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Title: Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812 - Tome I
Author: Ségur, Philippe-Paul, comte de, 1780-1873
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812 - Tome I" ***


(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



[Note du transcripteur: l'orthographe de l'original est conservée.]



HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE LA GRANDE-ARMÉE PENDANT L'ANNÉE 1812;

                           par

                M. le général comte de Ségur.

     Quamquam animus meminisse horret, luctuque refugit
     incipiam.........

                                     Virg.

                      TOME PREMIER.

                       BRUXELLES,
            ARNOLD LACROSSE, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
               RUE DE LA MONTAGNE, Nº 1015.
                         1825.

       *       *       *       *       *

              Aux Vétérans de la Grande-Armée.

       *       *       *       *       *

Mes Compagnons,

J'entreprends de tracer l'histoire de la grande-armée et de son chef
pendant l'année 1812. J'adresse ce tableau à ceux d'entre vous que les
glaces du nord ont désarmés, et qui ne peuvent plus servir la patrie que
par les souvenirs de leurs malheurs et de leur gloire. Arrêtés dans
votre noble carrière, vous existez plus encore dans le passé que dans le
présent; mais quand les souvenirs sont si grands, il est permis de ne
vivre que de souvenirs. Je ne craindrai donc pas, en vous rappelant le
plus funeste de vos faits d'armes, de troubler un repos si chèrement
acheté. Qui de nous ignore que, du sein de son obscurité, les regards de
l'homme déchu se tournent involontairement vers l'éclat de son existence
passée, même lorsque cette lueur brille sur l'écueil où se brisa sa
fortune, et quand elle éclaire les débris du plus grand des naufrages.

Moi-même, je l'avouerai, un sentiment irrésistible me ramène sans cesse
vers cette désastreuse époque de nos malheurs publics et privés. Je ne
sais quel triste plaisir ma mémoire trouve à contempler et à reproduire
les traces douloureuses que tant d'horreurs lui ont laissées. L'ame
aussi est-elle donc fière de ses profondes et nombreuses cicatrices? se
plaît-elle à les montrer? est-ce une possession dont elle doive
s'enorgueillir? ou plutôt, après le désir de connaître, son premier
besoin serait-il de faire partager ses sensations? Sentir et faire
éprouver, sont-ce là les plus puissans mobiles de notre ame?

Mais, enfin, quelle que soit la cause du sentiment qui m'entraîne, je
cède au besoin de retracer toutes les sensations que j'ai éprouvées dans
le cours de cette funeste guerre. Je veux occuper mes loisirs à
démêler, à rassembler avec ordre, et à résumer mes souvenirs épars et
confondus. Compagnons, j'invoque aussi les vôtres! ne laissez pas se
perdre de si grands souvenirs, achetés si cher, et qui sont pour nous le
seul bien que le passé laisse à l'avenir. Seuls contre tant d'ennemis,
vous tombâtes avec plus de gloire qu'ils ne se relevèrent. Sachez donc
être vaincus sans honte! relevez ces nobles fronts, sillonnés de toutes
les foudres de l'Europe! n'abaissez pas ces yeux qui ont vu tant de
capitales soumises, tant de rois vaincus! Le sort vous devait sans doute
un plus glorieux repos, mais, quel qu'il soit, il dépend de vous d'en
faire un noble usage. Dictez à l'histoire vos souvenirs; la solitude et
le silence du malheur sont favorables à ses travaux; et qu'enfin la
vérité, toujours présente aux longues nuits de l'adversité, éclaire des
veilles qui ne soient pas infructueuses.

Pour moi, j'userai du privilège, tantôt cruel, tantôt glorieux, de dire
ce que j'ai vu; j'en retracerai peut-être avec un soin trop scrupuleux
jusqu'aux moindres détails: mais j'ai cru que rien n'était minutieux
dans ce prodigieux génie et ces faits gigantesques, sans lesquels nous
ne saurions pas jusqu'où peut aller la force, la gloire et l'infortune
de l'homme.



HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE LA GRANDE-ARMÉE PENDANT L'ANNÉE 1812.



LIVRE PREMIER.



CHAPITRE I.


DEPUIS 1807, l'intervalle entre le Rhin et le Niémen était franchi, et
ces deux fleuves devenus rivaux. Par ses concessions à Tilsitt, aux
dépens de la Prusse, de la Suède et de la Turquie, Napoléon n'avait
gagné qu'Alexandre. Ce traité était le résultat de la défaite de la
Russie, et la date de sa soumission au système continental. Il
attaquait, chez les Russes, l'honneur, compris par quelques-uns, et
l'intérêt, que tous comprennent.

Par le système continental, Napoléon avait déclaré une guerre à mort aux
Anglais; il y attachait son honneur, son existence politique, et celle
de la France. Ce système repoussait du continent toutes les
marchandises, ou anglaises, ou qui avaient payé un droit quelconque à
l'Angleterre. Il ne pouvait réussir que par un accord unanime: on ne
devait l'espérer que d'une domination unique et universelle.

D'ailleurs la France s'était aliéné les peuples par ses conquêtes, et
les rois par sa révolution et sa dynastie nouvelle. Elle ne pouvait plus
avoir d'amis ni de rivaux, mais seulement des sujets; car les uns
eussent été faux, et les autres implacables: il fallait donc que tous
lui fussent soumis, ou elle à tous.

C'est ainsi que son chef, entraîné par sa position, et poussé par son
caractère entreprenant, se remplit du vaste projet de rester seul maître
de l'Europe, en écrasant la Russie et en lui arrachant la Pologne. Il le
contenait avec tant de peine que déjà il commençait à lui échapper de
toutes parts. Les immenses préparatifs que nécessitait une si lointaine
entreprise, ces amas de vivres et de munitions, tous ces bruits d'armes,
de chariots, et des pas de tant de soldats, ce mouvement universel, ce
cours majestueux et terrible de toutes les forces de l'Occident contre
l'Orient, tout annonçait à l'Europe que ses deux plus grands colosses
étaient près de se mesurer.

Mais, pour atteindre la Russie, il fallait dépasser l'Autriche,
traverser la Prusse, et marcher entre la Suède et la Turquie: une
alliance offensive avec ces quatre puissances était donc indispensable.
L'Autriche était soumise à l'ascendant de Napoléon, et la Prusse à ses
armes; il n'eut qu'à leur montrer son entreprise: l'Autriche s'y
précipita d'elle-même: il y poussa facilement la Prusse.

Néanmoins la première s'y jeta sans aveuglement. Située entre les deux
colosses du nord et de l'ouest, elle se plut à les voir aux prises;
elle espéra qu'ils s'affaibliraient mutuellement, et que sa force
s'accroîtrait de leur épuisement. Le 14 mars 1812, elle promit trente
mille hommes à la France: mais elle leur prépara en secret de prudentes
instructions. Elle obtint une promesse vague d'agrandissement pour
indemnité de ses frais de guerre, et se fit garantir la possession de la
Gallicie. Toutefois elle admit la possibilité à venir de la cession
d'une partie de cette province au royaume de Pologne; elle eût reçu en
dédommagement les provinces illyriennes: l'article 6 du traité secret en
fait foi.

Ainsi le succès de la guerre ne dépendit pas de la cession de la
Gallicie, et des ménagemens qu'imposait la jalousie autrichienne pour
cette possession. Napoléon aurait donc pu, dès son entrée à Wilna,
proclamer ouvertement la libération de toute la Pologne, au lieu de
tromper son attente, de l'étonner, de l'attiédir par des paroles
incertaines.

C'était là pourtant un de ces points saillans qui, dans toute affaire de
politique comme de guerre, sont décisifs, auxquels tout se rattache et
sur lesquels il faut s'opiniâtrer. Mais, soit que Napoléon comptât trop
sur l'ascendant de son génie, sur la force de son armée et sur la
faiblesse d'Alexandre; ou qu'envisageant ce qu'il laissait derrière lui,
il crût une guerre si lointaine trop dangereuse à faire lentement et
méthodiquement; soit, comme lui-même va le dire, incertitude sur le
succès de son entreprise, il négligea ou n'osa point encore se décider à
proclamer la libération du pays qu'il venait affranchir.

Et cependant il avait envoyé un ambassadeur à sa diète. Lorsqu'on lui
fit observer cette contradiction, il répliqua «que cette nomination
était un acte de guerre, qui ne l'engageait que pour la guerre, tandis
que ses paroles l'engageraient et pour la guerre et pour la paix.» Aussi
ne l'a-t-on entendu répondre à l'enthousiasme lithuanien que par des
paroles évasives, tandis qu'on l'a vu attaquer Alexandre corps à corps
jusque dans Moskou.

Il négligea même de nettoyer les provinces polonaises du sud des faibles
armées ennemies qui contenaient leur patriotisme, et de s'assurer, par
leur insurrection fortement organisée, une base solide d'opération.
Accoutumé aux voies courtes, à des coups de foudre, il voulut s'imiter
lui-même, malgré la différence des lieux et des circonstances: car telle
est la faiblesse de l'homme, qu'il se conduit toujours par imitation, ou
des autres, ou de lui-même, c'est-à-dire, dans ce dernier cas, celui des
grands hommes, par l'habitude, qui n'est qu'une imitation de soi-même;
aussi est-ce par leur côté le plus fort que ces hommes extraordinaires
périssent!

Celui-ci s'en remit au destin des batailles. Il s'était préparé une
armée de six cent cinquante mille hommes: il crut que c'était avoir
assez fait pour la victoire. Il attendit tout d'elle. Au lieu de tout
sacrifier pour arriver à cette victoire, c'est par elle qu'il voulut
arriver à tout: il s'en servit comme d'un moyen, quand elle devait être
son but. Il la rendit ainsi trop nécessaire: elle ne l'était déjà que
trop. Mais il lui confia tant d'avenir, il la surchargea d'une telle
responsabilité, qu'il la fit pressante et indispensable. De là sa
précipitation pour l'atteindre, afin de sortir d'une position si
critique.

Au reste, qu'on ne se presse point de juger un génie aussi grand et
aussi universel: bientôt on l'entendra lui-même; on verra combien de
nécessités le précipitèrent, et qu'en admettant même que la rapidité de
son expédition ait été téméraire, le succès l'aurait vraisemblablement
couronnée, si l'affaiblissement précoce de sa santé eût laissé, aux
forces physiques de ce grand homme toute la vigueur qu'avait conservée
son esprit.



CHAPITRE II.


QUANT à la Prusse, dont Napoléon était le maître, on ne sait si ce fut
son incertitude sur le sort qu'il lui réservait, ou sur l'époque de la
guerre, qui lui fit refuser, en 1810, l'alliance qu'elle lui
proposait, et dont il dicta lui-même les, conditions en 1812.

Son éloignement pour Frédéric-Guillaume était remarquable. On avait
souvent entendu Napoléon reprocher au cabinet prussien ses traités avec
la république française. «C'était, disait-il, avoir abandonné la cause
des rois.». Selon lui, «les négociations de la cour de Berlin avec le
directoire décelaient une politique timide, intéressée, sans noblesse,
qui sacrifiait sa dignité et la cause générale des trônes à de petits
agrandissemens.» Chaque fois, que, sur ses cartes, il suivait le tracé
des frontières prussiennes, il s'irritait de les voir encore si
étendues, et s'écriait: «Se peut-il que j'aie laissé à cet homme tant de
pays!»

Cette aversion pour un prince pacifique et doux étonnait. Comme rien
dans Napoléon n'est indigne de l'histoire, on doit en rechercher les
causes. Quelques-uns en font remonter l'origine aux refus que le premier
consul éprouva de Louis XVIII quand il lui fit offrir des arrangemens
par l'intermédiaire du roi de Prusse: ils croient que Napoléon; s'en
prit au médiateur de l'inutilité de sa médiation. D'autres l'attribuent
à l'enlèvement de l'agent anglais Rumbolt, que Napoléon fit saisir à
Hambourg, et que Frédéric, protecteur de la neutralité du nord de
l'Allemagne, l'obligea de rendre. Jusque-là une correspondance secrète
avait lié Frédéric et Napoléon; elle était si intime qu'ils se
confiaient jusqu'à des détails de leur intérieur: cet événement la fit,
dit-on, cesser.

Cependant, au commencement de 1805, la Russie, l'Autriche et
l'Angleterre cherchaient encore vainement à engager Frédéric dans leur
troisième coalition contre la Finance. La cour de Berlin, les princes,
la reine, Hardenberg, et toute la jeunesse militaire prussienne, excités
par l'ardeur de faire valoir l'héritage de gloire que leur avait laissé
le grand Frédéric, ou par le désir d'effacer la honte de la campagne de
1792, s'unissaient au voeu de ces trois puissances; mais la politique
pacifique de Frédéric et de son ministre Haugwitz leur résistait, quand
la violation du territoire prussien vers Anspach, par le passage d'un
corps français, exaspéra tellement toutes les passions prussiennes, que
leur cri de guerre prévalut.

Alexandre était alors en Pologne; on l'appelle à Postdam; il y court,
et, le 3 novembre 1805, il engage Frédéric dans la troisième coalition.
Aussitôt l'armée prussienne s'éloigne des frontières russes, et M. de
Haugwitz se rend à Brünn pour en menacer Napoléon. Mais la bataille
d'Austerlitz lui impose silence, et, quatorze jours après, l'habile
ministre, s'étant agilement retourné vers le vainqueur, signe avec lui
le partage des fruits de la victoire.

Cependant Napoléon dissimule son mécontentement; car il a son armée à
réorganiser, le grand-duché de Berg à donner à Murat son beau-frère,
Neufchâtel à Berthier, Naples à conquérir pour son frère Joseph, la
Suisse à médiatiser, le corps germanique à dissoudre, la confédération
du Rhin à former: il veut s'en faire déclarer protecteur; changer en un
royaume la république hollandaise et la donner à son frère Louis; c'est
pourquoi, le 15 décembre, il a cédé le Hanovre à la Prusse, en échange
d'Anspach, de Clèves et de Neufchâtel.

D'abord la possession du Hanovre séduisit Frédéric; mais, quand il
fallut signer, sa pudeur hésita: il ne voulut accepter cette province
qu'à demi et comme un dépôt. Napoléon, ne put concevoir une politique si
timide. «Ce prince, s'écria-t-il, n'ose donc faire ni la paix ni la
guerre? Me préfère-t-il les Anglais? est-ce encore une coalition qui se
prépare? méprise-t-on mon alliance?» Cette supposition l'indigne, et le
8 mars, par un nouveau traité, il force, Frédéric à déclarer la guerre à
l'Angleterre, à s'emparer du Hanovre, et à recevoir des garnisons
françaises dans _Wesel_ et dans _Hameln_.

Le roi de Prusse se soumet seul; sa cour, ses sujets s'exaspèrent; ils
reprochent à leur roi de s'être laissé vaincre sans avoir osé combattre,
et, s'exaltant de leurs souvenirs, ils se croient seuls appelés à
triompher du vainqueur de l'Europe. Dans leur impatience ils insultent
le ministre de Napoléon: ils ont aiguisé leurs armes sur le seuil de sa
porte; Napoléon lui-même, ils l'outragent. Leur reine elle-même, si
brillante de grâces et d'attraits, revêt un habit de guerre; leurs
princes, l'un d'eux sur-tout, dont la démarche et les traits, dont
l'intrépidité et l'esprit semblent leur promettre un héros, s'offrent à
les conduire. Une ardeur, une fureur chevaleresque s'empare de tous
leurs esprits.

On assure qu'en même temps des hommes, ou perfides, ou abusés, ont
persuadé à Frédéric que Napoléon est forcé de se montrer pacifique, que
ce guerrier ne veut point la guerre; ils ajoutent qu'il traite
perfidement de la paix avec l'Angleterre, au prix de la restitution du
Hanovre, qu'il veut reprendre à la Prusse. Frédéric, entraîné par le
mouvement général, laisse enfin éclater toutes ces passions. Son armée
s'avance, il en menace Napoléon, et quinze jours après il n'a plus
d'armée, plus de royaume; il fuit seul, et Napoléon date de Berlin ses
décrets contre l'Angleterre.

La Prusse humiliée et conquise, il devint impossible à Napoléon de s'en
dessaisir; elle se serait rangée sous le canon des Russes. Ne pouvant la
gagner, comme la Saxe, par un grand acte de générosité, il restait à la
dénaturer, en la divisant: et cependant, soit pitié, soit effet de la
présence d'Alexandre, il ne se décida pas à la démembrer. Cette position
était fausse, comme la plupart de celles où l'on s'arrête en chemin;
Napoléon ne tarda pas à le sentir, et quand il s'écriait, «Se peut-il
que j'aie laissé à cet homme tant de pays!» c'est que vraisemblablement
il ne pardonnait pas à la Prusse la protection d'Alexandre: il la
haïssait, s'y sentant haï.

En effet, les étincelles d'une haine jalouse et impatiente échappaient à
la jeunesse prussienne, qu'exaltait une éducation patriotique, libérale
et mystique. C'était au milieu d'elle que s'était élevée une puissance
formidable contre celle de Napoléon: elle se composait de tout ce que sa
victoire avait dédaigné ou offensé; elle avait toutes les forces des
faibles et des opprimés, le droit naturel, le mystère, le fanatisme, la
vengeance! La terre lui manquant, elle s'appuyait du ciel, et ses forces
morales échappaient à la puissance matérielle de Napoléon. Animée de cet
esprit de secte ardent, dévoué, infatigable, elle épiait tous les
mouvemens de son ennemi, tous ses côtés faibles, se glissait dans tous
les intervalles de sa puissance; et, se tenant prête à saisir toutes les
occasions, elle savait attendre avec ce caractère patient et flegmatique
des Allemands, cause de leur défaite, et contre lequel s'usait notre
victoire.

Cette vaste conspiration était celle des _amis de la vertu_[1].

[Note 1: En 1808, plusieurs hommes de lettres de Koenigsberg,
affligés des maux qui désolaient leur patrie, s'en prirent à la
corruption générale des moeurs; elle avait, selon ces philosophes,
étouffé le véritable patriotisme dans les citoyens, la discipline dans
l'armée, le courage dans le peuple. Les hommes de bien devaient donc se
réunir pour régénérer la nation par l'exemple de tous les sacrifices. En
conséquence ceux-ci formèrent une association qui prit le nom d'_Union
morale et scientifique_. Le gouvernement l'approuva, en lui interdisant
toutefois, la politique. Cette résolution, toute noble qu'elle était, se
serait peut-être perdue, comme tant d'autres, dans le vague de la
métaphysique allemande; mais, vers le même temps, le prince Guillaume,
dépossédé du duché de Brunswick, s'était retiré dans, sa principauté
d'Oels en Silésie: on dit que du sein de ce refuge, il aperçut les
premiers progrès de l'union morale dans la nation prussienne. Il s'y
affilia et, le coeur tout rempli de haine et de vengeance, il conçut
l'idée d'une autre ligue: elle devait se composer d'hommes déterminés à
renverser la confédération du Rhin et à chasser les Français du sol de
la Germanie. Cette union, dont le but était plus réel et plus positif
que celui de la première, l'attira tout entière dans son sein, et de ces
deux associations se forma celle des _amis de la vertu_.

Déjà, vers le 31 mai 1809, trois entreprises, celles de Katt, Doernberg
et de Schill, avaient signalé son existence. Celle du duc Guillaume
commença le 14 mai. Les Autrichiens la soutinrent d'abord. Après des
fortunes diverses, ce chef abandonné à lui-même au milieu de l'Europe
soumise, et seul avec deux mille hommes contre toute la puissance de
Napoléon, ne céda pas; il lui tint tête: il se jeta sur la Saxe et sur
le Hanovre; mais, n'ayant pu les soulever, il se fit jour à travers
plusieurs corps français qu'il battit, joignit la mer à Elsflet, et
s'échappa du continent sur des vaisseaux anglais qui l'attendaient là
pour recueillir sa haine et la gloire qu'il venait d'acquérir.]

Son chef, c'est-à-dire celui qui vint à propos pour donner une
expression précise, une direction de l'ensemble à toutes ces volontés,
fut _Stein_. Peut-être Napoléon eût-il pu le gagner, il préféra le
punir. Son plan venait d'être découvert par un de ces hasards auxquels
la police doit la plupart de ses miracles; mais quand les conjurations
sont dans les intérêts, dans les passions, et jusque dans les
consciences, on ne peut en saisir les fils, chacun s'entend sans se
communiquer, ou plutôt tout est communication; c'est une sympathie
générale et simultanée.

Ce foyer répandait ses feux, gagnait de proche en proche; il attaquait
la puissance de Napoléon dans l'opinion de toute l'Allemagne, s'étendait
jusqu'en Italie, et menaçait toute son existence. Déjà l'on avait pu
voir que, si les circonstances nous devenaient contraires, les hommes
ne manqueraient pas pour les seconder. En 1809, même avant le malheur
d'Esslingen, c'étaient des Prussiens qui, les premiers, avaient osé
lever contre Napoléon l'étendard de l'indépendance. Il les avait fait
jeter dans les fers destinés aux galériens: tant ce cri de révolte, qui
répondait à celui des Espagnols, et pouvait devenir général, lui avait
paru important à étouffer.

Enfin, sans toutes ces causes de haine, la position de la Prusse entre
la France et la Russie obligeait Napoléon à y être le maître: il ne
pouvait y régner que par la force; il ne pouvait y être fort qu'en
l'affaiblissant.

Il ruinait ce pays, sachant bien pourtant que la pauvreté rend
audacieux; que l'espoir de gagner devient seul maître chez ceux qui
n'ont plus rien à perdre; qu'enfin, ne leur laisser que du fer, c'était
les forcer de s'en servir. Aussi, dès que l'année 1812 s'approcha, avec
la terrible lutte qu'elle apportait dans son sein, Frédéric, inquiet et
fatigué de son asservissement, voulut en sortir par une alliance ou par
la guerre. Ce fut en mars 1811 qu'il s'offrit comme auxiliaire de
Napoléon pour l'expédition qui se préparait. Dans le mois de mai, et
sur-tout en août suivant, il renouvelle cette proposition, et comme elle
reste sans réponse satisfaisante, il déclare que les grands mouvemens
militaires qui environnent, qui traversent, ou épuisent la Prusse, lui
font craindre qu'on ne médite son entière destruction; «il arme donc,
puisque les circonstances en imposent impérieusement la nécessité, et
que mieux vaut mourir l'épée à la main que de succomber avec opprobre.»

On a dit qu'en même temps Frédéric offrit secrètement à Alexandre
Graudentz, ses magasins, et lui-même à la tête de tous ses sujets
insurgés, si l'armée russe s'avançait jusqu'en Silésie. S'il faut en
croire les mêmes rapports, cette proposition plut à Alexandre. Il
envoie aussitôt à Bagration et à Witgenstein des ordres de marche
cachetés. Ces généraux ne devaient les ouvrir qu'à l'a réception d'une
nouvelle lettre de leur empereur, que ce prince n'écrivit pas; il
changea de résolution, soit qu'il n'osât pas commencer le premier une si
grande guerre, ou qu'il voulût mettre la justice du ciel et l'opinion
des hommes de son côté, en ne paraissant pas l'agresseur; soit plutôt
que Frédéric, moins inquiet des projets de Napoléon, se fût décidé à
suivre sa fortune; soit, enfin, que les nobles sentimens qu'Alexandre
exprima dans sa réponse à ce prince aient été ses seuls motifs: on
assure qu'il lui écrivit «que, dans une guerre qui pouvait commencer par
des revers, et où il faudrait de la persévérance, il ne se sentait assez
de courage que pour lui seul, et que le malheur d'un allié ébranlerait
peut-être sa résolution; qu'il répugnerait à enchaîner la Prusse à sa
mauvaise fortune; que bonne, il la lui ferait toujours partager, quel
qu'eût été le parti que la nécessité l'aurait forcé de prendre.»

Un témoin, subalterne à la vérité, mais enfin un témoin, affirme ces
détails. Au reste, qu'un tel conseil ait été donné par la générosité ou
par la politique d'Alexandre, ou que la nécessité ait seule déterminé
Frédéric, ce qui est certain, c'est qu'il était temps pour lui qu'il se
décidât: car, en février 1812, ces pourparlers avec Alexandre, s'ils
existèrent, ou l'espoir d'obtenir de meilleures conditions de la France,
l'ayant fait hésiter à répondre aux propositions définitives de
Napoléon, celui-ci, impatient, fit occuper encore plus fortement
Dantzick, et poussa Davoust en Poméranie; ses ordres, pour cet
envahissement d'une province suédoise, furent répétés, pressans, et
motivés, d'abord, sur le commerce illicite de la Poméranie avec les
Anglais, et ensuite sur la nécessité de forcer la cour de Berlin à
accéder à ses propositions. Le prince d'Eckmühl reçut même l'ordre de
se tenir prêt à s'emparer subitement de toute la Prusse et de son roi,
si ce monarque, huit jours après la réception de cette instruction,
n'avait point conclu l'alliance offensive que la France lui dictait;
mais, tandis que le maréchal traçait le peu de marches nécessaires pour
cette opération, il apprit que le traité du 24 février 1812 était
ratifié.

Cette soumission n'a point encore rassuré Napoléon. À sa force il ajoute
la feinte: les forteresses que, par pudeur, il laisse à Frédéric, sa
défiance en convoite encore l'occupation: il exige que ce monarque
n'entretienne que cinquante ou quatre-vingts invalides dans les unes; il
veut qu'il souffre la présence de plusieurs officiers français dans les
autres; toutes doivent lui envoyer leurs rapports et recevoir ses
ordres. Sa sollicitude s'étend à tout. «Spandau, dit-il dans ses lettres
au maréchal Davoust, est la citadelle de Berlin, comme Pillau est celle
de Koenigsberg;» et déjà des troupes françaises ont l'ordre de se tenir
prêtes à s'y introduire au premier signal: il en indique même la
manière. À Potsdam, que le roi s'est réservé, et qui est interdit à nos
troupes, il veut que les officiers français se montrent souvent pour
observer, et pour accoutumer le peuple à leur vue. Il recommande les
plus grands égards pour Frédéric et ses sujets; mais il exige en même
temps qu'on leur enlève tout ce qui pourrait leur servir dans une
révolte. Il désigne tout, jusqu'à la moindre arme; et, prévoyant la
perte d'une bataille et des vêpres prussiennes, il ordonne que ses
troupes soient, ou casernées, ou campées, et mille autres précautions
d'un détail infini. Enfin, dans le cas d'une descente des Anglais entre
l'Elbe et la Vistule, et quoique Victor, et plus tard Augereau, dussent
occuper la Prusse avec cinquante mille hommes, il s'est assuré d'un
secours de dix mille Danois.

Au milieu de toutes ces précautions, sa défiance subsiste encore: quand
le prince d'Hatzfeld est venu lui demander un secours de vingt-cinq
millions pour les frais de la guerre qui se prépare, il a répondu à Daru
«qu'il se garderait bien de donner à un ennemi des armes contre
lui-même.» C'est ainsi que Frédéric, enlacé dans un réseau de fer, qui
l'environne et le saisit de toutes parts, s'est résigné à mettre vingt à
trente mille hommes et la plupart de ses forteresses et de ses magasins
à la disposition de Napoléon.[2]

[Note 2: Par ce traité, la Prusse s'engageait à fournir deux cent
mille quintaux de seigle, vingt-quatre mille de riz, deux millions de
bouteilles de bière, quatre cent mille quintaux de froment, six cent
cinquante mille de paille, trois cent cinquante mille de foin, six
millions de boisseaux d'avoine, quarante-quatre mille boeufs, quinze
mille chevaux, trois mille six cents voitures attelées, conduites, et
portant chacune 1500 pesant; enfin, des hôpitaux pourvus de tout pour
vingt mille malades. Il est vrai que toutes ces fournitures devaient
être faites en déduction du reste des taxes imposées par la conquête.]



CHAPITRE III.


CES deux traités ouvraient à Napoléon le chemin de la Russie; mais, pour
pénétrer dans les profondeurs de cet empire, il fallait encore s'assurer
de la Suède et de la Turquie.

Toutes les combinaisons militaires s'étaient tellement agrandies, qu'il
ne s'agissait plus, pour tracer un plan de guerre, de considérer la
configuration d'une province, celle d'une chaîne de montagnes, ou le
cours d'un fleuve. Quand des souverains tels qu'Alexandre et Napoléon se
disputaient l'Europe, c'était la position générale et relative de tous
les empires qu'il fallait embrasser d'un coup d'oeil universel; ce
n'était plus sur des cartes particulières, mais sur le globe entier que
leur politique devait tracer ses plans guerriers.

Or, la Russie est maîtresse des hauteurs de l'Europe, ses flancs sont
appuyés aux mers du nord et du sud. Son gouvernement ne peut que
difficilement être acculé et forcé à composer, dans un espace presque
imaginaire, dont la conquête exige de longues campagnes, auxquelles son
climat s'oppose. Il en résulte que, sans le concours de là Turquie et de
la Suède, la Russie est moins attaquable. C'était donc avec leur secours
qu'il fallait la surprendre, attaquer au coeur cet empire dans sa
moderne capitale, tourner au loin, en arrière de sa gauche, sa grande
armée du Niémen, et non pas brusquer seulement des attaques sur une
partie de son front, dans des plaines où l'espace empêche le désordre,
et laisse toujours mille chemins ouverts à la retraite de cette armée.

Aussi les plus simples dans nos rangs s'attendaient-ils à apprendre la
marche combinée du grand-visir vers Kief, et celle de Bernadotte en
Finlande. Déjà huit monarques étaient rangés sous les drapeaux de
Napoléon; mais les deux souverains les plus intéressés à sa querelle
manquaient encore à son commandement. Il était digne du grand empereur
de faire marcher toutes les puissances, toutes les religions de l'Europe
à l'accomplissement de ses grands desseins: alors leur succès était
assuré; et si la voix d'un nouvel Homère eût manqué à ce roi de tant de
rois, la voix du dix-neuvième siècle, devenu le grand siècle, l'aurait
remplacée; et ce cri d'étonnement d'un âge-entier, pénétrant et
traversant l'avenir, aurait retenti de génération en génération jusqu'à
la postérité la plus reculée.

Tant de gloire ne nous était pas réservée.

Qui de nous, dans l'armée française, ne se souvient de son étonnement,
au milieu des champs russes, à la nouvelle des funestes traités des
Turcs et des Suédois avec Alexandre, et comme nos regards inquiets se
tournèrent vers notre droite découverte, vers notre gauche affaiblie, et
sur notre retraite menacée? Alors nous ne pensions qu'aux funestes
effets de cette paix entre nos alliés et notre ennemi; aujourd'hui nous
éprouvons le besoin d'en connaître les causes.

Les traités conclus vers la fin du siècle dernier avaient soumis à la
Russie le faible sultan des Turcs: l'expédition d'Égypte l'avait armé
contre nous. Mais depuis l'avénement de Napoléon, un intérêt commun bien
entendu, et l'intimité d'une correspondance mystérieuse, avaient
rapproché Sélim du premier consul: une étroite liaison s'était établie
entre ces deux princes; tous deux avaient même échangé leurs portraits.
Sélim tentait une grande révolution dans les usages ottomans. Napoléon
l'excitait et l'aidait à introduire dans l'armée musulmane la discipline
européenne, quand la victoire d'Iéna, la guerre de Pologne et Sébastiani
décidèrent le sultan à secouer le joug d'Alexandre. Les Anglais
accourururent pour s'y opposer; mais ils furent chassés de la mer de
Constantinople. Alors Napoléon écrivit ainsi à Sélim.

     Osterode, le 3 avril 1807.

     «Mon ambassadeur m'apprend la bonne conduite et la bravoure des
     Musulmans contre nos ennemis communs. Tu t'es montré le digne
     descendant des Sélim et des Soliman. Tu m'as demandé quelques
     officiers, je te les envoie. J'ai regretté que tu ne m'eusses pas
     demandé quelques milliers d'hommes: tu ne m'en as demandé que cinq
     cents, j'ai ordonné aussitôt qu'ils partissent. J'entends qu'ils
     soient soldés et habillés à mes frais, et que tu sois remboursé des
     dépenses qu'ils pourront t'occasionner. Je donne ordre au
     commandant de mes troupes en Dalmatie de t'envoyer les armes, les
     munitions, et tout ce tu me demanderas. Je donne les mêmes ordres à
     Naples, et déjà des canons ont été mis à la disposition du pacha de
     Janina. Généraux, officiers, armes de toute espèce, argent même, je
     mets tout à ta disposition. Tu n'as qu'à demander, demande d'une
     manière claire et tout ce que tu demanderas je te l'enverrai sur
     l'heure. Arrange-toi avec le schah de Perse, qui est aussi l'ennemi
     des Russes; engage-le à tenir ferme et à attaquer vivement l'ennemi
     commun. J'ai battu les Russes dans une grande bataille; je leur ai
     pris soixante-quinze canons, seize drapeaux, et un grand nombre de
     prisonniers. Je suis à quatre-vingts lieues en avant de Varsovie,
     et je vais profiter de quinze jours de repos que je donne à mon
     armée, pour me rendre à Varsovie et y recevoir ton ambassadeur. Je
     sens le besoin que tu as de canonniers et de troupes. J'en avais
     offert à ton ambassadeur; il n'en a pas voulu, dans la crainte
     d'alarmer la délicatesse des Musulmans. Confie-moi tous tes
     besoins; je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès,
     tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser.
     Ici on m'a proposé la paix. On m'accordait tous les avantages que
     je pouvais désirer; mais on voulait que je ratifiasse l'état de
     choses établi entre la Porte et la Russie par le traité de Sistowe,
     et je m'y suis refusé. J'ai répondu qu'il fallait qu'une
     indépendance absolue fût assurée _à la Porte, et que tous les
     traités qui lui ont été arrachés pendant que la France sommeillait
     fussent révoqués_.»

Cette lettre de Napoléon avait été précédée et suivie d'assurances
verbales, mais formelles, qu'il ne remettrait pas l'épée dans le
fourreau que la Crimée n'ait été rendue au Croissant. Il avait même
autorisé Sébastiani à donner au divan la copie des instructions qui
renfermaient ces promesses.

Telles furent ses paroles; voici ses actions: d'abord elles
s'accordèrent. Sébastiani demanda le passage par la Turquie d'une armée
de vingt-cinq mille Français. Il la commandera; elle se réunira à
l'armée ottomane. Il est vrai qu'un incident imprévu dérange ce projet;
mais alors Napoléon fait accepter à Sélim la promesse d'un secours de
neuf mille Français, dont cinq mille artilleurs, que onze vaisseaux de
ligne devront porter à Constantinople. En même temps, l'ambassadeur turc
est accueilli avec des égards minutieux dans le camp français: il
accompagne Napoléon dans ses revues; les soins les plus caressans lui
sont prodigués, et déjà le grand-écuyer de France traitait avec lui
d'une alliance offensive et défensive, quand une attaque inopinée des
Russes vint interrompre cette négociation. Cet ambassadeur retourne à
Varsovie, où la même considération l'environne.

Il en jouissait encore le jour de la victoire décisive de Friedland;
mais les jours suivans, son illusion se dissipe; il se voit négligé:
car ce n'est plus Sélim qu'il représente: une révolution vient de
précipiter du trône ce souverain, l'ami de Napoléon, et avec lui
l'espoir de donner aux Turcs une armée régulière sur laquelle on pût
s'appuyer. Napoléon ne sait donc plus s'il pourra compter sur le secours
de ces barbares. Son système change: c'est désormais Alexandre qu'il
veut gagner; et, comme jamais son génie n'hésite, il est déjà prêt à lui
abandonner l'empire d'Orient, pour qu'il le laisse s'emparer de l'empire
d'Occident.

C'est sur-tout le système continental qu'il veut étendre; il faut qu'il
en environne l'Europe, et la coopération de la Russie va compléter son
développement. Alexandre promettra de fermer le nord aux Anglais, il
forcera la Suède à rompre avec ces insulaires; en même temps, les
Français les repousseront du centre, du midi et de l'ouest de l'Europe.
Déjà même Napoléon médite l'expédition du Portugal, si ce royaume
n'entre pas dans sa coalition. La Turquie n'est donc plus qu'un
accessoire dans ses projets, et il consent à l'armistice et à l'entrevue
de Tilsitt.

Cependant une députation de Wilna vient lui demander la liberté, et lui
offrir le même dévouement qu'a montré Varsovie; mais Berthier, satisfait
dans son ambition, et las de la guerre, repousse ces envoyés, qu'il
appelle des traîtres à leur souverain. Le prince d'Eckmühl les
accueille, il les présente à Napoléon, qui s'irrite contre Berthier, et
reçoit avec bonté ces Lithuaniens, sans toutefois leur promettre son
appui. Davoust représenta vainement que l'occasion était favorable,
l'armée russe étant détruite; mais Napoléon répondit «que la Suède
venait de lui dénoncer son armistice; que l'Autriche offrait sa
médiation entre la France et la Russie, démarche qu'il jugeait hostile;
que les Prussiens, en le voyant s'éloigner autant de la France,
pourraient revenir de leur étonnement; qu'enfin Sélim, son allié
fidèle, venait d'être détrôné, et que Mustapha IV, dont il ignorait les
dispositions, l'avait remplacé.»

L'empereur de France continua donc à traiter avec la Russie, et
l'ambassadeur turc, dédaigné, oublié, erre dans nos camps, sans être
appelé aux négociations qui vont terminer la guerre: bientôt il retourne
à Constantinople y porter son mécontentement. Ce ne fut ni la Crimée, ni
même la Moldavie et la Valachie, que le traité de Tilsitt rendit à cette
cour barbare; il y fut seulement stipulé la restitution de ces deux
dernières provinces par un armistice dont les conditions ne devaient pas
être exécutées. Cependant, comme Napoléon s'était dit médiateur entre
Mustapha et Alexandre, les ministres des deux puissances s'étaient
rendus à Paris. Mais là, pendant la longue durée de cette feinte
médiation, il ne daigna pas recevoir les plénipotentiaires turcs.

Si même on doit tout dire, dans l'entrevue de Tilsitt et depuis, on
assure qu'il fut question d'un traité de partage de la Turquie. On
proposait à la Russie de s'emparer de la Valachie, de la Moldavie, de la
Bulgarie et d'une partie du mont Hémus. L'Autriche aurait eu la Servie
et une partie de la Bosnie; la France, l'autre partie de cette province,
l'Albanie, la Macédoine, et toute la Grèce jusqu'à Thessalonique:
Constantinople, Andrinople et la Thrace devaient rester turques.

On ignore si les pourparlers sur ce partage furent une proposition
sérieuse, ou seulement la communication d'une grande pensée: ce qui est
sûr, c'est que, bientôt après l'entrevue de Tilsitt, Alexandre ne se
trouva plus disposé à tant d'ambition. De prudentes suggestions lui
avaient fait envisager le danger de substituer, à l'ignorante, aveugle
et faible Turquie, un voisin actif, puissant et incommode; aussi, dans
ses conversations sur ce sujet, l'empereur russe répondit-il alors:
«qu'il avait assez de terres désertes; qu'il savait trop, par
l'occupation de la Crimée, encore dépeuplée, ce que valaient ces
conquêtes sur des religions et des moeurs étrangères et ennemies, que de
plus, la Russie et la France étaient trop fortes pour devenir si
voisines; que deux corps si puissants, en contact immédiat, se
froisseraient; qu'il valait mieux laisser entre eux des intermédiaires.»

De son côté l'empereur des Français n'insistait plus; l'insurrection
espagnole détournait son attention et l'appelait impérieusement avec
toutes ses forces. Déjà même, avant l'entrevue d'Erfurt, quand
Sébastiani était revenu de Constantinople, quoique Napoléon parût tenir
encore à ce dépècement de la Turquie d'Europe, il avait cédé à ce
raisonnement de son ambassadeur: «que, dans ce partage, tout serait
contre lui; que la Russie et l'Autriche acquerraient des provinces
contiguës qui compléteraient leur ensemble, tandis qu'il nous faudrait
sans cesse quatre-vingt mille Français en Grèce pour la contenir; qu'une
telle armée, vu son éloignement et ses pertes, suites des longues
marches, de la nouveauté, de l'insalubrité du climat, exigerait
annuellement trente mille recrues, ce qui épuiserait la France; qu'une
ligne d'opérations de Paris à Athènes était démesurée; que, d'ailleurs,
elle était étranglée à son passage à Trieste; que, sur ce point, deux
marches suffiraient aux Autrichiens pour se mettre en travers, et couper
l'armée d'observation en Grèce de toutes ses communications avec
l'Italie et la France.»

Ici Napoléon s'était écrié: «qu'en effet l'Autriche compliquait tout,
qu'elle était là comme un embarras; qu'il en fallait finir, et partager
l'Europe en deux empires; que le Danube, depuis la mer Noire jusqu'à
Passau, les montagnes de Bohème jusqu'à Koenigsgratz, et l'Elbe jusqu'à
la Baltique, seraient leur démarcation. Alexandre deviendrait l'empereur
du nord, et lui celui du midi de l'Europe.» Alors, descendant de cette
hauteur, et revenant aux observations de Sébastiani sur le partage de la
Turquie européenne, il avait terminé trois jours de conférences par ces
mots: «C'est juste! il n'y a rien à répondre à cela! J'y renonce.
D'ailleurs, cela entre dans mes vues sur l'Espagne: Je vais la réunir à
la France.» Comment donc! s'était alors écrié Sébastiani, la réunir! Et
votre frère? «Eh! qu'importe mon frère!» avait repris Napoléon: «est-ce
qu'on donne un royaume comme l'Espagne? Je veux la réunir à la France.
Je lui donnerai une grande représentation nationale. J'y ferai consentir
l'empereur Alexandre, en le laissant s'emparer de la Turquie jusqu'au
Danube, et en évacuant Berlin. Quant à Joseph, je le dédommagerai.»

Ce fut alors que le congrès d'Erfurt eut lieu. Son motif ne pouvait être
celui d'y soutenir les droits des Ottomans. L'armée française,
imprudemment engagée au milieu de l'Espagne, n'y était point heureuse.
La présence de son chef, et celle de ses armées du Rhin et de l'Elbe, y
devenaient de plus en plus nécessaires, et l'Autriche avait saisi cet
instant pour s'armer. Inquiet sur l'Allemagne, Napoléon a donc voulu
s'assurer des dispositions d'Alexandre, conclure avec lui une alliance
offensive et défensive, et même occuper cet empereur par une guerre.
C'est pourquoi il lui abandonne la Turquie jusqu'au Danube.

Ainsi la Porte crut bientôt avoir à nous reprocher la guerre qui se
ralluma entre elle et les Russes. Cependant, en juillet 1808, Mustapha,
renversé du trône, ayant fait place à Mahmoud, celui-ci avait annoncé
son avénement à l'empereur des Français; mais Napoléon, forcé de ménager
Alexandre, et tout plein du regret de la mort de Sélim, détestant la
barbarie des Musulmans, et méprisant un gouvernement si peu stable, ne
répondait pas depuis trois ans au nouveau sultan, et paraissait ne pas
le reconnaître.

Il était dans cette position douteuse avec les Turcs, quand tout-à-coup,
le 21 mars 1812, six semaines seulement avant la guerre de Russie, il
demande à Mahmoud son alliance; il exige que, cinq jours après cette
communication, toute négociation des Turcs avec les Russes soit rompue;
enfin qu'une armée de cent mille Turcs, commandée par le sultan, soit
rendue sur le Danube en neuf jours. Ce qu'il offre pour prix de cet
effort, c'est cette même Valachie, cette Moldavie que, dans cette
circonstance, les Russes étaient trop heureux de rendre au prix d'une
prompte paix; c'est aussi cette même Crimée, promise à Sélim six ans
plus tôt.

On ignore si le temps que devait mettre cette dépêche à arriver fut mal
calculé, si Napoléon crut l'armée turque plus forte qu'elle ne l'était,
ou s'il espéra surprendre et enlever la détermination du divan par une
proposition subite aussi avantageuse. Ce qu'on ne peut présumer, c'est
qu'il ignorât que les usages invariables des Musulmans s'opposaient à ce
que le grand-seigneur commandât en personne son armée.

Il paraît que le génie de Napoléon ne put s'abaisser jusqu'à supposer au
divan la stupide ignorance qu'il montra de ses véritables intérêts.
Après l'abandon qu'en 1807 l'empereur des Français avait fait des
intérêts de la Turquie, peut-être ne calcula-t-il pas assez que les
Musulmans se défieraient de ses nouvelles promesses; qu'ils étaient trop
ignorans pour apprécier le changement qu'alors de nouvelles
circonstances avaient imposé à sa politique; que ces barbares
comprendraient encore moins tout l'éloignement qu'à cette époque ils lui
avaient inspiré par la déposition et par le meurtre de Sélim, qu'il
aimait, et avec lequel il avait espéré faire de la Turquie d'Europe une
puissance militaire capable de résister à la Russie.

Peut-être aurait-il encore entraîné Mahmoud dans sa cause s'il se fût
servi plus tôt de plus grands moyens; mais, comme il l'a dit depuis, il
répugna à sa fierté d'employer la corruption. Nous le verrons d'ailleurs
bientôt hésiter à s'engager contre Alexandre, ou trop compter sur
l'effroi que ses immenses préparatifs inspireraient à ce prince. Il se
peut encore que les dernières propositions qu'il avait à faire aux Turcs
étant une déclaration de guerre contre les Russes, il les ait retardées
pour mieux tromper le czar sur l'époque de son invasion. Enfin, soit
toutes ces causes, soit confiance motivée sur la haine des deux nations,
et sur son traité d'alliance avec l'Autriche, qui venait de garantir aux
Turcs la Moldavie et la Valachie, il retint dans sa route l'ambassadeur
qu'il leur envoyait, et attendit, comme on vient de le voir, au dernier
moment.

Mais les envoyés russes, anglais, autrichiens, suédois même, entouraient
le divan, et, d'une commune voix, ils lui dirent: «Que les Turcs ne
devaient leur existence européenne qu'aux divisions des princes
chrétiens; que, dès que ceux-ci seraient réunis sous une même influence,
les Mahométans d'Europe seraient accablés, et que l'empereur des
Français étant près d'atteindre à cet empire universel, c'était donc lui
qu'ils devaient le plus redouter.»

À ces discours se joignirent les efforts des deux princes grecs Morozi.
Ils étaient de la même religion qu'Alexandre: ils en attendaient la
Moldavie et la Valachie. Riches de ses bienfaits et des trésors de
l'Angleterre, ces drogmans éclairèrent l'ignorante insouciance des Turcs
sur l'occupation et les reconnaissances militaires des frontières
ottomanes par les Français. Ils firent bien plus: l'un d'eux se rendit
maître de l'esprit du divan et de la capitale; l'autre de celui du
grand-visir et de l'armée; et, comme le fier Mahmoud résistait et ne
voulait accepter qu'une paix honorable, ces perfides Grecs firent
débander son armée, et le forcèrent, par des soulèvemens, à signer avec
les Russes le traité honteux de Bucharest.

Telle est, dans le sérail, la puissance de l'intrigue: deux Grecs, que
les Turcs méprisaient, y décidèrent du sort de la Turquie malgré le
sultan. Celui-ci, dépendant des intrigues de son palais, comme tous les
despotes qui s'y renferment, céda; les Morozi l'emportèrent, mais
ensuite il leur fit trancher la tête.



CHAPITRE IV.


CE fut ainsi que nous perdîmes l'appui de la Turquie: mais la Suède nous
restait encore; son prince sortait de nos rangs; soldat de notre armée,
c'était à elle qu'il devait sa gloire et son sceptre: dès la première
occasion de montrer sa reconnaissance, déserterait-il notre cause? On ne
pouvait s'attendre à tant d'ingratitude; mais ce qu'on pouvait encore
moins prévoir, c'est qu'il sacrifierait les véritables et éternels
intérêts de la Suède à son ancienne jalousie contre Napoléon, et
peut-être à une faiblesse trop commune aux nouveaux favoris de la
fortune; si toutefois cette sujétion des hommes nouvellement parvenus
aux grandeurs à ceux qui jouissent d'une illustration transmise, n'est
point une nécessité de leur position plus qu'une erreur de leur
amour-propre.

Dans cette grande guerre de la démocratie contre l'aristocratie,
celle-ci se recruta de l'un de ses ennemis les plus acharnés.
Bernadotte, jeté presque seul au milieu des noblesses et des cours
anciennes, ne songea qu'à s'en faire adopter: il réussit; mais ce succès
dut lui coûter cher: pour l'obtenir, il lui fallut d'abord abandonner,
au moment du danger, les anciens compagnons et les auteurs de sa gloire.
Plus tard il fit plus: on l'a vu marcher sur leurs corps sanglans,
s'unir à tous leurs ennemis, naguère les siens, pour écraser son
ancienne patrie, et par là mettre sa patrie adoptive à la merci du
premier czar ambitieux de régner sur la Baltique.

D'un autre côté, il semble que le caractère de Bernadotte et
l'importance de la Suède dans la lutte décisive qui s'engageait, ne
pesèrent pas assez dans la balance politique de Napoléon. Ardent et
entier, son génie hasarda trop; il surchargea si fort une base solide,
qu'il la fit crouler. C'est ainsi qu'ayant justement apprécié les
intérêts des Suédois, comme étant naturellement liés aux siens, dès
qu'il voulait affaiblir la Russie, il crut pouvoir en exiger tout, sans
leur promettre assez; sa fierté ne calculant pas leur fierté, et les
jugeant trop intéressés à sa cause pour qu'ils voulussent jamais s'en
détacher.

Il faut, au reste, reprendre les choses de plus haut; les faits
montreront que c'est à la jalouse ambition de Bernadotte autant qu'à
l'inflexible fierté de Napoléon qu'il faut attribuer la défection de la
Suède. Enfin, on verra que son nouveau prince s'est chargé d'une grande
partie de la responsabilité de cette rupture, en mettant son alliance au
prix d'une perfidie.

Quand Napoléon revint d'Égypte, ce ne fut pas d'un commun accord qu'il
devint le chef de ses égaux. Alors ceux-ci, jaloux déjà de sa gloire,
envièrent encore plus sa puissance. Ils ne pouvaient contester l'une,
ils essayèrent de se refuser à l'autre. Moreau et plusieurs généraux,
soit entraînement, soit surprise, avaient coopéré au 18 brumaire; ils
s'en repentaient. Bernadotte s'y était refusé. Seul, la nuit, chez
Napoléon, au milieu de mille officiers dévoués qui attendaient les
ordres de ce conquérant, Bernadotte, alors républicain, avait osé
résister à ses raisonnemens, refuser la seconde place de la république,
et répondre à sa colère par des menaces. Napoléon le vit sortir,
fièrement et traverser la foule de ses partisans, emportant ses
révélations, et se déclarant son adversaire et même son dénonciateur.
Cependant, soit considération pour l'alliance de ce général avec son
frère, soit douceur, compagne ordinaire de la force, soit étonnement, il
le laissa sortir.

Dans cette même nuit, un conciliabule, formé de dix députés du conseil
des cinq-cents, s'était rassemblé chez S....; Bernadotte s'y rend. On y
convient que le lendemain, dès neuf heures, la séance du Conseil
s'ouvrira; que ceux de leur opinion en seront seuls avertis; que l'on y
décrétera que, pour imiter la sagesse que vient de montrer le conseil
des anciens en nommant Bonaparte général de sa garde, le conseil des
cinq-cents choisit Bernadotte pour commander la sienne; et que celui-ci,
tout armé, se tiendra prêt à y être appelé. C'est chez S.... que ce
projet est formé, c'est S.... qui court le révéler à Napoléon. Une
menace suffit pour contenir ces conjurés: aucun n'osa paraître au
conseil, et le lendemain la révolution du 18 brumaire s'accomplit.

Depuis, Bernadotte satisfit à la prudence par une feinte soumission:
mais Napoléon garda dans son coeur le souvenir de sa résistance. Il
suivait des yeux tous ses mouvemens; bientôt il entrevit à la tête d'une
conspiration républicaine qui se trama dans l'ouest contre lui. Une
proclamation prématurée la découvrit; un officier, arrêté pour d'autres
causes, et complice de Bernadotte, en dénonça les auteurs. Cette fois
Bernadotte était perdu si Napoléon eût pu l'en convaincre.

Il se contenta de l'exiler en Amérique sous le titre de ministre de la
république. Mais la fortune aida Bernadotte, déjà à Rochefort, à
retarder son embarcation jusqu'à ce que la guerre avec l'Angleterre eût
éclaté. Alors il refuse de partir, et Napoléon ne peut plus l'y
contraindre.

Ainsi toutes leurs relations étaient haineuses: cette animadversion ne
fit qu'augmenter. Bientôt, on entendit Napoléon reprocher à Bernadotte
son envieuse et perfide inaction pendant la bataille d'Auerstaedt, son
ordre du jour de Wagram, dans lequel il s'attribuait l'honneur de la
victoire. Il lui reprochait son caractère plus ambitieux que patriote,
et peut-être la séduction de ses manières, toutes choses dangereuses à
un pouvoir naissant; et cependant, grades, titres, décorations, il lui
avait tout prodigué: mais celui-ci, toujours ingrat, semblait ne les
avoir acceptés que de la justice, ou du besoin qu'on avait de lui. Ces
griefs étaient fondés.

De son côté Bernadotte, abusant de la douceur et des ménagements de
l'empereur, s'attirait de plus en plus son mécontentement, que son
ambition appelait inimitié. Il demandait par quel motif Napoléon l'avait
placé à Wagram dans une si dangereuse et si fausse position; pourquoi le
rapport de cette victoire lui avait été si désavantageux; à quoi
devait-il attribuer ce soin jaloux d'affaiblir son éloge dans les
journaux par des notes insidieuses. Jusque-là pourtant cette obscure et
sourde opposition de ce général contre son empereur était sans
importance, mais alors un champ plus vaste s'ouvrit à leur
mésintelligence.

À Tilsitt, la Suède, comme l'empire ottoman, avait été sacrifiée à la
Russie et au système continental. La fausse ou folle politique de
Gustave IV fut la cause de ce malheur. Depuis 1804, ce prince semblait
s'être mis à la solde de l'Angleterre; lui-même avait rompu le premier
l'ancienne alliance de la France et de la Suède. Il s'était opiniâtré
dans cette fausse politique, jusqu'à lutter d'abord contre la France
victorieuse de la Russie, et bientôt, contre la Russie réunie à la
France. La perte de la Poméranie en 1807, celle même de la Finlande et
des îles d'Aland, réunies à la Russie en 1808, n'avaient pas ébranlé son
obstination.

Ce fut alors que son peuple irrité ressaisit la puissance qui lui avait
été ravie en 1772 et en 1788 par Gustave III, et dont son successeur
faisait un si mauvais usage. Gustave-Adolphe IV fut arrêté, déposé, sa
descendance directe exclue du trône, son oncle mis à sa place, et le
prince de Holstein-Augustenbourg élu prince héréditaire de Suède. La
guerre avait été la cause de cette révolution, la paix en fut le
résultat: elle fut signée avec la Russie en 1809; mais le prince
héréditaire nouvellement élu mourut alors subitement.

L'an 1810 venait de commencer. Dès ses premiers jours, la France avait
rendu la Poméranie et l'île de Rügen à la Suède, pour prix de son
accession au système continental. Les Suédois, fatigués, appauvris et
devenus presque insulaires par la perte de la Finlande, rompaient à
contre-coeur avec l'Angleterre, et cependant ils s'y voyaient forcés;
d'une autre part, ils redoutaient la puissance si voisine et si
conquérante des Russes: se sentant faibles et isolés, ils cherchèrent un
appui.

Bernadotte venait de commander le corps d'armée français qui s'était
emparé de la Poméranie: sa réputation militaire, et plus encore celle de
sa nation et de son empereur, sa douceur attrayante, ses égards
généreux, ses soins caréssans pour les Suédois, avec lesquels il avait
eu à traiter, conduisirent quelques-uns d'eux à jeter les yeux sur lui.
Ils parurent ignorer la mésintelligence de ce maréchal avec son chef:
ils s'étaient imaginé qu'en le choisissant pour leur prince, ils se
donneraient en lui non-seulement un général redouté, mais aussi un
puissant conciliateur entre la France et la Suède, et dans son empereur
un protecteur assuré: il arriva tout le contraire.

Dans les intrigues auxquelles cette circonstance donna lieu, Bernadotte
à ses plaintes précédentes contre Napoléon, crut pouvoir en ajouter
d'autres. Quand, malgré Charles XIII et la plupart des membres de la
diète, il a été proposé pour la couronne de Suède; lorsque, soutenu dans
cette prétention par le premier ministre de Charles, homme sans
ancêtres, grand comme lui par lui-même, et par le comte de Wrede, le
seul membre de la diète qui lui ait gardé sa voix, il vient demander à
Napoléon son intervention, pourquoi celui-ci, auquel Charles XIII a
demandé ses ordres, a-t-il montré tant d'indifférence? Pourquoi lui
a-t-il préféré la réunion des trois couronnes du nord sur la tête d'un
prince danois? Si lui, Bernadotte, a réussi dans cette entreprise, il ne
le doit donc point à l'empereur des Français; il n'en est redevable qu'à
la prétention du roi de Danemarck, qui a nui à celle du duc
d'Augustenbourg[3], son plus dangereux rival; à l'audacieuse
reconnaissance du baron de Moerner, le premier qui soit venu lui offrir
de se mettre sur les rangs, et à l'aversion des Suédois pour les Danois;
il le doit sur-tout à un passe-port adroitement obtenu par son agent du
ministre de Napoléon. Cette pièce a, dit-on, été audacieusement produite
par l'émissaire secret de Bernadotte comme la preuve d'une mission
autographe dont il se disait chargé, et du désir formel de l'empereur
des Français de voir un de ses lieutenans, et l'allié de son frère, sur
le trône de Suède.

[Note 3: Frère du prince défunt du même nom.]

Bernadotte sent d'ailleurs qu'il tient cette couronne du hasard, qui l'a
fait naître dans une religion semblable à celle des Suédois; de la
naissance de son fils, qui assurait l'hérédité; de l'adresse de ses
agens, qui, autorisés ou non, ont fait briller aux yeux des Scandinaves
quatorze millions dont son élection enrichirait le trésor de l'état;
enfin, de ses soins caressans, qui lui ont gagné plusieurs Suédois
naguère ses prisonniers. Mais pour Napoléon, que lui doit-il? Quelle fut
sa réponse à la nouvelle de l'offre de quelques Suédois, que lui-même
est venu lui annoncer? «Je suis trop loin de la Suède, a répliqué
l'empereur des Français, pour me mêler de ses affaires: ne comptez pas
sur mon appui.» Il est vrai qu'en même temps, soit nécessité, soit qu'il
redoutât l'élection du duc d'Oldenbourg, mari de la grande-duchesse
russe qui lui avait refusé sa main, soit enfin respect pour les volontés
de la fortune, Napoléon ayant déclaré qu'il la laisserait en décider,
Bernadotte avait été élu prince de Suède.

Alors le nouveau prince s'est rendu chez Napoléon. Celui-ci l'accueille
franchement. «On vous offre donc la couronne de Suède, lui dit-il, je
vous permets de l'accepter. J'avais un autre désir, vous le savez; mais
enfin c'est votre épée qui vous fait roi, et vous comprenez que ce n'est
pas à moi à m'opposer, à votre fortune.» Il lui découvre alors toute sa
politique. Bernadotte paraît entraîné: tous les jours il se montre au
lever de l'empereur avec son fils, se mêlant aux autres courtisans. Par
ces marques de déférence, il pénètre dans le coeur de Napoléon. Il va
partir, mais pauvre. L'empereur ne veut pas qu'il se présente au trône
de Suède ainsi dépourvu et comme un aventurier: il lui donne
généreusement deux millions de son trésor; il accorde même à la famille
du nouveau prince les dotations que celui-ci ne pouvait plus conserver
comme prince étranger; enfin ils se séparent satisfaits.

Mais les espérances de Napoléon sur l'alliance de la Suède s'étaient
accrues de ce choix et de ses bienfaits. D'abord la correspondance de
Bernadotte fut celle d'un inférieur reconnaissant; mais, dès ses
premiers pas hors de la France, se sentant comme soulagé d'une longue et
pénible contrainte, on dit que sa haine contre Napoléon s'exhala en
discours menaçans: vrais on faux, ils furent dénoncés à l'empereur.

De son côté, ce souverain, forcé d'être absolu dans son système
continental, gêne le commerce de la Suède; il veut exclure jusqu'aux
vaisseaux américains des ports de ce royaume; enfin il déclare qu'il ne
reconnaît plus pour amis que les ennemis de la Grande-Bretagne.
Bernadotte fut forcé de choisir: l'hiver et la mer le séparaient des
secours ou de l'agression des Anglais; les Français touchaient à ses
ports: la guerre avec la France aurait donc été réelle et présente; la
guerre avec l'Angleterre pouvait n'être que fictive. Le prince de Suède
choisit ce dernier parti.

Cependant Napoléon, aussi conquérant dans la paix que dans la guerre, et
se défiant des intentions de Bernadotte, avait demandé plusieurs
équipages de vaisseaux à la Suède, pour sa flotte de Brest, et l'envoi
d'un corps de troupes qu'il solderait; affaiblissant ainsi ses alliés
pour dompter ses ennemis, ce qui le laissait maître des uns et des
autres. Il exige ensuite que les denrées coloniales soient soumises en
Suède, comme en France, à un droit de cinq pour cent. On assure même
qu'il fit demander à Bernadotte que des douaniers français fussent
soufferts à Gothenbourg. Ces demandes furent éludées.

Bientôt après Napoléon proposa une alliance entre la Suède, Copenhague
et Varsovie: confédération du Nord, dont il se serait fait chef comme de
celle du Rhin. La réponse de Bernadotte, sans être négative, eut le même
effet; il en fut de même pour un traité offensif et défensif que lui
offrit encore Napoléon. Depuis, Bernadotte a dit que quatre fois, dans
ses lettres autographes, il exposa franchement l'impossibilité où il se
trouvait d'obtempérer aux désirs de Napoléon, et protesta de son
attachement pour son ancien chef, mais que celui-ci ne daigna pas lui
répondre. Ce silence impolitique (si le fait est vrai) ne peut
s'attribuer qu'à la fierté de Napoléon, blessée des refus de Bernadotte.
Il jugea sans doute les protestations de celui-ci trop fausses pour
qu'elles méritassent une réponse.

On s'irritait: les communications devenaient désagréables; elles
s'interrompirent, avec Alquier, ministre de France en Suède, qui fut
rappelé. Cependant, la prétendue déclaration de guerre de Bernadotte
contre l'Angleterre restait sans effet, et Napoléon, qu'on ne pouvait ni
refuser ni tromper impunément, faisait la guerre au commerce suédois par
ses corsaires. Avec eux, et par l'envahissement de la Poméramie
suédoise, le 27 janvier 1812, il punit Bernadotte de ses déviations au
système continental, et obtint, comme prisonniers, plusieurs des
milliers de matelots et de soldats suédois, qu'il avait inutilement
demandés comme auxiliaires.

Alors se rompirent nos liens avec la Russie. Aussitôt Napoléon s'adresse
au prince de Suède: ses notes furent d'un suzerain qui croit parler dans
l'intérêt de son vassal, qui sent ses droits à sa reconnaissance, ou à
sa soumission, et qui y compte. Il exigeait que Bernadotte déclarât une
guerre réelle à l'Angleterre, qu'il lui fermât la Baltique, et qu'il
armât quarante mille Suédois contre la Russie. En récompense, il lui
promettait sa protection, la Finlande, et vingt-millions, pour une
valeur pareille de denrées coloniales, que les Suédois devraient d'abord
livrer. L'Autriche se chargea d'appuyer cette proposition; mais
Bernadotte, déjà fait au trône, répondit en prince indépendant.
Ostensiblement, il se déclarait neutre, ouvrait ses ports à toutes les
nations, rappelait ses droits, ses griefs, invoquait l'humanité,
conseillait la paix, et se proposait lui-même pour médiateur:
secrètement, il s'offrait à Napoléon au prix de la Norwège, de la
Finlande, et d'un subside.

À la lecture de ce style nouveau et inattendu, Napoléon est saisi
d'étonnement et de colère. Il y voit, non sans raison, une défection
préméditée par Bernadotte, un accord secret avec ses ennemis! il s'agite
d'indignation: il s'écrie, en frappant violemment cette lettre et la
table sur laquelle elle est ouverte: «Lui! le misérable! il me donne des
conseils! il veut me faire la loi! il m'ose proposer une infamie [4]! Un
homme qui tient tout de ma bonté! Quelle ingratitude!»

[Note 4: Napoléon voulait sûrement parler de la proposition que lui
faisait Bernadotte d'ôter la Norwège au Danemarck, son allié fidèle,
pour acheter par cette perfidie le secours de la Suède.]

Puis, se promenant à grands pas, il laisse par intervalles échapper ces
paroles: «Je devais m'y attendre! il a toujours tout sacrifié à ses
intérêts! C'est le même homme qui, pendant son court ministère, a tenté
la résurrection des infâmes jacobins! Quand il n'espérait que dans le
désordre, il s'est opposé au 18 brumaire! C'est lui qui a conspiré dans
l'ouest contre le rétablissement de la justice et de la religion! Son
envieuse et perfide inaction n'a-t-elle pas déjà trahi l'armée française
à Auerstaedt! Que de fois, par égard pour Joseph, j'ai pardonné à ses
intrigues et dissimulé ses fautes! Pourtant je l'ai fait général en
chef, maréchal, duc, prince, et roi enfin! Mais que font à un ingrat
tant de bienfaits, et le pardon de tant d'injures! Depuis un siècle, si
la Suède, à demi dévorée par la Russie, existe encore indépendante,
c'est grâce à l'appui de la France; mais il n'importe. Il faut à
Bernadotte le baptême de l'ancienne aristocratie! un baptême de sang, et
de sang français! et vous allez voir que, pour satisfaire son envie et
son ambition, il va trahir à la fois et son ancienne et sa nouvelle
patrie.»

En vain on cherche à le calmer. On lui objecte tout ce qu'impose à
Bernadotte sa nouvelle position; que la cession de la Finlande à la
Russie a séparé la Suède du continent; en a fait comme une île, et
conséquemment l'a rangée sous le système anglais. Dans de si graves
circonstances, tout le besoin qu'il a de cet allié ne peut vaincre sa
fierté, révoltée d'une proposition qu'il regarde comme outrageante;
peut-être aussi, dans le nouveau prince de Suède, voit-il trop encore ce
Bernadotte naguère son sujet, son inférieur militaire, et qui prétend
enfin s'être fait une destinée indépendante de la sienne. Dès lors ses
instructions se ressentirent de cette disposition: son ministre en
adoucit, il est vrai, l'amertume, mais une rupture était inévitable.

On ignore ce qui y contribua le plus, de la fierté de Napoléon, ou de
l'ancienne jalousie de Bernadotte; ce qui est certain, c'est que du côté
de l'empereur des Français les motifs furent honorables. «Le Danemarck
était, disait-il, son allié le plus fidèle; son attachement à la France
lui avait coûté sa flotte et avait amené l'incendie de sa capitale.
Fallait-il encore payer une fidélité si cruellement prouvée, par une
perfidie, en lui arrachant la Norwège pour la donner à la Suède?»

Quant au subside qu'on lui demandait, il répondit, comme pour la
Turquie, «que s'il fallait faire la guerre avec de l'argent,
l'Angleterre renchérirait toujours sur lui.» Et sur-tout «qu'il y avait
de la faiblesse et de la honte à réussir par la corruption.» Rentrant
par là dans son orgueil blessé, il termina cette négociation en
s'écriant: «Bernadotte m'imposer des conditions! pense-t-il donc que
j'ai besoin de lui? Je saurai bien l'enchaîner à ma victoire, et le
forcer de suivre mon impulsion souveraine!»

Cependant l'active et spéculative Angleterre, hors d'atteinte, jugeait
sainement des coups qu'il fallait porter, et trouvait les Russes dociles
à ses suggestions. C'était elle qui depuis trois ans cherchait à attirer
et à épuiser les forces de Napoléon dans les défilés de l'Espagne; ce
fut encore elle qui sut alors profiter de la vindicative inimitié des
princes de Suède.

Sachant que l'amour-propre actif et travailleur des hommes qui
parviennent reste toujours inquiet et susceptible devant les hommes
anciennement parvenus, elle et Alexandre employèrent les promesses, et
sur-tout les manières les plus séduisantes, pour enivrer Bernadotte.
Ainsi ils caressèrent ce prince, quand Napoléon irrité le menaçait; ils
lui promirent la Norwège et un subside, quand celui-ci, forcé de lui
refuser cette province d'un allié fidèle, faisait occuper la Poméranie.
Quand Napoléon, prince né de lui-même, se fondant sur des traités, sur
d'anciens bienfaits et sur les intérêts réels de la Suède, exigeait des
secours de Bernadotte, les princes anciens de Londres et de Pétersbourg
lui demandaient des avis avec déférence, ils se soumettaient d'avance
aux conseils de son expérience. Enfin, quand le génie de Napoléon, la
grandeur de son élévation, l'importance de son entreprise, et l'habitude
de leurs anciennes relations classaient encore Bernadotte comme son
lieutenant, ceux-ci semblaient déjà le regarder comme leur général.
Comment ne pas chercher à échapper d'une part à cette infériorité, et de
l'autre résister à des formes et à des promesses si séduisantes? Aussi
l'avenir de la Suède y fut sacrifié, et son indépendance livrée pour
jamais à la foi des Russes par le traité de Pétersbourg, que Bernadotte
signa le 24 mars 1812. Celui de Bucharest, entre Alexandre et Mahmoud,
fut conclu le 28 mai. Ce fut ainsi que nous perdîmes l'appui de nos deux
ailes.

Néanmoins l'empereur des Français, à la tête de plus de six cent mille
hommes, et déjà engagé trop avant, espéra que sa force déciderait de
tout; qu'une victoire sur le Niémen trancherait toutes ces difficultés
diplomatiques qu'il méprisa trop peut-être; qu'alors tous les princes de
l'Europe, forcés de reconnaître son étoile, s'empresseraient de rentrer
dans son système, et qu'il entraînerait dans son tourbillon tous ces
satellites.



LIVRE SECOND.



CHAPITRE I.


CEPENDANT Napoléon est encore à Paris, au milieu de ses grands, effrayés
du terrible choc qui se prépare. Ceux-ci n'ont plus rien à acquérir, ils
ont beaucoup à conserver: ainsi leur intérêt personnel se réunit au voeu
général des peuples, fatigués de la guerre; et sans contester l'utilité
de cette expédition, ils en redoutent les approches. Mais ils n'en
parlent qu'entre eux, secrètement, soit qu'ils craignent de déplaire, de
nuire à la confiance des peuples, ou d'être démentis par le succès:
c'est pourquoi, devant Napoléon, ils se taisent, et semblent même ne pas
être instruits d'une guerre qui, depuis long-temps, est le sujet des
conversations de toute l'Europe.

Mais enfin ce respect silencieux, que lui-même avait pris soin
d'imposer, l'importune; il y soupçonne plus d'improbation que de
réserve, l'obéissance ne lui suffit plus, il veut y ajouter la
conviction: ce sera une nouvelle conquête! Il sait d'ailleurs mesurer,
mieux que personne, cette puissance de l'opinion, qui, selon lui, _crée
ou tue les souverains_. Enfin, soit politique, soit amour-propre, il
aime à persuader.

Telles étaient les dispositions de Napoléon et celles des grands qui
l'entouraient, quand le voile étant près de se déchirer et la guerre
évidente, leur silence avec lui devint plus indiscret que quelques
paroles hasardées à propos. Les uns prirent donc l'initiative;
l'empereur prévint les autres.

On[5] parut d'abord concevoir toutes les nécessités de sa position: «Il
fallait achever l'ouvrage commencé; on ne pouvait s'arrêter sur une
pente aussi rapide, et si près du sommet. L'empire de l'Europe convenait
à son génie; la France en serait le centre et la base; autour d'elle,
grande et entière, elle ne verrait que de faibles états, tellement
divisés, que toute coalition deviendrait méprisable et impossible: mais,
avec un tel but, pourquoi ne commençait-il pas par soumettre et partager
ce qui était autour de lui?»

[Note 5: L'archichancelier]

À cette objection, Napoléon répondit «que tel avait été son projet en
1809, dans la guerre d'Autriche, mais que le malheur d'Esslingen avait
dérangé son plan: que même telle avait été sa pensée, quand, dès Tilsitt
et par l'entremise de Murat, il voulut s'allier à la Russie par un
mariage: mais que le refus de la princesse russe, et son union
précipitée avec le duc d'Oldenbourg, l'avaient conduit à épouser une
princesse autrichienne, et à s'appuyer de l'empereur d'Autriche contre
l'empereur russe.»

«Qu'il ne créait pas les circonstances, mais qu'il ne voulait pas les
laisser échapper; qu'il les concevait toutes, et se tenait prêt, tout ce
qui était possible devant arriver; qu'il sentait bien que, pour
accomplir ses desseins, il lui fallait douze ans, mais qu'il n'avait pas
le temps de les attendre.»

«Qu'au reste, il n'avait pas provoqué cette guerre; qu'il avait été
fidèle à ses engagemens envers Alexandre: la preuve s'en trouvait assez
dans la froideur de ses relations avec la Turquie et la Suède, livrées à
la Russie, l'une presque entière, l'autre dépossédée de la Finlande, et
même de l'île d'Aland, si voisine de Stockholm. Qu'il n'avait répondu
aux cris de détressé des Suédois qu'en leur conseillant cette cession.

«Que cependant, dès 1809, l'armée russe, destinée à agir de concert avec
Poniatowski dans la Gallicie autrichienne, s'était présentée trop lard,
trop faible, et avait agi perfidement; que depuis, Alexandre, par
l'ukase du 31 décembre 1810, avait manqué au système continental, et
avait, par ses prohibitions, déclaré une guerre réelle au commerce
français; qu'il savait bien que l'intérêt et l'esprit national des
Russes avaient pu l'y contraindre, mais qu'alors il avait fait dire à
leur empereur qu'il concevait sa position, et qu'il entrerait dans tous
les arrangemens qu'exigerait son repos; et pourtant qu'Alexandre, au
lieu de modifier son ukase, avait rassemblé quatre-vingt-dix mille
hommes, sous prétexte de soutenir ses douaniers; qu'il s'était laissé
gagner par l'Angleterre; qu'enfin aujourd'hui ce prince refusait de
reconnaître la trente-deuxième division militaire, et demandait
l'évacuation de là Prusse par les Français; ce qui équivalait à une
déclaration de guerre.»

À travers ces griefs, dont plusieurs étaient fondés, on croyait voir que
la fierté de Napoléon était encore blessée du refus qu'en 1807 la Russie
avait fait de sa main, puisqu'il s'était exposé à la guerre en
expropriant la princesse russe d'Oldenbourg de son duché.

Au reste, toutes ces passions qui gouvernent si despotiquement les
autres hommes étaient de trop faibles mobiles pour un génie aussi ferme
et aussi vaste; elles purent tout au plus déterminer en lui de premiers
mouvemens qui l'engagèrent plus tôt qu'il n'eût voulu. Mais, sans
pénétrer si avant dans les replis de cette grande ame, une seule pensée,
un fait évident suffisait pour le précipiter tôt ou tard dans cette
lutte décisive: c'était l'existence d'un empire rival du sien par une
égale grandeur, mais jeune encore comme son prince, et grandissant
chaque jour; quand l'empire français, déjà mûr comme son empereur, ne
pouvait plus guère que décroître.

À quelque hauteur qu'il eût élevé le trône du sud et de l'ouest de
l'Europe, Napoléon apercevait le trône septentrional d'Alexandre prêt
encore à le dominer par sa position éternellement menaçante. Sur ces
sommets glacés de l'Europe, d'où jadis s'étaient précipités tant de
flots de barbares, il voyait se former tous les élémens d'un nouveau
débordement. Jusque-là l'Autriche et la Prusse avaient été des barrières
suffisantes, mais lui-même les avait renversées ou abaissées: il restait
donc seul en présence, et seul le défenseur de la civilisation, de la
richesse et de toutes les jouissances des peuples du sud, contre la
rudesse ignorante, contre les désirs avides des peuples pauvres du nord,
et contre l'ambition de leur empereur et de sa noblesse.

Il était évident que la guerre seule pouvait décider de ce grand débat,
de cette grande et éternelle lutte, du pauvre contre le riche; et
cependant, de notre côté, cette guerre n'était ni européenne, ni même
nationale. L'Europe y marchait à contre-coeur, parce que le but de cette
expédition était d'ajouter aux forces de celui qui l'avait conquise. La
France épuisée voulait du repos; ses grands, qui formaient la cour de
Napoléon, s'effrayaient de ce redoublement de guerre, de la dispersion
de nos armées de Cadix à Moskou; et tout en concevant la nécessité à
venir de ce grand débat, l'urgence ne leur en était pas démontrée.

Ils savaient que c'était sur-tout dans l'intérêt de sa politique qu'il
fallait chercher à ébranler un prince dont le principe était «qu'il y a
des hommes dont la conduite ne peut que rarement être réglée par leurs
sentimens, mais toujours par les circonstances.» Dans cette pensée, ses
ministres lui dirent, l'un[6], «que ses finances avaient besoin de
repos;» mais il répondit:

«Au contraire, elles s'embarrassent, il leur faut la guerre.» Un autre
ajouta[7]: «qu'à la vérité jamais l'état de ses revenus n'avait été plus
satisfaisant: qu'après un compte rendu de trois à quatre milliards, il
était admirable qu'on se trouvât sans dettes exigibles, mais que tant de
prospérités touchaient à leur terme; puisqu'il paraissait qu'avec
l'armée 1812 allait commencer une campagne ruineuse: que jusque-là la
guerre avait nourri la guerre; que par-tout on avait trouvé la table
mise, mais qu'à l'avenir nous ne pourrions plus vivre aux dépens de
l'Allemagne, devenue notre alliée; bien loin de là, il faudrait nourrir
ses contingens, et cela sans espoir de dédommagement, quel que fût le
succès; car on aurait à payer de Paris chaque ration de pain qui se
mangerait à Moskou, les nouveaux champs de bataille n'offrant à
recueillir, après la gloire que des chanvres, des goudrons et des
mâtures, qui ne serviraient sans doute pas à acquitter les frais d'une
guerre continentale. Que la France n'était pas en état de défrayer ainsi
l'Europe, sur-tout dans l'instant où ses ressources s'écoulaient vers
l'Espagne; que c'était mettre à la fois le feu aux extrémités, et
qu'alors, refluant vers le centre épuisé par tant d'efforts, il pourrait
nous consumer nous-mêmes.»

[Note 6: Le comte Mollien.]

[Note 7: Le duc de Gaëte.]

Ce ministre avait été écouté; l'empereur le regardait d'un air riant,
accompagné d'une caresse qui lui était familière. Il pensait avoir
persuadé, mais Napoléon lui dit: «Vous croyez donc que je ne saurai pas
bien à qui faire payer les frais de la guerre?» Le duc cherchait à
comprendre sur qui tomberait ce fardeau, quand l'Empereur par un seul
mot, dévoilant toute la grandeur de ses projets, ferma la bouche à son
ministre étonné.

Il n'appréciait pourtant que trop bien toutes les difficultés de son
entreprise. Ce fut là peut-être ce qui lui attira le reproche de s'être
servi d'un moyen qu'il avait repoussé dans la guerre d'Autriche, et
dont, en 1793, le célèbre Pitt avait donné l'exemple.

Vers la fin de 1811, le préfet de police de Paris apprit, dit-on, qu'un
imprimeur contrefaisait secrètement des billets de banque russes; il
l'envoie saisir; celui-ci résiste, mais enfin sa maison est forcée, et
il est conduit devant le magistrat, qu'il étonne par son assurance, et
plus encore en se réclamant du ministre de la police. Cet imprimeur fut
relâché sur-le-champ; on a même ajouté qu'il continua sa contrefaçon, et
que, dès nos premiers pas en Lithuanie, nous répandîmes le bruit qu'à
Wilna nous nous étions emparés de plusieurs millions de billets de
banque russes, dans les caisses de l'armée ennemie.

Quelle qu'ait été l'origine de cette fausse monnaie, Napoléon ne la vit
qu'avec une extrême répugnance: on ignore même s'il se décida à en faire
usage; du moins est-il certain qu'aux jours de notre retraite, et quand
nous abandonnâmes Wilna, la plupart de ces billets s'y retrouvèrent
intacts, et furent brûlés, par ses ordres.



CHAPITRE II.


CEPENDANT Poniatowski, à qui cette expédition semblait promettre un
trône, se joignait généreusement aux ministres de l'empereur, pour lui
en montrer le danger. Dans ce prince polonais, l'amour de la patrie
était une noble et grande passion; sa vie et sa mort l'ont prouvé; mais
elle ne l'aveuglait pas. Il peignit la Lithuanie déserte, peu
praticable; sa noblesse déjà presque à demi russe, le caractère des
habitans froid et peu empressé: mais l'empereur impatient l'interrompit;
il voulait des renseignemens pour entreprendre, et non pour s'abstenir.

Il est vrai que la plupart de ces objections n'étaient qu'une faible
répétition de toutes celles qui, dès long-temps, s'étaient présentées à
son esprit. On ignorait jusqu'à quel point il avait mesuré le danger;
ses efforts multipliés, depuis le 30 décembre 1810, pour connaître le
terrain qui tôt ou tard devait infailliblement devenir le théâtre d'une
guerre décisive; combien d'émissaires il avait envoyés le reconnaître;
la multitude de mémoires qu'il s'était fait donner sur les routes de
Pétersbourg et de Moskou; sur l'esprit des habitans, principalement sur
celui de la classe marchande; enfin sur les ressources de toute nature
que le pays pourrait offrir: s'il persistait, c'est que, loin de
s'abuser sur sa force, il ne partageait pas cette confiance, qui
peut-être empêchait d'apercevoir combien l'affaiblissement de la Russie
importait à l'existence à venir du grand empire français.

Dans cette vue, il s'adressa encore à trois de ses grands-officiers[8],
dont les services et l'attachement connus autorisaient la franchise:
tous les trois, comme ministres, envoyés et ambassadeurs, avaient, à
différentes époques, connu la Russie. Il s'attacha à leur persuader
l'utilité, la justice et la nécessité de cette guerre; mais l'un d'eux
sur-tout[9] l'interrompait souvent avec impatience: car, dès qu'une
discussion était établie, Napoléon en souffrait les écarts.

[Note 8: Le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence.]

[Note 9: Le duc de Vicence.]

Ce grand-officier, s'abandonnant à cette impétueuse et inflexible
franchise qu'il tenait de son caractère, de son éducation militaire, et
peut-être aussi de la province où il était né, s'écriait: «qu'il ne
fallait pas s'abuser, ni prétendre abuser les autres; qu'en s'emparant
du continent, et même des états de la famille de son allié, on ne
pouvait accuser cet allié de manquer au système continental! Quand les
armées françaises couvraient l'Europe, comment reprocher aux Russes leur
armée? Était-ce à l'ambition de Napoléon à dénoncer l'ambition
d'Alexandre.

Qu'au reste, la détermination de ce prince était prise; que la Russie
une fois envahie, il-n'y aurait plus de paix à attendre tant qu'un
Français resterait sur son territoire; qu'en cela l'orgueil national et
obstiné des Russes était d'accord avec celui de leur empereur.

Qu'à la vérité ses sujets l'accusaient de faiblesse, mais que c'était à
tort; qu'il ne fallait pas le juger d'après toutes les complaisances
dont, à Tilsitt et à Erfurt, son admiration, son inexpérience et quelque
ambition l'avaient rendu capable. Que ce prince aimait la justice; qu'il
tenait à mettre le bon droit de son côté, et pouvait hésiter jusqu'à ce
qu'il s'en crût appuyé, mais qu'alors il devenait inflexible; qu'enfin,
en le considérant par rapport à ses sujets, il y aurait plus de danger
pour lui à faire une honteuse paix qu'à soutenir une guerre
malheureuse.

Comment au reste ne pas voir que, dans cette guerre, tout était à
craindre, jusqu'à nos alliés? Napoléon n'entendait-il pas leurs rois
inquiets dire qu'ils n'étaient que ses préfets? Pour se tourner contre
lui, tous n'attendaient qu'une occasion; pourquoi risquer de la faire
naître?»

Alors, appuyé de ses deux collègues, ce général ajoutait: «que, depuis
1805, un système de guerre qui forçait au pillage le soldat le plus
discipliné, avait semé de haines toute cette Allemagne qu'aujourd'hui
l'empereur voulait franchir. Allait-il donc se jeter avec son armée,
par-delà, tous ces peuples qui n'ont point encore cicatrisé les plaies
qu'ils nous doivent? Que d'inimitiés, que de vengeances ce serait mettre
entre la France et lui!

Et à qui demandait-il ses points d'appui? À cette Prusse que nous
dévorons depuis cinq ans, et dont l'alliance est feinte et forcée. Il va
donc tracer la plus longue ligne d'opérations qui fut jamais, à travers
une crainte silencieuse, souple, perfide, qui, telle que cette cendre
des volcans, cache des feux terribles dont le moindre choc peut produire
l'éruption[10]!

[Note 10: Duc de Vicence, le comte de Ségur.]

Après tout enfin, que lui reviendra-t-il de tant de conquêtes? de
substituer à des rois des lieutenans, qui, plus ambitieux que les
généraux d'Alexandre, les imiteront peut-être, sans attendre la mort de
leur souverain; mort qu'au reste il rencontrera infailliblement sur tant
de champs de bataille, et cela avant d'avoir consolidé son ouvrage,
chaque guerre réveillant dans l'intérieur l'espoir de tous les partis,
et remettant en question ce qui était résolu.

Voulait-il connaître les discours de l'armée? Eh bien! on y disait que
ses meilleurs soldats étaient en Espagne; que les régimens, trop souvent
recrutés, manquaient d'ensemble; qu'ils ne se connaissaient pas entre
eux; qu'on était incertain si l'on pourrait compter l'un sur l'autre
dans le danger; que le premier rang cachait en vain la faiblesse des
deux autres; que déjà, faute d'âge et de santé, beaucoup succombaient
dans les premières marches, sous le seul poids de leurs sacs et de leurs
armes.

Et pourtant, dans cette expédition, c'était moins la guerre qui
déplaisait que le pays où l'on allait la porter[11]. Les Lithuaniens
nous appelaient, disait-on; mais sur quel sol? dans quel climat? au
milieu de quelles moeurs? On les connaissait trop par la campagne de
1806: où pouvoir jamais s'arrêter dans ces plaines plates et démantelées
de toute espèce de position fortifiée par l'art ou la nature?

[Note 11: Le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence.]

Ne savait-on pas que tous les élémens défendaient ces contrées depuis le
premier d'octobre jusqu'au premier de juin; que hors du court intervalle
compris entre ces deux époques, une armée engagée dans ces déserts de
boue ou de glace, y pouvait périr tout entière et sans gloire!» Et ils
ajoutaient: «que la Lithuanie était déjà l'Asie plus encore que
l'Espagne n'était l'Afrique; et l'armée française, déjà comme exilée de
la France par une guerre perpétuelle, voulait du moins rester
européenne.

Enfin, quand on serait en présence de l'ennemi dans ces déserts, par
quels motifs différens chaque armée serait-elle animée? Pour les Russes,
la patrie, l'indépendance, tous les intérêts privés et publics,
jusqu'aux voeux secrets de nos alliés! Pour nous, et contre tant
d'obstacles, la gloire toute seule, même sans la cupidité, que
l'affreuse pauvreté de ces climats ne pourrait tenter.

Et quel but pour tant de travaux? Les Français ne se reconnaissaient
déjà plus au milieu d'une patrie qu'aucune autre frontière naturelle ne
limitait plus, et tant y devenait grande la diversité des moeurs, des
figures et des langages.» À ce propos le plus âgé de ces
grands-officiers[12] ajouta: «qu'on ne s'étendait pas ainsi sans
s'affaiblir; que c'était perdre la France dans l'Europe, car enfin quand
la France serait l'Europe, il n'y aurait plus de France: déjà même un
tel départ ne va-t-il pas la laisser solitaire, déserte, sans chef, sans
armée, accessible à toute diversion; qui donc la défendra? _Ma
renommée_! s'écria l'empereur: _J'y laisse mon nom et la crainte
qu'inspire une nation armée!_»

Et, sans se laisser ébranler par tant d'objections, il annonçait: «qu'il
allait organiser l'empire en cohortes de ban et d'arrière-ban, et
laisser, sans défiance, à des Français la garde de la France, de sa
couronne et de sa gloire.

Que quant à la Prusse, il s'était assuré de sa tranquillité, par
l'impossibilité où il l'avait mise de remuer, même dans le cas d'une
défaite, ou d'une descente des Anglais sur les côtes de la mer du Nord
et sur nos derrières. Qu'il tenait dans sa main la police civile et
militaire de ce royaume; qu'il était maître de Stettin, Custrin, Glogau,
Torgau, Spandau, et de Magdebourg; qu'il aurait des officiers
clairvoyans à Colberg et une armée à Berlin; qu'avec ces moyens et la
loyauté de la Saxe, il n'avait rien à craindre de l'inimitié prussienne.

[Note 12: M. de Ségur.]

Que pour le reste de l'Allemagne, une vieille politique l'attachait à la
France, ainsi que les mariages avec les maisons de Bade, de Bavière et
d'Autriche; qu'il comptait sur ceux de ses rois qui lui devaient leur
nouveau titre. Qu'après avoir enchaîné l'anarchie, et s'être rangé du
parti des rois, fort comme il l'était, ceux-ci ne pourraient l'attaquer
qu'en soulevant leurs peuples par les principes de la démocratie: mais
que sans doute les souverains ne s'allieraient pas à cette ennemie
naturelle des trônes, qui sans lui les aurait renversés, et contre
laquelle lui seul pouvait les défendre.»

«Que d'ailleurs les Allemands étaient d'un génie méthodique et lent, et
qu'avec eux il aurait toujours le temps pour lui; qu'il régnait dans
toutes les forteresses de la Prusse; que Dantzick était un second
Gibraltar.» Ce qui était inexact sur-tout en hiver. «Que la Russie
devait effrayer l'Europe de son gouvernement militaire et conquérant,
comme de sa population sauvage déjà si nombreuse, et qui augmentait d'un
demi-million tous les ans: n'avait-on pas vu ses armées dans toute
l'Italie, en Allemagne et jusque sur le Rhin! Qu'en demandant
l'évacuation de la Prusse, elle voulait une chose impossible, parce que
se dessaisir de la Prusse, après l'avoir tant ulcérée, c'était la donner
à la Russie, qui s'en servirait contre nous.»

Poursuivant ensuite avec plus de chaleur, il s'écriait: «Pourquoi
menacer mon absence des différens partis encore existans dans
l'intérieur de l'empire? Où sont-ils? je n'en vois qu'un seul contre
moi, celui de quelques royalistes, la plupart de l'ancienne noblesse,
vieux et sans expérience. Mais ils redoutent plus ma perte qu'ils ne la
désirent. Voici ce que je leur ai dit en Normandie: On me vante fort
comme grand capitaine, comme politique habile, et l'on ne parle guère de
moi comme administrateur; pourtant ce que j'ai fait de plus difficile et
de plus utile, a été d'arrêter le torrent révolutionnaire; il aurait
tout englouti, l'Europe et vous! J'ai réuni les partis les plus
opposés, mêlé les classes rivales, et, parmi vous cependant, quelques
nobles obstinés résistent: ils refusent mes places! Eh! que m'importe à
moi! c'est pour votre bien, pour votre salut que je vous les offre. Que
feriez-vous seuls et sans moi? Vous êtes une poignée contre des masses!
Ne voyez-vous pas qu'il faut éteindre cette guerre du tiers-état contre
la noblesse, par un mélange complet de ce qu'il y a de mieux dans les
deux classes? Je vous tends la main, et vous la repoussez! Mais qu'ai-je
besoin de vous? Quand je vous soutiens, je me fais tort à moi-même dans
l'esprit du peuple; car que suis-je, moi? roi du tiers-état: n'est-ce
point assez?»

Alors, passant avec plus de calme à une autre question, «il connaissait,
disait-il, l'ambition de ses généraux; mais elle était détournée par la
guerre, et ne serait pas appuyée dans ses excès par des soldats
français, trop fiers et trop attachés à leur belle patrie. Que si la
guerre était périlleuse, la paix avait aussi ses dangers; qu'en ramenant
ses armées dans l'intérieur, elle y renfermerait et y concentrerait trop
d'intérêts et de passions audacieuses, que le repos et leur réunion
feraient fermenter, et qu'il ne pourrait plus contenir; qu'il fallait
donner un cours à toutes ces ambitions; qu'après tout, il en craignait
moins l'effet au dehors qu'au dedans.»

Enfin il ajouta: «Vous craignez, la guerre pour mes jours? C'est ainsi
qu'au temps des conspirations on voulait m'effrayer de Georges: il se
trouvait par-tout sur mes pas; ce misérable devait tirer sur moi. Eh
bien! il aurait tué mon aide-de-camp tout au plus; mais me tuer, moi,
c'était impossible! avais-je donc accompli les volontés du destin? Je me
sens poussé vers un but que je ne connais pas: quand je l'aurai atteint,
dès que je n'y serai plus utile, alors un atome suffira pour m'abattre;
mais jusque-là tous les efforts humains ne pourront rien contre moi.
Paris ou l'armée, c'est donc une même chose; quand mon heure sera venue,
une fièvre, une chute de cheval à la chasse, me tueront aussi bien qu'un
boulet: les jours sont écrits!»

Celle opinion, utile au moment du danger, aveugle trop souvent les
conquérans sur le prix auquel les grands résultats qu'ils obtiennent
sont achetés. Ils aiment à croire à la prédestination, soit que plus que
d'autres ils aient éprouvé tout ce qu'il y a d'inattendu dans les
affaires des hommes, soit qu'elle les décharge d'une trop pesante
responsabilité. C'était en revenir au temps des croisades, où ces mots,
_Dieu le veut_, répondaient à toutes les objections d'une politique
pacifique et prudente.

Car l'expédition de Napoléon en Russie a une triste ressemblance avec
celles de Saint Louis en Égypte et en Afrique. Ces invasions
entreprises, les unes, pour les intérêts du ciel, l'autre pour ceux de
la terre, eurent une fin pareille; et ces deux grands désastres
apprennent au monde que les grands et profonds calculs politiques du
siècle des lumières peuvent avoir le même résultat que les élans
désordonnés des passions religieuses des siècles de l'ignorance et de la
superstition.

Toutefois, dans ces deux entreprises, ne comparons ni leur opportunité,
ni leurs chances de succès. Celle-ci était indispensable à l'achèvement
d'un grand dessein presque accompli; son but n'était point hors de
portée; les moyens pour l'atteindre étaient sûffisans: il se peut que
l'instant en ait été mal choisi; que la conduite en ait été, tantôt trop
hâtée, tantôt incertaine; et, à cet égard, les faits parleront, c'est à
eux à en décider.



CHAPITRE III.


CEPENDANT Napoléon répondait à tout; son habile main savait saisir et
manier à propos tous les esprits; et, en effet, dès qu'il voulait
séduire, il y avait dans son entretien une espèce d'enchantement dont il
était impossible de se défendre: on se sentait moins fort que lui, et
comme contraint de se soumettre à son influence. C'était, si l'on peut
s'exprimer ainsi, une espèce de puissance magnétique; car son génie
ardent et mobile est tout entier dans chacun de ses désirs, le moindre
comme le plus important: il veut, et toutes ses forces, toutes ses
facultés se réunissent pour accomplir; elles accourent, se précipitent,
et, dociles, elles prennent à l'instant même les formes qui lui
plaisent.

Aussi la plupart de ceux qu'il avait en vue d'engager, se trouvaient-ils
entraînés comme hors d'eux-mêmes. On se sentait flatté de voir ce maître
de l'Europe sembler n'avoir plus d'autre ambition, d'autre volonté que
celle de vous convaincre; de voir ces traits, pour tant d'autres si
terribles, n'exprimer pour vous qu'une douce et touchante bienveillance;
d'entendre cet homme mystérieux, et dont chaque parole était historique,
céder comme pour vous seul à l'irrésistible attrait du plus naïf et du
plus confiant épanchement: et cette voix, en vous parlant, si
caressante, n'était-ce pas celle dont le moindre son retentissait dans
toute l'Europe, déclarait des guerres, décidait des batailles, fixait le
sort des empires, élevait ou détruisait les réputations! Quel
amour-propre pouvait résister au charme d'une si grande séduction! on en
était saisi de toutes parts; son éloquence était d'autant plus
persuasive, que lui-même semblait persuadé.

Dans cette occasion, il n'y eut pas de teintes si variées dont sa vive
et fertile imagination ne colorât, son projet pour convaincre et
entraîner. Le même texte lui fournissait mille argumens divers: c'est le
caractère et la position de chacun de ses interlocuteurs qui
l'inspirent; il l'entraîne dans son entreprise, en la lui faisant
envisager sous la forme, avec la couleur, et du côté qui doit lui
plaire.

Voilà comme il fait entrevoir à celui qu'effraie la dépense, qu'un autre
paiera cette conquête de la Russie, qu'il veut lui faire approuver.

Il dit au militaire que cette expédition hasardeuse étonne, mais qui
doit être facilement séduit par la grandeur d'une idée ambitieuse, que
la paix est à Constantinople, c'est-à-dire à la fin de l'Europe: il lui
est libre d'entrevoir qu'alors ce ne sera pas seulement à un bâton de
maréchal, mais à un sceptre qu'on pourra prétendre.

Il répond au ministre[13] élevé dans l'ancien monde, et qu'épouvanterait
tant de sang à verser, et d'ambition à satisfaire, «que c'est une guerre
toute politique; que ce sont les Anglais seulement qu'il va attaquer en
Russie; que la campagne sera courte; qu'après on se reposera; que c'est
le cinquième acte, le dénouement.»

[Note 13: Le comte Molé]

Avec d'autres, c'est la puissance, l'ambition des Russes et la force des
événemens qui l'entraînent à la guerre malgré lui. Devant les hommes
superficiels et sans expérience, avec lesquels il ne veut ni
s'expliquer, ni se donner la peine de feindre, il s'écrie brusquement:
«Vous ne comprenez rien à tout ceci, vous en ignorez les antécédens et
les conséquens!»

Mais avec les princes de sa famille, il s'est déclaré depuis long-temps;
il s'est plaint de ce qu'ils n'appréciaient pas assez sa position. «Ne
voyez-vous pas, leur a-t-il dit, que je ne suis point né sur le trône;
que je dois m'y soutenir comme j'y suis monté, par la gloire; qu'il faut
qu'elle aille en croissant; qu'un particulier devenu souverain, comme
moi, ne peut plus s'arrêter; qu'il faut qu'il monte sans cesse, et qu'il
est perdu s'il reste stationnaire?»

Alors, il montrait toutes les anciennes dynasties armées contre la
sienne, tramant des complots, préparant des guerres, et cherchant à
détruire en lui le dangereux exemple d'un roi parvenu. Voilà pourquoi
toute paix, à ses yeux, était une conspiration des faibles contre le
fort, des vaincus contre le vainqueur, et sur-tout des grands par leur
naissance contre les grands par eux-mêmes. Tant de coalitions
successives l'avaient confirmé dans cette appréhension! Aussi pensait-il
souvent à ne plus souffrir de puissance ancienne en Europe, et
voulait-il seul faire époque, être une ère nouvelle pour les trônes, et
qu'enfin tout, datât de lui.

Il se découvrait ainsi tout entier aux yeux de sa famille, par ces vives
peintures de sa position politique, qui ne paraîtront peut-être plus
aujourd'hui ni fausses, ni trop chargées; et pourtant la douce
Joséphine, toujours occupée à le retenir et à le calmer, lui avait
souvent fait entendre, «qu'avec le sentiment de la supériorité de son
génie, il semblait n'avoir jamais assez celui de sa puissance; que,
comme à ces caractères jaloux, il lui en fallait sans cesse des preuves.
Comment, à travers les bruyantes acclamations de l'Europe, son oreille
inquiète pouvait-elle entendre quelques voix isolées qui contestaient sa
légitimité? qu'ainsi son esprit inquiet cherchait toujours l'agitation
comme son élément; que, fort pour désirer, faible pour jouir, il serait
donc le seul qu'il n'eût pu, vaincre.»

Mais, en 1811, Joséphine était séparée de Napoléon; et, quoiqu'il allât
encore lui rendre des soins dans sa retraite, la voix de cette
impératrice avait perdu cette influence que donne une présence
continuelle, de tendres habitudes, et le besoin des doux épanchemens.

Cependant, de nouveaux démêlés avec le pape compliquaient la position de
la France. Napoléon s'adressait alors au cardinal Fesch. C'était un
prêtre zélé, et tout bouillant d'une vivacité italienne: il défendait
les droits ultramontains avec une ardente opiniâtreté; et telle était la
chaleur de ses discussions avec l'empereur, que, dans une occasion
précédente, celui-ci, tout irrité, s'était emporté jusqu'à lui crier,
«qu'il le réduirait à obéir!--Eh! qui conteste votre puissance? répondit
le cardinal: mais force n'est pas raison; car si j'ai raison, toute
votre puissance ne me fera point avoir tort. D'ailleurs, votre majesté
sait que je ne crains pas le martyre.--Le martyre! répliqua Napoléon en
passant de la violence au sourire, ah! n'y comptez pas, monsieur le
cardinal; c'est une affaire où il faut être deux, et quant à moi je ne
veux martyriser personne.»

Ces discussions prirent, dit-on, un caractère plus grave vers la fin de
1811. Un témoin assure qu'alors le cardinal, jusque-là étranger à la
politique, la mêla à ses controverses religieuses; qu'il conjura
Napoléon de ne pas s'attaquer ainsi aux hommes, aux élémens, aux
religions, à la terre et au ciel à la fois; et qu'enfin il lui montra la
crainte de le voir succomber sous le poids de tant d'inimitiés.

Pour toute réponse à cette vive attaque, l'empereur le prit par la main,
le conduisit à la fenêtre, l'ouvrit, et lui dit: «Voyez-vous là-haut
cette étoile?--Non, sire.--Regardez bien.--Sire, je ne la vois pas.--Eh
bien! moi je la vois!» s'écria Napoléon. Le cardinal, saisi
d'étonnement, se tut, s'imaginant qu'il n'y avait plus de voix humaine
assez forte pour se faire entendre d'une ambition si colossale, qu'elle
atteignait déjà les cieux.

Quant au témoin de cette scène singulière, il comprit tout autrement les
paroles de son chef. Elles ne lui parurent point l'expression d'une
confiance exagérée dans sa fortune, mais plutôt celle de la grande
différence que Napoléon établissait entre les aperçus de son génie et
ceux de la politique du cardinal!

Mais, en supposant même que l'ame de Napoléon n'ait point été exempte
d'un penchant à la superstition, son esprit était à la fois trop ferme
et trop éclairé pour laisser dépendre d'une faiblesse d'aussi grandes
destinées. Une grande inquiétude le préoccupait: c'était la pensée de
cette même mort qu'il semblait braver. Il sentait ses forces
s'affaiblir, et craignait qu'après lui cet empire français, ce grand
trophée de tant de travaux et de victoires, ne fût démembré.

«L'empereur russe était, disait-il, le seul souverain qui pesât encore
sur le sommet de cet immense édifice. Jeune et plein de vie, les forces
de ce rival croissaient encore, quand déjà les siennes déclinaient.» Il
lui semblait que, des bords du Niémen, Alexandre n'attendait que la
nouvelle de sa mort pour se saisir du sceptre de l'Europe, et l'arracher
des mains de son faible successeur. «Quand l'Italie entière, la Suisse,
l'Autriche, la Prusse et toute l'Allemagne marchaient sous ses aigles,
qu'attendrait-il donc pour prévenir ce danger, et pour consolider le
grand empire, en rejetant Alexandre et la puissance russe, affaiblie de
la perte de toute la Pologne, au-delà du Borysthène?»

Telles furent ses paroles prononcées dans le secret de l'intimité; elles
renferment sans doute le véritable motif de cette terrible guerre. Quant
à sa précipitation à la commencer, il semblait qu'il se hâtât, poussé
par l'instinct d'une mort prochaine. Une humeur acre répandue dans sang,
et qu'il accusait de son irascibilité, «mais sans laquelle, disait-il,
on ne gagnait pas de batailles,» le dévorait.

Qui de nous a su pénétrer assez avant dans l'organisation humaine pour
affirmer que ce vice caché ne fût pas l'une des causes de cette inquiète
activité qui hâtait les événemens, et qui fit sa grandeur et sa chute?

Cet ennemi intérieur manifestait de plus en plus sa présence par une
douleur secrète, et par de violentes convulsions d'estomac qu'il lui
faisait éprouver. Dès 1806, à Varsovie, dans une de ces crises
douloureuses, on[14] avait entendu Napoléon s'écrier, «qu'il portait en
lui le principe d'une fin prématurée, et qu'il périrait du même mal que
son père.»

[Note 14: Le comté de Lobau.]

Déjà pour lui, les courts exercices de la chasse, le galop des chevaux
les plus doux, étaient une fatigue: comment soutiendrait-il donc les
longues journées, et les mouvemens rapides et violens par lesquels les
combats se préparent? Aussi pendant que, même autour de lui, la plupart
le croyaient emporté vers la Russie par sa grande ambition, par
l'inquiétude de son esprit et par son amour pour la guerre, seul et
presque sans témoin, il en pesait l'énorme poids, et, poussé par la
nécessité, il ne s'y décidait qu'après une pénible hésitation.

Enfin, le 3 août 1811, dans une audience, au milieu des envoyés de toute
l'Europe, il éclate; mais cet emportement, présage de la guerre, est une
preuve de plus de sa répugnance à la commencer. Peut-être la défaite que
viennent d'essuyer les Russes à Routschouk a-t-elle enflé son espoir, et
pense-t-il qu'en menaçant il arrêtera les préparatifs d'Alexandre.

C'est au prince Kourakin qu'il s'est adressé. Cet ambassadeur vient de
protester des intentions pacifiques de son souverain, il l'interrompt:
«Non, son maître veut la guerre! il sait par ses généraux que les armées
russes accourent sur le Niémen! L'empereur Alexandre trompe et gagne
tous ses envoyés!» Puis apercevant Caulincourt, il traverse rapidement
la salle, et l'interpelant avec violence: «Oui, vous aussi vous êtes
devenu Russe. Vous êtes séduit par l'empereur Alexandre.» Le duc
répliqua fermement: «Oui, sire, parce que je le crois Français.»
Napoléon se tut; mais depuis ce moment il traita froidement ce
grand-officier, sans pourtant le rebuter; plusieurs fois même il essaya,
par de nouveaux raisonnemens, entremêlés de caresses familières, de le
faire rentrer dans son opinion, mais inutilement; il le trouva toujours
inflexible, prêt à le servir, mais sans l'approuver.



CHAPITRE IV.


PENDANT que Napoléon, entraîné par son caractère, par sa position et par
les circonstances, paraissait ainsi désirer et hâter l'instant des
combats, il gardait le secret de sa perplexité; l'année 1811 s'écoulait
en pourparlers de paix et en préparatifs de guerre. 1812 venait de
commencer, et déjà l'horizon s'obscurcissait. Nos armées d'Espagne
avaient fléchi: Ciudad-Rodrigo venait d'être reprise par les Anglais (19
janvier 1812); les discussions de Napoléon avec le pape s'aigrissaient;
Kutusof avait détruit l'armée turque sur le Danube (8 décembre 1811); la
France même devenait inquiète pour ses subsistances: tout enfin semblait
détourner les regards de Napoléon de la Russie, les ramener sur la
France et les y fixer; et lui, bien loin de s'aveugler, il reconnaissait
dans ces contrariétés les avertissemens d'une fortune toujours fidèle.

Ce fut sur-tout au milieu de ces longues nuits d'hiver, où l'on reste
long-temps seul avec soi-même, que son étoile parut l'éclairer de sa
plus vive lumière; elle lui montre les différens génies de tant de
peuples vaincus, attendant en silence le moment de venger leur injure;
les dangers qu'il court affronter, ceux qu'il laisse derrière lui, même
chez lui; que, comme les états de son armée, les tables de la population
de son empire étaient trompeuses, non par leur force numérique, mais par
leur force réelle: on n'y compte que des hommes vieillis par le temps ou
par la guerre, et des enfans: presque plus d'hommes faits! Où
étaient-ils? Les pleurs des femmes; les cris des mères le disaient
assez! penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait
inculte, elles maudissent la guerre en lui!

Et cependant il irait attaquer la Russie sans avoir soumis l'Espagne;
oubliant ce principe, dont lui-même donna si souvent le précepte et
l'exemple, «de ne jamais entreprendre sur deux points à la fois, mais
sur un seul et toujours en masse!» Pourquoi enfin sortirait-il d'une
situation brillante, quoique non assurée, pour se jeter dans une
position si critique, où le moindre échec pouvait tout perdre, où tout
revers serait décisif?

En ce moment, aucune nécessité de position, aucun sentiment
d'amour-propre ne pouvait forcer Napoléon à combattre ses propres
raisonnemens, et l'empêcher de s'écouter lui-même. Aussi devient-il
soucieux et agité. Il rassemble les différens états de situation de
chaque puissance de l'Europe; il s'en fait composer un résumé exact et
complet, et s'absorbe dans cette lecture: son anxiété s'accroît; pour
lui sur-tout l'irrésolution est un supplice.

Souvent on le voit à demi renversé sur un sofa, où il reste plusieurs
heures, plongé dans une méditation profonde; puis il en sort
tout-à-coup, comme en sursaut, convulsivement, et par des exclamations;
il croit s'entendre nommer, et s'écrie: «Qui m'appelle?» Alors se
levant, et marchant avec agitation: «Non, sans doute, s'est-il enfin
écrié, rien n'est assez établi autour de moi, même chez moi, pour une
guerre aussi lointaine! il faut la retarder de trois ans.» Et aussitôt
il dicte précipitamment le projet d'une note détaillée, par laquelle
l'empereur d'Autriche, son beau-père, deviendrait médiateur entre la
Russie, l'Angleterre et la France.

Il a lu les instructions qu'il vient de dicter, et il ne les signe pas;
on lui en fait l'observation; il répond, comme cela lui arrivait
souvent: «Non, demain matin, il ne faut jamais se presser d'expédier, la
nuit conseille;» et il donne ordre que cette affaire reste secrète, et
qu'on laisse toujours sur sa table le résumé qui l'éclaire sur les
dangers de sa position. Souvent il le relit, et chaque fois il approuve
et répète ses premières conclusions.

Celui qui écrivit ses instructions ignore ce qu'elles devinrent; ce qui
est certain, c'est que vers cette époque (le 25 mars 1812), Czernicheff
porta de nouvelles propositions à son souverain. Napoléon offrait de
déclarer qu'il ne contribuerait ni directement ni indirectement au
rétablissement d'un royaume de Pologne, et de s'entendre sur les autres
griefs.

Plus tard, le 17 avril, le duc de Bassano proposa à Castlereagh un
arrangement relatif à la péninsule et au royaume des Deux-Siciles; et
pour le reste, de traiter sur cette base; que chacune des deux
puissances garderait ce que l'autre ne pouvait pas lui ôter par la
guerre. Mais Castlereagh répondit que des engagements de bonne foi ne
permettaient pas à l'Angleterre de traiter sans préalablement
reconnaître Ferdinand VII pour roi d'Espagne.

Le 25 avril, Maret, en faisant part au comte Romanzof de cette
communication, répétait une partie des griefs de Napoléon contre la
Russie. C'était, premièrement, l'ukase du 31 décembre 1810, qui
prohibait l'entrée en Russie de la plupart des productions françaises,
et détruisait le système continental; secondement, la protestation
d'Alexandre contre la réunion du duché d'Oldenbourg; troisièmement, les
armements de la Russie.

Ce ministre rappelait que Napoléon avait offert d'accorder une indemnité
au duc d'Oldenbourg, et de s'engager formellement à ne jamais concourir
au rétablissement de la Pologne; qu'en 1811, il avait proposé à
Alexandre de donner au prince Kourakin les pouvoirs nécessaires pour
qu'il traitât avec le duc de Bassano sur tous leurs griefs; mais que
l'empereur russe avait éludé cette invitation, en promettant d'envoyer
Nesselrode à Paris, promesse qui n'avait point eu de suite.

L'ambassadeur moskovite remit presque en même temps l'ultimatum
d'Alexandre. Il voulait l'entière évacuation de la Prusse; celle de la
Poméranie suédoise; une diminution de la garnison de Dantzick; du reste
il offrait d'accepter une indemnité pour le duché d'Oldenbourg; il se
prêtait à des arrángemens de commerce avec la France, et enfin à de
vaines modifications à l'ukase du 31 décembre 1810.

Mais il était trop tard; d'ailleurs au point où l'on en était venu, cet
ultimatum entraînait la guerre. Napoléon était trop fier et de lui-même
et de la France, il était trop commandé par sa position, pour céder
devant un négociateur menaçant, pour laisser la Prusse libre de se jeter
dans les bras que lui tendaient les Russes, et pour abandonner ainsi la
Pologne. Il s'était engagé trop avant, il fallait rétrograder pour
trouver un point d'arrêt; et, dans sa position, Napoléon considérait
tout pas rétrograde comme le commencement d'une chute complète.



CHAPITRE V.


SES voeux tardifs n'étant pas exaucés, il envisage l'énormité de ses
forces; il revient sur les souvenirs de Tilsitt et d'Erfurt; il
accueille des renseignements inexacts sur le caractère de son rival.
Tantôt il espère qu'Alexandre fléchira devant l'approche d'une si
menaçante invasion, tantôt il cède à son imagination conquérante; il la
laisse avec complaisance se déployer de Cadix à Kasan, et couvrir
l'Europe entière. Alors son génie semble ne plus se plaire qu'à Moskou.
Cette ville est à huit cents lieues de lui, et déjà il prend sur elle
des renseignemens comme sur un lieu qu'on est à la veille d'occuper. Un
Français, un médecin, long-temps habitant de cette capitale, lui a
répondu que ses magasins et ses environs peuvent, pendant huit mois,
nourrir son armée: il l'attache à sa personne.

Toutefois, sentant le péril où il s'engage, il cherche à s'entourer de
tous les siens. Talleyrand même a été rappelé; il devait être envoyé à
Varsovie, mais la jalousie d'un compétiteur et une intrigue le rejettent
dans la disgrace. Napoléon, abusé par une calomnie adroitement répandue,
crut en avoir été trahi. Sa colère fut extrême, son expression terrible.
Savary fit pour l'éclairer de vains efforts, qu'il prolongea jusqu'à
l'époque de notre entrée à Wilna; là, ce ministre envoyait encore à
l'empereur une lettre de Talleyrand: elle montrait l'influence de la
Turquie et de la Suède sur la guerre de Russie, et offrait son zèle pour
ces deux négociations.

Mais Napoléon n'y répondit que par une exclamation de dédain. «Cet homme
se croyait-il si nécessaire! pensait-il l'instruire!» Puis il força son
secrétaire d'envoyer cette lettre à celui-là même de ses ministres qui
redoutait le plus le crédit de Talleyrand.

Il ne serait pas exact de dire, qu'autour de Napoléon tous virent cette
guerre d'un oeil inquiet: on entendit dans l'intérieur du palais, comme
au dehors, l'ardeur de beaucoup de militaires répondre à la politique de
leur chef. La plupart s'accordèrent sur la possibilité de conquérir la
Russie, soit que leur espoir y vît à acquérir suivant leur position,
depuis un simple grade jusqu'à un trône; soit qu'il se fussent laissé
prendre à l'enthousiasme des Polonais; ou qu'en effet cette expédition,
conduite avec sagesse, dût réussir; soit enfin qu'avec Napoléon tout
leur parût possible.

Parmi les ministres de l'empereur, plusieurs désapprouvèrent; le plus
grand nombre se tut; un seul fut accusé de flatterie, et ce fut sans
fondement. On l'entendait, il est vrai, répéter, «que l'empereur n'était
pas assez grand, qu'il fallait qu'il fût plus grand encore pour pouvoir
s'arrêter.» Mais ce ministre était réellement ce que tant de courtisans
veulent paraître: il avait une foi réelle et absolue dans le génie et
dans l'étoile de son souverain.

Au reste, c'est à tort qu'on impute à ses conseils une grande partie de
nos malheurs; on n'influençait pas Napoléon: dès que son but était
marqué et qu'il marchait pour l'atteindre, il n'admettait plus de
contradictions. Lui-même semblait vouloir n'accueillir que ce qui
flattait sa détermination; il repoussait avec humeur, et même avec une
apparente incrédulité, les nouvelles fâcheuses, comme s'il eût craint de
se laisser ébranler par elles. Cette façon d'être changea de nom suivant
sa fortune: heureux, on l'appela force de caractère; malheureux, on n'y
vit plus que de l'aveuglement.

Une telle disposition reconnue conduisit quelques subalternes à lui
faire des rapports infidèles. Un ministre lui-même se crut parfois
obligé de garder un silence dangereux. Les premiers enflaient les
espérances de succès, pour imiter la fière assurance de leur chef, et
pour que leur aspect laissât dans son esprit l'impression d'un heureux
présage; le second taisait quelquefois les mauvaises nouvelles, pour
éviter, a-t-il dit, les brusques repoussemens dont alors il était
accueilli.

Mais cette crainte, qui n'arrêtait pas Caulincourt et plusieurs autres,
n'eut pas plus d'influence sur Duroc, Daru, Lobau, Rapp, Lauriston, et
parfois même sur Berthier. Ces ministres et ces généraux, chacun en ce
qui le concernait, n'épargnaient pas la vérité à l'empereur. S'il
arrivait qu'elle l'irritât, alors Duroc, sans céder, s'enveloppait
d'impassibilité; Lobau résistait avec rudesse; Berthier gémissait et se
retirait les larmes aux yeux; Caulincourt et Daru, l'un pâlissant,
l'autre rougissant de colère, repoussaient les vives dénégations de
l'empereur; le premier avec une impétueuse opiniâtreté, et le second
avec une fermeté nette et sèche. On les vit plusieurs fois terminer ces
altercations en se retirant brusquement et en fermant la porte sur eux
avec violence.

On doit au reste ajouter ici que ces discussions animées n'eurent jamais
de suites fâcheuses: on se retrouvait l'instant d'après, sans qu'il y
parût autrement que par un redoublement d'estime de Napoléon, pour la
noble franchise qu'on venait de lui montrer.

J'ai donné ces détails parce qu'ils ne sont point ou qu'ils sont mal
connus, parce que Napoléon, dans son intérieur, ne ressemblait pas à
l'empereur en public, et que cette partie du palais est restée secrète.
Car, dans cette cour sérieuse et nouvelle, on parlait peu: tout était
classé sévèrement, de sorte qu'un salon ignorait l'autre. Enfin, parce
qu'on ne peut bien comprendre les grands événemens de l'histoire qu'en
connaissant bien le caractère et les moeurs de ses principaux
personnages.

Cependant une famine s'annonçait en France. Bientôt la crainte
universelle accrut le mal par les précautions qu'elle suggéra.
L'avarice, toujours prête à saisir toutes les voies de fortune, s'empara
des grains, encore à vil prix, et attendit que la faim les lui
redemandât au poids de l'or. Alors l'alarme devint générale. Napoléon
fut forcé de suspendre son départ: impatient il pressait son conseil;
mais les mesures à prendre étaient graves, sa présence nécessaire; et
cette guerre où chaque heure perdue était irréparable, fut retardée de
deux mois.

L'empereur ne recula pas devant cet obstacle; d'ailleurs ce retard
donnait aux moissons nouvelles des Russes le temps de croître. Elles
nourriront sa cavalerie; son armée traînera moins de transports à sa
suite; sa marche étant plus légère, en sera plus rapide: il atteindra
donc l'ennemi, et cette grande expédition, comme tant d'autres, sera
terminée par une bataille.

Tel fut son espoir! car, sans s'abuser sur sa fortune, il en calculait
la puissance sur les autres: elle entrait dans l'évaluation de ses
forces. C'est ainsi qu'il la mettait par-tout où le reste lui manquait,
l'ajoutant à ce que ses moyens avaient d'insuffisant, sans craindre de
l'user à force de l'employer, sûr que ses alliés, que ses ennemis y
croiraient encore plus que lui-même. Toutefois, dans la suite de cette
expédition, on verra qu'il fut trop confiant dans cette puissance, et
qu'Alexandre sut y échapper.

Tel était Napoléon! au-dessus des passions des hommes par sa propre
grandeur, et aussi, parce qu'une plus grande passion le dominait; car
ces maîtres du monde le sont-ils jamais entièrement d'eux-mêmes? Et
cependant le sang allait couler; mais dans leur grande carrière, les
fondateurs d'empires marchent vers leur but, comme le destin, dont ils
semblent être les ministres, et que n'ont jamais arrêté ni guerre, ni
tremblement de terre, ni tous ces fléaux que le ciel permet, sans
daigner en faire comprendre l'utilité à ses victimes.



LIVRE TROISIÈME.



CHAPITRE I.


LE temps de délibérer était passé, et celui d'agir enfin venu. Le 9 mai
1812, Napoléon, jusque-là toujours triomphant, sort d'un palais où il ne
devait plus rentrer que vaincu.

De Paris à Dresde, sa marche fut un triomphe continuel. C'était d'abord
la France orientale qu'il avait à traverser; cette partie de l'empire
lui était dévouée: bien différente de l'ouest et du sud, elle ne le
connaissait que par des bienfaits et des triomphes. De nombreuses et
brillantes armées, que la fertile Allemagne attirait, et qui croyaient
marcher à une gloire prompte et certaine, traversaient fièrement ces
contrées, y répandaient de l'argent, en consommaient les produits. La
guerre de ce côté avait toujours l'apparence de la justice.

Plus tard, quand nos heureux bulletins y arrivèrent, l'imagination,
étonnée de se voir dépassée par la réalité, s'enflamma; l'enthousiasme
saisit ces peuples, comme aux temps d'Austerlitz et d'Iéna: on formait
des groupes nombreux autour des courriers, on les écoutait avec ivresse,
et, transporté de joie, l'on ne se séparait qu'aux cris de «Vive
l'empereur! Vive notre brave armée!»

On sait d'ailleurs que, de tout temps, cette partie de la France fut
belliqueuse. Elle est frontière: on y est élevé au bruit des armes, et
les armes y sont en honneur. On y est élevé au bruit des armes, et les
armes y sont en honneur. On y disait que cette guerre devait affranchir
la Pologne, tant aimée de la France; que les barbares d'Asie, dont on
menaçait l'Europe, allaient être repoussés dans leurs déserts; que
Napoléon rapporterait encore une fois tous les fruits de la victoire. Ne
seraient-ce pas les départemens de l'est qui les recueilleraient?
Jusque-là n'avaient-ils pas dû leurs richesses à la guerre, qui faisait
passer par leurs mains tout le commerce de la France avec l'Europe! En
effet, bloqué par-tout ailleurs, l'empire ne respirait et ne
s'alimentait que par ses provinces de l'est.

Depuis dix ans, leurs routes étaient couvertes de voyageurs de tous les
rangs, qui venaient admirer la grande nation, sa capitale chaque jour
embellie, les chefs d'oeuvre de tous les arts et de tous les siècles,
que la victoire y avait rassemblés; et sur-tout cet homme
extraordinaire, prêt à porter la gloire nationale au-delà de toutes
gloires connues. Satisfaits dans leurs intérêts, comblés dans leur
amour-propre, les peuples de l'est de la France devaient donc tout à la
victoire. Ils ne se montrèrent point ingrats; aussi accompagnèrent-ils
l'empereur de tous leurs voeux: ce fut par-tout des acclamations et des
arcs de triomphe, par tout un même empressement.

En Allemagne, on trouva moins d'affection, mais plus d'hommages
peut-être. Vaincus et soumis, les Allemands, soit amour-propre, soit
penchant pour le merveilleux, étaient tentés de voir dans Napoléon un
être surnaturel. Étonnés, comme hors d'eux-mêmes, et emportés par le
mouvement universel, ces bons peuples s'efforçaient d'être de bonne foi
ce qu'il fallait paraître.

Ils vinrent border la longue route que suivait l'empereur. Leurs princes
quittèrent leurs capitales et remplirent les villes où devait s'arrêter
quelques instans, cet arbitre de leurs destins. L'impératrice et une
cour nombreuse suivaient Napoléon; il marchait aux terribles chances
d'une guerre lointaine et décisive, comme on en revient, vainqueur et
triomphant. Ce n'était pas ainsi que jadis, il avait coutume de se
présenter au combat.

Il avait souhaité que l'empereur d'Autriche, plusieurs rois, et une
foule de princes, vinssent à Dresde sur son passage; son désir fut
satisfait; tous accoururent: les uns, guidés par l'espoir, d'autres
poussés par la crainte; pour lui, son motif fut de s'assurer de son
pouvoir, de le montrer, et d'en jouir.

Dans ce rapprochement avec l'antique maison d'Autriche, son ambition se
plut à montrer à l'Allemagne une réunion de famille. Il pensa que cette
assemblée brillante de souverains contrasterait avec l'isolement du
prince russe, qu'il s'effrayerait peut-être de cet abandon général.
Enfin, cette réunion de monarques coalisés semblait déclarer que la
guerre de Russie était européenne.

Là, il était au centre de l'Allemagne, lui montrant son épouse, la fille
des Césars, assise à ses côtés. Des peuples entiers s'étaient déplacés
pour se précipiter sur ses pas; riches et pauvres, nobles comme
plébéiens, amis et ennemis, tous accouraient. On voyait leur foule
curieuse, attentive, se presser dans les rues, sur les routes, dans les
places publiques; ils passaient des jours, des nuits entières, les yeux
fixés sur la porte et sur les fenêtres de son palais. Ce n'est point sa
couronne, son rang, le luxe de sa cour, c'est lui seul qu'ils viennent
contempler; c'est un souvenir de ses traits qu'ils cherchent à
recueillir: ils veulent pouvoir dire à leurs compatriotes, à leurs
descendans moins heureux, qu'ils ont vu Napoléon.

Sur les théâtres, des poètes s'abaissèrent jusqu'à le diviniser; ainsi
des peuples entiers étaient ses flatteurs.

Dans ces hommages d'admiration, il y eut peu de différence entre les
rois et leurs peuples; on n'attendit pas même à s'imiter, ce fut un
accord unanime. Pourtant les sentimens intérieurs n'étaient pas les
mêmes.

Dans cette importante entrevue nous étions attentifs à considérer ce que
ces princes y apporteraient d'empressement, et notre chef de fierté.
Nous espérions en sa prudence, ou que blasé sur tant de puissance, il
dédaignerait d'en abuser; mais celui qui, inférieur encore, n'avait
parlé qu'en ordonnant, même à ses chefs, aujourd'hui vainqueur et maître
de tous, pourrait-il se plier à des égards suivis et minutieux?
Cependant il se montra modéré, et chercha même à plaire; mais ce fut
avec effort, en laissant apercevoir la fatigue qu'il en éprouvait. Chez
ces princes, il avait plutôt l'air de les recevoir que d'en être reçu.

De leur côté, on eût dit que, connaissant sa fierté, et n'espérant plus
le vaincre que par lui-même, ces monarques et leur peuples ne
s'abaissaient tant autour de lui, que pour accroître disproportionnément
son élévation, et l'en éblouir. Dans leurs réunions, leur attitude,
leurs paroles, jusqu'au son de leur voix, attestaient son ascendant sur
eux. Tous étaient là pour lui seul! Ils discutaient à peine, toujours
prêts à reconnaître sa supériorité, que lui ne sentait déjà que trop
bien. Un suzerain n'eût pas beaucoup plus exigé de ses vassaux.

Son lever offrait un spectacle encore plus remarquable! Des princes
souverains y vinrent attendre l'audience du vainqueur de l'Europe: ils
étaient tellement mêlés à ses officiers, que souvent ceux-ci
s'avertissaient de prendre garde, et de ne point froisser
involontairement ces nouveaux courtisans, confondus avec eux. Ainsi la
présence de Napoléon faisait disparaître les différences; il était
autant leur chef que le nôtre. Cette dépendance commune semblait tout
niveler autour de lui. Peut-être alors, l'orgueil militaire mal contenu,
de plusieurs généraux français, choqua ces princes: on se croyait élevé
jusqu'à eux; car enfin, quelle que soit la noblesse et le rang du
vaincu, le vainqueur est son égal.

Cependant les plus sages d'entre nous s'effrayaient, ils disaient, mais
sourdement, qu'il fallait se croire surnaturel pour tout dénaturer et
déplacer ainsi, sans craindre d'être entraîné soi-même dans ce
bouleversement universel. Ils voyaient ces monarques quitter le palais
de Napoléon, l'oeil et le sein gonflés des plus amers ressentimens. Ils
croyaient les entendre la nuit, seuls avec leurs ministres, faisant
sortir de leurs coeurs cette multitude de chagrins qu'ils avaient
dévorés. Tout avait aigri leur douleur! Qu'elle était importune cette
foule qu'il leur avait fallu traverser, pour parvenir à la porte de leur
superbe dominateur; et cependant, la leur restait déserte; car tout,
même leurs peuples, semblait les trahir. En proclamant son bonheur, ne
voyait on pas qu'on insultait à leur infortune? Ils étaient donc venus à
Dresde pour relever l'éclat du triomphe de Napoléon; car c'était d'eux
qu'il triomphait ainsi: chaque cri d'admiration pour lui, étant un cri
de reproche contre eux; sa grandeur étant leur abaissement; ses
victoires, leurs défaites.

Ils répandirent sans doute ainsi leur amertume, et chaque jour la haine
se creusait, dans leur sein, de plus profondes demeures. On vit d'abord
un prince se soustraire à cette pénible position par un départ
précipité. L'impératrice d'Autriche, dont le général Bonaparte avait
dépossédé les aïeux en Italie, se distinguait par son aversion, qu'elle
déguisait vainement: elle lui échappait par de premiers mouvemens que
saisissait Napoléon, et qu'il domptait en souriant: mais elle employait
son esprit et sa grace à pénétrer doucement dans les coeurs pour y semer
sa haine.

L'impératrice de France augmenta involontairement cette funeste
disposition. On la vit effacer sa belle-mère par l'éclat de sa parure:
si Napoléon exigeait plus de réserve, elle résistait, pleurait même, et
l'empereur cédait, soit attendrissement, fatigue, ou distraction. On
assure encore que, malgré son origine, il échappa à cette princesse de
mortifier l'amour-propre allemand, par des comparaisons peu mesurées,
entre son ancienne et sa nouvelle patrie. Napoléon l'en grondait, mais
doucement; ce patriotisme, qu'il avait inspiré, lui plaisait; il croyait
réparer ces imprudences par des présens.

Cette réunion ne put donc que froisser beaucoup de sentimens. Plusieurs
amours propres en sortirent blessés. Toutefois Napoléon, s'étant efforcé
de plaire, pensa les avoir satisfaits: en attendant à Dresde le résultat
des marches de son armée, dont les nombreuses colonnes traversaient
encore les terres des alliés, il s'occupa donc sur-tout de sa politique.

Le général Lauriston, ambassadeur de France à Pétersbourg, reçut l'ordre
de demander à l'empereur russe qu'il l'autorisât à venir lui communiquer
à Wilna des propositions définitives. Le général Narbonne, aide-de-camp
de Napoléon, partit pour le quartier-impérial d'Alexandre, afin
d'assurer ce prince des dispositions pacifiques de la France, et pour
l'attirer, dit-on, à Dresde. L'archevêque de Malines fut envoyé pour
diriger les élans du patriotisme polonais. Le roi de Saxe s'attendait à
perdre le grand-duché; il fut flatté de l'espoir d'une indemnité plus
solide.

Cependant, dès les premiers jours, on s'était étonné de n'avoir point vu
le roi de Prusse grossir la cour impériale; mais bientôt on apprit
qu'elle lui était comme interdite. Ce prince s'effraya d'autant plus
qu'il avait moins de torts. Sa présence devait embarrasser. Toutefois,
encouragé par Narbonne, il se décide à venir. On annonce son arrivée à
l'empereur: celui-ci, irrité, refuse d'abord de le recevoir: «Que lui
veut ce prince? N'était-ce pas assez de l'importunité de ses lettres et
de ses réclamations continuelles! Pourquoi vient-il encore le persécuter
de sa présence! Qu'a-t-il besoin de lui!» Mais Duroc insiste; il
rappelle le besoin que Napoléon a de la Prusse contre la Russie, et les
portes de l'empereur s'ouvrent au monarque. Il fut reçu froidement, mais
avec les égards que l'on devait à son rang suprême. On accepta les
nouvelles assurances de son dévouement, dont il donna des preuves
multipliées.

On dit qu'alors on fit espérer à ce monarque la possession des provinces
russes allemandes, que ses troupes devaient être chargées d'envahir. On
assure même, qu'après leur conquête, il en demanda l'investiture à
Napoléon. On a dit encore, mais vaguement, que Napoléon laissa le prince
royal de Prusse prétendre à la main de l'une de ses nièces. C'était là
le prix des services que lui rendait la Prusse dans cette nouvelle
guerre. Il allait, disait-il, l'essayer. Ainsi Frédéric, devenu l'allié
de Napoléon, pourrait conserver une couronne affaiblie; mais les preuves
manquent pour affirmer que cette union séduisit le roi de Prusse, comme
l'espoir d'une alliance pareille avait séduit le prince d'Espagne.

Telle était alors la résignation des souverains à la puissance de
Napoléon. Ceci est un exemple de l'empire de la nécessité sur tous, et
montre jusqu'où peut conduire, chez les princes, comme chez les
particuliers, l'espoir d'acquérir et la crainte de perdre.

Cependant Napoléon attendait encore le résultat des négociations de
Lauriston et du général Narbonne. Il espérait vaincre Alexandre par le
seul aspect de son armée réunie, et sur-tout par l'éclat menaçant de son
séjour à Dresde. À Posen, quelques jours après, lui-même en convint,
quand il répondit au général Dessollés: «La réunion de Dresde n'ayant
pas déterminé Alexandre à la paix, il ne faut plus l'attendre que de la
guerre.»

Ce jour-là, il ne parla que de ses anciennes victoires. Il semblait que,
doutant de l'avenir, il se retranchât dans le passé, et qu'il eût besoin
de s'armer de tous ses plus glorieux souvenirs contre un grand péril.
En effet, alors comme depuis, il sentit le besoin de se faire illusion
sur la faiblesse prétendue du caractère de son rival. Aux approches
d'une si grande invasion, il hésitait de l'envisager comme certaine: car
il n'avait plus la conscience de son infaillibilité, ni cette assurance
guerrière que donnent la force et le feu de la jeunesse, ni ce sentiment
du succès qui l'assure.

Au reste, ces pourparlers étaient non-seulement une tentative de paix,
mais encore une ruse de guerre. Par eux, il espérait rendre les Russes,
ou assez négligens pour se laisser surprendre dispersés, ou assez
présomptueux, s'ils étaient réunis, pour oser l'attendre. Dans l'un ou
l'autre cas, la guerre se serait trouvée terminée par un coup de main ou
par une victoire. Mais Lauriston ne fut pas reçu. Pour Narbonne, il
revint. «Il avait, dit-il, trouvé les Russes sans abattement et sans
jactance. De tout ce que leur empereur lui avait répondu, il résultait
qu'on préférait la guerre à une paix honteuse: qu'on se garderait bien
de s'exposer à une bataille contre un adversaire trop redoutable;
qu'enfin, on saurait se résoudre à tous les sacrifices, pour traîner la
guerre en longueur et rebuter Napoléon.»

Cette réponse, qui arrivait à l'empereur au milieu du plus grand éclat
de sa gloire, fut dédaignée. S'il faut tout dire, j'ajouterai qu'un
grand seigneur russe avait contribué à l'abuser: soit erreur ou feinte,
ce Moskovite avait su lui persuader, que son souverain se rebutait
devant les difficultés, et se laissait facilement abattre par les
revers. Malheureusement, le souvenir des complaisances d'Alexandre à
Tilsitt et à Erfurt, confirma l'empereur de France dans cette fausse
opinion.

Il resta jusqu'au 29 mai à Dresde, fier de ces hommages qu'il savait
apprécier; montrant à l'Europe les princes et les rois, issus des plus
antiques familles de l'Allemagne, formant une cour nombreuse à un prince
né de lui seul. Il semblait se plaire à multiplier les effets de ces
grands jeux du sort, comme pour en entourer et rendre plus naturel,
celui qui l'avait placé sur le trône, et pour y accoutumer ainsi les
autres et lui-même.



CHAPITRE II.


ENFIN, impatient de vaincre les Russes et d'échapper aux hommages des
Allemands, Napoléon quitte Dresde. Il ne reste à Posen que le temps
nécessaire pour plaire aux Polonais. Il néglige Varsovie, où la guerre
ne l'appelait pas assez impérieusement, et où il aurait retrouvé la
politique. Il séjourne à Thorn pour y voir ses fortifications, ses
magasins, ses troupes. Là, les cris des Polonais, que nos alliés pillent
impitoyablement et qu'ils insultent, se firent entendre. Napoléon
adressa des reproches au roi de Westphalie, même des menaces: mais on
sait qu'il les prodigue vainement; que leur effet se perd au milieu d'un
mouvement trop rapide; que d'ailleurs, ainsi que tous les autres accès,
ceux de sa colère sont suivis d'affaissement et de faiblesse; qu'enfin,
lui-même peut se reprocher d'être la cause de ces désordres qui
l'irritent: car, de l'Oder à la Vistule et jusqu'au Niémen, si les
vivres sont suffisans et bien placés, les fourrages moins portatifs
manquent. Déjà nos cavaliers ont été forcés de couper les seigles verts,
et de dépouiller les maisons de leurs toits de chaume pour en nourrir
leurs chevaux. Il est vrai que tous ne s'en sont pas tenus là; mais
quand un désordre est autorisé, comment défendre les autres?

Le mal s'accrut au-delà du Niémen. L'empereur avait compté sur une
multitude de voitures légères et sur de gros fourgons, destinés chacun à
porter plusieurs milliers de livres pesant, dans des sables que des
chariots du poids de quelques quintaux traversent avec peine. Ces
transports étaient organisés en bataillons et en escadrons. Chaque
bataillon de voitures légères, dites comtoises, était de six cents
chariots, et pouvait porter six mille quintaux de farine; le bataillon
de voitures lourdes, traînées par des boeufs, portait quatre mille huit
cents quintaux. Il y avait, en outre, vingt-six escadrons de voitures
chargées d'équipages militaires, une multitude de chariots d'outils de
toute espèce, ainsi que des milliers de caissons d'ambulance et
d'artillerie, six équipages de ponts et un de siége.

Les voitures de vivres devaient recevoir leur chargement des magasins
établis sur la Vistule. Quand l'armée passa ce fleuve, elle reçut
l'ordre de prendre, sans s'arrêter, pour vingt-cinq jours de vivres,
mais de ne s'en servir qu'au-delà du Niémen. Au reste, la plupart de ces
moyens de transport manquèrent, soit que cette organisation de soldats,
conducteurs de convois militaires, fût vicieuse, l'honneur et l'ambition
n'y soutenant pas la discipline; soit sur-tout que ces voitures fussent
trop pesantes pour le sol, les distances trop considérables, et les
privations et les fatigues trop fortes: le plus grand nombre atteignit à
peine la Vistule.

On s'approvisionna en marchant. Le pays étant fertile, chevaux,
chariots, bestiaux, vivres de toute espèce, tout fut enlevé: on entraîna
tout, ainsi que les habitans nécessaires pour conduire ces convois.
Quelques jours après, au Niémen, l'embarras du passage, et la rapidité
des premières marches de guerre firent abandonner tous les fruits de ce
pillage avec autant d'indifférence qu'on avait mis de violence à s'en
saisir.

Toutefois, dans ces moyens irréguliers, il y en avait que l'importance
du but pouvait excuser. Il s'agissait de surprendre l'armée russe,
ensemble ou dispersée, de faire un coup de main avec quatre cent mille
hommes. La guerre, le pire de tous les fléaux, en eût été plus courte.
Nos longs et lourds convois auraient appesanti notre marche; il était
plus à propos de vivre du pays: on eût pu l'en dédommager ensuite. Mais
on fit le mal nécessaire et le mal superflu: car qui s'arrête dans le
mal? Quel chef pouvait répondre de cette foule d'officiers et de
soldats, répandus dans le pays, pour en ramasser les ressources? à qui
porter ses plaintes? qui punir? tout se faisait en courant; on n'avait
le temps ni de juger, ni même de reconnaître les coupables. Entre
l'affaire de la veille et celle du jour suivant, tant d'autres s'étaient
élevées! car alors les affaires d'un mois s'entassaient dans un jour.

D'ailleurs, quelques chefs donnèrent l'exemple: il y eut émulation dans
le mal. En ce genre, plusieurs de nos alliés surpassèrent les Français.
Nous fûmes leurs maîtres en tout, mais en imitant nos qualités, ils
outrèrent nos défauts. Leur pillage grossier et brutal révolta.

Cependant l'empereur voulait de l'ordre dans le désordre. Au milieu des
cris accusateurs de deux peuples alliés, sa colère distingua quelques
noms. On trouve dans ses lettres: «J'ai mis à l'ordre les généraux----
et----. J'ai supprimé la brigade----; Je l'ai mise à l'ordre de l'armée,
c'est-à-dire de l'Europe. J'ai fait écrire au----qu'il courait risque
des plus grands désagrémens, s'il n'y mettait ordre,» Quelques jours
après il rencontra ce---- à la tête de ses troupes, et encore tout
irrité, il lui cria: «Vous vous déshonorez; vous donnez l'exemple du
pillage. Taisez-vous, ou retournez chez votre père, je n'ai pas besoin
de vous.»

De Thorn, Napoléon descendit la Vistule. Graudentz était prussienne; il
évite d'y passer: cette forteresse importait a la sûreté de l'armée; un
officier d'artillerie et des artificiers y furent envoyés: le motif
apparent était d'y faire des cartouches; le motif réel resta secret; car
la garnison prussienne était nombreuse: elle se tint sur ses gardes, et
l'empereur, qui avait passé outre, n'y songea plus.

Ce fut à Marienbourg que l'empereur revit Davoust.

Soit fierté naturelle ou acquise, ce maréchal n'aimait à reconnaître
pour son chef que celui de l'Europe. D'ailleurs son caractère est
absolu, opiniâtre, tenace; il ne plie guère plus devant les
circonstances que devant les hommes. En 1809, Berthier fut son chef
pendant quelques jours, et Davoust gagna une bataille et sauva l'armée
en lui désobéissant. De là une haine terrible; pendant la paix, elle
s'augmenta, mais sourdement: car ils vivaient éloignés l'un de l'autre:
Berthier à Paris, Davoust à Hambourg; mais cette guerre de Russie les
remit en présence.

Berthier s'affaiblissait. Depuis 1805, toute guerre lui était odieuse.
Son talent était sur-tout dans son activité et dans sa mémoire. Il
savait recevoir et transmettre, à toutes les heures du jour et de la
nuit, les nouvelles et les ordres les plus multipliés. Mais, dans cette
occasion, il se crut en droit d'ordonner lui-même. Ces ordres déplurent
à Davoust. Leur première entrevue fut une violente altercation; elle eut
lieu à Marienbourg, où l'empereur venait d'arriver, et devant lui.

Davoust s'expliqua durement; il s'emporta jusqu'à accuser Berthier
d'incapacité ou de trahison. Tous deux se menacèrent; et quand Berthier
fut sorti, Napoléon, entraîné par le caractère naturellement soupçonneux
du maréchal, s'écria: «Il m'arrive quelquefois de douter de la fidélité
de mes plus anciens compagnons d'armes; mais alors la tête me tourne de
chagrin, et je m'empresse de repousser de si cruels soupçons.»

Pendant que Davoust jouissait peut-être du dangereux plaisir d'avoir
humilié son ennemi, l'empereur se rendait à Dantzick, et Berthier, plein
de vengeance, l'y suivait. Dès lors, le zèle, la gloire de Davoust, ses
soins pour cette nouvelle expédition, tout ce qui devait le servir
commença à lui devenir contraire. L'empereur lui avait écrit: «qu'on
allait faire la guerre dans un pays nu, où l'ennemi détruirait tout, et
qu'il fallait se préparer à s'y suffire à soi-même.» Davoust lui
répondit par l'énumération de ses préparatifs. «Il a soixante-dix mille
hommes dont l'organisation est complète; ils portent pour vingt-cinq
jours de vivres. Chaque compagnie renferme des nageurs, des maçons, des
boulangers, des tailleurs, des cordonniers, des armuriers, enfin des
ouvriers de toute espèce. Elles portent tout avec elles; son armée est
comme une colonie: des moulins à bras suivent. Il a prévu tous les
besoins: tous les moyens d'y suppléer sont prêts.»

Tant de soins devaient plaire, ils déplurent: ils furent mal
interprétés. D'insidieuses observations furent entendues de l'empereur.
«Ce maréchal, lui disait-on, veut avoir tout prévu, tout ordonné, tout
exécuté. L'empereur n'est-il donc que le témoin de cette expédition? la
gloire en doit-elle être à Davoust?--En effet, s'écria l'empereur, il
semble que ce soit lui qui commande l'armée.»

On alla plus loin, on réveilla d'anciennes craintes: «N'était-ce pas
Davoust qui, après la victoire d'Iéna, avait attiré l'empereur en
Pologne? N'est-ce pas encore lui qui a voulu cette nouvelle guerre de
Pologne? lui qui déjà possède de si grands biens dans ce pays; dont
l'exacte et sévère probité a gagné les Polonais, et qu'on accuse
d'espérer leur trône.»

On ne sait si la fierté de Napoléon fut choquée de voir celle de ses
lieutenans se rapprocher autant de la sienne; ou si, dans cette guerre
si irrégulière, il se sentit de plus en plus gêné par le génie
méthodique de Davoust; mais cette impression fâcheuse s'approfondit;
elle eut des suites funestes; elle éloigna de sa confiance un guerrier
hardi, tenace et sage, et favorisa son penchant pour Murat, dont la
témérité flatta bien mieux ses espérances. Au reste, cette désunion
entre ses grands ne déplaisait pas à Napoléon, elle l'instruisait: leur
accord l'eût inquiété.

De Dantzick l'empereur se rendit, le 12 juin, à Koenigsberg. Là, se
termina la revue de ses immenses magasins, et du deuxième point de repos
et de départ de sa ligne d'opération. Des approvisionnemens de vivres,
immenses comme l'entreprise, y étaient rassemblés. Aucun détail n'avait
été négligé. Le génie actif et passionné de Napoléon était alors fixé
tout entier sur cette partie importante, et la plus difficile de son
expédition. Il fut en cela prodigue de recommandations, d'ordres,
d'argent même: ses lettres l'attestent. Ses jours se passaient à dicter
des instructions sur cet objet; la nuit il se relevait pour les répéter
encore. Un seul général reçut, dans une seule journée, six dépêches de
lui, toutes remplies de cette sollicitude.

Dans l'une, on remarque ces mots: «Pour des masses comme celles-ci, si
les précautions ne sont pas prises, les montures d'aucun pays ne
pourront suffire.» Dans une autre: «Il faut, dit-il, que tous les
caissons puissent être employés et chargés de farine, pain, riz, légumes
et eau-de-vie, hormis ce qui est nécessaire pour les ambulances. Le
résultat de tous mes mouvemens réunira quatre cent mille hommes sur un
seul point. Il n'y aura rien alors à espérer du pays, et il faudra tout
avoir avec soi.» Mais d'une part les moyens de transport furent mal
calculés, et de l'autre il se laissa emporter dès qu'il fut en
mouvement.



CHAPITRE III.


DE Koenigsberg à Gumbinen, Napoléon passa en revue plusieurs de ses
armées; parlant aux soldats d'un air gai, ouvert et souvent brusque:
sachant bien, qu'avec ces hommes simples et endurcis, la brusquerie est
franchise; la rudesse, force; la hauteur, noblesse; et que les
délicatesses et les grâces que quelques-uns apportent de nos salons sont
à leurs yeux, faiblesse, pusillanimité; que c'est pour eux, comme une
langue étrangère, qu'ils ne comprennent pas, et dont l'accent les frappe
en ridicule.

Suivant son usage, il se promène devant les rangs. Il sait quelles sont
les guerres que chaque régiment a faites avec lui. Il s'arrête aux plus
vieux soldats; à l'un c'est la bataille des Pyramides, à l'autre celle
de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, ou de Friedland, qu'il rappelle d'un
mot, accompagné d'une caresse familière. Et le vétéran qui se croit
reconnu de son empereur, se grandit tout glorieux au milieu de ses
compagnons moins anciens, qui l'envient.

Napoléon continue, il ne néglige pas les plus jeunes; il semble que pour
eux tout l'intéresse; leurs moindres besoins lui sont connus; il les
interroge. Leurs capitaines ont-ils soin d'eux? leur solde est-elle
payée? ne leur manque-t-il aucun effet? Il veut voir leurs sacs.

Enfin il s'arrête au centre du régiment. Là, il s'informe des places
vacantes, et demande à haute voix quels en sont les plus dignes. Il
appelle à lui ceux désignés, et les questionne. Combien d'années de
service? quelles campagnes? quelles blessures? quelles actions d'éclat?
puis il les nomme officiers et les fait recevoir sur-le-champ, en sa
présence, indiquant la manière: particularités qui charment le soldat!
ils se disent que ce grand empereur, qui juge des nations en masse,
s'occupe d'eux dans le moindre détail; qu'ils sont sa plus ancienne, sa
véritable famille! c'est ainsi qu'il fait aimer la guerre, la gloire, et
lui.

Cependant l'armée marchait de la Vistule sur le Niémen. Ce fleuve,
depuis Grodno jusqu'à Kowno, coule parallèlement à la Vistule. La
rivière de Prégel va de l'un vers l'autre; elle fut chargée de vivres.
Deux cent vingt mille hommes s'y rendirent sur quatre points différens.
Ils y trouvèrent du pain et quelques fourrages. Ces approvisionnemens
remontèrent avec eux cette rivière tant que sa direction permit.

Quand il fallut que l'armée quittât sa flotte, elle lui prit assez de
vivres pour atteindre et traverser le Niémen, préparer une victoire, et
arriver à Wilna. Là, l'empereur comptait sur les magasins des habitans,
sur ceux de l'ennemi et sur les siens, qu'il ferait venir de Dantzick,
par le Frisch-Haff, le Prégel, la Daine, le canal Frédéric et la Vilia.

Nous touchions à la frontière russe; de la droite à la gauche, ou du
midi au nord, l'armée était ainsi disposée devant le Niémen. D'abord, à
l'extrême droite, et sortant de la Gallicie sur Drogiczin, le prince
Schwartzenberg et trente-quatre mille Autrichiens; à leur gauche, venant
de Varsovie et marchant sur Bialystock et Grodno, le roi de Westphalie,
à la tête de soixante-dix-neuf mille deux cents Westphaliens, Saxons et
Polonais; à côté d'eux, le vice-roi d'Italie, achevant de réunir vers
Marienpol et Pilony soixante-dix-neuf mille cinq cents Bavarois,
Italiens et Français; puis l'empereur avec deux cent vingt mille hommes,
commandés par le roi de Naples, le prince d'Eckmühl, les ducs de
Dantzick, d'Istrie, de Reggio et d'Elchingen. Ils venaient de Thorn, de
Marienverder et d'Elbing, et se trouvaient, le 23 juin, en une seule
masse vers Nogaraïsky, à une lieue au-dessus de Kowno: Enfin, devant
Tilsitt, Macdonald et trente-deux mille cinq cents Prussiens, Bavarois
et Polonais formaient l'extrême gauche de la grande-armée.

Tout était prêt. Des bords du Guadalquivir, et de la mer des Calabres
jusqu'à ceux de la Vistule, six cent dix-sept mille hommes, dont quatre
cent quatre-vingt mille déjà présents; six équipages de ponts; un de
siége, plusieurs milliers de voitures de vivres, d'innombrables
troupeaux de boeufs, treize cent soixante-douze pièces de canon, et des
milliers de caissons d'artillerie et d'ambulance avaient été appelés,
réunis et placés à quelques pas du fleuve des Russes. La plus grande
partie des voitures de vivres étaient seules en retard.

Soixante mille Autrichiens, Prussiens et Espagnols venaient verser leur
sang pour celui qui accablait l'Espagne. Et cependant tous lui furent
fidèles. Lorsque l'on considérait que le tiers de l'armée de Napoléon
lui était étranger ou ennemi, on ne savait de quoi s'étonner le plus, ou
de l'audace de l'un, ou de la résignation des autres. Ainsi Rome faisait
servir ses conquêtes à conquérir.

Quant à nous, Français; il nous trouva remplis d'ardeur. Dans les
soldats, l'habitude; la curiosité, le plaisir de se montrer en maîtres
dans de nouveaux pays; la vanité des plus jeunes sur-tout, qui avaient
besoin d'acquérir quelque gloire qu'ils pussent raconter avec ce
charlatanisme tant aimé des soldats; ces récits toujours enflés de leurs
hauts faits, étant d'ailleurs indispensables à leur désoeuvrement, dès
qu'ils ne sont plus sous les armes. À cela il faut bien ajouter l'espoir
du pillage; car l'exigeante ambition de Napoléon avait souvent rebuté
ses soldats, comme les désordres de ceux-ci avaient gâté sa gloire. Il
fallut transiger depuis 1805, ce fut comme une chose convenue; eux
souffrirent son ambition; lui, leur pillage.

Toutefois ce pillage, on plutôt cette maraude, ne portait en général que
sur des vivres, qu'à défaut de distributions on exigeait de l'habitant,
mais souvent avec trop peu de mesure. Les pillages plus condamnables,
c'étaient les traîneurs, toujours nombreux dans des marches souvent
forcées, qui s'en rendaient coupables. Or, ces désordres ne furent
jamais tolérés. Pour les réprimer, Napoléon laissait des gendarmes et
des colonnes mobiles sur les traces de l'armée; puis, quand ces
traîneurs rejoignaient leurs corps, leurs sacs étaient examinés par
leurs officiers, ou même, comme à Austerlitz, par leurs compagnons
d'armes; et ils se faisaient entre eux une sévère justice.

Les dernières levées étaient trop jeunes et trop faibles, il est vrai:
mais l'armée avait encore beaucoup de ces hommes forts et tout
d'exécution, accoutumés aux situations critiques, et que rien
n'étonnait. On les reconnaissait d'abord à leurs figures martiales et à
leurs entretiens: ils n'avaient de souvenir et d'avenir que la guerre;
ils ne parlaient que d'elle. Leurs officiers étaient dignes d'eux, ou le
devenaient: car pour conserver l'ascendant de son grade sûr de pareils
hommes, il fallait avoir à leur montrer des cicatrices, et pouvoir se
citer soi même.

Telle était alors la vie de ces hommes; tout y était action, même la
parole. Souvent on se vantait trop, mais cela engageait: car on était
sans cesse mis à l'épreuve, et là il fallait être ce qu'on avait voulu
paraître. Les Polonais sur-tout sont ainsi: ils se disent d'abord plus
qu'ils n'ont été, mais non pas plus qu'ils ne peuvent être. C'est une
nation de héros! se faisant valoir au-delà de la vérité, mais ensuite
mettant leur honneur à rendre vrai ce qui d'abord n'avait été ni vrai ni
même vraisemblable.

Quant aux anciens généraux, quelques uns n'étaient plus ces durs et
simples guerriers de la république; les honneurs, les fatigues, l'âge,
et l'empereur sur-tout en avaient amolli plusieurs. Napoléon forçait au
luxe par son exemple et par ses ordres: c'était, selon lui, un moyen
d'imposer à la multitude. Peut-être aussi cela empêchait d'accumuler, ce
qui aurait rendu indépendant; car étant la source des richesses, il
était bien aise d'entretenir le besoin d'y puiser, et ainsi de ramener
toujours à lui. Il avait donc poussé ses généraux dans un cercle dont il
était difficile de sortir; les forçant à passer sans cesse du besoin à
la prodigalité, et de la prodigalité au besoin, que lui seul pouvait
satisfaire.

Plusieurs n'avaient que des appointemens qui accoutumaient à une aisance
dont on ne pouvait plus se passer. S'il accordait des terres, c'était
sur ses conquêtes que la guerre exposait ensuite, et que la guerre
pouvait seule conserver.

Mais pour les retenir dans la dépendance, la gloire, habitude chez les
uns; passion chez les autres, besoin pour tous, suffisait; et Napoléon,
maître absolu de son siècle, et commandant même à l'histoire, était le
dispensateur de cette gloire. Quoiqu'il la mît à un prix fort haut, on
n'osait pas se rebuter: on aurait eu honte de convenir de sa faiblesse
devant sa force, et de s'arrêter devant un homme qui ne s'arrêtait pas
encore, quoique si haut parvenu.

D'ailleurs, le bruit d'une si grande expédition attirait; son succès
paraissait certain: ce serait une marche militaire jusqu'à Pétersbourg
et Moskou. Encore cet effort, et tout serait peut-être terminé. C'était
une dernière occasion qu'on se repentirait d'avoir laissé échapper: on
serait importuné des récits glorieux qu'en feraient les autres. La
victoire du jour vieillirait tant celle de la veille! on ne voulait pas
vieillir avec elle!

Et puis, quand la guerre était par-tout, comment l'éviter? Les champs
de bataille n'étaient pas indifférens: ici Napoléon commanderait en
personne; ailleurs c'était bien pour la même cause qu'on combattrait,
mais ce serait sous un autre chef. La renommée qu'on partagerait avec
lui serait étrangère à Napoléon, de qui pourtant dépendait tout, gloire
et fortune; et l'on savait que, soit penchant, ou politique, il n'en
dispensait abondamment les faveurs qu'à ceux dont la gloire rappelait sa
gloire; qu'il récompensait moins généreusement les exploits qui
n'étaient pas aussi les siens. Il fallait donc être de l'armée qu'il
commandait. De là l'empressement de tous pour y accourir, jeunes ou
vieux. Quel chef eut jamais tant de moyens de puissance! Il n'y avait
pas d'espoir qu'il ne pût flatter, exciter, rassasier.

Enfin, nous aimions en lui le compagnon de nos travaux; le chef qui nous
avait conduits à la renommée. L'étonnement, l'admiration qu'il
inspirait, flattaient notre amour-propre; car tout nous était commun
avec lui.

Quant à cette jeunesse d'élite qui, dans ces temps de gloire,
remplissait nos camps, son effervescence était naturelle. Qui de nous,
dans ses premières années, ne s'est point enflammé à la lecture de ces
hauts faits de guerre des anciens et de nos ancêtres? alors
n'aurions-nous pas voulu tous être ces héros, dont nous lisions
l'histoire réelle ou imaginaire? Dans cette exaltation, si tout-à-coup
ces souvenirs s'étaient réalisés pour nous; si nos yeux, au lieu de
lire, avaient vu ces merveilles; que nous en eussions senti les lieux à
notre portée, et que des places se fussent offertes à côté de ces
paladins dont notre jeune et vive imagination enviait la vie aventureuse
et la brillante renommée; qui de nous aurait hésité, et ne se serait pas
élancé plein de joie et d'espoir, en méprisant un odieux et honteux
repos!

Telles étaient les générations nouvelles. Alors on était libre d'être
ambitieux! Temps d'ivresse et de prospérité, où le soldat français,
maître de tout par la victoire, s'estimait plus que le seigneur, ou
même le monarque, dont il traversait les états! Il lui semblait que les
rois de l'Europe ne régnaient que par la permission de son chef et de
ses armes.

Ainsi, l'habitude entraînait les uns, l'ennui des cantonnemens les
autres; la plupart la nouveauté et sur-tout la passion de la gloire,
tous l'émulation; enfin la confiance dans un chef toujours heureux, et
l'espoir d'une prompte victoire, qui terminerait tout d'un coup la
guerre, et nous rendrait à nos foyers; car, pour l'armée entière de
Napoléon, comme pour quelques volontaires de la cour de Louis XIV, une
guerre n'était souvent qu'une bataille ou qu'un brillant et court
voyage.

Aujourd'hui on allait atteindre aux confins de l'Europe, où jamais armée
européenne n'avait été! on allait poser les colonnes d'Hercule! la
grandeur de l'entreprise, l'agitation de toute l'Europe qui y coopérait,
l'appareil imposant d'une armée de quatre cent mille fantassins et de
quatre-vingt mille cavaliers, tant de bruits de guerre, de sons
belliqueux, exaltaient jusqu'aux vétérans! Les plus froids ne pouvaient
échapper à ce mouvement général, à cet entraînement universel.

Enfin, sans tous ces motifs d'ardeur, le fond de l'armée était bon, et
toute bonne armée veut la guerre.



LIVRE QUATRIÈME.



CHAPITRE I.


NAPOLÉON satisfait se déclare. «Soldats, dit-il, la seconde guerre de
Pologne est commencée. La première s'est terminée à Friedland et à
Tilsitt. À Tilsitt, la Russie a juré éternelle alliance à la France et
guerre à l'Angleterre. Elle viole aujourd'hui ses sermens. Elle ne veut
donner aucune explication de son étrange conduite, que les aigles
françaises n'aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa
discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité; ses destins doivent
s'accomplir. Nous croit-elle donc dégénérés? Ne serions-nous donc plus
les soldats d'Austerlitz? Elle nous place entre le déshonneur et la
guerre; le choix ne saurait être douteux! Marchons donc en avant,
passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde
guerre de Pologne sera glorieuse aux armes françaises comme la première:
mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie; elle
mettra un terme à la funeste influence que la Russie exerce depuis
cinquante ans sur les affaires de l'Europe.»

Ces accens, qu'on croyait alors prophétiques, convenaient à une
expédition presque fabuleuse. Il fallait bien invoquer le destin et
croire à son empire, quand on allait lui livrer tant d'hommes et tant de
gloire.

L'empereur Alexandre harangua aussi son armée, mais tout autrement.
Quelques-uns virent dans ses proclamations la différence des deux
peuples, celle des deux souverains, et de leur position mutuelle. En
effet, l'une, défensive, fut simple et modérée; l'autre, offensive,
pleine d'audace et respirant la victoire: la première s'appuya de la
religion, l'autre de la fatalité; celle-ci de l'amour de la patrie,
celle-là de l'amour de la gloire: mais aucune ne parla de
l'affranchissement de la Pologne, qui était le véritable sujet de cette
guerre.

Nous marchions vers l'orient, notre gauche au nord, notre droite au
midi. À notre droite, la Volhinie nous appelait de tous ses voeux; au
centre, c'était Wilna, Minsk, toute la Lithuanie et la Samogitie; devant
notre gauche, la Courlande et la Livonie attendaient leur sort en
silence.

L'armée d'Alexandre, forte de trois cent mille hommes, contenait ces
peuples. Des bords de la Vistule, de Dresde, de Paris même, Napoléon
l'avait jugée. Il avait vu que son centre, commandé par Barclay,
s'étendait de Wilna et Kowno jusqu'à Lida et Grodno, s'appuyant à droite
à la Vilia, et à gauche au Niémen.

Ce fleuve couvrait le front des Russes; par le détour qu'il fait de
Grodno à Kowno; car c'est de l'une à l'autre de ces deux villes
seulement que le Niémen, en courant vers le nord, se présentait en
travers de notre attaque; et servait de frontière à la Lithuanie. Avant
Grodno, et depuis Kowno, il coule vers l'ouest.

Au sud de Grodno, Bagration avec soixante-cinq mille hommes vers
Wolkowisk; au nord de Kowno; à Rossiana et Keydani, Witgenstein avec
vingt-six mille hommes, remplaçaient cette frontière naturelle par leurs
baïonnettes.

En même temps, une autre armée, forte de cinquante mille hommes, et dite
de réserve, se rassemblait à Lutsk en Volhinie, pour contenir cette
province et observer Schwartzenberg: elle était confiée à Tormasof,
jusqu'à ce que le traité prêt à être signé à Bucharest, eût permis à
Tchitchakof et à la meilleure partie de l'armée de Moldavie, de le
joindre.

Alexandre, et sous lui Barclay de Tolly, son ministre de la guerre,
dirigeaient toutes ces forces. Elles étaient partagées en trois armées,
dites première d'occident sous Barclay, seconde d'occident sous
Bagration, et armée de réserve sous Tormasof. Deux autres corps se
formaient, l'un à Mozyr, aux environs de Bobruisk, et l'autre à Riga et
à Dünabourg. Les réserves étaient à Wilna et Swentziany. Enfin un vaste
camp retranché s'élevait devant Drissa, dans un repli de la Düna.

L'empereur français jugea que cette position derrière le Niémen n'était
ni offensive ni défensive, et que l'armée russe n'était guère mieux
placée, pour opérer une retraite; que cette armée, ainsi répandue sur
une ligne de soixante lieues, pouvait être surprise, dispersée, ce qui
lui arriva; que bien plus, la gauche de Barclay et l'armée de Bagration
tout entière, se trouvant à Lida et à Wolkowisk, en avant des marais de
la Bérézina qu'elles couvraient au lieu de s'en couvrir, pourraient y
être refoulées et prises; ou du moins, qu'une attaque brusque et directe
sur Kowno et Wilna, les couperait de leur ligne d'opération,
qu'indiquait Swentziany et le camp retranché de Drissa.

En effet, Doctorof et Bagration étaient déjà séparés de cette ligne, et
au lieu d'être restés en masse avec Alexandre, devant les routes qui
conduisent à la Düna, pour les défendre ou pour s'en servir, ils se
trouvaient placés à quarante lieues à leur droite.

C'est pourquoi Napoléon a partagé ses forces en cinq armées. Pendant que
Schwartzenberg, sortant de la Gallicie avec ses trente mille
Autrichiens, dont il a l'ordre d'exagérer le nombre, contiendra
Tormasof, et attirera vers le sud l'attention de Bagration, tandis que
le roi de Westphalie, avec ses quatre-vingt mille hommes occupera en
face ce général vers Grodno, sans le pousser d'abord trop vivement; et
que le vice-roi d'Italie, vers Pilony, se tiendra prêt à s'interposer,
entre ce même Bagration et Barday; enfin, pendant qu'à l'extrême gauche,
Macdonald, débouchant de Tilsitt, envahira le nord de la Lithuanie et
débordera la droite de Witgenstein, lui, Napoléon, avec deux cent mille
hommes, se précipitera sur Kowno, sur Wilna, sur son rival, et le
détruira du premier choc.

Si l'empereur russe plie et cède, il le poussera, il le rejettera sur
Drissa et jusqu'à la naissance de sa ligne d'opération; puis, tout à la
fois, lançant des détachements à droite, il enveloppera Bagration et
tous les corps de la gauche des Russes que par cette brusque irruption
il aura séparés de leur droite.

Je vais me hâter de tracer un court précis de l'histoire de nos deux
ailes, pressé de revenir au centre et de pourvoir m'occuper sans
distraction à reproduire les grandes scènes qui s'y sont passées.
Macdonald commandait l'aile gauche. Son invasion s'appuyait à la
Baltique, débordait l'aile droite russe; elle menaçait Revel, puis Riga,
et jusqu'à Pétersbourg. Riga le vit bientôt. La guerre se fixa sous ses
murs: quoique peu importante, elle fut soutenue par Macdonald avec
sagesse,» science et gloire, même dans sa retraite, qui ne lui fut
commandé ni par l'hiver ni par l'ennemi, mais seulement par Napoléon.

Quant à son aile droite, l'empereur avait compté sur l'appui de la
Turquie; il lui manqua. Il avait pensé que l'armée russe de Volhinie
suivrait le mouvement général de retraite d'Alexandre, et Tormasof au
contraire s'avança sur nos derrières. L'armée française se trouva donc
découverte, et menacée d'être tournée dans ces vastes plaines. La nature
n'y offrant point de garantie comme à l'aile gauche, il fallut s'y
suffire et s'appuyer sur soi-même. Quarante mille Saxons, Autrichiens et
Polonais y restèrent en observation.

Tormasof fut battu; mais une autre armée, que la paix de Bucharest
rendit disponible, vint se joindre aux restes de la première. Dès lors,
la guerre sur ce point devint défensive. Elle se fit mollement, comme on
devait s'y attendre, et quoique, avec cette armée d'Autrichiens, on eût
laissé des Polonais et un général français. La renommée vantait celui-ci
depuis long-temps, avec obstination, malgré des revers, et ce n'était
point un caprice.

Aucun succès, aucun revers ne fut décisif. Mais la position de ce corps,
presque tout autrichien, devint de plus en plus importante, quand la
grande-armée se retira sur lui. On jugera si Schwartzenberg trompa sa
confiance, s'il nous laissa envelopper sur la Bérézina, et s'il est vrai
qu'il parut alors ne vouloir plus être qu'un témoin armé de ce grand
différend.



CHAPITRE II.


ENTRE ces deux ailes, la grande-armée marchait au Niémen en trois masses
séparées. Le roi de Westphalie, avec quatre-vingt mille hommes, se
dirigeait sur Grodno; le vice-roi d'Italie, avec soixante-quinze mille
hommes, sur Pilony; Napoléon, avec deux cent vingt mille hommes, sur
Nogaraïski, ferme située à trois lieues au-dessus de Kowno. Le 23 juin,
avant le jour, la colonne impériale atteignit le Niémen, mais sans le
voir. La lisière de la grande forêt prussienne de Pilwisky et les
collines qui bordent le fleuve, cachaient cette grande armée prête à le
franchir.

Napoléon, qu'une voiture avait transporté jusque-là, monta à cheval à
deux heures du matin. Il reconnut le fleuve russe, sans se déguiser
comme on l'a dit faussement, mais en se couvrant de la nuit pour
franchir cette frontière, que, cinq mois après, il ne put repasser qu'à
la faveur d'une même obscurité. Comme il paraissait devant cette rive,
son cheval s'abattit tout-à-coup, et le précipita sur le sable. Une voix
s'écria: «Ceci est d'un mauvais présage; un Romain reculerait!» On
ignore si ce fut lui ou quelqu'un de sa suite, qui prononça ces mots.

Sa reconnaissance faite, il ordonna qu'à la chute du jour suivant, trois
ponts fussent jetés sur le fleuve près du village de Poniémen; puis il
se retira dans son quartier, où il passa toute cette journée, tantôt
dans sa tente, tantôt dans une maison polonaise, étendu sans force dans
un air immobile, au milieu d'une chaleur lourde, et cherchant en vain le
repos.

Dès que la nuit fut revenue, il se rapprocha du fleuve. Ce furent
quelques sapeurs, dans une nacelle, qui le traversèrent d'abord.
Étonnés, ils abordent, et descendent sans obstacle sur la rive russe.
Là, ils trouvent la paix; c'est de leur côté qu'est la guerre: tout est
calme sur cette terre étrangère, qu'on leur a dépeinte si menaçante.
Cependant un simple officier de Cosaques, commandant une patrouille, se
présente bientôt à eux. Il est seul, il semble se croire en pleine paix,
et ignorer que l'Europe entière en armes est devant lui. Il demande à
ces étrangers qui ils sont.-«Français,» lui répondirent-ils.-«Que
voulez-vous, reprit cet officier, et pourquoi venez-vous en Russie? Un
sapeur lui répliqua brusquement: «Vous faire la guerre! prendre Wilna!
délivrer la Pologne!» Et le Cosaque se retire; il disparaît dans les
bois, sur lesquels trois de nos soldats, emportés d'ardeur, et pour
sonder la forêt, déchargent leurs armes.

Ainsi le faible bruit de trois coups de feu, auxquels on ne répondit
pas, nous apprit qu'une nouvelle campagne s'ouvrait, et qu'une grande
invasion était commencée.

Ce premier signal de guerre irrita violemment l'empereur, soit prudence
ou pressentiment. Trois cents voltigeurs passèrent aussitôt le fleuve,
pour protéger l'établissement des ponts.

Alors sortirent des vallons et de la forêt toutes les colonnes
françaises. Elles s'avancèrent silencieusement jusqu'au fleuve à la
faveur d'une profonde obscurité. Il fallait les toucher pour les
reconnaître. On défendit les feux et jusqu'aux étincelles; on se reposa
les armes à la main, comme en présence de l'ennemi. Les seigles verts et
mouillés d'une abondante rosée, servirent de lit aux hommes et de
nourriture aux chevaux.

La nuit, sa fraîcheur qui interrompait le sommeil, son obscurité qui
alonge les heures et augmente les besoins, qui ôte aux yeux leur
utilité, soit qu'on ait besoin de ses regards pour se conduire ou pour
se distraire, ou de ceux des autres pour s'encourager; enfin les dangers
du lendemain, tout rendait grave cette position. Mais l'attente d'une
grande journée soutenait. La proclamation de Napoléon venait d'être lue:
on s'en répétait à voix basse les passages les plus remarquables, et le
génie des conquêtes enflammait notre imagination.

Devant nous était la frontière russe. Déjà, à travers les ombres, nos
regards avides cherchaient à envahir cette terre promise à notre gloire.
Il nous semblait entendre les cris de joie des Lithuaniens à l'approche
de leurs libérateurs. Nous nous figurions ce fleuve bordé de leurs mains
suppliantes. Ici tout nous manquait, là tout nous serait prodigué! Ils
s'empresseraient de pourvoir à nos besoins: nous allions être entourés
d'amour et de reconnaissance. Qu'importe une mauvaise nuit, le jour
allait bientôt renaître, et avec lui sa chaleur et toutes ses illusions!
Le jour parut! il ne nous montra qu'un sable aride, désert, et de mornes
et sombres forêts. Nos yeux alors se tournèrent tristement sur
nous-mêmes, et nous nous sentîmes ressaisis d'orgueil et d'espoir par le
spectacle imposant de notre armée réunie.

À trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on
apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines,
leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. Dès
que la terre eut présenté au soleil toutes ces masses mobiles, revêtues
d'armes étincelantes, le signal fut donné, et aussitôt cette multitude
commença à s'écouler en trois colonnes, vers les trois ponts. On les
voyait serpenter en descendant la courte plaine qui les séparait du
Niémen, s'en approcher, gagner les trois passages, s'alonger et se
rétrécir pour les traverser et atteindre enfin ce sol étranger, qu'ils
allaient dévaster, et qu'ils devaient bientôt couvrir de leurs vastes
débris.

L'ardeur était si grande que deux divisions d'avant-garde se disputant
l'honneur de passer les premières, furent près d'en venir aux mains; on
eût quelque peine à les calmer. Napoléon se hâta de poser le pied sur
les terres russes. Il fit sans hésiter ce premier pas vers sa perte. Il
se tint d'abord près du pont, encourageant les soldats de ses regards.
Tous le saluèrent de leur cri accoutumé. Ils parurent plus animés, que
lui, soit qu'il se sentît peser sur le coeur une si grande agression,
soit que son corps affaibli ne pût supporter le poids d'une chaleur
excessive, ou que déjà il fût étonné de ne rien trouver à vaincre.

L'impatience enfin le saisit. Tout-à-coup, il s'enfonça-à travers le
pays, dans la forêt qui bordait le fleuve. Il courait de toute la
vitesse de son cheval; dans son empressement il semblait qu'il voulût
tout, seul atteindre l'ennemi. Il fit plus d'une lieue dans cette
direction, toujours dans la même solitude, après quoi il fallut bien
revenir près des ponts, d'où il redescendit avec le fleuve et sa garde
vers Kowno.

On croyait entendre gronder le canon. Nous écoutions, en marchant, de
quel côté le combat s'engageait. Mais à l'exception de quelques troupes
de Cosaques, ce jour-là comme les suivans, le ciel seul se montra notre
ennemi. En effet, à peine l'empereur avait-il passé le fleuve qu'un
bruit sourd avait agité l'air. Bientôt le jour s'obscurcit, le vent
s'éleva et nous apporta les sinistres roulemens du tonnerre. Ce ciel
menaçant, cette terre sans abri nous attrista. Quelques-uns même,
naguère enthousiastes, en furent effrayés comme d'un funeste présage.
Ils crurent que ces nuées enflammées s'amoncelaient sur nos têtes, et
s'abaissaient sur cette terre, pour nous en défendre l'entrée.

Il est vrai que cet orage fut grand comme l'entreprise. Pendant
plusieurs heures, ces lourds et noirs nuages s'épaissirent et pesèrent
sur toute l'armée de la droite à la gauche et sur cinquante lieues
d'espace, elle fut tout entière menacée de ses feux, et accablée de ses
torrens: les routes et les champs furent inondés; la chaleur
insupportable de l'atmosphère fut changée subitement en un froid
désagréable. Dix mille chevaux périrent dans la marche, et sur-tout dans
les bivouacs qui suivirent. Une grande quantité d'équipages resta
abandonnée dans les sables, beaucoup d'hommes succombèrent ensuite.

Un couvent servit d'abri à l'empereur, contre la première fureur de cet
orage. Il en repartit bientôt pour Kowno, où régnait le plus grand
désordre. Le fracas des coups de tonnerre n'était plus entendu; ces
bruits menaçans, qui grondaient encore sur nos têtes, semblaient
oubliés. Car si ce phénomène, commun dans cette saison, a pu étonner
quelques esprits, pour la plupart le temps des présages est passé. Un
scepticisme, ingénieux chez les uns, insouciant ou grossier chez les
autres, de terrestres passions, des besoins impérieux, ont détourné
l'ame des hommes de ce ciel d'où elle vient, et où elle doit retourner.
Ainsi dans ce grand désastre, l'armée ne vit qu'un accident naturel
arrivé mal à propos; et loin d'y reconnaître la réprobation d'une si
grande agression, dont au reste elle n'était pas responsable, elle n'y
trouva qu'un motif de colère contre le sort, ou le ciel qui, par hasard
ou autrement, lui donnait un si terrible présage.

Ce jour-là même, un malheur particulier vint se joindre à ce désastre
général. Au-delà de Kowno, Napoléon s'irrite contre la Vilia, dont les
Cosaques ont rompu le pont; et qui s'oppose au passage d'Oudinot. Il
affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui faisait obstacle, et il
ordonne à un escadron des Polonais de sa garde, de se jeter dans cette
rivière. Ces hommes d'élite s'y précipitèrent sans hésiter.

D'abord ils marchèrent en ordre, et quand le fond leur manqua, ils
redoublèrent d'efforts. Bientôt ils atteignirent à la nage le milieu
des flots. Mais ce fut là que le courant plus rapide les désunit. Alors
leurs chevaux s'effraient, ils dérivent, et sont emportés par la
violence des eaux. Ils ne nagent plus, ils flottent dispersés. Leurs
cavaliers luttent et se débattent vainement, la force les abandonne;
enfin ils se résignent. Leur perte est certaine, mais c'est à leur
patrie, c'est devant elle, c'est pour leur libérateur qu'ils se sont
dévoués, et près d'être engloutis, suspendant leurs efforts, ils
tournent la tête vers Napoléon et s'écrient: Vive l'empereur! On en
remarqua trois sur-tout, qui, ayant encore la bouche hors de l'eau,
répétèrent ce cri, et périrent aussitôt. L'armée était saisie d'horreur
et d'admiration.

Quant à Napoléon, il ordonna vivement et avec précision tout ce qu'il
fallut pour en sauver le plus grand nombre, mais sans paraître ému; soit
habitude de se maîtriser, soit qu'à la guerre il regardât les émotions
du coeur comme des faiblesses, dont il ne devait pas donner l'exemple,
et qu'il fallait vaincre, soit enfin qu'il entrevît de plus grands
malheurs, devant lesquels celui-là n'était rien.

Un pont, jeté sur cette rivière, porta le maréchal Oudinot et le
deuxième corps vers Keydani. Pendant ce temps le reste de l'armée
passait encore le Niémen. Il lui fallut trois jours entiers. L'armée
d'Italie ne le traversa que le 29, devant Pilony. L'armée du roi de
Westphalie n'entra dans Grodno que le 30.

De Kowno, Napoléon se rendit en deux jours, jusques aux défilés qui
défendent la plaine de Wilna. Il attendit, pour s'y montrer, des
nouvelles de ses avant-postes. Il espérait qu'Alexandre lui disputerait
cette capitale. Le bruit de quelques coups de feu flattait déjà son
espoir; quand on vint lui annoncer que la ville était ouverte. Il
s'avance soucieux et mécontent. Il accuse ses généraux d'avant-garde
d'avoir laissé s'échapper l'armée russe. C'est à Montbrun, au plus
actif, qu'il adresse ce reproche, et il s'emporte jusqu'à le menacer.
Paroles sans effet, violence sans aucune suite, et, dans un homme
d'action, moins condamnables que remarquables, en ce qu'elles prouvaient
toute l'importance qu'il attachait à une prompte victoire.

Au milieu de son emportement, il mit de l'adresse dans ses dispositions,
pour entrer à Wilna. Il se fit précéder et suivre par des régimens
polonais. Mais, plus occupé de la retraite des Russes que des cris
d'admiration et de reconnaissance des Lithuaniens, il traversa
rapidement la ville, et courut aux avant-postes. Plusieurs des meilleurs
hussards du 8º, engagés sans être soutenus dans un bois, venaient d'y
périr sous les efforts de la garde russe: Ségur, qui les commandait,
après une défense désespérée, était tombé percé de coups.

L'ennemi avait brûlé ses ponts, ses magasins: il fuyait par plusieurs
routes, mais toutes dans la direction de Drissa. Napoléon fit recueillir
ce que le feu avait épargné, et rétablir les communications. Il poussa
Murat et sa cavalerie sur les traces d'Alexandre; en même temps, il jeta
Ney sur sa gauche, pour appuyer Oudinot, qui, ce jour-là même, culbutait
Witgenstein depuis Deweltowo jusqu'à Wilkomir; puis il revint occuper
dans Wilna la place d'Alexandre.

Là, ses cartes déployées, les rapports militaires, et une foule
d'officiers demandant ses ordres, l'attendaient. Il était sur le théâtre
de la guerre, et dans l'instant de sa plus vive action; il avait de
promptes et imminentes décisions à prendre, des ordres de mouvement à
donner, des hôpitaux, des magasins, des lignes d'opération à établir.

Il fallait questionner, lire, comparer ensuite, enfin trouver et saisir
la vérité, qui semble toujours fuir et se cacher au milieu de mille
réponses et rapports contradictoires.

Ce n'était pas tout. Napoléon, dans Wilna, avait un nouvel empire à
organiser, la politique de l'Europe, la guerre d'Espagne, le
gouvernement de la France à diriger. Sa correspondance politique,
militaire et administrative, qu'il avait laissée s'accumuler depuis
plusieurs jours, l'appelait impérieusement. Car tel était son usage,
dans l'attente d'un grand événement qui décidait de plusieurs de ses
réponses, et dont toutes se ressentaient. Il entra donc, et d'abord il
se jeta sur un lit, moins pour dormir que pour méditer en repos; et
bientôt, se levant comme en sursaut, il dicta rapidement les ordres
qu'il venait de concevoir.

Il vint alors des nouvelles de Varsovie et de l'armée autrichienne. Le
discours d'ouverture de la diète polonaise déplut à l'empereur; il
s'écria en le jetant: «C'est du français; il fallait du polonais!» Quant
aux Autrichiens, on ne lui dissimula pas que, dans toute leur armée, il
ne devait compter que sur leur chef. Cette assurance lui parut
suffisante.



CHAPITRE III.


CEPENDANT tout remuait au fond des coeurs lithuaniens, un patriotisme
vivant encore, quoique déjà vieilli; d'un côté, la retraite précipitée
des Russes et la présence de Napoléon; de l'autre, le cri d'indépendance
qu'avait jeté Varsovie, et sur-tout la vue de ces héros polonais qui
rentraient, avec la liberté, sur ce sol dont ils s'étaient exilés avec
elle. Aussi les premiers jours furent-ils tout entiers à la joie; le
bonheur parut général, l'épânchement universel.

On crut voir par-tout les mêmes sentimens, dans l'intérieur des maisons,
comme aux fenêtres, et sur les places publiques. On se félicitait, on
s'embrassait sur les chemins; les vieillards reparurent vêtus de leur
ancien costume, qui rappelait des idées de gloire et d'indépendance. Ils
pleuraient de joie à la vue des bannières nationales, qu'on venait enfin
de relever; une foule immense les suivait, en faisant retentir l'air
d'acclamations. Mais cette exaltation irréfléchie chez les uns, excitée
chez les autres, dura peu.

De leur côté, les Polonais du grand-duché brûlaient toujours du plus
noble enthousiasme: dignes de la liberté, ils lui sacrifiaient tous les
biens auxquels la plupart des hommes la sacrifient. Dans cette occasion,
ils ne se démentirent pas: la diète de Varsovie se constitua en
confédération générale, déclara le royaume de Pologne rétabli; convoqua
les diétines, invita toute la Pologne à se confédérer, somma tous les
Polonais de l'armée russe d'abandonner la Russie, se fit représenter par
un conseil-général, maintint du reste l'ordre établi, et enfin envoya
une députation au roi de Saxe, et une adresse à Napoléon.

Le sénateur Wibicki la lui porta à Wilna. Il lui dit: «que-les Polonais
n'avaient été soumis, ni par la paix ni par la guerre, mais par la
trahison; qu'ils étaient donc libres de droit devant Dieu, comme devant
les hommes; qu'aujourd'hui pouvant l'être de fait, ce droit devenait un
devoir; qu'ils réclamaient l'indépendance de leurs frères, les
Lithuaniens, encore esclaves; qu'ils s'offraient comme centre de réunion
à toute la famille polonaise; mais que c'était à lui qui dictait au
siècle son histoire, en qui la force de la providence résidait, à
appuyer des efforts qu'elle devait approuver; qu'ainsi, ils venaient
demander à Napoléon le grand, de prononcer ces seules paroles: Que le
royaume de Pologne existe, et qu'il existerait; que tous les Polonais se
dévoueraient aux ordres du chef de la quatrième dynastie française,
devant qui les siècles n'étaient qu'un moment, et l'espace qu'un point.»

Napoléon répondit: «Gentilshommes, députés de la confédération de
Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.
Polonais, je penserais et agirais comme vous; j'aurais voté comme vous
dans l'assemblée de Varsovie. L'amour de son pays est le premier devoir
de l'homme civilisé.

Dans ma situation, j'ai beaucoup d'intérêts à concilier et beaucoup de
devoirs à remplir. Si j'avais régné pendant le premier, le second, ou le
troisième partage de la Pologne, j'aurais armé mes peuples pour la
défendre. Aussitôt que la victoire m'eut mis en état de rétablir vos
anciennes lois dans votre capitale, et dans une partie de vos provinces,
je le fis sans chercher à prolonger la guerre, qui aurait continué à
répandre le sang de mes sujets.

J'aime votre nation! Pendant seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés,
dans les champs de l'Italie et dans ceux de l'Espagne. J'applaudis à ce
que vous avez fait; j'autorise les efforts que vous voulez faire: je
ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions. Si vos
efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de réduire vos
ennemis à reconnaître vos droits; mais dans des contrées si éloignées et
si étendues, c'est entièrement dans l'unanimité des efforts de la
population qui les couvre, que vous pouvez trouver l'espoir du succès.»

Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je
dois y ajouter, que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de
ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manoeuvre, ou aucun
mouvement, qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui
reste des provinces de la Pologne.»

«Faites que la Lithuanie, la Samogitie, Witepsk, Polotsk, Mohilef, la
Volhinie, l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai
vu dans la grande Pologne, et la providence couronnera votre bonne cause
par des succès. Je récompenserai ce dévouement de vos contrées, qui vous
rend si intéressans, et vous acquiert tant de titres à mon estime et à
ma protection, par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les
circonstances.»

Les Polonais avaient cru s'adresser à l'arbitre souverain du monde, à
celui dont chaque parole était un décret, et qu'aucun ménagement
politique n'était capable d'arrêter: ils ne surent à quoi attribuer la
circonspection de cette réponse. Ils doutèrent des intentions de
Napoléon: le zèle des uns en fut glacé, la tiédeur des autres justifiée:
tous s'étonnèrent. Même autour de lui, on se demanda les motifs de cette
prudence, qui paraissait intempestive, et à laquelle il n'avait pas
accoutumé: «Quel était donc le but de cette guerre? craignait-il
l'Autriche? la retraite des Russes l'avait-elle déconcerté? doutait-il
de sa fortune, et ne voulait-il pas prendre, devant l'Europe, des
engagemens qu'il n'était pas sûr de pouvoir tenir?

Enfin la froideur de la Lithuanie l'avait-elle gagné? ou plutôt, se
défiait-il de l'explosion d'un patriotisme, qu'il n'aurait pas pu
maîtriser, et ne s'était-il pas encore décidé sur le sort qu'il lui
réservait?»

Quels que fussent ses motifs, il voulut que les Lithuaniens parussent
s'affranchir d'eux-mêmes; et comme en même temps il leur créait un
gouvernement, et leur dictait jusqu'aux élans de leur patriotisme, cela
le plaça, ainsi qu'eux, dans une fausse position, où tout devint fautes,
contradictions, et demi-mesures. On ne se comprit pas réciproquement;
une défiance mutuelle en résulta. Pour tant de sacrifices que les
Polonais avaient à faire, ils voulurent des engagemens plus positifs.
Mais leur réunion en un seul royaume n'ayant pas été prononcée, la
crainte ordinaire à l'instant des grandes décisions, s'accrut, et la
confiance, qu'ils venaient de perdre en lui, ils la perdirent en
eux-mêmes.

Ce fut alors qu'il désigna sept Lithuaniens pour composer le nouveau
gouvernement. Ce choix fut malheureux en quelques points, il déplut à la
fierté jalouse d'une noblesse difficile à contenter.

Les quatre provinces lithuaniennes de Wilna, Minsk, Grodno et
Bialystock, eurent chacune une commission de gouvernement et des
sous-préfets nationaux. Chaque commune dut avoir sa municipalité; mais
la Lithuanie fut en effet gouvernée par un commissaire impérial, et par
quatre auditeurs français, avec le titre d'intendans.

Enfin, de ces fautes inévitables peut-être, et sur-tout des désordres
d'une armée, placée dans l'alternative de piller ses alliés ou de mourir
de faim, il résulta un refroidissement général. L'empereur n'en put
douter; il comptait sur quatre millions de Lithuaniens, quelques
milliers seulement le secondèrent! Leur pospolite*, qu'il avait
estimée à plus de cent mille hommes, lui avait décerné une garde
d'honneur; trois cavaliers seulement le suivirent! la populeuse Volhinie
resta immobile, et Napoléon en appela encore à la victoire. Heureux,
cette froideur ne l'inquiéta pas assez; malheureux, il ne s'en plaignit
pas, soit fierté, soit justice.

[*Le mot "pospolite" vient du polonais "pospolite ruszenié". Il
désignait, dans l'ancien royaume de Pologne, la levée en masse de toute
la noblesse, 150 000 hommes environ: "Le Dictionnaire Encyclopédique
Quillet" publié en 1935 sous la direction de Raoul Mortier, par la
Librairie Aristide Quillet, 278, boulevard Saint-Germain, à Paris 7ème.
(Note du transcripteur.)]

Pour nous, toujours confians en lui et en nous-mêmes, d'abord les
dispositions des Lithuaniens nous occupèrent peu; mais quand nos forces
diminuèrent, nous regardâmes autour de nous; avec notre attention
s'éveilla notre exigence. Trois généraux lithuaniens, grands par leurs
noms, leurs biens et leurs sentimens, suivaient l'empereur. Les généraux
français leur reprochèrent enfin la froideur de leurs compatriotes.
L'ardeur des Varsoviens, en 1806, leur fut proposée pour exemple. La
vive discussion qui s'ensuivit, comme plusieurs autres pareilles, qu'il
faut réunir, se passa chez Napoléon, près du lieu où il travaillait; et
comme on fut vrai de part et d'autre, comme dans ces discours les
allégations opposées se combattent sans se détruire, comme enfin les
premières et dernières causes de la froideur des Lithuaniens s'y
trouvent développées, il est impossible de les omettre.

Ces généraux répondirent donc: «qu'ils croyaient avoir bien reçu la
liberté que nous leur avions apportée. Qu'au reste chacun aimait avec
son caractère: que les Lithuaniens étaient plus-froids que les Polonais,
et conséquemment moins communicatifs. Qu'après tout, les sentimens
pouvaient être les mêmes, quoique l'exprèssion fût différente.

Que d'ailleurs les positions n'étaient pas à comparer. Qu'en 1806,
c'était après avoir vaincu les Prussiens, que les Français en avaient
délivré la Pologne; au lieu qu'aujourd'hui, s'ils affranchissaient la
Lithuanie du joug russe, c'était avant d'avoir subjugué la Russie.
Qu'ainsi les uns avaient dû accueillir avec transport une liberté
victorieuse et certaine; et les autres plus gravement, une liberté
incertaine et périlleuse. Qu'on n'achetait pas un bien, du même air
qu'on le recevait gratuitement. Qu'à Varsovie, six ans plus tôt, on
n'avait eu qu'à se préparer à des fêtes; tandis qu'aujourd'hui, à Wilna,
où l'on venait de voir toute la puissance des Russes, où l'on savait
leur armée intacte, et les motifs de leur retraite, c'était à dès
combats qu'on avait à se préparer.

Et avec quels moyens? Pourquoi la liberté ne leur avait-elle pas été
apportée en 1807! Alors la Lithuanie était riche et peuplée! depuis, le
système continental, en fermant à ses productions leur seul débouché,
l'a appauvrie, en même temps que la prévoyance des Russes l'a dépeuplée
de recrues, et plus récemment, d'une foule de seigneurs, de paysans, de
chariots et de bestiaux que l'armée russe venait d'entraîner avec elle.»

À ces causes ils ajoutèrent: «La disette, résultat de l'inclémence du
ciel de 1811, et les avaries auxquelles les blés trop gras de ces
contrées sont sujets. Mais pourquoi ne s'adressait-on pas aux provinces
du sud? Là, étaient les hommes, les chevaux, les vivres de toute espèce.
Il ne fallait qu'en chasser Tormasof et son armée. Schwartzenberg
peut-être y marchait, mais était-ce bien à des Autrichiens, usurpateurs
inquiets de la Gallicie, qu'on devait confier la délivrance de la
Volhinie? voudraient-ils asseoir la liberté si près de l'esclavage? Que
n'y envoyait-on des Français et des Polonais? Mais alors il faudrait
s'arrêter, faire une guerre plus méthodique, se donner le temps
d'organiser; et Napoléon, sans doute pressé par l'éloignement où il se
trouvait de ses états, par la dépense que nécessitait chaque jour
l'entretien de son armée, s'en tenant à elle, et courant après une
victoire, sacrifiait tout à l'espoir de finir la guerre d'un seul choc.»

Ici, on les interrompit: ces raisons, quoique vraies, parurent des
excuses insuffisantes. «Ils taisaient la plus forte cause de
l'immobilité de leurs compatriotes; elle se trouvait dans l'attachement
intéressé des grands pour la politique adroite des Russes, qui flattait
leur amour-propre, respectait leurs usages, et assurait leurs droits sur
des paysans, que les Français venaient affranchir. On ajouta que, sans
doute, l'indépendance nationale leur paraissait trop chère à ce prix.»

Ce reproche était fondé, et bien qu'il ne fût pas personnel, les
généraux lithuaniens s'en irritèrent. L'un d'eux s'écria: «Vous parlez
de notre indépendance, mais il faut qu'elle soit bien périlleuse,
puisque vous, à la tête de quatre cent mille hommes, vous craignez de
vous compromettre en la reconnaissant; car vous ne l'avez reconnue ni
par vos discours, ni par vos actions. Ce sont vos auditeurs, hommes tout
neufs avec une administration toute nouvelle, qui gouvernent nos
provinces. Ils exigent impérieusement, et nous laissent ignorer à qui
nous faisons des sacrifices, qu'on ne fait qu'à sa patrie. Ils nous
montrent par-tout l'empereur, et nulle part encore la république. Vous
ne donnez donc point de but à notre marche, et vous vous étonnez qu'elle
soit incertaine. Ceux que nous n'aimons pas comme compatriotes, vous
nous les donnez pour chefs. Wilna, malgré nos prières, reste séparée de
Varsovie; désunis, vous nous demandez cette confiance dans nos forces,
que l'union seule peut donner. Les soldats que vous attendiez de nous,
vous sont offerts; trente mille seraient déjà prêts, mais vous leur
refusez les armes, les habits et l'argent qui nous manquent.»

Toutes ces imputations pouvaient peut-être encore être combattues; mais
il ajouta: «Certes nous ne marchandons pas la liberté, mais nous
trouvons, en effet, qu'elle ne s'offre pas désintéressée. Par-tout le
bruit de vos désordres vous précède; ils ne sont pas partiels, car votre
armée marche sur cinquante lieues de front. À Wilna, même, malgré les
ordres multipliés de votre empereur, les faubourgs ont été pillés; et
l'on s'y défie d'une liberté qu'apporte la licence.

Qu'attendez-vous donc de notre zèle? un visage satisfait, des cris de
joie, des accens de reconnaissance? quand chaque jour, chacun de nous
apprend que ses villages, que ses granges sont dévastées; car le peu que
les Russes n'ont point entraîné avec eux, vos colonnes affamées le
dévorent. Dans leurs marches rapides, il s'échappe de leurs flancs une
foule de maraudeurs de toutes nations, dont il faut se défendre.

Qu'exigez-vous encore? que nos compatriotes accourent sur votre passage,
vous apportant leurs blés, vous conduisant leurs troupeaux; qu'ils
s'offrent eux-mêmes tout armés et prêts à vous suivre? Eh! qu'ont-ils à
vous donner? vos pillards prennent tout! on n'a pas le temps de vous
offrir. Regardez d'ici l'entrée du quartier-impérial; y voyez-vous cet
homme? il est presque nu! il gémit; il vous tend une main suppliante! eh
bien, ce malheureux qui excite votre pitié, c'est un de ces nobles dont
vous attendiez les secours: hier, il accourait vers vous plein d'ardeur,
avec sa fille, ses vassaux et ses biens; il venait s'offrir à votre
empereur; mais il a rencontré des pillards wurtembergeois, et il est
dépouillé; il n'est plus père, à peine est-il homme.»

Chacun gémit et l'alla secourir! Français, Allemands et Lithuaniens,
tous s'accordaient pour déplorer ces désordres, aucun n'en pouvait
trouver le remède. Comment, en effet, rétablir la discipline dans de si
grandes masses, poussées si précipitamment, conduites par tant de chefs,
de moeurs, de caractères et de pays différens, et forcées de vivre de
maraude.

En Prusse, l'empereur n'avait fait prendre à son armée que pour vingt
jours de vivres. C'était ce qu'il en fallait pour gagner Wilna par une
bataille. La victoire devait faire le reste; mais la fuite de l'ennemi
ajourna cette victoire. L'empereur pouvait attendre ses convois, mais en
surprenant les Russes, il les avait désunis, il ne voulut pas lâcher
prise et perdre son avantage. Il lança donc sur leurs traces quatre cent
mille hommes, avec vingt jours de vivres, dans un pays qui n'avait pas
pu nourrir les vingt mille Suédois de Charles XII.

Ce ne fut pas défaut de prévoyance: car d'immenses convois de boeufs
suivaient l'armée, la plupart en troupeaux, le reste attelé à des
chariots de vivres. On avait organisé leurs conducteurs en bataillons.
Il est vrai que ceux-ci, ennuyés de la lenteur de ces pesans animaux,
les assommaient, ou les laissaient périr d'inanition. On en vit pourtant
un grand nombre à Wilna et à Minsk; quelques-uns atteignirent Smolensk,
mais trop tard; il ne purent servir qu'aux recrues et aux renforts qui
nous suivirent.

D'un autre côté, Dantzick renfermait tant de grains, qu'elle seule eût
pu nourrir l'armée: elle alimentait Koenigsberg. On avait vu ses vivres
remonter le Prégel sur de grands bateaux jusqu'à Vehlau, et sur de plus
légers jusqu'à Insterburg. Les autres convois allaient par terre de
Koenigsberg à Labiau, et de là, par le Niémen et la Vilia, jusqu'à Kowno
et Wilna. Mais la Vilia desséchée se refusa à ces transports; il fallut
y suppléer.

Napoléon haïssait les traitans. Il voulut que l'administration de
l'armée organisât des chariots lithuaniens; cinq cents furent
rassemblés; leur vue l'en dégoûta. Il permit alors qu'on traitât avec
des Juifs, qui sont les seuls commerçans de ce pays; et les vivres,
arrêtés à Kowno, arrivèrent enfin à Wilna: mais l'armée en était
partie.



CHAPITRE IV.


CE fut la grande colonne, celle du centre, qui souffrit le plus: elle
suivait le chemin que les Russes avaient ruiné, et que l'avant-garde
française venait d'achever de dévorer. Les colonnes qui prirent des
routes latérales, y trouvèrent le nécessaire; mais elles ne mirent point
assez d'ordre pour le recueillir et pour le ménager.

Le poids des calamités qu'entraîna cette marche rapide ne doit donc pas
peser tout entier sur Napoléon; car l'ordre et la discipline se
maintinrent dans l'armée de Davoust; elle souffrit moins de la disette;
il en fut à peu près de même de celle du prince Eugène. Dans ces deux
corps, lorsqu'on eut recours à la maraude, ce fut avec méthode; ou ne
fit que le mal nécessaire; on obligea le soldat de porter plusieurs
jours de vivres; on l'empêcha de les gaspiller. Ailleurs, les mêmes
précautions eussent donc pu être prises: mais, soit habitude de faire la
guerre dans des pays fertiles, soit ardeur, plusieurs des autres chefs
pensèrent plus à combattre qu'à administrer.

Aussi Napoléon était-il le plus souvent forcé de fermer les yeux sur un
maraudage qu'il défendait vainement: sachant d'ailleurs trop bien tout
l'attrait qu'a pour le soldat cette manière de subsister; qu'elle lui
fait aimer la guerre qui l'enrichit; qu'elle lui plaît par l'autorité
que souvent elle lui donne sur des classes supérieures à la sienne;
qu'elle a pour lui tout l'attrait de la guerre du pauvre contre le
riche; enfin que le plaisir d'être et de prouver qu'on est le plus fort,
s'y fait sentir sans cesse.

Pourtant, à la nouvelle de ces excès, il s'indigne! Il fait proclamer
ses menaces; il charge des colonnes mobiles de Français et de
Lithuaniens, de les exécuter: et nous, que la vue de ces pillards
irritait, nous voulions courir et punir: mais quand on leur avait
arraché le pain ou le bétail qu'ils avaient ravi, et qu'on les voyait se
retirer lentement, vous regardant, tantôt avec un désespoir concentré,
tantôt en versant des larmes, et qu'on les entendait murmurer, «que non
content de ne leur rien donner, on leur arrachait tout, qu'on voulait
donc qu'ils périssent d'inanition!» alors on s'accusait de barbarie
envers les siens, on les rappelait, on leur rendait leur proie; car
c'était l'impérieuse nécessité qui poussait au maraudage. L'officier
lui-même ne vivait que de la part que lui en faisaient ses soldats.

Une position si excessive amena des excès. Ces hommes rudes et armés,
assaillis par tant de besoins immodérés, ne purent rester modérés. Ils
arrivaient affamés près des habitations: ils demandaient d'abord; mais,
soit défaut de s'entendre, soit refus ou impossibilité aux habitans de
les satisfaire, à eux d'attendre, une altercation s'élevait; alors de
plus en plus irrités par la faim, ils devenaient farouches, et après
avoir bouleversé les cabanes et les châteaux, sans y trouver la
subsistance qu'ils cherchaient, dans l'égarement de leur désespoir, ils
accusaient les habitans d'être leurs ennemis, et se vengeaient des
propriétaires sur les propriétés.

Il y en eut qui se tuèrent avant d'en venir à ces extrémités; d'autres
après: c'étaient les plus jeunes. Ils s'appuyaient le front sur leurs
fusils, et se faisaient sauter la cervelle au milieu des chemins. Mais
plusieurs s'endurcirent; un excès les entraînait à un autre, comme on
s'échauffe souvent par les coups qu'on donne. Parmi ceux-là, quelques
vagabonds se vengèrent de leurs maux jusque sur les personnes; au milieu
de cette nature ingrate, ils se dénaturèrent; à cette distance,
abandonnés à eux-mêmes, ils crurent que tout leur était permis, et que
leurs souffrances les autorisaient à faire souffrir.

Dans cette armée si nombreuse, et composée de tant de nations, il dut
aussi se trouver plus de malfaiteurs que dans les autres; les causes de
tant de malheurs en amenèrent de nouveaux; déjà faibles par la faim, il
fallait aller à marches forcées pour la fuir, et pour atteindre
l'ennemi. La nuit venue, on s'arrêtait, et les soldats entraient en
foule dans les maisons; là, sur une paille dégoûtante, ils tombaient
autant de lassitude que de besoin.

Les plus robustes, n'avaient que le courage de pétrir la farine qu'ils
trouvaient, et d'allumer les fours, dont toutes ces maisons de bois sont
munies; les autres, d'aller à quelques pas faire les feux nécessaires
pour apprêter quelques alimens; leurs officiers, épuisés comme eux,
ordonnaient faiblement plus de précautions, et négligeaient de voir
s'ils étaient obéis. Alors une flammèche qui s'échappait de ces fours,
une étincelle qui jaillissait de ces bivouacs, suffisait pour incendier
un château, un village, et pour faire périr plusieurs des malheureux
soldats qui s'y étaient réfugiés. Au reste, ces désastres furent
très-rares en Lithuanie.

L'empereur n'ignora point ces détails; mais il était engagé: déjà, dès
Wilna, tous ces désordres avaient eu lieu; le duc de Trévise, entre
autres, l'en instruisit: «Du Niémen à la Vilia, il n'a vu, dit-il, que
des maisons dévastées, que chariots et caissons abandonnés; on les
trouve dispersés sur les chemins et dans les champs; ils sont renversés,
ouverts, et leurs effets répandus çà et là, et pillés comme s'ils
avaient été pris par l'ennemi. Il a cru suivre une déroute. Dix mille
chevaux ont été tués par les froides pluies du grand orage, et par les
seigles verts, leur nouvelle et seule nourriture. Ils gisent sur la
route, qu'ils embarrassent; leurs cadavres exhalent une odeur
méphitique, insupportable à respirer; c'est un nouveau fléau que
plusieurs comparent à la famine; mais celle-ci est bien plus terrible:
déjà plusieurs soldats de la jeune garde sont morts de faim.»

Jusque-là Napoléon avait écouté avec calme; ici il interrompt
brusquement: il veut échapper à la douleur par l'incrédulité; il
s'écrie: «C'est impossible! où sont leurs vingt jours de vivres? Les
soldats bien commandés ne meurent jamais de faim.»

Un général, l'auteur de ce dernier rapport, était là; Napoléon se tourne
vers lui, il l'interpelle, il le presse de questions; et ce général,
soit faiblesse, soit incertitude, répond que ces malheureux ne sont
point morts d'inanition, mais d'ivresse.

L'empereur demeure alors persuadé qu'on exagère à ses yeux les
privations de ses soldats. Quant au reste, il s'écrie «qu'il faut bien
supporter la perte des chevaux, de quelques équipages, celle même de
quelques habitations: c'est un torrent qui s'écoule; c'est le mauvais
côté de la guerre, un mal pour un bien; il faut faire au malheur sa
part; ses trésors, ses bienfaits le répareront: un grand résultat
couvrira tout; il ne lui faut qu'une victoire; s'il lui reste de quoi la
gagner, il suffît.»

Le duc observa qu'on pouvait y arriver par une marche plus méthodique,
que suivraient les magasins; mais il ne fut pas écouté. Ceux auxquels ce
maréchal, qui revenait d'Espagne, se plaignait alors, lui répondirent,
«qu'en effet l'empereur s'irritait au récit de maux qu'il jugeait
irrémédiables, sa politique lui imposant la nécessité d'un succès prompt
et décisif.»

Ils ajoutaient, «qu'ils voyaient bien que la santé de leur chef était
affaiblie; et que cependant, forcé de se lancer dans des positions de
plus en plus critiques, il n'envisageait pas sans humeur, des
difficultés à côté desquelles il passait et qu'il laissait s'amonceler
derrière lui: difficultés qu'il couvrait alors de mépris, pour en
déguiser l'importance, et afin de conserver lui-même la force d'esprit
nécessaire pour les surmonter. C'est pourquoi, déjà inquiet et fatigué
de la nouvelle situation critique dans laquelle il venait de se jeter,
impatient d'en sortir, il allait marcher, et pousser son armée en avant,
toujours en avant, pour en finir plus tôt.»

Ainsi, Napoléon était contraint de s'aveugler lui-même. On sait assez
que la plupart de ses ministres n'étaient point des flatteurs: les faits
et les hommes parlèrent; mais que purent-ils lui apprendre?
qu'ignorait-il? tous ses préparatifs n'avaient-ils pas été dictés par la
prudence la plus clairvoyante? que pouvait-on lui dire qu'il n'eût dit,
qu'il n'eût écrit cent fois? C'était après avoir prévu jusqu'aux
moindres détails, s'être préparé contre tous les inconvéniens, avoir
tout disposé pour une guerre lente et méthodique, qu'il se dépouillait
de toutes ces précautions, qu'il abandonnait tous ces préparatifs, et se
laissait emporter par l'habitude, par la nécessité des guerres courtes,
des victoires rapides et des paix subites.



CHAPITRE V.


DANS de si graves circonstances, Balachoff, un Russe, un ministre de
l'empereur de Russie, un parlementaire, se présenta aux avant-postes
français. Il fut accueilli, et l'armée, déjà moins ardente, espéra la
paix.

Il apportait à Napoléon des paroles d'Alexandre: «Il était,
disaient-elles, encore temps de traiter. Une guerre que le sol, le
climat et le caractère russe rendraient interminable, était commencée;
mais tout rapprochement n'était pas devenu impossible, et d'une rive à
l'autre du Niémen, on pourrait encore s'entendre. Il ajouta sur-tout,
que son maître déclarait devant l'Europe, qu'il n'était pas l'agresseur;
que son ambassadeur à Paris, en demandant ses passe-ports, n'avait pas
entendu rompre la paix; qu'ainsi les Français se trouvaient en Russie
sans déclaration de guerre.» Du reste, point de nouvelles propositions,
ni par écrit, ni dans la bouche de Balachoff.

Le choix du parlementaire avait été remarqué; c'était le ministre de la
police russe: cette place exige un esprit observateur; on crut qu'il
venait l'exercer parmi nous: ce qui rendit plus défiant sur le caractère
du négociateur, c'est que la négociation parut n'en avoir aucun, si ce
n'est celui d'une grande modération, qu'on prit alors pour de la
faiblesse.

Napoléon n'hésita point. Il n'avait pas pu s'arrêter à Paris,
reculerait-il à Wilna? qu'en penserait l'Europe? quel résultat présenter
aux armées françaises et alliées, pour motiver tant de fatigues, de si
grands déplacemens, tant de dépenses individuelles et nationales: ce
serait s'avouer vaincu. D'ailleurs, ses discours devant tant de princes,
depuis son départ de Paris, l'avaient autant engagé que ses actions, de
sorte qu'il se trouvait autant compromis devant ses alliés que devant
ses ennemis.

Alors même, avec Balachoff, la chaleur de la conversation l'entraîna,
dit-on, encore. «Qu'était-il venu faire à Wilna? que lui voulait
l'empereur de Russie? prétend-il lui résister? il n'est général qu'à la
parade. Quant à lui, sa tête est son conseil, tout part de là. Mais
Alexandre, qui le conseillera? qui opposera-t-il? il n'a que trois
généraux, Kutusof qu'il n'aime pas, parce qu'il est Russe; Beningsen,
trop vieux il y a six ans, aujourd'hui en enfance, et Barclay: celui-ci
manoeuvrera, il est brave, il sait la guerre; mais c'est un général de
retraite.» Et il ajouta: «Vous croyez tous savoir la guerre, parce que
vous avez lu Jomini; mais si son livre avait pu vous l'apprendre,
l'aurais-je donc laissé publier!»

Dans cet entretien que les Russes rapportent ainsi, il est certain qu'il
dit encore: «qu'au reste, l'empereur Alexandre avait des amis jusque
dans son quartier-impérial.» Alors, montrant Caulincourt au ministre
russe: «Voilà, dit-il, un chevalier de votre empereur: c'est un Russe
dans le camp français.»

Peut-être Caulincourt ne comprit-il pas assez que, par là, Napoléon
voulait se préparer en lui un négociateur qui plût à Alexandre; car
aussitôt que Balachoff fut sorti, il s'élança vers l'empereur, et, d'une
voix irritée, il lui demanda pourquoi il l'avait insulté? s'écriant
«qu'il était Français, bon Français, qu'il l'avait prouvé, qu'il allait
le lui prouver encore, en lui répétant que cette guerre était
impolitique, dangereuse, qu'elle perdrait l'armée, la France et lui.
Qu'au reste, puisqu'il venait de l'insulter, il le quittait; qu'il lui
demandait une division en Espagne, où personne ne désirait servir, et le
plus loin de lui possible.»

L'empereur voulut l'apaiser, mais ne pouvant s'en faire écouter, il se
retira, Caulincourt le poursuivant toujours de ses reproches. Berthier,
présent à cette scène, s'était interposé sans succès; Bessières, plus en
arrière, avait retenu vainement Caulincourt par ses habits. Le
lendemain, Napoléon ne put ramener à lui son grand-écuyer, que par des
ordres formels et réitérés. Enfin il le calma par des caresses et par
l'expression d'une estime et d'un attachement que Caulincourt méritait.
Mais il renvoya Balachoff avec des propositions verbales et
inadmissibles.

Alexandre n'y répondit pas; on n'avait point compris toute l'importance
de la démarche qu'il venait de faire. Il ne devait plus s'adresser à
Napoléon, ni même lui répondre. C'était, avant une rupture sans retour,
une dernière parole; ce qui la rend remarquable.

Cependant Murat courait après cette victoire tant désirée; il commandait
la cavalerie de l'avant-garde, il avait enfin atteint l'ennemi sur la
route de Swentziany, et le poussait sur Druïa. Chaque matin,
l'arrière-garde russe semblait lui avoir échappée, chaque soir, il
l'avait ressaisie, et l'attaquait, mais dans une forte position, après
une longue marche, trop tard, et sans que les siens eussent encore pris
de nourriture; c'étaient donc tous les jours de nouveaux combats sans
résultats importans.

D'autres chefs, par d'autres routes, suivaient la même direction.
Oudinot avait passé la Vilia dès Kowno, et déjà en Samogitie, au nord de
Wilna, à Deweltowo et à Vilkomir, il avait joint l'ennemi, qu'il
poussait devant lui vers Dünabourg. Il marchait ainsi à la gauche de Ney
et du roi de Naples, dont Nansouty flanquait la droite. Dès le 15
juillet, la Düna avait été abordée de Disna à Dünabourg par Murat,
Montbrun, Sébastiani et Nansouty, par Oudinot et Ney, et par trois
divisions du premier corps, mises aux ordres du comte, de Lobau.

Ce fut Oudinot qui se présenta devant Dünabourg; il tâta cette ville,
que les Russes s'étaient inutilement efforcés de fortifier. Cette marche
trop excentrique du duc de Reggio mécontenta Napoléon. Le fleuve
séparait les deux armées. Oudinot le remonta pour se rapprocher de
Murat, et Witgenstein pour se réunir à Barclay. Dünabourg resta sans
assaillans et sans défenseurs.

Dans sa marche, Witgenstein aperçut, de la rive droite, Druïa, et la
cavalerie de Sébastiani, qui occupait cette ville avec trop de sécurité.
La nuit l'encouragea; il fit passer le fleuve à l'un de ses corps, et le
15 au matin, les avant-postes français furent surpris, l'une de leurs
brigades presque tout enlevée, et Sébastiani forcé de reculer. Après
quoi, Witgenstein rappela son monde sur la rive droite, et poursuivit sa
route avec ses prisonniers, parmi lesquels se trouvait un général
français. Ce coup de main fit espérer une bataille à Napoléon; croyant
que Barclay reprenait l'offensive, il suspendit quelques momens sa
marche sur Vitepsk, pour concentrer ses troupes, et les diriger suivant
les circonstances. Son espoir fut court.

Pendant ces événemens, Davoust à Osmiana, au sud-est de Wilna, avait
entrevu quelques coureurs de Bagration, qui déjà cherchait avec
inquiétude une issue vers le nord. Jusque-là, hors une victoire, le plan
formé dès Paris avait réussi. Sachant l'ennemi étendu sur une trop
longue ligne défensive, Napoléon l'avait rompue, en l'attaquant
brusquement d'un seul côté, et avait ainsi rejeté et fait poursuivre sa
plus grande masse sur la Düna, tandis que Bagration, qu'il n'avait fait
aborder que cinq jours plus tard, était encore sur le Niémen. C'était
pendant plusieurs jours, et sur quatre-vingts lieues de front, la même
manoeuvre que Frédéric II avait souvent employée sur deux lieues de
terrain et en quelques heures.

Déjà Doctorof et plusieurs divisions errantes de l'une à l'autre de ces
deux masses séparées, n'avaient échappé que grâce à l'étendue du pays,
au hasard, et à toutes les causes de cette ignorance, où l'on est
toujours à la guerre, sur ce qui se passe si près de soi, chez l'ennemi.

Plusieurs ont prétendu qu'il y avait eu trop de circonspection, ou de
négligence, dans ce premier mouvement d'invasion: que depuis la Vistule,
cette armée d'attaque avait eu l'ordre de marcher avec toutes les
précautions d'une armée attaquée; que l'agression commencée, et
Alexandre en fuite, l'avant-garde de Napoléon aurait dû remonter plus
rapidement, et plus avant, les deux rives de la Vilia, et l'armée
d'Italie suivre de plus près ce mouvement. Peut-être alors Doctorof,
commandant l'aile gauche de Barclay, forcé de traverser notre attaque,
pour fuir de Lida vers Swentziany, eût été fait prisonnier. Pajol le
repoussa à Osmiana, mais il s'échappa par Smorgoni. On ne lui enleva que
des bagages, et Napoléon s'en prit au prince Eugène, quoiqu'il lui eût
prescrit tous ses mouvemens.

Mais bientôt l'armée d'Italie, l'armée bavaroise, le premier corps et la
garde occupèrent et entourèrent Wilna. Là, couché sur ses cartes, dont
sa vue courte, comme celle d'Alexandre-le-Grand et de Frédéric II, le
forçait de se rapprocher ainsi, Napoléon suivait des yeux l'armée russe;
elle était divisée en deux masses inégales; l'une avec son empereur vers
Drissa, l'autre avec Bagration encore vers Myr.

À quatre-vingts lieues en avant de Wilna, la Düna et le Borysthène
séparent la Lithuanie de la vieille Russie. D'abord ces deux fleuves
coulent parallèlement de l'est à l'ouest, laissant entre eux un
intervalle d'environ vingt-cinq lieues d'un terrain inégal, boisé et
marécageux. Ils arrivent ainsi de l'intérieur de la Russie sur ses
confins; mais à cette hauteur, en même temps, et comme de concert, ils
tournent, l'un brusquement à Orcha vers le midi, l'autre près de
Vitepsk, vers le nord-ouest. C'est dans cette nouvelle direction que
leur cours trace les frontières de la Lithuanie et de la vieille Russie.

L'étroit intervalle que laissent entre eux ces deux fleuves avant de
prendre un direction si opposée, semble être l'entrée, et comme les
portes de la Moskovie. C'est le noeud des routes qui conduisent aux deux
capitales de cet empire.

Tous les regards de Napoléon restèrent fixés sur ce point. Par la
retraite d'Alexandre sur Drissa, il prévit celle que Bagration allait
tenter de Grodno vers Vitepsk, par Osmiana, par Minsk et Docktzitzy, ou
par Borizof: il voulut s'y opposer, et aussitôt vers Minsk, entre ces
deux corps ennemis, il jeta Davoust avec deux divisions d'infanterie,
les cuirassiers de Valence et plusieurs brigades de cavalerie légère.

Pendant qu'à sa droite le roi de Westphalie poussera Bagration sur
Davoust, qui le coupera d'Alexandre, lui fera mettre bas les armes et
s'emparera du cours du Borysthène; tandis qu'à sa gauche, Murat, Oudinot
et Ney, déjà devant Drissa, contiendront en face d'eux Barclay et son
empereur; lui avec son armée d'élite, l'armée d'Italie, l'armée
bavaroise et trois divisions détachées de Davoust, se dirigera sur
Vitepsk, entre Davoust et Murat, prêt à se joindre à l'un ou à l'autre;
s'interposant et pénétrant ainsi entre les deux armées ennemies, se
jetant entre elles et au-delà d'elles; enfin les tenant séparées,
non-seulement par cette position centrale, mais par l'incertitude
qu'elle donnera à Alexandre sur celle de ses deux capitales qu'il aurait
alors à défendre. Les circonstances devaient décider du reste.

Telle était sa pensée, le 10 juillet, à Wilna; c'est ainsi qu'elle fut
écrite, ce jour-là même, sous sa dictée, et corrigée de sa main, pour
l'un de ses chefs, pour celui qui devait le plus concourir à son
exécution. Aussitôt le mouvement, déjà commencé, devint général.



CHAPITRE VI.


LE roi de Westphalie dépassait alors à Grodno le Niémen, pour le
repasser à Bielitza, déborder la droite de Bagration, le mettre en fuite
et le poursuivre.

Cette armée, saxonne, westphalienne et polonaise, avait devant elle un
général et un pays difficiles à vaincre. Il fallait qu'elle envahît le
plateau de la Lithuanie; là, sont les sources des rivières qui versent
leurs eaux dans les mers Noire et Baltique. Mais le sol y est lent à
décider leur pente et leur courant; de sorte que les eaux y séjournent
et inondent au loin le pays. On a jeté quelques chaussées étroites sur
ces champs boisés et marécageux; elles y forment de longs défilés, que
Bagration défendit facilement contre le roi de Westphalie. Celui-ci
l'attaqua négligemment; son avant-garde seule joignit trois fois
l'ennemi à Nowogrodeck, à Myr et à Romanof. La première rencontre fut
tout à l'avantage des Russes; dans les deux autres, Latour-Maubourg
resta maître d'un champ de bataille sanglant et disputé.

En même temps, Davoust, parti d'Osmiana, se prolongeait vers Minsk et
Ygumen, derrière le général russe, et s'emparait de l'issue des défilés
où le roi de Westphalie forçait Bagration de s'engager.

Entre ce général et sa retraite se trouvait une rivière qui prend sa
source dans un marais infect; son cours incertain, lent et sourd, à
travers un sol pourri, ne dément pas son origine; ses eaux bourbeuses
coulent vers le sud-est; son nom a une funeste célébrité, qu'il doit à
nos malheurs.

Les ponts de bois et les longues chaussées que, pour en approcher, il a
fallu jeter sur les marécages qui la bordent, aboutissent à une ville
nommée Borizof, située sur sa rive gauche, du côté de la Russie. Cette
rive est en général moins basse que la droite; remarque applicable à
toutes les rivières qui, dans ce pays, coulent dans la direction d'un
pôle à l autre, leur rive orientale dominant leur rive occidentale,
comme l'Asie, l'Europe.

Ce passage était important, Davoust y prévint Bagration, en se
saissisant de Minsk le 8 juillet, ainsi que de tout le pays depuis la
Vilia jusqu'à la Bérézina; aussi, quand le prince russe et son armée,
qu'Alexandre appelait vers le nord, poussèrent leurs éclaireurs, d'abord
sur Lida, puis successivement sur Olzanie, Vieznowe, Trobi, Bolzoï et
Sobsnicki, ils se heurtèrent contre Davoust et furent forcés de se
replier sur eux-mêmes. Alors se dirigeant un peu plus en arrière et à
droite, ils firent une nouvelle tentative sur Minsk: mais ils y
sentirent encore Davoust. Un faible peloton de l'avant-garde du maréchal
y entrait par une porte, quand l'avant-garde de Bagration s'y présentait
par une autre, et le Russe se replia encore au sud, dans ses marais.

À cette nouvelle, en voyant Bagration et quarante mille Russes coupés de
l'armée d'Alexandre, et enveloppés par deux fleuves et deux armées,
Napoléon s'écria: «Ils sont à moi!» En effet, il ne s'en fallut pas de
trois marches que Bagration ne fût complètement cerné. Mais Napoléon,
qui depuis accusa Davoust de l'évasion de l'aile gauche des Russes, pour
être resté quatre jours dans Minsk, et plus justement ensuite le roi de
Westphalie, venait de mettre ce monarque sous les ordres du maréchal. Ce
fut changement trop tardif, et au milieu d'une opération qui en
détruisit l'ensemble.

Cet ordre était arrivé dans l'instant où Bagration, repoussé de Minsk,
n'avait plus pour retraite qu'une chaussée longue et étroîte. Elle
s'élève sur les marais de Nieswig, Shlutz, Glusck et Bobruisk. Davoust
écrivit au roi de pousser vivement les Russes dans ce défilé, dont il
allait à Glusck occuper l'issue. Bagration n'en aurait pu revenir. Mais
le roi, déjà irrité des reproches que l'incertitude et la lenteur de ses
premières opérations lui avaient attirés, ne put souffrir pour chef un
sujet; il quitta son armée, sans se faire remplacer, sans même, s'il
faut en croire Davoust, communiquer à aucun de ses généraux l'ordre
qu'il venait de recevoir; on le laissa libre de se rétirer en
Westphalie, sans sa garde, ce qu'il fit.

Cependant, Davoust attendit vainement à Glusck Bagration. Ce général
n'étant plus assez poussé par l'armée westphalienne, put faire un
nouveau détour vers le sud, gagner Bobruisk, y traverser la Bérézina, et
atteindre le Borysthène vers Bickof. Là encore, si l'armée westphalienne
eût eu un chef, si ce chef eût serré le Russe de plus près, s'il l'eût
remplacé à Bickof, quand il se heurta à Mohilef contre Davoust, il est
certain qu'alors Bagration, pris entre les Westphaliens, Davoust, le
Borysthène et la Bérézina, eût été forcé de vaincre ou de se rendre. Car
on a vu que le prince russe n'avait pu passer la Bérézina qu'à Bobruisk,
ni atteindre le Borysthène que vers Novoï-Bickof, à quarante lieues au
midi d'Orcha, et à soixante lieues de Vitepsk, qui était son but.

Se trouvant jeté si loin de sa direction, il se hâta de la regagner, en
remontant le Borysthène jusqu'à Mohilef. Mais il y trouva encore
Davoust, qui l'avait prévenu là comme à Lida, en passant la Bérézina,
sur le point même où Charles XII l'avait franchie.

Ce maréchal n'attendait pourtant pas le prince russe sur le chemin de
Mohilef. Il le supposait déjà sur la rive gauche du Borysthène. Leur
surprise mutuelle tourna d'abord à l'avantage de Bagration, qui lui
enleva tout un régiment de cavalerie légère. Bagration avait alors
trente-cinq mille hommes, Davoust, douze mille. Le 23 juillet celui-ci
choisit un terrain haut, défendu par un ravin, et resserré entre deux
bois. Les Russes ne pouvaient s'étendre sur ce champ de bataille;
néanmoins ils l'acceptèrent. Leur nombre y fut inutile; ils attaquèrent
en hommes sûrs de vaincre; ils ne songèrent seulement pas à profiter des
bois; pour tourner la droite de Davoust.

Ces Moskovites ont dit qu'au milieu du combat, l'effroi de se trouver en
présence de Napoléon les avait troublés; car chaque général ennemi le
croyait devant lui, Bagration à Mohilef, et Barclay à Drissa. On croyait
le voir par-tout à la fois; tant la renommée agrandit l'homme de génie,
en remplit le monde, et en fait comme un être surnaturel, en le rendant
présent par-tout.

Ce choc fut violent et opiniâtre de la part des Russes, mais sans
combinaison. Bagration, rudement repoussé, fut encore forcé de retourner
sur ses pas. Il alla passer le Borysthène à Novoï-Bickof, où il centra
dans l'intérieur de la Russie, pour se joindre enfin à Barclay, au-delà
de Smolensk.

Napoléon dédaigna d'attribuer ce mécompte à l'habileté du général
ennemi: il s'en prit aux siens. Déjà, il sentait que sa présence était
par-tout nécessaire, ce qui la rendait par-tout impossible. Le cercle de
ses opérations s'était tellement agrandi, que, forcé de rester au
centre, il manquait sur toute la circonférence. Ses généraux, fatigués
comme lui, trop indépendans les uns des autres, trop séparés, et en même
temps trop dépendans de lui, osaient moins et attendaient souvent ses
ordres. Son influence s'affaiblissait dans cette étendue. Il fallait une
trop grande ame pour un aussi grand corps: la sienne, quelque vaste
qu'elle fût, n'y pouvait suffire.

Mais enfin, le 16 juillet l'armée entière était en mouvement. Pendant
que tout se hâtait et s'efforçait ainsi, il était encore dans Wilna,
qu'il faisait fortifier. Il y ordonnait la levée de onze regimens
lithuaniens. Il y établissait le duc de Bassano, pour gouverner la
Lithuanie, et comme centre de communication administrative, politique,
et même militaire, entre lui, l'Europe, et les généraux commandant les
corps d'armée qui ne devaient pas le suivre à Moskou.

Cette apparente inaction de Napoléon dans Wilna dura vingt jours: les
uns crurent que, se trouvant au centre de ses opérations avec une forte
réserve, il attendait l'événement, prêt à se porter vers Davoust, Murat,
ou Macdonald; d'autres pensèrent que l'organisation de la Lithuanie, et
la politique de l'Europe, dont il était plus près à Wilna, le retenaient
dans cette ville, ou qu'il ne prévoyait pas d'obstacles dignes de lui
jusqu'à la Düna: en quoi il ne se trompa point, mais ce qui le flatta
trop. L'évacuation précipitée de la Lithuanie par les Russes, sembla
l'éblouir: l'Europe put en juger; ses bulletins répétèrent ses paroles.

«Le voilà donc, cet empire de Russie, de loin si redoutable! C'est un
désert où ses peuples dispersés sont insuffisans; ils seront vaincus par
son étendue, qui devait les défendre: ce sont des barbares! À peine
ont-ils des armes! Point de recrues prêtes. Il faut plus de temps à
Alexandre pour les rassembler, qu'à lui pour arriver à Moskou. Il est
vrai que sans cesse, depuis le passage du Niémen, le ciel inonde ou
brûle une terre sans abri: mais cette calamité est moins un obstacle à
la rapidité de notre agression, qu'une entrave à la fuite des Russes;
ils sont vaincus sans combats, par leur seule faiblesse, par le souvenir
de nos victoires, par leurs remords qui les pressent de restituer cette
Lithuanie, qu'ils n'ont acquise, ni par la paix ni par la guerre, mais
seulement par la perfidie.»

À ces motifs du séjour, peut-être trop prolongé, que Napoléon fit à
Wilna, ceux qui l'approchaient le plus en ajoutaient un autre. Ils se
disaient entre eux, «que ce génie si vaste, et toujours de plus en plus
actif et audacieux, n'était plus secondé, comme autrefois, par une
vigoureuse constitution. Ils s'étonnaient de ne plus trouver leur chef
insensible aux ardeurs d'une température brûlante. Ils se montraient
l'un à l'autre avec regret le nouvel embonpoint dont son corps était
surchargé, signe précurseur d'un affaiblissement prématuré.»

Quelques-uns s'en prenaient à des bains dont il faisait un fréquent
usage. Ils ignoraient que, bien loin d'être une habitude de mollesse,
ils lui étaient d'un secours indispensable contre une souffrance d'une
nature grave et inquiétante, que sa politique cachait avec soin, pour ne
pas donner à ses ennemis un cruel espoir.

Telle est l'inévitable et malheureuse influence des plus petites causes
sur la destinée des nations. On verra bientôt, quand les plus profondes
combinaisons qui devaient assurer le succès de l'entreprise la plus
hardie et peut-être la plus utile à l'Europe se seront développées,
comment, à l'instant décisif, dans les champs de la Moskowa, la nature
paralysa le génie, et l'homme manqua au héros. Les nombreux bataillons
de la Russie n'auraient pu la défendre: un jour d'orage, une fièvre
soudaine la sauvèrent.

Il sera juste et convenable de se rappeler cette observation, lorsqu'en
jetant les yeux sur le tableau que je serai forcé de tracer de la
bataille de la Moskowa, on me verra répéter toutes les plaintes et même
les reproches qu'une inaction et une langueur inaccoutumée arrachèrent
aux amis les plus dévoués et aux admirateurs les plus constans de ce
grand homme. La plupart, comme ceux qui depuis ont écrit sur cette
journée, ignoraient les souffrances physiques d'un chef qui, dans son
abattement, s'efforçait d'en cacher la cause. Ce qui fut sur-tout un
malheur, ces témoins l'ont appelé une faute.

Au reste, à huit cents lieues de la patrie, après tant de fatigues et de
sacrifices, à l'instant où l'on voit la victoire s'échapper et
commencer un avenir effrayant, on devient naturellement sévère, et l'on
souffre trop pour être entièrement juste.

Pour moi, je ne tairai point ce que j'ai vu, persuadé que la vérité est
de tous les hommages le seul digne d'un grand homme, de cet illustre
capitaine qui sut tirer si souvent un parti prodigieux de tout, même de
ses revers; de cet homme qui s'éleva à une si grande hauteur, que la
postérité aura peine à distinguer les nuages épars sur une telle
gloire.



CHAPITRE VII.


CEPENDANT, il apprend que ses ordres sont exécutés, son armée réunie,
qu'une bataille l'appelle. Il part enfin de Wilna, le 16 juillet, à onze
heures et demie du soir; il s'arrête à Swentziany, pendant que le soleil
du 17 est le plus ardent; le 18, il est à Klubokoé; il y séjourne dans
un monastère, d'où le bourg que ce couvent domine, lui semble être
plutôt une réunion de huttes de sauvages qu'une habitation européenne.

Une adresse des Russes aux Français venait d'être répandue dans son
armée: on la lui apporta. Il y vit de dures vérités, que gâtait une
invitation inutile et maladroite à la désertion. Cette lecture excite sa
colère; dans son agitation, il dicte une réplique qu'il déchire, puis
une autre qui éprouve le même sort, enfin une troisième dont il reste
satisfait. Ce fut celle qu'on lut alors dans les journaux, sous le nom
d'un grenadier français. Il dictait ainsi jusqu'aux moindres lettres qui
partaient de son cabinet, ou de son état-major. Il réduisait sans cesse
ses ministres et Berthier à n'être que ses secrétaires. Dans son corps
appesanti, son esprit était resté actif; l'accord manquait, ce fut une
cause de nos malheurs.

Au milieu de cette occupation, il apprend que le 18, Barclay a abandonné
son camp de Drissa, et qu'il marche vers Vitepsk; ce mouvement
l'éclaire: retenu par l'échec qu'avait reçu Sébastiani vers Druïa, et
sur-tout par les pluies et le mauvais état des chemins, il reconnaît
trop tard peut-être que l'occupation de Vitepsk est pressante et
décisive, qu'elle seule est éminemment agressive en ce qu'elle sépare
les deux fleuves et les deux armées ennemies. De cette position, il
pourra prendre à revers l'armée incomplète de son rival, lui interdire
le midi de son empire, et de sa force écraser sa faiblesse. Que si
Barclay l'a prévenu dans cette capitale, sans doute il voudra la
défendre; là peut-être l'attendait cette victoire tant désirée, qui
vient de lui échapper sur la Vilia.

Aussitôt il dirige tous ses corps sur Beszenkowiczi; il y appelle Murat
et Ney, alors vers Polotsk, où il laisse Oudinot. Quant à lui, de
Klubokoé, où il se trouvait au milieu de sa garde, de l'armée d'Italie
et de trois divisions détachées de Davoust, il se rend à Kamen, toujours
en voiture, mais pendant la nuit, par nécessité, où peut-être pour que
le soldat ignorât que son chef ne pouvait plus partager ses fatigues.

Jusque-là, la plus grande partie de l'armée marchait, étonnée de ne
point trouver d'ennemis; elle s'y était habituée. Le jour, c'était la
nouveauté des lieux, sur-tout l'impatience d'arriver qui occupait; le
soir, c'était la nécessité de se choisir ou de se faire des abris, de
chercher sa nourriture et de la préparer: on était tellement distrait
par tant de soins, qu'on croyait moins faire la guerre qu'un pénible
voyage; mais si la guerre et l'ennemi reculaient toujours ainsi,
jusqu'où irait-on les chercher. Enfin, le 25, le canon gronda, et, comme
l'empereur, l'armée espéra une victoire et la paix.

C'était vers Beszenkowiczi. Le prince Eugène venait d'y rencontrer
Doctorof: ce général conduisait l'arrière-garde de Barclay. En le
suivant de Polotsk à Vitepsk, il s'était fait éclairer sur la rive
gauche de la Düna, à Beszenkowiczi; il en brûla le pont en se retirant.
Le vice-roi, maître de cette ville, vit la Düna, et rétablit le passage:
quelques troupes laissées en observation sur l'autre rive contrarièrent
faiblement cette opération. Napoléon accourut: il contempla pour la
première fois ce fleuve, sa nouvelle conquête. Il blâma avec raison et
sèchement la construction vicieuse du pont, qui lui soumettait les deux
rives.

Ce ne fut point une vanité puérile qui lui fit alors passer ce fleuve,
mais l'empressement de voir par lui-même où en était l'armée russe dans
sa marche de Drissa sur Vitepsk, et s'il pourrait l'attaquer au passage,
ou la devancer dans cette ville. Mais la direction que prenait
l'arrière-garde ennemie, et les réponses de quelques prisonniers, lui
prouvèrent que Barclay l'avait prévenu, qu'il avait laissé Witgenstein
devant Oudinot, et que le général en chef russe était dans Vitepsk. Déjà
même, il était prêt à disputer à Napoléon les défilés qui couvrent cette
capitale.

Napoléon n'ayant vu, sur la rive droite du fleuve, qu'un reste
d'arrière-garde, rentra dans Beszenkowiczi. Ses armées y arrivaient en
ce moment par les routes du nord et de l'ouest. Ses ordres de mouvemens
avaient été exécutés avec une telle précision, que tous ces corps,
partis du Niémen à des époques et par des routes différentes, malgré des
obstacles de tout genre, après un mois de séparation, et à cent lieues
du point où ils s'étaient quittés, se trouvèrent à la fois réunis à
Beszenkowiczi, où ils arrivèrent le même jour et à la même heure.

Aussi le plus grand désordre y régnait; de nombreuses colonnes de
cavalerie, d'infanterie, d'artillerie, s'y présentaient de tous côtés;
elles se disputaient le passage; chacun, irrité par la fatigue et par la
faim, était impatient d'arriver à sa destination.

En même temps, les rues étaient obstruées par une foule d'ordonnances,
d'officiers d'état-major, de valets, de chevaux de main et de bagages.
Ils parcouraient tumultueusement la ville, cherchant, les uns des
vivres, d'autres des fourrages, quelques-uns des logemens: on se
croisait, on s'entre-choquait, et l'affluence augmentant à chaque
instant, ce fut bientôt comme un chaos.

Ici, des aides-de-camp, porteurs d'ordres pressés, cherchent vainement à
s'ouvrir un passage; les soldats restent sourds à leurs avertissements,
même à leurs ordres; de là des querelles, des clameurs, dont le bruit se
joint aux roulemens des tambours, aux juremens des charretiers, au bruit
des caissons et des canons, aux commandemens des officiers, même aux
combats qui se livrent dans les maisons, dont les uns prétendent forcer
l'entrée, et que d'autres, déjà établis, défendent.

En fin, avant minuit, toutes ces masses qui s'étaient presque mêlées, se
débrouillèrent; cet amas de troupes s'écoula vers Ostrowno et dans
Beszenkowiczi; au tumulte le plus effroyable succéda le plus profond
silence.

Ce rassemblement, les ordres multipliés qui arrivaient de toutes parts,
la rapidité avec laquelle tous les corps s'étaient portés en avant, même
pendant la nuit, tout annonçait un combat pour le lendemain. En effet,
Napoléon n'avait pas pu prévenir les Russes dans Vitepsk, il voulut les
y forcer; mais ceux-ci, après y être entrés par la rive droite de la
Düna, avaient traversé cette ville, et venaient au-devant de lui, pour
défendre les longs défilés qui la couvrent.

Le 25 juillet, Murat marchait vers Ostrowno avec sa cavalerie. À deux
lieues de ce village, Domon, du Coëtlosquet, Carignan, et le huitième de
hussards, s'avançaient en colonne, sur une lange route, marquée par un
double rang de grands bouleaux. Ces hussards étaient près d'atteindre le
sommet d'une colline, sur laquelle ils n'entrevoyaient que la plus
faible partie d'un corps, composé de trois régimens de cavalerie de la
garde russe, et de six pièces de canon. Pas un tirailleur ne couvrait
cette ligne.

Les chefs du huitième se croyaient précédés par deux régimens de leur
division, qui marchaient à travers champs, à droite et à gauche de la
route, et dont les arbres, qui la bordent, leur dérobaient la vue. Mais
ces corps s'étaient arrêtés, et le huitième, déjà bien en avant d'eux,
s'avançait toujours, persuadé que ce qu'il entrevoyait au travers des
arbres, à cent cinquante pas devant lui, était ces deux mêmes régimens
que, sans s'en apercevoir, il venait de dépasser.

L'immobilité des Russes acheva de tromper les chefs du huitième. L'ordre
de charger leur paraissant une erreur, ils envoyèrent un officier
reconnaître la troupe qu'ils avaient devant eux, et s'avancèrent
toujours sans défiance. Tout-à-coup ils voient leur officier, sabré,
renversé, saisi, et le canon ennemi abattre leurs hussards. Ils
n'hésitent plus, et sans perdre de temps à étendre leur troupe sous ce
feu, ils se jettent au travers des arbres et courent dessus pour
l'éteindre. D'un premier élan ils se saisissent des pièces, ils
culbutent le régiment qui est au centre de la ligne ennemie, et
l'écrasent. Dans le désordre de ce premier succès, ils voient le
régiment russe de droite, qu'ils venaient de dépasser, rester comme
immobile d'étonnement; ils reviennent sur lui par derrière, et le
défont. Au milieu de cette seconde victoire, ils aperçoivent le
troisième régiment de gauche de l'ennemi, qui, tout déconcerté,
s'ébranlait et cherchait à se retirer; ils se retournent agilement, avec
tout ce qu'ils peuvent réunir vers ce troisième ennemi, qu'ils attaquent
au milieu de son mouvement, et qu'ils dispersent encore.

Animé par ce succès, Murat pousse dans les bois d'Ostrowno l'ennemi, qui
semble s'y 'cacher. Ce monarque voulut y pénétrer, mais alors une forte
résistance l'arrêta.

La position d'Ostrowno était bien choisie: elle dominait, on y voyait
sans être vu; elle coupait une grande route; la Düna à droite, un ravin
devant, des bois épais sur sa surface et à gauche. D'ailleurs elle était
à portée des magasins, elle les couvrait, ainsi que Vitepsk, la capitale
de ces contrées. Ostermann accourait pour la défendre.

De son côté, Murat toujours prodigue de sa vie, alors celle d'un roi
victorieux, comme jadis il l'avait été des jours d'un soldat obscur,
s'obstine contre ce bois, malgré les feux qui en sortent. Mais il
s'aperçoit qu'il ne s'agit plus d'un premier élan. Le terrain enlevé par
les hussards du huitième lui est disputé, et il faut que sa tête de
colonne, composée des divisions Bruyères et Saint-Germain et du huitième
d'infanterie, s'y maintienne contre une armée.

On s'y défendit, comme des vainqueurs se défendent, en attaquant. Chaque
corps ennemi qui se présenta sur nos flancs comme assaillant, fut
assailli; la cavalerie fut refoulée dans les bois, et l'infanterie
rompue à coups de sabre. Pourtant on se fatiguait à vaincre, quand la
division Delzons survint; le roi la jeta promptement sur la droite et
vers la retraite de l'ennemi, qui devint inquiet et ne disputa plus la
victoire.

Ces défilés ont plusieurs lieues. Le soir même le vice-roi rejoignit
Murat, et le lendemain ils virent les Russes dans une nouvelle position.
Pahlen et Konownitzin s'étaient joints à Ostermann. Déjà, après avoir
contenu la gauche des Russes, les deux princes français marquaient aux
troupes de leur aile droite la position qui devait leur servir de point
d'appui et de départ pour attaquer, quand tout-à-coup de grandes
clameurs s'élèvent à leur gauche: ils regardent; deux fois la cavalerie
et l'infanterie de cette aile viennent d'aborder l'ennemi, deux fois
elles ont été repoussées, et voilà les Russes enhardis, qui sortent par
masses de leur bois, en poussant des cris épouvantables. L'audace,
l'ardeur de l'attaque a passé chez eux, et chez les Français
l'incertitude et l'étonnèment de la défense.

Un bataillon de Croates et le quatre-vingt-quatrième régiment essayaient
vainement de résister, leur ligne diminuait: devant eux, la terre se
jonchait de leurs morts; derrière eux, la plaine se couvrait de leurs
blessés qui se retiraient du combat, de ceux qui les portaient, et de
bien d'autres encore qui, sous prétexte de soutenir les blessés, ou
d'être blessés eux-mêmes, se détachaient successivement des rangs. Ainsi
commence une déroute. Déjà les artilleurs, troupe toujours d'élite, ne
se voyant plus soutenus, commençaient à se retirer avec leurs pièces;
quelques instans de plus, et les troupes des différentes armes, dans
leur fuite vers un même défilé, allaient s'y rencontrer; de là une
confusion, où la voix et les efforts des chefs sont perdus, où tous les
élémens de résistance se confondant deviennent inutiles.

On dit qu'à cette vue, Murat irrité s'élança à la-tête d'un régiment de
lanciers polonais, et que ceux-ci, excités par la présence du roi,
exaltés par ses paroles, et que d'ailleurs la vue des Russes
transportait de rage, se précipitèrent sur ses pas. Murat n'avait voulu
que les ébranler, et les lancer sur l'ennemi: il ne lui convenait pas de
se jeter avec eux dans la mêlée, d'où il n'aurait pu ni voir, ni
commander: mais les lances polonaises étaient en arrêt et serrées
derrière lui; elles occupaient toute la largeur du terrain: elles le
poussaient en avant de toute la vitesse des chevaux. Il ne put se mettre
de côté ni s'arrêter: il fallut qu'il chargeât devant ce régiment, comme
il s'y était mis pour le haranguer, et en soldat, ce qu'il fit de bonne
grace.

En même temps le général d'Anthouard courut à ses canonniers, le prince
Eugène au cent sixième régiment, qu'il fit avancer, et la cavalerie du
général Piré aborda et tourna la gauche de l'ennemi. Ils ressaisirent la
fortune; les Russes rentrèrent dans leurs forêts.

Cependant, à leur gauche, ils s'obstinaient à défendre un bois épais,
dont la position avancée coupait notre ligne. Le quatre-vingt-douzième
régiment, étonné du feu qui en sortait, étourdi par une grêle de balles,
demeurait immobile, n'osant ni avancer ni reculer, retenu par deux
craintes contraires, celles de la honte et du danger, et n'évitant ni
l'une ni l'autre: mais le duc d'Abrantès courut le ranimer par ses
paroles, le général Roussel par son exemple, et le bois fut emporté.

Par ce succès, une forte colonne, qui s'était avancée sur notre droite
pour la tourner, se trouva tournée elle-même; Murat s'en aperçut;
aussitôt, l'épée à la main, «Que les plus braves me suivent!»
s'écria-t-il. Mais ce pays est sillonné de ravins, qui protégèrent la
retraite des Russes; tous allèrent s'enfoncer dans une forêt de deux
lieues de profondeur, dernier rideau qui nous cachait Vitepsk.

Après un combat aussi vif, le roi de Naples et le vice-roi hésitaient à
se hasarder dans un pays si couvert, quand l'empereur survint; ils
accoururent vers lui, lui montrant ce qui venait d'être fait, et ce qui
restait à faire. Napoléon se porta d'abord sur le sommet le plus élevé
et le plus près de l'ennemi: de là son génie, planant sur tous les
obstacles, eut bientôt percé le mystère de ces forêts et l'épaisseur de
ces montagnes: il ordonna sans hésiter, et ces bois qui avaient arrêté
l'audace des deux princes, furent traversés de part en part: enfin, ce
soir-là même, du haut de sa double colline, Vitepsk put voir nos
tirailleurs déboucher dans la plaine qui l'environne.

Ici, tout arrêta l'empereur; la nuit, la multitude des feux ennemis qui
couvraient cette plaine, une terre inconnue, la nécessité de la
reconnaître pour y diriger les divisions, et sur-tout le temps qu'il
fallait à cette foule de soldats, engagés dans un long et étroit défilé,
pour en sortir. On fit donc halte pour respirer, pour se reconnaître, se
rallier, se nourrir, et préparer ses armes pour le lendemain. Napoléon
coucha sous sa tente, sur une hauteur à gauche de la grande route, et
derrière le village de Kukowiaczi.



CHAPITRE VIII.


LE 27, l'empereur parut aux avant-postes avant le jour; ses premiers
rayons lui montrèrent enfin l'armée russe campée sur une plaine haute,
qui domine toutes les avenues de Vitepsk. La Luczissa, rivière qui s'est
creusé profondément son lit, marquait le pied de cette position. En
avant d'elle, dix mille cavaliers et quelque infanterie semblaient
vouloir en défendre les approches: l'infanterie au centre sur la grande
route, sa gauche dans des bois élevés; toute la cavalerie à droite, en
ligne redoublée, et s'appuyant à la Düna.

Le front des Russes n'était plus en face de notre colonne, mais sur
notre gauche; il avait changé de direction avec le fleuve, qu'un détour
éloignait de nous; il fallut que la colonne française, après avoir passé
sur un pont étroit un ravin qui la séparait de ce nouveau champ de
bataille, se déployât par un changement de front à gauche, l'aile droite
en avant, pour conserver de ce côté l'appui du fleuve, et faire face à
l'ennemi: déjà sur les bords de ce ravin, près du pont, et à gauche de
la grande route, un monticule isolé avait attiré l'empereur. De là, il
pouvait voir les deux armées, placé sur le côté du champ de bataille,
comme l'est un témoin dans un duel.

Ce furent deux cents voltigeurs parisiens, du neuvième régiment de
ligne, qui débouchèrent les premiers; ils furent aussitôt jetés à gauche
devant toute la cavalerie russe, s'appuyant comme elle à la Düna, et
marquant la gauche de la nouvelle ligne; le seizième de chasseurs à
cheval vint ensuite, puis quelques pièces légères. Les Russes nous
regardaient froidement défiler devant eux, et préparer notre attaque.

Cette inaction nous était favorable: mais le roi de Naples,
qu'enivraient tant de regards, se livrant à sa fougue ordinaire,
précipita les chasseurs du seizième sur toute la cavalerie russe; on vit
alors avec effroi cette faible ligne française, rompue dans sa marche
par un terrain tranché de profondes ravines, s'avancer contre les masses
ennemies. Ces malheureux, se sentant sacrifiés, marchaient avec
hésitation à une perte certaine. Aussi, dès le premier mouvement que
firent les lanciers de la garde russe, tournèrent-ils le dos: mais les
ravins, qu'il fallait repasser, arrêtèrent leur fuite: ils furent
atteints, et culbutés dans ces bas-fonds, où beaucoup périrent; le reste
se réfugia près du cinquante-troisième régiment de ligne, qui les
protégea.

Cette charge heureuse des lanciers de la garde russe, les avait fait
pénétrer jusqu'au pied de la colline d'où Napoléon donnait aux corps
d'armée leur direction. Quelques chasseurs de la garde française
venaient de mettre pied à terre, suivant l'usage, pour former une
enceinte autour de lui, ils écartèrent les lanciers ennemis à coups de
carabine. Ceux-ci, repoussés, rencontrèrent, en retournant sur leurs
pas, les deux cents voltigeurs parisiens, que la fuite du seizième de
chasseurs à cheval avait laissés seuls entre les deux armées; ils les
assaillirent. Tous les regards se fixèrent alors sur ce point.

Des deux côtés on jugeait ces fantassins perdus: mais seuls, ils ne
désespérèrent pas d'eux-mêmes. D'abord leurs capitaines gagnèrent, en
combattant, un terrain entrecoupé de buissons et de crevasses, que
bordait la Düna: tous s'y réunirent aussitôt, par l'habitude que chacun
avait de la guerre, par le besoin de s'appuyer l'un de l'autre, et par
le danger qui rapproche. Alors, comme il arrive toujours dans les périls
imminens, ils se regardent entre eux, les plus jeunes, leurs anciens,
et tous, leurs officiers cherchant à lire dans leur contenance ce qu'ils
devaient espérer, craindre, ou faire: ils se virent pleins d'assurance,
et tous comptant, les uns sur les autres, chacun compta plus sur
soi-même.

On s'aida du terrain avec habileté. Les lanciers russes, embarrassés
dans les broussailles et arrêtés par les cravasses, alongeaient en vain
leurs longues lances, pendant qu'ils cherchaient à pénétrer, atteints
par les balles, ils tombaient blessés, leurs corps et ceux de leurs
chevaux s'ajoutaient aux obstacles que présentait le terrain. Enfin, ils
se rebutèrent; leur fuite, les cris de joie de notre armée, l'ordre
d'honneur, que l'empereur envoya sur-le-champ même aux plus braves, ses
paroles que l'Europe a lues, tout apprit à ces vaillans soldats, leur
gloire, qu'ils n'appréciaient pas encore, les belles actions paraissant
toujours simples à ceux qui les font. Ils s'étaient crus près d'être
tués ou pris, ils se virent presque au même instant victorieux et
récompensés.

Cependant, l'armée d'Italie et la cavalerie de Murat, que suivaient
trois divisions du premier corps, confiées, depuis Wilna, au comte de
Lobau, attaquaient la grande route, et les bois où s'appuyait la gauche
de l'ennemi. L'engagement fut d'abord vif, mais il tourna court.
L'avant-garde russe se retira précipitamment derrière le ravin de la
Luczissa, pour ne pas y être jetée. Alors l'armée ennemie se trouva
toute réunie sur l'autre rive; elle présentait quatre-vingt mille
hommes.

Leur contenance audacieuse, dans une forte position, et devant une
capitale, trompa Napoléon: il crut qu'ils tiendraient à honneur de s'y
défendre. Il n'était que onze heures; il fit cesser l'attaque, afin de
pouvoir parcourir paisiblement tout le front de la ligne, et de se
préparer à un combat décisif pour le jour suivant. D'abord, il s'alla
placer sur un tertre, parmi les tirailleurs, au milieu desquels il
déjeûna. De là, il observait l'ennemi, dont une balle blessa l'un des
siens; fort près de lui. Les heures suivante furent employées à
parcourir, à reconnaître le terrain, et à attendre les autres corps
d'armée.

Napoléon annonçait une bataille pour le lendemain. Ses adieux à Murat
furent ces paroles: «À demain à cinq heures, le soleil d'Austerlitz!»
Elles expliquent cette suspension d'hostilités au milieu du jour, au
milieu d'un succès qui animait les soldats. Eux furent étonnés de cette
inaction, à l'instant où ils avaient atteint une armée, dont la fuite
les épuisait. Murat, que chaque jour un espoir pareil avait déçu, fit
observer à l'empereur que Barclay ne se montrait si audacieux à cette
heure, qu'afin de pouvoir se retirer plus tranquillement pendant la
nuit. Ne pouvant persuader son chef, il alla témérairement planter sa
tente sur le bord de la Luczissa, presque au milieu des ennemis. Cette
position plut à son désir, d'entendre les premiers bruits de leur
retraite, à son espoir de la troubler, et à son caractère aventureux.

Murat se trompait, et il parut avoir le mieux vu; Napoléon avait raison,
et l'événement lui donna tort: tels sont les jeux de la fortune.
L'empereur des Français avait bien jugé des intentions de Barclay. Le
général russe, croyant Bagration vers Orcha, s'était décidé à se battre
pour lui donner le temps de le joindre. Ce fut la nouvelle, qu'il reçut
le soir, de la retraite de Bagration par Novoï-Bickof, vers Smolensk,
qui changea subitement sa détermination.

En effet, le 28, dès l'aurore, Murat fit dire à l'empereur qu'il allait
poursuivre les Russes, qu'on n'apercevait déjà plus; Napoléon persévéra
dans son opinion, s'obstinant à prétendre que toute l'armée ennemie
était là, et qu'il fallait avancer prudemment; cela fit perdre du temps.
Enfin il monta à cheval; chaque pas détruisit son illusion: il se
trouva bientôt au milieu du camp que Barclay venait d'abandonner.

Tout y attestait la science de la guerre: heureux emplacement, la
symétrie de toutes ses parties, l'exacte et exclusive observation de
l'emploi auquel chacune d'elles avait été destinée; l'ordre, la propreté
qui en resultaient; du reste, rien d'oublié, pas une arme, pas un effet,
aucune trace, rien enfin, dans cette marche subite et nocturne, qui pût
indiquer au-delà du camp la route que les Russes venaient de suivre. Il
parut plus d'ordre dans leur défaite que dans notre victoire! vaincus,
ils nous laissaient en fuyant des leçons dont les vainqueurs ne
profitent jamais: soit que le bonheur méprise, ou qu'on attende le
malheur pour se corriger.

Un soldat russe, qu'on surprit endormi sous un buisson, fut le seul
résultat de cette journée qui devait être décisive. On entra dans
Vitepsk, qu'on trouva déserte comme le camp des Russes; quelques Juifs
immondes et des jésuites y étaient seuls restés; on les questionna, mais
en vain. Toutes les routes furent essayées inutilement. Les Russes
s'étaient-ils dirigés vers Smolensk? avaient-ils remonté la Düna? Enfin,
une bande de Cosaques irréguliers nous attira dans cette dernière
direction, pendant que Ney tentait la première. Nous fîmes six lieues
dans un sable profond, à travers une poussière épaisse, et par une
chaleur suffocante; la nuit nous arrêta autour d'Aghaponovchtchina.

Pendant que desséchée, altérée et épuisée de fatigue et de faim, l'armée
n'y recueillait qu'une eau bourbeuse, Napoléon, le roi de Naples, le
vice-roi et le prince de Neufchâtel tinrent conseil sous les tentes
impériales, dressées dans la cour d'un château et sur une hauteur à
gauche de la grande route.

«Cette victoire tant désirée, tant poursuivie, et que chaque jour
rendait plus nécessaire, venait donc encore de s'échapper de nos mains
comme à Wilna. On avait rejoint l'arrière-garde russe, il est vrai; mais
était-ce celle de leur armée? n'était-il pas plus vraisemblable que
Barclay avait fui vers Smolensk par Rudnia; jusqu'où faudrait-il donc
poursuivre les Russes, pour les décider à une bataille? la nécessité
d'organiser la Lithuanie reconquise, de former des magasins, des
hôpitaux, d'établir un nouveau point de repos, de défense, et de départ,
pour une ligne d'opération qui s'allogeait d'une manière si effrayante,
tout enfin ne devait-il pas décider à s'arrêter sur les confins de la
vieille Russie?»

À ces motifs se joignirent les rayons d'un soleil dévorant, réfléchi par
un sable ardent. L'empereur fatigué se décida: le cours de la Düna et
celui du Borysthène marquèrent la ligne française. L'armée fut ainsi
cantonnée sur les bords de ces deux fleuves et dans leur intervalle:
Poniatowski et ses Polonais à Mohilef; Davoust et le premier corps à
Orcha, Dubrowna et Luibowiczi; Murat, Ney, l'armée d'Italie et la garde,
depuis Orcha et Dubrowna jusqu'à Vitepsk et Suraij. Les avant-postes à
Lyadi et Inkowo, devant ceux de Barclay et de Bagration: car ces deux
armées ennemies, l'une fuyant Napoléon au travers de la Düna, par Drissa
et Vitepsk, l'autre s'échappant des mains de Davoust au travers de la
Bérézina et du Borysthène, par Bobruisk, Bickof et Smolensk, venaient
enfin de se réunir dans l'intervalle de ces deux fleuves.

Les grands corps détachés de l'armée centrale, étaient alors placés
comme il suit: à la droite Dombrowski, devant Bobruisk et devant le
corps de douze mille hommes du général russe Hoertel.

À la gauche, le duc de Reggio et Saint-Cyr à Polotsk et à Bieloé, sur la
route de Pétersbourg, que défendait Witgenstein avec trente mille
hommes.

À l'extrême gauche, Macdonald et trente-huit mille Prussiens et
Polonais devant Riga. Ils se prolongeaient à droite sur l'Aa et vers
Dünabourg.

En même temps, Schwartzenberg et Regnier, à la tête des corps saxon et
autrichien, occupaient vers Slonim l'intervalle du Niémen au Bug,
couvrant Varsovie et les derrières de la grande-armée, que Tormasof
inquiétait. Le duc de Bellune partait de la Vistule avec une réserve de
quarante mille hommes; enfin Augereau rassemblait une onzième armée à
Stettin.

Quant à Wilna, le duc de Bassano y était resté au milieu des envoyés de
plusieurs cours. Ce ministre gouvernait la Lithuanie, correspondait avec
tous les chefs, leur envoyait les instructions qu'il recevait de
Napoléon, et poussait en avant les vivres, les recrues et les traîneurs,
à mesure qu'ils lui arrivaient.

Dès que l'empereur eut pris sa résolution, il revint à Vitepsk avec ses
gardes; là, le 28 juillet, en entrant dans son quartier-impérial,
il-détacha son épée, et, la posant brusquement sur les cartes dont ses
tables étaient couvertes, il s'écria: «Je m'arrête ici, je veux m'y
reconnaître, y rallier, y reposer mon armée, et organiser la Pologne; la
campagne de 1812 est finie! celle de 1815 fera le reste.»



LIVRE CINQUIÈME.



CHAPITRE I.


LA Lithuanie conquise, le but de la guerre était atteint, et pourtant la
guerre semblait à peine commencée; car on avait vaincu les lieux, et non
les hommes. L'armée russe était entière; ses deux ailes, séparées par la
vivacité d'une première attaque, venaient de se réunir. On était dans la
plus belle saison de l'année. Ce fut dans cette situation que Napoléon
se crut irrévocablement décidé à s'arrêter sur les rives du Borysthène
et de la Düna. Alors il put tromper d'autant mieux sur ses intentions,
qu'il se trompa lui-même.

Déjà, sa ligne de défense est tracée sur ses cartes: l'artillerie de
siége marche sur Riga; à cette ville forte s'appuiera la gauche de
l'armée; puis à Dünabourg et à Polotsk, elle va garder une défensive
menaçante. Vitepsk, si facile à fortifier, et ses hauteurs boisées,
serviront de camp retranché au centre. De là jusqu'au sud, la Bérézina
et ses marais, que couvre le Borysthène, n'offrent pour passage que
quelques défilés: peu de troupes y suffiront. Plus loin, Bobruisk marque
là droite de cette grande ligne, et l'ordre est donné de se saisir de
cette forteresse. Quant au reste, on compte sur l'insurrection des
provinces populeuses du sud: elles aideront Schwartzenberg à chasser
Tormasof, et l'armée s'accroîtra de leurs nombreux Cosaques. Un des plus
grands propriétaires de ces provinces un seigneur, en qui tout, jusqu'à
l'extérieur, est distingué, est accouru se joindre aux libérateurs de sa
patrie. C'est lui que l'empereur désigne pour commander cette
insurrection.

Dans cette position, rien ne manquera: la Courlande nourrira Macdonald;
la Samogitie, Oudinot; les plaines fertiles de Klubokoé, l'empereur; les
provinces du sud feront le reste. D'ailleurs, le grand magasin de
l'armée est à Dantzick, ses grands entrepôts à Wilna et à Minsk. Ainsi
l'armée se trouvera liée au sol qu'elle vient d'affranchir; et sur cette
terre, fleuve, marais, productions, habitans, tout s'unit à nous, tout
est d'accord pour se défendre.

Tel fut le plan de Napoléon. On le vit alors parcourir Vitepsk et ses
environs, comme pour reconnaître des lieux qu'il devait long-temps
habiter. Des établissemens de toute espèce y furent formés. Trente
fours, qui pouvaient donner à la fois vingt-neuf mille livres de pain,
s'y construisirent. On ne s'en tint pas à l'utile, on voulut des
embellissemens. Des maisons de pierre gâtaient la place du palais,
l'empereur ordonna à sa garde de les abattre et d'enlever les débris.
Déjà même, il songe aux plaisirs de l'hiver: des acteurs de Paris
viendront à Vitepsk; et comme cette ville est déserte, des spectatrices
de Varsovie et de Wilna y seront attirées.

Alors son étoile l'éclairait: heureux, s'il n'eût pas pris ensuite les
mouvemens de son impatience pour des inspirations de génie! Mais, quoi
qu'on ait pu dire, il ne se laissa emporter que par lui-même: car en lui
tout venait de lui, et ce fut sans succès qu'on tenta sa prudence.
Vainement alors, l'un de ses maréchaux lui promit le soulèvement des
Russes, à la lecture des proclamations que ses officiers d'avant-garde
étaient chargés de répandre. Des Polonais avaient enivré ce général, de
promesses inconsidérées, dictées par cet espoir trompeur, commun à tous
les exilés, dont ils abusent l'ambition des chefs qui s'y confient.

Mais celui dont les excitations furent les plus vives et les plus
fréquentes, fut Murat. Ce roi, que le repos fatiguait, insatiable de
gloire, et qui sentait l'ennemi près de lui, ne put se contenir. Il
quitte l'avant-garde, il vient à Vitepsk, et seul avec l'empereur, il
s'emporte: «il accuse l'armée russe de lâcheté: à l'entendre, il semble
que devant Vitepsk, elle ait manqué à un rendez-vous, comme s'il eût été
question d'un duel. C'était une armée terrifiée, que sa cavalerie légère
mettrait seule en déroute.» Cet emportement d'ardeur fit sourire
Napoléon; puis pour le modérer: «Murat, lui dit-il, la première campagne
de Russie est finie; plantons ici nos aigles. Deux grands fleuves
marquent notre position; élevons des blocs-house sur cette-ligne: que
les feux se croisent par-tout: formons le bataillon carré. Des canons
aux angles et à l'extérieur. Que l'intérieur contiennent les
cantonnemens et les magasins. 1813 nous verra à Moskou, 1814 à
Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans!»

Ainsi son génie concevait tout par masses, et il voyait une armée de
quatre cent mille hommes comme un régiment.

Ce jour-là même, il interpela hautement un administrateur par ces mots
remarquables: «Pour vous, monsieur, songez à nous faire vivre ici: car,
ajouta-t-il à haute voix, en s'adressant à ses officiers, nous ne ferons
pas la folie de Charles XII!» Mais bientôt, ses actions démentirent ses
paroles, et chacun s'étonna de son indifférence à donner des ordres pour
un si grand établissement. À gauche, on n'envoyait à Macdonald, ni les
instructions ni les moyens de s'emparer de Riga; à droite, c'était
Bobruisk qu'il fallait prendre. Cette forteresse s'élève du lieu d'un
vaste et profond marais. Ce fut de la cavalerie qu'on chargea de
l'assiéger.

Autrefois Napoléon n'ordonnait guère qu'avec la possibilité d'être obéi,
mais les merveilles de la guerre de Prusse avaient eu lieu, et depuis,
l'impossibilité ne fut plus admise. On ordonnait toujours, tout devant
être tenté, puisque jusque-là tout avait réussi. Cela fit d'abord faire
de grands efforts, qui tous ne furent pas heureux. On se rebuta; mais le
chef persistait: il s'était accoutumé à tout commander; on s'accoutuma à
ne pas tout exécuter.

Cependant Dombrowski fut laissé devant cette place avec sa division
polonaise, que Napoléon disait être de huit mille hommes, quoiqu'il sût
bien qu'elle n'était alors que de douze cents hommes; mais telle était
sa coutume; soit qu'il crût que ses paroles seraient répétées, et
qu'elles tromperaient l'ennemi; soit que par cette évaluation exagérée,
il voulût faire sentir à ses généraux tout ce qu'il attendait d'eux.

Restait Vitepsk. De ses maisons, la vue plonge à pic dans la Düna, ou
jusqu'au fond des précipices dont ses murs sont environnés. Dans ces
contrées, les neiges séjournent long-temps sur les terres: elles
filtrent au travers de ses parties les moins solides, qu'elles pénètrent
profondément, qu'elles délavent et effondrent. De là ces profonds ravins
si inattendus, qu'aucun mouvement de terrain ne fait prévoir, inaperçus
à quelques pas de leurs bords, et qu'on a vu, dans ces vastes plaines,
surprendre et arrêter tout-à-coup des charges de cavalerie.

Il ne fallait à des Français qu'un mois pour mettre cette ville à l'abri
d'un siège, même régulier: on négligea d'ajouter ce peu d'art à la
nature. En même temps quelques millions indispensables à la levée des
troupes lithuaniennes, leur furent refusés. C'était le prince Sangutsko
qui devait aller commander l'insurrection du sud: on le retint au
quartier impérial.

Au reste, la modération des premiers discours de Napoléon n'avait pas
trompé ceux de son intérieur. Ils se rappelaient qu'à la première vue du
camp vide des Russes, et de Vitepsk abandonnée, les entendant se réjouir
de cette conquête, il s'était retourné brusquement vers eux, en
s'écriant: «Croyez-vous donc que je sois venu de si loin pour conquérir
cette masure!» On savait d'ailleurs qu'avec un grand but, il ne formait
jamais qu'un plan vague, n'aimant à prendre conseil que de l'occasion,
ce qui convenait à la promptitude de son génie.

Au reste, l'armée entière fut comblée des faveurs de son chef. S'il
rencontrait des convois de blessés, il les arrêtait, s'informait de leur
sort, de leurs souffrances, des actions où ils avaient succombé, et ne
les quittait qu'après les avoir consolés par ses paroles et secourus de
ses largesses.

On remarqua pour sa garde des attentions particulières; lui-même en
passait chaque jour la revue, prodiguant la louange, quelquefois le
blâme, mais qui ne tombait guère que sur les administrateurs; ce qui
plaidait aux soldats et détournait leurs plaintes.

Souvent il envoyait du vin de sa table au factionnaire le plus près de
lui. Un jour on le vit rassembler l'élite de ses gardes; il s'agissait
de leur donner un nouveau chef; ce fut de sa voix, de sa main, et avec
son épée qu'il le leur présenta: puis il l'embrassa en leur présence.
Tant de soins furent attribués, par les uns, à sa reconnaissance pour le
passé, et par d'autres, à son exigence pour l'avenir.

Ceux-ci voyaient bien que, pendant les premiers jours, Napoléon s'était
flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix de la part
d'Alexandre, et que la misère et l'affaiblissement de l'année l'avaient
occupé. Il fallait bien laisser à la longue file des traîneurs et des
malades, le temps de joindre, les uns leurs corps, les autres les
hôpitaux. Enfin créer ces hôpitaux, rassembler des vivres, refaire les
chevaux, et attendre les ambulances, l'artillerie, les pontons, qui se
traînaient encore péniblement dans les sables lithuaniens pour nous
atteindre. Sa correspondance avec l'Europe devait encore le distraire.
Enfin, un ciel dévorant l'arrêtait car tel est ce climat: le ciel y est
extrême, immoderé, il dessèche ou inonde, brûle ou glace cette terre et
ses habitans, qu'il semble fait pour protéger: atmosphère perfide, dont
la chaleur amollissait nos corps, comme pour les rendre plus accessibles
aux frimas, qui devaient bientôt les pénétrer.

L'empereur n'y était pas le moins sensible, mais quand le repos l'eut
rafraîchi, qu'il ne vit arriver aucun envoyé d'Alexandre, et que ses
premières dispositions furent prises, l'impatience le saisit. On le vit
inquiet: soit que, comme à tous les hommes d'action, l'inaction lui
pesât, et qu'à l'ennui d'attendre il préférât le péril, ou qu'il fût
agité par cet espoir d'acquérir qui, chez la plupart, est plus fort que
la douceur de conserver, ou la crainte de perdre.

Ce fut alors sur-tout que l'image de Moskou prisonnière obséda sois
esprit: c'était le terme de ses craintes, le but de ses espérances. Dans
sa possession, il trouvait tout. Dès lors, on commença à prévoir qu'un
génie ardent, inquiet, accoutumé aux voies courtes, n'attendrait pas
huit mois, quand il sentait son but à sa portée, quand vingt journées
suffisaient pour l'atteindre.

Au reste, qu'on ne se presse pas de juger cet homme extraordinaire sur
des faiblesses communes à tous les hommes: on va l'entendre lui-même, on
verra jusqu'à quel point sa position politique compliquait sa position
militaire. Plus tard encore, on blâmera moins la résolution qu'il va
prendre, quand on verra que le sort de la Russie tint à un jour de santé
de plus, qui manqua à Napoléon sur le champ même de la Moskowa.

Cependant, il parut d'abord ne pas oser s'avouer à lui-même une si
grande témérité: mais peu à peu il s'enhardit à la considérer. Alors il
délibère, et cette grande irrésolution, qui tourmente son esprit,
s'empare de toute sa personne. On le voyait errer dans ses appartemens
comme poursuivi par cette dangereuse tentation: rien ne peut plus le
fixer; à chaque instant il prend, quitte et reprend son travail: il
marche sans objet, demande l'heure, considère le temps; et, tout
absorbé, il s'arrête, puis il fredonne d'un air préoccupé et marche
encore.

Dans sa perplexité, il adresse des paroles entrecoupées à ceux qu'il
rencontre. «Eh bien! que ferons-nous? resterons-nous? irons-nous plus
avant? Comment s'arrêter dans un si glorieux chemin? Il n'attend pas
leur réponse, il erre encore; il semble chercher quelque chose ou
quelqu'un qui le décide.

Enfin, tout surchargé du poids d'une si considérable pensée, et comme
accablé d'une si grande incertitude, il s'est jeté sur un des lits de
repos qu'il a fait étendre sur le parquet de ses chambres; son corps,
qu'épuise la chaleur et la contention de son esprit, n'a gardé qu'un
léger vêtement; c'est ainsi qu'il passe à Vitepsk une partie de ses
journées.

Mais quand son corps est en repos, son esprit est encore plus actif.
«Que de motifs le précipitent vers Moskou! comment supporter à Vitepsk
l'ennui de sept mois d'hiver! lui qui jusqu'alors a toujours attaqué, il
va donc être réduit à se défendre, rôle indigne de lui, dont il n'a pas
l'expérience, et qui convient mal à son génie.

D'ailleurs, à Vitepsk, rien n'est décidé, et pourtant à quelle distance
se trouve-t-il déjà de la France! l'Europe le verra donc enfin arrêté,
lui que rien n'arrêtait! La durée de cette entreprise n'en
augmentait-elle pas le danger? laissera-t-il à la Russie le temps de
s'armer tout entière? jusques à quand pourra-t-il prolonger cette
position incertaine, sans diminuer le prestige de son infaillibilité,
qu'affaiblissait déjà la résistance de l'Espagne, et sans faire naître
en Europe un dangereux espoir? qu'allait-on penser en apprenant que le
tiers de son armée, malade ou dispersé, manquait aux drapeaux? Il
fallait donc éblouir promptement par l'éclat d'une grande victoire, et
cacher sous un amas de lauriers tant de sacrifices.»

Dès lors, à Vitepsk c'est l'ennui, c'est toute la dépense, ce sont tous
les inconvéniens, toutes les inquiétudes d'une position défensive qu'il
considère; à Moskou, c'est la paix, l'abondance, les frais de la guerre,
et une gloire immortelle. Il se persuade qu'il n'y a plus pour lui de
prudence que dans l'audace; qu'il en est de toutes les entreprises
hasardeuses, comme des fautes qu'on risque toujours à commencer et qu'on
gagne souvent à achever; que moins elles ont d'excuses, plus il leur
faut de succès. Qu'il fallait donc consommer celle-ci, l'outrer, étonner
l'univers, atterrer Alexandre de son audace, et arracher un prix qui pût
compenser tant de pertes.

Ainsi, le même danger qui peut-être aurait dû le rappeler sur le Niémen,
ou le fixer sur la Düna, le pousse sur Moskou! C'est le propre des
fausses positions; tout y est péril: témérité, prudence; on n'a plus que
le choix des fautes; il ne reste plus d'espoir que dans celles de
l'ennemi et dans le hasard.

Alors décidé, il se relève soudainement, comme pour ne pas laisser à ses
réflexions le temps de lui rendre une pénible incertitude; et déjà, tout
rempli du plan qui doit lui livrer sa conquête, il court à ses cartes:
elles lui montrent Smolensk et Moskou. «La grande Moskou, la ville
sainte,» noms qu'il répète avec complaisance, et qui semblent accroître
son désir. À cette vue, plein du feu de sa redoutable conception, il
paraît possédé du génie de la guerre. Sa voix s'endurcit, son regard
devient étincelant, et son air farouche. On s'écarte de lui, par frayeur
autant que par respect; mais enfin son plan est arrêté, sa détermination
prise, sa marche tracée: aussitôt tout en lui s'apaise, et, délivré de
sa terrible conception, ses traits reprennent une gaieté douce et
sereine.



CHAPITRE II.


SA résolution fixée, il lui importait qu'elle ne mécontentât pas ses
entours; il pensait qu'en eux la persuasion aurait plus de zèle que
l'obéissance. C'était d'ailleurs par leurs sentimens qu'il jugeait de
ceux du reste de l'armée: enfin, comme tous les hommes, le chagrin
tacite de ceux de son intérieur le gênait; il se sentait mal à l'aise,
entouré de regards désapprobateurs, et d'avis contraires au sien. Et
puis, faire approuver un tel projet, c'était en quelque sorte en faire
partager la responsabilité, qui peut-être lui pesait.

Mais ceux de son intérieur y apportèrent leur opposition, chacun suivant
son caractère: Berthier par une contenance triste, des plaintes et même
des larmes; Lobau et Caulincourt par une franchise qui, chez le premier,
avait une haute et froide rudesse, excusable dans un si brave guerrier,
et qui, dans le second, était persévérante jusqu'à l'opiniâtreté et
impétueuse jusqu'à la violence. L'empereur repoussa leurs observations
avec humeur; il s'écriait, en s'adressant sur-tout à son aide-de-camp,
ainsi qu'à Berthier: «qu'il avait fait ses généraux trop riches, qu'ils
n'aspiraient plus qu'aux plaisirs de la chasse, qu'à faire briller dans
Paris leurs somptueux équipages, et que sans doute ils étaient dégoûtés
de la guerre!» L'honneur ainsi attaqué, il n'y avait plus de réponse; on
baissait là tête et l'on se résignait. Dans un mouvement d'impatience il
avait dit à l'un des généraux de sa garde: «Vous êtes né au bivouac, et
vous y mourrez.»

Pour Duroc, il désapprouva d'abord par un froid silence, puis par des
réponses nettes, des rapports véridiques et de courtes observations.
L'empereur lui répondit: «qu'il voyait bien que les Russes ne
cherchaient qu'à l'attirer; mais que pourtant il fallait encore aller
jusqu'à Smolensk; qu'il s'y établirait, et qu'au printemps de 1813, si
la Russie n'avait pas fait la paix, elle était perdue; que Smolensk
était la clef des deux routes de Pétersbourg et de Moskou; qu'il fallait
s'en saisir: alors il pourrait marcher en même temps sur ces deux
capitales pour tout détruire dans l'une et tout conserver dans l'autre.»

Ici, le grand-maréchal lui fit observer qu'il ne trouverait pas plus la
paix à Smolensk, et même à Moskou, qu à Vitepsk; et que pour s'éloigner
autant de la France les Prussiens étaient des intermédiaires peu sûrs.
Mais l'empereur répliqua «que dans cette supposition, la guerre de
Russie ne lui présentant plus aucune chance avantageuse, il y
renoncerait; qu'il tournerait ses armes contre la Prusse, et qu'il lui
ferait payer les frais de la guerre.»

Daru vint à son tour. Ce ministre est droit jusqu'à la roideur, et ferme
jusqu'à l'impassibilité: la grande question de la marche sur Moskou
s'engagea; Berthier seul était présent; elle fut agitée pendant huit
heures consécutives; l'empereur demanda à son ministre sa pensée sur
cette guerre: «Qu'elle n'est point nationale, répliqua Daru; que
l'introduction de quelques denrées anglaises en Russie, que même
l'érection d'un royaume de Pologne, ne sont pas des raisons suffisantes
pour une guerre si lointaine; que vos troupes, que nous-mêmes, nous n'en
concevons ni le but, ni la nécessité, et que du moins tout conseille de
s'arrêter ici.»

L'empereur se récria: «Le croyait-on un insensé! Pensait-on qu'il
faisait la guerre par goût! Ne lui avait-on pas entendu dire, que la
guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient
la France, et qu'elle ne pouvait supporter à la fois.»

«Il voulait la paix; mais pour traiter, il fallait être deux, et il
était seul. Voyait-on une seule lettre d'Alexandre lui parvenir?»

«Qu'attendrait-il donc à Vitepsk? Des fleuves y marquaient, il est vrai,
une position! mais pendant l'hiver, il n'y avait plus de fleuves en ce
pays. Ainsi, c'était une ligne illusoire qu'ils indiquaient; une
démarcation plutôt qu'une séparation. Il faudrait donc en élever une
factice, construire des villes, des forteresses à l'épreuve de tous les
élémens et de tous les fléaux; tout créer, le ciel et la terre; car tout
manquait, jusqu'aux vivres, à moins d'épuiser la Lithuanie et de la
tourner contre lui, ou de se ruiner; car si dans Moskou on pourra tout
prendre, ici il faudra tout acheter. Ainsi, continua-t-il, nous ne
pouvons, ni vous me faire vivre à Vitepsk, ni moi vous y défendre; ni
l'un ni l'autre nous ne saurions faire ici notre métier.»

«Que s'il retournait à Wilna, on l'y nourrirait plus facilement, mais
qu'il ne s'y défendrait pas mieux; qu'il faudrait donc reculer jusqu'à
la Vistule et perdre la Lithuanie. Tandis qu'à Smolensk il trouverait ou
une bataille décisive, ou du moins, une place et une position sur le
Dnieper.

«Qu'il voyait bien qu'on pensait à Charles XII; mais que si l'expédition
de Moskou manquait d'un exemple heureux, c'est qu'elle avait manqué d'un
homme pour l'entreprendre; qu'à la guerre, la fortune est de moitié dans
tout; que si l'on attendait toujours une réunion complète de
circonstances favorables, on n'entreprendrait jamais rien; que pour
finir, il fallait commencer; qu'il n'y a pas d'entreprise où tout
concourt, et que dans tous les projets des hommes le hasard a sa place;
qu'enfin la règle ne fait pas le succès, mais le succès la règle, et que
s'il réussissait par de nouvelles marches, on ferait d'après un nouveau
succès de nouveaux principes.

Il n'y a pas encore de sang versé, ajouta-t-il, et la Russie est trop
grande pour céder sans combattre. Alexandre ne peut traiter qu'après une
grande bataille. S'il le faut, j'irai chercher jusqu'à la ville sainte
cette bataille, et je la gagnerai. La paix m'attend aux portes de
Moskou. Mais, l'honneur sauvé, si Alexandre s'obstine encore, eh bien,
je traiterai avec les boyards; sinon, avec la population de cette
capitale; elle est considérable, ensemble et conséquemment éclairée;
elle entendra ses intérêts, elle comprendra la liberté.» Et il termina
en disant: «que d'ailleurs Moskou haïssait Pétersbourg: qu'il
profiterait de cette rivalité: que les résultats d'une telle jalousie
étaient incalculables.»

Ainsi l'empereur, que la conversation et le dîner avaient échauffé,
découvrait son espoir. Daru lui répondit: «que la guerre était un jeu
qu'il jouait bien, où il gagnait toujours, et qu'on pouvait en conclure
qu'il la faisait avec plaisir. Mais qu'ici, c'étaient moins les hommes
que la nature qu'il fallait vaincre; que déjà, soit désertion, maladie
ou famine, l'armée était diminuée d'un tiers.

Si les vivres manquaient à Vitepsk, que serait-ce plus loin? Les
officiers qu'il envoie pour en requérir, ne reparaissent plus, ou
reviennent les mains vides. Le peu de farine ou de bestiaux qu'on
parvient à réunir, est aussitôt dévoré par la garde: on entend les
autres corps dire qu'elle exige et absorbe tout; que c'est comme une
classe privilégiée. Ambulances, fourgons, troupeaux de boeufs, rien n'a
pu suivre. Les hôpitaux ne suffisent plus aux malades: on y manque de
vivres, de places, de médicamens.»

«Tout conseille donc de s'arrêter, et d'autant plus, qu'à dater de
Vitepsk, il ne faut plus compter sur les bonnes dispositions des
habitans. D'après ses ordres secrets, ils ont été sondés, mais
inutilement. Comment les soulever pour une liberté dont ils ne
comprennent pas même le nom? par où avoir prise sur ces peuples presque
sauvages, sans propriétés, sans besoins? Qu'avait-on à leur arracher?
Avec quoi les séduire? Leur seul bien était la vie, qu'ils emportaient
dans des espaces presque infinis.»

Berthier ajouta: «que si nous marchions plus avant, les Russes auraient
pour eux nos flancs trop alongés; la famine, et sur-tout leur puissant
hiver; tandis qu'en s'arrêtant, l'empereur mettrait l'hiver de son côté,
et se rendrait maître de la guerre; qu'il la fixerait à sa portée, au
lieu de la suivre, trompeuse, vagabonde, indéterminée.»

Berthier et Daru répliquaient ainsi. L'empereur les écoutait doucement;
plus souvent il les interrompait par des raisonnemens subtils: posant la
question suivant ses désirs, ou la déplaçant, quand elle devenait trop
pressante. Mais quelque fâcheuses que fussent les vérités qu'il eut à
entendre, il les écouta patiemment et y répondit de même. Dans toute
cette discussion, ses paroles, ses manières, tous ses mouvemens furent
remarquables par une facilité, une simplicité, une bonhomie, qu'au reste
il avait presque toujours dans son intérieur; ce qui explique pourquoi,
malgré tant de malheurs, il est encore aimé par ceux qui ont vécu dans
son intimité.

L'empereur, peu satisfait, fit venir successivement plusieurs des
généraux de son armée; mais ses questions leur indiquèrent leurs
réponses; et quelques-uns de ces chefs, nés soldats et accoutumés à
obéir à sa voix, lui furent soumis dans ces entretiens, comme aux champs
de bataille.

D'autres attendirent, pour dire leur avis, l'événement: taisant leur
crainte, d'un malheur devant un homme toujours heureux, et leur opinion
que le succès leur reprocherait peut-être un jour.

La plupart approuvèrent, sachant bien d'ailleurs, que quand même ils
s'exposeraient à déplaire, en conseillant de s'arrêter, on n'en
marcherait pas moins. Puisqu'il fallait courir de nouveaux dangers, ils
aimèrent mieux paraître les affronter volontairement. Ils trouvaient
moins d'inconvéniens à avoir tort avec lui, que raison contre lui.

Mais il y en eut un qui, non content de l'approuver, l'excita. Par une
coupable ambition, il accrut sa confiance, en grossissant à ses yeux la
force de sa division. Car après tant de fatigues, sans dangers, c'était
un grand mérite aux chefs d'avoir su conserver, autour de leurs aigles,
un plus grand nombre d'hommes. On satisfaisait ainsi l'empereur par son
côté le plus faible, et le temps des récompenses arrivait. Celui-là,
pour mieux plaire, répondait hardiment de l'ardeur de ses soldats, dont
les visages amaigris s'accordaient mal avec les flatteries de leur chef.
L'empereur croyait à cette ardeur, parce qu'elle lui plaisait, et parce
qu'il ne voyait le soldat qu'à des revues: dans ces occasions où sa
présence, la pompe militaire, cet entraînement mutuel des grandes
réunions, exaltait les esprits; où, tout enfin, jusqu'à l'ordre secret
des chefs, commandait l'enthousiasme.

Encore n'était-ce que de sa garde qu'il s'occupait ainsi. Dans l'armée,
les soldats se plaignaient de son absence. «Ils ne le voyaient plus
qu'aux jours des combats, quand il fallait mourir, jamais pour les faire
vivre. Tous étaient là pour lui, et lui ne semblait plus y être pour
eux.»

Ils souffraient et se plaignaient ainsi; mais sans assez sentir que
c'était là un des malheurs attachés à cette campagne. La dispersion des
corps d'armée étant indispensable, pour qu'ils pussent trouver des
subsistances dans ces déserts, cette nécessité tenait Napoléon loin
des siens. À peine sa garde pouvait-elle vivre et s'abriter autour de
lui: le reste était hors de sa portée. Il est vrai que plusieurs
imprudences venaient d'être commises; on ignore par quel ordre, au
quartier-impérial, on avait osé retenir à leur passage, et pour la
garde, plusieurs convois de vivres qui appartenaient à d'autres corps.
Cette violence, jointe à la jalousie qu'inspirent toujours les corps
d'élite, mécontenta l'armée.

Toutefois, le respect pour le vainqueur de l'Europe, et la nécessité
soutenaient; on se sentait engagé trop avant; il fallait une victoire
pour se dégager promptement; lui seul pouvait la donner; puis le malheur
avait épuré l'armée: ce qui en restait n'en pouvait être que l'élite,
d'esprit comme de corps. Pour être arrivé jusque-là, il fallait avoir
résisté à tant d'épreuves! l'ennui et le mal-être de leurs misérables
cantonnemens agitaient de tels hommes. Rester, leur paraissait
insupportable; reculer, impossible; il fallait donc avancer.

Les grands noms de Smolensk et de Moskou n'effrayaient pas. Dans des
temps et pour des hommes ordinaires, ce sol inconnu, ces peuples
nouveaux, cet éloignement qui agrandit tout, aurait repoussé. C'était ce
qui les attirait; ils ne se plaisaient que dans des situations
hasardeuses, que plus de dangers rendent plus piquantes, et auxquelles
des périls nouveaux donnent un air de singularité: émotions pleines
d'attraits pour des esprits actifs qui avaient goûté de tout, et
auxquels il fallait des choses nouvelles.

Alors, l'ambition était sans entraves; tout inspirait la passion de la
renommée; on avait été lancé dans une carrière sans terme. Et comment
mesurer l'ascendant qu'avait dû prendre, et l'élan qu'avait donné un
puissant empereur, capable de dire à ses soldats d'Austerlitz, après
cette victoire: «Donnez mon nom à vos enfans, je vous le permets; et si
parmi eux il s'en trouve un digne de nous, je lui lègue tous mes biens,
et je le nomme mon successeur.»



CHAPITRE III.


CEPENDANT la réunion des deux ailes de l'armée russe, vers Smolensk,
avait forcé Napoléon de rapprocher l'un de l'autre ses corps d'armée.
Aucun signal d'attaque n'était encore donné; mais la guerre l'entourait;
elle semblait tenter son génie par des succès, et l'exciter par des
revers.

À sa gauche, le 1er août, le duc de Reggio par une marche hardie sur
Sébez, jusqu'à la hauteur d'Iakubowo, venait de tourner la gauche de
Witgenstein. Ce général ennemi, laissé vers Drissa, avait à couvrir la
route de Sébez à Pétersbourg. Craignant à la fois Oudinot et Macdonald,
il se trouvait entre les deux chemins qui, de Polotsk et de Dünabourg,
se réunissent à Sébez. Le 30 juillet, se sentant dépassé à gauche par
Oudinot, il accourut, décidé à reprendre, par une victoire, cette
branche de sa ligne d'opération.

Sa résolution a fait chanceler celle du duc de Reggio; le choc a duré
deux jours; le maréchal français a cédé son avantage dans une position
rétrécie, sur laquelle se concentraient tous les feux russes, il n'a
point attaqué pour en sortir; il s'est retiré, et le Russe, sentant
l'ennemi fléchir, en est devenu plus pressant; il a jeté du désordre
dans notre retraite: plusieurs centaines de prisonniers et des bagages
sont tombés entre les mains de Koulnief.

Witgenstein, échauffé par ce facile succès, l'a poussé sans mesure. Dans
l'emportement de sa victoire, il fait passer la Drissa à Koulnief et à
douze mille hommes, pour aller à la poursuite d'Albert et de Legrand.
Ceux-ci s'étaient arrêtés; ils se couvraient d'une colline, et voyant le
général russe s'aventurer imprudemment dans un défilé entre eux et la
rivière, ils s'élancent tout-à-coup sur lui, le renversent, le tuent, et
lui font perdre avec la vie, huit canons et deux mille hommes.

La-mort, de Koulnief fut, dit-on, héroïque; un boulet lui brisa les deux
jambes et l'abattit sur ses propres canons: alors, voyant les Français
s'approcher, il arracha ses décorations, et s'indignant contre lui-même
de sa témérité, il se condamna à mourir sur le lieu même de sa faute, en
ordonnant aux siens de l'abandonner. Toute l'armée russe le regretta;
elle accusa de ce revers un de ces hommes dont la bizarrerie de Paul
avait cru faire des généraux, à l'époque où cet empereur, tout nouveau,
imagina d'entrer comme un vainqueur triomphant dans son paisible
héritage.

La témérité passa, avec la victoire, du camp russe dans le camp des
Français; ce succès inattendu les exalte; ils oublient à quelle faute
ils le doivent; et sans songer qu'ils imitent l'imprudence dont ils
viennent de profiter, ils se précipitent sur les traces des Russes.
L'avant-garde française fait ainsi deux lieues tête baissée, et n'ouvre
les yeux sur sa témérité que pour se voir en présence de l'armée russe.
Alors ramené et rejeté à son tour derrière la Drissa, Oudinot perd tout
son avantage; bientôt même Witgenstein, ayant reçu des renforts, le
repousse jusque sur Polotsk, et va reprendre tranquillement sa première
position d'Osweia. Ce fut alors que Napoléon, mécontent, envoya de ce
côté Saint-Cyr et les Bavarois; ce qui porta à trente-cinq mille hommes
ce corps d'armée.

Presqu'en même temps on apprit à Vitepsk que l'avant-garde du vice-roi
avait eu des succès vers Suraij, mais qu'au centre, près du Dnieper, à
Inkowo, Sébastiani, surpris par le nombre, avait été battu.

Napoléon écrivait alors au duc de Bassano d'annoncer chaque jour de
nouvelles victoires aux Turcs. Vraies ou fausses, il n'importait, pourvu
que ces communications suspendissent leur paix avec les Russes. Il
s'occupait encore de ce soin, quand des députés de la Russie-Rouge
vinrent à Vitepsk, et apprirent à Duroc, qu'ils avaient entendu le canon
des Russes proclamer la paix de Bucharest. Cette paix, signée par
Kutusof, avait été ratifiée le 14 juillet.

À cette nouvelle, que Duroc transmit à Napoléon, celui-ci fut saisi d'un
violent chagrin. Il ne s'étonne plus du silence d'Alexandre. D'abord,
c'est la lenteur des négociations de Maret qu'il accuse; puis l'aveugle
ineptie des Turcs à qui leurs paix étaient toujours plus funestes que
leurs guerres: enfin la perfide politique de ses alliés, qui tous, dans
cet éloignement, et dans l'obscurité du sérail, avaient sans doute osé
se réunir contre le dominateur de tous.

Cet événement lui rend une prompte victoire encore plus nécessaire. Tout
espoir de paix est détruit. Il vient de lire les proclamations des
Russes. Pour des peuples grossiers, elles devaient être grossières: en
voici quelques passages: «L'ennemi, avec une perfidie sans pareille,
annonce la destruction de notre pays. Nos braves veulent se jeter sur
ses bataillons et les détruire; mais nous ne voulons pas les sacrifier
sur les autels de ce Moloch. Il faut une levée générale contre le tyran
universel. Il vient, la trahison dans le coeur et la loyauté sur les
lèvres, nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Chassons cette race
de sauterelles. Portons la croix dans nos coeurs, le fer dans nos mains.
Arrachons les dents à cette tête de lion, et renversons le tyran qui
veut renverser la terre.»

L'empereur s'émut. Ces injures, ces succès, ces revers, tout l'excite.
La marche en avant de Barclay sur trois colonnes, vers Rudnia, qu'avait
décelée l'échec d'Inkowo, et la vigoureuse défensive de Witgenstein,
promettaient une bataille. Il fallait opter entre elle et une défensive
longue, pénible, sanglante, inaccoutumée, difficile à soutenir à cette
distance de ses renforts, et encourageante pour ses ennemis.

Napoléon se décide: mais sa décision, sans être téméraire, est grande et
hardie comme l'entreprise. S'il s'écarte d'Oudinot, c'est après l'avoir
renforcé de Saint-Cyr, et lui avoir ordonné de se lier au duc de
Tarente: s'il marche à l'ennemi, c'est en changeant devant lui, à sa
portée et à son insu, sa ligne d'opération de Vitepsk contre celle de
Minsk; sa manoeuvre est si bien combinée, il a accoutumé ses lieutenans
à tant de ponctualité, de précision et de secret, que dans quatre jours,
pendant que l'armée ennemie surprise cherchera vainement un Français
devant elle, lui se trouvera, avec une masse de cent quatre-vingt-cinq
mille hommes, sur le flanc gauche et sur les derrières de cet ennemi,
qui, un moment, osa concevoir la pensée de le surprendre.

Cependant, l'étendue et la multiplicité des opérations, qui de toutes
parts appellent sa présence, le retiennent encore à Vitepsk. Ce n'est
que par ses lettres qu'il peut être présent par-tout. Sa tête seule
travaille; il se plaît à croire que ses ordres, pressans et répétés,
suffiront pour vaincre même la nature.

L'armée vivait d'industrie et à la journée; elle n'avait pas pour
vingt-quatre heures de vivres; il lui ordonne d'en prendre pour quinze
jours; il dicte sans cesse. Le 10 août, on lui voit adresser huit
lettres au prince d'Eckmühl, et presque autant, à chacun de ses autres
lieutenans. Dans les unes, il attire tout à lui, suivant son principe:
«que la guerre n'est autre chose que l'art de réunir plus de monde que
l'ennemi sur un point donné.» Il écrit donc à Davoust: «Faites venir
Latour-Maubourg. Si l'ennemi tient à Smolensk, comme je suis fondé à le
penser, ce sera une affaire décisive, et nous ne saurions être trop de
monde. Orcha deviendra le point central de l'armée. Tout porte à penser
qu'il y aura une grande bataille à Smolensk; il me faut donc des
hôpitaux; il en faut à Orcha, Dombrowna, Mohilef, Kochanowo, Bobre,
Borizof et Minsk.»

Alors seulement, il montre une vive inquiétude sur les approvisionnemens
d'Orcha. C'est le 10 août, dans l'instant même où il dicte cette lettre,
qu'il donne l'ordre de mouvement. Dans quatre jours, toute son armée
doit être rassemblée sur la rive gauche du Borysthène, vers Liady. Ce
fut le 13 qu'il partit de Vitepsk. Il y était resté quinze jours.



LIVRE SIXIÈME.



CHAPITRE I.


L'ÉCHEC d'Inkowo venait de décider Napoléon; dix mille chevaux russes,
dans une rencontre d'avant-garde, avaient culbuté Sébastiani et sa
cavalerie. Le général battu, son rapport, l'audace de l'attaque,
l'espoir, le pressant besoin d'une bataille décisive, tout porta
l'empereur à croire que l'armée russe se trouvait entre la Düna et le
Dnieper, et qu'elle marchait contre le centre de ses cantonnemens: ce
qui était vrai.

La grande armée était dispersée, il fallait la réunir: Napoléon s'était
décidé à défiler avec sa garde, l'armée d'Italie et trois divisions de
Davoust, devant le front d'attaque des Russes; à abandonner sa ligne
d'opération de Vitepsk, pour prendre celle d'Orcha, et enfin à se jeter
avec cent quatre-vingt-cinq mille hommes sur la gauche du Dnieper et de
l'armée ennemie. Couvert par le fleuve, il la dépassera; c'est dans
Smolensk qu'il veut la prévenir; s'il réussit, il aura séparé l'armée
russe, non-seulement de Moskou, mais de tout le centre et du midi de
l'empire: elle sera reléguée dans le nord; il aura effectué dans
Smolensk, contre Bagration et Barclay réunis, ce qu'il a tenté vainement
à Vitepsk contre l'armée de Barclay, toute seule.

Ainsi, la ligne d'opération d'une si grande armée allait être changée
subitement; deux cent mille hommes, répandus sur plus de cinquante
lieues de terrain, allaient être réunis tout-à-coup, à l'insu de
l'ennemi, à sa portée, et sur son flanc gauche. C'est là sans doute, une
de ces grandes déterminations, qui, exécutées avec l'ensemble et la
rapidité de leur conception, changent tout-à-coup la face de la guerre,
décident du sort des empires, et font éclater le génie des conquérans.

Nous marchions, et depuis Orcha jusqu'à Liady, l'armée française formait
une longue colonne sur la rive gauche du Dnieper. Dans cette masse, le
premier corps, formé par Davoust, se distinguait par l'ordre et
l'ensemble qui régnaient dans ses divisions. L'exacte tenue des soldats,
le soin avec lequel ils étaient approvisionnés, celui qu'on mettait à
leur faire ménager et conserver leurs vivres, que le soldat imprévoyant
se plaît à gaspiller; enfin, la force de ces divisions, heureux résultat
de cette sévère discipline, tout les faisait reconnaître et citer au
milieu de toute l'armée.

La division Gudin manquait: un ordre mal écrit l'avait fait errer
pendant vingt-quatre heures dans des bois marécageux; elle arriva
cependant, mais affaiblie de trois cents combattans: car on ne répare
ces erreurs que par des marches forcées, où les plus faibles succombent.

L'empereur franchit en un jour l'intervalle montueux et boisé qui sépare
la Düna du Borysthène; ce fut devant Rassasna qu'il traversa ce fleuve.
Sa distance de notre patrie, jusqu'à l'antiquité de son nom, tout en lui
excitait notre curiosité; pour la première fois, les eaux de ce fleuve
moskovite allaient porter une armée française, et réfléchir nos armes
victorieuses. Les Romains ne l'avaient connu que par leurs défaites;
c'était sur ces mêmes flots que descendaient les sauvages du nord, les
enfans d'Odin et de Rurick, pour aller piller Constantinople. Long-temps
avant de l'apercevoir, nos regards le cherchèrent avec une ambitieuse
impatience; nous rencontrâmes une rivière étroite et encaissée entre des
bords boisés et incultes: c'était le Borysthène qui se présentait à nos
yeux avec cette humble apparence. Toutes nos orgueilleuses pensées
s'abaissèrent à cet aspect, et bientôt elles s'évanouirent devant la
nécessité de pourvoir à nos premiers besoins.

L'empereur coucha dans sa tente en avant de Rassasna; le lendemain
l'armée marcha ensemble, prête à se ranger en bataille, l'empereur à
cheval au milieu. L'avant-garde chassa devant elle deux pulks de
Cosaques, qui ne résistaient que pour avoir le temps de détruire des
ponts et quelques meules de fourrages. Les bourgs, où l'on remplaçait
l'ennemi, étaient aussitôt pillés; on les dépassait en toute hâte et en
désordre.

On traversait les cours d'eau à des gués bientôt gâtés; les régimens qui
venaient ensuite passaient ailleurs, où ils pouvaient; on s'en
inquiétait peu: l'état-major-général négligeait ces détails; personne ne
restait pour indiquer le danger, s'il y en avait, ou le chemin, s'il en
existait plusieurs. Chaque corps d'armée semblait n'être là que
pour-lui; chaque division pour elle seule, chacun pour soi, comme si du
sort de l'un n'eût pas dépendu celui de l'autre.

On laissait par-tout des traîneurs, des hommes égarés, près desquels les
officiers passaient indifféremment; il y aurait eu trop à reprendre: on
avait trop à faire personnellement pour s'occuper des autres. Beaucoup
de ces hommes isolés étaient des maraudeurs qui feignaient une maladie
ou une blessure, pour s'écarter ensuite; ce qu'on n'avait pas le temps
d'empêcher, et ce qui arrivera toujours dans ces grandes foules qu'on
pousse en avant avec tant de précipitation, l'ordre intérieur ne pouvant
exister au milieu d'un désordre général.

Jusqu'à Liady, les bourgs nous parurent plus juifs, que polonais; les
Lithuaniens fuyaient quelquefois à notre approche; les Juifs restaient:
rien n'aurait pu les résoudre à abandonner leurs misérables demeures; on
les reconnaissait à leur prononciation grasse, à leur élocution voluble
et précipitée, à la vivacité de leurs mouvemens, à leur teint
qu'échauffe la vile passion du gain. On remarquait sur-tout leurs
regards avides et perçans, leurs figures et leurs traits alongés en
pointes aiguës, que ne peut ouvrir un sourire malicieux et perfide; et
cette taille longue, souple et maigre, cette démarche empressée; enfin
leur barbe ordinairement rousse, et ces longues robes noires, que
relient autour de leurs reins une ceinture de cuir: car tout, hors leur
saleté, les distingue des paysans lithuaniens; tout rappelle en eux un
peuple dégradé.

Ils semblent avoir conquis la Pologne, où ils pullulent et dont ils
sucent toute la substance. Jadis leur religion, aujourd'hui le souvenir
d'une réprobation, trop long-temps universelle, les ont faits ennemis
des hommes autrefois, c'était par les armes qu'ils les attaquaient, à
présent c'est par la ruse. Cette race est en horreur aux Russes,
peut-être parce qu'elle est presque inconoclaste, tandis que les
Moskovites poussent l'adoration des images jusqu'à l'idolâtrie. Enfin,
soit superstition, soit rivalité d'intérêt, ils lui ont interdit leurs
terres; les Juifs étaient forcés de souffrir leurs mépris: leur
impuissance haïssait; mais ils détestèrent encore plus notre pillage.
Ennemis de tous, espions des deux armées, ils vendaient l'une à l'autre
par ressentiment, par peur, suivant l'occasion, et parce qu'ils vendent
tout.

Après Liady, la vieille Russie commençant, les Juifs finissent; les yeux
furent donc soulagés de leur dégoûtante présence; mais d'autres besoins
réduisirent à les regretter; on regretta leur intérêt actif et
industrieux, dont l'argent pouvait tout obtenir, leur jargon allemand,
seul langage que nous comprenions dans ces déserts, et qu'ils parlent
tous, parce qu'ils en ont besoin pour commercer.



CHAPITRE II.


LE 15 août, à trois heures, on découvrit Krasnoë, ville de bois, qu'un
régiment russe voulut défendre: mais il n'arrêta le maréchal Ney que le
temps nécessaire pour arriver sur lui et le renverser. La ville prise,
on vit au-delà six mille hommes d'infanterie russe en deux colonnes,
dont plusieurs escadrons couvraient la retraite: c'était le corps de
Newerowskoï.

Le sol était inégal, mais nu: il convenait à la cavalerie; Murat s'en
empara: mais les ponts de Krasnoë étaient rompus; la cavalerie française
fut forcée de s'écarter à gauche, et de défiler longuement, dans de
mauvais gués, pour joindre l'ennemi. Quand on fut en présence, la
difficulté du passage qu'on venait de laisser derrière soi, et la bonne
contenance des Russes firent hésiter; on perdit du temps à s'attendre et
à se déployer; enfin, un premier effort dissipa la cavalerie ennemie.

Newerowskoï, se voyant découvert, réunit ses colonnes; il en forma un
carré plein et si épais, que la cavalerie de Murat y pénétra plusieurs
fois sans pouvoir le traverser, ni le dissoudre.

Il est même vrai que nos premières charges échouèrent à vingt pas du
front des Russes; chaque fois que ceux-ci se sentaient trop pressés, ils
se retournaient, nous attendaient de pied ferme, et nous repoussaient à
coups de fusil; puis aussitôt, profitant de notre désordre, ils
continuaient leur retraite.

On voyait leurs Cosaques frapper à grands coups de bois de lance ceux de
leurs fantassins qui allongeaient la marche, ou qui s'éloignaient de
leurs rangs: car nos escadrons les harcelaient sans cesse, épiaient
tous leurs mouvemens, pénétraient dans les moindres intervalles, et
enlevaient aussitôt tout ce qui se séparait de la masse.

Newerowskoï eut un moment très-critique: sa colonne marchait à la gauche
de la grande route dans des seigles encore debout, quand tout-à-coup la
longue enceinte d'un champ, formée par un rang de fortes palissades,
l'arrêta; ses soldats, pressés par nos mouvemens, n'eurent pas le temps
d'y faire une trouée, et Murat lança contre eux les Wurtembergeois pour
leur faire mettre bas les armes; mais pendant que la tête de la colonne
russe franchissait l'obstacle, leurs derniers rangs se retournèrent et
tinrent ferme. Ils tirèrent mal, il est vrai, la plupart en l'air, et
comme des gens troublés, mais de si près, que la fumée, les feux, et le
fracas de tant de coups épouvantèrent les chevaux wurtembergeois, elles
renversèrent pêle-mêle.

Les Russes saisirent l'instant, ils mirent entre eux et nous cette
barrière qui aurait dû leur être fatale. Leur colonne en profita pour se
reformer et gagner du terrain. Quelques canons français arrivèrent
enfin; seuls, ils purent faire brèche dans cette forteresse vivante. Ce
fut alors que nos escadrons y pénétrèrent, mais peu, les chevaux restant
comme engravés dans cette foule épaisse et opiniâtre.

Newerowskoï se hâtait pour atteindre un défilé, où Grouchy avait ordre
de le prévenir; mais ce général et sa cavalerie arrivèrent trop tard,
soit qu'ils se fussent trop écartes à gauche, ou que le terrain se fût
refusé à un mouvement, plus rapide; soit que Grouchy n'en eût pas assez
senti l'importance. Elle était grande, puisque, entre Smolensk et Murat,
il n'y avait que ce corps russe, et que lui défait, Smolensk aurait pu
être surprise sans défenseurs, enlevée sans combat, et l'armée ennemie
coupée de sa capitale. Mais cette division russe réussit enfin à gagner
un terrain boisé, où ses flancs furent couverts.

Newerowskoï fit une retraite de lion. Toutefois, il laissa sur le champ
de bataille douze cents morts, mille prisonniers et huit pièces de
canon. La cavalerie française eut l'honneur de cette journée. L'attaque
y fut aussi acharnée que la défense opiniâtre; elle eut plus de mérite,
n'ayant à employer que le fer contre le fer et le feu: le courage
éclairé du soldat français étant d'ailleurs d'une nature plus relevée
que celui des soldats russes, esclaves dociles, qui exposent une vie
moins heureuse, et des corps en qui les frimas ont émoussé la
sensibilité.

Le hasard voulut que le jour de ce succès fût celui de la fête de
l'empereur. L'armée ne pensa pas à la célébrer. Dans la disposition des
hommes, dans celle des lieux, rien ne convenait à une fête: de vaines
acclamations se seraient perdues au milieu de ces vastes solitudes. Dans
notre position, il n'y avait de jour de fête que celui d'une victoire
complète.

Cependant Murat et Ney, en rendant compte de leur succès à l'empereur,
en firent hommage à cet anniversaire. Ils firent tirer une salve de cent
coups de canon. L'empereur, mécontent, remarqua qu'en Russie il fallait
mieux ménager la poudre française; mais on lui répondit qu'elle était
russe et conquise de la veille. L'idée d'entendre l'anniversaire de sa
fête célébré aux dépens de l'ennemi fit sourire Napoléon. On trouva que
ce genre assez rare de flatterie convenait à de tels hommes.

Le prince Eugène crut aussi devoir lui apporter ses voeux. L'empereur
lui dit: «Tout se prépare pour une bataille; je la gagnerai, et nous
verrons Moskou.» Le prince garda le silence; mais en sortant il répondit
aux questions du maréchal Mortier, «Moskou nous perdra!» Ainsi, l'on
commençait à désapprouver. Duroc, le plus réservé de tous, l'ami, le
confident de l'empereur, disait hautement qu'il ne prévoyait pas
d'époque à notre retour. Toutefois, ce n'était qu'entre soi qu'on
s'épanchait ainsi, car on sentait que, la décision prise, tous devaient
concourir à son exécution; que plus la position devenait périlleuse,
plus il y fallait de courage, et qu'une parole qui refroidirait le zèle,
serait une trahison: voilà pourquoi nous vîmes ceux dont le silence, ou
même les paroles combattaient l'empereur dans sa tente, paraître au
dehors confians et pleins d'espoir. Cette attitude leur était dictée par
l'honneur: la foule l'a imputée à flatterie.

Newerowskoï, presque écrasé, courut se renfermer dans Smolensk. Il
laissa derrière lui quelques Cosaques pour brûler les fourrages: les
habitations furent respectées.



CHAPITRE III.


PENDANT que la grande-armée remontait ainsi le Dnieper par sa rive
gauche, Barclay et Bagration, placés entre ce fleuve et le lac
Kasplia, vers Inkowo, s'y croyaient encore en présence de l'armée
française. Ils hésitaient: deux fois, entrainés par les conseils du
quartier-maître-général Toll, ils avaient résolu d'enfoncer la ligne de
nos cantonnemens, et deux fois, étonnés d'une détermination si hardie,
ils s'étaient arrêtés au milieu de leur mouvement commencé. Enfin, trop
timides pour ne prendre conseil que d'eux-mêmes, ils paraissaient
attendre leur décision des événemens, et notre attaque pour y conformer
leur défense.

On put aussi s'apercevoir, à l'incertitude de leurs mouvemens, de la
mésintelligence de ces deux chefs. En effet, leur position, leur
caractère, jusqu'à leur origine, tout se heurtait en eux. D'un côté, la
valeur froide, le génie savant, méthodique et tenace de Barclay, dont
l'esprit, allemand comme la naissance, voulait tout calculer, jusqu'aux
chances du hasard, s'obstinant à devoir tout à sa tactique et rien à la
fortune; de l'autre, l'instinct guerrier, audacieux et violent de
Bagration, vieux Russe de l'école de Suwarow, mécontent d'obéir à un
général moins ancien que lui, terrible au combat, mais ne connaissant
d'autre livre que la nature, d'autre instruction que ses souvenirs,
d'autres conseils que ses inspirations.

Ce vieux Russe, sur les frontières de la vieille Russie, frémissait de
honte à l'idée de reculer encore sans combattre. Dans l'armée, tous
partageaient son ardeur; elle était appuyée d'un côté par l'orgueil
patriotique des nobles, par le succès d'Inkowo, par l'inaction de
Napoléon à Vitepsk, et par les discours tranchans de ceux qui n'étaient
pas responsables; de l'autre côté, c'était par un peuple de paysans, de
marchands et de soldats, qui nous voyaient prêts à fouler leur terre
sacrée, avec cette horreur qu'inspirent des profanateurs. Tous enfin
demandaient une bataille.

Barclay seul s'y opposait. Son plan, faussement attribué à l'Angleterre,
était arrêté dans son esprit depuis 1807; mais il avait à combattre sa
propre armée, comme la nôtre: et malgré qu'il fût général en chef et
ministre, il n'était ni assez Russe, ni assez victorieux, pour obtenir
la confiance des Russes. Il n'avait que celle d'Alexandre.

Bagration et ses officiers hésitaient à lui obéir. Il s'agissait de
défendre le sol natal, de se dévouer pour le salut de tous: c'était
l'affaire de chacun, et tous se croyaient le droit d'examiner. Ainsi
leur malheur se défiait de la prudence de leur général, quand, à
l'exception de quelques chefs, notre bonheur se livrait aveuglément à
l'audace, jusque-là toujours heureuse, du nôtre: car dans le succès, le
commandement est facile; personne n'examine si c'est prudence ou fortune
qui conduit. Telle est la position des chefs: heureux, tous leur
obéissent aveuglément; malheureux, tous les jugent.

Toutefois, entraîné par l'impulsion générale, Barclay venait d'y céder
un instant, de réunir ses forces vers Rudnia, et de tenter de surprendre
l'armée française dispersée. Mais le faible coup que son avant-garde
vient de frapper à Inkowo, l'a épouvanté. Il tremble, s'arrête, et
croyant à tout moment voir apparaître Napoléon en face de lui, sur sa
droite, et par-tout, hors sur sa gauche, qu'il pense être couverte par
le Dnieper, il perd plusieurs jours en marches et en contre-marches. Il
hésitait ainsi, quand tout-à-coup les cris de détresse de Newerowskoï
retentirent dans son camp. Il ne fut plus question d'attaquer; on courut
aux armes, et l'on se précipita vers Smolensk pour la défendre.

Déjà Murat et Ney attaquaient cette ville. Le premier avec sa cavalerie,
et du côté où le Borysthène entre dans ses murs; le second à sa sortie,
avec son infanterie, et sur un terrain boisé et coupé de profonds
ravins. Ce maréchal appuyait sa gauche au fleuve, et Murat sa droite,
que Poniatowski, arrivant directement de Mohilef, vint renforcer.

En cet endroit, deux collines escarpées resserrent le Borysthène; c'est
sur elles que Smolensk est bâtie. Cette cité offre l'aspect de deux
villes, que le fleuve sépare, et que deux ponts réunissent. Celle de la
rive droite, la plus nouvelle, est toute marchande; elle est ouverte,
mais elle domine l'autre, dont elle n'est pourtant qu'une dépendance.

L'ancienne ville, celle qui occupe le plateau et les pentes de la rive
gauche, est environnée d'une muraille haute de vingt-cinq pieds, épaisse
de dix-huit, longue de trois mille toises, et défendue par vingt-neuf
grosses tours, par une mauvaise citadelle en terre de cinq bastions qui
commande la route d'Orcha, et par un large fossé servant de chemin
couvert. Quelques ouvrages extérieurs et des faubourgs dérobent les
approches des portes de Mohilef et du Dnieper; elles sont défendues par
un ravin qui, après avoir environné une grande partie de la ville,
devient plus profond et s'escarpe en s'approchant du Dnieper, du côté de
la citadelle.

Les habitans, trompés, sortaient des temples, où ils venaient de louer
Dieu des victoires de leurs troupes, quand ils les virent accourir
sanglantes, vaincues, et fuyant devant l'armée française victorieuse.
Leur malheur étant inattendu, leur consternation en fut d'autant plus
grande.

Cependant, la vue de Smolensk avait enflammé l'ardeur impatiente du
maréchal Ney; on ne sait s'il se rappela mal à propos les merveilles de
la guerre de Prusse, quand les citadelles tombaient devant les sabres de
nos cavaliers, ou s'il ne voulut d'abord que reconnaître cette première
forteresse russe; mais il s'en approcha trop: une balle le frappa au
col; irrité, il lança un bataillon contre la citadelle, au travers d'une
grêle de balles et de boulets, qui lui firent perdre les deux tiers de
ses soldats: les autres continuèrent; les murailles russes purent seules
les arrêter; quelques-uns seulement en revinrent: on parla peu de
l'effort héroïque qu'ils venaient de tenter, parce qu'il était une faute
de leur général, et qu'il fut inutile.

Refroidi, le maréchal Ney se retira sur une hauteur sablonneuse et
boisée, qui bordait le fleuve. Il observait la ville et le pays, quand,
de l'autre côté du Dnieper, il crut entrevoir au loin des masses de
troupes en mouvement; il courut appeler l'empereur, et le guida à
travers des taillis et dans des fonds, pour le dérober au feu de la
place.

Napoléon, parvenu sur la hauteur, vit, dans un nuage de poussière, de
longues et noires colonnes d'où jaillissait le reflet d'une multitude
d'armes; ces masses s'avançaient si rapidement, qu'elles semblaient
courir. C'était Barclay, Bagration, près de cent vingt mille hommes,
enfin toute l'armée russe.

À cette vue, Napoléon, transporté de joie, frappa des mains et s'écria:
«Enfin je les tiens!» Il n'en fallait plus douter! cette armée surprise
accourait pour se jeter dans Smolensk, pour la traverser, pour se
déployer sous ses murs et nous livrer enfin cette bataille tant désirée:
l'instant décisif du sort de la Russie était donc enfin venu.

Aussitôt il parcourt toute la ligne, et marque à chacun sa place.
Davoust, puis le comte de Lobau, se déployeront à la droite de Ney; la
garde au centre en réserve, et plus loin, l'armée d'Italie. La place de
Junot et des Westphaliens fut indiquée; mais un faux mouvement les avait
égarés. Murat et Poniatowski formèrent la droite de l'armée; déjà ces
deux chefs menaçaient la ville: il les fit reculer jusqu'à la lisière
d'un taillis, et laisser vide devant eux une vaste plaine, qui s'étend
depuis ce bois jusqu'au Dnieper. C'était un champ de bataille qu'il
offrait à l'ennemi: l'armée française ainsi placée, était adossée à des
défilés et à des précipices; mais la retraite importait peu à Napoléon:
il ne songeait qu'à la victoire.

Cependant, Bagration et Barclay revenaient vers Smolensk à grands pas
l'un pour la sauver par une bataille, l'autre pour protéger la fuite de
ses habitans et l'évacuation de ses magasins: il était décidé à ne nous
abandonner que ses cendres. Les deux généraux russes arrivèrent hors
d'haleine sur les hauteurs de la rive droite; ils ne respirèrent qu'en
se voyant encore maîtres des ponts qui réunissent les deux villes.

Napoléon faisait alors harceler l'ennemi par une nuée de tirailleurs,
afin de l'attirer sur la rive gauche et d'engager une bataille pour le
jour suivant. On assure que Bagration s'y serait laissé entraîner, mais
que Barclay ne l'exposa pas à cette tentation. Il l'envoya vers Elnia et
se chargea de la défense de la ville.

Selon Barclay, la plus grande partie de notre armée marchait sur Elnia,
pour aller se placer entre Moskou et l'armée russe. Il se trompait par
cette disposition commune à la guerre, de prêter à son ennemi des
desseins contraires à ceux qu'il montre. Car la défensive étant inquiète
de sa nature, grandit souvent l'offensive, et la crainte échauffant
l'imagination, fait supposer à l'ennemi mille projets qu'il n'a pas. Il
se peut aussi que Barclay, ayant en tête un ennemi colossal, dût
s'attendre à des mouvemens gigantesques.

Depuis, les Russes eux-mêmes ont reproché à Napoléon de ne s'être point
décidé à cette manoeuvre; mais ont-ils assez songé qu'aller ainsi se
placer par-delà un fleuve, une ville forte et une armée ennemie, c'eût
été pour couper aux Russes le chemin de leur capitale, se faire couper à
soi-même toute communication avec ses renforts, ses autres armées et
l'Europe. Ceux-là ne savent guère apprécier les difficultés d'un tel
mouvement, s'ils s'étonnent qu'on ne l'ait pas improvisé en deux jours
au travers d'un fleuve et d'un pays inconnus, avec de telles masses, et
au milieu d'une autre combinaison, dont l'exécution n'était pas achevée.

Quoi qu'il en puisse être, dans la soirée même du 16, Bagration commença
son mouvement vers Elnia. Napoléon venait de faire planter sa tente au
milieu de sa première ligne, presque à portée du canon de Smolensk, et
sur les bords du ravin qui cerne la ville. Il appelle Murat et Davoust;
le premier vient de remarquer chez les Russes des mouvemens qui
annoncent une retraite. Chaque jour, depuis le Niémen, il a l'habitude
de les voir ainsi s'échapper; il ne croit donc pas à une bataille pour
le lendemain. Davoust fut d'un avis contraire; quant à l'empereur, il
n'hésita pas à croire ce qu'il désirait.



CHAPITRE IV.


LE 17, dès le point du jour, l'espérance de voir l'armée russe rangée
devant lui réveilla Napoléon, mais le champ qu'il lui avait préparé
était resté désert; néanmoins il persévéra dans son illusion. Davoust la
partageait; ce fut de ce côté qu'il se rendit. Dalton, l'un des généraux
de ce maréchal, a vu des bataillons ennemis sortir de la ville et se
ranger en bataille. L'empereur saisit cet espoir, que Ney, d'accord avec
Murat, combat en vain.

Mais pendant qu'il espère encore et attend, Belliard, fatigué de ces
incertitudes, se fait suivre par quelques cavaliers; il pousse une bande
de Cosaques dans le Dnieper, au-dessus de la ville, et voit, sur la rive
opposée, la route de Smolensk à Moscou couverte d'artillerie et de
troupes en marche. Il n'y a plus à en douter, les Russes sont en pleine
retraite. L'empereur est averti qu'il faut renoncer à l'espoir d'une
bataille, mais que d'une rive à l'autre ses canons pourront inquiéter la
marche rétrograde de l'ennemi.

Belliard proposa même de faire franchir le fleuve à une partie de
l'armée, afin de couper la retraite à l'arrière-garde russe, chargée de
défendre Smolensk. Mais les cavaliers envoyés pour découvrir un gué,
firent deux lieues sans en trouver, et noyèrent plusieurs chevaux. Il
existait cependant un passage large et commode, à une lieue au-dessus de
la ville. Dans son agitation, Napoléon poussa lui-même son cheval de ce
côté. Il fit plusieurs werstes dans cette direction, se fatigua et
revint.

Dès lors, il parut ne plus considérer Smolensk que comme un passage,
qu'il fallait enlever de vive force et sur-le-champ. Mais Murat,
prudent quand la présence de l'ennemi ne l'échauffait pas, et qui, avec
sa cavalerie, n'avait rien à faire à un assaut, combattit cette
résolution.

Un si violent effort lui paraissait inutile, puisque les Russes se
retiraient d'eux-mêmes; et quant au projet de les atteindre, on
l'entendit s'écrier: «que puisqu'ils ne voulaient point de bataille,
c'était assez loin les poursuivre, et qu'il était temps de s'arrêter.»

L'empereur répliqua. On n'a point recueilli le reste de leur entretien.
Cependant comme ensuite on entendit le roi dire: «qu'il s'était jeté aux
genoux de son frère, qu'il l'avait conjuré de s'arrêter, mais que
Napoléon ne voyait que Moskou; qu'honneur, gloire, repos, tout pour lui
était là; que cette Moskou nous perdrait» on vit bien quel avait été le
sujet de leur dissentiment.

Un fait certain, c'est qu'en quittant son beau-frère, les traits de
Murat portaient l'empreinte d'un profond chagrin; ses mouvemens étaient
brusques, une violence sombre et concentrée l'agitait; le nom de Moskou
sortit plusieurs fois de sa bouche.

On avait placé non loin de là, sur la rive gauche du Dnieper, à
l'endroit où Belliard avait aperçu la retraite de l'ennemi, une batterie
formidable. Les Russes nous en avaient opposé deux plus terribles
encore. À chaque instant nos canons étaient écrasés, nos caissons
sautaient. Ce fut au milieu de ce volcan que le roi poussa son cheval;
là, il s'arrête, met pied à terre et reste immobile. Belliard l'avertit
qu'il se fera tuer inutilement et sans gloire; le roi, pour toute
réponse, pousse plus avant. On n'en doute plus autour de lui, il
désespère du sort de cette guerre; il prévoit un désastreux avenir, et
il cherche la mort pour y échapper. Toutefois Belliard insiste, et lui
fait remarquer que sa témérité causera la perte de ceux qui l'entourent.
«Eh bien! répond Murat, retirez-vous donc tous, et laissez-moi seul
ici.» Mais tous s'y refusèrent. Alors le roi, se retournant avec
emportement, s'arracha de ce lieu de carnage comme quelqu'un à qui l'on
fait violence.

Cependant, l'assaut général venait d'être ordonné. Ney avait à attaquer
la citadelle, Davoust et Lobau les faubourgs qui couvrent les murs de la
ville. Poniatowski, déjà sur les bords du Dnieper avec soixante pièces
de canon, dut redescendre ce fleuve jusque dans le faubourg qui le
borde, détruire les ponts de l'ennemi, et ôter à la garnison sa
retraite. Napoléon voulut qu'en même temps l'artillerie de la garde
abattit la grande muraille avec ses pièces de douze, impuissantes contre
une masse si épaisse. Elle désobéit, prolongea ses feux dans le chemin
couvert et le nettoya.

Tout réussit à la fois, hors l'attaque de Ney, la seule qui aurait dû
être décisive, mais qu'on négligea. L'ennemi fut rejeté brusquement dans
ses murs. Tout ce qui n'eut pas le temps de s'y précipiter périt; jamais
en montant là cet assaut, nos colonnes d'attaque laissèrent une longue
et large traînée de sang de blessés et de morts.

Parvenus jusqu'aux murs de la place, on se mit à couvert de ses feux en
se servant des ouvrages et des bâtimens extérieurs qu'on venait
d'enlever. La fusillade continuait; son pétillement, redoublé par l'écho
des murailles, paraissait de plus en plus vil. L'empereur en fut
fatigué; il voulut retirer ses troupes. Ainsi, la faute que Ney avait
fait commettre la veille à un bataillon, venait d'être répétée par
l'armée entière; l'une avait coûté trois à quatre cents hommes, la
seconde cinq à six mille; mais Davoust persuada à l'empereur de
persévérer dans son attaque.

La nuit vint; Napoléon se retira dans sa tente, qu'on avait fait placer
plus prudemment que la veille, et le comte de Lobau, maître du fossé,
mais qui n'y pouvait plus tenir, fit jeter des obus dans la ville pour
en déloger l'ennemi. Ce fut alors que l'on vit s'élever de plusieurs
points d'épaisses et noires colonnes de fumée, qu'éclairèrent ensuite,
par intervalles, des lueurs incertaines, puis, des étincelles; enfin de
longues gerbes de feux jaillirent de toutes parts. C'était comme un
grand nombre d'embrasemens. Bientôt ils se réunirent et ne formèrent
plus qu'une vaste flamme qui s'élevait en tourbillonnant, couvrait
Smolensk, et la dévorait tout entière avec un sinistre bruissement.

Un si grand désastre, qu'il crut son ouvrage, enraya le comte de Lobau.
L'empereur, assis devant sa tente, contemplait silencieusement cet
horrible spectacle. On ne pouvait encore en déterminer ni la cause ni le
résultat, et l'on passa la nuit sous les armes.

Vers trois heures du matin, un sous-officier de Davoust se hasarda
jusqu'au pied de la muraille, et l'escalada sans bruit. Enhardi par le
silence qui régnait autour de lui, il pénétra dans la ville; tout-à-coup
plusieurs voix et l'accent slavon se font entendre, et le Français,
surpris et environné, crut n'avoir plus qu'à se faire tuer ou à se
rendre. Mais alors, les premiers rayons du jour lui montrèrent, dans
ceux qu'il croyait des ennemis, les Polonais de Poniatowski. Les
premiers ils avaient pénétré dans la ville, que Barclay venait
d'abandonner.

Smolensk reconnue et ses portes déblayées, l'armée entra dans ses murs:
elle traversa ces décombres fumans et ensanglantés, avec son ordre, sa
musique guerrière et sa pompe accoutumée; triomphante sur ces ruines
désertes, et n'ayant qu'elle-même pour témoin de sa gloire. Spectacle
sans spectateurs, victoire presque sans fruit, gloire sanglante, dont la
fumée qui nous environnait et qui semblait être notre seule conquête,
n'était qu'un trop fidèle emblème.



CHAPITRE V.


QUAND l'empereur sut Smolensk entièrement occupée, ses feux presque
éteints, et que le jour et les différens rapports l'eurent suffisament
éclairé; lorsqu'enfin il vit que là, comme au Niémen, comme à Wilna,
comme à Vitepsk, ce fantôme de victoire qui l'attirait, et qu'il se
croyait toujours près de saisir, avait encore reculé devant lui, il
s'achemina lentement vers sa stérile conquête. Il parcourut, selon son
habitude, le champ de bataille pour apprécier la valeur de l'attaque, le
mérite de la résistance, et les pertes mutuelles.

Il le trouva jonché d'un grand nombre de cadavres russes, et de peu des
nôtres. La plupart étaient dépouillés, sur-tout les Français: on les
reconnaissait à leur blancheur et à leurs formes moins osseuses et
musculeuses que celles des Russes. Triste revue de morts et de mourans;
compte funeste à faire et à rendre. La contraction des traits de
l'empereur, et son irritation firent juger de sa souffrance; mais en lui
la politique était une seconde nature, qui bientôt imposait silence à la
première.

Au reste, ce calcul de cadavres, le lendemain d'un combat, fut aussi
trompeur que rebutant; car on avait déjà fait disparaître la plupart des
nôtres, et laissé en évidence ceux de l'ennemi; soin que l'on prenait
pour prévenir de fâcheuses impressions sur nos soldats, et par cet
empressement bien naturel, qui porte à ramasser et à secourir ses
mourans, et à rendre à ses morts les derniers devoirs, avant de songer à
ceux de l'ennemi.

Néanmoins, l'empereur écrivit que ses pertes, dans la journée
précédente, étaient bien moindres que celles des Moskovites; que la
conquête de Smolensk le rendait maître des salines russes, et que son
ministre du trésor devait compter sur vingt-quatre millions de plus. Il
n'est ni vrai ni vraisemblable qu'il se soit laissé aller à de telles
illusions. Cependant le pouvoir d'imposer aux autres, dont il savait
faire un si puissant usage, on crut qu'il le tournait alors contre
lui-même.

En continuant cette reconnaissance, il parvint à l'une des portes de la
citadelle, près du Borysthène, en face du faubourg de la rive droite,
que les Russes occupaient encore. Là se trouvant entouré des maréchaux
Ney, Davoust, Mortier; du grand-maréchal Duroc, du comte de Lobau et
d'un autre général, il se plaça sur des nattes devant une cabane moins
pour observer l'ennemi que par le besoin de décharger son coeur du poids
qui l'oppressait, et pour chercher, dans les complaisances des généraux,
ou dans leur ardeur, des encouragemens contre les faits et contre
lui-même.

Il discourut longuement, vivement et sans interruption: «Quelle honte
pour Barclay, d'avoir livré, sans bataille, la clef de la vieille
Russie! et pourtant, quel champ d'honneur il lui avait offert! combien
il lui était avantageux: une ville forte pour appuyer et partager ses
efforts! cette ville et un fleuve pour recevoir et couvrir ses débris,
s'il était vaincu!

«Et qu'aurait-il eu à combattre? une armée, grande, il est vrai, mais
gênée par un terrain trop étroit, n'ayant pour retraite que des
précipices. Elle s'était comme livrée à ses coups. Il n'avait manqué à
Barclay que de la résolution. C'en était donc fait de la Russie. Elle
n'avait une armée que pour assister à la chute des villes et non pour
les défendre. Car enfin, sur quel autre terrain favorable Barclay
s'arrêterait-il? quelle position se déterminerait-il à disputer? lui,
qui abandonnerait cette Smolensk, appelée par lui-même Smolensk la
sainte, Smolensk la forte; cette clef de Moskou! ce boulevard de la
Russie, annoncé comme le tombeau des Français! on allait voir l'effet de
cette perte sur les Russes; on verrait leurs soldats lithuaniens, ceux
même de Smolensk, déserter de leurs rangs, indignés de l'abandon sans
combat de leur capitale.»

Napoléon ajouta: «que des rapports certains avaient fait connaître la
faiblesse des divisions russes; que déjà la plupart étaient entamées;
qu'elles se faisaient détruire en détail; que bientôt Alexandre n'aurait
plus d'armées. Les ramassis de paysans, armés de piques, qu'on venait de
voir à la suite de leurs bataillons, montraient assez où leurs généraux
en étaient réduits.»

Pendant que l'empereur discourait ainsi, les balles des tirailleurs
russes sifflaient autour de sa tête; mais son sujet l'emportait. Il
s'acharnait sur le général et sur l'armée ennemie, comme s'il eût pu la
détruire par ses raisonnemens, ne l'ayant pu par la victoire: on ne lui
répondit pas; il était évident qu'il ne cherchait pas de conseils; on
voyait qu'il s'était tout dit à lui-même; qu'il se débattait contre ses
propres réflexions, et que par ce torrent de conjectures, il cherchait à
s'en imposer, et s'efforçait d'entraîner ainsi, dans ses illusions, les
autres et lui-même.

D'ailleurs, il ne laissa pas le temps de l'interrompre. Quant à la
faiblesse et à la désorganisation de l'armée ennemie, personne n'y
croyait; mais que lui répondre? il citait des renseignemens positifs:
c'étaient ceux qu'avait envoyés Lauriston; on les avait altérés, en
croyant les rectifier; car l'évaluation des forces russes par Lauriston,
ministre de France en Russie, était exacte; mais d'après d'autres
renseignemens moins sûrs, et qui plaisaient davantage, on l'avait
diminuée d'un tiers.

Après une heure d'entretien, l'empereur regardant les hauteurs de la
rive droite presque abandonnées par l'ennemi, finit en s'écriant: «que
les Riasses étaient des femmes, et qu'ils s'avouaient vaincus.» Il
cherchait à se persuader que ces peuples, par leur contact avec
l'Europe, avaient perdu de leur valeur rude et sauvage. Mais leurs
guerres précédentes les avaient instruits, et ils en étaient à ce point,
où les nations ont encore toutes leurs vertus primitives, et déjà des
vertus acquises.

Enfin il remonta à cheval. Ce fut alors que le grand-maréchal fit
observer à l'un de nous: «que si Barclay avait eu tant de tort de
refuser la bataille, l'empereur ne mettrait pas tant d'importance à
vouloir nous le persuader.» À quelques pas de lui, un officier, naguère
envoyé au prince de Schwartzenberg, se présenta; il dit que Tormasof et
son armée s'étaient élevés dans le nord, entre Minsk et Varsovie, et
qu'ils avaient marché sur notre ligne d'opération. Une brigade saxonne
enlevée à Kobryun, le grand-duché envahi, et Varsovie alarmée, avaient
été les premiers résultats de cette agression; mais Regnier a appelé
Schwartzenberg à son secours. Alors Turmasof a reculé jusqu'à
Gorodeczna, où il s'est arrêté le 12 août, entre deux défilés, dans une
plaine entourée de bois et de marais, mais accessible en arrière de son
flanc gauche.

Regnier, si judicieux avant le combat, si habile appréciateur du
terrain, savait préparer les batailles; mais quand les champs
s'animaient, quand ils se couvraient d'hommes et de chevaux, il
s'étonnait, et la rapidité des mouvemens semblait l'éblouir: aussi, ce
général saisit-il d'abord, d'un coup d'oeil, le côté-faible des Russes:
il s'y porta; mais au lieu d'y pénétrer par masses, et impétueusement,
il ne fit que des attaques successives.

Tormasof, averti, eut le temps d'opposer d'abord des régimens à des
régimens, puis des brigades à des brigades, enfin des divisions à des
divisions. À la faveur de cette lutte prolongée, il gagna la nuit, et
retira son armée de ce champ de bataille, où un effort rapide et
simultané aurait pu la détruire. Toutefois il perdit quelques canons,
beaucoup de bagages, quatre mille hommes, et se retira, derrière le
Styr, où Tchitchakof, qui accourait à son secours avec l'armée du
Danube, le rejoignit.

Ce combat, quoique peu décisif, préservait le grand-duché; il réduisait
sur ce point les Russes à se défendre, et donnait à l'empereur le temps
de gagner une bataille.

Pendant ce récit, le génie tenace de Napoléon fut moins frappé de ces
avantages en eux-mêmes, que de l'appui qu'ils prêtaient à l'illusion
dont il venait de nous entretenir: aussi, toujours attaché à sa première
pensée, et sans questionner l'aide-de-camp, il se tourna vers ses
interlocuteurs, et, comme s'il eût continué son précédent entretien, il
s'écria: «Vous le voyez, les misérables! ils se laissent battre, même
par des Autrichiens!» Puis, jetant autour de lui un regard inquiet:
«J'espère, ajouta-t-il, que des Français seuls m'écoutent.» Alors il
demanda s'il pouvait compter sur la bonne foi du prince de
Schwartzenberg; l'aide-de-camp en répondit, et il ne se trompa point,
quoique l'événement ait semblé le démentir.

Toutes ces paroles, que l'empereur venait de prodiguer, ne prouvaient
que son désappointement, et qu'une grande hésitation le ressaisissait;
car en lui, le bonheur était moins communicatif, et la décision moins
verbeuse. Enfin il entra dans Smolensk: comme il traversait l'épaisseur
de ses murs, le comte de Lobau s'écria: «Voilà une belle tête de
cantonnemens.» C'était lui dire de s'y arrêter; mais l'empereur ne
répondit à cet avis que par un coup d'oeil sévère..

Ce regard changea bientôt d'expression, lorsqu'il ne put le reposer que
sur des décombres, à travers lesquels se traînaient nos blessés, et sur
des monceaux de cendres fumans où gisaient des squelettes humains,
desséchés et noircis par le feu; cette grande destruction l'étonna! Quel
fruit de sa victoire! cette ville où ses soldats devaient enfin trouver
un abri, des vivres, une riche proie; dédommagemens promis à tant de
maux, n'était plus qu'une ruine, sur laquelle il fallait bivouaquer.
Sans doute son influence sur les siens était grande; mais pourrait-elle
s'étendre par-delà la nature? Quelle allait être leur pensée?

Ici, il faut le dire, la misère de l'armée ne resta pas sans interprète;
il sut que ses soldats se demandaient entre eux, «dans quel but on leur
avait fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau
maricageuse; la famine et des bivouacs sur des cendres. Car c'étaient là
toutes leurs conquêtes: ils n'avaient de biens que ce qu'ils avaient
apporté. S'il fallait traîner tout avec soi, porter la France en Russie,
pourquoi donc leur avait-on fait quitter la France?»

Plusieurs des généraux eux-mêmes commençaient à se fatiguer; les uns
s'arrêtaient malades; d'autres murmuraient. «Que leur importait qu'il
les eût enrichis, s'ils ne pouvaient pas jouir; qu'il les eût mariés,
s'il les rendait veufs par une absence continuelle; qu'il leur eût donné
des palais, s'il les forçait de coucher sans cesse au loin, sur la terre
nue, au milieu des frimas: car chaque année la guerre s'aggravait; de
nouvelles conquêtes, forçant d'aller chercher au loin de nouveaux
ennemis. Bientôt l'Europe ne suffirait plus: il faudrait l'Asie.»

Plusieurs, parmi nos alliés sur-tout, osèrent penser qu'on perdrait
moins à une défaite qu'à une victoire; un revers dégoûterait peut-être
l'empereur de la guerre; du moins la mettrait-il plus à notre portée.

Les généraux les plus rapprochés de Napoléon s'étonnaient de sa
confiance. «N'était-il pas déjà comme sorti de l'Europe; et si l'Europe
se soulevait contre lui, il n'aurait donc plus que ses soldats pour
sujets, que son camp pour empire; encore le tiers en étant étranger, lui
deviendrait ennemi.» Ainsi parlèrent Murat et Berthier. Napoléon, irrité
de retrouver, dans ses deux premiers lieutenans, et dans le moment de
l'action, cette même inquiétude contre laquelle il se débattait,
s'abandonna contre eux à son humeur chagrine: il les en accabla, comme
il arrive souvent dans l'intérieur des princes; les hommes dont ils sont
le plus sûrs, étant ceux qu'ils ménagent le moins, inconvénient de la
faveur qui en compense les avantages.

Quand son humeur se fut écoulée dans un torrent de paroles, il les
rappela; mais cette fois, ceux-ci mécontens se tinrent éloignés.
L'empereur répara ses vivacités par des caresses, appelant Berthier «sa
femme,» et ses emportemens, «des querelles de ménage.»

Murat et Ney le quittèrent le coeur plein de sinistres prèssentimens sur
cette guerre, qu'à la première vue des Russes ils allaient eux-mêmes
pousser avec acharnement. Car dans ces hommes tout d'action,
d'inspiration, de premiers mouvemens, rien n'était suivi, tout était
inattendu; l'occasion les emportait: impétueux, ils changeaient de
propos, de projets, de dispositions à chaque pas, comme le terrain
change d'aspect.



CHAPITRE VI.


CE fut alors que Rapp et Lauriston se présentèrent. Celui-ci venait de
Pétersbourg; Napoléon ne fit aucune question à cet officier qui arrivait
de la capitale de son ennemi. Connaissant sans doute la franchise de son
ancien aide-de-camp, et son opinion sur cette guerre, il craignit
d'apprendre des nouvelles peu satisfaisantes.

Mais Rapp, qui venait de suivre nos traces, ne put se taire: «L'armée
n'avait fait que cent lieues depuis le Niémen, et déjà tout y était
changé. Les officiers qui la rejoignaient en poste de l'intérieur de la
France, arrivaient effrayés. Ils ne concevaient pas qu'une marche
victorieuse et sans combats, laissât derrière elle plus de débris qu'une
défaite.

Ils avaient rencontré tout ce qui marchait pour rejoindre les masses, et
tout ce qui s'en était détaché; enfin tout ce qui n'était pas excité, ou
par la présence des chefs, ou par l'exemple, ou par la guerre. La
contenance de chaque troupe, suivant la distance où elle se trouvait de
son sol natal, inspirait l'espoir, l'inquiétude, ou la pitié.

En Allemagne, jusqu'à l'Oder, où mille objets rappelaient toujours la
France, ces jeunes soldats ne s'en croyaient pas encore tout-à-fait
séparés; on les voyait ardens et joyeux; mais après l'Oder, en Pologne,
où le sol, ses productions, ses habitans, les vêtemens, les moeurs, et
tout, jusqu'aux habitations, est d'un aspect étrange; où rien enfin ne
retraçait plus à leurs yeux une patrie qu'ils regrettaient, ils
commençaient à s'étonner du chemin qu'ils avaient parcouru, et déjà une
empreinte de fatigue et d'ennui attristait leurs figures.

Par quelle singulière distance fallait-il donc qu'ils fussent séparés de
la France, puisqu'ils avaient atteint déjà des contrées inconnues, où
tout était pour eux d'une si triste nouveauté! combien de pas
avaient-ils faits, que de pas il leur restait à faire! l'idée même du
retour était décourageante; et cependant il fallait marcher, toujours
marcher! et ils se plaignaient que, depuis la France, leurs fatigues
eussent été en augmentant, et les moyens de les supporter en diminuant.»

En effet, d'abord le vin manqua, puis la bière, même l'eau-de-vie; enfin
l'on fut réduit à l'eau, qui souvent manqua à son tour. Il en fut de
même pour les alimens, de même pour les autres nécessités de la vie; et
dans ce dénuement graduel, le découragement de l'ame suivait
l'affaiblissement successif du corps. Troublés par une vague inquiétude,
ils marchaient à travers la morne uniformité de ces vastes et
silencieuses forêts de noirs sapins. Ils se traînaient le long de ces
grands arbres nus et dépouillés jusqu'à leur cime, et s'effrayaient de
leur faiblesse au milieu de cette immensité. Alors ils se formaient des
idées sinistres et bizarres sur la géographie de ces contrées inconnues;
et, saisis d'une secrète horreur, ils hésitaient à s'enfoncer plus avant
dans de si vastes solitudes.

De ces peines physiques et morales, de ces privations, de ces bivouacs
continuels, aussi dangereux près du pôle que sous l'équateur, et de
l'infection de l'air par les corps, putréfiés des hommes et des chevaux
qui jonchaient les routes, étaient nées deux affreuses épidémies, la
dyssenterie et le typhus. Les Allemands y succombèrent les premiers; ils
sont moins nerveux que les Français, moins sobres; ils étaient moins
intéressés dans une cause qui leur paraissait étrangère. De vingt-deux
mille 14 Bavarois, qui avaient passé l'Oder, onze mille seulement
étaient arrivés sur la Düna; et cependant ils n'avaient pas encore
combattu. Cette marche militaire coûtait aux Français un quart, aux
alliés la moitié de leur armée.

Chaque matin, les régimens partaient en ordre de leurs bivouacs; mais
dès les premiers pas, leurs rangs desserrés s'allongeaient en files
lâches et interrompues; les plus faibles, ne pouvant suivre, se
laissaient dépasser; ces malheureux voyaient leurs compagnons et leurs
aigles s'éloigner de plus en plus; ils s'efforçaient encore pour les
rejoindre, mais enfin il les perdaient de vue, alors ils tombaient
découragés. Les routes, les lisières des bois en étaient semées; on en
vit qui arrachaient des épis de seigle pour en dévorer les grains; puis
ils tentaient, souvent bien en vain, de gagner l'hôpital ou le village
le moins éloigné. Beaucoup périrent.

Mais les malades ne se séparèrent pas seuls de l'armée; un grand nombre
de soldats, dégoûtés et rebutés d'une part, de l'autre poussés par un
esprit d'indépendance et de pillage, renoncèrent volontairement à leurs
drapeaux; et ce ne furent pas les moins déterminés: bientôt leur nombre
s'accrut, le mal engendrant le mal par l'exemple. Ils se formèrent en
bandes et s'établirent dans les châteaux et dans les villages voisins de
la route militaire. Ils y vécurent dans l'abondance: il y eut là moins
de Français que d'Allemands; mais on remarqua que le chef de chacun de
ces petits corps indépendans, composés d'hommes de plusieurs nations,
était toujours un Français. Rapp avait vu tous ces désordres; il
arrivait, et sa brusque franchise n'en épargna pas les détails à son
chef; mais l'empereur se contenta de lui répondre: «Je frapperai un
grand coup, et tout le monde se ralliera.»

Avec Sébastiani, il s'expliqua davantage. Celui-ci s'appuya des paroles
mêmes de Napoléon. En effet, à Wilna, il lui avait déclaré «qu'il ne
dépasserait pas la Düna, et que vouloir aller plus loin cette année, ce
serait courir infailliblement à sa perte.»

Sébastiani insista comme les autres sur l'état de l'armée. «Il est
affreux, repartit l'empereur, je le sais; dès Wilna, il en traînait la
moitié, aujourd'hui ce sont les deux tiers; il n'y a donc plus de temps
à perdre; il faut arracher la paix; elle est à Moskou. D'ailleurs cette
armée ne peut plus s'arrêter: avec sa composition, et dans sa
désorganisation, le mouvement seul la soutient. On peut s'avancer à sa
tête, mais non s'arrêter, ni reculer. C'est une armée d'attaque et non
de défense, une armée d'opération et non de position.» Il parlait ainsi
à ceux de son intérieur; mais avec les généraux commandant ses
divisions, c'était un autre langage. Devant les premiers, il découvrait
les motifs qui le poussaient en avant; avec les autres, il les cachait
soigneusement, et semblait d'accord avec eux sur la nécessité de
s'arrêter. C'est ce qui explique les contradictions qu'on remarqua dans
ses paroles.

En effet, ce jour-là même, dans les rues de Smolensk, au milieu de
Davoust et de ses généraux, dont les corps avaient le plus souffert dans
l'assaut de la veille, il dit «qu'il leur devait dans la prise de
Smolensk un succès important; qu'il considérait cette ville comme une
bonne tête de cantonnement.

Voilà, continua-t-il, ma ligne bien couverte; arrêtons-nous ici!
derrière ce rempart, je puis rallier mes troupes, les faire reposer,
recevoir des renforts et nos approvionnemens de Dantzick. Voilà toute la
Pologne conquise et défendue: c'est un résultat suffisant; c'est en deux
mois avoir recueilli le fruit qu'on ne devait attendre que de deux ans
de guerre: c'est donc assez. D'ici au printemps, il faudra organiser la
Lithuanie et refaire une armée invincible; alors, si la paix n'est pas
venue nous chercher dans nos quartiers d'hiver, nous irons la conquérir
à Moskou.»

Puis il confia au maréchal, que s'il lui ordonnait de dépasser encore
Smolensk, c'était seulement pour en éloigner les Russes de quelques
journées; mais qu'il lui défendait formellement d'engager une affaire
sérieuse. Il est vrai qu'en même temps c'est à Murat et à Ney, aux deux
plus téméraires, qu'il a confié l'avant-garde, et qu'à l'insu de
Davoust, il vient de mettre ce maréchal prudent et méthodique, sous les
ordres de l'impétueux roi de Naples. Ainsi, son esprit paraît flotter
entre deux grandes décisions, et les contradictions de ses paroles
passent dans ses actions. Toutefois, dans ce conflit intérieur, on
remarquait l'ascendant de son impatience sur sa raison, et comme elle
disposait tout pour faire naître des circonstances qui devaient
nécessairement l'entraîner.



CHAPITRE VII.


CEPENDANT, les Russes défendaient encore le faubourg de la rive droite
du Dnieper. De notre côté, on employa la journée du 18 et la nuit du 19
à reconstruire les ponts. Le 19 août, avant le jour, Ney passa le fleuve
à la lueur du faubourg qui brûlait. D'abord, il n'y vit d'ennemis que
les flammes, et il commença à gravir la pente longue et roide sur
laquelle il est bâti. Ses troupes cheminaient lentement, avec
précaution, et par mille détours, pour éviter l'incendie. Les Russes
l'avaient habilement dirigé; il se présentait de toutes parts, et
obstruait les principaux passages.

Ney et ses premiers soldats s'avancèrent en silence dans ce labyrinthe
de feux, l'oeil inquiet, l'oreille attentive, ignorant si, au sommet de
cette pente rapide, les Russes ne les attendaient pas pour s'élancer
tout-à-coup sur eux, pour les renverser et les précipiter dans les
flammes et dans le fleuve. Mais ils respirèrent, soulagés du poids d'une
grande crainte; en n'apercevant sur la crête du ravin, à l'embranchement
des chemins de Pétersbourg et de Moskou, qu'une bande de Cosaques, qui
s'écoulèrent aussitôt par ces deux routes. Comme on n'avait ni
prisonniers, ni habitans, ni espions, on ne put, ainsi qu'à Vitepsk,
interroger que le terrain. Mais l'ennemi avait laissé autant de traces
sur une direction que sur l'autre, en sorte que le maréchal, incertain,
s'arrêta entre les deux jusqu'à midi.

Pendant, ce temps, le passage du Borysthène s'effectua sur plusieurs
points; les routes des deux capitales ennemies furent reconnues jusqu'à
la profondeur d'une lieue, et l'infanterie russe rencontrée sur celle
de Moskou: Ney l'eut bientôt rejointe; mais comme cette route côtoyait
le Dnieper, il avait à traverser ses affluens. Chacun d'eux s'étant
creusé son lit, marquait le fond d'un vallon, dont la côte opposée était
une position, où l'ennemi s'établissait et qu'il fallait emporter: le
premier, celui de la Stubna, l'arrêta peu; mais le côteau de Valoutina,
dont la Kolowdnia marquait le pied, devint le sujet d'un terrible choc.

On a attribué la cause de cette résistance à une ancienne tradition de
gloire nationale, qui faisait de ce champ de bataille un terrain
consacré par la victoire. Mais cette superstition, digne encore du
soldat russe, est déjà loin du patriotisme plus éclairé de ses généraux.
Ce fut la nécessité qui les contraignit à ce combat; on a vu que la
route de Moskou, en sortant de Smolensk, côtoyait le Dnieper, et que
l'artillerie française, placée sur l'autre rive, la traversait de ses
feux. Barclay n'osa pas se servir de la nuit et de cette route pour y
risquer son artillerie, ses bagages et ses ambulances, dont le roulement
aurait dénoncé la retraite.

La route de Pétersbourg quittait le fleuve plus brusquement: deux
chemins marécageux s'en détachaient à droite, l'un à deux lieues de
Smolensk, l'autre, à quatre; ils traversaient des bois, et rejoignaient
la grande route de Moskou, après un long circuit, l'un à Bredichino, à
deux lieues au-delà de Valoutina, l'autre plus loin, à Slobpnewa.

Ce fut dans ces défilés que Barclay ne craignit pas de s'engager avec
tant de chevaux et de voitures; cette longue et lourde colonne avait à
parcourir ainsi deux grands arcs de cercle, dont la grande route de
Smolensk à Moskou, que Ney attaqua bientôt, était la corde. À chaque
instant, et comme il arrive toujours, une voiture renversée, une roue
engravée, un seul cheval embourbé, un trait rompu, arrêtait tout.
Cependant, le bruit du canon français s'avançait; déjà il semblait
devancer la colonne russe, et être près d'atteindre et de fermer le
débouché qu'elle s'efforçait de gagner.

Enfin, après une pénible marche, la tête du convoi ennemi revit la
grande route, à l'instant où les Français n'avaient plus pour atteindre
ce débouché, qu'à forcer la hauteur de Valoutina et le passage de la
Kolowdnia. Ney venait d'emporter violemment celui de la Stubna; mais
Korf, repoussé sur Valoutina, avait appelé à son secours la colonne qui
le précédait. On assure que celle-ci, sans ordre et mal commandée,
hésita; mais que Voronzof, comprenant l'importance de cette position,
décida son chef à revenir sur ses pas.

Les Russes se défendirent pour tout défendre, canons, blessés, bagages;
les Français attaquèrent pour tout prendre. Napoléon s'était arrêté à
une lieue et demie de Ney. Ne croyant qu'à une affaire d'avant-garde, il
envoya Gudin au secours du maréchal, rallia les autres divisions, et
rentra dans Smolensk. Mais ce combat devint une bataille; trente mille
hommes s'y engagèrent successivement de part et d'autre; on s'aborda,
soldats, officiers, généraux; la mêlée fut longue, l'acharnement
terrible: la nuit même n'arrêta point. Maître enfin du plateau, et
épuisé de forces et de sang, Ney ne se sentant plus environné que de
morts, de mourans, et de ténèbres, se fatigua; il fit cesser le feu,
garder le silence et présenter les baïonnettes. Les Russes n'entendant
plus rien, se turent aussi, et profitèrent de l'obscurité pour faire
leur retraite.

Il y eut presque autant de gloire dans leur défaite que dans notre
victoire; les deux chefs réussirent, l'un à vaincre, l'autre, à n'être
vaincu qu'après avoir sauvé l'artillerie, les bagages et les blessés
russes. Un des généraux ennemis, resté seul debout sur ce champ de
carnage, tenta de s'échapper du milieu de nos soldats, en répétant les
commandemens français; la lueur des coups de feu le fit reconnaître; il
fut saisi. D'autres généraux russes avaient péri; mais la grande-armée
fit une plus grande perte.

Au passage du pont mal rétabli de la Kolowdnia, le général Gudin, dont
la valeur réglée n'aimait à affronter que les dangers utiles, et qui
d'ailleurs était peu confiant à cheval, en était descendu pour franchir
le ruisseau, et dans le même moment un boulet, en rasant la terre, lui
avait brisé les deux jambes. Quand la nouvelle de ce malheur parvint
chez l'empereur, elle y suspendit tout, discours et actions. Chacun
s'arrêta consterné: la victoire de Valoutina ne parut plus un succès.

Gudin, transporté à Smolensk, y reçut les soins de l'empereur; ils
furent inutiles, il périt. Ses restes furent enterrés dans la citadelle
de la ville, qu'ils honorent. Digne tombeau de cet homme de guerre, bon
citoyen, bon époux, bon père, général intrépide, juste et doux, et à la
fois probe et habile: rare assemblage, dans un siècle où trop souvent,
les hommes de bonnes moeurs sont inhabiles, et les habiles sans moeurs.

Les Russes, étonnés de n'avoir été attaqués que de front, crurent que
toutes les combinaisons militaires de Murat se réduisaient à suivre leur
grande route. Ils l'appelèrent, par dérision, le général des grands
chemins; le jugeant ainsi d'après l'événement, qui trompe plus souvent
qu'il n'éclaire.

En effet, pendant que Ney attaquait, Murat éclairait ses flancs avec sa
cavalerie sans pouvoir la faire agir; des bois à gauche, et des marais à
droite, arrêtaient ses mouvemens. Mais en combattant de front, tous deux
attendaient l'effet d'une marche de flanc des Westphaliens, commandés
par Junot.

Depuis la Stubna, la grande route, afin d'éviter les marais formés par
les divers affluens du Dnieper, se détournait à gauche, cherchait les
hauteurs, et s'éloignait du bassin de ce fleuve, pour s'en rapprocher
ensuite dans un terrain plus favorable. On avait remarqué qu'un chemin
de traverse plus hardi et plus court, comme ils le sont tous, courait
directement à travers ces fonds marécageux, entre le Dnieper et le grand
chemin, qu'il rejoignait en arrière du plateau de Valoutina.

C'était ce chemin de traverse que Junot parcourait, après avoir passé le
fleuve à Prudiszi. Il le conduisit bientôt en arrière de la gauche des
Russes, sur le flanc des colonnes qui revenaient au secours de leur
arrière-garde. Il ne fallait qu'attaquer pour rendre la victoire
décisive. Ceux qui résistaient de front au maréchal Ney, étonnés
d'entendre combattre derrière eux, seraient devenus incertains, et le
désordre, jeté au milieu d'un combat, dans cette multitude d'hommes, de
chevaux et de voitures, engagés sur cette seule route, eût été
irréparable; mais Junot, brave comme individu, hésitait comme chef. Sa
responsabilité le troubla.

Cependant Murat, le jugeant en présence, s'étonnait de ne pas entendre
son attaque. La fermeté des Russes devant Ney lui fit soupçonner la
vérité; Il quitte sa cavalerie, et traversant presque seul les bois et
les marais, il court à Junot, il lui reproche son inaction; Junot
s'excuse: «il n'a point l'ordre d'attaquer; sa cavalerie wurtembergeoise
est molle, ses efforts sont simulés, elle ne se décidera pas à mordre
sur les bataillons ennemis.»

Murat répond à ces paroles par des actions. Il se précipite à la tête de
cette cavalerie; avec un autre général, ce sont d'autres soldats: il les
entraîne, les jette sur les Russes, renverse leurs tirailleurs, revient
à Junot et lui dit: «Achève à présent, ta gloire est là et ton bâton de
maréchal!» Mais alors il le quitta pour rejoindre les siens, et Junot
troublé resta immobile. Trop long-temps près de Napoléon, dont le génie
actif ordonnait tout, l'ensemble et le détail, il n'avait appris qu'à
obéir; l'expérience du commandement lui manquait; enfin des fatigues et
des blessures l'avaient vieilli avant le temps.

Quant au choix de ce général pour un mouvement si important, il n'étonna
point: on savait que l'empereur lui était attaché par habitude, c'était
son plus ancien aide-de-camp; et par une secrète faiblesse, car la
présence de cet officier se liant à tous les souvenirs de son bonheur et
de ses victoires, il lui répugnait de s'en séparer. On peut croire
encore que son amour-propre se plaisait à voir des hommes, ses élèves,
commander ses armées. Il était d'ailleurs naturel qu'il comptât plus sur
leur dévouement, que sur celui de tous les autres.

Néanmoins, quand le lendemain les lieux lui parlèrent eux-mêmes, et qu'à
la vue du pont sur lequel Gudin avait été abattu, il eut observé que ce
n'était point là qu'il eût fallu déboucher, lorsqu'ensuite, fixant d'un
oeil enflammé la position qu'avait occupée Junot, il se fut écrié;
«C'était là sans doute que devaient attaquer les Westphaliens! toute la
bataille était là! que faisait donc Junot!» alors son irritation devint
si violente, qu'aucune excuse ne put d'abord l'apaiser. Il appelle Rapp
et s'écrie: «qu'il ôte au duc d'Abrantès son commandement! qu'il le
renvoie de l'armée! qu'il a perdu sans retour le bâton de maréchal! que
cette faute va peut-être leur fermer le chemin de Moskou! que c'est à
lui, Rapp, qu'il donne les Westphaliens; qu'il leur parlera leur langue,
et qu'il saura les faire battre.» Mais Rapp refusa la place de son
ancien compagnon d'armes; il apaisa l'empereur, dont la colère
s'éteignait toujours facilement, dès qu'il l'avait exhalée en paroles.

Mais ce n'était pas seulement par sa gauche que l'ennemi avait failli
être vaincu; à sa droite, il avait couru un plus grand danger. Morand,
l'un des généraux de Davoust, avait été jeté de ce côté au travers des
forêts; il marchait sur des hauteurs boisées, et se trouvait, dès le
commencement du combat, sur le flanc des Russes. Encore quelques pas, et
il débouchait en arrière de leur droite. Son apparition soudaine eût
infailliblement décidé la victoire, elle l'eût rendue complète; mais
Napoléon, ignorant les lieux, l'avait fait rappeler sur le point où
Davoust et lui s'étaient arrêtés.

Dans l'armée, on se demanda pourquoi l'empereur, en faisant concourir
pour un même but trois chefs indépendans l'un de l'autre, ne s'était pas
trouvé là, pour leur donner un ensemble indispensable et sans lui
impossible. Mais il était rentré dans Smolensk, soit fatigué, soit
sur-tout qu'il ne se fût pas attendu à un combat si sérieux; soit enfin
que par la nécessité de s'occuper de tout à la fois, il ne pût être à
temps et tout entier nulle part. En effet, le travail de son empire et
de l'Europe, suspendu par les jours d'action qui avaient précédé,
s'amoncelait. Il fallait déblayer ses porte-feuilles, et donner un cours
aux affaires civiles et politiques, qui commençaient à s'encombrer; il
était d'ailleurs pressant et glorieux de dater de Smolensk.

Aussi, quand Borelli, général de Murat, vint crier au secours, le fit-il
attendre; et telle était sa préoccupation, qu'il fallut qu'un ministre
insistât pour le faire entrer. Le rapport de cet officier émut Napoléon:
«Que dites-vous! s'écria-t-il; quoi, vous n'êtes point assez! L'ennemi
montre-t-il soixante mille hommes! Mais c'est donc une bataille!»
Aussitôt il donna ordre à Davoust de soutenir Ney et Murat, puis il
reprit tranquillement son travail, remettant au lendemain le soin des
combats, car la nuit était venue: mais ensuite l'espoir d'une bataille
l'agita, et il parut avec le jour suivant sur les champs de Valoutina.



CHAPITRE VIII.


LES soldats de Ney et ceux de la division Gudin, veuve de son général, y
étaient rangés sur les cadavres de leurs compagnons, et sur ceux des
Russes, au milieu d'arbres à demi brisés, sur une terre battue par les
pieds des combattans, sillonée de boulets, jonchée de débris d'armes, de
vêtemens déchirés, d'ustensiles militaires, de chariots renversés et de
membres épars; car ce sont-là les trophée de la guerre! voilà la beauté
d'un champ de victoire!

Les bataillons de Gudin ne paraissent plus être que des pelotons; ils se
montraient d'autant plus fiers qu'ils étaient plus réduits: près d'eux,
on respirait encore l'odeur des cartouches brûlées et celle de la
poudre, dont cette terre, dont leurs vêtemens étaient imprégnés et leurs
visages encore tout noircis. L'empereur ne pouvait passer devant leur
front sans avoir à éviter, à franchir ou à fouler des baïonnettes
tordues par la violence du choc et des cadavres.

Mais toutes ces horreurs, il les couvrit de gloire. Sa reconnaissance
transforma ce champ de mort en un champ de triomphe, où pendant quelques
heures régnèrent seuls l'honneur et l'ambition satisfaits.

Il sentait qu'il était temps de soutenir ses soldats de ses paroles et
de ses récompenses. Jamais aussi ses regards ne furent plus affectueux;
quant à son langage, «ce combat était le plus beau fait d'armes de notre
histoire militaire; les soldats qui l'entendaient, des hommes avec qui
l'on pouvait conquérir le monde; ceux tués, des guerriers morts d'une
mort immortelle.» Il parlait ainsi, sachant bien que c'est sur-tout au
milieu de cette destruction que l'on songe à l'immortalité.

Il fut magnifique dans ses récompenses: les 12e, 21e de ligne et
le 17e léger reçurent quatre-vingt-sept décorations et des grades;
c'étaient les régimens de Gudin. Jusque-là, le 127e avait marché sans
aigle car alors il fallait conquérir son drapeau sur un champ de
bataille, pour prouver qu'ensuite on saurait l'y conserver.

L'empereur lui en remit une de ses mains; il satisfit aussi le corps de
Ney. Ses bienfaits furent grands en eux-mêmes, et par leur forme. Il
ajouta au don par la manière de donner. On le vit s'entourer
successivement de chaque régiment comme d'une famille. Là, il
interpelait à haute voix les officiers, les sous-officiers, les soldats,
demandant les plus braves entre tous ces braves, ou les plus heureux, et
les récompensant aussitôt. Les officiers désignaient, les soldats
confirmèrent; l'empereur approuva; ainsi comme il l'a dit lui-même, les
choix furent faits sur-le-champ, en cercle, devant lui, et confirmés
avec acclamation par les troupes.

Ces manières paternelles, qui faisaient du simple soldat le compagnon de
guerre du maître de l'Europe; ces formes, qui reproduisaient les usages
toujours regrettés de la république, les transportèrent. C'était un
monarque, mais c'était celui de la révolution, et ils aimaient un
souverain parvenu qui les faisait parvenir: en lui tout excitait, rien
ne reprochait.

Jamais champ de victoire n'offrit un spectacle plus capable d'exalter;
le don de cette aigle, si bien méritée, la pompe de ces promotions, les
cris de joie, la gloire de ces guerriers, récompensée sur le lieu même
où elle venait d'être acquise; leur valeur proclamée par une voix dont
chaque accent retentissait dans l'Europe attentive; par ce grand
conquérant dont les bulletins allaient porter leurs noms dans l'univers
entier, et sur-tout parmi leurs concitoyens et dans le sein de leurs
familles, à la fois rassurées et enorgueillies; que de biens à la fois!
ils en furent enivrés; lui-même parut d'abord se laisser échauffer à
leurs transports.

Mais lorsque, hors de la vue de ses soldats, l'attitude de Ney et de
Murat, et les paroles de Poniatowski, aussi franc et judicieux au
conseil qu'intrépide au combat, l'eurent calmé; quand toute la chaleur
lourde de ce jour eut pesé sur lui et que les rapports apprirent qu'on
faisait huit lieues sans joindre l ennemi, il se désenchanta. Dans son
retour à Smolensk le cahotage de sa voiture sur les débris du combat,
les embarras causés sur la route par la longue file de blessés qui se
traînaient ou qu'on rapportait, et dans Smolensk par ces tombereaux de
membres amputés, qu'on allait jeter au loin; enfin tout ce qui est
horrible et odieux hors des champs de bataille, acheva de le désarmer.
Smolensk n'était plus qu'un vaste hôpital, et le grand gémissement qui
en sortait, l'emporta sur le cri de gloire qui venait de s'élever des
champs de Valoutina.

Les rapports des chirurgiens étaient hideux: en ce pays, on supplée au
vin et à l'eau-de-vie de raisin, par une eau-de-vie qu'on tire du grain.
On y mêle des plantes narcotiques: nos jeunes soldats, épuisés de faim
et de fatigue, ont cru que cette liqueur les soutiendrait; mais sa
chaleur perfide leur a fait jeter à la fois tout le feu qui leur
restait, après quoi ils sont tombés épuisés, et la maladie s'est emparée
d'eux.

On en a vu d'autres, moins sobres, ou plus affaiblis, frappés de
vertiges, de stupéfaction et d'assoupissemens; ils s'accroupissent dans
les fossés et sur les chemins. Là, leurs yeux ternes, à demi ouverts et
larmoyans, semblent voir avec insensibilité la mort s'emparer
successivement de tout leur être; ils expirent mornes et sans gémir.

À Wilna, on n'a pu créer d'hôpitaux que pour six mille malades; des
couvens, des églises, des synagogues et des granges servent à recueillir
cette foule souffrante: dans ces tristes lieux, quelquefois malsains,
toujours trop rares et encombrés, les malades sont souvent sans vivres,
sans lits, sans couvertures, sans paille même et sans médicamens. Les
chirurgiens y deviennent insuffisans, de sorte que tout, jusqu'aux
hôpitaux, contribue à faire des malades, et rien à les guérir.

À Vitepsk, quatre cents blessés russes sont restés sur le champ de
bataille; trois cents autres ont été abandonnés dans la ville par leur
armée, et comme elle en a emmené les habitans, ces malheureux sont
restés trois jours, ignorés, sans secours, entassés pêle-mêle, mourans
et morts, et croupissant dans une horrible infection: ils ont enfin été
recueillis et mêlés à nos blessés, qui étaient au nombre de sept cents
comme ceux des Russes. Nos chirurgiens ont employé jusqu'à leurs
chemises, et celles de ces misérables, pour les panser, car déjà le
linge manque.

Lorsqu'enfin les blessures de ces infortunés s'améliorent, et qu'il ne
faut plus qu'une nourriture saine pour achever leur guérison, ils
périssent faute de subsistance: Français ou Russes, peu échappent. Ceux
que la perte d'un membre ou leur faiblesse empêche d'aller chercher
quelques vivres, succombent les premiers; ces désastres se répètent
par-tout où l'empereur n'est pas, ou n'est plus, sa présence attirant,
et son départ entraînant tout après lui, enfin ses ordres n'étant
scrupuleusement accomplis qu'à sa portée.

À Smolensk, les hôpitaux ne manquent point; quinze grands bâtimens de
briques ont été sauvés du feu, on a même trouvé de l'eau-de-vie, des
vins, quelques médicamens, et nos ambulances de réserve nous ont enfin
rejoints, mais rien ne suffit. Les chirurgiens travaillent nuit et
jour; on n'en est qu'à la seconde nuit, et déjà, tout manque pour panser
les blessés; il n'y a plus de linge, on est forcé d'y suppléer, par le
papier trouvé dans les archives. Ce sont des parchemins qui servent
d'attelles et de draps fanons, et ce n'est qu'avec de l'étoupe et du
coton de bouleau qu'on peut remplacer la charpie.

Nos chirurgiens accablés s'étonnent; depuis trois jours, un hôpital de
cent blessés est oublié; un hasard vient de le faire découvrir: Rapp a
pénétré dans ce lieu de désespoir! j'en épargnerai l'horreur à ceux qui
me liront! Pourquoi faire partager ces terribles impressions dont l'ame
reste flétrie! Rapp ne les épargna pas à Napoléon, qui fit distribuer
son propre vin et plusieurs pièces d'or à ceux de ces infortunés qu'une
vie tenace animait encore, ou qu'une nourriture révoltante avait
soutenus.

Mais à la violente émotion que ces rapports laissèrent dans l'ame de
l'empereur, se joignait une effrayante considération. L'incendie de
Smolensk n'était plus à ses yeux l'effet d'un accident de guerre fatal
et imprévu, ni même le résultat d'un acte de désespoir: c'était le
résultat d'une froide détermination. Les Russes avaient mis à détruire
le soin, l'ordre, l'à-propos qu'on apporte à conserver.

Dans ce même jour, les réponses courageuses d'un pope, le seul qu'on
trouva dans Smolensk, l'éclairèrent encore davantage sur l'aveugle
fureur qu'on avait inspirée à tout le peuple russe. Son interprète,
qu'effrayait cette haine, amena ce pope devant l'empereur. Le prêtre
vénérable lui reprocha d'abord avec fermeté ses prétendus sacrilèges; il
ignorait que c'était le général russe lui-même qui avait fait incendier
les magasins du commerce et les clochers, et qu'il nous accusait de ces
horreurs, afin que les marchands et les paysans ne séparassent pas leur
cause de celle de la noblesse.

L'empereur l'écouta attentivement: «Mais votre église, lui dit-il
enfin, a-t-elle été brûlée?--Non, sire, répliqua le pope; Dieu sera plus
puissant que vous! il la protégera, car je l'ai ouverte à tous les
malheureux que l'incendie de la ville laisse sans asile!» Napoléon ému
lui répondit: «Vous avez raison; oui, Dieu veillera sur les victimes
innocentes de la guerre; il vous récompensera de votre courage. Allez,
bon prêtre, retournez à votre poste. Si tous vos popes eussent imité
votre exemple, s'ils n'eussent pas trahi lâchement la mission de paix
qu'ils ont reçue du ciel, s'ils n'eussent pas abandonné les temples que
leur seule présence rend sacrés, mes soldats auraient respecté vos
saints asiles: car nous sommes tous chrétiens, et votre Bog est notre
Dieu.»

À ces mots, Napoléon renvoya le prêtre à son temple, avec une escorte et
des secours. Un cri déchirant s'éleva à la vue des soldats qui
pénétraient dans cet asile. Une multitude de femmes et d'enfans effarés
se pressèrent autour de l'autel; mais le pope élevant la voix leur cria:
«Rassurez-vous: j'ai vu Napoléon, je lui ai parlé. Oh! comme on nous
avait trompés, mes enfans! l'empereur de France n'est point tel qu'on
vous l'a représenté. Apprenez que lui et ses soldats connaissent et
adorent le même Dieu que nous. La guerre qu'il apporte n'est point
religieuse; c'est un démêlé politique avec notre empereur. Ses soldats
ne combattent que nos soldats! Ils n'égorgent point, comme on nous
l'avait dit, les vieillards, les femmes et les enfans. Rassurez-vous
donc, et remercions Dieu d'être délivrés du pénible devoir de les haïr
comme des païens, des impies et des incendiaires.» Alors le pope entonna
un cantique d'actions de graces, que tous répétèrent en pleurant.

Mais ces paroles mêmes montraient à quel point cette nation avait été
abusée. Le reste des habitans avait fui. Désormais ce n'était donc plus
leur armée seulement, c'était la population, c'était la Russie tout
entière qui reculait devant nous. Avec cette population, l'empereur
sentait s'échapper de ses mains l'un de ses plus puissans moyens de
conquête.



CHAPITRE IX.


EN effet, dès Vitepsk, Napoléon avait chargé deux des siens de sonder
l'esprit de ces peuples. Il s'agissait de les gagner à la liberté, et de
les compromettre dans notre cause, par un soulèvement plus ou moins
général. Mais on n'avait pu agir que sur quelques paysans isolés,
abrutis, et que peut-être les Russes avaient laissés comme espions au
milieu de nous. Cette tentative n'avait servi qu'à mettre son projet à
découvert, et les Russes en garde contre lui.

D'ailleurs, ce moyen répugnait à Napoléon, que sa nature portait bien
plus vers la cause des rois que vers celle des peuples. Il s'en servit
négligemment. Plus tard, dans Moskou, il reçut plusieurs adresses de
différens chefs de famille. On s'y plaignait d'être traité par les
seigneurs comme des troupeaux de bêtes que l'on vend et que l'on échange
à volonté. On y demandait que Napoléon proclamât l'abolition de
l'esclavage. Ils s'offraient pour chefs de plusieurs insurrections
partielles qu'ils promettaient de rendre bientôt générales.

Ces offres furent repoussées. On aurait vu, chez un peuple barbare, une
liberté barbare, une licence effrénée, effroyable! quelques révoltes
partielles en avaient jadis donné la mesure. Les nobles russes, comme
les colons de Saint-Domingue, eussent été perdus. Cette crainte prévalut
dans l'esprit de Napoléon, ses paroles l'exprimèrent; elle le détermina
à ne plus chercher à exciter un mouvement qu'il n'aurait pu régler.

Au reste, ces maîtres s'étaient défiés de leurs esclaves. Au milieu de
tant de périls, ils distinguèrent celui-ci comme le plus pressant. Ils
agirent d'abord sur l'esprit de leurs malheureux serfs, abrutis par tous
les genres de servitude. Leurs prêtres, qu'ils sont accoutumés à croire,
les abusèrent par des discours trompeurs; on persuada à ces paysans que
nous étions des légions de démons, commandés par l'antechrist, des
esprits infernaux dont la vue excitait l'horreur: notre attouchement
souillait. Nos prisonniers s'aperçurent que les ustensiles dont ils
s'étaient servis, ces malheureux n'osaient plus s'en servir, et qu'ils
les réservaient pour les animaux les plus immondes.

Cependant, nous approchions, et devant nous toutes ces fables grossières
allaient s'évanouir. Mais voilà que ces nobles reculent avec leurs serfs
dans l'intérieur du pays, comme à l'approche d'une grande contagion.
Richesses, habitations, tout ce qui pouvait les retenir ou nous servir,
est sacrifié. Ils mettent la faim, le feu, le désert, entre eux et nous;
car c'était autant contre leurs serfs que contre Napoléon, que cette
grande résolution s'exécutait. Ce n'était donc plus une guerre de rois
qu'il fallait poursuivre, mais une guerre de classe, une guerre de
parti, une guerre de religion, une guerre nationale, toutes les guerres
à la fois.

L'empereur envisage alors toute l'énormité de son entreprise; plus il
avance et plus elle s'agrandit devant lui. Tant qu'il n'a rencontré que
des rois, plus grand qu'eux tous, pour lui, leurs défaites n'ont été que
des jeux; mais les rois sont vaincus, il en est aux peuples; et c'est
une autre Espagne, mais lointaine, stérile, infinie, qu'il retrouve
encore à l'autre bout de l'Europe. Il s'étonne, hésite, et s'arrête.

À Vitepsk, quelque décision qu'il eût prise, il lui fallait Smolensk, et
il semble qu'il ait remis à Smolensk à se déterminer. C'est pourquoi une
même perplexité le ressaisit; elle est d'autant plus vive que ces
flammes, cette épidémie, ces victimes qui l'entourent, ont tout aggravé;
une fièvre d'hésitation s'empare de lui; ses regards se portent sur
Kief, Pétersbourg et Moskou.

À Kief; il envelopperait Tchitchakof et son armée; il débarrasserait le
flanc droit et les derrières de la grande-armée; il couvrirait les
provinces polonaises les plus productives en hommes, vivres et chevaux;
tandis que des cantonnemens fortifiés à Mohilef, Smolensk, Vitepsk,
Polotsk, Dünabourg et Riga défendraient le reste. Derrière cette ligne,
et pendant l'hiver, il soulèverait et organiserait toute l'ancienne
Pologne, pour la précipiter au printemps sur la Russie; opposer une
nation à une nation, et rendre la guerre égale.

Cependant, à Smolensk, il se trouve au noeud des routes de Pétersbourg
et de Moskou, à vingt-neuf marches de l'une de ces deux capitales, et à
quinze de l'autre. Dans Pétersbourg, c'est le point central du
gouvernement, le noeud où tous les fils de l'administration se
rattachent, le cerveau de la Russie; ce sont ses arsenaux de terre et de
mer, car enfin le seul point de communication entre la Russie et
l'Angleterre, dont il s'emparera. La victoire de Polotsk, qu'il vient
d'apprendre, semble le pousser dans cette direction. En marchant
d'accord avec Saint-Cyr sur Pétersbourg, il enveloppera Witgenstein, et
fera tomber Riga devant Macdonald.

D'un autre côté, dans Moskou, c'est la noblesse, la nation qu'il
attaquera dans ses propriétés, dans son antique honneur: le chemin de
cette capitale est plus court, il offre moins d'obstacles et plus de
ressources; la grande-armée russe, qu'il ne peut négliger, qu'il faut
détruire, s'y trouve, et les chances d'une bataille, et l'espoir
d'ébranler la nation, en la frappant au coeur dans cette guerre
nationale.

De ces trois projets, le dernier lui paraît seul possible, malgré la
saison qui s'avance. Cependant, l'histoire de Charles XII était sous ses
yeux; non celle de Voltaire, qu'il venait de rejeter avec impatience, la
jugeant romanesque et infidèle, mais le journal d'Adlerfeld, qu'il
lisait et qui ne l'arrêta point. Dans le rapprochement de ces deux
expéditions, il trouvait mille différences auxquelles il se rattachait;
car qui peut être juge dans sa propre cause! et de quoi sert l'exemple
du passé, dans un monde où il ne se trouve jamais deux hommes, deux
choses, ni deux positions absolument semblables?

Toutefois, à cette époque, on entendit souvent le nom de Charles XII
sortir de sa bouche.



CHAPITRE X.


MAIS les nouvelles qui arrivaient de toutes parts excitaient son ardeur
comme à Vitepsk. Ses lieutenans semblaient avoir fait plus que lui: les
combats de Mohilef, de Molodecsna et de Valoutina étaient des batailles
rangées, où Davoust, Schwartzenberg et Ney étaient vainqueurs: à sa
droite, sa ligne d'opération paraissait couverte: devant lui, l'armée
ennemie fuyait; à sa gauche, à Slowna, le 17 août, le duc de Reggio
rejeté sur Polotsk, y venait d'être attaqué. L'attaque de Witgenstein
avait été vive et acharnée; elle avait échoué, mais il conservait sa
position offensive, et le maréchal Oudinot avait été blessé. Saint-Cyr
l'a remplacé, dans le commandement de cette armée, composée d'environ
trente mille Français, Suisses et Bavarois. Dès le lendemain, ce
général, à qui le commandement ne plaisait que lorsqu'il l'exerçait
seul, et en chef, en a profité pour donner sa mesure aux siens et à
l'ennemi; mais froidement, suivant son caractère, et en combinant tout.

Depuis le point du jour jusqu'à cinq heures du soir, il trompa l'ennemi
par la proposition d'un accord pour retirer les blessés, et sur-tout par
des démonstrations de retraite. En même temps, il ralliait en silence
tous ses combattans; il les disposait en trois colonnes d'attaque, et
les cachait derrière le village de Spas et dans des plis de terrain.

À cinq heures, tout étant prêt, et Witgenstein endormi, il donne le
signal: aussitôt son artillerie éclate et ses colonnes se précipitent.
Les Russes surpris résistent vainement; d'abord leur gauche est
enfoncée, bientôt leur centre fuit en déroute; ils abandonnent mille
prisonniers, vingt pièces de canon, un champ de bataille couvert de
morts, et l'offensive, dont Saint-Cyr, trop faible, ne pouvait feindre
d'user que pour mieux se défendre.

Dans ce choc court, mais rude et sanglant, l'aile droite des Russes, qui
s'appuyait à la Düna, résista opiniâtrement. Il fallut en venir à la
baïonnette au travers d'une épaisse muraille: tout réussit; mais
lorsqu'on croyait n'avoir plus qu'à poursuivre, tout pensa être perdu:
des dragons russes, ivres, dit-on, risquèrent une charge sur une
batterie de Saint-Cyr; une brigade française, placée pour la soutenir,
s'avança, puis tout-à-coup tourna le dos et s'enfuit à travers nos
canons, qu'elle empêcha de tirer. Les Russes y arrivèrent pêle-mêle avec
les nôtres; ils sabrèrent les canonniers, renversèrent les pièces, et
poussèrent si vivement nos cavaliers, que ceux-ci, toujours de plus en
plus effarouchés, passèrent en déroute sur leur général en chef et sur
son état-major, qu'ils culbutèrent. Le général Saint-Cyr fut obligé de
fuir à pied. Il se jeta dans le fond d'un ravin, qui le préserva de
cette bourasque. Déjà les dragons russes touchaient aux maisons de
Polotsk, lorsqu'une manoeuvre prompte et habile du quatrième des
cuirassiers français, termina cette échauffourée. Les Russes disparurent
dans les bois.

Le lendemain, Saint-Cyr les fit poursuivre, mais seulement pour éclairer
leur retraite, marquer la victoire, et en recueillir encore quelques
fruits. Pendant les deux mois qui suivirent, jusqu'au 18 octobre,
Witgenstein le respecta. De son côté, le général français ne s'occupa
plus qu'à observer son ennemi, à maintenir ses communications avec
Macdonald, Vitepsk et Smolensk, à se fortifier dans sa position de
Polotsk, et sur-tout à y vivre.

Dans cette journée du 18, quatre généraux, quatre colonels et beaucoup
d'officiers avaient été blessés. Parmi eux, l'armée remarqua les
généraux bavarois Deroy et Liben. Ils succombèrent le 22 août. Ces
généraux étaient du même âge; ils avaient été du même régiment; ils
firent les mêmes guerres; ils marchèrent à peu près du même pas dans
leur chanceuse carrière, qu'une même mort, dans la même bataille,
termina glorieusement. On ne voulut pas séparer, par le tombeau, ces
guerriers que la vie, et la mort elle-même, n'avaient pu désunir: une
même sépulture les reçut.

À la nouvelle de cette victoire, l'empereur envoya le bâton de maréchal
d'empire au général Saint-Cyr. Il mit un grand nombre de croix à sa
disposition, et plus tard il approuva la plupart des avancemens
demandés.

Malgré ces succès, la détermination de dépasser Smolensk était trop
périlleuse, pour que Napoléon s'y décidât seul; il fallut qu'il s'y fît
entraîner. Après Valoutina, le corps de Ney, fatigué, avait été remplacé
par celui de Davoust. Murat, comme roi, comme beau-frère de l'empereur,
et par son ordre, devait commander. Ney s'y était soumis, moins par
condescendance que par conformité de caractère. Ils furent d'accord par
leur ardeur.

Mais Davoust, dont le génie méthodique et tenace contrastait avec
l'emportement de Murat, et qu'enorgueillissait le souvenir et le surnom
de deux grandes victoires, s'irrita de cette dépendance. Ces chefs,
fiers et du même âge, compagnons de guerre, qui s'étaient vus grandir
réciproquement, et que gâtait l'habitude de n'avoir obéi qu'à un grand
homme, n'étaient guère propre à se commander l'un à l'autre: Murat
sur-tout, qui, trop souvent, ne savait pas se commander à lui-même.

Toutefois Davoust obéit, mais de mauvaise grace, mal, comme la fierté
blessée sait obéir. Il affecta de cesser aussitôt toute correspondance
directe avec l'empereur. Celui-ci, surpris, lui ordonna de la reprendre,
alléguant sa défiance pour les rapports de Murat. Davoust s'autorisa de
cet aveu; il ressaisit son indépendance. Dès lors, l'avant-garde eut
deux chefs. Ainsi l'empereur, fatigué, souffrant, accablé de trop de
soins de toute espèce, et forcé à des ménagemens pour ses lieutenans,
disséminait le pouvoir comme ses armées, malgré ses préceptes et ses
anciens exemples. Les circonstances, auxquelles il avait tant de fois
commandé, devenaient plus fortes que lui, et le commandaient à leur
tour.

Cependant, Barclay ayant reculé, sans résistance, jusqu'auprès de
Dorogobouje, Murat n'eut pas besoin de Davoust, et l'occasion manqua à
leur mésintelligence; mais à quelques werstes de cette ville, le 23
août, vers onze heures du matin, un bois peu épais que le roi voulut
reconnaître, lui fut vivement disputé; il fallut l'emporter deux fois.

Murat, surpris de cette résistance, et à cette heure, s'opiniâtra; il
perça ce rideau, et vit au-delà toute l'armée russe rangée en bataille.
L'étroit ravin de la Luja l'en séparait; il était midi: l'étendue des
lignes russes, sur-tout vers notre droite, les préparatifs, l'heure, le
lieu, celui où Barclay avait rejoint Bagration, le choix du terrain,
assez convenable pour un grand choc, tout lui fit croire une bataille;
il dépêcha vers l'empereur pour l'en prévenir.

En même temps il ordonna à Montbrun de passer le ravin sur sa droite,
avec sa cavalerie, pour reconnaître et déborder la gauche de l'ennemi.
Davoust et ses cinq divisions d'infanterie s'étendaient de ce côté; il
protégeait Montbrun: le roi les rappela à sa gauche, sur la grande
route, voulant, dit-on, soutenir le mouvement de flanc de Montbrun par
quelques démonstrations de front.

Mais Davoust répondit: «que ce serait livrer notre aile droite, au
travers de laquelle l'ennemi arriverait derrière nous sur la grande
route, notre seule retraite; qu'ainsi, il nous forcerait à une bataille,
que lui, Davoust, avait l'ordre d'éviter, et qu'il éviterait, ses
forces étant insuffisantes, la position mauvaise, et se trouvant sous
les ordres d'un chef qui lui inspirait peu de confiance.» Puis aussitôt,
il écrivit à Napoléon qu'il se pressât d'arriver, s'il ne voulait pas
que Murat engageât sans lui une bataille.

À cette nouvelle, qu'il reçut dans la nuit du 24 au 25 août, Napoléon
sortit avec joie de son indécision. Pour ce génie entreprenant et
décisif, elle était un supplice; il accourut avec sa garde et fit douze
lieues sans s'arrêter; mais, dès la veille au soir, l'armée ennemie
avait disparu.

De notre côté, sa retraite fut attribuée au mouvement de Montbrun; du
côté des Russes, à Barclay, et à une fausse position prise par son chef
d'état-major, qui avait mis le terrain contre lui, au lieu de s'en
servir. Bagration s'en était aperçu le premier, sa fureur avait éclaté
sans mesure; il cria à la trahison.

La discorde était dans le camp des Russes, comme à notre avant-garde. La
confiance dans le chef, cette force des armées, y manquait; chaque pas y
paraissait une faute, chaque parti pris le pire. La perte de Smolensk
avait tout aigri; la réunion des deux corps d'armée augmenta le mal;
plus cette masse russe se sentait forte, plus son général lui semblait
faible. Le cri devint universel; on demanda hautement un autre chef.
Cependant, quelques hommes sages intervinrent; Kutusof fut annoncé, et
l'orgueil humilié des Russes l'attendit pour combattre.

De son côté, l'empereur, déjà à Dorogobouje, n'hésite plus: il sait
qu'il porte par-tout avec lui le sort de l'Europe; que le lieu où il se
trouvera sera toujours celui où se décidera le destin des nations; qu'il
peut donc s'avancer, sans craindre les suites menaçantes de la défection
des Suédois et des Turcs. Ainsi, il néglige les armées ennemies d'Essen
à Riga, de Witgenstein devant Polotsk, d'Hoertel devant Bobruisk, de
Tchitchakof en Volhinie. C'étaient cent vingt mille hommes, dont le
nombre ne pouvait que s'augmenter; il les dépasse, il s'en laisse
environner avec indifférence, assuré que tous ces vains obstacles de
guerre et de politique tomberont au premier bruit du coup, de foudre
qu'il va porter.

Et, cependant, sa colonne d'attaque, forte encore, à son départ de
Vitepsk, de cent quatre-vingt-cinq mille hommes, est déjà réduite à cent
cinquante-sept mille; elle est affaiblie de vingt-huit mille hommes,
dont la moitié occupe Vitepsk, Orcha, Mohilef et Smolensk. Le reste a
été tué, blessé, ou traîne et pille, en arrière de lui, nos alliés et
les Français eux-mêmes.

Mais cent cinquante-sept mille hommes suffisaient pour détruire l'armée
russe par une victoire complète, et pour s'emparer de Moskou. Quant à
leur base d'opération, malgré ces cent vingt mille Russes qui la
menaçaient, elle paraissait assurée. La Lithuanie, la Düna, le Dnieper,
Smolensk enfin, étaient ou allaient être gardés, vers Riga et Dünabourg,
par Macdonald et trente-deux mille hommes; vers Polotsk, par Saint-Cyr
et trente mille hommes; à Vitepsk, Smolensk et Mohilef, par Victor et
quarante mille hommes; devant Bobruisk, par Dorabrowski et douze mille
hommes; sur le Bug, par Schwartzenberg et Regnier, à la tête de
quarante-cinq mille hommes. Napoléon comptait encore sur les divisions
Loison et Durutte, fortes de vingt-deux mille hommes, qui déjà
s'approchaient, de Koenigsberg et de Varsovie; et sur quatre-vingt mille
hommes de renfort, qui tous devaient être entrés en Russie avant le
milieu de novembre.

C'était, avec les levées lithuaniennes et polonaises, s'appuyer sur deux
cent quatre-vingt mille hommes, pour faire, avec cent cinquante-cinq
mille autres, une invasion de quatre-vingt-treize lieues; car telle
était la distance de Smolensk à Moskou.

Mais ces deux cent quatre-vingt mille hommes étaient commandés par six
chefs différens, indépendans l'un de l'autre, et dont le plus élevé,
celui qui occupait le centre, celui qui semblait chargé de donner, comme
intermédiaire, quelque ensemble aux opérations des cinq autres, était un
ministre de paix et non de guerre.

D'ailleurs, les mêmes causes qui déjà avaient diminué d'un tiers les
forces françaises entrées les premières en Russie, devaient disperser ou
détruire, dans une bien plus grande proportion, tous ces renforts. La
plupart arrivaient par détachemens, formés en bataillons provisoire de
marche, sous des officiers nouveaux pour eux, qu'ils devaient quitter au
premier jour, sans aiguillon de discipline, d'esprit de corps, ni de
gloire, et traversant un sol dévoré, que la saison et le climat allaient
rendre chaque jour plus nu et plus rude.

Cependant, Napoléon voit Dorogobouje en cendres comme Smolensk; sur-tout
le quartier des marchands, de ceux qui avaient le plus à perdre, que
leurs richesses pouvaient retenir, ou ramener parmi nous, et qui, par
leur position, formaient une espèce de classe intermédiaire, un
commencement de tiers-état, que la liberté pouvait séduire.

Il sent bien qu'il sort de Smolensk comme il y est arrivé, avec l'espoir
d'une bataille, que l'indécision et les discordes des généraux russes
ont encore ajournée; mais sa détermination est prise; il n'accueille
plus que ce qui peut l'y soutenir. Il s'acharne sur les traces de ses
ennemis; son audace s'accroît de leur prudence; il appelle leur
circonspection pusillanimité; leur retraite, fuite; il méprise pour
espérer.



LIVRE SEPTIÈME.



CHAPITRE I.


L'EMPEREUR était accouru si rapidement à Dorogobouje, qu'il fut obligé
de s'y arrêter pour attendre son armée et laisser Murat pousser
l'ennemi. Il en repartit le 24 août: l'armée marchait sur trois colonnes
de front; l'empereur, Murat, Davoust et Ney au milieu, sur le grand
chemin de Moskou; Poniatowski à droite, l'armée d'Italie à gauche.

La colonne principale, celle du centre, ne trouvait rien sur une route
où son avant-garde ne vivait elle-même que des restes des Russes; elle
ne pouvait guère s'écarter de sa direction faute de temps, dans une
marche si rapide. D'ailleurs, les colonnes de droite et de gauche
dévoraient tout à ses côtés. Pour mieux vivre, il aurait fallu partir
chaque jour plus tard, s'arrêter plus tôt, puis s'étendre davantage sur
ses flancs pendant la nuit: ce qui n'est guère possible sans imprudence,
quand on est aussi près de l'ennemi.

À Smolensk, l'ordre avait été donné, comme à Vitepsk, de prendre, en
partant, pour plusieurs jours de vivres. L'empereur n'en ignorait pas la
difficulté, mais il comptait sur l'industrie des chefs et des soldats:
ils étaient avertis, cela suffisait; ils sauraient bien pourvoir
eux-mêmes à leurs besoins. L'habitude en était prise: et réellement
c'était un spectacle curieux que celui des efforts volontaires et
continuels de tant d'hommes, pour suivre un seul homme à de si grandes
distances. L'existence de l'armée était un prodige, que renouvelait
chaque jour l'esprit actif, industrieux et avisé des soldats français et
polonais, et leur habitude de vaincre toutes les difficultés, et leur
goût pour les hasards et les irrégularités de ce jeu terrible d'une vie
aventureuse.

Il y avait à la suite de chaque régiment une multitude de ces chevaux
nains dont la Pologne fourmille, un grand nombre de chariots du pays,
qu'il fallait sans cesse renouveler, et un troupeau. Les bagages étaient
conduits par des soldats, car ils se prêtaient à tous les métiers.
Ceux-là manquaient dans les rangs, il est vrai; mais ici le défaut de
vivres, la nécessité de tout traîner avec soi, excusait cet attirail; il
fallait, pour ainsi dire, une seconde armée, pour porter ou conduire ce
qui était indispensable à la première.

Dans cette organisation prompte et faite en marchant, on s'était plié
aux usages et à toutes les difficultés des lieux; le génie des soldats
avait admirablement tiré le meilleur parti possible des faibles
ressources du pays. Quant aux chefs, comme les ordres généraux
supposaient toujours des distributions régulières, qui ne se faisaient
jamais, chacun d'eux, suivant le degré de son zèle, de son intelligence
et de sa fermeté, s'était plus ou moins emparé de la maraude, et avait
changé le pillage individuel en contributions régulières.

Car ce n'était que par des excursions sur ses flancs, et au travers d'un
pays inconnu, qu'on pouvait se procurer quelques vivres. Chaque soir, la
marche arrêtée, et les bivouacs établis, des détachemens, commandés
rarement par divisions, quelquefois par brigades, et le plus souvent par
régimens, allaient à la découverte et s'enfonçaient dans la campagne;
ils trouvaient, à quelques werstes de la route, tous les villages
habités, et n'y étaient pas reçus trop hostilement; mais comme on ne
s'entendait pas, et que d'ailleurs il leur fallait tout et sur-le-champ,
la terreur s'emparait bientôt des paysans, qui s'enfuyaient dans les
bois, d'où ils ressortaient en partisans peu redoutables.

Cependant, les détachemens bien repus et chargés de tout ce qu'ils
avaient recueilli, rejoignaient leur corps le lendemain, ou quelques
jours après; et il arriva fréquemment qu'ils furent pillés à leur tour
par leurs compagnons des autres corps qu'ils rencontrèrent. De là des
haines, d'où l'on aurait infailliblement vu naître des guerres
intestines, fort sanglantes, si tous n'avaient pas ensuite été abattus
par une même infortune, et réunis dans l'horreur d'un même désastre.

En attendant leurs détachemens, les soldats restés autour de leurs
aigles vivaient de ce qu'ils trouvaient sur la route militaire; le plus
souvent c'étaient des grains de seigle nouveau, qu'ils écrasaient et
faisaient bouillir. La viande manqua moins que le pain, à cause des
bestiaux qui suivirent; mais la longueur, et sur-tout la rapidité des
marches, fit perdre beaucoup de ces animaux, la chaleur et la poussière
les suffoquèrent: quand alors ils rencontraient de l'eau, ils s'y
précipitaient avec une telle fureur que beaucoup s'y noyèrent; d'autres
s'en remplissaient si immodérément, qu'ils enflaient et ne pouvaient
plus marcher.

On remarqua, comme avant Smolensk, que les divisions du premier corps
restaient les plus nombreuses; leurs détachemens, plus disciplinés,
rapportaient plus, et faisaient moins de mal aux habitans. Ceux qui
étaient restés au drapeau vivaient de leurs sacs, dont la bonne tenue
reposait les yeux, fatigués d'un désordre presque universel.

Chacun de ces sacs, réduit au strict nécessaire, quant aux vêtemens,
contenait deux chemises, deux paires de souliers avec des clous et des
semelles de rechange, un pantalon et des demi-guêtres de toile, quelques
ustensiles de propreté, une bande à pansement, de la charpie, et
soixante cartouches.

Dans les deux côtés étaient placés quatre biscuits, de seize onces
chacun; au-dessous, et dans le fond, un sac de toile, long et étroit,
était rempli de dix livres de farine. Le sac entier ainsi composé, ses
bretelles et la capote roulée et attaché par-dessus, pesait trente-trois
livres douze onces.

Chaque soldat portait encore en bandoulière un sac de toile contenant
deux pains, chacun de trois livres. Ainsi, avec son sabre, sa giberne
garnie, trois pierres à feu, son tournevis, sa banderole et son fusil,
il était chargé de cinquante-huit livres, et avait pour quatre jours de
pain, pour quatre jours de biscuit, pour sept jours de farine, et
soixante coups à tirer.

Derrière lui, des voitures traînaient encore pour six jours de vivres;
mais on ne pouvait guère compter sur ces transports, pris sur les lieux,
qui eussent été si commodes dans un autre pays, avec une moindre armée,
et dans une guerre plus régulière.

Quand le sac de farine était vide, on l'emplissait du grain qu'on
trouvait, et qu'on faisait moudre au premier moulin, s'il s'en
rencontrait; sinon par des moulins à bras, qui suivaient les régimens,
ou qu'on trouvait dans les villages, car ces peuples n'en connaissent
guère d'autres. Il fallait seize hommes et douze heures pour moudre,
dans chacun d'eux, le grain nécessaire, pour un jour, à cent trente
hommes.

Dans ce pays, chaque maison ayant un four, ils manquèrent peu: les
boulangers abondaient; car les régimens du premier corps renfermaient
des ouvriers de toute espèce, de sorte que vivres et vêtemens, tout s'y
confectionnait, ou s'y réparait en marchant. C'étaient des colonies à
la fois civilisées et nomades. L'empereur en avait eu la pensée; le
génie du prince d'Eckmühl s'en était saisi: le temps, les lieux, les
hommes, rien ne lui avait manqué pour l'accomplir; mais ces trois
élémens de succès furent moins à la disposition des autres chefs. Au
reste, leur caractère, plus impétueux et moins méthodique, n'en aurait
peut-être pas tiré le même parti; avec un génie moins organisateur,
ceux-ci avaient donc eu plus d'obstacles à vaincre: l'empereur ne
s'était pas assez arrêté à ces différences; elles avaient des suites
funestes.



CHAPITRE II.


CE fut de Slawkowo, à quelques lieues en avant de Dorogobouje, et le 27
août, que Napoléon envoya au maréchal Victor, alors sur le Niémen,
l'ordre de se rendre à Smolensk. La gauche de ce maréchal occupera
Vitepsk, sa droite Mohilef, son centre Smolensk. Là il secourra
Saint-Cyr au besoin, il servira de point d'appui à l'armée de Moskou, et
maintiendra ses communications avec la Lithuanie.

Ce fut encore de ce même quartier-impérial qu'il publia les détails de
sa revue de Valoutina, et qu'il voulut apprendre aux siècles présent et
à venir jusqu'aux noms des simples soldats qui s'y étaient le plus
distingués. Mais il ajouta qu'à Smolensk «la conduite des Polonais avait
étonné les Russes, accoutumés à les mépriser!» À ces mots, les Polonais
jetèrent un cri d'indignation, et l'empereur sourit à un mécontentement
prévu, dont l'effet ne devait retomber que sur les Russes.

Dans cette marche, il se plut à dater du milieu de la vieille Russie une
foule de décrets qui allaient atteindre jusqu'à de simples hameaux
français; voulant paraître à la fois présent par-tout, remplir de plus
en plus la terre de sa puissance, par l'effet de cette inconcevable
grandeur croissante de l'âme, dont l'ambition n'a d'abord été qu'un
simple jouet, et qui finit par désirer l'empire du monde.

Il est vrai qu'en même temps, à Slawkowo, il y avait si peu d'ordre
autour de lui, que sa garde brûlait la nuit, pour se chauffer, le pont
qu'elle était chargée de garder, le seul sur lequel il pût sortir le
lendemain de son quartier impérial. Au reste, ce désordre, comme tant
d'autres, venait, non d'insubordination, mais d'insouciance: il fut
réparé dès qu'on s'en aperçut.

Ce jour-là même, Murat poussa l'ennemi au-delà de l'Osma, rivière
étroite, mais encaissée et profonde, comme la plupart des rivières de ce
pays; effet des neiges, et ce qui, à l'époque de leurs grandes fontes,
empêche les débordemens. L'arrière-garde russe, couverte par cet
obstacle, se retourna et s'établit sur les hauteurs de la rive opposée.
Murat fit sonder le ravin: on trouva un gué. Ce fut par ce défilé étroit
et incertain qu'il osa marcher contre les Russes, s'aventurer entre la
rivière et leur position, s'ôtant ainsi toute retraite, et faisant d'une
escarmouche une affaire désespérée. En effet, les ennemis descendirent
en force de leur hauteur, le poussèrent, le culbutèrent jusque sur les
bords du ravin, et faillirent l'y précipiter. Mais Murat s'obstina dans
sa faute, l'outra, et en fit un succès. Le quatrième des lanciers enleva
la position, et les Russes s'allèrent coucher non loin de là, contens de
nous avoir fait acheter chèrement un quart de lieue de terrain, qu'ils
nous auraient abandonné gratuitement pendant la nuit.

Au plus fort du danger, une batterie du prince d'Eckmühl refusa deux
fois de tirer. Son commandant allégua ses instructions, qui lui
défendaient, sous peine de destitution, de combattre sans l'ordre de
Davoust. Cet ordre vint, selon les uns, à propos, selon d'autres trop
tard. Je rapporte cet incident, parce que, le lendemain, il fut le sujet
d'une grande querelle entre Murat et Davoust, devant l'empereur, à
Semlewo.

Le roi reprocha au prince une circonspection lente, et sur-tout une
inimitié qui datait de l'Égypte. Il s'emporta jusqu'à lui dire que,
s'ils avaient un différend, ils devaient le vider entre eux seuls, mais
que l'armée ne devait pas en souffrir.

Davoust, irrité, accusa le roi de témérité; suivant lui, «son ardeur
irréfléchie compromettait sans cesse ses troupes, et prodiguait
inutilement leur vie, leurs forces et leurs munitions. Il fallait enfin
que l'empereur sût ce qui se passait chaque jour à son avant-garde. Tous
les matins l'ennemi avait disparu devant elle; mais cette expérience ne
faisait rien changer à la marche: on partait donc tard, tous sur la
grande route, formant une seule colonne, et l'on s'avançait ainsi dans
le vide jusque vers midi.

«Alors, derrière quelque ravin marécageux, dont les ponts étaient
rompus, et que dominait le bord opposé, on rencontrait l'arrière-garde
ennemie prête à combattre. Aussitôt les tirailleurs étaient engagés,
puis les premiers régimens de cavalerie qui se trouvaient là, puis
l'artillerie; mais le plus souvent hors de portée, ou contre des
Cosaques épars qui ne valaient pas de pareils coups. Enfin, après de
vaines et sanglantes tentatives, faites de front, le roi songeait à
mieux reconnaître les forces de l'ennemi, sa position, à manoeuvrer, et
il appelait l'infanterie.

«Alors, après s'être long-temps attendu dans cette colonne sans fin, on
passait le ravin sur la droite, ou sur la gauche des Russes, et ceux-ci
se retiraient en tiraillant jusqu'à une nouvelle position, où la même
résistance et le même mode de marche et d'attaque nous faisaient
éprouver les mêmes pertes et les mêmes retards.

«Il en était ainsi de position en position, jusqu'à ce qu'on en
rencontrât une plus forte ou mieux soutenue. C'était ordinairement vers
cinq heures du soir, quelquefois plus tard, rarement plus tôt: mais ici
la ténacité des Russes et l'heure, avertissaient assez que leur armée
entière était là, déterminée à y coucher.

«Car il fallait convenir que cette retraite des Russes se faisait avec
un ordre admirable. Le terrain seul la leur dictait, et non Murat. Leurs
positions étaient si bien choisies, prises si à propos, défendues
chacune tellement en raison de leur force et du temps que leur général
voulait gagner, qu'en vérité leurs mouvemens semblaient tenir à un plan
arrêté depuis long-temps, tracé soigneusement, et exécuté avec une
scrupuleuse exactitude.

«Jamais ils n'abandonnaient un poste qu'un instant avant de pouvoir y
être battus.

«Le soir, ils s'établissaient de bonne heure dans une bonne position, ne
laissant sous les armes que les troupes absolument nécessaires pour la
défendre, tandis que le reste se reposait et mangeait.»

Et Davoust ajoutait: «que, loin de profiter de cet exemple, le roi ne
tenait compte ni de l'heure, ni de la force des lieux, ni de la
résistance; qu'il s'opiniâtrait au milieu de ses tirailleurs, s'agitant
devant la ligne ennemie, la tâtant de tous côtés; s'irritant, donnant
ses ordres à grands cris, perdant la voix à force de les répéter;
épuisant tout, gibernes, caissons, hommes et chevaux, combattans ou non
combattans, et tenant tout le monde sous les armes jusqu'à la nuit
close.

«Qu'alors il fallait bien lâcher prise et s'établir où l'on était; mais
que l'on ne savait plus où trouver le nécessaire. C'était une pitié que
d'entendre les soldats errer dans l'obscurité, chercher comme à tâtons
des fourrages, de l'eau, du bois, de la paille, des vivres; puis ne plus
retrouver leurs bivouacs, et s'appeler, pour se reconnaître, pendant
toute la nuit. À peine avaient-ils le temps, non de se reposer, mais de
préparer leur nourriture. Accablés, ils maudissaient leurs fatigues,
jusqu'à ce que le jour et l'ennemi vinssent les ranimer.

«Et ce n'était pas l'avant-garde seule qui souffrait ainsi; c'était
toute la cavalerie. Chaque soir Murat avait laissé au loin derrière lui,
vingt mille hommes à cheval sur la grande route, et sous les armes.
Cette longue colonne était restée toute la journée sans manger et sans
boire, au milieu d'une poussière épaisse, sous un ciel brillant,
ignorant ce qui se passait devant elle, avançant de quelques pas de
quart d'heure en quart d'heure, puis s'arrêtant pour se déployer au
milieu des seigles, mais sans oser débrider et y faire paître ses
chevaux affamés, car le roi les tenait toujours en alerte. C'était pour
faire cinq ou six lieues qu'on passait ainsi seize heures mortelles,
sur-tout pour les chevaux de cuirassiers, plus chargés que les autres,
plus faibles, comme le sont communément les plus grands chevaux, et à
qui il fallait plus de nourriture: aussi voyait-on ces grands corps
maigres et efflanqués, se traîner plutôt que marcher, et à chaque
instant l'un fléchir, l'autre tomber sous son cavalier qui
l'abandonnait.»

Davoust finit en disant: «qu'ainsi périrait toute la cavalerie; qu'au
reste Murat était le maître d'en disposer, mais que pour l'infanterie du
premier corps, tant qu'il la commanderait, il ne la laisserait pas ainsi
prodiguer.»

Le roi ne resta pas sans réponse. On vit l'empereur les écouter en se
jouant avec un boulet russe, qu'il poussait de son pied. Il semblait
qu'il y avait dans cette mésintelligence entre ces chefs quelque chose
qui ne lui déplaisait pas. Il n'attribuait leur animosité qu'à leur
ardeur, sachant bien que la gloire est de toutes les passions la plus
jalouse.

L'impatiente ardeur de Murat plaisait à la sienne. Comme on n'avait pour
vivre que ce qu'on trouvait, tout était à l'instant dévoré; c'est
pourquoi il fallait avoir fini promptement avec l'ennemi, et passer
vite. D'ailleurs, la crise générale en Europe était trop forte, la
position trop critique pour y demeurer, lui trop impatient; il voulait
en finir à tout prix, pour en sortir. L'impétuosité du roi semblait donc
mieux répondre à son anxiété que la sagesse méthodique du prince
d'Eckmühl. Aussi, quand il les congédia, dit-il doucement à Davoust,
«qu'on ne pouvait pas réunir tous les genres de mérite: qu'il savait
mieux livrer une bataille que pousser une arrière-garde, et que si Murat
avait poursuivi Bagration en Lithuanie, peut-être ne l'aurait-il pas
laissé échapper.» On assure même qu'il reprocha à ce maréchal un esprit
inquiet, qui voulait s'approprier tous les commandemens: moins, il est
vrai, par ambition que par zèle, et pour que tout fût mieux; mais que ce
zèle avait ses inconvéniens. Après quoi, il les renvoya, avec l'ordre de
s'entendre mieux à l'avenir. Les deux chefs retournèrent à leur
commandement et à leur haine. La guerre ne se faisant qu'à la tête de la
colonne; ils se la disputaient.



CHAPITRE III.


LE 28 août, l'armée traversa les vastes plaines du gouvernement de
Viazma; elle marchait en toute hâte, tout à la fois, à travers champs,
et plusieurs régimens de front, chacun formant une colonne courte et
serrée. La grande route était abandonnée à l'artillerie, à ses voitures,
aux ambulances. L'empereur à cheval fut vu par-tout: les lettres de
Murat et l'approche de Viazma l'abusaient encore de l'espoir d'une
bataille: on l'entendait calculer, en marchant, les milliers de coups de
canon dont il pourrait écraser l'armée ennemie.

Napoléon avait assigné aux bagages leur place; il fit publier l'ordre de
brûler toutes les voitures qu'on verrait au milieu des troupes, même les
chariots qui portaient des vivres; car ils auraient pu troubler les
mouvemens des colonnes, et, en cas d'attaque, compromettre leur sûreté.
La voiture du général Narbonne, son aide-de-camp, s'étant trouvée sur
son passage, il y fit mettre le feu lui-même, devant ce général, et
sur-le-champ, sans permettre qu'on la vidât; ordre qui n'était que
sévère, mais qui parut dur, parce qu'il en fit commencer lui-même
l'exécution, qu'au reste on n'acheva pas.

Les bagages de tous les corps furent donc réunis en arrière de l'armée;
c'était, depuis Dorogobouje, une longue trainée de chevaux de bât et de
kibiks attelés de cordes: ces voitures étaient chargées de butin, de
vivres, d'effets militaires, des hommes préposés à leur garde, enfin de
soldats malades et des armes des uns et des autres, qui s'y rouillaient.
On voyait dans cette colonne beaucoup de ces grands cuirassiers
démontés, portés sur des chevaux de la taille de nos ânes, car ils ne
pouvaient suivre à pied, faute d'habitude et de chaussure. Dans cette
foule confondue et désordonnée, comme sur la plupart des maraudeurs de
nos flancs, les Cosaques eussent pu faire d'heureux coups de main. Par
là, ils auraient inquiété l'armée et retardé sa marche; mais Barclay
semblait craindre de nous décourager: il ne luttait que contre notre
avant-garde, et autant qu'il le fallait pour nous ralentir sans nous
rebuter.

Cette détermination de Barclay, l'affaiblissement de l'armée, les
querelles de ses chefs, l'approche du moment décisif, inquiétaient
Napoléon. À Dresde, à Vitepsk, à Smolensk même, il avait vainement
espéré une communication d'Alexandre. À Ribky, vers le 28 août, il
paraît la solliciter: une lettre de Berthier à Barclay, peu remarquable
du reste, se terminait ainsi: «L'empereur me chargé de vous prier de
faire ses complimens à l'empereur Alexandre: dites-lui que les
vicissitudes de la guerre, et aucune circonstance, ne peuvent altérer
l'amitié qu'il lui porte.»

Dans cette journée du 28 août, l'avant-garde repoussa les Russes jusque
dans Viazma; l'armée, altérée par la marche, la chaleur et la poussière,
manqua d'eau, on se disputa quelques bourbiers: on se battit près des
sources, bientôt troublées et taries; l'empereur lui-même dut se
contenter d'une bourbe liquide.

Pendant la nuit, l'ennemi détruisit les ponts de la Viazma; pilla cette
ville et y mit le feu, Murat et Davoust s'avancèrent précipitamment pour
l'éteindre. L'ennemi défendit son incendie, mais la Viazma était guéable
près des débris de ses ponts; on vit alors une partie de l'avant-garde
combattre les incendiaires, et l'autre l'incendie, dont elle se rendit
maîtresse. On trouva dans cette ville quelques ressources, que le
pillage eut bientôt gaspillées.

L'empereur, en traversant la ville; vit ce désordre; il s'irrita
violemment, poussa son cheval au milieu des groupes de soldats, frappa
les uns, culbuta les autres, fit saisir un vivandier et ordonna qu'il
fût à l'instant jugé et fusillé. Mais on savait la portée de ce mot dans
sa bouche, et que plus ses accès de colère étaient violents, plus ils
étaient promptement suivi d'indulgence. On se contenta donc de placer,
un instant après, ce malheureux à genoux sur son passage: on mit à côté
de lui une femme et quelques enfans, qu'on fit passer pour les siens.
L'empereur, déjà indifférent demanda ce qu'ils voulaient et le fit
mettre en liberté.

Il était encore à cheval quand il vit revenir vers lui Belliard, depuis
quinze ans le compagnon de guerre, et alors le chef d'état-major de
Murat. Étonné, il crut à un malheur. D'abord Belliard le rassure, puis
il ajoute: «qu'au-delà de la Viazma, derrière un ravin, sur une position
avantageuse, l'ennemi s'est montré en force et prêt à combattre;
qu'aussitôt, de part et d'autre la cavalerie s'est engagée, et que
l'infanterie devenant nécessaire, le roi lui-même s'est mis à la tête
d'une division de Davoust, et l'a ébranlée pour la porter sur l'ennemi;
mais que le maréchal est accouru, criant aux siens d'arrêter: blâmant
hautement cette manoeuvre, la reprochant durement au roi et défendant à
ses généraux de lui obéir: qu'alors Murat en a appelé à son rang, à son
grade, au moment qui pressait, mais vainement; qu'enfin il envoie
déclarer à l'empereur son dégoût pour un commandement si contesté, et
qu'il faut opter entre lui ou Davoust.»

À cette nouvelle, Napoléon s'emporte; il s'écrie: «que Davoust oublie
toute subordination; qu'il méconnaît donc son beau-frère, celui qu'il a
nommé son lieutenant;» et il fait partir Berthier, avec l'ordre de
mettre désormais sous le commandement du roi la division Gompans,
celle-là même qui avait été le sujet du différend. Davoust ne se
défendit pas sur la forme de son action, mais il en soutint le fond,
soit prévention contre la témérité habituelle du roi, soit humeur, ou
qu'en effet il eût mieux jugé du terrain et de la manoeuvre qui y
convenait: ce qui est fort possible.

Cependant, le combat venait de finir, et Murat, que l'ennemi ne
distrayait plus, était déjà tout entier au souvenir de sa querelle.
Renfermé avec Belliard et comme caché dans sa tente, à mesure que les
expressions du maréchal se retraçaient à sa mémoire, son sang
s'embrasait de plus en plus de honte et de colère. «On l'avait méconnu,
outragé publiquement, et Davoust vivait encore! et il le reverrait! Que
lui faisaient la colère de l'empereur et sa décision! c'était à lui-même
à venger son injure! Qu'importe son rang! c'est son épée seule qui l'a
fait roi, c'est à elle seule qu'il en appelle!» et déjà il saisissait
ses armes pour aller attaquer Davoust; quand Belliard l'arrêta, en lui
opposant les circonstances, l'exemple à donner à l'armée, l'ennemi à
poursuivre, et qu'il ne fallait pas attrister les siens et charmer
l'ennemi par un fâcheux éclat.

Ce général dit qu'alors il vit ce roi maudire sa couronne, et chercher à
dévorer son affront; mais que des larmes de dépit roulaient dans ses
yeux et tombaient sur ses vêtemens. Pendant qu'il se tourmentait ainsi,
Davoust, s'opiniâtrant dans son opinion, disait que l'empereur était
trompé, et demeurait tranquille dans son quartier-général.

Napoléon rentra dans Viazma, où il fallait qu'il séjournât, pour
reconnaître sa nouvelle conquête et le parti qu'il en pouvait tirer. Les
nouvelles qu'il apprit de l'intérieur de la Russie, lui montrèrent le
gouvernement ennemi, s'appropriant nos succès, et s'efforçant de faire
croire que la perte de tant de provinces était l'effet d'un plan général
de retraite, adopté d'avance. Des papiers saisis dans Viazma disaient
qu'à Pétersbourg on chantait des Te Deum pour de prétendues victoires
de Vitepsk ou de Smolensk. Étonné, il s'écria: «Eh quoi! des Te Deum!
ils osent donc mentir à Dieu comme aux hommes!»

Au reste, la plupart des lettres russes interceptées, exprimaient le
même étonnement. «Quand nos villes brûlent, disaient-elles, nous
n'entendons ici que le son des cloches, que des chants de reconnaissance
et des rapports triomphans. Il semble qu'on veuille nous faire remercier
Dieu des victoires des Français. Ainsi l'on ment dans l'air, on ment par
terre, on ment en paroles et par écrit, on ment au ciel et à la terre,
on ment par-tout. Nos grands hommes traitent la Russie comme un enfant,
mais il y a de la crédulité à nous croire si crédules.»

Réflexions justes, si des moyens aussi grossiers eussent été employés
pour tromper ceux qui savaient écrire de pareilles lettres. Toutefois,
quoique ces mensonges politiques soient généralement mis en usage, on
trouva que, portés à un tel excès, ils faisaient la satire, ou des
gouvernans, ou des gouvernés, et peut-être des uns et des autres.

Pendant ce temps, l'avant-garde poussait les Russes jusqu'à Gjatz, en
échangeant avec eux quelques boulets; échange qui se faisait presque
toujours au désavantage des Français, les Russes ayant soin de
n'employer que des pièces longues, et d'une plus grande portée que les
nôtres. On fit une autre remarque, c'est que depuis Smolensk ces Russes
avaient négligé de brûler les villages et les châteaux. Comme ils sont
d'un caractère qui vise à l'effet, ce mal obscur leur parut peut-être
inutile. Les incendies plus éclatans de leurs villes leur suffirent.

Ce défaut, si cette négligence en fut la suite, tourna comme il arrive
souvent de tous les défauts, au profit de leurs ennemis. L'armée
française trouva dans ces villages des fourrages, des grains, des fours
pour les faire cuire, et des abris. D'autres ont observé à ce propos,
que toutes ces dévastations furent confiées aux Cosaques, à des
barbares, et que ces hordes, soit haine ou mépris pour la civilisation,
semblèrent prendre un plaisir de sauvages à brûler sur-tout les villes.



CHAPITRE IV.


LE 1er septembre, vers midi, Murat n'était plus séparé de Gjatz que
par un taillis de sapins. La vue des Cosaques l'obligea de déployer ses
premiers régimens; mais bientôt, dans son impatience, il appela quelques
cavaliers, et lui-même ayant chassé les Russes du bois qu'ils
occupaient, il le traversa, et se trouva au portes de Gjatz. À cette
vue, les Français s'animèrent, et la ville fut tout-à-coup envahie
jusqu'à la rivière qui la sépare en deux, et dont les ponts étaient déjà
livrés aux flammes.

Là, comme à Smolensk, comme à Viazma, soit hasard, soit reste de coutume
tartare, le bazar se trouvait du côté de l'Asie, sur la rive qui nous
était opposée. L'arrière-garde russe, garantie par la rivière, eut donc
le temps de brûler tout ce quartier. La promptitude seule de Murat avait
sauvé le reste.

On passa la Gjatz, comme on put, sur des poutres, dans quelques
embarcations et à gué. Les Russes disparurent derrière leurs flammes, où
nos premiers éclaireurs les suivaient, quand ils virent un habitant en
sortir, accourir à eux, et criant qu'il était Français. Sa joie et son
accent confirmaient ses paroles. Ils le conduisirent à Davoust. Ce
maréchal le questionna.

Tout, selon le rapport de cet homme, venait de changer dans l'armée
russe. Du milieu de ses rangs, une grande clameur s'était élevée contre
Barclay. La noblesse, les marchands, Moskou entière, y avaient répondu.
«Ce général, ce ministre était un traître: il faisait détruire en détail
toutes leurs divisions; il déshonorait l'armée par une fuite sans fin!
et cependant on subissait la honte d'une invasion, et leurs villes
brûlaient! S'il fallait se déterminer à cette ruine, on voulait se
sacrifier soi-même; du moins y aurait-il alors quelque honneur, tandis
que, se laisser sacrifier par un étranger, c'était tout perdre, jusqu'à
l'honneur du sacrifice.

Mais pourquoi cet étranger? Le contemporain, le compagnon de guerre,
l'émule de Suwarow, n'existait-il pas encore? Il fallait un Russe pour
sauver la Russie!» Et tous demandaient, tous voulaient Kutusof et une
bataille. Le Français ajouta qu'Alexandre avait cédé; que
l'insubordination de Bagration et le cri universel avaient obtenu de lui
ce général et cette bataille; et que d'ailleurs, après avoir attiré
l'armée ennemie aussi loin, l'empereur moskovite avait lui-même jugé un
grand choc indispensable.

Enfin il assura que le 29 août, entre Viazma et Gjatz, à
Tzarewo-zaïmizcze, l'arrivée de Kutusof et l'annonce d'une bataille
avaient enivré l'armée ennemie d'une double joie; qu'aussitôt tous
avaient marché vers Borodino, non plus pour fuir, mais pour se fixer sur
cette frontière du gouvernement de Moskou, pour s'y lier au sol, pour le
défendre, enfin pour y vaincre ou mourir.

Un incident, du reste peu remarquable, sembla confirmer cette nouvelle:
ce fut l'arrivée d'un parlementaire russe. Il avait si peu à dire qu'on
s'aperçut d'abord qu'il venait pour observer. Sa contenance déplut
sur-tout à Davoust, qui y trouva plus que de l'assurance. Un général
français, ayant inconsidérément demandé à ce parlementaire ce qu'on
trouverait de Viazma à Moskou: «Pultava,» répliqua fièrement le Russe.
Cette réponse annonçait une bataille; elle plut aux Français, qui aiment
l'à-propos, et se plaisent à rencontrer des ennemis dignes d'eux.

Ce parlementaire fut reconduit sans précaution, comme il avait été
amené. Il vit qu'on pénétrait jusqu'à nos quartiers-généraux sans
obstacle; il traversa nos avant-postes sans rencontrer une vedette;
par-tout la même négligence, et cette témérité si naturelle à des
Français et à des vainqueurs. Chacun dormait; point de mot d'ordre,
point de patrouilles: nos soldats semblaient négliger ces soins comme
trop minutieux. Pourquoi tant de précautions? eux attaquaient, ils
étaient victorieux; c'était aux Russes à se défendre. Cet officier a dit
depuis, qu'il fut tenté de profiter cette nuit-là même de notre
imprudence, mais qu'il ne trouva pas de corps russe à sa portée.

L'ennemi, en se hâtant de brûler les ponts de la Gjatz, avait abandonné
quelques-uns de ses Cosaques: on les envoya à l'empereur, qui
s'approchait à cheval. Napoléon voulut les questionner lui-même: il
appela son interprète, et fit placer à ses côtés deux de ces Scythes,
dont l'étrange costume et la physionomie sauvage étaient remarquables.
Ce fut ainsi qu'on le vit entrer à Gjatz et traverser cette ville. Les
réponses de ces barbares furent d'accord avec les discours du Français,
et, pendant la nuit du 1er au 2 août, toutes les nouvelles des
avant-postes les confirmèrent.

Ainsi Barclay, seul contre tous, venait de soutenir jusqu'au dernier
moment ce plan de retraite, qu'en 1807 il avait vanté à l'un de nos
généraux, comme le seul moyen de salut pour la Russie. Parmi nous, on le
louait de s'être maintenu dans cette sage défensive, malgré les clameurs
d'une nation orgueilleuse, que le malheur irritait, et devant un ennemi
si agressif.

Il avait sans doute failli en se laissant surprendre à Wilna, et en ne
reconnaissant pas le cours marécageux de la Bérézina pour la véritable
frontière de la Lithuanie; mais on remarquait que depuis, à Vitepsk et à
Smolensk, il avait prévenu Napoléon; que sur la Loutcheza, sur le
Dnieper et à Valoutina, sa résistance avait été proportionnée au temps
et aux lieux; que cette guerre de détail, et les pertes qu'elle
occasionnait, n'avaient été que trop à son avantage: chacun de ses pas
rétrogrades nous éloignant de nos renforts et le rapprochant des siens;
il avait donc tout fait à propos, soit qu'il eût hasardé, défendu, ou
abandonné.

Et cependant il s'était attiré l'animadversion générale! mais c'était à
nos yeux son plus grand éloge. On l'approuvait d'avoir dédaigné
l'opinion publique quand elle s'égarait, de s'être contenté d'épier tous
nous mouvemens pour en profiter, et ainsi d'avoir su que, le plus
souvent, on sauve les nations malgré elles.

Barclay se montra plus grand encore dans le reste de la campagne. Ce
général en chef, ministre de la guerre, à qui l'on venait d'ôter le
commandement pour le donner à Kutusof, voulut servir sous ses ordres; on
le vit obéir, comme il avait commandé, avec le même zèle.



CHAPITRE V.


ENFIN l'armée russe s'arrêtait. Miloradowitch, seize mille recrues, et
une foule de paysans portant la croix et criant, Dieu le veut!
accouraient se joindre à ses rangs. On nous apprit que les ennemis
remuaient toute la plaine de Borodino, hérissant leur sol de
retranchemens, et paraissant vouloir s'y enraciner pour ne pas reculer
davantage.

Napoléon annonça une bataille à son armée; il lui donna deux jours pour
se reposer, pour préparer ses armes et ramasser des subsistances. Il se
contenta d'avertir les détachemens envoyés aux vivres «que, s'ils
n'étaient pas rentrés le lendemain, ils se priveraient de l'honneur de
combattre.»

L'empereur voulut alors connaître son nouvel adversaire. On lui
dépeignit Kutusof comme un vieillard, dont jadis une blessure singulière
avait commencé la réputation. Depuis, il avait su profiter habilement
des circonstances. La défaite même d'Austerlitz, qu'il avait prévue,
avait augmenté sa renommée. Ses dernières campagnes contre les Turcs
venaient encore de l'accroître. Sa valeur était incontestable; mais on
lui reprochait d'en régler les élans sur ses intérêts personnels: car il
calculait tout. Son génie était lent, vindicatif, et sur-tout rusé:
caractère de Tartare! sachant préparer, avec une politique caressante,
souple et patiente, une guerre implacable.

Du reste, encore plus adroit courtisan qu'habile général; mais
redoutable par sa renommée, par son adresse à l'accroître, à y faire
concourir les autres. Il avait su flatter la nation entière, et chaque
individu, depuis le général jusqu'au soldat.

On ajouta qu'il y avait dans son extérieur, dans son langage, dans ses
vêtemens même, enfin dans ses pratiques superstitieuses, et jusque dans
son âge, un reste de Suwarow, une empreinte d'ancien Moskovite, un air
de nationalité qui le rendait cher aux Russes; à Moskou, la joie de sa
nomination avait été poussée jusqu'à l'ivresse, on s'était embrassé au
milieu des rues, on s'était cru sauvé.

Quand Napoléon eut pris ces renseignemens, et donné ses ordres, on le
vit attendre l'événement avec cette tranquillité d'ame des hommes
extraordinaires. Il s'occupa paisiblement à parcourir les environs de
son quartier-général. Il y remarqua les progrès de l'agriculture; mais à
la vue de cette Gjatz qui verse ses eaux dans le Volga, lui qui a
conquis tant de fleuves, il retrouve les premières émotions de sa
gloire: on l'entend s'enorgueillir d'être le maître de ces flots
destinés à voir l'Asie, comme s'ils allaient l'annoncer à cette autre
partie du monde, et lui en ouvrir le chemin.

Le 4 septembre, l'armée, toujours partagée en trois colonnes, partit de
Gjatz et de ses environs. Murat l'avait devancée de quelques lieues.
Depuis l'arrivée de Kutusof, des troupes de Cosaques voltigeaient sans
cesse autour des têtes de nos colonnes. Murat s'irritait de voir sa
cavalerie forcée de se déployer contre un si faible obstacle. On assure
que ce jour-là, par un de ces premiers mouvemens dignes des temps de la
chevalerie, il s'élança seul et tout-à-coup contre leur ligne, s'arrêta
à quelques pas d'eux, et que là, l'épée à la main, il leur fit d'un air
et d'un geste si impérieux le signe de se retirer, que ces barbares
obéirent et reculèrent étonnés.

Ce fait, qu'on nous raconta sur-le-champ, fut accueilli sans
incrédulité. L'air martial de ce monarque, l'éclat de ses vêtemens
chevaleresques, sa réputation et la nouveauté d'une telle action, firent
paraître vrai cet ascendant momentané, malgré son invraisemblance; car
tel était Murat, roi théâtral par la recherche de sa parure, et
vraiment roi par sa grande valeur et son inépuisable activité: hardi
comme l'attaque, et toujours armé de cet air de supériorité, de cette
audace menaçante, la plus dangereuse des armes offensives.

Toutefois il ne marcha pas long-temps sans être forcé de s'arrêter.
Entre Gjatz et Borodino, à Griednewa, la grande route plonge tout-à-coup
dans un profond ravin, d'où elle se relève subitement pour atteindre un
vaste plateau. Kutusof chargea Konownitzin de s'y défendre. D'abord ce
général s'y maintint assez vigoureusement contre les premières troupes
de Murat; mais l'armée suivant de près celui-ci, chaque moment
renforçait l'attaque et affaiblissait la défense: bientôt même,
l'avant-garde du vice-roi s'engagea sur la droite des Russes; il y eut
là une charge de chasseurs italiens que les Cosaques soutinrent un
instant, ce qui étonna: ils se mêlèrent.

Platof a dit lui-même qu'à cette affaire un officier fut blessé près de
lui, ce qui le surprit peu; mais qu'il n'en fit pas moins fustiger,
devant tous ses Cosaques, le sorcier qui l'accompagnait, l'accusant
hautement de paresse pour n'avoir pas détourné les balles par ses
conjurations, comme il en était expressément chargé.

Konownitzin battu se retira; le 5 en suivit ses traces sanglantes
jusqu'à l'énorme couvent de Kolotskoï, fortifié comme ces demeures
l'étaient jadis, dans ces temps gothiques trop vantés, où les guerres
intestines étaient si fréquentes, que tout, jusqu'à ces saints asiles de
la paix, était transformé en places de guerre.

Konownitzin, débordé à droite et à gauche, ne tint nulle part, ni à
Kolotskoï, ni à Golowino: mais quand l'avant-garde déboucha de ce
village, elle vit toute la plaine et les bois infestés de Cosaques, les
seigles gâtés, les villages saccagés, une destruction générale. À ces
signes, elle reconnut le champ de bataille que Kutusof préparait à la
grande-armée. Derrière ces nuées de Scythes, on aperçut trois villages:
ils présentaient une ligne d'une lieue. Leurs intervalles, entrecoupés
de ravins et de bois, étaient couverts de tirailleurs ennemis. Dans un
premier moment d'ardeur, quelques cavaliers français s'emportèrent
jusqu'au milieu de ces Russes, et allèrent s'y perdre.

Napoléon partit alors sur une hauteur, d'où il envisagea toute cette
contrée avec ce coup d'oeil des conquérans, qui voit tout à la fois et
sans confusion, qui perce à travers les obstacles, écarte les
accessoires, démêle le point capital, et le fixe de ce regard d'aigle,
comme une proie sur laquelle il va fondre de toutes ses forces et avec
toute son impétuosité.

Il sait qu'à une lieue devant lui, à Borodino, la Kologha, rivière
ravineuse, qu'il côtoie depuis quelques werstes, tourne brusquement à
gauche pour aller se jeter dans la Moskowa. Il comprend qu'une chaîne de
fortes hauteurs a pu seule contrarier son cours, et en changer aussi
subitement la direction. Sans doute, l'armée ennemie les occupe, et de
ce côté elle est peu attaquable. Mais, en couvrant le centre et la
droite de cette position, la Kologha, dont il suit les deux rives, en
laisse la gauche à découvert.

Les cartes du pays sont insuffisantes toutefois, comme le sol penche
nécessairement du côté du principal cours d'eau, qui n'est le plus
considérable que parce qu'il est le plus inférieur, il en résulte que
les ravins qui y affluent doivent se relever, s'affaiblir, et s'effacer
en s'éloignant de la Kologha. D'ailleurs, la vieille route de Smolensk,
qui court à sa droite, marque assez leur naissance: pourquoi l'aurait-on
jadis éloignée du cours d'eau principal, et conséquemment des endroits
les plus habitables, si ce n'était pour lui faire éviter des ravins et
leurs ressauts.

Les démonstrations des ennemis s'accordent avec ces inductions de son
expérience! point de précautions, peu de résistance en avant de leur
droite et de leur centre; mais devant leur gauche beaucoup de troupes,
un soin marqué de profiter des moindres accidens du terrain pour le
disputer, enfin une redoute formidable: c'était donc leur côté faible,
puisqu'ils le couvraient avec tant de soin. De plus c'était sur le flanc
du grand chemin et sur celui de la grande-armée, que se trouvait cette
redoute; tout portait donc à l'enlever, si l'on voulait s'avancer:
Napoléon en donna l'ordre.

Qu'il faut de paroles à l'historien pour exprimer le coup d'oeil d'un
homme de génie!

Aussitôt on se saisit des villages et des bois: à gauche et au centre ce
furent l'armée d'Italie, la division Compans, et Murat; à droite,
Poniatowski. L'attaque fut générale: car l'armée d'Italie et l'armée
polonaise paraissaient à la fois sur les deux ailes de la grande colonne
impériale. Ces trois masses rejetaient sur Borodino les arrière-gardes
russes, et toute la guerre se concentrait sur seul point.

Ce rideau enlevé, on découvrit la première redoute russe: trop détachée
en avant de la gauche de leur position, elle la défendait sans en être
défendue. Les accidens du sol avaient obligé de l'isoler ainsi.

Compans profita habilement des ondulations du terrain; ses élévations
servirent de plate-forme à ses canons pour battre la redoute, et d'abri
à son infanterie pour la disposer en colonnes d'attaque. Le 61e
marcha le premier; la redoute fut enlevée d'un seul élan et à la
baïonnette: mais Bagration envoya des renforts qui la reprirent. Trois
fois le 61e l'arracha aux Russes, et trois fois il en fut rechassé;
mais enfin il s'y maintint, tout sanglant et à demi détruit.

Le lendemain, quand l'empereur passa ce régiment en revue, il demanda où
était son troisième bataillon: «Il est dans la redoute,» repartit le
colonel. Mais l'affaire n'en était pas restée là; un bois voisin
fourmillait encore de tirailleurs russes; ils sortaient à chaque instant
de ce repaire, pour renouveler leurs attaques, que soutenaient trois
divisions: enfin, l'attaque de Schewardino par Morand, celle des bois
d'Elnia par Poniatowski, achevèrent de dégoûter les troupes de
Bagration, et la cavalerie de Murat nettoya la plaine. Ce fut sur-tout
la ténacité d'un régiment espagnol qui rebuta les ennemis; ils cédèrent,
et cette redoute, qui était leur avant-poste, devint le nôtre.

En même temps, l'empereur désignait à chaque corps sa place; le reste de
l'armée entrait en ligne, et une fusillade générale, entrecoupée de
quelques coups de canon, s'était établie. Elle continua jusqu'à ce que
chaque parti se fût fixé sa limite, et que la nuit eût rendu les coups
incertain.

Un régiment de Davoust cherchait alors à prendre son rang dans la
première ligne. Trompé par l'obscurité, il la dépassa, et alla donner
tout au milieu des cuirassiers russes, qui l'assaillirent, le mirent eu
désordre, lui enlevèrent trois canons, et lui prirent ou tuèrent trois
cents hommes. Le reste se pelotonna aussitôt, formant une masse informe,
mais tout hérissée de fer et de feu; l'ennemi n'y put pénétrer
davantage, et cette troupe affaiblie put regagner sa place de bataille.



CHAPITRE VI.


L'EMPEREUR campa derrière l'armée d'Italie, à la gauche de la grande
route, la vieille garde se forma en carré autour de ses tentes. Aussitôt
que la fusillade eut cessé, les feux s'allumèrent. Du côté des Russes,
ils brillaient en vaste demi-cercle; du nôtre, en clarté pâle, inégale,
et peu en ordre, les troupes arrivant tard et à la hâte, sur un terrain
inconnu, où rien n'était preparé; et où le bois manquait, sur-tout au
centre et à la gauche.

Cette nuit-là même, une pluie fine et froide commença à tomber, et
l'automne se déclara par un vent violent. C'était un ennemi de plus, et
qu'il fallait compter; car cette époque de l'année répondait à l'âge
dans lequel entrait Napoléon, et l'on sait l'influence des saisons de
l'année sur les saisons pareilles de la vie.

Dans cette nuit que d'agitations diverses! chez les soldats et les
officiers, le soin de préparer leurs armes, de réparer leur habillement,
et de combattre le froid et la faim; car leur vie était un combat
continuel. Chez les généraux, et même chez l'empereur, l'inquiétude que
le succès de la veille n'eût découragé les Russes, et que dans
l'obscurité ils ne se dérobassent. Murat en avait menacé; on crut
plusieurs fois voir leurs feux pâlir; on s'imagina entendre des bruits
de départ. Mais le jour seul effaça la lueur des bivouacs ennemis.

Cette fois on n'eut pas besoin d'aller les chercher au loin: le soleil
du 6 septembre retrouva les deux armées, et les montra l'une à l'autre
sur le même terrain où la veille il les avait laissées. Ce fut une joie
générale. Enfin cette guerre vague, molle, mouvante, où nos efforts
s'amortissaient, dans laquelle nous nous enfoncions sans mesure,
s'arrêtait! on touchait au fond, au terme! et tout allait être décidé.

L'empereur profita des premières lueurs du crépuscule pour s'avancer,
entre les deux lignes, et parcourir, de hauteur en hauteur, tout le
front de l'armée ennemie. Il vit les Russes couronner toutes les crêtes,
sur un vaste demi-cercle de deux lieues de développement, depuis la
Moskowa jusqu'à la vieille route de Moscou. Leur droite borde la
Kologha, depuis son embouchure dans la Moskowa jusqu'à Borodino; leur
centre, de Gorcka à Semenowska, est la partie saillante de leur ligne.
Leur droite et leur gauche se refusent. La Kologha rend leur droite
inabordable.

L'empereur s'en aperçoit sur le champ, et comme, par son éloignement,
cette aile n'est guère plus menaçante qu'elle n'est attaquable, il la
néglige. C'est donc à Gorcka, village bâti sur la grande route à la
pointe d'un plateau, qui domine Borodino et la Kologha, que commence
pour lui l'armée russe. Cette saillie aiguë, est enourée par la Kologha
et par un ravin profond et marécageux; sa crête élevée; sur laquelle
grimpe la grande route, en sortant de Borodino, est fortement
retranchée; elle forme un ouvrage à part et détaché, à la droite du
centre des Russes, dont elle est l'extrémité.

À sa gauche, et à portée de son feu, un mamelon s'élève comme le
dominateur de cette plaine; il est couronné d'une redoute formidable,
armée de vingt et un canons. La Kologha et des ravins l'environnent de
front et à sa droite; sa gauche s'incline et s'appuie sur un long et
large plateau, dont le pied plonge dans un ravin bourbeux, affluent de
la Kologha. La crête de ce plateau, que bordent les Russes, baisse et
recule en se prolongeant vers gauche, en face de la grande-armée; puis
elle se relève jusqu'aux ruines encore fumantes du village de
Semenowska. Ce point saillant termine le commandement de Barclay et le
centre de l'ennemi. Il est armé d'une forte batterie; couverte par
retranchement.

Ici commence Bagration et l'aile gauche des Russes. La crête moins
élevée qu'elle occupe biaise, en se refusant de plus en plus jusqu'à
Utitza, village sur la vieille route de Moskou, où finit le champ de
bataille. Deux mamelons, armés de redoutes, et alignés diagonalement sur
le retranchement de Semenowska, qui les flanque, marquent le front de
Bagration.

De Semenowska au bois d'Utitza, il peut y avoir douze cents pas de
développement. C'est la nature du terrain qui a décidé Kutusof à refuser
ainsi cette aile. Car ici le ravin, qui escarpe le plateau du centre,
est déjà à sa naissance; il est à peine un obstacle; les pentes de ses
rives sont plus douces, et les sommets, propres pour l'artillerie, sont
éloignés de ses bords. Ce côté est évidemment le plus accessible depuis
que la redoute du 61e, celle que ce régiment a enlevée la veille,
n'en défend plus les approches. Elles sont même favorisées par un bois
de grands sapins, qui s'étend depuis cette redoute conquise, jusqu'à
celle qui paraît terminer la ligne des Russes.

Mais leur aile gauche ne s'arrête pas là. L'empereur sait qu'au-delà de
ce taillis se trouve la vieille route de Moskou; qu'elle tourne autour
de l'aile gauche des Russes, et passe derrière leur armée, pour aller
rejoindre la nouvelle route de Moskou, avant Mojaïsk; il juge qu'elle
doit être occupée, et en effet Tutchkof, avec son corps d'armée, s'est
établi en travers, à l'entrée d'un bois; il s'est couvert par deux
hauteurs, qu'il a hérissées d'artillerie.

Mais cela importait peu, parce que, entre ce corps détaché et la
dernière redoute russe, il y avait cinq à six cents toises, et un
terrain couvert. Si l'on ne commençait pas par accabler Tutchkof, on
pouvait donc l'occuper, passer entre lui et la dernière redoute de
Bagration, et prendre en flanc l'aile gauche ennemie; mais l'empereur ne
put s'en assurer par lui-même, les avant-postes russes et des bois
arrêtèrent ses pas et ses regards.

Sa reconnaissance faite, il se décide. On l'entend s'écrier: «Eugène
sera le pivot! c'est la droite qui engagera la bataille. Dès qu'à la
faveur du bois elle aura envahi la redoute qui lui est opposée, elle
fera un à-gauche, et marchera sur le flanc des Russes, ramassant et
refoulant toute leur armée sur leur droite et dans la Kologha.»

L'ensemble ainsi conçu, il s'occupe des détails. Pendant la nuit, trois
batteries de soixante canons chacune, seront opposées aux redoutes
russes; deux en face de leur gauche, la troisième devant leur centre.
Dès le jour, Poniatowski et son armée, réduite à 5000 hommes,
s'avanceront sur la vieille route de Smolensk, tournant le bois auquel
l'aile droite française et l'aile gauche russe s'appuient. Il flanquera
l'une et inquitera l'autre; on attendra le bruit de ses premiers coups.

Aussitôt, toute l'artillerie éclatera contre la gauche des Russes, ses
feux ouvriront leurs rangs et leurs redoutes, et Davoust et Ney s'y
précipiteront; ils seront soutenus par Junot et ses Westphaliens, par
Murat et sa cavalerie, enfin par l'empereur lui-même avec vingt
mille-gardes. C'est contre ces deux redoutes que se feront les premiers
efforts; c'est par elles qu'on pénétrera dans l'armée ennemie, dès lors
mutilée, et dont le centre et la droite se trouveront à découvert, et
presque enveloppés.

Cependant, comme les Russes se montrent par masses redoublées à leur
centre et à leur droite, menaçant la route de Moskou, seule ligne
d'opération de la grande-armée; comme, en jetant ses principales forces
et lui-même vers leur gauche, Napoléon va mettre la Kologha entre lui et
ce chemin, sa seule retraite, il pense à renforcer l'armée d'Italie qui
l'occupe, et il y joint deux divisions de Davoust et la cavalerie de
Grouchy. Quant à sa gauche, il juge qu'une division italienne, la
cavalerie bavaroise et celle d'Ornano, environ dix mille hommes,
suffiront pour la couvrir. Tels sont les projets de Napoléon.



CHAPITRE VII.


IL était sur les hauteurs de Borodino, d'où il embrassait encore d'un
dernier coup d'oeil tout le champ de bataille, et se confirmait dans son
plan, quand Davoust accourut. Ce maréchal venait d'examiner la gauche
des Russes d'autant plus soigneusement que c'était le terrain sur lequel
il devait agir, et qu'il se défiait de ses yeux.

Il demande à l'empereur «de lui laisser ses cinq divisions, fortes de
trente-cinq mille hommes, et d'y joindre Poniatowski, trop faible à lui
seul pour tourner l'ennemi. Le lendemain il mettra cette masse en
mouvement; il couvrira sa marche des dernières ombres de la nuit, et du
bois auquel s'appuie l'aile gauche russe, qu'il dépassera en suivant la
vieille route de Smolensk à Moskou; puis tout-à-coup, par une manoeuvre
précipitée, il déployera quarante mille Français et Polonais sur le
flanc et en arrière de cette aile. Là, tandis que l'empereur occupera le
front des Moskovites par une attaque générale, lui, marchera violemment
de redoute en redoute, de réserve en réserve, culbutant tout de la
gauche à la droite sur la grande route de Mojaïsk, où finiront l'armée
russe, la bataille et la guerre!»

L'empereur écouta le maréchal attentivement; mais, après quelques
minutes d'une silencieuse méditation, on entendit lui répondre: «Non!
c'est un trop grand mouvement; il m'écarterait trop de mon but, et me
ferait perdre trop de temps.»

Cependant, le prince d'Eckmühl, convaincu, persévère, il s'engage à
avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin; il proteste
qu'une heure après, la plus grande partie de son effet sera produit.
Mais Napoléon, contrarié, l'interrompt brusquement par cette
exclamation: «Ah! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi; c'est une
manoeuvre trop dangereuse!» Le maréchal, repoussé, se tut; puis il
retourna à son poste, en murmurant contre une prudence qu'il trouvait
intempestive, à laquelle il n'était pas accoutumé, et qu'il ne savait à
quoi attribuer; à moins que les regards de tant d'alliés si peu sûrs,
une armée tant affaiblie, une position si lointaine, et l'âge, n'eussent
rendu Napoléon moins entreprenant.

L'empereur, décidé, était rentré dans son camp, lorsque Murat, que les
Russes ont tant de fois trompé, lui persuade qu'ils vont fuir encore
avant de combattre. En vain Rapp, envoyé pour observer leur contenance,
revient dire qu'il les a vus se retranchant de plus en plus; qu'ils sont
nombreux, disposés, et qu'ils paraissent déterminés bien plus à
attaquer, si on ne les prévient pas, qu'à se retirer. Murat s'obstine,
et l'empereur, inquiet, retourne sur les hauteurs de Borodino.

De là, il aperçoit de longues et noires colonnes de troupes, couvrir la
grande route, et se dérouler dans la plaine; puis de grands convois de
voitures, de vivres et de munitions, enfin toutes les dispositions qui
annoncent un séjour et une bataille. En ce moment même, et quoiqu'il se
fût peu fait accompagner, pour ne pas attirer l'attention et le feu de
l'ennemi, il est reconnu par les batteries russes, et un coup de leur
canon vient interrompre le silence de cette journée.

Car, ainsi qu'il arrive souvent, rien ne fut si calme que le jour qui
précéda cette grande bataille. C'était comme une chose convenue!
Pourquoi se faire un mal inutile? le lendemain ne devait-il pas décider
de tout? D'ailleurs, chacun avait besoin de se préparer; les différens
corps, leurs armes, leurs forces, leurs munitions; ils avaient à
reprendre tout leur ensemble, que la marche a toujours plus ou moins
dérangé. Les généraux avaient à observer leurs dispositions réciproques
d'attaque, de défense et de retraite, afin de les conformer l'une à
l'autre et au terrain, et de donner au hasard le moins possible.

Ainsi, près de commencer leur terrible lutte, ces deux grands colosses
s'observaient attentivement, se mesuraient des yeux, et se préparaient
en silence à un choc épouvantable.

L'empereur, ne pouvant plus douter de la bataille, rentre dans sa tente
pour en dicter l'ordre. Là, il médite sur la gravité de sa position. Il
a vu les deux armées égales. Environ cent vingt mille hommes et six
cents canons de chaque côté. Chez les Russes, l'avantage des lieux,
d'une seule langue, d'un même uniforme, d'une seule nation combattant
pour une même cause, mais beaucoup de troupes irrégulières et de
recrues. Chez les Français, autant d'hommes, mais plus de soldats; car
on vient de lui remettre la situation de ses corps: il a devant les yeux
le compte de la force de ses divisions, et, comme il ne s'agit ici ni
d'une revue, ni de distribution, mais d'un combat, cette fois les états
n'en sont point enflés. Son armée était réduite, il est vrai, mais
saine, souple, nerveuse, telle que ces corps virils, qui, venant de
perdre les rondeurs de la jeunesse, montrent des formes plus mâles et
plus prononcées.

Toutefois, depuis plusieurs jours qu'il marche au milieu d'elle, il l'a
trouvée silencieuse, de ce silence qui est celui d'une grande attente ou
d'un grand étonnement; comme la nature au moment d'un grand orage, ou
comme le sont les foules à l'instant d'un grand danger.

Il sent qu'il lui faut du repos, de quelque espèce qu'il soit, et qu'il
n'y en a plus pour elle que dans la mort ou dans la victoire: car il l'a
mise dans une telle nécessité de vaincre, qu'il faut qu'elle triomphe à
tout prix. La témérité de la position où il l'a poussée est évidente:
mais il sait que, de toutes les fautes, c'est celle que les Français
pardonnent le plus volontiers; qu'enfin ils ne doutent, ni d'eux, ni de
lui, ni du résultat général, quels que soient les malheurs particuliers.

D'ailleurs, il compte sur leur habitude et sur leur besoin de renommée,
même sur leur curiosité; sans doute on veut voir Moskou, dire qu'on y a
été, y recevoir les récompenses promises, la piller peut-être, et
sur-tout y trouver du repos. Il ne leur a plus vu d'enthousiasme, mais
quelque chose de plus ferme: une foi entière dans son étoile, dans son
génie, la conscience de leur supériorité et cette fière assurance de
vainqueurs devant des vaincus.

Plein de ces sentimens, il dicte une proclamation simple, grave,
franche; comme elle convenait à de telles circonstances, à des hommes
qui n'en étaient pas à leur début, et qu'après tant de souffrances, on
n'avait plus la prétention d'exalter.

Aussi ne parle-t-il qu'à la raison de tous, ou au véritable intérêt de
chacun, ce qui est une même chose: il termine par la gloire, seule
passion à laquelle il pût s'adresser dans ces déserts, dernier des
nobles motifs par lesquels on pouvait agir sur des soldats toujours
victorieux, éclairés par une civilisation avancée et par une longue
expérience; enfin, de toutes les illusions généreuses, la seule qu'ils
aient pu porter aussi loin. Un jour on trouvera cette harangue
admirable; elle était digne du chef et de l'armée: elle fit honneur à
tous deux.

«Soldats, dit-il, voilà la bataille que vous avez tant désirée.
Désormais la victoire dépend de vous, elle nous est nécessaire, elle
nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver, et un prompt retour
dans la patrie! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à
Vitepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre
conduite dans cette journée; que l'on dise de vous: Il était à cette
grande bataille sous les murs de Moskou.»



CHAPITRE VIII.


AU milieu de cette journée, Napoléon avait remarqué dans le camp ennemi
un mouvement extraordinaire; en effet, toute l'armée russe était debout
et sous les armes: Kutusof, entouré de toutes les pompes religieuses et
militaires, s'avançait au milieu d'elle. Ce général a fait revêtir à ses
popes et aux archimandrites, leurs riches et majestueux vêtemens,
héritage des Grecs. Ils le précèdent, portant les signes révérés de la
religion, et sur-tout cette sainte image, naguère protectrice de
Smolensk, qu'ils disent s'être miraculeusement soustraite aux
profanations des Français sacriléges.

Quand le Russe voit ses soldats bien émus par ce spectacle
extraordinaire, il élève la voix, il leur parle sur-tout du ciel, seule
patrie qui reste à l'esclavage. C'est au nom de la religion de
l'égalité, qu'il cherche à exciter ces serfs à défendre les biens de
leurs maîtres; c'est sur-tout en leur montrant cette image sacrée,
réfugiée dans leurs rangs, qu'il invoque leurs courages et soulève leur
indignation.

Napoléon, dans sa bouche, «est un despote universel! le tyrannique
perturbateur du monde! un vermisseau! un archi-rebelle qui renverse
leurs autels, les souille de sang; qui expose la vraie arche du
Seigneur, représentée par la sainte image, aux profanations des hommes,
aux intempéries des saisons.»

Puis il montre à ces Russes leurs villes en cendres; il leur rappelle
leurs femmes, leurs enfans, ajoute quelques mots sur leur empereur, et
finit en invoquant leur piété et leur patriotisme. Vertus d'instinct
chez ces peuples trop grossiers, et qui n'en étaient encore qu'aux
sensations, mais par cela même soldats d'autant plus redoutables; moins
distraits de l'obéissance par le raisonnement; restreints par
l'esclavage dans un cercle étroit, où ils sont réduits à un petit nombre
de sensations, qui sont les seules sources des besoins, des désirs, des
idées.

Du reste, orgueilleux par défaut de comparaison, et crédules, comme ils
sont orgueilleux, par ignorance. Adorant des images, idolâtres autant
que des chrétiens peuvent l'être: car cette religion de l'esprit, tout
intellectuelle et morale, ils l'ont faite toute physique et matérielle,
pour la mettre à leur brute et courte portée.

Mais, enfin, ce spectacle solennel, ce discours, les exhortations de
leurs officiers, les bénédictions de leurs prêtres achevèrent de
fanatiser leur courage. Tous, jusqu'aux moindres soldats, se crurent
dévoués par Dieu lui-même à la défense du ciel et de leur sol sacré.

Du côté des Français, il n'y eut d'appareil ni religieux ni militaire,
point de revue, aucun moyen d'excitation: le discours même de l'empereur
ne fut distribué que très-tard, et lu le lendemain si près du combat,
que plusieurs corps s'engagèrent avant d'avoir pu l'entendre. Cependant,
les Russes, que tant de motifs puissans devaient enflammer, invoquaient
encore l'épée de Michel, empruntant leurs forces à toutes les puissances
du ciel; tandis que les Français ne les cherchaient qu'en eux-mêmes,
persuadés que les véritables forces sont dans le coeur, et que c'est là
l'armée céleste.

Le hasard voulut que ce jour-là même l'empereur reçût de Paris le
portrait du roi de Rome, de cet enfant que l'empire avait accueilli
comme l'empereur, avec les mêmes transports de joie et d'espérance.
Depuis, et chaque jour, dans l'intérieur du palais, on avait vu Napoléon
s'abandonner près de lui à l'expression des sentimens les plus tendres;
aussi quand, au milieu de ces champs si lointains et de tous ces
préparatifs si menaçans, il revit cette douce image, son ame guerrière
s'attendrit-elle! lui-même il exposa ce tableau devant sa tente, puis il
appela ses officiers et jusqu'aux soldats de sa vieille garde, voulant
faire partager son émotion à ces vieux grenadiers, montrer sa famille
privée à sa famille militaire, et faire briller ce symbole d'espoir au
milieu d'un grand danger.

Dans la soirée, un aide-de-camp de Marmont, parti du champ de bataille
des Aropyles, arriva sur celui de la Moskowa. C'était ce même Fabvier
qu'on a vu depuis figurer dans nos dissensions intestines. L'empereur
reçut bien l'aide-de-camp du général vaincu. La veille d'une bataille si
incertaine, il se sentait disposé à l'indulgence pour une défaite: il
écouta tout ce qui lui fut dit sur la dissémination de ses forces en
Espagne, sur la multiplicité des généraux en chef, et convint de tout:
mais il expliqua ces motifs, qu'il est hors de propos de rappeler ici.

La nuit revint, et avec elle la crainte qu'à la faveur de ses ombres,
l'armée russe ne s'évadât du champ de bataille. Cette anxiété entrecoupa
le sommeil de Napoléon. Sans cesse il appela, demandant l'heure, si l'on
n'entendait pas quelque bruit, et envoyant regarder si l'ennemi était
encore en présence. Il en doutait encore tellement, qu'il avait fait
distribuer sa proclamation avec ordre de ne la lire que le lendemain
matin, et en cas qu'il y eût bataille.

Rassuré pour quelques momens, une inquiétude contraire le ressaisit. Le
dénuement de ses soldats l'épouvante. Comment, faibles et affamés,
soutiendront-ils un long et terrible choc? Dans ce danger il considère
sa garde comme son unique ressource; il semble qu'elle lui réponde des
deux armées. Il fait venir Bessières, celui de ses maréchaux à qui il se
fie le plus pour la commander; il veut savoir si rien ne manque à cette
réserve d'élite: plusieurs fois il le rappelle, et renouvelle ses
pressantes questions. Il veut qu'on distribue à ces vieux soldats pour
trois jours de biscuits et de riz, pris sur ses propres fourgons; enfin,
craignant de ne pas être obéi, il se relève, et lui-même demande aux
grenadiers de garde à l'entrée de sa tente, s'ils ont reçu ces vivres.
Satisfait de leur réponse, il rentre et s'assoupit.

Mais bientôt il appelle encore; son aide-de-camp le retrouve la tête
appuyée sur ses mains; il semble, à l'entendre, qu'il réfléchit sur les
vanités de la gloire. «Qu'est-ce que la guerre? Un métier de barbares,
où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné!» Il se
plaint ensuite de l'inconstance de la fortune, qu'il commence, dit-il, à
éprouver. Paraissant alors revenir à des pensées plus rassurantes, il
rappelle ce qu'il lui a été dit sur la lenteur et l'incurie de Kutusof,
et s'étonne qu'on ne lui ait pas préféré Beningsen. Puis il songe à la
situation critique où il s'est jeté, et il ajoute «qu'une grande journée
se prépare; que ce sera une terrible bataille.» Il demande à Rapp «s'il
croit à la victoire?--Sans doute, lui répond celui-ci, mais sanglante!»
Et Napoléon reprend: «Je le sais, mais j'ai quatre-vingt mille hommes;
j'en perdrai vingt mille, j'entrerai avec soixante mille dans Moskou;
les traîneurs nous y rejoindront, puis les bataillons de marche, et nous
serons plus forts qu'avant la bataille.»

Il parut ne comprendre dans ce calcul ni sa garde ni la cavalerie.
Alors, ressaisi par sa première inquiétude, il envoie encore examiner
l'attitude des Russes; on lui répond que leurs feux jettent toujours le
même éclat, et qu'à leur nombre et à la multitude des ombres mobiles qui
les entourent, on juge que ce n'est point une arrière-garde seulement,
mais, une armée entière qui les attise. La présence de l'ennemi
tranquillisa enfin l'empereur, et il chercha quelque repos.

Mais les marches qu'il vient de faire avec l'armée, les fatigues-des
nuits et des jours précédens, tant de soins, une si grande attente,
l'ont épuisé; le refroidissement de l'atmosphère l'a saisi; une fièvre
d'irritation, une toux sèche, une violente altération, le consument. Le
reste de la nuit, il cherche vainement à étancher la soif brûlante qui
le dévore.

Enfin, cinq heures arrivent. Un officier de Ney vient annoncer que le
maréchal voit encore les Russes, et qu'il demande à attaquer. Cette
nouvelle paraît rendre à l'empereur ses forces, que la fièvre a
épuisées. Il se lève, il appelle les siens, et sort en s'écriant: «Nous
les tenons enfin! Marchons! allons nous ouvrir les portes de Moskou!»



CHAPITRE IX.


IL était cinq heures et demie du matin, quand Napoléon arriva près de la
redoute, conquise le 5 septembre. Là, il attendit les premières lueurs
du jour et les premiers coups de fusil de Poniatowski. Le jour parut.
L'empereur, le montrant à ses officiers, s'écria: «Voilà le soleil
d'Austerlitz.» Mais il nous était contraire. Il se levait du côté des
Russes, nous montrait à leurs coups, et nous éblouissait. On s'aperçut
alors que, dans l'obscurité, les batteries, avaient été placées hors de
portée de l'ennemi. Il fallut les pousser plus avant. L'ennemi laissa
faire: il semblait hésiter à rompre le premier ce terrible silence.

L'attention de l'empereur était alors fixée sur sa droite, quand
tout-à-coup, vers sept heures, la bataille éclate à sa gauche. Bientôt
il apprend qu'un régiment du prince Eugène, le 106e, vient de
s'emparer du village de Borodino et de son pont qu'il aurait dû rompre,
mais qu'emporté par ce succès, il a franchi ce passage, malgré les cris
de son général, pour assaillir les hauteurs de Gorcki, d'où les Russes
viennent de l'écraser par un feu de front et de flanc.

On ajouta, que déjà le général commandant cette brigade était tué, et
que le 106e aurait été entièrement détruit si le 92e régiment,
accourant de lui-même à son secours, n'en avait recueilli promptement et
ramené les débris.

C'était Napoléon lui-même qui venait d'ordonner à son aile gauche
d'attaquer violemment. Peut-être crut-il n'être obéi qu'à demi, et
voulut-il seulement retenir de ce côté l'attention de l'ennemi. Mais il
multiplia ses ordres, il outra ses excitations, et il engagea de front
une bataille qu'il avait conçue dans un ordre oblique.

Pendant cette action, l'empereur, jugeant Poniatowski aux prises sur la
vieille route de Moskou, avait donné devant lui le signal de l'attaque.
Soudain on vit de cette plaine paisible et de ses collines muettes,
jaillir des tourbillons de feu et de fumée suivi presque aussitôt d'une
multitude d'explosions et du sifflement des boulets qui déchiraient
l'air dans tous les sens. Au milieu de ce fracas, Davoust, avec les
divisions Compans, Desaix, et trente canons en tête, s'avance rapidement
sur la première redoute ennemie.

La fusillade des Russes commence: les canons français ripostent seuls.
L'infanterie marche sans tirer; elle se hâtait pour arriver sur le feu
de l'ennemi et l'éteindre, mais Compans, général de cette colonne, et
ses plus braves soldats tombent blessés; le reste, déconcerté,
s'arrêtait sous cette grêle de balles pour y répondre, quand Rapp
accourt remplacer Compans: il entraîne encore ses soldats, la baïonnette
en avant et au pas de course, contre la redoute ennemie.

Déjà, lui le premier, il y touchait, lorsqu'à son tour il est atteint:
c'était sa vingt-deuxième blessure. Un troisième général qui lui
succède, tombe encore. Davoust lui-même est frappé: on porta Rapp à
l'empereur, qui lui dit: «Eh quoi, Rapp, toujours! Mais que fait-on
la-haut?» L'aide-de-camp répondit qu'il y faudrait la garde pour
achever. «Non, reprit Napoléon, je m'en garderai bien, je ne veux pas la
faire démolir, je gagnerai la bataille sans elle.»

Alors Ney, avec ses trois divisions, réduits à dix mille hommes, se
jette dans la plaine; il court seconder Davoust; l'ennemi partage ses
feux; Ney se précipite. Le 57º régiment de Compans, se voyant soutenu,
se ranime; par un dernier élan, il vient d'atteindre les retranchemens
ennemis; il les escalade, joint les Russes, et de ses baïonnettes les
pousse, les culbute et tue les plus obstinés. Le reste fuit, et le 57º
s'établit dans sa conquête. En même temps Ney s'élance avec tant
d'emportement sur les deux autres redoutes qu'il les arrache à l'ennemi.

Il était midi, la gauche de la ligne russe ainsi forcée, et la plaine
ouverte, l'empereur ordonne à Murat de s'y porter avec sa cavalerie et
d'achever. Un instant suffit à ce prince pour se faire voir sur les
hauteurs, et au milieu de l'ennemi qui y reparaissait; car la seconde
ligne russe et des renforts, amenés par Bagawout et envoyés par
Tutchkof, venaient au secours de la première. Tous accouraient,
s'appuyant sur Semenowska, pour reprendre leurs redoutes. Les Français
étaient encore dans le désordre de la victoire, ils s'étonnent et
reculent.

Les Westphaliens, que Napoléon venait d'envoyer au secours de
Poniatowski, traversaient alors le bois qui séparait ce prince du reste
de l'armée; ils entrevirent, dans la poussière et la fumée, nos troupes
qui rétrogradaient. À la direction de leur marche, ils les jugèrent
ennemies, et tirèrent dessus. Cette méprise, dans laquelle ils
s'obstinèrent, augmenta le désordre.

Les cavaliers ennemis poussèrent vigoureusement leur fortune; ils
enveloppèrent Murat, qui s'était oublié pour rallier les siens; déjà
même ils étendaient les mains pour le saisir, quand ce souverain, en se
jetant dans la redoute, leur échappa. Mais il n'y trouva que des soldats
incertains, s'abandonnant eux-mêmes et courant tout effarés autour du
parapet. Il ne leur manquait pour fuir qu'une issue.

La présence du roi et ses cris en rassurèrent d'abord quelques-uns.
Lui-même saisit une arme: d'une main il combat, de l'autre il élève et
agite son panache, appelant tous les siens, et les rendant à leur
première valeur par cette autorité que donne l'exemple. En même temps,
Ney a reformé ses divisions. Son feu arrête les cuirassiers ennemis,
trouble leurs rangs; ils lâchent prise. Murat enfin est dégagé et les
hauteurs sont reconquises.

Le roi, à peine sorti de ce péril, court à un autre: il se précipite sur
l'ennemi avec la cavalerie de Bruyère et de Nansouty, et, par des
charges opiniâtres et réitérées, il renverse les lignes russes, les
pousse, les rejette sur leur centre, et termine, avant une heure, la
défaite entière de leur aile gauche.

Mais les hauteurs du village détruit de Semenowska, où commençait la
gauche du centre des Russes, étaient encore intactes; les renforts que
Kutusof tirait sans cesse de sa droite, s'y appuyaient. Leur feu
dominant plongeait sur Ney et Murat; il arrêtait leur victoire; il
fallait s'emparer de cette position. D'abord Maubourg avec sa cavalerie
en balaie le front: Friand, général de Davoust, le suivait avec son
infanterie. Ce fut Dufour et le 15e léger qui les premiers gravirent
contre cet escarpement. Ils délogèrent les Russes de ce village, dont
les ruines étaient mal retranchées. Friand soutint cet effort, profita
de son succès, et l'assura, quoique blessé.



CHAPITRE X.


CETTE action vigoureuse nous ouvrait le chemin de la victoire; il
fallait s'y précipiter; mais Murat, Ney et Davoust étaient épuisés; ils
s'arrêtent et pendant qu'ils rallient leurs troupes, ils envoient
demander des renforts. On vit alors Napoléon saisi d'une hésitation
jusque-là inconnue: il se consulta longuement; enfin, après des ordres
et des contre-ordres réitérés à sa jeune garde il crut que la présence
des forces de Friand et de Maubourg sur les hauteurs suffirait,
l'instant décisif ne lui paraissant pas venu.

Mais Kutusof profite de ce sursis qu'il ne devait point espérer; il
appelle au secours de sa gauche découverte toutes ses réserves, et
jusqu'à la garde russe. Bagration avec tous ces renforts, réforme sa
ligne; sa droite s'appuie à la grande batterie qu'attaquait le prince
Eugène, sa gauche au bois qui termine le champ de bataille vers Bsarewo.
Ses feux déchirent nos rangs; son attaque est violente, impétueuse,
simultanée: infanterie, cavalerie, artillerie, tous font un grand
effort. Ney et Murat se roidissent contre cette tempête; il ne s'agit
plus pour eux de poursuivre la victoire mais de la conserver.

Les soldats de Friand, rangés devant Semenowska, repoussent les
premières charges, mais, assaillis par une grêle de balles et de
mitraille, ils se troublent: un de leurs chefs se rebute et commande la
retraite. Dans cet instant critique, Murat court à lui, et, le
saisissant au collet, il lui crie: «Que faites-vous?» Le colonel,
montrant la terre couverte de la moitié des siens, lui répond: «Vous
voyez bien qu'on ne peut plus tenir ici.--Eh! j'y reste bien, moi!»
s'écrie le roi. Ces mots arrêtèrent cet officier; il regarda fixement le
monarque, et reprit froidement: «C'est juste! Soldats, face en tête!
allons nous faire tuer!»

Cependant, Murat venait de renvoyer Borelli à l'empereur pour demander
du secours; cet officier montre les nuages de poussière que les charges
de cavalerie élèvent sur les hauteurs, jusque là tranquilles depuis leur
conquête. Quelques boulets viennent même, pour la première fois, mourir
aux pieds de Napoléon: l'ennemi se rapproche: Borelli insiste, et
l'empereur promet sa jeune garde; mais à peine eut-elle fait quelques
pas que lui-même cria de s'arrêter. Toutefois, le comte de Lobau la
faisait avancer peu à peu, sous prétexte de rectifier des alignemens.
Napoléon s'en aperçut et réitéra son ordre.

Heureusement, l'artillerie de la réserve s'avança dans cet instant pour
prendre position sur les hauteurs conquises; Lauriston avait obtenu pour
cette manoeuvre le consentement de l'empereur, qui d'abord l'ordonna
moins qu'il ne la permît. Mais bientôt elle lui parut si importante,
qu'il en pressa l'exécution avec le seul mouvement d'impatience qu'il
ait montré dans toute cette journée.

On ne sait si l'incertitude des combats de Poniatowski et du prince
Eugène à sa droite et à sa gauche, ne le rendit pas incertain; ce qui
est sûr c'est qu'il parut craindre que l'extrême gauche des Russes,
échappant aux Polonais, ne revînt s'emparer du champ de bataille
derrière Ney et Murat. Ce fut au moins une des causes pour lesquelles il
retint sa garde en observation sur ce point. Il répondait à ceux qui le
pressaient: «qu'il y voulait mieux voir; que sa bataille n'était pas
encore commencée; qu'il fallait savoir attendre; que le temps entrait
dans tout; que c'était l'élément dont toutes choses se composaient; que
rien n'était assez débrouillé.» Puis il demandait l'heure ajoutait:
«que celle de sa bataille n'était pas encore venue; qu'elle commencerait
dans deux heures.»

Mais elle ne commença pas; on le vit toute cette journée s'asseoir ou se
promener lentement, en avant et un peu à gauche de la redoute conquise
le 5, sur les bords d'une ravine, loin de cette bataille, qu'il
apercevait à peine depuis qu'elle avait dépassé les hauteurs; sans
inquiétude, lorsqu'il la vit reparaître, sans impatience contre les
siens, ni contre l'ennemi. Il faisait seulement quelques gestes d'une
triste résignation quand, à chaque instant, on venait lui apprendre la
perte de ses meilleurs généraux. Il se leva plusieurs fois pour faire
quelques pas, et se rasseoir encore.

Chacun autour de lui le regardait avec étonnement. Jusque-là, dans ces
grands chocs, on lui avait vu une activité calme; mais ici, c'était un
calme lourd, une douleur molle, sans activité: quelques-uns crurent y
reconnaître cet abattement, suite ordinaire des violentes sensations;
d'autres imaginèrent qu'il s'était déjà blasé sur tout, même sur
l'émotion des combats. Plusieurs observèrent que cette constance calme,
ce sang-froid des grands hommes dans ces grandes occasions, tournent
avec le temps en flegme et en appesantissement, quand l'âge a usé leurs
ressorts. Les plus zélés motivèrent son immobilité sur la nécessité,
quand on commande sur une grande étendue, de ne pas trop changer de
place, afin que les nouvelles sachent où vous trouver. Enfin, il y eut
qui s'en prirent, avec plus de raison, à sa santé affaiblie et à une
forte indisposition.

Les généraux d'artillerie, qui s'étonnaient aussi de leur stagnation,
profitèrent promptement de la permission de combattre, qu'on venait de
leur donner. Ils couronnèrent bientôt les crêtes. Quatre-vingts pièces
de canon éclatèrent à la fois. La cavalerie russe vint la première se
briser contre cette ligne d'airain; elle s'en fut derrière son
infanterie.

Celle-ci s'avançait pas masses épaisses, où d'abord nos boulets firent
de larges et profondes trouées; et pourtant elles approchaient toujours,
quand les batteries françaises, redoublant, les écrasèrent de mitraille.
Des pelotons entiers tombaient à la fois; on voyait leurs soldats
chercher à se remettre ensemble sous ce terrible feu. À chaque instant,
séparés par la mort, ils se resserraient sur elle en la foulant aux
pieds.

Enfin ils s'arrêtèrent, n'osant avancer davantage et ne voulant pas
reculer, soit qu'ils fussent saisis et comme pétrifiés d'horreur, au
milieu de cette grande destruction, ou que dans cet instant Bagration
ait été blessé; soit qu'une première disposition échouant, leurs
généraux n'en sussent pas changer, n'ayant pas, comme Napoléon, le grand
art de remuer de si grands corps à la fois, avec ensemble et sans
confusion. Enfin ces amasses inertes se laissèrent écraser pendant deux
heures, sans autre mouvement que celui de leur chute. On vit alors un
massacre effroyable, et la valeur intelligente de nos artilleurs admira
le courage immobile, aveugle et résigné de leurs ennemis.

Ce furent les victorieux qui se fatiguèrent les premiers. La lenteur de
ce combat d'artillerie irrita leur impatience. Leurs munitions
s'épuisaient; ils se décident: Ney marche donc en étendant sa droite,
qu'il fait rapidement avancer pour tourner encore la gauche du nouveau
front qu'on lui a opposé. Davoust et Murat le secondent, et les débris
de Ney sont vainqueurs des restes de Bagration.

La bataille cesse alors dans la plaine, elle se concentre sur le reste
des hauteurs ennemies, et vers la grande redoute, que Barclay, avec le
centre et la droite, défend obstinément contre le prince Eugène.

Ainsi, vers le milieu du jour, toute l'aile droite française, Ney,
Davoust et Murat, après avoir fait tomber Bagration et la moitié de la
ligne russe, se présentaient sur le flanc entr'ouvert du reste de
l'armée ennemie, dont ils voyaient tout l'intérieur, les réserves, les
derrières abandonnés, et jusqu'à la retraite.

Mais se sentant trop affaiblis pour se jeter dans ce vide, derrière une
ligne encore formidable, ils appellent la garde à grands cris! «La jeune
garde! qu'elle les suive de loin! qu'elle se montre seulement, qu'elle
les remplace sur ces hauteurs! eux alors suffiront pour achever!»

C'est Belliard qu'ils ont envoyé à l'empereur. Ce général déclare «que,
de leur position, les regards percent sans obstacle jusqu'à la route de
Mojaïsk, derrière l'armée russe; qu'on y voit une foule confuse de
fuyards, de blessés et de chariots en retraite; qu'une ravine et un
taillis clair les en séparent encore, il est vrai, mais, que les
généraux ennemis, déconcertés, n'ont point songé à en profiter; qu'enfin
il ne faut qu'un élan pour arriver au milieu de ce désordre, et décider
du sort de l'armée ennemie et de la guerre!»

Cependant, l'empereur hésite, doute, et ordonne à ce général d'aller
voir encore et de revenir lui rendre compte.

Belliard, surpris, court et revient promptement: il annonce «que
l'ennemi commence à se raviser; que déjà on voit le taillis se garnir de
ses tirailleurs; que l'occasion va s'échapper; qu'il n'y a plus un
instant à perdre, sans quoi il faudra une seconde bataille pour terminer
la première!»

Mais Bessières insiste sur l'importance de la garde; il rappelle «la
distance où l'on se trouve des renforts; que l'Europe est entre Napoléon
et la France; qu'on devait conserver au moins cette poignée de soldats
qui restaient seuls pour en répondre.» Et l'empereur alors dit à
Belliard, «que rien n'était encore assez débrouillé; que, pour faire
donner ses réserves, il voulait voir plus clair sur son échiquier.» Ce
fut son expression, qu'il répéta plusieurs fois, en montrant la grande
redoute, contre laquelle se brisaient les efforts du prince Eugène.

Belliard, consterné, retourne auprès du roi; il lui annonce
l'impossibilité d'émouvoir l'empereur: «il l'a, dit-il, trouvé assis à
la même place, l'air souffrant et abattu, les traits affaissés, le
regard morne; donnant ses ordres languissamment, au milieu de ces
épouvantables bruits de guerre, qui lui semblent étrangers!» À ce récit,
Ney, furieux, et emporté par son caractère ardent et sans mesure,
éclate: «Sont-ils donc venus de si loin pour se contenter d'un champ de
bataille! Que fait l'empereur derrière l'armée! Là, il n'est à portée
que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par
lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire par-tout
l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux
pour lui!»

Murat fut plus calme: il se souvenait d'avoir vu l'empereur parcourir,
la veille, le front de la ligne ennemie, s'arrêter plusieurs fois,
descendre de cheval, et, le front appuyé sur ses canons, y rester dans
l'attitude de la souffrance. Il savait l'agitation de sa nuit, et qu'une
toux vive et fréquente coupait sa respiration. Le roi comprit que la
fatigue et les premières atteintes de l'équinoxe avaient ébranlé son
tempérament affaibli, et qu'enfin, dans ce moment critique, l'action de
sort génie était comme enchaînée par son corps, affaissé sous le double
poids de la fatigue et de la fièvre.

Pourtant les excitations ne lui manquèrent pas; car, aussitôt après
Belliard, Daru, poussé par Dumas et sur-tout par Berthier, dit à voix
basse à l'empereur: «que, de toutes parts, on s'écriait que l'instant de
faire donner la garde était venu.» Mais Napoléon répliqua: «Et, s'il y a
une seconde bataille demain, avec quoi là livrerai-je?» Le ministre
n'insista pas, surpris de voir, pour la première fois, l'empereur
remettre au lendemain, et ajourner sa fortune.



CHAPITRE XI.


CEPENDANT, Barclay avec la droite luttait opiniâtrément contre le prince
Eugène. Celui-ci, aussitôt après la prise de Borodino, avait passé la
Kologha devant la grande redoute ennemie. Là sur-tout, les Russes
avaient compté sur leurs hauteurs escarpées, environnées de ravins
profonds et fangeux, sur notre épuisement, sur leurs retranchemens armés
de grosses pièces, enfin sur quatre-vingts canons qui bordaient ces
crêtes, toutes hérissées de fer et de feu! Mais ces élémens, l'art, la
nature, tout leur manqua à la fois: assaillis par un premier élan de
cette furie française si célèbre, ils virent tout-à-coup les soldats de
Morand, au milieu d'eux, et s'enfuirent déconcertés.

Ce fut là qu'on remarqua Fabvier, cet aide-de-camp de Marmont, arrivé la
veille du fond de l'Espagne; il s'était jeté en volontaire et à pied à
la tête des tirailleurs les plus avancés; comme s'il fût venu
représenter l'armée d'Espagne au milieu de la grande-armée, et qu'animé
de cette rivalité de gloire qui fait les héros, il voulût la montrer en
tête et la première au danger.

Il tomba blessé sur cette redoute trop fameuse: car cette victoire fut
courte; l'attaque manquait d'ensemble, soit précipitation des premiers
assaillans, soit lenteur dans ceux qui suivirent. Il y avait un ravin à
passer; sa profondeur garantissait des feux ennemis; on assure que
plusieurs des nôtres s'y arrêtèrent. Morand se trouva donc seul devant
plusieurs lignes russes. Il n'était que dix heures. À sa droite, Friand
n'attaquait pas encore Semenowska à sa gauche, les divisions Gérard,
Broussier et la garde italienne n'étaient pas encore en ligne.

D'ailleurs, cette attaque n'aurait pas dû être faite si brusquement; on
ne voulait que contenir et occuper Barclay de ce côté, la bataille
devant commencer par l'aile droite, et pivoter sur l'aile gauche. Tel
avait été le plan de l'empereur, et l'on ignore pourquoi lui-même y
manqua au moment de l'exécution; car ce fut lui qui, dès les premiers
coups de canon, envoya au prince Eugène, officiers sur officiers, pour
presser son attaque.

Les Russes, revenus de leur premier saisissement, accoururent de toutes
parts. Koutaïsof et Yermolof les conduisirent eux-mêmes, avec une
résolution digne de cette grande circonstance. Le 30e régiment fut
chassé de la redoute. Il y laissa un tiers de ses soldats et son général
percé de vingt blessures. Les Russes, encouragés, ne se contentèrent
plus de se défendre, ils attaquèrent. On vit alors réuni sur ce seul
point tout ce que la guerre a d'art, d'efforts et de fureur. Les
Français tinrent pendant quatre heures sur le penchant de ce volcan et
sous cette pluie de fer et de plomb. Mais il y fallut la tenace habileté
du prince Eugène, et pour des victorieux depuis long-temps, tout ce qu'a
d'insupportable l'idée de s'avouer vaincu.

Chaque division changea plusieurs fois de généraux. Le vice-roi allait
de l'une à l'autre, mêlant la prière aux reproches, et rappelant
sur-tout les anciennes victoires. Il fit avertir l'empereur de sa
position critique; mais Napoléon répondit «qu'il n'y pouvait rien; que
c'était à lui de vaincre; qu'il n'avait qu'à faire un plus grand effort,
que la bataille était là; et le prince ralliait toutes ses forces pour
tenter un assaut général, quand soudain des cris furieux, qui partirent
de sa gauche, détournèrent son attention.

Ouwarof, deux régimens de cavalerie et quelques milliers de Cosaques
tombaient sur sa réserve; le désordre s'y mettait; il y courut, et,
secondé des généraux Delzons et Ornano, il eut bientôt chassé cette
troupe, plus bruyante que redoutable; puis il revint aussitôt se mettre
à la tête d'une attaque décisive.

C'était le moment où Murat, forcé à l'inaction dans cette plaine où il
régnait, avait renvoyé pour la quatrième fois à son frère pour se
plaindre des pertes que les Russes, appuyés aux redoutes opposées au
prince Eugène, faisaient éprouver à sa cavalerie. «Il ne lui demande
plus que celle de sa garde; soutenu par elle, il tournera ces hauteurs
retranchées et les fera tomber avec l'armée qui les défend.»

L'empereur parut y consentir; il envoya chercher Bessières, chef de
cette garde à cheval. Malheureusement on ne trouva pas ce maréchal, qui
était allé considérer la bataille de plus près. L'empereur l'attendit
près d'une heure sans impatience, sans renouveler son ordre: quand le
maréchal revint enfin, il le reçut d'un air satisfait, écouta
tranquillement son rapport et lui permit de s'avancer jusqu'où il le
jugerait convenable.

Mais il n'était plus temps; il ne fallait plus songer à s'emparer de
toute l'armée russe, et peut-être aussi de la Russie entière; mais
seulement du champ de bataille. On avait laissé à Kutusof le loisir de
se reconnaître; il s'était fortifié sur ce qui lui restait de points
d'un accès difficile, et avait couvert la plaine de sa cavalerie.

Ainsi les Russes s'étaient pour la troisième fois reformé un flanc
gauche, devant Ney et Murat; mais celui-ci appelle la cavalerie de
Montbrun. Ce général était tué. Caulincourt le remplace; il trouve les
aides-de-camp du malheureux Montbrun pleurant leur général: «Suivez-moi,
leur crie-t-il. Ne le pleurez plus, et venez, le venger!»

Le roi lui montre le nouveau flanc de l'ennemi: il faut l'enfoncer
jusqu'à la hauteur de la gorge de leur grande batterie; là, pendant que
la cavalerie légère poussera son avantage, lui, Caulincourt, tournera
subitement à gauche avec ses cuirassiers, pour prendre à dos cette
terrible redoute, dont le front écrase encore le vice-roi.

Caulincourt répondit: «Vous m'y verrez tout à l'heure mort ou vif!» Il
part aussitôt et culbute tout ce qui lui résiste; puis tournant
subitement à gauche avec ses cuirassiers, il pénètre le premier dans la
redoute sanglante, où une balle le frappe et l'abat. Sa conquête fut son
tombeau. On courut annoncer à l'empereur cette victoire et cette perte.
Le grand-écuyer, frère du malheureux général, écoutait: il fut d'abord
saisi; mais bientôt il se roidit contre le malheur, et, sans les larmes
qui se succédaient silencieusement sur sa figure, on l'eût cru
impassible. L'empereur lui dit: «Vous avez entendu, voulez-vous vous
retirer?» Il accompagna ces mots d'une exclamation de douleur. Mais, en
ce moment, nous avancions contre l'ennemi, le grand-écuyer ne répondit
rien; il ne se retira pas; seulement il se découvrit à demi, pour
remercier et refuser.

Pendant que cette charge décisive de cavalerie s'exécutait, le vice-roi
était près d'atteindre, avec son infanterie, la bouche de ce volcan;
tout-à-coup il voit son feu s'éteindre, sa fumée se dissiper, et sa
crête briller de l'airain mobile et resplendissant dont nos cuirassiers
sont couverts. Enfin ces hauteurs, jusque-là russes, étaient devenues
françaises; il accourt partager la victoire, l'achever, et s'affermir
dans cette position.

Mais les Russes n'y avaient pas renoncé, ils s'obstinent et s'acharnent;
on les voyait se pelotonner devant nos rangs avec opiniâtreté; sans
cesse vaincus, ils sont sans cesse ramenés au combat par leurs généraux;
et ils viennent mourir au pied de ces ouvrages qu'eux-mêmes avaient
élevés.

On ne put poursuivre leurs débris: de nouveaux ravins, et derrière eux
des redoutes armées protégeaient leurs attaques et leurs retraites. Ils
s'y défendirent avec rage jusqu'à la nuit; couvrant ainsi la grande
route de Moskou, leur ville sainte, leur magasin, leur dépôt, leur
refuge.

De ces secondes hauteurs, ils écrasaient les premières qu'ils nous
avaient abandonnées. Le vice-roi fut obligé de cacher ses lignes
haletantes, épuisées et éclaircies, dans des plis de terrain, et
derrière les retranchemens à demi détruits. Il fallut tenir les soldats
à genoux et courbés derrière ces informes parapets. Ils restèrent
plusieurs heures dans cette pénible position, contenus par l'ennemi
qu'ils contenaient.

Ce fut vers quatre heures que cette dernière victoire fut remportée; il
y en eut plusieurs dans cette journée: chaque corps vainquit
successivement ce qu'il avait devant lui, sans profiter de son succès
pour décider de la bataille, car chacun, n'étant pas soutenu à temps par
la réserve, s'arrêtait épuisé. Mais enfin tous les premiers obstacles
étaient tombés. Le bruit des feux s'affaiblissait, et s'éloignait de
l'empereur. Des officiers arrivaient de toutes parts. Poniatowski et
Sébastiani, après une lutte opiniâtre, venaient aussi de vaincre.
L'ennemi s'arrêtait et se retranchait dans une nouvelle position. Le
jour était avancé, nos munitions épuisées, la bataille finie.

Alors seulement, l'empereur monta à cheval avec effort, et se dirigea
lentement sur les hauteurs de Semenowska. Il y trouva un champ de
bataille acquis incomplètement, que les boulets ennemis et même les
balles nous disputaient encore.

Au milieu de ces bruits de guerre et de l'ardeur encore toute chaude de
Ney et de Murat, il resta toujours le même, sa démarche affaissée, sa
voix languissante, et ne recommandant à des vainqueurs que la prudence;
puis il revint toujours au pas chercher ses tentes, dressées derrière
cette batterie enlevée depuis deux jours, et devant laquelle il était,
depuis le matin, resté témoin presque immobile de toutes les
vicissitudes de cette terrible journée.

En cheminant ainsi, il appela Mortier, et lui ordonna «de faire enfin
avancer la jeune garde; mais sur-tout de ne point dépasser le nouveau
ravin qui séparait de l'ennemi.» Il ajouta, «qu'il le chargeait de
garder le champ de bataille; que c'était là tout ce qu'il lui demandait;
qu'il fit pour cela tout ce qu'il fallait, et rien de plus.» Il le
rappela bientôt pour lui demander «s'il l'avait bien entendu, lui
recommandant de n'engager aucune affaire, et de garder sur-tout le champ
de bataille.» Une heure après, il lui fit encore réitérer l'ordre «de
n'avancer, ni reculer, quoi qu'il arrivât.»



CHAPITRE XII.


QUAND il fut dans sa tente, à son abattement physique se joignit une
grande tristesse d'esprit. Il avait vu le champ de bataille; les lieux
encore plus que les hommes avaient parlé; cette victoire, tant
poursuivie, si chèrement achetée, était incomplète: était-ce lui, qui
poussait toujours les succès jusqu'au dernier résultat possible, que la
fortune venait de trouver froid et inactif, quand elle lui avait offert
ses dernières faveurs?

En effet, les pertes étaient immenses, et sans résultat proportionné.
Chacun, autour de lui, pleurait la mort d'un ami, d'un parent, d'un
frère; car le sort des combats était tombé sur les plus considérables.
Quarante-trois généraux avaient été tués ou blessés. Quel deuil dans
Paris! quel triomphe pour ses ennemis! quel dangereux sujet de pensées
pour l'Allemagne! Dans son armée, jusque dans sa tente, la victoire est
silencieuse, sombre, isolée, même sans flatteurs.

Ceux qu'il a fait appeler, Dumas, Daru, l'écoutent et se taisent: mais
leur attitude, leurs yeux baissés, leur silence, n'étaient point muets.

Il était dix heures. Murat, que douze heures de combat n'avaient pas
éteint, vint encore lui demander la cavalerie de sa garde. «L'armée
ennemie, dit-il, passe en hâte et en désordre la Moskowa; il veut la
surprendre et l'achever.» L'empereur repoussa cette saillie d'une ardeur
immodérée; puis il dicta le bulletin de cette journée.

Il se plut à apprendre à l'Europe que ni lui ni sa garde n'avaient été
exposée. Quelques-uns attribuèrent ce soin a une recherche
d'amour-propre. Les mieux instruits en jugèrent autrement; ils ne lui
avaient guère vu de passion vaine ou gratuite: ils pensèrent qu'à cette
distance, et à la tête d'une année d'étrangers, qui n'avait d'autre lien
que la victoire, un corps d'élite et dévoué lui avait paru indispensable
à conserver.

En effet, ses ennemis n'auraient plus rien à espérer des champs de
bataille, ni sa mort, puisqu'il n'avait pas besoin de s'exposer pour
vaincre; ni une victoire, puisque son génie suffisait de loin, sans même
qu'il fit donner sa réserve. Tant que cette garde restait intacte, sa
puissance réelle et sa puissance d'opinion restaient donc entières. Il
semblait qu'elle lui répondît de ses alliés comme de ses ennemis; c'est
pourquoi il prenait tant de soin d'instruire l'Europe de la conservation
de cette redoutable réserve; et cependant, c'était à peine vingt mille
hommes, dont plus d'un tiers de nouvelles recrues.

Ces motifs étaient puissans, mais ils ne satisfaisaient pas des hommes
qui savaient qu'on trouve toujours d'excellentes raisons pour commettre
les plus grandes fautes. Aussi tous disaient: «qu'ils avaient vu le
combat, gagné, dès le matin à la droite, s'arrêter où il nous était
favorable, pour se continuer successivement de front et à force
d'hommes, comme dans l'enfance de l'art! que c'était une bataille sans
ensemble, une victoire de soldats plutôt que de général! Pourquoi donc
tant de précipitation pour joindre l'ennemi, avec une armée haletante,
épuisée, affaiblie; et, quand enfin on l'avait atteint, négliger
d'achever, pour rester, tout sanglant et mutilé, au milieu d'un peuple
furieux, dans d'immenses déserts, et à huit cents lieues de ses
ressources?»

On entendit alors Murat s'écrier: «que, dans cette grande journée il
n'avait pas reconnu le génie de Napoléon.» Le vice-roi avoua «qu'il ne
concevait point l'indécision qu'avait montrée son père adoptif;» et
Ney, quand il fut appelé à son tour, mit une singulière opiniâtreté à
lui conseiller la retraite.

Ceux qui ne l'avaient pas quitté virent seuls, que ce vainqueur de tant
de nations avait été vaincu par une fièvre brûlante. Ceux-là citèrent
alors ces mots, que lui-même avait écrits en Italie quinze ans plus tôt:
«La santé est indispensable à la guerre, et ne peut être remplacée par
rien;» et cette exclamation, malheureusement prophétique, des champs
d'Austerlitz, où l'empereur s'écria: «Ordener est usé. On n'a qu'un
temps pour la guerre: j'y serai bon encore six ans, après quoi moi-même
je devrai m'arrêter.»

Pendant la nuit, les Russes constatèrent leur présence par quelques
clameurs importunes. Le lendemain matin, il y eut une alerte jusque dans
la tente de l'empereur. La vieille garde fut obligée de courir aux
armes, ce qui, après une victoire, parut un affront. L'armée resta
immobile jusqu'à midi, ou plutôt on eût dit qu'il n'y avait plus
d'armée, mais une seule avant-garde. Le reste était dispersé sur le
champ de bataille pour enlever les blessés. Il y en avait vingt mille.
On les portait à deux lieues en arrière, à cette grande abbaye de
Kolotskoï.

Le chirurgien en chef, Larrey, venait de prendre des aides dans tous les
régimens. Les ambulances avaient rejoint, mais tout fut insuffisant. Il
s'est plaint depuis, dans une relation imprimée, qu'aucune troupe ne lui
eût été laissée pour requérir les choses de première nécessité dans les
villages environnans.

L'empereur parcourait alors le champ de bataille: jamais aucun ne fut
d'un si horrible aspect. Tout y concourait: un ciel obscur, une pluie
froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine
bouleversée, couverte de ruines et de débris; à l'horizon, la triste et
sombre verdure des arbres du nord; par-tout des soldats errant parmi
des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs
compagnons morts; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus
grosses que les nôtres; des bivouacs silencieux, plus de chants, point
de récits; une morne taciturnité.

On voyait autour des aigles, le reste des officiers et sous-officiers et
quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau.
Leurs vêtemens étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de
poudre, souillés de sang; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de
cette misère, de ce désastre, un air fier, et même à l'aspect de
l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités: car, dans
cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun
jugeait de la position de tous.

Les soldats français ne s'y trompent guère; ils s'étonnaient de voir
tant d'ennemis tués, un si grand nombre de blessés et si peu de
prisonniers. Il n'y en avait pas huit cents. C'était par le nombre de
ceux-ci qu'on calculait le succès. Les morts prouvaient le courage des
vaincus plutôt que la victoire. Si le reste se retirait, en si bon
ordre, fier, et si peu découragé, qu'importait le gain d'un champ de
bataille. Dans de si vastes contrées, la terre manquerait-elle jamais
aux Russes pour se battre?

Pour nous, nous n'en avions déjà que trop, et bien plus que nous ne
pouvions en garder. Était-ce donc la conquérir! L'étroit et long sillon
que nous tracions si péniblement depuis Kowno, à travers des sables et
des cendres, ne se refermerait-il pas derrière nous, comme celui d'un
vaisseau sur une vaste mer! il suffisait de quelques paysans mal armés
pour l'effacer.

En effet, ils allaient enlever derrière l'armée nos blessés et nos
maraudeurs. Cinq cents traîneurs tombèrent bientôt entre leurs mains. Il
est vrai que quelques soldats français, arrêtés ainsi, feignirent de
prendre parti parmi ces Cosaques; ils les aidèrent à faire de nouvelles
captures, jusqu'au moment où, se trouvant avec leurs nouveaux
prisonniers en nombre assez considérable, ils se réunirent tout-à-coup,
et se débarrassèrent de leurs ennemis trop confians.

L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était
tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles
paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il
semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivans.

Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour
suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé, et lui arracha
un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme
sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata; il
se soulagea par des cris d'indignation, et par une multitude de soins
qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Quelqu'un, pour l'apaiser, remarqua
que ce n'était qu'un Russe; mais il reprit vivement, «qu'il n'y avait
plus d'ennemis après la victoire, mais seulement des hommes!» Puis il
dispersa les officiers qui le suivaient, pour qu'ils secourussent ceux
qu'on entendait crier de toutes parts.

On en trouvait sur-tout dans le fond des ravins, où la plupart des
nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour
être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en
gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère, c'étaient les plus
jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou
sardonique, sans daigner implorer, ni se plaindre; d'autres demandaient
qu'on les tuât sur-le-champ: mais on passait vite à côté de ces
malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié
cruelle d'achever.

Un d'eux, le plus mutilé (il ne lui restait que le tronc et un bras),
parut si animé, si plein d'espoir et même de gaieté, qu'on entreprit de
le sauver. En le transportant, on remarqua qu'il se plaignait de
souffrir des membres qu'il n'avait plus; ce qui est ordinaire aux
mutilés, et ce qui semblerait être une nouvelle preuve que l'ame reste
entière, et que le sentiment lui appartient seul, et non au corps, qui
ne peut pas plus sentir que penser.

On apercevait des Russes se traînant jusqu'aux lieux où l'entassement
des corps leur offrait une horrible retraite. Beaucoup assurent qu'un de
ces infortunés vécut plusieurs jours dans le cadavre d'un cheval ouvert
par un obus, et dont il rongeait l'intérieur. On en vit redresser leur
jambe brisée, en liant fortement contre elle une branche d'arbre, puis
s'aider d'une autre branche, et marcher ainsi jusqu'au village le plus
prochain. Ils ne laissaient pas échapper un seul gémissement.

Peut-être, loin des leurs, comptaient-ils moins sur la pitié. Mais il
est certain qu'ils parurent plus fermes contre la douleur que les
Français: ce n'est pas qu'ils souffrissent plus courageusement, mais ils
souffraient moins; car ils sont moins sensibles de corps comme d'esprit,
ce qui tient à une civilisation moins avancée, et à des organes endurcis
par le climat.

Pendant cette triste revue, l'empereur chercha vainement une rassurante
illusion, en faisant recompter le peu de prisonniers qui restaient, et
ramasser quelques canons démontés: sept à huit cents prisonniers et une
vingtaine de canons brisés étaient les seuls trophées de cette victoire
incomplète.



CHAPITRE XIII.


EN même temps, Murat poussait l'arrière-garde russe jusqu'à Mojaïsk: la
route qu'elle découvrit en se retirant, était nette et sans un seul
débris d'hommes, de chariots, ou de vêtemens. On trouva tous leurs morts
enterrés, car ils ont un respect religieux pour les morts.

Murat, en apercevant Mojaïsk, s'en crut maître; il envoya dire à
l'empereur d'y venir coucher. Mais l'arrière-garde russe avait pris
position en avant des murs de cette ville, derrière laquelle on voyait
sur une hauteur tout le reste de leur armée. Ils couvraient ainsi les
routes de Moskou et de Kalougha.

Peut-être Kutusof hésitait-il entre ces deux routes, ou voulait-il nous
laisser dans l'incertitude sur celle qu'il aurait suivie; ce qui arriva.
D'ailleurs les Russes tenaient à honneur de ne coucher qu'à quatre
lieues du champ de notre victoire. Cela leur donnait aussi le temps de
désencombrer la route derrière eux, et de déblayer leurs débris.

Leur attitude était ferme et imposante, comme avant la bataille; ce
qu'il fallut admirer, mais ce qui tenait aussi à la lenteur que nous
avions mise à quitter le champ de Borodino, et à une profonde ravine qui
se trouvait entre eux et notre cavalerie. Murat n'aperçut pas cet
obstacle; un de ses officiers, le général Dery, le devina. Il alla
reconnaître le terrain jusqu'aux portes de la ville, sous les
baïonnettes russes.

Mais le roi, fougueux comme au commencement de la campagne et de sa vie
militaire, n'en tint compte: il appelait sa cavalerie; il lui criait
avec fureur d'avancer, de charger, d'enfoncer ces bataillons, ces
portes, ces murailles! son aide-de-camp lui objectait en vain
l'impossibilité; il lui-montrait cette armée sur la hauteur opposée, qui
commandait Mojaïsk, et ce ravin où le reste de nos cavaliers était prêt
à s'engouffrer. Mais lui, toujours plus emporté, répétait «qu'il fallait
qu'ils marchassent; que s'il y avait un obstacle, ils le verraient!»
Puis ils insultait pour exciter; et l'on allait porter ses ordres,
lentement toutefois, car on s'entendait d'ordinaire pour en retarder
l'exécution, afin de lui donner le temps de réfléchir, et qu'un
contre-ordre prévu pût arriver avant un malheur: ce qui n'avait pas
toujours lieu, mais ce qui arriva cette fois. Murat se satisfit, en
épuisant ses canons sur des Cosaques ivres et épars, dont il était
presque environné, et qui l'attaquaient en poussant de sauvages
hurlemens.

Néanmoins, cette affaire s'engagea assez pour ajouter aux pertes de la
veille: Belliard y fut blessé; ce général, qui depuis manqua beaucoup à
Murat, s'occupait à reconnaître la gauche de la position ennemie: elle
était abordable, c'était de ce côté qu'il eût fallu attaquer; mais Murat
ne pensa qu'à se heurter contre ce qu'il avait devant lui.

Pour l'empereur, il n'arriva sur le champ de bataille qu'avec la nuit,
et suivi de forces insuffisantes. On le vit s'avancer vers Mojaïsk,
marchant d'un pas encore plus lent que la veille, et dans une telle
absorption, qu'il semblait ne pas entendre le bruit du combat, ni les
boulets qui arrivaient jusqu'à lui.

Quelqu'un l'arrêta, en lui montrant l'arrière-garde ennemie entre lui et
la ville, et derrière, les feux d'une armée de cinquante mille hommes.
Ce spectacle constatait l'insuffisance de sa victoire, et le peu de
découragement de l'ennemi; il y parut insensible; il écouta les rapports
d'un air affaissé et laissa faire; puis il retourna se coucher dans un
village à quelques pas de là, et à portée des feux ennemis.

L'automne des Russes venait de l'emporter; sans lui, peut-être la
Russie tout entière eût fléchi sous nos armes aux champs de la Moskowa:
son inclémence prématurée vint singulièrement à propos au secours de
leur empire. Ce fut le 6 septembre, la veille même de la grande
bataille! un ouragan annonça sa fatale présence. Il glaça Napoléon. Dès
la nuit qui précéda cette bataille décisive, on a vu qu'une fièvre
ardente brûla son sang, abattit ses esprits, et qu'il en fut accablé
pendant le combat; cette souffrance arrêta ses pas et enchaîna son génie
pendant les cinq jours qui suivirent: après avoir préservé Kutusof d'une
ruine totale à Borodino, elle lui donna le temps de rallier les restes
de son armée, et de les dérober à notre poursuite.

Le 9 septembre nous montra Mojaïsk debout et ouverte; mais en deçà,
l'arrière-garde ennemie encore sur les hauteurs qui la dominent, et
qu'occupait la veille leur armée. On pénétra dans la ville, les uns pour
la traverser et poursuivre l'ennemi, les autres pour piller et se loger:
ceux-ci n'y trouvèrent point d'habitans, point de vivres, mais seulement
des morts, qu'il fallut jeter par les fenêtres pour se mettre à couvert,
et des mourans qu'on réunit dans un même lieu.

Il y en avait par-tout, et en si grand, nombre, que les Russes n'avaient
pas osé incendier ces habitations; toutefois, leur humanité, qui n'avait
pas toujours été si scrupuleuse, céda au besoin de tirer sur les
premiers Français qu'ils virent entrer, et ce fut avec des obus, de
sorte qu'ils mirent le feu à cette ville de bois, et brûlèrent une
partie des malheureux blessés qu'ils y avaient abandonnés.

Pendant qu'on cherchait à les sauver, cinquante voltigeurs du 33e
gravissaient la hauteur, dont la cavalerie et l'artillerie ennemie
occupaient le sommet. L'armée française, encore arrêtée sous les murs de
Mojaïsk, regardait avec surprise cette poignée d'hommes dispersés, qui,
sur cette pente découverte, irritaient de leurs feux des milliers de
cavaliers russes. Tout-à-coup ce qu'on prévoyait arriva. Plusieurs
escadrons ennemis s'ébranlèrent: un instant leur suffit pour envelopper
ces audacieux, qui se pelotonnèrent rapidement, et firent face et feu de
tous côtés; mais ils étaient si peu, au milieu d'une plaine si vaste, et
d'une si grande quantité de chevaux, qu'ils disparurent bientôt à tous
les yeux.

Une exclamation générale de douleur s'éleva de tous les rangs de
l'armée. Chacun de nos soldats, le cou tendu, l'oeil fixe, suivait tous
les mouvemens de l'ennemi, et cherchait à démêler le sort de ses
compagnons d'armes. Les uns s'irritaient contre la distance, et
demandaient à marcher; d'autres chargeaient machinalement leurs armes ou
croisaient la baïonnette d'un air menaçant, comme s'ils avaient été à
portée de les secourir. Tantôt leurs regards s'animaient comme lorsqu'on
combat, tantôt ils se troublaient comme lorsqu'on succombe. D'autres
conseillaient et encourageaient, oubliant qu'on ne pouvait les entendre.

Quelques jets de fumée, qui s'élevèrent du milieu de cette masse noire
de chevaux, prolongèrent l'incertitude. On s'écria que les nôtres
tiraient, qu'ils se défendaient encore, que tout n'était pas fini. En
effet, un chef russe venait d'être tué par l'officier commandant ces
tirailleurs. Il n'avait répondu à la sommation de se rendre que par ce
coup de feu. Cette anxiété durait depuis plusieurs minutes, quand
tout-à-coup l'armée jeta un cri de joie et d'admiration en voyant la
cavalerie russe, étonnée d'une résistance si audacieuse, s'écarter, pour
éviter un feu bien nourri, se disperser, et nous laisser enfin revoir ce
peloton de braves, maître sur ce vaste champ de bataille, dont il
occupait à peine quelques pieds.

Dès que les Russes virent qu'on manoeuvrait sérieusement pour les
attaquer, ils disparurent sans laisser de traces après eux. Ce fut comme
après Vitepsk et Smolensk, et bien plus remarquable, le surlendemain
d'un si grand désastre: ou resta d'abord incertain entre les routes de
Moskou et de Kalougha; puis Murat et Mortier se dirigèrent à tout hasard
sur Moskou.

Ils marchèrent pendant deux jours, ne mangeant que du cheval et du grain
pilé, sans trouver ni hommes ni choses qui décelassent l'armée russe.
Celle-ci, quoique son infanterie ne formât plus qu'une seule masse toute
confuse, n'abandonna pas un débris: tant il y avait d'amour-propre
national, et d'habitude d'ordre, dans l'ensemble et le détail de cette
armée, et tant nous fûmes dépourvus de toute espèce de renseignemens,
comme de ressources, dans ce pays désert et tout ennemi.

L'armée d'Italie s'avançait à quelques lieues sur la gauche de la grande
route, elle surprit des paysans en armes qui ne surent point combattre:
mais leur seigneur, le poignard à la main, se rua sur nos soldats, comme
un désespéré; il criait qu'il n'avait plus d'autel, plus d'empire, plus
de patrie, et que la vie lui était odieuse; on voulut pourtant la lui
laisser, mais comme il s'efforçait de l'ôter aux soldats qui
l'entouraient, la pitié fit place à la colère, et on le satisfit.

Vers Krymskoïe, le 11 septembre, l'armée ennemie reparut bien établie
dans une forte position. Elle avait repris sa méthode d'avoir égard,
dans sa retraite, au terrain plus qu'à l'ennemi. Le duc de Trévise fit
d'abord convenir Murat de l'impossibilité d'attaquer; mais la fumée de
la poudre eut bientôt enivré ce monarque. Il se compromit, et obligea
Dufour, Mortier, et leur infanterie, de s'avancer. C'était le reste de
la division Friand et la jeune garde. On perdit là, sans utilité, deux
mille hommes de cette réserve, ménagée si mal à propos le jour de la
bataille; et Mortier furieux écrivit à l'empereur qu'il n'obéirait plus
à Murat.

Car c'était par des lettres que les généraux d'avant-garde
communiquaient avec Napoléon. Il était resté depuis trois jours à
Mojaïsk, enfermé dans sa chambre, toujours consumé par une fièvre
ardente, accablé d'affaires et dévoré d'inquiétudes. Un rhume violent
lui avait fait perdre l'usage de la parole. Forcé de dicter à sept
personnes à la fois, et ne pouvant se faire entendre, il écrivait sur
différens papiers le sommaire de ses dépêches. S'il s'élevait quelques
difficultés, il s'expliquait par signes.

Il y eut un moment où Bessières lui fit l'énumération de tous les
généraux blessés le jour de la bataille. Cette fatale nomenclature lui
fut si poignante, que, retrouvant sa voix par un violent effort, il
interrompit ce maréchal par cette brusque exclamation: «Huit jours de
Mosckou, et il n'y paraîtra plus.»

Cependant, quoiqu'il eût placé jusque-là tout son avenir dans cette
capitale, une victoire si sanglante et si peu décisive, avait affaibli
son espoir. Ses instructions du 11 septembre, Berthier pour le maréchal
Victor, montrèrent sa détresse. «L'ennemi, attaqué au coeur, ne s'amuse
plus aux extrémités. Dites au duc de Bellune qu'il dirige tout,
bataillons, escadrons, artillerie, hommes isolés, sur Smolensk, pour
pouvoir de là venir à Moskou.»

Au milieu de ces souffrances de corps et d'esprit, dont il dérobait la
vue à son armée, Davoust pénétra jusqu'à lui; ce fut pour s'offrir
encore, quoique blessé, pour le commandement de l'avant-garde,
promettant qu'il saurait marcher jour et nuit, joindre l'ennemi, et le
forcer au combat, sans prodiguer, comme Murat, les forces et la vie de
ses soldats. Napoléon ne lui répondit qu'en vantant avec affectation
l'audacieuse et inépuisable ardeur de son beau-frère.

Il venait d'apprendre qu'on avait retrouvé l'armée ennemie; qu'elle ne
s'était point retirée sur son flanc droit, vers Kalougha, comme il
l'avait craint; qu'elle reculait toujours, et qu'on n'était plus qu'à
deux journées de Moskou. Ce grand nom et le grand espoir qu'il y
attachait, ranimèrent ses forces, et le 12 septembre il fut en état de
partir en voiture, pour rejoindre son avant-garde.

FIN DU TOME PREMIER.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812 - Tome I" ***

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