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Title: Les hommes de la guerre d'Orient 11: Le prince du Montenegro
Author: Texier, Edmond Auguste, 1816-1887
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les hommes de la guerre d'Orient 11: Le prince du Montenegro" ***


from images generously made available by the Bibliotheque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.







LES HOMMES DE LA GUERRE D'ORIENT

LE PRINCE DU MONTÉNÉGRO

PAR EDMOND TEXIER


PARIS
LIBRAIRIE D'ALPHONSE TARIDE
GALERIE DE L'ODÉON
1854



DANILO,
PRINCE DU MONTÉNÉGRO.



I.


Dans le sujet que nous allons entreprendre, l'histoire du pays et
l'histoire de celui qui le gouverne se confondent tellement qu'il est
impossible de les séparer. Elles s'expliquent l'une par l'autre.
L'histoire du vladika et celle du Monténégro ne forment qu'une seule
histoire; on connaîtrait mal le souverain si on n'était pas familiarisé
avec le peuple.

D'ailleurs le Monténégro, qui semble appelé à jouer un rôle si important
dans la question d'Orient, est presque inconnu en France. On n'a, sur
cette contrée, que quelques articles isolés et un ouvrage publié en 1820
par le colonel Vialla de Sommières. On comprendrait mal la situation
présente et l'avenir du Monténégro, si on n'avait une idée bien nette de
son passé.



II.


Le Monténégro ou Tsernogore, quoique formant depuis la fin du XVIIIe
siècle, un État indépendant, n'est point cependant ce qu'on peut appeler
un pays constitué d'une façon régulière. C'est une nation composée
d'éléments divers, un peuple de proscrits qui l'habite. Le Monténégro
est le vaste lieu d'asile de tous les proscrits de la race serbe. Ses
montagnes sont placées comme une espèce de ligne de démarcation entre le
monde slave et le nôtre.

Les Monténégrins eux-mêmes n'ont que des notions très confuses sur
l'étendue de leur territoire et sur le chiffre de leur population. La
_grlitza_, almanach officiel de Tsetinié, capitale du pays, évaluait, en
1835, ce chiffre à près de 100 000 âmes; le Monténégro s'est étendu
depuis cette époque, et on peut porter à un maximum d'environ 130 000 le
total des habitants.

Le Monténégro est divisé en quatre arrondissements (_nahias_); chacun de
ces arrondissements peut mettre sur pied un nombre de guerriers
déterminé d'avance.

Les sept montagnes qui environnent le Monténégro forment, sous le nom de
_Berda_, un territoire particulier qui cependant est attaché à son
voisin par les liens d'une espèce de confédération.



III.


Les Monténégrins sont en majorité schismatiques; ils font cependant
preuve de plus de tolérance que leurs coreligionnaires de la Serbie, de
la Grèce et de la Russie. Les catholiques latins exercent en paix leur
culte; les Turcs eux-mêmes ont une mosquée au Monténégro; ils forment
dans le pays une tribu qui a les mêmes droits et la même liberté que les
autres.

Les couvents sont assez nombreux au Monténégro; on cite parmi les plus
remarquables, ceux d'Ostrog et de Maratcha. Entrez dans un de ces
couvents où l'on accueille le voyageur avec une hospitalité pleine de
bienveillance, vous y trouverez tout au plus une vingtaine de moines. Un
seul religieux occupe le grand couvent de Tsetinié.

Le clergé séculier se compose de 200 popes environ. Ces prêtres ont
adopté le costume des guerriers; ils font partie des expéditions, et
comme l'Église grecque, ainsi que l'Église latine a horreur du sang, ils
ont des masses d'armes dont ils se servent pour assommer l'ennemi quand
ils sont las de prier pour leurs frères ou de les exciter au combat.

Le clergé régulier, au contraire, vit dans une paix et une austérité
profondes. Le moine monténégrin s'habille, comme le caloyer grec, d'une
longue robe de soie noire; aussi les Turcs ont-ils l'habitude de
désigner le vladika du Monténégro sous ce titre: _le noir Caloyer_. La
coiffure des moines du Monténégro est un fez rouge entouré d'une étoffe
de soie noire en forme de turban.

Les Monténégrins ont généralement des sentiments religieux assez vifs et
assez profonds. Cependant ils ne suivent pas toujours avec une
régularité parfaite les règles extérieures du culte. Dans notre langage,
on dirait des Monténégrins qu'ils ne pratiquent pas. L'Église,
d'ailleurs, repousse des sacrements tout montagnard nourrissant une
haine violente contre le prochain; si cette haine n'a pas craint de se
satisfaire, le coupable ne pourra pas mettre les pieds dans une église
avant d'avoir expié publiquement sa faute ou son crime.



IV.


La famille est la base de la société dans cette république patriarcale
du Monténégro. Chaque famille choisit un chef auquel elle obéit
aveuglément. Les membres d'une même famille ne se séparent presque
jamais, aussi les familles deviennent-elles quelquefois assez nombreuses
pour peupler un village assez vaste d'individus sortis du même sang,
portant le même nom, et ne se distinguant entre eux que par le prénom.

Cet esprit de famille, qui a de grands avantages, offre cependant aussi
des inconvénients réels. S'il établit une solidarité puissante entre les
membres de la famille en particulier, il crée également, entre les
familles en général, une foule de ces haines vivaces et implacables que
les générations transmettent aux générations.

Il y a sans doute au Monténégro, comme partout ailleurs, des pauvres et
des riches, mais cette différence entre les fortunes ne détruit pas le
sentiment d'égalité profondément enraciné au cœur des Monténégrins. Les
mendiants sont inconnus dans ce pays. Le pauvre emprunte au riche, et
finit toujours par s'acquitter.



V.


La guerre est l'occupation favorite du Monténégrin, la guerre contre le
Turc surtout. C'est là la guerre sainte, la croisade qui lui vaudra le
pardon de ses péchés et les jouissances du paradis. On voit les
vieillards suivre leurs fils marchant contre les infidèles, et se
faisant porter pour tirer un dernier coup de fusil en l'honneur du
Christ. Les infirmes eux-mêmes se lèvent au bruit de la bataille, et les
enfants courent au combat, sinon pour frapper, du moins pour charger les
armes des combattants.

_Tes aïeux sont morts dans leur lit_, est la plus grossière injure qu'on
puisse adresser à un guerrier monténégrin; c'est _le noir meurtrier_ qui
l'a frappé, disent-ils, en parlant d'un homme qui a succombé à une mort
naturelle; ils s'éloignent en se signant dévotement, et en priant Dieu
qu'il les fasse mourir sur le champ de bataille.

Nulle part la femme n'est plus respectée qu'au Monténégro, non pas que
ce respect aille jusqu'à l'exempter du travail manuel, ce qui est
impossible chez un peuple presque exclusivement guerrier; mais personne
ne se permettrait d'attenter à l'honneur d'une femme. L'idée de
séduction par la ruse ou par la violence, est complétement inconnue des
Monténégrins, ils ne sauraient comprendre l'amour en dehors du mariage.
La femme qui tue un homme pour avoir violé sa promesse de mariage, est
d'avance acquittée.

La chanson suivante, qui fait partie des poésies populaires, donne une
idée parfaite du rôle que la femme joue au Monténégro.

    LA TSERNOGORSTE.

«Un haïdouk se lamente, et crie sur la montagne: Pauvre Stanicha,
malheur à moi qui t'ai laissé tomber sans vengeance!

«Du fond de la vallée de Tsousi, l'épouse de Stanicha entend ces cris,
et comprend que son époux vient de périr.

«Aussitôt, un fusil à la main, elle s'élance, l'ardente chrétienne, et
gravit les verts sentiers que descendaient les meurtriers de son mari,
quinze Turcs conduits par Tchenghitj-Aga.

«Dès qu'elle aperçoit Tchenghitj-Aga, elle tire et l'abat. Les autres
Turcs, effrayés de l'audace de cette femme héroïque, s'enfuient et la
laissent couper la tête de leur chef, qu'elle emporte dans son village.

«Bientôt Fati, veuve de Tchenghitj, écrit une lettre à la veuve de
Stanicha:

«Épouse chrétienne, tu m'as arraché les deux yeux en tuant mon
Tchenghitj-Aga; si donc tu es une vraie Tsernogorste, tu viendras
demain, seule, à la frontière, comme moi j'y viendrai seule, pour que
nous mesurions nos forces, et voyions qui de nous deux fut la meilleure
épouse.»

«La chrétienne quitte ses habits de femme, revêt le costume et les armes
enlevés à Tchenghitj, prend son yatagan, ses deux pistolets et sa
brillante carabine, monte le beau coursier de l'aga, et se met en route
à travers les sentiers de Tsousi, en criant devant chaque rocher:

«S'il se trouve ici caché un frère tsernogorste, qu'il ne me tue pas, me
prenant pour un Turc, car je suis une enfant du Tsernogore.»

«Mais en arrivant à la frontière, elle vit que la perfide musulmane
avait amené avec elle son parrain, qui, montant un grand cheval noir,
s'élança furieux sur la veuve chrétienne.

«Celle-ci l'attend sans s'effrayer; d'une balle bien dirigée, elle le
frappe au cœur, puis lui coupe la tête; alors, atteignant la Turque dans
sa fuite, elle l'amena à Tsousi, où elle en fit sa servante, l'obligeant
à chanter pour endormir, dans leur berceau, les enfants orphelins de
Stanicha.

«Et, après l'avoir eue ainsi à son service durant quinze années, elle
renvoya la Turque libre parmi les siens.»

Vivant dans une république de proscrits et de soldats, les femmes
monténégrines ont dû se façonner aux nécessités de la vie commune;
manier le fuseau et le pistolet, travailler et combattre, voilà leur
double existence.



VI.


A l'entrée de chaque cabane, des chiens énormes, sentinelles vigilantes,
veillent sur l'habitation du montagnard. Approchez néanmoins sans
crainte; ces chiens si terribles, si féroces en apparence, savent
reconnaître le voyageur. Si vous avez soif, si vous avez faim, frappez à
cette porte, le maître de la maison s'empressera de vous ouvrir, et de
partager avec vous tout ce qu'il possède. La tribu des Niégouchi est
renommée pour son art de fumer la viande de chèvre et de mouton; vous
goûterez donc à la _castradina_, ce mets national du Monténégrin; votre
hôte, si vous n'avez pas faim, vous présentera lui-même la pipe et le
café. Au départ, donnez-lui une poignée de main, c'est tout ce qu'il
demande; ayez soin de décharger vos armes en vous éloignant, c'est un
signe de remercîment et une marque d'honneur auxquels il sera
très-sensible.



VII.


Le Monténégrin, loin d'avoir la rudesse et la grossièreté qui sont
l'ordinaire partage des peuples militaires, est, au contraire, fin,
intelligent, habile, on pourrait presque dire diplomate. Il a même une
réputation de négociant consommé. Les voyageurs prétendent que la vie
militaire est bien plutôt pour le Monténégrin la suite d'une position
géographique que le résultat d'un penchant naturel. Voyez, disent ces
voyageurs, quelle patience, quels efforts ont dû déployer les laboureurs
monténégrins pour couvrir leurs abruptes sommets, leurs déserts pierreux
de champs, de moissons, de vignes et de vergers? Le Monténégrin aime
l'agriculture, il s'y livre avec une espèce de passion; chasseur,
pêcheur, ouvrier habile en outils, en ustensiles, en pipes, en
tabatières, ouvrez-lui un débouché vers la mer, et vous verrez
l'industrie régner dans ses montagnes; et peut-être ne tardera-t-elle
pas à y faire son apparition.

Tant que l'Autriche sera maîtresse des bouches du Cattaro, il est
impossible, sans se faire de bien grandes illusions, de croire à
l'avenir industriel du Monténégro.

Comme tous les montagnards, le Monténégrin est fanatique du sol natal.
Loin de ses rocs calcinés, il s'étiole, il languit, il meurt; c'est le
pin sauvage de la montagne, qui ne peut naître ni verdir dans la vallée.

Au pied de la tour d'Obod, un des plus vieux monuments du pays, dans une
sombre et profonde caverne, dort Ivo, le héros et le fondateur de la
nation. Quand la mer bleue et Kataro auront été rendus aux Monténégrins,
alors Ivo sortira de son sommeil magique et se mettra de nouveau à la
tête de ses fils, et renverra les Germains dans leurs humides et
nuageuses contrées.

En attendant, le Monténégro se contente de maintenir son indépendance.
Les tribus ou _plèmes_ qui forment la nation sont au nombre de neuf,
formant autant de divisions territoriales, de _comtés_ comme disent les
Allemands; les chefs de ces tribus sont assez souvent héréditaires.

Les villages sont rares dans ce pays et composés d'un petit nombre
d'habitations; on ne compte au Monténégro qu'une seule ville,
_Niégouchi_, si on peut donner ce nom à une agglomération de quelques
habitations occupées par les principales familles du pays. Niégouchi
est, pour ainsi dire, la ville sainte, le berceau du Monténégro. On y
montre la maison occupée par les fondateurs de la république, par les
ancêtres de la famille actuellement régnante, maison simple du reste, et
qui ne se distingue de celle des autres habitants que par ses dimensions
un peu plus considérables.

Le vladika et le sénat siègent dans la forteresse de Tsetinié, située
sur le plateau d'une haute montagne, au pied de laquelle s'étend une
immense plaine. C'est dans cette forteresse que se réunissent les
assemblées populaires, qui ont lieu tous les ans.



VIII.


Le Monténégro a dans les _piesmas_ une littérature avec laquelle on
pourrait facilement reconstruire toute son histoire. Un grand nombre de
ces chansons populaires célèbrent les hauts faits de cet Ivo, dit le
Noir (Tsernoï), dont nous avons parlé, et qui a donné son nom au pays
(Tsernogore).

C'est en dépouillant ces _piesmas_ qu'on est parvenu à retracer les
annales du Monténégro. C'est vers 1500 seulement que le pays est habité
par une population permanente. Auparavant le Monténégro n'était, comme
nous l'avons dit, qu'un immense lieu de refuge, d'abord pour
l'_haïdouck_, c'est-à-dire pour le bandit, ensuite pour l'_ouskok_;
c'est le nom du proscrit, de l'exilé, qui fixe enfin sa résidence
quelque part. Au XIVe siècle les ouskoks se trouvèrent assez nombreux
pour passer à l'état de peuple et pour fonder une nationalité. Rome
n'eut pas d'autre origine.

Ivo le Noir, après avoir battu Mahomet II et rendu les services les plus
grands à la république de Venise, finit enfin par éprouver de graves
revers. Forcé de fuir devant ses ennemis, il transporta les reliques et
les religieux du couvent et de la citadelle de Jabliak, et choisit la
position presque imprenable de Tsetinié pour y construire l'église et la
forteresse, qui sert encore de résidence au chef du pays. Là il brava
longtemps encore la puissance des Turcs et leur fit essuyer de sanglants
désastres.

Le souvenir d'Ivo le noir est encore vivant au Monténégro; une foule de
sources, de fontaines, de monuments ruinés, de rocs isolés portent le
nom du héros tsernogorste. Il maria son fils à la fille du doge de
Venise, s'il faut en croire la piesma suivante.

Ivo écrit une longue lettre au doge de la grande Venise:

«Écoute-moi, doge, comme on dit que tu as chez toi la plus belle des
roses, de même il y a chez moi le plus beau des œillets. Doge, unissons
la rose avec l'œillet.»

Le doge vénitien répond d'un ton flatteur; Ivo se rend à la cour,
emportant trois charges d'or pour courtiser au nom de son fils la belle
Latine.

Quand il eut prodigué son or, les Latins convinrent avec lui que les
noces auraient lieu aux prochaines vendanges.

Ivo, qui était sage, proféra en partant des paroles insensées: «Ami et
doge, lui dit-il, tu me reverras bientôt avec six cents convives
d'élite, et s'il y en a un seul parmi eux qui soit plus beau que mon
fils Stanicha, ne me donne ni dot ni fiancée.» Le doge, réjoui, lui
serre la main et lui présente la pomme d'or[1]. Ivo retourne dans ses
États.

[Footnote 1: Selon M. Cyprien Robert, auquel nous devons l'élégante
traduction de ces _piesmas_, la pomme est encore, pour ces peuples
slavo-grecs, comme au temps de Pâris et d'Hélène, le symbole de l'hymen
et de la beauté.]

Il approchait de son château de Jabliak quand, du haut de la tour aux
élégants balcons, dont le soleil couchant faisait étinceler les vitres,
sa fidèle compagne l'aperçoit.

Aussitôt elle s'élance à sa rencontre, couvre de baisers le bas de son
manteau, presse sur son cœur ses armes terribles, les porte de ses
propres mains dans la tour et fait présenter au héros un fauteuil
d'argent.

L'hiver se passa joyeusement, mais le printemps fit éclater, sur
Stanicha la petite vérole, qui lui laboura le visage en tous les sens.

Quand aux approches de l'automne le vieillard eut rassemblé ses six
cents convives, il fut, hélas! facile de trouver parmi eux un jeune
homme plus beau que son fils. Alors son front se couvre de rides, ses
noires moustaches qui atteignaient ses épaules s'affaissent.

Sa compagne, instruite du sujet de sa douleur, lui reproche l'orgueil
qui l'a poussé de s'allier aux superbes Latins. Ivo, blessé de ces
reproches, s'emporte comme un feu vivant. Il ne veut plus entendre
parler de fiançailles et congédie les convives.

Plusieurs années s'écoulèrent; tout à coup arrive un navire avec un
message du doge. La lettre tomba sur les genoux d'Ivo, elle disait:

«Lorsque tu enclos de haies une prairie, tu la fauches, ou tu
l'abandonnes à un autre, afin que les neiges d'hiver n'en gâtent pas
l'herbe fleurie. Quand on demande en mariage une belle et qu'on
l'obtient, il faut venir la chercher, ou lui écrire qu'elle est libre de
prendre un autre engagement.»

Jaloux de tenir sa parole, Ivo se décide enfin à aller à Venise; il
réunit tous ses frères d'armes, et toute la jeunesse. Il veille à ce que
les jeunes hommes viennent chacun avec le costume particulier de sa
tribu, et que tous soient parés le plus somptueusement possible. Il
veut, dit-il, que les Latins tombent en extase quand ils verront la
magnificence des Serbes. «Ils possèdent bien des choses, ces nobles
Latins! ils savent travailler avec art les métaux, tisser des étoffes
précieuses; mais ce qu'il y a de plus digne d'envie leur manque, ils
n'ont point le front haut, le regard souverain des Tsernogorstes.»

Voyant les six cents convives rassemblés, Ivo leur raconte l'imprudente
promesse qu'il avait faite au doge, et la punition céleste qui l'avait
frappé dans la personne de son fils, et il ajouta:

«Voulez-vous, frères, que pendant le voyage nous mettions quelqu'un de
vous à la place de Stanicha, et que nous lui laissions en retour la
moitié des présents qui lui seront offerts comme au vrai fiancé?»

Tous les convives applaudirent à cette ruse, et le jeune vaïvode de
Dulcigno, Okenovo Djouro, ayant été reconnu le plus beau de l'assemblée,
fut prié d'accepter le travestissement. Djouro s'y refusa longtemps, il
fallut pour le faire consentir le combler des plus riches dons.

Alors les convives couronnés de fleurs s'embarquèrent; ils furent à leur
départ salués par toute l'artillerie de la montagne Noire, et par les
deux énormes canons appelés _Kernio_ et _Selenko_, qui n'ont point leurs
pareils dans les sept royaumes francs ni chez les Turcs.

Le seul bruit de ces pièces fait fléchir le genou aux coursiers, et
renverse sur la poussière plus d'un héros.

Arrivés à Venise, les Tsernogorstes descendent au palais ducal. La noce
dure toute une semaine, au bout de laquelle Ivo s'écrie: «Ami doge, nos
montagnes nous rappellent.»

Le doge se levant alors, demande aux conviés où est le fiancé Stanicha?
Tous lui montrent Djouro. Le doge donne donc à Djouro le baiser et la
pomme de l'hymen. Les deux fils du doge s'approchent ensuite apportant
deux fusils rayés de la valeur de 1000 ducats.

Ils s'enquièrent où est Stanicha, tous lui montrent Djouro.

Les deux Vénitiens l'embrassent comme leur beau-frère et lui remettent
leurs présents. Après eux viennent les deux belle-sœurs du doge,
apportant deux chemises du plus fin lin toutes tissues d'or; elles
demandent où est le fiancé.

Tous montrent du doigt Djouro.

Satisfaits de la ruse, Ivo et les Tsernogorstes reprirent ensuite le
chemin du pays.

Il paraît qu'arrivé au Tsernogore, Djouro remit à Stanicha la fille du
doge; mais il voulut garder les présents. Une autre _piesma_ raconte la
fin de cette histoire, nous la citons car rien ne saurait mieux donner
une idée des mœurs actuelles de cet étrange pays qui n'a rien encore
perdu de sa couleur primitive.

«La fille du doge pousse son mari à en finir avec Djouro.

«Je ne puis, crie-t-elle à Stanicha en pleurant de dépit, je ne puis
céder cette merveilleuse tunique d'or tissue de mes mains, sous laquelle
je rêvais de caresser mon époux, et qui m'a presque coûté les deux yeux
à force d'y travailler nuit et jour pendant trois années.

«Dussent mille tronçons de lances devenir ton cercueil, mon Stanicha, il
faut que tu combattes pour la recouvrer, ou si tu ne l'oses pas, je
retourne la bride de mon coursier, et je le pousse jusqu'au rivage de la
mer.

«Là je cueillerai une feuille d'aloès avec ses épines, je déchirerai mon
visage, et tirant du sang de mes joues, avec ce sang j'écrirai une
lettre que mon faucon portera rapidement à la grande Venise, d'où mes
fidèles Latins s'élanceront pour me venger.

«A ces mots de la fille de Venise, Slanicha ne se possède plus; de son
fouet à triple lanière, il frappe son coursier noir, et ayant atteint
Djouro, le Tsernogorste le frappe d'un javelot au milieu du front.

«Le beau vaïvode tombe mort au pied de la montagne.

«Glacés d'horreur, tous les svati (compagnons des chefs)
s'entre-regardèrent quelque temps; à la fin leur sang commença à
bouillonner, et ils se donnèrent des gages, des gages terribles qui
n'étaient plus ceux de l'amitié, mais ceux de la fureur et de la mort.

«Tout le jour, les chefs de tribus combattirent les uns contre les
autres, jusqu'à ce que leurs munitions fussent épuisées, et que la nuit
fût venue joindre ses ténèbres aux horreurs du champ de bataille.

«Les rares survivants marchent jusqu'au genou dans les flots du sang des
morts.

«Voyez avec quelle peine un vieillard s'avance. Ce guerrier
méconnaissable, c'est Ivo le Noir; dans sa douleur sans remède, il
invoque le Seigneur.

«Envoie-moi un vent de la montagne, et dissipe cet horrible brouillard,
pour que je voie qui des miens a survécu.»

«Dieu touché de cette prière, envoya un coup de vent qui balaya l'air,
et Ivo put voir au loin toute la plaine couverte de chevaux et de
cavaliers hachés en pièces.

«D'un tas de morts à l'autre, le vieillard cherchait son fils.

«Un des neveux d'Ivo qui gisait expirant, Joane, le voit passer, il
rassemble ses forces, se soulève sur le coude, et s'écrie:

«Holà, oncle Ivo, tu passes bien fièrement, sans demander à ton neveu,
si elles sont profondes les blessures qu'il a reçues pour toi? Qui te
rend à ce point dédaigneux? Sont-ce les présents de la belle Latine?»

«Ivo à ces mots se retourne et, fondant en larmes, demande au
Tsernogorste Joane, comment son fils Stanicha a péri.

«II vit, répond Joane, il fuit sur son coursier rapide, et la fille de
Venise, répudiée, retourne vierge chez son père.»

Stanicha se fit musulman pour échapper à la vengeance des compatriotes
du vaïvode. La dynastie d'Ivo le Noir frappée par cette apostasie
s'éteignit avec les premiers successeurs de Stanicha.



IX.


Ici vient se placer la période de la domination musulmane. Les renégats
de Stanicha reviennent après la bataille racontée dans la _piesma_ que
nous venons de citer, et s'emparent du Monténégro. Un chef militaire, le
_spahi_, et un chef spirituel, le _vladika_, gouvernaient les
Tsernogorstes sous la suzeraineté de la Porte, et après avoir reçu
l'investiture du sultan, auquel ils payaient chaque année un tribut
destiné à solder la dépense que faisait la sultane en pantoufles.

Cet état de choses dura jusqu'au commencement du XVIIIe siècle. L'année
1700 vit commencer la grandeur de la famille des Petrovitj d'où est
sorti le souverain actuel du Monténégro. Sacré métropolitain en Hongrie,
la nuit même dé son retour, il persuada à ses compatriotes de massacrer
les musulmans de la montagne qui ne voudraient pas se laisser baptiser.
Cette Saint-Barthélémy eut lieu. Voici la _piesma_ qui la raconte.

«Les rayas du Zenta ont, à force de présents, obtenu du pacha de la
sanglante Skadar la permission de bâtir une église.

La petite église terminée, le pope Tove se présente aux anciens des
tribus réunis en _sobar_, et leur dit:

«Votre église est bâtie, mais ce n'est qu'une profane caverne; tant que
l'on ne l'aura point bénie; obtenons-donc par de l'argent un
sauf-conduit du pacha pour que l'évêque de Tsernogore vienne la
consacrer.»

«Le pacha délivre le sauf-conduit pour le _noir caloyer_, et les députés
du Zenta vont en hâte le porter au vladika de Tsetinié Danilo-Petrovictj.

«En lisant cet écrit, il secoue la tête et dit:

«II n'y a point de promesse sacrée parmi ces Turcs, mais pour l'amour de
notre sainte foi, j'irai, dussé-je ne pas revenir.»

«Il fait seller son meilleur cheval, et part.

«Les perfides musulmans le laissèrent bénir l'église, puis ils le
saisirent, et le menèrent, les mains liées derrière le dos, à
Podgositsa.

«A cette nouvelle, tout le Zenta, plaine et montagne, se leva et vint
dans la maudite Skakhar implorer Omer-Pacha, qui fixa la rançon de
l'évêque à 3 000 ducats d'or. Pour compléter cette somme, de concert
avec les tribus du Zenta, les Tsernogorstes durent vendre tous les vases
sacrés de Tsetinié.

«Le vladika est élargi.

«En voyant revenir leur éclatant soleil, les montagnes ne purent retenir
un cri éclatant de joie; mais Danilo, qu'affligeaient depuis longtemps
les conquêtes spirituelles des Turcs, cantonnés dans le Tsernogore, et
qui prévoyait l'apostasie de son peuple, demande en ce moment, aux
tribus assemblées, de convenir entre elles du jour où les Turcs seront
tous dans le pays attaqués et massacrés.

«A cette proposition, la plupart des _glavars_ se taisent; les cinq
frères Martinovitj s'offrent seuls pour exécuter le complot. La nuit de
Noël est choisie pour être la nuit du massacre, qui aura lieu en
souvenir des victimes de Korsovo.

«L'époque fixée pour la sainte veille arrive, les frères Machinovitj
allument leurs cierges sacrés, ils prient avec ferveur le Dieu
nouveau-né, boivent chacun une coupe de vin à la gloire du Christ, et,
saisissant leurs massues bénies, ils s'élancent à travers les ténèbres.

«Partout où il y a des Turcs, les cinq exécuteurs surgissent.

«Tous ceux qui refusent le baptême sont massacrés sans pitié, ceux qui
embrassent la croix sont présentés comme frères au vladika.

«Le peuple, réuni à Tsetinié, salua l'aurore de Noël par des chants
d'allégresse. Pour la première fois, depuis le jour de Korsovo, il
pouvait s'écrier: «Le Tsernogore est libre.»

Aujourd'hui encore, les descendants des cinq Martinovitj chantent avec
orgueil cette _piesma_ dans leurs banquets de fête.



X.


Au milieu des guerres qu'il soutenait contre les Turcs, luttes
héroïques, mêlées de grands triomphes et de sanglants revers, le
Monténégro restait inconnu des États de l'Europe; La Russie comprit la
première quel parti elle pouvait tirer de ce peuple de soldats ardents
et fanatiques dans ses combats contre la Turquie. Pierre Ier envoya un
émissaire au Monténégro. Une _piesma_ raconte l'arrivée de cet agent, et
les paroles que le tzar est censé adresser aux chefs de la montagne.

«Le Turc m'attaque avec toutes ses forces, pour venger Charles XII, et
pour plaire aux potentats de l'Europe; mais j'espère dans le Dieu
tout-puissant, et je me fie à la nation serbe, surtout aux bras des
Tsernogorstes, qui certainement m'aideront à délivrer le monde chrétien,
à relever les temples orthodoxes et à illustrer le nom des Slaves.

«Guerriers de la montagne Noire, vous êtes du même sang que les Russes,
de la même foi, de la même langue, et d'ailleurs n'êtes-vous pas comme
les Russes des hommes sans peur?

«Il importe donc peu que vous parliez la même langue pour combattre avec
eux. Levez-vous tels que vous êtes, héros dignes des temps anciens, et
restez ce peuple terrible qui n'a jamais de paix avec les Turcs.»

«A ces paroles du tzar slave, du grand empereur chrétien, tous
brandissent leurs sabres et courent à leurs fusils.

«Il n'y a qu'une voix: Marchons contre les Turcs, et plus vite ce sera,
plus nous en aurons de joie ... En Bosnie et en Hertzegovine, les Turcs
sont défaits, et bloqués dans leurs forteresses. Partout, villes et
villages musulmans sont brûlés, il n'est pas une rivière, pas un
ruisseau qui ne se teigne du sang infidèle.

«Mais ces réjouissances ne durèrent que deux mois; elles se changèrent
pour les Serbes en calamités, à la suite de la paix subite et forcée que
le tzar Pierre dut conclure avec la Porte. Les Tsernogorstes furent
pris d'un violent désespoir.

«Toutefois, ils restèrent en campagne, se montrant alors ce qu'ils sont
aujourd'hui, buvant le vin et combattant le Turc.

«Et, tant qu'un d'eux restera en vie, ils se défendront contre qui que
ce soit, Turcs ou autres. Oh! elle n'est pas une ombre, la liberté
tsernogorste. Nul autre que Dieu ne pourrait la dompter, et, dans cette
entreprise, qui sait si Dieu même ne se lasserait pas?»

Cette _piesma_ est intéressante, surtout parce qu'elle constate la
première tentative des Russes pour asseoir leur influence au Monténégro.
Ces souvenirs, d'une ancienne fraternité d'armes, on les invoque encore
aujourd'hui; on invoque aussi la communauté de religion et d'origine; et
l'empereur Nicolas Ier tient en ce moment aux Tsernogorstes le même
langage que son aïeul Pierre Ier.



XI.


Traversons l'époque la plus triste de l'histoire du Monténégro, celle
pendant laquelle, abandonné par Venise, il subit les épouvantables
ravages des armées du vizir Kiouprili, pour arriver a l'année 1568, où
une grande victoire le délivra des Turcs. A cette époque commence la
lutte entre l'Autriche et la Russie pour dominer le gouvernement du
Monténégro, lutte dans laquelle la conformité de religion a toujours
donné de grands avantages à la Russie sur sa rivale.

L'influence française, toute nouvelle au Monténégro, éclipsa
complètement l'influence russe tant que dura l'expédition dÉgypte. Les
Grecs-Slaves saluèrent par des cris de sympathie l'humiliation que nos
armées venaient d'infliger à l'islamisme; mais, lorsqu'on vit la France
s'allier avec la Turquie, et le général Sébastiani défendre
Constantinople, l'influence russe regagna tout le terrain qu'elle avait
perdu.

La guerre commença entre nous et les Monténégrins, secondés par un
corps moscovite. Le général Lauriston fut attaqué, en 1806, à Raguse;
l'ennemi assiège Raguse et Kataro. Le général Molitor accourt avec 1600
hommes pour débloquer la place de Raguse, entourée par 13 000 hommes.
Molitor n'hésite pas à fondre à la baïonnette sur un ennemi douze fois
plus nombreux que lui. Les Russes plient, les Monténégrins sont
enfoncés; Russes et Monténégrins pêle-mêle, laissant leurs armes et leur
artillerie sur le champ de bataille, se sauvent sur la flotte. En 1807,
la terrible défaite de Castel-Novo força les Monténégrins a demander une
paix qui ne fut plus troublée jusqu'en 1813.

A cette époque, les Français abandonnèrent Kataro, où les Monténégrins
établirent la capitale de leur État; mais l'archiduc ne veut point
accepter le Monténégro comme puissance maritime, elle craint pour sa
marine la concurrence de ce peuple actif et entreprenant. Une armée
autrichienne partit pour expulser les Monténégrins des bouches du
Kataro, dont le congrès de Vienne avait donné la possession à la maison
de Habsbourg.

En 1820, les Turcs entreprennent, contre le Monténégro une nouvelle
campagne, dans laquelle ils sont battus.

Dix ans après meurt, à l'âge de 80 ans, le vladika Pierre, qui
gouvernait depuis un demi-siècle le Monténégro.



XII.


Pierre I'er fut le véritable fondateur de l'État monténégrin; ferme,
patient, habile, doué en même temps d'une douceur d'apôtre et d'un
courage de héros, ce vladika soutint son pays dans les crises de tout
genre qu'il eut à subir pendant les cinquante années de son règne.

Son neveu, qu'il avait choisi pour successeur, fut salué du titre de
vladika par tous les chefs réunis sur la colline d'Ivo le Noir; il prit
le nom de Pierre II, et partit en 1833 pour recevoir à Saint-Pétersbourg
la consécration épiscopale. Il n'était que diacre quand son oncle
mourut. Pendant ces trois années, il défendit son pays contre de
nouvelles entreprises des Turcs. La nécessité où se trouvait le sultan
de réprimer la révolte du vice-roi d'Égypte, le força de rappeler son
vizir du Monténégro, et de diriger son armée sur la Syrie.

Le pouvoir, longtemps partagé entre le gouvernement civil et l'évêque,
avait fini par appartenir complètement à ce dernier. Un parti se forma
pour reconstituer l'État sur ses anciennes bases, et ressusciter la
charge de gouverneur. Ce parti fut battu, et Pierre II, libre pour le
moment de toute complication intérieure et extérieure, put mettre la
dernière main à l'œuvre de la réforme du pays entreprise par son oncle
Pierre Ier.

Pierre II exerça jusqu'en 1838, une dictature pacifique sur ses
concitoyens époque à laquelle le législateur dut faire place au
guerrier.



XIII.


Le Monténégro, environné presque de tous côtés par la mer, qu'il voit,
qu'il touche pour ainsi dire, ne peut se frayer un libre passage jusqu'à
ses rivages. Le congrès de Vienne a cru devoir fermer de ce côté toute
issue vers la mer. Le Monténégro n'a point de port, ce qui rend les
montagnards tributaires de l'Autriche pour un grand nombre d'objets de
consommation et surtout pour le sel.

La possession de Kataro est toujours l'idée fixe, l'espoir permanent des
Monténégrins. C'est là qu'il faut chercher la véritable cause de la
levée de boucliers de 1838, et non point dans la question de
délimitation de territoire qui lui servit de prétexte.

De nombreux combats eurent lieu entre les impériaux et les
Tsernogorstes, sans amener de grands résultats. Pour en finir,
l'Autriche et le Monténégro résolurent de s'en rapporter à l'arbitrage
de la Russie; la paix fut signée grâce à la médiation de cette
puissance; mais les Monténégrins avaient manqué le but pour lequel ils
avaient pris les armes, ils ne possédaient pas de station maritime; la
paix fut donc, dans la montagne Noire, le sujet des plaintes
passionnées, des regrets patriotiques d'une foule de guerriers.



XIV.


Le capitaine du génie: Kovalevski résidait alors dans le Monténégro en
qualité d'agent russe. Slave de cœur et de naissance, cet officier
rêvait de faire du Tsernogore, devenu pour lui comme une seconde patrie,
une espèce de rendez-vous commun d'où tous les patriotes slaves
s'élanceraient un jour pour conquérir l'Europe.

L'Autriche s'effraya des menées de cet illuminé slave et s'en plaignit à
la Russie qui, sachant s'assouplir aux circonstances, désavoua son
agent, et lui ordonna de se rendre à Vienne pour offrir des explications
et des excuses au cabinet de Schœnbrunn.

Kovalewski revint au Monténégro; il avait fini par se considérer comme
un des enfants de cette terre guerrière, et c'est lui qui dressait les
plans de campagne des montagnards contre l'Hertsegovine et l'Albanie,
musulmane. Une guerre sans merci ni trêve a lieu contre ces peuples. On
en pourra juger par le fragment suivant:

«Le bey Hassan est en campagne avec quarante compagnons, il franchit la
frontière, mais voilà qu'il passe auprès d'un rocher sur lequel Marco
était posté avec trois braves.

«Marco ajuste le bey Hassan qui tombe sans mouvement sur l'herbe.

«Jetez vos armes, et mettez vos mains derrière le dos où vous êtes tous
morts!» crie aux Turcs consternés le terrible Marco.

«Les Turcs obéissent, et descendant de son embuscade, Marco les lie
tous, prend la carabine du bey Hassan, et pousse devant lui, comme du
bétail, ses quarante prisonniers jusqu'au village de Tsernitsa.

«Là, dédaignant une énorme rançon que ses captifs lui promettent, il les
décapite tous dans la cour du tribunal de sa tribu, et orne de leurs
têtes la koula du Secdar.

«Que Dieu donne à Marco bonheur et santé!»

Le poète populaire prend peut-être un peu trop facilement son parti de
ce massacre. Une telle manière de faire la guerre n'aurait point la
sympathie des nations civilisées. Heureusement de grands changements
s'opèrent de jour en jour dans les mœurs militaires et civiles des
Monténégrins; ces changements sont dus à l'influence salutaire du
vladika Pierre II, homme distingué par son intelligence et par son
éducation, auteur d'un volume de vers intitulé l'_Ermite de Tsetinié_,
politique habile, administrateur résolu dont les efforts persévérants
ont singulièrement rapproché le Monténégro des autres pays de l'Europe
au point de vue de la civilisation.

Pierre II est parvenu à détruire ces _vendette_ qui constituaient, sous
le nom de _kroine_, une sorte de droit à la vengeance, et les
enlèvements des jeunes filles _otmitsa_, dont l'usage, emprunté aux
époques de barbarie, s'était perpétué jusqu'à nos jours.

Le gouvernement, depuis Pierre II, se compose d'un _soviet_ (sénat),
dont les membres sont élus par le peuple, mais qui ne peuvent siéger que
lorsque leur élection a été confirmée par le vladika. Les _sovietniks_
(sénateurs) sont logés et nourris aux frais de l'État. Ils reçoivent en
outre un traitement annuel de 200 fr. par tête.

Les actes du gouvernement doivent être soumis à la délibération du
soviet, et publiés ensuite selon la formule romaine: AU NOM DU SÉNAT ET
DU PEUPLE TSERNOGORSTE.

Telle était la situation du Monténégro lorsque Danilo Petrovitj, à la
mort de Pierre II, ceignit la toge de vladika.



XV.


Le 17 mai 1850 au matin, les quatre canons qui défendent l'approche du
monastère où réside le souverain du pays, saluèrent de 121 coups la
sortie de la grande procession en tête de laquelle marchait le nouveau
vladika vêtu des habits pontificaux, portant en baudrier un magnifique
damas couvert de pierres précieuses.

Les quatre canons qui saluaient l'avènement de Danilo ont été pris aux
Turcs. Le Tsernogorste aime à entendre leurs détonations, que l'écho de
la montagne Noire répercute de vallée en vallée. Les Monténégrins
mêlaient des cris de joie au fracas de l'artillerie.

Entouré de trente _perianitj_ (guerriers ornés de plumet) qui lui
servent de garde et qui appartiennent aux plus illustres familles de la
montagne, le vladika sort de l'église, placée à côté de la poudrière et
se dirige du côté de la _Riznitsa_. C'est ce qu'on pourrait appeler la
salle du trône et le garde-meuble de la couronne; c'est là qu'on
conserve les armes des vieux héros tsernogorstes, les trophées enlevés
aux pachas turcs.

Dans cette résidence, moitié militaire, moitié sacerdotale, on voit côte
à côte un clocher, une imprimerie, une poudrière. Les ouvriers de
l'imprimerie font pleuvoir sur la foule des bulletins de la cérémonie
qui va avoir lieu.

Maintenant, de cette longue maison bâtie en pierre mais recouverte de
chaume, voyez sortir cette file de guerriers à l'aspect grave et
majestueux. Ce sont les sovietniks qui se rendent à la _Riznitsa_ où ils
feront cortège au vladika.

Tous les moines et popes du Monténégro sont convoqués pour la cérémonie
de l'investiture. C'est au bruit de leurs cantiques qu'elle s'accomplit.
Le plus âgé des caloyers met ordinairement la toque sur la tête du
vladika. Un mois après son intronisation au Monténégro, il est d'usage
maintenant que l'évêque du Monténégro se rende à Saint-Pétersbourg pour
y solliciter du patriarche une espèce de consécration et de confirmation
de son autorité spirituelle.



XVI.


C'est en 1850 que Danilo a remplacé, comme vladika, son oncle Pierre II.

Le nouveau prince du Monténégro a trouvé le gouvernement dans une de
ces crises qu'amènent toujours les grandes réformes. Pierre II s'était
donné la tâche d'introduire la civilisation européenne dans son pays, il
avait voulu en faire un État soumis à des lois régulières, payant à des
époques fixes un impôt réglé d'avance, rentrant, pour les questions de
paix ou de guerre, dans les conditions des gouvernements ordinaires.
Cette grande entreprise était presque à moitié terminée lorsque Pierre
II mourut.

Dans quelle mesure devait-il suivre les errements de son oncle? Telle
est la première question que le nouveau vladika dut se poser.

Il ne faut pas perdre de vue que le Monténégro, ainsi que nous l'avons
dit en commençant, est un pays de proscrits, d'_ouskoks_; il puise une
partie de sa force dans cette vieille franchise, dont il est en
possession, de donner asile à tous ceux qui souffrent et qui sont
persécutés par les gouvernements limitrophes.

Ce petit peuple, animé par la foi religieuse, toujours debout contre les
Turcs, faisant subir aux armées musulmanes les plus humiliants revers,
vaincu lui-même souvent, mais jamais écrasé, présente un spectacle
héroïque et vraiment digne de l'histoire.

Supprimez les ressorts de liberté et de religion qui font mouvoir le
caractère national, aussitôt le Monténégrin perd sa physionomie
particulière, il ne sait plus où puiser la force qui doit le faire
vivre, il est fini comme homme et comme peuple.

D'un autre côté, en ne faisant aucune concession à l'esprit moderne, en
restant dans la barbarie primitive, il s'attire l'inimitié
irréconciliable de sa puissante voisine l'Autriche, il se trouve obligé
de soutenir contre elle une lutte dans laquelle il doit succomber tôt ou
tard.

C'est donc entre ces deux écueils que le gouvernement du Monténégro doit
naviguer.

Danilo possède toutes les qualités nécessaires à l'exécution de cette
politique de pondération et d'équilibre. Jeune encore, ayant reçu une
excellente éducation, connaissant pour les avoir visitées, les cours
d'Autriche et de Russie, persuasif, éloquent, aimant son pays, il
exerce sur ses compatriotes une influence égale à celle de son
prédécesseur.

Pierre II était poète. On a de lui plusieurs ouvrages remarquables,
entre autres:

Un poème remarquable par la vigueur et la vérité des scènes populaires,
_Stjepan Mail_ ou Étienne le Petit, imposteur hardi qui parvint, en
trompant la crédulité naïve des Monténégrins, à se faire passer pour le
tzar Pierre III.

_Oledo_ (miroir), recueil des chants populaires serbes.

_Gorski vjenac_ (fleurs de la montagne), volume qui renferme un grand
nombre de _piesmas_ détachées, pleines de grâce et de fraîcheur.

Danilo cultive aussi les muses. Il a publié des vers, et l'imprimerie
nationale de Tsetinié a livré à la publicité divers ouvrages des
littératures étrangères, traduits en monténégrin par le souverain du
pays.



XVII.


La haine du Turc ne s'éteint jamais au cœur du Monténégrin; il faut
même, de temps en temps, qu'elle trouve une issue. De là des expéditions
ou _tchetas_ très-souvent renouvelées sur le territoire ennemi.

Le vladika est impuissant à les empêcher. La réforme de Pierre II n'est
pas encore établie d'une façon tellement solide qu'elle laisse toute
liberté d'action au gouvernement. Trois révoltes successives eurent lieu
en 1833, 1835 et 1841. Elles furent réprimées dans le sang.

Pierre II avait créé, pour assurer l'exécution de ses décrets, une
troupe de gendarmerie mobile, connue dans le pays sous le nom de
_guardia_. Cette garde, qui aurait pu rendre de grands services, y était
sans cesse entravée dans l'exercice de ses fonctions par le respect
inviolable des Orientaux pour le foyer domestique. Renfermé chez lui, le
coupable échappait à la répression. Pierre II ordonna qu'on mît le feu à
la maison du révolté, puisqu'on ne pouvait s'emparer de sa personne. Il
périssait ainsi dans les flammes ou parvenait à se réfugier chez les
Turcs. Dès lors il perdait sa nationalité et ses biens étaient
confisqués.

Ces moyens de répression barbare et que nous nous garderons bien de
justifier, témoignent de la force qu'ont encore les anciens préjugés sur
cette terre à demi sauvage. Ce n'est qu'avec une prudence excessive que
doit procéder le pouvoir; il s'exposerait infailliblement à des révoltes
semblables à celles dont nous venons de parler, s'il s'opposait aux
_tchetas_ et voulait les rendre absolument impossibles.

C'est une de ces _tchetas_ qui amena, en 1852, Omer-Pacha à la tête
d'une armée turque sur la frontière du Monténégro.

Le colonel Kovalevski, cet infatigable propagandiste russe dont nous
avons entretenu nos lecteurs, avait préparé et dirigé cette levée de
boucliers contre la Turquie. La Russie voulait engager les hostilités
pour susciter des embarras à la Porte au moment où, par l'envoi du
prince Menchikof, elle allait soulever la question du protectorat.

L'Autriche empêcha la lutte.

Cette puissance ne saurait voir d'un bon œil tout ce qui peut donner de
la vie et du mouvement à la nationalité slave. La moindre étincelle
jetée sur les provinces serbes peut allumer un incendie. L'Autriche
intervint pour éteindre le feu. La Porte sut éloigner son armée de la
frontière du Monténégro, et les Monténégrins se virent obligés à rentrer
dans leur territoire.

On voit par ce que nous venons de dire combien la paix, quand elle
existe, doit être menacée et précaire entre les deux pays.



XVIII.


L'année dernière une foule nombreuse de montagnards était réunie sur la
plate-forme de Tsetinié, pour assister à l'exécution d'un meurtrier.

Autrefois le droit de vengeance (krvina), exercé par les parents de la
victime, représentait la vindicte publique. Aujourd'hui c'est le sénat
qui prononce la peine de mort au nom de la société.

Cette pénalité toute nouvelle excite encore de vives répugnances au
Monténégro; on est obligé pour l'appliquer, de l'adoucir encore et de
laisser aux condamnés des chances de s'y soustraire.

Lorsqu'une sentence de mort a été prononcée, chaque tribu fournit deux
guerriers qui se rendent avec leur fusil chargé sur le lieu du supplice.
Le condamné est placé à quarante pas du groupe chargé de le fusiller.
Cinquante balles sont dirigées à la fois contre sa poitrine; ses parents
ne pourront pas savoir qui l'a frappé. La vendetta est donc impossible.

Si par hasard il n'est que blessé, la peine est subie, le meurtrier est
gracié.

Si par miracle il échappe, il devient libre et passe chez les Ouskoks.
Désormais il fait partie de leurs bandes.

Le gouvernement attache une grande importance à faire fonctionner cette
pénalité imparfaite sans doute, mais qui est bien préférable aux anciens
procédés de justice barbare et sommaire en usage dans le pays.

Cette fois, le criminel était un montagnard qui jouissait d'une grande
importance dans sa tribu à cause de sa bravoure.

Le peuple remplissait la plate-forme. Le piquet d'exécution allait
paraître, lorsqu'on vit le colonel Kovalevski traverser la place et
entrer dans la maison du vladika.

Aussitôt le bruit se répandit qu'il allait solliciter la grâce du
condamné.

En effet, l'officier russe, après les saluts d'usage, prit place sur un
divan auprès de l'évêque, qui lui dit aussitôt:

«Pourquoi as-tu voulu me voir?

--Parce que j'ai une grâce à te demander.

--Laquelle?

--La grâce de cet homme qu'on va fusiller.

--Tu sais qu'il a tué.

--Je sais aussi qu'il porte sur sa poitrine une croix qui lui a été
donnée par notre maître et notre père spirituel le tzar. Il ne faut pas
que cet homme meure; le moment n'est pas loin où, dans le Tsernogore,
on aura besoin de braves comme lui.»

Nous devons à l'obligeance d'un voyageur qui arrive du Monténégro la
communication d'un journal inédit auquel nous empruntons les détails
qu'on vient de lire. Le vladika ne put refuser aux instances du colonel
la grâce du meurtrier.

Aussitôt que cette nouvelle se fut répandue, la foule fit retentir l'air
de ses acclamations: «Vive la Russie! vive le tzar! vive notre père!»

Kovalevski avait parlé d'un moment peu éloigné où le besoin des braves
se ferait sentir au Monténégro. Nous avons eu le mois dernier
l'explication de ces paroles.

Maintenant laissons parler le journal de notre voyageur.



XIX.


11 MARS.--J'arrive du _soviet_ (maison du sénat). Les sénateurs vont
bientôt entrer en séance. Je peux compter sous un hangar les ânes et
mulets qui les ont conduits. Ici un cheval est presque un objet de
curiosité.

Le vladika sort de sa maison entouré de sa garde, et entre dans le
_soviet_. Pour représenter la publicité des assemblées délibérantes
européennes, j'ai persuadé au vladika qu'il convenait de me laisser
assister à la séance. J'ai obtenu la permission de me tenir debout
derrière la porte d'entrée. C'est là ma tribune.

Je m'aperçois que le colonel Kovalevski occupe déjà une place derrière
le banc sénatorial.

Les sénateurs arrivent par groupes, et, après avoir suspendu leurs armes
à la muraille, ils s'asseyent sur un banc circulaire de pierre,
recouvert d'un tapis.

Un âtre, creusé dans la terre, au milieu même du cercle, promène les
reflets de sa flamme sur la figure des pères conscrits.

Le vladika vient s'asseoir au bout du banc. Un coussin rouge, entouré
d'un galon d'or, distingue seul sa place de celle des autres sénateurs.

Le secrétaire du soviet, assis à la turque, tient une plume, une
écritoire, et du papier sur ses genoux.

Maintenant que le vladika a prononcé la prière qui précède l'ouverture
des débats, tous les sénateurs allument leur tchibouk.

Le vladika ouvre la séance par le discours suivant:

     «Chers frères et chers fils,

«J'ai montré à Dieu mon cœur saignant des misères de mon peuple, et je
lui ai demandé si nous devions souffrir plus longtemps les souffrances
que les infidèles font endurer à nous et à nos frères.

«Le Seigneur m'a répondu: «Montre également ton cœur saignant à ceux qui
sont chargés avec toi de veiller sur le sort de mes Tsernogorstes, que
j'ai toujours les premiers devant ma face.»

«C'est pourquoi, chers frères et chers fils, je vous ai écrit: faites
sangler vos ânes et vos mulets, et venez promptement me rejoindre dans
la maison du soviet.

«Maintenant, examinons ensemble ce qu'il convient de faire.

«Quiconque dira le contraire aura menti: la sainte religion souffre et
crie vers nous, parce qu'elle est la proie des infidèles. Serions-nous
des hommes si nous la laissions souffrir plus longtemps.

«Il y a ici un ami de notre père qui m'a dit: «Vladika, mon maître, le
maître de la Russie sainte, le tzar orthodoxe m'a ordonné de venir vers
toi, et de te dire que les Tsernogorstes n'ont qu'à prendre leur fusil
et à se mettre en campagne.

«Je leur fournirai de la poudre et des balles, ils auront des roubles,
afin d'acheter de la viande sèche pour nourrir la femme et les enfants à
la maison. Le moment est venu de chasser l'infidèle, et de faire manger
aux corbeaux les fils du prophète.

«Qu'ils se lèvent donc mes braves Tsernogorstes, et pendant que mes
vaillantes armées attaqueront Constantinople, que la montagne Noire
lance ses enfants sur la frontière turque et qu'ils reviennent chargés
de butin et de têtes.»

«Voilà ce que l'ami du tzar m'a dit de sa part, et moi je viens vous
demander ce que vous voulez faire.»

Un sénateur, après avoir croisé ses jambes à la turque, sans doute afin
de pouvoir parler plus commodément, prend la parole. Son discours dure
une heure environ; mais le ton nazillard et la rapidité de prononciation
de l'orateur, m'empêchent de le comprendre.

Le sénateur qui lui succède est un vieillard, dont le menton est orné
d'une magnifique barbe blanche. Comme il parle avec une sage lenteur et
qu'il s'interrompt de temps en temps pour lâcher une bouffée de la fumée
de son tchibouk, je puis utiliser mes connaissances encore peu étendues
en fait de langue tsernogorste, et je parviens à le comprendre.

Voici le résumé de ce discours.

«Le Monténégro doit écouter la parole de son ami et de son père le tzar
de Russie. La religion lui fait une loi de le seconder s'il veut
attaquer l'islamisme et en finir avec ces Turcs détestés. Tout
Monténégrin doit être prêt à mourir pour l'orthodoxie.

«Puisque la Russie orthodoxe se lève, l'orthodoxe Monténégrin doit se
lever aussi. Abandonnerons-nous la Russie sur le champ de bataille, et
n'irons-nous pas préparer avec elle une grande curée de Turcs aux
corbeaux?

«Insensé celui qui, au nom de l'intérêt, conseillerait d'agir ainsi, car
la sainte Russie nous récompensera de l'avoir soutenue dans la bataille,
et d'avoir brûlé la poudre pour elle.

«Quand le tzar orthodoxe régnera sur tous les souverains de l'Europe,
comme cela doit être un jour, nous irons vers lui, et nous lui dirons,
en embrassant ses genoux:

«Père, regarde du côté des montagnes tsernogorstes que baignent de tous
côtés les flots de la mer Bleue. Nos bras sont fatigués, nos corps
inondés de sueur; nous voudrions nous rafraîchir dans la vague profonde;
mais on ne veut pas nous laisser approcher du rivage. Les habits blancs
de l'Autriche sont là qui nous crient: N'avancez pas, ou nous ferons
feu.

«Et le Tsernogore n'a que la pointe de ces rocs pour y essuyer son corps
ruisselant, la mer Bleue lui est fermée.

«Le tzar écrira alors à l'empereur d'Autriche:

     «Mon ami,

«Renvoyez vos habits blancs, et laissez la mer Bleue ouverte à mes bons
Tsernogorstes, qui m'ont aidé à chasser le Turc.

«Donnez-leur Kataro la Blanche, qui appartenait à leurs ancêtres;
donnez-leur tous les villages qui sont autour.

«Et nous aurons du sel en abondance, nous ne serons pas obligés de le
payer aux habits blancs, et vous verrez engraisser nos bestiaux, et se
gonfler le sein de nos jeunes filles.»

La profonde impression, produite par ce discours, ne se trahit pas par
des applaudissements et des cris, mais par un mouvement de va-et-vient
très-rapide imprimé à la tête des membres de l'assemblée.

Deux sénateurs parlent dans le même sens que le précédent.

Un quatrième orateur prend la parole. C'est le plus jeune membre du
sénat. Je m'attends à des motions encore plus ardentes que celles que je
viens d'entendre.

Le jeune sénateur, au contraire, conseille la prudence à ses confrères;
il les engage à bien réfléchir avant d'attirer les maux de la guerre sur
la tête de leurs concitoyens. Il ne dit pas que l'empereur de Russie ne
soit pas un souverain très-puissant, mais peut-être n'aura-t-il pas
autant de facilité qu'on le croit, à dominer tous les autres États, qui
ne laisseront point disparaître la Turquie. L'orateur ajoute qu'il lui
semble inutile pour le moment de se compromettre pour la Russie. On sera
toujours à temps de prendre un parti. D'ailleurs les Turcs nous laissent
tranquilles en ce moment, pourquoi irions-nous les attaquer? Maintenons
la paix pour mener à bonne fin les utiles réformes entreprises au profit
de la prospérité et de la civilisation de notre pays.

Il est très-évident que cette opinion est en grande minorité dans
l'assemblée. Après ce discours, le vladika se lève, et, attendu que
l'heure du deuxième repas, va bientôt sonner, il ajourne la réunion du
sénat à quatre heures du soir.



XX.


13 mars. J'ai vu le vladika ce matin. Il m'a reçu avec sa bienveillance
accoutumée. Il m'a paru plus triste qu'hier. Kovalevski sortait au
moment où j'entrais chez Danilo. Je lui ai demandé la cause de sa
préoccupation.

«Le soviet a prononcé, m'a-t-il répondu, à la presque unanimité. Il cède
aux suggestions de la Russie, il veut faire la guerre, et je suis forcé
de lui céder.

--Nul cependant n'oserait vous résister, si vous disiez non, votre
pouvoir est sans borne.

--Vous vous trompez, répond tristement l'évêque, il y a des préjugés
devant lesquels je suis forcé de m'incliner.

«Kovalevski est au fond le véritable souverain du Monténégro, la Russie
règne ici bien plus encore que moi.

«Pendant longtemps encore la guerre, et surtout la guerre contre les
Turcs sera la passion dominante dans ce pays. Il faut avoir été élevé à
l'étranger, ou avoir beaucoup voyagé comme ce pauvre Shebievjt, que vous
avez entendu hier au soviet, ou comme moi, pour comprendre quels
résultats heureux la paix peut avoir, et quelle influence elle exerce
sur la prospérité d'une nation; mais je ne puis lutter contre
l'ignorance de mes compatriotes, elle m'entraîne, elle me déborde; je
sens qu'il faut que je lui obéisse, si je ne veux pas me perdre.

«Que vont devenir mes écoles pendant la guerre; le sang va emporter le
germe si laborieusement semé par mon oncle et par moi. Il a des moments,
ajouta-t-il en soupirant, où je voudrais abdiquer et me retirer au fond
d'un monastère du mont Athos.»

Je crus devoir le dissuader d'un projet si nuisible aux intérêts de son
pays.

--Rassurez-vous, me dit-il, nous autres Tsernogorstes, nous ne pouvons
pas vivre loin de notre patrie. Vous voyez bien ce domestique?»

Il me montrait le serviteur chargé d'allumer son tchibouk.

Il y a quelques années, mille familles, représentant plusieurs milliers
de guerriers avaient consenti, moyennant une solde considérable, à
émigrer dans le Caucase, où la Russie comptait les opposer aux
Tcherkesses. Arrivés dans le pays, les guerriers monténégrins perdirent
tout d'un coup leur énergie; ils étaient devenus lâches; ils désertaient
en masse, ou succombaient à une langueur produite par la nostalgie.

Quelque temps avant de mourir, mon oncle, qui avait permis cette
émigration, se désolait souvent en songeant qu'il avait envoyé tant de
braves à la mort, lorsqu'il vit de sa fenêtre un homme se traînant sur
le sentier qui conduit à Tsetinié.

Cet homme, succombant a la fatigue, tomba évanoui avant d'atteindre au
plateau. Mon oncle envoya à son secours, et le fit transporter chez lui.

Dieu soit loué, s'écria le malade, j'ai revu _ma petite montagne Noire_
(_dogoritli Hevnoï_), je puis mourir.

Ce malade, aujourd'hui vivant et très-vivant, c'est mon porteur de
tchibouk, qui avait supporté des fatigues et des privations dont le
récit seul vous ferait frémir, pour revoir son pays.

Nous sommes ainsi faits, ajouta le vladika, on dirait qu'un charme
magique nous attache à la montagne Noire.



XXI.


Le journal dont nous venons de citer des fragments explique assez bien
les motifs qui ont poussé le vladika du Monténégro à prendre parti dans
la guerre commencée entre l'empereur de Russie et la Porte ottomane.

Outre la communauté de religion, cause toujours si puissante de
sympathie entre deux peuples, la Russie n'a négligé aucun moyen de
rattacher à sa fortune le Monténégro et ses habitants. La plupart des
chefs importants des _serdars_ monténégrins reçoivent des pensions de la
Russie. Celle de Pierre II s'élevait à plus de 80 000 francs, et elle a
été continuée à son successeur Danilo.

Le vladika Pierre Ier, fondateur de la dynastie actuelle, a inséré dans
son testament une clause dans laquelle il recommande avant toutes choses
à ses successeurs de vivre toujours en paix et en bonne intelligence
avec la Russie.

Les deux neveux de Pierre II ont fait leurs études à Saint-Pétersbourg.

Le tzar envoie chaque année au Monténégro, pour les offrir gratuitement
aux habitants, de nombreux navires chargés de blé d'Odessa.

Les _icones_ ou vases sacrés qui servent aux cérémonies du culte dans la
chapelle épiscopale de Tsetinié sont un présent de l'impératrice de
Russie.

Tout est russe au Monténégro, tout conspire à assurer la prépondérance
russe dans ce pays que les autres États de l'Europe ont trop négligé
jusqu'ici.

Aussi ne faut-il point s'étonner si d'une extrémité à l'autre de la
montagne Noire, les habitants ont accueilli avec enthousiasme la
proclamation suivante:

     «Tsernogorstes!

«Le moment est venu de prendre les armes, et de jeter le fourreau de
l'épée sur la route. Il faut que chaque homme mette la main sur son
cœur, et dise: Il faut qu'il batte pour l'orthodoxie et pour la liberté.

«Il faut montrer que nous sommes les fils de ces vaillants Tsernogorstes
qui ont défait trois armées de vizirs, et qui ont pris cinquante
citadelles turques. Nous ferons voir que le Tsernogore n'a point
dégénéré, et qu'il est toujours la terre des braves fils d'Ivo le Noir.

«Nous nous battrons jusqu'à la mort pour notre religion et pour notre
indépendance; la récompense qui nous attend est au ciel.

«Dieu nous donnera la victoire. Fidèles Tsernogorstes, abordons d'un
cœur franc l'ennemi, et ne craignons pas de nous jeter tête baissée au
plus fort de la mêlée.»

     «DANILO,

     «_Archevêque du Tsernogore et des Berda, et de Skador et de
     toute la Primorée._»

     (Signé du grand sceau, à l'aigle double, que le tsernovoïevitj
     Ivo portait sur son bouclier.)



XXII.


Les revenus du vladika se composent des fermes appelées _Ivan Begovina_,
et qui furent établies par Ivo. Ses revenus s'élèvent à la somme de 130
000 francs.

Il reçoit des tributs volontaires de la part des Monténégrins, qui,
après une expédition heureuse, rentrent chez eux chargés de butin.

Il prélève une part sur les pêches qui ont lieu sur le lac Skadar.

Tout cela lui constitue une liste civile qui, avec la pension qu'il
touche de la Russie, ne s'élève pas à un demi-million.

Il se fait au Monténégro un commerce d'importation en eaux-de-vie de
France, en aiguilles et en poudre de guerre. Dans ce pays, habité par
des gens presque sans cesse en guerre, il n'y a qu'une seule fabrique de
poudre dans la tribu des Rovtsi, et à peine en fabrique-t-elle assez
pour la consommation de ses membres.

Les marchandises sont transportées au Monténégro à dos de mulet; souvent
aussi il arrive que les femmes se chargent de ces transports. On
rencontre souvent sur la route, entre Kataro et Tsetinié, ces
infortunées créatures, accablées par un soleil ardent, sous les fardeaux
qu'elles portent, moyennant un ou deux centimes la livre.

Un arbrisseau à feuilles arrondies, appelé en italien _scotano_, forme
un des principaux objets d'exportation du pays. Il est d'un fréquent
usage dans la teinture et dans la préparation du cuir.

On exporte aussi en quantités assez considérables des poissons séchés
nommés _scoranze_, et le _caviar_, produit avec l'ovaire de ces
poissons.

La _castradine_ ou viande de chèvre fumée, le miel, la cire, le suif, la
laine, le bois à brûler, le gibier, complètent le tableau des
exportations du Monténégro.

Pour remettre ces objets aux marchands, le montagnard est obligé de
traverser les enceintes autrichiennes, où des garde-frontières le
forcent à déposer les armes et ne le perdent pas un seul instant de vue
pendant tout le temps qu'il met à conclure le marché.



XXIII.


Nous avons vu un portrait du vladika Danilo fait, il y a quelques mois,
d'après nature, au moment où il venait de passer en revue les _serdars_.
Il porte le costume demi-militaire, demi-sacerdotal, de vladika, et la
croix du Melos-Obilin, ordre fondé par son prédécesseur.

Danilo a l'œil noir et profond, la physionomie douce et mélancolique, le
front intelligent. Il administre son pays avec beaucoup d'habileté et de
fermeté. Il va jouer un rôle militaire auquel il semble que rien
jusqu'ici ne l'ait préparé. Il faut attendre pour le juger.





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