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Title: Pour la patrie - Roman du XXe siècle
Author: Tardivel, Jules-Paul, 1851-1905
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Pour la patrie - Roman du XXe siècle" ***


This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle.
http://www.fsj.ualberta.ca/biblio/default.htm
 
Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean
(University of Alberta) for making it available.



POUR LA PATRIE

ROMAN DU XXe SIÈCLE


  Par
  J.-P. TARDIVEL
  Directeur de la _Vérité_


  Ne laeteris inimica mea super me, quia
  cecidi: consurgam, cum sedero in tenebris,
  Dominus lux mea est.

  Ô mon ennemie, ne vous réjouissez
  point de ce que je suis tombée; je me relèverai
  après que je me serai assise dans les
  ténèbres; le Seigneur est ma lumière.

    Michaeas, propheta, VII, 8.


  MONTRÉAL
  CADIEUX & DEROME
  LIBRAIRES-ÉDITEURS
  1895



AVANT-PROPOS


Le R. P. Caussette, que cite le R. P. Fayollat dans son livre sur
l'Apostolat de la presse, appelle les romans _une invention
diabolique_. Je ne suis pas éloigné de croire que le digne religieux
a parfaitement raison. Le roman, surtout le roman moderne, et plus
particulièrement encore le roman français me paraît être une arme
forgée par Satan lui-même pour la destruction du genre humain. Et
malgré cette conviction j'écris un roman! Oui, et je le fais sans
scrupule; pour la raison qu'il est permis de s'emparer des machines
de guerre de l'ennemi et de le faire servir à battre en brèche les
remparts qu'on assiège. C'est même une tactique dont on tire quelque
profit sur les champs de bataille.

On ne saurait contester l'influence immense qu'exerce le roman sur la
société moderne. Jules Vallès, témoin peu suspect, a dit: "Combien
j'en ai vu de ces jeunes gens, dont le passage, lu un matin, a
dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l'existence. Balzac, par
exemple, comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères!
Sous ses pas, que de consciences écrasées! Combien, parmi nous, se
sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils
allaient mourir une page arrachée à la _Comédie humaine_.... Amour,
vengeance, passion, crime, tout est copié, tout. Pas une de leurs
émotions n'est franche. Le livre est là." [Citation du père Fayollat.]

Le roman est donc, de nos jours une puissance formidable entre les
mains du malfaiteur littéraire. Sans doute, s'il était possible de
détruire, de fond en comble, cette terrible invention, il faudrait le
faire, pour le bonheur de l'humanité; car les suppôts de Satan le
feront toujours servir beaucoup plus à la cause du mal que les amis
de Dieu n'en pourront tirer d'avantages pour le bien. La même chose
peut se dire, je crois, des journaux. Cependant, il est admis,
aujourd'hui, que la presse catholique est une nécessité, même une
oeuvre pie. C'est que, pour livrer le bon combat, il faut prendre
toutes le armes, même celles qu'on arrache à l'ennemi; à la
condition, toutefois, qu'on puisse légitimement s'en servir. Il faut
s'assurer de la possibilité de manier ces engins sans blesser ses
propres troupes. Certaines inventions diaboliques ne sont propres
qu'à faire le mal: l'homme le plus saint et le plus habile ne saurait
en tirer le moindre bien. L'école neutre, par exemple, ou les
sociétés secrètes, ne seront jamais acceptées par l'Église comme
moyen d'action. Ces choses-là, il ne faut y toucher que pour les
détruire; il ne faut les mentionner que pour les flétrir. Mais le
roman, toute satanique que puisse être son origine, n'entre pas dans
cette catégorie. La preuve qu'on peut s'en servir pour le bien, c'est
qu'on s'en est servi _ad majorem Dei gloriam_. Je ne parle pas du
roman simplement honnête qui procure une heure d'agréable récréation
sans disposer dans l'âme des semences funestes; niais du roman qui
fortifie la volonté, qui élève et assainit le coeur, qui fait aimer
davantage la vertu et liait le vice, qui inspire de nobles
sentiments, qui est, en un mot, la contrepartie du roman infâme.

Pour moi, le type du roman chrétien de combat, si je puis m'exprimer
ainsi, c'est ce livre délicieux qu'a fait un père de la Compagnie de
Jésus et qui s'intitule: _le Roman d un Jésuite_. C'est un vrai
roman, dans toute la force du terme, et jamais pourtant Satan n'a été
mieux combattu que dans ces pages. J'avoue que c'est la lecture du
_Roman d'un Jésuite_ qui a fait disparaître chez moi tout doute sur
la possibilité de se servir avantageusement, pour la cause catholique,
du roman proprement dit. Un ouvrage plus récent, _Jean-Christophe_,
qui a également un prêtre pour auteur, n'a fait que confirmer ma
conviction. Puisqu'un père jésuite et un curé ont si bien tourné une
des armes favorites de Satan contre la Cité du mal, je me crois
autorisé à tenter la même aventure. Si je ne réussis pas, il faudra
dire que j'ai manqué de l'habileté voulue pour mener l'entreprise à
bonne fin; non pas que l'entreprise est impossible.

Un journal conservateur, très attaché au _statu quo_ politique du
Canada, répondant un jour à la _Vérité_, s'exprimait ainsi:
"L'aspiration est une fleur d'espérance. Si l'atmosphère dans
laquelle elle s'épanouit n'est pas favorable, elle se dessèche et
tombe; si, au contraire, l'atmosphère lui convient, elle prend
vigueur, elle est fécondée et produit un fruit; mais si quelqu'un
s'avise de cueillir ce fruit avant qu'il ne soit mûr, tout est perdu.
La maturité n'arrive qu'à l'heure marquée par la Providence, et il
faut avoir la sagesse d'attendre." [La _Minerve_, 11 septembre 1894.]

Dieu a planté dans le coeur de tout Canadien français patriote "une
fleur d'espérance." C'est l'aspiration vers l'établissement, sur les
bords du Saint-Laurent, d'une Nouvelle-France dont la mission sera de
continuer sur cette terre d'Amérique l'oeuvre de civilisation
chrétienne que la vieille France a poursuivi avec tant de gloire
pendant de si longs siècles. Cette aspiration nationale, cette fleur
d'espérance de tout un peuple, il lui faut une atmosphère favorable
pour se développer, pour prendre vigueur et produire un fruit.
J'écris ce livre pour contribuer, selon mes faibles moyens, à
l'assainissement de l'atmosphère qui entoure cette fleur précieuse;
pour détruire, si c'est possible, quelques unes des mauvaises herbes
qui menacent de l'étouffer.

La maturité n'arrive qu'à l'heure marquée pas la divine Providence,
sans doute. Mais l'homme peut et doit travailler à empêcher que cette
heure providentielle ne soit retardée; il peut et doit faire en sorte
que la maturation se poursuive sans entraves. Accuse-t-on le
cultivateur de vouloir hâter indûment l'heure providentielle lorsque,
le printemps, il protège ses plants contre les vents et les gelées et
concentre sur eux les rayons du soleil?

Entre l'activité inquiète et fiévreuse du matérialiste qui, dans son
orgueil et sa présomption, ne compte que sur lui-même pour réussir,
et l'inertie du fataliste qui, craignant l'effort, se croise les bras
et cherche à se persuader que sa paresse n'est que la confiance en
Dieu; entre ces deux péchés opposés, et à égale distance de l'un et
de l'autre, se place la vertu chrétienne qui travaille autant qu'elle
prie; qui plante, qui arrose et qui attend de Dieu la croissance.

Que l'on ne s'étonne pas de voir que mon héros, tout en se livrant
aux luttes politiques, est non seulement un croyant mais aussi un
pratiquant, un chrétien par le coeur autant que par l'intelligence.
L'abbé Ferland nous dit, dans son histoire du Canada, que "dès les
commencements de la colonie, on voit la religion occuper partout la
première place". Pour atteindre parmi les nations le rang que la
Providence nous destine, il nous faut revenir à l'esprit des ancêtres
et remettre la religion partout à la première place; il faut que
l'amour de la patrie canadienne-française soit étroitement uni à la
foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ et au zèle pour la défense de son
Église. L'instrument dont Dieu se servira pour constituer
définitivement la nation canadienne-française sera moins un grand
orateur, un habile politique, ou un fougueux agitateur, qu'un parfait
chrétien qui travaille qui s'immole et qui prie: moins un Kossuth
qu'un Garcia Moreno.

Peut-être m'accusera-t-on de faire des rêves patriotiques qui ne
sauraient se réaliser jamais.

Ces rêves,--si ce ne sont que des rêves,--m'ont été inspirés par la
lecture de l'histoire de la Nouvelle-France la plus belle des temps
modernes, parce qu'elle est la plus imprégnée du souffle apostolique
et de l'esprit chevaleresque. Mais sont-ce purement des rêves? Ne
peut-on pas y voir plutôt des espérances que justifie le passé, des
aspirations réalisables vers un avenir que la Providence nous
réserve, vers l'accomplissement de notre destinée nationale?

Rêves ou aspirations, ces pensées planent sur les lieux que j'habite;
sur ces hauteurs, témoins des luttes suprêmes de nos pères; elles
sortent de ce sol qu'on arrosé de leur sang les deux races vaillantes
que j'aime, je puis le dire, également, parce qu'également
j'appartiens aux deux.

Ma vie s'écoule entre les plaines d'Abraham et les plaines de
Sainte-Foye, entre le champ de bataille où les Français ont
glorieusement succombé et celui où glorieusement ils ont pris leur
revanche. Est-il étonnant que dans cette atmosphère que des héros ont
respirée, il me vienne des idées audacieuses; qu'en songeant aux
luttes de géants qui se sont livrées jadis ici pour la possession de
la Nouvelle-France, j'entrevoie pour cet enjeu de combats mémorables
un avenir glorieux? Est-il étonnant que, demeurant plus près de
Sainte-Foye que des plaines d'Abraham, je me souvienne sans cesse que
la dernière victoire remportée sur ces hauteurs fut une victoire
française; que, tout anglais que je suis par un côté, j'aspire
ardemment vers le triomphe définitif de la race française sur ce coin
de terre que la Providence lui a donné en partage et que seule la
Providence pourra lui enlever?

Pendant vingt années de journalisme, je n'ai guère fait autre chose
que de la polémique. Sur le terrain de combat où je me suis
constamment trouvé, j'ai peu cultivé les fleurs, visant bien plus à
la clarté et à la concision qu'aux ornements du style. Resserré dans
les limites étroites d'un journal à petit format, j'ai contracté
l'habitude de condenser ma pensée, de l'exprimer en aussi peu de mots
que possible, de m'en tenir aux grandes lignes, aux points
principaux. Qu'on ne cherche donc pas dans ces pages le fini exquis
des détails qui constitue le charme de beaucoup de romans. Je n'ai
pas la prétention d'offrir au public une oeuvre littéraire
délicatement ciselée ni une étude de moeurs patiemment fouillée: mais
une simple ébauche où, à défaut de gracieux développements, j'ai
tâché de mettre quelques idées suggestives que l'imagination du
lecteur devra compléter.

Si tel homme public, journaliste, député ou ministre, retrouve dans
ces pages certaines de ses thèses favorites sur les lèvres ou sous la
plume de personnages peu recommandables, qu'il veuille bien croire
que je combats, non sa personne, mais ses doctrines.

J.-P. Tardivel.

Chemin Sainte-Foye, près Québec, Jeudi Saint, 1895.



Prologue


  Haec omnia tibi dabo, si cadens
  adoraveris me.

  Je vous donnerai toutes ces choses,
  si en vous prosternant vous m'adorez.

    Matt, IV, 9.


Eblis! Eblis! Esprit de lumière! Éternel Persécuté! Dieu vaincu mais
vengeur! Moi, ton Élu, moi, ennemi juré de ton ennemi Adonaï, je
t'invoque. Apparais à mes yeux, âmes de l'univers! Esprit de feu,
viens affermir ce bras consacré à ton oeuvre de destruction et de
vengeance! Viens me guider dans la lutte contre le Persécuteur!

Ainsi parlait un tout jeune homme, debout devant une sorte d'autel où
brûlaient des parfums. Au-dessus de l'autel était un immense triangle
lumineux.

L'aspect du jeune homme était en harmonie avec ses terribles paroles.
Son oeil noir flamboyait, ses traits, que la nature avait faits très
beaux, étaient bouleversés par la haine. Tout chez lui portait
l'empreinte de la passion, de la vengeance, et d'une sombre énergie.

Autour de lui s'étalaient des meubles d'une grande richesse. Des
objets d'art, des statues, des tableaux respirant la plus affreuse
luxure ornaient la pièce au fond de laquelle s'élevait l'autel
satanique.

Du dehors venaient, confus et indistincts, les bruits de la grande
ville. Car bien que la nuit fût déjà fort avancée, Paris, dans ces
jours de trouble qui marquèrent la fin de l'année 1931, dormait peu.

A peine le jeune homme eut-il cessé de parler qu'une forme vague
apparut entre l'autel et le triangle, au milieu de la fumée des
parfums. Ou plutôt, c'était la fumée même qui, au lieu de monter en
bouffées irrégulières, comme auparavant, prenait cette forme
mystérieuse.

Le luciférien frémit.

--Eblis! Eblis! s'écria-t-il, tu viens! tu viens!

Rapidement, la forme devint de moins en moins confuse. Ses contours
se découpèrent nettement. C'était la forme que les artistes donnent
aux anges. L'apparition était lumineuse; mais sa lumière n'était pas
éclatante et pure; elle était comme troublée et obscurcie. Le visage
du fantôme était voilé.

--Eblis! s'écria le jeune homme de plus en plus exalté, parle à ton
Élu! Dis-lui où il doit aller, ce qu'il faut faire pour travailler au
triomphe de ta cause, pour te venger d'Adonaï?

Une voix qui n'avait rien d'humain, un murmure qui semblait venir de
loin, et qui parlait plutôt à l'intelligence qu'à l'oreille,
répondit:

--Traverse les mers, rends-toi sur les bords du Saint-Laurent où tes
ancêtres ont jadis planté l'Étendard de mon éternel Ennemi. C'est là
que ton oeuvre t'attend. La Croix est encore debout sur ce coin du
globe. Abats-la. Compte sur mes inspirations.

La voix se tut. L'apparition s'évanouit. A sa place, il n'y avait que
la fumée des parfums qui montait en spirales vers le triangle.



Chapitre I


  Omnis enim qui male agit, odit lucem.

  Quiconque fait le mal, hait la lumière.

    Joan, III, 20.


--Quelle nuit! Il fait noir comme au fond d'une caverne.

--C'est bien la nuit qu'il faut pour nous. Suis-moi et ne parle pas.

Les deux hommes qui ont échangé ces paroles quittent, à pas
précipités, une belle maison située sur une des principales rues de
Québec, et se dirigent, par les voies les moins fréquentées, vers
l'un des faubourgs. Ils ont, du reste, peu de difficulté à se dérober
aux regards des passants, car les rues sont désertes. Il fait une
nuit terrible. La pluie tombe par torrents, une pluie froide, poussée
par le vent du nord-est qui mugit autour des maisons et les ébranle
jusque dans leurs fondements. Les lumières électriques sont éteintes;
la tempête qui sévit depuis deux jours a complètement désorganisé le
service.

C'est une nuit au commencement de novembre de l'année 1945.

Une bourrasque, plus violentes que les autres, S'abat sur la ville.
La pluie tourmentée devient poussière; et le vent, s'engouffrant dans
les cheminées, hurle lugubrement.

--Brrr! fait celui qui a parlé le premier. On dirait que tous les
diables sont décharnés! Est-ce loin encore?

--Nous y serons dans un instant, dit son compagnon. Mais, pour moi,
j'aime la tempête qui brise les croix, qui renverse les églises, qui
fait trembler les hommes. C'est le souffle du grand Persécuté qui
passe, Dieu de la nature! Il secouera ses chaînes. Il triomphera. Il
écrasera son éternel Ennemi. Il se délivrera lui-même et nous
délivrera avec lui de la tyrannie d'Adonaï. Oui, j'aime tout ce qui
est force, tout ce qui est rage, tout ce qui est fureur, tout ce qui
renverse, tout ce qui brise, tout ce qui détruit.

En parlant ainsi, cet homme s'est arrêté. Son regard levé vers le
ciel est aussi sombre que la nuit. Sa main fermée fait un geste de
menace, et ses paroles de blasphème sortent en sifflant entre ses
dents fortement serrées.

--Tu parles comme un vrai kadosch! fait l'autre, avec un accent
légèrement ironique.

--Et toi, on dirait parfois que tu es un adonaïte déguisé!

Puis ils continuent leur route en silence.

Les deux compagnons arrivent bientôt à une ruelle plus obscure encore
que les rues environnantes. Ils s'y engagent furtivement, et
frappent, d'une manière particulière, à la porte d'une habitation
basse dont toutes les fenêtres sont fermées par de solides volets. Il
y a rapide échange de mots de passe; puis la porte s'entr'ouvre et
les deux ouvriers de ténèbres se glissent plutôt qu'ils n'entrent
dans la maison.

Ouvriers de ténèbres! Oui, car c'est dans cette maison obscure que se
réunit le conseil central de la Ligue du Progrès de la province de
Québec. Cette ligue n'est rien autre chose que la franc-maçonnerie
organisée en vue des luttes politiques. Sauf le nom et certaines
singeries jugées inutiles, c'est le carbonarisme: même organisation,
même but, mêmes moyens d'action.

La province de Québec a marché rapidement dans les voies du progrès
moderne depuis quarante ans. Les grands bouleversements sociaux dont
la France fut le théâtre au commencement du vingtième siècle, ont
jeté sur nos rives un nombre considérable de nos cousins d'outre-mer.
Parmi ces immigrants quelques bons sont venus renforcer l'élément
sain et vraiment catholique de notre population. Mais la France
mondaine, sceptique, railleuse, impie et athée, la France des
boulevards, des théâtres, des cabarets, des clubs et des loges, la
France ennemie déclarée de Dieu et de son Église a aussi fait
irruption au Canada. Depuis longtemps les théâtres sont florissants à
Québec et à Montréal, et des troupes de comédiens font des tournées
dans les principaux centres: Trois-Rivières, Saint-Hyacinthe,
Joliette, Saint-Jean, Sorel, Chicoutimi, gâtant les moeurs,
ramollissant les caractères. La littérature corruptrice qui sort de
Paris comme un fleuve immonde se répand sur notre pays depuis plus
d'un demi-siècle. Elle a porté ses fruits de mort. Grand nombre de
coeurs ont été empoisonnés, et de ces coeurs gâtés s'élève un souffle
pestilentiel qui obscurcit les intelligences. La foi baisse.

Tous le voient, tous l'admettent aujourd'hui. Il y a encore beaucoup
de bon dans les campagnes, dans les masses profondes des populations
rurales; mais les gens de bien sont paralysés par l'apathie et la
corruption des classes dirigeantes.

Ne nous étonnons donc pas de retrouver dans notre pays, au milieu du
vingtième siècle, toutes les misères que la France et les autres pays
de l'Europe connaissaient déjà au siècle dernier.

Entrons maintenant avec les deux hommes que nous avons suivis ,
entrons avec eux dans cette salle brillamment éclairée des réunions
nocturnes de la ligue antichrétienne. Sur les murs, on voit
différents emblèmes sataniques. Plusieurs frères causent entre eux.
Le fauteuil du président est encore inoccupé.

À l'arrivée des deux sectaires dont nous avons entendu la
conversation, tous les assistants se lèvent et s'inclinent. Celui des
deux qui a blasphémé se rend tout droit au fauteuil, et ouvre la
séance. C'est le maître. À la lumière qui inonde la salle nous voyons
la figure de cet hommes aux paroles terribles. Sur ces traits, d'une
régularité parfaite, sont écrites toutes les passions, l'orgueil et
la haine surtout. Son âme, qui se reflète dans ses yeux flamboyant,
est noire comme la nuit qu'il fait au dehors, violente comme la
tempête qui bouleverse en ce moment la nature. C'est la nuit et la
tempête incarnées. Pourtant, cet homme sait se contenir. Et c'est à
cette rage contenue, à cette rage qu'on entend gronder sans cesse
comme un feu souterrain, mais qui éclate rarement, qu'il doit son
empire sur ceux qui l'entourent. Il les domine et les captive.

--Frères, dit la président, je vous ai réunis ce soir pour conférer
avec vous sur une matière de la plus haute importance. Personne
d'entre vous n'ignore les grands événements politiques qui se sont
produits depuis quelques jours. Avant-hier, grâce à nos efforts,
grâce à notre entente avec nos frères des autres provinces, la
législature de Québec s'est prononcée selon nos désirs. Il ne restait
plus qu'elle sur notre chemin, vous le savez. Maintenant, il faut
concentrer toutes nos forces et toutes nos ressources sur le
parlement fédéral. C'est là que la grande et décisive bataille doit
se livrer contre la superstition et la tyrannie des prêtres. Si nous
remportons la victoire, c'en est fait à tout jamais du cléricalisme
en ce pays....

--Et de notre nationalité, et de notre langue aussi, dit celui qui
avait accompagné le président.

--Qu'importe la nationalité, qu'importe la langue, reprend le maître,
en lançant à son interrupteur un regard chargé de sombres éclairs.
Qu'importent ces affaires de sentiment si, en les sacrifiant, nous
parvenons à écraser l'infâme, à déraciner du sol canadien la croix
des prêtres, emblème de la superstition, étendard de la tyrannie.
J'ai déjà dit à celui qui m'a interrompu qu'il semble parfois être un
Adonaïte déguisé. Je le lui répète, et j'ajoute: qu'il prenne garde à
lui!

--Pourtant, maître, fait un sectaire, il faut admettre que notre
secrétaire, le frère Ducoudray, rend de nobles services à la cause
par son excellent journal la _Libre Pensée_. S'il y a une feuille
anticléricale dans le pays, c'est bien la _Libre Pensée,_
n'est-ce-pas?

--Je le sais, poursuit le président, en faisant un grand effort pour
se contenir. Mes paroles ont été sans doute trop vives; j'en
demande pardon au frère Ducoudray. J'admire son talent et le zèle
anticlérical qu'il déploie dans la rédaction de la _Libre Pensée_.
Mais je ne puis m'empêcher de craindre pour lui, car je sais qu'il
a été élevé dans la superstition....

--Il y a pourtant longtemps que j'ai brisé avec elle, dit Ducoudray.

--Assez! fait le maître. N'en parlons plus!... Je disais donc que la
bataille décisive doit se livrer à Ottawa. Nous avons à choisir entre
le _statu quo_, l'union législative et la séparation des provinces.
Vous le savez, c'est l'union législative que nous convoitons; c'est
par elle que nous briserons l'influence des prêtres, que nous
étoufferons la superstition, que nous répandrons la vraie lumière,
que nous délivrerons le peuple du joug infâme qu'il porte depuis des
siècles. Pour réussir il faut de la hardiesse, sans doute; mais aussi
de la prudence, une tactique savante, une stratégie habile. Voici
notre plan de campagne en deux mots: _l'union législative sous le
manteau du statu quo_. Nous n'arriverons pas à l'union par le chemin
direct. Les masses du peuple de cette province sont encore trop
fanatisées, trop dominées par les prêtres pour que nous puissions
leur faire accepter l'union législative si nous leur présentons
ouvertement notre projet. Ce serait nous exposer à une défaite
certaine....

--Faut-il donc que la _Libre Pensée_ change de tactique? demanda
Ducoudray quelque peu intrigué.

--Pas du tout, reprend le président. Au contraire, vous devez faire
plus de tapage que jamais en faveur de l'union législative. Mais vous
aurez besoin de dire que vous la demandez uniquement en vue de
l'économie et du progrès matériel du pays. Gardez-vous bien de
laisser échapper le moindre aveu touchant le véritable but que nous
voulons atteindre par l'union législative. Pendant que la _Libre
Pensée_ et son école demanderont l'union législative à hauts cris, je
ferai de la diplomatie. Ne soyez pas surpris si, au premier jour, je
tourne ostensiblement le dos ou mouvement unioniste; si je passe
armes et bagages dans le camp du _statu quo_; si je deviens l'un des
chefs de ce parti. Vous, Ducoudray, vous m'attaquerez alors avec
cette belle violence de langage qui vous est habituelle; vous me
dénoncerez comme conservateur outré, comme réactionnaire. Appelez-moi
clérical, si vous voulez. Ces attaques me vaudront la confiance des
conservateurs; et cette confiance me permettra de manoeuvrer à mon
aise.

--Et que faudra-t-il dire de Lamirande et de sa bande de fanatiques?
interroge Ducoudray.

--Tout ce que vous avez dit jusqu'ici, et même davantage, si c'est
possible. Vous direz qu'ils ne demandent la séparation que par
ambition personnelle, et par fanatisme; que s'ils y réussissent, leur
premier soin sera de rétablir l'inquisition, de faire voter des lois
pour forcer tout le monde à assister à la basse messe six fois la
semaine, et à la grand-messe et aux vêpres, le dimanche....

--Avec abonnement obligatoire au journal de Leverdier pour tous les
pères de famille!...

--Très bien! frère Ducoudray, je vois que vous saisissez parfaitement
mon idée, et je suis convaincu que vous la traduirez fidèlement. En
accablant les cléricaux et les _ultramontés_ de ridicule, vous
convaincrez les conservateurs de la nécessité de se maintenir dans
leur juste milieu et d'éviter les deux extrêmes, l'extrême radical et
l'extrême catholique. C'est dans cette disposition d'esprit que je
les veux pour leur faire accepter plus sûrement mes projets.

Pendant plus d'une heure encore, ces ouvriers de ténèbres continuent
ainsi leur oeuvre. Puis, ils se dispersent et s'en vont comme ils
sont venus, à la dérobée.



Chapitre II


  Quam malae famae est, qui derelinquit patrem.

  Combien est infâme celui qui abandonne son père.

    Eccli. III, 18.


Le même soir, il se passait, dans un autre endroit de Québec, une
scène bien différente. Malgré le temps affreux, plusieurs membres de
la Saint-Vincent-de-Paul s'étaient rendus à la sacristie de la
basilique pour assister à la réunion hebdomadaire de la conférence
Notre-Darne.

Parmi les assistants était le Dl Joseph Lamirande. Celui-là, il n'y
avait pas de tempête capable de le faire manquer à un devoir
quelconque. Il pouvait avoir quarante ans. Sa figure grave et douce
exprimait une très grande énergie tempérée par la bonté. Personne ne
se souvenait de l'avoir entendu rire ni de l'avoir vu triste ou
sombre. Mais s'il ne riait guère, souvent, lorsqu'il parlait, un beau
sourire illuminait ses traits et sa voix prenait des accents d'une
tendresse infinie. Arrivée à la conférence, il était allé s'asseoir
sur le dernier banc, au milieu d'un groupe d'ouvriers, et se mêla à
leur conversation.

Après la prière et la lecture d'usage, le président de la conférence
prit la parole:

--Messieurs, plusieurs personnes m'ont averti ce matin qu'un
vieillard, venu on ne sait d'où, se trouve dans un galetas de la rue
de l'Ancien Chantier, au Palais, où il est allé se réfugier. Il est
malade, évidemment, et paraît être dans un dénuement absolu. Il parle
peu à ceux qui le questionnent et ne veut pas dire son nom. Ce n'est
pas lui-même qui demande de l'assistance; ce sont quelques gens du
voisinage qui ont cru devoir appeler l'attention de la conférence sur
ce cas quelque peu extraordinaire. On craint que cet étrange
vieillard ne meure de faim et de misère si la Saint-Vincent-de-Paul
ne s'occupe de lui immédiatement. Je crois que nous devons ordonner
une visite d'enquête pour demain matin.

Après un instant de silence:

--Personne ne s'y oppose? Eh bien! la visite d'enquête est ordonnée.
Qui va s'en charger?... Le Dr Lamirande voudra bien la faire avec M.
Saint-Simon qui n'est pas ici, mais qui accompagnera sans doute
volontiers le docteur. Si quelqu'un peut faire du bien à l'âme et au
corps de ce malheureux vieillard, c'est bien vous, docteur.

--Je ferai mon possible, monsieur le président, et dès demain matin.

Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, Lamirande accompagné de M.
Hercule Saint-Simon, directeur du _Progrès catholique_, se rend au
Palais.

Quel ironie dans ce nom! Jadis, "du temps des Français", s'élevait
dans ce quartier le palais de l'Intendant. Mais il y a longtemps que
cet édifice est tombé en ruines et que les ruines mêmes sont
disparues. De l'ancienne splendeur du palais il ne reste plus que le
nom donné à un quartier de la ville, et plus particulièrement à une
petite localité située entre Saint-Roch et la Basse-Ville. Le
souvenir même de l'ancien palais est tellement effacé que beaucoup de
personnes se demandent pourquoi ce quartier se nomme ainsi. Par
une étrange vicissitude de la fortune, l'endroit appelé plus
particulièrement le Palais est devenu le quartier pauvre par
excellence. Que de misères, morales et physiques, s'entassent
dans ces logements délabrés, mal éclairés, malpropre, souvent
infects!

--Oh, la triste chose que la pauvreté! dit Saint-Simon. Elle est la
cause de tout le mal moral et physique dans le monde.

--Elle est sans doute triste, répond Lamirande, puisqu'elle est un
des fruits amers du premier péché; mais elle est plutôt triste dans
sa cause que dans ses effets. Jésus-Christ, ne l'oublions pas, mon
ami, était pauvre. Il a béni et ennobli la pauvreté, et Il nous a
laissé les pauvres comme ses représentants. S'il n'y avait point de
misères morales et corporelles à soulager, sur quoi s'exercerait la
sainte charité,? Et sans la charité que deviendrait le monde livré à
l'égoïsme? Cette terre cesserait d'être une vallée de larmes, soit,
mais elle deviendrait un vaste et horrible désert.

--Vous avez peut-être raison, théoriquement, mais en pratique je
trouve la pauvreté très incommode, répliqua Saint-Simon.

--Mais vous n'êtes pas pauvre, vous, dit Lamirande en souriant. Vous
badinez. Par pauvreté, on entend le manque du nécessaire ou du très
utile.

--Tout est relatif dans le monde, fait son compagnon. Sans doute, si
vous me comparez à celui que nous allons visiter, je ne suis pas
pauvre. Mais comparé à d'autres, à Montarval, par exemple, je le suis
affreusement.

--Pourtant, celui qui peut se donner le nécessaire et même l'utile
n'a pas le droit de se dire pauvre. Il est permis, sans doute, de
travailler à rendre sa position matérielle meilleure, mais à la
condition de ne point murmurer contre la Providence si nos projets ne
réussissent pas au gré de nos désirs. La richesse que vous souhaitez
serait peut-être une malédiction pour vous. Soyons certains, cher
ami, que Dieu, qui nous aime, nous donne à chacun ce qui nous
convient davantage. Il connaît mieux que nous nos véritables besoins.

--L'_Aurea mediocritas_, soupira le journaliste, convient aux esprits
médiocres, à ceux qui n'ont point d'ambition, qui vivent au jour le
jour, qui n'aspirent pas à la gloire, au pouvoir, qui ne rêvent pas
de grandeurs, qui se renferment dans leur petit négoce et dont
l'horizon se borne à la porte de leur boutique ou au bout de leur
champ. À ceux-là l'_heureuse médiocrité_ chantée par les poètes. Mais
ceux qui, comme vous et moi, vivent de la vie intellectuelle,
devraient être riches, l'homme qui travaille de la tête du matin au
soir, qui pense pour ses semblables, qui leur fournit des idées, a
besoin, pour se reposer, pour se retremper, d'un certain luxe
matériel. Non seulement il en a besoin, il y a droit. Du reste, de
nos jours, la richesse, c'est le pouvoir. Pour faire le bien, il faut
être riche, absolument. Que voulez-vous qu'un pauvre diable, comme
vous ou moi, fasse dans le monde moderne? Si nous étions riches,
quels ravages ne ferions-nous pas dans le camp ennemi!

En parlant ainsi Saint-Simon s'était exalté peu à peu. Il gesticulait
avec violence. Lamirande le regardait avec piété et terreur.

--Pauvre ami, dit-il, ce sont là de bien fausses idées qui vous sont
venues je ne sais d'où. Pour les réfuter en détail il me faudrait
plus de loisir que je n'en ai ce matin. D'ailleurs, vous devez sentir
vous-même que ce sont de misérables sophismes: car vous n'ignorez pas
que les grandes choses, même dans l'ordre purement humain, n'ont
guère été accomplies par les riches. C'est une tentation, mon ami,
repoussez-là par la prière.

Saint-Simon haussa les épaules et secoua la tête, mais ne répondit
pas.

Lamirande et son compagnon, arrivés à destination, pénètrent dans une
misérable baraque; ils montent trois escaliers branlants et
s'arrêtent à la porte d'une petite chambre sous les combles. Le
docteur frappe et une voix aigrie lui dit d'entrer. Il ouvre la porte
et un spectacle navrant se présente à ses regards; une chambre basse,
sombre, nue, froide et sale; au fond de la pièce un pauvre grabat sur
lequel est étendu un vieillard. L'oeil exercé de Lamirande lit sur le
visage de cet homme les ravages de la maladie, ou plutôt de la faim
et de la misère. Il voit non moins distinctement les traces d'une
grande souffrance morale. Ce vieillard n'est pas un pauvre ordinaire.
Ses habits, d'une coupe élégante et assez propres encore, forment un
singulier contraste avec l'affreux aspect de la chambre. Lamirande
s'approche du lit et regarde attentivement le vieillard.

--Où ai-je donc vu ces traits? se dit-il en lui-même.

Puis tout haut:

--Mon cher monsieur, vous paraissez souffrant. Nous sommes venus, mon
ami et moi, vous porter secours. Vous avez besoin de manger, sans
doute; vous avez besoin de remèdes et de soins. Ne voulez-vous pas
que je vous fasse entrer à l'Hôtel-Dieu? Vous y seriez infiniment
mieux qu'ici....

Une expression pénible et amère contracta le visage du vieillard.

--Non, dit-il, je veux mourir ici; quelqu'un m'enterrera, ne
serait-ce que pour se débarrasser de mon cadavre.

--Il ne s'agit pas de vous enterrer, mon cher monsieur, dit
Lamirande, mais de vous soigner et de vous guérir.

--Pourquoi vous intéressez-vous à moi? dit le vieillard. Je ne vous
connais pas, vous ne me connaissez pas.... Je n'ai pas d'ami....

--Oh oui! vous avez des amis. Nous ne vous connaissons pas, il est
vrai, mais nous voyons que vous êtes seul, que vous êtes malade, que
vous êtes un membre souffrant de Jésus-Christ. Cela suffit pour vous
donner droit à notre amitié....

--Qui êtes-vous? Pourquoi venez-vous ici? Que ne me laissez-vous pas
mourir en paix?

--Je m'appelle Lamirande. Je suis venu ici parce que la société
Saint-Vincent-de-Paul m'a envoyé vous voir et vous soulager. Quant à
mourir, êtes-vous bien sûr de mourir en paix?

En prononçant ces dernières paroles d'une voix émue, Lamirande jeta
sur le vieillard un regard pénétrant. L'étranger se troubla.
Lamirande continua:

--Ayez donc confiance en moi; dites-moi qui vous êtes, d'où vous
venez et pourquoi vous êtes dans ce misérable galetas? Dites-moi ce
que nous pouvons faire pour vous?

Le lèvres du vieillard frémirent, ses yeux se mouillèrent.

--Vous êtes réellement bons, tous deux, dit-il. Pardonnez-moi si je
vous ai si mal reçus tout à l'heure. J'ai le coeur plein d'amertume
et il déborde. Mais je n'ai besoin de rien, laissez-moi, je vous en
prie. Peu vous importe mon nom, peu vous importe mon histoire.

Et l'étranger dirigea son regard vers Saint-Simon. Lamirande crut
comprendre que le pauvre abandonné ne voulait pas parler en présence
de deux personnes. Aussi prit-il la détermination de revenir seul.

Après avoir échangé encore quelques paroles avec leur étrange
protégé, les deux visiteurs prirent congé de lui et dirigèrent leurs
pas vers d'autres réduits où des pauvres plus loquaces et plus
communicatifs les attendaient.

Deux heures plus tard, Lamirande, se trouvant libre, retourna seul
auprès du vieillard. En gravissant le dernier escalier, il ne put
s'empêcher de saisir ce bout de conversation:

--Alors je vous mettrai en pension quelque part à la campagne. Il
m'est impossible de faire plus.

--Je te le répète, fils dénaturé, je mourrai dans ce galetas. Je
n'accepterai pas cette bouchée de pain que tu me jettes comme à un
chien. Tu as honte de moi! Eh bien! tu ne seras pas longtemps exposé
à rougir de ton père!

À ce moment Lamirande frappa à la porte entrouverte.

--C'est sans doute quelque pauvre voisin du quartier, dit tout bas le
vieillard à son fils. Va ouvrir. On croira que c'est une simple
visite de charité que tu fais à un étranger malade.

La porte s'ouvrit et Lamirande se trouva face à face avec Aristide
Montarval, jeune Français, riche, brillant, établi au Québec depuis
plusieurs années. Sans être amis, les deux hommes se connaissaient
bien. Un instant ils échangèrent un regard qui valait de longues
explications. Lamirande put lire sur le visage du jeune Français, le
dépit, la crainte, la colère, la rage même; tandis que Montarval
resta comme interdit sous l'empire de ces yeux qui, il le sentait
bien, plongeaient jusqu'au fond de son âme.

Ce fut cependant Montarval qui, payant d'audace, rompit le silence:

--Que venez-vous faire ici? dit-il sur un ton hautain et provocateur.

Je viens soulager votre père, puisque vous l'abandonnez aux soins des
étrangers, répondit Lamirande avec calme.

--Ah! c'est comme cela que vous écoutez aux portes hypocrite que vous
êtes, s'écria Montarval hors de lui-même.

Lamirande ne daigna pas lui répondre et l'écartant d'un geste, il
pénétra dans la chambre et se rendit auprès du vieillard que cette
scène avait fortement ému.

--Monsieur, lui dit Lamirande, en montant l'escalier, j'ai surpris
bien involontairement votre secret. Souffrez que je vous amène chez
moi.

Le vieillard fondit en larmes.

--Oh! dit-il, que vous êtes bon! mais je ne puis accepter votre
offre. Je veux mourir ici inconnu, afin que mon fils n'ait pas honte
de moi. Car c'est mon fils unique, et je l'aime, malgré tout ce qu'il
m'a fait souffrir.

En parlant ainsi, le vieillard s'était assis sur son grabat.
Lamirande put constater la ressemblance entre les traits du père et
ceux du fils. Deux visages assombris, l'un par le chagrin, l'autre
par les passions. Le père inspirait de la sympathie, le fils, une
invincible répugnance.

Lamirande s'assied à côté du vieillard, et passe doucement son bras
autour de lui pour le soutenir.

--Parlez, monsieur. épanchez votre coeur, cela vous soulagera.

--Ah! mon fils, poursuivit le vieillard, comme s'il parlait à
lui-même, je ne le maudis pas, car s'il est mauvais aujourd'hui,
c'est ma faute. Je l'ai élevé sans correction, j'ai laissé ses
caprices, ses funestes penchants grandir avec lui. Il me semblait que
c'était là de l'amour paternel. Aujourd'hui je vois ma folie. Il m'a
ruiné. Puis il a quitté la France, il y a bien des années. Je ne
savais pas où il était, car il ne m'écrivait jamais. Ce fut par
hasard que je vis dans un journal canadien, qu'il était établi à
Québec, qu'il était riche. Je l'aimais toujours, et résolus de venir
le retrouver, car j'étais si seul. Ah! que ne suis-je resté là-bas,
dans ma solitude. J'étais pauvre, j'avais du chagrin en pensant à mon
fils absent; mais au moins je n'avais pas le coeur brisé comme il
l'est aujourd'hui.... J'avais juste assez de petites économies pour
payer mon passage à Québec. En arrivant ici je me suis rendu tout
droit chez mon fils....

La voix du vieillard s'étouffa dans les sanglots. Après quelques
instants, il continua:

--Le malheureux! il ne voulut pas reconnaître son père! Il me traita
d'imposteur, me mit à la porte de sa maison et me dit, avec des
menaces, de ne plus jamais mettre les pieds. Vous comprenez le reste.
Je me suis réfugié ici pour mourir'

Lamirande, vivement impressionné par ce récit, laissa le vieillard
pleurer en silence pendant quelques instants, le soutenant toujours.
Puis il l'interrogea doucement.

--Mais si votre fils n'a pas voulu vous reconnaître, comment se
fait-il donc qu'il soit venu vous trouver ici?

--Je voudrais croire à un mouvement de repentir, mais hélas! par ce
qu'il m'a dit, je vois trop qu'il n'a agi que par peur du scandale.
Il a craint que mon histoire ne fût connue.... Il a voulu m'envoyer
dans un hôpital ou me mettre en pension à la campagne. Il rougirait
d'avoir son vieux père chez lui. Je ne puis accepter le morceau de
pain qu'il me jette.... C'était son coeur que je voulais; il me le
refuse.... Je n'ai qu'à mourir inconnu pour lui épargner la honte....

Un nouveau paroxysme de sanglots l'empêcha de continuer.

Pendant que le vieillard exhalait ainsi la douleur, le fils avait
allumé un cigare, et, le dos tourné vers le lit, il regardait par la
fenêtre, tambourinant sur les vitres crasseuses. Profitant de
l'interruption dans les confidences de son père, il se retourna
vivement. Il avait un reflet de l'enfer dans les yeux. Cependant, il
refoula sa rage avec un calme apparent.

--Il me semble que voilà bien des paroles inutiles. Je ne veux pas,
je ne puis pas m'embarrasser de ce vieillard. Que ferais-je de lui
chez moi, moi qui suis garçon? Je lui fais une offre raisonnable et
il la refuse. Que voulez-vous que je fasse?

Et le fils dénaturé se dirigea vers la porte.

Lamirande qui soutenait toujours le vieillard prêt à défaillir,
s'écria:

--Mais c'est épouvantable ce que vous dites là, monsieur Montarval.
Est-ce ainsi qu'un fils doit traiter son père?

--Je puis me dispenser de vos sermons, fit Montarval.

--De mes serinons, oui; mais vous ne pouvez vous dispenser d'obéir au
commandement de Dieu qui nous ordonne d'honorer nos parents.

--Encore un sermon! ricana Montarval. Est-ce que je m'occupe des
commandements de votre Dieu, moi?

--Mais, pauvre insensé, vous voulez donc vous damner!

--Appelez ça comme vous voudrez, mais je ne veux pas de votre ciel où
il faudra croupir éternellement dans un ignoble esclavage aux pieds
du tyran Jéhovah. Je veux être libre dans ce monde et dans l'autre,
entendez-vous?

Lamirande frémit. Il avait souvent lu de pareilles horreurs dans les
livres qui traitent du néomanichéisme; mais c'était la première fois
que ses oreilles entendaient un tel cri d'enfer, que ses yeux
voyaient les feux de l'abîme éclairer de leur sombre lueur un visage
humain. "Seigneur Jésus! murmura-t-il, je vous demande pardon de ce
blasphèmes." Puis se tournant vers le blasphémateur:

--Laissons ce sujet, car je ne veux plus entendre de ces
abominations. Mais si vous ne craignez pas le jugement de Dieu, ne
redoutez-vous pas, au moins, la justice des hommes? Je puis vous
dénoncer, si non aux tribunaux, du moins à l'opinion publique.

--Mais vous ne le ferez pas. Je nierai, et où sont vos preuves?

De sa main gauche, Lamirande indiqua le vieillard que son bras droit
soutenait toujours.

--Il ne parlera pas, fît Montarval, je le connais.

--Mais ma parole suffira, dit Lamirande. Entre mon affirmation et
votre dénégation, les honnêtes gens n'hésiteront pas.

--Au besoin, le vieux niera avec moi pour me sauver du déshonneur.
Contre deux négations votre affirmation ne vaudra rien.

--J'attendrai que votre père soit mort pour vous dénoncer.

Montarval perdit contenance, car il comprenait fort bien qu'on
ajouterait foi plutôt à la parole de Lamirande qu'à la sienne.

Le vieillard jeta un regard suppliant sur son protecteur.

--De grâce! monsieur, ne le dénoncez pas, ne le déshonorez pas....

--Mais il mérite les mépris des hommes.

--Oh! de grâce, je vous en prie, ne le dénoncez pas.

--Allons, mon cher monsieur, fit Lamirande, venez-vous en chez moi.
Vous êtes brisé par la fatigue et l'émotion; vous avez besoin de
repos. Plus tard nous reviendrons sur ce pénible sujet. Venez!

--Vous tenez réellement à m'amener chez vous? interrogea le
vieillard.

--Oui, j'y tiens beaucoup, plus même que je ne puis vous dire.

--Eh bien! j'irai, mais à une condition: c'est que vous me promettiez
de ne jamais le dénoncer.

Lamirande hésita. Faire cette promesse, c'était en quelque sorte
s'engager à laisser le crime impuni. Persister dans sa détermination
vis-à-vis du fils dénaturé, c'était condamner le père à mourir
misérablement sur ce grabat. Puis il songea à l'âme de ce pauvre
abandonné.... Son âme était peut-être plus malade encore que son
corps.... Il n'hésitait plus.

--C'est bien! je vous le promets.

Puis se retournant vers le fils.

--Misérable! Les hommes ne connaîtront pas votre crime et votre
honte. Mais la malédiction de Dieu vous atteindra. Allez!

--Je vous sais gré de cette bienveillante permission et de vos bons
souhaits, fit Montarval qui avait repris son aplomb et son audace
accoutumés.

Et sans adresser une seule parole à son père, sans le regarder, il
sortit de la chambre en fredonnant un motif d'opéra.

--Il est parti, mon fils est parti! murmura le malheureux père.

--Permettez-moi de le remplacer auprès de vous, dit Lamirande. Venez;
ne restons pas ici davantage.

L'étranger se laissa conduire comme un enfant. Une voiture attendait
Lamirande, et au bout de quelques minutes protecteur et protégé
descendaient à la porte d'une modeste demeure de la Haute-Ville.

--Nous voici rendus, dit Lamirande en donnant le bras au vieillard
chancelant. Entrons.

--Que dira votre femme en vous voyant installer dans votre maison un
étranger, un moribond?

--Elle dira que vous êtres le bienvenu.

À ce moment, madame Lamirande vint au-devant d'eux. Si le vieillard
avait eu des craintes sur la réception qui l'attendait, la vue de
cette figure de madone dut le rassurer.

--Ma femme, dit Lamirande, voici un étranger qui est dans le malheur.
La divine Providence nous le confie. Nous allons l'accueillir pour
l'amour de Jésus-Christ. Pour des motifs que je respecte, il désire
n'être pas connu. Nous nous contenterons donc d'avoir soin de lui.

--Monsieur, dit la jeune femme en pressant affectueusement la main du
vieillard, pendant que dans ses yeux brillait une lumière céleste,
vous êtes mille fois le bienvenu. Nous tâcherons, par nos bons soins,
de vous faire oublier vos chagrins qui sont grands, je le vois.

Le pauvre délaissé essaya de remercier ses bienfaiteurs; mais il ne
put que balbutier quelques mots inintelligibles. Les forces lui
manquèrent tout à coup, et il serait tombé lourdement sur le parquet
si Lamirande ne l'eût soutenu.

On le transporta sur un lit. Il était sans mouvement et sans vie
apparente. Madame Lamirande le crut véritablement mort.

--Non, fit Lamirande, il n'est pas mort reprendra même bientôt
connaissance, mais il s'en va rapidement. Il n'en a que pour quelques
heures. Dis à la servante de courir chez le père Grandmont. Qu'il
vienne sans tarder.

Puis le jeune médecin s'empressa de donner au malade les soins que
réclamait son triste état. Il eut bientôt la satisfaction de le voir
revenir peu à peu à la vie. Enfin, le vieillard ouvrit les yeux et
jeta un regard inquiet autour de lui.

--Qu'est-ce?... Où suis-je?... Oh! je me souviens de tout
maintenant.... Mon protecteur, que vous êtes bon! Merci! mille fois
merci! Mais je ne serai pas longtemps un fardeau pour vous. Je sens
que je vais mourir....

--Oui, mon ami, dit doucement le médecin, vous allez mourir. Il faut
songer à votre âme; il faut songer à Dieu et à ses jugements, mais
aussi à sa miséricorde.

--Ah! répond le mourant, il y a longtemps, bien longtemps que je
néglige mes devoirs religieux. Mon coeur s'était endurci. J'étais
tombé, non pas dans l'incrédulité, précisément, mais dans
l'indifférence. Votre charité a fondu les glaces de mon âme. Je veux
me confesser. Voulez-vous envoyer chercher un prêtre.

Je sens que je n'ai pas de temps à perdre.

--Un vénérable père jésuite que j'ai envoyé sera ici dans quelques
instants... C'est lui qui entre. Confiez-vous à lui sans crainte.
C'est la bonté même. Sa passion, c'est de sauver les âmes, c'est de
ramener les pécheurs à Dieu.

Comme il prononçait ces mots la porte s'ouvrit et le père Grandmont
entra. Ses cheveux blancs comme la neige encadraient un visage de
saint, visage sillonné de profondes rides, mais surnaturellement
beau, car on y lisait un amour immense de Dieu et du prochain.

--Que la paix de Notre-Seigneur soit avec vous mes enfants, dit-il,
en s'avançant vers le lit. Notre ami a plus besoin de moi que de
vous, n'est-ce pas, mon cher docteur?... Et bien! laissez-nous.

Lamirande et sa femme se retirèrent. Longtemps les deux vieillards
restèrent seuls. Quant le père Grandmont vint trouver Lamirande, il
était rayonnant d'une joie céleste: il avait réconcilié une âme avec
Dieu!

--Ah! mon cher ami, dit-il, que le bon Dieu est bon! Voilà une phrase
que nous répétons souvent sans y attacher beaucoup d'importance. Mais
que c'est donc vrai! La miséricorde de Dieu! Qui pourra jamais en
mesurer l'étendue? Non seulement elle est infinie, sans bomes; non
seulement elle est prête à pardonner tout péché; mais elle est
agressive; elle nous poursuit jusqu'à notre dernier soupir; jusqu'à
notre dernier soupir nous n'avons qu'à nous jeter dans cet océan
d'amour pour atteindre le port éternel. Oh! pourquoi tant de pécheurs
ne profitent-ils pas du temps de la miséricorde qu'on appelle la vie?
Pourquoi repousser la miséricorde de Dieu pour affronter sa justice
qui est non moins infinie... Allez, mon ami, faites préparer la
chambre. Je vais lui administrer l'Extrême Onction et lui donner le
saint Viatique.

Quelques instants plus tard, Lamirande, sa femme, sa petite fille
Marie et l'unique servante de ce modeste ménage étaient pieusement
agenouillés autour du lit de douleur, pendant que le père Grandmont
administrait au mourant les derniers sacrements de l'Église.

Le vieillard tomba bientôt après dans une syncope prolongée. Puis
reprenant tout à coup connaissance et serrant convulsivement la main
de Lamirande, il murmura:

--Merci!... Jésus! Marie! Joseph!... Mon fils!...

Ce furent ses dernières paroles.



Chapitre III


  Gratia super gratiam, mulier sancta
  et pudorata.

  La femme sainte et pleine de pudeur,
  est une grâce qui passe toute grâce.

    Eccli. XXVI, 19.


Jetons un regard sur le passé.

Quinze années avant les événements que nous venons de relater, Joseph
Lamirande, âgé de vingt-cinq ans, venait d'être admis à la pratique
de la médecine. Il avait choisi cette profession uniquement pour
faire du bien à ses semblables; car une modeste aisance que lui avait
laissée son père, le dispensait de gagner son pain de chaque jour. Il
savait, toutefois, que l'aisance n'est pas donnée à quelques
privilégiés pour qu'ils passent leurs jours dans l'oisiveté et la
mollesse. Au contraire, plus l'homme est débarrassé des soucis
matériels de l'existence, plus il doit consacrer sa vie au service du
prochain. Celui qui ne se procure le nécessaire qu'au prix d'un rude
et incessant labeur est quelque peu excusable de songer à lui-même
d'abord, aux autres ensuite. Mais le chrétien que Dieu a exempté du
soin de pourvoir à sa propre subsistance, n'est-il pas tenu à se
dépenser pour les autres? C'était donc pour se rendre utile à ses
concitoyens que Lamirande avait embrassé la profession médicale. Il
devint bientôt notoire que ceux qui pouvaient payer les services d'un
homme de l'art ne devaient pas s'adresser à lui. Les très pauvres
étaient ses seuls patients; et il les soignait avec la même
attention, la même assiduité que met dans l'exercice de sa profession
auprès des riches le médecin qui a la légitime ambition de se créer
une clientèle lucrative.

Le jeune docteur Lamirande était lié d'amitié, depuis longtemps, avec
la famille Leverdier, dont le chef était mort, laissant une veuve et
des orphelins dans des circonstance difficiles. Lamirande avait aidé
la mère à faire instruire ses enfants. L'aîné, Paul, plus jeune de
quelques années seulement que son protecteur, doué d'un talent
brillant, s'était livré de bonne heure au journalisme. Lamirande le
suivait avec intérêt, le dirigeait par ses bons conseils, et
entrevoyait avec satisfaction le jour où son jeune ami serait à la
tête d'un journal et pourrait donner libre carrière à son ardent
patriotisme. Les deux hommes s'aimaient comme des frères.

Du vivant du père, la famille Leverdier avait adopté une orpheline,
Marguerite Planier, un peu plus âgée que Paul. Douce, affectueuse,
dévouée, intelligente, les qualités de son esprit et de son coeur
l'emportaient même sur les charmes de son visage qui était cependant
d'une beauté peu ordinaire.

Dans son immortel poème, le chantre des Acadiens peint son héroïne,
Évangéline, par ce vers remarquable, l'un des plus beaux de la langue
anglaise:

When she had passed, it seemed like the ceasing of exquisite music.

"Quand elle s'était éloignée, on aurait dit qu'une musique exquise
avait cessé de se faire entendre."

Cette harmonie délicieuse, Lamirande voulut en jouir toute sa vie.

Un soir du mois de juin, il se promenait avec son ami sur les
hauteurs de Sainte-Foye, sous les beaux arbres qui bordent chaque
côté du chemin et dont les branches gracieusement courbées se
joignent et se confondent, formant un long tunnel de verdure.

--Mon ami, dit le jeune médecin, que dirais-tu si un lien nouveau
s'ajoutait à ceux qui nous unissent déjà?

--Je dirais que voilà un nouveau bonheur pour moi, répondit
Leverdier avec enthousiasme. Mais quel est ce nouveau lien? Pourtant
je le devine, et pour cela je n'ai pas besoin d'être sorcier. Tout
sage que tu es, les battements de ton coeur sont assez visibles,
crois-m'en. Tu aimes ma soeur adoptive, elle t'aime, et vous allez
vous marier; car rien ne s'y oppose et personne n'interviendra pour
gâter votre bonheur. Certes, ce n'est pas comme dans les romans où le
héros et l'héroïne ne parviennent à s'unir qu'après s'être arraché
tous les cheveux, avoir versé des torrents de larmes et essayé de
débarrasser la terre de leur inutile présence. Vous n'en serez pas
moins heureux.... Mais soyons sérieux. Vraiment, je suis enchanté....

--Et pourtant je ne t'ai pas encore dit de quoi il s'agit, dit
Lamirande en souriant doucement. Avoue que les prémisses posées ne
renferment pas les conclusions. Je songeais peut-être à te proposer
la fondation d'un journal....

--Cependant, je ne me trompe pas, dit avec impétuosité le jeune
homme.

--Eh bien! mon cher ami, répondit Lamirande, devenu grave, tu ne te
trompes pas. Je ne puis te dire combien je suis heureux de voir que
ce projet t'agrée. J'avais peur....

--Tu avais peur de quoi? Tu es trop sincère pour dire que tu ne te
croyais pas digne d'entrer dans notre famille! de quoi donc avais-tu
peur?

--Toi qui es si bon devineur, tu dois être capable de te l'imaginer.

--Non, j'avoue qu'ici je perds mon latin entièrement.

--Je craignais de trouver en toi un rival!

--Un rival!

--Mais oui! tu n'ignores pas que Marguerite n'est pas plus ta soeur
qu'elle n'est la mienne; et je ne conçois pas qu'on puisse la
connaître comme tu la connais sans l'aimer... comme je l'aime.

--Si c'est là toute ta crainte, rassure-toi. J'aime ma grande soeur
Marguerite comme ma jeune soeur Hélène, et pas autrement. L'idée
qu'elle doit être ta femme, loin de me causer le plus léger chagrin,
me remplit de bonheur.... Du reste, tu le sais, d'ici à longtemps mes
jeunes frères auront besoin de moi. Je ne pourrai même pas songer à
me marier avant dix ans.

Longtemps les deux amis se promenèrent sous les beaux arbres,
devisant sur le grand bonheur qui était entré dans la vie de l'un
d'eux et que l'autre partageait fraternellement. Le soleil s'enfonça
derrière les Laurentides empourprées; les ombres, les frais et le
silence du soir se répandirent sur la campagne endormie; et les deux
heureux causaient toujours. Leurs coeurs étaient calmes comme la
nature en ce moment. Il leur semblait que jamais les grands ormes
caressés doucement par la brise ne seraient dépouillés de leur parure
ni tordus par les tempêtes de l'automne; il leur semblait aussi que
jamais la paix et la joie qui remplissaient leur âme ne pourraient
faire place à l'inquiétude, à la tristesse, à l'amertume.

Enfin, ils se dirigèrent vers la ville. En passant devant la chapelle
de Notre-Dame-du-Chemin, dont la porte était encore ouverte,
Lamirande, poussée par une sorte d'inspiration, dit à son compagnon:
"Nous sommes heureux, n'oublions pas les malheureux. Parmi ceux que
nous aimons il y en a peut-être que la douleur accable. Entrons dire
un _Ave Maria_ pour celui ou celle des nôtres qui souffre le plus en
ce moment".

Sans aucun doute ce fut pour la soeur unique de Paul que les deux
amis, sans le savoir, offrirent leur courte mais fervente prière.

Hélène Leverdier avait seize ans. Joyeuse, enjouée, charmante, ses
grands yeux gris riaient toujours et n'avaient jamais pleuré depuis
la mort de son père. Elle était la vie de la maison. Quelles rêveries
innocentes passaient par cette jeune tête? Nul n'aurait pu les
deviner; elle-même n'aurait guère pu les définir. Lamirande la
regardait comme une enfant et la traitait comme si elle eût été
réellement la soeur de celle qu'il voulait épouser. Voyait-elle que
Larnirande et Marguerite s'aimaient? Aimait-elle cet homme grave,
plus âgé qu'elle de près de dix ans? Savait-elle seulement ce que
c'est que l'amour? Elle n'aurait probablement pas pu répondre à ces
questions. Elle ne s'était rendu compte que d'une chose, c'est
qu'elle était parfaitement heureuse lorsque Lamirande était auprès
d'elle et que, sans être malheureuse lorsqu'il n'y était pas, elle
attendait toujours son arrivée avec impatience.

Ce même soir du mois de juin, à l'heure du crépuscule, Marguerite fît
à Hélène la douce confidence de son bonheur. Un sanglot navrant et
une expression d'indicible douleur firent comprendre à Marguerite ce
que jusque-là Hélène elle-même avait à peine soupçonné.

--Pauvre sceur! s'écria l'aînée en ouvrant ses bras à l'enfant.

Hélène s'y jeta et pleura longtemps. Enfin, elle put murmurer:

--Tu as surpris un secret que j'ignorais presque moi-même.... Qu'il
n'en soit plus jamais question, même entre nous. Oublie ce que tu as
vu; ou si tu ne peux l'oublier, n'y pense qu'en priant pour moi....
Mon coeur est brisé, mais avec la grâce de Dieu il ne deviendra pas
coupable. Prie pour moi, chère Marguerite, afin que je ne t'envie
jamais ton bonheur!

Marguerite ne put que répéter en serrant l'enfant sur son coeur:

--Pauvre soeur! Pauvre soeur!

Devenue la femme de Lamirande, Marguerite fut heureuse; mais le
souvenir de ce soir d'été, de ce pâle visage angoissé, entrevu à la
lumière indécise du crépuscule, la poursuivait toujours et tempérait
son bonheur d'une amertume salutaire.

Pour Hélène, elle avait lutté et prié; et elle avait remporté la
victoire que Dieu accorde toujours à ceux qui luttent et qui prient;
victoire qui ne supprime pas la souffrance mais qui la rend
supportable en la sanctifiant. Personne, à part Marguerite, ne
s'était jamais douté de la blessure, puis de la cicatrice qu'elle
portait au coeur. La jeune fille enjouée était subitement devenue
grave, sans mélancolie, voilà tout ce que le monde avait remarqué.
Ses grands yeux ne riaient plus, mais ils avaient acquis une
profondeur et une douceur infinies.

   *   *   *   *   *

Les anges que Dieu donna à Lamirande ne firent que passer sur la
terre pour s'envoler aussitôt au ciel; tous, moins la petite Marie.
Malgré le chagrin naturel que lui causa la perte de ses enfants, le
jeune médecin s'inquiétait parfois de l'intensité de son bonheur
domestique. Si je fais un peu de bien à mes semblables, se disait-il,
n'en suis-je pas amplement récompensé dès cette vie? Et S'il faut
souffrir pour mériter le ciel, que deviendrai-je, ô mon Dieu!
Cependant, il ne demandait pas d'épreuves, croyant humblement que le
ciel ne lui en envoyait pas à cause de sa faiblesse.

Quelques années avant l'époque où s'ouvre notre récit, il était entré
dans la vie politique, par pur dévouement, pour mieux servir l'Église
et la Patrie. La pensée d'arriver par ce moyen aux honneurs ne lui
vint seulement pas à l'esprit. Et pourtant il aurait pu légitimement
aspirer aux premières places, car il était doué d'une intelligence
supérieure, d'une éloquence peu ordinaire, d'un extérieur agréable,
d'un caractère sympathique. Mais il avait remarqué que ceux qui
recherchent les grandes charges de l'État n'en font pas toujours, une
fois qu'ils les ont obtenues, un usage utile au pays; et craignant de
faire comme tant d'autres, il se contenta de son titre de simple
député au parlement fédéral.

Son ami, Paul Leverdier, avec son aide, avait enfin réussi à fonder
un journal libre de toute attache de parti: la _Nouvelle-France_.

Revenons maintenant à l'année 1945.



Chapitre IV


  Odi et projeci festivitates vestras:
  et non capiam odorem coetuum vestrorum.

  Je hais vos fêtes et je les abhorre;
  je ne puis souffrir vos assemblées.

    Amos V, 21.


Grand mouvement politique à Ottawa, capitale de la Confédération. La
Chambre des députés est convoquée en session extraordinaire. Le Sénat
est aboli depuis longtemps. Les députés, les journalistes, les
entrepreneurs des travaux publics, les solliciteurs de faveurs
ministérielles arrivent de toutes parts; il encombrent les hôtels,
ils envahissent les bureaux publics, les couloirs de la Chambre, les
clubs, les salons. Quel tourbillon d'affaires plus ou moins
inavouables et de plaisirs plus ou moins illicites!

Les journées sont consacrées aux combinaisons, aux intrigues, aux
complots en petit comité, aux spéculation véreuses, aux achats et aux
ventes de votes et de consciences en conciliabule plus petit encore;
les nuits se passent en dîners et en bals.

Un mois s'est écoulé depuis la rencontre de Lamirande et de
Montarval, dans la masure de la rue de l'Ancien-Chantier.

La neige couvre le sol. Ce manteau, d'une blancheur éclatante, a
caché la boue, l'herbe desséchée et les feuilles mortes. La terre
tout à l'heure désolée, noire et souillée, est maintenant belle et
pure; elle resplendit et renvoie au ciel un reflet des clartés
qu'elle en reçoit. Belle neige! image de la miséricorde divine qui
couvre d'un vêtement immaculé les laideurs de l'âme pécheresse mais
repentante. Ce n'est plus l'innocence baptismale; ce n'est plus le
printemps avec ses tendres fleurs, ses doux gazouillements d'oiseaux,
ses murmures de mille ruisseaux, ses brises embaumées, ses
bruissements de feuilles, son encens exquis, sa musique suave comme
la prière de l'enfance. Non rien n'est comparable à la beauté
printanière ni à l'innocence de l'âme régénérée que le souffle du
péché n'a point ternie. Mais quand les ardeurs de l'été ont brûlé la
terre, quand les pluies et les tempêtes de l'automne l'ont couverte
de boue et jonchée des dépouilles de la forêt, la neige descend,
douce, blanche et pure; et la terre redevient belle aux yeux des
hommes. Ainsi, quand les passions ont ravagé l'âme, quand les crimes
et les vices l'ont défigurée, la grâce de Dieu descend sur elle et la
couvre d'un manteau, le manteau du pardon, qui réjouit la vue des
anges. Mais la terre souillée reçoit son manteau sans le solliciter;
l'âme coupable doit demander le sien à Celui qui ne méprise jamais un
coeur contrit et humilié.

Lamirande et Leverdier se livraient à de telles réflexions, tout en
cheminant, par un magnifique clair de lune, vers la somptueuse
résidence de sir Henry Marwood, premier ministre de la Confédération.
Sir Henry demeurait dans le quartier fashionable d'Ottawa appelé
prosaïquement _Sandy Hill_. Le chef du cabinet donnait, ce soir-là,
une brillante réception, suivi d'un grand dîner politique. Lamirande
et Leverdier y avaient été invités, ils ne savaient trop pourquoi, et
ils se rendaient à l'invitation assez à contrecoeur.

--Qu'est-ce que nous allons faire à ce fricot-là, dit Leverdier,
rompant tout à coup le silence. Nous allons y rencontrer un tas de
francs-maçons, des farceurs politiques, de brasseurs d'affaires
malpropres, et pas un de nos amis. Ce sera merveilleusement
assommant, mon cher...! Si nous n'y allions pas, après tout....

--Non, reprend son compagnon, faisons ce sacrifice. Je t'assure que
je n'y vais pas par goût. Ces dîners où l'on reste des heures à
table, où les mets sont apprêtés avec une recherche efféminée, où
l'on mange simplement pour manger, me paraissent inspirés beaucoup
plus par le démon de la gourmandise et de l'intempérance que par
l'ange de l'hospitalité. Cependant, en soi, ce n'est pas un mal
d'assister à un dîner politique, et nous avons besoin de nous mêler à
cette réunion. Nous dirons tout à l'heure, avant d'arriver, le _Sub
tuum_, afin d'obtenir la protection de Celle qui, aux noces de Cana,
sollicita un miracle pour l'avantage de banqueteurs.

--L'idée est d'autant meilleure qu'aux dangers ordinaires des
banquets s'ajoute pour nous l'ennui d'une dure corvée.

--C'est une corvée nécessaire, mon cher ami. Il nous faut absolument
savoir, dans la crise actuelle, ce que tous ces illustres gredins
pensent, disent et se proposent de faire. Nous avons besoin de le
savoir pour les combattre plus efficacement.

--Mon cher Lamirande, je commence à croire que ton préservatif contre
les excès de table est le seul remède qui vaille quelque chose contre
le mal politique qui nous ronge. Tes discours et mes articles sont
magnifiques, je veux bien le croire, mais il faut avouer qu'ils n'ont
pas un succès éclatant. Si nous serrions nos discours et nos
articles, et si nous sortions nos chapelets!

--Oui, sortons nos chapelets, prions davantage, mais luttons ferme en
même temps, luttons jusqu'au bout, luttons même contre tout espoir
humain. Quand nous aurons fait notre petit possible et que nous
l'aurons fait de notre mieux; quand nous aurons prié de toutes nos
forces, écrit de toutes nos forces, parlé de toutes nos forces, le
bon Dieu ne demandera pas davantage et fera le reste.

--Tu parles d'or, mon cher député, répliqua le journaliste. Dieu
m'est témoin que je ne veux pas renoncer à la lutte. Je voulais dire
seulement que le succès sera accordé plutôt à nos prières qu'à nos
travaux. Du reste, le succès!--par succès j'entends le retour
pratique du monde au christianisme--viendra-t-il jamais? Je ne le
crois pas. Il me semble que ce superbe édifice qu'on nomme la
civilisation moderne, n'ayant pas pour base celui qui est l'unique
fondement, doit s'effondrer dans une barbarie pire que celle qui
détruisit l'orgueilleux empire romain... Je lutte parce qu'il faut
lutter, et non parce que j'ai quelque espoir de voir le moindre
succès en ce monde... Le grand succès sera dans la Vallée de
Josaphat.

--Sans doute, répliqua Lamirande, il ne faut pas travailler
uniquement pour le succès en ce monde. Il faut accepter d'avance tous
les insuccès qu'il plaira à Dieu de nous envoyer. Mais il est permis
de lutter avec espoir de réussir, même ici-bas; il est permis de
souhaiter que Dieu daigne féconder nos efforts et exaucer nos
prières, non pas pour que nous en éprouvions une jouissance
personnelle, mais pour que notre pays soit sauvé de la ruine
universelle. Tout s'abîme dans la barbarie maçonnique, pire que celle
d'Attila et de Genséric, c'est vrai; mais qui nous dit que Dieu ne
voudra pas épargner ce petit coin du monde qui nous est si cher, ce
Canada français dont l'histoire est si belle, afin qu'il soit le
point de départ d'une nouvelle civilisation? Je ne puis m'empêcher de
l'espérer.

--Est-ce que le succès ne gâterait pas le peu de mérite que nous
pouvons avoir? interrogea Leverdier.

--Non. Il suffît, pour que le succès le plus éclatant ne gâte rien,
que nous soyons toujours soumis à la volonté de Dieu... Toutefois, la
réussite est dangereuse, je l'avoue. Sais-tu, mon cher Leverdier,
qu'il est beaucoup plus difficile, et sans doute plus méritoire,
d'accepter _chrétiennement_ le bonheur que l'adversité?

--Je ne saisis pas bien ta pensée. _Explain_! comme vous dites au
Parlement!

--Eh bien! le malheur, en nous faisant toucher du doigt l'inanité des
choses de ce monde, nous ramène naturellement à Dieu, à moins d'une
perversion absolue. Le bonheur, au contraire, nous porte à oublier
notre fin dernière. Dans la prospérité, dit Tertullien, l'âme arrête
ses regards au Capitole; mais dans l'adversité, elle les élève vers
le ciel, où elle sait que réside le vrai Dieu. Les heureux de ce
monde qui se tiennent unis à Dieu sont rares, sans doute, mais ils
doivent recevoir une récompense toute spéciale dans le ciel, car ils
passent par une épreuve particulièrement difficile. Être riche sans
être attaché à la richesse, c'est déjà un effort méritoire; mais être
entouré d'amis et de parents qui vous aiment et que vous aimez,
connaître les pures joies de la famille sans en goûter les amertumes,
jouir de la santé, voir ses projets réussir, être _heureux_, en un
mot, sur la terre, et cependant soupirer sans cesse après la céleste
Patrie, comme le chrétien doit le faire, n'est-ce pas là l'idéal, le
chef-d'oeuvre de la grâce?

Quelques instants de silence suivirent cette effusion de Lamirande.
Les deux amis marchaient lentement, appuyés l'un sur l'autre. Leurs
pensées s'élevaient de plus en plus vers le ciel dans un magnifique
élan d'amour et de saint enthousiasme.

Il y a des moments où la présence de notre âme se fait sentir en
dedans de nous d'une manière physique et matérielle, si j'ose
m'exprimer ainsi. Elle est là, aussi tangible que notre coeur de
chair. Elle cherche à s'échapper de sa prison. Elle monte toujours;
elle gonfle notre poitrine au point de causer une véritable douleur,
douleur délicieuse cependant. Il nous semble que quelque chose va se
briser en nous, qu'une partie de notre être va nous quitter pour se
lancer dans les espaces. Lutte mystérieuse et enivrante de l'âme
immortelle contre le corps qui la tient captive et enchaînée; lutte
que tous doivent éprouver quelquefois; lutte qui se produit
indépendamment de notre volonté! Qui n'a pas été ainsi bouleversé
tout à coup, soit dans un moment de ferveur; soit en entendant de la
belle musique, surtout les chants de l'Église; soit en présence de la
grande nature, des beautés du firmament, ou de quelque acte de
sublime dévouement chrétien? Ah! c'est notre âme qui entend la voix
de son Créateur et qui se lance instinctivement vers Lui!

Lamirande et Leverdier étaient en proie, tous deux, à ces profondes
émotions, et ils marchaient en silence.

--Nous voici, dit enfin Leverdier. C'est le moment de nous réfugier
en lieu sûr. Et les deux amis récitèrent ensemble à mi-voix, le _Sub
tuum_.

--Rien ne nous presse, fait Lamirande, disons le _Salve Regina_ pour
demander la conversion d'un ami qui m'est bien cher.

Puis ils sonnent à la porte d'une fastueuse maison dont les larges
fenêtres laissent échapper sur la neige des flots de lumière.

--Qui est cet ami dont tu demandes la conversion? demande Leverdier
en attendant qu'on ouvre la porte.

--C'est Georges Vaughan, l'un des députés de Toronto à la Chambre
fédérale. Nous allons le rencontrer ce soir, sans doute. C'est une
âme naturellement droite et belle; mais malheureusement il n'a pas la
foi.

--Il croit au moins en Dieu?

--Non, il ne semble croire en rien du tout en dehors et au-dessus de
cette vie.

--C'est un monstre alors!

--C'est un malheureux plutôt. Encore une fois, son âme est
naturellement belle. Prions pour que Dieu lui accorde le don
inestimable de la foi.

À ce moment la porte s'ouvre. Un laquais les aide à se débarrasser de
leurs paletots; un autre les conduit au salon où sont déjà réunies
les sommités de la politique canadienne. L'immense pièce est inondée
d'une clarté douce et pénétrante produite par un appareil électrique
que dissimulent les riches lambris; une odeur enivrante remplit
l'atmosphère, tandis qu'un orchestre invisible fait entendre une
harmonie qu'on dirait lointaine. Des groupes discutent avec animation
les récents événements politiques.

Sir Henry Marwood vient au-devant des nouveaux arrivés et leur fait
un accueil gracieux. Il accable Lamirande surtout de paroles
flatteuses.

--Qu'est-ce que le vieux renard me veut? pensa Lamirande. Rien de
bon, c'est certain. Soyons sur nos gardes!

C'était une figure remarquable que celle de sir Henry Marwood; une
figure remarquable par son irrégularité et sa laideur autant que par
un air extraordinairement intelligent et rusé. Ses petits yeux, que
faisait paraître encore plus petits un nez d'une grosseur
prodigieuse, pétillaient d'esprit; mais ils ne pouvaient pas
rencontrer le regard calme et lumineux du jeune député.

--Mon cher Lamirande, dit sir Henry avec effusion, que je suis donc
content que vous soyez venu avec votre ami Leverdier. Voyant que vous
tardiez un peu, je craignais d'être privé du plaisir de votre
compagnie ce soir. Sans doute, vous ne pensez pas comme moi sur une
foule de questions, mais j'aime le talent et les convictions partout
où je les trouve. Tous deux vous pensez fortement et vous exprimez
vos pensées avec énergie et originalité. C'est assez pour que je vous
admire.

--Le talent est sans doute admirable quand il est employé pour le
bien, dit Lamirande; mais doit-on l'admirer quand il se consacre au
mal?

--Le talent, l'intelligence, cher monsieur, c'est toujours chose
digne d'admiration, parce que c'est un don de l'être Suprême, une
parcelle de l'âme universelle.

--Dans l'intelligence humaine il faut, ce me semble, considérer deux
choses: l'oeuvre de Dieu qui est toujours belle et l'oeuvre de
l'homme, c'est-à-dire l'usage que l'homme fait de ses facultés.
Malheureusement, cette dernière oeuvre est souvent mauvaise et laide.

--Voilà que vous vous lancez dans les régions de la haute
philosophie. Vous planez; mes pauvres vieilles ailes ne me permettent
pas de vous suivre. Je me contente de vous admirer.

--Tous ces compliments cachent quelque piège, pensa Lamirande. Puis
tout haut:

--Je crains que vous ne m'admiriez pas autant dans quelques jours
quand vous m'aurez entendu dire ma façon de penser sur votre
projet....

--Mais mon projet, vous ne le connaissez pas! Il vous plaira
peut-être, quoique vous soyez, d'ordinaire, assez difficile.

--Je ne connais pas votre projet, il est vrai, mai je vous connais,
sir Henry, et votre projet ne peut manquer de vous ressembler. Or,
vous ne l'ignorez pas, vos idées et vos aspirations ne sont pas les
miennes.

--Sans doute, sans doute; mais enfin vous direz ce que vous voudrez
de mon projet, vous ne m'empêcherez pas d'admirer votre talent.
D'ailleurs, j'aurai à vous parler d'autre chose que de la politique
tout à l'heure.

À ce moment, le baron de Portal vint à passer. Sir Henry l'appela.

--Monsieur le baron, permettez que je vous présente deux de nos
hommes politiques canadiens-français les plus distingués. M.
Lamirande est député et je vous assure qu'il ferait honneur à
n'importe quelle chambre, même à la Chambre française. Son ami, M.
Leverdier, journaliste, serait remarqué même à Paris. M. le baron de
Portal est arrivé tout récemment au Canada. Il voyage pour
s'instruire et désire particulièrement être mis au courant de nos
affaires politiques. Monsieur le journaliste est bien celui qui peut
rendre cet agréable service à monsieur le baron, n'est-ce-pas?

Leverdier comprit sans peine que sir Henry voulait être seul avec
Lamirande. Il s'empressa donc d'accepter l'invitation, et entama la
conversation avec M. le baron de Portal.

--Certainement, dit-il, si M. le baron le désire, je me ferai un
plaisir de l'initier à nos affaires politiques qui sont plutôt
intéressantes que belles.

Et le journaliste lança à sir Henry un petit sourire malicieux.

--Ah! le coquin, s'écria le premier ministre, en faisant un petit
geste, moitié amical, moitié menaçant, il ne me vantera pas, bien
sûr. N'importe, il a du talent, lui aussi, et j'admire le talent,
même quand il s'exerce contre moi!

Et prenant Lamirande par le bras, il s'éloigna avec lui.

Le baron de Portal et Leverdier allèrent s'asseoir sur une causeuse.
Leur entretien nous renseignera sur l'état politique du Canada en
l'an de grâce 1945.

--Je m'intéresse beaucoup à votre pays, dit le baron, mais j'avoue
que vos affaires politiques m'intriguent quelque peu. Où en êtes-vous
à l'heure présente? Je sais vaguement que le Canada était naguère
colonie britannique et qu'il ne l'est plus. Expliquez-moi donc cela,
je vous en prie, monsieur le journaliste.

--Volontiers, reprit Leverdier. La chose est bien simple. Depuis
quelques années, vous le savez comme moi, l'Angleterre, jadis si
fière, est tombée au rang des puissances de troisième ordre. À
l'extérieur, elle a perdu les Indes, ou à peu près. La Russie ne
tardera pas à s'emparer de ce qui lui reste de son empire oriental.
En Afrique, l'Allemagne lui arrache ses colonies, morceau par
morceau. L'Australie a secoué le joug impérial. L'Irlande vient de
reconquérir son entière indépendance. L'Écosse s'agite de nouveau;
et, à l'intérieur, les sociétés secrètes qu'elle a réchauffées et
proposées l'ont bouleversée et affaiblie. Elle avait encore le
Canada. Mais un beau matin, le gouvernement des États-Unis, ayant à
sa tête un président américanissime, et profitant d'une difficulté
diplomatique où l'Angleterre avait évidemment tort, s'est avisé de
poser, comme ultimatum, la rupture du lien colonial. Nous soupçonnons
fortement nos francs-maçons du Canada et ceux des États-Unis d'avoir
été au fond de cette affaire. Quoi qu'il en soit, l'Angleterre,
réduite à l'impuissance, dut se rendre à cet ultimatum. Il y a trois
mois à peine, elle donnait avis officiel au Canada que le ler mai
prochain le gouverneur-général serait rappelé et qu'il n'aurait pas
de remplaçant.

--C'est-à-dire que vous voilà libres, fit le baron.

--Oui, reprit le journaliste, nous voici libres. Mais qu'allons nous
faire de notre liberté? Le cadeau est quelque peu embarrassant. Très
certainement le cabinet de Washington avait une arrière-pensée en
nous faisant octroyer notre indépendance: c'est dans le dessein de
nous faire l'honneur de nous annexer de force, sous un prétexte
quelconque. Mais la Providence s'en mêle, et voilà tout à coup nos
entreprenants voisins en guerre avec l'Espagne à propos de l'île de
Cuba; tandis que du côté du Mexique il y a des nuages très noirs;
sans compter les grèves qui éclatent de plus en plus nombreuses,
prenant les proportions d'une guerre civile chronique. Plus moyen de
songer à s'annexer le Canada. Nous cherchons donc à nous constituer
en pays tout à fait autonome.

--Cela doit être une tâche assez facile.

--Malheureusement non. Trois voies s'ouvrent devant nous: le _statu
quo_, l'_union législative_ et la _séparation_. Un mot d'explication
sur chacune. Si nous adoptions ce que l'on appelle le _statu quo_, la
transition se ferait à peu près sans secousse. Nous resterions avec
notre constitution fédérative, notre gouvernement central et nos
administrations provinciales. Le gouverneurgénéral, au lieu d'être
nommé par l'Angleterre, serait élu par nous, voilà toute la
différence. Le parti conservateur, actuellement au pouvoir à Ottawa,
est favorable _au statu quo_. Ce parti se compose des _modérés_. Les
_modérés_, cela veut dire, en premier lieu, tous les gens en place,
avec leurs parents et amis, ainsi que ceux qui ont l'espoir de se
placer, avec leurs parents et leurs amis; ensuite, les entrepreneurs
et les fournisseurs publics avec tous ceux qui les touchent de près
ou de loin; enfin, les personnes qui n'ont pas assez d'énergie et
d'esprit d'indépendance pour vouloir autre chose que ce que veulent
les journaux qu'ils lisent et les chefs politiques qu'ils suivent.

--Le parti du _statu quo_ doit être formidable par le nombre! Je me
demande s'il reste quelque chose pour les deux autres partis.

--Dans toutes les provinces il y a des partisans de l'union
législative. Ce sont principalement les radicaux les plus avancés,
les francs-maçons notoires, les ennemis déclarés de l'Église et de
l'élément canadien-français. Dans la province de Québec ce groupe est
très actif. À sa tête est un journaliste nommé Ducoudray, directeur
de la _Libre-Pensée_, de Montréal. Il va sans dire que les unionistes
cachent leur jeu, autant que possible. Ils demandent _l'union
législative_ ostensiblement pour obtenir plus d'économie dans
l'administration des affaires publiques. Mais ce n'est un secret pour
personne que leur véritable but est l'anéantissement de la religion
catholique. Pour atteindre la religion, ils sont prêt à sacrifier
l'élément français, principal appui de l'Église en ce pays.

--Voilà un parti que ne se recommande guère aux honnêtes gens! J'ai
hâte de vous entendre parler du troisième.

--Le troisième groupe est celui des _séparatistes_. M. Lamirande, que
vous avez vu tout à l'heure, en est le chef, et votre humble
serviteur en fait partie. Nous trouvons que le moment est favorable
pour ériger le Canada français en État séparé et indépendant. Notre
position géographique, nos ressources naturelles, l'homogénéité de
notre population nous permettent d'aspirer à ce rang parmi les
nations de la terre. La Confédération actuelle offre peut-être
quelques avantages matériels; mais au point de vue religieux et
national elle est remplie de dangers pour nous; car les sectes ne
manqueront pas de la faire dégénérer en union législative, moins le
nom. D'ailleurs, les principaux avantages matériels qui découlent de
la Confédération pourraient s'obtenir également par une simple union
postale et douanière. Notre projet, dans la province de Québec, a
l'appui des catholiques militants non aveuglés par l'esprit de parti.
Le clergé, généralement, le favorise, bien qu'il n'ose dire tout haut
ce qu'il pense, car depuis longtemps le prêtre, chez nous, n'a pas le
droit de sortir de la sacristie. Dans les autres provinces cette idée
de séparation paisible a fait du chemin. Il y a un groupe assez
nombreux qui est très hostile à l'union législative et qui
préférerait la séparation au projet des radicaux. Ce groupe se
compose des catholiques de langue anglaise et d'un certain nombre de
protestants non fanatisés. Il a pour cri de ralliement: Pas
d'Irlande, pas de Pologne en Amérique! Il ne veut pas que le Canada
français soit contraint de faire partie d'une union qui serait pour
lui un long et cruel martyre. Le chef parlementaire de ce parti est
M. Lawrence Houghton, protestant, mais homme intègre, honorable et
rempli de respect pour l'Église, de sympathie pour l'élément
français. Voilà, monsieur le baron, un aperçu de la situation
politique du Canada en ce moment. J'espère que je me suis exprimé
avec assez de clarté?

--Votre récit m'a vivement intéressé, cher monsieur, et je vous en
remercie. Je suis séparatiste, moi aussi, je vous l'assure, et je ne
conçois pas qu'un Français catholique puisse être autre chose, sans
trahir sa religion et sa nationalité. Mais, dites-moi, le parlement
d'Ottawa est-il actuellement réuni pour régler cette question?

--Oui, monsieur le baron. Le gouvernement fédéral, dont notre hôte
est le très habile et très rusé chef, a réussi à faire voter pour
toutes les législatures des "résolutions" qui autorisent le parlement
d'Ottawa à régler définitivement la question de notre avenir
politique et national. Nous avons combattu ce projet devant la
législature de Québec, voulant réserver aux provinces au moins le
droit de veto; mais ç'a été en vain: l'esprit de parti, l'intrigue et
la corruption l'ont emporté sur nous. Nous voici donc à Ottawa pour
tenter un dernier et suprême effort, sans grand espoir de succès,
toutefois.

--Quelle sera, pensez-vous, l'issue de la lutte?

--Sous prétexte d'améliorer la constitution actuelle, Sir Henry va
déposer, ces jours-ci, le projet d'une nouvelle loi organique. Ce
sera, j'ai tout lieu de le croire, une véritable union législative
déguisée sous le nom de confédération. On prétendra maintenir les
grandes lignes du _statu quo_; en réalité, ce sera l'étranglement de
l'Église et du Canada français. Entre nous, Sir Henry est franc-maçon
de haute marque, c'est-à-dire profondément hostile à l'Église. S'il
ne propose pas ouvertement l'union législative, c'est qu'il craint un
échec, voilà tout.

--Vous le soupçonnez de jouer double jeu?

--Certainement, et ce n'est pas un jugement téméraire, je vous
l'assure. S'il a invité Lamirande et moi, c'est dans quelque dessein
perfide.

--Pourvu qu'il ne vous compromette pas! Le voilà en tête-à-tête avec
votre ami.

--Ne craignez pas pour Lamirande, il est solide comme le roc et assez
intelligent pour ne pas se laisser prendre par Sir Henry. Nous nous
sommes rendus à son invitation exprès pour connaître un peu les
pièges qu'il tend et les intrigues qu'il veut nouer.

Pendant ce colloque entre le journaliste et le baron, Sir Henry
Marwood avait conduit Lamirande un peu à l'écart. Il le tenait
toujours affectueusement par le bras.

--Mon cher monsieur Lamirande, dit le vieux diplomate de sa voix la
plus câline, il y a longtemps que je désire m'entretenir
familièrement, à coeur ouvert, avec vous. Vous m'avez souvent
combattu, mais je me suis toujours vivement intéressé à vous. Vous
êtes un jeune homme de talent et d'avenir. Je vous considère comme le
véritable représentant de votre race. Votre race, quoi que vous en
pensiez, je ne lui veux que du bien. Je désire l'honorer en votre
personne.

--Vous êtes bien trop flatteur, répondit froidement Lamirande qui
entrevoyait déjà où son interlocuteur voulait en venir.

Il me croit capable de me vendre, pensa le député. Hélas! il a vu
tant des nôtres se livrer à lui pour un peu d'or ou quelques
misérables honneurs.

Son premier mouvement fut de repousser avec indignation l'offre que
Sir Henry n'avait pas encore clairement formulée. Mais il se ravisa.
Ne brusquons rien, se dit-il; par les efforts qu'il fera pour se
débarrasser de moi, je pourrai juger de la noirceur du projet qu'il
nous prépare.

Lamirande gardant le silence, Sir Henry continua:

--Je sais que votre ambition n'est pas personnelle, que vous ne
désirez rien pour vous-même, que votre unique passion est de rendre
service à votre pays, à vos compatriotes. J'admire ce noble
désintéressement. Vous êtes député, non par goût, mais par devoir,
n'est-ce pas? et si une autre position, où vous pourriez rendre
encore plus de services aux vôtres, vous était offerte, vous
l'accepteriez, n'est-il pas vrai?

--Sans doute, répondit Lamirande, je ne suis pas député par goût,
mais je ne vois guère d'autre poste où je pourrais, en ce moment,
être de quelque utilité réelle à mes compatriotes.

--J'en vois un, moi, et je vous l'offre; c'est celui de consul
général du Canada, du futur Canada libre, à Paris ou à Washington, à
votre choix!

Pour que le vieux scélérat m'offre un tel prix se dit Lamirande en
lui-même, il faut qu'il ait grand besoin de m'éloigner du pays. Son
projet doit être diabolique! Après un moment de silence, il jeta sur
Sir Henry un regard qui força le tentateur à baisser les yeux.

--Certes, dit-il, votre offre est magnifique, trop belle; elle est
même suspecte. Je vous prie de croire que mon poste, pour le moment,
est ici, et ici je resterai.

--Mais vous n'y pensez pas! Quel bien vous pourriez faire à Paris, en
établissant des relations plus intimes entre la France et le Canada;
ou à Washington, en travaillant à l'avancement de ceux de vos
compatriotes qui sont encore là-bas.

--Je pourrais peut-être y faire un peu de bien, mais mon devoir est
de rester ici et de travailler à vous empêcher de faire du mal. Du
reste, pourquoi m'offrez-vous cette position maintenant? Pourquoi
n'avez-vous pas attendu le règlement de notre avenir national?
Croyez-vous, Sir Henry Marwood, que je ne lis pas jusqu'au fond de
votre âme?

La voix de Lamirande vibrait d'émotion. Sir Henry ne pouvait pas
regarder le jeune député en face. Le vieil intrigant, qui avait mené
à bonne fin cent affaires de ce genre, se sentait dominé, écrasé.
Toutefois, changeant de ton, il fît un dernier effort, un coup
d'audace.

--Très bien! dit-il, d'une voix devenue subitement dure et cassante.
Jouons cartes sur table. Mon projet ne vous conviendra pas, j'en suis
convaincu. Vous le combattez; mais vous le savez aussi bien que moi,
tout ce que vous pourrez faire n'empêchera pas mon projet d'être
accepté par la Chambre. Dès lors, pourquoi rejeter un poste où vous
pourriez être utile à vos amis, à votre race? Vous allez les priver,
par simple entêtement, pour le simple plaisir de me faire la guerre,
d'avantages très considérables. Est-ce juste. Est-ce patriotique?

--Mais si vous ne redoutez rien de mon opposition, pourquoi tant
d'efforts pour obtenir mon silence? Et si c'est par sympathie pour
notre race que vous agissez, pourquoi exiger que j'achète cette
position au prix d'une infâme trahison? Sir Henry, je suis chez vous
et je ne vous dirai pas les paroles que vous méritez d'entendre. Mais
vous comprendrez sans peine qu'après ce qui vient de se passer je ne
puis rester davantage sous votre toit ni m'asseoir à votre table.
J'ai bien l'honneur de vous saluer.

Puis il s'éloigna avec dignité, laissant le premier ministre tout
abasourdi. Dans sa longue expérience des hommes et des choses, sir
Henry n'avait jamais rien vu de semblable.

--Après tout, je l'admire, murmura-t-il. Et cette fois il était
sincère en le disant.

Lamirande se dirigea vers l'endroit du salon où Leverdier causait
encore avec le baron de Portal.

--Bien fâché, mon cher, dit-il, d'interrompre ton entretien avec M.
le baron, mais il faut que je m'en aille et tu voudras sans doute
partir avec moi.

Leverdier saisit la situation, et, s'excusant auprès du baron, il
alla rejoindre son ami.

--Il a voulu t'acheter, sans doute, et tu l'as planté là! très bien!
Mais faut-il absolument que nous nous en allions tout de suite? Je
voudrais bien savoir un peu ce qui se brasse.

--J'en sais assez! Allons-nous en! Je te raconterai cela tout à
l'heure. Allons-nous en au plus tôt. Ce n'est pas un endroit pour des
chrétiens ici. L'atmosphère est toute remplie, tout épaisse de
démons. On les voit presque. Viens-t'en!

Leverdier n'hésitait plus. En se dirigeant vers la porte du salon les
deux amis rencontrèrent un jeune Anglais à la figure ouverte et
agréable.

--Mon cher Vaughan, s'écria Lamirande, que je suis content de te
rencontrer! Je te présente mon ami Leverdier, mon bras droit; ou
plutôt je devrais dire que c'est moi qui suis son bras droit; car il
est journaliste, c'est-à-dire faiseur et défaiseur de députés. Toi,
mets ton paletot et viens nous accompagner jusqu'à la rue Rideau. Tu
reviendras ensuite à temps pour le dîner.

--Vous ne dînez donc pas ici? demanda Vaughan surpris. Qu'est-ce que
cela signifie?

--Viens, et nous causerons de cela au clair de la lune.

Tout en cheminant du côté de l'hôtel du parlement, Lamirande raconta
à ses amis ce qui venait de se passer entre le premier ministre et
lui. Puis s'adressant à Vaughan:

--Comment trouves-tu le procédé de ton respectable chef?

--D'abord, répliqua le jeune Anglais, il n'est pas mon chef. J'ai des
idées politiques qui me guident, mais des chefs politiques qui me
mènent, je n'en ai pas. Du reste, tu sais jusqu'à quel point
j'abhorre ces abominables manigances qu'on appelle la diplomatie.
Tout cela est honteux et indigne de la nature humaine.

--Pourtant, mon pauvre ami, la nature humaine devient l'esclave de
ces manigances du moment que la religion cesse de la soutenir et de
la fortifier.

--Sans vouloir me vanter, je puis dire que le seul respect de ma
dignité humaine me protège contre ces bassesses.

--Tu n'as pas fini de vivre. Attends l'avenir avant de te prononcer
définitivement. Tu n'as peut-être pas encore rencontré une tentation
sérieuse sur ta route. Pour moi, je suis convaincu que, tôt ou tard,
tu te jetteras, soit dans les bras de l'Église, soit dans quelque
abîme effroyable. Car le sentiment de sa dignité, sans la grâce
divine, ne saurait soutenir l'homme et le prémunir contre les chutes
jusqu'au bout de sa carrière. Mais parlons politique... Tu n'as pas
de chef, dis-tu; tu renies sir Henry et ses procédés; tu partages
toutefois ses idées, tu soutiens ses projets, librement et
honnêtement, soit; mais ces idées et ces projets, sir Henry ne les
fait prévaloir que grâce à _ces abominables manigances_ que tu
condamnés avec tant de chaleur. Cela ne te fait-il pas douter un peu
de la bonté de ces idées et de ces projets? N'est-il pas raisonnable
de dire que ce qui est vraiment bon n'a pas besoin, pour réussir, de
ces moyens ignobles?

--Je condamne ces moyens et je ne voudrais jamais les employer
moi-même; mais je reconnais qu'il est difficile d'obtenir un succès
quelconque dans le monde politique sans y avoir recours, à cause de
l'esprit de vénalité qui règne partout.

--Et la fameuse dignité humaine, qu'en fais-tu?

--Si tout le monde avait le sentiment de cette dignité, elle
suffirait; mais tout le monde ne l'a pas.

--Pourquoi tout le monde ne respecte-t-il pas cette dignité humaine,
puisque ce sentiment est purement naturel? Pourquoi tous les hommes
ne sont-ils pas honnêtes?

--Le sais-je, moi! Pourquoi tous les hommes n'ont-ils pas la beauté
physique? Pourquoi y a-t-il des infirmes, des bossus, des
sourds-muets, des borgnes, des aveugles?

--D'un autre côté, il y a trop d'ordre, trop d'harmonie dans le monde
visible pour qu'un homme raisonnable puisse parler du _hasard_.
Admets donc un Dieu Créateur de toutes choses; une divine Providence
qui surveille et gouverne toutes choses; une vie future où chacun
sera récompensé selon ses oeuvres; une chute originelle qui a
gravement affaibli et vicié la nature humaine; un Dieu Sauveur qui a
racheté l'homme déchu et lui a donné les moyens de reconquérir
l'héritage céleste; admets ces vérités et tu pourras résoudre tous
les redoutables problèmes que nous offre l'humanité.

--J'admets volontiers que ton système est d'une logique rigoureuse:
tout s'y tient et s'enchaîne. S'il y a quelque chose de vrai en fait
de religion, c'est la doctrine catholique. Mais... nous parlerons de
cela plus tard. Maintenant, au revoir. Il faut que je m'en retourne.

Les trois compagnons se séparent. Vaughan retourne chez sir Henry,
tandis que Lamirande et Leverdier regagnent leur hôtel.

--Tu avais bien raison, dit Leverdier; c'est un grand malheureux
plutôt qu'un monstre. Si nous pouvions apprendre aux hommes à croire
comme nous leur apprenons à lire!

--La foi est un don gratuit que Dieu accorde à qui il veut.
Remercions-le de ce qu'il a daigné nous faire ce don inestimable,
tandis que tant d'autres, qui en auraient fait peut-être un meilleur
usage que nous, ne l'ont pas reçu. Prions surtout pour ceux qui n'ont
pas la foi. Ils sont comme les paralytiques dont parle l'Évangile qui
ne pouvaient pas se porter d'eux-mêmes à la rencontre du Sauveur pour
être guéris: il leur fallait le secours de voisins charitables. Les
autres malades qui représentent les pécheurs qui ont la foi,
pouvaient se rendre sans aide aux pieds du Christ. Si grandes que
fussent leurs infirmités, si horribles que fussent leurs plaies, ils
étaient moins à plaindre que les paralytiques, puisqu'ils pouvaient
se placer sans aide sur le chemin de l'Homme-Dieu et crier: Jésus,
Fils de David, ayez pitié de nous! Imitons les âmes charitables de la
Judée qui transportaient les perclus aux bords des chemins où Jésus
devait passer. Portons les perclus spirituels, ceux qui n'ont pas la
foi, portons-les par nos prières et nos bonnes oeuvres au-devant du
divin Maître afin qu'il les guérisse!

Pendant que les deux croyants s'entretenaient ainsi en regagnant leur
appartement, Vaughan s'en allait lentement du côté opposé. Il était
pensif. Les paroles de Lamirande l'avaient étrangement bouleversé. Un
malaise vague, indéfinissable, comme le pressentiment d'un malheur,
l'oppressait. Des aspirations confuses, qu'il ne pouvait pas
analyser, agitaient son âme.

George Vaughan avait rencontré Lamirande plusieurs années auparavant
dans un voyage à Québec. Dès les premières paroles échangées il
s'était établi entre eux une vive sympathie. Tous deux possédaient un
caractère franc, loyal, ouvert; tous deux éprouvaient de l'attrait
pour la vraie politique et une invincible répulsion pour cette
politique de contrebande dont la base est la corruption et dont le
principal moyen d'action est l'intrigue. Mais là se bornaient la
ressemblance entre eux. Autant le Canadien français était croyant,
autant le jeune Anglais était sceptique.

Plus tard, s'étant retrouvés à Ottawa, la sympathie des premiers
jours se changea en une véritable et sincère amitié. Vaughan ne se
demandait guère d'où lui venait cette singulière affection pour
Lamirande; ou plutôt il l'attribuait à une grande similitude de goûts
et de caractère. Lamirande, plus clairvoyant, était convaincu que le
courant mystérieux qu'il avait senti s'établir entre cet étranger et
lui dès leur première rencontre ne pouvait s'expliquer par une cause
naturelle. Croyant fermement au surnaturel, il s'était dit que cette
amitié était l'oeuvre de l'ange gardien de Vaughan; que cet esprit
céleste avait choisi ce moyen pour conduire au salut l'âme confiée à
ses soins.

Vaughan, avons-nous dit, était sceptique. Ce poison de l'incrédulité,
il se l'était inoculé, dès son enfance, dans les écoles publiques de
sa province. Devenu jeune homme il avait passé plusieurs années à
Londres et à Paris, et la vie qu'il y mena, sans être une vie de
débauche, n'était pas faite pour le rendre croyant. Mais s'il était
sceptique, il n'était pas athée militant. Il ne niait pas l'existence
d'un Dieu Créateur. Il lui semblait même qu'il devait y avoir un
Principe universel quelconque. À la rigueur, il pouvait passer pour
déiste. À ceux qui lui parlaient du monde surnaturel il répondait
invariablement: "Je ne nie rien et je n'affirme rien".

Cependant, après s'être lié avec Lamirande, il avait étudié la
religion catholique; et à l'époque où nous le voyons il la
connaissait mieux que bien des catholiques. Il répétait souvent,
comme nous l'avons entendu dire ce soir, que s'il y avait quelque
chose de vrai en fait de surnaturel, c'était la doctrine de l'Église.
Mais s'il avait la science que l'homme peut acquérir par ses forces
naturelles, il n'avait pas la foi que Dieu seul communique à l'âme
par la grâce. Ses entretiens avec Lamirande sur la religion le
troublaient toujours; néanmoins, il n'aurait pas voulu y renoncer
pour la plus belle fortune du monde, car tout incroyant qu'il était,
la foi de son ami le fascinait. Ce soir, il est plus tourmenté qu'à
l'ordinaire. "Ah! se dit-il avec un soupir, en rentrant chez sir
Henry, si je pouvais croire comme Lamirande!" C'est la première fois
que son coeur, rempli jusqu'ici de sentiments vagues, émet un voeu
aussi nettement formulé.

Les convives se mettent à table, et bientôt Vaughan, entraîné par le
tourbillon de la conversation, oublie son trouble de tout à l'heure.
Il est devenu, encore une fois, l'homme du monde affable, correct,
spirituel mais sceptique.

Au dîner, Vaughan se trouve placé à côté de M. Aristide Montarval,
député de la ville de Québec. Une élection partielle avait eu lieu au
commencement de décembre, par suite de la démission inexpliquée du
député siégeant; et Montarval qui, jusque-là, ne s'était guère mêlé
de politique et qui passait pour un radical avancé, s'était tout à
coup présenté comme conservateur contre un autre conservateur de
vieille date. À la surprise générale, sir Henry l'avait accepté, lui
nouveau converti, comme candidat ministériel, de préférence à son
concurrent. Ce titre de candidat ministériel, joint à l'appui des
radicaux qui ne semblaient pas trop froissés de le voir se présenter
comme conservateur, lui avait valu un éclatant triomphe qui ne laissa
pas d'intriguer le monde politique. Cette élection, sur laquelle il
plane un certain mystère, est l'un des sujets de conversation à la
table de sir Henry. Montarval est très riche, et s'est déjà distingué
comme orateur. C'est une belle acquisition pour le parti
conservateur, se dit-on de toutes parts; car il est bien connu que le
nouveau député, sans prendre une part ostensible aux affaires
politiques, avait toujours professé et propagé les idées avancées.
Sir Vincent Jolibois, le principal représentant de l'élément français
dans le cabinet, avait même manifesté timidement des scrupules de
reconnaître l'orthodoxie ministérielle et conservatrice de cette
candidature. Il s'en était ouvert à son collègue et chef, sir Henry
Marwood. Celui-ci l'avait rassuré en disant que Montarval avait un
talent remarquable et que le talent est toujours digne d'admiration.
Sir Vincent s'était rendu à ce raisonnement sans réplique.
D'ailleurs, avait-il dit à un ami qui, lui aussi, avait des craintes
au sujet de cette candidature néo-conservatrice, il faut maintenir la
discipline dans les rangs du parti, et du moment que notre chef est
satisfait nous devons l'être également. De même qu'il ne faut pas
être plus catholique que le pape, de même aussi il ne faut pas être
plus conservateur que le chef du parti.

C'est ainsi que le radical Montarval était devenu conservateur. La
_Nouvelle-France_ ayant hasardé une simple observation sur la facilité
avec laquelle le parti conservateur absorbait et s'assimilait les
aliments les plus indigestes, il y eut dans la presse un tollé
général contre Leverdier. Pendant quinze jours on le traita, dans les
deux langues, de grossier, de malappris, d'hypocrite, de jaloux,
d'ambitieux, etc. Même la _Libre-Pensée_, qui avait abîmé Montarval
pour s'être fait réactionnaire, fournit sa bonne part à ce concert
malsonnant d'imprécations.

Vaughan lia conversation avec son voisin; et comme on parle
volontiers de ceux qu'on aime, il voulut entretenir le nouveau député
de leur collègue absent, Lamirande. À la mention de ce nom, il
remarqua dans les yeux de Montarval une telle expression de haine
qu'il se sentit glacé.

--Décidément, se dit-il en lui-même, notre nouveau collègue n'est pas
un homme sympathique! Quelle différence entre Lamirande et lui!
Lamirande attire, celui-ci repousse. Les deux pôles d'un aimant,
quoi! Est-ce magnétisme animal? Est-ce autre chose?

Le festin se prolongea jusqu'à une heure avancée et se termina sans
incident remarquable.



Chapitre V


  Noli diligere somnum, ne te egestas opprimat.

  N'aimez point le sommeil, de peur que la pauvreté ne vous accable.

    Prov. XX, 13.


Rendus à leur modeste appartement, rue Wellington, Lamirande et
Leverdier se mirent à discuter sérieusement la situation politique.

--Elle est très grave, dit Lamirande, car je suis convaincu que sir
Henry Marwood médite quelque coup de Jarnac plus perfide qu'à
l'ordinaire. Mais que faire?

--Pour moi, dit Leverdier, je vais écrire sur le champ un article qui
fera un peu d'émoi dans le camp ministériel, j'en réponds.

--C'est très bien; et pendant que tu seras ainsi occupé je vais
brocher quelques lettres pour mettre nos amis au courant de la
situation.

Député et journaliste se mirent à la besogne de bon coeur. Voici
l'article qu'écrivit Leverdier et qu'il intitula:

DORMEZ EN PAIX!

"La semaine prochaine, sir Henry Marwood soumettra aux Communes son
projet pour régler définitivement le sort politique du Canada.

"Pour nous, Canadiens français, il s'agit de notre avenir national.
Tout ce que nous avons de plus cher et de plus sacré est en jeu:
notre religion, notre langue, nos institutions, nos lois, notre
autonomie.

"Existerons-nous comme peuple demain? Voilà le problème redoutable
qui se dresse devant nous.

"La presse ministérielle et soi-disant conservatrice répand sur le
pays les flots de son optimiste somnifère. Dormez, dit-elle, aux
habitants de la province de Québec, donnez en paix, dormez sur toutes
vos oreilles, car sir Henry est premier ministre et sir Vincent est
son très humble serviteur.

"Quelle inquiétude pouvez-vous avoir? Sir Henry est franc-maçon,
c'est vrai, mais il respecte l'Église, il raffole de notre langue
qu'il parle couramment, il admire nos institutions. Il était jadis
partisan déclaré de l'union législative, mais aujourd'hui il
verserait son sang pour le maintien du _statu quo._ L'autonomie des
provinces n'a pas d'ami plus sincère que ce centralisateur converti.
Qu'on dorme en paix, puisque ce gardien né de nos droits veille.

"Des esprits chagrins, disait l'autre jour le _Mercure_, organe en
chef des ministres dans la province de Québec, des esprits chagrins
cherchent à créer du malaise parmi nos populations en soulevant des
préjugés contre nos hommes publics, contre les chefs conservateurs
qui ont reçu de Dieu la mission de conduire notre pays dans les voies
du progrès moral et matériel.

"Méchants esprits chagrins, dormez donc plutôt!

"De quel droit, esprits chagrin, rappelez-vous sans cesse que le chef
du cabinet est affilié à la secte maçonnique; que sir Vincent,
collègue de sir Henry, a jadis, voté pour l'école neutre et
obligatoire; que M. Vilbrèque, autre collègue de sir Henry, dans un
accès d'anglomanie, a déploré, un jour, les dépenses excessives que
l'usage de la langue française occasionne; que M. Dutendre, troisième
collègue français de sir Henry, a déclaré que les législatures
provinciales ne sont, après tout, que de grands conseils municipaux.
Ce sont là des _préjugés_ que vous soulevez très indignement contre
de braves gens qui distribuent le _patronage_, les _impressions_ et les
_subventions_ d'une façon tout à fait orthodoxe. Sir Vincent n'a-t-il
pas dit, l'été dernier, dans son grand discours-programme, qu'un
"pays où le _patronage_ est distribué d'une manière judicieuse et
équitable est un pays bien gouverné, c'est-à-dire heureux."

"Pourquoi doutez-vous, esprits chagrins?

"Il s'agit d'élaborer un projet de constitution qui sauvegarde les
droits de l'Église, les droits des parents sur l'éducation de leurs
enfants, les droits de l'élément français, l'autonomie provinciale;
donc confions, en toute sûreté, la réalisation de ce projet à des
francs-maçons, à des partisans de l'État enseignant, à des ennemis de
notre langue et de nos institutions provinciales. La discipline de
parti le veut ainsi. Or il n'y a que les "esprits chagrins" qui
préfèrent la logique à la discipline de parti.

"Douter de l'efficacité du _patronage_ bien distribué, c'est un
crime; s'insurger contre la discipline de parti au profit de la
logique, c'est un acte de folie.

"Donc, habitants de la province de Québec, dormez en paix, car sir
Henry et ses brillants collègues veillent sur nous."

   *   *   *   *   *

Leverdier donna lecture à Lamirande de ces quelques lignes.

--Ce n'est pas un article extraordinaire, dit le journaliste, mais il
fera hurler la presse ministérielle, et en hurlant, elle se
compromettra. Que pouvons-nous faire davantage pour le moment? Nous
sentons bien, toi et moi, qu'il se trame ici quelque noir complot.
Mais nous ne saurions faire partager nos convictions au public.
Raconter ta conversation avec Sir Henry, c'est nous exposer à un
démenti catégorique de sa part, car ce n'est pas un mensonge qui
ferait reculer le vieux scélérat. D'ailleurs, nos propres gens sont
tellement entichés de lui qu'ils regarderaient cette tentative de
corruption comme un acte très gracieux. Voyez! diraient-ils cet
excellent sir Henry a voulu honorer notre race, et cet entêté de
Lamirande l'a grossièrement insulté Nous sommes bien malades!

--En effet, l'avenir est très sombre, répliqua Lamirande; mais ne
perdons pas espoir même quand tout sera désespéré. N'oublions pas que
Lazarre était enseveli et sentait déjà mauvais lorsque le Seigneur
l'a ressuscité!



Chapitre VI


  Et ambulant per vias tenebrosas.

  Ils marchent par des voies ténébreuses.

    Prov. II, 13.


Deux jours après la réception et le banquet chez sir Henry, les
journaux de la capitale annoncèrent que le premier ministre était
tellement indisposé qu'il ne ,pouvaient ni assister aux séances de la
Chambre ni recevoir des visiteurs. La vérité vraie, c'est qu'il avait
quitté Ottawa le lendemain du dîner et s'était rendu secrètement à
Kingston où il gardait le plus strict incognito.

Vers neuf heures du soir, il sortit de l'hôtel où il était descendu
et se rendit à une maison isolée d'un des faubourgs de la ville. Il
frappa d'une manière toute particulière. Quelqu'un à l'intérieur lui
pose des questions auxquelles il répond; puis la porte S'ouvre, et
sir Henry se trouve dans le lieu de réunion du Suprême Conseil de la
Ligue du Progrès. Ce Suprême Conseil se compose de deux délégués de
chaque Conseil Central. Celui qui préside est le même que nous avons
vu diriger le Conseil Provincial de Québec. L'un des représentants
du Conseil Central de Montréal est Ducoudray, rédacteur de la
_Libre-Pensée_, que nous avons aussi vu figurer à la vieille capitale.

À peine sir Henry est-il arrivé que la séance s'ouvre par une
horrible prière à Satan que le président récite en se tournant vers
un immense triangle placé au fond de la salle. Devant ce triangle,
dont la principale pointe est en bas, emblème de Lucifer, de l'encens
brûle sur un autel.

--Mes frères, dit le président, nous voici au complet. Je vous
félicite de votre exactitude à vous rendre aux séances du Suprême
Conseil. Aussi, grâce au zèle que vous déployez dans vos travaux,
pouvons-nous envisager l'avenir avec confiance. Lors de notre
dernière réunions, j'avais l'honneur de vous communiquer
officiellement la nouvelle que nos efforts avaient pleinement réussi;
qu'avec le concours intelligent de nos frères en Angleterre et aux
États-Unis, le lien colonial était rompu. C'était le premier pas dans
la bonne voie. Mais ce n'était qu'un premier pas. Vous le savez,
notre dessein était de faire entrer immédiatement le Canada dans
l'union américaine. Malheureusement, les graves événements que vous
connaissez, nous ont forcés à ajourner indéfiniment la réalisation de
ce projet. Il a fallu adopter un autre but politique. Le comité
exécutif a estimé que, vu l'impossibilité d'incorporer le Canada aux
États-Unis, c'était l'union législative de toutes les provinces qui
nous offrait le meilleur moyen d'extirper radicalement du sol
canadien l'infâme superstition qui empêche notre peuple de marcher
dans les sentiers du véritable progrès. Cette décision a été ratifiée
par le Suprême Conseil à sa dernière réunion. Le comité exécutif a
donc exercé l'influence dont notre ordre dispose sur les législatures
provinciales pour les amener toutes à remettre au parlement fédéral
le règlement définitif de la question de notre avenir politique.
Aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous annoncer officiellement que cette
partie de notre programme est exécutée. Le frère Marwood, à ma
demande, a aussitôt convoqué le parlement fédéral. Nous avons
maintenant à délibérer sur ce qu'il convient de faire à Ottawa. Que
vous en semble-t-il? La parole est aux frères qui ont quelques
observations à faire, quelque projet à soumettre à ce Suprême
Conseil?

Après un instant de silence.

--Le frère président, fit un affilié, a sans doute quelque
proposition à nous soumettre ', nous l'écoutons.

--En effet, j'ai un projet à soumettre au Conseil mais je voudrais,
auparavant, entendre les observations que mes frères peuvent avoir à
faire sur la situation.

--Nous pourrions mieux délibérer, dit le même affilié, si le frère
président voulait bien nous faire connaître d'abord son projet. Il
est bien rare que le Conseil ait à modifier les plans de son chef.

--En bien! reprend le président, voici comment j'envisage la
situation. Nous ne saurions réussir à faire accepter l'union
législative en la proposant ouvertement au parlement. Les députés
canadiens-français, les députés catholiques des autres provinces et
le groupe Houghton n'en voudront jamais. Il faut donc que le projet
gouvernemental soit assez habilement conçu et rédigé pour établir
effectivement l'union législative tout en conservant les apparences
et le nom d'une confédération. Il faut que nous nous contentions
aujourd'hui de déposer les germes de l'union; plus tard, et peu à
peu, nous développerons notre oeuvre jusqu'à son entier
épanouissement. Il faut que dans chaque garantie accordée aux
provinces il y ait un mot, une phrase équivoque que nous puissions,
en temps opportun, interpréter en faveur du pouvoir central. Voici un
projet de constitution que j'ai préparé, avec l'aide du comité
exécutif, et que je soumets à la considération du Suprême Conseil. Le
frère secrétaire voudra bien en donner lecture.

Le frère secrétaire, qui n'est autre que le frère Ducoudray, lit le
document qui est un véritable chef-d'oeuvre d'habileté infernale. Pas
un article sans piège dissimulé avec un art surhumain; pas une
disposition sans équivoque savamment agencée. Tous les frères sont
dans l'admiration. Le projet est agréé presque sans discussion.

--Il est donc statué, dit le président, par le Suprême Conseil de la
Ligue du Progrès, que le projet de constitution que nous venons
d'adopter doit être présenté au parlement sans délai. Le secrétaire
gardera l'original dans les archives du Suprême Conseil et il en
remettra une copie authentique au frère Marwood. Il est ordonné, de
plus, que le frère Marwood fera voter ce projet par le parlement
fédéral et qu'il ne pourra point le modifier ou le laisser modifier
sans le consentement du Comité exécutif. Est-ce là le plaisir de ce
Suprême Conseil?

Tous manifestent leur assentiment, et le frère secrétaire fait au
registre les inscriptions voulues par le règlement de la Ligue.

--Et si le parlement refuse de voter ce projet, demande le frère
Marwood, que faudra-t-il faire? J'ai peur que, malgré l'incontestable
habileté de la rédaction, Lamirande et Houghton ne fassent voir la
véritable portée de cette nouvelle constitution.

--Nous avons fait la part très large à la prudence, répond le
président; maintenant, il faut de la hardiesse, de l'audace pour
réussir. Si la Chambre regimbe, vous la ferez dissoudre. Un appel aux
électeurs nous sera favorable, car nous prendrons les moyens voulus
pour qu'il le soit. L'esprit de parti et la corruption sont toujours
les forces vives de la politique. Comptez là-dessus, frère Marwood,
sur notre admirable organisation qui enveloppe tout le pays, et
spécialement sur l'aide de notre Dieu, le Dieu de la Liberté, du
Progrès et de la Vengeance. Mais ce Lamirande, est-ce bien certain
que vous ne pourrez pas le corrompre?

--Le corrompre! Vous ne l'ignorez pas, frère Président, j'ai fait de
mon mieux , et les frères savent que je ne manque pas précisément de
talent quand il s'agit de me débarrasser d'un adversaire gênant. Eh
bien! je n'ai pas pu l'entamer. Et je connais assez les hommes pour
savoir que c'est inutile de recommencer mes efforts auprès de lui.

Puis le frère Marwood raconte au Suprême Conseil ce qui s'était passé
entre Lamirande et lui, le soir du banquet.

Le président se penchant vers Ducoudray, lui dit tout bas.

--Rappelle-toi bien tous ces détails que Marwood vient de nous
raconter; prends-en note. Cela nous servira en temps et lieu.

--Je ne vois pas, dit Ducoudray, comment nous pourrons tourner cet
incident contre Lamirande. C'est plutôt en sa faveur....

--Tu verras plus tard l'usage que nous pourrons en faire.

Bientôt le Suprême Conseil se disperse. Le président et le frère
Marwood se rendent ensemble à Ottawa; tandis que Ducoudray emporte
les archives avec lui à Montréal.



Chapitre VII


  Prudentia carnis mors est.

  La prudence de la chair est mort.

    Rom. VII, 6.


Leverdier ne s'était pas trompé: son article souleva une tempête. Le
_Mercure_, principal organe ministériel, ouvrit le feu par un écrit
pompeux. En voici quelques extraits:

"Nous sommes arrivés à une époque décisive de notre histoire; le
moment est solennel: une nation va naître. De simple colonie que nous
étions tout à l'heure, nous passons à l'état de peuple libre et
entièrement indépendant. Le moment est donc solennel, avons-nous dit,
et nous devrions tous tenir un langage digne de la grandeur des
événements qui se préparent.

"Nous avons profondément regretté de lire, ces jours-ci, dans une
feuille obscure de Québec, un article très déplacé, et par la forme
et par le fond. La forme est légère, triviale, badine, ironique. Ce
n'est pas ainsi qu'il convient de discuter les graves questions du
jour. Pour le fond, c'est pis encore: appel aux préjugés religieux et
nationaux, manque de charité chrétienne, manque de respect envers
l'autorité constituée, manque de déférence envers nos chefs
politiques. Tous les manquements à la fois y sont.

"L'auteur de cet écrit pousse l'indélicatesse et la passion jusqu'à
rappeler que notre chef politique, le premier ministre de ce pays,
fait partie de la franc-maçonnerie. Sans doute, nous condamnons la
franc-maçonnerie puisque notre église la condamne; mais il ne faut
pas oublier que les églises protestantes ne la condamnent pas, et que
sir Henry est protestant. Il ne faut pas oublier que non seulement
les églises protestantes ne condamnent pas la franc-maçonnerie, mais
que plusieurs ministres protestants, et des plus éminents,
appartiennent à cette société. Ce qui prouve, et que les religions
protestantes ne voient pas la franc-maçonnerie d'un mauvais oeil, et
que la franc-maçonnerie n'est pas hostile, comme certains exaltés le
prétendent, à toute religion, au christianisme même.

"Malgré ces vérités incontestables, on fait un crime à sir Henry
d'être franc-maçon. On veut jeter le doute et le trouble dans
l'esprit de notre population; on veut lui rendre suspects les chefs
de l'État; on sape l'autorité; on attise le feu des préjugés
nationaux et religieux. Tout cela est révolutionnaire et antisocial.
Nous vivons dans un pays de population mixte, ne l'oublions jamais;
nous sommes la minorité en ce pays, ne l'oublions pas, non plus.
Vivons donc en paix avec les protestants, les Anglais et les
francs-maçons. C'est notre devoir puisque la Providence nous a placé
au milieu de ces divers éléments. Respectons leurs opinions si nous
voulons qu'ils respectent les nôtres. Donnons-leur fraternellement la
main. Ne les aigrissons pas si nous ne voulons pas qu'ils se
coalisent contre nous pour nous écraser. Soyons de notre époque et de
notre pays. Ayons confiance dans la sagesse et le patriotisme de nos
chefs. Confions-nous à leur loyauté, et soyons assurés que nos
privilèges seront respectés. Ne portons pas une main sacrilège sur la
Confédération. Contentons-nous de la perfectionner, en nous laissant
guider, dans cette oeuvre si délicate, par les chefs qui ont reçu la
mission de conduire le pays. Ceux qui demandent l'union législative
ne sont pas plus révolutionnaires que les utopistes dangereux qui
voudraient désunir les provinces. Nous sommes dans un juste milieu;
restons-y."

Toutes la petite presse ministérielle se mit aussitôt à faire
entendre la même note avec des variations qui étaient principalement
des attaques violentes et personnelles contre Lamirande et Leverdier
qu'on accusa de jalousie, d'ambition, de haine. Plusieurs de ces
écrivains, qui étaient grassement payés pour chanter les louanges des
ministres, s'indignaient à la pensée que cette scandaleuse croisade
contre l'autorité civile entreprise par la _Nouvelle-France_ et ses
partisans était inspirée par l'amour du lucre! Et, invariablement,
ces discours se terminaient par un fervent appel à la charité
chrétienne.

La _Libre-Pensée_, organe des radicaux ouvertement favorables à
l'union législative, fît feu et flammes, elle aussi, contre les
séparatistes. Crétins, calotins, hypocrites, impuissants, rongeurs de
balustres, cagots, cafards, jésuites de robe courte, escobars,
arriérés, éteignoirs, tenants du moyen âge, ennemis du progrès,
fanatiques, inquisiteurs, Torquemadas au petit pied, descendants
encroûtés de Pierre l'Ermite, tartufes, Basiles, voilà le canevas sur
lequel ce journal et ses satellites brodaient. Tous demandaient, à
hauts cris, au nom de l'économie, l'union législative. Nous sommes
trop gouvernés, répétaient-ils sans cesse. Plus de provinces, plus de
législatures provinciales, plus de mesquins préjugés de races et de
religion. Abattons tout cela et établissons un gouvernement unique,
fort, large, économe, et une seule nationalité.

À Québec se publiait dans ce temps-là un journal intitulé le _Progrès
catholique_, dirigé par Hercule Saint-Simon que le lecteur a déjà vu,
en compagnie de Lamirande, faire une visite d'enquête pour le compte
de la Saint-Vincent-de-Paul.

Homme de talent réel, mais peu sympathique, le rédacteur du _Progrès_
avait dans le regard quelque chose de faux et de froid qui faisait
éprouver un étrange malaise à tous ceux qui venaient en contact avec
lui. Doué d'une certaine allure énergique, violente même, il passait,
aux yeux de ceux qui ne voient que la surface des choses, pour un
homme fortement trempé, pour un caractère. Avant l'époque où commence
notre récit, il s'était jeté avec une grande ardeur dans le mouvement
séparatiste, à la suite de Lamirande et de Leverdier. Mais tout en
les proclamant ses chefs, tout en arborant leur drapeau, il ne
voulait pas toujours suivre leurs conseils ni adopter leur langage
ferme et modéré, leurs procédés marqués au coin de la sagesse. Depuis
un mois surtout il semblait s'être fait casseur de vitres de
profession.

Sans doute, il faut parfois casser les vitres, en réalité, comme au
figuré. Un homme est renfermé dans une chambre où l'air respirable
manque complètement. La porte est fermée à clé, barricadée; toutes
les issues sont hermétiquement closes. L'homme étouffe. Déjà il est
sans connaissance. Que faire? Vous cassez une vitre. L'homme respire,
il est sauvé. Dans le monde moral, il y a des situations analogues où
il est nécessaire de casser les vitres. C'est le seul moyen qui reste
de faire circuler un peu d'air pur dans les prisons où la routine et
les préjugés ont renfermé et asphyxient leurs victimes. Mais M.
Saint-Simon ne faisait guère plus autre chose que casser les vitres.
Il en cassait partout, toujours et à propos de rien. Le bruit des
vitres cassées avait attiré sur lui tous les regards sans toutefois
lui gagner les coeurs.

Le rédacteur du _Progrès catholique_ répondit donc à l'article de la
_Nouvelle-France_ par un éclat formidable. Il intitula son écrit:
_Est-ce la guerre que l'on veut?_ Dans cet écrit, non seulement il
demandait la sortie de la province de Québec de la Confédération,
mais il poussait les Canadiens français à s'organiser militairement,
à se procurer des armes et à se rendre à Ottawa pour surveiller les
délibérations du parlement. Il fît une charge incroyable contre tous
les protestants, sans distinction, déclarant qu'ils étaient tous
ligués contre les catholiques pour les massacrer. Et il terminait son
article d'énergumène en donnant clairement à entendre que le jour où
la province de Québec serait délivrée du joug fédéral, les Anglais
qui s'y trouveraient n'auraient qu'à se bien tenir.

En lisant cet article, Leverdier eut un mouvement de sainte colère.
Il quitta précipitamment le cabinet de lecture du parlement, traversa
le couloir et, appelant un page, fit mander Lamirande qui était à son
siège de député.

--As-tu vu la dernière bêtise de Saint-Simon? s'écria-t-il.

--Oui, fit tranquillement Lamirande, j'ai vu cet écrit, c'est plus
qu'une bêtise, c'est un crime.

--Cet homme-là est-il fou?

--Non, mon ami, il n'est pas fou. Il est quelque chose de pire qu'un
fou.

--Je ne vois guère rien de pire et de plus dangereux qu'un fou qui se
mêle d'écrire, répliqua vivement Leverdier.

--Un traître est plus dangereux qu'un fou, fit Lamirande.

--Grand Dieu! s'écria le journaliste, tu le soupçonnes de nous
trahir! Tu vas plus loin que moi, je ne l'accuse que d'un manque
incroyable de tact et de jugement.

--Je vais plus loin que toi, en effet. Je ne porte pas un jugement
téméraire en te disant que Saint-Simon nous trahit froidement.

--Mais sur quoi te bases-tu pour croire à tant de perfidie chez cet
homme qui, après tout, prétend défendre la même cause que nous?

--Tu n'ignores pas que l'on peut trahir une cause tout en prétendant
la défendre. C'est même le procédé favori de nos jours. C'est le
raffinement de la trahison.

--Oui, mais enfin, as-tu quelque preuve contre lui? Sur quoi
s'appuient tes soupçons?

--Ce ne sont pas des soupçons, c'est une certitude morale, une
conviction profonde.

--Mais encore, dis-moi sur quoi elle repose, cette certitude morale?
Tu n'as pas l'habitude de juger à la légère et sans preuves. J'avoue
que l'article est affreux, abominable. En le lisant, j'ai frémi
d'indignation, et si j'avais eu le malheureux sous la main, je ne
sais pas trop ce que je lui aurais fait. Mais, après tout, ne peut-on
pas mettre cet écrit sur le compte de la bêtise humaine, qui est
grande, tu le sais.

--Oui elle est grande, mais la perversité humaine est grande aussi.
Ce sont deux immensités dont Dieu seul peut voir les limites. Si je
n'avais que l'écrit de Saint-Simon pour me guider, je jugerais
l'incident probablement comme toi. Mais je sais que ce malheureux
était naguère affreusement travaillé par le démon de la richesse et
j'ai lieu de craindre qu'il n'ait succombé à la tentation. J'ai
appris, ce matin même, que depuis quelque temps Saint-Simon voit M.
Montarval dans l'intimité.

--Je sais, en effet, qu'ils sont intimes.

--Je l'ignorais jusqu'ici. Mais ce que je n'ignorais pas, c'est que
M. Montarval est l'homme le plus épouvantable que j'aie jamais vu...
un monstre... J'en frissonne encore. Je ne puis t'en dire davantage,
je me suis engagé au silence sur certains détails. Cet engagement ne
me lie peut-être pas d'une façon absolue; mais, enfin, qu'il me
suffise de te dire que celui qui fréquente assidûment Aristide
Montarval ne saurait être autre chose qu'un misérable. Les événements
ne me donneront que trop tôt raison.

Bien que quelque peu intrigué, Leverdier n'insista pas davantage. Il
connaissait trop bien son ami pour douter de la sûreté de son
jugement. Après un moment de silence, le journaliste reprit:

--Mais l'article, que faut-il en faire?

--Je viens de faire tout en mon pouvoir pour réparer le mal. Au
commencement de la séance, j'ai désavoué l'écrit et son auteur. J'ai
déclaré que cet article insensé n'exprime pas nos sentiments; que
nous ne sommes pas animés par la haine des autres peuples qui
habitent ce pays, mais pas l'amour de notre race, de notre
nationalité, de notre religion, de notre langue et de nos traditions;
que nous croyons mieux sauvegarder toutes ces choses sacrées en nous
retirant de la Confédération, maintenant que l'occasion s'en
présente; mais que nous ne menaçons personne. Je crois que tu feras
bien de répéter la même chose dans ton journal. Pour le moment; il
n'y a rien autre chose à faire. Les événements vont se précipiter.
Attendons.



Chapitre VIII


  Nihil est iniquius quam amare pecuniam:
  hic enim et animam suam venalem habet.

  Il n'y a rien de plus injuste que d'aimer l'argent;
  car un tel homme vendrait son âme même.

    Eccli. X, 10.


Hercule Saint-Simon s'était lancé dans le journalisme sans
préparation morale, sans avoir purifié ses intentions. Il voulait
faire le bien au moyen de son journal; mais, tout en faisant le bien,
il comptait arriver en même temps à l'aisance d'abord, puis à la
richesse. Le pain quotidien, c'est-à-dire le nécessaire pour un homme
de sa position sociale, n'était pas assez: il lui fallait les
douceurs de la vie. Et comme le journalisme vraiment catholique est
plus fécond en déceptions et en déboires qu'en succès financiers, il
s'aigrissait et s'irritait de plus en plus. Voyant qu'il n'avait pas
l'abnégation voulue pour continuer son oeuvre, ingrate au point de
vue mondain, il aurait dû l'abandonner et chercher ailleurs, par des
moyens légitimes les biens terrestres qu'il convoitait. Mais il
aimait le journalisme à cause du prestige et de l'influence que cette
profession confère à celui qui l'exerce avec talent. Le bruit des
polémiques le grisait, les discussions auxquelles on se livrait
autour de son nom flattaient sa vanité. Rester journaliste honnête,
même journaliste catholique, tout en devenant riche, tel était
d'abord son rêve.

Il commença par faire des réclames, moyennant finance, en faveur de
certaines entreprises commerciales et industrielles. Comme ces
entreprises étaient honorables, il pouvait, à la rigueur, se dire
qu'il recevait le prix d'un travail légitime; mais ses besoins
factices augmentant toujours et ce genre d'affaires lui paraissant
bientôt restreint, il agrandit le cadre de ses opérations. Lorsque
les promoteurs de grandes entreprises ne venaient pas à lui, il
allait à eux, et leur donnait habilement à entendre que le moyen le
plus sûr de ne pas trouver en lui un adversaire acharné, c'était de
payer grassement son concours. Puis, glissant toujours sur la pente,
il mit sa plume au service d'affaires douteuses, interlopes, enfin
absolument mauvaises.

Pourtant la richesse n'arrivait pas encore assez vite. Son caractère
de journaliste catholique, qu'il conserva toujours, apparemment, le
gênait. Aux temps agités où commence notre récit, il entrevit la
possibilité de faire fortune d'un seul coup. Mais pour atteindre ce
but, il lui faudrait abandonner ses nationaux dans leurs luttes
patriotiques, se livrer aux ennemis de sa race, favoriser leurs
menées ténébreuses, trahir, en un mot, la cause sacrée de la patrie
et de la religion. Le malheureux se cramponnait à cette idée qui lui
revenait sans cesse: je n'irai pas jusqu'au bout, et quand je serai
riche, indépendant de tout le monde, je pourrai facilement, et en peu
de temps, réparer le mal que j'aurai fait.

Il en était là, lorsque nous l'avons entendu émettre ses sophismes
sur la puissance de l'or et la nécessité de la richesse pour
accomplir le bien dans le monde politique. À l'époque de sa
conversation avec Lamirande était-il déjà perdu? Depuis longtemps il
était tenté, affreusement tenté par le démon qui fit tomber un des
Douze. Toutefois, comme nul n'est jamais éprouvé au-dessus de ses
forces, il aurait pu résister à ce redoutable assaut, s'il eût suivi
le sage conseil de son véritable ami: une courte et fervente prière,
un seul cri de détresse vers le Coeur de Jésus, et il était sauvé.

Lorsque les disciples allaient être engloutis par les vagues, ce fut
une prière de quatre mots qui écarta le danger: _Domine, salva nos,
perimus!_

Mais un mouvement d'orgueil étouffa ce cri qui montait déjà à ses
lèvres. C'était une dernière grâce qu'il repoussait.

En quittant Lamirande, il était entièrement sous l'empire du
Tentateur. Une rage étrange contre tous ses anciens, et
particulièrement contre le meilleur de tous, s'était emparée de son
âme. Autant il estimait et admirait jadis le jeune député, autant
maintenant il le détestait. Auparavant, même au milieu de ses
faiblesses et de ses misères, il aurait voulu imiter les vertus de
Lamirande, posséder son désintéressement, sa force de caractère. Ces
salutaires aspirations s'étaient subitement changées en une jalousie
atroce et cruelle. Trop lâche pour s'élever jusqu'aux hauteurs où se
tenait son ancien ami, il aurait voulu l'entraîner avec lui dans la
fange où il allait se plonger. Et se sentant impuissant à ravaler ce
chrétien à son propre niveau, il prit la détermination de lui faire
autant de mal que possible.

Il était dans cette disposition d'esprit lorsqu'un soir il rencontra
M. Montarval au club qu'il avait la mauvaise habitude de fréquenter
sous prétexte d'y recueillir des nouvelles et des idées.

--Eh bien! monsieur Saint-Simon, s'écria M. Montarval, comment va le
journalisme à bons principes? À merveille, sans doute, car lorsqu'on
travaille pour votre bon Dieu il parait que tout le reste, la bonne
chère, les beaux habits, les meubles de luxe et les chevaux pur sang,
il parait, dis-je, que tout cela vous vient par surcroît. Est-ce bien
le cas? Dites donc?

Au lieu de répondre avec fierté à ce persiflage blasphématoire, le
malheureux rougit en balbutiant:

--Il ne faut pas prendre tout à la lettre dans la Bible.... On y
trouve beaucoup d'allégories et de choses obscures.... Tout ce que je
puis dire, c'est que le journalisme comme je l'ai fait jusqu'ici ne
donne malheureusement pas la fortune. C'est bien dommage, car c'est
une profession que j'aime.

--Il y aurait peut-être moyen de rendre cette profession plus
lucrative, répliqua Montarval qui dardait sur Saint-Simon son regard
perçant.

Le journaliste se troubla, baissa les yeux et murmura un _peut-être_
à peine intelligible. Mais c'en était assez pour fixer Montarval
sur la valeur de son homme.

--Venez chez moi, dit-il; nous converserons là à notre aise.

Saint-Simon le suivit, et quelques instants après ils gravissaient le
perron qui conduisait à la somptueuse demeure du jeune Français.
Cette résidence princière dominait la terrasse Frontenac et le fleuve
Saint-Laurent. De ses fenêtres Montarval avait une vue magnifique. À
droite, Saint-Romuald et les campagnes du sud bornées au loin par une
frange de montagnes bleues; en face, Notre-Dame et
Saint-Joseph-de-Lévis; à gauche, l'île d'Orléans et la riante côte de
Beaupré adossée aux Laurentides. La maison était meublée avec un luxe
oriental. Tout y respirait la mollesse et la volupté. C'était la
réalisation du rêve de Saint-Simon.

Montarval conduisit le journaliste à une vaste pièce, moitié salon,
moitié cabinet de travail. Un valet, répondant à son appel, apporta
du vin et des cigares.

--Maintenant, dit-il, nous pouvons causer sans crainte d'être
dérangés. Ainsi, continua-t-il, le journalisme à bons principes ne
mène pas à la fortune! Un sage a dit que la vertu sans argent est un
meuble inutile.

--En effet, répliqua Saint-Simon, le manque de ressources paralyse la
presse en ce pays; il paralyse, en général, nos hommes publics. Dans
un pays constitutionnel, pour pouvoir se livrer avec avantages au
journalisme ou à la politique, il faut posséder la fortune. Pourquoi
vous qui êtes riche ne vous lancez-vous pas dans la politique? Vous y
feriez bientôt votre chemin.

--J'y ai songé quelquefois, et j'y songe dans le moment, répond
Montarval. Il me serait facile, sans doute, de me faire élire; mais
un député, pour arriver rapidement, a besoin d'un journal sur lequel
il puisse compter. Je pourrais bien en fonder un, me direz-vous. Oui,
mais, je l'avoue, je m'entends peu aux affaires. J'aurais peur, si je
m'aventurais dans le journalisme, d'y laisser la peau et les os. Je
serais prêt à payer une somme ronde pour avoir l'appui d'un journal,
sans être disposé à risquer ma fortune.

Montarval s'arrêta ici pour donner à ses paroles le temps de produire
tout leur effet sur le journaliste. Il versa un verre de vin et le
présenta à Saint-Simon qui le saisit d'un mouvement nerveux et le but
d'un trait, sans regarder son tentateur. Celui-ci, dégustant son
tokai tranquillement, continua:

--Ne pourrions-nous pas en venir à une entente, vous et moi? Vous
êtes journaliste, vous connaissez votre métier, mais les fonds vous
manquent. Moi, j'ai des fonds, mais pas d'expérience. Nous possédons
chacun un excellent avoir, mais, pour faire fructifier nos capitaux
respectifs, il faudrait les unir. Qu'en dites-vous?

--L'idée me parait excellente. Veuillez me faire connaître les
détails de votre projet.

--Oh! c'est bien simple. Je vous donnerai, disons vingt mille
piastres; ou plutôt, pour que l'affaire soit plus régulière, je vous
les prêterai contre billet; mais avec l'entente formelle que je ne
vous en demanderai pas le remboursement aussi longtemps que le
journal me donnera satisfaction.

--Mais quelle ligne de conduite le journal devrait-il tenir pour vous
donner satisfaction? Faudrait-il changer entièrement de ton?

--Pas du tout. Je ne demanderais guère de changements, car si je me
présente ce sera comme conservateur....

--Comme conservateur! fait Saint-Simon avec étonnement. Il me
semblait que, sans vous mêler de politique, vous aviez des idées un
peu....

--Avancées, vous voulez dire. Des folies de jeunesse! Pour faire
quelque chose de sérieux, il faut en rabattre beaucoup et devenir
conservateur, bon gré mal gré. Si je veux avoir un journal à ma
disposition, c'est uniquement pour reproduire mes discours et me
tourner discrètement un petit compliment de temps à autre, sans que
la réclame y paraisse trop.

--Dans ces conditions, répond Saint-Simon, devenu très pâle, je ne
vois rien qui s'oppose à l'affaire que vous voulez bien me proposer.

--Alors, terminons-la sans plus de retard. Je vais vous faire un
chèque pour la somme mentionnée et vous me donnerez votre billet à
vue....

Une demi-heure après, Saint-Simon sortait de chez Montarval. Il était
un homme vendu, un vil esclave. Il le comprenait parfaitement et
avait un profond dégoût de lui-même. Mais le démon de l'argent était
toujours à ses côtés et lui tenait ce langage: "Après tout, on ne te
demande pas un si grand sacrifice; quelques bouts de réclame par-ci,
par-là. Presque tous les journaux en font".

--Mais, lui disait son ange gardien, si l'on te demande quelque
infamie, que feras-tu?

--Tu remettras l'argent en payant le billet, et tout ,sera dit,
murmura le démon.

--Et si tu as dépensé l'argent, pourras-tu payer le billet qui est
fait à présentation?

--Dépose l'argent à la banque, et contente-toi de toucher l'intérêt.
De cette façon tu seras toujours en état de faire honneur au billet
si l'on veut exiger de toi quelque chose qui répugne à ta conscience.

Ce dernier argument du démon prévalut sur les avertissements de
l'ange, et Saint-Simon déposa à la banque le prix de sa liberté. Et
le démon, qui est habile, le laissa en paix pendant quelques jours.
Quand la première horreur qui avait envahi l'âme du journaliste se
fut émoussée, le mauvais esprit revint à la charge.

--Il te faudrait faire telles améliorations dans ton établissement,
mieux monter ta maison afin de recevoir convenablement ceux qui vont
te visiter; ta table, ta cave, tes habits laissent à désirer.

--Et le billet, disait tout bas l'ange gardien comment paieras-tu le
billet si l'on te demande de te déshonorer?

--Oh! tu pourras facilement trouver à faire un emprunt si le public
voit que tes affaires ont l'air de prospérer. L'argent attire
l'argent. D'ailleurs, ajoutait effrontément le malin esprit, il ne
faut pas se méfier de la Providence.

--Il faut s'y fier, mais non pas la tenter, répondit l'ange.

Mais, comme la première fois, Saint-Simon écouta le Tentateur, et se
livrant à ses penchants naturels, dépensa, en quelques jours,
plusieurs milliers de piastres.

Montarval, qui faisait surveiller tous les mouvements de sa victime,
jugea que le moment était venu de faire un pas de plus. Rencontrant
de nouveau Saint-Simon au club, il lui dit:

--Je n'aime pas tout à fait le ton de votre journal, et comme vous ne
voudriez sans doute pas le changer, à cause de vos principes
inflexibles, il serait peut-être mieux de rescinder notre marché
avant qu'il soit trop tard.

Le journaliste bondit sous ces paroles méprisantes comme si un bras
vigoureux lui eût cinglé le visage d'un coup de fouet. Que
n'aurait-il donné en ce moment pour être en état de jeter à la face
de son corrupteur son or maudit! Il eut un instant la pensée de
rompre avec Montarval, d'emprunter de l'argent pour payer son billet;
ou s'il n'y réussissait pas, de laisser son séducteur saisir son
imprimerie et ses meubles. Il eut une violente aspiration vers la
liberté et un profond dégoût pour l'ignoble esclavage où il se voyait
descendre. Mais c'était un mouvement purement humain, sans vraie
force, par conséquent. Les difficultés de sa position, les sacrifices
qu'il lui faudrait faire, difficultés et sacrifices que le démon
avait soin de grossir démesurément, l'effrayèrent. Allons, se dit-il,
pas de sottise voyons au moins ce qu'il me veut. Puis, tout haut:

--En quoi le journal ne vous plaît-il pas, monsieur?

--Vous le savez, répondit Montarval, je me fais conservateur. Je
demande, par conséquent, le _statu quo._ Je suis également opposé à
l'union législative et à la séparation des provinces. Votre journal
est séparatiste.

Cela ne pourra pas faire, vous le comprenez comme moi.

--Si je cessais, pour un temps, de parler de cette question
brûlante....

--Cela ne suffirait pas. C'est du positif et non du négatif qu'il me
faut.... Je crois qu'il vaudra mieux rescinder notre marché. C'est si
facile. Remettez-moi mon chèque et je vous remettrai votre billet.
Nous n'en serons pas moins amis....

--Alors vous exigez que je combatte le mouvement séparatiste dont
j'ai toujours été le défenseur enthousiaste! C'est ce qu'on appelle
vulgairement virer de bord. En navigation, c'est une manoeuvre assez
facile à exécuter; en journalisme, cela se pratique souvent, mais
c'est toujours désagréable.

--Précisément, fit Montarval, et c'est parce que je prévois que vos
principes seront un obstacle à cette manoeuvre que je vous propose
tout de suite la rupture de notre marché... Quand serez-vous prêt à
payer le billet, ou à remettre le chèque, car vous l'avez peut-être
encore en votre possession? Je ne désire pas vous presser. Il est
aujourd'hui mercredi, disons samedi prochain, avant midi....

Le journaliste eut un nouveau mouvement de révolte, mais plus faible
que le premier. Le démon lui souffla à l'oreille:

--Après tout, c'est une question purement politique. D'excellents
catholiques sont opposés au mouvement séparatiste et favorables au
_statu quo._ Tu peux facilement expliquer ton changement de front par
des raisons spécieuses.

--Malheureux, dit l'ange, tu ne vois donc pas que tu glisses
rapidement vers l'abîme? Tu ne vois donc pas que ce qui peut être une
opinion honnête chez d'autres serait, chez toi, le fruit de la
corruption et une trahison. Puisque l'on emploie de tels moyens en
faveur du _statu quo_, c'est que cette solution cache quelque piège.
D'ailleurs, tu connais l'homme qui te tente tu sais que c'est un
misérable....

Montarval regardait fixement sa victime. On eût dit qu'il suivait sur
la figure pâle et défaite du journaliste les péripéties de la lutte
qui se livrait dans cette âme affaiblie.

--Eh bien! dit-il, en se levant comme pour s'en aller; c'est entendu
que vous me remettrez les vingt milles piastres d'ici à samedi
midi... Je passe toujours les matinées chez moi.

--Attendez! s'écria le misérable journaliste. Après y avoir bien
réfléchi, je ferai le changement que vous désirez. C'est une question
où il est bien permis de modifier son opinion. Je me prononcerai
graduellement en faveur du _statu quo_.

Un sourire diabolique crispa les lèvres du tentateur, mais
Saint-Simon ne le vit pas car il avait les yeux baissé.

--Je n'exige pas autant que cela, dit Montarval. Je vous demande de
combattre les séparatistes, mais je ne veux pas que vous donniez
votre appui au _statu quo_; pas pour le moment, du moins. Et pour
rendre votre tâche plus facile, je veux que vous combattiez l'idée de
séparation, non en la blâmant, mais en l'exagérant de toutes
manières, en faisant de ce mouvement un épouvantail pour tous les
Anglais du pays, en le compromettant aux yeux des Canadiens français.
Vous saisissez bien ma pensée, n'est-ce pas?

--Oui, parfaitement.

--Eh bien! au revoir. J'espère que, désormais, votre journal aura des
articles _très forts_ en faveur de la séparation. Si la chose ne vous
convient pas vous avez toujours l'alternative que vous savez. Au
revoir Et là-dessus ils se quittèrent.

Dès ce moment, Saint-Simon cessa de lutter. Il se livra à son rôle
infâme avec tant de zèle que Montarval lui en témoigna son
admiration. D'exagération en exagération, d'excès en excès, il en
était arrivé finalement à écrire l'article criminel que Lamirande
désavoua publiquement devant le parlement.

Ce désaveu lui valut un torrent d'injures de la part du journaliste
déchu qui traita son ancien ami de pusillanime, de peureux, de lâche,
de traître à sa race. Il poussa le cynisme jusqu'à dire que Lamirande
était vendu corps et âme aux Anglais!



Chapitre IX


  Notus a longe potens lingua audaci.

  L'homme puissant et audacieux en paroles
  se fait connaître de bien loin.

    Eccli. XXI, 8.


La mine a éclaté. Sir Henry a déposé son projet de constitution et la
discussion est engagée.

Le premier ministre ouvre le feu par un petit discours mielleux et
cauteleux, où il essaie de cacher sous des fleurs de rhétorique le
venin de son oeuvre. Il adresse même des compliments très flatteurs
aux Canadiens français, les comble d'éloges, rappelle les principaux
traits de leur histoire. Il termine sa harangue en exprimant l'espoir
que, toute agitation cessant, on votera son projet. La paix, la
prospérité et la grandeur future du pays l'exigent.

À peine le premier ministre a-t-il prononcé son dernier mot que
Lamirande est debout, terrible dans sa colère de chrétien et de
patriote. Pendant deux heures et demie, il parle, il tonne, il
fulmine. Sous sa puissante logique, toute la perfidie de cette
constitution élaborée au fond des loges apparaît en pleine lumière.
Il met à nu tous les pièges, toutes les chausse-trappes qu'une main
sournoisement habile avait cachés dans chaque article du projet. Il
démontre que sous le régime Proposé l'autorité des provinces ne
serait plus qu'un vain mot; que les législatures, dépouillées de leur
autonomie, seraient à la merci du gouvernement central; que les
tribunaux provinciaux seraient sans prestige; que toutes les sources
du revenu seraient absorbées par le fisc d'Ottawa; que sous prétexte
de favoriser l'instruction, l'État s'en emparerait; que la langue
française pourrait être abolie comme langue officielle, même dans la
province de Québec, le jour où la majorité de la Chambre des communes
le voudrait; en un mot, qu'on menait le pays tout droit, mais
hypocritement, à l'union législative.

À mesure qu'il déchirait tous les voiles et mettait à découvert les
ruses du gouvernement, une émotion croissante s'emparait des députés
et du public qui encombrait les tribunes. Quand il eut fini de
parler, la consternation était peinte sur le visage des ministres et
de leurs principaux partisans. Un grand silence se fit, suivi bientôt
d'une sourde rumeur. Les députés se réunirent par groupes, inquiets,
bouleversés. Personne ne se levait pour prendre la parole.

Enfin, sir Henry Marwood, très agité, se contenant à peine, fait
remarquer au président qu'il _est six heures_. La séance est levée au
milieu de la plus grand confusion. Presque tous les députés français,
Lawrence Houghton et ses amis, entourent Lamirande et le félicitent
chaleureusement.

Sir Henry jette un coup d'oeil sur cette scène tumultueuse et son
expérience des assemblés délibérantes lui dit que Lamirande
l'emporte, que le projet sera sûrement rejeté. Il quitte
précipitamment la salle des délibérations. Dans le couloir il
rencontre Montarval.

--Nous sommes perdus, dit le premier ministre, à voix basse. Le
projet ne passera pas. Lamirande l'a tué du premier coup. Nous avons
trop forcé la note. Qu'allons-nous faire?

--C'est bien simple, répond Montarval; vous allez me faire dissoudre
cette chambre-là dès ce soir. Rendez-vous immédiatement à Rideau Hall
et conseillez la dissolution au gouverneur. Il faut qu'il soit ici
à ait heures pour renvoyer les députés devant le peuple.

--Mais se sera un coup d'état!

--Sans doute, mais c'est de l'audace qu'il faut maintenant. Nous
n'avons plus que cette ressource et nous devons en user largement.
D'ailleurs, vous avez un prétexte tout trouvé, et pour le gouverneur
et pour le public: en face de cette opposition inattendue, vous
désirez consulter l'électorat.

--Et si le verdict populaire nous est défavorable?

--Il faut prendre les moyens voulus pour qu'il ne le soit pas. Il
faut semer l'argent à pleines mains; mettre le trésor à sec, si c'est
nécessaire; exciter le fanatisme des provinces anglaises et compter
sur la corruption et l'esprit de parti dans la province de Québec. De
l'audace, vous dis-je, de l'audace!

--Mais je vais avoir une crise ministérielle sur les bras. Après le
discours de Lamirande, les ministres français vont démissionner.

--Qu'importe! J'en remplacerai un, et vous trouverez toujours deux
imbéciles ambitieux pour prendre les autres portefeuilles.
D'ailleurs, l'émotion va se calmer, car nous l'étoufferons avec de
l'or. Ne perdez pas votre sang-froid et marchez.

Le premier ministre suivit ce conseil, et à huit heures du même soir
la Chambre était dissoute.



Chapitre X


  Sum ego homo infirmus.

  Je suis un homme faible.

    Sap. IX, V.


Sir Vincent Jolibois, collègue de sir Henry, remit son portefeuille
dans un mouvement de véritable indignation. C'était son premier acte
d'énergie depuis plus d'un quart de siècle qu'il était dans la
politique. Ce fut aussi son dernier. Peu habitué à vouloir, à penser
par lui-même, à agir avec indépendance, à former des résolutions
viriles, et à s'y maintenir, le peu de caractère qu'il avait reçu de
la nature s'était peu à peu complètement atrophié.

Au sortir de l'émouvante séance où Lamirande avait démasqué la
perfidie du premier ministre, tout bouleversé encore par cette parole
brûlante, sir Vincent s'était rendu chez sir Henry et l'avait prié
d'accepter sa démission. Si celui-ci avait résisté un peu, peut-être
serait-il revenu sur ses pas. Mais le vieux chef fit l'indigné et
posa en victime. Il accepta la démission de son collègue, séance
tenante, et lui fit sentir, en même temps, toute l'inconséquence de
sa conduite. Est-ce au moment où la tempête gronde, dit-il, que les
officiers doivent abandonner le navire? Si vous ne pouviez pas
accepter ma politique il faillait me le dire plus tôt et ne pas
attendre qu'elle fût soumise aux députés.

Ce reproche était fondé. Sir Vincent avait eu connaissance du projet,
mais n'en avait pas vu la perfidie. Il était donc dans une fausse
position. Il sortit de chez sir Henry le trouble dans l'âme: sans
portefeuille et avec la conscience d'avoir mal rempli son devoir.

Lamirande apprenant que sir Vincent s'était retiré du cabinet alla le
trouver aussitôt.

--On m'apprend, sir Vincent, dit-il en entrant chez l'ex-ministre,
que vous avez démissionné. Je viens vous offrir mes respectueuses
félicitations et vous prier de vous mettre immédiatement à la tête du
mouvement séparatiste.

--Oui, j'ai démissionné, malheureusement... je veux dire forcément;
car je ne puis pas prendre la responsabilité de la politique du
gouvernement en face de l'interprétation que la chambre semble y
donner à la suite de votre discours.

--Mais cette interprétation n'est-elle pas la seule possible?

--Oh! je le suppose. C'est bien malheureux, tout de même. Voilà les
esprits excités, le parti conservateur exposé à un désastre. Ne
pensez-vous pas, mon cher monsieur Lamirande, qu'il eût été mieux de
ne pas critiquer si vivement le projet du gouvernement? Il aurait
sans doute été facile de s'entendre et d'introduire dans le projet
certains amendements, certaines garanties pour la province... Vous
avez sans doute très bien parlé; mais un peu de diplomatie ne nuit
pas, voyez-vous. C'est bien malheureux, tout cela.

--Ne voyez-vous pas, sir Vincent, que quelques amendements n'auraient
pas pu sauvegarder notre position. Le projet est radicalement
mauvais, d'un bout à l'autre. C'est un vaste piège. Vous en êtes
convaincu, puisque vous avez démissionné.

--Oui, j'ai cru que c'était un piège... Le projet est certainement
mauvais; mais peut-être aurions-nous pu nous entendre. C'est trop
tard maintenant, le mal est fait. Les esprits sont excités, ma
démission est acceptée, je ne suis plus ministre, et je ne puis plus
rien.

--Oui, sir Vincent, vous pouvez encore beaucoup, précisément parce
que vous n'êtes plus ministre. Vous pouvez vous mettre à la tête de
la province. À part les radicaux, qui sont relativement peu nombreux,
tous les Canadiens français se rallieront autour de vous si vous
arborez résolument le drapeau national.

--Mais ce mouvement national bouleverse les esprits. Le parti
conservateur en souffre. Je suis essentiellement conservateur, moi,
je ne veux rien de révolutionnaire, rien d'extrême. Je suis partisan
de la modération et de la conciliation. Puis les protestants et les
Anglais, il ne faut pas les irriter. Saint-Simon va trop loin, et il
se dit de votre parti. Croyez-moi, monsieur Lamirande, il vaut mieux
s'en tenir au _statu quo. C'est_ un moyen terme, voyez-vous, entre
l'union législative et la séparation; tout le monde devrait en être
satisfait.

--Mais pouvez-vous nous garantir un _statu quo_ véritable? Ne
craignez-vous pas que les intrigues de sir Henry ne l'emportent sur
nous et qu'il ne réussisse à nous imposer une union législative
déguisée, si nous traitons avec lui sur son terrain?

--Sir Henry est très habile, c'est incontestable, et je ne saurais
promettre de l'empêcher de nous jouer quelques mauvais tour. Si
j'étais resté dans le cabinet, peut-être... Je crains qu'il ne soit
difficile maintenant d'obtenir un projet de confédération acceptable.
Il aurait fallu beaucoup de diplomatie. Nous devons conserver nos
droits, sans doute, tout en faisant des sacrifices... C'est bien
malheureux!

--Puisque la politique du _statu quo_ présente tant de difficultés et
de périls, ne vaut-il pas mieux en adopter une autre? Vous savez ce
que veulent les séparatistes--les vrais, non pas Saint-Simon.
N'est-ce pas une politique juste et raisonnable, une politique
nettement définie qui ne saurait admettre aucune surprise?

--C'est si contraire aux traditions du parti conservateur! C'est un
projet vraiment révolutionnaire. Que deviendrait le grand parti
conservateur fédéral si votre politique venait à prévaloir?

--Vous ne mettez pas les intérêts d'un parti au-dessus de ceux de la
patrie!

--Non, mais votre politique est-elle pratique? La province de Québec
peut-elle former un pays indépendant?

--Rien ne s'y oppose. Grâce au retour d'un grand nombre des nôtres
des États-Unis, nous avons aujourd'hui une population homogène de
plus de cinq millions. N'est-ce pas suffisant pour former un état
autonome, vivant de sa vie propre?

--C'est un état catholique et français que vous voulez fonder; une
Nouvelle France.

--Certainement. C'est vers ce but que notre peuple aspire depuis
qu'il existe, c'est vers ce but que la divine Providence nous a
conduits à travers mille obstacles. L'heure de Dieu sonne enfin.
C'est le moment pour nous de prendre notre place parmi les nations de
la terre.

--Et que ferez-vous des protestants et des Anglais que nous avons au
milieu de nous?

--Vous le savez, leur nombre diminue avec une telle rapidité qu'il
est facile de prévoir le jour où nous aurons pratiquement l'unité
religieuse et l'unité de langue. En attendant, nous traiterons la
minorité avec la plus large générosité, comme nous l'avons toujours
fait, du reste.

--Vous voudriez une religion d'État. Cela n'est guère compatible avec
la liberté de conscience et la liberté des cultes qui sont le
fondement de la société moderne.

--Fondement peu solide, il faut l'avouer, puisque tout s'écroule. La
reconnaissance par l'État de la seule véritable religion n'exclut
pas, du reste, une juste tolérance civile des autres cultes là où
cette tolérance est nécessaire pour éviter un plus grand mal.

--Je ne veux pas discuter ces questions avec vous. Vous avez
peut-être raison, en théorie, mais je ne puis pas me mettre à la tête
de ce mouvement. C'est contraire aux traditions du parti. Si ce
projet venait à manquer, que ferais-je? Compromis à tout jamais, je
serais réduit à l'impuissance. Ne pouvez-vous pas trouver un moyen
terme, quelque chose que tout le monde puisse accepter?

Convaincu que ce serait une perte de temps d'argumenter davantage
avec cet homme sans volonté et sans dévouement, Lamirande se retira
et alla retrouver son ami Leverdier.

--Tu avais bien raison, mon ami, dit-il, impossible de rien faire
avec sir Vincent. Il faut pourtant un chef. Les deux autres ministres
français ont-ils démissionné?

--Non, certes, et ils ne le feront pas. Je viens de rencontrer le
directeur du _Mercure_ qui sort d'une conférence avec eux. C'est
presque incroyable, mais ils restent dans le cabinet, par
patriotisme, bien entendu! S'ils quittaient leurs postes, vois-tu,
sir Henry les remplacerait par des Anglais. En y restant, ils
pourront peut-être obtenir l'introduction de quelques amendements
dans le projet. C'est brillant, n'est-ce pas?

--Pauvre pays! soupira Lamirande; pas d'hommes, pas de chefs!

--Il n'en faut pas tant de chefs! Un seul suffit. Tu es notre chef,
soit dit sans vouloir blesser ta modestie.

--Moi, chef!

--Oui, toi, il n'y a pas à en douter. C'est toi qui nous mèneras à la
victoire si nous devons y aller, à la défaite, si c'est la volonté de
Dieu. Mais il n'y a que toi qui puisse conduire notre petite armée.
Inutile de chercher ailleurs.

--Mais les masses ne voudront pas me suivre, et aujourd'hui il s'agit
d'avoir la majorité au parlement.

--Il s'agit de faire son devoir. Dieu fera le reste.

--Tu as raison, mon ami, ne cherchons pas des chefs humains. Tout
nous manque de ce côté. Nous n'avons guère de prestige politique, il
est vrai, mais nous ferons notre devoir. Nous exposerons au peuple de
la province aussi clairement et aussi énergiquement que possible les
périls de la situation et le moyen de les écarter, et à la grâce de
Dieu!



Chapitre XI


  O generatio infidelis et perversa!

  Ô race incrédule et dépravée!

    Luc IX, 41.


Quelques jours plus tard Lamirande, Leverdier et un petit groupe
d'amis, hommes de valeur réelle, mais peu connus dans les cercles
politiques, lancèrent un manifeste fen-ne et calme, aux quatre coins
de la province. Cet appel produisit une profonde émotion. On eût dit
d'abord que tout le parti conservateur allait se rallier autour du
jeune député. Dès le commencement de la crise, tous les journaux
catholiques canadiens-français furent unanimes à dénoncer le projet
de sir Henry comme une trahison, une infamie, un attentat contre le
Canada français. Même le _Mercure_ ne put résister au courant
populaire: il publia des articles violents contre le premier
ministre. Partout on convoqua des assemblées. La politique du
gouvernement fut vigoureusement condamnée et la nécessité de faire
sortir la province de la Confédération hautement proclamée. Si les
élections eussent eu lieu dans les quinze jours qui suivirent la
dissolution du parlement, pas un seul partisan de sir Henry n'aurait
été élu dans toute la province.

   *   *   *   *   *

À peine sir Vincent eut-il démissionné que la nouvelle se répandit
que M. Montarval l'avait remplacé. Ce choix augmenta le
mécontentement général. Les conservateurs n'avaient guère confiance
en lui, car ses anciennes accointances avec les radicaux n'étaient un
secret pour personne. Son manque de religion le rendait plus que
suspect aux yeux des catholiques. La _Libre-Pensée_ et les autres
journaux révolutionnaires avaient beau répudier le nouveau ministre,
le traiter de rétrograde, de réactionnaire et même de clérical, ils
ne réussirent guère à donner le change à l'opinion qui se souleva
contre le cabinet et menaça de l'emporter.

Pendant quinze jours, les ministres ne donnèrent pas signe de vie.
Ils ne se montrèrent nulle part, ne firent aucune communication aux
journaux, ne se laissèrent même pas interroger par les reporters.
C'était une tactique habile, car en se tenant cois, ils n'ajoutèrent
aucun aliment nouveau au feu qu'ils avaient allumé. Ce n'était certes
pas un feu de paille; mais même le bois le plus dur, même la houille
finit par se consumer. Contre des gens qui ne se défendent pas le
bras le plus vigoureux est à moitié désarmé.

Seule la fureur de Saint-Simon allait toujours _crescendo_. Le
_Progrès_ n'était plus un journal, c'était un volcan en pleine
éruption, vomissant, à jet continu, flammes, fumée, cendres, eau
bouillante, pierres brûlantes et lave; de la boue, surtout. Il en
amoncela des montagnes sur la tête des ministres. Il leur appliqua
des épithètes tellement injurieuses, tellement outrageantes que même
ceux qui étaient les plus outrés contre eux finirent par dire: c'est
trop fort! De plus, il prêcha une véritable guerre d'extermination
contre les Anglais et les protestants. Ses écrits furent reproduits
par la presse anglaise des autres provinces et passèrent au loin pour
être l'écho fidèle des sentiments et des aspirations de la masse des
Canadiens français. Lamirande et Leverdier avaient beau répudier de
toutes leurs forces le langage atroce du _Progrès_, ils ne
parvenaient pas à détruire entièrement l'effet désastreux de ces
appels insensés. Pendant les quinze premiers jours, Saint-Simon avait
réussi à faire, dans les provinces anglaises, un mal incalculable à
la cause du Canada français.

La province de Québec, toutefois, restait unie. Les majorités que les
ministres auraient pu obtenir dans les autres provinces n'auraient
probablement pas été suffisantes pour tenir tête à la députation
compacte du Canada français. Il fallait donc, à tout prix, briser
l'union qui s'était momentanément établie parmi nos compatriotes.

   *   *   *   *   *

Oh! la puissance maudite de l'or! _Auri sacra fames!_ s'écriait le
poète latin, il y a deux mille ans. La nature humaine n'a pas changé
depuis lors: l'exécrable soif de la richesse est toujours sa plus
honteuse infirmité. Sans doute, l'orgueil, la luxure, l'intempérance
font de terribles ravages, de nombreuses victimes. Mais existe-t-il
une autre passion qui dégrade l'homme autant que l'affreuse cupidité?
Existe-t-il un autre vice qui le conduit dans d'aussi insondables
abîmes d'infamie? Qu'on ne l'oublie pas, c'est la soif de l'or qui a
fait commettre le crime unique de Judas. Il avait été choisi par le
divin Sauveur et élevé par lui à la dignité suréminente d'Apôtre; il
était destiné à devenir une des colonnes de l'Église, un des
évangélisateurs des peuples, un de nos pères dans la foi.

Il devait donc posséder des qualités réelles qui le désignaient au
choix du divin Maître. Mais il avait un défaut: il aimait l'argent
d'une manière désordonnée. Et ce défaut, malgré les grâces
surabondantes qu'il dut recevoir pendant les trois années qu'il passa
dans l'intimité de Jésus, le conduisit au crime le plus énorme et le
plus invraisemblable qui ait été commis depuis que le monde existe.
Le plus énorme, puisque jamais on n'avait vu et que jamais on ne
verra pareil attentat contre une semblable Personne; le plus
invraisemblable, parce que jamais mobile aussi chétif n'a fait
commettre forfait aussi grand. Judas ne pouvait avoir aucune haine à
assouvir, aucune injure à venger, aucune ambition à satisfaire, aucun
triomphe à espérer. Il a livré son Maître, qu'il devait pourtant
aimer un peu, pour la misérable somme de trente pièces d'argent, le
prix d'un petit champ!

Ou l'argent qui est ainsi maître des âmes, dit Huysmans, est
diabolique, ou il est impossible à expliquer.

C'est en méditant sur le crime de Judas que l'on parvient à se faire
une idée de la puissance épouvantable de l'or sur le coeur de
l'homme.

Cette puissance infernale, Montarval et sir Henry Marwood la
connaissaient. C'est sur elle qu'ils comptaient surtout.

Deux semaines après la dissolution de la chambre, Lamirande et
Leverdier se rencontrèrent au bureau de rédaction de la
_Nouvelle-France_. Ils avaient bien travaillé, chacun de son côté.
Dans une série d'articles, brillants et solides, le journaliste avait
exposé la situation avec autant de force que de dignité. Le député
s'était prodigué dans les réunions publiques, électrisant ses
auditeurs par sa parole vibrante et chaude, par son patriotisme aussi
éclairé qu'ardent.

--As-tu remarqué le _Mercure_ depuis trois jours? demanda le
journaliste à son ami.

--Je dois t'avouer qu'à part le tien je n'ai guère lu les journaux
depuis que la campagne est ouverte. Que dit le dieu du commerce... et
des voleurs? _Mercure_, singulier nom pour un journal catholique!

--C'est un nom prédestiné. Qu'est-ce que le dieu du commerce dit? Il
ne dit rien. Il fait beaucoup, par exemple; il fait son métier: du
commerce, des affaires.

--Explique-toi donc; je n'y comprends rien. Il me semble avoir vu
dans ton journal des articles pas trop mal tournés reproduits du
_Mercure_.

--Oui, mais cela a cessé net. Avant-hier, pas un mot sur la
situation, mais un long article sur le monopole de la lumière
électrique à Montréal. Hier, même silence sur la crise, accentué par
une savante étude sur le commerce des grains à Chicago. Voici le
numéro de ce matin qui m'arrive; pas une allusion à ce qui préoccupe
tous les esprits; par contre, on y parle chemins de fer le long de
trois colonnes.

--Les rédacteurs se sont peut-être épuisés. Tout le monde n'a pas ta
fécondité, mon cher journaliste.

--Si les rédacteurs n'ont plus rien à dire, ils pourraient au moins
jouer des ciseaux. Surtout, ils pourraient laisser faire leurs
correspondants et leurs reporters. Plus de comptes rendus des
réunions publiques. Quelques lignes perdues au fond des _Faits
divers._ Un étranger qui lirait le _Mercure_ des trois derniers jours
ne pourrait jamais s'imaginer que nous passons par une crise qui met
en péril notre avenir national. Mon cher ami, tu connais assez les
hommes pour savoir que ce n'est pas là un simple effet de
l'épuisement intellectuel de ces messieurs. C'est le coeur qui est
épuisé.

--J'avoue que cela a mauvaise mine.

--Oui, très mauvaise mine. Du reste, voici un mot que je viens de
recevoir d'un ami de Montréal. Il dit: "Tu as dû remarquer le silence
du _Mercure_ depuis trois jours, et tu dois en soupçonner la cause:
les gens de ce journal sont gelés. Le directeur est monté à Ottawa,
ces jours derniers. Je sais qu'il s'est entretenu longuement avec les
ministres. Depuis son retour le _Mercure_ a pris l'intéressante
attitude que tu vois. Je tiens de bonne source que les impressions
gouvernementales abondent dans les ateliers du _Mercure._ On y
travaille jour et nuit". Voilà ce que m'écrit mon correspondant de
Montréal. Comme tu vois, le dieu du commerce fait des affaires.

--C'est-à-dire que ces malheureux se sont vendus au gouvernement,
corps et âme!

--Ils appellent cela "recevoir des explications"

--Mon Dieu! s'écria Lamirande, vous n'aurez donc jamais pitié de
nous! Hélas! Nous ne méritons guère que vos rigueurs, car nous ne
savons plus faire le moindre sacrifice pour Vous. Nous ne savons même
pas nous dévouer à la défense de nos propres intérêts, du moment que
ces intérêts ne se traduisent pas par des chiffres. Voilà le fruit de
cette éducation pratique à outrance qu'on nous donne depuis un quart
de siècle. Les mots: honneur, dignité nationale, patriotisme,
dévouement, sont des expressions vides de sens pour un grand nombre.

--Pourtant, dit Leverdier, il y a encore du bon chez nos populations
rurales. Tu as dû le constater ces jours-ci, plus que jamais.

--Oui, sans doute, il y a encore du bon, il y a encore de la foi;
mais aussi il existe je ne sais quelle apathie, même au milieu de
l'effervescence actuelle. On sent qu'il faudrait peu de chose pour
tout compromettre, pour arrêter l'élan patriotique, et nous livrer,
impuissants, au pouvoir de nos ennemis. Les masses sont indignées
contre le gouvernement, mais elles ne voient pas ce que nous sentons,
toi et moi et quelques autres; elles ne voient pas que la politique
des ministres est d'inspiration maçonnique. Il faudrait quelque fait
éclatant pour leur crever les yeux; il faudrait prendre les loges en
flagrant délit de conspiration, les montrer au peuple décrétant notre
ruine. Nous savons, nous, que la secte infernale est au fond de ce
qui se passe. Mais comment le _prouver_, de manière à créer chez le
peuple la certitude voulue? Pour remuer les masses il faut des _faits
indéniables._ Une preuve par induction ne suffit pas. Que ne
donnerais-je pour pouvoir déchirer le voile qui cache à nos
compatriotes la perfidie des loges!

--J'ai souvent songé à cela, répond le journaliste. Si j'étais riche,
il me semble que je dépenserais volontiers toute ma fortune à
fabriquer une clé d'or assez longue pour ouvrir toutes les loges et
toutes les arrière-loges du pays.

--Je ne crois guère à la puissance de l'or pour le bien. Il est tout
puissant pour le mal; mais nous ne voyons pas que Notre-Seigneur et
les Apôtres s'en soient beaucoup servis pour fonder l'Église et
convertir le monde. C'est par le dévouement et le sacrifice qu'ils
ont changé la face de la terre. Si nous ne réussissons pas mieux, mon
cher ami, soyons en convaincus, c'est parce que nous ne savons pas
nous immoler.

--Pourtant, sans nous vanter, dit Leverdier, il me semble que nous
pouvons nous rendre le témoignage de travailler, avec un vrai
désintéressement, pour la cause que nous défendons. Ni toi, ni moi,
ni plusieurs autres que je pourrais nommer n'avons pour mobile notre
avancement personnel.

--Sans doute, nous avons un certain désintéressement; mais il ne faut
pas confondre le désintéressement avec l'esprit de sacrifice. Un
homme est _désintéressé_ lorsqu'il prête son capital sans exiger le
moindre intérêt; mais fait-il un véritable sacrifice? J'ai bien peur
que si nous nous examinions de près, notre esprit de sacrifice ne
nous paraîtrait pas dépasser les limites d'une vertu fort ordinaire.
Supposons que, pendant que nous parlons, un ange viendrait tout à
coup nous dire, de la part de Dieu, que notre cause triompherait si
nous consentions à perdre la vie, ou l'honneur, ou même la santé; si
nous voulions passer le reste de nos jours privés de la parole ou de
la vue; quelle serait notre réponse, mon pauvre ami!

--Toi, au moins, je le sais, tu consentirais à n'importe quel
sacrifice!

--Hélas! je n'en suis pas aussi certain que toi.

   *   *   *   *   *

Le quatrième jour, le _Mercure_ sortit de son mutisme et consacra
un article à la brûlante question du jour. Dès les premières lignes,
la noire trahison éclata. Voici ce que disait ce journal:

"Depuis plus de deux semaines un vent de révolution souffle sur notre
province. Nous l'avouons, nous nous sommes laissé entraîner par le
courant, par l'affolement général. Sans être allés aussi loin que
plusieurs de nos confrères, nous avons écrit des choses que nous
regrettons. Après trois jours de silence et de réflexion, nous voyons
que c'est notre devoir de revenir sur nos pas et nous le faisons
courageusement. Revenir sur ses pas n'est pas une opération qui
flatte l'amour-propre du journaliste, mais c'est parfois un devoir,
un devoir aussi impérieux que désagréable. Quand celui qui a la
mission de guider l'opinion s'aperçoit qu'il fait fausse route, ce
serait pour lui un crime sans nom que de persévérer, par orgueil,
dans la voie néfaste où il s'est engagé. Ce crime nous ne le
commettrons pas; nous ferons notre devoir, quelque pénible qu'il
soit.

"Où peut, où doit nous conduire l'agitation fiévreuse dans laquelle
la province est plongée depuis quinze jours? À quoi cette campagne
dans laquelle nous nous sommes engagés, si inconsidérément, va-t-elle
aboutir? À rien du tout, ou bien à la guerre civile. Et c'est parce
que cette réponse s'impose à notre esprit avec la même force que la
lumière du soleil frappe nos yeux, que nous avons pris la
détermination de crier à nos compatriotes: Arrêtez! pendant qu'il est
encore temps.

"Les violences de langage de quelques-uns des agitateurs parmi nous
ont profondément irrité les populations des provinces anglaises.

"Nous ne pouvons pas espérer que la politique séparatiste y reçoive
le moindre appui. Dans la nouvelle Chambre il n'y aura pas dix
députés des autres provinces qui consentiront à la sortie de notre
province de la Confédération. Quand même les soixante-cinq députés
que nous envoyons à Ottawa seraient unanimes à demander cette sortie,
jamais ils ne pourraient l'obtenir par des voies constitutionnelles.

"Donc, comme nous le disions tout à l'heure, la campagne inconsidérée
dans laquelle nous nous sommes lancés aboutira infailliblement, soit
à rien du tout, soit à la guerre civile. À la guerre civile, il ne
faut pas songer. Pourquoi, alors, nous donner tant de mal pour nous
trouver en face d'un résultat radicalement nul?

"Sans doute, le projet que le gouvernement a soumis n'est pas
acceptable dans sa forme actuelle. Il devra être modifié dans
plusieurs de ses détails. La province doit exiger des garanties.
Mais, en même temps, si nous voulons être vraiment utiles à notre
pays, si nous voulons être des patriotes pratiques, et non pas des
utopistes et des visionnaires, il nous faut accepter le projet
gouvernemental en principe et abandonner toute idée de séparation.
Quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas écarter l'union
fédérative des provinces. Dès lors, la seule politique sage
n'est-elle pas de travailler à rendre cette union la plus acceptable
possible?"

   *   *   *   *   *

Cet article habile et perfide, que Montarval lui-même avait sans
doute rédigé, produisit par toute la province un grand émoi. Il donna
le ton à presque tous les journaux ci-devant ministériels qui, les
uns après les autres, rentrèrent dans les rangs et répétèrent, avec
quelques amplifications et variantes, les sophismes du _Mercure_. Il
ne resta guère que la _Nouvelle-France_, à Québec, et le _Drapeau
national_, à Montréal, pour défendre la politique de séparation.
Le _Progrès catholique_, de Saint-Simon, continua à compromettre, par
ses sorties de plus en plus violentes, la cause dont il se disait
l'unique soutien véritable. Les journaux radicaux demandaient
toujours ouvertement l'union législative; mais leur voix n'avait que
peu d'écho. Le péril, pour la cause nationale, c'était la perfide
politique du gouvernement: une union législative habilement déguisée
sous le nom et les apparences d'une confédération.

   *   *   *   *   *

Les journalistes ministériels étaient rentrés dans les rangs,
ainsi qu'un grand nombre de chefs et de sous-chefs, de capitaines et
de lieutenants. Il n'était guère plus possible de continuer les
réunions populaires hostiles à la politique gouvernementale. Les
orateurs faisaient défaut partout. Les uns se disaient malades, ou
trop occupés; d'autres avouaient cyniquement qu'ils avaient changé
d'opinion, que les idées du _Mercure_ leur paraissaient sages. De
tous ceux qui avaient l'habitude de la parole, Lamirande et Leverdier
restaient presque seuls pour faire la lutte. Ils avaient beau se
multiplier ils ne pouvaient pas être partout en même temps. Beaucoup
d'assemblées convoquées par le comité national durent être
contremandées; d'autres eurent lieu, mais tournèrent au profit des
_lâcheurs_. Les ministres français commençaient à se montrer dans
certaines parties de la province. Ils furent quelque peu sifflés,
mais quinze jours auparavant on les aurait lapidés.

Cependant, malgré ce revirement des journalistes, des orateurs
politiques et des organisateurs d'élections, le gouvernement n'osait
pas encore risquer la bataille suprême. Les _brefs_, attendus de jour
en jour, ne venaient pas. Les couches profondes du peuple étaient
encore indignées contre les ministres et fortement attachées à
Lamirande qui inspirait une grande confiance partout où il se
montrait. Le terrain n'était donc pas suffisamment préparé pour
assurer la victoire aux ministres. Tant que Lamirande serait debout,
le gouvernement ne pouvait pas compter avec certitude sur le
triomphe. Il fallait abattre ce gêneur. Mais comment?



Chapitre XII


  Fel draconum vinum eorum, venenum aspidum insanabile.

  Leur vin est un fiel de dragons,
  c'est un venin d'aspics qui est incurable.

    Deut. XXXII, 33.


La science moderne a mis aux mains des scélérats des armes
meurtrières. À la fin du dix-neuvième siècle, des explosifs violents,
capables de fendre les montagnes, étaient très en vogue dans le monde
des malfaiteurs. Il y a cinquante ans, les attentats par les bombes
étaient fréquents. Mais la bombe était brutale et peu commode. Si
elle répandait la terreur avec la mort, elle livrait fatalement
celui qui s'en servait à la rigueur des lois ou à la fureur de la
multitude. Au milieu de ce vingtième siècle, la bombe est passée de
mode. On a fait des progrès dans l'art de tuer. De tout temps, sans
doute, ont existé des poisons subtils, des ptomaïnes qui donnaient la
mort sans laisser de traces; et de tout temps, aussi, des crimes
nombreux doivent être attribués à ces toxiques mystérieux. Jadis,
cependant, ces redoutables substances n'étaient à la portée que du
petit nombre. Aujourd'hui, la science est démocratisée. La chimie est
plus nécessaire aux peuples, selon les idées modernes, que la
théologie; les laboratoires publics plus utiles que les églises.
Connaître Dieu, ses lois, et ses grandeurs, les merveilles du monde
spirituel, la destinée surnaturelle de l'homme et les moyens qu'il
lui faut employer pour l'atteindre, connaître ces choses sublimes et
simples à la fois, c'est un savoir démodé dont le genre humain peut
se passer. Mais la chimie, voilà la science nécessaire à tous! Aussi,
que voyons-nous? La bombe a disparu avec le progrès et la
vulgarisation de la chimie. Elle est remplacée, avantageusement pour
l'assassin, par les cultures microbiennes qui permettent de détruire
sa victime en se cachant derrière le choléra, le typhus, la variole,
la phtisie. On a pu même, triomphe suprême de la science, inventer
des maladies nouvelles en croisant savamment les différentes races de
bacilles. Quelques gouttes versées dans un breuvage donnent la mort
la plus naturelle possible. La docte faculté peut s'étonner des
nombreux cas sporadiques de maladies violentes qui jadis ne se
rencontraient guère sans prendre la forme épidémique; elle peut se
demander où est le foyer d'infection; elle peut même soupçonner
parfois qu'un crime a été commis; mais elle ne saurait fournir à la
justice le moindre indice qui permette à celle-ci de sévir. Un tel,
que tel autre avait intérêt à faire disparaître, est frappé tout à
coup d'une maladie contagieuse qui n'existait nulle part dans les
environs. Les médecins peuvent bien concevoir des doutes, mais aux
magistrats qui s'inquiètent ils sont bien obligés de dire: "Cet homme
est mort de mort naturelle".

   *   *   *   *   *

Au fond d'une vaste pièce, richement meublée, moitié salon, moitié
bureau de travail, il fut décidé, une nuit, que Lamirande, le gêneur,
mourrait de la fièvre nouvelle qui, à cette époque, intriguait les
médecins des deux mondes. Le Comité exécutif n'y était pas. Le maître
seul avait pris cette détermination. Une de ses créatures fut chargée
de mettre l'arrêt à exécution, au premier moment favorable.

   *   *   *   *   *

--Il faut que je me rende à Ottawa, demain, dit Lamirande un soir
à sa femme. Une dépêche de Houghton m'y appelle pour une affaire très
importante.

--Veux-tu que je t'accompagne, mon mari? Quelque chose me dit que tu
seras exposé à un grand danger pendant ce voyage.

--As-tu fait un mauvais rêve? demande Lamirande en souriant.

--Non, et je ne crois pas aux rêves; mais je crois aux
pressentiments, ou plutôt à ces étranges avertissements que les anges
peuvent et doivent nous donner parfois... Laisse-moi t'accompagner?

--Mais, chère Marguerite, s'il y a un malheur dans l'air, ne vaut-il
pas mieux que tu restes afin que, s'il m'arrive quelque chose, tu
sois laissée pour élever notre enfant?

--Quelque chose d'irrésistible me dit pourtant que mon devoir est de
t'accompagner en cette circonstance, que je pourrai, je ne sais
comment, te protéger contre quelque danger. Veux-tu que j'aille avec
toi... ne me refuse pas, je t'en prie?

--Puisque tu insistes, tu viendras, ma chère femme. Un petit voyage,
du reste, te fera du bien et chassera ces idées noires. Car si je
crois fermement aux anges et à leurs avertissements, je crois non
moins fermement à l'influence naturelle du corps sur l'âme. Une
légère indisposition est suffisante pour nous faire tout voir sous
les couleurs les plus sombres. Oui, nous irons ensemble à Ottawa.

   *   *   *   *   *

Le voyage se fit sans le moindre accident.

Le vague pressentiment de Marguerite s'était dissipé comme un nuage.
En revenant à Québec, Lamirande et sa femme, avec d'autres voyageurs,
prirent un repas à la gare des Trois-Rivières, le train étant en
retard à cause de la neige. À peine s'étaient-ils mis à table qu'un
jeune garçon, inconnu et pauvrement vêtu, qui se tenait près de la
porte de la salle à manger, poussa un cri effroyable et tomba comme
foudroyé. Tous se lèvent, instinctivement. Seul un homme assis près
de Lamirande reste à sa place. Nul ne le remarque; nul ne le voit
étendre rapidement la main au-dessus de la tasse de thé que l'on
vient de mettre à côté du couvert de Lamirande. Celui-ci s'est rendu
auprès de l'adolescent qui se tord dans d'affreuses convulsions.
Marguerite et les autres voyageurs, ainsi que les serviteurs, l'ont
suivi. Personne ne fait attention à l'homme resté seul à table.

--Le voilà qui revient à lui déjà, fait Lamirande au bout d'un
instant. Je n'ai jamais vu une attaque d'épilepsie, apparemment très
grave, disparaître aussi rapidement. C'est vraiment extraordinaire.

Puis tous se remettent à table.

--Vois donc, on s'est trompé, dit Marguerite à son mari; on m'a donné
le café et tu as le thé. Échangeons.

Et Lamirande donne sa tasse à Marguerite et prend celle de sa femme.

Ce fut le seul incident du voyage.

   *   *   *   *   *

Encore la vaste pièce richement meublée, moitié salon, moitié
bureau de travail. Il est nuit. Le maître tient ce monologue:

--Une vulgaire inattention, la gaucherie d'un garçon de café l'a fait
échapper à la mort, mais à quel prix! C'est sans doute mieux ainsi.
Eblis a dû inspirer lui-même cette erreur. Il verra mourir sa femme
et son art sera impuissant à la sauver. Les douleurs de la fièvre qui
lui était destinée auraient été des jouissances àcôté des tortures
morales qu'il va endurer. À cela s'ajoutera le désespoir de ne
pouvoir quitter sa femme pour prendre part à la lutte. Décidément,
c'est bien mieux ainsi! Le grand Eblis est plus avisé que ses
serviteurs!... Mais il faut, pourtant, que cet homme néfaste soit
abattu. Il est préférable, sans doute, qu'il ne meure pas,
puisqu'Eblis l'a épargné. Mort, son souvenir aurait fait du mal. On
aurait peut-être eu des soupçons sur la cause de sa maladie. Mais il
faut que son influence soit à jamais détruite, que ses compatriotes
cessent d'avoir confiance en lui. Ce sera cent fois plus efficace que
sa mort.

Ainsi se parlait à lui-même le maître, dans le silence de la
nuit.



Chapitre XIII


  Calumnia conturbat sapientem, et
  perdet robur cordis illius.

  La calomnie trouble le sage, et elle
  abattra la fermeté de son coeur.

    Eccli. VII, 8.


Redoutable puissance de la calomnie! Les ruines de l'univers, dit le
poète latin, écraseraient le juste sans l'effrayer. Mais un mot
perfide, un simple geste, même le silence peut, en flétrissant la
réputation d'un homme, remplir son âme d'indicibles angoisses.

Deux jours après le monologue du maître, la _Libre-Pensée_ publia ces
lignes:

"Nos lecteurs le savent, nous n'avons aucune sympathie politique pour
le gouvernement et son chef, sir Henry Marwood. Mais celui-ci, au
moins, est un gentilhomme qui a droit au respect. Nous combattons ses
projets, mais c'est par conviction. Nous connaissons quelqu'un qui
les combat uniquement par dépit. M. Lamirande le grand clérical,
veut-il, bien nous donner quelques renseignements, très précis, qu'il
possède à ce sujet? S'il ne veut pas, nous serons obligé de les
donner nous-mêmes".

Lamirande dédaigna cette vague insinuation. Il ne pouvait même pas
comprendre à quoi le journal sectaire faisait allusion, tant ses
motifs étaient purs. Leverdier eut un soupçon de ce qui allait venir.

--Mais ce n'est pas possible! Du reste, si peu franc qu'il soit dans
ses manoeuvres politiques, sir Henry, qui est un gentilhomme, nierait
pareille accusation si elle venait à se formuler contre moi en termes
précis.

--Ces gens-là peuvent faire n'importe quoi pour te ruiner.

--Je te crois un peu pessimiste.

Leverdier ne l'était pourtant pas. Deux ou trois jours plus tard, la
_Libre-Pensée_ porta formellement son accusation. Il affirma, avec un
grand luxe de détails, en indiquant le jour, l'heure et l'endroit où
la conversation avait eu lieu, que Lamirande, pendant une réception
chez sir Henry, avait dit au premier ministre qu'il donnerait son
appui au projet ministériel, mais qu'en retour il voulait avoir la
promesse d'une position de consul à Paris ou à Washington. Le tout
était appuyé par la déclaration solennelle, dûment attestée devant un
juge de paix, d'un domestique de sir Henry, nommé Duthier. La
conversation avait eu lieu près d'une fenêtre où Duthier s'était
retiré pour se reposer un instant. Caché par les rideaux il avait
tout entendu sans être vu. Il avait d'abord gardé le silence, mais
voyant la guerre injuste que M. Lamirande faisait à son bien aimé
maître, il avait cru que c'était un véritable devoir pour lui de
parler.

Ce Duthier était un inconnu, arrivé depuis peu de temps au pays, on
ne savait trop d'où. Tout d'abord, bien peu de personnes ajoutèrent
foi à ce récit, absolument invraisemblable, vu le caractère et l'état
de fortune de Lamirande. Celui-ci, naturellement, opposa une
dénégation formelle à cette atroce accusation, et invita privément
sir Henry à mettre fin à la calomnie. Au moment même où il
s'attendait à recevoir un mot de réponse, quelle ne fut sa
stupéfaction de lire, dans un journal d'Ottawa, le compte-rendu
suivant d'une _interview_ qu'un reporter avait eue avec le premier
ministre:

"M. Lamirande ayant nié l'accusation portée contre lui par le nommé
Duthier, domestique chez sir Henry, nous avons envoyé un représentant
du _Sun_ auprès du premier ministre pour savoir exactement à quoi
nous en tenir à ce sujet. Voici la conversation qui a eu lieu:

--Q. Vous avez sans doute lu, sir Henry, l'accusation portée
par un de vos domestiques contre M. Lamirande et la dénégation
formelle de celui-ci. Dans l'intérêt de la vérité je viens vous prier
de vouloir bien dire au public ce qu'il en est.

--R. Je regrette infiniment cet incident. M. Lamirande est un jeune
homme d'un grand talent qui a bien tort de me faire la guerre, mais
que j'admire beaucoup, tout de même.

--Q. Vous a-t-il tenu le langage que Duthier lui prête?

--R. Ah! ces domestiques! Duthier a eu bien tort de faire cette
déclaration. Je regrette beaucoup cet incident. Aussi ai-je renvoyé
immédiatement cet homme de mon service. Quand un domestique entend
par hasard quelque chose, c'est son devoir de se taire. Des
indiscrétions comme celle que vient de faire ce malheureux Duthier
sont intolérables!

--Q. Dois-je donc conclure que Duthier n'est coupable que d'une
indiscrétion?

--R. Vous devenez indiscret vous-même!

--Q. Il y a donc eu conversation entre vous et M. Lamirande au sujet
de la position de consul à Paris ou à Washington?

--R. M. Lamirande lui-même ne nie pas qu'une telle conversation
ait eu lieu.

--Q. Vous ne voulez pas me dire quelle était la nature de cette
conversation?

--R. Pensez-vous, par hasard, que je vais commettre des indiscrétions
comme un domestique? Je vous le répète, je déplore profondément cet
incident, et ma ferme détermination c'est de ne pas l'aggraver en m'y
mêlant d'aucune façon. Vous pouvez clore votre interview, car, avec
toute votre habileté, vous ne réussirez pas à me faire révéler ce qui
a pu se passer entre M. Lamirande et moi dans une conversation tout à
fait confidentielle. C'est inutile d'insister davantage.

"Là-dessus notre représentant prit congé de sir Henry."

   *   *   *   *   *

La perfidie de ces paroles atterra Lamirande. Il comprit qu'il y
avait conspiration contre lui entre le premier ministre et le
domestique, et que ce serait inutile d'insister auprès de sir Henry
pour obtenir justice. Il raconta dans la _Nouvelle-France_ exactement
ce qui s'était passé entre sir Henry et lui. Il appuya son dire d'une
déclaration de Leverdier et de Vaughan qui affirmaient que c'était
bien là ce que Lamirande leur avait confié aussitôt après l'entrevue.
Sir Henry se fit interroger de nouveau et nia perfidement, mais sans
rien préciser.

Dans la province de Québec l'opinion se partagea. Tous les hommes
sincères, surtout ceux qui connaissaient personnellement Lamirande,
furent convaincus que le jeune député était la victime d'une affreuse
calomnie, et ils n'en conçurent pour lui que plus d'affection,
d'estime et de sympathie. Cependant, tous ceux qui, pour une raison
ou pour une autre, voulaient se remettre à la remorque des ministres,
profitèrent de ce prétexte pour se déclarer ouvertement contre le
chef du mouvement séparatiste. Pas un sur cent, toutefois, ne croyait
réellement à l'accusation; mais il n'y a rien de plus intransigeant,
de plus farouche que l'homme qui, par intérêt, fait semblant de
croire à une calomnie. Aussi l'ardeur de ceux qui prétendaient
ajouter foi à l'histoire de Duthier et aux habiles réticences de sir
Henry fut-elle extraordinaire. Elle atteignit non seulement Lamirande
lui-même, mais les principes qu'il défendait. C'était une vraie
déroute pour la cause nationale. Les ministres virent que c'était le
moment _psychologique_. Ils firent lancer les "brefs" et fixèrent les
élections à une date aussi rapprochée que possible, dans les derniers
jours de janvier 1946.



Chapitre XIV


  Omnia excelsa tua et fluctus tui
  super me transierunt.

  Toutes vos eaux élevées comme des
  montagnes, et tous vos flots ont
  passé sur moi.

    Ps. XLI, 8.


Atrocement calomnié, accusé de vénalité, lui qui était le
désintéressement même; soupçonné de ne combattre le gouvernement que
par dépit, lui qui ne connaissait que des sentiments nobles, qui
repoussait la politique ministérielle pour obéir aux inspirations du
plus sublime patriotisme, Lamirande était accablé, submergé par un
dégoût immense. Avec la grâce de Dieu, obtenue par la prière et la
communion fréquente, il put éloigner de son âme la haine, le désir de
vengeance, toute passion mauvaise; mais il ne put échapper à une
indicible tristesse qui l'enveloppait et le pénétrait comme un épais
et froid nuage.

Pour comble de malheur, sa douce Marguerite tomba gravement malade,
en proie à la fièvre mystérieuse qui, depuis plusieurs années, avait
fait son apparition sur divers points du globe. La docte faculté
avait réussi à lui donner un nom savant tiré du grec, et à décrire
très minutieusement la forme et les moeurs du microbe qui en était
l'incontestable auteur. Mais le moyen de détruire cette _petite vie_
qui donnait la mort, elle ne l'avait pas encore trouvé. Comme ses
confrères, dont il consulta plusieurs, Lamirande était réduit à
l'impuissance en face de cet infiniment petit. On ne pouvait même pas
s'imaginer où madame Lamirande avait contracté cette maladie dont il
n'existait pas, en ce moment, un seul autre cas dans tout le Canada.

Retenu presque jour et nuit auprès de sa femme qui empirait toujours,
Lamirande ne peut prendre qu'une part fort restreinte à la lutte
suprême. Leverdier se multipliait. Il avait posé sa candidature dans
un comté voisin de Québec. Puis, parcourant les campagnes de tout le
district, il essayait de ranimer l'ardeur des, patriotes. Il brochait
des articles pour son journal au beau milieu des comités des
patriotes. Il brochait des articles pour son journal au beau milieu
des comités, électoraux, tandis que cinquante personnes parlaient à
tue-tête autour de lui et l'interrompaient à chaque instant. Il
écrivait une phrase, puis il fallait répondre à une question; au
milieu d'une période, il était obligé de s'arrêter pour régler une
dispute, ou donner une direction.

Pendant ce temps, Lamirande était condamné à une inactivité relative
qui le torturait. Malgré l'angoisse qui lui tenaillait le coeur à la
vue de sa bien aimée Marguerite qui s'en allait vers la tombe, il ne
se laissa ni absorber ni dominer par la douleur. Le patriotisme
l'emporta chez lui même sur l'amour conjugal. Il ne pouvait pas se
résoudre à quitter sa femme pour longtemps; mais il dirigeait les
travaux du comité central, aidait à la rédaction de la
_Nouvelle-France_ et allait parler aux assemblées convoquées à Québec
et dans les environs. Quant à sa propre élection, il n'avait guère
besoin de s'en occuper; car ses commettants, qui le connaissaient
depuis des années et qui l'aimaient, lui étaient restés fidèles.
C'était là sa seule consolation au milieu des épreuves, des déboires,
des inquiétudes poignantes dont il était accablé.



Chapitre XV


  Qui se existimat stare videat ne cadat.

  Que celui qui croit être ferme,
  prenne garde de ne pas tomber.

    I Cor. X, 12.


Saint-Simon se présentait dans le comté de Québec, entre le candidat
du gouvernement et celui de Lamirande, comme séparatiste, bien plus
séparatiste que Lamirande et ses amis qu'il accusait de trahir la
cause nationale.

Un jour, il convoqua une assemblée des électeurs de la Jeune-Lorette
et mit Lamirande au défi de l'y rencontrer. Celui-ci accepte le défi,
bien que de telles rencontres, où la discussion est rarement digne,
lui répugnent souverainement. Mais refuser de faire face à son
accusateur, c'est compromettre les chances, déjà faibles, de son
candidat.

Depuis quelques jours le temps avait été superbe. Le soleil brillait
dans un ciel d'azur. Pas un souffle de vent, et le thermomètre seul
disait qu'il y avait vingt degrés au-dessous de zéro Fahrenheit. Le
matin de la réunion, un changement s'était opéré dans l'atmosphère.
Le mercure était monté de dix degrés, mais le froid paraissait bien
plus intense. L'humidité pénétrait jusqu'aux os. Le soleil s'était
levé rouge dans un ciel blafard. Au sud-ouest un banc de nuages gris
se montrait; tandis que du côté opposé, du redoutable nord-est, le
vent s'était élevé, très faible d'abord, à peine perceptible, mais
augmentant sans cesse à mesure que les nuages s'étendaient et
s'épaississaient. Bientôt la neige commence à tomber, fine, drue,
pénétrante. C'est un _crescendo_ formidable: vent, neige, poudrerie
prennent à chaque instant une nouvelle fureur. Les arbres, dont les
branches sont roidies par la gelée, font entendre de sinistres
craquements et se tordent sous les puissantes rafales.

Malgré la tempête, l'assemblée eut lieu. Du reste, l'avant-midi les
chemins étaient encore passables, et pour se rendre de Québec à
Lorette on allait le vent arrière. Lamirande, absorbé par ses
inquiétudes, ne fit pas attention aux mugissements dont l'air était
rempli.

La réunion fut ce qu'elle devait être: désagréable, détestable.
Saint-Simon porta contre Lamirande toutes les accusations qui
traînaient dans les journaux depuis quelque temps. C'était un
ambitieux, disait-il, qui aurait voulu s'assurer une position
brillante et qui, ne l'ayant pu obtenir, combattait le gouvernement
par, dépit. Sur ce thème, le misérable esclave de Montarval broda
pendant trois quarts d'heure. Lamirande lui répondit avec autant de
dignité et de sang-froid que possible. Un certain nombre de gens
sensés et raisonnables lui étaient sympathiques; mais du sein de
l'assemblée beaucoup de voix s'élevaient pour l'insulter.

Jamais Lamirande n'avait éprouvé écoeurement aussi profond qu'à la
fin de cette réunion; jamais il n'avait senti dans son coeur un
sentiment aussi voisin de la haine.

L'assemblée finie, il fallait songer au retour. Ce fut alors que
Lamirande remarqua, pour la première fois, la violence de la tempête
qui avait pris des proportions extraordinaires. Le froid n'était pas
tombé, et pour retourner à Québec il fallait faire face au terrible
_nord-est_ qui asphyxiait, à la neige qui cinglait. Pour Lamirande,
il n'y avait pas à hésiter. Absent depuis le matin, la pensée de sa
femme mourante le torturait et l'aurait fait affronter un danger plus
imminent encore. Il avait, du reste, un cheval vigoureux et un cocher
prudent et sobre. Dans ces conditions, le retour à Québec était un
voyage très pénible, mais ce n'était pas une entreprise folle.

Ce fut, cependant, avec le pressentiment d'un malheur que les gens de
Lorette virent Saint-Simon partir quelques minutes avant Lamirande.
Son cheval, tout en jambes, était peu propre à lutter contre le vent,
et l'on avait pu remarquer que le cocher du journaliste et le
journaliste lui-même eurent recours assez copieusement à l'eau-de-vie
sous prétexte de se prémunir contre le froid.

La tempête augmentait toujours. La poudrerie était devenue vraiment
terrifiante. On ne pouvait pas voir à dix pas en avant ou en arrière
de soi. À chaque côté du chemin, dans les champs, rien qu'un vaste
tourbillon blanc, confus, fuyant avec une rapidité vertigineuse.

Le cocher de Lamirande, pour se garer de la neige, s'était tourné à
gauche.

Tout d'un coup, il se fait une courte accalmie. Mais pendant cet
instant, Lamirande a entrevu, à droite, dans le champ, un spectacle
qui fige le sang dans ses veines: un attelage à moitié enseveli dans
un banc de neige. Il reconnaît le cheval de Saint-Simon, et comme
un éclair, la situation se présente à son esprit: le malheureux
journaliste et son cocher se sont égarés; et déjà, sans doute,
engourdis par le froid, ils sont condamnés à une mort certaine si on
ne vient promptement à leurs secours.

Le cocher de Lamirande, toujours tourné à gauche, n'a rien vu.

Alors des pensées horribles traversent le cerveau de Lamirande, le
brûlant comme des traits de feu. Il voit, dans un tableau,
instantanément, tout le mal que cet homme néfaste a fait à la cause
nationale, toutes ses noires calomnies, toutes ses abominables
accusations, toutes ses criantes injustices. Il voit tout cela, et
il se dit: c'est la justice de Dieu qui le frappe; laissons faire
la justice de Dieu!

Oui! cette horreur était entrée dans la pensée de Lamirande et elle
était tout près de pénétrer dans la partie supérieure de son âme. Il
allait succomber à la tentation, il allait commettre un crime que
seul loeil de Dieu pouvait voir.

Lorsque, dans deux ou trois jours, la tempête finie, on aurait
retrouvé les cadavres de Saint-Simon et de son compagnon, qui aurait
pu soupçonner seulement que dans une trouée de la poudrerie Lamirande
avait vu le commencement de cette tragédie et l'avait laissée
s'accomplir? Il fut donc penché sur le bord de l'abîme que nous
côtoyons sans cesse et où tous nous tomberions à chaque instant si la
grâce divine ne nous retenait: l'abîme du péché.

Avec un cri d'effroi et d'horreur à la pensée de l'épouvantable chute
qu'il allait faire, il se ressaisit. La lutte, en réalité, n'avait
duré qu'un instant, le temps de faire quelques pas. Il arrêta son
cocher et lui fit part de ce qu'il venait de voir. Heureusement, une
maison était proche. Ils obtiennent du secours; puis, avec
précaution, pour ne pas s'égarer à leur tour, ils se dirigent vers
l'endroit où Lamirande a entrevu les victimes de la tempête. Ils les
trouvent enfin. Les malheureux ayant perdu leur robe de traîneau,
n'ont rien pour se mettre à l'abri du froid. Complètement
désorientés, épuisés par leurs efforts désespérés pour dégager leur
cheval et pour se faire entendre, ils sont déjà à moitié plongés dans
le fatal sommeil, avant-coureur de la mort.

Avec grand-peine on peut les ramener à la maison. Lamirande leur
donne les premiers soins que réclame leur état, puis continue sa
route, remerciant humblement Dieu de l'avoir préservé de l'abîme.



Chapitre XVI


  Quoniam melior est misericordia
  tua super vites.

  Car votre miséricorde est
  préférable à toutes les vies.

    Ps. LXII, 4.


Les élections sont terminées. C'est un vrai désastre pour la cause
nationale. Les ministres triomphent sur toute la ligne,
particulièrement dans la province de Québec. Houghton est plus
heureux dans la province d'Ontario. Son groupe revient plus nombreux
qu'avant la dissolution. C'est le Canada français qui, trompé,
dévoyé, donne au gouvernement la plus forte majorité, à ce
gouvernement qui médite la ruine de l'Église et de la nationalité
française! Lamirande est élu avec Leverdier et un petit nombre
d'adhérents; mais la masse de la députation française se compose de
partisans du cabinet. Saint-Simon est parmi les vainqueurs, grâce à
l'or de Montarval qui, en secret, a soutenu cette candidature en
apparence ultra-séparatiste.

Lamirande voit s'écrouler en même temps ses espérances de patriote et
son bonheur domestique. Sa femme se meurt: la cruelle maladie a fait
son oeuvre. Douce, résignée, elle s'en va comme elle a vécu, en
Parfaite chrétienne; ce qui ne veut pas dire en indifférente. Jeune
encore, elle tient naturellement à la vie. Elle lutte contre la mort
qui s'avance. Aimée et aimante, l'idée de la séparation d'avec son
mari et son enfant l'épouvante. Mais elle répète avec le Sauveur au
jardin des Oliviers: "Mon Dieu, si vous ne voulez pas que ce calice
s'éloigne de moi, que Votre volonté soit faite et non la mienne!"

Pour Lamirande, il ne peut pas accepter la coupe d'amertume. Il
quitte la chambre de sa femme et s'en va dans une pièce voisine se
jeter à genoux devant une statue de son saint Patron, et là, il
répand son âme dans une prière suprême, dans une supplication
déchirante: "Grand saint Joseph, répète-t-il sans cesse vous pouvez
m'obtenir de Celui dont vous avez été le père nourricier la vie de ma
femme. Obtenez-moi cette grâce, je vous en conjure. Dieu a permis la
destruction de mes rêves politiques, des projets de grandeur que
j'avais formés pour ma patrie. Mais Il ne voudra pas m'accabler tout
à fait! Saint Joseph, sauvez ma femme!"

Il priait ainsi depuis une demi-heure, les yeux fixés sur la statue.
Tout à coup, il s'estime en proie à une hallucination. La douleur, se
dit-il, me trouble le cerveau. Car voilà que la statue s'anime. Ce
n'est plus un marbre blanc et froid qui est là devant lui, c'est un
homme bien vivant. Le lis qu'il tient à la main est une vraie fleur.
Et saint Joseph parle:

--Joseph, si vous insistez sur la grâce temporelle que vous demandez,
elle vous sera certainement accordée. Votre femme vivra. Si au
contraire, vous laissez tout à la volonté de Dieu, le sacrifice que
vous ferez de votre bonheur domestique sera récompensé par le
triomphe de notre patrie. Vous serez exaucé selon votre prière. Et
afin que vous sachiez que ceci n'est pas une illusion de vos sens,
voici!"

Et saint Joseph, détachant une feuille de sa fleur de lis la met dans
la main tremblante de Lamirande.

Puis le marbre reprend la place de l'homme vivant, le lis redevient
pierre, comme auparavant, mais il y manque une feuille.

Tout bouleversé, Lamirande se précipite dans la chambre de sa femme.

--Qui te parlait tout à l'heure? lui demande Marguerite. C'était une
voix étrange, une voix céleste... Qu'as-tu donc, mon mari?

Lamirande, se jetant à genoux à côté du lit, et prenant sa femme
doucement dans ses bras, lui raconte tout ce qui s'est passé.

--Ce n'était pas un rêve, dit-il, voici la feuille de lis que saint
Joseph m'a donnée.

--Marguerite! continue-t-il, tu vivras. Car tu veux vivre, n'est-ce
pas?

--Je voudrais vivre, Joseph, car Dieu seul sait combien j'ai été
heureuse avec toi; mais si c'est la volonté du ciel que je meure....

--Ce n'est pas la volonté de Dieu que tu meures, puisqu'il a fait un
miracle pour me dire que tu vivras.

--Mais si je vis, la patrie mourra!

--Saint Joseph n'a pas dit cela.

--Il ne t'a promis le triomphe de la patrie qu'à la condition que tu
fasses le sacrifice de ton bonheur....

--Je ne pourrai jamais demander que tu meures, ma femme, ma vie!

--Mais ne pourrais-tu pas demander que la volonté de Dieu se fasse?

Lamirande garde le silence.

Marguerite rassemblant, pour un suprême effort, les derniers restes
de sa vitalité, poursuit:

--Oui, mon mari, faisons ce sacrifice pour l'amour de la patrie. Tu
as travaillé longtemps pour elle, mais tous tes efforts, tous les
efforts de tes amis ont été vains. Et voici qu'au moment où tout
paraît perdu, Dieu te promet de tout sauver si nous voulons tous deux
lui offrir le sacrifice de quelques années de bonheur. C'est un dur
sacrifice, mais faisons-le généreusement. Il ne s'agit pas seulement
de la prospérité et de la grandeur matérielle du pays, mais aussi du
salut des âmes pendant des siècles peut-être. Car si les sociétés
secrètes triomphent, c'est la ruine de la religion. C'est cette
pensée qui t'a soutenu dans les pénibles luttes de ces dernières
semaines. C'est cette pensée qui me soutient maintenant. Pense donc,
quel bien en retour de quelques années d'une pauvre vie! Ce n'est pas
souvent que, par sa mort, une femme peut sauver la patrie....

Marguerite dut lutter encore avec son mari, car la mort paraissait
plus redoutable à lui qui devait rester qu'à elle qui s'en allait.
Perdre sa femme! Voir sa bien-aimée devenir "ce je ne sais quoi qui
n'a de nom dans aucune langue"; la conduire au tombeau; la confier
aux vers et à la corruption, lorsqu'il pouvait la garder encore
longtemps auprès de lui, c'était affreux. Cette pensée lui causait
une agonie mortelle.

Enfin, la grâce divine et les prières de Marguerite l'emportèrent sur
les répugnances de la nature humaine. Avec sa femme il fit
sincèrement cette prière: "Seigneur Jésus! qu'il soit fait selon
votre volonté et non selon la nôtre. Ou plutôt faites que notre
volonté soit conforme à la vôtre".

   *   *   *   *   *

La cruelle maladie suit son cours.

Le lendemain, sur le soir, Lamirande, voyant que la fin approchait,
fit venir le père Grandmont. Leverdier et sa soeur Hélène étaient
auprès de la mourante depuis le matin. Marguerite reçut les derniers
sacrements en pleine connaissance et avec une ferveur angélique.
Elle fit ses adieux, simples et touchants, à son mari et à sa fille,
à sa soeur et à son frère adoptifs, au père Grandmont. Elle baissa
ensuite rapidement et sembla ne plus rien voir ni entendre. Lamirande
croyait qu'elle ne sortirait de ce coma que pour se réveiller dans
l'éternité. Tout à coup elle fit signe à son mari qu'elle voulait lui
parler. Il se pencha tendrement sur elle. Tout bas, elle lui dit:
"Hélène t'a toujours aimé. Sans m'oublier, rends-la heureuse. Adieu!
Au ciel!"

Puis, recommandant son âme à Dieu, elle rendit doucement le dernier
soupir.

   *   *   *   *   *

Cette nuit-là, Hélène pria et pleura longtemps auprès du corps de
Marguerite.

Des pensées tumultueuses envahirent son âme et l'effrayèrent. Des
désirs qu'elle avait su repousser, qu'elle croyait à jamais éteints,
se réveillèrent soudain en elle et la troublèrent. Elle aurait
désiré n'éprouver que de la douleur, et un autre sentiment, qu'elle
n'osait nommer, se mêlait à son chagrin, l'absorbait. Elle pleurait,
mais ses larmes, qu'elle aurait voulues amères et brûlantes, étaient
douces. Elle désirait ne demander au ciel que le repos de l'âme de
Marguerite et le courage pour Joseph, et c'était pour elle-même
qu'elle priait. "Seigneur, disait-elle, vous m'avez accordé la
grâce de vaincre mon coeur pendant quinze ans, soutenez-moi dans
cette heure suprême. Je puis penser à lui maintenant sans crime, sans
injustice envers celle que j'aimais comme une soeur et qui est sans
doute auprès de Vous. S'il est possible que je sois enfin heureuse
après tant d'années de souffrance, faites-moi cette grâce, ô mon
Dieu! Et s'il ne doit pas en être ainsi, aidez-moi à souffrir
encore et à Vous bénir toujours."



Chapitre XVII


  Cogitationes meae dissipatae sunt,
  torquentes cor meum.

  Toutes mes pensées ayant été renversées,
  elles ne servent plus qu'à me déchirer le coeur.

    Job. XVII, II.


Aussi longtemps qu'il put voir les traits de sa femme que la mort
avait en quelque sorte divinisés, Lamirande se sentit calme et fort.
À léglise, pendant le service, il versa d'abondantes larmes, mais le
chant sublime de la messe de _Requiem_ éleva son âme au-dessus des
amertumes de la terre et l'introduisit dans les joies et le repos de
l'éternité. Ce fut au retour du cimetière, quand il rentra dans sa
maison où il avait connu tant de bonheur, vide maintenant, désolée à
tout jamais, ce fut en ce moment qu'une tristesse toute humaine
s'abattit sur lui. Le ciel qu'il avait entrevu, où son âme semblait
pénétrer en quelque sorte, à la suite de l'âme de Marguerite, se
ferma sur lui et le repoussa. Il ne voyait plus que cette vallée de
larmes, et le chemin qu'il lui restait à parcourir paraissait
interminable.

Les soeurs du couvent de Beauvoir étaient venues chercher la petite
Marie, croyant bien faire, mais elles avaient enlevé de la maison le
dernier rayon de lumière qui naguère encore l'illuminait si
gracieusement.

Malgré les efforts de Leverdier, une sorte de désespoir s'empara de
Lamirande. Il regrettait presque son sacrifice. Il se disait: j'ai
été présomptueux; j'ai, par orgueil, voulu faire un acte d'héroïsme
sans y être appelé, sans avoir la grâce nécessaire. Seuls les saints
ont le droit d'entreprendre les choses sublimes; eux seuls ont la
vocation de quitter le terrain des vertus ordinaires pour se livrer
aux renoncements surhumains. Pour moi, j'aurais dû humblement choisir
la voie moins parfaite mais plus sûre qui m'était offerte; j'aurais
dû demander la vie de ma femme, puisque Dieu avait daigné exaucer ma
prière.

Puis le doute l'envahissait. Au lieu d'être un miracle, cette
apparition de saint Joseph n'était peut-être qu'un prestige
diabolique. Ce ne pouvait être une simple hallucination, puisqu'il
avait toujours la preuve matérielle de la réalité objective de la
vision: la feuille de lis qui s'adaptait parfaitement au lis brisé de
la statue. Mais le tentateur avait peut-être voulu lui tendre un
piège en lui proposant un sacrifice qu'il avait accepté par orgueil
plutôt que par amour de Dieu, afin de pouvoir se dire: voyez comme je
suis fort, je puis renoncer à ce qui m'est le plus cher au monde!

Ensuite, un autre genre de doute survenait. Ce n'était plus le démon
qui l'avait tenté et trompé. Il était bien convaincu que l'apparition
était céleste; mais qu'à cause de ses résistances, à cause de ses
répugnances à accepter le sacrifice, il en avait perdu tout le
mérite; que la mort de sa femme serait inutile pour le pays.
Humainement, tout était perdu. Dieu aurait sans doute fait un miracle
pour tout sauver, puisqu'Il l'avait promis, mais c'était à la
condition que l'épreuve fût courageusement acceptée. J'ai mal
accueilli cette épreuve, se disait Lamirande, j'ai mal fait mon
sacrifice. Dieu est donc dégagé de sa promesse. Ma femme est morte et
mon pays va mourir!

Toutes ces pensées amères le jettent dans un pro fond abattement. Il
ne peut se résoudre à ouvrir son coeur à Leverdier, lui parler du
miracle. Il lui semble que son ami le blâmera comme il se blâme
lui-même, doutera comme il doute. Voulant s'épargner cette nouvelle
souffrance, il se tait.

Cette douleur sombre, sans larmes, sans épanchement du coeur,
inquiète Leverdier.

--Mon ami, dit-il, il faut que tu fasses un effort pour secouer cette
tristesse noire qui n'est pas du ciel. Viens avec moi, je vais te
conduire à Manrèse. Tu y passeras une journée ou deux avec le père
Grandmont.

--Tu as raison, dit Lamirande. Allons!

Et les deux amis se dirigent vers le chemin Sainte-Foye où plus de
quinze années auparavant Lamirande avait, pour la première fois,
parlé de son bonheur à son jeune ami. C'était alors le printemps; les
oiseaux chantaient les louanges du Seigneur, la campagne était belle
et le ciel souriait. Maintenant, c'est le triste hiver; plus de
verdure, plus de chants; mais des arbres mornes, dépouillés, sous un
firmament gris et froid.

Leverdier conduit son ami jusqu'à la porte de la maison de retraite.

--Au revoir, lui dit-il, que saint Ignace te console et te communique
son courage.

--Merci! mon ami, merci!

   *   *   *   *   *

Lamirande monta à la chambre du père Grandmont, chambre dont il
connaissait bien le chemin. Le vénérable prêtre lui ouvrit les bras.
Lamirande s'y jeta comme un enfant et raconta au ministre de
Jésus-Christ tout ce qui s'était passé; toutes ses tentations, toutes
ses défaillances.

Ils passèrent ensemble une partie de la nuit devant le saint
sacrement, dans la petite chapelle intérieure de la maison, abîmés
dans la méditation sur le néant de la vie.

De bonne heure, le père dit sa messe. Lamirande la servit et reçut le
Pain céleste qui chassa de son âme les doutes, comme le soleil
dissipe les brouillards de la nuit. Le calme et la confiance en Dieu
étaient revenus, mais Lamirande se défiait toujours de lui-même.

--Mon père, dit-il, je suis trop faible pour continuer loeuvre que
j'ai entreprise. Vous me dites que mon sacrifice, tout mal fait qu'il
a été, sera accepté et que Dieu enverra, en retour, quelque secours
inattendu à la patrie. Je le crois. Mais mon rôle est maintenant
rempli. Je puis me retirer quelque part où, ne cherchant à pratiquer
que des vertus ordinaires, je serai moins exposé à tomber.

--Pas encore, mon enfant, pas encore, dit en souriant doucement le
bon religieux. Votre rôle n'est pas accompli, loin de là. Restez dans
la politique, c'est-à-dire à votre poste, et attendez patiemment que
Dieu réponde à votre sacrifice comme Il l'a promis et comme Il le
fera, très certainement. Ces faiblesses humaines que vous déplorez,
en les exagérant peut-être un peu, sont une grande grâce. Elles vous
tiennent dans l'humilité, sans laquelle il est impossible de plaire à
Dieu. Songez à saint Paul qui avait été ravi au troisième ciel, et
qui nous dit: "De peur que la grandeur de mes révélations ne me
causât de l'orgueil, Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair
un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets".
Je vous trouverais bien à plaindre et bien exposé, mon enfant, si
vous étiez exempt de toute faiblesse, si vous ne craigniez de tomber
à chaque instant: vous seriez une proie facile au démon de l'orgueil.

--Mais, mon père, non seulement je crains de tomber, je tombe
effectivement!

--Et quand même cela serait! Relevez-vous, voilà tout. Si, pour vous
rendre chez vous, vous étiez obligé de parcourir un chemin tout
rempli de trous et parsemé de cailloux, la crainte, la certitude même
de faire quelques chutes, de vous meurtrir les genoux et les mains,
cette certitude, dis-je, ne vous détournerait pas d'entreprendre le
trajet. Tomber, cela fait mal, cela humilie; niais cela n'empêche pas
d'arriver au but, pourvu qu'on se relève.

--Mais pour se relever, il faut la grâce....

--Sans doute, et cette grâce est toujours accordée à qui la demande
sincèrement. Si beaucoup restent par terre, c'est qu'ils aiment mieux
être couchés que debout. Ils demandent peut-être à Dieu la grâce de
se relever, mais c'est une demande qu'ils ne désirent pas réellement
voir exaucée. Aimant la fange, ou la poussière, ou le gazon fleuri où
ils sont tombés, ils veulent secrètement y rester, plutôt que de
continuer leur pénible voyage. Tout en demandant à Dieu du bout des
lèvres la grâce de se relever, ils seraient désolés si Dieu les
relevait de force. Mais Dieu, qui voit dans le secret, ne les relève
pas.

--Eh bien! mon père, je resterai à mon poste aussi longtemps que vous
ne me direz pas que ma tâche dans le monde politique est achevée.

--Très bien! En effet, je vous dirai quand vous pourrez vous en
aller. Ce ne sera pas de sitôt, je m'imagine, car il reste beaucoup à
faire. Peut-être même Dieu vous demandera-t-il quelque nouveau
sacrifice avant que tout soit terminé.

--Avec sa grâce je le ferai!



Chapitre XVIII


  Ergo cujus vult miseretur.

  Il est donc vrai qu'il fait miséricorde
  à qui il lui plaît.

    Rom. IX, 18.


La rentrée des chambres est fixée au 15 février 1946.

Ce jour-là, vers cinq heures du soir, il y avait conciliabule dans
les bureaux de rédaction de la _Libre-Pensée_, à Montréal. Montarval
y était avec le rédacteur en chef du journal, Ducoudray, et quelques
autres radicaux bien connus de la métropole. Il est à peine
nécessaire de dire que le collègue de sir Henry, membre du cabinet
conservateur, n'était pas entré dans les bureaux de la feuille impie
par la porte ordinaire, mais par un passage secret communiquant avec
une boutique de perruquier tenue par un affidé de la secte.

--Eh bien! s'écria Montarval, nous triomphons nous avons une majorité
ministérielle écrasante. Nous présenterons de nouveau le même projet,
avec quelques modifications insignifiantes dans la forme, afin de
faire croire aux députés de la province de Québec qu'ils ont obtenu
quelques concessions. Quant au fond, il restera ce qu'il était. J'ai
même trouvé le moyen de l'améliorer quelque peu, chose que je ne
croyais pas possible. Il sera voté, et dans dix ans tout sera entre
nos mains.

--Oui, fait Ducoudray, tout a marché selon tes plans et nos désirs.
Dieu sait....

--Encore cette expression!

--Un simple effet de l'habitude, mon cher ministre!

--Je sais que ta première éducation a été tout imprégnée de
superstitions chrétiennes. Pourvu que cela ne te joue pas quelque
mauvais tour! Qu'est-ce que tu allais dire?

--J'allais dire que les élections ont dû coûter affreusement cher.
J'espère que toi et sir Henry avez arrangé les choses pour que cela
ne paraisse pas trop dans les comptes publics. Un scandale financier
au commencement du nouveau régime serait fort ennuyeux.

--Que cela ne t'inquiète pas. Je mets Lamirande, Houghton et leur
poignée de fanatiques au défi de trouver la moindre irrégularité dans
la caisse publique.

--À propos de Lamirande, reprend le journaliste, c'est notre ennemi,
et il fallait l'abattre, l'écraser; mais si nous avions pu nous
exempter d'avoir recours à cette histoire inventée sur son compte....
Était-ce bien nécessaire?

--Il ne fallait négliger aucun moyen. Aurais-tu ce que les prêtres
appellent des remords de conscience, par hasard?

--Je n'ai pas de remords, parce que ma conscience a usé toutes ses
dents, il y a bien longtemps; mais les coups comme celui-là, quand
ils ne sont pas absolument nécessaires, m'ennuient, mécoeurent... je
ne sais quoi....

Et le journaliste se leva et arpenta le bureau, le visage assombri.

--Un cas de spleen bien accentué, fait l'un des assistants, causé par
une mauvaise digestion. Une pilule du docteur Cohen après chaque
repas pendant trois jours, voilà ce quil te faut.

Ducoudray ne répondit rien. Il continuait toujours à marcher de long
en large, troublé et agité.

Montarval le regarda pendant quelques instants avec une fixité
sinistre. Une lueur d'enfer passa dans ses yeux. Puis il se leva et
gagna en silence le couloir secret. En passant par la boutique du
perruquier, il glissa quelques mots tout bas à l'oreille de l'affidé.
Celui-ci fît un signe dassentiment, tout en pâlissant.

Les autres visiteurs étant bientôt partis après Montarval, Ducoudray
se trouva seul. Le dernier sorti, il ferma la porte à clé et alla
s'affaisser dans un fauteuil.

--Qu'ai-je donc? se dit-il. Est-ce seulement une mauvaise digestion,
ou sont-ce réellement des remords? Il me semblait que depuis des
années j'avais étouffé ce que les chrétiens appellent les cris de la
conscience. Et cependant j'entends parfois une faible voix qui vient
je ne sais d'où et qui me dit: Tu es un misérable! Est-ce la voix de
ce qu'on appelle la conscience? Serait-ce la voix de ma mère?... J'ai
rêvé encore d'elle, la nuit dernière.... Son âme peut-elle venir me
parler?... L'âme existe-t-elle seulement?... Il me semblait que
j'étais tout petit enfant, que j'étais à genoux devant ma mère et
qu'elle me montrait à prier. Je crois que je pourrais répéter les
paroles qu'elle me faisait dire: "Je vous salue, Marie, pleine de
grâce"... Non je ne puis pas continuer....

Longtemps il resta plongé dans une arrière rêverie. Puis, se levant
brusquement: Il faut secouer cette torpeur, se dit-il, chasser ces
idées.... C'est trop tard pour moi de revenir sur mes pas. Je suis
allé trop loin dans le mal.... Voilà que ça revient! Le mal! Mais
enfin, qu'est-ce que le mal? qu'est-ce que le bien? Décidément,
il me faut quelque distraction.... J'y pense! C'est ce soir que le
fameux père Grandmont commence ce qu'ils appellent une retraite, à
Longueuil. Il paraît que le vieux dit des choses bien drôles. Si j'y
allais! Cela changerait mes idées et me donnerait peut-être le sujet
d'un joli article pour demain. Rire un peu des jésuites, ça prend
toujours.

Puis il sortit, et passa devant la boutique du perruquier. Il ne
remarqua pas un homme qui en sortit presque au même moment; un homme
qui portait de grandes lunettes noires et qui avait le collet de son
paletot relevé jusqu'aux oreilles; un homme qui craignait le froid,
sans doute. L'homme aux lunettes suivit Ducoudray. Celui-ci entra
dans un restaurant et se fit servir un repas. Ensuite il continua son
chemin vers Longueuil. Il ne regardait pas derrière lui; mais
l'eût-il fait qu'il n'eût rien vu d'étrange: un homme qui marchait à
quelques pas derrière lui, le visage à l'abri du vent, les yeux
protégés contre l'éclat de la neige et de la lumière électrique.

Rendu rue Notre-Dame, Ducoudray prit un traîneau de place et donna
ordre au cocher de traverser à Longueuil.

La nuit était belle et froide, une de ces nuits presque aussi claires
que le jour, si fréquentes au Canada dans les mois d'hiver. La lune,
qui avait éteint la plupart des étoiles, versait des flots de lumière
argentée sur le "pont" de glace qui couvrait le fleuve géant. La
neige reflétait cette lumière en y ajoutant un éclat particulier qui
permettait de lire facilement, mais qui pouvait aussi fatiguer des
yeux faibles. Ducoudray avait la vue forte et jouissait de cette
splendide illumination. Dans un traîneau de place qui suivait le
sien, à un arpent de distance, il y avait un homme qui ne pouvait pas
endurer cet éblouissement.

Le plus profond silence régnait sur le fleuve, rompu seulement par le
tintement des grelots des deux chevaux. Mais Ducoudray n'entendait ni
les grelots du cheval qui traînait sa voiture ni ceux du cheval qui
suivait. Il était à cent lieues de Montréal, et à trente années de
l'an de grâce 1946. Il était dans le paisible village en bas de
Québec, bien loin en bas, où il avait passé les années de sa
jeunesse, et il n'avait que sept ans. Il était aux genoux de sa mère
qui lui faisait faire sa prière du soir. De l'humble mansarde où il
priait, loeil découvrait l'immense étendue du fleuve, large de sept
lieues, et les montagnes bleues du nord. Il revoyait ce, paysage
grandiose et triste, tantôt éclairé par les pâles rayons de la lune,
tantôt baigné par les feux du soleil couchant. Il respirait de
nouveau les fortes odeurs _du salin _, il jouait encore sur la grève
couverte de galets et de varechs et que le _baissant_ avait mis à
sec. Puis _le montant_ venait couvrir d'abord les rochers au large,
puis envahissait tout jusqu'au chemin, mettant à flot la vieille
chaloupe.

Tout ce lointain passé lui revenait ce soir pendant qu'il cheminait
rapidement vers Longueuil. La pensée de sa mère, morte lorsqu'il
n'avait que huit ans, le hantait; sa mère qu'il avait tant aimée, qui
avait veillé sur son berceau, lui avait appris à bégayer les noms de
Jésus, de Marie et de Joseph, noms hélas! que depuis vingt ans il
n'avait plus prononcés que pour les blasphémer. Jamais il n'avait été
travaillé et tourmenté comme il l'est ce soir. Jamais la vie qu'il
menait, vie de haine, de passion, vie de volupté et de luttes féroces
contre les croyances de son enfance, jamais sa vie de sectaire ne lui
avait inspiré ce sentiment profond de dégoût et de terreur qu'il
éprouve en ce moment. Il croyait avoir effacé en lui tout vestige de
foi, à force de fouler aux pieds toutes les lois de Dieu, à force de
s'enfoncer de plus en plus dans la fange et l'impiété. En effet,
pendant des années, il avait joui de cette épouvantable tranquillité
qui remplace dans l'âme la grâce du remords. Et voici que depuis
quelques jours cette tranquillité est disparue. Du moment qu'il n'est
pas activement employé, sa pensée retourne à trente années en arrière
et le transporte au village natal, à léglise où il fut baptisé et fit
sa première communion, à la modeste chambre où il priait, le soir,
sous le regard de sa mère.

Tout un régiment l'aurait suivi sur le pont de glace ce soir-là qu'il
n'en aurait fait aucun cas.

Les cloches de la belle église de Longueuil, appelant les fidèles aux
exercices de la retraite, le tirent de sa rêverie. Arrivé bientôt au
village, il saute en bas de sa voiture, donne instruction au cocher
de l'attendre et pénètre dans le temple. "Pourvu, pense-t-il, que ce
jésuite puisse dire quelque chose de bien rococo, de bien moyen âge!"
Et il va prendre une place que le bedeau, voyant qu'il est étranger,
lui offre. Un autre étranger entre aussitôt après. Le bedeau veut le
mettre à côté de Ducoudray, mais il préfère rester à l'ombre d'une
colonne. La lumière lui fatigue la vue, dit-il. Malgré le mauvais
état de ses yeux, il les tient fixés sur Ducoudray.

Le sermon fut simple et éloquent. Chez le père Grandmont, c'était le
coeur qui parlait. Il aimait Dieu, il aimait les âmes; et ces deux
amours donnaient à ses discours une force et une chaleur qui
n'avaient guère besoin des ornements de la rhétorique pour vaincre et
fondre les coeurs. Dans un autre temps, Ducoudray aurait probablement
noté quelques expressions d'une forme un peu naïve et qu'en torturant
convenablement il aurait pu faire servir de thème à ses railleries.
Mais ce _soir_ il n'est pas en veine de se moquer. Il est grave,
recueilli et les paroles du prêtre l'impressionnent douloureusement
au lieu de l'amuser.

Le prédicateur, selon l'habitude des fils de saint Ignace, parle des
deux étendards, l'étendard de Jésus-Christ et l'étendard de Satan,
sous l'un desquels tout homme doit nécessairement se ranger.
Impossible de rester neutre entre les deux années, simple spectateur
du combat; il faut être d'un côté ou de l'autre; ou marcher vers le
ciel sous le drapeau de Jésus-Christ, ou vers l'enfer sous le drapeau
de Lucifer. Il n'y a que deux cités, la cité du bien et la cité du
mal. La première renferme tous ceux qui ont la grâce sanctifiante; la
seconde, tous ceux qui n'ont pas cette grâce. Il n'y a pas d'état
intermédiaire. Il faut être ou l'ami ou l'ennemi de Dieu. Personne ne
peut être indifférent à son égard, comme Lui n'est indifférent à
l'égard de personne. Il n'y a que deux chemins, l'un large, facile,
qui descend en pente douce, au milieu des fleurs, où l'on ne
rencontre point d'obstacles, point de contradictions, où l'on marche
sans fatigue, entouré de délices et de voluptés; l'autre, étroit,
rude, montueux, difficile, où l'on n'avance qu'avec peine et misère,
tombant souvent, se blessant souvent aux aspérités du sol. Inutile de
chercher une troisième route à travers la vie, il n'y en a pas,
puisque pour l'homme il n'y a que deux éternités, une éternité de
bonheur à laquelle conduit la voie étroite, une éternité de malheur à
laquelle aboutit la voie large et facile.

Pendant plus d'une demi-heure le père Grandmont développe ces fortes
et salutaires pensées, et Ducoudray l'écoute de plus en plus grave et
recueilli, la tête penchée sur sa poitrine. Du coin obscur où il se
tient, l'étranger aux lunettes sombres ne perd pas le moindre
mouvement que fait le journaliste.

Le père Grandmont paraissait avoir fini son sermon; il se préparait
même à descendre de la chaire, tout à coup, se retournant vivement
vers l'auditoire, la figure illuminée par une subite inspiration, il
s'écria:

--Mes frères, s'il y a parmi vous quelqu'un qui gémit sous le poids
d'une montagne de crimes, quelqu'un dont l'âme est couverte d'une
véritable lèpre de péchés, quelqu'un qui, pendant des années et des
années, a outragé Dieu et ses lois, l'Église et ses lois, la nature
humaine et ses lois, quelqu'un qui, à la vue de la fange où il s'est
vautré, est saisi d'une terreur voisine du désespoir, que celui-là ne
perde pas courage! Qu'il porte ses regards vers le divin Crucifié,
qu'il songe qu'une seule goutte de ce sang d'un Dieu peut effacer
toutes les iniquités du monde. Qu'il déteste ses péchés, mais qu'il
ne désespère pas. Le repentir, un repentir sincère, peut le rendre
aussi agréable à Dieu qu'il était au jour de son baptême, au jour de
sa première communion. S'il lui semble que tant de crimes demandent
quelque grande expiation, qu'il fasse généreusement le sacrifice de
sa vie, s'il faut la sacrifier, pour réparer le mal qu'il a fait.

Qu'il soit assuré qu'ainsi, par les mérites infinis de Jésus-Christ,
il peut devenir un grand saint de grand pécheur qu'il était. Mes
frères, pendant la bénédiction du très saint sacrement, priez tous
avec ferveur pour que, s'il y a parmi vous quelqu'un ainsi accablé,
il reçoive de l'hostie sainte, par l'intercession de Marie, Refuge
des pécheurs, la grâce de secouer le joug de Satan.

Puis le prédicateur quitte la chaire. Le salut commence et tous se
mettent à genoux. Pour la première fois depuis vingt ans, Ducoudray,
l'âme bouleversée, s'agenouille, lui aussi.

Qui pourrait décrire la lutte formidable qui se livre alors dans ce
coeur longtemps l'esclave du démon. Quelques jours auparavant, il
avait reçu une première grâce, la grâce du dégoût: la vie qu'il
menait ne lui inspirait plus aucune satisfaction. Mais ce n'était pas
le repentir, ce n'était pas un mouvement surnaturel. Les paroles du
prêtre, surtout les dernières qui, il le sentait, avaient été
inspirées au prédicateur expressément pour lui, avaient fait naître
dans son âme de nouvelles pensées, des sentiments inconnus. Le dégoût
qu'il éprouvait depuis quelque temps changeait de caractère, se
spiritualisait. Ce n'était plus un ennui vague, un malaise
indéfinissable, mais une véritable horreur. Et à cette horreur se
mêlait l'amour de Dieu, de ce Dieu qu'il avait tant offensé. Ô! se
disait-il, si je pouvais réparer tout le mal que j'ai fait, me
débarrasser de ce fardeau qui m'écrase, si je pouvais sortir des
griffes de Satan et me jeter dans les bras de Jésus-Christ, que je
serais heureux!

Que de pauvres âmes tiennent ce langage! que de misérables pécheurs
_voudraient_ sortir de l'état affreux où ils se trouvent, mais qui ne
parviennent pas à dire: _je veux._ Une fausse honte les retient, un
démon muet les possède. Ils n'auraient qu'un pas à faire, qu'un mot à
dire; et ce pas, ils ne le font point, ce mot, ils ne le disent
point. Mystère insondable de la grâce de Dieu qui est toujours
suffisante pour sauver et qui ne sauve pas toujours; et qui, parfois,
sans jamais détruire le libre arbitre, est versée dans l'âme avec
tant d'abondance qu'elle semble arracher l'homme au mal comme malgré
lui!

Ducoudray s'arrêtera-t-il au fatal _je voudrais_, ou prononcera-t-il
le sublime _je veux_ qui fait tomber les chaînes de l'esclavage
spirituel?

Comme tous les pécheurs qui _voudraient_ se convertir, il éprouve la
tentation de la fausse honte, sentiment à la fois si puéril et si
redoutable. Mais chez lui, à cette tentation qui suffit à éloigner
tant de pauvres malades du céleste médecin, se joint une épouvante
infiniment moins vague. Il sait, à n'en pouvoir douter, qu'il ne peut
faire les choses à moitié; que pour pouvoir revenir à Jésus-Christ il
faut qu'il quitte l'horrible secte où il s'est engagé et dont il
possède tous les secrets. Non seulement il devra la quitter--cela ne
serait rien--mais il devra la dénoncer, il devra pour réparer le mal
qu'il a commis, divulguer les ténébreuses machinations auxquelles il
a été mêlé. C'est là, il ne l'ignore pas, son arrêt de mort. D'un
côté, encore quelques années d'une existence misérable puis une
éternité de malheur. De l'autre, un coup de poignard, puis un bonheur
sans fin. C'est ainsi que, dans une lumière crue, la situation, nette
et tranchée, se présente à son esprit. En théorie, le choix est
facile: l'enfer d'un côté; le ciel de l'autre, et entre les deux
quelques années de vie en plus ou en moins. Qui pourrait hésiter? Et
cependant qui d'entre nous n'hésiterait pas? Que dis-je! Qui d'entre
nous ne sent pas que, à moins d'une grâce spéciale, c'est l'enfer et
les quelques années de vie qu'il choisirait? Tant est faible,
incroyablement faible la nature humaine déchue! Cette faiblesse
désespérante, Ducoudray l'éprouve. Elle l'épouvante, elle l'écrase.
Il voit avec terreur que, pour l'amour d'un peu de cette vie qui ne
lui inspire pourtant qu'ennui et dégoût, il va choisir l'enfer. Il se
sent impuissant à aire, par lui-même, le moindre effort pour sortir
de l'abîme. Et du fond de cet abîme, il s'écrie, dans un élan de
vraie humilité: Mon Dieu! ayez pitié de moi! Vierge sainte!
aidez-moi!

Alors de la divine hostie part un jet de cette grâce qui donne aux
plus faibles la force de braver la mort.



Chapitre XIX


  Mucro, mucro, evagina te ad occidendum.

  Épée, épée, sors du fourreau pour verser le sang.

    Ezch. XXI, 28.


La bénédiction du très saint sacrement est terminée. Lentement la
foule se retire. Les sacristains éteignent les lumières, d'abord à
l'autel, puis dans le choeur, enfin dans la nef. Il n'en reste que
deux ou trois qui jettent dans le vaste édifice une lueur incertaine.
Au moment de fermer les portes, le bedeau remarque que deux hommes
sont encore dans léglise; l'un à genoux, la tête cachée dans ses
mains, la poitrine gonflée de sanglots; l'autre debout, près d'une
colonne, qui regarde fixement le premier. Le bedeau touche l'homme à
genoux. "On ferme", lui dit-il. Ducoudray tressaille comme un homme
qu'on réveille subitement. Il se lève aussitôt.

--Il faut que je voie le père Grandmont, dit-il; il faut que je le
voie tout de suite.

En parlant ainsi, son regard tombe, pour la première fois, sur
l'homme à moitié caché derrière la colonne. Un frémissement le secoue
et une sensation de froid envahit tous ses membres.

--Déjà! pensa-t-il. Mon Dieu, je suis prêt mais donnez-moi seulement
trois heures!

--Vous pouvez voir le père au presbytère, dit le bedeau; ou dans la
sacristie, il y est peut-être encore. Passez par le sanctuaire.

Puis le brave homme se dirige vers l'autre étranger qui paraît
hésiter.

--Voulez-vous voir le père, vous aussi?

--Oui... non... c'est-à-dire que je voudrais suivre mon ami. Il va au
presbytère, sans doute?

--Oui, en vous hâtant vous pouvez le rejoindre.

L'étranger fit quelques pas dans la direction du choeur, puis revint
vers la porte.

--Je vais sortir et attendre mon ami devant le presbytère, dit-il.

--Voilà un particulier, grommela le bedeau en verrouillant la grande
porte, qui n'a pas l'air de trop savoir ce qu'il veut.

Il savait parfaitement, au contraire, ce qu'il voulait; mais il avait
eu comme un éblouissement qui lui avait fait perdre un instant la
tête. Était-ce un effet de la forte chaleur qu'il faisait dans
léglise? Était-ce autre chose? Il ne se le demanda seulement pas,
mais éclata en imprécations contre lui-même pour ce moment
d'indécision.

--Que je suis donc maladroit! se dit-il. J'aurais pu le rejoindre,
sans doute, avant qu'il fût entré au presbytère, quand même c'eût été
à la porte.... Il aurait été seul, probablement.... Il faut
maintenant que j'attende ici, car il ne doit pas retourner à
Montréal.

À ce moment Ducoudray franchissait la porte du presbytère, étonné de
voir que l'homme aux lunettes noires ne l'avait pas suivi.

--Merci mon Dieu, murmura-t-il. Je ne Vous demande que trois heures!
Accordez-moi ce délai, non pas pour moi-même, mais pour la cause de
Votre sainte Église!

Un domestique le conduisit à la chambre du père Grandmont. Celui-ci
le reçut avec une grande affabilité et l'invita à s'asseoir.

--Mon père, dit Ducoudray, vous ne me connaissez pas.

--En effet, je n'ai pas cet honneur, dit le religieux.

--Ce ne serait pas un honneur de me connaître, dit le journaliste,
car je suis un grand misérable. Mais je veux me convertir, ou plutôt
me confesser; car la grâce de Dieu m'a converti tout à l'heure dans
léglise pendant que vous prêchiez. À la fin de votre sermon le ciel
vous a inspiré certaines paroles que beaucoup ont dû trouver
étranges. Je les ai comprises parce qu'elles étaient à mon adresse.
Je suis le pécheur dont vous parliez. Voulez-vous me confesser _?
Pouvez-vous me_ confesser? Je ne suis pas un pécheur ordinaire, je
suis un monstre.

--Mon Dieu que vous êtes bon, que votre miséricorde est infinie!
s'écria le prêtre.

Et prenant les mains du journaliste il l'attira à lui
affectueusement.

--Mon frère, dit-il, que je suis heureux! Et quelles réjouissances
parmi les anges! Venez! j'ai tous les pouvoirs pour vous absoudre,
quelque grave que soit votre cas.

Puis, il conduisit son pénitent au petit confessionnal placé dans un
coin de la chambre, et le malheureux, se jetant à genoux, déposa aux
pieds du ministre de Jésus-Christ son insupportable fardeau. Il se
releva tout rayonnant. Longtemps le vénérable prêtre le tint serré
sur sa poitrine, murmurant: "Quelle joie! Mon Dieu, quelle joie!"

--Mon père, dit Ducoudray, vous savez ce qu'il me reste à faire. J'ai
en ma possession tous les secrets de l'horrible secte, toutes ses
archives. Il faut que je communique tout cela à l'archevêque de
Montréal avant demain matin, cette nuit même; car, je le sais, je
suis déjà condamné à mort. Le chef de la secte, me soupçonnant, m'a
fait suivre par un de ses ultionistes qui m'a vu à léglise, qui a dû
remarquer mon émotion, qui m'attend au dehors et qui me frappera au
premier moment favorable. Je ne crains pas la mort. Au contraire, je
suis heureux d'offrir ma vie à Dieu en expiation de mes crimes. Mais
je ne veux pas qu'on m'assassine avant que j'aie eu le temps de
dévoiler les abominations du satanisme. C'est pour cela, et non par
crainte de la mort, que je vous demande de m'aider à me déguiser.

Une demi-heure plus tard, deux prêtres sortaient du presbytère; l'un
était un vieillard, l'autre dans toute la force de l'âge. Le jeune
ecclésiastique était visiblement embarrassé dans sa soutane. Mais
l'homme aux lunettes noires n'eut aucun soupçon. Il se contenta de
murmurer: "Deux calotins! Le plus jeune a l'air fameusement gauche".

Les deux prêtres prirent une voiture que le domestique était allé
chercher cinq minutes auparavant.

Au bout d'une autre demi-heure, comme le guetteur commençait à
s'inquiéter sérieusement et à se demander s'il ne devait pas sonner,
le domestique sortit de nouveau. Il avait l'air de chercher
quelqu'un. L'homme aux lunettes le suivit du regard. Il le vit parler
au cocher qui avait amené Ducoudray de la ville et lui donner de
l'argent. Le cocher partit aussitôt.

--Voilà une mystification! se dit-il.

Et s'approchant du jeune domestique.

--Peux-tu me dire si le monsieur qui est entré au presbytère vers
neuf heures est parti?

--Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune homme; je ne l'ai pas
vu depuis que je lui ai ouvert la porte.

--Mais n'est-ce pas son cocher que tu viens de payer et de renvoyer?

--Ça se peut bien. Monsieur le curé m'a dit d'aller trouver le cocher
qui avait amené un homme de Montréal, un monsieur avec une grande
moustache blonde, de lui payer sa course et de lui dire que le
monsieur n'aurait plus besoin de lui.

--Le monsieur couche au presbytère peut-être?

--Je n'en sais rien, monsieur. Vous êtes bien curieux, je trouve.

Et le jeune domestique s'éloigna pour rentrer au presbytère.

--Oui, fit l'étranger en le suivant, je suis un peu curieux, mais je
n'ai plus qu'une question à te faire. Connais-tu les deux prêtres qui
sont sortis tout a l'heure?

--J'en connais un, c'est le père qui prêche la retraite; l'autre, je
ne le connais pas, je ne l'ai pas vu entrer.

--Ah! tu ne l'as pas vu entrer! Je comprends tout, maintenant,
continua-t-il, parlant à lui-même. Que je suis donc stupide! Voilà
deux fois que je le manque!

Le pauvre domestique, ahuri, et sentant vaguement qu'il a trop parlé,
rentre précipitamment au presbytère.

L'étranger s'éloigne rapidement. À une faible distance de léglise un
magasin est encore ouvert. Il y entre et demande qu'on lui indique où
se trouve le bureau public de télégraphe et de téléphone. C'est dans
le voisinage. Il y court. Le gardien du bureau est seul.

L'étranger lui fait un signe presque imperceptible auquel l'employé
répond par un geste fait comme par hasard. Un deuxième signe provoque
une deuxième réponse. Alors l'étranger s'assied devant le double
instrument. Se servant d'abord du téléphone, il se met lui-même
directement en communication avec un certain numéro à Montréal. Il
sonne. On lui répond.

--Est-ce bien le numéro 11 demande-t-il?

Ce numéro n'a rien de commun avec les numéros du téléphone.

Comme la réponse a été satisfaisante, il continue:

--Attention au télégraphe, je vais écrire.... Es-tu prêt?...
Eh bien! voici:

Et déposant le récepteur du téléphone, il prend la plume
télégraphique et écrit la note suivante qui se reproduit, à
l'instant, à Montréal, lettre par lettre, et dans l'écriture même de
celui qui tient le crayon électrique à Longueuil.

"Au nom du Grand Maître, le numéro 7, à Longueuil, au numéro 11. Le
numéro 2 nous trahit. J'en ai la preuve certaine. Le Grand Maître le
soupçonnant, m'a donné l'ordre de le suivre et de le supprimer si je
venais à découvrir qu'il nous trahissait. Or sa trahison est
absolument certaine. Il vient de m'échapper, déguisé en prêtre.
Rends-toi immédiatement à sa maison. C'est là qu'il ira tout d'abord,
sans doute, pour prendre les archives. Au nom du Grand Maître et en
vertu de l'ordre qu'il m'a donné je te commande de supprimer le
numéro 2. Fais vite. Il est peut-être déjà trop tard."

Puis, mettant soigneusement dans sa poche la copie de cet atroce
billet, l'homme aux lunettes noires, ayant payé ce qu'il devait au
bureau, sortit et reprit aussitôt le chemin de Montréal.

   *   *   *   *   *

Le lendemain matin, deux femmes se rendant à la messe de cinq
heures à léglise du Gesù, aperçoivent, rue Sainte-Catherine, un homme
gisant sur le trottoir, près d'une porte-cochère, dans une mare de
sang. Épouvantées, elles jettent des cris perçants qui attirent
d'autres personnes allant à léglise ou à leur ouvrage. Un groupe se
forme bientôt. Quatre hommes soulèvent le corps inerte et sanglant,
inanimé, mais encore chaud, et le transportent au poste de police
voisin. En jetant les yeux sur l'homme assassiné, le chef du poste
s'écrie C'est M. Ducoudray, rédacteur de la _Libre-Pensée!_



Chapitre XX


  Paratus sum et non sum turbatus.

  Je suis tout prêt, et je ne suis point troublé.

    Ps. CXVIII, 60.


La sinistre nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Dès
huit heures, tout Montréal avait appris l'assassinat du journaliste
tristement célèbre. Les journaux publièrent aussitôt des éditions
spéciales que les gamins vendaient par centaines, le visage
rayonnant, le verbe haut. Un meurtre! quelle bonne aubaine! Aux coins
des rues, dans les bars électriques, aux portes des hôtels et des
gares de chemins de fer, ils criaient de toute la force de leurs
poumons . "Terrible meurtre à Montréal. M. Ducoudray, rédacteur de
la _Libre-Pensée_, assassiné d'un coup de poignard dans la rue
Sainte-Catherine, à deux pas du poste de police," sur le même ton
qu'ils auraient proclamé le résultat d'une course ou d'une élection.

De bonne heure, le coroner forma son jury et commença son enquête, au
poste de police où le cadavre avait été déposé. D'abord les
renseignements étaient bien maigres. Aux bureaux de la _Libre-Pensée
on_ savait que M. Ducoudray était sorti la veille au soir, vers six
heures, sans dire où il allait, et il n'était pas revenu. De ce
côté-là, c'est tout ce que l'on put apprendre. Au poste de police
près duquel le meurtre avait été commis on n'avait rien entendu. A la
maison où il occupait un appartement de quatre chambres on ne l'avait
pas vu depuis le matin. S'il y était rentré on ne l'avait pas aperçu
et il n'y avait certainement pas couché. Une des servantes qui avait
passé vers dix heures devant la chambre qui lui servait de bureau y
avait entendu marcher quelqu'un et était bien surprise de trouver, le
lendemain matin, que le lit n'avait pas été défait.

Le médecin chargé d'examiner le cadavre constata que la mort avait
été causée par un seul coup de poignard dans le dos, qui avait
tranché l'aorte. Le poignard, une arme formidable, avait été retrouvé
à côté du cadavre. Le coup avait dû être porté par quelqu'un caché
dans la porte-cochère. L'assassin devait avoir le bras puissant et la
main très sûre. Il devait aussi posséder quelques connaissances
anatomiques pour avoir pu atteindre, avec autant de précision, une
partie vitale. Le vol n'avait pas été le mobile du crime, puisqu'on
trouva sur le corps une somme d'argent assez considérable et une
montre de prix.

C'est tout ce qu'on put découvrir, et le coroner allait ajourner
l'enquête, lorsqu'au grand étonnement de tous, l'archevêque de
Montréal, accompagné du père Grandmont, entra au poste.

Les deux vénérables ecclésiastiques sont très émus. Ils demandent à
voir le cadavre. On les conduit dans une petite cellule où le
journaliste assassiné était couché sur un lit de camp. Ils se jettent
à genoux et prient un instant avec ferveur.

--Cher martyr! dit l'évêque en se relevant, vous m'aviez bien dit que
j'aurais avant vingt-quatre heures, une preuve indiscutable de la
vérité de vos révélations. La voilà la preuve, aussi affreuse que
convaincante!

Le coroner, en entendant ces paroles, croit à une méprise.

--Monseigneur, dit-il, l'homme assassiné est M. Ducoudray, rédacteur
du journal anticlérical, la _Libre-Pensée_.

--Je le sais, mon ami, réplique le prélat, et lorsque vous aurez
entendu le témoignage du père Grandmont et le mien vous comprendrez
ce que je viens de dire.

Le père Grandmont rendit son témoignage d'abord. Après avoir raconté
en quelques mots ce que nous connaissons déjà des derniers moments de
Ducoudray, il continua ainsi:

--Pour permettre à M. Ducoudray de sortir du presbytère sans être
reconnu par celui qui l'avait suivi de Montréal à Longueuil, je lui
fis donner par M. le curé une soutane et un chapeau romain. Il se
rasa la moustache, et emporta ses habits dans un petit sac de voyage
que je lui prêtai. Je le priai de me permettre de l'accompagner
jusqu'à Montréal. En sortant du presbytère, je vis un homme qui avait
l'air d'attendre quelqu'un. Il portait des lunettes noires et un
foulard, ou le collet de son paletot relevé cachait le bas de son
visage. Il me serait impossible de le reconnaître. Évidemment, il ne
se douta de rien en nous voyant, car il ne nous suivit pas. M.
Ducoudray m'assura qu'il était parfaitement fixé sur l'identité de
l'individu.--"C'est un ultioniste, m'a-t-il dit, un de ceux qui sont
chargés d'exécuter les sentences de mort que prononce l'horrible
secte à laquelle j'appartenais il y a une heure à peine."--"Mais, lui
répliquai-je, la société n'a pas pu se réunir, n'a pas pu vous
condamner à mort."--"Dans les cas urgents, l'ordre du Chef suffit,
m'expliqua-t-il. Le chef, renseigné par des esprits, supérieurs par
la clairvoyance à l'homme le plus intelligent, avait évidemment des
soupçons à mon endroit, et il m'a fait suivre par cet ultioniste en
lui donnant l'ordre de me _supprimer_--c'est le mot employé--s'il
découvrait chez moi une conduite louche. L'émotion que je n'ai pu
cacher, que je n'ai pas songé à cacher dans léglise, suivie de ma
visite au presbytère, est plus que suffisante pour me valoir un arrêt
de mort. Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas tenté de m'assassiner
pendant que j'allais de léglise au presbytère. Il faut qu'une
intervention céleste l'en ait empêché. Vous le savez, je suis le
secrétaire de la société, et, en cette qualité, j'ai la garde de
toutes les archives, je suis en possession de tous les secrets de la
secte. C'est pourquoi ils remueront ciel et terre pour me supprimer
avant que j'aie le temps de rien dévoiler."

--Voilà, continua le père Grandmont, un résumé fidèle de ce que M.
Ducoudray m'a dit, tant au presbytère que pendant le trajet aussi
rapide que possible, de Longueuil à Hochelaga. Pressé de me donner le
nom de l'ultioniste qui le poursuivait, il ne voulut pas le
faire.--"Je lui pardonne d'avance, me dit-il, et de grand coeur; j'ai
tant besoin que Dieu et les hommes me pardonnent."

--À la porte de sa maison, poursuivit le père Grandmont, je le
quittai, après lui avoir donné rendez-vous, vers une heure du matin,
dans léglise du Gesù. Il voulait entendre la messe et communier, afin
de se préparer à la mort. Il était alors dix heures et demie du soir,
environ. Je me rendis au collège, j'exposai la situation en peu de
mots au supérieur, et j'obtins la permission d'attendre mon cher
pénitent dans léglise. Peu après l'heure convenue, il arriva. Il me
dit qu'il avait réussi à remettre les archives de la société entre
les mains de monseigneur l'archevêque; qu'il avait été suivi par deux
ultionistes depuis sa maison jusqu'à l'archevêché; que trois fois il
croyait que tout était fini, mais qu'une protection visible du ciel
l'avait sauvé; qu'en revenant de l'évêché au Gesù il avait constaté
que trois sicaires le poursuivaient; que pendant ce trajet encore il
avait éprouvé la même protection surnaturelle.--"Maintenant, me
dit-il, qu'ils fassent leur oeuvre; je suis prêt à mourir, je désire
mourir pour expier mes crimes." Il entendit la messe et reçut la
sainte communion avec une ferveur vraiment angélique. Après notre
action de grâces, je le suppliai de rentrer avec moi au collège pour
la nuit; ou, au moins, de nous permettre, au frère qui avait servi la
messe et à moi, de l'accompagner chez lui. Il refusa avec douceur
mais avec une fermeté qui n'admettait pas de réplique.--"Ce ne
serait, dit-il, qu'un répit de quelques heures. Rien au monde, aucune
puissance humaine ne peut me sauver de la mort qui m'attend. Quand
même je ne sortirais jamais du collège, ils trouveraient le moyen d'y
pénétrer avant quarante-huit heures. En ce moment je suis encore
soutenu par le Pain de vie et je ne crains pas la mort. Serai-je
aussi bien préparé plus tard? Je pars donc, sachant parfaitement bien
que je ne me rendrai pas chez moi; car, je le sens, la protection
céleste qui n'était accordée en vue de ce que j'avais à accomplir, me
sera désormais retirée. Ainsi soit-il! Adieu mon père! Merci! ô mille
fois merci de m'avoir ouvert les portes du ciel." Et il partit ainsi,
malgré nos supplications. Ai-je besoin de vous dire que le frère et
moi nous voulûmes le suivre et que nous ne renonçâmes à notre projet
qu'en constatant que M. Ducoudray en était profondément peiné.

Et les larmes coulèrent abondantes sur les joues ridées du père
Grandmont.

Monseigneur donna ensuite son témoignage.

--Entre dix et onze heures, comme je me préparais à me mettre au lit,
on sonna à la porte de l'évêché. Le domestique ouvrit et vint me dire
qu'un prêtre voulait me voir pour une affaire qui ne souffrait pas de
délai. Je le fis entrer dans ma chambre. Il portait un sac de voyage
et un paquet assez volumineux. Il me déclara aussitôt qu'il n'était
pas prêtre, me dit son nom et me raconta en quelques mots ce que le
père Grandmont vient de vous relater. Il me remit ensuite des
documents qu'il déclara être les archives d'une société secrète et me
donna de longues explications sur cette organisation. Je ne crois pas
devoir entrer dans plus de détails en ce moment. J'avoue que, tout en
l'écoutant avec attention et le plus vif intérêt, je me demandais si
tout cela n'était pas une terrible mystification. Il parut lire ma
pensée dans mes yeux, car il me dit:--"Monseigneur, avant
vingt-quatre heures, vous aurez la preuve que je ne vous mystifie
pas." L'entrevue dura environ deux heures. Avant de partir il me
demanda la permission d'ôter son habillement de prêtre.--"Je n'ai
plus besoin de me déguiser", me dit-il. Il m'avait expliqué
auparavant qu'il s'était ainsi travesti pour n'être pas reconnu; mais
il ne m'avait pas dit un mot des ultionistes qui le poursuivaient. Je
le fis passer dans ma chambre à coucher, et, bientôt après, il en
sortit habillé en laïque. Il me remit la soutane et le chapeau qu'il
portait et me pria de les faire remettre au curé de Longueuil. Puis
il partit, après avoir demandé ma bénédiction. Je le conduisis à la
porte moi-même. Je passai le reste de la nuit à examiner les
documents qu'il m'avait laissés. En apprenant sa fin tragique, ce
matin, j'ai compris que j'avais eu affaire, non à un mystificateur,
mais à un miraculé, à un grand pécheur devenu tout à coup un grand
saint, par un effet extraordinaire de la grâce divine.

   *   *   *   *   *

À la suite de ces deux témoignages qui, aussitôt qu'ils furent
connus, jetèrent la ville et le pays tout entier dans une émotion
impossible à décrire, l'enquête fut ajournée pour permettre à la
police de faire des recherches. Elle en fît, mais inutilement. Elle
découvrit facilement le cocher qui avait conduit l'homme aux lunettes
noires à Longueuil et l'avait ramené deux ou trois heures après
jusqu'à la gare Dalhousie où il était descendu; mais pour lui c'était
un étranger qu'il n'avait jamais vu auparavant ni depuis.

On interrogea le propriétaire du magasin de Longueuil, où lultioniste
avait demandé des renseignements. Tout ce qu'il savait, c'est que
vers dix heures du soir, la veille du meurtre, un étranger, portant
des lunettes noires et ayant le visage caché par le collet de son
paletot, avait demandé où se trouvait le bureau de téléphone et de
télégraphe.

Le gardien du bureau fut soumis à un interrogatoire sévère, car on le
soupçonnait, à cause de ses allures suspectes, d'en savoir plus long
que les autres sur l'identité de l'homme aux lunettes; mais tout ce
que l'on put lui faire dire, c'est que l'étranger avait téléphoné et
écrit à quelqu'un, à Montréal, avec qui il s'était mis en
communication lui-même; qu'il n'avait pas remarqué avec quel numéro
il s'était mis ainsi en communication; qu'il avait seulement entendu
demander si c'était le numéro 11 qui répondait. Ce numéro 11 ne jeta
aucune lumière sur le mystère; car le numéro 11 du
téléphone-télégraphe, en février 1946, était le numéro de
l'Hôtel-Dieu.

Après plusieurs jours d'enquête, le jury rendit le verdict suivant:

"Nous trouvons que Charles Ducoudray est mort d'un coup de poignard
infligé par une personne inconnue. Nous sommes d'avis que l'assassin
est membre d'une société secrète à laquelle Ducoudray appartenait et
dont il avait révélé les secrets à l'autorité religieuse; et que
c'est pour le punir de cette révélation qu'on l'a poignardé."



Chapitre XXI


  Expidit enim mihi mori mages quam vivere.

  Il m'est plus avantageux de mourir que de vivre.

    Job III, 6.


Ducoudray était mort depuis dix jours. On ne parlait encore que des
témoignages extraordinaires que l'archevêque de Montréal et le père
Grandmont avaient rendus à l'enquête du coroner. À Ottawa, la Chambre
siégeait à peine une demi-heure par jour, tant les esprits étaient
préoccupés et distraits. Le projet de loi du gouvernement n'avait
pas même subi sa première lecture. Pour des motifs qu'il est facile
de deviner, sir Henry Marwood et Montarval voulaient en saisir
la Chambre le plus tôt possible; mais les autres ministres et
les principaux partisans du cabinet, ne connaissant pas ce que
redoutaient les deux chefs, étaient d'un avis contraire. "Donnez aux
esprits le temps de se calmer, disaient-ils. Ce meurtre de Ducoudray,
qui n'a sans doute aucune signification politique, a cependant créé
un grand malaise parmi les députés de la province de Québec. Aborder
le débat dans de telles conditions, c'est s'exposer à des
complications dangereuses." Sir Henry, en tant que vieux
parlementaire, ne pouvait méconnaître la force de ces raisons; mais
en tant que sectaire, il comprenait tout le danger auquel les retards
l'exposaient, lui et ses complices. Aux yeux de la députation, il ne
pouvait agir qu'en homme politique expérimenté; de sorte que, à
chaque séance, lorsque l'ordre du jour appelait la prise en
considération de l'unique bill important, le vieux chef criait:
_Stand!_

--Pourtant, dit sir Henry à Montarval, un après-midi qu'ils étaient
en conférence secrète, il faut en finir. Malaise ou pas de malaise
parmi la députation, nous commencerons la discussion demain pour la
mener aussi rondement que possible, jusqu'à ce que le bill ait subi
sa troisième lecture. Avez-vous des nouvelles de Montréal?

--Oui, répondit Montarval, j'ai des nouvelles elles sont mauvaises.
Comme vous le savez, aussitôt que possible après le désastre, j'ai
corrompu un des domestiques de l'archevêché. Il était sur le point de
mettre la main sur les archives, lorsqu'il s'est fait prendre.
Naturellement, il a été mis à la porte. Je pourrais facilement faire
supprimer l'archevêque, mais à quoi bon? Cela ne nous remettrait pas
en possession des archives; et sa suppression, même si elle était
causée par une maladie que je pourrais lui faire contracter,
exciterait davantage les esprits. Ça été une faute de tactique de
supprimer Ducoudray par le poignard. L'imbécile que j'avais chargé de
la besogne a mal compris mes instructions. Je lui avais dit de le
poignarder _avant_ qu'il pût trahir. _Après_ la trahison, le poignard
n'a fait qu'augmenter le mal. Nous avons tant d'autres manières de
nous débarrasser de nos traîtres. J'avais pris des mesures pour faire
incendier l'archevêché, dans l'espoir de tout détruire, mais au
moment de mettre le projet à exécution, j'ai appris que le vieil
évêque avait été plus vif que moi: il avait fait photographier toutes
les principales pièces! À l'heure qu'il est chaque évêque du pays en
a une copie. Il y a sans doute des copies placées ailleurs.

--Vous expliquez-vous, demanda sir Henry, le silence de l'archevêque
de Montréal?

--Je ne suis pas fixé sur ce point, répondit Montarval. Peut-être
n'attend-il que pour frapper un grand coup avec tous ses collègues.
Je sais qu'il y a un va-et-vient continuel entre les évêchés depuis
quelques jours. Peut-être aussi ai-je réussi à lui faire peur....

--Qu'avez-vous donc fait?

--J'ai eu recours à un plan suprême. De tous les coins du pays où
nous avons un affidé ou un instrument je lui ai fait adresser des
lettres anonymes lui disant que s'il révèle les secrets à lui confiés
par Ducoudray, ou s'en sert en aucune façon, tous les prêtres seront
assassinés dans les vingt-quatre heures. Je fais même voyager
plusieurs agents sûrs qui déposent de ces lettres aux bureaux de
poste les plus reculés, dans les endroits les plus invraisemblables
où notre société n'a pu prendre racine.

--Mais si quelqu'un allait vous dénoncer! Si quelqu'un refusait
d'écrire la lettre anonyme demandée.

--Ce n'est pas cela! Je ne demande à personne _d'écrire_. J'ai dit
que je faisais _adresser_ des lettres à l'évêque de tous les coins du
pays c'est plutôt _expédier_ que j'aurais dû dire. En effet, chaque
lettre est écrite, cachetée, adressée et affranchie par moi-même ou
par un de mes deux secrétaires que vous connaissez, mise dans une
autre enveloppe et envoyée à un associé avec un mot lui disant de la
jeter au bureau de poste. C'est un service qu'on peut demander, sans
aucun danger, au moins avancé de nos amis, même à ceux d'entre eux
qui ne soupçonnent seulement pas le véritable but de notre
organisation, qui n'y voient qu'une compagnie d'assurance.

--Voilà une idée lumineuse, un vrai trait de génie, s'écria sir
Henry, la figure tout épanouie. Que vous avez du talent!

--C'est le seul espoir qui nous reste. À l'heure qu'il est la table
de l'évêque doit être littéralement couverte de ces lettres. La mort
de Ducoudray est de nature à lui faire croire que ce n'est pas une
vaine menace et c'est là tout ce qu'il y a d'avantageux dans la
suppression violente du traître. Peut-être en viendra-t-il à la
conclusion qu'il doit se taire. J'ai eu bien soin de ne pas le
menacer personnellement. Au contraire, plusieurs des lettres disent
formellement qu'on ne lui touchera pas, qu'on le laissera vivre pour
contempler les cadavres de ses prêtres.

--C'est peut-être encore un trait de génie, fait sir Henry, mais moi,
à votre place, j'aurais certainement fait des menaces à l'évêque
lui-même!

--C'est que vous, Marwood, vous connaissez les hommes du monde. Moi,
je connais les adorateurs du Christ notre Ennemi. Il est toujours
dangereux de leur fournir l'occasion de poser en martyrs. On ne sait
jamais à quel excès d'immolation de soi-même peut les porter le
fanatisme que celui qu'ils adorent leur souffle. Si j'avais fait des
menaces à l'évêque, à l'heure qu'il est, sans aucun doute, tout
serait dévoilé. En menaçant les prêtres, j'espère au moins le faire
hésiter assez longtemps pour nous permettre de triompher ici, au
parlement. Une fois la loi votée, quoi qu'il arrive ensuite, nous
aurons pour nous la force du fait accompli qui est toujours une
puissance.

--Je vous accorde, dit le premier ministre, que votre plan est, en
effet, merveilleux. Décidément, vous avez un talent hors ligne!

--Si ce plan ne réussit pas, répliqua Montarval, j'avoue que je suis
au bout de mes ressources; c'est un désastre sans nom qui nous est
réservé. En attendant que nous connaissions notre sort, il faut, de
toute nécessité, que nous hâtions l'adoption du projet de loi, sans
pourtant presser la chambre assez pour exciter les soupçons.

   *   *   *   *   *

Presque en même temps que se tenait cette conversation entre les
deux conspirateurs, Lamirande et Leverdier se promenaient ensemble
dans une des grandes allées qui conduisent de la rue Wellington à
l'hôtel du Parlement. C'était vers la fin de février et le temps
était beau, presque doux. Le soleil couchant dorait et empourprait
les petits nuages lanugineux qui flottaient paresseusement çà et là
dans le ciel bleu. Il y avait dans l'air ce quelque chose
d'indéfinissable qui annonce que la saison rigoureuse touche à sa
fin, ce quelque chose qui "sent le printemps", selon l'expression
populaire. Les deux amis n'étaient pas en harmonie avec le calme
profond de la nature. Tous deux étaient troublés, inquiets,
préoccupés; et le coeur de Lamirande était encore tout saignant, tout
meurtri. La vertu chrétienne ne consiste pas dans l'insensibilité,
dans l'indifférence, dans le stoïcisme; mais dans la souffrance
vivement sentie et supportée avec patience et résignation, en union
parfaite avec les souffrances de l'Homme et de la Mère des douleurs.

Ils se promenaient donc tristement devant cet édifice où se jouaient
les destinées de leur race. En ce moment, ils ne remarquaient pas les
splendeurs du couchant, la tiédeur de l'atmosphère.

--Est-il possible, dit Lamirande, que nous nous soyons trompés à ce
point! Ce ne sont pourtant pas des papiers sans importance que ce
pauvre Ducoudray a remis à l'archevêque de Montréal. Il doit y avoir
dans ces archives la preuve indiscutable que cette constitution est
loeuvre directe des loges; que nous sommes en face d'une conspiration
vraiment infernale pour empêcher la Nouvelle-France, fille aînée de
l'Église en Amérique, de prendre son rang parmi les nations de la
terre. Et cependant, l'archevêque de Montréal garde le silence! Je
n'y comprends rien; et si je n'avais une foi invincible dans la
promesse de mon saint Patron je serais tenté de désespérer!

--Voilà deux fois depuis quelques jours, que tu parles de promesse.
En apprenant la conversion et la mort tragique de Ducoudray tu as
dit: "Voilà la promesse qui s'accomplit!" Qu'est-ce que cela
signifie?

--Pardon, mon ami, le mot m'a échappé. Même à toi, que j'aime comme
un frère, je ne puis dire davantage maintenant. Plus tard, tu sauras
tout.

Et au souvenir de son dur sacrifice, de sa bien-aimée qu'il avait
vouée à la mort par patriotisme, ses yeux se remplirent de larmes et
il ne put réprimer un sanglot.

--Pauvre ami; que tu souffres! murmura Leverdier.

Les deux compagnons continuèrent leur promenade quelque temps en
silence.

--L'absence de toute nouvelle de monseigneur, reprit enfin Leverdier,
est, en effet, extraordinaire et décourageante. Comme toi, je suis
fermement convaincu que les documents remis à l'évêque doivent
contenir des armes qui, mises entre nos mains en temps opportun, nous
permettraient peut-être de sauver la position, si compromise qu'elle
soit. Pourtant, l'archevêque de Montréal ne doit pas agir sans motifs
sérieux.

--J'en suis intimement persuadé, moi aussi. Il finira sans doute par
répondre à la lettre que je lui ai écrite le lendemain de son
témoignage. Dans cette lettre, comme tu le sais, je lui demandais si
dans les papiers reçus de Ducoudray, il n'avait rien trouvé qui pût
nous être de quelque secours.

À ce moment, un des jeunes pages de la Chambre s'approche des deux
amis et remet un pli cacheté à Lamirande. En l'ouvrant, celui-ci
reconnaît immédiatement l'écriture: c'est un télégramme, ou plutôt
une lettre écrite par télégraphe de la main même de l'archevêque de
Montréal.

--Comme toujours, dit Lamirande, c'est en parlant du soleil qu'on en
voit les rayons. Voici précisément la réponse à ma lettre.

Puis il lut ce qui suit:

"Archevêché de Montréal, le 27 février 1946, cinq heures du soir.
Mon cher M. Lamirande. Si cela vous est possible, venez me voir
aujourd'hui. Plusieurs de mes vénérés collègues sont ici, et
tous ensemble nous voulons vous faire une grave et importante
communication qui ne peut se transmettre par écrit. En attendant le
plaisir de vous rencontrer, veuillez me croire votre tout dévoué
serviteur en Notre-Seigneur.--[symbole obèle] J.-C., archevêque
de Montréal."

--Enfin, s'écria Lamirande, voilà une nouvelle qui a bonne mine! Si
monseigneur n'avait rien trouvé d'important pour nous dans les
papiers de la secte, il ne me ferait pas descendre à Montréal pour me
le dire, c'est évident. Puisqu'il me mande auprès de lui, c'est sans
aucun doute, pour me remettre les pièces de la main à la main.

--Espérons que tu ne te trompes pas, fait Leverdier.

--Comment, me tromper! En doutes-tu?

--J'ai peur que la solution ne soit pas aussi facile que tu le
penses. Je ne puis pas croire que les hommes néfastes auxquels nous
avons affaire soient déjà à bout de ressources. Je redoute quelque
machination infernale. Je ne puis rien préciser, mais il me semble
que la secte diabolique n'est pas encore vaincue. Montarval et sir
Henry ont-ils l'air atterré que nous croyions leur trouver au
lendemain de la mort de Ducoudray?

--Je dois avouer, en effet, que Montarval, au moins, s'il éprouve
quelque crainte, n'en laisse rien paraître sur sa figure, toujours
hautaine et impassible. Sir Henry me semble plus mal à l'aise qu'à
l'ordinaire... Enfin, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Un
train rapide part à six heures. J'ai le temps de le prendre. Avant
huit heures je serai à l'archevêché, et ce soir même, sans doute, je
pourrai te faire connaître le résultat de mon entrevue.

Puis, les deux amis se séparent.

Bientôt après le train, mu par le puissant courant électrique que les
rails mêmes communiquent aux roues, courant produit par la force de
la marée de Québec, emporte Lamirande vers la grande cité à une
vitesse de plus de quatre-vingts milles à l'heure. Mais cette vitesse
paraissaient une lenteur à l'impatient député qui aurait voulu, en ce
moment, que son corps pût se transporter avec la rapidité de la
pensée. Il ne partageait pas les vagues appréhensions de son ami.
Plus il pensait aux graves événements des derniers jours, plus il
était convaincu que le dénouement était proche, un dénouement
favorable à ses patriotiques espérances. L'archevêque avait trouvé la
preuve d'une conspiration maçonnique contre la province, il avait
réuni ses collègues, ils avaient préparé une lettre collective, avec
pièces à l'appui; cette lettre allait lui être communiquée; et, ainsi
armé, il vaincrait l'esprit de parti; le patriotisme l'emporterait
enfin, les députés repousseraient le néfaste projet du gouvernement
et la Nouvelle France naîtrait sur les ruines de la secte
antichrétienne.

Tel était le riant tableau qui réjouissait son coeur, qui absorbait
toute son attention, qui le rendait insensible aux objets extérieurs,
au mouvement vertigineux du train, au tournoiement des champs et des
bois. Aucune pensée d'ambition, même légitime, ne ternissait la
beauté de ce tableau. Si, jadis, dans ses rêves d'avenir, il n'avait
pas pu toujours éloigner de son esprit la pensée qu'il serait
peut-être un jour le chef de cette nation qui allait enfin se
constituer libre de toute entrave; s'il avait parfois même désiré ce
poste afin d'y travailler à la gloire de Dieu et au bonheur de son
pays; la grande douleur par laquelle il venait de passer avait
purifié davantage cette âme déjà si noble si désintéressée. Ses
aspirations politiques ne renfermaient plus aucun élément
d'avancement personnel. Quand la grande victoire serait remportée, il
ne chercherait qu'à s'effacer, qu'à rentrer dans l'obscurité d'une
vie modestement utile à ses compatriotes. Le souvenir de sa douce
Marguerite, l'affection de son enfant, la conscience d'avoir fait un
sacrifice immense pour l'amour de son pays, c'était plus qu'il ne
fallait pour remplir son coeur en ce monde. Il sentait qu'il pouvait,
non seulement sans envie, mais avec bonheur, voir d'autres occuper le
poste élevé auquel, dans le passé, il se croyait appelé. Il lui
suffisait de penser que ce poste de chef de la Nouvelle France libre
n'aurait jamais pu exister s'il n'avait immolé son plus grand amour
humain. Car il voyait aussi clairement que si c'était écrit en toutes
lettres devant lui, que la conversion de Ducoudray avait été accordée
en récompense de son sacrifice. Convaincu que cette grâce était la
réponse du ciel à son libre abandon de son bonheur, il ne pouvait
douter de l'efficacité du moyen que la Providence adoptait pour
opérer le salut du pays.

C'était donc sans l'ombre d'une inquiétude dans l'âme qu'il se
présenta à l'archevêché.

Il fut aussitôt conduit au grand salon où l'archevêque de Montréal,
entouré de tous ses suffrageants et de plusieurs évêques des deux
autres provinces ecclésiastiques de Québec et d'Ottawa, attendait
évidemment sa visite. Le député mit un genou en terre et demanda la
bénédiction du vénérable métropolitain.

--Mon cher enfant, dit le vieil évêque, dans une effusion de
paternelle affection, que le bon Dieu vous bénisse et qu'il vous
accorde la grâce de supporter chrétiennement la grande épreuve qui
vous est réservée. À ces mots, Lamirande se sentit foudroyé. Il se
releva, pâle et chancelant. La chambre tournait autour de lui comme
une immense roue. Il dut s'appuyer sur le dossier d'un fauteuil pour
ne pas tomber.

--Monseigneur, s'écria-t-il enfin, expliquez-vous, je vous en prie!
Est-ce possible que vous n'ayez rien trouvé qui puisse nous aider à
déjouer la conspiration infernale qui existe, j'en suis convaincu?

Tous les prélats s'étaient levés et faisaient cercle autour de
l'archevêque de Montréal et du député.

--Hélas! répondit le vieillard, loin de n'avoir rien trouvé, j'ai
trop trouvé... C'est épouvantable.

Et un frémissement de douleur le secoua. Il était aussi ému que
Lamirande. Celui-ci passa subitement de l'abattement à la joie.

--Je comprends, monseigneur, dit-il, que vous avez été épouvanté, car
à la lecture de ces pièces vous avez dû vous trouver en face de
l'enfer. Mais plus la conspiration est clairement diabolique, plus il
sera facile de la faire échouer.

--Mon pauvre ami, reprit l'évêque, vous ne pouvez pas deviner la
vérité. J'ai demandé, tout à l'heure, au bon Dieu de vous accorder la
grâce de supporter, en chrétien, une grande épreuve. Cette épreuve,
la voici: j'ai trouvé dans les papiers que M. Ducoudray m'a remis
tout ce que vous soupçonnez et probablement davantage; mais je ne
puis pas vous permettre de vous en servir!

--Pourquoi, monseigneur? s'écria Lamirande vivement intrigué mais
nullement découragé.

--Venez voir, dit l'évêque en conduisant le député vers une table
chargée de lettres.

--Voyez ces lettres, continua-t-il; lisez-en quelques-unes;...
prenez-les au hasard.

Lamirande obéit. À son tour il murmura: "C'est épouvantable!"

--Il y en a cinq cent trente-sept comme les cinq que vous venez de
lire, reprit l'évêque, et elles disent toutes la même terrible chose.
Examinez-les. Elles viennent de toutes les parties du pays. J'ai
commencé à en recevoir, le jour même de la mort de Ducoudray, de
Montréal et des environs. Puis, à mesure évidemment, que la nouvelle
se répandait, elles me venaient de partout. J'en ai reçu aujourd'hui
du fond de la Gaspésie et du lac Abitibi. Les unes sont mal écrites,
mal orthographiées; d'autres ne contiennent pas une faute de français
et l'écriture indique l'habitude d'écrire; il y en a qui sont écrites
au mécanigraphe, d'autres au crayon. Il n'y en a pas deux écrites de
la même main ou sur la même sorte de papier; pas deux enveloppes
pareilles; rien, enfin, qui indique une mystification; et Dieu sait
que mes vénérables collègues et moi avons cherché la preuve de cette
mystification que nous soupçonnions fortement tout d'abord. Mais plus
nous cherchions cette preuve, plus nous trouvions la preuve du
contraire. Enfin, la conviction s'impose à nous tous que ces lettres
ont réellement été écrites de partout.

--Oui, monseigneur, reprit vivement Lamirande, écrites de partout,
sans doute, mais en vertu d'un mot d'ordre parti de Montréal!

--C'est possible, cher monsieur; je dirai même que c'est certain.
Mais songez-y bien, et vous vous convaincrez comme nous que ce mot
d'ordre que nous admettons ne fait qu'ajouter à l'horreur de la
situation, loin de la diminuer. Nous avons là la preuve qu'il existe
une organisation épouvantable qui a des ramifications dans toutes les
parties du pays, et qu'une seule main conduit, qu'une seule tête
dirige.

--Mais est-il possible de croire que notre pays soit possédé à ce
point par le démon!

--Hélas! hélas! nous en avons là la preuve, répliqua le prélat en
indiquant de la main le monceau de lettres. Il y a huit jours, un
ange du ciel me l'aurait dit que je l'eusse à peine cru. Il faut bien
se rendre à l'évidence de ces terribles lettres. Mon Dieu! mon Dieu
quelle désolation!

Et de grosses larmes coulaient sur les joues flétries du saint
évêque.

--Mais, monseigneur, croyez-vous, vos vénérables collègues
croient-ils, que les auteurs de ces menaces osent les mettre à
exécution? Croyez-vous réellement que si vous vous serviez des
informations que vous avez reçues vos prêtres soient assassinés?

--Ducoudray poignardé en pleine rue Sainte-Catherine, pour ainsi dire
sous les yeux de la police, n'est-ce pas une réponse terriblement
péremptoire à votre question?

Lamirande ne put contester la force de cette réplique. Tous gardèrent
le silence pendant quelques instants.

--Si, au moins, ils m'avaient menacé, en même temps que mes prêtres,
reprit l'archevêque, ma décision aurait été bientôt prise, avec la
grâce de Dieu. J'aurais pu dire à mes collaborateurs: "Voici un grand
devoir à accomplir; cela nous coûtera peut-être la vie à vous et à
moi; accomplissons-le quand même et que la volonté de Dieu soit
faite!" Mais voyez l'habileté infernale de ces malheureux! Pas une
des lettres ne contient une menace contre moi personnellement; au
contraire, beaucoup disent qu'on aura grand soin de ne pas me toucher
afin que, voyant mourir mes prêtres et ceux des autres diocèses, les
uns après les autres, je puisse voir toute l'étendue du désastre que
j'aurai causé....

--Mais, ne voyez-vous pas, monseigneur, s'écria Lamirande avec
l'énergie d'un homme qui se sent submergé par des flots et qui se
cramponne au moindre objet, ne voyez-vous pas que cette unanimité
dans les menaces indique clairement que tout cela est sorti d'une
seule et même tête?

--Oui, répond tristement l'évêque, d'une seule tête, sans doute, mais
d'une tête qui dirige mille bras!

--Il n'est pas possible, s'exclama le député, il n'est pas possible
que dans cette province il y ait mille assassins comme celui qui a
frappé Ducoudray, ou cinq cents, ou cent, ou cinquante, ou même
vingt-cinq!

--Vous admettrez au moins, cher monsieur, qu'il y en a trois, puisque
trois ont poursuivi ce pauvre Ducoudray. Un seul l'a frappé, c'est
vrai, mais vous ne doutez pas, je suppose, que les deux autres
fussent également décidés à le faire. Or que de sang ne pourraient
répandre trois assassins comme ces trois monstres, un seul même!
Peut-être ne pourraient-ils pas assassiner tous les prêtres, mails
ils en tueraient un grand nombre; et je ne puis pas en condamner un
seul à mourir pendant que moi je suis condamné à vivre!

--Et le pays, monseigneur, est-ce que par votre silence vous ne le
condamnez pas à mort? Vous êtes convaincu, comme moi, que si la
constitution, fruit de la conspiration ténébreuse que Ducoudray vous
a révélée, nous est imposée, notre province est à tout jamais livrée,
pieds et poings liés, à la secte infernale. Elle sera sa victime,
elle sera sa proie. Dans quel misérable état sera l'Église au bout de
quelques années si cette constitution maçonnique est adoptée? Dans
quel état sera la foi, dans quel état seront les moeurs de nos
populations? Si la pensée que vos révélations peuvent être la cause
indirecte de la mort de quelques prêtres vous épouvante à bon droit,
songez, monseigneur, je vous en conjure, songez que votre silence
sera la cause plus directe de la perte éternelle de Dieu sait combien
d'âmes!

Le vieil évêque pleurait.

--Ah! murmura-t-il, si je pouvais mourir moi-même!

--Monseigneur, reprit le député, l'exécution du devoir exige parfois
des sacrifices infiniment plus durs que la mort elle-même qui, pour
nous chrétiens, n'est, après tout, que le passage douloureux à une
vie meilleure.

--Si j'exposais mes prêtres à la mort pendant que moi-même je suis en
sûreté, je me rendrais odieux à tout jamais, odieux à moi-même....

--C'est pourquoi je disais tout à l'heure que la ,,dort n'est pas
toujours le plus grand sacrifice que Dieu puisse nous demander. Se
rendre odieux à soi-même et aux autres, c'est mille fois plus
terrible que mourir, pour un homme de coeur.... Mais si le devoir est
là, monseigneur!

--Si j'avais la certitude que je ne me rendrais pas odieux au ciel,
en même temps; si j'étais certain que mon devoir est là où vous le
voyez; si j'avais au moins lieu d'espérer que mes révélations nous
délivreraient du joug maçonnique qui nous menace! Mais je n'ai aucun
tel espoir. J'ai songé à tout ce que vous dites, mon cher monsieur;
j'ai examiné la situation avec mes collègues. Nous avons compté les
députés. En supposant que mes révélations dussent tourner contre le
ministère tous ses partisans catholiques, il lui resterait encore une
majorité, faible sans doute, mais enfin suffisante pour voter la loi.
Avez-vous pensé à cela, mon cher monsieur? Avez-vous fait ce calcul?

Lamirande n'avait pas pensé à cela, il n'avait pas fait ce calcul. Il
resta un moment interdit.

--Mais ces révélations, reprit-il bientôt, ne pourraient manquer de
détacher de la politique ministérielle un certain nombre de députés
qui ne sont pas catholiques; mon ami Vaughan, par exemple, et son
groupe.

--Vous le croyez, sans doute; vous l'espérez, du moins; mais vous ne
pouvez pas en être moralement certain. Tandis que nous sommes
moralement certains du contraire; car nous savons par la doctrine, et
par une longue expérience qui confirme la doctrine, que la vraie foi
est la base nécessaire de tout véritable bien. Là où la foi existe il
y a un fondement solide. Cette foi, comme le roc, peut-être cachée
par la terre, par les flots, par la fange, mais vous pouvez
l'atteindre et y asseoir votre édifice. Bâtir là où il n'y a pas de
foi, c'est sur le sable. Nous pouvons raisonnablement compter sur
tous les députés catholiques, parce que tous sont censés avoir la
foi. Mais il ne nous est pas permis de compter sur les députés qui
n'ont pas la foi catholique, pas même sur ceux d'entre eux qui ont
l'âme naturellement honnête. De sorte que, mon cher ami, voyez dans
quelle position je me trouve: j'ai la certitude morale, premièrement,
que si je parle j'expose mes prêtres à la mort; deuxièmement, que ce
sera sans utilité pour le pays.

Lamirande garda le silence, cherchant une issue à cette terrible
impasse. L'évêque reprit:

--Il y a une seule chose que je puisse et doive faire. Vous avez été
horriblement calomnié par Ducoudray qui a lancé contre vous l'atroce
accusation d'avoir voulu vous vendre au gouvernement. Le malheureux
ne m'a laissé aucun document à ce sujet, mais il m'a supplié de dire
au public que c'est là une pure invention, que c'est le contraire qui
est vrai; que vous avez été tenté par sir Henry et que vous avez
noblement repoussé la tentation. Là le devoir pour moi est certain.
Du reste, comme c'est un simple incident qui ne tient pas au fond des
révélations que Ducoudray m'a faites, j'espère que les assassins ne
mettront pas leurs menaces à exécution pour si peu.

--Certes, répondit Lamirande, cette calomnie m'a vivement blessé; et
elle a fait un grand tort à la cause que je défends. Sans elle, le
résultat des élections aurait peut-être été tout autre. Mais,
aujourd'hui, ma réhabilitation personnelle est une chose bien
secondaire. Ce n'est pas cela qui pourrait changer un seul vote au
parlement. Et peut-être l'auteur des menaces jugerait-il cette
révélation autrement que vous le jugez; peut-être frapperait-il. Je
vous en prie, monseigneur, n'en dites rien. Je ne veux exposer
personne même à un danger incertain pour l'amour de ma réputation,
surtout dans un moment où cette réputation n'importe plus
aucunement à l'intérêt public.

--Vous avez un noble coeur, dit l'évêque très ému.

Un long et pénible silence suivit. Quelque chose disait à Lamirande
que c'était lui qui avait raison, et cependant il ne trouvait rien de
péremptoire à répondre au raisonnement de son vénérable
contradicteur.

--Votre résolution, monseigneur, est donc inébranlable? demanda-t-il
enfin.

--Oui, mon enfant, dit affectueusement l'évêque. C'est mon devoir,
devoir affreusement pénible, car je ne me fais aucune illusion sur le
sort qui nous est réservé. Dieu m'est témoin que s'il s'agissait de
ma propre vie je la sacrifierais volontiers pour tenter seulement de
sauver le pays, même sans espoir de succès. Mais c'est une terrible
chose que de sacrifier la vie de ceux qui nous sont chers.

--C'est, en effet, une chose terrible, murmura le député comme
parlant à lui-même; cependant, avec la grâce de Dieu, même cela se
peut.

--Le pourriez-vous, monsieur Lamirande?

--Je puis dire que je le pourrais, monseigneur, puisque je l'ai déjà
fait!

--Comment! vous l'avez fait! Que voulez-vous dire?...

Alors, étouffant d'émotion, la voix entrecoupée de sanglots, il
raconta aux évêques, en toute humilité, son grand sacrifice. Tous
mêlèrent leurs larmes aux siennes. Les uns après les autres, ils
vinrent l'embrasser, sans pouvoir dire un mot.

--Ce que j'ai fait, messeigneurs, dit-il, ne pouvez-vous pas le
faire? Ma femme est morte parce que je l'ai voulu, et cependant je
vis.

--La position n'est pas la même, mon enfant, dit l'archevêque. Votre
noble femme avait consenti à mourir....

Soudain, à ces mots, le visage de Lamirande s'illumina d'une clarté
céleste. Il avait trouvé l'issue qu'il cherchait. Il se jeta à
genoux.

--Merci de cette parole, monseigneur; j'y vois le salut du pays.
Donnez-moi votre bénédiction, je pars.

Se relevant vivement, il salua l'auguste assemblée et s'en alla,
laissant les évêques dans l'étonnement.



Chapitre XXII


  Bonus pastor animam suam fat pro ovibus suis.

  Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis.

    Joan. X, II.


Un train partait pour Ottawa à dix heures et un quart. Lamirande eut
juste le temps d'y monter. À minuit il était de retour à la capitale.
Leverdier, ne l'attendant pas avant le matin, s'était couché.
Lamirande n'hésita pas à réveiller son ami. Il lui communiqua tout ce
qui s'était passé, moins l'incident de la fin de l'entrevue. À ce
propos, il se contenta de dire:

--Pour couper court à mon histoire, j'ai compris qu'il n'y a qu'une
chose à faire pour décider l'archevêque à révéler les secrets qu'il
possède, c'est de faire en sorte que les membres du clergé lui disent
unanimement: "Monseigneur, parlez, nous acceptons les conséquences de
cette révélation, quelque terribles qu'elles puissent être pour
nous". Or j'ai assez de confiance dans le patriotisme du clergé pour
croire que si la position lui est clairement exposée il n'aura qu'une
voix pour tenir ce noble langage.

--Je partage ta confiance, répondit simplement le journaliste.

--À loeuvre donc, sans plus de retard Les deux amis se mirent
aussitôt à rédiger une lettre circulaire. Au bout d'une heure ils
avaient fini leur tâche. La pièce se lisait comme suit:

"Chambre des communes, Ottawa, le 28 février 1946.

"Monsieur l'abbé,

"Vous connaissez, sans doute, la conversion de Charles Ducoudray, sa
fin non moins tragique que chrétienne; vous avez lu les témoignages
que Mgr l'archevêque de Montréal et le R.P. Grandmont ont rendus à
l'enquête du coroner; vous savez que Ducoudray a été assassiné pour
avoir communiqué à l'autorité religieuse les secrets de la société
occulte à laquelle il appartenait. Les journaux ont longuement parlé
de tous ces incidents extraordinaires. Mais là s'arrêtent les
renseignements que possède le public. Jusqu'ici on se perd en
conjectures sur la nature des secrets que l'héroïque converti a
révélés à Mgr de Montréal.

"Depuis longtemps, ceux qui sont mêlés aux affaires politiques
soupçonnent l'existence en ce pays d'une organisation ténébreuse et
vraiment satanique qui travaille, dans l'ombre, mais avec une
terrible efficacité, à la ruine de notre chère province. Les efforts
surhumains que l'on fait pour réprimer les élans du patriotisme des
nôtres et pour empêcher le Canada français de devenir une nation
autonome au moment même où la divine Providence rend la réalisation
de ce projet facile; cette constitution habilement et perfidement
rédigée que l'on veut nous imposer; tout cela indique clairement, ce
me semble, une conspiration antireligieuse et antifrançaise ourdie
par les loges.

"C'est sous l'empire de cette conviction que, le lendemain de la mort
de Ducoudray, j'ai écrit à Mgr l'archevêque de Montréal pour lui
demander s'il n'aurait pas trouvé, dans les papiers de la secte, la
preuve de cette conspiration. Pendant dix jours, Mgr a gardé le
silence. Enfin, hier soir, il m'a mandé auprès de lui. Je m'y suis
rendu, rempli de joie et de confiance, comptant avoir bientôt des
armes assez fortes pour nous permettre de remporter une victoire
décisive sur la secte. Imaginez ma douleur en entendant Mgr me dire
que j'étais condamné à une immense déception. "N'avez-vous rien
trouvé dans les papiers de Ducoudray?" lui dis-je. "Au contraire, me
répondit Mgr, j'ai trop trouvé." Puis il me montra une table couverte
de lettres anonymes, venues de tous les coins du pays, qui menacent
de mort tous les prêtres si l'évêque révèle les secrets livrés par
Ducoudray ou s'en sert en aucune façon. Je n'ai pu examiner toutes
les lettres moi-même, mais Mgr m'assure qu'il les a étudiées, avec
ses collègues de l'épiscopat, et qu'il n'a rien trouvé qui puisse
faire croire à une simple mystification; et le meurtre de Ducoudray
ne permet pas de dire que ce sont là de vaines menaces. Si la
rédaction de ces lettres, au nombre de plus de cinq cents, est variée
à l'infini, le fond de toutes est le même: on menace les prêtres,
mais on a grand soin de dire qu'on ne touchera pas à l'évêque. Je
n'ai pas besoin d'insister sur l'habilité infernale de ce procédé qui
met l'évêque dans l'impossibilité morale d'agir. Ah! si on l'avait
menacé _seul_, ou même si on l'avait menacé en même temps que ses
prêtres, sa décision eût été bientôt prise. Mais comment se décider à
exposer d'autres à une mort cruelle pendant que lui-même est en
sûreté? Mgr de Montréal ne le peut pas.

"L'uniformité dans les menaces indique clairement qu'une seule tête
les a dictées, si plusieurs mains les ont écrites; mais cela
n'améliore pas la position, loin de là; car une seule tête qui
commande à tant de bras meurtriers épouvante Mgr, et avec raison. Une
organisation qui peut frapper impunément un homme en pleine ville de
Montréal peut commettre bien d'autres crimes analogues, il n'y a pas
à se le cacher.

"Pour vous exposer la position dans toute son intégrité, je dois
ajouter qu'une autre raison fait hésiter Mgr à révéler les secrets
qu'il possède; c'est qu'il est convaincu que ce serait inutile.
Supposé, dit-il, que ces révélations sur le caractère maçonnique du
projet de loi actuellement devant la Chambre engagent tous les
députés catholiques à le repousser, il n'en resterait pas moins une
majorité, faible si vous voulez, mais enfin une majorité en faveur de
la politique du gouvernement. À cela je ne puis guère rien répondre,
car les chiffres donnent certainement raison à Mgr. J'espère
seulement que de telles révélations inspireraient assez d'horreur à
un certain nombre de députés ministériels non catholiques pour nous
donner la majorité. Mgr ne partage pas cet espoir; du moins, il le
trouve trop faible pour se croire autorisé à exposer la vie de ses
prêtres. S'il s'agissait de sa propre vie je suis bien convaincu
qu'il n'hésiterait pas un seul instant à exposer les machinations de
la secte, quand même il aurait la conviction que cela n'entraînerait
pas le rejet du projet de loi; car il se dirait: Fais ce que dois,
arrive que pourra.

"Voilà, monsieur l'abbé, la situation dans toute son horreur. Je
croirais faire injure à votre intelligence, à votre dévouement et à
votre patriotisme en ajoutant à ce simple exposé des faits le moindre
commentaire ou en formulant la moindre demande.

"Veuillez agréer, monsieur l'abbé, mes hommages les plus sincères,

  Joseph Lamirande, député."

Toute la nuit les deux amis travaillèrent à faire des copies de cette
lettre et à les adresser à tous les prêtres de la province, tant du
clergé régulier que du clergé séculier. À neuf heures du matin tout
était prêt. Ils étaient presque morts de fatigue et tombaient de
sommeil.

--Allons, dit Lamirande, déposer ces lettres au bureau de poste avant
de prendre un peu de repos. Plus tôt elles partiront, mieux ce sera.

--Tu songes à les déposer à la poste ici, à Ottawa? fit Leverdier.

--Pourquoi pas?

--Mais parce que Montarval, qui doit avoir des affidés partout,
surtout au bureau de la poste, les ferait supprimer, tout simplement.
Je suis parfaitement convaincu que si nous les confions à la poste
ici, pas une de ces lettres n'arrivera à destination.

--Tu as peut-être raison, je n'avais pas songé à cela. Les déposer à
Hull ou à quelqu'autre ville des environs ne serait pas mieux. S'il
surveille le service postal à Ottawa il doit le surveiller également
à Montréal, même à Québec. Que faire?

--J'ai une idée! s'écria le journaliste. Il n'est pas probable que le
bureau de Toronto soit surveillé. J'irai les déposer là. Ce sera
porter la guerre en Afrique!

--Ton idée a du bon, mais elle n'est bonne qu'à demi; car Montarval
doit nous surveiller encore plus que les agents de poste. On lui rend
compte de chaque pas que nous faisons, j'en suis convaincu. Tu
connais le fameux Duthier, l'ancien domestique de sir Henry, devenu
l'un des huissiers de la Chambre. Eh bien! cet individu était sur le
train, hier soir, lorsque je suis descendu à Montréal; il était
encore sur le train qui M'a ramené à Ottawa la nuit dernière. Il me
_filait_, je n'en ai aucun doute. Si tu allais à Toronto il serait
sur tes trousses. Je crois avoir trouvé la solution de la difficulté.
Il faut que Vaughan porte ces lettres à Toronto, Il peut s'y rendre
sans exciter de soupçons. Allons le trouver.

Dix minutes plus tard les deux amis étaient rendus chez le jeune
Anglais qui se préparait à sortir.

--Vaughan, dit Lamirande, veux-tu me rendre un service, sans me
questionner?

--Oui, certainement, si ce que tu demandes est praticable.

--Oh! c'est facile. Je te demande de bien vouloir prendre le train à
dix heures et demie pour Toronto....

--C'est précisément ce que je me proposais. Quelle commission peux-tu
bien avoir à faire à Toronto?

--Je te demande de déposer au bureau de poste de Toronto quelques
centaines de lettres, voilà tout.

--Pourquoi ne les déposes-tu pas ici?

--Tu ne devais pas faire de questions!

--En effet! Mais où sont tes lettres? C'est encore une question.
Celle-là est permise, sans doute!

--Elles sont chez Leverdier. Pardonne-moi si je fais le mystérieux.
Tu connaîtras tout plus tard. Pour le moment je puis te dire
seulement que j'ai de graves raisons de croire que si je déposais ces
lettres, ici à Ottawa, elles ne se rendraient pas à destination.

--Cela me suffit. Sans doute je brûle d'envie de savoir quel roman se
cache là-dessous, mais je suis assez raisonnable pour attendre
l'explication promise.

--Merci, mon cher ami, dit Lamirande.

--Allons, fit Vaughan! c'est presque l'heure du train.

Et prenant un tout petit sac de voyage, il se dirigea vers la porte.

--N'as-tu pas une valise plus forte? lui demanda Lamirande. Nous ne
pourrons pas mettre le quart des lettres dans cette petite
machine-là... Pourtant, continua-t-il, j'ai une autre idée. Le sac
que tu as là va faire. Allons.

Ils sortent. Dans la rue, tout près de la maison où demeure le jeune
Anglais, ils croisent l'huissier Duthier.

--As-tu vu l'individu? dit Lamirande tout bas à Leverdier. Il nous
suit à la piste.

Rendus à leur pension, Lamirande et Leverdier mirent les lettres dans
une valise que Leverdier emporta. Lamirande en prit une autre qui
était vide.

--Qu'est-ce que tu veux faire avec cela? lui demanda son compagnon.

--Mystifier l'espion Duthier. Il est permis de se distraire un peu.
Après les fatigues et les émotions des dix-huit dernières heures,
j'ai besoin de délassement.

Vaughan les attendait dans la rue. En voyant arriver ses deux amis,
chacun une valise à la main, il poussa une exclamation de surprise.
Lamirande lui fit signe de ne pas parler fort. Duthier stationnait de
l'autre côté de la rue devant un magasin, absorbé dans la
contemplation d'un bel étalage de cravates.

--En avez-vous assez pour remplir deux valises? demanda l'anglais à
mi-voix.

Et comme Lamirande, au lieu de répondre, se mit à sourire, il reprit:

--En effet, j'oublie toujours que je ne dois pas faire de questions.

--Celle-là encore est une question permise, dit Lamirande. Dans la
malle que j'emporte il n'y a rien du tout. C'est uniquement pour me
prouver à moi-même et à Leverdier que nous ne t'imposons pas une
corvée inutile.

--La corvée n'est rien; c'est le mystère qui l'entoure que je
voudrais comprendre. Ce que tu viens de me dire est un pur
logogriphe.

--Tu en auras l'explication dans le prochain numéro.

--Pourvu qu'il ne se fasse pas trop attendre! En causant ainsi les
trois députés arrivèrent au chemin de fer. Le timbre de la gare
venait de sonner cinq coups.

--Juste à temps, dit Vaughan. Au revoir!

--Nous t'accompagnons, dit Lamirande.

Les deux amis montèrent en voiture avec le jeune Anglais et
s'installèrent à côté de lui comme des gens qui se mettent en voyage.
Vaughan était vivement intrigué, mais il avait résolu de ne plus
faire de questions.

Un instant après Duthier entra et prit un siège auprès des trois
amis, déploya un journal et se mit à lire les nouvelles du jour avec
un intérêt marqué.

--Tiens-toi prêt, dit tout bas Lamirande à Leverdier.

À peine avait-il donné cet avertissement que le timbre de la gare
sonna deux coups et le chef du train fit entendre le traditionnel:
_All aboard!_ Le convoi s'ébranla. Alors Lamirande saisissant la
valise vide qu'il avait placée dans le filet avec l'autre et disant
rapidement Au revoir! à Vaughan de plus en plus intrigué, s'élança
hors du train, suivi de Leverdier. Ils purent sauter sur le quai de
la gare sans difficulté. Duthier, qui ne s'attendait aucunement à ce
manège, et qui était réellement plus ou moins occupé à lire, ne
s'aperçut du départ de ceux qu'il avait mission de suivre que
lorsqu'ils étaient sur la plate-forme de la voiture. À son tour il
quitta précipitamment son siège et courut vers la porte. Par malheur,
à ce moment, une femme de proportions énormes, tenant un enfant et
des paquets en nombre indéfini, s'avisa de quitter son siège, où le
soleil l'incommodait. Elle bloquait le chemin.

--Laissez-moi passer, madame, hurla Duthier furieux.

La pauvre femme ahurie se rangea de son mieux, et l'huissier passa en
faisant rouler par terre une boîte à chapeau et un sac de biscuits.

Le retard n'avait pas été considérable. Toutefois, le train avait
acquis une certaine vitesse. Rendu sur le marche-pied, l'infortuné
Duthier hésita un instant; mais la vue de Lamirande et de Leverdier
qui stationnaient sur le quai de la gare que le train avait déjà
dépassé, le décida. Il sauta. Mais évidemment il n'excellait pas à
sauter d'un train en mouvement. Il exécuta une pirouette superbe et
alla rouler dans le sable qui bordait la voie. Se relevant de fort
mauvaise humeur, il constata qu'il n'avait d'autre mal qu'un habit et
un pantalon endommagés. Il aurait voulu passer ailleurs que par la
gare où plusieurs flâneurs avaient été témoins de sa mésaventure;
mais se souvenant que s'il avait risqué ses membres, c'était pour ne
pas perdre de vue Lamirande, il fit de nécessité vertu, et,
s'époussetant tant bien que mal, il se dirigea vers la station. Des
sourires mal dissimulés l'accueillirent, et, Lamirande, allant à sa
rencontre, lui glissa, en passant, ces quelques mots: "Au moins,
faites-vous payer comme il faut!"

Pendant ce temps, le train emportait Vaughan à toute vitesse vers
Toronto. Le jeune député se perdait en conjectures sur ce qui venait
de se passer. Lamirande lui avait donné la clef de la valise restée
dans le filet. Il descendit la malle, l'ouvrit, et constata que les
lettres dont elle était remplie étaient toutes adressées à des
prêtres. Mais il était loin de se douter que des réponses que ces
lettres provoqueraient dépendaient les destinées de tout un
peuple.



Chapitre XXIII


  Noli verbosus esse in multitudine presbyterorum.

  Ne vous répandez point en de grands
  discours dans l'assemblée des anciens.

    Eccl. VIII, 15.


Le même jour, à l'ouverture de la séance de la Chambre, les tribunes
étaient bondées de spectateurs; car la nouvelle s'était répandue
qu'enfin le gouvernement allait ouvrir le feu en proposant la
première lecture du bill intitulé: "Acte pour pourvoir à
l'établissement et au gouvernement de la République du Canada".
L'attente générale ne fut pas trompée. À trois heures et quelques
minutes, lorsque la Chambre eut disposé des "pétitions", des
"rapports" et des "motions", Sir Henry se leva. Les applaudissements
éclatèrent parmi les députés ministériels. Les députés anglais
étaient enthousiastes. Du côté des Canadiens français on pouvait
remarquer une certaine réserve, et même une ombre d'inquiétude.

Le discours du premier ministre, très spécieux, très littéraire,
s'élevant parfois jusqu'à l'éloquence, augmenta l'enthousiasme des
uns et parut rassurer les autres. Sir Henry fit l'histoire des
événements politiques des dernières années. Le Canada, dit-il, est un
pays exceptionnellement heureux, puisqu'il acquiert son autonomie, sa
complète indépendance, sans bouleversements, sans heurt, sans
révolution, sans effusion de sang. Comme un beau fruit mûr, il se
détache naturellement, sans secousse, sans violence, de l'arbre qui
l'a produit. N'allons pas gâter loeuvre admirable de cette force
qu'on nomme l'Etre suprême qui a disposé toutes choses de façon à
nous permettre de fonder une grande nation, s'étendant d'un océan à
l'autre, occupant la moitié d'un immense continent. Des esprits
étroits et chagrins voudraient détruire cette belle oeuvre,
voudraient morceler ce vaste empire, voudraient désunir ce grand
peuple, sous prétexte qu'il existe parmi nous des différences de
langues et de religions. Ces différences de langues et de religions
constituent un argument en faveur plutôt de l'union que de la
séparation, car elles donneront à l'ensemble une agréable variété
dans l'unité; elles créeront une saine émulation parmi les divers
éléments qui composent notre peuple; et elles permettront l'exercice
de cette grande vertu civique qui est essentielle à la prospérité des
nations: la tolérance. Le premier projet que le gouvernement a eu
l'honneur de soumettre à la Chambre a été mal compris. On a insinué,
sans oser le dire formellement, surtout sans pouvoir le prouver, que
ce projet était le fruit de je ne sais quelle noire conspiration
contre la religion et la langue d'une partie des habitants de ce
pays. On a parlé vaguement de sociétés secrètes, de loges maçonniques
ou autres, complotant dans l'ombre la ruine de certaines idées, de
certaines institutions. On a prétendu trouver les traces de ce
travail occulte dans la rédaction même du projet. C'est une vraie
douleur de constater que des notions aussi vieillies trouvent encore
des défenseurs au milieu de ce vingtième siècle. Il est incontestable
que ces appels aux préjugés religieux et nationaux d'un tiers de la
population ont produit d'abord un certain émoi. Même l'un de nos
collègues a cru devoir nous abandonner pour obéir au mouvement qui
s'était créé. Mais le calme et la réflexion ont opéré des prodiges.
Tous, ou à peu près, sont aujourd'hui d'accord pour dire qu'on avait
vu un grand péril là où se trouve en réalité le salut. Le silence de
ceux qui sont particulièrement chargés de la sauvegarde des intérêts
religieux des catholiques doit être une preuve, même pour les plus
timides et les plus soupçonneux, que la constitution soumise à la
ratification de la Chambre n'est hostile à aucune croyance
religieuse. C'est une oeuvre purement politique qui ne menace la
religion ou la nationalité de personne, et l'on doit la juger d'après
les sains principes politiques, non d'après des préjugés de race et
de religion ou des craintes puériles et chimériques.

Pendant plus d'une heure sir Henry continua sur ce ton cauteleux et
perfide.

Lawrence Houghton lui répondit. Le chef de l'opposition anglaise
déclara que, selon la coutume parlementaire, il ne demanderait pas à
la Chambre de voter sur la première lecture du bill qui n'est qu'une
pure formalité. Mais, dit-il, je veux qu'il soit bien compris que
nous, mes amis et moi, nous entendons combattre ce projet jusqu'à la
fin et par tous les moyens que les règlements de la Chambre mettent à
notre disposition. Par suite d'un aveuglement que je ne puis
comprendre et que je ne veux pas qualifier, les députés de la
province de Québec, à part un petit nombre, semblent vouloir accepter
la constitution qu'on leur propose, s'il faut juger de leurs
intentions par les applaudissements qu'ils viennent de prodiguer à
l'honorable premier ministre. Je ne veux pas paraître plus
canadien-français que les représentants attitrés de la province de
Québec ni plus catholique que ceux de mes collègues de la Chambre qui
professent le culte romain; mais je ne puis m'empêcher de voir et de
dire que cette constitution, qu'elle ait été élaborée au fond d'une
loge ou dans le cabinet du premier ministre, n'a qu'un seul but:
l'étranglement de l'élément français et de la religion catholique. On
me dira peut-être: mais si les Français et les catholiques veulent se
laisser étrangler par le gouvernement central, qu'est-ce que cela
peut bien vous faire, à vous, Anglais et protestants? Sans doute,
nous n'avons ni la mission ni la prétention de protéger les Français
et les catholiques malgré eux; mais nous savons que, tôt ou tard, le
Canada français et catholique s'apercevra de son erreur, se
réveillera de son étrange sommeil, secouera cet hypnotisme dans
lequel on l'a plongé. Il regrettera amèrement alors son entrée dans
cette union qui n'est pas faite pour lui; il voudra en sortir; et il
y aura des luttes longues, épuisantes, désastreuses, aboutissant
peut-être à la guerre civile. Voilà ce que nous voyons clairement.
Dans notre propre intérêt, comme dans celui du Canada français, nous
cherchons à prévenir le désastre que le gouvernement nous prépare par
cette union d'éléments qui ne sauraient vivre en paix s'ils ne sont
indépendants les uns des autres. Le Canada anglais et le Canada
français pourront, nous l'espérons, s'accorder comme voisins, unis
par un simple traité douanier et postal; jamais ils ne feront bon
ménage si on tente de les lier l'un à l'autre par ce projet de
constitution qui n'est, après tout, qu'une union législative mal
déguisée. Entre les deux races qui habitent ce pays il y a trop de
différences fondamentales pour pouvoir en faire une nation
véritablement unie. Pour arriver à l'unité, il faudra, ou la fusion
pacifique des deux en une seule, ou l'absorption également pacifique
de l'une par l'autre, ou bien l'anéantissement violent de l'une de
ces races. Or les deux premières solutions sont manifestement
impossibles. Il suffit d'étudier un peu l'histoire pour se convaincre
que les peuples ne se fusionnent pas sans injustice, sans violence,
sans conquête, sans oppression. On dit souvent que le peuple anglais
est lui-même le produit d'une fusion des Anglo-Saxons avec les
Normands. Oui, mais les Normands avaient vaincu les Saxons, et qui
nous dira jamais les haines, les malédictions, les amertumes, les
douleurs de toutes sortes qui ont précédé et accompagné cette fusion?
Qui nous dira jamais tout ce que les Anglo-Saxons ont souffert avant
de former avec leurs vainqueurs un seul et même peuple? Nous ne
sommes pas disposés à tenter une telle expérience. Ce pays est assez
vaste pour contenir plusieurs peuples, plusieurs nations. La
Providence a groupé les Français d'Amérique principalement dans la
partie nord-est de ce continent. C'est le berceau de leur race. Ils y
sont en nombre suffisant, aujourd'hui, pour former une nation
autonome. Qu'ils le fassent! Ils semblent en ce moment ne pas
comprendre leurs destinées nationales; mais je l'ai dit, ils sont
véritablement hypnotisés. Cet ensorcellement ne peut durer longtemps.
Nous ne voulons pas que, lorsqu'ils sortiront de cet assoupissement
contre nature, lorsque le patriotisme reprendra chez eux ses droits,
il se trouvent au fond de la fosse qu'on creuse sous leurs pas. Nous
ne le voulons pas, je le répète, dans notre propre intérêt, autant,
plus même, que dans le leur.

Ce discours si vrai, si franc, si lumineux créa une vive impression
sur la Chambre. Plus d'un député français se sentit tout honteux
d'être obligé d'avouer, au fond de son coeur, que cet Anglais
protestant venait de faire à la réputation du Canada français une
leçon aussi terrible que bien méritée.

Montarval se leva pour répondre. Peu d'applaudissements. Malaise
étrange sur la Chambre.

Le ministre s'aperçut qu'il faudrait peu de chose pour déterminer une
véritable panique parmi les partisans français du cabinet. Il lisait
sur leur figures les doutes et les hésitations qui les tourmentaient.
En un instant, il comprit quel remède il fallait appliquer à la
situation. Avant de commencer son discours, il se pencha vers son
collègue, sir Henry, et lui dit quelques mots à l'oreille. Le premier
ministre parut surpris, mais Montarval lui fit un signe qui voulait
dire: "C'est cela!" Alors le chef du cabinet écrivit un billet; puis
sortit dans le couloir derrière le siège du président. Duthier s'y
trouvait. Sir Henry lui fit un signe imperceptible pour tout autre.
L'huissier vint à la rencontre du premier ministre, mais sans
paraître le voir. Au moment où les deux hommes se croisaient, sir
Henry glissa dans la main de l'employé le billet qu'il avait écrit.
Deux minutes après, Duthier l'avait fait remettre par un page à
Saint-Simon.

Montarval se borna à quelques observations assez vagues. Le but que
nous poursuivons, dit-il, est le développement de loeuvre de la
Confédération inaugurée il y a près de quatre-vingts ans; c'est de
rapprocher, c'est de lier, c'est de cimenter les éléments épars sur
toute la surface de ce qui fut l'Amérique anglaise et qui sera
l'Amérique canadienne; c'est de faire de tous ces éléments une
nation. On a parlé de fonder une Nouvelle France. Ce serait un
malheur national. Au lieu de républiques minuscules, fondons un grand
et beau pays. Sans doute, César a dit qu'il préférait être le premier
dans un village que le second dans Rome. Mais c'était là le cri de
l'égoïsme et de l'ambition, ce n'était pas l'expression d'un
sentiment patriotique. Le vrai patriote s'inquiète, non du poste
qu'il doit occuper dans la patrie, mais du rang que la patrie doit
atteindre parmi les nations. Pour moi, j'aspire simplement à être
citoyen d'un grand pays.

Lorsque Montarval eut terminé son discours, le président, après avoir
attendu quelques instants, mit la question aux voix pour la forme.
Avant qu'il ait le temps de dire: _Carried! Adopté_! Saint-Simon est
debout.

--Monsieur le président, s'écrie-t-il de sa voix aigre, ce projet de
constitution est tellement odieux qu'il ne doit pas être lu. Je
propose donc qu'il ne soit pas lu une première fois maintenant, mais
dans six mois.

--Il faut que l'honorable député ait un secondeur, dit le président.

--Par courtoisie, dit Montarval, j'appuie la motion de l'honorable
député, afin qu'il puisse constater, dès à présent, que la Chambre
n'est pas de son avis.

La proposition étant ainsi régularisée, le député du comté de Québec
prononça un discours d'une extrême violence, flagellant le
gouvernement, les Anglais, les protestants, ayant grand soin,
toutefois, de n'employer aucun argument solide pour combattre le
projet ministériel. C'était une sortie furibonde contre tout ce qui
n'était pas canadien-français et catholique. Après cette harangue
échevelée, qui dura une demi-heure, la politique du gouvernement
n'avait pas reçu une égratignure, tandis que les plates injures à
l'adresse des ministres leur avaient ramené les sympathies de leurs
partisans, un instant ébranlés. La Chambre ne dissimulait pas le
dégoût profond que ce discours lui avait causé.

--Monsieur le président, fit Lamirande, aussitôt que Saint-Simon eût
repris son siège, je n'ai seulement que deux mots à dire: un mot de
remerciement et un mot de protestation. Du fond de mon coeur je
remercie l'honorable chef de l'opposition de ses nobles paroles. Si
la Nouvelle France se réveille de sa léthargie à temps pour conquérir
sa liberté qui lui échappe, elle lui devra une dette d'éternelle
reconnaissance; elle lui érigera des statues sur le piédestal
desquelles on lira cette inscription: "À Lawrence Houghton, homme
d'État anglais et protestant, la patrie française et catholique
reconnaissante". Et si elle ne se réveille pas; si elle succombe sous
l'étreinte de ses ennemis, l'histoire répétera, en parlant de lui,
cette parole que le poète latin met sur les lèvres d'Hector annonçant
à Énée la ruine prochaine de Troie:

Si Pergama dextra defendi passent, etiam hac defensa fuissent.

[Si le bras d'un mortel eût pu défendre Pergame, assurément, ce bras
l'eût défendue.]

Mais j'espère que l'histoire n'aura pas à enregistrer ce cri de
douleur; j'espère encore que les intrigues de l'heure présente--et en
disant ces mots Lamirande arrêta sur Montarval un regard qui fît
pâlir le sectaire--que les abominables intrigues, que les iniquités
de l'heure présente ne prévaudront pas et que la Nouvelle France
vivra.

Et maintenant, monsieur le président, le mot de protestation est à
l'adresse du député du comté de Québec. De toute la force de mon âme
je condamne les sentiments détestables qu'il vient d'exprimer. Dans
le véritable patriotisme, dans le patriotisme que reconnaît et
approuve la religion de Jésus-Christ, il n'entre que l'amour de la
patrie. La haine des autres races ne doit pas y être. Le patriote qui
ne se contente pas d'aimer sa patrie, mais qui hait la patrie des
autres, est un faux patriote qui, tôt ou tard, trahira la cause qu'il
prétend défendre, si déjà il ne la trahit.

La motion de Saint-Simon fut mise aux voix. Pas un seul député
ministériel ne broncha; tous, comme un seul homme, votèrent la
première lecture qui fut décrétée à une forte majorité.

--Les voilà enrégimentés, dit tout bas Montarval à sir Henry. Ils ont
voté une première fois en faveur du bill. Il faudra maintenant un
coup terrible pour les empêcher de voter une deuxième et une
troisième fois dans le même sens. Le point important, dans toute
bataille, c'est de faire en sorte que vos troupes essuient le premier
feu de l'ennemi dans des conditions aussi avantageuses que possible.

--Décidément, vous avez du génie! dit sir Henry.



Chapitre XXIV


  Per infamiam et bonam famam.

  Parmi la mauvaise et la bonne réputation.

    2 Cor. VI, 8.


Au sortir de la séance, Lamirande et Leverdier, Houghton et quelques
autres députés de l'opposition se réunirent.

--Mon cher Lamirande, dit Houghton, qu'allons-nous faire? Que
pouvons-nous faire? Nous avons le droit, le bon sens, la justice,
toutes les belles choses du monde, de notre côté; mais nous avons
contre nous les gros bataillons. La deuxième et la troisième lecture
de ce projet d'iniquité se voteront infailliblement, à une immense
majorité, comme la première lecture vient de se voter... à moins que
la province de Québec ne se réveille, et rien n'indique que son
sommeil soit près de finir.

--Rien ne l'indique extérieurement, répondit Lamirande, mais je
l'espère tout de même; et cet espoir n'est pas un sentiment vague, il
repose sur un fondement solide: le dévouement, le patriotisme,
l'esprit de sacrifice de notre clergé. Dans quelques jours, il peut
se produire un événement qui réveillera la province de Québec comme
jamais pays n'a été réveillé.

--Puisque vous avez un tel espoir, dit Houghton, nous devons nous
organiser en vue de gagner du temps. Il faut retarder la deuxième et
la troisième lecture autant que possible.

   *   *   *   *   *

Le lendemain la bataille commença. Des deux côtés, il fallait user
d'une grande habileté. Le gouvernement, tout en pressant l'adoption
du néfaste projet, devait bien se garder de laisser voir une hâte
indécente qui aurait pu exciter les soupçons des uns et froisser les
susceptibilités des autres. Beaucoup de députés ministériels
voulaient parler sur cette question si importante. Leurs discours
étaient préparés depuis longtemps. Leur imposer silence, c'eût été
aussi imprudent que de condamner la soupape de sûreté d'une machine à
vapeur. L'opposition pouvait critiquer, combattre la mesure; mais se
livrer à une obstruction trop apparente, c'était fournir à la
majorité le prétexte d'appliquer la redoutable clôture du débat.

À la proposition du gouvernement, "que le _bill_ soit maintenant lu
pour la deuxième fois", Houghton et Lamirande opposèrent l'amendement
traditionnel: "pas maintenant, mais dans six mois". Puis les discours
commencèrent.

Les attaques de l'opposition étaient tellement vigoureuses, tellement
logiques que les ministres et les autres chefs du parti ministériel
étaient bien obligés de répondre. S'ils avaient gardé le silence,
comme c'était un peu leur intention, d'abord, la démoralisation
aurait pu s'introduire dans le gros de l'armée. Donc, pendant cinq ou
six jours, c'était un feu roulant. Mais tout s'épuise ici-bas, même
un débat parlementaire. Les principaux orateurs de l'opposition
avaient vidé leur sac, et la répétition des mêmes arguments par des
orateurs de mérite secondaire ne provoquaient plus que de courtes et
rares répliques du côté ministériel. Tandis que dans les premiers
jours de la discussion chaque discours prononcé à gauche de l'orateur
faisait lever à droite trois ou quatre députés qui brûlaient d'y
répondre; maintenant les membres de l'opposition étaient obligés de
se succéder les uns aux autres.

L'après-midi du septième jour, au commencement de la séance,
Lamirande, Houghton et Leverdier étaient réunis pour discuter la
situation.

--Voilà une semaine que cela dure, dit Houghton à Lamirande, et nous
sommes rendus au bout de nos forces. Avez-vous quelques nouvelles?

--Pas encore, et je n'en attends guère avant quatre ou cinq jours
encore.

--Ne vaudrait-il pas mieux alors laisser voter la deuxième lecture et
nous reprendre sur la discussion en "comité général" et enfin sur la
troisième lecture?

Leverdier penchait du côté de Houghton mais Lamirande était d'avis
contraire.

--Je ne puis me décider, fit-il, à laisser voter la deuxième lecture
maintenant, car quelque chose me dit que nous aurons plus tard besoin
des délais que nous pouvons obtenir en "comité général" et sur la
troisième lecture. Vous ne voyez là qu'un simple pressentiment,
peut-être, mais il est assez fort et assez persistant pour m'engager
à ne pas le mépriser.

--Je respecte tout chez vous, mon cher Lamirande, dit Houghton, même
vos pressentiments; mais vraiment je ne vois pas comment nous allons
pouvoir prolonger le débat sur la deuxième lecture pendant quatre ou
cinq jours encore. Dès demain, peut-être même ce soir, ils vont nous
appliquer la clôture.

--Je le sais, répondit Lamirande; aussi faut-il soulever un incident
qui suspende forcément les débats pendant quelques jours.

--Oui, mais comment? Je ne vois aucun incident à l'horizon, dit le
chef de l'opposition.

--Comment?

--Je vais mettre le secrétaire d'État en accusation et demander une
enquête.

--Avez-vous des preuves contre lui?

--Dans le moment, je n'en ai aucune dont je puisse me servir.

--Vous m'étonnez vraiment... J'ai dû mal comprendre. Ce n'est pas
vous qui porterez jamais une accusation calomnieuse contre un
adversaire, même si vous aviez la certitude de faire triompher ainsi
la plus juste des causes.

--Certes, vous avez raison! "La fin justifie les moyens" est,
quoiqu'on en dise, une doctrine que l'Église catholique condamne. Il
ne faut jamais faire le mal, quand même on croirait obtenir par là un
grand bien. La théologie nous enseigne que s'il était possible de
vider l'enfer en commettant un seul péché véniel, il ne faudrait pas
le commettre. Aussi je n'ai pas dit que j'allais porter une
accusation fausse contre M. Montarval. Au contraire, je suis aussi
certain que ce dont je vais l'accuser est vrai que je suis sûr de
vous voir devant moi en ce moment.

--Une telle certitude, reprit Houghton, est suffisante pour mettre
votre conscience à l'aise, je le comprends. Mais, vous ne l'ignorez
point, il ne suffit pas de _savoir_ qu'une accusation est vraie, il
faut aussi pouvoir la prouver; et vous m'avez dit tout à l'heure que
vous n'avez pas de preuve!

--Pas de preuve dont je puisse me servir devant un comité.

--Alors comment pouvez-vous songer à porter une accusation?

--La preuve peut arriver d'un jour à l'autre.

--Et si elle n'arrive pas?

--Je serai un homme ruiné à tout jamais, au point de vue politique et
social.

--Au moins, vous n'y allez pas en aveugle! Vous savez exactement où
cela peut vous conduire.

--Exactement.

--Est-ce bien prudent ce que tu veux faire là, mon cher ami? fit
Leverdier qui avait jusque-là gardé le silence.

--Au point de vue humain, c'est une folie. Au point de vue humain je
devrais attendre pour agir que j'eusse en ma possession les preuves
dont tu connais comme moi l'existence.

--Mais ta réputation, tu ne dois pas l'exposer. C'est un bien qui ne
t'appartient pas exclusivement. Elle appartient à tes amis, à ton
pays.

--Tu admettras que ma réputation m'appartient autant, au moins, que
ma vie. Or l'homme a le droit d'exposer sa vie pour sauver la vie de
ses semblables. Pour accomplir une grande oeuvre de charité, nous
avons même le droit de courir au-devant d'une mort certaine. Il
s'agit de sauver tout un pays et je n'aurais pas le droit d'exposer
mon honneur!

--Pour un homme de coeur, fit Houghton, l'honneur est un bien plus
précieux que la vie... et vous voulez l'exposer! C'est un acte
vraiment héroïque devant lequel je reculerais certainement moi-même,
mais que j'admire.

--Mais ce terrible risque, reprit Leverdier, est-il nécessaire,
est-il même utile? Ne vaudrait-il pas mieux, après tout, laisser
voter la deuxième lecture, puisque nous ne pouvons guère plus la
retarder par les moyens ordinaires, et prolonger la discussion autant
que possible en comité et sur la troisième lecture?

--Quelque chose qui n'est pas naturel, répondit Lamirande d'un ton
grave, quelque chose de solennel et d'impératif, me dit que nous
aurons besoin, plus tard, de tous les délais que pourront nous donner
ces deux phases de la discussion. C'est un avertissement auquel je
n'ose résister... Vous croyez tous deux au surnaturel, à l'existence
des esprits, à leur pouvoir de communiquer directement avec l'âme. Eh
bien! c'est à un message d'en haut que j'obéis... Mon Dieu! si vous
saviez tout, mes chers amis vous ne chercheriez pas à me détourner de
ce devoir.

Tous trois étaient vivement émus. Ils gardèrent le silence pendant
quelques instants.

--Du reste, reprit Lamirande, comme parlant à lui-même, à quoi me
servira l'honneur si l'iniquité de cet homme triomphe! La perte de ma
réputation! Ce ne sera qu'une goutte de plus dans l'océan d'amertume
et de désolation qui submergera notre malheureuse patrie, si Dieu
permet, à cause de nos crimes, que ce complot de l'enfer réussisse.
En exposant mon honneur, en l'offrant en sacrifice, je puis peut-être
gagner les quelques jours qui sont nécessaires pour que la lumière
puisse se faire. Et si la lumière ne se fait pas, si la patrie
succombe, le fardeau sera moins lourd à porter pourvu que je puisse
me rendre le témoignage d'avoir tout sacrifié pour elle.

--Ma résolution est irrévocable, dit-il, en s'adressant à ses deux
compagnons. À la reprise des débats, à huit heures ce soir, je brûle
mes vaisseaux!

   *   *   *   *   *

À la séance du soir, au moment où l'on croyait que tout débat était
fini et que la deuxième lecture du _bill_ était sur le point de se
voter, Lamirande se leva. Un grand silence se fit aussitôt, car tout
le monde comprit comme instinctivement, qu'il allait se passer
quelque chose de grave.

--Monsieur le président, dit-il, pour me servir du barbarisme
consacré par l'usage, je soulève une question de privilège, et je
fais la déclaration que voici: j'accuse un membre de cette Chambre,
l'honorable Aristide Montarval, député de la division centre de la
ville de Québec, et secrétaire d'État, d'avoir conspiré et comploté
avec diverses personnes, en vue de tromper cette Chambre et le pays
sur la nature du projet de constitution actuellement devant nous, et
j'ajoute que le dit projet de constitution est le fruit de
conspirations et de complots contraires à l'intérêt public, au bon
ordre et à la paix; j'accuse, de plus, l'honorable Aristide Montarval
d'employer actuellement des moyens illicites, savoir des lettres de
menace, pour empêcher cette Chambre d'acquérir une connaissance vraie
de la nature du projet de constitution qu'elle est appelée à voter.
Je demande, par conséquent, qu'il soit nommé un comité spécial pour
examiner cette accusation, entendre la preuve et faire rapport.

Ces paroles étranges, prononcées d'une voix forte et pénétrante,
causèrent, il est à peine besoin de le dire, un profond émoi parmi la
députation et dans les tribunes. Une sourde rumeur remplace le
silence de tout à l'heure. En parlant, Lamirande, quoi qu'il
s'adressât au président, comme le veut l'usage parlementaire, avait
tenu son regard fixé sur Montarval qui, malgré son audace, n'en put
soutenir l'éclat. Visiblement, le ministre était terrifié. Il se
remit, cependant, bientôt. Son intelligence hors ligne lui permit de
saisir la situation. Lamirande sait tout, se dit-il, mais il ne peut
rien prouver. Mes lettres de menace ont produit leur effet;
l'archevêque a refusé de lui remettre nos archives. Il porte cette
accusation pour gagner du temps et dans l'espoir que l'archevêque
changera d'idée.

Aussitôt que le calme fut rétabli, Montarval se leva:

--L'honorable député de Charlevoix, dit-il avec son mauvais sourire,
a oublié une chose pourtant essentielle: il n'a pas offert de
_prouver_ son accusation, encore plus vague qu'elle n'est grave.
Est-ce bien un oubli? Cette omission n'est-elle pas plutôt voulue?

Et il reprit son siège comme pour attendre une réponse:

--Monsieur le président, dit Lamirande, lorsqu'un député porte une
accusation contre un collègue il est tenu de la prouver. S'il ne la
prouve pas, tant pis pour lui. Si je ne prouve pas l'accusation que
je viens de porter, la Chambre pourra m'infliger le châtiment qu'elle
jugera convenable; elle pourra m'expulser de cette enceinte si elle
trouve que j'ai agi malicieusement, sans cause suffisante; et je m'en
irai déshonoré à tout jamais. L'honorable ministre le voit, je sais
parfaitement ce qui m'attend si je ne prouve pas ce que j'affirme.
Mon honneur, auquel je tiens probablement autant que le secrétaire
d'État tient au sien, me fait un devoir de ne négliger aucun moyen à
ma disposition pour établir la vérité de mon accusation.

--Eh bien! répliqua Montarval, je serai bref. Je nie, tout
simplement, l'accusation, et je la nie de la manière la plus formelle
et la plus ample: je la nie _in toto_; je déclare qu'elle ne repose
sur rien, qu'elle est entièrement, absolument fausse et ne renferme
pas une parcelle de vérité. Pour prouver que je ne crains pas
l'enquête, non seulement j'accepte la proposition de nommer un comité
spécial, mais je laisse à mon accusateur le soin de former ce comité
à sa guise. Qu'il n'y fasse entrer, s'il le veut, que ses propres
amis, que des adversaires du gouvernement.

--Nous laisserons le choix des membres du comité au président, dit
simplement Lamirande.

--Très bien! répliqua Montarval. Et que le comité se réunisse au plus
tôt. Maintenant, aux affaires sérieuses!

Le gouvernement aurait voulu faire voter la deuxième lecture
immédiatement, mais Houghton intervint fortement et fit voir qu'il ne
serait pas convenable de voter le projet, même en deuxième lecture,
aussi longtemps que la Chambre ne serait pas fixée sur la valeur de
cette accusation. Les ministres, inspirés par Montarval, étaient
disposés à ne pas tenir compte des observations du chef de
l'opposition et à précipiter le vote. Par amitié personnelle pour
Lamirande, Vaughan, qui était à la tête d'un groupe assez important
du parti ministériel, demanda du délai. Quelques députés ministériels
français, qui avaient remarqué l'effet produit sur Montarval par
l'accusation, eurent des inquiétudes. "Si c'était vrai, après tout",
se disaient-ils. Ils insistèrent donc, à leur tour, sur la nécessité
de surseoir. Ces débats occupèrent toute la séance, et le
gouvernement dut céder.

C'était un premier succès pour Lamirande: il avait gagné du temps,
mais à quel prix!

C'était le jeudi soir. Le lendemain, le comité se réunirait. Il
pourrait, sans paraître trop exigeant, demander qu'on lui accordât
jusqu'au lundi, pour préparer sa cause. Mais rendu au lundi, il lui
faudrait ou procéder ou avouer qu'il n'avait pas de preuve à offrir!
Ce n'était pas seulement l'expulsion de la Chambre, le déshonneur
politique qui l'attendait. Il allait devenir la risée de tout le
pays. Il passerait pour un véritable fou aux yeux de tout le monde.

Pour affronter le mauvais vouloir, la colère, la haine de ses
semblables, il suffit d'un courage ordinaire; mais s'exposer, de
propos délibéré, au ridicule, c'est de l'héroïsme. Aussi Lamirande se
sentit-il accablé d'une angoisse mortelle. Arrivé à son logement,
après la séance, il s'en ouvrit à Leverdier.

--Mon cher, dit-il, prie pour moi comme tu n'as jamais prié, car je
suis tenté comme je ne l'ai jamais été. C'est que l'orgueil, l'amour
propre est le sentiment le plus difficile à vaincre que connaisse le
pauvre coeur humain. L'idée que je vais peut-être passer aux yeux de
mes compatriotes pour un insensé qui devrait être à la Longue-Pointe,
m'épouvante horriblement. Notre divin Sauveur a été traité de fou par
Hérode et sa cour. Qu'il m'accorde la grâce d'accepter cette
humiliation en union avec Lui!

--C'est une position terrible, en effet, fit Leverdier, et tu as
toutes mes sympathies. Si, en partageant ta douleur, je pouvais
diminuer tes souffrances!

--Merci, mon ami, merci! Sais-tu à quelle tentation je crains de
succomber?

--Non, pas du tout, à moins que ce ne soit à une sorte de désespoir.

--Je crains qu'au dernier moment, me voyant acculé au pied du mur et
obligé de choisir entre le ridicule et l'abus de confiance, je n'aie
la faiblesse d'opter pour ce dernier en disant au comité: "Faites
venir l'archevêque de Montréal!" Il est certain que le saint évêque
ne m'a communiqué l'existence des preuves qu'il possède que sous le
sceau du secret. Je ne puis donc pas révéler ce qu'il m'a ainsi
confié; et, cependant, je crains de le faire, par lâcheté et par
orgueil, pour échapper au ridicule. C'est pourquoi je te demande de
prier pour moi.

Longtemps les deux amis restèrent ensemble, priant humblement.

   *   *   *   *   *

Le président de la Chambre avait choisi, comme membres de la
commission qui devait s'enquérir de l'accusation portée contre le
secrétaire d'État, sept députés des plus sérieux et des mieux posés
des différents groupes. Houghton, Leverdier et un troisième membre de
l'opposition, un membre du cabinet, et trois députés ministériels,
parmi lesquels se trouvait Vaughan, formèrent le comité dont la
présidence fut confiée au ministre. Le comité se réunit à dix heures,
vendredi matin. Montarval était présent, l'air insolent et
provocateur. Le président donna lecture de l'accusation et invita
l'accusateur à produire ses preuves et ses témoins. Lamirande, très
calme, demanda au comité de vouloir bien lui accorder un délai de
deux jours.

--C'est une demande extraordinaire, lui fait observer le président.
Règle générale, une enquête de cette nature doit commencer aussitôt
l'accusation portée. Il est d'usage que le député qui croit devoir
dénoncer un de ses collègues attende pour le faire qu'il ait ses
preuves devant lui.

--Tout cela est très vrai, monsieur le président, fit Lamirande;
aussi est-ce comme une faveur exceptionnelle, et nullement comme un
droit, que je demande au comité de vouloir bien remettre l'examen de
cette affaire à lundi. Je prie les membres du comité de croire que je
n'agis pas à la légère en cette circonstance.

--Monsieur le président, dit Montarval, je ne m'oppose nullement à la
demande si extraordinaire de mon accusateur. Non pas que je sois
indifférent; non pas que je n'aie pas hâte de voir la fin de cette
mystification--car c'est plutôt une mystification qu'une
accusation--; mais parce que je veux donner la plus grande latitude à
mon adversaire. Je ne veux pas que, plus tard, il puisse dire: "Ah,
si le comité m'eût accordé un délai de deux jours seulement, j'aurais
pu produire mes preuves". L'honorable député est la victime d'une
mystification, je le répète. Certes, qu'on lui donne jusqu'à lundi
pour qu'il ait le temps de s'apercevoir de son erreur.

Le secrétaire d'État avait le beau rôle. Ses paroles modérées,
plausibles, cadraient mal, cependant, avec le mauvais sourire qui
errait sur ses lèvres et qui ne parvenait pas à éteindre la lueur
sinistre de ses yeux. De son côté, Lamirande, malgré la fausse
position dans laquelle il se trouvait déjà, conserva un visage
tellement serein, tellement composé que tous les assistants furent
frappés du contraste entre les deux hommes. Celui qui n'aurait fait
_qu'entendre_ l'accusé et l'accusateur aurait certainement donné gain
de cause au premier; tandis qu'en les _voyant_ on ne pouvait avoir la
moindre sympathie que pour Lamirande.

--Eh bien! fit le président, puisque le principal intéressé consent à
l'ajournement, l'enquête commencera lundi soir à huit heures. Lundi
avant-midi plusieurs députés seront absents. La Chambre ne siégera
sans doute pas après six heures; de sorte que nous pourrons commencer
à huit heures. Par exemple, monsieur Lamirande, il faudra être prêt
alors.

--Je ne demanderai certainement pas un nouvel ajournement, monsieur
le président.

   *   *   *   *   *

Et Lamirande, comment se prépara-t-il pour le jour de l'épreuve?
Depuis des semaines il avait demandé à toutes les communautés du pays
de se mettre en prière. Maintenant, il télégraphia à toutes celles
qu'il pouvait atteindre pour les exhorter à redoubler leurs
supplications. Il visita toutes les maisons religieuses d'Ottawa pour
solliciter leur aide spirituelle. Puis, il se renferma chez les pères
capucins et passa les trois journées du samedi, du dimanche et du
lundi dans le jeûne le plus rigoureux et la prière la plus ardente.
Il avait donné rendez-vous à Leverdier, dans la bibliothèque du
parlement, à sept heures et demie du lundi soir.

--Eh bien! dit-il en voyant son ami, aucune nouvelle de Mgr de
Montréal?

--Aucune, répondit tristement Leverdier.

--Que la volonté de Dieu soit faite!

--Mon pauvre cher ami, que tu dois souffrir et que je souffre pour
toi!

--Je te remercie de tes sympathies, Leverdier, elles me sont très
douces; mais tu as tort de me plaindre: je ne souffre pas du tout. Je
n'ai jamais été plus calme qu'en ce moment, et rarement plus heureux.

--Mais l'autre jour tu semblais redouter beaucoup la terrible épreuve
qui t'attend tout à l'heure.

--Je ne la redoute plus. Sans doute, la chair se révolte contre
l'humiliation; mais l'âme, avec la grâce de Dieu, peut dompter la
chair et éprouver, dans cette victoire, un bonheur indicible.

Ils se rendirent ensemble à la pièce où le comité devait se réunir.
Elle était déjà remplie d'une foule de curieux. À huit heures
précises, le président ouvrit la séance par la formule ordinaire "À
l'ordre, messieurs".

--Monsieur Lamirande, fit le président, êtes-vous maintenant en état
de produire des documents ou de faire entendre des témoins à l'appui
de l'accusation que vous avez portée contre l'honorable secrétaire
d'État?

--Je regrette d'être forcé de dire, monsieur le président, que je ne
le suis pas, répondit Lamirande.

--Alors, sans aucun doute, vous allez retirer l'accusation?

--Je ne puis la retirer, car je sais qu'elle est fondée.

--Vous la savez fondée, mais vous n'avez aucune preuve à produire!

--C'est exactement la position dans laquelle je me trouve.

--Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur Lamirande, qu'une telle
position n'est pas tenable; vous devez le comprendre vous-même.

--Je le comprends parfaitement, monsieur le président.

--Et vous persistez dans votre refus de retirer votre accusation?

--Oui, monsieur le président.

Quelques sifflets se firent entendre au fond de la pièce. Le
président ordonna qu'on fit silence. Montarval avait sur les lèvres
un sourire plus mauvais qu'à l'ordinaire.

--Si le comité est d'avis, dit-il, que sa dignité et la dignité de la
Chambre le permettent, je suis prêt à accorder encore une journée de
délai à mon accusateur.

Ces paroles provoquent des applaudissements que le président réprime
aussitôt.

--Le comité, dit-il, va délibérer à huit clos, et fera connaître sa
décision.

Les assistants se retirèrent. Un quart d'heure plus tard la porte fut
de nouveau ouverte au public.

--Le comité a résolu, dit le président de faire rapport immédiatement
à la Chambre de tout ce qui s'est passé. La Chambre se prononcera sur
ce qu'il convient de faire.

--Mon pauvre Lamirande, dit Vaughan, au sortir de la séance du
comité, je ne te comprends plus. Tu rends inévitable ton expulsion de
la Chambre, tu cours au déshonneur politique, et, faut-il que je te
le dise, au ridicule, qui est pire que tout le reste.

--Tu dois me supposer assez d'intelligence pour comprendre une chose
aussi évidente.

--Alors pourquoi agis-tu de la sorte?

--Pour des raisons que tu approuveras un jour.

--Si tu n'étais pas aussi calme je te dirais de consulter un médecin.
Mais de toute évidence ton cerveau ne souffre d'aucune fatigue....

--Il n'a jamais été mieux équilibré... Mais laissons cela. Je veux,
Vaughan, te faire une question et je te demande de me répondre
sincèrement. Si je prouvais tout ce dont j'ai accusé Montarval,
serais-tu toujours favorable au projet du gouvernement?

--Oui, mon ami, je le serais!

--Tu voterais cette constitution quand même il te serait prouvé,
clair comme le jour, qu'elle est le fruit d'une conspiration
ténébreuse, qu'elle n'a qu'un but: l'écrasement de la race française
et de la religion catholique!

--Oui, je la voterais même dans ces conditions; car, tu le sais, je
suis en faveur d'un Canada uni, d'un Canada grand, imposant. Tu le
sais également, je n'ai aucune haine contre la race française ni
contre la religion catholique, loin de là. J'admire les efforts
héroïques que tu fais pour les conserver. Mais, enfin, si la race
française et la religion catholique ne peuvent pas s'accommoder d'un
Canada s'étendant d'un océan à l'autre, tant pis pour elles!

--Mais crois-tu qu'un pays pourrait être vraiment grand, vraiment
prospère, vraiment heureux, s'il devait son origine à une
conspiration ourdie en haine d'une race, en haine surtout d'une
religion? N'est-ce pas que la vie nationale serait empoisonnée dans
sa source même?

--Je te répondrai ce que les protestants répondent à ceux qui leur
reprochent les crimes des fondateurs de leur religion: loeuvre est
bonne, malgré les fautes de ceux qui l'ont faite.

--Et trouves-tu cette réponse satisfaisante?

--Elle ne l'est guère quand il s'agit de fonder une religion, car une
bonne religion ne peut sortir d'une source impure. C'est pourquoi
j'ai toujours dit que s'il y a une religion vraie et bonne c'est la
religion catholique, car elle seule a un Fondateur qu'on peut aimer
et respecter. Mais il me semble que lorsqu'il s'agit d'une oeuvre
purement politique, on n'est pas tenu de la juger d'après les vertus
ou les vices de ses auteurs, mais d'après ses mérites intrinsèques.

--Pourtant Celui que tu déclares digne d'amour et de respect a dit
qu'un mauvais arbre ne saurait produire de bon fruits!

--Ah! soupira Vaughan, devenu pensif, si j'avais ta foi je verrais
peut-être toutes choses comme tu les vois, même les choses
politiques.

Puis les deux amis se séparèrent.

Lamirande constata que déjà plusieurs de ses collègues s'éloignaient
de lui comme on s'éloigne d'un pestiféré; que d'autres le regardaient
comme un objet de curiosité, comme un toqué. Ces derniers étaient les
plus charitables. Ils ne lui attribuaient pas de motifs inavouables,
mais ils étaient bien persuadés que leur pauvre collègue était la
victime d'une idée fixe et qu'il serait bientôt à Saint-Jean-de-Dieu.

--Ma carrière est finie, se dit Lamirande. Et une angoisse, lourde
comme une montagne, vint s'abattre sur son coeur et l'écrasa
affreusement. Il faillit crier. Mais cette douleur du coeur, si
grande qu'elle fût, ne put troubler son âme qui resta dans une union
étroite avec Dieu.



Chapitre XXV


  Talium enim est regnum Dei.

  Le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent.

    Marc X, 14.


Retiré dans l'embrasure d'une fenêtre, il relut cette lettre qu'il
avait reçue le matin même.

"Couvent de Beauvoir, près Québec, 6 mars 1946.

"Bien cher Papa,

"J'ai bien de la peine et il faut que je vous dise pourquoi, car vous
pouvez faire cesser cette peine. Vous savez que j'ai eu huit ans il y
a plus de deux mois. Je sais tout mon catéchisme et le comprends
tout, excepté quelques mots qui sont trop grands pour moi. Pour vous
montrer que je le comprends, je vais vous dire, à ma manière, ce
qu'il y a dans le catéchisme. Il y a un seul Dieu qui est un pur
esprit. Un esprit est quelque chose qu'on ne peut pas voir. Nous
avons chacun en nous un esprit qu'on appelle l'âme. Notre âme est
unie à notre corps, mais Dieu n'a pas de corps. C'est pour cela qu'on
dit qu'il est un pur esprit. Dieu était d'abord tout seul. Puis Il a
créé, ou fait avec rien, beaucoup d'autres purs esprits plus petits
que Lui, qu'on appelle les anges. Dieu seul peut faire de rien
quelque chose. Quelques-uns des anges se révoltèrent contre Dieu. Ils
devaient être bien méchants, car Dieu est si bon quil n'a pas dû leur
faire de la peine. Ces mauvais anges, ayant à leur tête Lucifer ou
Satan, qu'on appelle aussi le Diable, furent chassés du ciel par les
bons anges qui avaient pour chef saint Michel. Les mauvais anges
tombèrent dans un lieu affreux appelé l'enfer. Ensuite Dieu créa Adam
et Ève, le premier homme et la première femme pour peupler la terre.
Adam et Ève et les autres hommes devaient prendre les places restées
vides au ciel après la chute des mauvais anges. Lucifer fut jaloux.
Il voulut faire tomber Adam et Ève en enfer avec lui, pour faire de
la peine au bon Dieu. Lucifer prit la forme d'un serpent et parla à
Ève et lui dit de manger un fruit que le bon Dieu leur avait dit de
ne pas manger. Ève écouta Lucifer. Elle avait été créée toute grande,
mais elle devait être bien jeune comme moi, car une vraie femme,
comme était chère maman, ou les religieuses, ne l'aurait pas écouté.
Puis Ève fit manger ce fruit à son mari. Adam écouta sa femme plutôt
que Dieu. C'était très mal de sa part. Je suis certaine que chère
maman ne vous a jamais dit de l'écouter plutôt que le bon Dieu et que
vous n'auriez pas fait comme Adam. Vous aimiez pourtant maman autant
qu'Adam pouvait aimer Ève. Le bon Dieu fut très fâché de la
désobéissance d'Adam et d'Ève et Il les chassa du beau jardin où Il
les avait placés. Ayant écouté Lucifer plutôt que Dieu ils avaient
mérité d'aller en enfer. Ils avaient perdu le droit d'aller au ciel.
Ils ne pouvaient pas donner ce droit à leurs enfants, car quand on a
perdu une chose on ne peut pas la donner à un autre. Tous les hommes
devaient donc appartenir à Lucifer par la faute de nos premiers
parents. C'est ce qu'on appelle le péché originel. Mais le bon Dieu
ne pouvait pas souffrir de voir tous les hommes aller enfer. Lucifer
aurait été trop content. En chassant Adam et Ève du jardin, Il leur
promit, pour les consoler, un Sauveur, c'est-à-dire quelqu'un qui
viendrait payer la dette que les hommes devaient au bon Dieu. Ce
Sauveur fut attendu pendant quatre mille ans. Ceux qui croyaient quil
viendrait furent sauvés. Enfin, ce Sauveur vint sur la terre. Ce fut
Jésus-Christ Fils de Dieu et Fils aussi de la Sainte Vierge, un Dieu
et un homme en même temps. C'est ce qu'on appelle le mystère de
l'Incarnation. Je ne comprends pas cela très bien, mais je le crois
parce que c'est dans le catéchisme. Vous m'avez dit d'apprendre le
catéchisme, les soeurs me l'enseignent, le père Grandmont me
l'explique. Le catéchisme est aussi approuvé par les évêques et par
le pape qui est le chef de tous les évêques et de tous les
catholiques. Je crois tout ce que dit le catéchisme, car vous et les
soeurs et le père Grandmont et les évêques et le pape vous ne vous
accorderiez pas pour enseigner des mensonges aux enfants. Comme Dieu,
Jésus-Christ est égal au bon Dieu son père. Car il y a Dieu le père,
Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit; et cependant ils ne sont pas
trois bons Dieux, mais un seul. Ces trois forment la Très
Sainte-Trinité. C'est un autre mystère que je ne comprends pas non
plus. Je suppose qu'ils ne forment pas trois parce qu'ils s'aiment
tellement qu'ils ne font qu'un. C'est peut-être un peu comme quand
maman vivait. Vous et elle et moi nous nous aimions tellement que
nous ne faisions qu'un. Notre Sauveur Jésus-Christ fut d'abord petit
enfant comme moi, très pauvre et peu connu. Il vivait caché, car des
méchants voulaient le tuer. Jésus-Christ devenu un homme commença à
enseigner comment arriver au ciel. Il fît beaucoup de miracles,
c'est-à-dire des choses qu'un homme seul ne peut pas faire, pour
prouver qu'il était réellement le Dieu Sauveur. Plusieurs crurent en
Lui, mais beaucoup d'autres voulurent le mettre à mort. Ceux qui
n'aimaient pas Jésus-Christ, qui fut toujours si bon pour tout le
monde, devaient être des mauvais anges et non des hommes, car tous
les vrais hommes devaient l'aimer puisqu'il était venu pour les
sauver. Si ces méchants qui n'aimaient pas Jésus-Christ étaient de
vrais hommes, c'est un autre mystère. Au bout de trois ans, ils
réussirent à le faire condamner par un méchant juge appelé Ponce
Pilate. Notre-Seigneur Jésus-Christ fut affreusement maltraité
pendant toute une nuit et ensuite cloué à une croix où il mourut. Il
offrit ses souffrances et sa mort à son Père pour payer la dette que
les hommes Lui devaient et qu'ils ne pouvaient pas payer.
Jésus-Christ devait aimer les hommes beaucoup pour tant souffrir afin
de payer leur dette et les faire entrer au ciel. Ce doit être là un
autre mystère, car je ne comprends pas cet amour de Jésus-Christ pour
les hommes. Si tous les hommes et toutes les femmes étaient comme
vous et comme maman et comme les soeurs et le père Grandmont, je le
comprendrais un peu; mais on dit qu'il y a des méchants et que
Jésus-Christ les aime comme les autres et veut les sauver aussi.
Quand Jésus-Christ fut mort on le mit dans un tombeau, mais comme Il
était Dieu aussi bien qu'homme Il ne pouvait pas rester mort
longtemps. Le troisième jour Il ressuscita, c'est-à-dire qu'il sortit
vivant du tombeau. Il passa quarante jours sur la terre avec sa mère,
qui devait être bien contente de le voir en vie, et avec ses apôtres
et ses disciples. Puis Il monta au ciel où Il a la première place
auprès de son père. Et Il reviendra un jour pour juger tout le monde.
Les bons iront au ciel avec Lui et les méchants en enfer avec
Lucifer. Quelques heures avant de mourir Jésus-Christ fit le plus
grand de ses miracles. Il changea du pain et du vin. Et il donna ce
pain et ce vin à manger et à boire à ses apôtres. C'est un autre
mystère qu'on appelle la sainte Eucharistie. Et il donna à ses
apôtres le pouvoir de faire le même miracle, et leur dit de donner ce
pouvoir à d'autres; et ces autres devaient le donner à d'autres
encore, et ainsi de suite jusqu'à la fin du monde. C'est pour cela
qu'il y a encore des hommes, les évêques et les prêtres, qui ont ce
pouvoir. Et avant de monter au ciel, Jésus-Christ, qui était venu
pour sauver tous les hommes qui devaient passer sur la terre, fonda
son Église pour continuer à sauver les hommes. Il ne pouvait pas
rester toujours sur la terre, car je suppose que son père voulait
l'avoir avec Lui au ciel. Jésus-Christ mit à la tête de son Église
saint Pierre, le premier pape, et les apôtres, ou les premiers
évêques. Les évêques ont des prêtres pour les aider. Le pape, les
évêques et les prêtres continuent loeuvre de Jésus-Christ en sauvant
les hommes. Ils les sauvent en les baptisant au nom du Père et du
Fils et du Saint-Esprit, ce qui les enlève à Lucifer et les donne à
Dieu, en nourrissant leurs âmes de la sainte Eucharistie et en leur
pardonnant leurs péchés. Quand quelqu'un est baptisé il appartient à
Jésus-Christ, et pour aller au ciel il n'a qu'à faire ce que
Jésus-Christ lui a commandé. Ce qu'il a commandé ne doit pas être
bien difficile, car Jésus-Christ était trop bon pour faire un
règlement bien sévère. Ce ne doit pas être plus sévère que le
règlement du couvent. Jésus-Christ n'aurait pas pris la peine de tant
souffrir pour sauver les hommes sil n'avait pas voulu leur rendre le
chemin assez facile. Cependant, on dit qu'il y a beaucoup d'hommes
qui ne veulent pas faire les choses faciles que Jésus-Christ demande.
C'est un autre mystère. Il y a une chose que Jésus-Christ demande
surtout que l'on fasse, c'est de recevoir la sainte Eucharistie ou la
sainte communion. J'ai entendu lire l'Évangile, c'est-à-dire le récit
de ce que Jésus-Christ a dit et fait pendant quil était sur la terre,
et je suis certaine quil a dit que pour aller au ciel il faut
communier, recevoir la sainte Eucharistie. Et Il l'a dit sur un ton
presque fâché, car il y avait des méchants qui ne voulaient pas
communier. Ce n'est pas dit comme cela dans l'Évangile, mais je suis
certaine que ça veut dire cela. Et c'est là, cher Papa, ce qui me
fait de la peine, et c'est pour vous en parler que j'ai écrit cette
longue lettre que j'ai mis six jours à vous écrire. Je veux faire
tout ce que Jésus-Christ nous a dit de faire, car je veux aller au
ciel et non pas en enfer. Quand j'ai parlé aux soeurs et leur ai
demandé de me laisser faire ma première communion au mois de mai
prochain, elles m'ont dit que j'étais trop jeune pour comprendre ce
que c'était que de communier, qu'il faudrait attendre au moins un an,
peut-être deux. Et si je venais à mourir, je n'irais donc pas au
ciel, car le ciel n'est ouvert qu'aux enfants baptisés qui meurent
avant de savoir ce que Jésus-Christ a ordonné, et à ceux qui étant
assez vieux pour savoir ce qu'Il ordonne, le font de leur mieux. Et
moi, je suis assez vieille pour savoir que Jésus-Christ veut que nous
communiions. C'est là, cher Papa, ce qui me fait tant de peine.
Souvent je me réveille dans la nuit, et j'ai peur. Je vous ai écrit
cette longue lettre pour vous montrer que je comprends mon
catéchisme, et pour vous demander d'écrire à la mère supérieure pour
qu'elle ait la bonté de me laisser faire ma première communion cette
année. Alors, si je venais à mourir, je serais certaine d'aller au
ciel, et je n'aurais plus peur d'aller en enfer. Vous écrirez à la
mère supérieure, n'est-ce pas? cher Papa, car vous devez vouloir que
votre petite fille aille au ciel où est maman, et où vous irez
vous-même. Ça vous ferait de la peine, je pense, si vous ne m'y
trouviez pas. Votre petite fille qui vous aime beaucoup et qui vous
embrasse.

  Marie.

"J'ajoute ceci pour vous dire que j'ai montré le brouillon de ma
lettre à la mère Thérèse qui me fait la classe pour faire corriger
les fautes de français. Elle a pleuré beaucoup en la lisant. Pourquoi
a-t-elle pleuré? Est-ce qu'il y a quelque chose dans cette lettre qui
a pu lui faire de la peine? Moi je pleure seulement quand j'ai de la
peine.

"Encore votre petite fille qui vous aime.

  Marie."

--Mon Dieu, murmura Lamirande, en remettant dans son portefeuille
cette lettre sur laquelle étaient tombées de douces larmes, je
pourrai tout supporter tant que Vous me laisserez cette enfant!



Chapitre XXVI


  Pluet super peccatores laqueos.

  Il fera pleuvoir des pièges sur les pécheurs.

    Ps. X, 7.


Leverdier vint rejoindre Lamirande au moment où celui-ci se préparait
à quitter l'hôtel du parlement.

--Mon cher Lamirande, dit-il, une lueur d'espérance!

--Qu'est-ce donc?

--Une dépêche dans la dernière édition de l'_Ottawa Herald_ annonce
que tous les évêques sont de nouveau réunis à Montréal. Si
monseigneur était revenu sur sa décision, tout serait sauvé!

--Quoi qu'il en soit, répliqua Lamirande, que la volonté de Dieu soit
faite!

   *   *   *   *   *

Le lendemain matin, vers huit heures, Montarval était dans son
bureau particulier à l'hôtel du gouvernement. Duthier vint l'y
trouver.

--Maître, dit l'huissier, il y a du nouveau. Lamirande vient de
recevoir une dépêche de l'archevêque de Montréal et il se prépare à
partir par le train de neuf heures avec Leverdier.

--Très bien, suis-les jusqu'à l'évêché. Quand ils en sortiront,
observe-les attentivement. Tu es assez intelligent pour voir, au seul
aspect d'un homme, s'il est de bonne ou de mauvaise humeur, heureux
ou contrarié. Regarde surtout Leverdier. Plus facilement que
Lamirande il laissera lire sur ses traits l'état de son âme. Si
Leverdier, en sortant de l'évêché, a l'air joyeux, et si tous deux se
dirigent vers la gare du Pacifique pour prendre le train d'une heure,
télégraphie-moi immédiatement ces quatre mots, sans signature: _Beau
temps, une heure._ Si Leverdier a l'air triste et abattu, tu n'auras
pas besoin de télégraphier du tout.

--Mais s'il n'avait l'air ni triste ni joyeux?

--Cela ne se peut pas! Et maintenant, avant de partir pour Montréal
avertis tes deux compatriotes de se tenir à mes ordres, dès onze
heures.

   *   *   *   *   *

Vers onze heures, Lamirande et Leverdier gravissaient le perron de
l'archevêché de Montréal. Tous deux étaient en proie à une vive
émotion et le coeur leur battait comme s'ils venaient de faire une
longue course. "Venez me voir au plus vite", voilà tout ce que disait
la dépêche de l'archevêque; mais c'était assez pour faire renaître
l'espoir dans le coeur des deux amis.

--Cela ne peut signifier qu'une chose, s'était écrié Leverdier:
monseigneur, cédant à la pression que les prêtres ont dû exercer sur
lui, est revenu sur sa décision et va te livrer les archives de
Ducoudray.

--Je le crois fermement, moi aussi, fît Lamirande; mais une crainte
m'obsède. J'ai peur que même cette preuve ne soit inefficace. J'ai
peur que les prévisions de monseigneur ne se réalisent et que la
majorité ne reste, malgré tout, du côté du gouvernement. Vaughan m'a
déclaré formellement, hier soir, que quand même mon accusation serait
prouvée, il n'en serait pas moins favorable au projet. Et, tu le
sais, sept ou huit députés ne jurent que par lui. Je comptais
particulièrement sur Vaughan parmi les députés non catholiques, et
voilà qu'il m'échappe. Tant il est vrai de dire que là où la foi
manque tout manque. Monseigneur me l'avait fait remarquer; je vois
maintenant jusqu'à quel point il avait raison.

--Mais au moins si nous avons ces pièces à conviction tu seras
réhabilité aux yeux de la Chambre et du pays!

--Hélas! que vaudra cette petite satisfaction personnelle si nous
manquons le but principal!

C'était en causant ainsi que les deux amis avaient fait leurs
préparatifs de départ pour Montréal.

Ce fut pour eux un moment de véritable angoisse que celui où ils
franchirent l'entrée du salon de l'archevêché. Tous les archevêques
et évêques y étaient réunis. L'archevêque de Montréal vint au devant
de ses visiteurs.

--Ce n'est pas en vain, mon cher monsieur Lamirande, dit-il, que vous
avez compté sur le dévouement et le patriotisme du clergé... Vous
l'emportez. Je vous ai fait venir pour vous remettre ce que je vous
ai refusé l'autre jour.

Lamirande ne put que balbutier quelques paroles à peine
intelligibles. L'archevêque continua:

--Je sais ce que vous avez fait. J'ai vu votre lettre au clergé. Elle
a produit tout l'effet que vous pouviez en attendre. Depuis plus
d'une semaine ma table est de nouveau encombrée de lettres, mais
celles-ci ne sont pas anonymes, et autant les premières me
désolaient, autant les dernières m'ont rempli de joie et de
consolation. Tous ont eu la même pensée. Tous m'ont écrit ou sont
venus me voir. Tous, jeunes et vieux, séculiers et réguliers, ont dit
la même chose: "Parlez, monseigneur; faites connaître les secrets que
vous possédez, ne songez pas à nous, à ce qui peut nous arriver, mais
à l'Église, mais au pays." Par un seul n'a tenu un autre langage. En
face de ce mouvement sublime je ne puis hésiter davantage. Je vais
tout vous mettre entre les mains, avec une lettre collective signée
par tous mes vénérables collègues. Aucun député catholique n'osera
voter le projet ministériel à la suite des révélations que vous allez
faire....

--Je suis vraiment ravi, monseigneur, reprit Lamirande. Je bénis et
je remercie Dieu de cette grande consolation. Cependant, un doute
affreux me poursuit. Je crains qu'après tout ces révélations ne
soient inutiles; je crains que la majorité ne reste quand même du
côté du gouvernement. Vous aviez raison, monseigneur, de dire que la
foi est la base de tout.

--Enfin, dit l'évêque, nous ferons tout ce que nous pourrons. Nous
accomplirons notre devoir jusqu'au bout. Dieu se chargera du reste.
Après tant de dévouement, Il fera, j'en suis persuadé, un véritable
miracle, s'il le faut, pour sauver la position, à la dernière minute.

Puis le prélat remit à Lamirande des copies photographiées de tous
les documents que Ducoudray lui avait laissés, ainsi qu'une lettre
signée par tous les évêques.

--Je garde, dit-il, les originaux, mais si quelqu'un veut les
consulter je les tiens à la disposition du public.

Les deux députés prirent ensuite congé des prélats. En sortant de
l'archevêché, la figure de Leverdier rayonnait. À la pensée qu'au
moins son ami ne serait plus un objet de mépris ou de pitié, son âme
se remplissait d'une joie indicible que l'observateur le moins
attentif aurait pu lire dans ses yeux et sur son front. Aussi Duthier
crut-il devoir ajouter un mot à la formule. Il télégraphia à
Montarval: _Très beau temps, une heure_.

--Imbécile! murmura le ministre en lisant cette dépêche. Puis il
sonna et fit entrer dans son bureau deux individus qui, depuis une
demi-heure, attendaient dans une antichambre.

--Vous avez parfaitement compris vos instructions? leur demanda-t-il.

--Oui, maître, répondit l'un d'eux.

--Eh bien! faites.

Ils se retirèrent, et Montarval ferma la porte à clé derrière eux.
Puis, il se mit à arpenter son cabinet en proie à une horrible
émotion, à un accès de rage satanique, les poings crispés, l'écume à
la bouche.

--Il triomphe! Il triomphe! répéta-t-il d'une voix étranglée.

S'exaltant de plus en plus, il apostropha ainsi l'Ange déchu:

--Eblis! Dieu puissant, te laisseras-tu toujours, vaincre par ton
éternel Ennemi! Nous touchions au succès, et voilà que tout menace de
s'écrouler.

Au moins, fais réussir cette dernière tentative que tu m'a inspirée.
Que le fanatique adorateur de notre Ennemi soit broyé de telle sorte
que sa mère elle-même ne pourrait le reconnaître!

Tout à coup il s'arrêta.

--Ah! quel oubli! s'écria-t-il. Ce malheureux Duthier prendra sans
doute le train avec eux. J'aurai encore besoin de lui.

Puis il écrivit un télégramme ainsi conçu:

"Au chef de la gare à Mile End, pour être remis à l'huissier Duthier
sur le train d'une heure de Montréal à Ottawa.

"Avis important. Ne pas prendre même train que prennent deux amis."

Il remit le télégramme à un commissionnaire avec ordre de l'expédier
immédiatement.

   *   *   *   *   *

Lamirande et Leverdier avaient pris le train à une heure. Duthier
les suivait toujours. Ils n'en firent aucun cas, tant ils étaient
absorbés par l'examen des documents que l'archevêque de Montréal leur
avait remis. L'horrible complot dépassait tout ce qu'ils avaient pu
imaginer. C'était du satanisme pur et ouvertement déclaré.

Au Mile End, il y eut un arrêt de quelques minutes. Sur le quai de la
gare une foule d'ouvriers et d'oisifs faisait cercle autour d'un
homme d'équipe étendu par terre.

--Qu'a-t-il donc? demanda Lamirande en ouvrant une fenêtre.

Lamirande remit vivement à Leverdier les papiers qu'il examinait. Il
ne songea plus aux graves problèmes politiques qui le préoccupaient
tout à l'heure. Il n'était plus que médecin et n'avait plus qu'une
pensée: sauver la vie de ce malheureux. Dans un instant, il était sur
le quai. Il écarta la foule et examina le foudroyé.

--Il n'est peut-être pas mort, s'écria-t-il; mais faites de l'espace,
je vous en prie, donnez-lui de l'air.

La foule se recula un peu, et Lamirande se mit à pratiquer sur
l'ouvrier électrisé la respiration artificielle.

Pendant ce temps, le chef de la gare se mit à crier:

"Un télégramme pour M. Duthier, huissier. M. Duthier est-il ici?"

L'huissier qui était dans la foule se présenta et prit son
télégramme.

Leverdier vint rejoindre Lamirande. Il avait remis tous les documents
dans son sac de voyage qu'il tenait à la main.

--Nous allons manquer le train dit-il à Lamirande.

En effet, à ce même moment le cri: En voiture _All aboard!_ se fit
entendre.

--Je ne puis laisser mourir cet homme, dit Lamirande. Le devoir du
moment est ici. Du reste, dans une heure, il y aura un train pour
Ottawa par le Grand Atlantique.

Et il continua de prodiguer ses soins à l'ouvrier qui commençait à
donner quelques signes de vie.

Duthier, qui s'était approché, avait entendu les dernières paroles de
Lamirande.

--Mon télégramme m'avertit, se dit-il, de ne pas voyager avec ces
messieurs. Le maître ne veut pas, sans doute, pour une raison ou pour
une autre, que j'arrive à Ottawa en même temps qu'eux; mais
puisqu'ils vont prendre le train du Grand Atlantique je puis bien,
sans désobéir, continuer par ce train-ci.

Et au moment où le convoi s'ébranle, il saute sur le marchepied d'un
des wagons. Dans quelques instants le train file vers Ottawa à une
vitesse de quatre-vingt-dix milles à l'heure.

Duthier, qui était quelque peu philosophe, lia conversation avec un
autre voyageur.

--Ils ont beau dire, fit-il sentencieusement, le progrès est une
belle chose. Voyez comme nous filons! Il y a cinquante ans, on
croyait que la vapeur était le dernier mot du progrès. Un train qui
faisait régulièrement ses soixante milles à l'heure était presque une
merveille: on en parlait dans les journaux. Aujourd'hui que
l'électricité a remplacé la vapeur, soixante milles à l'heure, c'est
bon pour les trains de marchandises. Pour les voyageurs, c'est
quatre-vingts ou quatre-vingt-dix milles qu'il faut. J'ai même lu
dernièrement qu'aux États-Unis et en Angleterre il y a des trains qui
font cent milles à l'heure. Nous sommes toujours un peu en retard en
ce pays-ci.

--Quand on déraille je trouve qu'une vitesse de quatre-vingts milles
à l'heure est amplement suffisante, fit son interlocuteur.

--Oui, mais grâce au progrès, au perfectionnement des voies ferrées,
les accidents sont bien moins fréquents qu'autrefois.

--Moins fréquents, peut-être, mais certainement plus désastreux.
C'est une vraie marmelade à chaque fois....

--Êtes-vous contre le progrès, monsieur?

--Je le suis, quand le progrès est contre moi.

Cette réponse quelque peu énigmatique figea le loquace huissier. Il
reprit la lecture de ses journaux interrompue par l'incident de Mile
End.

Le temps était bas et brumeux. On ne voyait pas à deux cents pieds
dans les champs. Le mécanicien ne devait pas voir davantage devant
lui.

On avait passé la dernière station avant d'arriver à Ottawa. Le train
filait toujours comme l'éclair. Tout à coup, une série d'horribles et
de rapides secousses, une oscillation formidable, un craquement
sinistre; puis un amas de débris en bas du remblai et un hideux
concert de cris agonisants qui déchiraient le brouillard.

La pauvre humanité venait d'offrir un nouvel holocauste au dieu
Progrès.



Chapitre XXVII


  Et dabo vobis pastores juxta cor meum.

  Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur.

    Jérem. III, 15.


À trois heures la Chambre s'était réunie. Presque au début de la
séance, le président du comité d'enquête donna lecture du rapport
constatant que Lamirande n'avait produit aucune preuve à l'appui de
son accusation et qu'il avait cependant refusé de la retirer. Un
député ministériel anglais se lève et propose que le député de
Charlevoix soit invité par le président de la Chambre à retirer son
accusation et à faire amende honorable au secrétaire d'État. Vaughan
et Houghton interviennent et demandent que l'on retarde l'adoption de
cette proposition jusqu'au retour de Lamirande.

--J'ai une dépêche de lui, dit Houghton, m'annonçant qu'il partait de
Montréal par le train d'une heure et qu'à son arrivée ici il aurait
des explications à donner à la Chambre. Il peut arriver d'une minute
à l'autre. À ce moment on remet un télégramme à Montarval. Par un
effort suprême, il réussit à prendre un air grave et consterné en
lisant la dépêche.

--Malheureusement, dit-il, nous n'entendrons jamais les explications
de notre collègue. Je viens de recevoir une dépêche qui annonce une
affreuse nouvelle que la Chambre apprendra avec une profonde douleur.

Puis, il donna lecture du télégramme.

"Pointe Gatineau, 12 mars, 3 heures de l'après-midi.

"Il vient de se produire, à deux milles d'ici, une terrible
catastrophe. Le train numéro 9, parti de Montréal à 1 heure, a
déraillé pendant qu'il marchait à une vitesse de quatre-vingts milles
à l'heure. Le convoi est tombé d'une hauteur considérable et a été
mis en pièces. Impossible en ce moment de donner la liste des tués et
des blessés, mais le nombre des victimes est très considérable. Sept
personnes seulement n'ont pas été blessées ou n'ont reçu que des
contusions relativement légères. Ce sont Michel Panneton et Georges
Bouliane, d'Aylmer, Pierre Fortin, de Hull, John McManus et James
Woodbridge, d'Ottawa, Thomas Miller, de Toronto et Andrew King, de
Montréal."

--Comme vous voyez, monsieur le président, continua Montarval, le nom
de notre collègue n'est pas sur cette liste. Il y a donc tout lieu de
craindre qu'il ne soit parmi les morts ou les blessés. C'est vraiment
terrible, et je ne trouve pas d'expression pour rendre la douleur que
j'éprouve. Notre collègue, il est vrai, s'était mis dans une fausse
position, mais je l'ai toujours cru de bonne foi, j'étais convaincu
qu'il avait été cruellement mystifié et qu'il finirait par
reconnaître loyalement son erreur. Personne plus que moi ne regrette
sa mort prématurée, si réellement il est mort; personne plus que moi
n'a pour lui de plus vives sympathies s'il est blessé.

En parlant ainsi ce comédien accompli avait des larmes dans la voix.
On aurait juré que son chagrin était sincère.

La séance fut suspendue pour donner à l'émotion le temps de se
calmer. De nouvelles dépêches ne firent que confirmer la première.
Houghton, Vaughan et quelques autres députés partirent pour le lieu
du sinistre. Vers quatre heures, le président reprit son siège et la
séance continua. Le premier ministre demanda que la deuxième lecture
du projet de constitution fût votée. Nous lèverons ensuite la séance,
dit-il.

Le président mettait la question aux voix, lorsqu'une rumeur, des
exclamations de surprise l'interrompirent. Montarval devint livide.
Lamirande et Leverdier venaient d'entrer.

Rendu à son siège, Lamirande prit aussitôt la parole.

--Monsieur le président, avant que vous mettiez la question aux voix
je demande la permission de faire quelques observations. Ou plutôt,
pour avoir le droit de les faire, je propose que le débat sur la
deuxième lecture du _bill_ soit ajournée. Et d'abord, monsieur le
président, on a paru surpris de nous voir en vie, le député de
Portneuf et moi. Je m'explique cette surprise, car je viens
d'apprendre l'épouvantable catastrophe arrivée au train sur lequel on
nous croyait et sur lequel nous étions effectivement en partant de
Montréal. Si nous ne sommes pas parmi les morts et les blessés
là-bas, au lieu d'être sains et saufs ici, c'est que saint Michel,
quoi qu'en pensent les lucifériens, est plus fort que Satan. Un
incident providentiel nous a fait quitter, à Mile End, le train qui
devait périr. La terrible calamité qui vient d'arriver me désole
d'autant plus que j'en suis en quelque sorte la cause involontaire.
En effet, cette calamité n'est pas le fruit d'un accident, mais d'un
crime. Les dernières dépêches, que j'ai lues au moment d'entrer dans
cette enceinte, disent que l'on a découvert que l'accident a été
causé par le déplacement d'un rail et que l'on est sur la piste de
deux individus à mine suspecte que l'on a vus sur la voie non loin de
l'endroit où le déraillement s'est produit. Les dépêches ajoutent que
parmi les morts est un nommé Duthier, huissier de cette Chambre. Sur
lui on a trouvé une dépêche, sans signature, mais datée d'Ottawa et
ainsi conçue:

"Au chef de la gare à Mile End pour être remis à l'huissier Duthier
sur le train d'une heure de Montréal à Ottawa." "Avis important. Ne
pas prendre même train que prennent deux amis."

--Ce qui indique clairement, continua Lamirande, que quelqu'un à
Ottawa avait des raisons de croire que le train sur lequel se
trouvaient les deux amis n'était pas très sûr. Évidemment, le pauvre
Duthier a mal compris l'avertissement. Voyant les deux amis quitter
le train à Mile End, il crut pouvoir continuer sa route sans
inconvénient. Son manque de perspicacité lui a coûté la vie. Ces deux
amis, avec lesquels il ne faisait pas bon voyager, c'étaient, sans
aucun doute, le député de Portneuf et votre humble serviteur. Depuis
la mort de M. Ducoudray, j'étais constamment suivi par ce malheureux
Duthier. Je ne pouvais faire un pas sans l'avoir à mes trousses.
Maintenant, pourquoi ne faisait-il pas bon de voyager en compagnie de
ces deux amis? Quand vous connaîtrez, monsieur le président, les
documents qu'ils portaient, vous comprendrez pour quelle cause le
train qu'ils avaient pris ne devait pas se rendre à destination. Vous
comprendrez aussi à quelle inspiration ont dû obéir les deux
malfaiteurs qui ont déplacé le rail.

Les députés et les spectateurs qui remplissaient les tribunes
respiraient à peine. On aurait pu entendre voler une mouche ou courir
une souris, tant le silence était absolu. Lamirande continua:

--Maintenant, monsieur le président, toujours a l'appui de ma motion
que ce débat soit ajourné, permettez que je donne lecture à cette
Chambre d'une lettre collective des archevêques et évêques des
provinces ecclésiastiques de Québec, de Montréal et d'Ottawa, lettre
que S. G. l'archevêque de Montréal m'a remise aujourd'hui même.

"Archevêché de Montréal, ce 11 mars 1946.

"monsieur Joseph Lamirande, député à la Chambre des Communes d'Ottawa
et aux autres députés de cette Chambre.

"Messieurs les députés,

"La Chambre des Communes est actuellement saisie d'un projet de
constitution destiné, s'il devient loi, à établir une nouvelle
confédération de toutes les provinces canadiennes. Beaucoup de
personnes sont d'avis que cette constitution projetée est bien trop
centralisatrice; qu'elle cache des pièges nombreux; qu'elle serait
désastreuse pour la liberté religieuse des catholiques et la
nationalité canadienne-française à cause des pouvoirs exorbitants
qu'elle accorde au gouvernement central. Nous n'avons pas l'intention
de discuter ce projet de constitution en tant quoeuvre politique;
mais nous avons un devoir plus grave à remplir. Nous avons le devoir
de vous déclarer que cette constitution que vous étudiez a été
élaborée, clause par clause, non pas au sein du cabinet, comme vous
et le public le supposez, mais au fond des loges maçonniques. Cette
affirmation, si invraisemblable qu'elle puisse vous paraître, nous
sommes en état de l'établir par des preuves irrécusables.

"Vous savez tous que le jury du coroner, qui a fait une enquête sur
la mort du journaliste Ducoudray, a déclaré que ce malheureux avait
été assassiné par ordre de quelque société occulte dont il avait
révélé les secrets à l'archevêque de Montréal. En effet, la veille de
sa mort, frappé par la grâce et sincèrement converti, M. Ducoudray a
remis entre les mains de l'archevêque de Montréal toutes les archives
de la société dont il avait été, depuis plusieurs années, le
secrétaire. Nous n'avons pas besoin de vous dire le sublime courage
dont ce sectaire converti a fait preuve: le récit en a été fait à
l'enquête. Mais ce qui n'est pas encore connu du public, c'est la
nature des secrets qu'il a confiés à l'autorité religieuse. Eh bien!
les documents qu'il a remis à l'archevêque de Montréal, et dont
l'authenticité ne saurait être révoquée en doute, établissent qu'il
existe en cette province une société horrible, une société de
satanistes; d'hommes qui invoquent et adorent Satan et qui ont juré
une haine à mort à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à Son Église. C'est
au sein de cette société qu'a été discuté, élaboré et adopté, ligne
par ligne, paragraphe par paragraphe, le projet de constitution qui
vous est soumis. Et cette société infernale a adopté ce projet parce
qu'elle y voyait le moyen le plus efficace possible de détruire la
religion catholique en ce pays, ainsi que la nationalité
canadienne-française, principal rempart de l'Église au Canada.

"Tout cela, nous le savons, vous paraîtra incroyable. Nous avons
confié à monsieur Lamirande des copies photographiées de ces
documents. Examinez-les. Vous y trouverez la preuve de ce que nous
affirmons. Les originaux sont déposés à l'archevêché de Montréal où
vous pouvez les consulter. Parmi les documents, il y en a un que
monsieur Ducoudray a préparé à l'archevêché de Montréal: c'est une
liste des principaux membres de la société satanique. En tête de
cette liste se trouvent les noms de monsieur Aristide Montarval et de
sir Henry Marwood.

"Au nombre des manuscrits remis à l'archevêque de Montréal il y en a
qui portent cette signature: "Le Grand Maître". L'archevêque a fait
examiner ces manuscrits par trois experts qui les ont comparés avec
des lettres de monsieur Montarval et qui déclarent que l'écriture de
ces papiers de la société secrète est identiquement la même que
l'écriture des lettres. On trouvera l'attestation des experts parmi
les pièces justificatives confiées à monsieur Lamirande.

"Enfin, monsieur Ducoudray a déclaré à l'archevêque de Montréal, de
la manière la plus solennelle, que le récit mis en circulation par
son journal, la _Libre-Pensée_, d'une prétendue tentative que
monsieur Lamirande aurait faite de vendre son influence au
gouvernement, est une noire et abominable calomnie, inventée par le
chef de la société, monsieur Montarval; que c'est, au contraire, le
premier ministre qui a voulu corrompre monsieur Lamirande.

"Maintenant, messieurs, vous vous demanderez, sans doute, comment il
se fait que nous ayons gardé si longtemps le silence. La raison, la
voici. À peine monsieur Ducoudray fut-il assassiné que l'archevêque
de Montréal a commencé à recevoir des lettres anonymes menaçant de
mort tous les prêtres du pays si les secrets de la société étaient
révélés. Dans ces lettres, on avait soin de ne pas menacer
l'archevêque de Montréal lui-même. Il était décidé, tout d'abord, à
garder le silence, n'osant pas exposer la vie de ses prêtres et des
prêtres des autres diocèses; car le meurtre de Ducoudray était une
preuve que ces menaces n'étaient pas vaines. Les prêtres, mis au
courant de la situation, ont prié, ont supplié, d'une voix unanime,
l'archevêque de Montréal de faire connaître le complot ourdi contre
l'Église et la nationalité française, quelles que puissent être, pour
le clergé, les conséquences de cette révélation. En face de cette
abnégation, l'archevêque de Montréal n'a pas cru devoir se taire plus
longtemps. Il réunit ses collègues et leur communiqua toutes les
pièces à lui confiées par Ducoudray. Après avoir mûrement examiné
toutes choses, nous sommes tous d'avis que ces documents sont d'une
authenticité incontestable.

"Voilà, messieurs les députés, la situation exposée aussi simplement
que possible. Nous avons à peine besoin de vous conjurer de mettre de
côté tout esprit de parti, toute considération personnelle ou
politique et de vous unir étroitement, afin de repousser cette
législation satanique qu'on vous soumet. Vous comprendrez, nous en
sommes convaincus, qu'aucun député catholique ne peut, en conscience,
voter un projet de constitution élaborée par une société impie,
expressément en vue de détruire la religion catholique en ce pays.
Votre devoir impérieux est de rejeter une telle législation. Nous
croirions insulter à votre intelligence, à votre foi et à votre
patriotisme en insistant davantage sur ce qu'il convient de faire.
Aucun de vous, nous en sommes persuadés, ne sera traître à son rôle
de député, de catholique et de Canadien français. Aucun de vous ne se
laissera duper par des sophismes qui, quelque spécieux qu'ils
puissent être, ne sauraient vous faire oublier qu'on vous invite à
sanctionner une législation préparée par le satanisme en vue de
détruire parmi nous le règne social de Jésus-Christ."

--Ce document, continua Lamirande, porte, je le répète, les
signatures de tous les archevêques et évêques du Canada français.
Ajouter à cette lettre le moindre commentaire ce serait l'affaiblir.
Je me contente donc de proposer que le débat soit maintenant ajourné.

Au silence absolu qui avait régné pendant la lecture de la lettre
épiscopale succède, tout à coup, une véritable tempête
d'exclamations, d'interpellations, de cris de colère. Tous les
députés catholiques quittent leurs sièges et se précipitent vers
Lamirande. Ils l'entourent, ils lui serrent les mains, ils le
félicitent, ils lui demandent pardon. Celui qu'ils étaient disposés,
il y a une demi-heure à peine, à chasser de l'enceinte parlementaire,
tous le reconnaissent et l'acclament maintenant comme leur chef. Les
quatre ministres catholiques laissent leurs collègues, traversent la
Chambre et vont se joindre au groupe qui entoure Lamirande. C'est une
scène indescriptible. Le président, voyant qu'il lui est impossible
de maintenir l'ordre, déclare la séance suspendue jusqu'à huit heures
et abandonne le fauteuil. À ce moment, rentrent Houghton, Vaughan et
les autres députés qui s'étaient rendus au lieu de l'accident. En
quelques instants on les met au courant de ce qui vient de se passer.

--Eh bien! mon cher Vaughan, s'écrie Lamirande, tu me disais l'autre
jour que tu ne me comprenais pas. Me comprends-tu maintenant?

--Oui, je te comprends et je t'admire!

--J'ai prouvé tout ce que j'ai avancé, n'est-ce pas?

--Même davantage!

--Et maintenant, en face de cette preuve, vas-tu me répéter,
sérieusement, que tu es prêt à voter quand même cette constitution?

--Oui, parce que, malgré son origine exécrable, pour moi, cette
constitution est bonne.

--Alors, cher ami, c'est à mon tour de dire: je ne te comprends pas!
J'ajoute que tu m'aurais causé infiniment moins de peine en votant
mon expulsion de la Chambre, qu'en donnant ton appui à cette oeuvre
d'iniquité.

Vaughan fut visiblement ému et embarrassé.

--C'est toujours la même réponse, dit-il. Tu as la foi, je ne l'ai
pas. Tu crois que la religion est le bien suprême de l'homme, et moi
je me demande toujours si la vie humaine, comme la vie animale, ne
finit pas à la mort. Pour toi, l'au-delà est une certitude, pour moi,
c'est un problème que je ne puis résoudre.

Et le jeune Anglais s'en alla pensif et triste.

Les députés français et catholiques, ainsi que Houghton et ses
partisans, se réunirent dans le bureau de l'opposition pour examiner
les documents que Lamirande avait en sa possession et pour discuter
la situation. Aucun d'eux ne songeait à aller dîner.

--Personne ne manque à l'appel, dit l'un des ministres, ou plutôt
ex-ministres, car les collègues catholiques de sir Henry avaient
démissionné séance tenante.

On fit l'appel nominal d'après une liste des députés qu'on s'était
procurée. Pas un député de l'opposition, pas un député catholique ne
manquait... excepté Saint-Simon.

--Je suis prêt à mettre ma main dans le feu si ce misérable n'est pas
en ce moment avec Montarval, s'écria Leverdier.



Chapitre XXVIII


  Erunt proditores.

  Il y aura des traîtres.

    II. Tim. III, 4.


Effectivement, il y était.

Profitant de la confusion qui suivit les révélations de Lamirande,
Montarval s'était esquivé de la Chambre; et, en partant, il avait
fait un signe impérieux à Saint-Simon de le suivre. Celui-ci hésita
un instant. Sa conscience lui cria: "N'obéis pas, malheureux!" Ce
cri, il l'entendit, malgré le bruit. Il l'aurait entendu au milieu
d'une tempête, au fort d'une bataille; car cette faible voix
intérieure domine tous les bruits du dehors, si formidables
soient-ils. Au lieu de suivre Montarval, il fit deux pas vers
Lamirande. Puis la pensée lui vint que Montarval pouvait le ruiner.
"Pourquoi l'exaspérer inutilement? se dit-il; il n'y a pas de mal à
aller voir ce qu'il me veut." Et il suivit le tentateur. Il venait de
repousser, de fouler aux pieds la dernière grâce. À partir de ce
moment la voix intérieure cessa de se faire entendre, et il descendit
à l'abîme sans plus de résistance.

--Comme vous le voyez, lui dit Montarval, lorsque les deux furent
rendus dans un cabinet particulier réservé aux ministres; comme vous
le voyez, la position est critique. Il faut se montrer à la hauteur
de la situation. Jusqu'ici votre rôle a été facile. Vous nous avez
aidés en _combattant_ notre politique, en nous attaquant, en nous
injuriant. Ce rôle est fini. Maintenant vous devez en prendre un
autre tout opposé.

--Vous ne voulez pas dire que je dois parler en faveur de votre
projet de constitution que j'ai condamné avec tant de violence?

--Vous ne parlerez pas, si cela vous gêne. À l'heure qu'il est, du
reste, les paroles sont inutiles. Mais vous voterez avec nous.

--Voter cette constitution que j'ai tant dénoncée, et cela au moment
même où tous mes compatriotes la repoussent avec indignation! Mais
vous voyez bien que c'est une impossibilité. Je serais à jamais
déshonoré!

--Et si vous ne la votez pas, vous serez non seulement déshonoré,
mais ruiné par-dessus le marché.

--Que voulez-vous dire? balbutia le malheureux.

--Voici. Vous le savez, je puis prouver que vous vous êtes vendu au
gouvernement et je puis vous jeter sur le pavé. Je ferai l'un et
l'autre si vous ne votez pas comme je veux.

--Mais c'est une cruauté inutile. Un vote de plus ou de moins ne peut
pas changer le résultat. Je ne voterai pas contre, cela devrait vous
suffire.

--Cela ne me suffit pas, parce qu'un seul vote peut faire pencher la
balance d'un côté ou de l'autre. Le président de la Chambre, j'en
suis convaincu, est contre nous. Il ne faut donc pas qu'il y ait
égalité de voix. Tous les députés catholiques voteront contre nous,
et en quittant la Chambre j'ai vu plusieurs députés ministériels non
catholiques qui entouraient Lamirande. Le résultat peut dépendre de
votre voix. Il me la faut, entendez-vous!

Et le ministre s'en alla brusquement, laissant le misérable député en
proie, non au remords qui sauve, mais à la rage, au désespoir qui
perd.

   *   *   *   *   *

À la réunion des députés opposés au gouvernement, il fut décidé
que l'on précipiterait le dénouement, en insistant sur la mise aux
voix de la deuxième lecture, dès l'ouverture de la séance, à huit
heures. Si nous devons avoir la majorité, disaient Houghton et
Lamirande, nous l'aurons ce soir, avant que Montarval ait le temps de
nouer d'autres intrigues.

La Chambre était au grand complet. Elle se composait de 243 membres,
sans compter le président qui, on le sait, ne vote que lorsqu'il y a
partage égal des voix. Si tous les députés votaient, ce partage égal
ne pourrait pas se produire.

Les tribunes regorgeaient de monde. Une agitation fiévreuse régnait
partout. L'assemblée était houleuse. Le président, en prenant son
siège, put difficilement obtenir un peu de silence et un ordre
relatif.

Aussitôt que la séance est ouverte, éclatent les cris connus _:
Question! Question! Aux voix! Aux voix!_ Personne ne se lève pour
parler. Les ministres paraissent aux abois. Sir Henry, d'ordinaire si
habile à discerner ces courants dangereux qui se forment subitement
au sein des assemblées, à les diriger, tout en ayant l'air de les
suivre, semble réduit à quia. Montarval lui-même, si fécond en
ressources, ne trouve plus rien. On aurait dit que, désespéré, il
attendait la fin. Et les cris: _Question! Aux voix!_ redoublent.
Enfin Vaughan se lève. Le silence se fait aussitôt.

--Monsieur le président, dit-il, je ne puis laisser mettre la
deuxième lecture aux voix sans donner un mot d'explication, sans dire
ce que je pense de la proposition qui nous est faite. J'ai examiné
les documents confiés par l'archevêque de Montréal à mon ami le
député de Charlevoix. Leur parfaite authenticité ne saurait être mise
en doute. Il est donc établi que le projet de constitution dont la
Chambre est saisie est loeuvre, non du cabinet, mais d'une société
occulte. Le secrétaire d'État et le premier ministre sont les deux
principaux chefs de cette organisation secrète. Je déteste les
associations de ce genre, les intrigues ténébreuses qui ne sont
ténébreuses que parce qu'elles sont criminelles. C'est dire assez
clairement que je n'ai plus aucune confiance dans le premier ministre
et son collègue le secrétaire d'État. C'est dire aussi que le
ministère actuel doit disparaître. Toutefois, et bien que la conduite
de ces deux ministres ne m'inspire que du dégoût, je voterai la
deuxième lecture de ce projet de constitution parce cette oeuvre
politique, malgré le vice de son origine, me paraît bonne. Que le but
des auteurs de ce projet ait été de nuire à l'Église catholique et à
l'élément français, c'est indiscutable. Ils ont agi par haine, par
passion. Je condamne leurs motifs; mais, enfin, le résultat de leur
travail, je ne puis que l'approuver. Je suis favorable, j'ai toujours
été favorable à l'établissement d'un grand Canada avec un
gouvernement fort; à la fusion des races; à un peuple uni, parlant
une seule langue, la langue anglaise. Quant à l'Église catholique, je
ne lui suis certes pas hostile; car si dans le monde entier il existe
une religion qui possède quelque droit au respect et à la
reconnaissance de l'humanité, c'est la religion catholique romaine,
la seule raisonnable, la seule logique. Mais, enfin, je suis d'avis
que les intérêts du pays, du grand Canada que je veux aider à
établir, doivent passer avant les intérêts d'une société religieuse
quelque respectable qu'elle soit. Si l'Église catholique doit se
trouver mal du régime proposé, je le regrette sincèrement; ce regret
ne constitue cependant pas une raison suffisante pour moi de
repousser ce projet de constitution. Sans doute, je penserais, je
parlerais, et je voterais autrement si j'étais un catholique fervent
comme l'est mon bon et cher ami le député de Charlevoix à qui, je le
sais, je fais terriblement de la peine en ce moment. Mais je ne le
suis pas. Je suis partisan de la grandeur matérielle. Je ne puis
m'élever à une région plus haute, que j'entrevois, mais qu'il m'est
aussi impossible d'atteindre qu'il est impossible aux habitants de la
basse-cour de suivre l'aigle dans son vol vers les astres. Le régime
politique qu'on nous propose m'offre tout ce que je puis comprendre,
tout ce que je puis croire: la grandeur politique de mon pays. Je
l'accepte, tout en méprisant souverainement la main qui nous la
présente.

Cet étrange discours où se traduisaient les doutes, les faiblesses,
les contradictions, les aspirations vagues de cette pauvre âme que
Dieu et le démon se disputaient, produisit une profonde impression
sur la Chambre. Il y eut un moment de silence. Montarval se pencha
vers sir Henry et lui glissa tout bas quelques mots à l'oreille. Le
premier ministre sourit: il avait trouvé rejoint. Vaughan, sans le
soupçonner, avait tendu aux ministres naufragés une planche de salut.

--Monsieur le président, dit le premier ministre, je remercie
vivement l'honorable député qui vient de parler. Je le remercie de
l'attitude si patriotique qu'il prend en ce moment de crise. Sans
doute, je regrette de constater qu'il n'a plus confiance dans le
cabinet, mais je me réjouis de voir qu'il sait distinguer entre les
ministres et leur politique; entre les fautes qu'ils ont pu commettre
en élaborant ce projet de constitution, et ce projet lui-même.
J'avoue qu'il y a eu des imprudences de commises; j'avoue que les
documents que l'on a produits, et dont je ne conteste pas
l'authenticité, jettent un certain louche sur ma conduite et sur
celle de mon collègue, le secrétaire d'État. Sans doute, les auteurs
de la lettre collective, qu'on a lue ici cet après-midi, exagèrent
beaucoup notre culpabilité; mais je confesse que, dans notre désir,
peut-être trop ardent, d'assurer le succès de la grande oeuvre
politique que nous avions entreprise, nous avons été imprudents dans
le choix des moyens. Aussi sommes-nous bien décidés à subir, sans
murmurer, le châtiment dû à cet excès de zèle, à cette faute, si vous
voulez. Nous avons l'intention d'abandonner la direction des
affaires, dès que nous le pourrons sans manquer de patriotisme. Mais
avant de nous en aller, nous voulons voir cette constitution adoptée;
nous voulons que l'établissement d'un Canada uni, d'un grand Canada
soit chose réglée. Nous ne demandons pas un vote de confiance à la
Chambre. Nous nous engageons à ne pas considérer l'adoption de la
constitution proposée comme un vote de confiance dans le cabinet
actuel. Nous demandons seulement aux députés de rester fidèles à
eux-mêmes; de ne pas se déjuger, parce que deux ministres ont manqué
de prudence; de ne pas rejeter un projet qu'ils ont déclaré bon,
parce que ce projet a été discuté ailleurs que dans le cabinet. Nous
ne leur demandons pas de nous épargner, mais nous avons assez de
confiance dans leur patriotisme pour croire qu'ils ne blesseront pas
le pays en voulant nous frapper. Qu'ils mettent la dernière main à
l'établissement du Canada uni en votant cette constitution, et ils
n'auront pas besoin de nous signifier notre congé; nous nous en irons
de nous-mêmes, heureux de n'avoir à nous reprocher qu'un excès de
zèle en faveur d'une grande cause. Sans doute, si nous n'écoutions
que nos sentiments personnels nous pourrions démissionner
immédiatement et laisser à d'autres le soin de conduire l'entreprise
à bonne fin. Ce serait dangereux et peu patriotique de notre part.
Une crise ministérielle en ce moment pourrait entraîner des
complications que nous regretterions ensuite. Encore une fois, qu'on
assure l'avenir de la patrie en la dotant de cette constitution, qui
a déjà été ratifiée une première fois par l'immense majorité de cette
Chambre, que les députés accomplissent ce devoir de patriotisme; puis
nous ferons le nôtre, en remettant notre démission entre les mains de
Son Excellence.

Ce discours habile produisit un effet marqué sur les députés
ministériels anglais, moins un petit nombre. Les députés ministériels
français, dans une autre circonstance, se seraient peut-être laissé
prendre aux gluaux du rusé premier ministre; mais aujourd'hui le
voile est complètement déchiré, Ils voient clairement l'abîme vers
lequel ils marchaient. En ce moment les sophismes de sir Henry sont
impuissants à leur remettre le bandeau sur les yeux.

Sir Henry et Montarval s'aperçoivent de l'état des esprits et
comprennent qu'ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour fortifier leur
position.

C'est un coup de dé, dit Montarval à Sir Henry. La majorité sera bien
faible d'un côté ou de l'autre. Nous n'avons rien à gagner en
temporisant.

Et il se met à crier, lui aussi: "Aux voix! Aux voix!"

Le président met d'abord aux voix l'amendement traditionnel proposé
par Houghton et Lamirande: "Que ce _bill_ ne soit pas lu une deuxième
fois maintenant, mais dans six mois." "Tous ceux qui sont en faveur
de l'amendement voudront bien se lever," dit-il. Jamais on n'avait
voté à Ottawa sous le coup d'une pareille émotion. L'un après
l'autre, les députés favorables au rejet du _bill_ se lèvent. Ils
sont au nombre de 121. Saint-Simon, le chapeau rabattu sur les yeux,
n'a pas bougé. Un frémissement parcourt les rangs des députés
français. Un grondement sourd se fait entendre.

--À l'ordre, messieurs, dit le président. Tous ceux qui sont contre
l'amendement voudront bien se lever.

L'assistant-greffier crie les noms des votants, pendant que le
greffier les enregistre. Parmi les noms de ceux qui votent contre le
renvoi du _bill_ à six mois, contre son rejet, est celui de
Saint-Simon. Les sifflets éclatent, menaçants. C'est avec difficulté
que le président les peut faire cesser suffisamment pour permettre
aux greffiers d'achever l'enregistrement des voix. Enfin, la tâche
est finie. Le greffier en chef, visiblement ému, annonce le résultat
du scrutin.

--Pour l'amendement, 121: contre, 122.

--_The amendment is lost_, l'amendement est rejeté, dit le président.

Une tempête accueille ces paroles. Du côté ministériel, ce sont des
applaudissements frénétiques; du côté de l'opposition, des cris de
colère et de malédiction, des sifflets et des huées. Cette scène
indescriptible dure cinq minutes. Le président ne peut rien faire
pour rétablir l'ordre. C'est Lamirande qui réussit enfin à obtenir un
peu de silence.

--Les noms! dit-il, je demande les noms.

Alors le greffier lit, par ordre alphabétique, les noms de ceux qui
ont voté pour l'amendement, puis les noms de ceux qui ont voté
contre.

Cette formalité remplie, Lamirande se lève de nouveau.

--Monsieur le président, dit-il, je vois que le nom du député du
comté de Québec se trouve parmi les noms de ceux qui ont voté contre
l'amendement. Comme il est parfaitement connu que l'honorable député
s'est déjà montré très hostile au projet, j'ai lieu de supposer qu'il
a voté par erreur contre le renvoi du _bill_.

C'est tout ce que le règlement lui permet de dire.

Cet appel n'a aucun effet. Le malheureux n'hésite pas un instant.

--Ce n'est pas une erreur, dit-il.

Nouvelle tempête de huées et de sifflets auxquels se mêlent les cris
de: Traître! Vendu!

Le président a perdu tout contrôle sur l'assemblée. C'est encore
Lamirande qui parvient à rétablir un peu d'ordre.

--C'est maintenant, dit le président, la question principale, la
deuxième lecture qui est mise aux voix.

Le règlement permet de parler: Saint-Simon se lève, pâle, hagard. Le
silence se fait aussitôt, car tous sont curieux d'entendre ce qu'il
peut bien avoir à dire pour expliquer sa volte-face.

--Monsieur le président, clame-t-il d'une voix fausse et criarde, je
désire répondre aux injures dont j'ai été l'objet, en donnant la
raison qui m'engage à voter cette constitution que j'ai naguère
combattue. C'est tout simplement, pour moi, une question de choisir
le moindre de deux maux. Je me suis vivement opposé au projet de
constitution qui nous est soumis, et je le trouve encore mauvais;
mais quand je songe que si l'opposition réussit à le faire respecter,
la province de Québec tombera peut-être entre les mains du député de
Charlevoix et de ses pareils, je ne puis me décider à exposer le pays
à un tel malheur. Le Canada uni qu'on veut établir laissera sans
doute à désirer; mais la Nouvelle France, fanatisée, intolérante,
digne des temps de l'inquisition et du moyen âge que le député de
Charlevoix et ses amis veulent nous donner, serait tout simplement
inhabitable. Je vais donc voter cette constitution que je n'aime pas
pour épargner à notre province un malheur épouvantable.

Tant d'audace plongea l'assemblée dans une sorte d'étonnement mêlé de
stupeur. Les députés français éprouvèrent un dégoût tellement profond
que, ne trouvant plus aucun moyen de le manifester d'une manière
suffisante, ils se turent. L'enregistrement des voix sur la deuxième
lecture se fit au milieu d'un profond silence. Le résultat, du reste
était connu d'avance.

--Pour, 122; contre, 121, dit le greffier.

--_The motion is carried._ La motion est adoptée, fit le président.

Puis la séance est levée, et les députés se réunissent par groupes,
discutant avec bruit.

--Tout espoir n'est pourtant pas perdu, dit Lamirande à ses amis
Leverdier et Houghton. Cette majorité d'une voix due à la trahison.
Dieu ne peut pas permettre qu'elle fixe à tout jamais les destinées
d'un peuple.



Chapitre XXIX


  Cor hominis disponit viam suam;
  sed Domini est dirigere gressus ejus.

  Le coeur de l'homme prépare sa voie;
  mais c'est au Seigneur à conduire ses pas.

    Prov. XVI, 9.


Le lendemain de la deuxième lecture, le projet de constitution entra
dans la plus redoutable de toutes les épreuves qu'un projet de loi
doive subir: l'épreuve du "comité général" ou "comité de toute la
chambre". Le président quitte le fauteuil et appelle au bureau du
greffier, pour présider le comité, le député que le promoteur du
_bill_ lui désigne, Sir Henry eut soin de faire confier ce poste
important à un de ses partisans aveugles.

C'est en "comité général" qu'un bill est discuté article par article,
clause par clause, examiné, tourné et retourné en tout sens. C'est
pendant cette phase de la procédure qu'on propose les amendements.
Chaque député a le droit de parler autant de fois qu'il juge àpropos.
On vote par assis et levé; le greffier compte les votants, il
n'enregistre pas les noms.

Pendant dix jours, l'opposition, qui se compose maintenant du parti
de Houghton renforcé des députés catholiques, moins Saint-Simon, et
de quelques députés anglais jadis partisans du ministère, livre au
gouvernement et à son _bill_ une succession d'assauts formidables
mais inefficaces. Car bien que le président de la Chambre devenu
simple membre du comité général vote toujours avec l'opposition, sir
Henry et Montarval ont réussi, Dieu sait au moyen de quelles
influences inavouables et criminelles, à détacher de l'année
commandée par Houghton et Lamirande deux députés anglais. De sorte
que l'opposition, en comptant pour elle la voix du président de la
Chambre, se trouve réduite à 120, tandis que le parti ministériel
compte maintenant 123, plus la voix du président du comité général
acquise au gouvernement en cas d'un partage égal des voix résultant
de l'absence momentanée de trois députés ministériels.

Lamirande et Hougthon multiplièrent leurs efforts auprès de Vaughan
pour l'engager à repousser la constitution, ou du moins à consentir à
des amendements qui en eussent extrait une forte partie du venin que
Montarval y avait mis. S'ils avaient pu gagner Vaughan à leur cause,
ils auraient triomphé du coup, car ce jeune député était le chef
reconnu d'un groupe de sept ou huit. Tous ces députés étaient prêts à
se détacher du parti ministériel si Vaughan leur en avait donné le
signal; mais aucun ne voulut le faire sans la permission du
"capitaine". C'était donc Vaughan qui tenait la clé de la situation.
Il resta sourd aux arguments de Houghton, aux prières, aux
supplications de Lamirande.

--Si je croyais à l'Église catholique comme tu y crois, disait-il un
jour à Lamirande, le _bill_ actuel n'aurait pas un adversaire plus
acharné que moi.

--Et qu'est-ce qui t'empêche de croire, comme moi, à l'Église
catholique? répliqua son ami.

--J'ai comme un bandeau sur les yeux de l'intelligence; il y a comme
un voile qui me cache la lumière... Si je pouvais le déchirer!

--Aucun pouvoir humain ne peut ni enlever ni déchirer ce bandeau, ce
voile, qui est très réel, nullement imaginaire. Nous, les croyants,
nous le connaissons, l'Église le connaît, puisque, au jour solennel
du Vendredi saint, elle demande à Dieu de l'enlever aux Juifs: _"Ut
Deus et Dominus noster auferat velamen de cordibus eorum_..." Veux-tu
réellement que ce bandeau soit enlevé, non de ton intelligence, car
il n'est pas là, mais de ton coeur--_de corde tuo?_

--Sans doute, je le voudrais!

--Ah! Tu le voudrais! Je te demande de me dire je le veux. Je le
voudrais et je le veux, tu le sais comme moi, n'ont nullement la même
signification. _Je voudrais_ n'a jamais soulevé une paille, tandis
que _je veux_ transporte les montagnes. Des milliers de gens qui
descendent en enfer ont répété toute leur vie: _je voudrais_ me
sauver... Voilà, mon ami, la différence entre _je voudrais_ et _je
veux_.

--La différence est grande, je le comprends. Aussi, je ne dis plus je
voudrais croire, mais je veux croire.

--Eh bien! si tu veux réellement croire tu vas prendre les moyens d'y
arriver. La foi est un don gratuit de Dieu, sans doute. Comme tu
disais, l'autre jour, _Spiritus ubi vult spirat_. Seulement, il ne
faut pas abuser de ce texte. Il ne nous dispense pas de tout effort.
L'esprit de Dieu souffle où il veut, mais il souffle sur celui qui
s'en montre digne. Le libre arbitre et la grâce, la part de l'homme
et la part de Dieu dans loeuvre du salut, voilà un profond mystère.
Chose certaine, toutefois, c'est que, pour le salut, il faut la grâce
et la correspondance à la grâce, l'aide de Dieu sans laquelle l'homme
ne peut rien faire d'efficace, et l'effort, le _je veux_ de l'homme
sans lequel la grâce de Dieu resterait sans effet. Car Dieu, comme
dit saint Augustin, qui nous a créés sans nous, ne nous sauve pas
sans nous. Et bien quil ne donne pas les mêmes grâces à tous, à tous
Il en donne assez pour les sauver s'ils voulaient y correspondre. En
ce moment, il te donne la grâce de dire _je veux croire_. À toi de
correspondre à cette grâce en demandant la foi. Tu connais les
prières de l'Église. Promets-moi de réciter, chaque jour, d'ici à
quelque temps, trois _Ave Maria_ et le _Salve Regina_, pour obtenir
la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Marie.

--Et tu penses que cela sera suffisant pour m'obtenir la foi?

--Je _sais_ que cette prière, faite dans l'intention de correspondre
à la grâce que Dieu te donne de désirer la foi, t'obtiendra une
nouvelle grâce. Cela, j'en suis certain. Quelle sera la nature de
cette nouvelle grâce? Sous quelle forme se présentera-t-elle? Quand
se présentera-t-elle? Je l'ignore, naturellement. Tout ce que je sais
bien, c'est que toute grâce à laquelle il y a correspondance, de
notre part, nous attire une nouvelle faveur, infailliblement. Par
exemple, prends bien garde de résister à cette nouvelle grâce quand
elle s'offrira. Elle peut arriver tout à coup; elle peut ne faire que
passer devant toi pour ne plus jamais revenir.

--Si je pouvais voir quelque miracle, quelque manifestation du
surnaturel!

--Mais tu pourrais voir ressusciter un mort sans obtenir la foi!

--Pourtant, un semblable prodige me prouverait que le surnaturel
existe.

--Tu es tout environné de preuves de l'existence du surnaturel et tu
n'y crois pas! Les miracles ne convertissent pas toujours.
Souviens-toi de la malédiction de Notre-Seigneur; "Malheur à toi,
Corozaïn, malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont été
faits au milieu de vous avaient été faits autrefois dans Tyr et
Sidon, elles auraient fait pénitence dans le cilice et dans la
cendre". La vue des miracles ne donne pas toujours la foi; du moins,
cette foi qui sauve, cette foi féconde parce qu'elle est accompagnée
d'un changement de vie, de bonnes oeuvres, de sacrifices, de
dévouement. Par contre, des milliers ont cru sans avoir jamais vu
d'autre miracle que l'Église, ce "signe dressé au milieu des
nations", selon les paroles du concile du Vatican. Mon cher ami, ne
demande pas à voir des miracles; car ils pourraient se lever contre
toi, comme les miracles de Notre-Seigneur se lèveront au jour du
jugement contre Corozaïn, Bethsaïde et Capharnaüm, ces villes qui
voyaient des prodiges sans se convertir, et qui seront traitées plus
durement que la terre de Sodome. Demande plutôt la force de vivre
selon la foi. Car tu as beau dire, si tu veux creuser jusqu'au fond
de ton coeur, tu verras que c'est là où se trouve le véritable
obstacle.

--Il te semble donc que j'ai déjà la foi!

--En effet, si la foi n'entraînait pas un changement de vie; si la
foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ n'imposait pas plus d'obligations
morales que la croyance aux vérités mathématiques, te dirais-tu
incroyant? Tu crois que deux et deux feront toujours quatre, parce
que, tout en le croyant, tu peux vivre à ta guise; mais si cette
croyance avait pour corollaire le pardon des injures, ou l'abandon de
certains plaisirs, ou quelque autre sacrifice qui répugne à la nature
humaine, tu te demanderais peut-être si, après tout, deux et deux
font toujours quatre....

--C'est peut-être vrai, murmura Vaughan.

--Sois certain que c'est vrai. C'est là où se trouve le voile, le
bandeau: sur le coeur. Remarque bien les paroles de la sainte
liturgie que je citais tout à l'heure: _Ut auferat velamen de
cordibus eorum._ Vois-tu: _de cordibus_, non pas _de mentibus_.

--Je souffre terriblement, dit le jeune Anglais.

--Je comprends tes souffrances. Il se livre, dans ton âme, un combat
formidable entre la grâce divine et Satan. Il y a longtemps que je
suis avec anxiété les péripéties de cette lutte. Il me semble que
nous touchons au moment décisif. Si tu veux que la grâce l'emporte
sur Satan, prie: _Trois Ave_ et le _Salve Regina_ chaque jour....

Puis, comme parlant à lui-même, il ajouta à mi-voix:

--Je le sens, la crise par laquelle passe cette âme est intimement
liée à la crise de notre patrie. Si cette âme succombe, tout est
perdu; si elle triomphe, tout est sauvé. Ô mon Dieu! faites qu'elle
triomphe; et si, pour mériter cette grâce, il faut un nouveau
sacrifice, me voici!

Ces paroles, que Vaughan avait saisies, le touchèrent profondément.

--Je ferai ce que tu demandes, dit-il, je prierai...



Chapitre XXX


  Amen quippe dico vobis, si habueritis
  fidem sicut granum sinapis, dicetis
  monti huic; transi hinc illuc, et
  transibit, et nihil impossibile erit vobis.

  Je vous le dis, en vérité, si vous
  aviez de la foi comme un grain de
  sénevé, vous diriez à cette montagne:
  Transporte-toi d'ici à là, et elle s'y
  transporterait, et rien ne vous serait
  impossible.

    Matt. XVII, 19.


Cette conversation avait eu lieu le soir du dixième jour après le
commencement de la bataille "en comité général". Le lendemain, il fut
impossible de prolonger la lutte. La liste des amendements était
épuisés: tous avaient été impitoyablement rejetés. Le gouvernement
triomphait et beaucoup de membres de l'opposition étaient
profondément découragés.

--C'est inutile de continuer la résistance, disaient les découragés à
Houghton et à Lamirande. Vous voyez, nous avons fait tout ce qu'il
était humainement possible de faire. Persister davantage dans notre
opposition serait puéril. Soumettons-nous à l'inévitable. Nous
tâcherons de tirer le meilleur parti possible de la situation qui
nous sera faite dans la nouvelle confédération.

Houghton et Lamirande étaient contraints de céder. Le groupe de la
résistance "quand même" était réduit aux deux chefs, à Leverdier et à
deux ou trois autres. Le gros de l'armée était démoralisé. Vouloir le
tenir plus longtemps sous le feu de l'ennemi, c'était s'exposer à une
débandade.

Le comité général adopta donc le _bill_ sans amendement, et la
troisième et dernière lecture fut fixée au lendemain, 25 mars. Le
matin du jour où devait commencer la lutte suprême, les deux chefs de
l'opposition se rencontrent à l'hôtel du Parlement.

--Il faut, dit celui-ci à Houghton, il faut de toute nécessité livrer
une dernière bataille sur la troisième lecture; il faut retarder
autant que possible la consommation de cette iniquité.

--Je suis bien de cet avis, répondit Houghton; je suis décidé à faire
de l'opposition, de l'obstruction même, aussi longtemps que nos gens
voudront nous suivre. Ce ne sera pas bien long, je le crains. Se
battre sans le moindre espoir de succès, ce n'est pas très gai, il
faut l'avouer.

--Cependant, fit Lamirande, je n'ai pas perdu tout espoir!

--D'où peut bien venir le secours?

--De Vaughan.

--Il est inconvertissable! Vous et moi, mon cher Lamirande, avons
épuisé sur lui toute notre logique, sans succès.

--Dieu peut faire, dans un instant, ce que nos arguments n'ont pu
accomplir dans quinze jours.

--Sans doute, Dieu pourrait le faire. Le fera-t-il?

--Je l'espère, j'espère qu'il se produira quelque grand....

Il ne termina pas sa phrase. On vint lui remettre un télégramme. Il
l'ouvrit et lut. Un cri étouffé s'échappa de ses lèvres et la douleur
se peignit sur ses traits.

--Mon Dieu, s'écria Houghton, quelle mauvaise nouvelle contient donc
cette dépêche?

Lamirande ne peut pas articuler une seule parole. Il tendit le papier
fatal à son ami. Houghton y lut ce qui suit:

"Couvent de Beauvoir, le 15 mars 1946.

"À monsieur Joseph Lamirande, député, Ottawa. Marie est tombée
subitement malade. Le médecin sans espoir. Si vous voulez la voir
en vie, venez au plus vite.--Soeur Antonin, supérieure".

--C'est ma fille unique, dit Lamirande, ma seule joie en ce monde!

Houghton lui serra affectueusement la main:

--Pauvre ami! pauvre ami! murmura-t-il.

--Mon Dieu! s'écria Lamirande, est-ce là le nouveau sacrifice que
vous me demandez! C'est trop C'est plus que ma vie que vous me prenez
Et le pauvre père éclata en sanglots.

Au bout de quelques instants, il maîtrisa son émotion au point de
pouvoir parler.

--Un train part bientôt pour Québec. J'emmènerai Vaughan avec moi. Il
me faut quelqu'un, et vous aurez peut-être besoin de Leverdier...
Tenez bon aussi longtemps que vous pourrez. Nous ne savons pas ce qui
peut arriver d'ici à quelques heures. Je sens que la crise touche à
sa fin. Cette fin sera-t-elle uniquement douloureuse? Dieu seul le
sait, et que Sa sainte volonté soit faite!

Il partit à la recherche de Vaughan et le trouva bientôt.

--Qu'y a-t-il donc? dit celui-ci en voyant l'angoisse qui
bouleversait ce visage d'ordinaire si calme.

Pour toute réponse, Lamirande lui remit l'horrible chiffon jaune.
Vaughan ne peut que répéter ce que Houghton avait dit un instant
auparavant.

--Pauvre ami!

--Tu viendras avec moi, n'est-ce pas? dit Lamirande. Il me faut la
présence d'un ami sympathique. Sans cela il me semble que mon coeur
éclatera.

--Certainement, fit Vaughan. Je suis trop heureux de pouvoir te
donner cette marque d'affection.

--Merci, mille fois! Allons!

Il était midi. Le train pour Québec partait à une heure, arrivant à
destination à six heures. Pendant le trajet les deux amis parlèrent
peu. L'un était absorbé par sa douleur; l'autre, préoccupé et
tourmenté plus que jamais par le combat qui se livrait dans son
coeur. Une prière revenait sans cesse sur les lèvres du père affligé:
"Mon Dieu, je vous offre ma douleur pour obtenir la conversation de
cette âme!"

Au dehors, tout était morne. Du ciel de plomb la pluie tombait par
torrents et fouettait les vitres avec rage. Dans les champs, les
taches de neige alternaient avec les flaques d'eau ridées par le
vent. Les chemins étaient remplis de boue et de glace couverte de
fumier. Aucun signe de vie, sauf des bandes de corneilles qui se
disputaient bruyamment les immondices accumulées pendant l'hiver.
Rien de moins pittoresque et de moins poétique que nos campagnes
canadiennes pendant le dégel. La nappe blanche qui couvrait la terre
depuis des mois est déchirée et souillée, tandis que le tapis vert du
printemps ne se dessine pas encore.

À mesure que le train, dans sa course vertigineuse, se précipite vers
le nord-est, le paysage change d'aspect. Les taches de neige
deviennent plus nombreuses, plus étendues. Enfin, aux environs du
Saint-Maurice, qui est la ligne de démarcation entre la partie
orientale et la partie occidentale de la province, on ne voyait que
les livrées de la saison rigoureuse.

Aux Trois-Rivières, il y a un arrêt de quelques instants. Un jeune
employé du bureau de télégraphe monte sur le train et parcourt les
différents wagons, criant d'une voix nasillarde: "Monsieur Lamirande
est-il ici? Un télégramme pour monsieur Lamirande". Ces paroles
banales tombent sur l'âme de Lamirande comme une montagne. Le
malheureux se sent écrasé, anéanti. Il fait signe à Vaughan de
prendre le télégramme. Quelles terreurs, quelles angoisses peut
causer parfois un petit carré de papier jaune! Vaughan n'ose pas
présenter le télégramme à Lamirande qui le regarde avec une sorte
d'épouvante. Ce chiffon insignifiant est pour lui un objet de
terreur.

--Ouvre-le et lis, dit Lamirande. Mon Dieu ajoute-t-il, donnez-moi la
force de subir cette épreuve en chrétien!

Vaughan décachète et déplie le papier d'une main agitée. Il lit:

"Couvent de Beauvoir, 2 heures de l'après-midi. À monsieur Joseph
Lamirande à Trois-Rivières, sur le train venant d'Ottawa. Marie est
au ciel. Que Dieu vous console! Soeur Antonin."

Bien qu'il s'y attendit, le coup fut terrible pour Lamirande. La
prière de la bonne soeur ne fut pas exaucée: pour éprouver davantage
son fidèle serviteur, Dieu ne le consola point. Au contraire, Il
permit aux flots les plus amers de la douleur humaine de submerger ce
coeur si tendre, si aimant. Il ne pouvait penser qu'à une chose: il
était désormais seul dans le monde.

Son unique bien ici-bas lui était enlevé pour toujours. Pendant
quelques instants il verrait un pauvre petit cadavre; puis plus rien
de cette enfant tant aimée; jamais plus une caresse, jamais plus un
sourire. Ne songeant pas au bonheur de sa fille, ne se rappelant pas
que la séparation, par rapport à l'éternité, n'est que momentanée, ne
voyant que l'affreuse blessure faite à son coeur de père, il fut
rudement tenté de murmurer contre la divine Providence, de dire que
c'était injuste, qu'il ne méritait pas une telle affliction. Mais
Dieu l'éprouvait seulement, Il ne l'avait pas abandonné; et cette âme
toute meurtrie, tout affaiblie qu'elle était, eut, avec la grâce de
Dieu, la force de repousser toute pensée de révolte.

La nuit tombait lorsque les deux voyageurs s'engagèrent dans la
longue allée bordée d'arbres conduisant du chemin Saint-Louis au
couvent de Beauvoir perché sur la falaise qui domine le grand fleuve.
Il pleuvait toujours tristement, et le vent gémissait dans les
branches nues des érables et des bouleaux, dans les pins et les
sapins sonores. Depuis la réception de la fatale dépêche, les deux
amis n'avaient presque pas échangé une parole. Vaughan comprenait que
la douleur de Lamirande était une de ces immenses afflictions que des
paroles ne font qu'augmenter, qui ne peuvent s'adoucir que par un
témoignage silencieux de sympathie.

On attendait Lamirande au couvent. Le père Grandmont le reçut à la
porte. Il l'étreignit longuement dans ses bras paternels.

--Je l'ai vue mourir, dit-il. Je lui ai donné la sainte communion.
Jamais je n'ai rien vu d'aussi beau. Heureux père, malgré votre
terrible douleur!

--Mon père! mon père! que je souffre! fut tout ce que Lamirande put
répondre.

Puis, après un suprême effort pour se contenir, présentant Vaughan au
bon religieux:

--Voici un ami dont l'âme est aussi bouleversée que mon coeur est
déchiré. Aidez-nous tous deux de vos prières.

Ils se rendent à la chambre mortuaire. Quatre religieuses prient
auprès du modeste lit blanc où l'enfant semble dormir. Seule la
pâleur cadavérique indiquait que ce n'était pas là le sommeil, mais
la mort. Lamirande se jette à genoux à côté du lit et levant les yeux
et les mains au ciel, il s'écrie d'une voix forte et vibrante:

--Seigneur Jésus, qui avez rendu à la veuve de Naïm son fils unique,
ayez pitié de moi comme vous avez eu pitié de cette mère affligée. Sa
douleur n'a pu être plus grande que la mienne. Ce fils était le seul
soutien de sa mère; ma fille était ma seule joie en ce monde. Sans
son fils, la veuve de Naïm aurait pu mourir de faim et Vous le lui
avez rendu. Sans ma fille, mon coeur se brisera, rendez-la moi! ô
Jésus tout-puissant et infiniment bon!

Lamirande regardait toujours le ciel dans une sorte d'extase. Le père
Grandmont, Vaughan et les quatre religieuses avaient les yeux fixés
sur le lit. Un cri d'étonnement s'échappe simultanément de la bouche
de tous. Avec stupéfaction, ils voient subitement les roses remplacer
la cire sur les joues de l'enfant et ses lèvres pâles devenir
vermeilles. Elle ouvrit ses grands yeux, et, voyant son père,
l'appela doucement.

--Cher papa!

À cette voie connue, Lamirande tressaillit. Il baissa ses regards, et
voyant sa fille pleine de vie, les bras tendus vers lui, le sourire
sur les lèvres, il fut près de tomber en défaillance. Sa joie était
indicible.

--Mon Dieu! murmura-t-il, que vous êtes bon!

Puis l'enfant se jetant dans les bras de son père, ils se serrèrent
dans une longue et délicieuse étreinte, sans parler.

Ce fut enfin Marie qui rompit le silence.

--Cher papa! dit-elle, j'étais morte, n'est-ce pas? Ce n'était pas un
rêve. J'ai souvent rêvé du ciel, mais ce n'était pas comme cela. Oh!
que c'est beau le ciel, cher papa; sur la terre on ne peut rien
imaginer de pareil.

--Tu étais bien heureuse?

--Oh! oui papa, je ne puis dire combien. J'étais avec Jésus, et la
Sainte Vierge, et maman, et les saints et les anges, dans une grande
lumière, bien plus éclatante que mille soleils, mais qui ne
m'éblouissait pas. Et je voyais la place que vous devez avoir, bien
haut, et cependant tout près de moi: je ne puis pas expliquer cela.
Oh! quel bonheur dans le ciel!

--Et pourquoi as-tu quitté ce bonheur, mon enfant?

--Parce que l'Enfant Jésus m'a dit: "Marie, ton père t'appelle;
veux-tu quitter le ciel pour aller voir ton père?" Et j'ai répondu:
"Je suis heureuse ici et je voudrais y demeurer toujours; mais si mon
père m'appelle je veux aller le trouver. Vous me garderez ma place,
doux Jésus, pour que je puisse la reprendre quand mon père n'aura
plus besoin de moi?" Et l'Enfant, qui est comme le Maître de ce beau
ciel, me fît signe que oui, en souriant. Et je suis venue parce que
vous avez besoin de moi, cher papa. Je tâcherai d'être bien bonne et
de vous rendre heureux. Puis nous irons ensemble au paradis....

--Et tu ne regrettes pas d'avoir quitté le ciel, chérie?

--Je ne le regrette pas, parce que j'ai vu que c'était le désir de
l'Enfant, et que le grand bonheur dans le ciel, c'est de vouloir ce
que veut l'Enfant. Je ne le regrette pas, parce que cela peut vous
rendre heureux.

--Mais si tu pouvais retourner au ciel maintenant, cela te ferait-il
plaisir?

--Cela me ferait grand plaisir, assurément, si c'était la volonté de
l'Enfant et la vôtre.

--Eh bien! ma fille, c'est ma volonté que tu retournes au ciel, et,
j'en suis certain, c'est aussi la volonté de Celui que tu appelles
l'Enfant. Pour interrompre ton bonheur, il a fallu que je fusse un
égoïste et un insensé. Va! retourne auprès de l'Enfant, de la Sainte
Vierge, de ta mère, des saints et des anges, dans la lumière de
gloire!

Et imprimant un long baiser sur le front de sa fille, il la déposa
doucement sur le lit. Puis les roses quittèrent subitement ses joues
et la cire couvrit de nouveau son visage; et ses lèvres vermeilles
blêmirent, mais elles gardèrent un sourire céleste.

Marie était retournée auprès de l'Enfant, de la Sainte Vierge, de sa
mère, des saints et des anges, dans la lumière de gloire plus
brillante que mille soleils.



Chapitre XXXI


  Ubi enim est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.

  Car où est votre trésor, là est aussi votre coeur.

    Matt. VI, 21.


Pendant longtemps Lamirande, le père Grandmont, Vaughan et les quatre
religieuses restèrent anéantis, agenouillés autour du lit. Ce fut
Lamirande qui, le premier, revint à lui. Il se leva et alla toucher
Vaughan légèrement sur l'épaule. Le jeune Anglais tressauta. Il était
comme dans un ravissement: la main de Lamirande le ramena au
sentiment des choses qui l'entouraient.

--Ami, lui dit Lamirande, tu voulais voir du surnaturel, tu en as
vu. Crois-tu maintenant?

--Oui, je crois, répondit Vaughan; mais ce n'est pas la vue du
miracle qui m'a donné la foi. Ou plutôt, ce n'est pas le miracle qui
m'a converti, qui a changé mon coeur, qui a déchiré le voile. Certes,
en voyant ta fille ressusciter, tous les doutes sur la réalité de la
vie future qui hantaient mon esprit se sont évanouis à l'instant.
Mais ce n'était pas là la foi qui sauve. À mesure que la lumière se
faisait dans mon intelligence, mon coeur semblait s'endurcir
davantage, le voile s'épaississait toujours. Si ta fille était restée
en vie, je serais sorti d'ici aussi _croyant_ que toi, mais nullement
_converti._ Pour que tu aies pu renoncer au bonheur de garder ton
enfant, il a fallu quun fleuve de grâces se répandit sur toi. Je l'ai
senti. C'était comme un torrent qui, après avoir rempli ton coeur,
s'est débordé sur le mien, Ce torrent m'entraînait, et, cependant,
j'aurais pu résister. Je n'ai le mérite que de m'être laissé
emporter. Mon coeur s'est subitement amolli, le voile s'est déchiré.
Me voici non seulement croyant mais converti, c'est-à-dire voyant le
ciel et voulant y arriver. Ta sublime abnégation a été l'instrument
dont Dieu s'est servi pour faire de moi un disciple de Celui qui a
exaucé ta prière et à Qui tu as librement sacrifié ton dernier
bonheur ici-bas.

Les deux amis s'embrassèrent longuement.

Le père Grandmont s'étant approché d'eux, Vaughan lui dit:

--Mon père, je vous répète les paroles que l'Éthiopien dit à saint
Philippe sur la route de Jérusalem à Gaza: "Qu'est-ce qui empêche que
je ne sois baptisé?"

--Et moi, fît le religieux, je répondrai avec saint Philippe: "Cela
se peut, si vous croyez de tout votre coeur".

--"Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu", répondit Vaughan,
comme avait répondu deux mille ans auparavant le ministre de la reine
Candace.

Le père Grandmont interrogea le jeune Anglais et s'aperçut bientôt
qu'il était parfaitement instruit de la religion.

Dans la chapelle du couvent, le vénérable religieux versa sur le
front du converti l'eau sainte du baptême. Lamirande servit de
parrain à son ami, la soeur Antonin, de marraine. Ce fut un spectacle
bien touchant: ce ministre de Dieu dont le beau visage encadré de
cheveux argentés s'illuminait de joie; ces deux hommes d'âge mûr
graves et recueillis; les religieuses dans leurs stalles, immobiles
sous leurs grands voiles blancs; l'autel où brillaient mille cierges
comme en un jour de fête; tout cela formait un tableau digne, par sa
suavité, du pinceau de Raphaël.

Il était près de dix heures du soir lorsque la cérémonie fut
terminée.

Et maintenant, dit Vaughan, retournons au plus tôt à Ottawa. J'ai un
grand devoir à remplir là-bas, de grands torts à réparer.

--Faut-il que je m'éloigne sitôt de mon enfant dit Lamirande;
j'aurais voulu passer la nuit auprès d'elle. Nous pourrions prendre
le premier train demain matin. Je me sens l'âme brisée par l'émotion.
J'ai besoin de quelques heures, non de sommeil, mais de prière.

--Soit, répliqua son ami, mais il faut que je télégraphie un mot à
Houghton.

Il se rendit à un bureau voisin et télégraphia au chef de
l'opposition:

"Pour l'amour de Dieu, ne laissez pas mettre la troisième lecture aux
voix avant notre retour".

Puis il retourna au couvent, et les deux amis, avec le père
Grandmont, passèrent la nuit dans la prière et de pieux entretiens.
Vaughan édifia ses deux compagnons par les élans de sa foi, par sa
ferveur, par sa pitié tendre et confiante comme celle d'un enfant.

De grand matin, le père Grandmont dit la messe. Lamirande et Vaughan
reçurent de sa main la sainte communion. Vaughan était tout radieux,
transfiguré.

--Que Dieu est bon, dit-il à son ami, que Sa grâce est puissante! Mon
coeur était de glace, il y a quelques heures à peine; maintenant, il
est tout de feu. Naguère, je ne voyais rien de beau, rien de grand en
dehors des choses matérielles et humaines, à présent, tout ce qui est
terrestre me paraît petit et insignifiant. Auparavant, le ciel était
bien loin et encore plus incertain; maintenant, la vie future est
pour moi la vie réelle par excellence, et la vraie patrie est
là-haut. Le vrai bonheur, je ne l'ai jamais éprouvé avant ce jour, la
vraie joie m'était inconnue. Je suis tout changé, et tout me paraît
changé. Je vois tout autrement, je comprends tout autrement, la vie,
la mort, le monde, les hommes, les événements, le passé, le présent,
l'avenir. Et c'est la grâce divine qui a opéré ce changement
prodigieux en moi. N'est-ce pas que cette grâce est puissante et que
Dieu est bon?

Lamirande était ravi d'entendre son ami chanter son bonheur dans ce
langage enthousiaste.

--Oui, répondit-il, Dieu est infiniment bon et Sa grâce, infiniment
puissante; mais Sa bonté ne se manifeste pas toujours de la même
manière, et Sa grâce, pour être toujours puissante, n'est pas
toujours sensible. Ton âme est inondée de délices. C'est un véritable
avant-goût du ciel. Dieu t'accorde sans doute cette faveur pour te
confirmer dans Son service. Mais ne sois ni surpris, ni affligé, ni
découragé, si, plus tard, cette ferveur délicieuse que tu ressens
aujourd'hui est remplacée par une sécheresse désolante, un dégoût
affreux; si le ciel qui te paraît maintenant tout près et souriant,
s'éloigne et semble d'airain; si ton âme, en ce moment pleine
d'onction et de nobles pensées, se fait aride comme le désert; si la
prière, qui est aujourd'hui un élan naturel et spontané de ton coeur
vers Dieu, devient une véritable corvée, plus pénible que le plus dur
labeur. Notre-Seigneur éprouve souvent par la sécheresse ses plus
fidèles serviteurs. Cette épreuve t'est peut-être réservée. Si elle
t'arrive un jour, ne te laisse pas abattre. Prie, quand même tu ne
trouverais aucune satisfaction dans la prière, quand même il te
semblerait que tu n'aimes plus Dieu et que Dieu ne s'occupe plus de
toi. C'est que la prière faite dans la sécheresse peut être plus
agréable au ciel que les oraisons qui sortent sans effort du coeur
plongé dans la ferveur sensible. C'est sur les rochers arides, plutôt
que sur les terres plantureuses, que l'on trouve les fleurs aux
nuances les plus délicates, au parfum le plus exquis.

L'entretien fut interrompu par les préparatifs du départ. Lamirande,
accompagné par Vaughan et le père Grandmont, se rendit une dernière
fois à la chambre mortuaire. Longtemps, il regarda sa fille bien
aimée. La nature réclama ses droits: il versa d'abondantes larmes qui
n'avaient cependant rien d'amer. Puis, triomphant de cette dernière
faiblesse, il s'écria:

--Mon Dieu! je vous remercie des bienfaits que Vous venez de répandre
sur nous. En retour d'un léger sacrifice, Vous m'avez accordé la
conversion de mon ami, et par cette conversion, Vous avez assuré
l'avenir de la patrie. Le sacrifice est en effet léger aux yeux de la
foi, bien qu'il ait déchiré affreusement mon coeur. Ma fille est
infiniment heureuse auprès de Vous, et la séparation, si douloureuse
soit-elle, n'est que momentanée au regard de l'éternité. Et pour
récompenser ma souffrance de quelques années, librement acceptée,
Vous délivrez tout un peuple du joug de Satan; Vous renversez les
derniers obstacles accumulées par l'enfer pour empêcher ce peuple de
parvenir à ses destinées providentielles; Vous garantissez la liberté
de Votre Église en ce pays; Vous facilitez ainsi le salut de millions
d'âmes encore à naître. Tous ces bienfaits inestimables, Vous les
accordez généreusement parce qu'un coeur humain a eu la grâce de
s'immoler pour l'amour de Vous. Mon Dieu! je Vous remercie et je Vous
bénis!

   *   *   *   *   *

À peine Lamirande et Vaughan étaient-ils partis d'Ottawa pour
Québec que Montarval en fut averti; car il avait ses espions qui le
tenaient a courant de tout. Le malheureux Duthier n'avait pas été le
seul au service du chef de la secte. La nouvelle de ce départ subit
et la connaissance de la cause pénible qui l'avait motivé jetèrent
Montarval dans un trouble étrange qu'il ne pouvait s'expliquer. Il
avait le pressentiment que le dénouement approchait, et qu'il lui
serait fatal; et ce voyage lui semblait avoir quelque rapport, qu'il
ne pouvait ni découvrir ni même soupçonner, avec la ruine prochaine
de tous ses projets. Une heure avant le commencement de la séance, il
se renferma dans une pièce secrète de la maison qu'il occupait, pièce
où personne ne pénétrait jamais, sous aucun prétexte. Cette chambre,
toute tendue de rouge, était un temple satanique. Les hideux emblèmes
du culte infernal s'y étalaient. Montarval, en proie à une sombre
agitation, se plaça devant une sorte d'autel où brûlait de l'encens
et commença une horrible évocation:

--Viens, Eblis! Dieu de la désolation infinie et du désespoir sans
bornes; Inspirateur de toute révolte contre les lois cruelles de
Jéhovah, de toute haine de l'abjecte vertu et de l'infâme sainteté;
Sublime Auteur de tout orgueil, de tout crime, de tout péché, de
toute douleur, de toute mort, de tout ce que les prêtres d'Adonaï
appellent le mal; Vaillant Destructeur de la tyrannie éternelle,
Ennemi Implacable du Christ, de son Église, de ses prêtres;
Infatigable Libérateur de la race humaine; Toi qui détournes les
hommes des jouissances humiliantes du ciel et les prépares aux âpres
délices de ton royaume de feu et de liberté; viens, ô Esprit de
vengeance, Éternel Persécuté, Révolté éternel! Voici l'heure suprême!
Moi, ton fidèle serviteur, je n'aperçois plus bien le chemin à
suivre, les ténèbres m'environnent, les hésitations m'assaillent, les
noirs pressentiments me poursuivent.

Viens me révéler ce que va faire celui des mortels qui combat notre
projet avec le plus d'acharnement, viens me montrer comment obtenir
le succès final.

Pendant qu'il parlait, un souffle glacial remplit la pièce. Puis, au
milieu de la fumée blanche de l'encens, une forme vague de
proportions gigantesques se dessina; et une voix qui semblait venir
du lointain se fit entendre.

--Une puissance plus forte que ma toute-puissance m'empêche de
communiquer librement avec toi en ce moment. Cette puissance hostile,
je la vaincrai un jour, j'en délivrerai l'univers entier; mais
maintenant, elle me tient cruellement enchaîné. Il ne m'est possible
que de te dire ceci: Ne perds pas une minute, précipite les
événements....

La voix se tut subitement et la forme s'évanouit.

   *   *   *   *   *

La discussion sur la troisième lecture du projet de constitution
commença à l'ouverture de la séance à trois heures. Le premier
ministre exprima l'espoir que les débats ayant plus qu'épuisé le
sujet, la Chambre remplirait la formalité de la troisième lecture
sans délai: ressasser les arguments que tant de députés avaient fait
valoir pour et contre le projet serait une perte de temps
regrettable. Il fît clairement entendre que les ministres
s'opposeraient à l'ajournement de la séance avant que la question fût
mise aux voix.

Houghton, Leverdier et les autres chefs de l'opposition ne se
laissèrent pas arrêter par les sophismes de sir Henry. Ils étaient
déterminés à prolonger le débat jusqu'au retour de Lamirande, coûte
que coûte; non qu'ils eussent, à part Leverdier, le moindre espoir de
rien gagner; mais parce qu'ils respectaient et aimaient trop leur
collègue pour ne pas lui donner cette dernière marque de leur
sympathie et de leur estime. À cause de la faible majorité du
gouvernement, ils n'avaient plus à redouter une application
arbitraire de la clôture; le groupe de Vaughan, favorable pourtant au
projet, ne l'aurait pas permis. Le débat recommença donc plus acerbe
que jamais. Seulement, le mot d'ordre était donné du côté
ministériel: pas un député de la droite ne se levait pour répondre
aux arguments de la gauche. [On le sait, dans les parlements où
prévalent les coutumes anglaises, les députés de l'opposition
siègent toujours à la gauche du président quelles que soient leurs
opinions politiques ou religieuses.] Celle-ci dut supporter seule,
encore une fois, tout le fardeau de la discussion.

Vers dix heures du soir Houghton reçut la dépêche de Vaughan. Il la
montra à Leverdier et à trois autres députés français dont la
parfaite discrétion lui était connue.

--Prenez bien garde, leur dit-il, d'en souffler mot à qui que ce
soit.

--Pourquoi? lui demanda Leverdier. C'est pourtant de nature à
encourager nos amis; car cette dépêche indique clairement que Vaughan
a subitement changé d'idée et qu'il sera avec nous.

--Et c'est précisément parce que cette dépêche dit clairement que
Vaughan est avec nous que je vous conjure d'en garder le secret
absolu. Je vous l'ai montrée, à vous quatre, pour que vous ne soyez
pas tentés de faiblir un seul instant; mais encore une fois, pour
l'amour de Dieu, n'en soufflez mot à personne; car si cette nouvelle
parvenait à certaines oreilles, que vous pouvez voir d'ici, nous
aurions sans aucun doute, un nouvel accident de chemin de fer à
déplorer; et cette fois l'accident pourrait mieux atteindre son but
infernal.

--Vous pensez! dit l'un des quatre.

--J'en suis intimement convaincu, répondit le chef de l'opposition.
La seule chose qui pourrait empêcher un nouvel accident de se
produire, si certain personnage était mis au fait de ce que nous
savons, c'est que les deux individus soupçonnés d'être les auteurs de
la récente catastrophe viennent d'être arrêtés à Montréal. Mais ils
peuvent n'être pas seuls de leur espèce. De sorte que, gardez le
secret de cette dépêche, si vous aimez Lamirande et Vaughan, et si
vous voulez servir votre pays.

--Ne craignez rien, lui répondit-on. Mais si ces deux misérables sont
pris, ils diront peut-être le nom de l'instigateur de leur crime.

--C'est possible, pourvu que cet instigateur ne leur ouvre la porte
de la prison avec une clé d'or, ou quelque autre d'un métal moins
précieux.

   *   *   *   *   *

À minuit, Houghton proposa l'ajournement de la Chambre, disant que la
séance avait duré assez longtemps, qu'il n'était pas raisonnable de
forcer les députés à se prononcer définitivement sur une aussi grave
question sans leur donner le temps de réfléchir, qu'une journée de
délai ne mettrait pas le pays en danger. Il s'engageait, comme chef
de l'opposition, à laisser terminer le débat à la fin de la prochaine
séance, si, de son côté, le gouvernement voulait consentir à
l'ajournement de la Chambre. Mais les ministres repoussèrent cette
proposition, déclarant qu'ils ne consentiraient à l'ajournement de la
Chambre qu'après le vote sur la troisième lecture.

Ce refus hautain et brutal eut un excellent résultat il exaspéra au
dernier point les membres de l'opposition. Les esprits étaient
montés, et on résolut, à gauche, de tenir tête au gouvernement, de
prolonger la séance indéfiniment. C'était précisément ce que Houghton
et Leverdier voulaient: Lamirande et Vaughan auraient maintenant le
temps de revenir. La gauche s'organisa donc pour le reste de la nuit.

Comme l'opposition à l'ajournement venait du gouvernement, c'était
aux ministériels qu'incombait la tâche de maintenir la présence d'un
nombre suffisant de députés pour permettre à la Chambre de siéger. La
gauche n'avait qu'à fournir les orateurs pour les douze heures, de
minuit à midi. Houghton trouva facilement douze de ses partisans
prêts à parler chacun une heure. Il comptait sur le retour de Vaughan
vers midi; s'il n'arrivait pas, il serait possible de faire une
nouvelle combinaison qui prolongerait la séance jusqu'au soir.

Qui n'a été témoin d'une de ces séances où la minorité, pour
protester contre ce qu'elle considère comme une injustice, une
tyrannie de la part de la majorité, décide de siéger indéfiniment.
L'élément comique et même grotesque se mêle presque toujours à ces
scènes. Les députés ministériels, obligés de rester en nombre
suffisant pour empêcher l'ajournement "faute de quorum" prennent des
postures et des allures qui n'ont rien de poétique ou de distingué.
Les uns, enfoncés dans leurs fauteuils, le chapeau rabattu sur les
yeux, ou à demi-couchés sur leurs pupitres, dorment et ronflent.
D'autres, sans fausse honte, se font apporter qui un bifteck, qui une
côtelette, et combattent l'ennui à coups de fourchette. Du côté de
l'opposition les banquettes sont vides. Tous sont allés se reposer
dans les bureaux. Il ne reste que celui qui est chargé de continuer
le débat, entouré de deux ou trois amis, en cas d'un accident
quelconque. Si celui qui parle est habitué à ce jeu parlementaire, il
saura se ménager. D'abord, il parlera très lentement, et s'éloignera
du sujet autant qu'il le pourra sans s'exposer à un rappel à l'ordre.
Il citera, à tout propos, et longuement, l'inévitable Todd,
l'inéludable May, l'inéludable Bourinot qui étaient les auteurs
classiques des parlements canadiens à la fin du dix-neuvième siècle
et qui le sont encore au milieu du vingtième. Lire quelques pages de
ces auteurs, cela repose l'esprit, sinon de l'auditoire, du moins de
celui qui parle, en le dispensant du travail d'arranger ses phrases
ou de courir après les idées. Si les quelques amis qui restent pour
assister l'orateur s'aperçoivent qu'il patauge trop et que le
président est à la veille de lui ôter la parole, ils trouveront le
moyen de faite naître un incident quelconque pour lui donner le temps
de se ressaisir. Enfin, quand il est tout à fait au bout de ses
ressources, on lui fait signe de s'asseoir, un autre prend sa place,
et recommence les mêmes citations émouvantes de Todd, de May et de
Bourinot. Peu à peu, les esprits de détendent, on se défâche à
gauche, on s'amollit à droite, et l'on finit par en arriver à un
compromis quelconque. C'est la fin ordinaire de ces séances qu'on
prolonge _ab irato_.

La mémorable séance du dernier parlement de la Confédération
canadienne, commencée à trois heures du 25 mars 1946, ne devait pas
se terminer par un compromis, mais par la défaite des uns et le
triomphe des autres.

Toute la nuit, la discussion fut animée: ce n'était pas encore un
débat purement factice. Plusieurs députés français, Leverdier entre
autres, avaient encore réellement quelque chose à dire, et ils
parlèrent avec chaleur.

Le matin du 26 mars se lève gris et terne. La pluie a cessé, mais un
brouillard épais enveloppe et pénètre tout. À mesure que l'avant-midi
s'écoule, l'aspect de la Chambre devient plus triste. Le parquet est
jonché de journaux froissés, de chiffons de papiers, de livres bleus.
Les orateurs qui se succèdent ne parlent visiblement plus que pour
gagner du temps. Vers onze heures, Houghton reçoit une dépêche de
Vaughan datée de Saint-Martin: "Tenez bon, nous serons à Ottawa à
midi et demi". Il n'y a plus rien à redouter: il est impossible
maintenant à l'ennemi de préparer un nouvel accident de chemin de
fer. Le chef de l'opposition montre donc librement la dépêche à ses
collègues. Elle passe de mains en mains.

--Encore un coup de coeur, dit Houghton, il nous arrive du secours.

L'animation qui se manifeste du côté de l'opposition après la lecture
de cette dépêche n'échappe pas à Montarval qui n'a presque pas quitté
son siège depuis la veille. Une colère sombre et impuissante l'agite.

Le bruit se répand rapidement que Lamirande et Vaughan arrivent et
que ce dernier est maintenant contre le projet de loi. L'excitation
est à son comble. Les tribunes se remplissent, les députés prennent
leurs sièges. Il y a une sorte de fièvre dans l'air. Chacun sent que
le dénouement est proche.

Enfin, à une heure moins quelques minutes, Lamirande et Vaughan
entrent dans la salle des délibérations. Une longue salve
d'applaudissements les accueille. Puis, beaucoup de députés vont
offrir leur condoléances à Lamirande: la mort de sa fille était déjà
connue, bien que les circonstances extraordinaires qui l'ont
accompagnée n'eussent pas encore été révélées. Tous sont frappés du
changement survenu chez Vaughan. Ce n'est plus le même homme rieur,
insouciant, quelque peu sceptique. Il est grave, maintenant, mais
sans une ombre de tristesse. Au contraire, une joie calme est
empreinte sur ses traits, qui respirent un je ne sais quoi de doux,
de noble, de grand qu'on n'y avait jamais remarqué.

Le député qui avait la parole lorsque Lamirande et Vaughan sont
entrés voit qu'il n'a plus besoin de continuer son discours. Il y met
fin _ex abrupto_, faisant grâce à la Chambre de plusieurs pages de
May qu'il se préparait à lire. Les précédents n'ont plus d'intérêt
pour personne. C'est l'avenir qu'on veut connaître.

--Monsieur le président, dit Vaughan, aussitôt qu'il put prendre la
parole, je me propose de voter contre la dernière lecture de ce
projet de constitution que j'ai toujours défendu avec opiniâtreté.
Mais je veux, auparavant, dire à la Chambre, en quelques mots, la
raison de ce changement radical qui s'est opéré dans mes opinions
politiques. Mes idées politiques ont complètement changé parce qu'il
s'est produit en moi un profond changement moral. On a beau dire, la
religion, c'est-à-dire le lien qui nous unit à Dieu, aura toujours
une influence prépondérante sur la politique, c'est-à-dire sur le
lien qui unit les hommes entre eux. L'homme qui croit réellement en
Dieu, principe et fin de toutes choses; l'homme qui croit réellement
en Jésus-Christ, Fils de Dieu, venu en ce monde pour racheter le
genre humain et nous ouvrir le ciel: l'homme qui croit réellement en
la sainte Église catholique, fondée par Jésus-Christ sur Pierre et
les apôtres pour continuer à travers les âges son oeuvre de
rédemption et de salut; l'homme qui croit fermement à ces grandes
vérités fondamentales ne peut pas voir les choses de la politique de
la même manière que celui qui n'y croit pas. Quand je dis les choses
de la politique, je parle de la vraie politique, non des questions de
voies ferrées, de navigation, de commerce; mais de ces grands
problèmes dont la solution décide de l'avenir des peuples. Jusqu'ici,
en discutant le projet de constitution dont la Chambre est saisie, ne
n'envisageais que le côté purement humain de la question; je ne
voyais que la grandeur et la prospérité matérielles du pays; et il me
semblait que cette grandeur serait mieux assurée par l'union étroite
des provinces que par leur séparation. Je m'aperçois maintenant que
même au point de vue terrestre j'étais dans une étrange erreur, tant
il est vrai qu'on ne voit pas bien les choses de ce monde à moins de
s'élever au-dessus d'elles. Mais en ce moment la grandeur matérielle
du pays me paraît d'une importance toute secondaire. La question qui
s'impose à mon esprit, avant toute autre, la voici: Cette
constitution que nous sommes appelés à voter n'est-elle pas destinée
à mettre des entraves à l'action de l'Église catholique, à détruire
cette action entièrement si c'était possible? Les pièces qui nous ont
été communiquées, l'autre jour, prouvent que cette constitution a été
conçue dans une pensée hostile à l'Église, au salut des âmes, par
conséquent. Hier, j'étais prêt à voter cette constitution quand même,
à la voter tout en voyant qu'elle devait servir à opprimer l'Église,
à ruiner la foi. J'étais prêt à commettre ce crime politique, parce
que pour moi, matérialiste insensé, courbé vers la terre, j'attachais
une plus grande importance aux choses qui passent qu'aux choses de
l'éternité, aux questions d'étendue territoriale et de prestige
national qu'au salut ou à la perte des âmes. Aujourd'hui, si cette
constitution devait nous assurer le plus grand, le plus riche, le
plus puissant empire du monde et ne mettre en péril que le salut
d'une seule âme, je sacrifierais volontiers ma vie plutôt que de la
sanctionner par mon vote. Et si ce grand changement s'est opéré en
moi; si je vois les choses tout autrement, que le les voyais hier,
c'est que je suis parti d'ici incroyant et que je reviens croyant. Je
reviens croyant comme mon ami. La lumière qui l'éclaire, m'éclaire.
Tout ce qu'il croit, je le crois, tout ce qu'il aime, je l'aime, tout
ce qu'il adore, je l'adore, tout ce qu'il espère, je l'espère. On me
demandera peut-être comment, à quelque occasion ce changement s'est
opéré. C'est là un sujet trop sacré, trop intime pour que je puisse
même l'effleurer ici. Qu'il me suffise de dire que l'effet, si
étonnant qu'il vous paraisse, est encore bien moins extraordinaire
que la cause qui l'a produit. Et maintenant un mot à ceux de mes amis
que j'ai pu aveugler par mes sophismes en faveur de ce projet
néfaste. S'ils ne peuvent envisager la question comme je l'envisage
aujourd'hui, au point de vue surnaturel, qu'ils l'envisagent au moins
comme l'honorable chef de l'opposition, au point de vue de la saine
raison. Qu'ils considèrent que cette constitution est dirigée contre
la religion, la langue, la nationalité de tout un peuple; qu'elle a
pour objet l'unification du Canada par la destruction de ce qu'un
tiers de notre population a de plus cher au monde. Qu'ils se
persuadent qu'une oeuvre politique fondée sur une pareille base ne
saurait être ni féconde ni stable. C'est dans la séparation que nous
trouverons la véritable grandeur, la véritable prospérité, parce que
nous y trouverons la paix.

   *   *   *   *   *

Le jeune Anglais reprit son siège, et il se fît un grand silence,
à la fois solennel et émotionnant, et plus approbateur qu'un tonnerre
d'acclamations. La Chambre avait compris que toute manifestation
bruyante aurait été déplacée en pareil moment. Pas un seul député ne
se leva ensuite pour prendre la parole. Tout était dit, tout était
fini.

Houghton et Lamirande firent de nouveau la motion de rigueur: "Que ce
_bill_ ne soit pas lu une troisième fois maintenant, mais dans six
mois". Le président mit cette proposition aux voix. Le résultat de
l'épreuve n'était pas douteux, car il était bien connu que Vaughan
entraînerait avec lui au moins sept députés. Ce déplacement de huit
voix mettait le gouvernement en minorité de onze: 127 contre 116,
tels furent les chiffres que donna le greffier.

À peine le président a-t-il proclamé ce résultat, que l'opposition,
restée silencieuse après le discours de Vaughan, éclate en
applaudissements insolites et se livre à une démonstration de joie
délirante. Les députés se donnent de chaleureuses poignées de mains,
se félicitent, rient, pleurent, trépignent, frappent sur leurs
pupitres, poussent des cris insensés, jettent en l'air les menus
objets qui leur tombent sous la main; tant il est vrai que les hommes
les plus graves deviennent parfois de véritables enfants sous le coup
d'une forte émotion. Lamirande seul est calme au milieu de cette
tempête.



Chapitre XXXII


  Miserabili obitu, vita functus est.

  Il finit sa vie par une misérable mort.

    2 Mac. IX, 28.


Lorsque le président a pu enfin rétablir un peu d'ordre, sir Henry
Marwood, pâle, défait, se lève et tout en proposant l'ajournement de
la Chambre, annonce que le cabinet va donner immédiatement sa
démission.

Quant à Montarval, cloué à son siège, il ne semble pas avoir
connaissance de ce qui se passe autour de lui. Si ses collègues
n'eussent pas été si fiévreusement excités ils auraient vu dans ses
yeux une flamme de rage et de désespoir pleine d'une indicible
horreur. Lamirande la remarqua et frissonna.

   *   *   *   *   *

Les députés se dispersent dans les couloirs, à la bibliothèque, au
dehors, dans les allées où la brume est toujours épaisse et
pénétrante. Lamirande, Houghton, Leverdier et Vaughan se promènent
ensemble en arrière de l'hôtel du parlement, à l'écart des groupes
plus bruyants. Ils éprouvèrent le besoin de se communiquer leurs
pensées, leurs émotions. Houghton vient de dire: "La religion qui a
pu opérer un tel changement chez Vaughan n'est pas une religion comme
les autres; elle doit être la seule vraie, et je vais l'étudier
sérieusement", lorsqu'un gardien des terrains publics accourt tout
effaré.

--Messieurs, leur dit-il, un grand malheur est arrivé M. Montarval
s'est tiré un coup de revolver dans la tête.

Les quatre amis suivent le gardien au pas de course. Il les conduit à
l'endroit le plus écarté de l'allée qui longe la falaise au-dessus de
l'Outaouais, et qu'on appelle _The Lovers's Walk._ Là, gisant dans la
boue, la tête trouée d'une balle, baignant dans son sang, mais encore
en vie, ils voient le malheureux sectaire. Au moment où ils arrivent,
il fait de vains efforts pour se soulever et reprendre son arme
tombée à quelques pieds de lui. On le relève et on le couche sur un
banc. Lamirande examine la blessure et constate qu'elle est
nécessairement mortelle. Puis ils le transportent dans un pavillon
qui se trouve auprès. Le gardien, sur l'ordre de Lamirande, court à
l'hôtel du parlement chercher un coussin, de l'eau et quelque
stimulant. Sur son chemin il rencontre un père oblat qu'une impulsion
mystérieuse a dirigé de ce côté. Le religieux, apprenant la triste
nouvelle accourt au pavillon. Un spectacle affreux s'offre à ses
regards. Le suicidé est étendu sur une table. Il agonise. Sa
respiration n'est plus qu'un râle. De sa tempe droite coule un mince
filet de sang qui tombe goutte à goutte sur le plancher. Ses yeux
sont ouverts, fixes et vitreux.

--A-t-il sa connaissance? demanda le religieux.

--Je ne le crois pas, répond Lamirande. Il avait certainement lorsque
nous l'avons trouvé, mais depuis que nous l'avons transporté ici il
n'a donné aucun signe qui indique qu'il nous reconnaît.

Bientôt le gardien revient. On place le coussin sous la tête du
blessé, et Lamirande humecte ses lèvres d'un peu d'eau-de-vie. Le
stimulant produit son effet. Le malheureux cherche à se tourner. On
l'aide. Au même instant, un lambeau des brouillards du dehors, que le
vent commence à agiter, entre par la porte ouverte, ondule au milieu
du pavillon, puis, glisse et va former dans un coin un léger nuage,
indécis et vague. Montarval le regarde fixement. Lamirande lui donne
encore quelques gouttes d'eau-de-vie. Le mourant fait signe au
médecin de se baisser, et avec effort:

--Lamirande, je vous hais!

--Et moi, répond celui-ci je vous pardonne de grand coeur et je vous
conjure de songer au jugement du Dieu terrible devant qui vous allez
bientôt paraître. Ce Dieu est terrible, mais Il est aussi infiniment
miséricordieux. Vous pouvez encore vous jeter dans Ses bras.

--Je hais votre Dieu! râle le moribond.

--C'est affreux! murmure l'oblat en portant son crucifix à ses
lèvres. Mon Dieu, pardonnez-lui cet horrible blasphème, il ne sait ce
qu'il dit!

Montarval, qui s'est soulevé un peu en s'appuyant sur son coude,
regarde toujours le coin du pavillon où se trouve le petit nuage. Les
yeux de tous se tournent instinctivement de ce côté? Est-ce une
illusion d'optique? ou le paquet de brouillard prend-il réellement
une forme moins vague, une forme humaine, colossale? Si c'est une
illusion, tous la partagent, car tous voient cette forme, et tous
éprouvent une terreur qui fige le sang dans les veines.

--Eblis! Eblis! s'écrie tout à coup le mourant, tu m'as trompé tu
m'avais promis le triomphe, et j'ai subi une défaite humiliante, je
suis menacé de révélations qui me conduiront en prison, peut-être sur
l'échafaud....

Il ne peut continuer, les forces l'abandonnent, et il retombe sur le
coussin. Il n'a cependant pas perdu connaissance. Le prêtre
s'approche du moribond et lui montrant le crucifix:

--Voici Celui qui ne trompe jamais, ni dans ce monde ni dans l'autre.
Satan, Eblis, comme vous l'appelez est le prince du mensonge. Il vous
a trompé dans la vie présente, il vous trompe sur la vie future. Son
royaume est l'enfer, lieu d'horribles tourments. Jésus-Christ, notre
Dieu, vous offre le pardon avec le ciel. Renoncez au démon avant que
l'éternité vous engloutisse.

Le sectaire se soulève de nouveau, soutenu par une force visiblement
surhumaine.

--Votre Dieu, dit-il entre ses dents serrées, je le hais, je le hais!
Son ciel, lieu d'humiliation dégradante, je n'en veux pas. J'aime
mieux l'enfer, quel qu'il soit.

En proférant ces paroles de damné, il repousse le crucifix avec un
geste de colère. C'est son dernier acte. Aussitôt, un frisson
convulsif le secoue de la tête aux pieds; ses yeux s'ouvrent
démesurément et prennent une expression d'indicible épouvante; ses
membres se roidissent, et son âme s'échappe de son corps dans un cri
de désespoir que n'oublieront jamais les six témoins de cette scène
affreuse.

--Allons-nous en! s'écrie le religieux. Ce lieu est rempli de démons,
c'est l'enfer.

Et tous se précipitent au dehors, le visage blanc de terreur, la
chair frémissante et horripilée.

--Dieu miséricordieux! s'écrie Lamirande, si c'est possible, ayez
pitié de lui!



Chapitre XXXIII


  Cursum consummavi.

  J'ai achevé ma course.

    II Tim. IV, 7.


Le surlendemain, de grand matin, Lamirande, Leverdier et Vaughan,
arrivés d'Ottawa par le train de nuit, se dirigent vers le couvent
de Beauvoir. Le temps est ravissant. La triste pluie a cessé, les
brouillards ont disparu, le vent ne gémit plus dans les grands pins.
Il a gelé pendant la nuit, et les arbres, couverts de frimas,
ressemblent à de gigantesques panaches qui, tranchant sur le bleu
foncé du ciel, forment un tableau d'une beauté tellement bizarre que
le peintre le plus hardi n'oserait tenter de le reproduire.

Bien qu'en ce moment leur présence à Ottawa soit nécessaire,
Leverdier et Vaughan n'ont pas voulu laisser leur ami venir seul
rendre à son enfant les derniers devoirs. Houghton aurait vivement
désiré les accompagner; mais, pour lui, quitter la capitale, c'était
impossible.

La chute du gouvernement, la mort misérable de Montarval ont produit
une révolution dans tous les esprits. Le mauvais génie du pays étant
disparu, les intrigues cessent et les choses politiques prennent leur
cours naturel. La politique de la séparation qui naguère paraissait à
tant de personnes un rêve, une chimère, s'empare maintenant de tout
le inonde. Même ceux qui ne l'approuvent pas encore l'acceptent comme
une chose inévitable. Il ne s'agit plus que de mettre cette politique
à exécution, le plus promptement possible. Houghton est chargé de
cette tâche, et il travaille à former un cabinet pour liquider la
situation. Il s'était adressé tout d'abord à Lamirande. Celui-ci,
sans refuser d'entrer dans le gouvernement qui ne devait exister que
le temps nécessaire pour effectuer la séparation, avait demandé trois
jours de grâce.

--Quand mon enfant sera dans sa dernière demeure, dit-il, je vous
donnerai ma réponse définitive. En attendant, travaillez, avec
Leverdier et Vaughan, à la formation de votre cabinet, comme si je
n'existais pas.

--C'est difficile, répliqua Houghton, de ne pas tenir compte de
l'existence d'un homme qui a été l'instrument dont la Providence
s'est servie pour créer le mouvement actuel qui entraîne le pays vers
de nouvelles destinées.

--Cependant, reprend Lamirande, il faut vous habituer à cette pensée.
Les uns sont appelés à commencer une oeuvre, tandis que d'autres
doivent la terminer. Celui qui sème ne récolte pas toujours. Moïse
fit sortir le peuple de Dieu de la terre d'Égypte, mais c'est Josué
qui l'introduisit dans la terre de Chanaan.

--Moïse avait eu un moment d'hésitation; c'est pour cela qu'il ne lui
a pas été donné de traverser le Jourdain à la tête de son peuple.

--Et qui vous dit que je n'ai pas douté, comme Moïse dans le désert
de Sinaï?

   *   *   *   *   *

Les religieuses du couvent de Beauvoir avaient demandé à
Lamirande, comme une insigne faveur, que la épouille mortelle de
Marie leur fût confiée. On la déposa donc dans le caveau de leur
chapelle.

Longtemps Lamirande resta agenouillé sur les froides dalles. Ses deux
amis auraient voulu demeurer auprès de lui, mais il leur fit signe de
se retirer. Il voulait être seul avec Dieu et son enfant... Quand
enfin il vint rejoindre ses deux compagnons, ceux-ci remarquèrent sur
ses traits, dans ses yeux, avec la trace de larmes abondantes, un
reflet céleste, une lumière indéfinissable qu'ils n'y avaient jamais
vue.

Ensemble, ils reprirent le chemin de la ville et de la gare; mais
lorsqu'ils furent rendus près du chemin de fer, Lamirande s'arrêta
soudain comme quelqu'un qui se souvient tout à coup d'une affaire
importante.

--Partez, vous deux, dit-il, par le premier train Houghton a besoin
de vous au plus tôt. Quant à moi, j'ai quelques courses à faire,
quelques personnes à voir ici. Je prendrai un autre train.

Puis, serrant les mains de ses deux amis avec effusion, il s'éloigna
rapidement. Eux, tout surpris, ne songèrent ni à le questionner ni à
l'arrêter. Lorsqu'ils furent un peu revenus de leur étonnement, il
était déjà loin.

--Devons-nous le suivre? dit Vaughan.

--Je crois qu'il vaut mieux faire ce qu'il nous a dit, reprit
Leverdier.

--Ne trouvez-vous pas quelque chose d'étrange dans sa conduite?

--Oui, quelque chose d'étrange, ou plutôt quelque chose de nouveau;
mais ce quelque chose n'a rien d'inquiétant. Allons!

Et les deux amis partirent pour Ottawa, fermement convaincus que
Lamirande les y rejoindrait bientôt. Mais ils ne le virent plus
jamais, ni à Ottawa ni ailleurs.

Le cinquième jour après les funérailles, l'inquiétude causée par la
disparition de Lamirande était devenue très vive. On songeait
sérieusement à descendre à Québec pour y commencer des recherches,
lorsque Leverdier reçut la lettre suivante:

"New York, le 2 avril 1946.

"Bien cher ami,--Vous devez être tous dans l'inquiétude à mon sujet.
Soyez rassurés, il ne m'est advenu rien de fâcheux. Je suis en
parfaite santé et sain d'esprit.

"Je quitte le monde pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait
inutile. Je saurai bien m'ensevelir de telle sorte que personne ne me
trouvera jamais.

"Cher ami, ce n'est pas un sentiment d'amertume, rien qui ressemble à
la misanthropie qui me fait prendre cette détermination. Mon coeur
n'a pas cessé d'aimer les choses terrestres. Le bonheur légitime
d'ici-bas a toujours pour moi un attrait puissant. J'entrevois un
avenir qui me sourit: une position élevée dans la patrie; la
confiance, l'estime, la reconnaissance de mes concitoyens; de
nouveaux liens domestiques qui m'uniraient plus étroitement encore à
toi; une femme admirable; de blondes têtes d'enfants... Ah! ne
t'imagine pas que ce doux rêve me laisse indifférent, et qu'il ne
m'en coûte pas d'y renoncer! Mais lorsque tu auras appris du père
Grandmont certains événements que je t'ai cachés, tu admettras que
celui qui a été l'objet de faveurs si extraordinaires ne doit pas
rester dans le monde. Quand un homme a vu ce que j'ai vu, entendu ce
que j'ai entendu, souffert ce que j'ai souffert, il ne lui reste plus
qu'une chose à faire ici bas: prier, en attendant que Dieu l'appelle
à Lui.

"Si je ne vous ai pas fait connaître d'avance ma détermination, à
toi, à Vaughan et à Houghton, c'est que je voulais nous éviter des
discussions qui auraient été probablement pénibles et certainement
inutiles. J'ai consulté le père Grandmont qui m'approuve entièrement.
Ne le questionne pas sur ma destination, il l'ignore.

"Et maintenant, avant de te dire adieu, un mot, un dernier mot de
politique, et un mot d'affaires. Le père Grandmont te remettra ce que
j'appelle mon testament politique. Tu en donneras communication aux
amis, particulièrement à Houghton et à Vaughan. Vous y trouverez tout
ce que j'aurais pu faire pour vous aider dans la tâche qui reste à
accomplir: la séparation des provinces et l'organisation de la
Nouvelle France. Je suis entré, ce me semble, dans tous les détails
de ces deux grandes questions. Pesez le tout devant Dieu et prenez en
ce qui vous paraîtra utile. Quand même je serais resté au milieu de
vous, je n'aurais pu vous rien dire de plus. J'ai mis dans ce
document tout mon petit bagage de savoir, d'expérience et de vues sur
l'avenir. D'ailleurs, ce qui est surtout nécessaire, c'est, avec
l'intégrité de la foi catholique, l'union intime de nos compatriotes.
Or cette union, je le sens, se fera plus facilement autour de mon
souvenir qu'autour de ma personne.

"Avec mon testament politique le père Grandmont te remettra une
procuration qui t'autorise à disposer de tout ce qui m'appartient.
Je n'ai qu'un objet vraiment précieux: la statue miraculeuse de
saint Joseph. J'aurais voulu te la donner: le père Grandmont
me l'a demandée avec tant d'instance pour la chapelle de
Notre-Dame-du-Chemin que je n'ai pu la lui refuser. À toi je donne
la feuille de lis qui en a été détachée par saint Joseph lui-même.

"Après avoir donné quelques souvenirs, à leur choix, à mes chers amis
Vaughan et Houghton, tu feras de mes biens trois parts égales: une
pour les pauvres, une pour ta soeur Hélène afin qu'elle puisse faire
l'aumône en priant pour moi, une pour le développement de loeuvre que
tu diriges.

"Enfin, saluez affectueusement pour moi tous les amis.

"Ami! Frère! adieu à tout jamais dans ce monde, et au revoir dans le
beau ciel que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a conquis au prix de
son très précieux sang. Ainsi soit-il."

  Joseph Lamirande.



Épilogue


  Expectans expectavi Dominum.

  J'ai attendu, et je ne me suis point
  lassé d'attendre le Seigneur.

    Ps. XXXIX, 2.


Dans son numéro du 15 février, la _Croix_, de Grenoble, France,
publia la communication suivante:

Saint-Laurent-du-Pont, ce 13 février 1977.

Monsieur le rédacteur,

Il vient de s'éteindre, non loin d'ici, à la Grande Chartreuse, une
vie bien humble, bien cachée, bien mystérieuse, mais qui a dû être
grande et glorieuse aux yeux de Dieu; puisque le passage de cette âme
du temps à l'éternité a été accompagné de phénomènes célestes
vraiment extraordinaires.

Le frère Jean n'est plus de ce monde. Vous n'avez peut-être jamais
entendu parler du frère Jean. Peu de personnes, en France, l'ont vu,
encore moins l'ont remarqué.

Il y a plus de trente ans, arrivait un jour, à la Grande Chartreuse,
un homme âgé d'une quarantaine d'années, bien mis, à l'air distingué,
parlant le français, mais évidemment étranger à notre pays. Il
demanda à voir le père abbé qui était alors dom Augustin, de sainte
mémoire. Il resta plusieurs heures avec lui, dit la tradition. Ce qui
se passa entre eux, nul ne l'a jamais su. Les moines et les frères
qui vivaient alors se rappellent qu'au sortir de cette entrevue le
père et l'étranger étaient singulièrement émus. Tous deux avaient
beaucoup pleuré, mais d'émotion plutôt que de peine; car leurs
visages, tout en gardant la trace des larmes, étaient rayonnants
d'une grande joie. Le même jour, l'étranger prit l'habit de frère et
le nom de Jean, et depuis lors il n'est jamais sorti du couvent, si
ce n'est, dans ces dernières années, pour faire des commissions au
laboratoire, à Fourvoirie, à Currière, à Saint-Pierre. Il descendait
même parfois à Saint-Laurent, et aussi conduisait les voyageurs sur
le Grand Som. Monter sur ce sommet des Alpes paraissait être sa seule
passion, si l'on peut s'exprimer ainsi. Tous les autres ordres de ses
supérieurs, il les exécutait ponctuellement, avec empressement, avec
une obéissance parfaite; mais quand le père procureur lui disait
d'accompagner des visiteurs au Grand Som, on voyait passer sur son
humble visage et éclater dans ses yeux si doux une lueur de joie
enfantine. On lui demanda, un jour, pourquoi il aimait tant à
escalader ce pic. Il répondit: "C'est si beau là-haut et l'on s'y
trouve si près du ciel!"

Nul n'a jamais su au monastère à part dom Augustin, qui il était ni
d'où il venait. Possédant une éducation évidemment supérieure, il n'a
jamais voulu être autre chose que simple frère. Pendant longtemps,
avec la permission de l'autorité, il n'a pas mis les pieds hors du
couvent et il ne venait jamais en contact avec aucun étranger.
Lorsque, il y a quinze ans, dom Augustin était sur son lit de mort,
il fit venir autour de lui tous les moines et leur enjoignit de dire
à celui qui le remplacerait bientôt de respecter le secret du frère
Jean, comme lui-même l'avait si longtemps respecté. À l'heure qu'il
est, le successeur actuel de saint Bruno, dom François, ne sait pas
plus que vous et moi qui était ce modeste frère qui a certainement
joué un grand rôle quelque part dans le monde. Et ce rôle a dû être
aussi bienfaisant que remarquable; car le frère Jean n'était
certainement pas quelque grand pécheur réfugié dans cette solitude
pour faire pénitence. Il suffisait de regarder dans ses yeux si
limpides, si calmes pour convaincre que jamais l'âme dont ils étaient
le miroir n'avait été souillée par le crime, bouleversée par le
remords. On aurait dit quelqu'un dont le rôle dans le monde, pour une
raison ou pour une autre, était accompli, et qui était venu ici, sur
ces hauteurs sereines, attendre son entrée dans la céleste Patrie.

J'ai dit que personne, à part dom Augustin, n'a jamais su qui il
était. Personne ne l'a jamais su, mais moi, je l'ai soupçonné, et
voici comment j'ai cru saisir le secret du frère Jean.

L'été dernier, au mois d'août, j'accompagnai à la Grande Chartreuse
deux amis de Paris, dont l'un, M. G., a beaucoup voyagé,
particulièrement en Amérique. Il a passé plusieurs mois dans la
Nouvelle France. Comme le temps était beau, nous voulions monter sur
le Grand Som. On nous donna pour guide et compagnon le frère Jean
qui, malgré ses soixante-dix ans, nous devançait facilement. À chaque
instant, il lui fallait ralentir le pas pour nous attendre.

Nous étions sur le sommet depuis une vingtaine de minutes, jouissant
en silence du spectacle grandiose qui se déroulait sous nos regards
ravis, lorsque le son de deux voix, parlant avec animation, vint
frapper nos oreilles. Deux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans
s'approchaient du rocher où nous étions tous les quatre assis, sans
nous apercevoir. L'un d'eux cria à l'autre qui s'était un peu éloigné
de lui: "Par ici, Leverdier, voici un point de vue superbe!" Je vis
le frère Jean tressaillir et pâlir au nom de Leverdier; tandis que
mon ami M. G. poussa un petit cri de joie et de surprise. Il se leva,
et adressa la parole aux deux jeunes gens qui étaient maintenant tout
près de nous:

--J'ai entendu, dans votre conversation, le nom de Leverdier. J'ai
bien connu autrefois, M. Paul Leverdier, qui a été président de la
Nouvelle France. Celui de vous deux qui s'appelle Leverdier serait-il
son parent, par hasard?

--Oui, monsieur, fit l'un des jeunes gens, en nous faisant un salut
plein de courtoisie, celui que vous avez connu est mon père.

Naturellement, les deux voyageurs vinrent se joindre à notre groupe,
et la conversation s'engagea. Mon ami G. interrogea vivement le jeune
Leverdier sur son père et sur sa patrie.

--Quelles heures charmantes, dit-il, j'ai passées avec votre père! Il
m'a raconté, par le menu, les événements vraiment extraordinaires,
pénibles et touchants, qui ont marqué l'établissement de la
république de la Nouvelle France, aujourd'hui si florissante. Je ne
connais rien de plus beau; vous n'ignorez pas, sans doute, cette
glorieuse épopée?

--En effet, répondit le jeune étranger, j'ai souvent entendu mon père
faire ce récit merveilleux.

--Et la disparition de son ami Lamirande, celui qui, disait votre
père, avait sauvé le pays par son sublime sacrifice, est-elle
toujours restée enveloppée de mystère.

--Toujours, monsieur. Nous sommes convaincus qu'il s'est renfermé
dans quelque monastère de l'Europe, mais nous n'avons jamais eu de
ses nouvelles. Mon père a dû vous parler de M. Vaughan, cet ami de M.
Lamirande qui était présent au miracle du couvent de Beauvoir. Vous
le savez, peut-être, M. Vaughan, aussitôt que les affaires politiques
de cette époque furent un peu réglées, a voyagé pendant deux ans en
Europe, visitant tous les monastères, couvents et lieux de retraite
imaginables. Il est allé même jusqu'en Terre Sainte. Je l'ai souvent
entendu parler de ce voyage à mon père. Toutes ses recherches furent
vaines; le mystère est resté insondable.

--Et ce misérable journaliste--son nom m'échappe--qui avait joué le
rôle si odieux, qui s'était vendu corps et âme au grand chef du
satanisme, qu'est-il devenu?

--Vous voulez parler de Saint-Simon, sans doute. Il a eu une bien
triste fin. Il est mort fou, l'an dernier, après avoir passé je ne
sais combien d'années dans une maison de santé. Il était possédé de
la folie de la richesse. Il croyait toujours avoir autour de lui des
monceaux d'or. Je l'ai vu une fois, c'était un spectacle navrant.

--Revenons plutôt à ce bon Lamirande. Votre pays lui est-il
reconnaissant? A-t-il au moins conservé son souvenir?

--Oui, son nom est béni par tout notre peuple. Il est révéré comme un
saint et comme le père de la patrie. Nombre de jeunes gens
s'appellent Joseph en souvenir de lui. Moi-même je me nomme Joseph
Lamirande Leverdier. Mon père a dû vous parler de la statue
miraculeuse de saint Joseph. Elle est toujours dans la chapelle de
Notre-Dame-du-Chemin que vous avez sans doute visitée. Cette chapelle
est devenue un lieu de pèlerinage national, et aux pieds de cette
statue des milliers d'âmes trouvent des grâces de choix, surtout
l'esprit de sacrifice et de dévouement, la force de s'immoler,
d'accomplir les devoirs pénibles.

--Et parlez-moi de votre bonne tante Hélène. Vit-elle encore?
attend-elle toujours le retour de M. Lamirande?

--Hélas! elle croit encore que M. Lamirande reviendra. C'est le seul
point sur lequel cette chère tante... comment dirai-je?... n'entend
pas les choses comme les autres. Elle est la providence des pauvres;
toujours douce, toujours bonne. Dans tout ce bel épisode, les peines
du coeur qu'elle a éprouvées sont les seules ombres au tableau. Il me
semble que M. Lamirande, au lieu de s'enfermer dans un couvent,
aurait dû....

Le jeune voyageur ne put terminer sa phrase. Le frère Jean, portant
la main au coeur, tomba évanoui. Nous nous empressâmes autour de lui.
Bientôt il reprit connaissance.

--Ce n'est rien, dit-il. Chez moi, sans doute, le coeur ne vaut pas
les jambes; il se trouble dans cette atmosphère.

Il alla s'asseoir un peu plus loin. Au bout de quelques minutes, il
se dit assez remis pour pouvoir descendre. Sur mes compagnons et sur
les deux jeunes voyageurs, cet incident ne créa aucune impression
extraordinaire. Ils croyaient simplement à un évanouissement causé
par la fatigue. Moi qui connaissais le mystère qui entourait le frère
Jean, moi qui l'avais vu tressaillir et pâlir en entendant prononcer
le nom de Leverdier, j'étais fermement convaincu que l'émotion seule
avait déterminé cette défaillance du coeur. J'étais entièrement
persuadé que nous descendions la montagne en compagnie du héros de la
Nouvelle France; et j'étais fortement tenté, je l'avoue, de faire
part de ma conviction à mes compagnons de route. Mais je résistai à
la tentation. Pourquoi, me disais-je, arracher à ce bon frère le
secret que Dieu lui a permis de garder si longtemps? Ne serait-ce pas
une sorte de profanation? J'eus la force de retenir ma langue.

Mais il faut en finir. Dans les derniers jours de janvier, le frère
Jean tomba gravement malade. Il se prépara admirablement à la mort et
fit preuve d'une résignation héroïque. Bien que ses souffrances
fussent sans doutes atroces, jamais la moindre plainte ne lui
échappa, jamais il n'eut le plus léger mouvement d'impatience. Une
certaine contraction musculaire, et tout involontaire, indiquait
seule les douleurs qu'il éprouvait. Les moines étaient dans
l'admiration. Ils voyaient que c'était un véritable saint qui les
quittait. Aussi entouraient-ils son lit d'agonie d'un profond
respect. Au moment suprême, le chef de la maison et plusieurs des
pères étaient auprès du frère mourant, récitant les prières des
agonisants et répétant, pour lui, les noms de Jésus, de Marie et de
Joseph. Ses yeux étaient fermés, il respirait à peine, mais ses
traits crispés par la souffrance disaient que la vie n'était pas
éteinte. Tout à coup, une harmonie angélique et un parfum non moins
céleste, qu'aucun langage humain ne saurait décrire, remplirent la
modeste cellule.

Nous savions tout de suite, m'ont raconté les moines, que cette
harmonie et ce parfum venaient du ciel, parce que c'était notre âme
qui les percevait d'abord, les communiquant ensuite à nos sens, au
contraire de ce qui se produit ordinairement. C'était quelque chose
de vraiment indéfinissable et indescriptible. Puis--je laisse la
parole aux pères--puis, cette harmonie et ce parfum augmentant
toujours, non d'intensité mais de suavité, nous vîmes, d'abord
intérieurement pour ainsi dire, puis des yeux de notre corps, se
former au-dessus du lit comme des nuages d'une blancheur éclatante,
et, au milieu des nuages, la figure d'une enfant de huit à dix ans,
figure bien humaine par ses traits, mais portant un reflet de la
lumière de gloire. Et l'enfant parla, ses paroles parvenant à nos
oreilles, d'une manière mystérieuse, par notre âme: "Père, dit-elle,
l'Enfant-Jésus m'a envoyée vous chercher. Venez!" Et le frère Jean,
ouvrant les yeux, se soulevant à demi, étendant ses bras vers la
céleste apparition, s'écria: "Ma fille! Enfin! Merci, mon Dieu!" Et
comme un souffle lumineux son âme quitta son corps qui retomba sur la
couche. Longtemps nous restâmes abîmés dans la prière. Lorsque nous
nous relevâmes, il n'y avait de surnaturel dans la cellule que le
sourire qui illuminait les traits du frère Jean.





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