient gagné la lisière du bois; la mère
pressait et poussait ses petits. Ils n'étaient plus qu'à un pas
d'un vieux chêne creux dans lequel ils devaient trouver un refuge
assuré; le garde était encore à sept ou huit pas en arrière; ils
avaient le temps de se soustraire au danger qui les menaçait,
lorsqu'une détonation se fit entendre. La mère roula morte à
l'entrée du chêne creux; les petits, voyant leur mère arrêtée,
s'arrêtèrent également.

Le garde, qui avait tiré son coup de fusil sur la mère, se
précipita sur les petits et les jeta dans son carnier.

Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.

«Pourquoi avez-vous tué cette pauvre bête, méchant Nicaise?» dit
Camille avec indignation.

MADELEINE.--Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.

NICAISE.--Pour cela non, mademoiselle; ce n'est pas de faim
qu'ils vont mourir: je vais les tuer.

MARGUERITE, _joignant les mains.--_Oh! pauvres petits; ne les
tuez pas, je vous en prie, Nicaise.

NICAISE.--Ah! il faut bien les faire mourir, mademoiselle; c'est
mauvais, le hérisson: ça détruit les petits lapins, les petits
perdreaux. D'ailleurs, ils sont trop jeunes; ils ne vivraient pas
sans leur mère.

CAMILLE.--Viens, Madeleine; viens, Marguerite; allons demander à
maman de sauver ces malheureuses petites bêtes.

Toutes trois coururent au salon, où travaillaient
Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg.

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.--Maman, maman, madame, les pauvres
hérissons! ce méchant Nicaise va les tuer! La pauvre mère est
morte! Il faut les sauver, vite, vite!

MADAME DE FLEURVILLE.--Qui? Qu'est-ce? Qui tuer? Qui sauver?
Pourquoi «méchant Nicaise»?

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.--Il faut aller vite. C'est Nicaise.
Il ne nous écoute pas. Ces pauvres petits!

MADAME DE ROSBOURG.--Vous parlez toutes trois à la fois, mes
chères enfants; nous ne comprenons pas ce que vous demandez.
Madeleine, parle seule, toi qui es moins agitée et moins
essoufflée.

MADELEINE.--C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson; il y a
trois petits, il veut les tuer aussi; il dit que les hérissons
sont mauvais, qu'ils tuent les petits lapins.

CAMILLE.--Et je crois qu'il ment; ils ne mangent que de
mauvaises bêtes.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et pourquoi mentirait-il, Camille?

CAMILLE.--Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.--Tu le crois donc bien méchant? Pour avoir
le plaisir de tuer de pauvres petites bêtes inoffensives, il
inventerait contre elles des calomnies!

CAMILLE.--C'est vrai, maman, j'ai tort; mais si vous pouviez
sauver ces petits hérissons? Ils sont si gentils!

MADAME DE ROSBOURG, _souriant.--_Des hérissons gentils? c'est
une rareté. Mais, chère amie, nous pourrions aller voir ce qu'il
en est et s'il y a moyen de laisser vivre ces pauvres orphelins.

Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent
vers le bois où on avait laissé le garde et les hérissons.

Plus de garde, plus de hérissons, ni morts ni vivants. Tout avait
disparu.

CAMILLE.--Ô mon Dieu! ces pauvres hérissons! je suis sûre que
Nicaise les a tués.

MADAME DE FLEURVILLE.--Nous allons voir cela; allons jusque chez
lui.

Les trois petites coururent en avant. Elles se précipitèrent avec
impétuosité dans la maison du garde.

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.--Où sont les hérissons? Où les avez-vous
mis, Nicaise?

Le garde dînait avec sa femme. Il se leva lentement et répondit
avec la même lenteur:

«Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles; ils sont dans la mare du
potager.»

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.--Comme c'est méchant! comme c'est
vilain! Maman, maman, voilà Nicaise qui a jeté les petits
hérissons dans la mare.

Mmes de Fleurville et de Rosbourg arrivaient à la porte.

MADAME DE FLEURVILLE.--Vous avez eu tort de ne pas attendre,
Nicaise; mes petites désiraient garder ces hérissons.

NICAISE.--Pas possible, madame; ils auraient péri avant deux
jours: ils étaient trop petits. D'ailleurs c'est une méchante race
que le hérisson. Il faut la détruire.

Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et
consternées.

«Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons?
Nicaise a cru bien faire en les tuant; et, en vérité, qu'en
auriez-vous fait? Comment les nourrir, les soigner?»

Les petites trouvaient que Mme de Fleurville avait raison, mais
ces hérissons leur faisaient pitié; elles ne répondirent rien et
revinrent à la maison un peu abattues.

Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur
un âne avec sa bonne.

Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner et qu'elle se
débarrassait de Sophie en l'envoyant d'avance.

SOPHIE.--Bonjour, mes bonnes amies; bonjour, Marguerite! Eh
bien, Marguerite, tu t'éloignes?

MARGUERITE.--Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille:
je ne vous aime pas, mademoiselle.

CAMILLE.--Écoute, Marguerite, je méritais d'être punie pour
m'être mise en colère: c'est très vilain de s'emporter.

MARGUERITE, _l'embrassant tendrement.--_C'est pour moi, ma chère
Camille, que tu t'es mise en colère. Tu es toujours si bonne!
Jamais tu ne te fâches.

Sophie avait commencé par rougir de colère; mais le mouvement de
tendresse de Marguerite arrêta ce mauvais sentiment; elle sentit
ses torts, s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux:

«Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison: c'est moi qui
suis la coupable, c'est moi qui ai eu le premier tort en répondant
durement à la pauvre petite Marguerite, qui défendait tes fraises.
C'est moi qui ai provoqué ta juste colère en repoussant Marguerite
et la jetant à terre; j'ai abusé de ma force, j'ai froissé tous
tes bons et affectueux sentiments. Tu as bien fait de me donner un
soufflet; je l'ai mérité, bien mérité. Et toi aussi, ma bonne
petite Marguerite, pardonne-moi; sois généreuse comme Camille. Je
sais que je suis méchante; mais, ajouta-t-elle en fondant en
larmes, je suis si malheureuse!»

À ces mots, Camille, Madeleine, Marguerite se précipitèrent vers
Sophie, l'embrassèrent, la serrèrent dans leurs bras.

«Ma pauvre Sophie, disaient-elles toutes trois, ne pleure pas,
nous t'aimons bien; viens nous voir souvent, nous tâcherons de te
distraire.»

Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux....

«Merci, mille fois merci, mes chères amies, je tâcherai de vous
imiter, de devenir bonne comme vous. Ah! si j'avais comme vous une
maman douce et bonne, je serais meilleure!

Mais j'ai si peur de ma belle-mère; elle ne me dit pas ce que je
dois faire, mais elle me bat toujours.

--Pauvre Sophie! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoir
détestée.

--Non, tu avais raison, Marguerite, parce que j'ai été vraiment
détestable le jour où je suis venue.» Camille et Madeleine
demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever un devoir de
calcul et de géographie. «Dans une demi-heure nous aurons fini et
nous irons vous rejoindre au jardin.»

MARGUERITE.--Veux-tu venir avec moi, Sophie? je n'ai pas de
devoir à faire.

SOPHIE.--Très volontiers; nous allons courir dehors.

MARGUERITE.--Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à
trois pauvres petits hérissons et à leur maman. Et, tout en
marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.

SOPHIE.--Et où les a-t-on jetés, ces hérissons?

MARGUERITE.--Dans la mare du potager.

SOPHIE.--Allons les voir; ce sera très amusant.

MARGUERITE.--Mais il ne faut pas trop approcher de l'eau; maman
l'a défendu.

SOPHIE.--Non, non; nous regarderons de loin. Elles coururent
vers la mare et, comme elles ne voyaient rien, elles approchèrent
un peu.

SOPHIE.--En voilà un, en voilà un! je le vois; il n'est pas
mort, il se débat. Approche, approche; vois-tu?

MARGUERITE.--Oui, je le vois! Pauvre petit, comme il se débat!
les autres sont morts.

SOPHIE.--Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour
qu'il meure plus vite? Il souffre, ce pauvre malheureux.

MARGUERITE.--Tu as raison. Pauvre bête! le voici tout près de
nous.

SOPHIE.--Voilà un grand bâton: donne-lui un coup sur la tête, il
enfoncera.

MARGUERITE.--Non, je ne veux pas achever de tuer ce pauvre petit
hérisson; et puis, maman ne veut pas que j'approche de la mare.

SOPHIE.--Pourquoi?

MARGUERITE.--Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.

SOPHIE.--Quelle idée! Il n'y a pas le moindre danger.

MARGUERITE.--C'est égal! il ne faut pas désobéir à maman.

SOPHIE.--Eh bien, à moi on n'a rien défendu; ainsi je vais
tâcher d'enfoncer ce petit hérisson.

Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le bord de la mare,
allongea le bras et donna un grand coup au hérisson, avec la
longue baguette qu'elle tenait à la main. Le pauvre animal
disparut un instant, puis revint sur l'eau, où il continua à se
débattre. Sophie courut vers l'endroit où il avait reparu, et le
frappa d'un second coup de sa baguette. Mais, pour l'atteindre il
lui avait fallu allonger beaucoup le bras; au moment où la
baguette retombait, le poids de son corps l'entraînant, Sophie
tomba dans l'eau; elle poussa un cri désespéré et disparut.

Marguerite s'élança pour secourir Sophie, aperçut sa main qui
s'était accrochée à une touffe de genêt, la saisit, la tira à
elle, parvint à faire sortir de l'eau le haut du corps de la
malheureuse Sophie, et lui présenta l'autre main pour achever de
la retirer.

Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd
qui l'entraînait elle-même dans la mare; enfin ses forces
trahirent son courage, et la pauvre petite Marguerite se sentit
tomber avec Sophie.

La courageuse enfant ne perdit pas la tête, malgré l'imminence du
danger; elle se souvint d'avoir entendu dire à Mme de Fleurville
que, lorsqu'on arrivait au fond de l'eau, il fallait, pour
remonter à la surface, frapper le sol du pied; aussitôt qu'elle
sentit le fond, elle donna un fort coup de pied, remonta
immédiatement au-dessus de l'eau, saisit un poteau qui se trouva à
portée de ses mains, et réussit, avec cet appui, à sortir de la
mare.

N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers
la maison en criant: «Au secours, au secours!» Des faucheurs et
des faucheuses qui travaillaient près de là accoururent à ses
cris.

«Sauvez Sophie, sauvez Sophie! elle est dans la mare! criait
Marguerite.

--Mlle Marguerite est tombée dans l'eau, criaient les bonnes
femmes; au secours!

--Sophie se noie, Sophie se noie, sanglotait Marguerite désolée;
allez vite à son secours.»

Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la
mare, aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à
la surface de l'eau, y plongea un long crochet qui servait à
charger le foin, accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea
le bras, saisit la petite fille par la taille, et l'enleva non
sans peine.

Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite, oubliant
le danger qu'elle avait couru elle-même, et ne pensant qu'à celui
de Sophie, pleurait à chaudes larmes et suppliait qu'on ne
s'occupât pas d'elle et qu'on retournât à la mare.

Camille, Madeleine, qui accoururent au bruit, augmentèrent le
tumulte en criant et pleurant avec Marguerite.

Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, entendant une rumeur
extraordinaire, arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes
deux un cri de terreur à la vue de Marguerite, dont les cheveux et
les vêtements ruisselaient.

«Mon enfant, mon enfant! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il
donc arrivé? Pourquoi ces cris?

--Maman, ma chère maman, Sophie se noie, Sophie est tombée dans
la mare!»

À ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare, suivie du
garde et des domestiques. Elle ne tarda pas à rencontrer la
faneuse avec Sophie dans ses bras, qui, elle aussi, pleurait à
chaudes larmes.

Mme de Rosbourg, voyant l'agitation, le désespoir de Marguerite,
ne comprenant pas bien ce qui la désolait ainsi, et sentant la
nécessité de la calmer, lui dit avec assurance:

«Sophie est sauvée, chère enfant; elle va très bien, calme-toi, je
t'en conjure.

--Mais qui l'a sauvée? je n'ai vu personne.

--Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.» Cette
assurance calma Marguerite; elle se laissa emporter sans
résistance. Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa
maman lui demanda ce qui était arrivé. Marguerite lui raconta
tout, mais en atténuant ce qu'elle sentait être mauvais dans
l'insistance de Sophie à faire périr le pauvre hérisson et à
approcher de la mare, malgré l'avertissement qu'elle avait reçu.
«Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille
fois, si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu
as agi comme une petite fille sage, courageuse et généreuse...
Allons voir ce que devient Sophie.» Sophie avait été emportée par
Mme de Fleurville et Élisa chez Camille et Madeleine, qui
l'accompagnaient. On l'avait également déshabillée, essuyée,
frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand la
porte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra. Sophie devint
rouge comme une cerise; l'apparition furieuse et inattendue de
Mme Fichini avait stupéfié tout le monde. «Qu'est-ce que
j'apprends, mademoiselle? vous avez sali, perdu votre jolie robe
en vous laissant sottement tomber dans la mare! Attendez,
j'apporte de quoi vous rendre plus soigneuse à l'avenir.» Et,
avant que personne ait eu le temps de s'y opposer, elle tira de
dessous son châle une forte verge, s'élança sur Sophie et la
fouetta à coups redoublés, malgré les cris de la pauvre petite,
les pleurs et les supplications de Camille et de Madeleine, et les
remontrances de Mme de Fleurville et d'Élisa, indignées de tant de
sévérité. Elle ne cessa de frapper que lorsque la verge se brisa
entre ses mains; alors elle en jeta les morceaux et sortit de la
chambre. Mme de Fleurville la suivit pour lui exprimer son
mécontentement d'une punition aussi injuste que barbare.

«Croyez, chère dame, répondit Mme Fichini, que c'est le seul moyen
d'élever des enfants; le fouet est le meilleur des maîtres. Pour
moi, je n'en connais pas d'autres.»

Si Mme de Fleurville n'eût écouté que son indignation, elle eût
chassé de chez elle une si méchante femme; mais Sophie lui
inspirait une pitié profonde: elle pensa que se brouiller avec la
belle-mère, c'était priver la pauvre enfant de consolations et
d'appui. Elle se fit donc violence et se borna à discuter avec
Mme Fichini les inconvénients d'une répression trop sévère. Tous
ces raisonnements échouèrent devant la sécheresse de coeur et
l'intelligence bornée de la mauvaise mère, et Mme de Fleurville se
vit obligée de patienter et de subir son odieuse compagnie.

Quand Mme de Rosbourg et Marguerite entrèrent chez Camille et
Madeleine, elles furent surprises de les trouver toutes deux
pleurant, et Sophie en chemise, criant, courant et sautant par
excès de souffrance, le corps rayé et rougi par la verge dont les
débris gisaient à terre.

Mme de Rosbourg et Marguerite restèrent immobiles d'étonnement.

«Camille, Madeleine, pourquoi pleurez-vous? dit enfin Marguerite,
prête elle-même à pleurer. Qu'a donc la pauvre Sophie et pourquoi
est-elle couverte de raies rouges?

--C'est sa méchante belle-mère qui l'a fouettée, chère
Marguerite. Pauvre Sophie! pauvre Sophie!»

Les trois petites entourèrent Sophie et parvinrent à la consoler à
force de caresses et de paroles amicales. Pendant ce temps Élisa
avait raconté à Mme de Rosbourg la froide cruauté de Mme Fichini,
qui n'avait vu dans l'accident de sa fille qu'une robe salie, et
qui avait puni ce manque de soin par une si cruelle flagellation.
L'indignation de Mme de Rosbourg égala celle de Mme de Fleurville
et d'Élisa; les mêmes motifs lui firent supporter la présence de
Mme Fichini.

Camille, Madeleine et Marguerite eurent besoin de faire de grands
efforts pour être polies à table avec Mme Fichini. La pauvre
Sophie n'osait ni parler ni lever les yeux; immédiatement après le
dîner, les enfants allèrent jouer dehors. Quand Mme Fichini
partit, elle promit d'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme
le lui demandaient ces dames.

«Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle
en jetant sur Sophie un regard de mépris, je serai enchantée
de m'en débarrasser le plus souvent possible; elle est si
méchante, qu'elle gâte toutes mes parties de plaisir chez mes
voisins. Au revoir, chères dames... Montez en voiture, petite
sotte!» ajouta-t-elle en donnant à Sophie une grande tape sur la
tête.

Quand la voiture fut partie, Camille et Madeleine, qui n'étaient
pas revenues de leur consternation, ne voulurent pas aller jouer;
elles rentrèrent au salon, où, avec leur maman et avec
Mme de Rosbourg, elles causèrent de Sophie et des moyens de la
tirer le plus souvent possible de la maison maternelle. Marguerite
était couchée depuis longtemps; Camille et Madeleine finirent par
se coucher aussi, en réfléchissant au malheur de Sophie et en
remerciant le bon Dieu de leur avoir donné une si excellente mère.



IX. Poires volées.

Quelques jours après l'aventure des hérissons, Mme de Fleurville
avait à dîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé
Mme Fichini et Sophie.

Camille et Madeleine n'étaient jamais élégantes; leur toilette
était simple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de
Camille et les cheveux châtain clair de Madeleine, doux comme de
la soie, étaient partagés en deux touffes bien lissées, bien
nattées et rattachées au-dessus de l'oreille par de petits
peignes; lorsqu'on avait du monde à dîner, on y ajoutait un noeud
en velours noir. Leurs robes étaient en percale blanche tout unie;
un pantalon à petits plis et des brodequins en peau complétaient
cette simple toilette. Marguerite était habillée de même;
seulement ses cheveux noirs, au lieu d'être relevés, tombaient en
boucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois
avaient le cou et les bras nus quand il faisait chaud; le jour
dont nous parlons, la chaleur était étouffante.

Quelques instants avant l'heure du dîner, Mme Fichini arriva avec
une toilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de
soie lilas clair était garnie de trois amples volants bordés de
ruches, de dentelles, de velours; son corsage était également
bariolé de mille enjolivures qui le rendaient aussi ridicule que
sa jupe; l'ampleur de cette jupe était telle, que Sophie avait été
reléguée sur le devant de la voiture, au fond de laquelle
s'étalait majestueusement Mme Fichini et sa robe. La tête de
Sophie paraissait seule au milieu de cet amas de volants qui la
couvraient. La calèche était découverte; la société était sur le
perron. Mme Fichini descendit, triomphante, grasse, rouge,
bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d'orgueil satisfait; elle
croyait devoir être l'objet de l'admiration générale avec sa robe
de mère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de
mille couleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de
diamants sur son front bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction
secrète les toilettes simples de toutes ces dames; Mmes de
Fleurville et de Rosbourg avaient des robes de taffetas noir uni;
aucune coiffure n'ornait leurs cheveux, relevés en simples
bandeaux et nattés par derrière; les dames du voisinage étaient
les unes en mousseline unie, les autres en soie légère; aucune
n'avait ni volants, ni bijoux, ni coiffure extraordinaire.
Mme Fichini ne se trompait pas en pensant à l'effet que ferait sa
toilette; elle se trompa seulement sur la nature de l'effet
qu'elle devait produire: au lieu d'être l'admiration, ce fut une
pitié moqueuse.

«Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et en
montrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à
la robe, et à bouffettes de dentelle; me voici avec Sophie comme
saint Roch et son chien.»

Sophie, masquée d'abord par la robe de sa belle-mère, apparut à
son tour, mais dans une toilette bien différente: elle avait une
robe de grosse percale faite comme une chemise, attachée à la
taille avec un cordon blanc; elle tenait ses deux mains étalées
sur son ventre.

«Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas
donc! À quoi sert le maître de danse que j'ai payé tout l'hiver
dix francs la leçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à
avoir de la grâce? Quelle tournure a cette sotte avec ses mains
sur son ventre!

--Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville; va embrasser
tes amies. Quelle belle toilette vous avez, madame! ajouta-t-elle
pour détourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous
ne méritons pas de pareilles élégances avec nos toilettes toutes
simples.

--Comment donc, chère madame! vous valez bien la peine qu'on
s'habille. Il faut bien user ses vieilles robes à la campagne.»

Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de
Mme de Rosbourg; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses
jupons repoussèrent le fauteuil au moment où elle s'asseyait, et
l'élégante Mme Fichini tomba par terre.

Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le
ballonnement de tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant
un énorme cerceau au-dessus de Mme Fichini, et laissant à
découvert deux grosses jambes dont l'une gigotait avec
emportement, tandis que l'autre restait immobile dans toute son
ampleur.

Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher,
comprima son envie de rire, s'approcha d'elle et lui offrit son
aide pour la relever; mais ses efforts furent impuissants, et il
fallut que deux voisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en
aide.

À trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini; elle était rouge,
furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet
accident, et se plaignit d'une foulure à la jambe.

Sophie se tint prudemment à l'écart, pendant que sa belle-mère
recevait les soins de ces dames; quand le mouvement fut calmé et
que tout fut rentré dans l'ordre, elle demanda tout bas à Camille
de s'éloigner.

«Pourquoi veux-tu t'en aller? dit Camille; nous allons dîner à
l'instant.»

Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, et
découvrit une énorme tache de café au lait.

SOPHIE, _très bas.--_Je voudrais laver cela.

CAMILLE, _bas.--_Comment as-tu pu faire cela en voiture?

SOPHIE, _bas.--_Ce n'est pas en voiture, c'est ce matin à
déjeuner: j'ai renversé mon café sur moi.

CAMILLE, _bas.--_Pourquoi n'as-tu pas changé de robe pour venir
ici?

SOPHIE, _bas.--_Maman ne veut pas; depuis que je suis tombée
dans la mare, elle veut que j'aie des robes faites comme des
chemises, et que je les porte pendant trois jours.

CAMILLE, _bas.--_Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache,
et repasser ta robe.

SOPHIE, _bas.--_Maman le défend; ma bonne n'ose pas.

Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite, toutes quatre
s'en vont. Elles courent dans leur chambre; Madeleine prend de
l'eau, Marguerite du savon, elles lavent, elles frottent avec tant
d'activité que la tache disparaît; mais la robe reste mouillée, et
Sophie continue à y appliquer ses mains jusqu'à ce que tout soit
sec. Elles rentrent toutes au salon au moment où l'on allait se
mettre à table. Mme Fichini boite un peu; elle est enchantée de
l'intérêt qu'elle croit inspirer, et ne fait pas attention à
Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.

Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le
potager; Mme de Fleurville fait admirer une poire d'espèce
nouvelle, d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Le poirier
qui la produisait était tout jeune et n'en avait que quatre.

Tout le monde s'extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces
poires.

«Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans
huit jours; elles auront encore grossi et seront mûres à point»,
dit Mme de Fleurville.

Chacun accepta l'invitation; on continua la revue des fruits et
des fleurs.

Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles
poires la tentaient; elle aurait bien voulu les cueillir et les
manger; mais comment faire? Tout le monde la verrait... «Si je
pouvais rester toute seule en arrière! se dit-elle. Mais comment
pourrai-je éloigner Camille, Madeleine et Marguerite? Qu'elles
sont ennuyeuses de ne jamais me laisser seule!»

Tout en cherchant le moyen de rester derrière ses amies, elle
sentit que sa jarretière tombait.

«Bon, voilà un prétexte.»

Et, s'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger
sa jarretière, regardant du coin de l'oeil si ses amies
continuaient leur chemin.

«Que fais-tu là?» dit Camille en se retournant.

SOPHIE.--J'arrange ma jarretière, qui est défaite.

CAMILLE.--Veux-tu que je t'aide?

SOPHIE.--Non, non, merci; j'aime mieux m'arranger moi-même.

CAMILLE.--Je vais t'attendre alors.

SOPHIE, _avec impatience.--_Mais non, va-t'en, je t'en supplie!
tu me gênes.

Camille, surprise de l'irritation de Sophie, alla rejoindre
Madeleine et Marguerite.

Aussitôt qu'elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit une
poire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle
étendit le bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire,
Camille se retourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main
et cacher quelque chose sous sa robe.

Camille, la sage, l'obéissante Camille, qui eût été incapable
d'une si mauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de
commettre Sophie.

CAMILLE, _riant.--_Que fais-tu donc là, Sophie? Qu'est-ce que tu
mets dans ta poche? et pourquoi es-tu si rouge?

SOPHIE, _avec colère.--_Je ne fais rien du tout, mademoiselle;
je ne mets rien dans ma poche et je ne suis pas rouge du tout.

CAMILLE, _avec gaieté.--_Pas rouge! Ah! vraiment oui, tu es
rouge. Madeleine, Marguerite, regardez donc Sophie: elle dit
qu'elle n'est pas rouge.

SOPHIE, _pleurant.--_Tu ne sais pas ce que tu dis; c'est pour me
taquiner, pour me faire gronder que tu cries tant que tu peux que
je suis rouge; je ne suis pas rouge du tout. C'est bien méchant à
toi.

CAMILLE, _avec la plus grande surprise.--_Sophie, ma pauvre
Sophie, mais qu'as-tu donc? Je ne voulais certainement pas te
taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t'ai fait de la
peine, pardonne-moi.

Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l'embrasser. En
approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui la
repoussait; elle baissa les yeux, vit l'énorme poche de Sophie, y
porta involontairement la main, sentit les poires, regarda le
poirier et comprit tout.

«Ah! Sophie, Sophie! lui dit-elle d'un ton de reproche, comme
c'est mal, ce que tu as fait!

--Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec
emportement; je n'ai rien fait: tu n'as pas le droit de me
gronder; laisse-moi, et ne t'avise pas de rapporter contre moi.

--Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse; je ne veux pas
rester près de toi et de ta poche pleine de poires volées.»

La colère de Sophie fut alors à son comble; elle levait la main
pour frapper Camille, lorsqu'elle réfléchit qu'une scène
attirerait l'attention et qu'elle serait surprise avec les poires.
Elle abaissa son bras levé, tourna le dos à Camille, et,
s'échappant par une porte du potager, courut se cacher dans un
massif pour manger les fruits dérobés.

Camille resta immobile, regardant Sophie qui s'enfuyait; elle ne
s'aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise avec
laquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.

«Hélas! chère madame, s'écria Mme Fichini, deux de vos belles
poires ont disparu!»

Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames. «Sais-tu
ce qu'elles sont devenues, Camille?» demanda Mme de Fleurville.
Camille ne mentait jamais. «Oui, maman, je le sais.

--Tu as l'air d'une coupable. Ce n'est pas toi qui les as prises?

--Oh non! maman.

--Mais alors où sont-elles? Qui est-ce qui s'est permis de les
cueillir?» Camille ne répondit pas.

MADAME DE ROSBOURG.--Réponds, ma petite Camille; puisque tu sais
où elles sont, tu dois le dire.

CAMILLE, _hésitant.--_Je..., je... ne crois pas, madame...,
je... ne dois pas dire...

MADAME FICHINI, _riant aux éclats.--_Ha, ha, ha! c'est comme
Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment ensuite. Ha, ha,
ha! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon! Ha, ha, ha!
fouettez-la, chère madame, elle avouera.

CAMILLE, _avec vivacité.--_Non, madame, je ne fais pas comme
Sophie; je ne vole pas, et je ne mens jamais!

MADAME DE FLEURVILLE.--Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que
sont devenues ces poires, ne veux-tu pas le dire? Camille baissa
les yeux, rougit et répondit tout bas: «Je ne peux pas.»

Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de
Camille, qu'elle n'hésita pas à la croire innocente; elle
soupçonna vaguement que Camille se taisait par générosité; elle le
dit tout bas à Mme de Fleurville, qui regarda longuement sa fille,
secoua la tête et s'éloigna avec Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
Cette dernière riait toujours d'un air moqueur. La pauvre Camille,
restée seule, fondit en larmes.

Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu'elle s'entendit
appeler par Madeleine, Sophie et Marguerite.

«Camille! Camille! où es-tu donc? nous te cherchons depuis un
quart d'heure.»

Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la
rougeur de ses yeux et le gonflement de son visage.

«Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu? lui demanda
Marguerite avec inquiétude.

--Je... ne pleure pas: seulement... j'ai..., j'ai... du chagrin.»

Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter.
Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras et la
couvrirent de baisers, en lui demandant avec instance de leur
confier son chagrin.

Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu'on la
soupçonnait d'avoir mangé les belles poires que leur maman
conservait si soigneusement. Sophie, qui était restée impassible
jusqu'alors, rougit, se troubla, et demanda enfin d'une voix
tremblante d'émotion: «Est-ce que tu n'as pas dit... que tu
savais..., que tu connaissais...»

CAMILLE.--Oh non! je ne l'ai pas dit; je n'ai rien dit.

MADELEINE.--Comment! est-ce que tu sais qui a pris les poires?

CAMILLE, _très bas.--_Oui.

MADELEINE.--Et pourquoi ne l'as-tu pas dit?

Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.

Sophie se troublait de plus en plus; Madeleine et Marguerite
s'étonnaient de l'embarras de Camille, de l'agitation de Sophie.
Enfin Sophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sa
reconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux
devant elle en sanglotant: «Pardon, oh pardon, Camille, ma bonne
Camille! J'ai été méchante, bien méchante; ne m'en veux pas.»

Marguerite regardait Sophie d'un oeil enflammé de colère; elle ne
lui pardonnait pas d'avoir causé un si vif chagrin à sa chère
Camille.

«Méchante Sophie, s'écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire
du mal; tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd'hui tu
la fais pleurer; je te déteste, et cette fois-ci c'est pour de
bon; car, grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande,
voleuse et menteuse.»

Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et lui
répondit avec douceur:

«Tu me fais penser, Marguerite, que j'ai encore autre chose à
faire qu'à demander pardon à Camille; je vais de ce pas, ajouta-t-elle
en se levant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est
moi qui ai volé les poires, que c'est moi qui dois subir une
sévère punition; et que toi, bonne et généreuse Camille, tu ne
mérites que des éloges et des récompenses.

--Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras;
et toi, Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son
repentir.»

Marguerite, après une lutte visible, s'approcha de Sophie et
l'embrassa, les larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et
cherchait à dégager sa main de celle de Camille pour courir à la
maison et tout avouer. Mais Camille la retint fortement et lui
dit:

«Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande
faute; mais tu l'as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en
l'aveu à maman et à Mme de Rosbourg; mais pourquoi le dire à ta
belle-mère, qui est si sévère et qui te fouettera impitoyablement?

--Pourquoi? pour qu'elle ne te croie plus coupable. Elle me
fouettera, je le sais; mais ne l'aurais-je pas mérité?»

À ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient
adossés les enfants et dont la porte était ouverte.

«J'ai tout entendu, mes enfants, dit-elle; j'arrivais dans la
serre au moment où vous accouriez près de Camille, et c'est moi
qui me charge de toute l'affaire. Je raconterai à
Mme de Fleurville la vérité; je la cacherai à Mme Fichini, à
laquelle je dirai seulement que l'innocence de Camille a été
reconnue par l'aveu du coupable, que je me garderai bien de
nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle, généreuse,
au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bien mauvaise au
commencement, belle et noble à la fin; toi, Marguerite, tu as été
trop sévère, ta tendresse pour Camille t'a rendue cruelle pour
Sophie; et toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant,
tâchons de tout oublier et de finir gaiement la journée. Je vous
ai ménagé une surprise: on va tirer une loterie; il y a des lots
pour chacune de vous.»

Cette annonce dissipa tous les nuages; les visages reprirent un
air radieux, et les quatre petites filles, après s'être
embrassées, coururent au salon. On les attendait pour commencer.

Sophie gagna un joli ménage et une papeterie.

Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures
à enluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre
et écrire.

Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie
boîte à ouvrage avec tout ce qu'il fallait pour travailler.

Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet
dans une jolie commode.



X. La poupée mouillée.

Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux,
Sophie partit avec sa belle-mère; Camille, Madeleine et Marguerite
allèrent se coucher.

Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille; Mme de Rosbourg lui
avait raconté l'histoire des poires, et toutes deux avaient
expliqué à Mme Fichini l'innocence de Camille sans faire
soupçonner Sophie.

Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau.
Dans le tiroir d'en haut de la commode, elle avait trouvé: 1
chapeau rond en paille avec une petite plume blanche et des rubans
de velours noir; 1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons;
1 ombrelle verte à manche d'ivoire; 6 paires de gants; 4 paires de
brodequins; 2 écharpes en soie; 1 manchon et une pèlerine en
hermine. Dans le second tiroir: 6 chemises de jour; 6 chemises de
nuit; 6 pantalons; 6 jupons festonnés et garnis de dentelle; 6
paires de bas; 6 mouchoirs; 6 bonnets de nuit; 6 cols; 6 paires de
manches; 2 corsets; 2 jupons de flanelle; 6 serviettes de
toilette; 6 draps; 6 taies d'oreiller; 6 petits torchons. Un sac
contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à
tête, une brosse à peignes. Dans le troisième tiroir étaient
toutes les robes et les manteaux et mantelets; il y avait: 1 robe
en mérinos écossais; 1 robe en popeline rose; 1 robe en taffetas
noir; 1 robe en étoffe bleue; 1 robe en mousseline blanche; 1 robe
en nankin; 1 robe en velours noir; 1 robe de chambre en taffetas
lilas; 1 casaque en drap gris; 1 casaque en velours noir; 1 talma
en soie noire; 1 mantelet en velours gros bleu; 1 mantelet en
mousseline blanche brodée. Marguerite avait appelé Camille et
Madeleine pour voir toutes ces belles choses; ce jour-là et les
jours suivants elles employèrent leur temps à habiller,
déshabiller, coucher et lever la poupée.

Un après-midi, Mme de Fleurville les appela: «Camille, Marguerite,
mettez vos chapeaux; nous allons faire une promenade.»

CAMILLE.--Allons vite avec maman! Marguerite, laisse ta poupée
et courons.

MARGUERITE.--Non, j'emporte ma poupée avec moi; je veux l'avoir
toujours dans mes bras.

MADELEINE.--Si tu la laisses traîner, elle sera sale et
chiffonnée.

MARGUERITE.--Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la
porterai dans mes bras.

CAMILLE.--C'est bon, c'est bon; laissons-la faire, Madeleine;
elle verra bien tout à l'heure qu'une poupée gêne pour courir.

Marguerite s'entêta à garder sa poupée, et toutes trois
rejoignirent bientôt Mme de Fleurville.

«Où allons-nous, maman? dit Camille.

--Au moulin de la forêt, mes enfants.» Marguerite fit une petite
grimace, parce que le moulin était au bout d'une longue avenue et
que la poupée était un peu lourde pour ses petits bras. Arrivée à
la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que les
enfants ne fussent fatiguées, s'assit au pied d'un gros arbre, et
leur dit de se reposer pendant qu'elle lirait; elle tira un livre
de sa poche; Marguerite s'assit près d'elle, mais Camille et
Madeleine, qui n'étaient pas fatiguées, couraient à droite, à
gauche, cueillant des fleurs et des fraises. «Camille, Camille,
s'écria Madeleine, viens vite; voici une grande place pleine de
fraises.»

Camille accourut et appela Marguerite.

«Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises:
elles sont mûres et excellentes.» Marguerite se dépêcha de
rejoindre ses amies, qui déposaient leurs fraises dans de grandes
feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à en cueillir; mais,
gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les ramasser et les
tenir dans sa main, où elles s'écrasaient à mesure qu'elle les
cueillait. «Que faire, mon Dieu! de cette ennuyeuse poupée? se
dit-elle tout bas; elle me gêne pour courir, pour cueillir et
garder mes fraises. Si je la posais au pied de ce gros chêne?...
il y a de la mousse; elle sera très bien.»

Elle assit la poupée au pied de l'arbre, sauta de joie d'en être
débarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.

Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux,
regarda le ciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa
poche, se leva et appela les enfants.

«Vite, vite, mes petites, retournons à la maison: voilà un orage
qui s'approche; tâchons de rentrer avant que la pluie commence.»

Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à
Mme de Fleurville.

MADAME DE FLEURVILLE.--Nous n'avons pas le temps de nous régaler
de fraises, mes enfants; emportez-les avec vous. Voyez comme le
ciel devient noir; on entend déjà le tonnerre.

MARGUERITE.--Ah! mon Dieu! j'ai peur.

MADAME DE FLEURVILLE.--De quoi as-tu peur, Marguerite?

MARGUERITE.--Du tonnerre. J'ai peur qu'il ne tombe sur moi.

MADAME DE FLEURVILLE.--D'abord, quand le tonnerre tombe, c'est
généralement sur les arbres ou sur les cheminées, qui sont plus
élevés et présentent une pointe aux nuages; ensuite le tonnerre ne
te ferait aucun mal quand même il tomberait sur toi, parce que tu
as un fichu de soie et des rubans de soie à ton chapeau.

MARGUERITE.--Comment? la soie chasse le tonnerre?

MADAME DE FLEURVILLE.--Oui, le tonnerre ne touche jamais aux
personnes qui ont sur elles quelque objet en soie. L'été dernier,
un de mes amis qui demeure à Paris, rue de Varenne, revenait chez
lui par un orage épouvantable; le tonnerre est tombé sur lui, a
fondu sa montre, sa chaîne, les boucles de son gilet, les clefs
qui étaient dans sa poche, les boutons d'or de son habit, sans lui
faire aucun mal, sans même l'étourdir, parce qu'il avait une
ceinture de soie qu'il porte pour se préserver de l'humidité.

MARGUERITE.--Ah! que je suis contente de savoir cela! je n'aurai
plus peur du tonnerre.

MADAME DE FLEURVILLE.--Voilà le vent d'orage qui s'élève;
courons vite, dans dix minutes la pluie tombera à torrents.

Les trois enfants se mirent à courir.

Mme de Fleurville suivait en marchant très vite; mais elles
avaient beau se dépêcher, l'orage marchait plus vite qu'elles, les
gouttes commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec
violence; les enfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes,
elles riaient tout en courant; elles s'amusaient beaucoup de leurs
jupons gonflés par le vent, des larges gouttes qui les
mouillaient, et elles espéraient bien recevoir tout l'orage avant
d'arriver à la maison. Mais elles entraient dans le vestibule au
moment où la grêle et la pluie commençaient à leur fouetter le
visage et à les tremper.

«Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes
enfants», dit Mme de Fleurville.

Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements
mouillés.

Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée; la
pluie continua de tomber avec violence; les petites jouèrent à
cache-cache dans la maison; Mmes de Fleurville et de Rosbourg
jouèrent avec elles jusqu'à huit heures. Marguerite alla se
coucher; Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent
chacune un livre; elles lisaient attentivement: Camille, le
_Robinson suisse, _Madeleine, les _Contes de Grimm, _lorsque
Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant et criant.

Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent
avec terreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg
s'étaient aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite
sur la cause de ses cris.

Marguerite ne pouvait répondre; les larmes la suffoquaient.
Mme de Rosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et,
s'étant assurée que la petite fille n'était pas blessée, elle
s'inquiéta plus encore du désespoir de Marguerite.

Enfin elle put articuler: «Ma... poupée... ma... poupée...

--Qu'est-il donc arrivé? demanda Mme de Rosbourg; Marguerite...
parle... je t'en prie.

--Ma... poupée... Ma belle... poupée est restée... dans... la
forêt... au pied... d'un arbre... Ma poupée, ma pauvre poupée!»

Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle. «Ta poupée
neuve dans la forêt! s'écria Mme de Rosbourg. Comment peut-elle
être dans la forêt?

--Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros
chêne, parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises; quand
nous nous sommes sauvées à cause de l'orage, j'ai eu peur du
tonnerre et je l'ai oubliée sous l'arbre.

--Peut-être le chêne l'aura-t-il préservée de la pluie. Mais
pourquoi l'as-tu emportée? Je t'ai toujours dit de ne pas emporter
de poupée quand on va faire une promenade un peu longue.

--Camille et Madeleine m'ont conseillé de la laisser, mais je
n'ai pas voulu.

--Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit
l'entêtement et la déraison; Il a permis que tu oubliasses ta
pauvre poupée et tu auras jusqu'à demain l'inquiétude de la savoir
peut-être trempée et gâtée, peut-être déchirée par les bêtes qui
habitent la forêt, peut-être volée par quelque passant.

--Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les
mains, envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt; je
lui expliquerai si bien où elle est qu'il la trouvera tout de
suite.

--Comment! tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une
pluie battante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade
ou d'être attaqué par un loup? Je ne reconnais pas là ton bon
coeur.

--Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir? Mon
Dieu, mon Dieu! elle sera trempée, salie, perdue!

--Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t'arrive, quoique
ce soit par ta faute; mais maintenant nous ne pouvons qu'attendre
avec patience jusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous
irons chercher ta malheureuse poupée.»

Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant
et en disant qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait
pas se coucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit; après
avoir sangloté pendant quelques minutes, elle s'endormit et ne se
réveilla que le lendemain matin.

Il faisait un temps superbe: Marguerite sauta de son lit pour
s'habiller et courir bien vite à la recherche de sa poupée.

Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu'elle eut déjeuné,
elle courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes
depuis longtemps et qui l'attendaient pour partir.

«Partons, s'écrièrent-elles toutes ensemble; partons vite, chère
maman, nous voici toutes les trois.

--Allons, marchons d'un bon pas, et arrivons à l'arbre où la
pauvre poupée a passé une si mauvaise nuit.»

Tout le monde se mit en route; les mamans marchaient vite, vite;
les petites filles couraient plutôt qu'elles ne marchaient, tant
elles étaient impatientes d'arriver; aucune d'elles ne parlait,
leur coeur battait à mesure qu'elles approchaient.

«Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être», dit
Marguerite.

Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l'arbre. Pas
de poupée; rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là.

Marguerite regardait ses amies d'un air consterné; Camille et
Madeleine étaient désolées. «Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu
bien sûre de l'avoir laissée ici?

--Bien sûr, maman, bien sûr.

--Hélas! en voici la preuve», dit Madeleine en ramassant dans une
touffe d'herbes une petite pantoufle de satin bleu.

Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer.
Personne ne dit rien; les mamans reprirent le chemin de la maison,
et les petites filles les suivirent tristement. Chacune se
demandait:

«Qu'est donc devenue cette poupée? Comment n'en est-il rien resté?
La pluie pouvait l'avoir trempée et salie, mais elle n'a pu la
faire disparaître! Les loups ne mangent pas les poupées; ce n'est
donc pas un loup qui l'a emportée.»

Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la
maison. Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires
de sa poupée perdue, les plia proprement et les remit dans les
tiroirs de la commode, comme elle les avait trouvées; elle ferma
les tiroirs, retira la clef et alla la porter à Camille.

«Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode;
mets-la, je te prie, dans ton bureau; puisque ma pauvre poupée est
perdue, je veux garder ses affaires. Quand j'aurai assez d'argent,
j'en achèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et
les chapeaux pourront aller.»

Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la
serra dans un des tiroirs de son bureau, en disant: «Pauvre
Marguerite!»

Madeleine n'avait rien dit; elle souffrait du chagrin de
Marguerite et ne savait comment la consoler. Tout à coup son
visage s'anime, elle se lève, court à son sac à ouvrage, en tire
une bourse, et revient en courant près de Marguerite.

«Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée;
j'ai amassé trente-cinq francs pour faire emplette de livres dont
je n'ai pas besoin; je suis enchantée de ne pas les avoir encore
achetés, tu auras une poupée exactement semblable à celle que tu
as perdue.

--Merci, ma bonne, ma chère Madeleine! dit Marguerite, qui était
devenue rouge de joie. Oh! merci, merci. Je vais demander à maman
de me la faire acheter.»

Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire
acheter sa poupée la première fois que l'on irait à Paris.



XI. Jeannette la voleuse.

Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux
sacrifice; trois jours s'étaient passés depuis la disparition de
la poupée; Marguerite attendait avec une vive impatience que
quelqu'un allât à Paris pour lui apporter la poupée promise. En
attendant, elle s'amusait avec celle de Madeleine. Il faisait
chaud, et les enfants étaient établies dans le jardin, sous des
arbres touffus. Madeleine lisait. Camille tressait une couronne de
pâquerettes pour la poupée, que Marguerite peignait avant de lui
mettre la couronne sur la tête. La petite boulangère, nommée
Suzanne, qui apportait deux pains à la cuisine, passa près d'elle.
Elle s'arrêta devant Marguerite, regarda attentivement la poupée
et dit:

«Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam'selle!»

MARGUERITE.--Tu n'en as jamais vu de si jolie, Suzanne?

SUZANNE.--Pardon, mam'selle, j'en ai vu une plus belle que la
vôtre, et pas plus tard qu'hier encore.

MARGUERITE.--Plus jolie que celle-ci! Et où donc, Suzanne?

SUZANNE.--Ah! près d'ici, bien sûr. Elle a une belle robe de
soie lilas; c'est Jeannette qui l'a.

MARGUERITE.--Jeannette, la petite meunière! Et qui lui a donné
cette belle poupée?

SUZANNE.--Ah! je ne sais pas, mam'selle; elle l'a depuis trois
jours.

Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné:
toutes trois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de
Jeannette pouvait bien être celle de Marguerite.

CAMILLE.--Et cette poupée a-t-elle des sabots?

SUZANNE, _riant.--_Oh! pour ça non, mam'selle; elle a un pied
chaussé d'un beau petit soulier bleu, et l'autre est nu; elle a
aussi un petit chapeau de paille avec une plume blanche.

MARGUERITE, _s'élançant de sa chaise.--_C'est ma poupée, ma
pauvre poupée que j'ai laissée il y a trois jours sous un chêne,
lorsqu'il a fait un si gros orage, et que je n'ai pas retrouvée
depuis.

SUZANNE.--Ah bien! Jeannette m'a dit qu'on lui avait donné la
belle poupée, mais qu'il ne fallait pas en parler, parce que ça
ferait des jaloux.

CAMILLE, _bas à Marguerite.--_Laisse aller Suzanne, et courons
dire à maman ce qu'elle vient de nous raconter.

Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au
salon, où Mme de Fleurville était à écrire, pendant que
Mme de Rosbourg jouait du piano.

CAMILLE et MADELEINE, _très précipitamment.--_Madame, madame,
voulez-vous nous laisser aller au moulin? Jeannette a la poupée de
Marguerite; il faut qu'elle la rende.

MADAME DE ROSBOURG.--Quelle folie! mes pauvres enfants, vous
perdez la tête! Comment est-il possible que la poupée de
Marguerite se soit sauvée dans la maison de Jeannette?

MADELEINE.--Mais, madame, Suzanne l'a vue! Jeannette lui a dit
de ne pas en parler et qu'on la lui avait donnée.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ma pauvre fille, c'est quelque poupée de
vingt-cinq sous habillée en papier qu'on aura donnée à Jeannette,
et que Suzanne trouve superbe, parce qu'elle n'en a jamais vu de
plus belle.

MARGUERITE.--Mais non, madame, c'est bien sûr ma poupée; elle a
une robe de taffetas lilas, un seul soulier de satin bleu, et un
chapeau de paille avec une plume blanche.

MADAME DE ROSBOURG.--Écoute, ma petite Marguerite, va me
chercher Suzanne; je la questionnerai moi-même, et, si j'ai des
raisons de penser que Jeannette a ta poupée, nous allons partir
tout de suite pour le moulin.

Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après,
traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un
si beau salon, en présence de ces dames.

MADAME DE ROSBOURG.--N'aie pas peur, ma petite Suzanne; je veux
seulement te demander quelques détails sur la belle poupée de
Jeannette. Est-il vrai qu'elle a une poupée très jolie et très
bien habillée?

SUZANNE.--Pour ça, oui, madame; elle est tout à fait jolie.

MADAME DE ROSBOURG.--Comment est sa robe?

SUZANNE.--En soie lilas, madame.

MADAME DE ROSBOURG.--Et son chapeau?

SUZANNE.--En paille, madame; et tout rond, avec une plume
blanche et des affiquets de velours noirs.

MADAME DE ROSBOURG.--T'a-t-elle dit qui lui avait donné cette
poupée?

SUZANNE.--Pour ça, non, madame; elle n'a point voulu nommer
personne parce qu'on le lui a défendu, qu'elle dit.

MADAME DE ROSBOURG.--Y a-t-il longtemps qu'elle a cette poupée?

SUZANNE.--Il y a trois jours, madame; elle dit qu'elle l'a
rapportée de la ville le jour de l'orage.

MADAME DE ROSBOURG.--Merci, ma petite Suzanne; tu peux t'en
aller; voici des pralines pour t'amuser en route.

Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines; Suzanne
rougit de plaisir, fit une révérence et s'en alla.

«Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraît
certain que Jeannette a la poupée de Marguerite; allons-y toutes.
Mettez vos chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au
moulin.»

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois; en trois minutes
elles furent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche; au
lieu de la consternation et du silence qui avaient attristé la
même promenade, trois jours auparavant, les enfants s'agitaient,
allaient et venaient, se dépêchaient et parlaient toutes à la
fois.

Elles marchèrent si vite, qu'on arriva en moins d'une demi-heure.
Les petites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en
appelant Jeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les
arrêta et leur dit:

«Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience;
tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la
poupée.»

Les petites eurent de la peine à se contenir; leurs yeux
étincelaient, leurs narines se gonflaient, leur bouche s'ouvrait
pour parler, leurs jambes les emportaient malgré elles, mais les
mamans les firent passer derrière, et toutes cinq entrèrent ainsi
au moulin.

La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta
des chaises.

«Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises
basses.»

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants s'assoient; les
trois petites s'agitent sur leurs chaises; Mme de Rosbourg leur
fait signe de ne pas montrer d'impatience.

MADAME DE FLEURVILLE.--Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il?

LA MEUNIÈRE.--Madame est bien honnête; ça va bien, Dieu merci.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et votre fille Jeannette, où est-elle?

MÈRE LÉONARD.--Ah! je ne sais point, madame; peut-être bien au
moulin.

MADAME DE FLEURVILLE.--Mes filles voudraient la voir; appelez-la
donc...

MÈRE LÉONARD, _allant à la porte.--_Jeannette, Jeannette!
_(Après un moment d'attente.) _Jeannette, arrive donc! où t'es-tu
fourrée? Elle ne vient point! faut croire qu'elle n'ose pas.

MADAME DE FLEURVILLE.--Pourquoi n'ose-t-elle pas?

MÈRE LÉONARD.--Ah! quand elle voit ces dames, ça lui fait
toujours quelque chose; elle s'émotionne de la joie qu'elle a.

MADAME DE FLEURVILLE.--Je voudrais bien lui parler pourtant; si
elle est sage et bonne fille, je lui ai apporté un joli fichu de
soie et un beau tablier pour les dimanches.

La mère Léonard s'agite, appelle sa fille, court de la maison au
moulin et ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui
s'était cachée et qui se débat vivement.

MÈRE LÉONARD.--Vas-tu pas finir, méchante, malapprise?

JEANNETTE, _criant.--_Je veux m'en aller; lâchez-moi; j'ai peur.

MÈRE LÉONARD.--De quoi que t'as peur, sans coeur? Ces dames
vont-elles pas te manger?

Jeannette cesse de se débattre; la mère Léonard lui lâche le bras;
Jeannette se sauve et s'enfuit dans sa chambre. La mère Léonard
est furieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui
échappent; elle appelle Jeannette:

«Méchante enfant, s'écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas
quérir et je te vas cingler les reins; tu vas voir.»

Mme de Fleurville l'arrête et lui dit:

«N'y allez pas, mère Léonard; laissez-moi lui parler: je la
trouverai, allez, je connais bien la maison.»

Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère
Léonard. Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise.
Mme de Fleurville, sans mot dire, la tira de sa cachette, s'assit
sur la chaise, et, lui tenant les deux mains, lui dit:

«Pourquoi te caches-tu, Jeannette? Les autres fois, tu accourais
au-devant de moi quand je venais au moulin.»

Pas de réponse; Jeannette reste la tête baissée.

«Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi
l'autre jour?»

JEANNETTE, _avec vivacité.--_Suzanne est une menteuse; elle n'a
point vu de poupée; je ne lui ai rien dit; je n'ai parlé de rien,
c'est des menteries qu'elle vous a faites.

MADAME DE FLEURVILLE.--Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me
l'a dit?

JEANNETTE, _très vivement.--_Parce qu'elle me fait toujours de
méchantes choses; elle vous a conté des sottises.

MADAME DE FLEURVILLE.--Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu
Suzanne, puisque je ne te l'ai pas nommée?

JEANNETTE.--Faut pas croire Suzanne ni les autres; je n'ai point
dit qu'on m'avait donné la poupée; je n'en ai point, de poupée;
c'est tout des menteries.

MADAME DE FLEURVILLE.--Plus tu parles et plus je vois que c'est
toi qui mens; tu as peur que je ne te reprenne la poupée que tu as
trouvée dans le bois le jour de l'orage.

JEANNETTE.--Je n'ai peur de rien; je n'ai rien trouvé sous le
chêne, et je n'ai point la poupée de Mlle Marguerite.

MADAME DE FLEURVILLE.--Comment sais-tu que c'est de la poupée de
Mlle Marguerite que je te parle et qu'elle était sous le chêne?

Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à
crier et à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et
commença la recherche de la poupée; elle ouvrit l'armoire et le
coffre, mais n'y trouva rien; enfin, voyant que Jeannette s'était
réfugiée près du lit, comme pour empêcher qu'on ne cherchât de ce
côté, elle se baissa et aperçut la poupée sous le lit, tout au
fond; elle se retourna vers la mère Léonard et lui ordonna d'un
air sévère de retirer la poupée. La mère Léonard obéit en
tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.

«Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette
poupée?

--Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard; si
j'avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle
sait bien que cette poupée est à Mlle Marguerite; nous l'avions
trouvée bien jolie, la dernière fois que Mlle Marguerite l'a
apportée. _(Se retournant vers Jeannette). _Ah! mauvaise créature,
vilaine petite voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je
t'apprendrai à faire des voleries et puis des menteries encore,
que j'en suis toute tremblante. Je voyais bien que tu mentais à
Madame, dès que tu as ouvert ta bouche pleine de menteries. Tu vas
avoir le fouet tout à l'heure: tu ne perdras rien pour attendre.»

Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu'elle ne le
ferait plus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir,
la repoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de
poing. Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop
forte, chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire
promettre qu'elle ne fouetterait pas Jeannette et qu'elle se
contenterait de l'enfermer dans sa chambre pour le reste de la
journée. Les enfants étaient consternées de cette scène; les
mensonges répétés de Jeannette, sa confusion devant la poupée
retrouvée, la colère et les menaces de la mère Léonard les avaient
fait trembler. Mme de Fleurville remit à Marguerite sa poupée sans
mot dire, dit adieu à la mère Léonard, et sortit avec
Mme de Rosbourg, suivie des trois enfants. Elles marchaient depuis
quelques instants en silence, lorsqu'un cri perçant les fit toutes
s'arrêter; il fut suivi d'autres cris plus perçants, plus aigus
encore, c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère
Léonard. Elle la fouetta longtemps: car, à une grande distance,
les enfants, qui s'étaient remises en marche, entendaient encore
les hurlements, les supplications de la petite voleuse. Cette fin
tragique de l'histoire de la poupée perdue les laissa pour toute
la journée sous l'impression d'une grande tristesse, d'une vraie
terreur.



XII. Visite chez Sophie.

«Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin; mamman demand ça à
votr mamman; nous dinron a sainq eure pour joué avan é allé
promené aprais. Je pari que j'ai fé de fôtes; ne vous moké pas de
moi, je vous pri!

» Sofie, votre ami.»

Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la
poupée; elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes
fautes d'orthographe; comme elle était très bonne, elle ne les
montra pas à Madeleine et à Marguerite; elle alla chez sa maman.

CAMILLE.--Maman, Sophie m'écrit que Mme Fichini nous engage
toutes à dîner chez elle demain.

MADAME DE FLEURVILLE.--Aïe, aïe! quel ennui! Est-ce que ce dîner
t'amusera, Camille?

CAMILLE.--Beaucoup, maman. J'aime assez cette pauvre Sophie, qui
est si malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE.--C'est bien généreux à toi, ma pauvre
Camille, car elle t'a fait punir et gronder deux fois.

CAMILLE.--Oh! maman, elle a été si fâchée après.

MADAME DE FLEURVILLE, _embrassant Camille.--_C'est bien, très
bien, ma bonne petite Camille; réponds-lui donc que nous irons
demain bien certainement.

Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et
Marguerite, et répondit à Sophie:

«Ma chère Sophie,» Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain
chez ta belle-mère; elles nous emmèneront, Madeleine, Marguerite
et moi. Nous sommes très contentes; nous ne mettrons pas de belles
robes pour pouvoir jouer à notre aise. Adieu, ma chère Sophie, je
t'embrasse.» Camille de Fleurville.»

Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite
du lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline
blanche; Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile.
Mme de Rosbourg trancha la question en conseillant les robes de
toile.

Marguerite voulait emporter sa belle poupée; Camille et Madeleine
lui dirent:

«Prends garde, Marguerite: souviens-toi du gros chêne et de
Jeannette.»

MARGUERITE.--Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt,
ni de Jeannette.

MADELEINE.--Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la
laisser tomber et la casser.

MARGUERITE.--C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée
à la maison. Pauvre petite! elle s'ennuie! Jamais elle ne sort!
jamais elle ne voit personne!

Camille et Madeleine se mirent à rire; Marguerite, après un
instant d'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus
raisonnable de laisser la poupée à la maison.

Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de
coutume; à deux heures elles allèrent s'habiller, et à deux heures
et demie elles montèrent en calèche découverte; Mmes de Rosbourg
et de Fleurville s'assirent au fond; les trois petites prirent
place sur le devant. Il faisait un temps magnifique, et, comme le
château de Mme Fichini n'était qu'à une lieue, le voyage dura à
peine vingt minutes. La grosse Mme Fichini les attendait sur le
perron; Sophie se tenait en arrière, n'osant pas se montrer, de
crainte des soufflets.

«Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini; bonjour, chères
demoiselles; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure! Les
enfants auront le temps de jouer, et nous autres, mamans, nous
causerons. J'ai une grâce à vous demander, chères dames; je vous
expliquerai cela; c'est pour ma vaurienne de Sophie; je veux vous
en faire cadeau pour quelques semaines, si vous voulez bien
l'accepter et la garder pendant un voyage que je dois faire.»

Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien; elle attendit que
Mme Fichini lui expliquât le cadeau incommode qu'elle désirait lui
faire. Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent
dans le vestibule.

«Qu'est-ce qu'a dit ta belle-mère, Sophie? demanda Marguerite,
qu'elle voulait te donner à maman? Où veut-elle donc aller sans
toi?

--Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant; je sais
seulement que depuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle
veut me laisser seule ici pendant qu'elle fera un voyage en
Italie.

--En seras-tu fâchée? dit Camille.

--Oh! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous: je
serai si heureuse avec vous! Jamais battue, jamais injustement
grondée, je ne serai plus seule, abandonnée pendant des journées
entières, n'apprenant rien, ne sachant que faire, m'ennuyant. Il
m'arrive bien souvent de pleurer plusieurs heures de suite, sans
que personne y fasse attention, sans que personne cherche à me
consoler.»

Et la pauvre Sophie versa quelques larmes; les trois petites
l'entourèrent, l'embrassèrent, et réussirent à la consoler; dix
minutes après, elles couraient dans le jardin et jouaient à
cache-cache; Sophie riait et s'amusait autant que les autres.

Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très
chaud, elles rentrèrent à la maison.

«Dieu! que j'ai soif!» dit Sophie.

MADELEINE.--Pourquoi ne bois-tu pas?

SOPHIE.--Parce que ma belle-mère me le défend.

MARGUERITE.--Comment! Tu ne peux même pas boire un verre d'eau?

SOPHIE.--Rien absolument, jusqu'au dîner, et à dîner un verre
seulement.

MARGUERITE.--Pauvre Sophie, mais c'est affreux cela.

«Sophie, Sophie! criait en ce moment la voix furieuse de
Mme Fichini. Venez ici, mademoiselle, tout de suite.»

Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d'entrer au salon où était
Mme Fichini. Camille, Madeleine et Marguerite avaient peur pour la
pauvre Sophie; elles restèrent dans le petit salon, tremblant
aussi et écoutant de toutes leurs oreilles.

MADAME FICHINI, _avec colère.--_Approchez, petite voleuse;
pourquoi avez-vous bu le vin?

SOPHIE, _tremblante.--_Quel vin, maman? Je n'ai pas bu de vin.

MADAME FICHINI, _la poussant rudement.--_Quel vin, menteuse?
Celui du carafon qui est dans mon cabinet de toilette.

SOPHIE, _pleurant.--_Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu
votre vin, que je ne suis pas entrée dans votre cabinet.

MADAME FICHINI.--Ah! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet! et
vous n'êtes pas entrée par la fenêtre! et qu'est-ce donc que ces
marques que vos pieds ont laissées sur le sable, devant la fenêtre
du cabinet?

SOPHIE.--Je vous assure, maman...

Mme Fichini ne lui permit pas d'achever: elle se précipita sur
elle, la saisit par l'oreille, l'entraîna dans la chambre à côté,
et malgré les protestations et les pleurs de Sophie elle se mit à
la fouetter, à la battre jusqu'à ce que ses bras fussent fatigués.
Mme Fichini sortit du cabinet toute rouge de colère. La
malheureuse Sophie la suivait en sanglotant; au moment où elle
s'apprêtait à quitter le salon pour aller retrouver ses amies,
Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna un dernier
soufflet, qui la fit trébucher; après quoi, essoufflée, furieuse,
elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchait ces
dames de parler; elles craignaient, si elles laissaient voir ce
qu'elles éprouvaient, que l'irritation de cette méchante femme ne
s'en accrût encore, et qu'elle ne renonçât à l'idée de laisser
Sophie à Fleurville pendant le voyage qu'elle devait bientôt
commencer. Toutes trois gardaient le silence; Mme Fichini
s'éventait. Mmes de Fleurville et de Rosbourg travaillaient à leur
tapisserie sans mot dire.

MADAME FICHINI.--Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne
plus que jamais le désir de me séparer de Sophie; je crains
seulement que vous ne vouliez pas recevoir chez vous une fille si
méchante et si insupportable.

MADAME DE FLEURVILLE, _froidement.--_Je ne redoute pas, madame,
la méchanceté de Sophie; je suis bien sûre que je me ferai obéir
d'elle sans difficulté.

MADAME FICHINI.--Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m'en
débarrasser? Je vous préviens que mon absence sera longue; je ne
reviendrai pas avant deux ou trois mois.

MADAME DE FLEURVILLE, _toujours avec froideur.--_Ne vous
inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suis
enchantée de vous rendre ce service.

MADAME FICHINI.--Dieu! que vous êtes bonne, chère dame! que je
vous remercie! Ainsi je puis faire mes préparatifs de voyage?

MADAME DE FLEURVILLE, _sèchement.--_Quand vous voudrez, madame.

MADAME FICHINI.--Comment! je pourrais partir dans trois jours?

MADAME DE FLEURVILLE.--Demain, si vous voulez.

MADAME FICHINI.--Quel bonheur! que vous êtes donc aimable!
Ainsi, je vous enverrai Sophie après-demain.

MADAME DE FLEURVILLE.--Très bien, madame; je l'attendrai.

MADAME FICHINI.--Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la
sans pitié: vous voyez comment il faut s'y prendre avec elle.

Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d'effroi et
d'inquiétude; elles avaient tout entendu; elles croyaient que
Sophie, tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du
cabinet de toilette, et qu'elle n'avait pas osé l'avouer, dans la
crainte d'être battue.

«Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie qui
pleurait, que je te plains! comme je suis peinée que tu n'aies pas
avoué à ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais
de soif! Elle ne t'aurait pas fouettée plus fort: c'eût été le
contraire peut-être.

--Je n'ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant; je
t'assure que je ne l'ai pas bu.

--Mais qu'est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait ta
belle-mère? Ce n'est pas toi qui as sauté par la fenêtre? demanda
Madeleine.

--Non, non, ce n'est pas moi; je ne mentirais pas avec toi, et je
t'assure que je n'ai pas passé par la fenêtre et que je n'ai pas
touché à ce vin.»

Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait
être le vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le
désordre de la toilette de la pauvre Sophie; Camille lui rattacha
sa robe, Madeleine lui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les
mains et la figure; ses yeux restèrent pourtant gonflés. Elles
allèrent ensuite au jardin pour voir les fleurs, cueillir des
bouquets et faire une visite à la jardinière.



XIII. Visite au potager.

Sophie, qui avait toujours le coeur bien gros et la démarche gênée
par les coups qu'elle avait reçus, laissa ses amies admirer les
fleurs et cueillir des bouquets, et alla s'asseoir chez la
jardinière.

MÈRE LOUCHET.--Bonjour, mam'selle; je vous voyais venir
boitinant, vous avez l'air tout chose. Seriez-vous malade comme
Palmyre, qui s'est donné une entorse et qui ne peut quasi pas
marcher?

SOPHIE.--Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.

MÈRE LOUCHET.--Ah bien! c'est que votre maman a encore fait des
siennes; elle frappe dur quand elle tape sur vous. C'est qu'elle
n'y regarde pas: la tête, le cou, les bras, tout lui est bon.

Sophie ne répondit pas; elle pleurait.

MÈRE LOUCHET.--Voyons, mam'selle, faut pas pleurer comme ça;
faut pas être honteuse; ça fait de la peine, voyez-vous; nous
savons bien que ce n'est pas tout roses pour vous. Je disais bien
à ma Palmyre: «Ah! si je te corrigeais comme madame corrige
mam'selle Sophie, tu ne serais pas si désobéissante.» Si vous
aviez vu, tantôt, comme elle m'est revenue, sa robe pleine de
taches, sa main et sa figure couvertes de sable! c'est qu'elle est
tombée rudement, allez!

SOPHIE.--Comment est-elle tombée?

MÈRE LOUCHET.--Ah! je n'en sais rien! elle ne veut pas le dire,
tout de même. Sans doute qu'elle jouait au château, puisque nous
n'avons point de sable ici; puis sa robe a des taches rouges comme
du vin; nous n'avons que du cidre; nous ne connaissons pas le vin,
nous.

SOPHIE, _étonnée.--_Du vin! où a-t-elle eu du vin?

MÈRE LOUCHET.--Ah! je n'en sais rien; elle ne veut pas le dire.

SOPHIE.--Est-ce qu'elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère?

MÈRE LOUCHET.--Ah! peut-être bien; elle y va souvent porter des
herbes pour les bains de votre maman; ça se pourrait bien qu'elle
eût bu un coup et qu'elle n'osât pas le dire. Ah! c'est que, si je
le savais, je la fouetterais ferme tout comme votre maman vous
fouette.

SOPHIE.--Ma belle-mère m'a fouettée parce qu'elle a cru que
j'avais bu son vin, et ce n'est pas moi pourtant.

La mère Louchet changea de visage; elle prit un air indigné:

«Serait-il possible, s'écria-t-elle, pauvre petite mam'selle, que
ma Palmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour
elle? Ah! mais... elle ne l'emportera pas en paradis, bien sûr...
Palmyre, viens donc un peu que je te parle.»

PALMYRE, _dans la chambre à côté.--_Je ne peux pas, maman; mon
pied me fait trop mal.

MÈRE LOUCHET.--Eh bien! je vais aller près de toi, et mam'selle
Sophie aussi.

Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le
pied nu et enflé.

MÈRE LOUCHET.--Dis donc, la Malice, où t'es-tu foulé la jambe
comme ça?

Palmyre rougit et ne répond pas.

MÈRE LOUCHET.--Je te vas dire, moi: t'es entrée dans le cabinet
de madame pour les herbes du bain; t'as vu la bouteille, t'as
voulu goûter, t'as répandu sur ta robe tout en goûtant, t'as voulu
descendre par la fenêtre, t'as tombé et t'as pas osé me le dire,
parce que tu savais bien que je te régalerais d'une bonne volée.
Eh?...

PALMYRE, _pleurant.--_Oui, maman, c'est vrai, c'est bien cela;
mais le bon Dieu m'a punie, car je souffre bien de ma jambe et de
mon bras.

MÈRE LOUCHET.--Et sais-tu bien que la pauvre mam'selle a été
fouettée par madame, qu'elle en est toute souffreteuse et toute
éclopée? Et tu crois que je te vas passer cela sans dire quoi et
que je ne vas pas te donner une raclée?

SOPHIE, _avec effroi.--_Oh! ma bonne mère Louchet, si vous avez
de l'amitié pour moi, je vous en prie, ne la punissez pas; voyez
comme elle souffre de son pied. Maudit vin! il a déjà causé bien
du mal chez nous; n'y pensez plus, ma bonne mère Louchet, et
pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.

PALMYRE, _joignant les mains.--_Oh! mam'selle, que vous êtes
bonne! que j'ai de regret que vous ayez été battue pour moi! Ah!
si j'avais su, jamais je n'aurais touché à ce vin de malheur. Oh!
mam'selle! pardonnez-moi! le bon Dieu vous le revaudra.

Sophie s'approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et
l'embrassa. La mère Louchet essuya une larme et dit: «Tu vois,
Palmyre, ce que c'est que d'avoir de la malice; voilà mam'selle
Sophie qu'est toute comme si elle s'était battue avec une armée de
chats; c'est toi qu'es cause de tout cela; eh bien! est-ce qu'elle
t'en tient de la rancune? Pas la moindre, et encore elle demande
ta grâce. Et que tu peux lui brûler une fière chandelle, car je
t'aurais châtiée de la bonne manière. Mais, par égard pour cette
bonne mam'selle, je te pardonne; prie le bon Dieu qu'il te
pardonne bien aussi; t'as fait une sottise pommée vois-tu, ne
recommence pas.»

Palmyre pleurait d'attendrissement et de repentir; Sophie était
heureuse d'avoir épargné à Palmyre les douleurs qu'elle venait de
ressentir elle-même si rudement. La mère Louchet était
reconnaissante de n'avoir pas à battre Palmyre, qu'elle aimait
tendrement, et qu'elle ne punissait jamais sans un vif chagrin;
elle remercia donc Sophie du fond du coeur. Au milieu de cette
scène, Camille, Madeleine et Marguerite entrèrent; la mère Louchet
leur raconta ce qui venait de se passer et combien Sophie avait
été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée et approuvée par
ses trois amies.

«Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureuse
d'avoir épargné à Palmyre la punition qu'elle méritait, et d'avoir
résisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement
souffert par sa faute?

--Oui, chère Camille, répondit Sophie; je suis heureuse d'avoir
obtenu son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance;
je sais combien est terrible la punition dont elle était menacée,
et j'avais aussi peur pour elle que j'aurais eu peur pour moi-même.»

Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie; puis toutes
quatre dirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent
à la maison, car la cloche du dîner venait de sonner.



XIV. Départ.

Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies
d'entrer les premières pour que sa belle-mère ne l'aperçût pas;
mais elle eut beau se cacher derrière Camille, Madeleine et
Marguerite, elle ne put échapper à l'oeil de Mme Fichini, qui
s'écria:

«Comment oses-tu revenir au salon? Crois-tu que je laisserai dîner
à table une voleuse, une menteuse comme toi?

--Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est
innocente; nous savons maintenant qui a bu votre vin; elle a dit
vrai en vous assurant que ce n'était pas elle.

--Ta, ta, ta, ma belle petite; elle vous aura conté quelque
mensonge; je la connais, allez, et je la ferai dîner dans sa
chambre.

--Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c'est vous qui
êtes méchante; Sophie est très bonne; c'est Palmyre qui a bu le
vin, et Sophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la
fouetter, et vous avez voulu battre la pauvre Sophie sans vouloir
l'écouter, et j'aime Sophie, et je ne vous aime pas.»

MADAME FICHINI, _riant avec effort.--_Bravo, la belle! vous êtes
bien polie, bien aimable en vérité! Votre histoire de Palmyre est
bien inventée.

CAMILLE.--Marguerite dit vrai, madame; Palmyre a apporté des
herbes dans votre cabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre,
et s'est donné une entorse; elle a tout avoué à sa maman, qui
voulait la fouetter et qui lui a pardonné, grâce aux supplications
de Sophie. Vous voyez, madame, que Sophie est innocente, qu'elle
est très bonne, et nous avons toutes beaucoup d'amitié pour elle.

MADAME DE ROSBOURG.--Vous voyez aussi, madame, que vous avez
puni Sophie injustement et que vous lui devez un dédommagement.
Vous disiez tout à l'heure que vous désiriez partir promptement,
et que Sophie vous gênait pour faire vos paquets: voulez-vous nous
permettre de l'emmener ce soir? Vous auriez ainsi toute liberté
pour faire vos préparatifs de voyage.

Mme Fichini, honteuse d'avoir été convaincue d'injustice envers
Sophie devant tout le monde, n'osa pas refuser la demande de
Mme de Rosbourg, et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d'un
air maussade:

«Vous partirez donc ce soir, mademoiselle; je vais faire préparer
vos effets. _(Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie.) _Je
pense que vous êtes enchantée de me quitter; comme vous n'avez ni
coeur ni reconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et
vous ferez bien de ne pas trop compter sur la mienne. Je vous
dispense de m'écrire, et je ne me tuerai pas non plus à vous
donner de mes nouvelles, dont vous vous souciez autant que je me
soucie des vôtres. _(Se tournant vers ces dames.) _Allons dîner,
chères dames; à mon retour, je vous inviterai avec tous nos
voisins; je vous ferai la lecture de mes impressions de voyage; ce
sera charmant.»

Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table.
Sophie profita, comme d'habitude, de l'oubli de sa belle-mère pour
manger de tout; cet excellent dîner et la certitude d'être emmenée
le soir même par Mme de Fleurville achevèrent d'effacer la triste
impression de la scène du matin.

Après dîner, les petites allèrent avec Sophie dans le petit salon
où étaient ses joujoux et ses petites affaires; elles firent un
paquet d'une poupée et de son trousseau, qui était assez
misérable; le reste ne valait pas la peine d'être emporté.

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec
impatience le moment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur
voiture.

MADAME FICHINI.--Comment! déjà, mes chères dames? Il n'est que
huit heures.

MADAME DE FLEURVILLE.--Je regrette bien, madame, de vous quitter
si tôt, mais je désire rentrer avant la nuit.

MADAME FICHINI.--Pourquoi donc avant la nuit? La route est si
belle! et vous aurez clair de lune.

MADAME DE ROSBOURG.--Marguerite est encore bien petite pour
veiller; je crains qu'elle ne se trouve fatiguée.

MADAME FICHINI.--Ah! mesdames, pour la dernière soirée que nous
passons ensemble, vous pouvez bien faire un peu veiller
Marguerite.

MADAME DE ROSBOURG.--Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous
tenons beaucoup à ce que les enfants ne veillent pas.

Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les
enfants mettent leurs chapeaux; Sophie se précipite sur le sien et
se dirige vers la porte, de peur d'être oubliée; Mme Fichini dit
adieu à ces dames et aux enfants; elle appelle Sophie d'un ton
sec.

«Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans coeur, vous
avez l'air enchantée de vous en aller; je suis bien sûre que ces
demoiselles ne quitteraient pas leur maman sans pleurer.

--Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite
avec vivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine;
nous aimons nos mamans parce qu'elles sont d'excellentes mamans;
si elles étaient méchantes, nous ne les aimerions pas.»

Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville
et de Rosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et
Mme Fichini devint rouge de colère; ses yeux brillèrent comme des
chandelles; elle fut sur le point de donner un soufflet à
Marguerite, mais elle se contint, et, appelant Sophie une seconde
fois, elle lui donna sur le front un baiser sec et lui dit en la
repoussant:

«Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à
vos amies! prenez garde à vous; je reviendrai un jour! Adieu!»

Sophie voulut lui baiser la main; Mme Fichini la frappa du revers
de cette main en la lui retirant avec colère. La petite fille
s'esquiva et monta avec précipitation dans la voiture.

Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à
Mme Fichini, se placèrent dans le fond de la voiture, firent
mettre Camille sur le siège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur
le devant, et les chevaux partirent. Sophie commençait à respirer
librement, lorsqu'on entendit des cris: _Arrêtez! arrêtez! _La
pauvre Sophie faillit s'évanouir; elle craignait que sa belle-mère
n'eût changé d'idée et ne la rappelât. Le cocher arrêta ses
chevaux: un domestique accourut tout essoufflé à la portière et
dit:

«Madame... fait dire... à Mlle Sophie... qu'elle a... oublié...
ses affaires..., qu'elle ne les recevra que demain matin..., à
moins que Mademoiselle n'aime mieux revenir... coucher à la
maison.»

Sophie revint à la vie; dans sa joie, elle tendit la main au
domestique:

«Merci, merci, Antoine; je suis fâchée que vous vous soyez
essoufflé à courir si vite. Remerciez bien ma belle-mère; dites-lui
que je ne veux pas la déranger, que j'aime mieux me passer de
mes affaires, que je les attendrai demain chez Mme de Fleurville.
Adieu, adieu, Antoine.»

Mme de Fleurville, voyant l'inquiétude de Sophie, ordonna au
cocher de continuer et d'aller bon train; un quart d'heure après,
la voiture s'arrêtait devant le perron de Fleurville, et
l'heureuse Sophie sautait à terre, légère comme une plume et
remerciant Dieu et Mme de Fleurville du bon temps qu'elle allait
passer près de ses amies.

Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes; il fut
décidé qu'elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et
elle y dormit paisiblement jusqu'au lendemain.



XV. Sophie mange du cassis; ce qui en résulte.

Sophie était depuis quinze jours à Fleurville; elle se sentait si
heureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient
comme engourdis. Le matin, quand on l'éveillait, elle sautait hors
de son lit, se lavait, s'habillait, faisait sa prière avec ses
amies; ensuite, elles déjeunaient toutes ensemble; Sophie n'avait
plus besoin de voler du pain pour satisfaire son appétit; on lui
en donnait tant qu'elle en voulait. Les premiers jours, elle ne
pouvait croire à son bonheur; elle mangea et but tant qu'elle
pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle fut bien sûre
qu'on lui donnerait à manger toutes les fois qu'elle aurait faim,
et qu'il était inutile de remplir son estomac le matin pour toute
la journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme ses
amies, d'une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou
de chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle
se dépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table
avant que sa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d'elle;
Mme de Fleurville lui promit de ne jamais la chasser de table et
de la laisser toujours finir tranquillement son repas. Sophie
rougit et promit de manger moins gloutonnement à l'avenir.

MADELEINE.--Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur;
tu te dépêches et tu te caches pour les choses les plus
innocentes.

SOPHIE.--C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère;
j'oublie sans cesse que je suis avec vous qui êtes si bonnes, et
que je suis heureuse, bien heureuse!

En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la
main de Mme de Fleurville, qui, à son tour, l'embrassa tendrement.

SOPHIE, _attendrie.--_Oh! madame, que vous êtes bonne! Tous les
jours je demande au bon Dieu qu'il me laisse toujours avec vous.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ce n'est pas là ce qu'il faut demander au
bon Dieu, ma pauvre enfant; il faut lui demander qu'il te rende si
sage, si obéissante, si bonne, que le coeur de ta belle-mère
s'adoucisse et que tu puisses vivre heureuse avec elle.

Sophie ne répondit rien; elle avait l'air de trouver le conseil de
Mme de Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait
tout interdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose
impossible à faire; Mme de Rosbourg s'en aperçut.

MADAME DE ROSBOURG, _souriant.--_Qu'as-tu donc, Marguerite? Quel
petit air tu prends en regardant Mme de Fleurville.

MARGUERITE.--Maman..., c'est que... je n'aime pas que..., je
suis fâchée que... que... je ne sais comment dire; mais je ne veux
pas demander au bon Dieu que la méchante Mme Fichini revienne pour
fouetter encore cette pauvre Sophie.

MADAME DE ROSBOURG.--Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait
demander cela au bon Dieu: elle a dit que Sophie devait demander
d'être très bonne, pour que sa belle-mère l'aimât et la rendît
heureuse.

MARGUERITE.--Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour
devenir bonne; elle déteste trop Sophie pour la rendre heureuse,
et, si elle revient, elle reprendra Sophie pour la rendre
malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE.--Chère petite, le bon Dieu peut tout ce
qu'il veut: il peut donc changer le coeur de Mme Fichini. Sophie,
qui doit obéir à Dieu et respecter sa belle-mère, doit demander de
devenir assez bonne pour l'attendrir et s'en faire aimer.

MARGUERITE.--Je veux bien que Mme Fichini devienne, bonne, mais
je voudrais bien qu'elle restât toujours là-bas et qu'elle nous
laissât toujours Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ce que tu dis là fait l'éloge de ton bon
coeur, Marguerite; mais, si tu réfléchissais, tu verrais que
Sophie serait plus heureuse aimée de sa belle-mère et vivant chez
elle, que chez des étrangers, qui ont certainement beaucoup
d'amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien, et desquels elle
n'a le droit de rien exiger.

SOPHIE.--C'est vrai, cela, Marguerite: si ma belle-mère pouvait
un jour m'aimer comme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu
l'es, et je ne serais pas inquiète de ce que je deviendrai dans
quelques mois.

MARGUERITE, _soupirant.--_Et pourtant j'aurai bien peur quand
Mme Fichini reviendra.

SOPHIE, _tout bas.--_Et moi aussi.

On se leva de table; les mamans restèrent au salon pour
travailler, et les enfants s'amusèrent à bêcher leur jardin;
Camille et Madeleine chargèrent Marguerite et Sophie de chercher
quelques jeunes groseilliers et des framboisiers, de les arracher
et de les apporter pour les planter.

«Où irons-nous?» dit Marguerite.

SOPHIE.--J'ai vu pas loin d'ici, au bord d'un petit bois, des
groseilliers et des framboisiers superbes.

MARGUERITE.--Je crois qu'il vaut mieux demander au jardinier.

SOPHIE.--Je vais toujours voir ceux que je veux dire; si nous ne
pouvons pas les arracher, nous demanderons au père Louffroy de
nous aider.

Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près
des arbustes qu'avait vu Sophie; quelle fut leur joie quand elles
les virent couverts de fruits! Sophie se précipita dessus et en
mangea avec avidité, surtout du cassis; Marguerite, après y avoir
goûté, s'arrêta.

«Mange donc, nigaude, lui dit Sophie; profite de l'occasion.»

MARGUERITE.--Quelle occasion? J'en mange tous les jours à table
et au goûter!

SOPHIE, _avalant gloutonnement.--_C'est bien meilleur quand on
les cueille soi-même; et puis on en mange tant qu'on veut. Dieu,
que c'est bon!

Marguerite la regardait faire avec surprise; jamais elle n'avait
vu manger avec une telle voracité, avec une telle promptitude;
enfin, quand Sophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de
satisfaction et essuya sa bouche avec des feuilles.

MARGUERITE.--Pourquoi t'essuies-tu avec des feuilles?

SOPHIE.--Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon
mouchoir.

MARGUERITE.--Qu'est-ce que cela fait? Les mouchoirs sont faits
pour avoir des taches.

SOPHIE.--Si l'on voyait que j'ai mangé du cassis, on me
punirait.

MARGUERITE.--Quelle idée! on ne te dirait rien du tout; nous
mangeons ce que nous voulons.

SOPHIE, _étonnée.--_Ce que vous voulez? et vous n'êtes jamais
malades d'avoir trop mangé?

MARGUERITE.--Jamais; nous ne mangeons jamais trop, parce que
nous savons que la gourmandise est un vilain défaut.

Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put
s'empêcher de rougir, et voulut détourner l'attention de
Marguerite en lui proposant d'arracher quelques pieds de
groseilliers pour les porter à ses amies. Elles allaient se mettre
à l'oeuvre, quand elles entendirent appeler: «Sophie, Marguerite,
où êtes-vous?»

SOPHIE, MARGUERITE.--Nous voici, nous voici; nous arrachons des
arbres.

Camille et Madeleine accoururent.

CAMILLE.--Qu'est-ce que vous faites donc depuis près d'une
heure? Nous vous attendions toujours; voilà maintenant notre heure
de récréation passée: il faut aller travailler.

MARGUERITE.--Mais à quoi vous êtes-vous amusées? Il n'y a pas
seulement un arbrisseau d'arraché!

MARGUERITE, _riant.--_C'est que Sophie s'en donnait et man...

SOPHIE, _vivement.--_Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire
gronder.

MARGUERITE.--Mais je te dis qu'on ne te grondera pas: ma maman
n'est pas comme la tienne.

CAMILLE.--Quoi? Qu'est-ce que c'est? Dis, Marguerite; et toi,
Sophie, laisse-la donc parler.

MARGUERITE.--Eh bien, depuis près d'une heure, au lieu
d'arracher des groseilliers, nous sommes là, Sophie à manger des
groseilles et du cassis, et moi à la regarder manger. C'est
étonnant comme elle mangeait vite! Jamais je n'ai vu tant manger
en si peu de temps. Cela m'amusait beaucoup.

MADELEINE.--Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie? tu vas être
malade.

SOPHIE, _embarrassée.--_Oh non! je ne serai pas malade; j'avais
très faim.

CAMILLE.--Comment, faim? Mais nous sortions de table!

SOPHIE.--Faim, non pas de viande, mais de cassis.

CAMILLE.--Ah! ah! ah! faim de cassis!... Mais comme tu es pâle!
je suis sûre que tu as mal au coeur.

SOPHIE, _un peu fâchée.--_Pas du tout, mademoiselle, je n'ai pas
mal au coeur; j'ai encore très faim, et je mangerais encore un
panier plein de cassis.

MADELEINE.--Je ne te conseille pas d'essayer. Mais voyons, ma
petite Sophie, ne te fâche pas, et reviens avec nous.

Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien; elle
suivit ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le
long de la route, elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et
Marguerite, croyant qu'elle boudait, causaient entre elles sans
adresser la parole à Sophie; elles arrivèrent ainsi jusqu'à leur
chambre de travail, où leurs mamans les attendaient pour leur
donner leurs leçons.

«Vous arrivez bien tard, mes petites», dit Mme de Rosbourg.

MARGUERITE.--C'est que nous avons été jusqu'au petit bois pour
avoir des groseilliers; c'est un peu loin, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.--Allons, à présent, mes enfants,
travaillons; que chacun reprenne ses livres et ses cahiers.

Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurs
pupitres; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La
lenteur de ses mouvements attire l'attention de Mme de Fleurville,
qui la regarde et dit:

«Comme tu es pâle, Sophie! Tu as l'air de souffrir! qu'as-tu?»

Sophie rougit légèrement; les trois petites la regardent;
Marguerite s'écrie: «C'est le cassis!»

MADAME DE FLEURVILLE.--Quel cassis? Que veux-tu dire,
Marguerite?

SOPHIE, _reprenant un peu de vivacité.--_Ce n'est rien, madame;
Marguerite ne sait ce qu'elle dit; je n'ai rien; je vais... très
bien... seulement... j'ai un peu... mal au coeur... ce n'est
rien...

Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade; son estomac ne peut
garder les fruits dont elle l'a surchargé; elle les rejette sur le
parquet.

Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de
Sophie et l'emmène chez elle; on la déshabille, on la couche et on
lui fait boire une tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si
honteuse qu'elle n'ose rien dire; quand elle est couchée,
Mme de Fleurville lui demande comment elle se trouve.

SOPHIE.--Mieux, madame, je vous remercie; pardonnez-moi, je vous
prie; vous êtes bien bonne de ne m'avoir pas fouettée.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et
le bon Dieu s'est chargé de ta punition en permettant cette
indigestion qui va te faire rester couchée jusqu'au dîner; elle te
privera de la promenade que nous devons faire dans une heure pour
aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant à être
fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus: je ne fouette
jamais, et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne
recommenceras pas à te remplir l'estomac comme une gourmande. Je
ne défends pas les fruits et autres friandises; mais il faut en
manger sagement si l'on ne veut pas s'en trouver mal.

Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait
la justesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui
restait près d'elle, l'engagea à se tenir tranquille, mais un
reste de mal de coeur l'empêcha de dormir; elle eut tout le temps
de réfléchir aux dangers de la gourmandise, et elle se promit bien
de ne jamais recommencer.



XVI. Le cabinet de pénitence.

Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir
des nouvelles de Sophie; elles avaient leurs chapeaux et des robes
propres.

SOPHIE.--Pourquoi vous êtes-vous habillées?

CAMILLE.--Pour aller goûter chez Mme de Vertel; tu sais que nous
devons y cueillir des cerises.

MADELEINE.--Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie!
nous nous serions bien plus amusées avec toi.

MARGUERITE.--L'année dernière, c'était si amusant! on nous
faisait grimper dans les cerisiers, et nous avons cueilli des
cerises plein des paniers, pour faire des confitures, et nous en
mangions tant que nous voulions; seulement nous ne nous sommes pas
donné d'indigestion, comme tu as fait ce matin avec ton cassis.

MADELEINE.--Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite: tu vois
qu'elle est honteuse et fâchée.

SOPHIE.--Oh oui! je suis bien fâchée d'avoir été si gourmande;
une autre fois, bien certainement que je n'en mangerai qu'un peu,
puisque je serai sûre de pouvoir en manger le lendemain et les
jours suivants. C'est que je n'ai pas l'habitude de manger de
bonnes choses; et, quand j'en trouvais, j'en mangeais autant que
mon estomac pouvait en contenir; à présent je ne le ferai plus:
c'est trop désagréable d'avoir mal au coeur; et puis c'est
honteux.

MARGUERITE.--C'est vrai; maman me dit toujours que lorsqu'on
s'est donné une indigestion, on ressemble aux petits cochons.

Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à
se fâcher et à s'agiter dans son lit; Madeleine dit tout bas à
Marguerite de se taire, et Marguerite obéit. Toutes trois
embrassèrent Sophie et allèrent attendre leurs mamans sur le
perron. Quelques minutes après, Sophie entendit partir la voiture.
Elle s'ennuya pendant deux heures, au bout desquelles elle obtint
de la bonne la permission de se lever; ses amies rentrèrent peu de
temps après, enchantées de leur matinée; elles avaient cueilli et
mangé des cerises; on leur en avait donné un grand panier à
emporter.

Le lendemain, Camille dit à Sophie:

«Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de
cerises? Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait;
tu nous aideras, et maman dit que ces confitures seront à nous,
puisque les cerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous
voudrons.

--Bravo! dit Sophie; quels bons goûters nous allons faire!»

MADELEINE.--Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est
malade et qui a six enfants.

SOPHIE.--Tiens, c'est trop bon pour une pauvre femme!

CAMILLE.--Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce
n'est pas trop bon pour nous? Ce n'est pas bien ce que tu dis là,
Sophie.

SOPHIE.--Ah! par exemple! Vas-tu pas me faire croire que la
femme Jean est habituée à vivre de confitures?

CAMILLE.--C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous
lui en donnerons quand nous en aurons.

SOPHIE.--Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du
beurre? Je ne me donnerai certainement pas la peine de faire des
confitures pour une pauvresse.

MARGUERITE.--Et qui te demande d'en faire, orgueilleuse? Est-ce
que nous avons besoin de ton aide? ne vois-tu pas que c'est pour
s'amuser que Camille t'a proposé de nous aider?

SOPHIE.--D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour
moi là-dedans; et j'ai droit à les avoir.

MARGUERITE.--Tu n'as droit à rien; on ne t'a rien donné; mais,
comme je ne veux pas être gourmande et avare comme toi, tiens,
tiens.

En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises
et les lança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère,
devint furieuse en les recevant; elle s'élança sur Marguerite et
lui donna un coup de poing sur l'épaule. Camille et Madeleine se
jetèrent entre elles pour empêcher Marguerite de continuer la
bataille commencée. Madeleine retenait avec peine Sophie, pendant
que Camille maintenait Marguerite et lui faisait honte de son
emportement. Marguerite s'apaisa immédiatement et fut désolée
d'avoir répondu si vivement à Sophie; celle-ci résistait à
Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu'on lui avait
lancé des cerises à la figure.

«Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups
que j'ai reçu de cerises à la tête; lâche-moi, ou je tape aussi.»

Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, qui
l'exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg
et Mme de Fleurville; elles parurent au moment où Sophie, se
débarrassant de Camille et de Madeleine par un coup de pied et un
coup de poing, s'élançait sur Marguerite qui ne bougeait pas plus
qu'une statue. La présence de ces dames arrêta subitement le bras
levé de Sophie; elle resta pétrifiée, craignant la punition et
rougissant de sa colère.

Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le
bras, l'emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas
encore et qui s'appelait le _cabinet de pénitence, _la plaça sur
une chaise devant une table, et, lui montrant du papier, une plume
et de l'encre, elle lui dit:

«Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle,
vous allez...»

SOPHIE.--Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite...

MADAME DE FLEURVILLE, _d'un air sévère.--_Taisez-vous!... vous
allez copier dix fois toute la prière: _Notre Père qui êtes aux
cieux. _Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire demander
pardon au bon Dieu de votre colère; je vous enverrai votre dîner
ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.

SOPHIE, _avec emportement.--_Je vous dis, madame, que c'est
Marguerite.

MADAME DE FLEURVILLE, _avec force.--_Taisez-vous et écrivez.

Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à
clef, et alla chez les enfants savoir la cause de l'emportement de
Sophie. Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées;
elles lui racontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez
Mme de Vertel, et combien Mme de Rosbourg était fâchée contre
Marguerite, qui, malgré son repentir, était condamnée à dîner dans
sa chambre et à ne pas venir au salon de la soirée.

MADAME DE FLEURVILLE.--C'est fort triste, mes chères enfants,
mais Mme de Rosbourg a bien fait de punir Marguerite.

CAMILLE.--Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir
donner des confitures à la pauvre mère Jean, et c'était très mal à
Sophie d'être orgueilleuse et méchante.

MADAME DE FLEURVILLE.--C'est vrai, Camille; mais Marguerite
n'aurait pas dû s'emporter. Ce n'est pas en se fâchant qu'elle lui
aurait fait du bien; elle aurait dû lui démontrer tout doucement
qu'elle devait secourir les pauvres et travailler pour eux.

CAMILLE.--Mais, maman, Sophie ne voulait pas l'écouter.

MADAME DE FLEURVILLE.--Sophie est vive, mal élevée, elle n'a pas
l'habitude de pratiquer la charité, mais elle a bon coeur, et elle
aurait compris la leçon que vous lui auriez toutes donnée par
votre exemple; elle en serait devenue meilleure, tandis qu'à
présent elle est furieuse et elle offense le bon Dieu.

MADELEINE.--Oh! maman, permettez-moi d'aller lui parler; je suis
sûre qu'elle pleure, qu'elle se désole et qu'elle se repent de
tout son coeur.

MADAME DE FLEURVILLE.--Non, Madeleine, je veux qu'elle reste
seule jusqu'à ce soir; elle est encore trop en colère pour
t'écouter; j'irai lui parler dans une heure.

Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine rejoindre
Mme de Rosbourg; les petites étaient tristes; tout en jouant avec
leurs poupées, elles pensaient combien on était plus heureuse
quand on est sage.

Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de
pénitence, pleurait, non pas de repentir, mais de rage; elle
examina le cabinet pour voir si on ne pouvait pas s'en échapper:
la fenêtre était si haute que, même en mettant la chaise sur la
table, on ne pouvait pas y atteindre; la porte, contre laquelle
elle s'élança avec violence, était trop solide pour pouvoir être
enfoncée. Elle chercha quelque chose à briser, à déchirer: les
murs étaient nus, peints en gris; il n'y avait d'autre meuble
qu'une chaise en paille commune, une table en bois blanc commun;
l'encrier était un trou fait dans la table et rempli d'encre;
restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait
copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l'écrasa sous
ses pieds; elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita
sur le livre, en arracha toutes les pages, qu'elle chiffonna et le
mit en pièces; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n'en
eut pas la force et retomba par terre haletante et en sueur. Quand
elle n'eut plus rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée
de rester tranquille. Petit à petit, sa colère se calma, elle se
mit à réfléchir, et elle fut épouvantée de ce qu'elle avait fait.

«Que va dire Mme de Fleurville? pensa-t-elle, quelle punition
va-t-elle m'infliger? car elle me punira certainement... Ah bah!
elle me fouettera. Ma belle-mère m'a tant fouettée que j'y suis
habituée. N'y pensons plus, et tâchons de dormir...»

Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas; et elle est
inquiète; elle tressaille au moindre bruit; elle croit toujours
voir la porte s'ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef
tourner dans la serrure; elle ne s'est pas trompée cette fois: la
porte s'ouvre, Mme de Fleurville entre. Sophie se lève et reste
interdite. Mme de Fleurville regarde les papiers et dit à Sophie
d'un ton calme:

«Ramassez tout cela, mademoiselle.»

Sophie ne bouge pas.

«Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle», répéta
Mme de Fleurville.

Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours calme:

«Vous ne voulez pas, vous avez tort: vous aggravez votre faute et
votre punition.»

Mme de Fleurville appelle: «Élisa, venez, je vous prie, un
instant.»

Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.

«Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser
tous ces débris? c'est Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et
du papier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autre _Journée du
Chrétien, _du papier et une plume?»

Pendant qu'Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit
sur la chaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme
de Mme de Fleurville, aurait tout donné pour n'avoir pas déchiré
le livre, le papier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté
les objets demandés, Mme de Fleurville se leva, appela
tranquillement Sophie, la fit asseoir sur la chaise et lui dit:

«Vous allez écrire dix fois _Notre Père, _mademoiselle, comme je
vous l'ai dit tantôt; vous n'aurez pour votre dîner que de la
soupe, du pain et de l'eau; vous paierez les objets que vous avez
déchirés avec l'argent que vous devez avoir toutes les semaines
pour vos menus plaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous
passerez vos journées ici, sauf deux heures de promenade que vous
ferez avec Élisa, qui aura ordre de ne pas vous parler. Je vous
enverrai votre repas ici. Vous ne serez délivrée de votre prison
que lorsque le repentir, un vrai repentir, sera entré dans votre
coeur, lorsque vous aurez demandé pardon au bon Dieu de votre
dureté envers les pauvres, de votre gourmandise égoïste, de votre
emportement envers Marguerite, de votre esprit de colère et de
votre méchanceté, qui vous a portée à déchirer tout ce que vous
pouviez briser et déchirer, de votre esprit de révolte, qui vous a
excitée à résister à mes ordres. J'espérais vous trouver en bonne
disposition pour vous ramener au repentir, pour faire votre paix
avec Dieu et avec moi; mais, d'après ce que je vois, j'attendrai à
demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu'il ne vous fasse
pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue et repentie.»

Mme de Fleurville se dirigea vers la porte; elle avait déjà tourné
la clef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l'arrêta par sa
robe, se jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit
de baisers et de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre
ces mots, les seuls qu'elle put articuler: _Pardon! Pardon!_

Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours à
genoux; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et
lui dit avec douceur:

«Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été
très coupable envers le bon Dieu d'abord, envers moi ensuite; le
regret sincère que tu en éprouves te méritera sans doute le
pardon, mais ne t'affranchit pas de la punition: tu ne reviendras
pas avec tes amies avant demain soir, et tout le reste se fera
comme je te l'ai dit.»

SOPHIE, _avec véhémence.--_Oh! madame, chère madame, la punition
me sera douce, car elle sera une expiation; votre bonté me touche
profondément, votre pardon est tout ce que je demande. Oh! madame,
j'ai été si méchante, si détestable! Pourrez-vous me pardonner?

MADAME DE FLEURVILLE, _l'embrassant.--_Du fond du coeur, chère
enfant; crois bien que je ne conserve aucun mauvais sentiment
contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viens de me
demander pardon à moi-même. Je vais t'envoyer à dîner; tu écriras
ensuite ce que je t'avais dit d'écrire et tu achèveras ta soirée
en lisant un livre qu'on t'apportera tout à l'heure.

Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les
mains et ne pouvait se détacher d'elle; elle se dégagea et sortit,
sans prendre cette fois la précaution de fermer la porte à clef.
Cette preuve de confiance toucha Sophie et augmenta encore son
regret d'avoir été si méchante.

«Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère?
Comment ai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que
celles que j'ai ici, et si hardie envers une personne aussi douce,
aussi tendre que Mme de Fleurville! Comme elle a été bonne avec
moi! Aussitôt que j'ai témoigné du repentir, elle a repris sa voix
douce et son visage si indulgent; toute sa sévérité a disparu
comme par enchantement. Le bon Dieu me pardonnera-t-il aussi
facilement? Oh oui! car il est la bonté même, et il voit combien
je suis affligée de m'être si mal comportée!»

En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de son
coeur pour que ses fautes lui fussent pardonnées et qu'elle eût la
force de ne plus en commettre à l'avenir. À peine sa prière était-elle
finie qu'Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe,
un gros morceau de pain et une carafe d'eau.

ÉLISA.--Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier; mais,
si vous avez faim, vous le trouverez bon tout de même.

SOPHIE.--Hélas, ma bonne Élisa, je n'en mérite pas tant; c'est
encore trop bon pour une méchante fille comme moi.

ÉLISA.--Ah! ah! nous avons changé de ton depuis tantôt; j'en
suis bien aise, mademoiselle. Si vous vous étiez vue! vous aviez
un air! mais un air!... Vrai, on aurait dit d'un petit démon.

SOPHIE.--C'est que je l'étais réellement; mais j'en ai bien du
regret, je vous assure, et j'espère bien ne jamais recommencer.

Sophie se mit à table et mangea sa soupe: elle avait faim; après
sa soupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d'eau.
Élisa la regardait avec pitié.

«Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle, comme on est
malheureux d'être méchant; nos petites, qui sont toujours sages,
ne seront jamais punies que pour des fautes bien légères: aussi on
les voit toujours gaies et contentes.»

SOPHIE.--Oh oui! je le vois bien; mais c'est singulier: quand
j'étais méchante et que ma belle-mère me punissait, je me sentais
encore plus méchante après, je détestais ma belle-mère; tandis que
Mme de Fleurville, qui m'a punie, je l'aime au contraire plus
qu'avant et j'ai envie d'être meilleure.

ÉLISA.--C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère,
et quelquefois par caprice, tandis que Mme de Fleurville vous
punit par devoir et pour votre bien. Vous sentez cela malgré vous.

SOPHIE.--Oui, c'est bien cela, Élisa; vous dites vrai.

Sophie avait fini son repas; Élisa emporta les restes, et Sophie
se mit au travail; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce
qu'elle s'appliqua à très bien écrire; quand elle eut fini, elle
se mit à lire. Le jour commença bientôt à baisser; Sophie posa son
livre et eut le temps de réfléchir aux ennuis de la captivité,
pendant la grande heure qui se passa avant qu'Élisa vînt la
chercher pour la coucher. Marguerite dormait déjà profondément;
Sophie s'approcha de son lit et l'embrassa tout doucement, comme
pour lui demander pardon de sa colère; ensuite elle fit sa prière,
se coucha et ne tarda pas à s'endormir.



XVII. Le lendemain.

La journée du lendemain se passa assez tristement. Marguerite,
honteuse encore de sa colère de la veille, se reprochait d'avoir
causé la punition de Sophie; Camille et Madeleine souffraient de
la tristesse de Marguerite et de l'absence de leur amie.

Sophie passa la journée dans le cabinet de pénitence; personne ne
vint la voir qu'Élisa, qui lui apporta son déjeuner.

SOPHIE.--Comment vont mes amies, Élisa?

ÉLISA.--Elles vont bien; seulement elles ne sont pas gaies.

SOPHIE.--Ont-elles parlé de moi? Me trouvent-elles bien
méchante? M'aiment-elles encore?

ÉLISA.--Je crois bien, qu'elles parlent de vous! Elles ne font
pas autre chose: «Pauvre Sophie!» disent-elles; comme elle doit
être malheureuse! Pauvre Sophie! comme elle doit s'ennuyer! Comme
la journée lui paraîtra longue!

SOPHIE, _attendrie.--_Elles sont bien bonnes! Et Marguerite,
est-elle en colère contre moi?

ÉLISA.--En colère! Ah bien oui! Elle se désole d'avoir été
méchante; elle dit que c'est sa faute si vous vous êtes emportée;
que c'est elle qui devrait être punie à votre place, et que,
lorsque vous sortirez de prison, c'est elle qui vous demandera
bien pardon et qui vous priera d'oublier sa méchanceté.

SOPHIE.--Pauvre petite Marguerite! c'est moi qui ai eu tous les
torts. Mais, Élisa, savent-elles combien j'ai été méchante ici,
dans le cabinet; que j'ai tout déchiré, que j'ai refusé d'obéir à
Mme de Fleurville?

ÉLISA.--Oui, elles le savent, je leur ai raconté; mais elles
savent aussi combien vous vous êtes repentie et tout ce que vous
avez fait pour témoigner vos regrets, pour expier votre faute;
elles ne vous en veulent pas: elles vous aiment tout comme
auparavant.

Sophie remercia Élisa et se mit à l'ouvrage.

Mme de Fleurville vint lui apporter des devoirs à faire, elle les
lui expliqua; elle lui apporta aussi des livres amusants, son
ouvrage de tapisserie, et, la voyant si sage, si docile et si
repentante, elle lui dit qu'avant de se coucher elle pourrait
venir embrasser ses amies au salon et faire la prière en commun.
Sophie lui promit de mériter cette récompense par sa bonne
conduite, et la remercia vivement de sa bonté. Mme de Fleurville
l'embrassa encore et lui dit en la quittant qu'avant la promenade
elle viendrait examiner ses devoirs et lui en donner d'autres pour
l'après-midi.

Sophie travailla tant et si bien qu'elle ne s'ennuya pas; elle fut
étonnée quand Élisa vint lui apporter son second déjeuner.

«Déjà, dit-elle; est-ce qu'il est l'heure de déjeuner?»

ÉLISA.--Certainement, et l'heure est même passée; vous n'avez
donc pas faim?

SOPHIE.--Si fait, j'ai faim, et je m'en étonnais, je ne croyais
pas qu'il fût si tard. Qu'est-ce que j'ai pour mon déjeuner?

ÉLISA.--Un oeuf frais, que voici, avec une tartine de beurre,
une côtelette, une cuisse de poulet, des pommes de terre sautées,
mais pas de dessert par exemple; Mme de Fleurville m'a dit que les
prisonnières n'en mangeaient pas, et que vous étiez si raisonnable
que vous ne vous en étonneriez pas.

Sophie rougit de plaisir à ce petit éloge, qu'elle n'espérait pas
avoir mérité.

«Merci, ma chère Élisa, dit-elle, et remerciez Mme de Fleurville
de vouloir bien penser si favorablement de moi; elle est si bonne,
qu'on ne peut s'empêcher de devenir bon près d'elle. J'espère que
dans peu de temps je deviendrai aussi sage, aussi aimable que mes
amies.»

Élisa, touchée de cette humilité, embrassa Sophie et lui dit:
«Soyez tranquille, mademoiselle, vous commencez déjà à être bonne;
vous allez voir ce que vous serez; quand votre belle-mère
reviendra, elle ne vous reconnaîtra pas.»

Cette idée du retour de sa belle-mère fit peu de plaisir à Sophie;
elle tâcha de n'y pas songer, et elle acheva son déjeuner. Élisa
lui dit qu'elle allait remporter le plateau et qu'elle reviendrait
ensuite la chercher pour la promener.

«Je vais vous faire marcher pendant une heure, mademoiselle, puis
vous reviendrez travailler; après votre dîner je vous promènerai
encore pendant une bonne heure.»

La journée se passa ainsi sans trop d'ennui pour Sophie. Camille,
Madeleine et Marguerite attendaient chaque fois Élisa à sa sortie
de la chambre de pénitence pour la questionner sur ce que faisait
Sophie, sur ce que disait Sophie.

CAMILLE.--Est-elle bien triste?

MADELEINE.--S'ennuie-t-elle beaucoup?

MARGUERITE.--Est-elle fâchée contre moi? Cause-t-elle un peu?

Élisa les rassurait et leur disait que Sophie prenait sa punition
avec une telle douceur et une telle résignation, qu'en sortant de
là elle serait certainement tout à fait corrigée et ne se ferait
plus jamais punir.

Le soir, Mme de Fleurville vint elle-même chercher Sophie pour la
mener au salon, où l'attendaient avec anxiété Camille, Madeleine
et Marguerite.

«Voilà Sophie que je vous ramène, mes chères enfants, non pas la
Sophie d'avant-hier, colère, menteuse, gourmande et méchante; mais
une Sophie douce, sage, raisonnable; nous la plaignions jadis,
aimons-la bien maintenant: elle le mérite.»

Sophie se jeta dans les bras de ses amies; elle pleurait de joie
en les embrassant. Elle et Marguerite se demandèrent
réciproquement pardon; elles s'étaient déjà pardonné de bon coeur.
Quand arriva l'heure de la prière, Mme de Fleurville ajouta à
celle qu'elles avaient l'habitude de faire une action de grâces
pour remercier Dieu d'avoir ouvert au repentir le coeur des
coupables, et pour avoir ainsi tiré un grand bien d'un grand mal.

Après cette prière, qui fut faite du fond du coeur, les enfants
s'embrassèrent tendrement et allèrent se coucher.



XVIII. Le rouge-gorge.

Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc
dans le jardin; elles tressaient des paniers avec des joncs que
Sophie et Marguerite cueillaient dans un fossé.

«Madeleine, Madeleine! cria Sophie en accourant, je t'apporte un
petit oiseau très joli; je te le donne, c'est pour toi.

--Voyons, quel oiseau?» dit Camille en jetant ses joncs et
s'élançant à la rencontre de Sophie.

SOPHIE.--Un rouge-gorge: c'est Marguerite qui l'a vu, et c'est
moi qui l'ai attrapé; regarde comme il est déjà gentil.

CAMILLE.--Il est charmant. Pauvre petit! il doit avoir bien
peur! Et sa maman! elle se désole sans doute.

MARGUERITE.--Pas du tout! C'est elle qui l'a jeté hors de son
nid; j'entendais un petit bruit dans un buisson, je regarde, et je
vois ce pauvre petit oiseau se débattant contre sa maman qui
voulait le jeter hors du nid; elle lui a donné des coups de bec et
elle l'a précipité à terre; le pauvre petit est tombé tout
étourdi; je n'osais pas le toucher; Sophie l'a pris en disant que
ce serait pour toi, Madeleine.

MADELEINE.--Oh! merci, Sophie! Portons-le vite à la maison pour
lui donner à manger. Camille, vois comme mon petit oiseau est
gentil! Quel joli petit ventre rouge.

CAMILLE.--Il est charmant; mettons-le dans un panier en
attendant que nous ayons une cage.

Les quatre petites filles laissèrent leurs joncs et coururent à la
maison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.

ÉLISA.--Tenez, mes petites, voici un panier.

MARGUERITE.--Mais il faut lui faire un petit lit.

ÉLISA.--Non, il faut mettre de la mousse et un peu de laine
par-dessus: il aura ainsi un petit nid bien chaud.

MARGUERITE.--Si Madeleine le mettait à coucher avec elle, il
aurait bien plus chaud encore.

MADELEINE.--Mais je pourrais l'écraser en dormant; non, non, il
vaut mieux faire comme dit Élisa. Tu vas voir comme je
l'arrangerai bien.

SOPHIE.--Oh! Madeleine, laisse-moi faire; je sais très bien
arranger des nids d'oiseaux; Palmyre en faisait souvent pour les
petits qu'elle dénichait.

MADELEINE.--Je veux bien; qu'est-ce que tu vas mettre?

SOPHIE.--Ne me regardez pas; vous verrez quand ce sera fini.
Élisa, il me faut du coton et un petit linge.

ÉLISA.--Pour quoi faire, du linge? Allez-vous lui mettre une
chemise?

Les enfants rirent tous.

«Mais non, Élisa, répond Sophie; ce n'est pas pour l'habiller;
vous allez voir; donnez-moi seulement ce que je vous demande.»

Élisa donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit le
rouge-gorge, se mit dans un coin, arrangea pendant dix minutes le
coton, le linge et l'oiseau; puis, se retournant triomphalement,
elle s'écria: «C'est fini!»

Les enfants, qui attendaient avec une grande impatience,
s'élancèrent vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.

MADELEINE.--Eh bien! Où sont donc le rouge-gorge et son nid?

SOPHIE.--Mais les voici.

MADELEINE.--Où cela?

SOPHIE.--Dans le panier.

MADELEINE.--Je ne vois qu'une boule de coton.

SOPHIE.--C'est précisément cela.

MADELEINE.--Mais où est l'oiseau?

SOPHIE.--Dans le coton, bien chaudement.

Toutes trois poussèrent un cri; toutes les mains se plongèrent à
la fois dans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé
sans doute. Élisa accourut, déroula vivement le coton, le linge,
et en retira le rouge-gorge qui semblait mort; ses yeux étaient
fermés, son bec entrouvert, ses ailes étendues: il ne bougeait
pas.

«Pauvre petit! s'écrièrent à la fois Élisa et les trois petites.

--Imbécile de Sophie!» ajouta Marguerite. Sophie était aussi
étonnée que confuse... «Je ne savais pas..., je ne croyais pas...»
dit-elle en balbutiant.

MARGUERITE.--Aussi pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne
sais pas?

ÉLISA.--Chut! Marguerite, pas de colère; vous voyez bien que
Sophie est aussi peinée que vous de ce qu'elle a fait.

Tâchons de ranimer le pauvre oiseau; peut-être n'est-il pas encore
mort.

MADELEINE, _tristement.--_Croyez-vous qu'il puisse revivre?

ÉLISA.--Essayons toujours; Sophie, allez me chercher un peu de
vin.

Sophie se précipita pour faire la commission; pendant son absence,
Élisa entrouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement
dedans; quand Sophie eut apporté le vin et qu'elle lui en eut mis
deux gouttes dans le bec, l'oiseau fit un léger mouvement avec ses
ailes.

«Il a bougé! il a bougé!» s'écrièrent ensemble les quatre petites.
En effet, au bout de cinq minutes le rouge-gorge était revenu à la
vie; il s'agitait, il déployait et repliait ses ailes, il
redevenait vif comme avant d'avoir été emmailloté.

MARGUERITE, _d'un air moqueur.--_C'est Palmyre qui t'a appris ce
moyen de soigner des oiseaux?

SOPHIE.--Oui, c'est Palmyre; elle les enveloppe tous comme cela.

MARGUERITE, _de même.--_En a-t-elle élevé beaucoup?

SOPHIE.--Oh non! ils mouraient tous; nous ne comprenions pas
pourquoi.

ÉLISA.--Comment? vous ne compreniez pas que les oiseaux, n'ayant
pas d'air, étouffaient dans les chiffons et le coton?

SOPHIE.--Mais non; je croyais que les oiseaux n'avaient pas
besoin de respirer.

ÉLISA.--Ah! ah! ah! en voilà une bonne! Tous les oiseaux
respirent et ont besoin d'air, mademoiselle, et ils étouffent
quand ils n'en ont pas.

SOPHIE, _d'un air confus.--_Je ne savais pas.

ÉLISA.--Allons, laissez-moi cet oiseau; ne vous en occupez plus;
je m'en charge et je vous l'élèverai, Madeleine.

En effet, Élisa dirigea l'éducation du rouge-gorge. Madeleine
partageait les soins qu'elle lui donnait, elle l'aidait à changer
la laine de son nid, à nettoyer sa cage, à faire une pâtée
d'oeufs, de pain et de lait. Le petit oiseau s'était attaché à
elle; elle l'avait nommé Mimi; il venait quand elle l'appelait, et
se posait souvent sur son bras pendant qu'elle prenait ses leçons.
Il finit par ne plus la quitter; la porte de sa cage restait
toujours ouverte, et il y entrait pour manger et dormir; le reste
du temps il volait dans les chambres; quand la fenêtre était
ouverte, il allait se percher sur les arbres voisins, mais il ne
s'éloignait jamais beaucoup, et, lorsque Madeleine l'appelait:
_Mimi! Mimi! _il revenait à tire-d'aile se poser sur sa tête ou
sur son épaule, et la becquetait comme pour l'embrasser. Le matin,
Madeleine était souvent éveillée au petit jour par Mimi, qui,
perché sur son épaule, allongeait son cou et lui becquetait
l'oreille ou les lèvres. «Va-t'en, Mimi, lui disait-elle,
laisse-moi dormir.» Mimi rentrait dans sa cage, y restait quelques
instants et, quand sa maîtresse s'était endormie, revenait se
poser sur son épaule et se mettait à lui siffler dans l'oreille
ses plus jolis airs. «Tais-toi, Mimi, lui disait encore Madeleine:
tu m'ennuies.» Mimi se taisait, tournait sa petite tête à droite
et à gauche, puis, changeant de position, faisait un petit saut et
se trouvait sur le nez de la pauvre Madeleine.

Réveillée encore par les petites griffes aiguës de Mimi: «Petit
lutin, disait-elle en lui donnant une légère tape, je t'enfermerai
demain si tu m'ennuies encore.» Mais Mimi recommençait toujours,
et Madeleine ne l'enfermait pas.

«Qu'as-tu donc, Madeleine? tu parais fatiguée ce soir», dit un
jour Mme de Fleurville à Madeleine, qui s'endormait.

MADELEINE.--Oui, maman, j'ai envie de dormir; mes yeux se
ferment malgré moi.

MARGUERITE.--Je parie que c'est à cause de Mimi.

MADAME DE ROSBOURG.--Comment Mimi peut-il donner sommeil à
Madeleine? Tu parles trop souvent sans réfléchir, Marguerite.

MARGUERITE.--Pardon, maman; vous allez voir que j'ai très bien
réfléchi. Quand on a sommeil, c'est qu'on a envie de dormir.

MADAME DE ROSBOURG, _riant.--_Oh! c'est positif, et je vois que
tu raisonnes au moins aussi bien que Mimi. _(Tout le monde rit.)_

MARGUERITE.--Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je
continue: quand on a envie de dormir, c'est qu'on a besoin de
dormir. _(Tout le monde rit plus fort; Marguerite, sans se
troubler, continue son raisonnement.) _Quand on a besoin de
dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi; quand on n'a pas assez
dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous a empêché de
dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous les
matins au petit jour en lui becquetant la figure, ou en lui
gazouillant dans l'oreille, ou en se promenant sur son visage;
c'est pourquoi Madeleine a sommeil, et le coupable est Mimi.

MADAME DE FLEURVILLE.--Bravo, Marguerite! c'est très bien
raisonné, mais comment Mimi fait-il pour commettre tous ces
méfaits?

MARGUERITE.--Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé
dans sa cage; elle le gâte; elle est beaucoup trop bonne pour lui,
et c'est elle qui en souffre.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et c'est ce qui arrive toujours, ma
petite Marguerite, quand on gâte les gens; mais sérieusement, ma
chère Madeleine, il ne faut pas laisser prendre à Mimi de ces
mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelques jours; tu tomberas
malade à la longue; je te conseille d'aller te coucher et de
fermer ce soir la porte de la cage de Mimi; tu la lui ouvriras
quand tu seras levée.

MADELEINE.--Oui, maman, je vais me coucher, car je me sens
réellement bien fatiguée, et j'enfermerai Mimi; seulement j'ai
peur que demain matin il ne crie comme un désespéré.

MADAME DE FLEURVILLE.--Eh! laisse-le crier: il finira par s'y
habituer.

Madeleine embrassa sa maman, ses amies, Mme de Rosbourg, et alla
se coucher; elle avait eu soin de pousser et de fixer la porte de
la cage, et elle s'endormit immédiatement.

Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller tourmenter sa
maîtresse comme d'habitude; il fut étonné et irrité de trouver sa
porte fermée; il chercha longtemps à l'ouvrir avec son bec, mais,
ne pouvant y réussir, il se fâcha, il donna des coups de tête dans
la porte et il se fit mal. Alors commença une suite de petits cris
furieux, entremêlés de grands coups de bec dans son chènevis et
son millet, qu'il faisait voler dans sa cage et à travers les
barreaux; puis il lançait de l'eau de tous côtés. Madeleine
s'éveilla un instant à ces bruits, qui indiquaient la colère de
Mimi; mais elle se rendormit immédiatement, et dormit jusqu'à ce
que sa bonne vînt l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à
Mimi, qui s'élança hors de la cage avec humeur et donna deux
grands coups de bec dans la joue de Madeleine, comme pour se
venger d'avoir été enfermé.

«Ah! petit méchant! s'écria Madeleine, tu es en colère! Viens ici,
Mimi, viens tout de suite.»

Mimi n'obéissait pas; il s'était perché sur un bâton de croisée où
il avait l'air de bouder.

«Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite.»

Mimi, pour toute réponse, se retourne et fait une ordure dans la
main que lui tendait Madeleine.

«Petit sale! petit dégoûtant! petit méchant! attends, attends, je
t'attraperai, va. Élisa, viens, je t'en prie, m'aider à attraper
Mimi et à le mettre en pénitence.»

Élisa, qui avait tout vu et qui riait de l'humeur de Mimi, prit un
balai et poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugiât tout
essoufflé dans sa cage. Aussitôt qu'il y fut entré, Madeleine
ferma la porte, et Mimi resta prisonnier, maussade et furieux.

Ce ne fut qu'après deux heures de prison que Sophie, Marguerite et
Camille, auxquelles Madeleine et Élisa avaient raconté la
méchanceté de Mimi, obtinrent sa grâce; les quatre petites filles
vinrent processionnellement ouvrir la cage. Mimi dédaigna de
bouger.

«Allons, Mimi, dit Camille, sois bon garçon et ne boude plus;
viens nous dire bonjour comme tu fais tous les matins.»

M. Mimi avait encore de l'humeur; il ne bougea pas. «Dieu! qu'il
est méchant!» s'écria Marguerite.

SOPHIE.--Hélas! il fait comme moi jadis: il s'est fâché dans sa
prison comme je me suis fâchée dans la mienne, et il a cherché à
tout briser comme j'ai déchiré et brisé le livre, le papier et la
plume. J'espère qu'il se repentira comme moi. Mimi! Mimi! viens
demander pardon.

CAMILLE.--Il ne veut pas venir? Eh bien, laissons-le tranquille;
quand il ne boudera plus, nous verrons à lui pardonner.

On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel,
il n'y tint pas; il s'élança joyeux hors de sa cage et vola sur un
des sapins les plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se
promener de leur côté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à
l'amertume du repentir.

Quand elles revinrent au bout d'une heure, Mimi sautait et volait
toujours d'arbre en arbre, Madeleine l'appela: «Mimi, mon petit
Mimi, il faut rentrer; viens manger du pain.

--Cuic! répondit Mimi en faisant aller sa petite tête d'un air
moqueur.

--Voyons, Mimi, obéissez et rentrez tout de suite.

--Cuic!» répondit encore Mimi; et il s'envola dans le bois.

«Est-il méchant et rancunier! dit Sophie; il mérite vraiment une
punition.

--Et il l'aura, dit Madeleine: quand il rentrera, je l'enfermerai
dans sa cage, et il y restera jusqu'à ce qu'il demande pardon?

--Comment veux-tu, dit Sophie, qu'un pauvre oiseau demande
pardon?

--Je veux que, lorsque je mettrai ma main dans sa cage, il vienne
se poser dessus gentiment, en la becquetant, et non pas en donnant
de grands coups de bec comme il a fait ce matin.

--Oui, Madeleine, dit Camille, tu as raison; il faut le traiter
un peu sévèrement; tu l'as trop gâté.»

Et les enfants se remirent à leur travail, reprirent leurs jeux et
firent leurs repas, sans que Mimi reparût. À la fin de la journée
elles commencèrent à s'inquiéter de cette longue absence; elles
allèrent plusieurs fois le chercher et l'appeler dans le jardin et
dans le bois, mais Mimi ne répondait ni ne paraissait.

MADELEINE.--Je crains qu'il ne soit arrivé quelque chose à ce
pauvre Mimi.

MARGUERITE.--Peut-être est-il perdu et ne retrouve-t-il pas son
chemin?

CAMILLE.--Oh non! c'est impossible; les oiseaux ne peuvent pas
se perdre: ils voient si bien et de si loin qu'ils aperçoivent
toujours leur maison.

SOPHIE.--Peut-être boude-t-il encore?

MADELEINE.--S'il boude, il a un bien mauvais caractère, et je
serais bien aise qu'il passât la nuit dehors pour qu'il voie la
différence qu'il y a entre une bonne cage chaude avec des grains
et de l'eau, et un bois humide sans rien à manger ni à boire.

SOPHIE.--Pauvre Mimi! comme il est bête d'être méchant!

La nuit arriva et les petites allèrent se coucher sans que Mimi
reparût; elles en parlèrent souvent dans la soirée, se promettant
bien d'aller le lendemain à sa recherche.

«Et il y gagnera de ne plus aller se promener dehors», dit
Madeleine.

Le lendemain, quand les enfants furent prêtes à sortir,
Mme de Rosbourg les emmena à la recherche de Mimi; elles
parcoururent tout le bois en appelant _Mimi! Mimi! _Elles
revenaient tristes et inquiètes de leur inutile recherche, lorsque
Marguerite, qui marchait en avant, fit un bond et poussa un cri.

«Qu'est-ce? demandèrent à la fois les trois petites.

--Regardez! Regardez! dit Marguerite d'une voix terrifiée en
montrant du doigt un petit amas de plumes et à côté la tête très
reconnaissable de l'infortuné Mimi.

--Mimi! Mimi! malheureux Mimi! s'écrièrent les enfants. Pauvre
Mimi! mangé par un vautour ou par un émouchet!»

Mme de Rosbourg se baissa pour mieux examiner les plumes et la
tête: c'étaient bien les restes de Mimi, qui périt ainsi
misérablement, victime de son humeur.

Les enfants ne dirent rien, Madeleine pleurait. Elles ramassèrent
ce qui restait de Mimi pour l'enterrer et lui ériger un petit
tombeau. Quand elles furent rentrées à la maison, Mme de Rosbourg
leur obtint facilement un congé pour enterrer Mimi; elles
creusèrent une fosse dans leur petit jardin; elles y descendirent
les restes de Mimi, enveloppés de chiffons et de rubans, et
enfermés dans une petite boîte; elles mirent des fleurs dessus et
dessous la boîte; puis elles remplirent de terre la fosse; elles
élevèrent ensuite, avec l'aide du maçon, quelques briques formant
un petit temple, et elles attachèrent au-dessus une petite planche
sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture, écrivit:

«Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le
bonheur de sa maîtresse jusqu'au jour où il périt victime d'un
moment d'humeur. Sa fin fut cruelle; il fut dévoré par un vautour.
Ses restes, retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.

» Fleurville, 1856, 20 août.»

Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.



XIX. L'illumination.

Depuis un an que Sophie était à Fleurville, elle n'avait encore
aucune nouvelle de sa belle-mère; loin de s'en inquiéter, ce
silence la laissait calme et tranquille; être oubliée de sa belle-mère
lui semblait l'état le plus désirable. Elle vivait heureuse
chez ses amies; chaque journée passée avec ces enfants modèles la
rendait meilleure et développait en elle tous les bons sentiments
que l'excessive sévérité de sa belle-mère avait comprimés et
presque détruits. Mme de Fleurville et son amie Mme de Rosbourg
étaient très bonnes, très tendres pour leurs enfants, mais sans
les gâter; constamment occupées du bonheur et du plaisir de leurs
filles, elles n'oubliaient pas leur perfectionnement, et elles
avaient su, tout en les rendant très heureuses, les rendre bonnes
et toujours disposées à s'oublier pour se dévouer au bien-être des
autres. L'exemple des mères n'avait pas été perdu pour leurs
enfants, et Sophie en profitait comme les autres.

Un jour Mme de Fleurville entra chez Sophie; elle tenait une
lettre.

«Chère enfant, dit-elle, voici une lettre de ta belle-mère...»

Sophie saute de dessus sa chaise, rougit, puis pâlit; elle retombe
sur son siège, cache sa figure dans ses mains et retient avec
peine ses larmes.

Mme de Fleurville, qui avait interrompu sa phrase au mouvement de
Sophie, voit son agitation et lui dit: «Ma pauvre Sophie, tu crois
sans doute que ta belle-mère va arriver et te reprendre; rassure-toi:
elle m'écrit au contraire que son absence doit se prolonger
indéfiniment; qu'elle est à Naples, où elle s'est remariée avec un
comte Blagowski, et qu'une des conditions du mariage a été que tu
n'habiterais plus chez elle. En conséquence, ta belle-mère me
demande de te mettre dans une pension quelconque (Sophie rougit
encore et regarde Mme de Fleurville d'un air suppliant et
effrayé); à moins, continue Mme de Fleurville en souriant, que je
ne préfère garder près de moi un si mauvais garnement. Qu'en dis-tu,
ma petite Sophie? Veux-tu aller en pension ou aimes-tu mieux
rester avec nous, être ma fille et la soeur de tes amies?

--Chère, chère madame, dit Sophie en se jetant dans ses bras et
en l'embrassant tendrement, gardez-moi près de vous, continuez-moi
votre affectueuse bonté, permettez-moi de vous aimer comme une
mère, de vous obéir, de vous respecter comme si j'étais vraiment
votre fille, et de m'appliquer à devenir digne de votre tendresse
et de celle de mes amies.»

MADAME DE FLEURVILLE, _la serrant contre son coeur.--_C'est donc
convenu, chère petite: tu resteras chez moi; tu seras ma fille
comme Camille, Madeleine et Marguerite. Je savais bien que tu nous
préférerais à la meilleure, à la plus agréable pension de Paris.

SOPHIE.--Chère madame, je vous remercie de m'avoir si bien
devinée. Je crains seulement de vous causer une dépense
considérable...

MADAME DE FLEURVILLE.--Sois sans inquiétude là-dessus, chère
enfant; ton père a laissé une grande fortune qui est à toi et qui
suffirait à une dépense dix fois plus considérable que la tienne.

Après avoir embrassé encore Mme de Fleurville, Sophie courut chez
ses amies pour leur annoncer ces grandes nouvelles. Ce fut une
joie générale; elles se mirent à danser une ronde si bruyante,
accompagnée de tels cris de joie, qu'Élisa accourut au bruit.

ÉLISA.--Qu'est-ce? Qu'y a-t-il, mon Dieu? Quoi! c'est une danse!
des cris de joie! Ah bien! une autre fois je ne serais pas si
bête: vous aurez beau crier, je resterai bien tranquillement chez
moi! Mais a-t-on jamais vu des petites filles crier et se démener
ainsi, comme de petits démons?

MARGUERITE, _sautant toujours. _--Si tu savais, ma chère Élisa,
si tu savais quel bonheur! Viens danser avec nous. Quel bonheur!
quel bonheur!

ÉLISA.--Mais quoi donc? Pour quoi, pour qui faut-il que je me
démène comme un lutin? M'expliquerez-vous enfin?...

MARGUERITE.--Sophie reste avec nous toujours! toujours!
Mme Fichini s'est mariée. Ha! ha! ha! elle s'est mariée avec un
comte Blagowski! ils ne veulent plus de Sophie... quel bonheur!
quel bonheur!

Et la ronde, les sauts, les cris recommencèrent de plus belle.
Élisa s'était mise de la partie, et le tapage devint tel, que
successivement toute la maison vint savoir la cause de ce bruit
sans pareil. Chacun s'en allait heureux de la bonne nouvelle, car
tous aimaient Sophie et la plaignaient d'avoir une si méchante
belle-mère.

Enfin les petites filles se lassèrent de danser; toutes quatre
tombèrent sur des chaises; Élisa s'y laissa tomber comme elles.

«Mes enfants, dit-elle, vous savez que pour les grandes fêtes on
fait des illuminations: faisons-en une ce soir en l'honneur de
Sophie.»

CAMILLE.--Comment cela? Il faudrait des lampions.

ÉLISA.--Eh! nous allons en faire.

MADELEINE.--Avec quoi? comment?

ÉLISA.--Avec des coquilles de noix et de noisettes, de la cire
jaune et de la chandelle.

MARGUERITE.--Bravo, Élisa! Que d'esprit tu as! Viens que je
t'embrasse.

Et Marguerite se jeta sur Élisa pour l'embrasser; Camille,
Madeleine, Sophie en firent autant, de sorte qu'Élisa, enlacée,
étouffée, chercha à esquiver ces élans de reconnaissance; elle
voulut se sauver: les quatre petites se pendirent après elle, et
ce ne fut qu'après bien des courses qu'elle parvint à leur
échapper. On l'entendit s'enfermer dans sa chambre: impossible d'y
entrer, la porte était solidement verrouillée.

MARGUERITE.--Élisa! Élisa! ouvre-nous, je t'en prie.

CAMILLE.--Élisa! ma bonne Élisa, nous ne t'embrasserons plus que
cent cinquante fois.

MADELEINE.--Élisa, excellente Élisa, ouvre; nous avons à te
parler.

SOPHIE.--Élisa, Élisa, une petite ronde encore, et c'est fini.

ÉLISA.--C'est bon, c'est bon; cassez-vous le nez à ma porte,
pendant que je casse autre chose.

En effet, les enfants entendaient un bruit sec extraordinaire, qui
ne discontinuait pas. Crac, crac, crac.

«Qu'est-ce qu'elle fait là-dedans? dit tout bas Sophie; on dirait
qu'elle fait frire des marrons qui éclatent.»

MARGUERITE.--Attends, attends, je vais regarder par le trou de
la serrure... Je ne vois rien; elle est debout; elle nous tourne
le dos et elle paraît très occupée, mais je ne vois pas ce qu'elle
fait.

CAMILLE.--J'ai une idée; sortons tout doucement, faisons le tour
par dehors, et regardons par la fenêtre, qui n'est pas bien haute.
Comme elle ne s'y attend pas, elle n'aura pas le temps de se
cacher.

SOPHIE.--C'est une bonne idée, mais pas de bruit; allons toutes
sur la pointe des pieds, et pas un mot.

En effet, elles se retirèrent tout doucement, sortirent, firent le
tour de la maison sur la pointe des pieds, et arrivèrent ainsi
sous la fenêtre d'Élisa. Quoique cette fenêtre fût au rez-de-chaussée,
elle était encore trop haute pour les petites filles. À
un signe de Camille, elles s'élancèrent sur le treillage qui
garnissait les murs, et en une seconde leurs quatre têtes se
trouvèrent à la hauteur de la fenêtre. Élisa poussa un cri et jeta
promptement son tablier sur la commode devant laquelle elle
travaillait. Il était trop tard, les petites avaient vu.

«Des noix, des noix! crièrent-elles toutes ensemble; Élisa casse
des noix, c'est pour l'illumination de ce soir.

--Allons, voyons, puisque vous m'avez découverte, venez m'aider à
préparer les lampions.»

Les enfants sautèrent à bas du treillage, refirent en courant, et
cette fois pas sur la pointe des pieds, le tour de la maison, et
se précipitèrent dans la chambre d'Élisa, dont la porte n'était
plus fermée. Elles trouvèrent déjà une centaine de coquilles de
noix toutes prêtes à être remplies de cire ou de graisse. Chacune
des petites tira son couteau, et elles se mirent à l'ouvrage avec
un zèle si ardent, qu'en moins d'une heure, elles préparèrent deux
cents lampions.

«Bon, dit Élisa; à présent, allons chercher un pot de graisse, une
boîte de veilleuses, une casserole à bec et un réchaud.»

Elles coururent avec Élisa à la cuisine et à l'antichambre pour
demander les objets nécessaires à leur illumination. En revenant
chez Élisa, Camille prit avec une cuiller de la graisse, qu'elle
mit dans la casserole; Madeleine entassa du charbon dans le
réchaud; Élisa alluma et souffla le feu; Sophie et Marguerite
rangèrent les coquilles de noix sur la commode. Quand la graisse
fut fondue, Élisa en remplit les coquilles, et, pendant qu'elle
était encore chaude et liquide, les enfants mirent une mèche de
veilleuse dans chacun des petits lampions.

Cette opération leur prit une bonne heure. Elles attendirent que
la graisse fût bien refroidie et durcie, puis elles mirent tous
les lampions dans deux paniers.

«Allons, dit Élisa, voilà notre ouvrage terminé; il ne nous reste
plus qu'à placer tous ces petits lampions sur les croisées, sur
les cheminées, sur les tables, et nous les allumerons après dîner,
quand il fera nuit.»

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg travaillaient dans le salon
quand les enfants et Élisa entrèrent avec leurs paniers.

MADAME DE ROSBOURG.--Qu'apportez-vous là, mes enfants?

CAMILLE.--Des lampions, madame, pour célébrer ce soir par une
illumination le mariage de Mme Fichini et l'abandon qu'elle nous
fait de Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.--Mais c'est très joli, tous ces petits
lampions; où les avez-vous eus?

MADELEINE.--Nous les avons faits, maman; Élisa nous en a donné
l'idée et nous a aidées à les faire.

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg trouvèrent l'idée très bonne;
elles aidèrent les enfants à placer les lampions. L'heure du dîner
étant arrivée, Élisa emmena les petites filles pour les laver et
les arranger. Le dîner leur parut bien long; elles étaient
impatientes de voir l'effet de leur illumination. Après dîner il
fallut encore attendre qu'il fît nuit. Elles firent une très
petite promenade avec leurs mamans, jusqu'au moment où l'obscurité
vint. Enfin Marguerite s'écria qu'elle voyait une étoile, ce qui
prouvait bien qu'il faisait assez sombre pour commencer leur
illumination. Tout le monde rentra un peu en courant; les mamans
comme les petites filles se mirent à allumer les lampions.

Quand ils furent tous allumés, les enfants se mirent au milieu du
salon pour juger de l'effet.

Tous ces cordons de lumière formaient un coup d'oeil charmant. Les
petites étaient enchantées; elles battaient des mains, sautaient;
les mamans leur proposèrent une partie de cache-cache, qui fut
acceptée avec des cris de joie; Élisa, Mme de Fleurville et
Mme de Rosbourg jouèrent avec elles, on se cachait dans toutes les
chambres, on courait dans les corridors, dans les escaliers, on
trichait un peu, on riait beaucoup, et l'on était heureux.

Après deux heures de courses et de rires il fallut pourtant finir
cette bonne journée. Mais, avant de se coucher, les enfants eurent
un petit souper de gâteaux, de crèmes, de fruits. Élisa fut
invitée à souper avec les petites filles. Comme elle était fort
modeste, elle s'en défendit un peu; mais les enfants, qui voyaient
dans ses yeux que toutes ces bonnes choses lui faisaient envie,
l'entourèrent, la traînèrent vers la table, la firent asseoir, et
lui servirent de tout en telle quantité qu'elle déclara ne plus
pouvoir avaler. Alors les enfants firent un grand tas de gâteaux
et de fruits, qu'elles enveloppèrent dans une immense feuille de
papier, et la forcèrent à emporter le tout chez elle. Élisa
remercia, les embrassa et alla préparer leur coucher.

Sophie, de son côté, remercia Camille, Madeleine et Marguerite de
leur amitié, et se retira le coeur rempli de reconnaissance et de
bonheur.



XX. La pauvre femme.

«Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire
une longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas
chaud; nous irons dans la forêt qui mène au moulin.»

MARGUERITE.--Et cette fois je n'emporterai certainement pas ma
jolie poupée.

MADAME DE ROSBOURG.--Je crois que tu feras bien.

CAMILLE, _souriant.--_À propos du moulin, savez-vous, maman, ce
qu'est devenue Jeannette?

MADAME DE FLEURVILLE.--Le maître d'école est venu m'en parler il
y a peu de jours; il en est très mécontent; elle ne travaille pas,
ne l'écoute pas; elle cherche à entraîner les autres petites
filles à mal faire. Ce qui est pis encore, c'est qu'elle vole tout
ce qu'elle peut attraper; les mouchoirs de ses petites compagnes,
leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui est à sa
portée.

MADELEINE.--Mais comment sait-on que c'est Jeannette qui vole?
Les petites filles perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.

MADAME DE FLEURVILLE.--On l'a surprise déjà trois fois pendant
qu'elle volait, ou qu'elle emportait sous ses jupons les objets
qu'elle avait volés! Depuis ce temps, la maîtresse d'école la
fouille tous les soirs avant de la laisser partir.

MARGUERITE.--Et sa mère, qui l'a tant fouettée l'année dernière
pour la poupée, ne la punit donc pas?

MADAME DE FLEURVILLE.--Sa mère l'a fouettée sévèrement pour la
poupée parce que ce vol lui avait fait perdre les présents que je
devais lui donner; mais il paraît qu'elle l'élève très mal, et
qu'elle lui donne de mauvais exemples.

SOPHIE.--Est-ce que sa mère vole aussi?

MADAME DE FLEURVILLE.--Elle vole dans un autre genre que sa
fille; ainsi quand on lui apporte du grain à moudre, elle en cache
une partie. Elle va la nuit avec son mari voler du bois dans la
forêt qui m'appartient; elle vole du poisson de mes étangs et elle
va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela, et elle fait
comme ses parents. C'est un grand malheur: le bon Dieu les punira
un jour, et personne ne les plaindra.

La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait
dans le bois; les enfants virent de loin Jeannette qui se sauva
dans le moulin aussitôt qu'elle les aperçut.

MARGUERITE.--Regarde, Sophie; vois-tu la tête de Jeannette qui
passe par la lucarne du grenier?

SOPHIE.--Ah! elle la rentre! la voici qui reparaît à l'autre
bout du grenier.

CAMILLE.--Prenez garde, Jeannette nous lance des pierres!

En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants
avec des pierres tranchantes qu'elle lançait de toute sa force.
Mme de Fleurville en fut très mécontente, et promit qu'en rentrant
elle ferait venir le père de Jeannette pour se plaindre de sa
méchante fille.

On continua la promenade, et l'on finit par s'asseoir à l'ombre
des vieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants
s'amusaient à en ramasser et à remplir leurs poches, elles crurent
entendre un léger bruit; elles s'arrêtèrent et écoutèrent: des
gémissements et des sanglots arrivèrent distinctement à leurs
oreilles.

«Allons voir qui est-ce qui pleure», dit Camille.

Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles
entendaient gémir. À peine eurent-elles fait quelques pas,
qu'elles virent une petite fille de douze à treize ans, couverte
de haillons, assise par terre; sa tête était cachée dans ses
mains; les sanglots soulevaient sa poitrine, et elle était si
absorbée dans son chagrin, qu'elle n'entendit pas venir les
enfants.

«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»

La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des
quatre enfants qui l'entouraient; elle se leva et fit un mouvement
pour s'enfuir.

CAMILLE.--Ne te sauve pas, ma petite fille; n'aie pas peur, nous
ne te ferons pas de mal.

MADELEINE.--Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite?

Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient
parlé Camille et Madeleine attendrit la petite fille, qui
recommença à sangloter plus fort qu'auparavant. Marguerite et
Sophie, touchées jusqu'aux larmes, s'approchèrent de la pauvre
enfant, la caressèrent, l'encouragèrent et réussirent enfin,
aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à
obtenir d'elle quelques paroles.

LA PETITE FILLE.--Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes
dans le pays depuis un mois: ma pauvre maman est tombée malade en
arrivant; elle ne peut plus travailler. J'ai vendu tout ce que
nous avions pour avoir du pain, je n'ai plus rien; j'avais
pourtant bien espéré qu'on m'achèterait au moulin ma pauvre robe
qui cache mes haillons, mais on n'en a pas voulu; j'ai été
chassée, et même une petite fille m'a lancé des pierres.

MARGUERITE.--Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.

LA PETITE FILLE.--Oui, tout juste; sa mère l'a appelée de ce nom
et lui a dit de finir, mais elle m'a encore attrapée au bras, si
fort que j'en ai saigné. Ce ne serait rien si j'avais pu avoir
quelque argent pour rapporter du pain à ma pauvre maman; elle est
si faible, et elle n'a rien mangé depuis hier!

SOPHIE.--Rien mangé!... Mais alors... toi aussi, ma pauvre
petite, tu n'as rien mangé!

LA PETITE FILLE.--Oh moi! mademoiselle, je ne suis pas malade:
je puis bien supporter la faim; d'ailleurs, en allant au moulin,
j'ai ramassé et mangé quelques glands.

CAMILLE.--Des glands! Pauvre, pauvre enfant! attends-nous un
instant, ma petite; nous avons dans un panier du pain et des
prunes, nous allons t'en apporter.

--Oui, oui, s'écrièrent tout d'une voix Madeleine, Marguerite et
Sophie, donnons-lui notre goûter, et demandons de l'argent à nos
mamans pour elle.

Elles coururent rejoindre leurs mamans; elles arrivèrent toutes
haletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce
que leur avait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient
lui porter le panier qui renfermait les provisions; elles virent
bientôt arriver Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg. La petite
fille n'avait pas encore touché au pain ni aux fruits.

MADAME DE FLEURVILLE.--Mange, ma petite fille; tu nous diras
ensuite où tu demeures et qui tu es.

LA PETITE FILLE, _faisant une révérence.--_Je vous remercie
bien, madame, vous êtes bien bonne; j'aime mieux garder le pain et
les fruits pour les donner à maman; je vais tout de suite les lui
porter.

MADAME DE ROSBOURG.--Et toi, ma petite, tu n'en mangeras donc
pas?

LA PETITE FILLE.--Oh! madame, merci bien, je n'en ai pas besoin;
je ne suis pas malade, je suis forte.

En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre et à peine assez
forte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous
son poids; elle se retint au buisson, rougit et répéta d'une voix
faible et éteinte:

«Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi.»

MADAME DE ROSBOURG, _se mettant en marche.--_Donne-moi ce
panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi; où
demeures-tu?

LA PETITE FILLE.--Ici, tout près, madame, sur la lisière du
bois.

MADAME DE FLEURVILLE.--Comment s'appelle ta maman?

LA PETITE FILLE.--On l'appelle la mère la Frégate, mais son vrai
nom est Françoise Lecomte.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et pourquoi donc, mon enfant, l'appelle-t-on
la mère la Frégate?

LA PETITE FILLE.--Parce qu'elle est la femme d'un marin.

MADAME DE ROSBOURG, _avec intérêt.--_Où est ton père? N'est-il
pas avec vous?

LA PETITE FILLE.--Hélas! non, madame, et c'est pour cela que
nous sommes si malheureuses. Mon père est parti il y a quelques
années; on dit que son vaisseau a péri; nous n'en avons plus
entendu parler; maman en a eu tant de chagrin qu'elle a fini par
tomber malade. Nous avons vendu tout ce que nous avions pour
acheter du pain, et maintenant nous n'avons plus rien à vendre.
Que va devenir ma pauvre mère? Que pourrais-je faire pour la
sauver?

Et la petite fille recommença à sangloter.

Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.

«Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d'une voix
tremblante, et comment s'appelait le commandant?»

LA PETITE FILLE.--C'était la frégate la _Sibylle, _commandant de
Rosbourg.

Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite
fille effrayée.

«Mon mari!... son vaisseau!... répétait-elle. Pauvre enfant, toi
aussi, tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite! Ta
pauvre mère pleure comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être.
Ah! ne t'inquiète plus de ta mère ni de ton avenir; vite, conduis-moi
près d'elle, que je la voie, que je la console!»

Et elle pressa le pas, tenant par la main, la petite Lucie
(c'était son nom); Mme de Fleurville et les enfants suivaient en
silence. Lucie n'avait pas bien compris l'exclamation et les
promesses de Mme de Rosbourg, mais elle sentait que c'était du
bonheur qui lui arrivait et que sa mère serait secourue; elle
marchait aussi vite que le lui permettait sa faiblesse; en peu
d'instants elles arrivèrent à une vieille masure.

C'était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée.
Le toit était percé de tous côtés; il n'y avait pas de fenêtre; la
porte était si peu élevée que Mme de Rosbourg dut se baisser pour
y entrer; l'obscurité ne lui permit pas au premier moment de
distinguer, au fond de la cabane, une femme, à peine couverte de
mauvais haillons, étendue sur un tas de mousse: c'était le lit de
la mère et de la fille. Aucun meuble, aucun ustensile de ménage ne
garnissait la cabane; aucun vêtement n'était accroché aux murs.
Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes à la vue d'une si
profonde misère; elle s'approcha de la malheureuse femme pâle,
amaigrie, qui attendait avec anxiété le retour de Lucie et la
nourriture qu'elle devait acheter avec le prix de sa pauvre
vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en ce
moment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille; elle
fit approcher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le
pain et les fruits, qu'elles dévorèrent avec avidité. Elle
attendit la fin de ce petit repas pour expliquer à la pauvre femme
qu'elle était Mme de Rosbourg, femme du commandant de la _Sibylle,
_et que la petite Lucie lui avait raconté leur misère, leur
chagrin depuis la perte du vaisseau que montait son mari.

«Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle;
ne vous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En
rentrant à Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une
charrette qui vous amènera au village. Je m'occuperai de vous
loger, de vous faire soigner, de vous procurer tout ce qui vous
est nécessaire. Dans deux heures vous aurez quitté cette
habitation malsaine et misérable.»

Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de
revenir de leur surprise; elle sortit précipitamment, emmenant
avec elle Mme de Fleurville et les enfants, qui étaient restés à
la porte de la cabane. Aucune d'elles ne parla; Mme de Rosbourg
était absorbée dans ses tristes souvenirs, Mme de Fleurville et
les enfants respectaient sa douleur. En approchant du village,
Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de venir avec elle
visiter une maison qui était à louer depuis quelque temps et qui
pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurville accepta la
proposition avec empressement, et l'on se dirigea vers une maison
petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois
pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager
planté d'arbres fruitiers; les chambres étaient claires, assez
grandes pour servir, l'une de cuisine et de salle à manger,
l'autre de chambre pour la mère Françoise et sa fille, la
troisième de pièce de réserve.

«Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que
j'irai chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de
rentrer au château et d'envoyer une charrette qui ramènera la
femme Lecomte, et une seconde voiture qui apportera ici les
meubles et les effets indispensables pour ce soir. La pauvre femme
pourra dès aujourd'hui passer la nuit dans un bon lit, en
attendant que je lui achète de quoi se meubler convenablement.»

Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les
enfants, aidés d'Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'il
fallait pour le coucher et le dîner de Françoise et de Lucie.
Mais, quand chacune d'elles eut fait apporter les objets qu'elle
croyait absolument nécessaires, il y en avait une telle quantité,
qu'une seule charrette n'aurait pu en contenir même la moitié.
C'étaient des tables, des chaises, des fauteuils, des tabourets,
des flambeaux, des vases, des casseroles, des cafetières, des
tasses, des verres, des assiettes, des carafes, des balais, des
brosses, des tapis, un pain de sucre, deux pains de six livres
chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de lait, une
motte de beurre, un panier d'oeufs, dix bouteilles de vin, toutes
sortes de provisions en légumes en fruits, en saucissons, jambons,
etc..., etc.

Quand Élisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se mit à rire si
fort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et
Madeleine rougissaient de contrariété.

ÉLISA, _riant encore.--_Et vous croyez que votre maman enverra
tout cet amas de choses inutiles?

SOPHIE, _piquée.--_Il n'y a rien que de très utile dans ce que
nous avons fait apporter.

ÉLISA.--Utile pour une maison comme la nôtre; mais pour une
pauvre femme qui n'a pas seulement un lit à elle, que voulez-vous
qu'elle fasse de tout cela? Et comment viendrait-elle à bout de
ranger et de nettoyer tous ces meubles? et comment mangerait-elle
tout ce pain, qui serait dur comme une pierre avant qu'elle
arrivât à la dernière bouchée? cette viande, qui serait gâtée
avant qu'elle en eût mangé la moitié? ce beurre, ces oeufs, ces
légumes? Tout serait perdu, vous le voyez bien.

CAMILLE.--Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des
oreillers, des draps, des couvertures.

ÉLISA.--Certainement, parce que c'est nécessaire pour le coucher
de la mère Lecomte et de sa fille. Mais tout cela?... Allons,
laissez-moi faire; je vais arranger les choses pour le mieux.
Joseph, venez nous aider à ranger nos affaires dans la charrette
pour la petite maison blanche du village. Tenez, voilà Nicaise qui
passe; appelez-le, qu'il nous donne un coup de main... Bon...;
prenez les matelas... c'est cela...; à présent, le paquet de
couvertures, de draps et d'oreillers..., très bien... Placez dans
un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six oeufs...; bon...
et puis la petite marmite de bouillon..., une bouteille de vin à
présent..., un paquet de chandelles et un flambeau. Là..., ajoutez
cette petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux
assiettes..., et c'est tout. Allez, maintenant, et attendez madame
pour décharger la voiture.



XXI. Installation de Françoise et Lucie.

CAMILLE.--Maman, voulez-vous nous permettre d'aller avec Élisa à
la petite maison blanche, pour préparer les lits et les provisions
de la pauvre Lucie et de sa maman? Nous la verrons arriver et nous
jouirons de sa surprise.

MADAME DE FLEURVILLE.--Oui, chères enfants, allez achever votre
bonne oeuvre et arrangez tout pour le mieux. Vous achèterez au
village ce qui manquera pour leur petit repas du soir. Moi, je
reste ici pour écrire des lettres et préparer vos leçons pour
demain; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et de sa
fille.

MADELEINE.--Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un
jupon, une robe, des bas, des souliers et un mouchoir pour la
pauvre Lucie qui est en haillons?

MADAME DE FLEURVILLE.--Certainement, ma petite Madeleine; tu as
là une bonne et charitable pensée. Emportez aussi du linge pour la
pauvre mère, et ma vieille robe de chambre, en attendant que
Mme de Rosbourg achète ce qui est nécessaire pour les habiller.

MADELEINE.--Merci, ma chère maman; que vous êtes bonne!

Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut
annoncer cette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit
paquet des effets qu'elles emportaient, et elles se remirent
gaiement en route. En arrivant à la maison blanche, elles y
trouvèrent Mme de Rosbourg qui faisait décharger la charrette; les
enfants aidèrent Élisa à faire les lits et à placer les objets
qu'on avait apportés.

ÉLISA.--Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.

CAMILLE.--Et du sel pour mettre dedans!

MADELEINE.--Et des cuillers pour la manger!

SOPHIE.--Et des couteaux pour couper le pain!

MARGUERITE.--Et des terrines et des plats pour mettre le beurre
et les oeufs.

MADAME DE ROSBOURG.--Ma chère Élisa, voulez-vous aller au
village acheter ce qui est nécessaire?

ÉLISA.--Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants,
je serai revenue dans cinq minutes.

Les enfants s'occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit
pas beaucoup de temps; elles placèrent la table au milieu de la
cuisine, les deux chaises en face l'une de l'autre, les assiettes,
les verres et la bouteille de vin sur la table, ainsi que le pain.
Élisa revint en courant; elle apportait ce qui manquait et, de
plus, du sucre pour le vin chaud qu'elle voulait faire boire à
Françoise.

«Voici encore une cruche pour mettre de l'eau, ajouta-t-elle; nous
n'y avions pas pensé.»

Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa
eut le temps d'allumer le feu et de faire une bonne soupe et une
omelette, on vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était
étendue la pauvre Françoise, la tête appuyée sur les genoux de la
petite Lucie. Quand la voiture s'arrêta devant la porte,
Mme de Rosbourg, aidée d'Élisa, en fit descendre Françoise plus
faible, plus pâle encore que quelques heures auparavant. La pauvre
femme n'eut pas la force de remercier Mme de Rosbourg; mais son
regard attendri indiquait assez la reconnaissance dont son coeur
débordait. Lucie était si inquiète de cette grande faiblesse,
qu'elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre où on la
faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vit
couverte de linge blanc, couchée dans un bon lit avec des draps,
des couvertures, son visage, si inquiet jusqu'alors, devint
radieux; sa tête penchée vers sa mère se redressa; ses yeux fixés
sur ce pâle visage changèrent de direction; elle regarda autour
d'elle: la douleur et l'inquiétude firent place au bonheur; ses
joues se colorèrent; des larmes de joie coulèrent sur sa figure;
l'émotion lui coupa la parole; elle ne put que se jeter à genoux
et saisir la main de Mme de Rosbourg, qu'elle tint appuyée sur ses
lèvres en éclatant en sanglots.

«Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en la
relevant; ce n'est pas à moi que tu dois adresser de tels
remerciements, mais au bon Dieu, qui m'a permis de te rencontrer
et de soulager votre misère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère;
avec du repos et une bonne nourriture elle se remettra
promptement. Voici Élisa qui lui apporte une soupe et un verre de
vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui es presque aussi
exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petit repas que
t'a préparé Élisa.»

Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui
servirent son dîner, pendant qu'Élisa et Mme de Rosbourg faisaient
manger Françoise. Camille lui servit de la soupe, Madeleine un
morceau de boeuf, Sophie de l'omelette, et Marguerite lui versait
à boire. Lucie ne se lassait pas de regarder, d'admirer, de
remercier; elle appelait les enfants: _mes chères bienfaitrices,
_ce qui amusa beaucoup Marguerite.

Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se
précipitèrent pour l'habiller; elles faillirent la mettre en
pièces, tant elles se dépêchaient de la débarrasser de ses
haillons et de la revêtir des effets qu'elles avaient apportés.
Lucie ne put s'empêcher de pousser quelques petits cris tandis que
l'une lui arrachait des cheveux en enlevant son bonnet sale, que
l'autre lui enfonçait une épingle dans le dos, que la troisième la
pinçait en lui passant ses manches, et que la quatrième
l'étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finit pourtant
par se trouver admirablement habillée, et elle courut se faire
voir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avec
admiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte:

«Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et
vous récompense; qu'il vous rende un jour le bien que vous me
faites et le bonheur dont vous remplissez mon coeur! Ma pauvre
Lucie, approche encore, que je te regarde, que je te touche! Ah!
si ton pauvre père pouvait te voir ainsi!»

Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et
pleura. Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la
consola de son mieux.

«Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonne
Françoise. Voyez! si la méchante meunière n'avait pas chassé votre
pauvre Lucie, mes petites ne l'auraient pas entendue pleurer, je
ne l'aurais pas questionnée, je n'aurais pas connu votre misère.
Il en est ainsi de tout; Dieu nous envoie le bonheur et permet les
chagrins; recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est
pour notre bien.»

Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent Françoise; elle essuya
ses larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une
maison bien close, bien propre, dans un bon lit avec du linge
blanc, et avec la certitude de ne plus avoir à redouter ni pour
elle ni pour Lucie les angoisses de la faim, du froid et de toutes
les misères dont Mme de Rosbourg venait de la sortir.

«Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle
pour acheter les meubles, les vêtements et les autres objets
nécessaires à votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons
vous voir souvent; si vous désirez quelque chose, faites-le-moi
savoir. En attendant, voici vingt francs que je vous laisse pour
vos provisions de bois, de chandelle, de viande, de pain,
d'épicerie. Quand vous serez bien guérie, je vous donnerai de
l'ouvrage; ne vous inquiétez de rien; mangez, dormez, prenez des
forces, et priez le bon Dieu avec moi qu'il nous rende un jour nos
maris.»

Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en
lui promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au
château, où elles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de
leur absence prolongée, et prête à partir pour aller les chercher,
l'heure du dîner étant passée depuis longtemps.

Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leur
reconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg; elles parlèrent avec
volubilité toute la soirée; elles recommencèrent avec Élisa quand
elles allèrent se coucher; elles parlaient encore en se mettant au
lit; la nuit, elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur
première pensée fut d'aller à la petite maison blanche. Quand
Mme de Fleurville leur proposa de les y mener, Mme de Rosbourg
était partie depuis longtemps pour acheter le mobilier promis la
veille. Elles trouvèrent Françoise sensiblement mieux et levée;
Lucie avait demandé à un petit voisin obligeant de lui faire un
balai; elle avait nettoyé non seulement les chambres, mais le
devant de la maison; les lits étaient bien proprement faits, le
bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave; avec un
de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises, les
cheminées: tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient
avec délices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et
les enfants arrivèrent; elles apportaient quelques provisions pour
le déjeuner; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les
enfants lui proposèrent de l'aider.

LUCIE.--Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai
bien toute seule; il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à
faire le feu et à fondre le beurre.

MARGUERITE.--Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe?

LUCIE.--Oh! que oui, mademoiselle; j'ai fait des choses plus
difficiles que cela, quand nous avions de quoi. Pendant que maman
travaillait, je faisais tout le ménage.

Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les
leçons, qui avaient été un peu négligées la veille.
Mme de Rosbourg revint à midi; elle demanda et obtint un dernier
congé pour aider à placer et à ranger le mobilier de la maison
blanche. Élisa, qui était fort complaisante et fort adroite, fut
encore mise en réquisition par Mme de Rosbourg et les enfants, et
l'on retourna après déjeuner chez Françoise, les enfants courant
et sautant le long du chemin. Elles trouvèrent la mère et la fille
folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles, vaisselle,
linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Ce fut une longue
occupation de tout mettre en place. On courut chercher le
menuisier pour clouer des planches; des clous à crochet. On
accrocha et l'on décrocha dix fois les casseroles, les miroirs;
presque tous les meubles firent le tour des chambres avant de
trouver la place où ils devaient rester; chacune donnait son avis,
criait, tirait, riait. Tout l'après-midi suffit à peine pour tout
mettre en place. Jamais Lucie n'avait été si heureuse, son coeur
débordait de joie; de temps à autre elle se jetait à genoux et
s'écriait: «Mon Dieu, je vous remercie! Mes chères dames, que je
vous suis reconnaissante!

Mes bonnes petites demoiselles, merci, oh! merci.» Les petites
étaient aussi joyeuses que Lucie et Françoise. La vue de tant de
bonheur leur était une excellente leçon de charité. Sophie se
promettait de toujours être charitable, de donner aux pauvres tout
l'argent de ses menus plaisirs. La journée se termina par un repas
excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chez
Françoise. Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la
vaisselle et le linge de Françoise. Élisa fut de la partie;
Camille et Madeleine la placèrent entre elles et eurent soin de
remplir son assiette tout le temps du dîner. On servit de la
soupe, un gigot rôti, une fricassée de poulet, une salade et une
tourte aux pêches. Lucie se léchait les doigts; les enfants
jouissaient de son bonheur, que partageait Françoise.

Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent
au château, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient
instamment demandé de rester pour aider Lucie à laver, à essuyer
la vaisselle et à tout mettre en ordre.

Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement
renfermé dans le buffet les restes du repas, Élisa et les enfants
se retirèrent; Lucie aida sa mère à se coucher, et se reposa elle-
même des fatigues de cette heureuse journée.



XXII. Sophie veut exercer la charité.

Sophie avait été fortement impressionnée de l'aventure de
Françoise et de Lucie; elle avait senti le bonheur qu'on goûte à
faire le bien. Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec
lesquelles elle avait vécu n'avaient exercé la charité et ne lui
avaient donné de leçons de bienfaisance. Elle savait qu'elle
aurait un jour une fortune considérable, et, en attendant qu'elle
pût l'employer au soulagement des misères, elle désirait ardemment
retrouver une autre Lucie et une autre Françoise. Un jour la mère
Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle aimait à causer, et
qui était une très bonne femme, lui dit:

«Ah! mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez
pas, allez! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt,
qui est tout à fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau
de pain à se mettre sous la dent.»

SOPHIE.--Où demeure-t-elle? Comment s'appelle-t-elle?

MÈRE LEUFFROY.--Elle reste dans une maisonnette qui est à
l'entrée du village en sortant de la forêt; elle s'appelle la mère
Toutain. C'est une pauvre petite vieille pas plus grande qu'un
enfant de huit ans, avec de grandes mains, longues comme des mains
d'homme. Elle a quatre-vingt-deux ans; elle se tient encore
droite, tout comme moi; elle travaille le plus qu'elle peut; mais,
dame! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle a une petite
chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans un four,
sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage,
quand elle en a.

SOPHIE.--Oh! que je voudrais bien la voir! Est-ce bien loin?

MÈRE LEUFFROY.--Pour ça non, mam'selle: une demi-heure de marche
au plus. Vous irez bien en vous promenant.

Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet
d'y aller; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le
faire sans aide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite,
avec laquelle elle était plus particulièrement liée; d'ailleurs,
elle craignait que Camille et Madeleine, qui ne faisaient jamais
rien sans demander la permission à leur maman, ne l'empêchassent
de s'éloigner sans sa bonne. Elle attendit donc que Marguerite fût
seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la misère de cette
pauvre petite vieille, et pour lui proposer d'aller la voir et la
secourir.

MARGUERITE.--Je ne demande pas mieux; allons-y tout de suite, si
maman le permet, et emmenons avec nous Camille, Madeleine et
Élisa.

SOPHIE.--Mais non, Marguerite, il ne faut pas en parler à
personne, cela sera bien plus beau, bien plus charitable, d'aller
seules, de ne nous faire aider de personne, de donner à cette
petite mère Toutain l'argent que nous avons pour nos gâteaux et
nos plaisirs. Moi, j'ai trois francs vingt centimes dans ma
bourse; et toi, combien as-tu?

MARGUERITE.--Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Je
sais bien que nous sommes riches; mais pourquoi est-ce mieux,
pourquoi est-ce plus charitable de nous cacher de
Mme de Fleurville, de maman, de Camille, de Madeleine, et d'aller
seules chez cette bonne femme?

SOPHIE.--Parce que j'ai entendu dire, l'autre jour, à ta maman,
qu'il ne faut pas s'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut
se cacher pour ne pas en recevoir d'éloges. Alors, tu vois bien
que nous ferons mieux de nous cacher pour faire la charité à cette
bonne vieille.

MARGUERITE.--Il me semble pourtant que je dois le dire au moins
à maman.

SOPHIE.--Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront
tous venir avec nous, ils voudront tous donner de l'argent; et
nous, que ferons-nous? Nous resterons là à écouter et à regarder,
comme l'autre jour dans la cabane de Françoise et de Lucie. Quel
bien avons-nous fait là-bas? Aucun; c'est Mme de Rosbourg qui a
parlé et qui a tout donné.

MARGUERITE.--Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour
nous en aller toutes seules dans la forêt.

SOPHIE.--Trop petites! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu
trouves que nous ne pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une
bonne? Ha! ha! ha! J'allais seule bien plus loin que cela quand
j'avais cinq ans.

Marguerite hésitait encore.

SOPHIE.--Je vois que tu as tout bonnement peur; tu n'oses pas
faire cent pas sans ta maman. Tu crains peut-être que le loup ne
te croque?

MARGUERITE, _piquée._--Du tout, mademoiselle, je ne suis pas
aussi sotte que tu le crois; je sais bien qu'il n'y a pas de
loups, je n'ai pas peur, et, pour te le prouver, nous allons
partir tout de suite.

SOPHIE.--À la bonne heure! Partons vite; nous serons de retour
en moins d'une heure.

Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et les
terreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et en
silence; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l'aise:
elle comprenait qu'elle commettait une faute, et elle regrettait
de n'avoir pas résisté à Sophie. Sophie n'était guère plus
tranquille: les objections de Marguerite lui revenaient à la
mémoire; elle craignait de l'avoir entraînée à mal faire.

«Nous serons grondées», se dit-elle. Elle n'en continua pas moins
à marcher et s'étonnait de ne pas être arrivée, depuis près d'une
heure qu'elles étaient parties.

«Connais-tu bien le chemin? demanda Marguerite avec un peu
d'inquiétude.

--Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit
Sophie d'une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la
gagner.

--Serons-nous bientôt arrivées?

--Dans dix minutes au plus tard.» Elles continuèrent à marcher en
silence; la forêt n'avait pas de fin; on n'apercevait ni maison ni
village, mais le bois, toujours le bois. «Je suis fatiguée, dit
Marguerite.

--Et moi aussi, dit Sophie.

--Il y a bien longtemps que nous sommes parties.» Sophie ne
répondit pas: elle était trop agitée, trop inquiète pour
dissimuler plus longtemps sa terreur. «Si nous retournions à la
maison? dit Marguerite.

--Oh oui! retournons.

--Qu'est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de
pleurer?

--Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots; je ne
sais plus mon chemin, nous sommes perdues.

--Perdues! répéta Marguerite avec terreur; perdues! Qu'allons-nous
devenir, mon Dieu!

--Je me suis absolument trompée de chemin, s'écria Sophie en
sanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent; je
ne sais pas du tout où nous sommes.»

Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se
rassurant elle-même.

«Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver.
Retournons sur nos pas et marchons vite; il y a longtemps que nous
sommes parties; maman et Mme de Fleurville seront inquiètes; je
suis sûre que Camille et Madeleine nous cherchent partout.»

Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite: elles
retournèrent sur leurs pas et marchèrent longtemps; enfin elles
arrivèrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins
exactement semblables. Là elles s'arrêtèrent.

«Quel chemin faut-il prendre? demanda Marguerite.

--Je ne sais pas; ils se ressemblent tous.

--Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.»
Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait
pas. «Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.

--Il y en a deux avec de la mousse; mais il me semble qu'il n'y
avait pas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.

--Oh si! il y en avait beaucoup.

--Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le
temps.

--Pas du tout; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds. Prenons
ce chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une demi-heure.»

Marguerite suivit Sophie; toutes deux continuèrent à marcher en
silence; inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs
pénibles réflexions. Au bout d'une heure, pourtant, Marguerite
s'arrêta.

MARGUERITE.--Je ne vois pas encore le bout de la forêt; je suis
bien fatiguée.

SOPHIE.--Et moi donc! mes pieds me font horriblement souffrir.

MARGUERITE.--Asseyons-nous un instant; je ne veux plus marcher.

Elles s'assirent au bord du chemin; Marguerite appuya sa tête sur
ses genoux et pleura tout bas; elle espérait que Sophie ne s'en
apercevrait pas; elle avait peur de l'affliger, car c'était Sophie
qui l'avait mise et s'était mise elle-même dans cette pénible
position. Sophie se désolait intérieurement et sentait combien
elle avait mal agi en entraînant Marguerite à faire cette course
si longue, dans une forêt qu'elles ne connaissaient pas.

Elles restèrent assez longtemps sans parler; enfin Marguerite
essuya ses yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche.
Sophie se leva avec difficulté; elles avançaient lentement; la
fatigue augmentait à chaque instant, ainsi que l'inquiétude. Le
jour commençait à baisser; la peur se joignit à l'inquiétude; la
faim et la soif se faisaient sentir.

«Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi; c'est moi qui
t'ai persuadé de m'accompagner; tu es trop généreuse de ne pas me
le reprocher.

--Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des
reproches? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nous
devenir, si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette
terrible forêt?

--C'est impossible, chère Marguerite; on doit déjà être inquiet à
la maison, et l'on nous enverra chercher.

--Si nous pouvions au moins trouver de l'eau! J'ai si soif que la
gorge me brûle.

--N'entends-tu pas le bruit d'un ruisseau dans le bois?

--Je crois que tu as raison; allons voir.» Elles entrèrent dans
le fourré en se frayant un passage à travers les épines et les
ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Après avoir
fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le
murmure de l'eau. L'espoir leur redonna du courage; elles
arrivèrent au bord d'un ruisseau très étroit, mais assez profond;
cependant, comme il coulait à pleins bords, il leur fut facile de
boire en se mettant à genoux. Elles étanchèrent leur soif, se
lavèrent le visage et les bras, s'essuyèrent avec leurs tabliers
et s'assirent au bord du ruisseau. Le soleil était couché; la nuit
arrivait; la terreur des pauvres petites augmentait avec
l'obscurité; elles ne se contraignaient plus et pleuraient
franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre;
personne ne les appelait; on ne pensait probablement pas à les
chercher si loin. «Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le
chemin que nous avons quitté; peut-être verrons-nous passer
quelqu'un qui pourra nous ramener; et puis il fera moins humide
qu'au bord de l'eau.

--Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit
Marguerite.

--Il faut pourtant essayer de nous retrouver; nous ne pouvons
rester ici.»

Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à
lui rendre le passage moins pénible en marchant la première. Après
bien du temps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le
chemin. La nuit était venue tout à fait; elles ne voyaient plus où
elles allaient, et elles se résolurent à attendre jusqu'au
lendemain.

Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un
arbre, lorsqu'elles entendirent un frou-frou dans le bois; ce
bruit semblait être produit par un animal qui marchait avec
précaution. Immobiles de terreur, les pauvres petites avaient
peine à respirer; le frou-frou approchait, approchait; tout à
coup, Marguerite sentit un souffle chaud près de son cou; elle
poussa un cri, auquel Sophie répondit par un cri plus fort; elles
entendirent alors un bruit de branches cassées, et elles virent un
gros animal qui s'enfuyait dans le bois. Moitié mortes de peur,
elles se resserrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler, ni
faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un
nouveau bruit, plus effrayant, vînt leur rendre le courage de se
lever et de chercher leur salut dans la fuite: c'étaient des
branches cassées violemment et un grognement entremêlé d'un
souffle bruyant, auquel répondaient des grognements plus faibles.
Tous ces bruits partaient également du bois en se rapprochant du
chemin. Sophie et Marguerite, épouvantées, se mirent à courir;
elles se heurtèrent contre un arbre dont les branches traînaient
presque à terre; dans leur frayeur, elles s'élancèrent dessus, et,
grimpant de branche en branche, elles se trouvèrent bientôt à une
grande hauteur et à l'abri de toute attaque.

Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait
rencontrer cet arbre protecteur! et en effet elles venaient
d'échapper à un grand danger: l'animal qui arrivait droit sur
elles était un sanglier suivi de sept à huit petits. Si elles
étaient restées sur son passage, il les aurait déchirées avec ses
défenses. La peur qu'avaient eue et qu'avaient encore Sophie et
Marguerite faisait claquer leurs dents et les avait rendues si
tremblantes qu'elles pouvaient à peine se tenir sur l'arbre où
elles étaient montées. Le sanglier s'était éloigné, et tout
redevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d'une voiture
vint ranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur
espérance augmentait à mesure que la voiture se rapprochait; enfin
le pas d'un cheval résonna distinctement; bientôt elles
entendirent siffler l'homme qui menait la charrette. Il
approchait, elles allaient être sauvées.

«Au secours! au secours!» crièrent-elles plusieurs fois.

La voiture s'arrêta. L'homme sembla écouter.

«Au secours! sauvez-nous!» s'écrièrent-elles encore.

L'HOMME, _entre ses dents.--_Qui diantre appelle au secours? Je
ne vois personne; il fait noir comme dans l'enfer. Holà qui est-ce
qui appelle?

SOPHIE et MARGUERITE.--C'est nous, c'est nous; sauvez-nous, mon
cher monsieur, nous nous sommes perdues dans la forêt.

L'HOMME.--Tiens! c'est des voix d'enfants, cela. Où êtes-vous
donc, les mioches? Qui êtes-vous?

SOPHIE.--Je suis Sophie.

MARGUERITE.--Je suis Marguerite; nous venons de Fleurville.

L'HOMME.--De Fleurville? C'est donc au château? Mais où diantre
êtes-vous? Pour vous sauver, faut-il que je vous trouve?

SOPHIE.--Nous sommes sur l'arbre; nous ne pouvons pas descendre.

L'HOMME, _levant la tête.--_C'est, ma foi, vrai. Faut-il
qu'elles aient eu peur, les pauvres petites! Attendez, ne bougez
pas, je vais vous descendre.

Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune
d'elles si les enfants y étaient.

Enfin il empoigna Marguerite.

L'HOMME.--Ne bougez pas, les autres; je vais descendre celle-ci
et je regrimperai. Combien êtes-vous dans ce beau nid?

MARGUERITE.--Nous sommes deux.

L'HOMME.--Bon; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2,
que je place le numéro 1 dans ma carriole.

Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses
bras; il la déposa dans la carriole et remonta sur l'arbre où
Sophie attendait avec anxiété: il la saisit dans ses bras et la
plaça dans sa carriole près de Marguerite. Il y remonta lui-même
et fouetta son cheval, qui repartit au trot; puis, se tournant
vers les enfants:

L'HOMME.--Ah çà! mes mignonnes, où faut-il vous mener? où
demeurez-vous, et comment, par tous les saints, vous trouvez-vous
ici toutes seules?

SOPHIE.--Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous
sommes perdues dans la forêt en voulant aller secourir la pauvre
mère Toutain.

L'HOMME.--Vous êtes donc du château?

MARGUERITE.--Oui, je suis Marguerite de Rosbourg; et voilà mon
amie, Sophie Fichini.

L'HOMME.--Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de
cette bonne dame de Rosbourg; et votre maman vous laisse aller si
loin toute seule?

MARGUERITE, _honteuse.--_Nous sommes parties sans rien dire.

L'HOMME.--Ah! ah! on fait l'école buissonnière! Et voilà! Quand
on est petit, faut pas faire comme les grands.

SOPHIE.--Sommes-nous loin de Fleurville?

L'HOMME.--Ah! je crois bien! Deux bonnes lieues pour le moins;
nous ne serons pas arrivés avant une heure. Je vais tout de même
pousser mon cheval; on doit être tourmenté de vous au château.

Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler,
laissant les enfants à leurs réflexions. Trois quarts d'heure
après, il s'arrêta devant le perron du château; la porte s'ouvrit;
Élisa, pâle, effarée, demanda si l'on avait des nouvelles des
enfants.

«Les voici, dit l'homme, je vous les ramène; elles n'étaient pas à
la noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt.»

L'homme descendit Sophie et Marguerite, qu'Élisa reçut dans ses
bras.

ÉLISA.--Vite, vite, venez au salon; on vous a cherchées partout;
on a envoyé des hommes à cheval dans toutes les directions; ces
dames se désolent; Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez
une minute, mon brave homme, que madame vous remercie.

L'HOMME.--Bah! il n'y a pas de quoi! Faut que je m'en retourne
chez nous; j'ai encore deux lieues à faire.

ÉLISA.--Où demeurez-vous? Comment vous appelez-vous?

L'HOMME.--Je demeure à Aube; je m'appelle Hurel, le boucher.

ÉLISA.--Nous irons vous remercier, mon brave Hurel; au revoir,
puisque vous ne pouvez attendre.

Pendant cette conversation, Marguerite et Sophie avaient couru au
salon. En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de
Mme de Rosbourg; Sophie s'était jetée à ses pieds; toutes deux
sanglotaient.

La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg;
elle pâlit, retomba sur son fauteuil et ne trouva pas la force de
prononcer une parole.

«Maman, chère maman, s'écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi,
dites que vous me pardonnez.

--Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d'une voix émue,
en la saisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers,
comment as-tu pu me causer une si terrible inquiétude? Je te
croyais perdue, morte; nous t'avons cherchée jusqu'à la nuit;
maintenant encore on vous cherche avec des flambeaux dans toutes
les directions. Où as-tu été? Pourquoi reviens-tu si tard?

--Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds
de Mme de Rosbourg, c'est à moi à demander grâce, car c'est moi
qui ai entraîné Marguerite à m'accompagner. Je voulais aller chez
une pauvre femme qui demeure de l'autre côté de la forêt, et je
voulais aller seule avec Marguerite, pour ne partager avec
personne la gloire de cet acte de charité. Marguerite a résisté;
je l'ai entraînée; elle m'a suivie avec répugnance, et nous avons
été bien punies, moi surtout, qui avais sur la conscience la faute
de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons bien souffert; et
jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vous consulter.

--Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je
pardonne à ton repentir; mais, désormais, je m'arrangerai de
manière à n'avoir plus à souffrir ce que j'ai souffert
aujourd'hui... Et toi, Marguerite, je te croyais plus raisonnable
et plus obéissante, sans quoi je t'aurais toujours fait
accompagner par la bonne quand Madeleine et Camille ne pouvaient
sortir avec toi; c'est ce que je ferai à l'avenir.»

Camille et Madeleine qu'on avait envoyées se coucher depuis une
heure (car il était près de minuit), mais qui n'avaient pu
s'endormir, tant elles étaient inquiètes, accoururent toutes
déshabillées, poussant des cris de joie; elles embrassèrent vingt
fois leurs amies perdues et retrouvées.

CAMILLE.--Où avez-vous été? que vous est-il arrivé?

MARGUERITE.--Nous nous sommes perdues dans la forêt.

MADELEINE.--Pourquoi avez-vous été dans la forêt?

Comment avez-vous eu le courage d'y aller seules?

SOPHIE.--Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite
mère Toutain, pour lui donner de l'argent.

CAMILLE.--Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues? Nous y
aurions été toutes ensemble.

Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas.
Avant qu'on eût le temps de demander et de donner d'autres
explications, Élisa entra, apportant deux grandes tasses de
bouillon avec une bonne croûte de pain grillé. Elle les posa
devant Sophie et Marguerite.

ÉLISA.--Mangez, mes pauvres enfants; vous n'avez peut-être pas
dîné!

MARGUERITE.--Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous
avons trouvé dans la forêt.

ÉLISA.--Pauvres petites! vite, mangez ce que je vous apporte;
vous boirez ensuite un petit verre de malaga; et puis, ajouta-t-elle
en se retournant vers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville,
il faudrait les faire coucher; elles doivent être épuisées de
fatigue.

MADAME DE FLEURVILLE.--Élisa a raison. Les voici retrouvées; à
demain les détails; ce soir, contentons-nous de remercier Dieu de
nous avoir rendu ces pauvres enfants, qui auraient pu ne jamais
revenir.

Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu'Élisa
leur avait apporté; après avoir embrassé tendrement tout le monde,
elles allèrent se coucher. Aussitôt qu'elles eurent la tête sur
l'oreiller, elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu'elles
ne s'éveillèrent que le lendemain, à deux heures de l'après-midi!



XXIII. Les récits.

Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez
Mme de Fleurville le réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne
quittait pas la chambre de Marguerite: elle voulait avoir sa
première parole et son premier sourire.

«Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie
auraient pu ne jamais revenir; elles auraient toujours fini par
retrouver leur chemin ou par rencontrer quelqu'un, du moment
qu'elles n'étaient pas perdues.»

MADAME DE FLEURVILLE.--Tu oublies, chère petite, qu'elles
étaient dans une forêt de plusieurs lieues de longueur, qu'elles
n'avaient rien à manger, et qu'elles devaient passer la nuit dans
cette forêt, remplie de bêtes fauves.

MADELEINE.--Il n'y a pas de loups, pourtant?

MADAME DE FLEURVILLE.--Au contraire, beaucoup de loups et de
sangliers. Tous les ans on en tue plusieurs. As-tu remarqué que
leurs robes, leurs bas étaient déchirés et salis? Je parie
qu'elles vont nous raconter des aventures plus graves que tu ne le
supposes.

CAMILLE.--Que je voudrais qu'elles fussent éveillées!

MADAME DE FLEURVILLE.--Précisément les voici.

Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et Sophie? est-ce qu'elle dort encore?

MADAME DE ROSBOURG.--Elle s'éveille à l'instant et se dépêche de
s'habiller et de manger pour venir nous joindre.

CAMILLE, _embrassant Marguerite.--_Chère petite Marguerite,
raconte-nous ce qui t'est arrivé, et si vous avez eu des dangers à
courir.

Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures: elle raconta sa
répugnance à partir; sa peur quand elle se vit perdue; sa
désolation de l'inquiétude qu'elle avait dû causer au château; sa
frayeur quand le jour commença à tomber; la faim, la soif, la
fatigue qui l'accablaient; son bonheur en trouvant de l'eau; sa
terreur en entendant remuer les feuilles sèches, en sentant un
souffle chaud sur son cou et en voyant passer un gros animal brun;
son épouvante en entendant les branches craquer et de légers
grognements répondre de plusieurs côtés à un fort grognement et à
un souffle qui semblait être celui d'une bête en colère; l'agilité
avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche en branche
jusqu'au haut d'un arbre; la fatigue et la peine avec lesquelles
elle s'y était maintenue; le bonheur qu'elle avait éprouvé en
entendant une voiture approcher, une voix leur répondre, et en se
sentant enlevée et déposée dans la carriole. Elle dit combien
Sophie avait témoigné de repentir de s'être engagée et de l'avoir
entraînée dans cette folle entreprise.

Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt
mêlé de terreur.

CAMILLE.--Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur? As-tu
pu les voir?

MARGUERITE.--Je ne sais pas du tout: j'étais si effrayée que je
ne distinguais rien.

MADAME DE FLEURVILLE.--D'après ce que dit Marguerite, le premier
animal doit être un loup, et le second un sanglier avec ses
petits.

MARGUERITE.--Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées!
j'ai senti son haleine sur ma nuque.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ce sont probablement les deux cris que
vous avez poussés qui lui ont fait peur et qui vous ont sauvées:
quand les loups ne sont pas affamés ils sont poltrons, et dans
cette saison ils trouvent du gibier dans les bois.

MARGUERITE.--Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne
mange pas de chair.

MADAME DE FLEURVILLE.--Non, mais d'un coup de défense il
t'aurait déchiré le corps. Quand les sangliers ont des petits, ils
deviennent très méchants.

Sophie, qui entra, interrompit la conversation; elle fut aussi
embrassée, entourée, questionnée; elle parla avec chaleur de ses
remords, de son chagrin d'avoir entraîné la pauvre Marguerite;
elle assura que cette journée ne s'effacerait jamais de son
souvenir, et dit que, lorsqu'elle serait grande, elle ferait faire
par un bon peintre un tableau de cette aventure. Après avoir
complété le récit de Marguerite par quelques épisodes oubliés:

«Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle,
avez-vous été longtemps à vous apercevoir de notre disparition? et
qu'a-t-on fait pour nous retrouver?

--Il y avait plus d'une heure que vous aviez quitté la chambre
d'étude, dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander
d'un air inquiet si Marguerite et Sophie étaient chez moi. «Non,
répondis-je, je ne les ai pas vues; mais ne sont-elles pas dans le
jardin?--Nous les cherchons depuis une demi-heure avec Élisa
sans pouvoir les trouver», me dit Camille. L'inquiétude me gagna;
je me levai, je cherchai dans toute la maison, puis dans le
potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, qui partageait notre
inquiétude, nous donna l'idée que vous étiez peut-être allées chez
Françoise; j'accueillis cet espoir avec empressement, et nous
courûmes toutes à la maison blanche: personne ne vous y avait
vues; nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si
l'on ne vous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans
la mare, il y a trois ans, me frappa douloureusement; nous
retournâmes en courant à la maison, et, malgré le peu de
probabilités que vous fussiez toutes deux tombées à l'eau, on
fouilla en tout sens avec des râteaux et des perches. Aucun de
nous n'eut la pensée que vous aviez été dans la forêt. Rien ne
vous y attirait: pourquoi vous seriez-vous exposées à un danger
inutile? Ne sachant plus où vous trouver, j'allai de maison en
maison demander qu'on m'aidât dans mes recherches. Une foule de
personnes partirent dans toutes les directions; nous envoyâmes les
domestiques, à cheval, de différents côtés, pour vous rattraper,
vous aviez eu l'idée bizarre de faire un voyage lointain; jusqu'au
moment de votre retour je fus dans un état violent de chagrin et
d'affreuse inquiétude. Le bon Dieu a permis que vous fussiez
sauvées et ramenées par cet excellent homme qui est boucher à Aube
et qui s'appelle Hurel. Aujourd'hui il est trop tard; mais demain
nous irons lui faire une visite de remerciements, et nous nous y
rendrons en voiture, pour ne pas nous perdre de compagnie.

MARGUERITE.--Où demeure-t-il? est-ce bien loin?

MADAME DE ROSBOURG.--À deux bonnes lieues d'ici; il y a un bois
à traverser.

SOPHIE.--Est-ce que nous vous accompagnerons, madame?

MADAME DE ROSBOURG.--Certainement, Sophie; c'est toi et
Marguerite qu'il a secourues, et probablement sauvées de la mort.
Il est indispensable que vous veniez.

SOPHIE.--Ça m'ennuie de le revoir; il va se moquer de nous: il
avait l'air de trouver ridicule notre course dans la forêt.

MADAME DE FLEURVILLE.--Et il avait raison, chère enfant; vous
avez fait véritablement une escapade ridicule. S'il se moque de
vous, acceptez ses plaisanteries avec douceur et en expiation de
la faute que vous avez commise.

MARGUERITE.--Moi, je crois qu'il ne se moquera pas: il avait
l'air si bon.

MADAME DE FLEURVILLE.--Nous verrons cela demain. En attendant,
commençons nos leçons; nous irons ensuite faire une promenade.



XXIV. Visite chez Hurel.

«La calèche découverte et le phaéton pour deux heures», dit Élisa
au cocher de Mme de Fleurville.

LE COCHER.--Tout le monde sort donc à la fois, aujourd'hui?

ÉLISA.--Oui; madame vous fait demander si vous savez le chemin
pour aller au village d'Aube?

LE COCHER.--Aube? Attendez donc... N'est-ce pas de l'autre côté
de Laigle, sur la route de Saint-Hilaire?

ÉLISA.--Je crois que oui, mais informez-vous-en avant de vous
mettre en route; ces demoiselles se sont perdues l'autre jour à
pied, il ne faudrait pas qu'elles se perdissent aujourd'hui en
voiture.

Le cocher prit ses renseignements près du garde Nicaise, et, quand
on fut prêt à partir, les deux cochers n'hésitèrent pas sur la
route qu'il fallait prendre.

Le pays était charmant, la vallée de Laigle est connue par son
aspect animé, vert et riant; le village d'Aube est sur la grand-route;
la maison d'Hurel était presque à l'entrée du village. Ces
dames se la firent indiquer; elles descendirent de voiture et se
dirigèrent vers la maison du boucher. Tout le village était aux
portes; on regardait avec surprise ces deux élégantes voitures, et
l'on se demandait quelles pouvaient être ces belles dames et ces
jolies demoiselles qui entraient chez Hurel. Le brave homme ne fut
pas moins surpris; sa femme et sa fille restaient la bouche
ouverte, ne pouvant croire qu'une si belle visite fût pour eux.

Hurel ne reconnaissait pas les enfants, qu'il avait à peine
entrevues dans l'obscurité; il ne pensait plus à son aventure de
la forêt:

«Ces dames veulent-elles faire une commande de viande? demanda
Hurel. J'en ai de bien fraîche, du mouton superbe, du boeuf, du...

--Merci, mon brave Hurel, interrompit en souriant
Mme de Rosbourg; ce n'est pas pour cela que nous venons, c'est
pour acquitter une dette.»

HUREL.--Une dette? Madame ne me doit rien; je ne me souviens pas
d'avoir livré à madame ni mouton, ni boeuf, ni...

MADAME DE ROSBOURG.--Non, pas de mouton ni de boeuf, mais deux
petites filles que voici et que vous avez trouvées dans la forêt.

HUREL, _riant.--_Bah! ce sont là ces petites demoiselles que
j'ai cueillies sur un arbre? Pauvres petites! elles étaient dans
un état à faire pitié. Eh! mes mignonnes! vous n'avez plus envie
d'arpenter la forêt, pas vrai?

MARGUERITE.--Non, non. Sans vous, mon cher monsieur Hurel, nous
serions certainement mortes de fatigue, de terreur et de faim;
aussi maman, Mme de Fleurville et nous, nous venons toutes vous
remercier.

Marguerite, en achevant ces mots, s'approcha de Hurel et se dressa
sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Le brave homme l'enleva
de terre, lui donna un gros baiser sur chaque joue et dit:

«C'eût été bien dommage de laisser périr une gentille et bonne
demoiselle comme vous. Et comme ça vous aviez donc bien peur?»

MARGUERITE.--Oh oui! bien peur, bien peur. On entendait marcher,
craquer, souffler.

HUREL, _riant.--_Ah! bah! Tout cela est terrible pour de belles
petites demoiselles comme vous; mais pour des gens comme nous on
n'y fait pas seulement attention. Mais... asseyez-vous donc,
mesdames; Victorine, donne des chaises, apporte du cidre, du bon!

Victorine était une jolie fille de dix-huit ans, fraîche, aux yeux
noirs. Elle avança des chaises; tout le monde s'assit; on causa,
on but du cidre à la santé d'Hurel et de sa famille. Au bout d'une
demi-heure, Mme de Rosbourg demanda l'heure. Hurel regarda à son
coucou.

«Il n'est pas loin de quatre heures, dit-il; mais le coucou est
dérangé, il ne marque pas l'heure juste.»

Mme de Rosbourg tira de sa poche une boîte, qu'elle donna à Hurel.

«Je vois, mon bon Hurel, dit-elle, que vous n'avez de montre ni
sur vous ni dans la maison; en voilà une que vous voudrez bien
accepter en souvenir des petites filles de la forêt.

--Merci bien, madame, répondit Hurel: vous êtes en vérité trop
bonne; ça ne méritait pas...»

Il venait d'ouvrir la boîte, et il s'arrêta muet de surprise et de
bonheur à la vue d'une belle montre en or avec une longue et
lourde chaîne également en or.

HUREL, _avec émotion.--_Ma bonne chère dame, c'est trop beau;
vrai, je n'oserai jamais porter une si belle chaîne et une si
belle montre.

MADAME DE ROSBOURG.--Portez-les pour l'amour de nous; et songez
que c'est encore moi qui vous serai redevable; car vous m'avez
rendu un trésor en me ramenant mon enfant, et ce n'est qu'un bijou
que je vous donne.

Se tournant ensuite vers Mme Hurel et sa fille:

«Vous voudrez bien aussi accepter un petit souvenir.»

Et elle leur donna à chacune une boîte qu'elles s'empressèrent
d'ouvrir; à la vue de belles boucles d'oreilles et d'une broche en
or et en émail, elles devinrent rouges de plaisir. Toute la
famille fit à Mme de Rosbourg les plus vifs remerciements. Ces
dames et les enfants remontèrent en voiture, entourées d'une foule
de personnes qui enviaient le bonheur des Hurel et qui bénissaient
l'aimable bonté de Mme de Rosbourg.



XXV. Un événement tragique.

Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel; il était venu
de temps en temps au château, quand ses occupations le lui
permettaient. Un jour qu'on l'attendait dans l'après-midi, Élisa
proposa aux enfants d'aller chercher des noisettes le long des
haies pour en envoyer un panier à Victorine Hurel; elles
acceptèrent avec empressement, et, en emportant chacune un panier,
elles coururent du côté d'une haie de noisetiers. Pendant qu'Élisa
travaillait, elles remplirent leurs paniers, puis elles se
réunirent pour voir laquelle en avait le plus.

«C'est moi...--C'est moi...--Non, c'est moi... Je crois que
c'est moi», disaient-elles toutes quatre.

MARGUERITE.--Regardez donc si ce n'est pas mon panier qui est le
plus plein! Voyez quelle différence avec les autres!

CAMILLE et MADELEINE.--C'est vrai!

SOPHIE.--Bah! j'en ai tout autant, moi!

MARGUERITE.--Pas du tout; j'en ai un tiers de plus!

SOPHIE, _avec humeur.--_Laisse donc! quelle sottise! Tu veux
toujours avoir fait mieux que tout le monde!

MARGUERITE.--Ce n'est pas pour faire mieux que les autres; c'est
parce que c'est la vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es
jalouse.

SOPHIE.--Ha! ha! ha! Jalouse de tes méchantes noisettes.

MARGUERITE.--Oui, oui, jalouse, et tu voudrais bien que je te
donnasse mes méchantes noisettes.

SOPHIE.--Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.

En disant ces mots, et avant qu'Élisa et les petites eussent eu le
temps de l'en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier
de Marguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.

MARGUERITE, _poussant un cri.--_Mes noisettes, mes pauvres
noisettes!

Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche et
s'empressèrent d'aider Marguerite à ramasser ses noisettes.

CAMILLE.--Tiens, ma petite Marguerite; pour te consoler, prends
les miennes.

MADELEINE.--Et les miennes aussi; les trois paniers seront pour
toi.

Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et
embrassa tendrement ses bonnes petites amies. Sophie était
honteuse et cherchait un moyen de réparer sa faute.

«Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et
sans oser lever les yeux sur Marguerite.

--Merci, mademoiselle; j'en ai assez sans les vôtres.

--Marguerite, dit Madeleine, tu n'es pas gentille! Sophie, en
t'offrant ses noisettes, reconnaît qu'elle a eu tort; il ne faut
pas que tu continues à être fâchée.»

Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce
qu'elle devait faire: l'air malheureux de Sophie l'attendrissait
un peu, mais elle n'avait pas encore surmonté sa rancune.

Camille et Madeleine les regardaient alternativement.

CAMILLE.--Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu
vois bien, toi, Sophie, que Marguerite n'est plus fâchée; et toi,
Marguerite, tu vois que Sophie est triste d'avoir eu de l'humeur.

SOPHIE.--Chère Camille, je vois que je resterai toujours
méchante; jamais je ne serai bonne comme vous. Vois comme je
m'emporte facilement, comme j'ai été brutale envers la pauvre
Marguerite!

MARGUERITE.--N'y pense plus, ma pauvre Sophie; embrasse-moi et
soyons bonnes amies, comme nous le sommes toujours.

Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées,
ce qu'elles firent de très bon coeur, Camille dit à Sophie:

«Ma petite Sophie, ne te décourage pas; on ne se corrige pas si
vite de ses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne
l'étais en arrivant chez nous, et chaque mois il y a une
différence avec le mois précédent.»

SOPHIE.--Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage,
mais, dans toutes les occasions où je me compare à toi et à
Madeleine, je vous trouve tellement meilleures que moi.

MADELEINE, _l'embrassant.--_Tais-toi, tais-toi, ma pauvre
Sophie; tu es trop modeste, n'est-ce pas, Marguerite?

MARGUERITE.--Non, je trouve que Sophie a raison; elle et moi,
nous sommes bien loin de vous valoir.

CAMILLE.--Ah! ah! ah! quelle modestie! Bravo, ma petite
Marguerite; tu es plus humble que moi, donc tu vaux mieux que moi.

MARGUERITE, _très sérieusement.--_Camille, aurais-tu fait la
sottise que nous avons commise l'autre jour en allant dans la
forêt?

CAMILLE, _embarrassée.--_Mais... je ne sais... peut-être...
aurais-je...

MARGUERITE, _avec vivacité.--_Non, non, tu ne l'aurais pas
faite. Et te serais-tu querellée avec Sophie comme je l'ai fait le
jour de la fameuse scène des cerises?

CAMILLE, _embarrassée.--_Mais... il y a un an de cela... à
présent... tu...

MARGUERITE, _avec vivacité._--Il y a un an, il y a un an! C'est
égal, tu ne l'aurais pas fait. Et tout à l'heure, aurais-tu
renversé mon panier comme a fait Sophie? aurais-tu boudé comme je
l'ai fait?... Tu ne réponds pas! tu vois bien que tu es obligée de
convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.

CAMILLE, _l'embrassant.--_Nous sommes plus âgées que vous, et
par conséquent plus raisonnables; voilà tout. Pense donc que je me
prépare à faire ma première communion l'année prochaine.

SOPHIE.--Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire?

CAMILLE.--Quand tu auras mon âge, chère Sophie; ne te décourage
pas; chaque journée te rend meilleure.

SOPHIE.--Parce que je la passe près de vous.

MARGUERITE.--J'entends une voiture: c'est maman et
Mme de Fleurville qui rentrent de leur promenade; allons leur
demander si elles n'ont pas rencontré Hurel. Élisa, Élisa, Élisa,
nous rentrons.

Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison;
elles arrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.

MARGUERITE.--Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel? Va-t-il
venir bientôt? Nous avons cueilli un grand panier de noisettes que
nous lui donnerons pour Victorine.

MADAME DE ROSBOURG.--Nous ne l'avons pas rencontré, chère
petite, mais il ne peut tarder; il vient en général de bonne
heure.

Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux; les petites
attendaient toujours. Sophie et Marguerite s'impatientaient;
Camille et Madeleine travaillaient.

«C'est trop fort, dit Sophie en tapant du pied; voilà deux heures
que nous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas,
vraiment! Nous devrions ne pas lui donner de noisettes.»

MARGUERITE.--Oh! Sophie! Pauvre Hurel! Il est très ennuyeux de
nous faire attendre si longtemps, c'est vrai, mais ce n'est peut-être
pas sa faute.

SOPHIE.--Pas sa faute, pas sa faute! Pourquoi fait-il dire qu'il
viendra à midi, qu'il nous apportera des écrevisses? et voilà
qu'il est deux heures! Un homme comme lui ne devrait pas se
permettre de faire attendre des demoiselles comme nous.

MARGUERITE, _vivement.--Des demoiselles comme nous _ont été bien
heureuses de rencontrer dans la forêt _un homme comme lui,
_mademoiselle; c'est très ingrat, ce que tu dis là.

MADELEINE.--Marguerite, Marguerite, voilà que tu t'emportes
encore! Ne peux-tu pas raisonner avec Sophie sans lui dire des
choses désagréables?

MARGUERITE.--Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce
pauvre Hurel?

SOPHIE, _piquée.--_Je ne l'ai pas attaqué, mademoiselle; je suis
seulement ennuyée d'attendre, et je m'en vais chez moi apprendre
mes leçons. J'aime encore mieux travailler que de perdre mon temps
à attendre cet Hurel.

MARGUERITE.--Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle
de cet excellent Hurel? Si j'étais à sa place, je ne donnerais pas
les écrevisses qu'il nous a promises, et... Mais... le voilà;
voici son cheval qui arrive.

En effet, le cheval d'Hurel s'arrêtait devant le perron; il était
ruisselant d'eau et paraissait fatigué.

CAMILLE.--Où est donc Hurel? Comment son cheval vient-il tout
seul?

MADELEINE.--Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et
refermer la barrière, et le cheval aura continué tout seul.

MARGUERITE.--Mais regarde comme il a l'air fatigué!

CAMILLE.--C'est qu'il a fait une longue course.

SOPHIE.--Mais pourquoi est-il si mouillé?

MADELEINE.--C'est qu'il aura traversé la rivière.

Les enfants attendirent quelques instants; ne voyant pas venir
Hurel, elles appelèrent Élisa.

«Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre
d'Hurel? Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui.»

Élisa descendit, regarda le cheval.

«C'est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le
maître. Et dans quel état ce pauvre animal! Venez, enfants, allons
voir si nous rencontrerons Hurel... Pourvu qu'il ne soit pas
arrivé un malheur!» se dit-elle tout bas.

Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin
qu'avait dû suivre le cheval. À mesure qu'elles avançaient,
l'inquiétude les gagnait; elles redoutaient un accident, une
chute. En approchant de la grand-route qui bordait la rivière,
elles virent un attroupement considérable; Élisa, prévoyant un
malheur, arrêta les enfants.

«N'avancez pas, mes chères petites; laissez-moi aller voir la
cause de ce rassemblement; je reviens dans une minute.»

Les enfants restèrent sur la route, pendant qu'Élisa se dirigeait
vers un groupe qui causait avec animation.

«Messieurs, dit-elle en s'approchant, pouvez-vous me dire quelle
est la cause du mouvement extraordinaire que j'aperçois là-bas,
sur le bord de la rivière?»

UN OUVRIER.--C'est un grand malheur qui vient d'arriver, madame!
On a trouvé dans la rivière le corps d'un brave boucher nommé
Hurel!...

ÉLISA.--Hurel!... pauvre Hurel! Nous l'attendions; il venait au
château. Mais est-il réellement mort? N'y a-t-il aucun espoir de
le sauver?

L'OUVRIER.--Hélas! non, madame: le médecin a essayé pendant deux
heures de le ranimer, et il n'a pas fait un mouvement. Que faire
maintenant? Comment apprendre ce malheur à sa femme? Il y a de
quoi la tuer, la pauvre créature!

ÉLISA.--Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur! Je ne sais quel
conseil vous donner. Mais il faut que j'aille rejoindre mes
petites, qui venaient au-devant de ce pauvre Hurel et que j'ai
laissées sur le chemin.

Élisa retourna en courant près des enfants, qu'elle trouva où elle
les avait laissées, malgré leur impatience d'apprendre quelque
chose sur Hurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une
mauvaise nouvelle. Toutes à la fois, elles demandèrent ce qu'il y
avait.

«Pourquoi tout ce monde, Élisa? Sait-on ce qu'il est devenu?»

ÉLISA.--Mes chères enfants, nous n'avons pas besoin d'aller plus
loin pour avoir de ses nouvelles... Pauvre homme, il lui est
arrivé un accident, un terrible accident...

MARGUERITE, _avec terreur.--_Quoi? quel accident? est-il blessé?

ÉLISA.--Pis que cela, ma bonne Marguerite: le pauvre homme est
tombé dans l'eau, et... et...

CAMILLE.--Parle donc, Élisa; quoi! serait-il noyé?

ÉLISA.--Tout juste. On a retiré son corps de l'eau il y a deux
heures...

SOPHIE.--Ainsi, pendant que je l'accusais si injustement, le
malheureux homme était déjà mort!

MARGUERITE.--Tu vois bien, Sophie, que ce n'était pas sa faute.
Pauvre Hurel! quel malheur!

Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails
qu'elle savait, et leur conseilla de revenir à la maison.

ÉLISA.--Nous informerons ces dames de ce malheureux événement;
elles trouveront peut-être le moyen d'adoucir le chagrin de la
pauvre femme Hurel. Nous autres, nous ne pouvons rien ni pour le
mort, ni pour ceux qui restent.

CAMILLE.--Oh si! Élisa: nous pouvons prier le bon Dieu pour eux,
lui demander d'admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de
donner à sa femme et à ses enfants la force de se résigner et de
souffrir sans murmure.

MARGUERITE.--Bonne Camille, tu as toujours de nobles et pieuses
pensées. Oui, nous prierons toutes pour eux.

MADELEINE.--Et nous demanderons à maman de faire dire des messes
pour Hurel.

Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au
salon. Ni l'une ni l'autre ne pouvaient parler; leurs larmes
coulaient malgré elles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg,
étonnées et peinées de ce chagrin, leur adressaient vainement une
foule de questions. Enfin Madeleine parvint à se calmer et raconta
ce qu'elles venaient de voir et d'entendre. Les mamans partagèrent
le chagrin de leurs enfants, et, après avoir discuté sur ce qu'il
y avait de mieux à faire, elles se mirent en route pour aller voir
par elles-mêmes s'il n'y avait aucun espoir de rappeler Hurel à la
vie.

Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par les
petites, impatientes d'avoir quelques nouvelles consolantes.

CAMILLE.--Eh bien, chère maman, eh bien! y a-t-il quelque
espoir?

MADAME DE FLEURVILLE.--Aucun, mes chères petites, aucun. Quand
nous sommes arrivées, on venait de placer le corps froid et
inanimé du pauvre Hurel sur une charrette pour le ramener chez
lui; un de ses beaux-frères et une soeur de Mme Hurel sont partis
en avant pour la préparer à cet affreux malheur; demain se fera
l'enterrement; après-demain nous irons, Mme de Rosbourg et moi,
offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si elle n'a
pas besoin d'être aidée pour vivre.

SOPHIE.--Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme
faisait son mari?

MADAME DE FLEURVILLE.--Je ne le pense pas; pour être boucher, il
faut courir le pays, aller au loin chercher des veaux, des
moutons, des boeufs; et puis une femme ne peut pas tuer ces
pauvres animaux; elle n'en a ni la force ni le courage.

CAMILLE.--Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père?

MADAME DE FLEURVILLE.--Non, parce qu'il est garçon boucher à
Paris, et qu'il est encore trop jeune pour diriger une boucherie.

Pendant le reste de la journée, on ne parla que du pauvre Hurel et
de sa famille; tout le monde était triste.

Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aube
visiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes;
les enfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la
voiture, elles coururent sur le perron.

MARGUERITE.--Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les
pauvres Hurel? Comment est Victorine?

MADAME DE ROSBOURG.--Pas bien, chères petites; la pauvre femme
est dans un désespoir qui fait pitié et que je n'ai pu calmer;
elle pleure jour et nuit et elle appelle son mari, qui est auprès
du bon Dieu. Victorine est désolée, et Théophile n'est pas encore
de retour; on lui a écrit de revenir.

MADELEINE.--Ont-ils de quoi vivre?

MADAME DE ROSBOURG.--Tout au plus; les gens qui doivent de
l'argent à Hurel ne s'empressent pas de payer, et ceux auxquels il
devait veulent être payés tout de suite, et menacent de faire
vendre leur maison et leur petite terre.

SOPHIE.--Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur
donnant l'argent que nous avons pour nos menus plaisirs. Nous
avons chacune deux francs par semaine; en donnant un franc, cela
ferait quatre par semaine et seize francs par mois; ce serait
assez pour leur pain du mois.

CAMILLE, _bas à Sophie.--_Tu vois, Sophie: l'année dernière, tu
n'aurais jamais eu cette bonne pensée.

MADELEINE.--Sophie a raison; c'est une excellente idée. Vous
nous permettez, n'est-ce pas, maman, de faire cette petite pension
à la mère Hurel?

MADAME DE FLEURVILLE, _les embrassant.--_Certainement, mes
excellentes petites filles; vous êtes bonnes et charitables toutes
les quatre. Sophie, tu n'auras bientôt rien à envier à tes amies.

Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander
leurs bourses à Élisa, et remirent chacune un franc à
Mme de Fleurville, qui les envoya à la mère Hurel en y ajoutant
cent francs.

Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement
leurs petites épargnes; elles y ajoutaient quelquefois un jupon,
ou une camisole qu'elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des
fruits ou des gâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour
offrir un souvenir à la pauvre femme. Mme de Rosbourg et
Mme de Fleurville y joignaient des sommes plus considérables.
Grâce à ces secours, ni la veuve ni la fille d'Hurel ne manquèrent
du nécessaire. Quelque temps après, Victorine se maria avec un
brave garçon, aubergiste à deux lieues d'Aube; et sa mère,
vieillie par le chagrin et la maladie, mourut en remerciant Dieu
de la réunir à son cher Hurel.



XXVI. La petite vérole.

Un jour, Camille se plaignit de mal de tête, de mal de coeur. Son
visage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit
coucher; la fièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de
coeur et les vomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne
vint que le soir, mais quand il arriva, il trouva Camille plus
calme; Élisa lui avait mis aux pieds des cataplasmes saupoudrés de
camphre qui l'avaient beaucoup soulagée; elle buvait de l'eau de
gomme fraîche. Le médecin complimenta Élisa sur les soins éclairés
et affectueux qu'elle donnait à sa petite malade; il complimenta
Camille sur sa bonne humeur et sa docilité et dit à
Mme de Fleurville de ne pas s'inquiéter et de continuer le même
traitement. Le lendemain, Élisa aperçut des petites taches rouges
sur le visage de Camille; les bras et le corps en avaient aussi;
vers le soir chaque tache devint un bouton, et en même temps le
mal de coeur et le mal de tête se dissipèrent. Le médecin déclara
que c'était la petite vérole: on éloigna immédiatement les trois
autres enfants. Élisa et Mme de Fleurville restèrent seules auprès
de Camille. Mme de Fleurville voulait aussi renvoyer Élisa, de
peur de la contagion, mais Élisa s'y refusa obstinément.

ÉLISA.--Jamais, madame, je n'abandonnerai ma pauvre malade;
quand même je devrais gagner la petite vérole, je ne manquerai pas
à mon devoir.

CAMILLE.--Ma bonne Élisa, je sais combien tu m'aimes, mais, moi
aussi je t'aime, et je serais désolée de te voir malade à cause de
moi.

ÉLISA.--Ta, ta, ta; restez tranquille, ne vous inquiétez de
rien; ne parlez pas; si vous vous agitez, le mal de tête
reviendra.

Camille sourit et remercia Élisa du regard; ses pauvres yeux
étaient à moitié fermés; son visage était couvert de boutons.
Quelques jours après les boutons séchèrent, et Camille put quitter
son lit; il ne lui restait que de la faiblesse.

Pendant sa maladie, Madeleine, Marguerite et Sophie demandaient
sans cesse de ses nouvelles; on leur défendit d'approcher de la
chambre de Camille, mais elles pouvaient voir Élisa et lui parler;
vingt fois par jour, quand elles entendaient sa voix dans la
cuisine ou dans l'antichambre, elles accouraient pour s'informer
de leur chère Camille; elles lui envoyaient des découpures, des
dessins, de petits paniers en jonc, tout ce qu'elles pensaient
pouvoir la distraire et l'amuser. Camille leur faisait dire mille
tendresses; mais elle ne pouvait rien leur envoyer, car on lui
défendait de travailler, de lire, de dessiner, de peur de fatiguer
ses yeux.

Il y avait huit jours qu'elle était levée; ses croûtes
commençaient à tomber, lorsqu'elle fut frappée un matin de la
pâleur d'Élisa.

CAMILLE, _avec inquiétude.--_Tu es malade, Élisa; tu es pâle
comme si tu allais mourir. Ah! comme ta main est chaude; tu as la
fièvre.

ÉLISA.--J'ai un affreux mal de tête depuis hier: je n'ai pas
dormi de la nuit; voilà pourquoi je suis pâle, mais ce ne sera
rien.

CAMILLE.--Couche-toi, ma chère Élisa, je t'en prie; tu peux à
peine te soutenir; vois, tu chancelles.

Élisa s'affaissa sur un fauteuil; Camille courut appeler sa maman,
qui la suivit immédiatement. Voyant l'état dans lequel était la
pauvre Élisa, elle lui fit bassiner son lit et la fit coucher
malgré sa résistance. Le médecin fut encore appelé; il trouva
beaucoup de fièvre, du délire, et déclara que c'était probablement
la petite vérole qui commençait. Il ordonna divers remèdes qui
n'amenèrent aucun soulagement; le lendemain il fit poser des
sangsues aux chevilles de la malade, pour lui dégager la tête et
faire sortir les boutons. Depuis qu'Élisa était dans son lit,
Camille ne la quittait plus; elle lui donnait à boire, chauffait
ses cataplasmes, lui mouillait la tête avec de l'eau fraîche. Il
fallut toute son obéissance aux ordres de sa mère pour l'empêcher
de passer la nuit auprès de sa chère Élisa.

«C'est en me soignant qu'elle est devenue malade, répétait-elle en
pleurant: il est juste que je la soigne à mon tour.»

Élisa ne sentait pas la douceur de cette tendresse touchante:
depuis la veille elle était sans connaissance; elle ne parlait
pas, n'ouvrait même pas les yeux. On lui mit vingt sangsues aux
pieds sans qu'elle eût l'air de les sentir; son sang coula
abondamment et longtemps; enfin on l'arrêta, on lui enveloppa les
pieds de coton. Le lendemain tout son corps se couvrit de plaques
rouges: c'était la petite vérole qui sortait. En même temps elle
éprouva un mieux sensible; ses yeux purent s'ouvrir et supporter
la lumière; elle reconnut Camille qui la regardait avec anxiété,
et lui sourit; Camille saisit sa main brûlante et la porta à ses
lèvres.

«Ne parle pas, ma pauvre Élisa, lui dit-elle, ne parle pas, maman
et moi, nous sommes près de toi.»

Élisa ne pouvait pas encore répondre; mais, en reprenant l'usage
de ses sens, elle avait repris le sentiment des soins que lui
avaient donnés Camille et Mme de Fleurville; sa reconnaissance
s'exprimait par tous les moyens possibles.

Pendant plusieurs jours encore Élisa fut en danger. Enfin arriva
le moment où le médecin déclara qu'elle était sauvée; les boutons
commençaient à sécher; ils étaient si abondants, que tout son
visage et sa tête en étaient couverts.

Quand elle fut mieux et qu'elle commença à prendre quelque
nourriture, Camille, qui allait tout à fait bien, demanda à sa
mère si elle ne pouvait pas sortir et voir sa soeur et ses amies.

«Tu peux te promener, chère enfant, dit Mme de Fleurville, et
causer avec Madeleine et tes amies, mais pas encore les embrasser
ni les toucher.»

Camille sauta hors de la chambre, courut dehors, et, entendant les
voix de Madeleine, de Sophie et de Marguerite, qui causaient dans
leur petit jardin, elle se dirigea vers elles en criant:

«Madeleine, Marguerite, Sophie, je veux vous voir, vous parler;
venez vite, mais ne me touchez pas!»

Trois cris de joie répondirent à l'appel de Camille; elle vit
accourir ses trois amies, se pressant, se poussant, à qui
arriverait la première.

«Arrêtez! cria Camille, s'arrêtant elle-même, maman m'a défendu de
vous toucher. Je pourrais encore vous donner la petite vérole.»

MADELEINE.--Je voudrais tant t'embrasser, Camille, ma chère
Camille!

MARGUERITE.--Et moi donc! Ah bah! je t'embrasse tout de même.

En disant ces mots, elle s'élançait vers Camille, qui sauta
vivement en arrière.

«Imprudente! dit-elle. Si tu savais ce que c'est que la petite
vérole, tu ne t'exposerais pas à la gagner.»

SOPHIE.--Raconte-nous si tu t'es bien ennuyée, si tu as beaucoup
souffert, si tu as eu peur.

CAMILLE.--Oh oui! mais pas quand j'étais très malade. Je
souffrais trop de la tête et du mal de coeur pour m'ennuyer; mais
la pauvre Élisa a souffert bien plus et plus longtemps que moi.

MADELEINE.--Et comment est-elle aujourd'hui? Quand pourrons-nous
la revoir?

CAMILLE.--Elle va bien; elle a mangé du poulet à déjeuner, elle
se lève, elle croit que vous pourrez la voir par la fenêtre
demain.

MADELEINE.--Quel bonheur! et quand pourrons-nous t'embrasser,
ainsi que maman?

CAMILLE.--Maman, qui n'a pas eu comme moi la petite vérole,
pourra vous embrasser tout à l'heure; elle est allée changer ses
vêtements, qui sont imprégnés de l'air de la chambre d'Élisa.

Les enfants continuèrent à causer et à se raconter les événements
de leur vie simple et uniforme. Bientôt arriva Mme de Fleurville
avec Mme de Rosbourg; les enfants se précipitèrent vers elle et
l'embrassèrent bien des fois, pendant que Mme de Rosbourg
embrassait Camille. Depuis trois semaines Mme de Fleurville
n'avait vu les enfants que de loin et à la fenêtre. Le matin même,
le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus aucun danger de
gagner la petite vérole ni par elle ni par Camille; mais Élisa
devait encore rester éloignée jusqu'à ce que ses croûtes fussent
tombées.

Le lendemain il y avait grande agitation parmi les enfants; Élisa
devait se montrer à la fenêtre après déjeuner. Une heure d'avance,
elles étaient comme des abeilles en révolution; elles allaient,
venaient, regardaient à la pendule, regardaient à la fenêtre,
préparaient des sièges; enfin elles se rangèrent toutes quatre sur
des chaises, comme pour un spectacle, et attendirent, les yeux
levés. Tout à coup, la fenêtre s'ouvrit et Élisa parut.

«Élisa, Élisa, ma pauvre Élisa!» s'écrièrent Camille et Madeleine,
que les larmes empêchèrent de continuer.

MARGUERITE.--Bonjour, ma chère Élisa.

SOPHIE.--Bonjour, ma chère Élisa.

ÉLISA.--Bonjour, bonjour, mes enfants; voyez comme je suis
devenue belle; quel masque sur mon visage!

CAMILLE.--Oh! tu seras toujours ma belle et ma bonne Élisa;
crois-tu que j'oublie que c'est pour m'avoir soignée que tu es
tombée malade?

ÉLISA.--Tu me l'as bien rendu aussi. Tu es une bonne, une
excellente enfant; tant que je vivrai, je n'oublierai ni la
tendresse touchante que tu m'as témoignée pendant ma maladie, ni
la bonté de Mme de Fleurville.

Et la pauvre Élisa, attendrie, essuya ses yeux pleins de larmes;
son attendrissement gagna les enfants, qui se mirent à pleurer
aussi. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg arrivèrent pendant que
tout le monde pleurait.

«Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles, un peu effrayées.

--Rien, maman; c'est la pauvre Élisa qui est à sa fenêtre.» Ces
dames levèrent les yeux, et, voyant pleurer Élisa, elles
comprirent la scène de larmes joyeuses qui venait de se passer.
«Il s'agit bien de pleurer, aujourd'hui! dit Mme de Rosbourg;
laissons Élisa se reposer et se bien rétablir, et allons, en
attendant, arranger une fête pour célébrer son rétablissement.

--Une fête! une fête! s'écrièrent les enfants; oh! merci, chère
madame! Ce sera charmant! Une fête pour Élisa.»

Élisa était fatiguée; elle se retira dans le fond de sa chambre;
les enfants suivirent Mme de Rosbourg et discutèrent les
arrangements d'une fête en l'honneur d'Élisa. En passant au
chapitre suivant, nous saurons ce qui aura été décidé.



XXVII. La fête.

Depuis quelques jours tout était en rumeur au château; on
enfonçait des clous dans une orangerie attenante au salon; on
assemblait et on brouettait des fleurs; on cuisait des pâtés, des
gâteaux, des bonbons. Les enfants avaient avec Élisa un air
mystérieux; elles l'empêchaient d'aller du côté de l'orangerie;
elles la gardaient le plus possible avec elles, afin de ne pas la
laisser causer dans la cuisine et à l'office. Élisa se doutait de
quelque surprise; mais elle faisait l'ignorante pour ne pas
diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.

Enfin, le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison
un mouvement extraordinaire. Élisa s'apprêtait à s'habiller,
lorsqu'elle vit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier
couvert et qui avaient leurs belles toilettes du dimanche.

CAMILLE.--Nous allons t'habiller, ma bonne Élisa; nous apportons
tout ce qu'il faut pour ta toilette.

ÉLISA.--J'ai tout ce qu'il me faut; merci, mes enfants.

MADELEINE.--Mais tu n'as pas vu ce que nous t'apportons; tiens,
tiens, regarde.

Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui
couvrait le panier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron,
un col et des manches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de
rubans et un mantelet de taffetas noir garni de volants pareils.

ÉLISA.--Ce n'est pas pour moi, tout cela; c'est trop beau! Je ne
mettrai pas une si élégante toilette; je ressemblerais à
Mme Fichini.

MARGUERITE.--Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse
Mme Fichini.

CAMILLE.--Il n'y a plus de Mme Fichini; c'est la comtesse
Blagowski qu'il faut dire.

MADELEINE.--Bah! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini,
qu'importe! Habillons Élisa.

Avant qu'elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles
avaient dénoué le tablier et déboutonné la robe d'Élisa, qui se
trouva en jupon en moins d'une minute.

CAMILLE.--Baisse-toi, que je te mette ton col.

MADELEINE.--Donne-moi ton bras, que je passe une manche.

MARGUERITE.--Étends l'autre bras, que je passe l'autre manche.

SOPHIE.--Voici la robe: je la tiens toute prête; et le bonnet.

La robe fut passée, arrangée, boutonnée; les enfants menèrent
Élisa devant une glace de leur maman: elle se trouva si belle,
qu'elle ne pouvait se lasser de se regarder et de s'admirer. Elle
remercia et embrassa tendrement les enfants, qui l'accompagnèrent
chez Mmes de Fleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les
remercier aussi.

«À présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre,
je vais ôter toutes ces belles affaires; je les garderai pour la
première occasion.»

CAMILLE.--Mais non, Élisa; il faut que tu restes toute la
journée habillée comme tu es.

ÉLISA.--Pour quoi faire?

MADELEINE.--Tu vas voir; viens avec moi.

Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le
salon, puis dans l'orangerie, qui était convertie en salle de
spectacle et qui était pleine de monde. Les fermiers et les
messieurs du voisinage étaient dans une galerie élevée, les
domestiques et les gens du village occupaient le parterre. Les
enfants entraînèrent Élisa toute confuse à des places réservées au
milieu de la galerie, elles s'assirent autour d'elle; la toile se
leva, et le spectacle commença.

Le sujet de la pièce était l'histoire d'une bonne négresse qui,
lors du massacre des blancs par les nègres à l'île Saint-Dominique,
sauve les enfants de ses maîtres, les soustrait à mille
dangers, et finit par s'embarquer avec eux sur un vaisseau qui
retournait en France; elle dépose entre les mains du capitaine une
cassette qu'elle a eu le bonheur de sauver, qui appartenait à ses
maîtres massacrés, et qui contenait une somme considérable en
bijoux et en or; elle déclare que cette somme appartient aux
enfants.

On applaudit avec fureur; les applaudissements redoublèrent
lorsque de tous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait
comment remercier de tous ces témoignages d'intérêt.

Après le spectacle, on passa dans la salle à manger, où l'on
trouva la table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de
crèmes, de gelées. Tout le monde avait faim; on mangea énormément;
pendant que les voisins et les personnes du château faisaient ce
repas, on servait dehors, aux gens du village, des pâtés, des
galantines, des galettes, du cidre et du café.

Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l'orangerie, d'où l'on
avait enlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse; les chaises
et les bancs étaient rangés contre le mur; les lustres et les
lampes étaient allumés. Au moment où les enfants entrèrent,
l'orchestre, composé de quatre musiciens, commença une
contredanse; les petites et Élisa la dansèrent avec plusieurs
dames et messieurs; les autres invités se mirent aussi en train,
et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l'orangerie
et devant la maison. Les enfants ne s'étaient jamais autant
amusées; Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à
son intention, et dont elle était la reine. On dansa jusqu'à onze
heures du soir. Après avoir mangé encore quelques pâtés, du
jambon, des gâteaux et des crèmes, chacun s'en alla, les uns à
pied, les autres en carriole.

Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien
embrassé et bien remercié leurs mamans.

SOPHIE.--Dieu! que j'ai chaud! ma chemise est trempée!

MARGUERITE.--Et moi donc! ma robe est toute mouillée de sueur.

MADELEINE.--Ah! que j'ai mal aux pieds!

CAMILLE.--Je n'en puis plus! À la dernière contredanse, mes
jambes ne pouvaient plus remuer.

MARGUERITE.--As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi,
qui a été roulé dans un galop?

CAMILLE.--Oui, il était bien drôle; il sautait, il galopait tout
comme s'il n'avait pas eu un gros ventre à traîner.

SOPHIE.--Et ce grand maigre qui sautait si haut qu'il a accroché
le lustre!

MADELEINE.--Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre; c'est
qu'il aurait brûlé comme une allumette.

SOPHIE.--As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui
faisait des mines et qui était si ridiculement mise?

MADELEINE.--Non, je ne l'ai pas vue. Comment était-elle
habillée?

SOPHIE.--Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs
rouges.

MADELEINE.--Ah oui! je sais ce que tu veux dire; c'est une
pauvre ouvrière très timide et qui n'est pas du tout prétentieuse.

SOPHIE.--Par exemple! si celle-là ne l'est pas, je ne sais qui
le sera. Et cette autre, qui avait une robe de mousseline blanche
chiffonnée, avec des noeuds d'un bleu passé qui traînaient jusqu'à
terre, trouves-tu aussi qu'elle n'était pas affectée?

CAMILLE.--Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens,
qui se sont habillés chacun comme il l'a pu, qui se sont amusés et
qui ont contribué à nous amuser.

SOPHIE, _avec aigreur.--_Mon Dieu, comme tu es sévère! Est-ce
qu'il est défendu de rire un peu des gens ridicules?

CAMILLE.--Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne
le sont pas?

SOPHIE.--Si tu les trouves bien, ce n'est pas une raison pour
que je sois obligée de dire comme toi.

MADELEINE.--Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu
continues sur ce ton.

SOPHIE.--Il n'est pas question de se fâcher! je dis seulement
que je trouve Camille on ne peut plus ennuyeuse avec sa
perpétuelle bonté. Jamais elle ne rit de personne; jamais elle ne
voit les bêtises et les sottises des autres.

MARGUERITE, _avec vivacité.--_C'est bien heureux pour toi!

SOPHIE, _sèchement.--_Que veux-tu dire par là?

MARGUERITE.--Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait
les sottises des autres et si elle en riait, elle verrait souvent
les vôtres, et que nous ririons toutes à vos dépens.

SOPHIE, _en colère.--_Je m'embarrasse peu de ce que tu dis, tu
es trop bête.

ÉLISA, _qui entre.--_Eh bien! eh bien! qu'est-ce que j'entends?
On se querelle par ici?

SOPHIE.--C'est Marguerite qui me dit des sottises.

ÉLISA.--Il me semble que, lorsque je suis entrée, c'était vous
qui en disiez à Marguerite.

SOPHIE, _embarrassée.--_C'est-à-dire... Je répondais
seulement..., mais c'est elle qui a commencé.

MARGUERITE.--C'est vrai, Élisa; je lui ai dit qu'elle disait des
sottises, j'avais raison, puisqu'elle a dit que Camille était
ennuyeuse.

ÉLISA.--Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez
une si heureuse journée, en vous querellant, en vous injuriant?

Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête, elles se
regardèrent et dirent ensemble:

«Pardon, Sophie.

--Pardon, Marguerite.» Puis elles s'embrassèrent. Sophie demanda
pardon aussi à Camille, qui était trop bonne pour lui en vouloir.
Elles achevèrent toutes de se déshabiller, et se couchèrent après
avoir dit leur prière avec Élisa. Élisa les remercia encore
tendrement de toute leur affection et de la journée qui venait de
s'écouler.



XXVIII. La partie d'âne.

MARGUERITE.--Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne? c'est
si amusant!

MADAME DE ROSBOURG.--J'avoue que je n'y ai pas pensé.

MADAME DE FLEURVILLE.--Ni moi non plus; mais il est facile de
réparer cet oubli; on peut avoir les deux ânes de la ferme, ceux
du moulin et de la papeterie, ce qui en fera six.

CAMILLE.--Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes?

SOPHIE.--Nous pourrions aller au moulin.

MARGUERITE.--Non, Jeannette est trop méchante; depuis qu'elle
m'a volé ma poupée, je n'aime pas à la voir; elle me fait des yeux
si méchants que j'en ai peur.

MADELEINE.--Allons à la maison blanche, voir Lucie.

SOPHIE.--Ce n'est pas assez loin! nous y allons sans cesse à
pied.

MADAME DE FLEURVILLE.--J'ai une idée que je crois bonne; je
parie que vous en serez toutes très contentes.

CAMILLE.--Quelle idée, maman? dites-la, je vous en prie.

MADAME DE FLEURVILLE.--C'est d'avoir un septième âne.

MARGUERITE.--Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un âne
sans personne dessus.

MADAME DE FLEURVILLE.--Attends donc; que tu es impatiente! Le
septième âne porterait les provisions, et... vous ne devinez pas?

MADELEINE.--Des provisions? pour qui donc, maman?

MADAME DE FLEURVILLE.--Pour nous, pour que nous les mangions!

MARGUERITE.--Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de
les manger sur le dos de l'âne?

Tout le monde partit d'un éclat de rire: l'idée de faire du dos de
l'âne une table à manger leur parut si plaisante, qu'elles en
rirent toutes, Marguerite comme les autres.

«Ce n'est pas sur le dos de l'âne que nous mangerons, dit
Mme de Fleurville, mais l'âne transportera notre déjeuner dans la
forêt de Moulins; nous étalerons notre déjeuner sur l'herbe dans
une jolie clairière, et nous mangerons en plein bois.

--Charmant, charmant! crièrent les quatre petites en battant des
mains et en sautant. Oh! la bonne idée! embrassons bien maman pour
la remercier de sa bonne invention.

--Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit
Mme de Fleurville en se dégageant des bras des enfants qui la
caressaient à l'envi l'une de l'autre. Maintenant je vais
commander un déjeuner froid pour demain et m'assurer de nos sept
ânes.»

Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie
et pour lui demander de venir avec elles.

ÉLISA, _en les embrassant.--_Mes chères petites, je vous
remercie de penser à moi et de m'inviter à vous accompagner; mais
j'ai autre chose à faire que de m'amuser. À moins que vos mamans
n'aient besoin de moi, j'aime mieux rester à la maison et faire
mon ouvrage.

MADELEINE.--Quel ouvrage? Tu n'as rien de pressé à faire!

ÉLISA.--J'ai à finir vos robes de popeline bleue; j'ai à faire
des manches, des cols, des jupons, des chemises, des mou...

MARGUERITE.--Assez, assez, grand Dieu! comme en voilà! Et c'est
toi qui feras tout cela?

ÉLISA.--Et qui donc? sera-ce vous, par hasard?

CAMILLE.--Eh bien, oui; nous t'aiderons toutes pendant deux
jours.

ÉLISA, _riant.--_Merci bien, mes chéries! J'aurais là de
fameuses ouvrières, qui me gâcheraient mon ouvrage au lieu de
l'avancer! Du tout, du tout, à chacun son affaire. Amusez-vous;
courez, sautez, mangez sur l'herbe; mon devoir à moi est de
travailler: d'ailleurs, je suis trop vieille pour gambader et
courir les forêts.

SOPHIE.--Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.

ÉLISA.--Oh! cela c'est autre chose: c'est pour entretenir les
jambes. Mais sans plaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez
pas à être de la partie de demain, j'en serais contrariée.

Une bonne est une bonne, et n'est pas une dame qui vit de ses
rentes; j'ai mon ouvrage et je dois le faire.

L'air sérieux d'Élisa mit un terme à l'insistance des enfants;
elles l'embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs
mamans le refus d'Élisa.

«Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de tact, de jugement et
de coeur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain;
c'est la délicatesse qu'elle met dans toutes ses actions qui la
rend si supérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C'est
vrai qu'elle a beaucoup d'ouvrage; et, si elle perdait à s'amuser
le peu de temps qui lui reste après avoir fait son service près de
vous, sous seriez les premières à en souffrir.»

Les enfants n'insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur la
journée du lendemain.

«Dieu! que la matinée est longue! dit Sophie après deux heures de
bâillements et de plaintes.

--Nous allons dîner dans une demi-heure», répondit Madeleine.

SOPHIE.--Et toute la soirée encore à passer! Quand donc arrivera
demain?

MARGUERITE, _avec ironie.--_Quand aujourd'hui sera fini.

SOPHIE, _piquée.--_Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas
demain, que demain n'est pas aujourd'hui, que... que...

MARGUERITE, _riant.--_Que demain est demain, et que M. La Palice
n'est pas mort.

SOPHIE.--C'est bête, ce que tu dis... Tu crois avoir plus
d'esprit que les autres...

MARGUERITE, _vivement.--_Et je n'en ai pas plus que toi. C'est
cela que tu voulais dire?

SOPHIE, _en colère.--_Non, mademoiselle, ce n'est pas cela que
je voulais dire: mais, en vérité, vous me faites parler si
sottement...

MARGUERITE.--C'est parce que je te laisse dire.

CAMILLE, _d'un air de reproche.--_Marguerite! Marguerite!

MARGUERITE, _l'embrassant.--_Chère Camille, pardon, j'ai tort;
mais Sophie est quelquefois... si... si... je ne sais comment
dire.

SOPHIE, _en colère.--_Voyons, dis tout de suite _si bête! _Ne te
gêne pas, je te prie.

MARGUERITE.--Mais non, Sophie, je ne veux pas dire _bête, _tu ne
l'es pas, mais... un peu... impatiente.

SOPHIE.--Et qu'ai-je donc fait ou dit de si impatient?

MARGUERITE.--Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu
t'ennuies, tu regardes l'heure, tu répètes sans cesse que la
journée ne finira jamais...

SOPHIE.--Eh bien, où est le mal? je dis tout haut ce que vous
pensez tout bas.

MARGUERITE.--Mais pas du tout; nous ne le pensons pas du tout!
N'est-ce pas, Camille? n'est-ce pas, Madeleine?

CAMILLE, _un peu embarrassée.--_Nous qui sommes plus âgées, nous
savons mieux attendre.

MARGUERITE, _vivement.--_Et moi qui suis plus jeune, est-ce que
je n'attends pas?

SOPHIE, _avec une révérence moqueuse.--_Oh! toi, nous savons que
tu es une perfection, que tu as plus d'esprit que tout le monde,
que tu es meilleure que tout le monde!

MARGUERITE, _lui rendant sa révérence.--_Et que je ne te
ressemble pas, alors?

Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du
salon, où elle était occupée à peindre; elle ne s'en était pas
mêlée, parce qu'elle voulait les habituer à reconnaître d'elles-mêmes
leurs torts; mais, au point où en était venue l'irritation
des deux _amies, _elle jugea nécessaire d'intervenir.

MADAME DE ROSBOURG.--Marguerite, tu prends la mauvaise habitude
de te moquer, de lancer des paroles piquantes, qui blessent et
irritent. Parce que Sophie a su moins bien que toi réprimer son
impatience, tu lui as dit plusieurs choses blessantes qui l'ont
mise en colère: c'est mal, et j'en suis peinée; je croyais à ma
petite Marguerite un meilleur coeur et plus de générosité.

MARGUERITE, _courant se jeter dans ses bras.--_Ma chère, ma
bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite; ne soyez pas
chagrine, je sens la justesse de vos reproches, et j'espère ne
plus les mériter à l'avenir. _(Allant à Sophie.) _Pardonne-moi,
Sophie; sois sûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il
m'échappe une parole méchante ou moqueuse, rappelle-moi que je
fais de la peine à maman: cette pensée m'arrêtera certainement.

Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par la
soumission de celle-ci, l'embrassa de tout son coeur. Le dîner fut
annoncé, et on lui fit honneur; la soirée se passa gaiement;
Sophie contint son impatience et se mêla avec entrain aux projets
formés pour le lendemain. La nuit ne lui parut pas longue,
puisqu'elle dormit tout d'un somme jusqu'à huit heures, moment où
sa bonne vint l'éveiller. Quand sa toilette fut faite, elle courut
à la fenêtre et vit avec bonheur sept ânes sellés et rangés devant
la maison. Elle descendit précipitamment et les examina tous.

«Celui-ci est trop petit, dit-elle; celui-là est trop laid avec
ses poils hérissés; ce grand gris a l'air paresseux; ce noir me
paraît méchant; ces deux roux sont trop maigres; ce gris clair est
le meilleur et le plus beau: c'est celui que je garde pour moi.
Pour que les autres ne le prennent pas, je vais attacher mon
chapeau et mon châle à la selle. Elles voudront toutes l'avoir,
mais je ne le céderai pas.»

Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi
cet âne qu'elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son
fils, qui devaient accompagner la cavalcade, plaçaient les
provisions dans deux grands paniers, qu'on attacha sur le bât de
l'âne noir.

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent: il
était neuf heures; on avait bien déjeuné, tout était prêt; on
pouvait partir.

MADAME DE FLEURVILLE.--Choisissez vos ânes, mes enfants.
Commençons par les plus jeunes. Marguerite, lequel veux-tu?

MARGUERITE.--Cela m'est égal, chère madame; celui que vous
voudrez, ils sont tous bons.

MADAME DE FLEURVILLE.--Eh bien, puisque tu me laisses le choix,
Marguerite, je te conseille de prendre un des deux petits ânes;
l'autre sera pour Sophie. Ils sont excellents.

SOPHIE, _avec empressement.--_j'en ai déjà pris un, madame: le
gris clair; j'ai attaché sur la selle mon chapeau et mon châle.

MADAME DE FLEURVILLE.--Comme tu t'es pressée de choisir celui
que tu crois être le meilleur, Sophie! Ce n'est pas très aimable
pour tes amies, ni très poli pour Mme de Rosbourg et pour moi.
Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderas ton âne, et
peut-être t'en repentiras-tu.

Sophie était confuse; elle sentait qu'elle avait mérité le
reproche de Mme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour
n'avoir pas montré l'égoïsme dont elle ne s'était pas encore
corrigée. Camille et Madeleine ne dirent rien et montèrent sur les
ânes qu'on leur désigna; Marguerite jeta un regard souriant à
Sophie, réprima une petite malice qui allait sortir de ses lèvres,
et sauta sur son petit âne.

Toute la cavalcade se mit en marche: Mmes de Fleurville et de
Rosbourg en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les
suivant, Nicaise et son fils fermant la marche avec l'âne aux
provisions.

On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups
de fouet, qui firent prendre le trot aux ânes; tous trottaient,
excepté celui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade
aux provisions. Elle entendait rire ses amies; elle les voyait
s'éloigner au trot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses
efforts et ceux de Nicaise, son âne s'obstina à marcher au pas,
sur le même rang que son ami. Bientôt les cinq autres ânes
disparurent à ses yeux; elle restait seule, pleurant de colère et
de chagrin; le fils de Nicaise, touché de ses larmes, lui offrit
des consolations qui la dépitèrent bien plus encore.

«Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle; de plus grands que vous
s'y trompent bien aussi. Votre _bourri _vous semblait meilleur que
les autres: c'est pas étonnant que vous n'y connaissiez rien,
puisque vous ne vous êtes pas occupée de _bourris_ dans votre vie.
C'est qu'il a l'air, à le voir comme ça, d'un fameux _bourri_; moi
qui le connais à l'user, je vous aurais dit que c'est un fainéant
et un entêté. C'est qu'il n'en fait qu'à sa tête! Mais faut pas
vous chagriner; au retour, vous le passerez à mam'selle Camille,
qui est si bonne qu'elle le prendra tout de même et elle vous
donnera le sien, qui est parfaitement bon.»

Sophie ne répondait rien; mais elle rougissait de s'être attirée
par son égoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route
au pas; quand elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les
ânes attachés à des arbres; ses amies n'y étaient plus, elles
avaient voulu l'attendre, mais Mme de Fleurville, qui désirait
donner une leçon à Sophie, ne le permit pas: elle les emmena avec
Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles y firent une charmante
promenade et une grande provision de fraises et de noisettes;
elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et,
lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis
et leur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et
triste de Sophie, qu'elles trouvèrent assise au pied d'un arbre,
les yeux bouffis et l'air honteux.

«Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie? lui dit
Camille d'un ton affectueux et en l'embrassant.

--J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille; aussi ai-je
formé le projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même
âne pour revenir.

--Oh! pour cela, non; tu ne l'auras pas! s'écria Madeleine; il
est trop paresseux.

--Puisque c'est moi qui ai eu l'esprit de le choisir, dit Sophie
avec gaieté, j'en porterai la peine jusqu'au bout.»

Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa
gaieté et se joignit à ses amies pour déballer les provisions, les
placer sur l'herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient
été excités par la course; on se mit à table en s'asseyant par
terre, et l'on entama d'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite
une daube à la gelée, puis des pommes de terre au sel, du jambon,
des écrevisses, de la tourte aux prunes, et enfin du fromage et
des fruits.

MARGUERITE.--Quel bon déjeuner nous faisons! Ces écrevisses sont
excellentes.

SOPHIE.--Et comme le pâté était bon!

CAMILLE.--La tourte est délicieuse!

MADELEINE.--J'ai une faim affreuse.

MADAME DE ROSBOURG.--Veux-tu encore un peu de vin pour faire
passer ton déjeuner?

MARGUERITE.--Je veux bien, maman. À votre santé!

Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs
mamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle
promenade, et cette fois en compagnie de Sophie.

Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette
promenade, et rangèrent les restes du repas et de la vaisselle,
qu'ils placèrent dans les paniers.

«Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam'selle Camille ait le
_bourri fainéant _de Mlle Sophie; mettons-lui sur le dos le bât
aux provisions et mettons la selle sur le _bourri_ noir: il n'est
pas si méchant qu'il en a l'air; je le connais, c'est un bon
_bourri_.

--Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.» Quand les enfants
et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes sellés, prêts
à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et fut surprise
de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que son
garçon ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.
«Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.

--Faites excuse, mam'selle; mam'selle Camille a dit à mon garçon
que ce serait le sien pour revenir. Mais n'ayez pas peur,
mam'selle, le _bourri_ noir n'est pas méchant; c'est un air qu'il
a; faut pas le craindre: il vous mènera bon train, allez.»

Sophie ne répliqua pas: dans son coeur elle se comparait à
Camille; elle reconnaissait son infériorité; elle demandait au bon
Dieu de la rendre bonne comme ses amies, et ses réflexions
devaient lui profiter pour l'avenir. Camille voulut lui donner son
âne, mais Sophie ne voulut pas y consentir et sauta sur l'âne
noir. Tous partirent au trot, puis au galop; le retour fut plus
gai encore que le départ, car Sophie ne resta pas en arrière. On
rentra pour l'heure du dîner; les enfants, enchantées de leur
journée, remercièrent mille fois leurs mamans du plaisir qu'elles
leur avaient procuré.

Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.

«Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle:
votre oncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante
de Traypi m'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous
avec vos cousins Léon, Jean et Jacques; ils seront ici après-demain.

--Quel bonheur! s'écrièrent toutes les enfants; quelles bonnes
vacances nous allons passer!»

Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le
bonheur des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa
tant d'événements intéressants que ce même volume ne pourrait en
contenir le récit. Mais j'espère bien pouvoir vous les raconter un
jour[1].



    [1] Voir _les Vacances_ du même auteur.





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