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Title: Gertrude et Veronique
Author: Theuriet, André, 1833-1907
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Gertrude et Veronique" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



GERTRUDE ET VÉRONIQUE

PAR

ANDRÉ THEURIET

PARIS

G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS

1888



LE SECRET DE GERTRUDE



I


La journée tirait à sa fin--une pluvieuse journée de février--et bien
que le ciel se fût éclairci, la lumière pénétrait déjà avec peine à
travers les carreaux verdâtres de la pièce où se réunissait chaque soir
la famille de Mauprié. Les fenêtres donnaient sur l'unique rue du
village; en soulevant le rideau, on pouvait apercevoir la route
détrempée par la pluie, la rue tournante, les maisons basses aux toits
moussus, l'abside de la vieille église de Lachalade, et dans le fond, la
forêt d'Argonne voilée d'une brume violette. Près de l'une des croisées,
la veuve de David de Mauprié se tenait droite dans son fauteuil et raide
dans ses vêtements noirs; sa figure affilée et pointue se profilait sur
la mousseline du rideau, et l'on voyait ses mains sèches agiter
mécaniquement les aiguilles. Sa fille aînée, Honorine, élancée et
maigre, surveillait devant la cheminée la cuisson d'un opiat pour le
teint; elle devait avoir passé la trentaine; la flamme du brasier
éclairait à demi son visage couperosé et ses yeux noirs encore beaux
sous leurs paupières déjà fatiguées. Un garçon de vingt-trois ans, nommé
Xavier, était assis à une table ronde devant un dessin qu'il terminait
rapidement. Près de lui, dans l'embrasure de la seconde fenêtre, sa sœur
cadette, Reine, les coudes sur les genoux et les mains enfoncées dans
ses épais cheveux bruns, profitait des dernières heures du jour pour
dévorer un roman qui absorbait toute son attention.

L'ombre envahissait de plus en plus la salle, et les meubles qui la
garnissaient disparaissaient noyés dans l'obscurité. Parfois seulement
le feu se ranimait, un jet de flamme lançait çà et là de légères touches
lumineuses, et on distinguait un coin de miroir, un panneau de
tapisserie, un portrait enfumé dans son cadre terni, une console ventrue
à poignées de cuivre, un râtelier d'armes de chasse... Puis la flamme
s'évanouissait et tout se replongeait dans l'ombre, à l'exception des
silhouettes immobiles près des fenêtres.

--Allons, fit Xavier en posant son crayon, on n'y voit plus.

--Reine, dit la sœur aînée d'une voix aigre-douce, le souper ne sera
jamais prêt!... Laisse donc ton livre, tu finiras par te perdre les
yeux.

Reine feuilleta les dernières pages de son roman et releva la tête d'un
air de mauvaise humeur.--Si tu as peur pour mes yeux, répondit-elle,
allume la lampe.

--Nous brûlons déjà trop d'huile, reprit sèchement Honorine, et tu sais
bien que la buire doit nous faire une semaine.

--Reine, dit alors madame de Mauprié d'un ton emphatique, tu ne devrais
pas oublier que nous avons de lourdes charges et que nous devons être
économes.... Laisse ton roman et occupe-toi des choses utiles.

--Bien parlé, ma mère! cria une voix rude, et au même moment la porte
entr'ouverte livra passage au fils aîné, Gaspard de Mauprié, tandis
qu'un chien de chasse vint secouer son poil mouillé jusque sur les jupes
de Reine.

Elle jeta son livre avec dépit, et, repoussant l'épagneul:--Emmène-donc
ton chien, dit-elle à Gaspard, sa place est au chenil et non dans la
salle.

--Tout beau, ma précieuse sœur, répliqua celui-ci en faisant résonner la
crosse de son fusil sur les carreaux, Phanor n'est déplacé nulle part,
il gagne sa journée, lui, et ne perd pas son temps à bayer aux
corneilles!

Tout en parlant, le chasseur tira de son carnier deux vanneaux qu'il
jeta sur la table:--Honorine, porte cela au garde-manger, et mets le
couvert, car je meurs de faim.

Puis, d'un geste de maître, il frotta une allumette contre sa manche et
alluma la lampe, objet de la contestation. L'apparition de la lumière
rétablit le calme dans la salle. La veuve s'approcha avec son tricot,
Reine reprit sa lecture, Honorine se mit à filtrer la liqueur qu'elle
avait retirée du feu; Xavier, seul, resta près de la croisée, le front
appuyé contre la vitre et regardant la route déserte. Quant à Gaspard,
après avoir débouclé ses guêtres, il avait pris un chiffon de laine et
frottait le canon de son fusil en sifflant un air de chasse. La lueur de
la lampe éclairait sa figure osseuse et hâlée, sa barbe touffue et ses
yeux gris perçants. Personne ne parlait plus et le silence n'était
interrompu que par le sifflet du chasseur, le balancier de l'horloge
dans sa longue boîte, et les soupirs de l'épagneul qui s'était étendu
près des chenets.

Quand le fusil fut nettoyé, Gaspard releva la tête.

--Eh bien! et ce souper? demanda-t-il d'un ton bourru.

--J'attends le lait que Gertrude est allée chercher à la Louvière,
répondit Honorine.

--Elle y met le temps, la cousine Gertrude! grommela Gaspard; au sortir
du bois je l'ai vue de loin, trottant menu et sautillant de pierre en
pierre, comme si le sable du chemin n'était pas digne de toucher ses
pieds de princesse.... Elle se sera sans doute arrêtée à coqueter avec
le fils du fermier.

Honorine haussa les épaules.

--Fi donc! Gaspard, dit-elle, est-ce qu'une fille bien élevée fait
attention à ces gens-là?

Gaspard éclata de rire:

--Faute de grives on mange des merles, et il faut bien que vous vous
contentiez du seul gibier qui soit à votre portée.... Toi-même, ma sœur,
pourquoi uses-tu les œufs du poulailler à fabriquer du lait virginal, si
ce n'est pour que la blancheur de ton teint éblouisse ces gens-là?

--Des paysans! fit Reine, et son minois chiffonné prit une expression
dédaigneuse.

--Je ne parle pas pour toi, Reine, continua Gaspard, je connais tes
goûts; tu attends que le fils d'un roi vienne à deux genoux t'offrir sa
main, mais Gertrude est moins ambitieuse.

--Oui, elle est peuple, soupira la cadette, et elle se replongea dans sa
lecture.

--Hélas! dit madame de Mauprié de sa voix languissante, elle a les idées
que feu son père avait prises dans les garnisons. Le capitaine Jacques
de Mauprié avait eu le tort de mépriser la profession de sa famille....
J'ai souvent ouï dire à votre pauvre père que, depuis le roi Henri IV
jusqu'à 1830, tous les Mauprié avaient soufflé le verre... Un
gentilhomme verrier ne devrait jamais quitter ses ouvreaux! Et elle
lança un regard de reproche à Gaspard.

--Est-ce pour moi que vous dites cela, ma mère? reprit celui-ci d'un ton
rude; pourtant si la verrerie des Bas-Bruaux a été vendue en justice dix
ans après votre mariage avec mon père, je n'y suis pour rien, et vous en
savez là-dessus plus long que moi... Vous me répondrez que j'aurais pu
travailler aux Senades, chez les du Tertre; mais j'ai des préjugés, moi
aussi, et je n'aime pas à servir chez les autres!

En entendant cette brève repartie, la veuve releva la tête; ses yeux
rencontrèrent ceux de son fils aîné et une légère rougeur colora ses
joues flétries.

--A Dieu ne plaise, soupira-t-elle, que je vous adresse un reproche,
Gaspard! Vous étiez trop jeune lors de la faillite des Bas-Bruaux pour
savoir comment les choses se sont passées, et je voulais justement vous
dire que notre déconfiture ne serait pas arrivée, si Jacques de Mauprié
avait consenti à s'associer avec nous.... Mais le père de Gertrude
n'avait pas le culte des traditions de famille; c'était un soldat, et
sous un certain rapport, il est presque heureux que sa mort ait ramené
ma nièce dans un milieu convenable.

--Heureux! murmura Gaspard en se promenant de long en large,
heureux!.... pour Gertrude, c'est possible; mais pour nous, qui étions
déjà réduits à la portion congrue, je ne vois pas quel bonheur l'arrivée
de cette sixième bouche a pu apporter dans le ménage!

--Gertrude est doublement ma nièce, répliqua la veuve. C'était un devoir
pour moi de recueillir la fille de Jacques de Mauprié et de ma propre
sœur... Qu'eut dit le monde si nous l'eussions laissée à l'abandon?
Songez, Gaspard, que vous êtes son tuteur et que nous sommes
responsables de son avenir.

--Morbleu! s'écria Gaspard, vous me la baillez belle, avec votre
responsabilité!.... N'aviez-vous pas assez à faire de surveiller Reine
qui a la tête farcie de romans!... Je ne parle pas d'Honorine, qui se
garde toute seule, maintenant qu'elle est montée en graine....

Honorine eut un beau mouvement d'indignation et laissa tomber son
filtre.

--Gaspard, commença-t-elle de sa voix la plus aigre, je ne répondrai pas
à vos grossièretés, seulement....

Elle allait en dire long, quand Xavier, qui n'avait cessé de regarder
dans la rue, tourna vivement la tête. «Voici Gertrude!» murmura-t-il, et
tous se turent.

On entendit en effet un frôlement de robe et un pas léger dans le
corridor, puis Gertrude entra dans la salle, son pot au lait à la main.
Elle était blonde, svelte et pouvait avoir dix-neuf ans. Une fanchon de
laine blanche, posée en pointe sur ses cheveux abondants, encadrait
l'ovale délicatement allongé de son visage, puis retombait sur ses
belles épaules larges et sur sa poitrine doucement agitée. Elle avait
couru; de folles mèches soyeuses, échappées à ses bandeaux, s'étaient
soulevées et formaient une sorte d'auréole autour de son front. L'air
froid du soir avait avivé les nuances roses de ses joues, et ses grands
yeux brillaient comme de limpides aigues-marines. Tout en elle, depuis
la ligne fière de sa petite bouche aux coins retroussés, jusqu'aux
mignonnes attaches de ses mains effilées et de ses pieds cambrés,
révélait la finesse de sa race. Elle était si charmante, même à la
maigre lueur de la lampe, que Xavier ne put retenir un geste
d'admiration, ni ses cousines un regard de dépit.

--Tu es restée bien longtemps à la ferme, dit Honorine en lui prenant
des mains le pot au lait.

--Suis-je en retard? répondit Gertrude. Attends, je vais t'aider, et
nous aurons bien vite rattrapé le temps perdu.--Elle se débarrassa de sa
fanchon, et alla embrasser madame de Mauprié qui lui tendit froidement
sa joue.

--Figurez-vous, continua-t-elle, que j'ai rencontré l'oncle Renaudin!...

A ce nom, toutes les têtes se levèrent et chacun écouta d'un air plus
attentif.

--Il suivait la chaussée de l'étang, poursuivit Gertrude, j'ai eu peur
de me trouver avec lui face à face, et je suis restée à la lisière du
bois jusqu'à ce qu'il eût passé.... Le pauvre homme ne peut presque plus
marcher et j'ai dû attendre longtemps. Il se traînait tout courbé....
cela m'a serré le cœur!

--Je t'engage à t'apitoyer! s'écria Reine: il a été si aimable pour nous
tous!

--N'importe, c'est notre oncle.... Et il a l'air si cassé et si
souffrant!

--Il se fait vieux, dit la veuve, on prétend même que son esprit se
dérange. Il était pourtant bien alerte quand il est revenu à Lachalade,
il y a dix ans.... Je vois encore sa taille droite drapée dans sa longue
redingote, et son air imposant....

--Oui, interrompit Gaspard d'un ton sarcastique, cet air avec lequel il
nous congédia brutalement dès notre seconde visite.... Il s'est conduit
comme un manant!

--Oh! Gaspard... fit Gertrude.

--Oui, comme un manant, je le répète, car je ne sais pas dorer mes
paroles et je ne mâche pas ce que j'ai sur le cœur.... Je le hais!

--Il ne m'a pas mieux reçue que vous, reprit Gertrude, il ne m'a même
pas laissée parler, quand j'ai été le visiter, à mon arrivée à
Lachalade; mais en le voyant se traîner péniblement ce soir sur le
chemin pierreux, j'ai été touchée de pitié, et si j'avais osé, je lui
aurais offert mon bras jusqu'à sa porte.

--Oh! tu es fine, toi! s'écria Gaspard en ricanant.

--Ce n'est pas de la finesse, c'est du cœur! répondit Gertrude blessée,
et en même temps des larmes roulèrent dans ses yeux.

Xavier la regarda d'un air ému et charmé à la fois.

--Gertrude a raison, dit-il enfin d'une voix sourde, et j'aurais fait
comme elle.

Gaspard le toisa des pieds à la tête.

--Silence, morveux, lui cria-t-il; quand on a du cœur, on reste fier; il
n'y a que les âmes basses qui pardonnent les injures!

--Gertrude, dit froidement la veuve en enfonçant une de ses aiguilles
dans ses cheveux gris, la sensibilité ne doit jamais faire oublier la
dignité; ton oncle t'a repoussée et nous t'avons accueillie, malgré nos
ressources bornées. En insistant comme tu le fais, tu as l'air de ne pas
t'en souvenir.

--Ma tante, ne le croyez pas! s'écria Gertrude, et, s'agenouillant près
de la veuve, elle lui baisa les mains.--Vous avez été bonne pour moi, et
mon cœur vous en remercie tout bas à chaque instant. En disant ces mots
elle voulut passer ses bras autour du cou de sa tante, et répandre au
dehors l'émotion qui gonflait sa poitrine, mais d'un geste, madame de
Mauprié écarta les mains de la jeune fille.

--Assez, mon enfant, tu sais que je n'aime pas les scènes sentimentales!
dit-elle sèchement.

Gertrude se sentit glacée, et refoulant sa tendresse au fond de son
cœur, elle s'en alla tristement s'asseoir près de la cheminée.

--Je ne veux faire de leçon à personne, poursuivit la veuve de son ton
emphatique et tranchant, seulement je pense qu'une famille hospitalière
et généreuse a droit à d'autres égards qu'un parent avare et dénaturé,
et que se montrer tendre avec lui, c'est nous donner tort à nous. Je ne
fais point parade des sacrifices que je m'impose, mais personne n'ignore
que nous vivons de privations depuis cinq ans; depuis cinq ans la vie
est dure pour nous,--mes filles en savent quelque chose!...

Gertrude aussi ne l'ignorait pas. Elle était arrivée à quatorze ans dans
la maison de sa tante, et depuis lors, elle avait silencieusement dévoré
plus d'une humiliation. Elle se le disait, assise sur sa chaise basse,
étouffant ses sanglots et brûlant aux ardeurs du brasier ses paupières
gonflées de larmes. La brassée de bois vert qu'Honorine venait de jeter
sur les chenets se tordait sur la braise et lançait de bruyants jets de
flamme. Gertrude songeait aux pauvres femmes qui vont dans la forêt
ramasser des branches mortes et rentrent le soir, courbées sous leur
fagot. Elle pensait aux filles des charbonniers, qui veillent toute la
nuit, accroupies autour des fournaises grondantes. Elle aurait voulu
être l'une d'elles. Leur vie si pénible lui semblait moins misérable que
la sienne. Elles, au moins, gagnaient leur journée, et personne ne leur
reprochait le pain qu'elles mangeaient le soir... Pendant qu'elle
pensait à toutes ces tristes choses, sa tante poursuivait
impitoyablement l'énumération de ses bienfaits et la glorification de sa
conduite. Une fois sur cette pente, elle ne s'arrêtait plus, mêlant dans
son discours les choses les plus respectables aux détails les plus
vulgaires. Elle parlait avec le même accent des souvenirs de famille,
des devoirs de parenté et des menues privations qu'elle s'imposait:--on
avait vendu le piano de Reine; elle avait supprimé son chocolat du
matin; les bougies avaient été remplacées par de la chandelle, bien que
l'odeur du suif lui fût insupportable... Puis venaient des retours
mélancoliques vers les jours meilleurs d'autrefois, et des comparaisons
navrantes entre le passé et le présent...

--Encore, ajouta-t-elle en terminant, tout cela ne serait rien si Reine
et Honorine étaient établies. Ah! mes pauvres filles, je crains bien que
vous ne coiffiez sainte Catherine!

Cette perspective mettait Reine en fureur.

--Et songer, s'écria-t-elle avec un geste de dépit, que si ce ladre
d'oncle Renaudin avait voulu, nous aurions pu faire un beau mariage!
Cela lui aurait si peu coûté de nous doter!... Il ne dépense rien et sa
maison regorge de tout.

--Oui, soupira Honorine, lorsque nous lui avons fait visite pour la
dernière fois, les armoires de la salle étaient ouvertes... Je vois
encore les belles piles de linge et les paniers pleins d'argenterie...

--Et le cellier plein de provisions! ajouta la veuve.

--Et les meubles de soie entassés dans la chambre de réserve! murmura la
cadette.

--Ah! dit Honorine, qui devenait enragée rien qu'en écoutant cette
énumération, si l'oncle ne veut plus nous voir, c'est bien votre faute,
à toi et à Gaspard! Il fallait l'adoucir et le gagner par des égards,
tandis que vous l'avez irrité avec vos grands airs et vos plaisanteries.
Au lieu de le traiter tout haut d'Harpagon, si Gaspard lui avait porté
un lièvre de temps à autre, tout se serait raccommodé.

Gaspard bondit d'indignation.

--Moi, donner un lièvre à ce pince-maille! Je préférerais le jeter à la
gueule de Phanor!... Pour qui me prends-tu? Est-ce qu'un Mauprié se
couche à plat ventre devant un héritage?... Tu sais le dicton: «Gueux et
fier comme un verrier!» Mon père l'était, et bon chien chasse de race.
J'aimerais mieux crever dans un fossé que de mendier les bonnes grâces
d'un croquant qui s'est enrichi en tondant ses moutons et ses débiteurs,
et qui aujourd'hui encore trouverait à tondre sur un œuf... Assez sur ce
chapitre, ne m'en parle plus et sers-nous à souper!

Le couvert était mis et la soupe au lait, préparée par Honorine, fumait
dans la soupière. Ils s'assirent tous autour de la table couverte d'une
toile cirée. Madame de Mauprié dit à haute voix le _Bénédicité_, que
Gaspard et Xavier écoutèrent debout, puis on n'entendit plus qu'un bruit
de cuillers et de vaisselle.

Le souper était abondant, et on sentait que le bien vivre était le seul
luxe auquel les Mauprié n'avaient pas renoncé.--Un pâté de lièvre dans
sa terrine, un jambonneau dans sa gelée, une salade de mâches et un
fromage du pays composaient le menu. Gaspard et sa mère l'arrosaient
d'un petit vin du Verdunois; Xavier et les trois filles buvaient de la
piquette. Tous avaient bon appétit, à l'exception de Gertrude, qui se
forçait pour avaler une bouchée, et qui semblait absorbée par ses
réflexions. Gaspard, le dos au feu et son chien Phanor entre les jambes,
mangeait comme quatre, buvait d'autant et semblait rasséréné par le
rayonnement de l'âtre qui lui chauffait les reins, et les rasades de vin
qui lui égayaient le cerveau; son verbe tranchant s'était adouci, et
parfois un large éclat de rire entrecoupait ses propos de chasseur. La
conversation roulait le plus souvent sur les souvenirs du temps passé et
sur les familles de verriers avec lesquelles les Mauprié entretenaient
des relations de voisinage. Au dessert, Gaspard, mis complètement en
bonne humeur, fredonna un air de chasse et conta ses exploits de la
journée. Il était tard quand on se leva de table; Honorine et Gertrude
enlevèrent le couvert et chacun s'apprêta à gagner son dortoir. Les
trois jeunes filles allèrent embrasser madame de Mauprié; Gaspard baisa
bruyamment les joues de ses sœurs, puis s'avança vers Gertrude.

--Allons, petite cousine, dit-il en lui tendant la main, pas de
bouderie!... Faisons la paix!

Gertrude le regarda fixement et répondit d'une voix brève:

--Cousin Gaspard, je suis fille de verrier, moi aussi, et j'ai de la
rancune... Bonsoir.

Gaspard demeurait ébahi. Elle passa rapidement devant lui pour aller
rejoindre ses cousines, puis elle s'approcha de Xavier et murmura, tout
en lui souhaitant le bonsoir:

--J'ai besoin de te parler; sois demain de bonne heure à ton atelier.



II


Ainsi qu'elle l'avait dit à Gaspard, Gertrude était une vraie fille de
verrier. Elle avait la spontanéité, la fierté, les colères violentes de
cette race ardente et chevaleresque dont les types étranges tranchent si
vivement sur le fond vulgaire et effacé des populations
meusiennes.--Venus, dit-on, de la Normandie, les gentilshommes verriers
étaient établis en Argonne depuis un temps immémorial. On les y trouve
déjà installés sous le règne de Philippe le Bel, qui, par lettre royale
datée de 1314, déclara que les gentilshommes de Champagne travaillant
aux verreries ne dérogeaient pas à la noblesse. Ce privilège fut
confirmé plus tard par Henri III, et Henri IV lui-même ne dédaigna pas
de s'occuper des verriers. La manière dont ils lui furent présentés
mérite d'être rappelée.--C'était au commencement de mars 1603, et le roi
se rendait à Metz avec Marie de Médicis; comme on descendait la côte des
Chalaides, au sortir de Sainte-Menehould, plusieurs gentilshommes
débouchèrent de la lisière du bois et coururent au-devant de la voiture.
«Qui sont ces gens-là? demanda le roi.--Sire, répondit le postillon, ce
sont des souffleurs de bouteilles...» Le Béarnais se mit à rire; les
mauvaises langues prétendent même qu'il se permit sur leur compte une
plaisanterie assez salée. La voiture ne s'arrêta pas, car il tombait une
petite pluie fine, il _mousinait_, comme on dit dans le pays, et on
avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de
Sainte-Menehould; mais Henri IV fit prendre les placets des verriers, et
peu de jours après leur accorda de nouvelles lettres patentes.

Ces gentilshommes, demi-artistes et demi-aventuriers, avaient été sans
doute attirés dans l'Argonne par les ressources nombreuses que le pays
offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait dans les bruyères,
et les bois, peu exploités, donnaient le charbon à discrétion. Eu outre,
les retraites giboyeuses des défilés, les eaux poissonneuses de la
Biesme, étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère
et avaient toujours eu du sang de braconniers dans les veines. La forêt
leur plaisait et ils y prospérèrent. Dès 1530, Nicolas Volcyr,
historiographe de Lorraine, vantait «les belles _voirrières_ des boys
d'Argonne.» Le dix-septième siècle fut leur âge d'or. Colbert avait
augmenté leurs privilèges et assuré leur monopole. Ils inondaient de
leurs bouteilles la Lorraine, la Champagne et la Bourgogne, gagnaient
gros et dépensaient d'autant, faisant chère lie, menant grand train et
ayant nombreuse lignée. Les aînés succédaient au chef de famille dans la
direction de la verrerie, les cadets ne rougissaient pas de leur servir
d'ouvriers; quelques-uns cependant devenaient gens d'épée ou gens
d'église; l'un d'eux, Nicolas de Condé, fut de la Compagnie de Jésus et
prononça une oraison funèbre du roi Louis XIII. Les filles épousaient
des verriers du voisinage ou se faisaient religieuses. Dédaignés de la
noblesse territoriale, qui raillait leurs occupations manuelles et les
appelait des gentilshommes _de verre_[1], ils se tenaient fièrement à
l'écart, ne frayant qu'avec leurs confrères, et rendant avec usure aux
bourgeois les mépris hautains des nobles familles du voisinage.

La révolution de 1789 porta un rude coup à leur prospérité en
anéantissant leur monopole. Mais aujourd'hui encore ils ont en grand
mépris les roturiers, qu'ils tiennent à distance et qu'ils appellent des
_sacrés-mâtins_; ils ne se marient guère qu'entre eux, et la fille d'un
gentilhomme verrier ferait plutôt d'un bourgeois son amant que son mari.
La plupart vivent très pauvrement et ont adopté les mœurs et le costume
des paysans au milieu desquels ils habitent; quelques-uns, fatigués de
leur oisiveté, ont pris du service et sont devenus de bons officiers.

C'était ce qu'avait fait le capitaine Jacques de Mauprié, père de
Gertrude; mais ses efforts pour tirer sa famille de l'ornière n'avaient
pas réussi. Il était mort trop tôt, et Gertrude, confiée aux soins de sa
tante, était précisément tombée dans ce milieu d'où le capitaine avait
si énergiquement cherché à sortir. Comme on l'a vu plus haut, la veuve
de Mauprié, qui vivait maigrement d'une rente viagère de deux mille
francs, avait accueilli sa nièce sans enthousiasme, et la vie que
l'orpheline menait à Lachalade était des plus pénibles. Sa nature
expansive et affectueuse était sans cesse refoulée et froissée, tantôt
par la rudesse de Gaspard ou les méchancetés de Reine et d'Honorine,
tantôt par les glaciales rebuffades de la veuve. Un seul membre de la
famille, Xavier, lui avait toujours montré de la sympathie.

Xavier de Mauprié venait d'entrer dans sa vingt-troisième année. Il
avait été élevé jusqu'à dix-huit ans au petit séminaire de Verdun, et sa
première impression, à son retour au logis, fut la vue de cette
charmante cousine de quatorze ans qui lui sauta au cou le plus gentiment
du monde. Madame de Mauprié avait eu l'espoir qu'il entrerait dans les
ordres; mais la vocation ne venant pas, Xavier s'en retourna à Lachalade
sans avoir une idée arrêtée au sujet d'une carrière quelconque. La
famille était trop pauvre pour le pousser dans un emploi public, sa mère
n'eût jamais consenti à faire de lui un commerçant; d'ajournements en
ajournements, il resta à Lachalade, menant une vie dont l'inutilité lui
pesait. Sous l'influence du milieu vulgaire dans lequel il grandissait,
ses nerfs étaient devenus plus irritables, et son esprit de moins en
moins communicatif. Gertrude seule aurait pu l'apprivoiser et le rendre
expansif; mais, avec elle, un autre sentiment arrêtait son élan et
paralysait sa langue,--la timidité.

La grâce primesautière, l'esprit vif et naturel de la jeune fille
imposaient à ce garçon sauvage et gauche. Il brûlait de confier à sa
cousine les inquiétudes et les ambitions qui agitaient son âme, et tout
le temps qu'il était seul, il trouvait mille façons de traduire ses
aspirations confuses; mais une fois en face de Gertrude, les mots ne
venaient plus. Il commençait une phrase, balbutiait en voyant les grand
yeux de la jeune fille se fixer sur les siens, puis brusquement il
s'arrêtait et redevenait silencieux. Plus Gertrude croissait en âge et
plus Xavier se repliait sur lui-même; celle-ci, découragée par les airs
farouches et le ton parfois bourru de son cousin, commençait à imiter sa
réserve. Ils se sentaient toujours sympathiques l'un à l'autre; mais ils
se parlaient peu, se bornant à échanger un sourire ou un regard, en
signe de tacite alliance.

Humilié de son inaction, las des distractions du village et des ineptes
conversations de ses sœurs, Xavier s'était consolé en se livrant à son
goût très vif pour le dessin. Comme son frère Gaspard, il s'était mis à
courir les bois, mais ce n'était pas le même attrait qui le retenait
dans les gorges de l'Argonne.--Il était devenu amoureux de la
forêt.--Les arbres aux attitudes majestueuses, les terrains mouvementés,
la riche coloration des bruyères roses ou des fougères dorées par
l'automne; le monde toujours bruissant, gazouillant ou bondissant des
insectes, des oiseaux et des fauves, tout cela le charmait et le
passionnait. La fée des bois l'avait touché de sa baguette de coudrier;
elle l'avait ramené, séduit et asservi sous les voûtes verdoyantes de la
forêt enchantée. Il y passait des journées entières à dessiner. Il avait
fait connaissance avec les charbonniers et les sabotiers de la
Gorge-aux-Couleuvres, et ces silvains demi-sauvages, tout possédés de
l'esprit forestier, l'avaient initié aux mystères des bois. Le soir, au
long des fournaises flamboyantes, le maître charbonnier lui avait appris
le nom de toutes les essences d'arbres, le chant de toutes les espèces
d'oiseaux, et c'était en voyant le sabotier de la Poirière tailler le
hêtre et le bouleau, qu'une préoccupation nouvelle avait agité son
esprit.

De l'admiration des belles choses au désir de les reproduire, la
distance est courte. Xavier s'était tout à coup senti travaillé par ce
besoin de création qui fait le tourment et la joie des organisations
artistiques. Après s'être longtemps contenté de dessiner des arbres et
des plantes, il fut pris du désir de serrer de plus près la réalité,
tout en l'accommodant à certaines combinaisons idéales. La rustique
industrie du sabotier Trinquesse fut pour lui comme une révélation. Il
essaya à son tour de tailler le bois à sa fantaisie, et pria Trinquesse
de lui apprendre son métier. Il y fit bientôt des progrès surprenants,
et non content de manier la _rouette_ et le _paroir_, il s'aboucha avec
le menuisier de Lachalade, qui lui montra à dresser, à tourner et à
assembler. Puis, son apprentissage terminé, il se procura les outils
nécessaires et installa son atelier de sculpture sur bois dans un
appentis adossé à la clôture du jardin.

C'était là qu'il passait des journées entières, tout absorbé par des
tentatives auxquelles personne dans la famille ne s'intéressait, sauf
Gertrude. Ce fut là qu'il vint attendre sa cousine au lendemain de la
scène qui ouvre ce récit. Cette visite matinale, annoncée si brusquement
et si mystérieusement par la jeune fille, l'avait préoccupé toute la
nuit; il allait et venait dans l'atelier d'un air impatient, et son
inquiétude se peignait sur sa physionomie aux traits mobiles. C'était, à
cette époque, un garçon maigre et brun, de taille moyenne et de mine
rêveuse. Ses beaux yeux noirs, enfoncés dans l'orbite, avaient parfois
l'air de regarder en dedans. Il ne portait pas sa barbe, et l'expression
fine, un peu triste, de sa bouche ressortait mieux encore sur son visage
soigneusement rasé. Les flammes sombres de ses yeux creux et la ligne
rouge de ses lèvres tranchaient vivement sur la pâleur olivâtre de son
teint, et donnaient un caractère saisissant à sa figure encadrée de
longs cheveux noirs.

Il tressaillit tout à coup en entendant crier le sable de l'allée; un
frôlement de jupe et un léger bruit de pas annonçaient l'arrivée de
Gertrude. Il courut ouvrir à sa cousine et l'amena jusqu'auprès de
l'établi où un petit poêle ronflait joyeusement.

--Je t'ai fait un bon feu, lui dit-il, assieds-toi là et chauffe tes
pieds... L'air est humide ce matin.--Tout en tourmentant un morceau de
bois avec son ciseau, il la regardait d'un air embarrassé, Gertrude
était restée debout près de l'établi. Ses lèvres étaient serrées, ses
regards sérieux, et elle pressait nerveusement contre sa poitrine les
pointes de sa fanchon.

--Comme tu es pâle! s'écria Xavier.

--Je n'ai pas dormi, répondit-elle; j'ai pensé toute la nuit à une chose
à laquelle je me suis décidée.

--Que veux-tu dire, Gertrude, et qu'y a-t-il de nouveau?

--Je ne puis plus supporter la vie que je mène, Xavier, je ne le puis
plus!... Je sens chaque jour davantage combien je suis ici à charge à
tout le monde.

--A tout le monde?... interrompit Xavier en la regardant d'un air de
reproche.

--Non, pas à toi! s'écria-t-elle en se rapprochant de lui, tu as
toujours été bon pour moi, cousin Xavier. Mais les autres!... Tu as
entendu Gaspard, hier, et tu sais qu'il m'a prise en aversion... Mes
cousines sont méchantes avec moi et ma tante ne m'aime pas. Je fais
pourtant ce que je puis pour qu'on m'aime, et je n'y réussis pas! Je
sens que je leur pèse. Je ne suis qu'une enfant, mais j'ai de l'orgueil,
moi aussi, et je souffre... Je veux partir.

--Partir!... Xavier laissa tomber son ciseau et demeura muet. Il
regardait sa cousine sans pouvoir parler, et ses mains étaient toutes
tremblantes. Pour lui, Gertrude était la seule joie de la maison, le
seul point lumineux dans la vie grise et terne de tous les
jours.--Partir! reprit-il enfin d'une voix sourde, seule! à ton âge!...
Y penses-tu?

--Il y a longtemps que j'y pense, poursuivit Gertrude, et j'avais hésité
jusqu'à hier soir, mais ce matin mon parti est pris. Je suis courageuse,
je travaillerai. Voilà un an que je vais coudre chez la modiste du
village; c'est une bonne fille qui m'a appris ce qu'elle sait et qui
s'est déjà occupée de me chercher une place à la ville.

--Elle l'a trouvée? demanda-t-il avec anxiété.

--Oui, et c'est pourquoi je me suis décidée à te parler ce matin avant
que tu ne partes pour les Islettes... Voici une lettre que je te prie de
mettre à la poste là-bas.

Xavier demeurait silencieux. Ses yeux sombres avaient pris une
expression d'angoisse passionnée. Il contemplait tristement Gertrude,
qui s'était approchée du poêle et tendait vers la plaque de fonte ses
petites mains glacées.

--Dans trois jours, reprit-elle, quand tu retourneras aux Islettes, il
faudra que tu aies la complaisance de passer de nouveau au bureau de
poste. La maîtresse du magasin où je désire travailler doit répondre à
cette lettre poste restante, et tu me rapporteras sa réponse.

--Je ferai ce que tu demandes, dit-il en soupirant profondément; mais
songes-y bien encore, Gertrude... La vie est dure chez les autres!

--Je le sais, répondit-elle avec amertume... Puis comme elle craignait
de l'avoir blessé, elle lui prit la main et la serra.

--Merci, dit-elle, ami Xavier! Garde-moi le secret jusqu'à nouvel ordre.

Elle avait les larmes aux yeux, et lui, se sentait le cœur serré par une
douleur poignante.

--Gertrude, s'écria-t-il, ne t'en va pas!

--Il le faut, mon ami.

--Gertrude! répéta-t-il encore en lui secouant la main, et en même temps
mille pensées confuses lui montaient aux lèvres. Ses yeux regardaient sa
cousine avec une expression touchante. Si ces grands yeux sombres
avaient pu parler, ils auraient dit: «Par pitié, ne t'en va pas, sois
patiente et appuie-toi sur mon bras!...» Mais les yeux se contentaient
de lancer des regards navrants, et Xavier n'osait pas révéler tout ce
qu'il avait dans le cœur. D'ailleurs son propre avenir était si obscur!
Le secours qu'il aurait pu offrir était beaucoup si on l'aimait, peu de
chose s'il n'était pas aimé. Qui pouvait savoir si Gertrude l'aimait
autrement que comme un compagnon d'enfance?... Si elle l'avait aimé plus
sérieusement, aurait-elle songé à partir?...

Il refoula en lui les mots prêts à jaillir.

--Soit, dit-il d'une voix étranglée, je ferai ta commission.

Gertrude le remercia de nouveau et quitta l'atelier. Accoudé sur son
établi, Xavier la regardait à travers les vitres tandis qu'elle suivait
légèrement les plates bandes herbeuses. Elle avait disparu depuis
longtemps déjà, qu'il était encore, à la même place, la main appuyée sur
son front, roulant des pensées noires et découragées, pendant que le
vent faisait tournoyer les feuilles sèches sur le gazon, et que les
moineaux pépiaient dans les sapins....

Quatre jours après, Xavier qui revenait des Islettes aperçut, au soleil
couchant, Gertrude qui l'attendait sur le pas de la porte.

--J'ai quelque chose pour toi, lui dit-il tristement, et il lui tendit
une lettre qu'elle décacheta avec vivacité. Tandis qu'elle la lisait,
Xavier, appuyé contre la porte, considérait le fin profil de la jeune
fille éclairée par les rougeurs du couchant. Elle releva brusquement la
tête, et il l'interrogea du regard.

--Tout est terminé, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix; les
demoiselles Pêche consentent à me prendre comme apprentie, et je dois
être rendue à B... le 1er mars prochain... Ce soir je parlerai à ma
tante.... Merci encore, Xavier!

Elle se retourna pour lui serrer la main, mais il s'était déjà enfoncé
dans l'ombre du couloir, et elle l'entendit s'éloigner du côté du
jardin.

Lorsque toute la famille fut réunie pour le souper, et que Gaspard eut
allumé la lampe, Gertrude alla s'asseoir près de madame de Mauprié et
déplia silencieusement sa lettre. Au bruit du papier froissé, la veuve
posa son tricot et dit à sa nièce en lui dardant un regard froid:

--Qu'y a-t-il, Gertrude, et que me veux-tu?

--Ma tante, commença la jeune fille d'une voix émue mais ferme, vous
m'avez accueillie chez vous, et depuis cinq ans vous avez été pour moi
une parente dévouée; je vous ai imposé de lourds sacrifices et je vous
en serai toujours reconnaissante....

La veuve fronça les sourcils, piqua une aiguille dans ses cheveux et
s'écria d'une voix brève:

--Ça, où veux-tu en venir?

--A vous annoncer, ma tante, que je ne veux pas abuser plus longtemps de
votre hospitalité: j'ai trouvé à B... une position convenable, et je
viens vous demander la permission de l'accepter.

En même temps elle remit sa lettre à madame de Mauprié. En entendant ces
dernières paroles, Gaspard avait relevé brusquement la tête; Honorine et
Reine se regardaient et cherchaient tout bas qu'elle pouvait être cette
position mystérieuse qui allait permettre à leur cousine de se produire
à la ville.

«Cette chance-là ne m'arrivera jamais!» songeait Reine dépitée.--Xavier,
les poings serrés sur les tempes, les lèvres froides, regardait la
lettre, sa mère et Gertrude. Un silence profond remplissait la salle.

La veuve ajusta ses lunettes et lut lentement, puis, rejetant le papier
avec dédain:

--Ainsi, dit-elle, tu veux te faire modiste!...

Modiste!... A ce mot, Honorine ébaucha un sourire de pitié et Reine
poussa un soupir de soulagement; quant à Gaspard, il se remit à frotter
son fusil et à siffler d'un air narquois.

--Oui, répondit Gertrude, je veux gagner ma vie honnêtement, et n'être à
charge à personne.

Madame de Mauprié se mordit les lèvres.

--Tu as dix-neuf ans à peine, continua-t-elle, et je suis responsable de
tes actes.... Est-il convenable que je te laisse aller à dix lieues
d'ici, dans une boutique où tu seras en compagnie de filles de rien, et
exposée à tous les dangers d'une situation pareille?

--Les demoiselles Pêche sont d'honnêtes filles; j'habiterai chez elles,
et d'ailleurs je saurai me protéger moi-même.

--Et te payera-t-on suffisamment pour te faire vivre?

--On me donnera, pour commencer, le logement et la table, répondit
Gertrude en rougissant; jusqu'à ce que je gagne davantage, je vous
prierai de m'envoyer une partie de la rente de six cents francs qui me
vient de ma mère.

--Et si nous refusons?... Car tu oublies que Gaspard est ton tuteur.

--Alors, répliqua-t-elle d'un ton ferme, je m'adresserai à mon oncle
Renaudin, qui est mon subrogé-tuteur et qui me fera émanciper.

Gaspard se mit à rire bruyamment.

--Eh! s'écria-t-il, laissez-la donc aller, ma mère!... Le village n'est
pas fait pour de pareilles duchesses. Il leur faut la ville pour étaler
leurs grâces et faire l'admiration des marjolets qui flânent le dimanche
sur les promenades!... Toutes ces mijaurées-là s'imaginent qu'à la ville
on trouve encore des rois qui épousent des bergères, et voici Reine qui
grille d'envie, elle aussi, de trôner derrière un comptoir!

Reine se redressa comme une guêpe en colère et lança à son frère un
regard furibond.

--Reine est trop bien née pour songer à devenir une fille de boutique,
dit la veuve; elle n'oubliera jamais qu'elle est une Mauprié....

A ces mots Gertrude sentit le rouge lui monter au front. Elle fit
quelques pas vers sa tante; ses yeux étincelaient et ses narines
frémissaient.

--Madame, s'écria-t-elle d'une voix vibrante, c'est vous qui oubliez
étrangement l'histoire de notre famille.... Vous parlez des Mauprié!
Lorsque mes ancêtres vinrent en Argonne, ils étaient pauvres et ne
crurent pas déroger en soufflant le verre.... J'entends agir comme eux
et ne pense pas déchoir!...

Il y eut de nouveau un grand silence dans la salle. Gaspard regardait sa
cousine d'un air ébaubi, et lorsqu'on se mit à table, Xavier serra
fortement la main de Gertrude. Le souper fut maussade; Gertrude ne
mangeait pas, Xavier était pensif et les autres ne disaient mot.

Lorsqu'on eut fini, madame de Mauprié retint légèrement par le bras sa
nièce qui se disposait à se retirer.

--Quand comptez-vous nous quitter? lui demanda-t-elle.

--Je dois être au magasin le 1er mars, répondit la jeune fille, et je
voudrais partir au moins la veille.

--Nous avons encore quatre jours jusqu'à la fin du mois, reprit
froidement la veuve, je pense que vous les emploierez à réfléchir....
Bonsoir, ma nièce.

Elle s'apprêtait à lui tendre machinalement son front comme chaque soir,
mais Gertrude se borna à la saluer et sortit sans ajouter une parole.



III


Le jour fixé pour le départ de l'orpheline était arrivé. Sa petite
malle, cadenassée et ficelée, attendait dans le corridor le passage
d'Herbillon le _brioleur_[2] qui devait la charger sur un de ses mulets,
et accompagner la jeune fille jusqu'aux Islettes où passe le courrier de
B... Il ne restait plus à Gertrude qu'une démarche pénible à faire,
c'était sa visite d'adieu à l'oncle Renaudin. Cette visite lui coûtait,
car le bonhomme était quinteux et recevait fort mal les visiteurs,
surtout quand ceux-ci faisaient partie de sa famille. Néanmoins Gertrude
se croyait obligée à ce dernier devoir. L'oncle Eustache était le frère
de sa mère, et puis elle l'avait trouvé si faible, si vieilli,
lorsqu'elle l'avait rencontré récemment!... Qui pouvait dire si elle le
reverrait jamais? C'est en songeant à toutes ces choses que, vers midi,
Gertrude prit le chemin de la maison de son oncle.

Cette maison était une ancienne dépendance de l'abbaye de Lachalade, et
on l'appelait encore l'Abbatiale. Elle était bâtie un peu en dehors du
village, sur une éminence d'où l'on dominait la vallée de la Biesme, et
elle comprenait, outre les bâtiments d'habitation, un grand jardin
abandonné dont les murs croulants ne finissaient qu'à la lisière de la
forêt. Le chemin qui allait du village à l'Abbatiale était bordé de
peupliers mélancoliques et aboutissait à un grand mur triste dans lequel
était pratiquée une porte cintrée, prudemment munie d'un guichet. C'est
devant cette porte que Gertrude s'arrêta pour respirer, car son cœur
battait fort et elle se sentait tout oppressée. Au bout de quelques
minutes elle agita la chaîne rouillée de la sonnette. Un tintement
plaintif réveilla l'écho de la cour sonore, un aboiement lointain y
répondit, mais personne ne se montra. Enfin un bruit de sabots résonna
dans la cour, puis une clef grinça dans la serrure et la porte
s'entre-bâilla.

--Bonjour, Fanchette; puis-je voir mon oncle? demanda Gertrude à une
vieille servante qui l'examinait d'un air revêche.

--Vous savez bien que M. Renaudin ne veut recevoir personne, répondit
froidement celle-ci.

--C'est que je pars ce soir... pour longtemps, et j'aurais désiré lui
dire adieu.

La servante, tenant toujours la porte à demi fermée, considérait la
jeune fille d'un air soupçonneux.

--Allons, Fanchette, dit une voix d'homme, laisse donc entrer
mademoiselle dans la cour.... J'irai voir si elle peut monter là-haut.

En même temps le vieux garde Pitois ouvrit la porte toute grande et fit
passer Gertrude, malgré les protestations de Fanchette. Les deux
domestiques s'acheminèrent vers la porte du vestibule, en discutant
aigrement. Gertrude les suivait toute décontenancée et regardait
machinalement la cour solitaire avec sa ceinture de hauts bâtiments aux
volets clos, son puits à la margelle usée et sa pelouse ovale bordée de
buis, où un grand houx dressait son feuillage sombre et piquant, emblème
de la maussaderie des hôtes du logis....

--Je vous dis que M. Renaudin ne la recevra pas! marmonnait Fanchette.

--Encore faut-il s'en assurer, grommelait Pitois.

--Allez-y donc, vieil entêté! s'écria-t-elle poussée à bout.

Ils étaient arrivés dans le vestibule, en face d'un escalier de pierre
qui conduisait à la chambre de M. Renaudin.

--Eh bien! Fanchette, dit une voix perçante et plaintive, que signifie
ce vacarme?...

En même temps l'oncle Renaudin parut sur les marches supérieures de
l'escalier. Il était enveloppé dans une longue redingote râpée, ses
doigts maigres s'appuyaient à la rampe de fer, son corps était courbé
comme la lame d'une serpe et sa tête surplombait, montrant un crâne
couronné de cheveux blancs, un long nez pointu et des yeux gris qui
dardaient un regard méfiant.

--Que me veut-on? répéta-t-il d'un ton bref, en apercevant une figure
étrangère.

--C'est votre nièce, monsieur, dit Pitois.

--Je ne veux voir personne, murmura le vieillard d'un ton bourru.

--Mon oncle, commença Gertrude en s'avançant, je venais vous faire mes
adieux... En même temps elle le regardait avec ses beaux yeux mouillés
de larmes.

Le son clair de cette voix sympathique sembla frapper le vieillard. Il
s'arrêta, dévisagea silencieusement sa nièce, puis, comme si quelque
chose avait enfin tressailli au dedans de lui, sa figure prit une
expression moins rébarbative.

--Tes adieux? reprit-il, tu quittes donc la maison du verrier?

--Je vais à B..., répondit Gertrude.

--A B...! s'écria M. Renaudin.--Les muscles de sa face parcheminée se
détendirent et le nom de cette ville parut agir mystérieusement sur son
esprit.--Pitois, cria-t-il, laisse-la monter.

--Attrape! dit le garde triomphant, et il fit la nique à Fanchette qui
s'éloigna d'un air grognon.

Quand Gertrude fut sur le palier: «Attends un moment, petite!» murmura
son oncle. Il se traîna dans sa chambre où la jeune fille l'entendit
clore à double tour les portes des armoires et les tiroirs d'un
secrétaire. «Tu peux venir maintenant!» lui cria-t-il.

La pièce où elle entrait était entièrement lambrissée de chêne. Au fond,
un grand lit carré à baldaquin de perse faisait face à la porte. De
hautes fenêtres garnies de rideaux jaunis donnaient sur la vallée et les
bois. M. Renaudin était assis dans son fauteuil de façon à avoir le
secrétaire à portée de la main.--Viens te chauffer, dit-il à Gertrude en
lui montrant une chaise près de la cheminée où deux pauvres tisons se
mouraient dans un monceau de cendres. Il attisa un moment le brasier,
puis fixant de nouveau ses yeux perçants sur la jeune fille:

--Dis-moi, reprit-il, que vas-tu faire à B...?

--Je vais y apprendre un métier, mon oncle, afin de gagner ma vie.

La figure de l'avare s'éclaircit un peu.

--Bien, fit-il, tu veux travailler... Bien cela, petite, et d'autant
mieux que ce n'est pas dans les habitudes de ta famille... Et les
Mauprié te laissent partir sans regret, hein?

--C'est moi qui ai demandé à m'en aller; je ne voulais pas abuser de
l'hospitalité de ma tante... Il faut apprendre à se suffire à soi-même,
quand on est pauvre.

--Pauvre!... pauvre! grommela le vieillard qui crut saisir un reproche
dans ces derniers mots, à qui la faute?... Si ta mère et ta tante
m'avaient écouté autrefois, elles n'auraient pas épousé leurs _hâzis_[3]
de verriers, et elles s'en seraient mieux trouvées... Enfin,
continua-t-il en se radoucissant, tu as pris le bon parti, qui est de
travailler quand on est jeune... C'est comme cela que j'ai fait; j'ai
quitté Lachalade à ton âge, avec mon paquet sur le dos... J'allais à
B..., comme toi... Eh! eh! il y a eu de cela quarante-deux ans à la
Chandeleur dernière...

Il poussa un soupir, croisa ses longs doigts sur ses jambes et se mit à
regarder le foyer à demi éteint où scintillaient parfois encore quelques
points lumineux. Cette allusion à sa jeunesse l'avait rendu songeur; il
resta longtemps silencieux. Gertrude embarrassée ne savait si elle
devait s'en aller. A un mouvement qu'elle fit pour quitter sa chaise, M.
Renaudin releva la tête.

--Quoi! tu veux déjà partir, s'écria-t-il... Attends encore un peu, je
n'ai pas tout dit.

Il contempla un moment la jolie figure étonnée et attentive de sa nièce;
on eût dit que ses regards se rafraîchissaient en se reposant sur ces
cheveux soyeux, sur ces yeux limpides et rêveurs, sur cette petite
bouche souriante... Il se leva péniblement et effleura de sa main ridée
et tremblante les bandeaux crêpelés de Gertrude.

--Comme tu as de beaux cheveux blonds! soupira-t-il. Va, rassieds-toi
encore un peu; mes yeux ne sont pas souvent réjouis par la vue de la
jeunesse... Arrête-toi un peu ici. Qui sait quand nous nous reverrons?

Il secoua tristement la tête, et il y eut de nouveau un moment de
silence. On entendait la bise se lamenter dans la cage de l'escalier.

--Écoute le vent, reprit-il... Rassieds-toi et chauffe tes petits
pieds... Attends, je vais mettre du bois au feu et te faire une bonne
flambée.

Il attisa le brasier et jeta sur les chenets une brassée de menu bois
qui pétilla en lançant une flamme claire.

--Eh! eh! dit-il en étendant ses mains devant le foyer, c'est gai, un
bon feu, cela vous ragaillardit... C'est bien à toi, Gertrude, d'être
venue me faire visite!

--Et pourtant, répondit Gertrude un peu apprivoisée et demi-souriante,
et pourtant vous ne m'aviez guère encouragée...

--Oui, c'est vrai... Je me disais: «La caque sent toujours le hareng» et
je te jugeais d'après tes grandes pecques de cousines, mais tu ne leur
ressembles pas, tu es tout autre... Tu ressembles...

Il s'arrêta, passa la main sur son front jauni et poussa un long soupir.

--D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis content de ton courage et de ta bonne
envie de travailler... Mais tu ne m'as point dit ce que tu comptes faire
à B...?

--Je veux y apprendre le métier de modiste.

M. Renaudin tressaillit et murmura en se parlant à lui-même: «Modiste...
à B...? Il y a des ressemblances singulières!»

Et comme si cette réflexion l'avait replongé dans de profondes
méditations, il tourna la tête du côté de la cheminée. La flamme dansait
sur les chenets en formant mille fantastiques images, et au dehors la
bise se lamentait toujours. Était-ce la plainte du vent qui réveillait
de vieux souvenirs, ou bien le vieillard revoyait-il dans les arabesques
de la flamme les fuyantes apparitions d'une époque lointaine?... Il
étendait ses mains vers le brasier, puis il les passait sur son front
comme pour réchauffer sa mémoire engourdie. Sa figure s'était attendrie
et ses yeux étaient devenus humides.

--Tu auras grand froid sur la route, ma pauvre enfant! reprit-il tout à
coup... Aie soin de bien te couvrir! En vérité, il y a des ressemblances
singulières!... En te regardant et en entendant la bise de mars, il me
semble revoir une pauvre enfant comme toi, qui s'en allait seule aussi
dans la froidure et le vent... Écoute, dit-il en s'animant, laisse-moi
te donner un conseil... Quand tu seras là-bas, à la ville, veille bien
sur ton cœur! A ton âge, on ne demande qu'à aimer; défie-toi de ceux qui
te diront que tu es jolie!... Ne donne pas ton cœur avant d'avoir au
doigt un bel anneau de mariée. Veille sur toi; les hommes sont égoïstes
et ne valent rien!...

Il s'était levé, tout surexcité; l'expression étrange de sa figure
effraya Gertrude:

--Mon oncle, dit-elle, il est temps que je prenne congé de vous; je vais
jusqu'aux Islettes à pied, et le brioleur Herbillon m'attend pour
charger ma malle.

--Allons! fit-il en abaissant la voix, merci de ta visite, Gertrude!
Avant de partir, mets-toi là et écris-moi lisiblement ton adresse à B...

Elle lui obéit, et pendant qu'elle écrivait, il ouvrit son secrétaire:

--Je ne veux pas que tu t'en ailles sans rien emporter de moi. Tiens!

Il lui glissa dans la main un double louis:

--Serre-le bien, c'est de l'or... C'est beau et bon comme un rayon de
soleil, et c'est plus rare! Ne le montre à personne ici, et promets-moi,
si j'ai besoin de toi quelque jour, de revenir dès que je t'appellerai.

--Je vous le promets, mon oncle, répondit-elle tout émue!

--Maintenant, laisse-moi baiser tes cheveux blonds... Là... Bon voyage,
petite Gertrude, et merci... Ta visite m'a fait du bien... Il
l'accompagna jusque sur l'escalier:

--Ne dis rien à tes cousines! lui cria-t-il encore.

Quand Gertrude arriva au logis de sa tante, les _sonnailles_ des mulets
retentissaient déjà dans la descente de la Louvière.

--Eh bien! lui demandèrent à la fois Reine et Honorine, comment t'es-tu
tirée de ta visite à l'oncle Renaudin?

--Il m'a bien reçue, répliqua-t-elle brièvement, et il est meilleur
qu'on ne le dit.

Gaspard était parti dès le matin pour la chasse, madame de Mauprié et
ses filles étaient seules dans la salle. Gertrude courut à l'atelier
espérant y trouver Xavier, mais l'appentis était vide. «Où peut-il
être?» se demandait-elle et elle se sentait le cœur gros. Elle parcourut
du regard l'étroit réduit où s'étaient passées les seules bonnes heures
de sa jeunesse. Elle fit un adieu silencieux aux vitraux verdâtres, aux
dessins accrochés aux murs, aux outils rangés le long de l'établi... Le
bruit des _sonnailles_ s'était rapproché.

--Gertrude, cria la voix stridente d'Honorine, voici le brioleur!

Elle se hâta d'accourir et questionna ses cousines sur Xavier, Reine
haussa les épaules et répondit négligemment:

--Il court les bois, sans doute.

Gertrude sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle était habituée aux
façons bizarres de son cousin, mais cette absence dans un pareil moment
lui semblait impardonnable.--On avait chargé son bagage à dos de mulet.
La veuve n'eut pas un moment d'expansion, et son baiser fut aussi froid
que d'habitude.

--Au revoir, ma nièce, fit-elle solennellement..., que Dieu vous garde!

Gertrude embrassa ses deux cousines.

--Nous t'écrirons là-bas et tu nous enverras des chapeaux! lui dit
Reine.

Ce fut la seule marque d'intérêt que Gertrude emporta de la maison de sa
tante...

Dans la chambre haute de l'Abbatiale, le vieil oncle Renaudin était
resté tout absorbé par les souvenirs que la visite de sa nièce avait
réveillés. Il s'était rassis dans son fauteuil et demeurait immobile,
les coudes sur les genoux et le front dans les mains. La belle flambée
allumée en l'honneur de Gertrude s'était éteinte et l'âtre ne contenait
plus que des cendres grises; mais dans les corridors de la vieille
maison le vent de mars gémissait toujours. Peu à peu on entendit au
dehors, dans l'éloignement, un bruit de grelots. Le vieillard se leva,
poussa un soupir et se mit à fouiller les tiroirs de son secrétaire.
Dans un coin il trouva un objet de petite dimension soigneusement
enveloppé de papier de soie. C'était une ancienne lorgnette de spectacle
avec trois tuyaux de cuivre doré et une garniture d'ivoire. On ne s'en
était pas servi depuis longtemps, car les tuyaux jouaient difficilement
les uns dans les autres, M. Renaudin nettoya les lentilles avec un
chiffon, ajusta les tuyaux, et s'approchant de l'une des fenêtres,
braqua la lorgnette sur la campagne. De l'embrasure où il se tenait on
pouvait voir l'extrémité du logis de Mauprié, l'angle du jardin, puis la
route blanche serpentant au long des bois et des prés, dans la direction
des Islettes.

Le bonhomme distingua bientôt les mulets avec leur charge de charbon,
puis le chien courant de l'un à l'autre, puis le brioleur chevauchant
sur la dernière mule et fermant la file. Gertrude enveloppée dans un
châle gris et coiffée d'une capeline bleue, cheminait à côté de lui.

--Voici la petite! murmura Renaudin, comme elle marche bravement sur
les cailloux de la route! Les Mauprié l'ont laissée partir seule... Ses
nobles cousines n'ont pas daigné l'accompagner jusqu'aux Islettes; le
hâle aurait gâté leur précieux teint!... Les pécores!... Heureusement
Gertrude ne leur ressemble pas.

Courbé vers la fenêtre, le front appuyé contre la targette glacée, il
clignait un œil, et de l'autre suivait les détours de la route à travers
la lorgnette. Au dehors, le vent secouait les branches décharnées et les
pièces de toile pendues à des cordes dans le clos du voisinage. La
girouette du toit virait et grinçait furieusement.

--Quel vent! murmurait le vieillard, elle a bien fait de cacher ses
cheveux blonds. Elle marche bravement; elle est vaillante et elle a du
cœur... Tant mieux!

Il la suivait toujours avec un redoublement d'attention à mesure que la
distance rendait les images moins distinctes. Tout à coup une brume
mystérieuse brouilla les objets et il ne vit plus rien... Une buée
humide voilait le verre de la lunette. Les mains de M. Renaudin
tremblaient. Il les porta à ses paupières, à ses yeux si longtemps secs
comme son cœur, et il y trouva des larmes...

Gertrude aussi, sur la route balayée par la bise, avait des pleurs dans
les yeux. Elle écoutait pensivement le bruit berceur des _sonnailles_,
elle regardait le ciel où de longs nuages couraient avec une hâte
furibonde, le taillis où les chênes entre-choquaient leurs branches
encore couvertes des feuilles de l'an passé, les oseraies rougeâtres qui
bordaient le cours de la Biesme; puis elle se sentait un poids plus
lourd sur le cœur et cherchant la cause de ce redoublement de peine,
elle la trouvait dans l'absence étrange de Xavier. «Pourquoi n'est-il
pas venu me serrer la main?» se demandait-elle. Cet oubli lui paraissait
tellement inexplicable, qu'elle n'eût pas été étonnée de voir tout à
coup Xavier sortir du bois et accourir au-devant d'elle. A chaque point
noir qui apparaissait au loin: «Est-ce lui?» se disait-elle.--Puis le
point grandissait, et c'était un cantonnier cassant des pierres ou un
mendiant courbé sous sa besace, qui cheminait en comptant sa recette de
vieux sous.

Le brioleur Herbillon, qui était un brave homme et qui la voyait triste,
essayait de la distraire en lui contant des histoires de chasse. De
temps à autre, tout en talonnant son mulet, il entonnait une vieille
chanson du pays, à laquelle les tintements des _sonnailles_ formaient un
accompagnement naturel. En sa qualité de brioleur, il savait des
chansons de toute sorte et de toute provenance; tristes, gaies ou
gaillardes; chansons de noce et chansons de métier, refrains de soldats
ou complaintes de bergers.--Il en dit une surtout qui remua le cœur de
Gertrude, tant l'air lui semblait doux et tant quelques-unes des
rustiques paroles s'accordaient avec sa situation:

«Mon Dieu, mon Dieu, que je suis aise
Quand j'ai ma mie auprès de moi!
Je la prends et je la regarde:
O ma mignonne, embrasse-moi!

--Comment veux-tu que je t'embrasse?...
Tout chacun dit du mal de toi;
On dit que tu vas à la guerre,
Servir dans les soldats du roi.

--Ceux qui t'ont dit cela, ma belle,
Ne t'ont dit que la vérité;
Mon cheval est là à la porte,
Est tout sellé et tout bridé...

--J'ai tant pleuré, versé de larmes,
Que les ruisseaux ont débordé;
Petits ruisseaux, grandes rivières,
Quatre moulins en ont viré...»

Gertrude à son tour fondait en larmes aux sons de cette complainte
rythmée par la voix chevrotante du brioleur. Celui-ci vit que son remède
produisait un effet contraire à celui qu'il avait espéré, et il s'arrêta
court.

--Voyons, dit-il, mademoiselle Gertrude, ne vous laissez pas aller ainsi
à votre envie de pleurer. Je sais bien que ça soulage le cœur, mais ça
gâte les yeux quasiment comme la fumée de bois vert. Allons, allons,
hardi!... Montrez que vous êtes brave à l'égal de feu votre père!...
Aussi bien, nous voici au bourg et il ne faut pas que les gens des
Islettes vous voient pleurer comme une petite fille.

On était arrivé en effet, et déjà l'auberge se montrait avec son
escalier de pierre, son enseigne balancée par le vent, et sa remise
pleine de chevaux de rouliers. Gertrude essuya ses yeux, le brioleur
déchargea la petite malle, serra la main de la jeune fille et prit
congé. La voiture ne devait pas tarder; Gertrude s'assit sur le banc de
l'auberge, et elle n'y était pas depuis cinq minutes, lorsque tintèrent
les grelots du courrier qui descendait au galop la côte de Biesme.

Les chevaux s'arrêtèrent tout fumants devant l'auberge. On lia la malle
derrière la capote, et déjà Gertrude s'apprêtait à monter, quand elle
entendit son nom prononcé par une voix bien connue... Celui qu'elle
n'espérait plus, Xavier, sortit d'une maison voisine et s'élança vers
elle.

--Ah! s'écria Gertrude en lui tendant la main, je savais bien que tu ne
me laisserais pas partir ainsi!

Xavier semblait très ému; ses yeux noirs brillaient et la course avait
coloré ses joues.

--J'ai eu peur de ne pas arriver à temps! dit-il enfin.

--Pourquoi ne t'es-tu pas trouvé à la maison?

Il secoua la tête et plongea ses yeux dans ceux de sa cousine:

--Je ne voulais pas te faire mes adieux devant ma mère et mes sœurs.
J'avais besoin de te serrer les mains à mon aise, loin des regards
indifférents... Et puis... Il s'arrêta.

--Et puis? fit Gertrude en souriant.

--Et puis j'avais peur de montrer aux autres tout le chagrin que j'ai de
te voir partir!

Il détourna la tête et, comme s'il avait été honteux d'en avoir trop
dit, il reprit avec brusquerie:

--D'ailleurs, je voulais te donner ceci, et le serrurier des Islettes
n'en avait pas terminé la monture.

Il déchira le papier qui enveloppait un petit coffret de chêne sculpté,
puis il le tendit à sa cousine.

--C'est le premier essai dont je ne sois pas trop mécontent... Garde-le
pour y mettre tes aiguilles et tes écheveaux.

Elle souriait. Il ouvrit le coffret et y prit un bouquet de violettes et
d'anémones sauvages,--les premières de la saison.

--Tiens, continua-t-il, voici encore des fleurettes que j'ai cueillies
pour toi dans un ravin exposé au midi.

Gertrude sentait des larmes lui monter aux yeux.

--Merci tout plein, ami Xavier, dit-elle en lui serrant de nouveau la
main... Tu me gâtes!

--En voiture! en voiture! cria le conducteur qui s'impatientait.

Gertrude monta.

--Pense un peu à moi, là-bas! murmura encore Xavier d'une voix brisée.

Elle répondit en agitant la main et en aspirant longuement le parfum des
fleurettes.

--Hue, la Grise! Hardi, Blond!... s'écria le conducteur en faisant
claquer son fouet. L'attelage prit le trot et la voiture disparut
bientôt dans les vapeurs de la nuit brunissante.



IV


Hop! hop!... A travers les hautes forêts de l'Argonne la voiture passait
au trot, et la faible lueur des lanternes éclairait vaguement les
profondeurs boisées où la brume flottait sur la cime des chênes. Parfois
une éclatante et soudaine illumination flamboyait parmi les arbres de la
lisière. De larges embrasures se découpaient en noir sur un fond
lumineux, et vers le ciel s'élançaient de hautes cheminées surmontées
d'une fumée rougeâtre.--C'était une verrerie... Les baies des fenêtres
laissaient voir des ombres fantastiques s'agitant dans cette lumière
incandescente et remuant des matières embrasées au bout de longues
cannes de fer... C'étaient les verriers, les _hâzis_ maigres et brûlés
par les flammes d'enfer de leurs _ouvreaux_ nuit et jour allumés... Et
Gertrude songeait à la maison de sa tante, à l'appentis couvert de
tuiles moussues et à Xavier. Elle revoyait ce dernier accoudé sur son
établi, le menton dans sa main, pensif, concentré, les yeux tournés vers
une vision intérieure. Elle le voyait aussi courant dans les bois à la
recherche des premières fleurs de la saison, elle entendait encore
l'accent profondément triste de sa voix, lorsqu'ils s'étaient dit adieu
devant l'auberge... Quelle étrange nature et qu'y avait-il réellement au
fond de ce cœur obscur? Sous cette enveloppe dure et difficile à
pénétrer, Gertrude devinait une féconde source de tendresse qui
jaillirait peut-être un jour.--Et en pensant à toutes ces choses, elle
pressait contre ses lèvres le petit bouquet d'anémones, le sauvage
bouquet noué avec un brin d'herbe et qui sentait les bois et le
printemps.

Hop! hop!... Sur la route blafarde, parmi de grandes plaines nues et
crayeuses, la voiture roulait, et les sabots des chevaux heurtant les
cailloux faisaient jaillir des étincelles. Le ciel terne et sans étoiles
bordait confusément un horizon monotone. Parfois la masse noire d'une
ferme endormie se dressait sur la berge du chemin, ou bien, dans les
champs, on entrevoyait un parc de moutons avec la maison roulante du
berger... Et Gertrude songeait à la vie errante du régiment, quand elle
suivait son père d'étape en étape, blottie dans un coin de son manteau,
bercée par le roulement du fourgon; elle se souvenait que parfois un
gros baiser du capitaine Jacques la réveillait à demi, et qu'entre les
plis du manteau elle distinguait un coin du ciel étoilé... Ah! les bons
baisers donnés à plein cœur, il y avait longtemps qu'elle ne les
connaissait plus! Les petits soins paternels, les dorloteries et les
câlineries du réveil, les intimes babillages du coin du feu, tout cela
était bien loin!...

Ho, la Grise! holà, Blond!... On était arrivé au relais. Des lumières
couraient aux croisées de l'auberge; la porte de la remise s'ouvrait, un
garçon d'écurie dételait les chevaux tout fumants et en amenait de
frais. Le facteur s'avançait lourdement avec sa sacoche pleine de
lettres; une commère recommandait un paquet au conducteur; un homme
courbé sous le poids de deux seaux remplis au réservoir prochain se
dirigeait lentement vers l'auge. Par la porte ouverte de l'auberge on
voyait un bon feu flambant, on entendait de gros rires et le choc des
verres... Au dehors le vent sifflait contre les rideaux de la capote, et
Gertrude se sentait plus seule que jamais. Elle enviait les gens qui se
chauffaient au feu de l'auberge, et ceux qui dormaient dans les maisons
du village après une rude journée de labeur; elle se disait qu'elle
n'avait plus de _chez elle_, plus de foyer, plus de maison!...

En route!... et la voiture reprenait le trot.--Encore des champs à perte
de vue, des sillons nus, des chaumes frissonnant au vent, de petits
villages assoupis et blottis autour de leur clocher. Encore de grands
bois sombres où l'écho répercutait le bruit des roues et des claquements
du fouet, puis la voiture enrayée glissa rapidement sur une longue
pente. De grands prés s'étendaient au long d'une rivière bordée de
peupliers, un moulin apparaissait avec son bief rempli d'eau, des
coteaux de vignes dessinaient vaguement leurs formes arrondies, et, au
loin, sur une colline, des centaines de lumières scintillaient...
C'était la ville.--Les chevaux redoublèrent de vitesse, le conducteur
fit claquer son fouet avec frénésie et on traversa les faubourgs...
Encore un pont, une large rue plantée d'arbres, puis la voiture s'arrêta
brusquement devant un bureau de messageries. On était à B...

Gertrude descendit tout engourdie. Il était trop tard pour aller frapper
à la porte des demoiselles Pêche; elle prit une chambre à l'auberge
voisine, s'y barricada et essaya de dormir. Le sommeil ne vint que tard,
et lorsqu'elle s'éveilla, il faisait déjà grand jour. Un rayon de soleil
pénétrait dans la chambre et on entendait une sonnerie de cloches sur la
colline. Ce sourire du soleil et cette chanson des cloches lui
redonnèrent du courage, elle s'habilla rapidement et se fit conduire
chez les modistes.

       *       *       *       *       *

Dans l'atelier des demoiselles Pêche, le poêle de faïence, allumé dès le
matin par la vieille servante Scholastique, commençait à répandre une
douce chaleur et les ouvrières étaient déjà à la besogne. L'atelier,
contigu avec le magasin où on recevait les pratiques, était éclairé par
deux fenêtres donnant sur la rue Entre-Deux-Ponts, la plus animée et la
plus commerçante des rues de B... L'ameublement était des plus
simples.--Au milieu, une grande table ronde, autour de laquelle se
rangeait le menu fretin des apprenties; de chaque côté du poêle, de
grandes armoires où l'on serrait les coiffures confectionnées; çà et là,
des chaises encombrées de cartons; pour tout ornement, une statuette de
la Vierge, coloriée en rouge et en bleu, tenant encore à la main un
raisin desséché, offrande de la Notre-Dame d'août; puis, en guise de
pendant, une naïve image d'Épinal représentant les vierges sages et les
vierges folles et se déroulant aux yeux des apprenties comme une pieuse
et salutaire invitation à la vertu.--Devant chaque fenêtre, sur une
sorte d'estrade, se dressaient les deux maîtresses chaises de
mademoiselle Hortense Pêche, l'aînée, et de mademoiselle Héloïse, sa
principale ouvrière. Mademoiselle Héloïse était une fille de
vingt-quatre ans, adroite, remuante et s'entendant à tout. Elle était
grande, bien faite, très blanche, très vaine de ses yeux noirs et de ses
cheveux bruns abondants. Curieuse, hardie, ingénument orgueilleuse,
folle de spectacles forains et de toilette, mauvaise langue et bon cœur,
elle représentait le type de la grisette de B...,--une race qui se perd.

A travers les cartons, les chaises et les _têtes à bonnet_, passant de
l'atelier au magasin et du magasin à un ouvroir de couturières,
mademoiselle Célénie Pêche allait et venait, brandissant une aune dans
sa forte main, s'agitant sans cesse et ne se reposant jamais. Les deux
sœurs faisaient un contraste complet:--Mademoiselle Hortense, qui
frisait la cinquantaine, ronde, replète, avec des yeux à fleur de tête
et un tour de cheveux bruns sous un bonnet à tuyaux, était l'image du
calme et de la prudence. Mademoiselle Célénie était grande, robuste et
taillée comme un homme; sa taille plate, sa voix mâle et toujours
grondante, ses bras osseux et ses grosses mains rouges ajoutaient encore
à l'illusion; mais elle était bonne fille, oubliait vite ses colères et
n'aurait pas fait de mal à une mouche. La nature, qui avait si maltraité
les deux sœurs au point de vue plastique, leur avait donné, par une
juste compensation, un goût sûr et des doigts de fée. Les chapeaux
montés par mademoiselle Hortense, les robes coupées par mademoiselle
Célénie étaient renommées à dix lieues à la ronde, et les demoiselle
Pêche avaient la plus belle clientèle de l'arrondissement. Très pieuses,
en dépit des rubans et des toilettes de bal, elles s'efforçaient de se
faire pardonner leurs occupations mondaines en prodiguant des soins
assidus à la congrégation du Rosaire, dont elles étaient directrices.
Mademoiselle Hortense réservait pour la chapelle de la Vierge du Pont
ses plus belles fleurs artificielles, et de ces mêmes mains qui avaient
trop largement échancré un corsage de bal, mademoiselle Célénie, les
jours de Fête-Dieu, portait fièrement en tête du cortège la lourde
bannière de la congrégation.--En résumé, c'étaient de braves filles,
actives comme des abeilles et courageuses comme des fourmis; chacun les
estimait, et Gertrude ne pouvait tomber en de meilleures mains.

Ce matin-là mademoiselle Célénie était plus agitée que jamais.

--C'est aujourd'hui que doit arriver la nouvelle ouvrière, dit-elle à sa
sœur; puis, s'appuyant sur son aune comme sur une canne:--J'espère,
Mesdemoiselles, que vous n'allez pas prendre vos grands airs, et que
vous vous montrerez bonnes et serviables... Où la caserons-nous,
Hortense?

--Je crois, répondit l'aînée, qu'on pourrait lui faire une petite place
à côté d'Héloïse, près de la fenêtre...

La grande Héloïse releva vivement la tête:

--Près de _ma_ fenêtre, fit-elle d'un air piqué, et pourquoi donc pas à
la table ronde? Cette demoiselle est une apprentie, après tout!...

--Nous devons des égards à sa famille, reprit tranquillement
mademoiselle Hortense.

--Oui, elle est noble! répliqua Héloïse en pinçant dédaigneusement les
lèvres. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta:--C'est drôle
tout de même qu'une demoiselle dans sa position soit obligée de
travailler pour vivre...

--Elle est orpheline, dit mademoiselle Hortense, et sa situation n'en
est que plus intéressante...

--N'importe, poursuivit obstinément Héloïse on ne m'ôtera pas de l'idée
qu'il y a là-dessous quelque chose de louche!...

--Héloïse, s'écria sévèrement mademoiselle Célénie, pas de jugements
téméraires, s'il vous plaît!... Cette jeune fille m'est recommandée et
je n'entends pas qu'on fasse courir de sottes histoires sur son compte.

--Je crois que la voici, dit mademoiselle Hortense qui venait de jeter
un coup d'œil dans la rue.

Au même moment la sonnette du magasin se mit à tinter, et mademoiselle
Célénie alla ouvrir. C'était en effet Gertrude. Scholastique se chargea
de son mince bagage et la modiste montra à la jeune fille la chambre
qu'elle devait occuper au second étage; puis, après l'avoir mise au
courant des habitudes de la maison et l'avoir forcée à boire une tasse
de lait chaud, mademoiselle Pêche la cadette, toujours armée de son
bâton à auner, introduisit Gertrude dans l'atelier. A son entrée, les
ouvrières, dont le babil à mi-voix produisait un bourdonnement pareil à
celui d'un essaim de mouches, se turent subitement et se mirent à
considérer la nouvelle arrivante qui saluait, souriait et rougissait à
la fois. Bientôt leurs regards témoignèrent une admiration qui déplut
fort à la grande Héloïse. La première ouvrière n'avait pu charitablement
s'empêcher de rêver une Gertrude gauche, revêche et guindée. Celle qui
arrivait était tout le contraire; en outre, elle avait de magnifiques
cheveux blonds et le plus joli teint du monde.--Ce sont là de ces
déceptions qu'une femme supporte généralement assez mal, et la grande
Héloïse ne se piquait pas de stoïcisme.

Mademoiselle Hortense baisa doucement Gertrude au front et lui souhaita
la bienvenue, puis, comme la jeune fille manifestait le désir de
commencer à se rendre utile:

--Tenez, dit mademoiselle Pêche, allez trouver mademoiselle Héloïse;
elle vous mettra au courant de la besogne.

Les grands yeux de Gertrude parcoururent l'atelier.

--Là, près de la vitre, prenez un tabouret! lui cria la grosse voix de
mademoiselle Célénie, et en même temps, avec son aune, la sœur cadette
désignait l'estrade d'Héloïse. Celle-ci, piquée de ce que Gertrude
n'avait pas deviné du premier coup qui elle était et ce qu'elle valait,
prit son air le plus imposant.

--Vous voulez de la besogne, Mademoiselle, commença-t-elle avec dignité,
dites-moi d'abord ce que vous savez faire...

--Peu de chose; répondit Gertrude en souriant, mais j'ai de la bonne
volonté, et avec vos conseils... En même temps elle regarda Héloïse et
son regard à la fois si doux et si profond, son regard et le son de sa
voix opérèrent comme un charme. Héloïse se sentit gagnée et amollie;
elle quitta son grand air et donna d'assez bonne grâce ses instructions
à la débutante.

A midi, quand sonna la cloche de la Tour de l'horloge, les ouvrières
s'en allèrent dîner, et dès qu'elles furent dehors, leur conversation
roula sur Gertrude. Toutes les fillettes regardaient Héloïse et
attendaient qu'elle donnât son avis; mais l'imposante _première_ se
bornait à écouter silencieusement. A la fin, une apprentie ayant vanté
les beaux yeux de la nouvelle venue, Héloïse plissa les lèvres d'un air
dédaigneux:

--Oh! fit-elle, des yeux verts comme les chats... Signe de trahison!--Ce
fut tout ce qu'on put tirer d'elle.

La journée se passa tranquillement. Le soir, à la cloche de huit heures,
après avoir soupé avec les demoiselles Pêche, Gertrude monta dans sa
chambrette haut perchée. Son premier soin fut de prendre le coffret de
Xavier et de le contempler longuement. Il avait la forme d'un fragment
de grès enveloppé de mousses, de ronces et de fougères: çà et là, dans
le fouillis des herbes et des feuilles, quelques insectes avaient été
sculptés, et cela avait été exécuté avec une légèreté et une sincérité
qui faisaient illusion; on eût dit que les scarabées allaient bourdonner
et les fougères frissonner au vent. Gertrude ouvrit le coffret et prit
les anémones qu'elle y avait enfermées; le bouquet flétri avait conservé
son odeur forestière, et la jeune fille se sentit de nouveau transportée
dans les bois de l'Argonne. Elle s'endormit en pensant à Xavier et au
petit atelier de Lachalade.

Le lendemain, quand elle s'éveilla vers six heures et qu'elle se pencha
à l'étroite fenêtre pour jeter un coup d'œil sur la ville, elle fut un
peu réconfortée par la vue qu'on avait de sa mansarde.--En bas, la rue
Entre-Deux-Ponts encore endormie; puis un fouillis de toitures aux
profils curieux et, au-dessus, la ville haute avec ses maisons et ses
vergers en amphithéâtre. Sur la crête de la colline, la vieille tour de
l'horloge se dressait, coiffée de son toit pointu; un long couvent
étalait ses rangées de fenêtres étincelantes; au fond, les clochetons de
l'église Saint-Étienne se découpaient sur un ciel d'un bleu pâle; à
droite et à gauche, des coteaux de vignes s'arrondissaient mollement; et
enfin à l'horizon on apercevait la ligne sombre des grands bois... Il
faisait une claire matinée, les moineaux chantaient sur les toits, les
laitières criaient leur lait dans la rue, et de tous côtés, les cloches
sonnaient la première messe.--Gertrude descendit à l'atelier, plus gaie
et plus courageuse.

Elle fut vite au courant, et comme elle joignait à une grande dextérité
un goût délicat et une activité prodigieuse, elle fit rapidement la
conquête des demoiselles Pêche. Elle accueillait les clients avec un air
si avenant et un si joli sourire que chacun se retirait enchanté. Elle
s'entendait à merveille à la vente, et lorsqu'il s'agissait de
convaincre un acheteur rétif ou d'apaiser une belle dame irritée,
mademoiselle Célénie se laissait volontiers suppléer par Gertrude.
Bientôt il ne fut bruit dans B... que de la belle modiste du magasin des
demoiselles Pêche; on vantait sa grâce et son adresse; on consultait son
goût, on ne voulait plus être coiffé que par elle, et les dames à
imagination vive faisaient sur son compte toutes sortes de récits
romanesques. Le dimanche, à la grand'messe, on se la montrait de loin;
et vers quatre heures, chaque jour, les jeunes clercs, les fils de
fabricants et les surnuméraires des contributions venaient parader sur
le trottoir de la rue Entre-Deux-Ponts, afin de l'entrevoir derrière les
rideaux;--ce qui excitait vivement l'indignation de mademoiselle Célénie
et lui faisait brandir son aune d'une façon expressive. Tout ce manège,
naturellement, agréait très peu à la grande Héloïse. Après avoir trôné
seule pendant si longtemps, elle se sentait amoindrie et reléguée au
second plan, et son dépit contre Gertrude grandissait de jour en jour.

Celle-ci, cependant, ne paraissait pas se préoccuper de tout ce bruit,
et son succès ne l'enorgueillissait guère. Les œillades admiratives des
jeunes gens de B... ne l'intéressaient que médiocrement; sa pensée était
ailleurs. Son seul plaisir consistait, le dimanche, à passer quelques
heures dans un jardin que possédaient les demoiselles Pêche, sur la
promenade des _Saules_. Ce jour-là, après les vêpres, les modistes
prenaient avec elles quelques-unes de leurs ouvrières et on allait
souper au jardin. Le petit enclos descendait en pente douce jusqu'à un
bras de l'Ornain coulant à l'ombre d'une allée de platanes. Il était
abondamment planté de néfliers et d'épines roses; on y voyait une
maisonnette au toit de chaume et une tonnelle de vigne vierge, un
_chambret_, comme on dit dans le Barrois. Gertrude aimait ce petit coin
de verdure, baigné d'eau courante. Comme on se trouvait au printemps,
les narcisses jaunes et les jacinthes commençaient à s'épanouir et les
néfliers étaient en fleurs. Sous ces arbres, il lui semblait qu'elle
pensait mieux à Lachalade et à l'Argonne, elle mettait là tous ses
rêves, et le bruit de l'eau les berçait. De temps en temps un merle
sifflait dans le fourré, un carillon tintait au loin, ou le vent
apportait par bouffées les airs sautillants d'un bal champêtre du
voisinage,--et Gertrude sentait en elle de mystérieuses espérances
palpiter comme des papillons qui essayent leurs ailes.

Un soir, comme elle revenait du jardin avec Héloïse et mademoiselle
Célénie, elle aperçut mademoiselle Hortense sur le seuil du magasin.

--Il y a quelqu'un qui vous attend avec impatience, dit celle-ci à
Gertrude; en même temps elle entr'ouvrit la porte et lui montra Xavier
près du comptoir. L'orpheline poussa une exclamation joyeuse et tendit
les deux mains à son cousin, pendant que la grande Héloïse examinait du
coin de l'œil ce joli garçon à l'air mélancolique.

Dès qu'on les eut laissés seuls, Xavier dit à Gertrude:

--Je viens demeurer à B... pour trois mois.

--Vrai! s'écria-t-elle et elle battit des mains, que s'est-il donc passé
depuis mon départ?

--J'ai eu une bonne fortune, et je crois que c'est toi qui m'as porté
bonheur... J'avais déposé chez un marchand de Sainte-Menehould
quelques-uns de mes bois sculptés; ils ont plu à un Anglais qui passait
et qui les a payés largement, en me faisant une nouvelle commande; grâce
à cette aubaine, j'ai pu venir ici où je compte travailler chez un
marbrier-sculpteur, qui me donnera d'utiles conseils...

--Oh! que je suis contente! dit Gertrude ravie, ami Xavier, si tu savais
comme j'ai pensé à Lachalade, et comme j'admirais chaque jour ton
coffret!...

Elle s'arrêta court. Xavier la regardait avec tant de vivacité et tant
de bonheur qu'elle se mit à rougir, et ils demeurèrent silencieux.

--Tout le monde va bien là-bas? reprit enfin Gertrude, puis elle
s'informa de l'oncle Renaudin.--Il se portait assez mal et devenait de
plus en plus casanier.

--Il faut que je te fasse faire connaissance avec mademoiselle Célénie,
dit ensuite la jeune fille, et elle l'emmena dans l'atelier.

Les demoiselles Pêche firent bon accueil au jeune Mauprié, et, quand, à
la nuit, il prit congé des modistes, elles l'invitèrent à venir chez
elles chaque dimanche. Gertrude le reconduisit jusqu'au seuil de la
porte.

--Je me suis logé à la Ville haute, dit Xavier, près de mon sculpteur...
Je viendrai te voir le plus souvent possible... Ah! si tu savais comme
le temps me durait là-bas loin de toi!

Il lui serra brusquement la main et disparut dans la nuit...

--Comment s'appelle-t-il, votre cousin? demanda le lendemain Héloïse à
Gertrude.

--Xavier de Mauprié...

--Xavier... C'est un joli nom... Et lui aussi est très bien. Je suis
sûre qu'il est amoureux de vous.

--Quelle folie! s'écria Gertrude, et elle essaya de rire, mais en dedans
son cœur battait, et elle avait rougi jusqu'à la racine des cheveux.



V


L'arrivée de Xavier opéra dans l'esprit de Gertrude une métamorphose.
Elle commença à trouver la vie plus facile et plus souriante. Les
journées lui semblèrent moins longues et ses nuits se peuplèrent de
rêves couleur d'espérance. Le matin en nouant ses cheveux, elle voyait
de jolis nuages roses courir sur le ciel, et des hirondelles passer
comme de noires flèches devant la croisée. Elle faisait sa toilette avec
plus de plaisir, et le soir, lorsque le carillon de Saint-Étienne
tintait sur la colline, elle était toute réjouie en songeant que Xavier
demeurait à la ville haute et entendait en même temps qu'elle les
joyeuses voix des cloches.

Xavier s'était arrangé de façon à passer avec sa cousine tous les
dimanches: dans l'atelier, les jours de pluie; au jardin des _Saules_,
les jours de soleil. Tous deux attendaient ces bienheureux dimanches
avec impatience: ils comptaient les heures, et quand arrivait le samedi
soir, ils respiraient plus librement et travaillaient avec un entrain
fiévreux. Le lendemain matin, tous deux en s'habillant se promettaient
des moments délicieux et se répétaient d'avance tout ce qu'ils auraient
à se dire, puis la journée passait comme une ombre, et ils se quittaient
le soir, tout étonnés de s'être si peu parlé. Sans que Gertrude s'en
rendît compte, ses manières avec Xavier étaient devenues plus réservées;
un certain embarras avait succédé à son enjouement habituel. Il s'en
aperçut bientôt, et, comme il était tout aussi farouche que par le
passé, la réserve de Gertrude redoubla la sienne. Xavier avait une de
ces natures timides et ombrageuses qui demandent à être fortement
encouragées pour devenir expansives. Aussi était-il rare qu'il se
montrât complètement lui-même. Pour le mettre en train, il fallait un
milieu bruyant et sympathique; pour le rendre joyeux, on devait
commencer par rire aux éclats. Chez les demoiselles Pêche, il gardait
souvent une attitude silencieuse qui ressemblait à de la bouderie, et il
savait un gré infini à la personne qui se chargeait de rompre la glace
et de le forcer à parler. On remarquait en lui une singularité toute
spéciale aux gens timides: il prenait un biais pour exprimer certaines
choses qu'il n'osait dire à sa cousine directement, et il les lançait
volontiers dans une conversation avec un indifférent, pourvu que
Gertrude fût à portée de les entendre. Il avait besoin que quelqu'un lui
donnât la réplique, et par un malencontreux hasard, ce quelqu'un fut la
grande Héloïse.

La _première ouvrière_ avait un air bon enfant et un bavardage familier
qui mettaient les gens à l'aise. La sauvagerie du jeune homme l'avait
intriguée; elle le trouvait beau garçon, bien qu'un peu trop
mélancolique et ténébreux, et elle résolut de l'apprivoiser. Xavier fut
presque heureux de ce secours inattendu, et sans songer à mal,
accueillit courtoisement les prévenances de la modiste. Il plaisantait
volontiers avec elle; la bonne humeur d'Héloïse le mettait en verve, il
devenait expansif et hasardait tout haut des demi-confidences destinées
à Gertrude. Héloïse, qui était peu fine, ne se doutait guère du manège;
elle écoutait Xavier bouche béante, sans trop comprendre le plus
souvent. Elle voyait la réserve de Gertrude et ne se l'expliquait pas.
Sans se mettre martel en tête pour en chercher la cause, elle trouva
beaucoup plus commode de supposer qu'elle s'était trompée, et que sans
doute mademoiselle de Mauprié n'avait aucun goût pour son cousin. De là
à tenter la conquête du cœur de Xavier, il n'y avait qu'un pas et elle
l'eut bientôt fait. Fière d'avoir attiré l'attention du jeune sculpteur,
elle avait sans cesse le nom de Mauprié à la bouche, et comme son
imagination allait vite en besogne, elle se voyait déjà en robe de
mariée, au bras d'un gentilhomme, et appelée par toutes ses
amies--madame de Mauprié!

Xavier, lui, ne se doutait de rien. Il continuait à aimer
silencieusement Gertrude sans s'apercevoir de la blessure de jour en
jour plus profonde qui se creusait au cœur de sa cousine. Gertrude avait
vu d'abord avec étonnement, puis avec tristesse, la familiarité qui
s'était établie entre Xavier et la grande Héloïse. Elle avait peine à
croire qu'avec sa réserve et sa sauvagerie, son cousin se fût si
facilement laissé prendre aux grâces un peu vulgaires de la grisette;
mais elle se sentait devenir jalouse, et la jalousie ne raisonne pas.
Elle souffrait: seulement, comme elle était fière à l'excès, elle se
serait plutôt laissée mourir à petit feu, que de montrer sa souffrance.
Elle prenait mille soins pour la dérober à tous les yeux et surtout à
ceux de Xavier. Elle souriait toujours,--un peu plus tristement
parfois,--et c'était tout. Mais le soir, dès qu'elle était rentrée dans
sa chambre, ses yeux s'emplissaient de larmes et le petit bouquet
d'anémones, seul confident de ses douleurs, était tout humide
lorsqu'elle le replaçait au fond du coffret.

Cependant, Héloïse continuait ses coquetteries et les semaines
passaient. On était arrivé aux premiers jours de juillet, le séjour de
Xavier à B... touchait à sa fin. Ce moment de la saison a une importance
extraordinaire à B... C'est l'époque de la confection de ces fameuses
confitures auxquelles cette bonne petite ville bourgeoise doit, hélas!
sa seule célébrité. L'atelier des demoiselles Pêche s'était transformé;
les chapeaux et les rubans avaient été mis de côté, et des paniers de
groseilles rouges et blanches s'étalaient à la place où se dressaient
auparavant les cartons et les _têtes à bonnets_. Autour de la table
ronde, les apprenties, munies de fins ciseaux, détachaient de la grappe
les baies une par une, pour les livrer ensuite aux _épépineuses_;
celles-ci, à l'aide d'une plume au bec arrondi, enlevaient délicatement
les pépins sans endommager la pulpe. Dans la cour et dans la cuisine,
les demoiselles Pêche, revêtues de tabliers à bavette et armées de
spatules, surveillaient la cuisson des sirops; les réchauds flambaient,
une odeur de fruits confits s'exhalait des bassines fumantes et se
répandait, dans toute la maison.--L'après-midi du premier dimanche de
juillet fut tout entière consacrée à la cueillette des groseilles qui
foisonnaient dans le petit jardin des _Saules_. Héloïse et Gertrude
s'étaient chargées de dépouiller un groseillier; la grisette appela
Xavier à son aide, et bientôt entre elle et le jeune homme commença un
échange de gais propos qui agaça singulièrement Gertrude. De temps en
temps Héloïse choisissait avec soin une belle grappe, la plus longue et
la plus appétissante, puis la soulevant du bout des doigts, elle la
présentait aux lèvres de Xavier. Or il arriva qu'une fois, tout en
mordant à la grappe, le jeune homme effleura involontairement de ses
lèvres les doigts de la modiste, qui poussa un cri et se plaignit très
haut de ce prétendu baiser dont elle était enchantée... C'en était trop
pour Gertrude. Elle se leva brusquement et, quittant le groseillier,
elle alla se réfugier sous le _chambret_ de vigne-vierge, au bord de
l'eau. Là, elle put pleurer tout à son aise, car elle avait le cœur
plein de colère et les yeux gros de larmes.

Son départ avait été trop significatif pour que, cette fois, Xavier ne
s'aperçût de rien. Il reçut comme un choc en pleine poitrine, et, sans
écouter les récriminations d'Héloïse, il courut à la recherche de
Gertrude. Il la découvrit bientôt sous la tonnelle, où il entra si
précipitamment que la jeune fille n'eut pas le temps d'essuyer ses yeux.

D'un bond il fut près d'elle.

--Tu pleures, Gertrude; qu'as-tu?...

--Rien! dit celle-ci en renforçant ses larmes. Mais sa douleur, plus
forte que sa volonté, fit de nouveau explosion.

--Gertrude, s'écria Xavier désespéré, parle! Est-ce moi qui suis cause
de ton chagrin?

Les larmes étouffaient sa voix et elle restait silencieuse... Elle fit
un effort, et, passant sa main sur ses yeux:

--Si tu aimes cette fille, murmura-t-elle entre deux sanglots, au moins
ne lui fais pas la cour devant moi!

La figure de Xavier, rembrunie par l'angoisse s'éclaira tout à coup.

--Moi! répliqua-t-il, amoureux de mademoiselle Héloïse, quelle idée!

--N'essaye pas de me tromper, je vois bien qu'elle cherche à te plaire.

--Tu es jalouse d'elle?...

Pour toute réponse, Gertrude couvrit de nouveau sa figure de ses mains.

--Jalouse! s'écria Xavier tout joyeux... Mais alors tu m'aimes donc,
toi, Gertrude?...

En même temps, il se rapprocha d'elle, écarta doucement ses mains
humides, les prit dans les siennes et se mit à les baiser avec mille
protestations passionnées. La glace était enfin brisée; tout son amour
lui montait aux lèvres. Il révéla à Gertrude les trésors de tendresse
qu'il tenait depuis si longtemps enfouis au fond de son âme. Il était
devenu éloquent: il lui contait ses songes d'autrefois, il lui avouait
qu'elle avait été son inspiratrice, sa bonne fée, sa seule espérance.
C'était pour elle qu'il avait rompu avec l'oisiveté, pour elle qu'il
avait travaillé, pour elle qu'il rêvait parfois de fortune et de
renommée... Gertrude, ranimée et consolée, l'écoutait en souriant à
travers ses dernières larmes. Elle ne fut tout à fait rassurée,
cependant, que lorsqu'il lui eut promis de quitter B... sans reparler à
Héloïse.--Quand vint le soir, le petit bouquet d'anémones reçut encore
une rosée de larmes, mais, cette fois, ce furent des larmes de joie.

Huit jours après, Xavier quitta la ville haute, et Gertrude obtint la
permission de l'accompagner jusqu'à la voiture. Avant de monter dans le
courrier, Xavier prit la main de sa cousine:

--Gertrude, dit-il, aussitôt arrivé à Lachalade, je vais me construire
un atelier et je travaillerai pour nous deux. Promets-moi d'avoir foi en
moi comme j'ai confiance en toi, et d'attendre patiemment le jour où
nous pourrons nous marier.

--Je t'aime, lui répondit-elle et je ne pense qu'à toi.

--Bien... maintenant embrassons-nous, Gertrude!

Et après avoir pris sur les beaux yeux verts un pur baiser de fiancé, il
s'élança dans le courrier, qui disparut bientôt au milieu d'un nuage de
poussière.

       *       *       *       *       *

Le lendemain au soir, comme Héloïse et Gertrude étaient restées seules à
l'atelier pour terminer une commande pressée, la _première ouvrière_ dit
d'un ton sec à sa compagne:

--Votre cousin est donc parti?

Gertrude répondit affirmativement et essaya de détourner la
conversation.

--Il est parti... pour longtemps? reprit obstinément Héloïse.

--Il ne compte plus revenir; son travail ici est terminé et il a des
occupations qui l'attendent à Lachalade.

--Ah! ah! fit Héloïse d'une voix un peu altérée.--Elle se pinça les
lèvres, tira silencieusement quelques aiguillées, poussa un petit
soupir, puis, regardant fixement Gertrude:

--C'est égal, vous conviendrez, ma chère, qu'il aurait bien pu me dire
adieu... Il ne sait guère vivre, pour un gentilhomme!

--Xavier était pressé, répondit Gertrude avec hauteur, et il m'a chargée
de vous faire ses excuses.

--Vous n'étiez guère pressée de vous acquitter de sa commission, dans ce
cas, murmura Héloïse en lançant à sa voisine un regard méfiant...
N'importe, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a un mystère
là-dessous... Car, enfin, au point où nous en étions!...

Gertrude, un peu pâle, la regarda d'un air interrogateur.

--Quand vous me dévisagerez avec vos grands yeux étonnés, reprit Héloïse
furieuse, chacun sait qu'il me faisait la cour, et que si j'avais
voulu... Mais je ne suis ni une enjôleuse ni une sournoise, et je ne me
dérangerais pas de ça pour accaparer un amoureux, fût-il noble comme le
roi!

Elle fit claquer l'ongle de son pouce sous l'une de ses dents blanches
et regarda Gertrude d'une façon provocante. Mais celle-ci était décidée
à ne point entamer de querelle. Elle se contenta de sourire, et jetant
négligemment les yeux sur le chapeau que façonnait Héloïse:

--Nous causons trop, dit-elle d'un ton un peu railleur, et notre besogne
en pâtit... Tenez, voilà que sans vous en apercevoir, vous ourlez ce
bavolet vert avec de la soie bleue!.. Croyez-moi, ne plaisantons pas
avec les choses sérieuses.

Elles se remirent à travailler en silence, et Gertrude ayant fini sa
tâche la première, en profita pour se retirer, laissant son
interlocutrice ébahie et tout affairée à défaufiler son bavolet.

--C'est égal, dit mademoiselle Héloïse en agitant le doigt dans la
direction de la porte qui venait de se refermer sur Gertrude, c'est
égal, je lui revaudrai cela!



VI


Cependant, celui qui venait de jeter la discorde dans le paisible
magasin des demoiselles Pêche, Xavier, poursuivait ses projets. Son
premier soin avait été de s'occuper de la construction d'un atelier. Un
terrain en friche, situé sur la lisière du bois, à une portée de fusil
du village, eut bientôt fixé son choix. Tout s'y rencontrait à souhait:
un chemin d'exploitation partait de là pour s'enfoncer dans le bois, et
un ruisseau descendant de la Gorge-aux-Couleuvres permettait d'y établir
une scierie. Grâce à de nouvelles commandes, Xavier put traiter
immédiatement avec un entrepreneur, et deux mois après, l'atelier
élevait à l'entrée du bois ses murs blanchis à la chaux et son toit de
tuiles rouges. Il était vaste, bien éclairé et bien outillé. Au fond, on
avait réservé une petite pièce où Xavier couchait, car il s'était décidé
à quitter la maison de Lachalade, pour se livrer tout entier à son
travail.--Madame de Mauprié avait vivement combattu la résolution de son
fils cadet; elle voyait avec peine un de ses enfants devenir «une sorte
de menuisier.» Mais le jeune homme avait tenu bon, et comme, au
demeurant, il trouvait de l'argent ailleurs que dans le coffre de la
famille, on avait fini par le laisser faire;--seulement, ses relations
avec ses sœurs et sa mère étaient maintenant moins fréquentes et plus
froides.

Ce refroidissement lui eût été pénible autrefois; en ce moment, son
esprit et son cœur étaient trop occupés pour en éprouver une grande
souffrance. Il emportait avec lui, dans sa solitude, un trésor de
pensées et de souvenirs consolants. L'amour de Gertrude lui faisait une
compagnie toujours fidèle et toujours joyeuse. Il lui tenait lieu de
tout: de parents et d'amis, de plaisirs et de bien-être. C'était un
foyer toujours réchauffant et toujours illuminé; un retrait intime et
voilé, tout plein de fleurs printanières, d'où sortaient les rêves de la
nuit et les premiers sourires des heures matinales;--c'était son
enchantement et son seul luxe, son soutien dans les jours de doute, son
bon génie dans les moments d'inspiration. Au dedans et au dehors de
l'atelier, l'image de Gertrude était toujours présente. Elle se glissait
avec les rayons lumineux sous les ramures de la futaie; elle dansait à
la lueur des étoiles dans les vapeurs argentées qui s'élevaient du
ruisseau; elle peuplait les recoins sombres du bâtiment, et quand Xavier
sculptait dans un panneau une tête de nymphe ou de déesse, c'était
toujours le visage de Gertrude aux cheveux crépelés qui souriait au
milieu des entrelacs et des guirlandes. Les lettres de la jeune fille
arrivaient tous les lundis et mettaient l'atelier en fête. Après avoir
lu les huit pages d'écriture serrée, Xavier les cachait dans sa poitrine
et travaillait ferme jusqu'au soir; puis, à l'heure du soleil couchant,
il allait s'asseoir sur le seuil de sa porte et relisait lentement les
pages où Gertrude lui racontait sa vie et ses pensées de chaque jour. Le
soleil s'enfonçait derrière les bois des Hauts-Bâtis, la vallée était
coupée de grandes ombres bleuâtres et le silence du soir s'y faisait peu
à peu. On n'entendait plus que le susurrement du ruisseau et la chanson
des rainettes au long des talus de la Biesme. C'était l'heure des
châteaux en Espagne. Xavier se figurait Gertrude installée à Lachalade;
il bâtissait en face de l'atelier un chalet en bois de sapin avec sa
galerie extérieure et sa toiture en auvent; il voyait déjà sa mignonne
Gertrude accoudée à la balustrade et lui souriant à travers les brins
fleuris des plantes grimpantes--et lui-même souriait à son rêve, sans
s'apercevoir que la nuit était venue et que les étoiles fourmillaient
dans le ciel.

Mais ses pensées n'étaient pas toujours aussi paisibles ni aussi
joyeuses. Il avait aussi des heures moroses et découragées. Ce fut
surtout à la fin de l'automne, pendant les longues soirées et les jours
brumeux, que la mélancolie se mit à hanter l'atelier. Le vent de
l'arrière-saison commença à pleurer dans les ramées, les pluies
monotones grossirent la voix du ruisseau, les feuilles jaunies
tourbillonnaient sous les fenêtres de l'atelier, et Xavier se sentit
envahi par la bande des pensées maussades et soupçonneuses. Puis, comme
un malheur n'arrive jamais seul, un jour qu'il revenait de
Sainte-Menehould, il monta jusqu'aux Islettes dans le cabriolet du
courrier de B... Au moment où il mettait pied à terre, le conducteur lui
dit:

--N'avez-vous pas de commission pour mademoiselle Gertrude? et comme il
voyait la figure de Xavier s'animer:--Ah! continua-t-il, sans flatterie,
c'est bien la plus avenante et la plus jolie fille de B..., les garçons
de là-bas en sont quasiment fous, et je parle des plus huppés!...--Le
conducteur cligna de l'œil et fit claquer sa langue.--Voyez-vous, vous
pouvez être tranquille sur son compte, elle fera un beau mariage!--Il
alluma sa pipe, fouetta ses chevaux et partit au trot.

Il n'en fallait pas davantage pour que Xavier eût la mort dans l'âme et
martel en tête. Il revint au logis tout travaillé et tout époinçonné par
la jalousie.--Le conducteur pouvait avoir raison. Gertrude était belle,
jeune, sans expérience de la vie... Lui se trouvait loin d'elle, et
d'ailleurs n'étant point fat, il se rendait justice; il ne s'abusait ni
sur son mérite ni sur sa beauté. Gertrude pouvait rencontrer là-bas
quelque riche et beau fils de famille qui effaçât rapidement le souvenir
de son maussade cousin... D'ailleurs, l'amour est le plus capricieux des
oiseaux, il s'en va comme il est venu, sans raisons, et Xavier trouvait
mille motifs pour que l'absence aliénât celui de Gertrude.--Il passa
ainsi plusieurs jours à se forger des fantômes et à broyer du noir. La
lettre de sa cousine le surprit dans ces terreurs jalouses et jeta un
rayon de soleil à travers les brouillards qu'il avait amassés comme à
plaisir. Il eut honte de ses soupçons, et, pour faire amende honorable,
il s'en accusa très humblement dans une longue épître à Gertrude.

Celle-ci non plus n'était pas heureuse. Outre qu'elle souffrait de
l'absence de Xavier, elle se sentait de jour en jour plus isolée au
milieu des modistes de B... Bien que les demoiselles Pêche se louassent
fort de ses services, aucune intimité n'avait pu s'établir entre les
patronnes et la nouvelle ouvrière. L'éducation et la culture d'esprit de
Gertrude contrastaient trop avec les idées étroites et les manières
communes de ces bonnes filles. Mademoiselle Hortense, qui était plus
fine que sa sœur, se rendait vaguement compte de la supériorité de
Gertrude, et cette seule pensée suffisait pour mettre une certaine gêne
dans leurs relations. Mademoiselle Célénie, plus ronde et moins
susceptible, aurait fort bien passé sur les minuties qui froissaient son
aînée; mais ce qui l'offusquait, c'était l'effet trop vite produit par
Gertrude sur la partie masculine de la société de B... La grande Héloïse
n'épargnait rien, du reste, pour exciter la susceptibilité des deux
sœurs et pour ruiner petit à petit la faveur de sa rivale. Héloïse
n'était pas méchante, mais elle n'était pas non plus magnanime. Elle ne
pouvait pardonner à Gertrude ses succès, ses manières distinguées, et
surtout la fameuse déconvenue du mois de juin. Elle ne lui voulait pas
de mal au fond, mais elle l'eût volontiers trouvée en faute, sauf à lui
tendre ensuite la main pour la tirer du mauvais pas où elle l'aurait
jetée. Elle l'épiait, commentait ses moindres mots et ses moindres
démarches, et ne laissait jamais perdre une occasion de lui être
désagréable.

Gertrude sentait cette antipathie toujours croissante, et une certaine
anxiété commençait à s'emparer de son esprit. Elle aurait voulu
s'enfuir, se soustraire à un danger vaguement pressenti, et en même
temps elle se disait qu'elle était obligée de vivre attachée au magasin
des demoiselles Pêche, qu'elle y resterait longtemps encore sans doute,
que Xavier était loin et l'avenir incertain... Alors elle pleurait et
s'effrayait. Ces larmes, ces agitations contenues, jointes à une vie
renfermée et au défaut d'exercice, la rendirent souffrante. Elle pâlit,
ses yeux se cernèrent et ses joues se creusèrent légèrement, le tout à
la satisfaction de mademoiselle Héloïse, qui n'était pas fâchée de lui
voir perdre la fraîcheur de son teint. Chaque fois qu'elle relevait la
tête, elle trouvait les yeux noirs de la _première ouvrière_ fixés sur
sa figure, et étudiant curieusement les progrès de sa pâleur. Elle fut
un jour souffrante au point de garder la chambre.

--Bah! ce ne sera rien, dit Héloïse à mademoiselle Célénie, qui s'en
inquiétait; elle s'écoute et se dorlote comme une princesse!

Cependant la mauvaise saison était revenue, et la vieille Scholastique
avait rallumé le poêle de faïence. On avait recommencé à veiller dans
l'atelier, et les demoiselles Pêche ne faisaient plus que de courtes
apparitions à leur jardin des _Saules_, maintenant tout effeuillé et
couvert de givre. Les dimanches se passaient à l'église. Parfois, après
les vêpres, mademoiselle Célénie faisait faire à Gertrude un ou deux
tours dans la rue de la Rochelle; puis, ennuyée de l'attention trop
persistante et des œillades des jeunes gens, elle la ramenait tambour
battant au magasin, où son indignation s'exhalait à son aise contre
l'impertinence de la jeunesse. Les journées s'écoulaient monotones, et
les seules bonnes heures de Gertrude étaient celles où arrivaient les
lettres de Xavier. Alors ses yeux brillaient, une vive teinte rose
colorait ses joues pâlies et son cœur battait. Une seule chose gâtait
son bonheur: l'excitation produite en elle par l'arrivée hebdomadaire du
facteur n'avait pas échappé à Héloïse; les grands yeux inquisiteurs de
l'ouvrière suivaient les lettres jusque dans la poche de Gertrude, et
semblaient vouloir percer l'enveloppe.

De longs mois se passèrent ainsi sans événements remarquables. Les
lettres de Xavier arrivaient toujours ponctuellement et Gertrude
répondait avec la même exactitude. Le printemps et l'été fleurirent de
nouveau le jardin des Saules; de nouveau on procéda à la fabrication des
confitures; puis l'automne revint et les veillées recommencèrent.

Par un jour brumeux de décembre, Gertrude rangeait des cartons dans le
magasin. Tout à coup la porte de la rue s'ouvrit, et la jeune fille
poussa une exclamation en apercevant Pitois, le domestique de M.
Renaudin.

--Comment va mon oncle? s'écria-t-elle.

--Pas trop bien, répondit Pitois. Il désire vous voir, et m'a recommandé
de vous ramener aujourd'hui même.

Gertrude courut annoncer la nouvelle à mademoiselle Hortense; puis
montant précipitamment dans sa chambre, se prépara pour le voyage et
suivit Pitois, dont le cheval attendait tout attelé sous le porche de la
_Rose d'Or_. On partit, et, chemin faisant, le domestique expliqua à la
jeune fille la maladie de l'oncle Renaudin.

--Voyez-vous, mademoiselle Gertrude, je crois que la lampe baisse.--Et
il se frappa la tête.--M. Renaudin perd le fil de ses idées et rêve les
yeux ouverts. Il reste des fois une heure d'horloge immobile et muet
comme une souche; puis, crac! comme si un ressort partait, voilà que sa
langue se dégourdit et qu'il nous conte des choses de l'autre monde...
Hier, à travers ses rêvasseries, il n'avait que votre nom dans la
bouche. A la brune, il a rattrapé son bon sens, et, me faisant signe
d'approcher, il a tiré de dessous ses draps un papier sur lequel était
votre adresse; puis il m'a commandé de courir à B... et de vous ramener
vivement, sans en rien souffler à personne.

Pitois exécutait les ordres de son maître à la lettre; il fouaillait son
cheval, et la voiture filait comme une flèche. Quand ils entrèrent dans
la vallée de la Biesme, la nuit tombait. Gertrude était prise d'une
émotion si violente, qu'elle ne pouvait plus parler. Ses yeux
cherchaient à distinguer dans l'obscurité l'emplacement de l'atelier.
Xavier le lui avait décrit trop souvent, pour qu'elle ne le reconnût
pas, malgré la nuit. Elle distingua le toit de tuiles et vit de la
lumière à travers les vitraux.--Il était là... il travaillait en
songeant à elle, peut-être!--Son cœur se gonfla, et, triste à la pensée
de passer si près de lui sans le voir, elle était sur le point de prier
Pitois de s'arrêter... Mais on eût dit que le vieux garde prévoyait sa
demande, car il fouetta de plus belle la jument, et la voiture franchit
bientôt le porche de l'Abbatiale. Tout le village était enveloppé
d'ombre, et personne ne fut témoin de l'arrivée de Gertrude.

Dès qu'elle se fut un peu restaurée et réchauffée au feu de la cuisine,
Pitois la fit monter chez M. Renaudin. La disposition de la chambre à
coucher n'avait pas changé depuis la dernière visite de Gertrude:
c'étaient toujours les mêmes rideaux jaunis aux fenêtres, le même foyer
sombre où deux tisons se mouraient dans les cendres; seulement le lit
était défait, et, dans les couvertures, Eustache Renaudin montrait son
profil amaigri et mince comme une lame de couteau. Une chandelle posée
sur la table éclairait vaguement la chambre. M. Renaudin, assis sur son
séant, tenant les draps dans ses doigts crispés, demeurait immobile et
semblait regarder dans le vide. Près de la cheminée, Fanchette le
surveillait du coin de l'œil, tout en préparant une potion pour la nuit.
Une odeur pharmaceutique imprégnait l'air.

Gertrude, poussée par Pitois, s'avança sur la pointe des pieds et
s'approcha du lit; mais le vieillard ne sembla pas la voir; ses yeux
gris continuèrent à poursuivre dans les plis de ses rideaux des visions
mystérieuses.

--Mon oncle! mon oncle Renaudin! dit Gertrude, me voici.

Le son de cette voix douce le tira de son immobilité, mais non de son
rêve. Ses yeux se tournèrent vers la jeune fille et la contemplèrent
avec une fixité effrayante; ses lèvres remuèrent.

--Toujours! murmura-t-il, je la vois maintenant toujours et partout. Ses
yeux tristes ne me quittent pas, et le son de sa voix me secoue jusque
dans la moelle des os... Mais, reprit-il en reculant vers le mur, jamais
je ne l'avais vue si nettement que ce soir... Ses yeux sont pleins de
reproches et son silence me donne la fièvre... Non, je ne veux plus
qu'elle revienne me reprocher sa misère et son enfant abandonné!... Je
ferai un sacrifice, s'il le faut; j'achèterai le repos au poids de
l'or... Vite, vite! A-t-on été chercher ma nièce Gertrude?

--Elle est près de vous, Monsieur! cria Pitois.

--Me voici, mon oncle! répéta Gertrude toute tremblante.

Et, surmontant sa peur, elle lui prit la main.

Le vieillard tressaillit, pencha la tête du côté de sa nièce, et parut
s'éveiller en sursaut.

--Hein! hein! fit-il, qui a parlé?... Ah! te voici, petite!... Je
m'étais assoupi... Es-tu là depuis longtemps?

--Je viens d'arriver, mon oncle.

--Tu as bien fait de venir... Fanchette, mets du bois au feu et
laisse-nous. J'ai à causer avec ma nièce.

Ses idées redevenaient lucides. Quand ils furent seuls, il dit à
Gertrude de s'asseoir à son chevet, et, lui prenant affectueusement les
mains:

--Je suis aise de te voir, commença-t-il. J'ai à t'entretenir de choses
sérieuses... Mais ce sont des choses difficiles à dire, et il faudra que
tu aies de la patience... Et puis, c'est un secret que tu devras me
garder fidèlement. Je m'étais bien promis de le garder moi-même; mais il
y a des secrets qu'on porte légèrement quand on est jeune, et qui
deviennent trop lourds quand on se fait vieux... Et je vieillis,
Gertrude, je m'affaiblis tous les jours, soupira-t-il en regardant ses
longs doigts pâles et osseux.--J'ai peut-être encore une dizaine
d'années à vivre, tout au plus; puis il me faudra quitter ma maison de
l'Abbatiale et mes beaux chênes... Dix ans! à peine dix ans!... La vie
est trop courte, on n'a pas le temps de jouir de ce qu'on a amassé!...
Mais, vois-tu, je veux passer au moins ces années-là en paix, et pour
cela il faut que je me décharge du poids que j'ai sur la poitrine... Il
m'étouffe, il me gâte mes jours et mes nuits!

Il s'était mis sur son séant et respirait avec bruit, comme un homme
oppressé.

--Tant que j'ai été dans les affaires, continua-t-il, je n'ai pas eu le
loisir de penser à cette _chose-là_. J'allais, je venais, je courais les
villages pour acheter de la laine à bon compte, les ballots roulaient
dans ma remise, et puis les fabricants arrivaient. On discutait fin
contre fin; moi, je leur donnais du fil à retordre et je faisais de
beaux gains. Je spéculais, j'achetais pour rien et je revendais cher...
Ah! c'était le bon temps! le secret était bien là, au fond de ma
mémoire, mais si léger!... Il ne pesait pas plus gros qu'une plume, et
c'était à peine si, de fois à autre, je le sentais sur ma conscience...
Mais quand je suis venu me reposer ici, croyant y jouir tranquillement
de ma fortune, je n'ai plus eu ni paix ni trêve. Toutes les choses
d'autrefois se sont réveillées au fond de mon cerveau, et ce qui était
léger comme une plume est devenu lourd comme un quintal de fer... Il
faut que je traîne cela nuit et jour; je n'ai plus de sommeil!... A tout
prix je veux me débarrasser de ce cauchemar qui m'écrase la poitrine!
J'ai compté sur toi, Gertrude; j'ai confiance en toi, parce que tu es
bonne et courageuse. Veux-tu me rendre un service?

--Oh! de tout mon cœur, mon oncle! s'écria Gertrude attendrie.

La figure altérée du vieillard se rasséréna un peu. Il serra les mains
de sa nièce dans les siennes et reprit d'une voix plus calme:

--Écoute d'abord une histoire du temps de ma jeunesse,... car j'ai été
jeune, moi aussi, et j'ai été amoureux tout comme un autre. C'était à
B..., et celle qui m'aimait était modiste comme toi. Elle était jolie et
fière de ses beaux cheveux, pareils aux tiens... C'est cette
ressemblance qui m'a tout d'abord intéressé à toi. Elle avait vingt ans
et j'en avais trente. Nous étions deux étourdis, et nous nous aimions
sans songer à l'avenir... Bref, une faute fut commise, et je ne sais
lequel de nous deux fut le plus imprudent... Pourtant, moi, je lui
promis le mariage... et ce fut un tort.

Il s'arrêta, un peu embarrassé, en voyant l'expression de tristesse et
de reproche qu'avait prise la figure de Gertrude.--L'histoire de M.
Renaudin était la banale et navrante histoire des séductions vulgaires.
La jeune fille séduite, étant devenue mère, l'avait conjuré de tout
réparer par le mariage. Mais ils étaient pauvres tous deux; Renaudin
était égoïste et ambitieux: un pareil mariage eût entravé son avenir et
gâté sa situation. Il avait quitté B... et s'était établi à Reims. Là,
par un soir d'hiver, sa victime était venue de nouveau le supplier. Il
avait été sans pitié et lui avait fermé sa porte, la laissant errer, par
la pluie et le vent, à travers les rues désertes d'une ville
étrangère... Depuis il n'avait jamais entendu parler d'elle, et il avait
cru que tout était fini. Mais plus il avait pris d'âge, plus ses remords
étaient devenus violents.

--Je crois, disait-il à sa nièce, je crois la revoir à chaque instant...
La nuit, quand je veux fermer les yeux, je l'aperçois tout d'un coup
là!--et il montrait un coin du rideau.--Elle a la tête nue, et ses
cheveux blonds sont soulevés par le vent; ses yeux sont tristes comme
des fleurs mouillées... Je n'y tenais plus; j'ai voulu savoir ce qu'elle
était devenue, et j'ai fait prendre en secret des renseignements...

--Vous l'avez retrouvée? interrompit Gertrude, dont le cœur battait.

--Elle est morte!... reprit-il d'un air sombre; mais l'enfant, sa fille,
existe encore. Elle a grandi, elle vit à B... dans la misère, et c'est
sur toi que je compte pour la secourir.

--Oh! mon oncle, parlez, je suis prête à tout faire pour vous!

--Bien! Jure-moi d'abord de me garder le secret le plus absolu, et
d'exécuter les choses telles que je te les dirai.

--Je vous le promets, mon oncle!

--Bien!... Tu repartiras demain, avant le jour, avec Pitois. Sitôt
arrivée à B..., tu te rendras dans la maison indiquée sur l'adresse que
voici. Il tira un papier de dessous son oreiller et le tendit à
Gertrude.--C'est dans cette maison que demeure la fille de la morte...
Elle est misérable... Tu lui remettras de l'argent, mais tu ne lui diras
jamais de quelle part il vient... Tu comprends que si je me nommais, je
serais à la merci de ces gens-là. Femme, enfants, mari, j'aurais toute
la maisonnée sur les bras... Non, je veux faire du bien sans être
connu... Et puis, si la famille de ta tante venait à savoir cette
aventure, elle en ferait des gorges chaudes... Non, non, pas de mon
vivant!... Après, on verra... Tu agiras prudemment, discrètement,
n'est-ce pas, ma mie Gertrude?

--Oui, mon oncle.

--Je compte sur ta parole... Une parole, c'est sacré, petite!

De sa main tremblante il prit une clef sous le traversin et la donna à
sa nièce.

--Ouvre le secrétaire et apporte-moi le premier tiroir à gauche!

Elle obéit, et revint avec le tiroir plein de pièces d'or. L'avare le
vida avec précaution sur ses draps; puis ses yeux brillèrent, et il
passa ses mains amoureusement à travers les louis. Gertrude le regardait
ébahie: elle n'avait jamais tant vu de pièces d'or en toute sa vie. M.
Renaudin les compta deux fois; puis, prenant trois rouleaux d'or, et
geignant profondément, il les déposa dans un petit sac qu'il remit à
Gertrude.

--Tiens, dit-il, voici mille écus; serre-les soigneusement... C'est une
somme!... Hélas! c'est de bon or fin, gagné à la sueur de mon front...
Mais je ne veux rien épargner pour tranquilliser mes vieux jours...
Quand je saurai que _sa_ fille est à l'abri du besoin, je serai soulagé
et je retrouverai mon sommeil perdu. Écris-moi souvent, tiens-moi au
courant de tout, et s'il faut encore de l'argent, eh bien, j'en enverrai
encore!... Je veux dormir, dormir en paix!

Gertrude alla fermer le secrétaire et rendit la clef à son oncle.

--Tu es une brave fille, toi, murmura le vieillard. Viens que je
t'embrasse!... Et maintenant, va te reposer deux ou trois heures. Dès le
fin matin, Pitois te réveillera et vous repartirez vivement.

Elle prit congé de lui, en lui promettant de faire de son mieux pour
bien remplir sa mission. Comme elle allait fermer la porte, elle se
retourna en entendant M. Renaudin qui l'appelait encore, et elle aperçut
le vieillard soulevé sur son séant, pâle, décharné, et dardant vers elle
ses yeux soupçonneux.

--Surtout, Gertrude, murmura-t-il en posant un long doigt maigre sur ses
lèvres minces, garde-moi le secret!



VII


En promettant à son oncle de remplir jusqu'au bout la mission dont elle
s'était chargée, Gertrude avait suivi la première impulsion de son cœur.
Elle avait vu le vieillard malade et tourmenté; il s'agissait de rendre
le calme à cette conscience troublée et en même temps de soulager une
misère secrète;--sa bonté naturelle avait dicté sa réponse; émue
jusqu'aux larmes, sans réfléchir plus longuement, elle avait promis tout
ce qu'on lui demandait. Elle se conduisait ainsi toujours d'après les
rapides mouvements de son cœur; le sentiment parlait et elle obéissait
brusquement; la réflexion venait plus tard.--Ce fut le lendemain
seulement, sur la route de B..., qu'elle commença de songer aux moyens
d'exécution. Tout d'abord elle fut arrêtée par une première difficulté:
son oncle avait exigé qu'elle tînt la chose secrète; elle se trouvait
par conséquent obligée d'agir seule, et de plus, afin de prévenir des
questions indiscrètes, elle devait s'acquitter de son mandat avant de
rentrer chez les demoiselles Pêche. Il allait falloir prendre une
chambre à l'auberge, ne sortir qu'à la nuit pour éviter les rencontres,
en un mot s'entourer de précautions dont les apparences équivoques
répugnaient à sa nature droite et ouverte. Toute dissimulation lui était
odieuse; il lui semblait que Xavier n'eût pas été satisfait de la voir
engagée dans cette aventure. Si elle avait pu s'arrêter à Lachalade et
le consulter!... Mais elle avait promis le secret, et d'ailleurs Pitois
et Fanchette ne l'avaient pas quittée un seul moment.

Tandis que le cheval trottait, elle relut l'adresse que son oncle lui
avait remise. Les indications laconiques, griffonnées sur le papier,
étaient ainsi conçues:--«Femme Finoël,--côte de Polval, la dernière
maison à gauche en montant vers les bois.»--Heureusement l'endroit était
peu fréquenté, et Gertrude en s'y rendant à la brune ne risquait pas
d'être reconnue. Elle acheva de se rassurer en songeant qu'elle pourrait
s'arrêter à une auberge peu éloignée de la côte de Polval, et que la
voiture n'aurait pas à traverser la ville. «D'ailleurs, se disait-elle,
dès que j'aurai remis de l'argent à cette pauvre femme, ma tâche sera
finie, et demain je pourrai rentrer chez mademoiselle Pêche.»

Elle descendit dans le faubourg, au _Chêne-Vert_, et résolut de monter à
Polval sur-le-champ. En décembre la nuit vient vite; dès quatre heures
et demie, la jeune fille enveloppée dans sa mante et sa capeline put
s'acheminer vers la maison de la femme Finoël. Du reste, le ciel était
sombre, le froid piquant, et la neige qui tombait menue ôtait aux
passants tout désir de curiosité. Tandis qu'elle gravissait la rampe
déserte et resserrée entre deux coteaux de vignes, Gertrude se
demandait, non sans une vague inquiétude, qui elle allait rencontrer
dans cette maison isolée et comment elle y serait reçue. Elle n'était
point peureuse, et à Lachalade elle avait l'habitude de sortir seule à
toute heure et par tous les temps. Dans la circonstance, ce qui la
rendait anxieuse, c'était le mystère même dont elle était obligée de
s'entourer, c'était l'inconnu... Elle frissonnait en apercevant à
travers l'obscurité les petites maisons à mine lugubre, adossées aux
vignes, et noires sur le fond neigeux de la colline.

Encore quelques pas dans la neige et le vent, et elle atteignit le terme
de son voyage. Ce devait être là, car plus haut on ne distinguait aucune
habitation, et les bois commençaient à une portée de fusil. Elle
s'arrêta un moment pour considérer ce logis de pauvre apparence. Les
murailles étaient faites de torchis et la toiture, trop lourde pour
elles, les avait rendues toutes ventrues et menaçantes. A travers les
volets clos de deux étroites fenêtres, une faible lueur indiquait que la
maison était habitée. Gertrude gravit un escalier aux marches branlantes
et prêta l'oreille. Il lui semblait entendre un bruit plaintif, mais le
vent soufflait si fort dans la gorge de Polval, qu'elle ne pouvait
distinguer si ce gémissement venait de l'intérieur ou du dehors. Elle
frappa; point de réponse. Elle appuya alors sa main contre la porte qui
céda, et le vent la poussa pour ainsi dire dans le couloir obscur... Les
gémissements partaient réellement de la chambre contiguë, dont une ligne
lumineuse révélait l'entrée. C'étaient des pleurs de femme mêlés à des
cris d'enfants, et cette double plainte remua si profondément Gertrude
qu'elle oublia tout à coup sa peur. Elle ouvrit précipitamment la porte
de la chambre et se trouva en face d'un spectacle navrant.

Une chandelle fumeuse, posée sur un poêle, sans feu, éclairait
misérablement la pièce nue et délabrée; entre les fenêtres un métier de
tisserand, sur lequel s'enroulait une pièce de cotonnade inachevée,
découpait sur le mur le squelette noir de ses barres et de ses leviers;
une chaise dépaillée et une table boiteuse étaient rangées le long de la
muraille humide; en face du métier, un lit de sangle étalait sa
paillasse et sa couverture en lambeaux, et sur ce lit, agenouillée, les
cheveux épars, pâle, effrayante, une femme d'une trentaine d'années
serrait contre sa poitrine amaigrie un tout petit enfant qui ne poussait
plus que des vagissements étouffés... Au bruit de la porte, la mère se
tourna vivement vers la nouvelle venue, et avec des yeux démesurément
ouverts:

--Vite, venez! cria-t-elle, mon _petiot_ s'en va!...

--Qu'a-t-il et que dois-je faire? demanda Gertrude en prenant l'enfant.
La jeune femme montra avec un geste horrible son sein flétri.

--Je n'ai plus de lait, dit-elle, et mon pauvre petiot meurt de faim et
de froid... Ah! il n'y a pas de pitié au monde!...

--Ne vous désolez pas ainsi! reprit Gertrude, je vais quérir de quoi
vous ranimer tous les deux... N'avez-vous pas une voisine que je puisse
charger d'acheter ce qu'il faut?

--Oui,... la mère Surloppe... Elle demeure en face, mais je ne l'ai plus
revue depuis hier...; les pauvres gens sont plus sauvages que des loups
affamés, ils se font peur...

--Attendez-moi, je vais l'appeler...

Gertrude enveloppa l'enfant dans sa capeline, le plaça près de la mère
qu'elle couvrit de sa mante, et se mit en quête de la vieille voisine
qu'elle trouva sommeillant près de son dévidoir. La vue d'une pièce d'or
la réveilla et lui mit des ailes aux talons. Elle se chargea volontiers
de trouver du lait, des vivres et du bois.

Gertrude retourna près de la malade. L'enfant s'était réchauffé et
rendormi; la mère regarda la jeune fille d'un air farouche; sur ce
visage altéré, mademoiselle de Mauprié crut reconnaître les principaux
traits de la figure de son oncle et sentit sa pitié redoubler.

--Vous vous appelez madame Finoël? demanda-t-elle enfin d'une voix
timide.

--Oui... Rose Finoël, murmura la jeune femme, venez-vous de la part du
bureau de charité?

--Je suis envoyée par une personne qui connaît vos peines et qui veut
les soulager.

La bouche de Rose Finoël prit une expression amère.

--Mes peines!... Et qui donc au monde peut avoir souci de mes peines?

Gertrude lui répondit évasivement que son bienfaiteur désirait ne pas
être connu; alors la malade ferma les yeux d'un air de fatigue et
d'indifférence.

--Après tout, murmura-t-elle, que me fait son nom?... Tout m'est égal
pourvu qu'on sauve mon petiot... Moi, je suis lasse, oh! lasse!...

Elle renversa son front sur le traversin et tomba dans une sorte de
torpeur. Gertrude assise près d'elle contemplait ses mains décharnées,
son visage aux pommettes saillantes, aux yeux caves, encadré et pâli
encore par des flots de cheveux noirs. A l'aspect de cette figure
ravagée par la misère et la maladie, la jeune fille fut prise d'une
pitié profonde; elle oubliait son isolement, ses craintes, ses
souffrances, et, comparant sa vie à celle de cette malheureuse, elle ne
se trouvait plus à plaindre... Au bout d'une demi-heure, la mère
Surloppe revint avec les provisions, on alluma le poêle, on fit chauffer
du bouillon pour la mère et du lait pour l'enfant, puis Gertrude reprit
sa mante et sa capeline.

--Vous partez!... vous me laissez? soupira la jeune femme en rouvrant
les yeux.

--Non pas, je vais faire une course et je reviens.

Tout en disant cela, Gertrude songeait aux circonstances imprévues qui
allaient rendre sa mission plus délicate et plus difficile. La maladie
de Rose Finoël, l'existence d'un enfant, compliquaient la situation et
alourdissaient la responsabilité de l'orpheline. Elle se sentait
solidaire de son oncle et songeait qu'il ne lui serait guère possible de
reprendre ses occupations ordinaires, au moins avant que l'enfant fût
confié à une nourrice. Elle chargea la vieille voisine de se procurer un
matelas et des couvertures, et il fut convenu que Gertrude passerait la
nuit près de la malade. Puis elle courut à l'auberge, écrivit à son
oncle le récit de sa première visite et lui demanda de nouvelles
instructions. Sur ses instances, Pitois reprit le soir même le chemin de
Lachalade.

A son retour, Gertrude trouva la chambre de la côte Polval transformée;
l'or de l'oncle Renaudin avait fait merveille. Sur la table une petite
lampe à la lumière égale et douce remplaçait la chandelle fumeuse; le
poêle réveillé d'un long sommeil bourdonnait gaiement et répandait une
joyeuse chaleur; le lit avait été regarni, et l'enfant, restauré et
réchauffé, s'endormait sur les genoux de la vieille Surloppe, qui, d'une
voix chevrotante, lui murmurait une antique chanson berceuse. La mère
elle-même semblait moins malade, moins défaite.

Gertrude disposa dans un coin le matelas et les couvertures, posa
l'enfant près de sa mère, puis congédia la vieille.

Elle marchait légèrement à travers la chambre, faisant ses préparatifs
pour la nuit, ravitaillant le poêle, réchauffant le lait destiné au
marmot... La malade, ouvrant à demi ses yeux affaiblis, la regardait
curieusement et suivait ses moindres gestes avec une surprise mêlée
d'attendrissement. A la fin, Gertrude, ayant achevé de tout préparer,
vint s'asseoir au chevet du lit et vit Rose Finoël qui pleurait.

--Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.

Pour toute réponse, Rose Finoël prit l'une des mains de son
interlocutrice et la couvrit de larmes et de baisers.

--Merci, dit-elle enfin, cela me fait du bien de pleurer. Il y avait si
longtemps que personne ne s'inquiétait plus de moi!

--Vous n'avez point d'amis?

--Je suis seule au monde.

--Mais,... le père de cet enfant? hasarda timidement Gertrude.

La figure de la malade reprit une expression de tristesse poignante.

--Celui-là est loin!... Et pourtant, murmura-t-elle d'un air sombre,
nous étions mariés, mariés à l'église et à la mairie;... mais la misère
l'a effrayé... Il est parti, il y a deux mois, et je n'ai plus entendu
parler de lui.

Elle regarda Gertrude qui fit un geste de surprise.

--Il ne faut pas lui en vouloir, s'écria-t-elle vivement, j'ai été bien
heureuse avec lui dans les premiers temps!...

--Mais il vous a abandonnée, et c'est une lâcheté!

Rose Finoël haussa les épaules.

--Dans ma famille, c'est notre lot d'être abandonnées... Ma mère l'a été
par son amant, moi, par mon mari... Je remercie le bon Dieu de m'avoir
donné un garçon,... les filles sont trop malheureuses!...

Elle jeta un regard plus doux sur l'enfant endormi à son côté.

--Voyez-vous, reprit-elle, il ressemble à son père... Quoique Finoël
m'ait laissée là, je ne peux pas lui en vouloir... Je l'aime
toujours!... Nous avons été si heureux ensemble dans les commencements!
Nous autres, pauvres gens, il ne faut pas nous mesurer avec la même aune
que les gens à l'aise... A quinze ans, j'étais orpheline et je gagnais
mon pain dans une filature, et si vous saviez ce que c'est que la vie de
fabrique pour les filles!... Je m'étonne de n'y être pas devenue plus
mauvaise... Quand j'ai connu Finoël, j'avais déjà vingt-sept ans, et lui
n'en avait que vingt-trois... J'étais trop vieille pour lui, mais alors
je n'y pensais pas, je l'aimais comme une folle... Oh! les premiers
temps de notre mariage! Nous allions, le dimanche, goûter dans les
petits bois du Juré et nous revenions bras dessus bras dessous par la
route de Combles et la Ville-Haute... Comme les tilleuls sentaient
bon!... Voyez-vous, j'ai eu bien des maux depuis, mais j'oublie tout
quand je pense à ces six mois-là. Six mois!... et puis on l'a renvoyé de
la fabrique, et le cabaret l'a pris. Alors sont arrivés les mauvais
jours, les gros mots, les batteries. Je suis devenue grosse; notre
location finissait à Noël et on menaçait de nous mettre dehors... Un
matin il est parti... On dit qu'il est allé en Alsace... Je lui pardonne
tout en pensant à nos six mois de bon temps!

Elle ferma les yeux et reposa sa tête sur le traversin. L'expression
farouche de sa physionomie s'était adoucie, et Gertrude, la voyant
s'assoupir, se jeta sur le matelas préparé par la voisine. Elle
s'endormit profondément et ne s'éveilla le lendemain matin qu'aux cris
de l'enfant qui demandait à boire...

Trois jours après, au moment où Gertrude quittait son auberge pour se
rendre chez Rose Finoël, le facteur lui apporta une lettre de l'oncle
Renaudin. Le vieillard la priait de prendre soin de la mère et de mettre
l'enfant en nourrice; il lui indiquait en même temps l'adresse d'une
femme de Beauzée, qui se chargerait volontiers du marmot et qui était
déjà prévenue de sa prochaine arrivée; enfin, il terminait en lui
recommandant prudence et discrétion.--Le même jour, Gertrude, voyant
Rose plus calme, lui parla de la nécessité de faire suivre à son enfant
un régime plus salutaire et l'amena peu à peu à l'idée d'une séparation.
La malade poussa un long soupir:

--Oui, vous avez raison, répondit-elle, il faut qu'une autre femme le
nourrisse de son lait... Je ne veux pas qu'il souffre et je consens à
tout... Laissez-le-moi seulement encore un jour ou deux. Je sens que je
n'irai pas plus loin...

En effet, elle s'affaiblissait visiblement; heure par heure, la vie
abandonnait son corps épuisé. Le lendemain, vers le soir, elle appela
Gertrude et la pria de lui apporter l'enfant. Elle regarda le marmot de
toute la force de ses yeux déjà voilés par l'agonie, puis elle dit:

--Promettez-moi de le porter vous-même à la nourrice... Pauvre petiot,
je meurs trop tôt pour lui!... Je ne sais pas qui vous a poussée à me
vouloir du bien, mais je vous en supplie, n'abandonnez pas mon
enfant!... Si je m'en vais avec l'idée que vous aurez soin de lui, je
mourrai tranquille.

Gertrude la rassura et lui promit de veiller elle-même sur l'orphelin.

--Merci, reprit Rose Finoël en cherchant la main de la jeune fille et en
essayant de la serrer dans sa main glacée, vous êtes bonne, vous!... Je
souhaite que vous ayez une vie heureuse. Moi, je n'ai eu que six mois de
bon... le reste n'a été que fatigue et misère... un cauchemar après six
mois de beaux rêves!... A cause de ce bon temps-là je pardonne à ceux
qui m'ont mise au monde... Mais je suis lasse, bien lasse... Donnez-moi
encore le petiot que je l'embrasse... Et maintenant adieu à tout!

Après une courte agonie, elle s'endormit du sommeil suprême...

Tandis que la vieille voisine veillait la morte, Gertrude courait au
bureau de la voiture de Clermont et retenait une place pour Beauzée. On
lui en promit une pour le lendemain au soir. Comme elle sortait du
bureau, une femme surgit de l'ombre du porche et parut l'examiner.
Gertrude hâta le pas, un secret pressentiment lui disait qu'elle était
suivie; en effet, en tournant la tête, elle aperçut une forme vague qui
marchait dans la même direction qu'elle. Alors la peur la prit, elle se
mit à courir, et, s'engageant dans les petites rues qui avoisinent
Polval, elle ne suspendit sa course qu'après avoir eu la certitude qu'on
avait perdu sa trace. Cet incident redoubla son désir de partir au plus
vite et de sortir enfin de la situation fausse où elle se trouvait.

L'enterrement eut lieu le lendemain: Gertrude n'y assista pas. Le soir
venu, elle paya largement la vieille, et, n'emportant de cette maison
qu'une boucle des cheveux de la morte, comme un souvenir pour le petit,
elle partit avec l'orphelin, chaudement emmailloté, qui se plaignait
doucement et qui finit par s'endormir au roulis de la voiture.

Le trajet de B... à Beauzée n'est pas bien long et la nuit n'était pas
trop avancée quand Gertrude frappa à la porte de la nourrice. C'était
une forte gaillarde, femme d'un rémouleur. Comme elle était prévenue,
elle reçut l'enfant sans trop d'étonnement ni de questions. Elle avait
l'air d'une brave femme, et elle promit de choyer le nourrisson comme
s'il eût été à elle. Gertrude lui donna tout l'argent qu'elle demanda,
et, après lui avoir indiqué son adressa à B... et lui avoir fait de
minutieuses recommandations, elle repartit par le courrier du matin.

Il lui tardait de rentrer à son magasin. Pâlie et affaiblie par
plusieurs nuits de veille, elle éprouvait néanmoins une certaine
satisfaction en se sentant secouée par les cahots du courrier. Elle se
disait qu'elle avait rempli jusqu'au bout et sans encombre sa triste
mission, que son oncle serait content d'elle, qu'elle allait enfin
pouvoir reprendre sa vie régulière, et qu'elle pourrait penser librement
et tout le jour à Xavier. Elle se sentait soulagée d'un poids énorme, et
quand la voiture s'arrêta dans la rue de la Rochelle, ce fut avec
bonheur qu'elle sauta sur le trottoir, courut prendre son paquet à
l'auberge, et se dirigea vers la maison des demoiselles Pêche.



VIII


L'atelier était dans un état de sourde effervescence. La veille au soir,
Héloïse, après avoir porté un chapeau à une pratique, était rentrée avec
un air de consternation tragique où perçait néanmoins une certain pointe
de satisfaction. Elle s'était assise bruyamment et avait repris son
ouvrage en poussant de gros soupirs.

--Qu'y a-t-il donc, Héloïse? demanda mademoiselle Hortense, qui savait
les façons de son ouvrière et à qui cette mise en scène n'avait pas
échappé.

--Ah! soupira de nouveau celle-ci, on a bien raison de dire que les
apparences sont trompeuses... Les fruits qui ont meilleure mine sont les
plus véreux, et il faut manger un boisseau de sel avec les gens avant de
les connaître...

Intriguées par ce préambule, toutes les ouvrières avaient relevé la tête
et regardaient Héloïse.

--Quant à moi, continua-t-elle, on conviendra au moins que je n'y ai pas
été prise et que je me suis tenue sur mes gardes.

Mademoiselle Célénie agita nerveusement son aune, et de sa voix la plus
virile:

--Héloïse, s'écria-t-elle impatientée, vous avez une manière de dire les
choses qui me fait bouillir le sang... Où voulez-vous en venir avec vos
proverbes?

--Pardon, Mademoiselle, laissez-moi un peu respirer... Je suis encore
ahurie de ce que j'ai vu.

--Vu, quoi?... reprit mademoiselle Célénie.

Héloïse coiffa solennellement une tête de carton avec le chapeau qu'elle
était en train de confectionner, puis regardant son auditoire:

--Eh bien! commença-t-elle enfin, que diriez-vous si vous appreniez que
mademoiselle de Mauprié n'a pas bougé de la ville, et que son prétendu
voyage à Lachalade n'était qu'une invention?

Elle secoua la tête et ses regards triomphants firent le tour de
l'atelier.

--Qu'est-ce que vous me contez là? s'écria mademoiselle Célénie en
haussant les épaules.

--Je n'ai pas l'habitude de faire des contes, répliqua Héloïse piquée au
vif, et je ne dis que ce que j'ai vu. Voici au surplus comment la chose
est arrivée. Vous savez qu'hier j'ai été porter un chapeau à la
diligence de Clermont; je m'en revenais et j'étais déjà sous le porche,
quand j'ai entendu dans le bureau une voix qui ne m'était pas
inconnue... La personne qui parlait au facteur des messageries retenait
une place pour le lendemain dans le courrier qui passe à Beauzée.
J'aurais juré que c'était la voix de Gertrude, et pour m'en assurer,
j'ai attendu sous le porche. La personne est sortie. C'était une femme
dont la tête était enveloppée dans une capeline et dont la tournure
ressemblait à celle de mademoiselle de Mauprié. Intriguée, j'ai voulu
voir où elle allait, mais elle s'est aperçue, sans doute, que je la
suivais; elle a pris ses jambes à son cou et je l'ai perdue dans les
petites ruelles qui montent à la Ville-Haute... J'ai voulu en avoir le
cœur net, et ce soir, à l'heure du courrier, je suis allée me camper
derrière la grande porte des messageries; là j'ai vu, comme je vous
vois, Gertrude revenir et monter en voiture, mais cette fois, elle
n'était pas seule...

Héloïse fit une pause et poussa un long soupir. Toutes les têtes se
tournèrent de son côté.

--Elle portait dans ses bras, continua-t-elle, un petit enfant qui
criait faiblement comme font les nouveau-nés.

Un murmure courut dans l'atelier, et il y eut un moment de silence.

--L'aventure est étrange, reprit mademoiselle Hortense, mais, comme vous
le disiez tout à l'heure, les apparences sont trompeuses, et je ne puis
pas croire que Gertrude...

--Je ne suis pas médisante, répliqua Héloïse, mais dame! vous
conviendrez, Mademoiselle, que cela donne à penser... Une fille noble
qui laisse sa famille et son pays pour se faire ouvrière; ce cousin qui
arrive et s'en va, on ne sait pourquoi; ce prétendu départ, puis ce
marmot qui tombe du ciel... Avez-vous remarqué comme Gertrude pâlissait
et maigrissait depuis le printemps dernier?

--Ça, c'est un fait! murmurèrent les apprenties autour de la table
ronde.

Mademoiselle Célénie rétablit le silence en frappant le parquet avec son
aune.

--Héloïse, ma fille, s'écria-t-elle d'une voix sévère, je vous ai déjà
dit que vous étiez trop prompte à juger votre prochain!... Votre
histoire est étrange, j'en conviens, mais qui n'entend qu'une cloche
n'entend qu'un son, et, pour se prononcer, il faut attendre les
explications de mademoiselle de Mauprié... D'ici là, Mesdemoiselles, je
désire qu'on garde le silence, et je renverrai la première péronnelle
dont la mauvaise langue tournera de travers!

Cette menace énergique mit un terme aux bavardages, mais n'empêcha
nullement toutes ces cervelles féminines de travailler. Quand, le
surlendemain, Gertrude entra dans l'atelier, tous les yeux épièrent ses
moindres gestes. Les fillettes de la table ronde échangèrent des coups
de coude significatifs et commentèrent en chuchotant la pâleur et l'air
fatigué de la voyageuse. L'accueil fait à la jeune fille était trop
froid pour qu'elle ne le remarquât pas; il était si différent de celui
qu'elle avait reçu jadis à son arrivée dans ce même atelier! Le poêle de
faïence bourdonnait pourtant encore comme autrefois, comme autrefois un
clair soleil d'hiver, se glissant à travers les rideaux de mousseline,
faisait miroiter les panneaux des armoires et chatoyer les vives
couleurs des rubans et des fleurs artificielles; seules, les figures
penchées au-dessus des têtes de carton ne se déridaient pas. Toutes les
bouches étaient pincées et tous les yeux baissés. Mademoiselle Hortense
ne se leva pas pour baiser au front la nouvelle arrivante; mademoiselle
Célénie demeura muette et sembla plus occupée que jamais à tailler des
patrons de robe. Gertrude alla se débarrasser de son costume de voyage,
et lorsque, après quelques instants passés dans sa chambre, elle reprit
sa place près de l'estrade d'Héloïse, celle-ci, rassemblant
précipitamment ses ciseaux, ses rubans et sa boîte à ouvrage, recula sa
chaise et ramena les plis de sa jupe, comme si elle eût craint le
contact d'une pestiférée.

Cependant Héloïse était démangée de l'envie de parler; il lui tardait de
prendre sa revanche, de confondre sa rivale par une parole bien sentie
et de lui prouver qu'elle n'était pas dupe. Dès qu'elle vit Gertrude
installée, elle profita du plus beau moment de silence, et d'une voix
ironiquement mordante:

--J'espère, dit-elle très haut, que vous avez fait un bon voyage,
mademoiselle... Comment se porte votre cousin?...

--Héloïse! interrompit mademoiselle Célénie.

Jamais l'organe viril de mademoiselle Pêche cadette n'avait encore donné
un volume de son aussi formidable. Ce fut comme un coup de tonnerre. La
grande Héloïse obéit à cette foudroyante injonction et se renferma de
nouveau dans un superbe silence. Quant à Gertrude, aussi étonnée de la
colère de mademoiselle Pêche que de l'ironie de sa voisine, elle rougit
et promena autour d'elle ses beaux yeux surpris. Mais tous les regards
semblaient éviter les siens, et toutes les têtes se penchaient plus
attentivement sur les coiffures et les nœuds de ruban. Un silence
profond régna dans l'atelier. Consternée et ne comprenant rien à ces
façons étranges, Gertrude essayait en vain de se remettre à la besogne;
ces démonstrations inexplicables l'avaient frappée au cœur. Ses mains
tremblaient, et elle parvenait à grand'peine à enfoncer son aiguille
dans la soie. Deux mortelles heures se passèrent ainsi, puis midi sonna.
Héloïse descendit majestueusement de son estrade, les apprenties
déposèrent leur ouvrage et toutes s'en allèrent dîner. Gertrude, restée
seule avec les demoiselles Pêche, se leva à son tour, et ses yeux, où
roulaient des larmes, interrogèrent les deux vieilles filles qui se
tenaient devant elle et se regardaient d'un air grave.

Le moment d'une explication était venu.

--Mademoiselle,... commença solennellement Hortense Pêche en quittant
ses lunettes; mais elle fut interrompue par son impétueuse sœur.

--Hortense, dit mademoiselle Célénie, laisse-moi d'abord poser une
question à mademoiselle de Mauprié... Gertrude, poursuivit-elle de sa
voix la moins rude, ayez confiance en moi et parlez franchement: où
êtes-vous allée en quittant la maison, la semaine dernière?

--A Lachalade, répondit Gertrude, non sans rougir.

--Ah!... Et vous y êtes restée tout le temps?

La jeune fille réfléchit un moment, puis répondit d'une voix ferme:

--Non, Mademoiselle.

--A la bonne heure... On prétend que vous n'avez pas quitté la ville...
Certes, nous n'avons nul droit de nous mêler de vos affaires, mais nous
sommes responsables de vous jusqu'à un certain point; c'est pourquoi je
me permettrai d'insister... Pouvez-vous me rendre compte de l'emploi de
votre temps?

La figure de Gertrude prit une expression plus inquiète. Elle commençait
à comprendre dans quel embarras elle s'était jetée, et cependant elle
hésitait encore à répondre d'une façon explicite.

--Non, répondit-elle d'une voix tremblante, je ne puis malheureusement
entrer dans aucun détail... Il est vrai que je suis restée à B..., les
affaires qui m'y ont retenue ne sont pas les miennes, et j'ai promis de
me taire... Pardon, Mademoiselle, je dois tenir ma promesse... Mais je
vous jure que je n'ai rien à me reprocher.

Mademoiselle Hortense poussa un soupir et Mademoiselle Célénie fronça
les sourcils.

--Tant mieux pour vous, reprit celle-ci durement, si votre conscience
est en repos; mais cela ne suffit pas aux yeux du monde, et le scandale
n'en existe pas moins.

--Le scandale! s'écria Gertrude.

Mademoiselle Célénie, dardant ses yeux gris sur la figure de la jeune
fille, se tenait devant l'image des vierges sages et des vierges folles,
que le soleil éclairait en ce moment de sa pleine lumière, et la
terrible demoiselle Pêche avait l'air de commenter avec son aune la
parabole évangélique; ou plutôt elle semblait elle-même une des
triomphantes vierges sages, descendue de la vieille image
d'Épinal...--Le scandale! répéta Gertrude atterrée... Elle frémissait de
la tête aux pieds et la voix lui manqua. Le scandale! Ce seul mot avait
révolté toute sa fierté, mais sa consternation était si grande que pas
une parole ne pouvait sortir de sa gorge étranglée par l'émotion. Enfin,
ses dents se desserrèrent et elle dit en relevant les yeux vers la
vieille fille:

--Que me reproche-t-on, et qu'a le monde à faire avec ce qui s'est
passé?

--A tort ou à raison, répliqua mademoiselle Célénie, le monde jase...
Tout se sait. On a appris que vous étiez restée à B... clandestinement,
on vous a surprise portant en cachette un enfant nouveau-né dans vos
bras... Est-ce vrai?

--C'est vrai... Mais je ne comprends pas...

--Vous ne comprenez pas! s'écria mademoiselle Célénie. Comment, vous
êtes jolie... Vos manières distinguées,--coquettes même,--n'ont que trop
attiré l'attention sur vous... Vous vous absentez mystérieusement, puis
on vous rencontre la nuit avec un enfant sur les bras, et vous ne
comprenez pas qu'on va dire que cet enfant est à vous?...

--A moi! fit Gertrude indignée.

Elle était pâle comme une morte et elle fut obligée de s'appuyer contre
la table. Ses yeux étincelants allaient de mademoiselle Hortense à
mademoiselle Célénie, qui toutes deux la regardaient en secouant la
tête.

--Mais c'est une calomnie, dit-elle enfin, cela n'est pas!... Vous ne le
croyez pas, vous ne pouvez pas croire une chose pareille!

Il y avait un tel accent de sincérité dans cette protestation, qu'elle
ébranla la conviction grandissante de la sœur aînée.

--Certainement, commença-t-elle, nous avons toujours eu de l'estime pour
vous et nous ne demandons pas mieux que d'être convaincues de votre
innocence; mais le monde est méchant, il croit le mal facilement, et les
apparences sont contre vous, Gertrude!

--Où est la mère de cet enfant? reprit mademoiselle Célénie.

--Elle est morte.

--Et le père?

--Il a quitté la ville.

--Mais, vous, comment vous êtes-vous occupée de cette affaire et qui
vous a jetée dans une pareille aventure?

--Cela, je ne puis le dire, répondit Gertrude accablée; je le répète,
j'ai promis le secret.

--Comment voulez-vous qu'on se contente d'une réponse semblable? reprit
mademoiselle Célénie brusquement; vous le voyez, tout vous accuse...

Gertrude commençait en effet à reconnaître que la vieille fille avait
raison, et des sanglots agitaient convulsivement ses lèvres.

--Mais, s'écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir, je ne mens
pas, moi!... D'ailleurs il y a des témoins qui peuvent affirmer la
vérité de ce que je dis... Il y a une vieille femme qui a vu naître
l'enfant et mourir la mère... Elle demeure à Polval et s'appelle la mère
Surloppe.

En entendant ce nom, les deux sœurs échangèrent de nouveau un regard
attristé, puis mademoiselle Hortense répliqua froidement:

--Ce témoignage-là vous serait plus nuisible qu'utile, ma chère. La
vieille femme dont vous parlez a une mauvaise réputation et personne
n'ajouterait foi à ses propos... D'ailleurs, il vous resterait à
expliquer comment vous avez été mêlée à de pareilles gens... Pouvez-vous
le faire?

Gertrude resta muette.

--Non?... Eh bien! j'en suis désolée, mais dans la circonstance, nous
sommes obligées de prendre une décision sévère... Il y a eu scandale...

--Et notre maison ne doit pas même être soupçonnée! acheva d'une voix
mâle mademoiselle Célénie, sans se douter qu'elle répétait le mot de
César.

Mademoiselle Hortense poussa un profond soupir.

--Nous ne pouvons pas vous garder, mon enfant, vous le voyez.

--Je vois que je suis perdue! murmura Gertrude, et en même temps son
visage fut inondé de larmes. Les sanglots secouaient sa poitrine, elle
se tordait les mains; tout à coup sa tête se pencha en arrière, ses
genoux ployèrent et elle tomba sur le parquet. La fatigue du voyage et
la secousse violente produite par cette dernière scène venaient de
déterminer une crise nerveuse.

--Ah! mon Dieu, elle se trouve mal! s'écria mademoiselle Célénie, nous
avons été trop dures aussi... Hortense, cours vite chercher le _vinaigre
des quatre voleurs_!

En même temps elle s'agenouilla près de Gertrude, la soutint dans ses
bras, déboutonna sa robe, et finalement se mit à lui baiser
affectueusement le front en lui prodiguant de doux noms enfantins.--Sous
ses manières de gendarme, mademoiselle Célénie cachait des trésors de
tendresse maternelle.--Elle transporta Gertrude dans sa propre chambre
et la mit au lit, puis elle la confia à la garde de la vieille
Scholastique et courut chez le pharmacien... En revenant à elle, la
jeune fille vit la vieille bonne à son chevet. Elle était encore trop
faible pour pouvoir parler; on lui fit avaler un cordial et elle
s'endormit profondément; quand elle se réveilla, il faisait nuit et la
tranquillité de la rue indiquait une heure avancée. Une veilleuse
éclairait la chambre, et dans un grand fauteuil mademoiselle Célénie,
tout habillée, sommeillait bruyamment. Gertrude passa les mains sur son
front, se rappela la scène de la matinée et se sentit prise d'un nouvel
accès de désespoir.--Elle, si pure et si fière de sa pureté, se trouvait
soupçonnée d'une faute dont la seul pensée la faisait frémir
d'indignation; les demoiselles Pêche la croyaient coupable et tout
l'atelier sans doute partageait cette conviction... Et demain son
nom--le nom de Mauprié!--courrait la ville escorté de bruits calomnieux,
et cette rumeur honteuse parviendrait jusqu'à Xavier!... A cette idée
son cœur fut déchiré et elle se remit à pleurer... Certes, Xavier avait
l'esprit trop élevé et trop de confiance en elle pour croire aussi
facilement une calomnie; mais il était jaloux et soupçonneux... Un doute
pouvait se glisser dans son esprit, un doute n'était-ce pas déjà
trop?... Rien qu'en y songeant, Gertrude sentait toute sa fierté se
soulever... Elle se disait qu'un soupçon de la part de Xavier suffirait
pour creuser entre eux un abîme,--et elle pleurait sur son amour, sur
son seul bonheur cruellement menacé...

--Non, pensait-elle, je ne veux pas être soupçonnée; il faut que celui
qui a fait le mal le répare... J'irai trouver mon oncle, et je le
supplierai de parler...

Toute la nuit se passa de la sorte. Enfin l'aube grise d'un jour de
décembre commença d'éclairer les vitres des fenêtres... Le froid du
matin réveilla mademoiselle Célénie, qui étira un moment ses grands
bras, courut au chevet de la jeune fille, et lui demanda comment elle se
trouvait.

--Mieux, Mademoiselle, merci! répondit Gertrude.

Puis essuyant ses larmes:

--Mademoiselle, je ne suis pas coupable, je vous le jure!... Il y a une
personne qui peut d'un mot éclairer tout ce qui paraît équivoque dans ma
conduite, et me justifier aux yeux du monde... Je veux aller trouver
cette personne, elle ne refusera pas de me dégager de mon serment, et je
serai lavée de ces soupçons calomnieux... Ayez la bonté de me procurer
une voiture de louage.

--Mais vous êtes trop faible pour vous mettre en route ce matin! s'écria
mademoiselle Célénie.

--Il le faut, et je me sens plus forte... Je ne puis supporter les
doutes qui pèsent sur moi... J'en mourrais!

Mademoiselle Célénie se laissa convaincre, et Gertrude s'habilla. Vers
midi une vieille calèche s'arrêta devant le magasin et la jeune fille,
encore un peu faible et très pâle, y monta après avoir embrassé les
demoiselles Pêche.

Le cheval de louage était vieux et assez mauvais trotteur; le conducteur
assoupi sur son siège le fouettait mollement; aussi 8 heures sonnaient
quand on entra à Lachalade. A cette heure, tout le monde devait être
couché dans la maison de l'oncle Renaudin, et Gertrude pensa qu'il était
préférable de remettre au lendemain la démarche qu'elle se proposait de
faire. Bien qu'il lui en coûtât, elle résolut de demander l'hospitalité
à sa tante et dit au conducteur d'arrêter son cheval devant le logis
Mauprié. Une lumière brillait entre les fentes des volets du
rez-de-chaussée; Gertrude frappa timidement et attendit toute
frissonnante.

Au bout de quelques instants, la porte s'entr'ouvrit et Honorine parut
sur le seuil. Elle poussa une exclamation en voyant Gertrude; celle-ci
prit son paquet des mains du conducteur et suivit silencieusement sa
cousine jusque dans la salle à manger.

La salle avait toujours le même aspect, et les mêmes figures entouraient
la table de toile cirée;--Xavier était seul absent.--Madame de Mauprié,
son mouchoir à la main, lisait gravement son livre d'heures; Gaspard
frottait son fusil et sifflait d'un air triomphant, tandis que Phanor
sommeillait devant l'âtre, et que Reine, debout devant la vieille glace,
essayait un bonnet de crêpe noir.

--C'est Gertrude! dit Honorine, en poussant sa cousine devant elle.

La veuve se leva d'un air solennel. Reine fit une légère exclamation, et
Gaspard regarda la jeune fille d'un air ironique:

--C'est affaire à toi, s'écria-t-il, et tu n'as pas perdu de temps!

Gertrude ne lui répondit pas et, s'avançant vers madame de Mauprié:

--Je suis venue, ma tante, vous demander l'hospitalité pour cette nuit;
je désire avoir demain un entretien avec mon oncle Renaudin.

Gaspard haussa les épaules et madame de Mauprié passa son mouchoir sur
ses yeux.

--Tu viens trop tard! soupira Honorine.

Gertrude les regardait tous sans bien comprendre de quoi il s'agissait.

--Qu'y a-t-il donc? murmura-t-elle enfin.

--Votre oncle est mort la nuit dernière, ma nièce.

--Il a rendu sa vieille âme à Dieu! continua Gaspard d'un ton qui
n'avait rien d'attristé.

--Nous héritons, ma chère! s'écria Reine.

--Mort! dit Gertrude accablée... Elle s'assit sur une chaise et
s'évanouit.



IX


Le lendemain les cloches de Lachalade se mirent à sonner _en mort_ dès
le matin et réveillèrent Gertrude, qui s'habilla rapidement et
descendit, encore endolorie par les secousses de la veille. En entrant
dans la salle elle fut prise de violentes palpitations; elle venait
d'apercevoir Xavier, seul, assis tout rêveur près du feu.

Bien des fois, pendant de longues journées de travail ou, le soir dans
sa petite chambre, elle avait rêvé à ce moment du retour et au bonheur
de revoir le bien-aimé. Cette réunion tant souhaitée lui était souvent
apparue comme une fête merveilleuse, pleine de lumière, de musique et de
joyeuses effusions; et voilà qu'elle avait lieu dans cette sombre
chambre du logis Mauprié, par un jour de deuil et sous une impression
d'angoisse et de terreur. Gertrude portait dans son cœur, encore
saignant des douleurs de la veille, un secret pesant que la mort de M.
Renaudin venait d'y sceller à jamais. Ce pénible fardeau paralysait tout
élan et arrêtait toute effusion.

Xavier s'élança vers elle et lui prit les mains:

--Chère Gertrude, dit-il, j'aurais voulu que notre réunion fût amenée
par un moins lugubre événement.

--Moi aussi, murmura-t-elle en secouant la tête.

--Tes mains sont glacées, continua Xavier, et tu es toute pâle?

Gertrude répondit avec embarras qu'elle avait été un peu souffrante dans
les derniers temps.

--L'air de la campagne te fera du bien, poursuivit-il, tu reprendras tes
couleurs, car tu ne retourneras plus à ton magasin... Te voilà riche
maintenant, Gertrude!... Ma mère et toi, vous étiez les deux plus
proches parentes de l'oncle Renaudin, et il n'y a pas apparence que le
bonhomme ait déshérité sa famille.

Gertrude demeurait silencieuse.

--A-t-il beaucoup souffert pour mourir? demanda-t-elle enfin.

--Non, il s'est éteint doucement... Quand ma mère a été appelée à
l'Abbatiale, il venait de rendre le dernier soupir.

L'entretien fut interrompu par l'entrée de madame de Mauprié suivie de
Gaspard en grand deuil. Pour la première fois, depuis longtemps, le
farouche chasseur avait endossé une redingote noire; aussi paraissait-il
fort mal à son aise dans ce vêtement qui gênait ses mouvements brusques.
Cette gêne donnait seule à sa figure une expression un peu attristée,
car, bien qu'il fît des efforts pour prendre un air grave et recueilli,
on devinait au fond de lui une joie qui ne demandait qu'à déborder.
L'hypocrisie n'était pas son défaut, et il avait grand'peine à ne pas
siffler son air favori, tandis que Phanor tournait autour de lui et
semblait déconcerté à la vue de son maître ainsi accoutré. Bientôt Reine
et Honorine firent leur apparition dans un nuage de crêpe noir, et après
un rapide déjeuner, toute la famille prit silencieusement le chemin de
la maison mortuaire.

L'Abbatiale avait ce jour-là l'air plus désolé que d'ordinaire. Le
brouillard de décembre l'enveloppait, et, à travers la brume, les voix
traînantes et plaintives des cloches ajoutaient encore à la tristesse de
son aspect. Dans une chambre du rez-de-chaussée le cercueil d'Eustache
Renaudin, sous un poêle de deuil, entre quatre cierges mélancoliques,
attendait les porteurs. En entrant, chaque nouveau venu aspergeait la
bière avec le goupillon bénit, puis les hommes se réunissaient autour de
Gaspard, et les femmes montaient au premier étage, près de madame de
Mauprié. Bien que le défunt fût peu aimé dans le pays, où il avait vécu
comme un ours, néanmoins tout le village était là. A la campagne,
l'esprit de communauté subsiste encore assez pour qu'en certaines
circonstances solennelles, tous les habitants du même bourg se
considèrent comme ne formant qu'une famille. Quelques gentilshommes
verriers du voisinage étaient venus aussi avec leurs femmes et leurs
filles; la veuve Mauprié recevait ces dernières comme des personnes de
marque. A leur arrivée elle se levait à demi, se laissait embrasser,
puis retombait sur son siège en poussant un sanglot étouffé, auquel
répondaient deux profonds soupirs modulés par Reine et Honorine.
Gertrude seule restait silencieuse et immobile, absorbée par ses
préoccupations et aussi par le souvenir de sa dernière visite dans cette
chambre, maintenant remplie d'indifférents.

Le chant des prêtres résonna dans la cour et le convoi se mit en marche;
chemin faisant, le cortège grossissait, chaque porte du village
s'ouvrant pour laisser passer une femme ou deux. Aussi l'église
était-elle presque pleine, et quand on se dirigea vers le cimetière,
plus de deux cents personnes formaient la procession de l'enterrement.
Il pleuvait et l'on voyait deux longues files de parapluies trancher
avec leurs couleurs crues sur les vêtements noirs des gens en deuil.
«Les vivants n'aiment pas à être mouillés,» se dit philosophiquement
Gaspard en considérant le cortège et en sentant la pluie sur sa tête
nue.--Le convoi longeait de larges pièces de terre labourées, contiguës
à l'Abbatiale et achetées l'année d'avant par le bonhomme Renaudin.
Gaspard regardait cette bonne terre grasse et bien fumée; d'un coup
d'œil il arpentait le champ et supputait le nombre de verges... «Il
n'aura pas eu le temps de voir son blé pousser!» songeait-il, puis sa
pensée distraite, suivant cette nouvelle pente, il se voyait lui,
chassant le long des sillons, ayant Phanor à ses côtés et un bon fusil
sous le bras. «J'achèterai un lefaucheux, se disait-il, et je ferai
bâtir un chenil à l'Abbatiale... Car j'aurai une meute: deux bassets et
deux vendéens pour le bois; deux chiens d'arrêt pour tenir compagnie à
Phanor, plus un épagneul pour le marais. J'affermerai la chasse du bois
des Hauts-Bâtis, et alors on verra de belles parties et de beaux coups
de fusil... Mon lefaucheux aura une garniture en argent, et sur la
crosse je ferai graver les armes de notre famille; car maintenant c'est
mon devoir de relever le nom de Mauprié... Eh! eh! qui sait?--Je
remonterai peut-être la verrerie des Bas-Bruaux? Alors les des Encherins
et les du Houx n'auront qu'à se bien tenir!...» Il n'interrompit son
rêve qu'en apercevant la grille du cimetière.

On entendait le bourdonnement des psaumes, et entre les branches des
sapins on voyait flotter les surplis blancs des prêtres. Les hommes
s'étaient éparpillés autour des tombes; les femmes formaient au milieu
de l'allée un groupe sombre en tête duquel se tenaient Gertrude, madame
de Mauprié et ses filles. La veuve était à demi affaissée dans une
attitude douloureuse... «_Si iniquitates observaveris_...» psalmodiait
le prêtre.--«Mon Dieu, que votre volonté soit faite, songeait madame de
Mauprié, vous n'avez pas voulu nous voir souffrir plus longtemps dans la
pauvreté et l'humiliation. Maintenant, que vous avez rappelé à vous mon
pauvre frère, nous aurons enfin de meilleurs jours; je reprendrai dans
le monde la position qui nous appartient; je trouverai un mari pour
Reine, et qui sait?... peut-être aussi pour Honorine... Nous nous
installerons à l'Abbatiale, la maison est assez bien montée pour que
l'installation soit peu coûteuse... Il est vrai qu'il faudra tout
partager avec Gertrude; mais elle est encore mineure, nous
administrerons sa part, et puis... il y aurait peut-être moyen de tout
arranger en la mariant à Gaspard... C'est un projet à mûrir et j'y
réfléchirai...

Les porteurs avaient étendu le poêle sur la terre humide et les
fossoyeurs faisaient glisser la bière dans la fosse. Les sanglots
retentirent plus forts dans le groupe des femmes. Reine et Honorine y
allaient de tout cœur; tout en s'essuyant les yeux, elles pensaient à
l'héritage, aux armoires pleines de linge, aux coffres pleins
d'argenterie, et aux nouvelles perspectives que leur avaient ouvertes
l'oncle Renaudin en partant pour l'autre monde. Reine se disait que le
deuil d'un oncle ne se porte que trois mois, et songeait déjà aux robes
de demi-deuil; elle combinait des toilettes triomphantes pour conquérir
le mari de ses rêves... «Tout cela sera trop beau pour Lachalade,
pensait-elle, mais je déciderai ma mère à passer une saison aux eaux de
Plombières...»

Gertrude, agenouillée sur la pierre d'une tombe, écoutait le bruit sourd
de la bière et songeait aux derniers moments du mort. L'idée de la
réparation tentée au logis de Polval avait-elle au moins adouci les
souffrances de l'heure suprême? Le vieillard s'était-il endormi avec une
conscience apaisée?... Du moins lui, il en avait fini avec les tourments
de cette vie; pour elle, au contraire, les épreuves allaient commencer
seulement. Cette promesse dont elle avait espéré se faire relever par
l'oncle Renaudin, cette promesse la liait pour toujours désormais. Déjà
sa réputation était menacée... Quelles autres souffrances lui réservait
l'avenir? Courberait-elle silencieusement la tête devant toutes ces
accusations injurieuses? Était-elle à ce point liée par un serment
imprudemment fait? Ne devait-elle pas au contraire préserver avant tout
la pureté de sa réputation?... Alors elle revoyait le vieux Renaudin se
dressant à demi sur son lit, mettant un doigt sur ses lèvres blêmes et
lui répétant: «Une promesse, c'est sacré!»--Et elle frissonnait en
écoutant les paroles latines murmurées au-dessus de la fosse, et en
songeant aux châtiments réservés aux parjures...

Pendant ce temps, Xavier contemplait sa cousine agenouillée auprès d'un
grand sapin et la trouvait plus charmante que jamais dans ces vêtements
noirs. Les épais bandeaux de cheveux blonds crépelés se laissaient voir
à demi sous le voile, et le profil pensif de la jeune fille se détachait
doucement du fond sombre des sapins. Le jeune homme savourait
délicieusement le bonheur de l'admirer et la joie de songer qu'il
pourrait maintenant jouir de ce bonheur-là tous les jours. Il sentait
que l'absence avait doublé sa passion, qu'il aimait Gertrude plus
violemment encore que l'an passé, et qu'il avait mis toute sa vie en
elle. Elle était si belle et si aimante!... Il l'avait trouvée, à la
vérité, un peu froide, avant l'enterrement, mais il expliquait son air
préoccupé et contraint par l'émotion, et il l'excusait volontiers de ne
pas s'être montrée plus expansive.

--«_Requiescat in pace_!» dit une dernière fois le curé, en secouant
l'aspersoir au-dessus de la fosse; il le passa à Gaspard et s'éloigna.
Les assistants défilèrent près de la fosse et agitèrent tour à tour le
goupillon humide, puis la foule se dispersa. Madame de Mauprié suivit
avec son fils et ses filles le chemin de l'Abbatiale; il lui tardait de
prendre possession du logis avant l'arrivée du juge de paix de Varennes,
qui avait été mandé la veille. Les mains lui démangeaient, elle aurait
déjà voulu sentir entre ses doigts le trousseau des clefs de la maison.
Gaspard et ses sœurs avaient la même préoccupation, et tous hâtaient le
pas, de telle sorte que Xavier et Gertrude restèrent seuls sur le chemin
du cimetière. Xavier mit le bras de sa cousine sur le sien, et tous deux
s'acheminèrent vers l'Abbatiale, en longeant les haies brillantes de
gouttelettes argentées. La pluie avait cessé, et le soleil hasardait
quelques pâles rayons entre deux nuées. Cette éclaircie suffit néanmoins
pour égayer un peu l'austérité de la campagne environnante. Les prés
jaunis et mouillés scintillaient; les terres de labour les entouraient
de leurs bruns et gras sillons où verdoyait le blé semé en octobre; et
tout au fond, les grandes futaies sombres fumaient à l'horizon.

Gertrude avait rejeté son voile en arrière, et Xavier admirait ses
bandeaux semés de gouttes de pluie, ses yeux verts encore humides et ses
joues d'un rose pâle:

--Tu m'aimes toujours, n'est-ce pas, Gertrude? murmura-t-il brusquement.

La jeune fille releva vers lui ses yeux mélancoliques.

--Est-ce que tu as pu en douter, Xavier?

--Non, mais tu es si belle et je me sens si indigne de toi, que parfois
j'ai peur;... je tremble que tu ne t'aperçoives de mon obscurité, que le
prisme ne se brise et que tu ne songes à aimer quelqu'un de plus
brillant que moi. Gertrude secoua pensivement la tête:

--N'est-ce pas toi plutôt qui me vois à travers un prisme?... et qui
sait si un jour ce ne sera pas toi qui me trouveras indigne de ton
amour?

Xavier, souriait d'un air incrédule, sa cousine reprit sur un ton grave:

--Xavier, tu auras toujours confiance en moi, n'est-ce pas?

Le jeune homme saisit la main de Gertrude et la serrant:

--Cette petite main, dit-il, est celle d'une amie qui ne sait pas
tromper; je crois sentir en elle les moindres mouvements de ton cœur
loyal.

--Pourquoi me défierais-je de toi?

--N'importe; si un jour quelqu'un m'accusait, promets de ne pas douter
de moi un seul moment, de ne pas me juger avant de m'avoir entendue...

Xavier la regarda d'un air inquiet.

--Je te le promets, reprit-il enfin... mais à quel propos?...

Gertrude baissait les yeux et gardait le silence... On était arrivé
devant la porte de l'Abbatiale.

--Entrons! dit Xavier, on va procéder sans doute à quelque formalité
judiciaire, et ta présence est indispensable.

Devant l'âtre de la cuisine, Fanchette et Pitois, se chauffaient, chacun
dans un coin, regardant le brasier sans souffler mot, Xavier s'étant
informé de la présence de sa mère:

--Ils sont tous là-haut, dans la chambre de _réserve_, murmura Pitois.

--Ils n'ont pas perdu de temps, grogna Fanchette; c'est comme une bande
de moineaux dans un champ de colza... Il faut les voir fouiller les
armoires; rien que ça serait capable de faire sortir notre pauvre
monsieur du cercueil!

La chambre de _réserve_ semblait en effet livrée au pillage. Toutes les
armoires étaient ouvertes, et chacun des membres de la famille de
Mauprié y furetait avidement en poussant des exclamations. La veuve,
montée sur une chaise, comptait les piles de linge; Gaspard soupesait
l'argenterie, et les deux sœurs visitaient les tiroirs des commodes.

--Tout est par douzaine, disait la veuve, et presque rien n'a servi...
Ah! mon pauvre frère était économe et il avait du beau... Voyez-moi ces
serviettes de toiles des Vosges, comme c'est ouvré et comme la damassure
est fine!

--L'argenterie est à l'ancien titre et elle pèse lourd, reprit Gaspard
en frottant les couverts avec le pan de sa redingote, je suis d'avis que
nous la conservions, après y avoir fait graver notre chiffre...

Il fut interrompu par une exclamation joyeuse de Reine.

--Venez voir ma trouvaille! s'écria la jeune fille, tenez, voici des
pièces de dentelles... Est-ce beau?... Voici des crêpes de Chine, et
puis dans ces petits écrins... Oh! des colliers de perles et des
pendants d'oreille en pierres fines!

Madame de Mauprié était descendue rapidement, Gaspard s'était rapproché
et Honorine ouvrait de grands yeux. Ils étaient tellement affairés,
qu'aucun d'eux ne s'aperçut de l'arrivée de Gertrude et de Xavier. Les
deux jeunes gens, debout près de la porte d'entrée, contemplaient cette
scène avec tristesse, et Xavier fronçait les sourcils d'un air de
désapprobation.

--Voyez un peu! dit Honorine en joignant les mains, qui aurait jamais
soupçonné notre oncle de posséder de si belles choses?

--Oh! moi, fit Gaspard, j'ai toujours pensé que le vieux ladre prêtait
sur gages!

--Fi! Gaspard, pouvez-vous avoir de pareilles idées? s'écria la veuve en
examinant à son tour un crêpe de Chine, je crois plutôt que mon frère
avait autrefois ruminé quelque projet de mariage, et que ces bijoux
étaient destinés à sa future.

--On n'aura pas voulu de lui, répliqua Gaspard, et c'est fort heureux...
Si, au lieu d'être laid comme une chenille, M. Renaudin eût été un
Adonis, nous ne viderions pas aujourd'hui ses tiroirs!

--Comme ces émeraudes me vont bien! dit Reine en essayant des pendants
d'oreille devant un grand miroir, j'ai envie de les garder!...

--Malheureusement, Mademoiselle, cela n'est pas possible pour le moment!
soupira une voix flûtée qui partait de l'entrée de la chambre.

Ils se retournèrent tous stupéfaits et aperçurent le notaire de
Lachalade dont la grosse figure souriante s'encadrait dans le chambranle
de la porte entre-bâillée. Derrière lui on distinguait la tête pointue
et chauve du juge de paix et la face enluminée de son greffier.--À
l'aspect de ce trio, les traits de madame de Mauprié s'étaient allongés,
et Gaspard avait fait un geste d'impatience.

--Nous sommes en affaires, Monsieur, dit-il au notaire de son ton le
plus hautain, et à moins de choses urgentes, nous aimerions à ne pas
être dérangés.

--Je vous demande mille pardons, reprit le tabellion sans s'émouvoir,
mais il s'agit de formalités qui ne souffrent aucun délai, et qui
auraient été remplies dès hier, sans l'éloignement de M. le juge de
paix.

Le juge, long et maigre comme un fil, s'inclina silencieusement; Gaspard
toisait le notaire des pieds à la tête et se mordait les lèvres.

--De quelles formalités parlez-vous? demanda-t-il sèchement.

--Oh! de simples mesures conservatoires... dans l'intérêt de l'héritière
mineure, car si je ne me trompe, il y a minorité de l'une des héritières
présomptives. Je dis présomptives, ajouta-t-il en passant en revue les
assistants avec ses gros yeux ronds, parce que nous ne connaissons pas
encore les dernières volontés du défunt.

--Ses dernières volontés! répéta madame de Mauprié interdite;
supposeriez-vous, Monsieur, l'existence d'un testament?

--Je ne la suppose pas, Madame, répondit le notaire en s'inclinant, je
l'affirme...

--Un testament! grommela Gaspard, à quoi bon?

--Je l'ignore, Monsieur, mais si vous le permettez, nous allons vous
donner lecture de l'acte.

Il tira de son portefeuille une enveloppe cachetée.

--Ceci est un testament olographe, déposé en mon étude par feu M.
Renaudin, mon client.

Il promena un moment l'enveloppe sous les yeux des héritiers, puis il la
décacheta et remit au juge de paix une feuille de papier timbré, en le
priant d'en prendre connaissance.

--Le testament est en bonne forme, murmura le juge.

Le notaire avait toussé et avait mis ses lunettes. Madame de Mauprié,
pâle et crispée, était appuyée à un fauteuil; Gaspard se tenait debout,
les bras croisés; Reine et Honorine contemplaient les gens de justice
d'un air effaré, sans trop comprendre de quoi il s'agissait. Quant à
Xavier et à Gertrude, ils étaient assis l'un près de l'autre et se
regardaient avec une expression de tristesse attendrie.

Le notaire, d'une voix claire, se mit à lire ce document, qui était un
simple codicille révélant l'existence d'un testament caché dans le
secrétaire du défunt.

En outre, afin de prévenir toute difficulté, Eustache Renaudin ordonnait
que l'ouverture de ce testament n'eût pas lieu avant la majorité de sa
nièce Gertrude de Mauprié. Il nommait pour exécuteur testamentaire et
administrateur provisoire, son notaire, Me Péchenart. Enfin, il
exprimait le désir que Gertrude habitât l'Abbatiale et jouît des revenus
de la succession, «à l'exclusion de tous autres, jusqu'au jour où elle
serait majeure.»

Après avoir soigneusement replié le papier timbré, Me Péchenart
parcourut de nouveau l'auditoire avec son regard éveillé: la surprise
était peinte sur tous les visages.

--Peste soit du ladre vert! s'écria enfin Gaspard, et il accompagna ces
paroles d'un juron énergique.

--Si vous le voulez bien, dit le notaire, sans s'inquiéter autrement de
la colère de l'aîné des Mauprié, nous allons pratiquer les recherches
nécessaires dans le meuble désigné par le défunt.

On passa dans la chambre à coucher. La veuve lançait à sa nièce des
regards méfiants; quant à Gertrude, rougissante et interdite, elle
assistait à cette scène sans trop se rendre compte encore de ce qu'elle
signifiait. Xavier considérait sa cousine d'un air embarrassé; Reine et
Honorine chuchotaient avec Gaspard, qui leur expliquait sans doute les
conséquences probables de l'acte qu'on venait de lire, car elles
dardaient à leur tour à Gertrude des œillades foudroyantes.

La recherche du notaire ne fut pas longue, et le testament fut trouvé à
l'endroit indiqué. Le notaire en fit parapher l'enveloppe cachetée par
le juge de paix, puis se tournant vers Gertrude, il lui demanda quel
était son âge.

--J'ai eu vingt ans le quinze mai dernier, murmura la jeune fille.

--Fort bien, le quinze mai prochain, à midi, nous procéderons à
l'ouverture du testament, qui restera déposé au nombre de mes minutes.
D'ici là, rien ne s'opposera à ce que nous nous occupions de
l'inventaire... Monsieur le juge, vous penserez sans doute qu'il
convient d'apposer les scellés...

Le greffier avait déjà préparé la cire et les bandes de toile; le
notaire s'avança galamment vers Reine, et tout en souriant, désigna les
pendants d'émeraude qui se balançaient encore à ses oreilles.

--Désolé! Mademoiselle, lui dit-il, nous serons obligés de réintégrer
ces bagatelles parmi les objets mobiliers de la succession.

Reine détacha les boucles d'oreille et les jeta avec dépit sur la table,
puis n'y tenant plus, elle s'élança vers sa mère et se mit à fondre en
larmes.

--C'est une indignité! s'écria madame de Mauprié suffoquée.

--Le testament est un nouveau tour de ce fesse-mathieu, et toutes ces
précautions sont injurieuses! hurla Gaspard, rouge de fureur.

Le notaire plia les épaules et sourit d'un air indifférent.

--Ma tante, dit Gertrude en tendant la main à madame de Mauprié, je ne
comprends rien à tout ce qui se passe... Je suis désolée de l'ennui qui
vous arrive, et je donnerais beaucoup pour que les choses fussent
arrangées autrement.

--Laissez-moi, ma nièce! répliqua la veuve en la repoussant avec un
geste sévère, je ne vois pas bien clair dans tout ceci, mais je me doute
de quelque intrigue... Vous êtes ici chez vous et nous n'avons plus qu'à
vous céder la place... Adieu, ma nièce!

Elle s'éloigna d'un air superbe.

--Ma tante, reprit Gertrude désespérée, ne m'abandonnez pas ainsi!...
Cousine Reine, cousin Gaspard, vous ne me croyez pas capable!...

--Moi! fit Gaspard en éclatant, je te crois capable de tout, avec tes
façons de sainte nitouche... Ah! ah! il y a longtemps que je l'ai dit;
tu es fine, toi, sans en avoir l'air!... Tu es une embobelineuse, et
quand je t'ai vue arriver hier à la nuit sans que nous t'ayons écrit, je
me suis bien douté de quelque aventure...

--Tu te trompes, Gaspard, interrompit soudain Xavier, Gertrude avait été
prévenue... Je lui avais écrit la maladie de notre oncle.

En même temps il regardait tristement sa cousine qui se troublait de
plus en plus et devenait vermeille. Gaspard resta un moment interdit,
puis faisant un geste d'impatience:

--Suffit, dit-il, assez parlé!... Nous ne sommes plus rien ici,
détalons, et laissons ces messieurs griffonner leur grimoire... Si
j'avais su tout cela, je n'aurais même pas mis les pieds dans cette
maison... Ma mère, prenez mon bras, et décampons!

Sans plus regarder Gertrude et les gens de loi, il saisit le bras de sa
mère et se dirigea vers la porte, suivi de ses deux sœurs.

--Mauvaise parente! murmura Reine en passant près de sa cousine.

Xavier était demeuré le dernier; il était sombre et préoccupé.

--Xavier! fit Gertrude.

Il alla vers elle et lui tendit la main.

--Xavier, répéta-t-elle avec des larmes plein la voix, j'ai besoin de te
parler, reste demain à ton atelier.

Madame de Mauprié reparut sur le seuil de la chambre.

--Xavier! dit-elle d'une voix sévère, nous t'attendons!

Xavier serra la main de sa cousine et s'éloigna à son tour.



X


La santé de Gertrude, déjà altérée depuis quelque temps, ne résista pas
aux secousses produites par cette pénible scène. Le soir même, la jeune
fille fut prise d'une fièvre violente, et Fanchette fut obligée de
l'aider à se mettre au lit. Le lendemain, le mal au lieu de diminuer
s'aggrava; le médecin que Pitois était allé chercher en toute hâte,
reconnut les symptômes d'une fièvre muqueuse et déclara que l'état de
Gertrude réclamait les soins les plus assidus, ainsi que les plus
grandes précautions. On se procura une garde, et Pitois fit sentinelle
dans la cour, bien résolu à jeter à la porte le premier Mauprié qui
s'aviserait de venir troubler la malade.

Pendant ce temps Xavier se promenait à travers son atelier, attendant la
visite promise, et jetant à chaque minute un coup d'œil sur la route.
Les événements de la veille l'avaient profondément bouleversé. Toujours,
dans ses châteaux en Espagne, lorsqu'il bâtissait en l'air l'avenir de
sa cousine et le sien, il avait distribué les rôles autrement. Il avait
rêvé de subvenir seul aux charges de mariage, de gagner une fortune à
l'aide de sa sculpture, puis de courir à B... et de dire à Gertrude:
«Maintenant me voilà riche, laisse là ton magasin et sois ma femme!»--La
mort de l'oncle Renaudin et le singulier testament du vieillard venait
d'intervertir les rôles. Il était probable que les dernières
dispositions du défunt ne seraient que la confirmation de ce premier
testament, et que Gertrude serait instituée légataire universelle...
Elle deviendrait riche et lui resterait pauvre... Il aimait trop sa
cousine pour lui en vouloir à cause de ce brusque changement, mais il
n'en éprouvait pas moins une déception douloureuse. Il ne pouvait plus
offrir sa main à Gertrude; il aurait eu l'air de réclamer l'exécution
d'un engagement devenu avantageux pour lui; il se croyait obligé
d'attendre que la jeune fille vînt spontanément lui rappeler sa
promesse, et il se disait que, même dans ce cas, il aurait encore l'air
de faire un mariage intéressé.

Il songeait à tout cela et sentait son agitation s'accroître à mesure
que s'approchait l'heure probable de la visite attendue. Il avait
disposé son atelier avec une certaine coquetterie, afin que les moindres
objets eussent l'air de fêter la bienvenue de Gertrude. Les grands vases
de faïence, qui se dressaient aux quatre coins, avaient été garnis de
branches de houx aux baies rouges. Les panneaux sculptés les mieux
réussis avaient été placés aux endroits les mieux éclairés; le grand
dressoir avait été épousseté et frotté dès le matin, et un bon feu
faisait bourdonner le poêle... Cependant l'après-midi avançait, le
coucou rustique avait déjà sonné deux heures, puis trois, puis quatre,
et personne ne venait. Xavier se promenait fiévreusement à travers
l'atelier, puis collant son front au vitrage du châssis, parcourait d'un
regard inquiet la route déserte... Personne! Il prêtait l'oreille et
n'entendait que le bruit du vent dans la futaie voisine ou le murmure
grossissant du ruisseau de la Gorge-aux-Couleuvres. Enfin la nuit vint
et l'atelier s'emplit d'obscurité; seule, la flamme du brasier qu'on
apercevait par la petite porte du poêle jetait encore çà et là de
mourantes lueurs. Le jeune homme commença alors à désespérer. «Elle ne
viendra plus maintenant se disait-il, est-ce qu'elle serait déjà
embarrassée de tenir sa promesse?... Sa nouvelle fortune l'aurait-elle
changée à ce point?... Non, non, c'est impossible!...» Et il
recommençait sa promenade agitée autour des établis silencieux...

Quand la femme chargée de son ménage lui apporta à souper, elle le
trouva assis tout morose près du poêle éteint. Il ne mangea pas et ne
put dormir. Sitôt le jour levé, il courut frapper à la porte de
l'Abbatiale. Pitois lui répondit par le guichet:

--Mademoiselle de Mauprié est très malade...

Là-dessus le guichet se referma impitoyablement, et Xavier, plus
tourmenté que jamais, résolut de passer chez sa mère.

Honorine préparait le café du matin, tandis que Gaspard bouclait ses
guêtres et que la veuve dévidait un écheveau de laine.

--Savez-vous que Gertrude est malade? dit Xavier en entrant.

--Je l'ai appris hier, répliqua madame de Mauprié, et comme je ne
transige jamais avec un devoir de famille, je suis allée à l'Abbatiale
avec Reine offrir mes services; mais nous avons été reçues par ce manant
de Pitois qui ne nous a même pas laissées entrer dans la cour.

--Parbleu! elle est fine, l'enjôleuse!... s'écria Gaspard; cette maladie
est un prétexte pour éviter les explications et se rendre intéressante.
Vous avez été bien bonne de vous déranger, ma mère, surtout après ce que
nous avons su hier soir au sujet de notre gracieuse cousine!

--Qu'y a-t-il donc? demanda Xavier.

--Il y a, reprit Honorine, que huit jours avant la mort de notre oncle,
mademoiselle Gertrude est venue ici en cachette et a passé toute une
nuit au chevet du bonhomme.

--Quel conte! fit Xavier en haussant les épaules.

--C'est l'exacte vérité, dit madame de Mauprié, je tiens le détail de la
propre cousine de Fanchette...

--C'est tout bonnement une captation, reprit Gaspard en ricanant; mais
patience! tout n'est pas dit et je ferai casser le testament!

--Déjeunes-tu avec nous? demanda Honorine.

--Merci!... Et Xavier s'enfuit désolé à son atelier.

Il ne pouvait croire à une pareille trahison. Gertrude était
certainement calomniée. Il se rappela alors que sa cousine lui avait dit
en sortant du cimetière: «Si quelqu'un m'accusait, ne me juge pas avant
de m'avoir entendue.»--Oui, pensa-t-il, je veux avoir confiance, et
j'attendrai qu'elle puisse s'expliquer. Mais en me faisant cette
recommandation, elle prévoyait donc qu'on pourrait l'accuser?...--Il
avait beau lutter, les soupçons revenaient toujours, et son inquiétude
grandissait. Il n'avait plus de goût pour le travail, passait la plupart
de ses journées accoudé sur son établi, et ne reprenait un peu
d'animation que le soir, à l'heure où il montait à l'Abbatiale pour
avoir des nouvelles. La réponse que lui faisait l'inflexible Pitois
variait peu et n'était guère encourageante. Cependant un matin de la fin
de janvier, la figure du vieux garde parut moins farouche. «Il y a du
mieux,» répondit-il à Xavier en refermant la porte plus doucement que
d'habitude.

La fièvre en effet avait disparu, et Gertrude commençait à entrer en
convalescence. Elle était encore très faible et ne pouvait se lever,
mais sa tête était redevenue libre. Sa première pensée fut pour Xavier.
«Comment doit-il me juger?» se demandait-elle en soulevant sur
l'oreiller, sa figure pâle comme une fleur de narcisse. Il lui tardait
de le voir, et chaque jour elle questionnait le médecin sur l'époque où
elle pourrait sortir. Celui-ci l'exhortait à la patience, puis il
recommandait à Pitois de tenir ferme et d'éviter à la convalescente
toute espèce d'émotion.

Les Mauprié ne s'étaient plus représentés à l'Abbatiale, mais ils
n'épargnaient guère Gertrude, et un nouvel incident avait encore
alimenté leurs médisances. Un beau matin, le commissionnaire des
Islettes avait envoyé la malle que Gertrude avait laissée chez les
demoiselles Pêche, et cet envoi était accompagné d'une lettre fort sèche
de mademoiselle Hortense, adressée à madame de Mauprié. Dans cette
épître, peu bienveillante, mademoiselle Pêche aînée annonçait que «les
absences trop fréquentes» de Gertrude avaient déterminé le remplacement
de la jeune fille, «le premier devoir des ouvrières de la maison étant,
avec la moralité, la plus ponctuelle exactitude.»

Le jour même de la réception de cette missive, Reine et sa sœur
daignèrent honorer d'une visite l'atelier de leur frère. Leur instinct
féminin ne les avait pas trompées sur l'intérêt que Xavier portait à
Gertrude, et elles lui communiquèrent triomphalement la lettre de
mademoiselle Hortense Pêche.

--Tu vois, dit Honorine, la modiste parle des absences _fréquentes_ de
Gertrude... Mademoiselle voyageait pour ses intérêts.

--Pourquoi ne lui avez-vous pas donné connaissance de cette lettre?

--Est-ce qu'on peut entrer chez elle? reprit Reine ironiquement, elle
fait défendre sa porte.

--Elle est malade, objecta Xavier.

--Oh! malade... reprit Honorine en hochant la tête, je ne crois guère à
cette maladie; d'ailleurs son mal ne l'empêche pas de se lever, car on
l'a vue aller et venir dans la maison...

Cette visite laissa à Xavier une sourde irritation. La lecture de cette
lettre avait exaspéré tous ses soupçons. Il se rappelait avec amertume
la froide attitude de sa cousine le jour de l'enterrement, l'embarras
avec lequel elle avait accueilli certaines questions, puis il se
souvenait des propos échappés un jour au courrier de Sainte-Menehould,
et dans tous ces menus détails il trouvait un aliment pour sa jalousie
naissante. Il avait cessé d'aller chaque soir à l'Abbatiale, et vivait
de plus en plus solitaire, évitant avec le même soin la maison de sa
mère et celle de sa cousine...

Cependant, avec le mois de février, de plus claires journées étaient
venues. L'air s'était attiédi, la neige s'était fondue dans les prés; un
doux vent avait balayé les nuages, et le ciel était bleu par places. Au
bord des haies, les chatons des noisetiers commençaient à jaunir, et les
fleurs des cornouillers ouvraient leurs étamines d'or aux nœuds des
branches nues. Une après-midi, le vent du sud envoyait de si caressantes
brises, que Xavier entre-bâilla les vitres du châssis, et par cette
ouverture les rayons du soleil envahirent l'atelier. Xavier, rêveur,
avait déposé son maillet et son ciseau, et s'accoudant à l'établi, il
s'était mis à songer au temps passé,--à la soirée où il avait dit adieu
à Gertrude tandis que les chevaux piaffaient devant l'auberge des
Islettes,--à la journée d'été où il avait déclaré son amour sous la
tonnelle des demoiselles Pêche... Il repassait avec mélancolie tous ces
souvenirs si lumineux, il regardait à travers les vitres les nuages
blancs fuir sur le bleu du ciel, et il se demandait si ce n'était point
là l'image de son bonheur évanoui, quand tout à coup le loquet s'agita,
la porte de l'atelier s'ouvrit timidement, et une svelte figure de jeune
fille apparut dans un rayon de soleil.

--Gertrude! s'écria Xavier.

C'était elle en effet, enveloppée dans une longue mante de drap noir;
elle était encore pâle, mais elle souriait. D'un bond il fut près
d'elle, et en un instant ses rancunes, ses soupçons, ses pensées
mauvaises se dissipèrent comme une fumée. Il lui prit les mains et la
fit asseoir.

--J'ai voulu te donner ma première sortie, dit-elle de sa voix
sympathique, car, tu sais, j'ai été bien malade depuis le jour de
l'enterrement.

--Ma pauvre Gertrude!.. Je suis allé souvent à l'Abbatiale, mais on n'a
pas voulu me laisser entrer... Voyons, si tu es bien changée?

Il examina ses mains amaigries, son visage un peu allongé, ses beaux
yeux vert de mer, et reprit en souriant:

--Tu es toujours la même charmante Gertrude!... Seulement tu es un peu
pâlie; ton teint ressemble aux anémones sauvages: il est blanc avec une
légère nuance rose...

--A propos d'anémones, répliqua Gertrude en écartant les plis de sa
mante, je veux payer mes dettes. Il y a deux ans, tu m'as donné un
bouquet aux Islettes; je t'apporte les premières fleurs de l'Abbatiale.

Elle lui offrit son bouquet composé de primevères et de ces hépatiques
bleues qu'on nomme dans le pays des _fils-avant-le-père_, parce qu'elles
poussent avant les feuilles.

--Tu es bonne, Gertrude, tu vaux mieux que moi! s'écria Xavier en
rougissant... Maintenant reste un peu enveloppée dans ta mante, tandis
que je vais rallumer le poêle.

--A quoi bon? ne vois-tu pas le soleil?... On se sent revivre.

--Non, non, je ne veux pas que tu te refroidisses!... Ce sera bon
d'entendre le poêle ronfler tandis que nous causerons près des vitres
ouvertes.

Il se mit à fendre du menu bois et à bourrer le poêle. Quand une jolie
flamme commença de flamber:

--A présent, reprit Gertrude, montre-moi toutes les belles choses que tu
as faites.

Il la promena autour de l'atelier, lui montrant les panneaux sculptés,
expliquant les motifs, les emblèmes, les feuillages... Gertrude se
récriait et ne cessait de le questionner.

--Sais-tu que tu es maintenant un grand artiste? s'écria-t-elle en le
regardant avec ses beaux yeux pleins d'admiration.

--Flatteuse! tu as entendu dire que les artistes sont avides de
compliments, comme les mouches sont friandes de lait, et tu essayes de
me prendre par mon faible.

--Je ne mens jamais, Monsieur!

Il enfonça ses sombres regards dans les yeux profonds de la jeune fille
qui s'arrêta et rougit... Après un moment de silence, elle reprit:

--Du reste, j'ai toujours eu confiance en ton talent. Chaque fois que je
regardais le coffret que tu me donnas aux Islettes, je me sentais
rassurée et j'avais bon espoir pour ton avenir.

--Tu l'as donc encore, ma première œuvre?... demanda-t-il en riant.

--Certainement... J'ai pensé au coffret pendant toute ma maladie... Je
m'imaginais l'avoir perdu... Heureusement les demoiselles Pêche me l'ont
renvoyé...

Elle s'interrompit brusquement... Elle était sur le point de tout
raconter à Xavier, puis au moment de commencer, elle sentit qu'elle
n'oserait jamais. Il lui coûtait de gâter cette première heure de
tendresse par des explications pénibles. Elle, si courageuse
d'ordinaire, devint lâche en songeant que tout son bonheur à venir était
suspendu aux conséquences d'un aveu qui serait peut-être mal compris.
«Non, se dit-elle, pas encore aujourd'hui... Goûtons paisiblement cette
première entrevue... La prochaine fois je lui dirai mon secret.»

Xavier, de son côté, avait été retenu par une timidité farouche et
n'avait osé questionner Gertrude. Tous deux résolurent tacitement
d'ajourner toute explication, et se livrèrent sans arrière-pensée au
bonheur de se revoir... Cet après-midi de février leur apparaissait
comme un lac pur, sans une ride, sans une tache, et ils ne voulaient
pour rien au monde troubler la calme et limpide surface sur laquelle ils
glissaient ensemble.

Ils revinrent s'asseoir sur le petit banc adossé à l'établi et se
remirent à causer du passé, tandis que le soleil souriait au dehors, que
le poêle chantait mélodieusement, et que le tic-tac du coucou rythmait
familièrement les rapides instants de leur bonheur. Ainsi s'écoulèrent
les heures, et ils furent tout étonnés en relevant la tête, de voir que
le soleil avait disparu et que l'ombre commençait à envahir l'atelier.
Jusque-là ils avaient d'un commun accord évité de parler des derniers
événements et des éventualités des semaines à venir. Il fallut bien
cependant toucher aux choses actuelles.

--Quand nous reverrons-nous? demanda Xavier à Gertrude qui se levait
pour partir, ton cerbère me laissera-t-il jamais entrer à l'Abbatiale?

Gertrude resta un moment pensive.

--Écoute, reprit-elle enfin, puisque ma tante a cessé de me voir, notre
situation devient plus difficile et nous devons éviter les commérages...
Soyons patients; le 15 mai prochain je serai majeure et je pourrai
disposer de moi-même... Ce jour-là nous nous prononcerons ouvertement,
mais jusqu'à cette époque nous ferons bien de ne nous voir que
rarement... Il faut être sage, mon Xavier!

Elle lui serra la main: il était devenu rêveur.

--Mais, dit-il, ce jour-là, selon toute apparence, tu seras l'unique
héritière de l'oncle Renaudin; tu seras riche... et j'aurai l'air d'un
coureur de dot!

Elle se mit à rire.

--Si mon oncle avait fait la folie de déshériter sa sœur, je te jure que
je n'accepterais rien, plutôt que de priver ma tante de sa part
légitime... Ainsi, rassure-toi, orgueilleux gentilhomme! ta dignité ne
sera pas humiliée.

--Je dois, dit Xavier en lui tendant la main, m'absenter pendant une
quinzaine pour aller poser des panneaux dans un château de la vallée de
la Meuse; je serai de retour de dimanche en quinze et j'irai te voir...
D'ici là, pense à moi!

--Et toi, travaille bien!... Mon petit bouquet te parlera de moi... Il
te donnera courage et patience.

En même temps, et par un de ces gestes enfantins qui lui étaient
familiers, elle prit le verre où trempait le bouquet et posa un baiser
sur les fleurettes; puis s'enveloppant dans sa mante, elle s'enfuit
légèrement et disparut.

Elle s'en revint d'un pas lent à l'Abbatiale, tandis que Xavier,
émerveillé et transporté de joie, prenait à son tour le bouquet
d'hépatiques et meurtrissait les fleurs en les pressant sur ses
lèvres...

Dès le lendemain, Gertrude, dont les forces étaient revenues, commença
de s'installer à l'Abbatiale. Les scellés venaient d'être levés et
l'inventaire était clos; elle put arranger à son gré la chambre qu'elle
avait choisie. C'était une pièce assez gaie, située au midi, et dont
l'unique fenêtre s'ouvrait sur le jardin et les bois. Elle y fit
transporter quelques meubles, mit des rideaux à la fenêtre, des fleurs
dans les vases, sur la cheminée le coffret de Xavier, et finit par
donner un air de gaieté à cette partie de la vieille maison. Cet
arrangement lui prit huit jours. Elle songeait déjà au dimanche où elle
devait revoir Xavier, quand un incident nouveau vint bouleverser la
tranquillité de sa vie. Un matin, tandis qu'elle était occupée à coudre,
Fanchette monta précipitamment dans sa chambre et lui annonça d'une mine
effarouchée qu'une femme la demandait en bas.

--Ne peut-elle monter? dit Gertrude.

--C'est moi qui l'en ai empêchée, elle a avec elle un enfant qui braille
comme un petit sauvage.

--Un enfant!

Gertrude descendit précipitamment et se trouva face à face avec la
nourrice de Beauzée, portant l'enfant de Rose Finoël. Le marmot menait
grand bruit, en effet, et la paysanne, pour l'apaiser, se promenait de
long en large en chantant à tue-tête une chanson patoise. Les cris de
l'enfant et la complainte de la nourrice faisaient un duo si discordant
et si comique que Gertrude, malgré la contrariété qu'elle éprouvait, ne
put retenir un éclat de rire.

--Bonjour donc, Madame, s'écria la nourrice en s'arrêtant tout court,
j'ai eu bien des maux à vous trouver!... Pourquoi ne m'avez-vous pas dit
que vous demeuriez à Lachalade, je ne serais pas allée me casser le nez
à B...?

--Vous êtes allée chez les demoiselles Pêche? demanda Gertrude.

--Oui-da... J'ai même été assez mal reçue par une grande femme qui
brandissait son aune, comme pour prendre mesure de mes épaules...

Elle a fini par me donner votre adresse, et me voici... Je vous rapporte
le _petiot_.

--Ne pouvez-vous le garder plus longtemps? dit la jeune fille en
rougissant.

--Nenni, car je quitte le pays...

Elle expliqua alors à Gertrude que son mari, le rémouleur, à l'imitation
de beaucoup de ses compatriotes, avait résolu d'aller chercher fortune à
Paris, et qu'il emmenait avec lui toute sa maisonnée...

--Vous comprenez que j'ai déjà assez de ma petite famille,
ajouta-t-elle, et que je ne peux pas encore me charger d'un marmot
étranger... D'ailleurs le pauvre petiot en pâtirait tout le premier...
C'est pourquoi je vous le rends.

Elle lui présenta l'enfant qui avait cessé de pleurer et qui, la
regardant avec des yeux noirs étonnés, agitait vers elle ses petites
mains rosées. Gertrude se sentit toute remuée, et bien que la brusque
arrivée de ce marmot inattendu compliquât encore l'embarras de sa
position, les mines attendrissantes du pauvre abandonné touchèrent cette
fibre maternelle qui dort au sein de chaque jeune fille, et la firent
vibrer. Elle ne songea plus qu'à choyer l'orphelin comme on réchauffe un
oiseau tombé du nid; elle se dit qu'il se trouvait justement dans la
maison de son aïeul; qu'après tout cette maison était la sienne, et
qu'il avait le droit d'y être bien accueilli... Elle le prit donc
courageusement et tendrement dans ses bras, et comme il s'était remis à
pleurer, elle le berça à son tour en murmurant un air villageois.

--Mais, s'écria-t-elle, il va falloir une nouvelle nourrice, comment
ferons-nous?

--Bah! reprit la paysanne, il a déjà près de six mois et mange la soupe
comme un petit homme... D'ailleurs vous trouverez bien dans le village
une femme qui pourra l'allaiter.

Gertrude, fort embarrassée, consulta Fanchette qui était restée pour
écouter et qui se tenait debout près de la cheminée.

--Dame! dit froidement la servante, il y a la fille du vannier, qui a eu
un malheur et qui...

--C'est bien! interrompit Gertrude dont les joues s'empourprèrent,
priez-la de passer à l'Abbatiale.

La fille du vannier vint, en effet, et le marché fut vite conclu. Elle
s'engagea même à rester à l'Abbatiale pendant un mois ou deux, afin
d'aider Gertrude. La femme du rémouleur prit congé le même soir, et la
jeune fille se trouva seule avec l'orphelin auquel on avait improvisé un
lit dans un cabinet contigu à la chambre à coucher. Le marmot venait de
prendre le sein de sa nouvelle nourrice, et réchauffé par les caresses
de Gertrude, il s'était doucement endormi, les lèvres encore blanches de
lait... Près du lit, à la lueur de la lampe, mademoiselle de Mauprié
contemplait ce calme sommeil d'enfant, et plongée dans ses ressouvenirs,
songeait aux confidences de l'oncle Renaudin ainsi qu'à la mort de Rose
Finoël...

Pendant ce temps, Fanchette, tout ébaubie de l'événement, s'était
glissée hors de l'Abbatiale, et d'un pied leste était allée avec sa
quenouille et son rouet frapper à la porte d'une voisine. Elle grillait
de conter la nouvelle et de la commenter. Tandis que les rouets
tournaient, les langues tournèrent plus vite encore, et les deux
commères, poussant des ah! et des hélas! égrenèrent tout du long un joli
chapelet de médisances.



XI


La nouvelle se répandit à petit bruit dans le village, comme une pluie
qui filtre à travers la feuillée épaisse du bois. Ce ne furent d'abord
que des chuchotements épars, semblables aux gouttes d'eau roulant de
feuille en feuille, puis les rumeurs grossirent en passant d'une rue à
l'autre, et bientôt une tumultueuse averse de commérages ruissela de
tous côtés. La famille de Gertrude fut instruite l'une des premières, et
l'une des premières aussi fit éclater son indignation.

--Oh! oh! dit Gaspard après avoir lancé un juron formidable, on apprend
du nouveau tous les jours!.. Où cela s'arrêtera-t-il, bonté divine?...

--C'est une abomination! s'écria Honorine.

--Pour l'honneur de la famille, ajouta sévèrement madame de Mauprié, il
faut que ce scandale soit éclairci au plus vite... Dès demain, Honorine,
tu te rendras à B..., près de ces modistes, chez lesquelles Gertrude a
travaillé...

Le surlendemain matin, Honorine arrivait au magasin des demoiselles
Pêche. Elle y fut reçue par la grande Héloïse qui saisit avidement
l'occasion de raconter tout ce qu'elle soupçonnait; de sorte que la sœur
de Reine revint à Lachalade complètement édifiée sur ce qu'elle nommait
déjà la _faute_ de sa malheureuse parente. Lorsqu'au repas du soir, en
rougissant vertueusement, elle fit connaître le résultat de son enquête,
la veuve poussa de longs gémissements. Elle se fût volontiers couvert la
tête d'un sac, comme les Juifs de l'ancien Testament.

--Quelle honte! s'écria-t-elle en marchant avec vivacité à travers la
salle, et qui se serait attendu à une pareille affliction?

--Moi, rien ne m'étonne plus! grommela Gaspard.

Reine ne disait rien, mais intérieurement elle regrettait fort l'absence
de Xavier. Elle songeait à la figure que ferait son frère en apprenant
cet esclandre, et se promettait d'être la première à l'en informer à son
retour. En attendant, bien que la veuve eût recommandé avec affectation
de jeter un voile sur ce désastre de famille, elle ne laissait échapper
aucune occasion de répandre les nouvelles rapportées de B... par
Honorine. Madame de Mauprié, du reste, y aidait elle-même. Elle se
gardait de dire la chose ouvertement, mais lorsqu'on lui parlait de
Gertrude, elle avait une mine si mélancolique, elle poussait de tels
hélas! et se servait de si perfides insinuations, que la culpabilité de
sa nièce n'en devenait que plus évidente pour l'auditoire.

Bientôt le village entier ne douta plus de la faute de Gertrude.

Celle-ci, confinée dans sa solitude de l'Abbatiale, ignorait tout ce
bruit. Très occupée de l'installation de l'enfant, elle avait à peine
mis les pieds dehors depuis huit jours. L'orphelin était arrivé nu comme
un ver, et il avait tout d'abord fallu s'occuper d'un trousseau. Grâce à
la fille du vannier, Gertrude avait mené cette tâche à bonne fin.
Maintenant le marmot avait le nécessaire; il était chaudement
emmailloté, tendrement choyé par ceux qui l'entouraient, aussi sa figure
s'était épanouie; il ne pleurait presque plus, gazouillait comme un
jeune merle et se prélassait comme un petit roi dans sa bercelonnette.
Sa voix argentine, ses mignonnes façons d'enfant réjouissaient Gertrude
et l'empêchaient de penser trop souvent à la confidence embarrassante
qu'il faudrait faire à Xavier. Elle tremblait que cette aventure ne lui
fût contée par une autre personne, et qu'il n'arrivât à l'Abbatiale déjà
prévenu. Elle ne doutait pas un moment qu'il n'acceptât ses sincères
explications, mais elle était si fière qu'elle aurait voulu être
devinée, sans avoir à s'expliquer. La seule pensée du premier étonnement
de Xavier était déjà pénible pour elle, et la seule idée d'un soupçon
pouvant traverser le cerveau du bien-aimé, même avec la rapidité de
l'éclair, suffisait pour la mettre hors d'elle-même. Elle regrettait
maintenant de ne pas lui avoir tout dit lors de sa visite à l'atelier,
et elle attendait son retour avec une impatience fiévreuse.

Sachant qu'il devait rentrer le samedi dans la nuit, elle comptait le
voir dès le dimanche matin; aussi les cloches de Lachalade n'avaient pas
sonné la première messe que sa toilette était déjà faite. L'enfant
sommeillait encore dans sa bercelonnette masquée par un grand rideau, et
Gertrude achevait de mettre la chambre en ordre, lorsqu'elle entendit
tout à coup le bruit d'un pas rapide dans l'escalier... Son cœur battait
avec violence. On frappa brusquement à la porte, et, avant qu'elle eût
pris le temps de répondre, Xavier s'élança dans la chambre. Il était si
pâle et paraissait si agité, que Gertrude poussa un cri de surprise.

--Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle avec inquiétude.

--Avant tout, dit Xavier d'une voix assourdie par l'émotion,
réponds-moi... Est-il vrai que tu caches ici un enfant?

Gertrude tressaillit, et regardant son cousin fixement:

--Je ne le cache pas... Le voici!

Elle souleva le rideau et montra l'enfant endormi. Xavier détourna la
tête, et faisant un geste de colère:

--Assez! murmura-t-il, cela me suffit.

Puis il marcha dans la chambre, les lèvres serrées. Le regard attristé
de Gertrude ne le quittait pas.

--Au moins, reprit-il avec une amère et subite violence, que ne
parliez-vous plus tôt? A quoi bon vous jouer de ma tendresse et
mentir?...

--Moi, j'ai menti! s'écria la jeune fille indignée.

--Cet enfant n'est-il pas le vôtre?...

Gertrude pâlit d'abord extrêmement, puis une vive rougeur lui remonta au
front, toute sa fierté se révolta.

--Vous l'avez cru... et vous osez me le dire!

--Je ne suis pas le seul... Les demoiselles Pêche, ma mère et tout le
village vous accusent.

--Vous l'avez cru? répéta-t-elle atterrée.

--Ah! je voudrais ne pas le croire! D'où sort cet enfant?...
Expliquez-vous; j'ai le droit de savoir la vérité... Je l'exige!

--Vous exigez maintenant!...

Elle sourit amèrement, puis faisant un effort pour se contenir, elle
ajouta:

--Je n'ai rien à vous dire.

--Quoi, vous refusez de répondre aux accusations répandues contre vous?

--Je les méprise.

--Mais votre famille... mais moi!... nous méprisez-vous aussi?

--Je n'ai qu'une réponse à vous faire, répliqua-t-elle avec fierté,
c'est que je ne suis pas la mère de cet enfant.

--Mais enfin vous savez d'où il vient? Vous pouvez prouver votre
innocence?...

Elle se tenait debout, les bras croisés, les lèvres serrées. Ses yeux
étincelaient, ses narines étaient agitées par un léger tremblement et on
devinait les souffrances de son cœur aux mouvements de son corsage... La
douleur qu'elle éprouvait était inexprimable: c'était un mélange de
honte, de tristesse et d'indignation. Il lui semblait qu'un affreux
déchirement venait de se faire en elle, qu'un abîme venait de se creuser
sous ses pieds, et que son amour y avait roulé... Tout à coup ses
regards sombres se relevèrent et rencontrèrent les regards soupçonneux
de Xavier, le sang lui remonta au front et elle eut un nouvel accès
d'emportement.

--Vous me demandez des preuves quand je vous donne ma parole?... Vous
vous oubliez, mon cousin!

--Je vous en supplie, Gertrude, répondez-moi!

Elle frappa du pied avec colère:

--Laissez-moi... Je n'ai rien de plus à vous dire!

--Gertrude, reprit-il, avant que je repasse le seuil de cette porte,
songez aux conséquences du silence que vous vous obstinez à garder... Je
voudrais au prix de mon sang avoir une certitude et pouvoir confondre
les mauvaises langues... Mais pour cela, il faut des preuves... Ne
comprenez-vous pas que vos refus, au lieu de détruire mes doutes, les
enfoncent plus douloureusement dans mon cœur?... Je vous en conjure au
nom de notre amour, au nom de votre père, répondez-moi afin que je
puisse vous défendre!...

--Chacune de vos paroles est une nouvelle offense, répondit-elle, nous
ne pouvons pas nous comprendre... Adieu!

--Vous l'avez voulu! murmura Xavier profondément blessé, eh bien!
soit!... Adieu pour toujours!

Il s'élança dehors et bientôt elle entendit son pas s'éloigner et
s'affaiblir. Alors la douleur de Gertrude, violemment contenue par son
orgueilleuse volonté, put faire explosion. Elle tomba à genoux, sa
poitrine se dégonfla, les larmes qui l'étouffaient commencèrent à
jaillir, et bientôt ses joues furent inondées. Elle se disait que tout
était fini... Dans les jours ternes et tristes de sa jeunesse, le seul
coin de ciel bleu, le seul rayon de soleil était l'amour de Xavier, et
voilà que les nuages s'épaississaient et que le coin d'azur
disparaissait pour toujours. Un vent mortel venait de souffler sur ses
rêves; l'avenir ne lui apparaissait plus que comme une plaine nue,
désolée et glaciale, et elle avait froid au cœur. Le souvenir cuisant de
ce qui venait de se passer faisait frémir tout son corps. Elle se
reprochait par moments d'avoir été trop emportée et trop fière; elle
aurait voulu courir après Xavier, mettre ses mains dans les siennes,
appuyer son front à son épaule, et tout lui conter doucement,
humblement... Puis tout d'un coup, l'air accusateur, les paroles brèves
de son cousin lui revenaient à la mémoire, et son orgueil se réveillait.

--J'ai fait ce que je devais, se disait-elle; s'il a pu me soupçonner un
instant, c'est qu'il ne m'estimait pas assez. Si son amour avait été
violent comme le mien, aurait-il pu croire à de simples apparences? Il
aurait dû tout nier d'abord et me défendre. Il aurait dû accourir vers
moi comme un consolateur, et non comme un juge plein de défiance. C'est
ce que j'aurais fait moi, si on l'eût calomnié... Je l'aurais soutenu
contre les accusations du monde entier... Lui, au contraire, n'a pas
même cru à mes affirmations. Il s'est montré plus sensible aux calomnies
de mes ennemis qu'à mes protestations énergiques... Non, il ne m'aime
pas, il ne m'a jamais aimée!

De nouvelles larmes plus amères ruisselèrent le long de ses joues, et
elle tomba dans un profond désespoir. Elle ne fut tirée des
préoccupations de sa douleur que par les cris du marmot qui demandait sa
nourrice. Elle courut à lui, le prit dans ses bras et le couvrit de
caresses et de larmes.

--Pauvret! lui disait-elle, tu es la cause innocente de mes chagrins,
mais je ne t'en veux pas... La promesse que j'ai faite à ton grand-père
et à ta mère est le seul lien qui me rattache à la vie... Va, je ne
t'abandonnerai pas... Tu seras ma seule consolation!

Xavier, pendant ce temps, rentrait chez lui dans un état à faire pitié.
Il était à la fois irrité et désespéré. En franchissant le seuil de
l'atelier, il vit les vases de faïence encore garnis des branches de
houx dont il les avait parés pour fêter Gertrude. Il arracha les rameaux
verts et les foula aux pieds; puis il jeta un marteau tout au travers du
panneau qu'il était en train de sculpter.

--Plus de travail! murmurait-il, plus de rêves, plus rien!

Et, ne pouvant plus supporter la vue de l'atelier qui lui rappelait tout
ce qu'il voulait oublier, il s'enfuit dans les bois.

Il allait comme un fou, cherchant à ne plus penser, ou du moins à
secouer et à confondre ses pensées par l'agitation d'une course
fiévreuse. Il plongeait au plus épais du fourré; les branches mortes
craquaient sous ses pieds; il brisait les ronces tendues d'arbre en
arbre, il heurtait le tronc des bouleaux endormis dans la brume et se
déchirait les mains aux buissons de houx. Rien ne ralentissait sa
marche, il aurait voulu ne s'arrêter jamais. Le taillis fit place à la
futaie; les grands hêtres dressèrent autour de lui leurs longues files
de piliers gris et silencieux; leurs ramures, décharnées par le vent du
nord, s'étendirent comme une voûte au-dessus de sa tête. Il s'enfonça
dans cette ombre, espérant n'en jamais voir la fin. La futaie avait
l'aspect désolé que donnent aux bois les journées pluvieuses de l'hiver:
un sol jonché de feuilles mortes, des cimes noyées dans le brouillard,
pas une herbe, pas un oiseau... Il allait toujours, glissant le long des
ravins, franchissant les ruisseaux grossis par les pluies; rien ne le
lassait.

--Plus loin! plus loin! se disait-il.

Il finit par atteindre la lisière de la futaie, et aperçut devant lui un
plateau nu, solitaire, horriblement triste. Tout à coup les branches
d'un roncier s'écartèrent, et Xavier vit bondir dans la bruyère un
chevreuil que le bruit de ses pas avait effrayé. Il fut pris d'une sorte
de vertige:

--Hallo! s'écria-t-il avec un rire sauvage. Moi aussi, je veux devenir
chasseur!

Et il se mit follement à la poursuite du gibier.

--Assez de rêves, assez de bois gâté! poursuivait-il, à demi grisé par
la course et le grand air. Je veux faire comme Gaspard: je montrerai aux
gens que je suis un verrier, que je sais tenir un fusil et vider un
verre... Hallo! à moi la forêt et la vie des libres chasseurs!

--Ohé! maître Xavier, cria brusquement une voix rude, quelle mouche vous
pique? Un peu plus, vous vous jetiez tête baissée dans mes fournaises!

Xavier s'arrêta comme réveillé en sursaut, et reconnut le maître
charbonnier de la Poirière... Puis il pâlit, poussa une faible plainte
et tomba évanoui sur le gazon. Au bout d'un quart d'heure, les soins de
la charbonnière le rappelèrent à lui; mais il semblait si épuisé, que le
charbonnier ordonna à un de ses apprentis de le reconduire à l'atelier.
Xavier s'y enferma et resta une semaine entière sans sortir...

Dans le village, le malignité publique commençait à s'exercer aux dépens
de Gertrude. Le feu, qui couvait d'abord sous la cendre, ayant été
attisé soigneusement par la veuve et ses filles, était devenu un
incendie. Tous les paysans, qui détestaient les verriers, et englobaient
Gertrude dans la haine qu'ils portaient à sa caste, toutes les vieilles
filles jalouses de sa jeunesse, ne cachaient guère leur indignation, et
ne se gênaient plus pour parler haut et dru. En se rendant à la messe le
dimanche d'après, Gertrude put facilement s'apercevoir de l'irritation
des esprits. Tous les yeux courroucés se dirigeaient vers son banc, et
quand, après l'office, elle traversa lentement la place, on évita de la
saluer, et derrière elle des groupes se formèrent. On se la montrait par
gestes et on ricanait. Elle n'en continua pas moins d'assister à la
messe chaque dimanche, et cette attitude qu'on taxa d'effronterie et
qu'on prit pour une provocation, acheva d'allumer la colère des bonnes
âmes:

--Elle n'a pas froid aux yeux! disaient les hommes.

--C'est une honte, reprenaient en chœur les femmes et filles. Les
garçons devraient aller lui faire un charivari!

Parmi les plus scandalisées se montrait la propre servante de
l'Abbatiale, la revêche et inflexible Franchette. Elle n'avait jamais pu
souffrir Gertrude, et rien qu'à la voir installée dans la maison de son
maître, elle ne sentait plus de bornes à son courroux. Un soir, n'y
tenant plus, elle vint trouver la jeune fille et lui demanda sèchement
son compte.

--Pourquoi voulez-vous quitter l'Abbatiale? dit Gertrude.

Et comme entre ses dents la vieille grommelait qu'elle aurait trop à
dire, si elle voulait répondre:

--Parlez! je le veux! s'écria mademoiselle de Mauprié.

--Eh bien! je ne me soucie plus de rester à votre service, ni à celui de
votre enfant!

Gertrude la chassa, et le soir même fit prier le notaire et le curé de
passer à l'Abbatiale. Quand ils furent tous deux assis dans le salon,
elle fit entrer Pitois et la nourrice avec le marmot; puis, s'adressant
aux deux notables du village:

--Messieurs, dit-elle, d'une voix ferme, vous connaissez les bruits qui
circulent dans le pays: on prétend que je suis la mère de cet enfant...
L'avez-vous cru, Monsieur le curé?

--Moi? s'écria le curé en levant les mains, me préserve le ciel de me
laisser surprendre par des jugements téméraires!

--Et vous, Monsieur Péchenart, l'avez-vous cru?

Le petit notaire la regarda avec ses yeux perçants.

--Mademoiselle, répondit-il, mes fonctions m'ont appris depuis longtemps
à ne rien croire que preuves en main... Dans les jugements humains, il y
a une bonne moitié qui est fausse, et une autre moitié qui est
contestable... Voilà mon opinion.

--Messieurs, poursuivit Gertrude, je ne puis vous dire dans quelles
circonstances cet enfant m'a été confié, mais je vous affirme que le
public se trompe.

Son livre d'Heures était posé sur la table; elle étendit la main sur les
pages ouvertes et reprit:

--Par les saints Évangiles et le nom de mon père, je vous jure que je ne
suis pas la mère de cet enfant!

Ils la regardaient d'un air à la fois surpris et subjugué. Tous deux
avaient été remués par l'accent de sincérité de ses paroles et par
l'éloquence puissante de sa beauté: ils s'inclinèrent silencieusement.
Gertrude alors les remercia d'être venus, et après quelques minutes ils
se retirèrent.

Quand elle fut seule, elle prit l'enfant des bras de la nourrice et le
baisa au front.

--Et maintenant, pauvre petiot, pensa-t-elle, nous voilà liés l'un à
l'autre, et je te consacrerai toutes les heures de ma vie.

Elle était plus calme, et se sentait satisfaite d'avoir soulagé son
cœur. Elle avait agi comme elle devait; c'était aux autres maintenant à
croire ce qui leur semblerait juste et vrai. Elle avait jugé inutile de
pousser plus loin ses confidences et de révéler à des étrangers le
secret de ce vieillard maintenant étendu sous la terre humide du
cimetière. Que lui importait à présent l'opinion du village? Pour un
seul être au monde elle aurait consenti à trahir son secret, et celui-là
justement lui avait retiré le premier sa confiance... A cette heure elle
avait sa conscience pour elle, et dans le naufrage de son amour cet
appui lui suffisait.

--Je t'aimerai et je te servirai de mère, disait-elle à l'orphelin en le
pressant contre sa poitrine.

Et elle songeait à ces vieilles demoiselles, filles ou sœurs de
verriers, dont elle avait vu parfois les portraits ou dont son père lui
avait conté l'histoire,--pieuses et nobles filles qui gardaient le
célibat et sacrifiaient leur jeunesse par dévouement pour leur maison.

--Je ferai comme elles, pensait-elle tout bas.

Quel que soit le testament de mon oncle, je n'abandonnerai jamais cet
enfant.

Ce soir-là elle ne voulut pas le quitter, et fit porter le berceau de
l'orphelin près de son propre lit.



XII


Cependant, à travers ces épreuves et ces désillusions, les jours
passaient; le printemps commençait à poindre, et l'époque de la majorité
de Gertrude se rapprochait. Dans les vergers du village, les pommiers et
les cerisiers en fleurs secouaient au vent d'avril leur neige parfumée;
à la lisière des bois les hêtres verdoyaient;--de l'herbe humide des
prés, de la jeune feuillée des clos ensoleillés, et des profondeurs
sonores de l'Argonne sortait une suave haleine de renouveau qui
ragaillardissait toutes choses.

Les esprits eux-mêmes subissaient cette salutaire influence du
printemps. Il y avait plus d'activité et plus de bonne humeur dans le
village, plus de bienveillance dans les cœurs et moins d'âpreté dans les
discours. Les rancunes s'étaient adoucies, les colères s'étaient
apaisées, et il s'était opéré une réaction en faveur de Gertrude.
L'estime dans laquelle le curé et le notaire continuaient à la tenir
avait d'abord agi sur les esprits les moins prévenus. Puis, la conduite
réservée de la jeune fille, sa bonté, jointe à une grande dignité de
manières, imposèrent peu à peu à ceux mêmes qui avaient crié le plus
fort. On lui savait gré du dévouement qu'elle montrait pour son enfant
adoptif.

--Dans tous les cas, s'il est à elle, disait-on, il faut lui rendre
cette justice qu'elle aime bien ce petiot, et qu'elle l'élève avec toute
sorte de soins et de tendresses.

Les Mauprié sentirent à leur tour le contrecoup de cette réaction: on
les plaignait moins fort et on écoutait moins patiemment leurs
doléances. La veuve s'en aperçut la première, et elle cessa ses sourdes
attaques contre sa nièce. Quant à Xavier, il était d'autant plus
malheureux qu'il se reprochait d'avoir été trop violent avec Gertrude,
et qu'il l'aimait toujours avec passion. Il avait d'abord essayé de
l'oublier, en se jetant dans les distractions chères à son frère
Gaspard; mais il avait bien vite reconnu qu'il n'était pas fait pour ce
genre de vie, et il était revenu à son atelier un moment abandonné. Il
n'avait plus de courage à rien. Ne se sentant ni assez de calme pour
reprendre son travail, ni assez de force pour quitter Lachalade, il
restait oisif, se desséchait de tristesse, et vaguait çà et là comme une
âme en peine.

Quelques jours avant le 15 mai, le notaire lui envoya, ainsi qu'à madame
de Mauprié, une lettre indiquant le jour et l'heure de l'ouverture du
testament, et les invitant à assister à cette formalité. Quand madame de
Mauprié eut fini de lire cette lettre, elle déposa ses lunettes et coula
un regard interrogatif du côté de Gaspard, qui fumait, les pieds sur les
chenets.

--C'est pour le 15, dit-elle, à midi... On se réunit à l'Abbatiale.

--Je n'y mettrai pas les pieds! s'écria Gaspard entre deux bouffées, et
si vous êtes sages, vous ferez comme moi.

--Je suis de l'avis de mon frère, ajouta Honorine. Si nous sommes
avantagés par le testament, on nous en préviendra, et si nous sommes
déshérités, nous n'aurons pas du moins à subir les grands airs de
mademoiselle Gertrude.

--D'ailleurs, fit Reine en rougissant, après la faute commise par notre
cousine, nous ne pouvons plus avoir de rapports avec elle.

--Certes, reprit la veuve en poussant un soupir, si je n'écoutais que
mes sentiments, je refuserais de me rencontrer avec cette malheureuse
fille; mais il s'agit de la dignité de la famille... Pour l'honneur du
nom et le respect de la mémoire de mon frère, il est convenable que
j'assiste à cette cérémonie... Seulement, j'y assisterai seule.

Gaspard n'objecta rien; mais la moue d'Honorine et de Reine sembla
indiquer qu'elles se repentaient déjà de s'être prononcées d'une façon
aussi prompte et aussi absolue.

La veille du 15 mai, Gaspard resta muet toute la soirée. Il avait l'air
absorbé, et il tourmentait sa barbe comme s'il eût voulu en faire sortir
l'idée qui le tracassait. Le lendemain, après le déjeuner, il annonça
très haut qu'il partait en forêt, et sortit en sifflant Phanor. Madame
de Mauprié alla faire un peu de toilette, et les deux sœurs restèrent
seules dans la salle. Honorine, penchée à la fenêtre, regardait Gaspard
s'éloigner.

--Hum! dit-elle à Reine, mon frère s'est fait bien beau pour courir les
bois!... Il a mis son feutre neuf, et ses bottes sont cirées.

L'aîné des Mauprié semblait en effet avoir mieux soigné sa tenue que de
coutume. Sa veste avait été brossée, et il avait peigné sa barbe. Quand
il fut dans la campagne, il fit un brusque crochet, et, tournant le dos
au bois, il prit doucement le chemin de l'Abbatiale.

--Il va être onze heures, murmura-t-il en regardant sa montre, elle doit
avoir déjeuné, et nous aurons une heure pour causer tranquillement.

Cinq minutes après, il sonnait à la porte de Gertrude et priait Pitois
de l'introduire. La jeune fille achevait de disposer le salon où devait
se faire la lecture du testament, et comme les grandes pièces de
l'Abbatiale étaient humides, elle venait d'allumer du feu, quand Pitois
annonça Gaspard. Elle tressaillit, rougit, et salua froidement.

--Cousine, dit celui-ci après avoir posé son feutre sur la cheminée et
fait signe à Phanor de se coucher à ses pieds, vous allez sans doute
trouver ma visite un peu matinale; mais je désirais arriver avant les
autres, afin de causer un moment à cœur ouvert.

--Je vous écoute, répondit Gertrude en lui montrant un fauteuil.

Gaspard s'assit, toussa, se tira la barbe, puis reprit d'un air
embarrassé:

--Cousine, j'ai d'abord à vous faire des excuses au sujet de certaines
paroles un peu vives qui ont pu m'échapper... Je suis parfois un peu...
brusque, je le reconnais, mais au fond je suis bon diable, et si j'ai la
tête près du bonnet, j'ai aussi le cœur sur la main.

Gertrude l'écoutait, et attendait d'un air impassible la conclusion de
son discours. En présence de cette attitude silencieuse, l'embarras du
farouche chasseur redoublait.

--Tenez, reprit-il tout à coup, je vais vous parler franchement et sans
barguigner, car je ne sais pas tourner de compliments, et je vais droit
au but. J'ignore ce que peut contenir le grimoire qu'on va nous lire
tout à l'heure, et je m'en soucie comme d'un fétu.... Aussi, avant qu'on
ne puisse dire que j'ai agi par intérêt, je viens vous faire
sérieusement une proposition.

Gertrude le regardait d'un air étonné. Gaspard se leva, et rajustant les
revers de sa veste:

--Cousine Gertrude, j'ai trente-neuf ans, j'ai bon pied, bon œil, et je
ne suis pas trop dévasté, que vous en semble?

--Vous paraissez en effet très bien portant, répondit-elle en réprimant
à grand'peine une envie de rire; mais...

--Eh bien, cousine, sans tant de cérémonie, si vous me croyez assez bon
pour faire un mari, je me crois de mine et de force à vous rendre
heureuse, et je viens tout carrément vous demander votre main.

Elle eut d'abord un mouvement de stupeur; puis un léger sourire courut
sur ses lèvres. Enfin elle retrouva tout son sang-froid, et levant ses
grands yeux limpides vers Gaspard, qui attendait sa réponse en se
mordant les moustaches:

--Merci, mon cousin,... mais j'ai résolu de rester fille.

Gaspard haussa les épaules et sa figure prit un air de compassion.

--Vous avez là, dit-il sur un ton de condoléance, des scrupules et une
délicatesse qui vous honorent; mais si de sottes gens ont pu s'offusquer
de ce que votre position a... de singulier, soyez persuadée que tout le
monde ne partage pas ces faiblesses-là... Quant à moi, je suis prêt à
vous épouser, en dépit de cette ridicule histoire d'enfant..

A chaque mot qu'il prononçait, Gertrude devenait de plus en plus pâle. A
la fin, elle l'arrêta d'un geste énergique:

--Assez! s'écria-t-elle d'une voix vibrante; ne comprenez-vous pas que
vous m'insultez?

Gaspard, effrayé de l'expression de colère et de dégoût que prenaient
les traits de sa cousine, essayait de balbutier des excuses, lorsqu'il
fut brusquement interrompu par l'arrivée de madame de Mauprié.

A la vue de son fils aîné en tête-à-tête avec sa nièce, la veuve poussa
une exclamation, et un sourire ironique passa sur ses lèvres minces:

--Je te croyais au bois! dit-elle d'un ton sarcastique.

--J'ai changé d'avis, grommela Gaspard en reprenant sa place près de la
cheminée.

--Ma nièce, commença madame de Mauprié en s'approchant doucement de
Gertrude, au moment où des circonstances douloureuses et solennelles
réunissent la famille, je ne veux pas laisser place dans mon cœur à un
sentiment de rancune, et je viens vous prier de faire la paix... Je n'ai
jamais voulu prêter l'oreille aux mauvais propos, je tiens à vous
l'affirmer. Quelles que soient les dispositions du testament qu'on va
nous lire, croyez, Gertrude, que vous trouverez toujours en moi la même
affection, et que ma maison vous sera toujours ouverte.

--Merci, ma tante, répondit Gertrude. Je ne compte pas rester à
Lachalade. Dès que ma tâche ici sera remplie, je quitterai le pays...
Mais en quelque lieu que j'aille, je me souviendrai de vos bons offices
et de vos bonnes intentions.

Le petit notaire, qui entra au même moment, mit heureusement fin à cet
entretien embarrassant pour les deux parties. Ce jour-là, Pitois qui se
tenait cérémonieusement sur le palier, devait introduire encore plus
d'un visiteur, et il était dit que tous les membres de la famille de
Mauprié passeraient, bon gré mal gré, le seuil de l'Abbatiale.--Bien que
Xavier rejetât loin de lui l'idée de reparaître dans cette maison d'où
il était sorti avec le désespoir au cœur, il ne se sentait pas la force
de rester à son atelier, et vers onze heures il partit et se mit à errer
comme une âme en peine autour des murs de l'Abbatiale. Tout en marchant,
il songeait que Gertrude était là-bas dans cette chambre, dont il
apercevait les rideaux blancs soigneusement tirés, qu'ils étaient
séparés par une centaine de pas à peine, et que peut-être ils ne se
reverraient plus. «Pourtant, murmurait en lui une voix insinuante, tu as
là une bonne occasion de la voir une dernière fois, sans paraître
chercher une rencontre... Tu as le droit d'assister à cette réunion,
puisqu'on t'y a convoqué.»

Au moment où il écoutait les arguments de cette voix tentatrice, il se
trouva face à face avec ses deux sœurs qui n'avaient pu demeurer
cloîtrées au logis et qui rôdaient autour de l'Abbatiale en
s'encourageant mutuellement à braver un moment de fausse honte et à
entrer.

--Pourquoi ne serions-nous pas là comme les autres? disait Reine, le
bonhomme était si bizarre!... Qui sait? il a pu nous laisser au moins un
souvenir...

--Tu penses aux pendants d'émeraude! murmurait Honorine d'un air
désillusionné. Au même moment elle reconnut Xavier et, courant à lui:

--Tu vas à l'Abbatiale, toi? s'écria-t-elle.

Xavier surpris hésitait à répondre.

--Tant mieux! dit Reine, tu nous y accompagneras, nous avions peur
d'entrer seules...

En même temps elles prirent leur frère par le bras et l'entraînèrent. Le
jeune homme se disait qu'il était lâche, qu'il aurait dû résister, que
c'était une question de dignité, et en dépit de tout cela, il traversait
la cour, il montait les degrés de l'escalier, et Pitois ouvrait devant
les nouveaux arrivants la porte du salon... Le notaire, qui mettait ses
besicles et dépliait ses papiers, s'arrêta d'un air narquois, la veuve
grimaça un sourire de pitié; Gertrude rougit jusqu'au front, puis pâlit
brusquement:

--Ah! ah! grogna Gaspard, chambrée complète!

Reine et Honorine avaient fait une révérence et s'étaient assises près
de leur frère aîné; Xavier, pâle et embarrassé, se tint debout, à
demi-masqué par le grand fauteuil où s'était installée sa sœur cadette.

--Maintenant que tous les ayants droit sont réunis, dit le notaire, je
crois que nous pouvons commencer.

Il prit délicatement l'enveloppe cachetée, montra le cachet intact et le
brisa. Un silence solennel régnait dans le salon où Pitois s'était
glissé. Tous les yeux étaient fixés sur le notaire, et pour la première
fois depuis de longues années madame de Mauprié sentit battre son cœur
desséché et refroidi.

--Hum! murmura le notaire, le testament est long.

L'attention redoubla et Me Péchenart commença de sa voix la plus claire:

«Je soussigné Jean-Eustache Renaudin, malade de corps et sain d'esprit,
ayant l'intention de consigner au présent acte mes dernières volontés,
crois devoir préalablement donner quelques explications au sujet de ma
vie passée.

«Ma jeunesse n'a pas été exempte de fautes... J'en ai commis une surtout
dont je suis cruellement puni par les remords qui tourmentent ma
vieillesse. Pendant que j'étais à B..., j'ai eu une liaison avec une
ouvrière qui se nommait Rose et que j'ai abandonnée après l'avoir rendue
mère...»

En cet endroit madame de Mauprié joignit les mains et poussa un profond
soupir, tandis que Gaspard se récriait.

--Silence, fit le notaire et il reprit:

«L'enfant de Rose était une fille. Elle a grandi à son tour et je ne
l'ai pas connue; j'avais quitté le pays; plus tard j'ai su qu'elle était
mariée à B... et qu'elle n'était pas heureuse; c'est pourquoi j'ai
chargé ma nièce Gertrude de s'enquérir de toutes choses et de venir au
secours de cette femme...»

Le testateur entrait ensuite dans les détails de la mission confiée à sa
nièce, il racontait la naissance de l'enfant de Rose Finoël, la mort de
la mère et le dévouement de Gertrude. La plus vive émotion était peinte
sur tous les visages. Madame de Mauprié semblait atterrée, Gaspard
tordait sa moustache avec furie; Reine et Honorine, ouvrant de grands
yeux, chuchotaient en dévisageant Gertrude assise près du notaire.
Celle-ci, pâle et toute palpitante, était restée immobile, les yeux
baissés, pendant que Me Péchenart proclamait à haute voix sa
justification. Elle écoutait avec bonheur les dernières paroles du
vieillard, et tout bas elle bénissait la mémoire de M. Renaudin. Une
seule fois elle releva la tête et ses yeux contemplèrent rapidement
Xavier.--Debout et très pâle, le jeune homme serrait le dossier du
fauteuil de sa sœur dans ses mains crispées; il se mordait les lèvres
comme pour empêcher un sanglot d'éclater, et de grosses larmes roulaient
sur ses joues amaigries. Gertrude ne l'avait jamais vu pleurer. Cette
muette et matérielle manifestation de la douleur dans une nature aussi
concentrée, aussi peu expansive que celle de Xavier, remua violemment
les fibres les plus aimantes du cœur de Gertrude, et fit tomber sa
colère. Elle sentit les blessures de son orgueil se cicatriser comme par
miracle, et elle oublia sa rancune pour ne plus se souvenir que de
l'ancien et persistant amour.

Cependant Me Péchenart continuait sa lecture. Après avoir expliqué que
l'enfant de Rose Finoël avait été confié aux soins de la jeune fille et
mis en nourrice, le testament se terminait ainsi:

       *       *       *       *       *

«J'ai la plus grande confiance dans ma nièce Gertrude, et j'ai eu la
preuve de son affection pour moi. Si son dévouement doit lui causer plus
tard quelque embarras, il est juste qu'elle ait au moins les moyens de
remplir sa mission et d'assurer l'avenir de l'enfant. Seule d'ailleurs
de toute me famille, elle possède les qualités nécessaires pour faire
bon emploi de la fortune que j'ai si péniblement acquise.--En
conséquence, j'institue pour ma légataire universelle
Marie-Antoinette-Gertrude de Mauprié. J'entends qu'à partir de sa
majorité elle ait la pleine et entière disposition de tous mes biens
meubles et immeubles, à charge par elle de servir une rente annuelle et
viagère de cinq cents francs à mes domestiques Fanchette et Pitois, et
de faire dire chaque année, dans l'église de Lachalade, une messe pour
le repos de mon âme.

«Lachalade, le 8 décembre 184...

«EUSTACHE RENAUDIN.»

       *       *       *       *       *

Le notaire parcourut le salon d'un regard souriant et contempla, non
sans une certaine satisfaction, les mines allongées des Mauprié, puis il
remit galamment le testament entre les mains de Gertrude et la félicita
de tout son cœur.

--M. Renaudin, dit-il, a sagement et honnêtement agi en minutant de la
sorte son testament.

--Mon frère ne m'a pas nommée! s'écria madame de Mauprié avec
amertume... Il n'avait pas le respect de la famille... Cela se voit, du
reste, à la façon dont il s'est conduit avec ses bâtards...

--A quoi bon tant de paroles? reprit Gaspard en ricanant, il nous a
déshérités, voilà tout... Allons, ma mère, nous n'avons plus rien à
faire céans... Prenez mon bras, et partons! Ici, Phanor!

--Attendez un instant, ma tante! dit Gertrude à madame de Mauprié...

Puis se tournant vers le notaire et lui montrant le testament:

--Dites-moi, Me Péchenart, quels droits aurait eus l'orphelin qui m'est
confié, dans le cas où ce testament n'aurait pas existé?

--Aucun, répondit le notaire, car sa mère n'avait pas été reconnue... Si
M. Renaudin fût mort intestat, sa fortune aurait été partagée par moitié
entre vous et madame votre tante.

--Mais aujourd'hui ce testament équivaut à une reconnaissance?...

--C'est douteux, Mademoiselle... Du reste, même si Rose Finoël eût été
reconnue, son fils n'aurait droit qu'à la moitié de l'héritage. Le reste
reviendrait aux héritiers légitimes.

--C'est bien! dit Gertrude... Mon oncle a obéi à une injuste rancune en
déshéritant sa propre sœur; il le reconnaît lui-même sans doute là-haut;
je crois donc agir selon Dieu et selon la justice en anéantissant ce
testament...

Par un brusque mouvement elle déchira le papier timbré et en jeta les
morceaux dans la cheminée.

Gaspard lâcha un juron et madame de Mauprié poussa un cri de joie...

--C'est de la folie; s'écria le notaire stupéfait, et au risque de se
brûler, il plongea sa main dans l'âtre et en retira les chiffons
enflammés.

--L'animal! grommela Gaspard.

--Il n'y a plus que des lambeaux..., murmura la veuve.

--Les morceaux en sont bons, reprit le notaire en secouant les doigts et
en faisant la grimace... Mais sa mine s'allongea de nouveau lorsqu'il
parcourut les fragments noircis:

--Il en manque un, dit-il, et c'est l'essentiel! Tout ceci n'est relatif
qu'à l'histoire du marmot...

La veuve et Gaspard respirèrent.--Le notaire plia rageusement son
portefeuille.

--Vous avez fait là une imprudence, Mademoiselle, et vous vous en
mordrez les doigts... On ne badine pas avec un testament en forme, et
dans ce monde il faut voir les choses plus sérieusement.

--Ne vous fâchez pas, lui répondit Gertrude en riant, vous le savez, Me
Péchenart, nous autres verriers, nous avons une manière à nous de voir
les choses...

--Elle a raison, fit Gaspard, qui avait repris son assurance, nos poules
chantent un autre air que celles des bourgeois, et nous ne mettons pas,
comme on dit, nos œufs dans les mêmes paniers...

--Oui, répliqua le notaire, les vôtres sont percés...

--Plus un mot, Me Péchenart! dit Gertrude avec fermeté, j'ai agi comme
eût fait mon père, et cela me suffit.

--Ma nièce, ajouta madame de Mauprié de sa voix la plus veloutée, vous
avez agi comme j'aurais fait moi-même, et vous êtes digne de la
famille... Quant à cet orphelin, croyez bien que nous ne souffrirons pas
qu'il reste à votre charge... Nous supporterons notre part des embarras
qu'il pourra vous causer.

Gertrude sourit:

--Ne vous inquiétez pas de cela, ma tante, cet enfant est une joie et
non un embarras... D'ailleurs, je sais quelqu'un qui m'aidera volontiers
à l'élever...

Elle alla droit vers Xavier qui était resté cloué derrière son fauteuil,
et lui tendant la main:

--Cousin Xavier, lui dit-elle d'une voix légèrement tremblante, ne vous
souvient-il plus de la promesse que nous nous sommes faite, à B..., et
ne voulez-vous plus de ma main?

Il releva la tête, et vit ses beaux yeux verts, pleins de pardon et de
tendresse; d'un bond il s'élança vers elle, la serra dans ses bras et
éclata en sanglots...

Alors vinrent les étonnements et les questions. Quand Gertrude eut
expliqué à sa tante que Xavier était son fiancé depuis près de deux ans,
il fallut subir les compliments de la veuve et les félicitations
hypocrites de Reine et d'Honorine.

--Tu sais, lui murmura Reine en l'embrassant, nous n'avons jamais cru un
mot des mauvais propos, et nous t'avons vertement défendue, va!

       *       *       *       *       *

Enfin Xavier et Gertrude restèrent seuls. Ils s'enfuirent au jardin.
L'enclos, couronné de grands arbres et bordé de charmilles, était plein
de soleil, de bourdonnements d'insectes et de gazouillements de
fauvettes. Les poiriers et les cerisiers secouaient en l'air leur
blanche floraison, et des papillons couleur de soufre volaient au long
des plates-bandes parfumées de giroflées et de lilas. Dans la grande
allée, la nourrice promenait l'enfant de Rose Finoël en fredonnant une
chanson berceuse, et sa voix claire s'harmonisait avec les
épanouissements et les joies du mois de mai. L'enfant tendit les bras
vers Gertrude. Xavier le prit dans ses mains, le baisa et, le passant à
la jeune fille:

--Il sera à nous deux! dit-il en souriant...

       *       *       *       *       *

Ils l'ont adopté tous deux en effet, mais il n'a pas été seul à remplir
de son bruit joyeux la maison des nouveaux mariés. D'autres enfants sont
venus ensuite, plus chers au jeune couple, sinon plus choyés. Xavier,
qui n'a pas voulu abandonner ses travaux de sculpture, a pu réaliser son
rêve, et un an après les noces, installer Gertrude dans un confortable
chalet bâti en face de l'atelier. On a laissé à madame de Mauprié la
maison de l'Abbatiale, dont la mine austère s'accorde mieux avec les
manières et les habitudes de la veuve. Gaspard s'est piqué d'honneur et
s'est remis au travail. Il a remonté la verrerie des Bas-Bruaux et marié
sa sœur Reine avec un jeune gentilhomme verrier qui est devenu son
associé. Quant à lui, il se trouve trop vieux pour tenter la grande
aventure du mariage, et il reste garçon. Lorsqu'on le pousse sur ce
chapitre, il se contente de siffler entre ses dents, et il ajoute
malicieusement, en regardant d'un air narquois sa sœur Honorine qui
tient son ménage:

--Que voulez-vous,... ma sœur et moi nous avons la vocation du célibat.

       *       *       *       *       *

Avril-mai 1870.

       *       *       *       *       *



MADAME VÉRONIQUE



I


L'Argonne étend ses masses boisées entre les plateaux du Verdunois et
les plaines crayeuses et monotones de la Champagne. Longue de quinze
lieues et faisant suite à la chaîne des Ardennes, cette forêt aux
terrains tourmentés, aux mornes clairières, aux gorges escarpées, a un
caractère de sauvage grandeur. Peu de routes la traversent. A
l'exception d'une ancienne voie romaine qu'on nomme la
_Haute-Chevauchée_, on n'y rencontre guère que sentiers abrupts, à demi
cachés sous les fougères, et conduisant à quelque scierie installée au
bord de l'eau ou à quelque village enfoui en plein bois. Au fond de ces
gorges et sur ces clairières vit une population à part: sabotiers
nomades, braconniers intrépides, charbonniers maigres et songeurs,
verriers pauvres comme Job et fiers comme le Cid;--tous gens hardis,
amoureux de liberté et de franches lippées, buvant sec, parlant haut,
ayant les jarrets solides, la poigne lourde et le coup d'œil juste. Au
milieu des vulgarités des pays _à blé_, l'Argonne profonde, solitaire et
mystérieuse, s'élève comme une verdoyante forteresse où se sont réfugiés
les types romanesques et curieux d'un autre âge. L'automne imprègne ses
futaies brumeuses d'une tristesse pénétrante; en hiver, la voix
grondante des eaux grossies par la fonte des neiges semble un écho des
héroïques combats de 92 dont ses défilés ont été le théâtre; mais quand
vient le printemps, toutes ces lignes sévères s'adoucissent, toute cette
rudesse s'amollit; les hêtres bourgeonnent, les pentes sablonneuses
refleurissent, les sources chantent au lieu de gronder, et l'Argonne,
sans cesser d'être sauvage, devient plus fraîche et plus hospitalière.

Par une des dernières soirées du mois de mars, et sans doute pour mieux
jouir de cette joyeuse transformation de la forêt, une jeune femme était
venue s'asseoir au bas d'un ravin qui débouche brusquement en face de la
petite ville de Saint-Gengoult. Le ravin est connu dans le pays sous le
nom du _Ru des-Sept-Fontaines_, et la source qui l'arrose est douée de
vertus miraculeuses; elle guérit les peines d'amour et coupe les fièvres
intermittentes. La jeune femme lisait au pied des grands hêtres qui
abritent la fontaine. Elle était petite, pâle et brune, et paraissait
avoir vingt ans.

Une mante de couleur sombre enveloppait sa taille et retombait à longs
plis sur sa robe; un voile de dentelle noire, noué en _fanchon_ et
encadrant délicatement l'ovale de son visage, complétait cette simple et
sobre toilette. Son teint mat, ses lèvres d'un rouge vif,--la supérieure
surmontée d'un petit signe brun,--ses grands yeux verts, profonds et
humides, donnaient à sa figure un charme saisissant. Un front large et
de noirs sourcils corrigeaient par leurs lignes fermes et sévères
l'expression passionnée de la bouche et du regard. L'ensemble avait un
caractère de vivacité et de retenue, de tristesse et de fierté, qu'on
oubliait difficilement.

A l'entrée du ravin, les hêtres, en écartant leurs branches, laissaient
voir un paysage aux longues perspectives, et, de la place où se tenait
la jeune femme, on pouvait apercevoir la petite ville de Saint-Gengoult
étendue sur le flanc d'une colline. Les maisons descendaient en
amphithéâtre jusqu'au bord de l'Aire; çà et là, des jardins en terrasse
coupaient la monotonie des façades, et quelques sapins aux formes
élancées tranchaient sur la couleur foncée des vieux murs. Au sommet du
coteau, des toitures aiguës et les ruines grises d'une vieille tour se
profilaient doucement sur le fond bleuâtre des collines fuyantes, à
l'extrémité desquelles le bourg de Montfaucon se dressait sur sa
montagne dénudée.--L'inconnue avait fermé son livre et contemplait le
paysage noyé dans les vapeurs du soir, sans se douter qu'elle était
elle-même l'objet de la curiosité d'un nouvel arrivant. Un jeune homme
de vingt-quatre ans à peine, svelte, leste et bien tourné, vêtu en
chasseur et le fusil au dos, s'était arrêté à la crête du ravin, et à
demi caché dans les houx, paraissait étudier avec intérêt les traits de
la dame à la voilette noire. Pour la voir plus distinctement, il écarta
quelques branches et s'approcha. Les feuilles sèches craquèrent sous ses
pieds, et la jeune femme, tournant tout à coup la tête, s'aperçut
qu'elle n'était plus seule. Alors elle se leva, prit son livre, et
lentement, sans affecter de précipiter sa marche, elle s'éloigna dans la
direction de Saint-Gengoult.

Le chasseur, debout sur la crête du ravin, suivit des yeux l'inconnue
jusqu'à la sortie du bois. Elle passa près d'une vieille femme occupée à
couper de la bruyère, lui parla un moment et disparut derrière les
arbres. Le jeune homme paraissait piqué et intrigué à la fois par cette
retraite rapide. Il descendit et courut à la cueilleuse de bruyères...
Celle-ci tressauta, tout effarée, et reconnaissant le chasseur:--Bon
Dieu! dit-elle, monsieur La Faucherie, vous m'avez fait peur; j'ai cru
que c'était le garde!--Il la questionna sur la personne qui venait de
passer et apprit qu'elle habitait Saint-Gengoult, et qu'elle se nommait
madame Véronique... La vieille n'en savait pas davantage, et Gérard La
Faucherie la quitta pour prendre à son tour la route de Saint-Gengoult.
Il marchait d'un bon pas, cherchant à distinguer l'inconnue à travers
les premières brumes du crépuscule. Quand il put l'apercevoir de
nouveau, elle commençait à gravir l'une des rues escarpées de la petite
ville. Ils arrivèrent ainsi à la _place Verte_.--L'endroit est bien
nommé, car le quartier est solitaire et l'herbe pousse si drue autour
des pavés, que la place a l'air d'une pelouse.--La jeune femme s'engagea
sous une double rangée de tilleuls rabougris, bordant la ligne
mélancolique des façades noircies par les vents pluvieux, puis elle
reparut près d'une vieille maison à toit d'ardoise, et Gérard reconnut
le logis d'un riche marchand de bois appelé M. Obligitte. Au bruit que
fit le marteau, la porte massive s'entrebâilla, puis se ferma de nouveau
avec un sourd murmure... L'apparition s'était évanouie. Le chasseur
passa deux fois devant la maison, mais il ne put rien apercevoir; tout
était hermétiquement clos. Il n'osa pas stationner plus longtemps sur
cette place où sa présence ne pouvait manquer de faire jaser, et prenant
une rue détournée, il regagna la campagne.

Gérard La Faucherie demeurait au Doyenné, à une lieue de la ville, et il
faisait nuit quand il entra dans l'avenue de sapins qui précédait sa
maison. Il trouva sa mère qui l'attendait impatiemment.--Comme tu
reviens tard! dit madame La Faucherie en l'embrassant, j'étais déjà
inquiète et je n'ai pas voulu dîner sans toi...

Madame La Faucherie était veuve, et Gérard était son unique enfant. Elle
l'avait eu dix ans seulement avant la mort du commandant La Faucherie.
Elle l'aimait d'une tendresse passionnée, exclusive, et n'avait jamais
voulu se séparer de lui. Quand son fils était arrivé à l'âge où
commencent d'ordinaire les études classiques, elle n'avait pu se décider
à l'enfermer dans un collège, et faisant choix d'un précepteur instruit
et expérimenté, elle s'était enfuie avec son trésor au Doyenné.--C'est
là, à deux pas des bois de l'Argonne, en face d'une nature silencieuse
et austère, que l'âme de Gérard s'était ouverte aux émotions de la
première jeunesse.--Madame La Faucherie avait voulu faire de lui un
homme, mais un homme au gré de son imagination maternelle: généreux sans
faiblesse, viril sans grossièreté. Pour mettre Gérard en garde contre
les plaisirs faciles, elle avait imprégné son cœur de toutes les
délicatesses qui sont le privilège des natures féminines. Pour fixer son
esprit, elle lui avait inspiré le goût des lectures sérieuses; pour
occuper son corps, elle lui avait fait suivre tous les exercices qui
donnent la santé, la souplesse et la vigueur. Ainsi, sous l'influence de
cet amour fervent, Gérard avait grandi robuste, enthousiaste et fier. Il
avait dans le caractère quelque chose de cette verdoyante forêt
d'Argonne où il vivait, je ne sais quoi de rêveur et de romanesque, avec
une saveur d'âpreté sauvage.--Quand sonna la vingt et unième année, sa
mère put déjà se féliciter des résultats de son plan d'éducation. Elle
était fière de son fils; elle rêvait maintenant pour lui une jeune fille
digne d'être appelée sa femme, qui s'éprendrait de Gérard et lui
donnerait toutes les joies de la vie d'intérieur,--et en songe parfois
elle se voyait, heureuse aïeule, au milieu d'un beau groupe de
petits-enfants.

Cependant la jeunesse, faisant explosion au milieu de cette éducation un
peu exceptionnelle, avait amené à sa suite de sourdes et vagues
agitations: langueurs fiévreuses, paresseuses rêveries, tristesses
inexpliquées... L'image de l'_éternel féminin_ commençait à occuper la
pensée de Gérard et à l'agiter. Le fantôme de l'amour le poursuivait
dans ses lectures, dans ses courses de chasseur, dans ses rêves de la
nuit; son imagination, sans cesse entraînée de ce côté, lui forgeait
d'idéales amoureuses. Il souhaitait sérieusement la subite apparition de
quelque mystérieuse jeune fille, exilée au fond des bois, comme la
Rosalinde de Shakspeare, et souvent il se disait en suivant un sentier
perdu: «Vais-je la voir paraître au détour du chemin?» Quelquefois, par
de tièdes matinées de printemps, Gérard, fatigué du silence du Doyenné,
s'enfuyait vers Saint-Gengoult. Dans les rues solitaires, le son d'un
piano touché par quelque main de femme arrivait jusqu'à lui, ou bien une
porte s'ouvrait, et une jeune fille, accompagnée de sa mère, un livre de
messe à la main, glissait le long des murs fleuris de giroflée, et
allait assister à quelque messe matinale. Gérard la suivait des yeux
jusqu'au moment où elle disparaissait dans l'obscurité du portail
cintré. Alors il quittait rapidement la ville, et poussé d'un besoin de
mouvement, il faisait de longues marches dans la forêt. Il traversait
avec une activité ardente les sombres tranchées de vieux chênes et les
clairières pleines de soleil, puis il se laissait tomber, las et
inquiet, sur la jeune herbe des talus; il appelait mentalement
l'amoureuse inconnue, et parfois, arrachant à pleines mains les feuilles
nouvelles, il les portait à ses lèvres, aspirait avec passion leur verte
senteur et les couvrait de baisers... Quand il rentrait au Doyenné, le
soir, sa mère, qui l'avait vu partir languissant et ennuyé, lui trouvait
le teint animé, les yeux brillants et la parole vibrante:--Qu'as-tu,
Gérard? disait-elle.--Le printemps m'a grisé, répondait-il en
rougissant.--Et madame La Faucherie fixait sur son fils ses beaux yeux
bleus pleins d'inquiétude maternelle. Sa calme figure, jeune et fraîche
encore sous ses boucles grises, prenait une expression pensive. Elle
sentait que l'heure de la crise était proche et elle soupirait.

Deux années s'étaient ainsi écoulées, et les inquiétudes de madame La
Faucherie s'étaient accrues à mesure que redoublait la fièvre de
jeunesse dont son fils était tourmenté.--Il faut le marier, se
disait-elle,--et elle avait déjà confié ses préoccupations à un vieux
voisin de campagne, M. de Vendières. Le vieillard avait souri, puis ils
avaient ensemble passé en revue les beaux _partis_ des environs. Au
milieu de trois ou quatre demoiselles à marier, M. de Vendières nomma la
fille d'un riche marchand de bois, de Saint-Gengoult, Adeline
Obligitte.--C'est une jolie personne, ajouta-t-il, seize ans, élevée au
Sacré-Cœur, une fortune solide... Nous sommes un peu parents et je
pourrais vous servir... Songez-y.--Madame La Faucherie avait promis d'y
songer, et ses préoccupations avaient recommencé, compliquées
d'hésitations et d'enquêtes matrimoniales, car elle était difficile et
aurait voulu trouver une merveille pour son fils...

Les choses en étaient là, quand, le soir où commence ce récit, Gérard,
qui était resté longtemps silencieux, après souper, dit tout à coup à sa
mère:--Connaissez-vous la famille Obligitte, à Saint-Gengoult?...--A
cette question, madame La Faucherie releva la tête, et sa figure
s'éclaira d'un sourire. Elle répondit qu'elle avait été élevée au
couvent avec madame Obligitte, mais que plus tard elle l'avait perdue de
vue; puis elle ajouta;--Aurais-tu rencontré mademoiselle Obligitte? On
la dit fort jolie...

Gérard rougit légèrement et se borna à parler du logis Obligitte, dont
la physionomie silencieuse l'avait frappé. Il se sentait embarrassé, et
je ne sais quelle timidité l'empêcha de conter sa rencontre avec
l'inconnue du _Ru des Sept-Fontaines_. La conversation tomba de nouveau
un moment. Madame La Faucherie était restée pensive.

--Dis-moi, Gérard, reprit-elle enfin, as-tu quelquefois songé à te
marier?

Cette fois, le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles et fit une réponse
évasive.--Eh bien, mon cher enfant, continua sa mère, si tu veux me
faire plaisir, tu y songeras sérieusement, et nous en reparlerons; il me
tarde de devenir grand'mère.

Il sourit et elle n'ajouta rien de plus, mais quand son fils eut regagné
sa chambre, elle resta longtemps encore près du feu demi-éteint,
immobile et plongée dans une profonde méditation. Cette allusion de
Gérard à la famille Obligitte rappelait à madame La Faucherie sa
conversation avec M. de Vendières et les indications données par son
voisin de campagne. Cette singulière coïncidence la frappa et ramena
plus fortement encore son esprit vers sa préoccupation dominante. Elle
avait toujours rêvé de choisir elle-même la jeune fille digne de
comprendre et d'aimer Gérard, de frayer elle-même le chemin où les deux
jeunes gens pourraient se rencontrer, d'y amener en secret cette fiancée
élue entre toutes, charmante entre toutes, et de dire à son fils:--Voici
le bonheur, prends-le de ma main. Après avoir consacré à Gérard les
belles années de sa seconde jeunesse, et reporté sur la tête de l'unique
enfant toutes les tendresses de son cœur, elle voulait faire plus
encore, et lui donner le bonheur dans l'amour d'une autre.--Elle voulait
trop, car l'amour est un oiseau capricieux qui ne chante qu'à son heure,
et ne fait son nid que sur un arbre de son choix.--Elle l'avait su jadis
et elle aurait dû s'en souvenir, mais les préoccupations un peu
exclusives de la mère avaient effacé les souvenirs de la jeune fille. A
cinquante ans, on oublie qu'on voulait aimer et choisir soi-même, quand
on en avait vingt. En dépit de sa belle âme, madame La Faucherie était
devenue positive; elle plaçait maintenant assez volontiers l'idéal du
bonheur dans ce qu'on appelle un _beau mariage_. De nos jours, cette
chimère du mariage riche, où l'amour figure à peine comme accessoire,
est le rêve de presque toutes les mères, et cette ardente préoccupation
est en train de tarir dans la bourgeoisie française la sève généreuse
qui fit sa force et sa grandeur en 1789.--Madame La Faucherie elle-même
avait subi l'influence de son temps; elle s'était vouée à la recherche
d'un beau parti, et en ce moment il lui semblait voir, comme dans le
lointain d'une longue avenue, l'idéal tant poursuivi se dresser enfin au
seuil de la maison Obligitte.

Elle était allée aux renseignements, et elle était revenue satisfaite.
La famille était bien posée et la fortune bien assise. Les Obligitte ne
dépensaient pas leur revenu; ils vivaient honorablement, mais d'une
façon très retirée dans leur maison de la place Verte, avec leur fille
Adeline et une nièce, nommée Véronique. Cette nièce un peu mystérieuse
inquiétait seule madame La Faucherie. Elle n'habitait Saint-Gengoult que
depuis un an, et sa brusque installation dans la maison de son oncle
avait vivement excité la curiosité de la petite ville, sans la
contenter. Personne ne savait rien de précis sur son compte, et la
famille Obligitte gardait sur ce point la plus absolue réserve. Les
curieux en avaient été pour leurs frais. Tout ce qu'on avait pu
apprendre se réduisait à ceci: Véronique était la propre nièce de M.
Obligitte; elle avait habité l'Alsace, s'y était mariée assez mal et
était devenue veuve au bout d'un an. Du reste, depuis son arrivée à
Saint-Gengoult, son attitude fière et réservée, ses goûts sérieux et sa
charité pour les pauvres, qu'elle allait visiter et soigner, avaient
arrêté les commentaires et imposé silence aux questionneurs
indiscrets.--Après tout, pensait madame La Faucherie, je n'ai pas à
m'occuper de la nièce; l'important est que la jeune fille aime Gérard et
lui convienne.--Quand elle sortit de sa méditation, elle n'hésitait
plus; le mariage de Gérard avec Adeline lui apparaissait comme le plus
réel bonheur qu'une mère pût souhaiter à son fils, et elle était décidée
à faire de sérieux efforts pour arriver à une heureuse conclusion.

Les femmes sont merveilleusement organisées pour cette diplomatie
matrimoniale. En huit jours, madame La Faucherie, par l'entremise de M.
de Vendières, fit sonder les intentions des parents d'Adeline, et se
ménagea une entrevue avec madame Obligitte. Le dimanche suivant, la mère
de Gérard alla à Saint-Gengoult, et s'arrangea de façon à voir sortir de
la messe Adeline Obligitte qu'elle trouva fraîche et jolie à souhait; le
même jour, pendant les vêpres, elle monta jusqu'à la place Verte, mais
madame Obligitte était absente et madame La Faucherie se borna à laisser
sa carte.

Toutes ces démarches se faisaient à l'insu de Gérard. Madame La
Faucherie préférait ne pas l'initier à ces petites manœuvres
préparatoires. Elle craignait de faire naître des répugnances et des
hésitations qui l'eussent embarrassée. D'ailleurs, elle désirait, avant
de s'engager définitivement, que son fils vît mademoiselle Obligitte et
se prononçât lui-même.

La visite de madame La Faucherie fut l'objet d'un long commentaire, le
même soir, dans la maison de la place Verte. Dès qu'Adeline se fut
retirée dans sa chambre, madame Obligitte, restée seule avec son mari et
sa nièce, prit la carte de son amie d'enfance, et réveillant M.
Obligitte qui commençait à sommeiller, lui demanda son avis sur cette
démarche significative et sur la conduite qu'il fallait tenir. La figure
de M. Obligitte s'épanouit. Il trouvait la démarche très flatteuse, et
penchait pour qu'on y répondît favorablement.--Qu'en pensez-vous,
Véronique? dit-il en se tournant vers sa nièce.

Cette dernière lisait près de la lampe et n'avait rien entendu. Il
fallut la mettre au courant.--Adeline sait-elle ce qui se passé? demanda
la jeune femme en relevant sa tête pâle.

--Certainement non! s'écria madame Obligitte.

--Ne craignez-vous pas, poursuivit Véronique, que votre réponse ne soit
considérée par madame La Faucherie comme un engagement?

--Qu'importe? répondit l'oncle Obligitte, M. Gérard nous convient.

--Convient-il également à ma cousine? répliqua Véronique; puisqu'il
s'agit de son avenir, je pense qu'elle doit être consultée la première.

Madame Obligitte se récria.--Ces choses-là se traitaient toujours entre
les parents; eux seuls étaient bons juges en si grave matière. Adeline,
d'ailleurs, avait été élevée dans des principes d'obéissance chrétienne,
et accepterait avec reconnaissance le mari choisi par sa mère.

--Et saura-t-elle aussi accepter la souffrance, si elle s'aperçoit plus
tard qu'elle n'aime pas son mari?

--Ma chère Véronique, dit M. Obligitte qui était un petit homme rond et
positif, l'essentiel est que toutes les convenances se trouvent
réunies... Le mariage n'est pas un roman.

--Est-ce un marché?

--Non, sans doute, répondit-il... Mais M. La Faucherie est un charmant
garçon... Il ne peut déplaire à Adeline, et c'est là l'important...
L'amour vient ensuite.

--Et s'il ne vient jamais, dit Véronique avec vivacité, si vous liez
deux êtres qui se font mutuellement souffrir et ne peuvent plus se
quitter?

--Quelle imagination, dit madame Obligitte et comme vous voyez les
choses en noir!... M. Gérard est trop bien élevé pour faire un mauvais
mari, et je répondrais de lui... D'ailleurs, ma pauvre enfant,--et elle
poussa un long soupir--nous devons tous porter patiemment nos croix, le
bonheur parfait n'est pas de ce monde, et le mariage amène avec lui de
petites misères qu'il faut savoir subir avec résignation.

Véronique secoua la tête. Il y eut un moment de silence.--Voyons, reprit
M. Obligitte, nous nous éloignons de la question... Il s'agit de
répondre à la démarche de madame La Faucherie!

--J'irai demain au Doyenné, dit la tante, et j'inviterai les La
Faucherie pour la soirée de dimanche.



II


Le dimanche d'après, le logis Obligitte prit dès le matin un aspect
vivant et hospitalier, qui ne lui était pas habituel. Madame Obligitte
fit ouvrir le salon, les housses des fauteuils furent enlevées, et
Véronique, aidée de sa cousine, garnit la jardinière et les vases avec
les premières fleurs d'avril. Quand tout fut prêt, Adeline Obligitte
jeta un coup d'œil sur le vieux salon qui avait pris un air de fête, et
s'adressant à la jeune femme:

--Connaissez-vous les La Faucherie, Véronique?... On dit que la mère est
très imposante, et que le fils est un ours... Ils ne seront pas très
amusants; mais à Saint-Gengoult, il y a si peu de ressources!--Elle fit
une légère moue, puis prenant une grappe de lilas blanc, elle la posa
dans ses beaux cheveux blonds, se regarda dans la glace, et continua
d'un air espiègle:--Comment trouvez-vous ma coiffure?... J'ai l'air
d'une mariée, n'est-ce pas?... Ce soir, j'ai envié de me mettre en rose,
et je vais essayer ma robe.--Elle fit une folle révérence et sortit en
chantant.

Les deux cousines contrastaient non seulement par le visage, mais
surtout par les goûts et le caractère. A un fonds de frivolité native,
Adeline joignait l'étroitesse d'âme de sa mère et l'esprit positif de M.
Obligitte. Les choses sérieuses effrayaient son cœur de papillon, elle
aimait le plaisir, et ne secouait sa pensée paresseuse qu'à force de
bruit et de dissipation; elle était toujours en mouvement et toujours
ennuyée.--Véronique était silencieuse, concentrée, intelligente et
énergique; elle aimait à se dévouer, et les obstacles n'arrêtaient pas
son activité généreuse; elle les affrontait avec fierté, en femme
accoutumée de bonne heure à lutter contre les difficultés de la vie.
L'inaction seule lui faisait peur, soit parce qu'elle avait une horreur
instinctive de l'oisiveté, soit peut-être parce qu'elle redoutait de se
trouver face à face avec de pénibles souvenirs. Elle avait besoin, elle
aussi, de se dépenser au dehors, mais son agitation n'était pas stérile.
Dès son arrivée à Saint-Gengoult, elle avait pris la direction de la
maison, au grand contentement d'Adeline, qui trouvait le ménage
fastidieux, et de madame Obligitte, nature apathique et faible, tout
occupée de pratiques dévotes et de pieuses méditations. Véronique avait
un jugement sûr et prompt, et malgré leur répugnance pour ce qu'ils
nommaient ses idées _romanesques_, son oncle et sa tante la consultaient
chaque fois qu'il fallait prendre une décision. Elle dirigeait la
vieille servante, tenait les comptes de M. Obligitte, avait l'œil à
tout, et trouvait encore le temps de faire une lecture en se promenant
dans la campagne.

Mais cette activité, renfermée le plus souvent dans un cercle étroit de
détails matériels, ne suffisait pas à son âme ardente. Elle éprouvait
parfois le besoin de s'élancer au delà, de donner une autre visée à sa
jeunesse et à son énergie, et chaque fois elle venait se heurter aux
réalités de la vie qu'on menait à Saint-Gengoult. La maison de la place
Verte était froide et endormie comme un couvent; les journées s'y
succédaient, grises et monotones. Les tracas du ménage absorbaient toute
la matinée, puis la journée s'achevait presque toujours par un travail
de tricot ou de broderie, dans une salle basse donnant sur une cour
intérieure.--Ces après-midi paraissaient d'une longueur mortelle à
Véronique.--La cour était humide et profonde comme un puits; près des
fenêtres, de maigres lilas sans fleurs poussaient en avril une pâle
frondaison qui s'effeuillait avant la fin d'août. Par les vitres à
petits carreaux verdis, le jour arrivait, terne et maussade, dans la
salle dont les panneaux de chêne étaient pleins de craquements
mystérieux; au seuil de la porte résonnait l'assoupissante chanson du
rouet de la servante. Rarement on se tenait au jardin; le grand air
donnait la migraine à madame Obligitte, et l'odeur des plantes
l'_énervait_. Dans cette demeure où les visiteurs étaient rares, où les
chambres closes exhalaient une affadissante odeur de renfermé, entre la
place Verte silencieuse et un grand jardin abandonné, Véronique sentait
avec effroi sa jeunesse s'écouler inféconde et décolorée...

Parfois elle cessait brusquement d'agir et se laissait aller à de
longues méditations. Quelles pensées amères, quels souvenirs odieux,
quels rêves découragés se remuaient alors dans son cerveau?... Par
moments, on pouvait saisir des traces de leur passage sur sa figure
expressive. Ses yeux, devenus moins lumineux, prenaient la teinte foncée
de ces eaux profondes qui coulent sous une ombre épaisse; son front se
penchait, et ses traits se contractaient; un frémissement de mépris et
de dégoût passait sur ses lèvres fières et passionnées, puis elle
secouait vivement la tête comme pour chasser des souvenirs
détestés.--Parfois aussi, mais plus rarement, ses yeux s'illuminaient
d'un éclair d'exaltation et de défi, et son front se relevait... On
l'eût crue animée d'un esprit de révolte; elle semblait dans l'attente
d'une délivrance, ses joues se coloraient et son cœur palpitait
impatient... Mais ce violent souffle d'orage passait vite, ses joues
reprenaient leur pâleur mate, sa poitrine s'apaisait, et ses longs cils
noirs s'abaissaient sur ses yeux résignés.

Telles étaient les agitations de sa pensée, à l'heure même où madame
Obligitte s'apprêtait à recevoir ses hôtes. Tout en contemplant
tristement le salon paré de fleurs, elle souhaitait que cette journée
fût déjà passée; elle maudissait ces heures de cérémonie banale où il
faudrait, bon gré mal gré, rire et causer... Le soir, en surveillant les
derniers préparatifs de cette ennuyeuse réception, elle se sentait lasse
et morose. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait le jardin
déjà enveloppé par le crépuscule; elle songeait aux grandes routes
perdues dans les bois et à la solitude des forêts endormies... Tout à
coup elle entendit un bruit de pas au seuil du salon, et, se retournant,
elle aperçut madame La Faucherie et Gérard.

Elle tressaillit, un peu surprise; tandis que Gérard la saluait, elle
demanda la permission de prévenir sa tante et disparut.--Bientôt tous
les Obligitte firent leur entrée. Puis on entendit le son d'une canne
dans le corridor, et le vieil ami des deux familles, M. de Vendières,
avec sa houppelande grise et sa lanterne sourde, vint compléter la
réunion, qui garda ainsi un caractère tout intime.--On avait organisé
une table de boston; après les compliments d'usage, M. de Vendières, M.
Obligitte et les deux dames s'y assirent. Les trois jeunes gens
restèrent seuls devant la cheminée. Véronique à demi plongée dans
l'ombre projetée par le piano, Adeline en pleine lumière, et Gérard
entre elles deux.

Gérard n'avait pu se défendre d'un mouvement d'admiration pour la jolie
figure de mademoiselle Obligitte, mais ce ne fut qu'une impression
légère; ses yeux glissèrent vite sur cette beauté trop voyante et trop
évaporée, pour aller chercher Véronique dans l'angle où elle se tenait à
l'écart, presque confondue avec l'ombre des meubles, tant sa toilette
était sombre. C'était vers elle qu'allait tout son intérêt: il lui en
voulait de se maintenir dans cette ombre et de se dérober ainsi aux
regards et à la conversation.--L'entretien était tombé sur le Doyenné:

--Ce doit être délicieux dans la belle saison, dit Adeline, mais en
hiver!... La maison est si seule au milieu des bois!... A votre place,
je mourrais de peur.

--Oh! répondit Gérard en riant, nos bois sont sûrs, et les bûcherons
sont les plus honnêtes gens du monde...

Alors il se mit à plaider la cause du Doyenné. Excité par les objections
de la jeune fille, il perdit peu à peu sa timidité, et laissa voir son
amour pour les solitudes de l'Argonne. Il vanta sa vieille maison aux
murs vêtus de lierre, aux larges pièces lambrissées de chêne; le plaisir
d'entendre, le soir, la chanson du vent dans les sapins de l'avenue; la
joie, au printemps, d'ouvrir ses fenêtres et de voir, au loin, les
masses verdoyantes de la forêt onduler dans la rosée... Blottie dans son
coin, Véronique écoutait, à la fois surprise et satisfaite de trouver
Gérard si différent de ce qu'elle avait pensé. Elle l'avait cru pareil
aux gentillâtres campagnards de Saint-Gengoult; sa conversation
sérieuse, sa figure ouverte, son regard expressif, tout en lui
renversait l'image formée dans l'esprit prévenu de la jeune femme. A
mesure qu'il parlait, sa nature enthousiaste se révélait, et Véronique
l'écoutait avec un intérêt croissant. Son rire d'enfant la charmait;
elle admirait cette fraîcheur d'âme, cette poésie native dont nul
souffle mauvais n'avait encore enlevé la fleur.--Pendant ce temps, le
feu crépitait dans l'âtre; développés par la chaleur, les parfums des
plantes printanières imprégnaient l'air tiède du salon; au dehors, on
entendait le murmure du vent d'avril dans les tilleuls des jardins...
Peu à peu la jeune femme se sentit ranimée et rassurée. Il se faisait en
elle un travail semblable à celui de la sève dans les arbres. Quelque
chose la poussait à rompre le silence, à se mêler à l'entretien, à
montrer à Gérard que dans cette maison Obligitte il y avait une âme qui
sympathisait avec la sienne et dépassait le vulgaire niveau de l'esprit
d'Adeline.

Celle-ci prêtait aux discours du jeune homme une oreille distraite, et
parfois jetait, à tort et à travers, quelques réflexions bien positives,
qui tombaient comme une eau glacée sur l'enthousiasme de Gérard.--Moi,
dit-elle d'une voix décidée, je n'aimerais pas cette vie de sauvage, et
une chaumière au fond des bois ne serait pas mon rêve.

Véronique fit un mouvement brusque, et sa tête sortit de l'ombre. Gérard
vit tout à coup ses deux beaux yeux briller plus près de lui.--Et vous,
madame? lui demanda-t-il.

--Oh! moi, répondit-elle, je suis accoutumée à la solitude, elle ne
m'effraye pas. Tout enfant, l'un de mes rêves était de vivre seule dans
une cabane de pêcheur, au bord de la mer...

Au son de cette voix grave et mélodieuse, Gérard releva vivement la
tête, et, pour la première fois, contempla à loisir la pâle figure de
Véronique. Il fut surtout frappé de l'expression de ses yeux, profonds
et colorés comme la mer dont elle parlait...

--Aujourd'hui encore, continua-t-elle mon plus grand désir serait de
revoir la mer. Quand je ferme les yeux, c'est toujours elle que
j'aperçois dans le fond de mes rêves; tantôt elle est claire et calme,
tantôt sombre et grosse d'orage,--et toujours je me retrouve dans ma
petite cabane de pêcheur, seule, écoutant les vagues qui retombent sur
les galets, et regardant tourner la lumière d'un phare...

--Toujours romanesque! murmura madame Obligitte, qui prêtait l'oreille à
tout ce qui se disait près de la cheminée... Véronique, ma chère, soyez
donc assez bonne pour vous occuper du thé.

--Pardon! dit Véronique à Gérard.--Ses grands yeux souriants se
tournèrent vers ceux du jeune homme en signe d'excuse, puis elle passa
dans une pièce voisine, et ne rentra qu'avec les gâteaux et la théière
fumante.

Après le thé, madame La Faucherie se leva pour partir. En lui serrant
les mains, madame Obligitte lui exprima le désir de la revoir
bientôt.--On dit que monsieur votre fils est musicien, ajouta-t-elle,
j'espère qu'il voudra bien venir quelquefois faire de la musique avec ma
fille et ma nièce.--On était déjà dans le corridor; les regards de
Gérard cherchèrent Véronique pour lui dire adieu, mais elle était
masquée par madame Obligitte et par Adeline, et il put à peine
apercevoir les rubans de sa coiffure.

Ainsi se passa la première entrevue. Gérard et sa mère reprirent
silencieusement le chemin du Doyenné. Madame La Faucherie semblait
préoccupée de l'impression produite par Adeline.

--Comment la trouves-tu? dit-elle tout à coup à son fils.--Très jolie,
répondit laconiquement Gérard.--Il paraissait, lui aussi, très
préoccupé, et sa mère ne crut pas devoir pousser ses questions plus
avant. Fidèle à son système d'abstention, elle ne voulait pas que Gérard
se crût influencé.--Il sera plus heureux, se disait-elle, s'il pense
avoir seul gagné la main d'Adeline.--Elle était décidée à se taire et à
laisser agir ses deux complices: la jeunesse et l'amour.

A partir de ce jour, Gérard, en effet, passa de longues heures au milieu
de la famille Obligitte. L'introduction de ce visiteur inattendu faisait
circuler un peu de vie et de gaieté dans le maussade logis de la place
Verte, et Véronique fut toute surprise de trouver à la vieille maison un
air de fête et de renouveau qu'elle ne lui avait jamais vu.
Insensiblement elle se fit une douce habitude de cette visite qui
revenait presque à heure fixe. Il y eut un moment dans la journée où
elle consulta la pendule avec une certaine impatience et où le bruit du
marteau, retombant sur la grand'porte et réveillant un sonore écho dans
le long vestibule, ne fut plus accueilli avec une indifférence résignée.
Elle reconnaissait Gérard à sa manière de frapper et au bruit de son pas
dans le corridor. Lorsqu'il entrait dans le salon sombre et enfumé, un
rayon lumineux pénétrait avec lui, et tous les objets assoupis dans
l'ombre semblaient sortir d'un long sommeil, comme les habitants du
château de la Belle-au-Bois-Dormant à l'arrivée du fils du roi. Le plus
souvent Gérard se trouvait seul avec les deux cousines; M. Obligitte
était en forêt, et madame Obligitte s'occupait de son ménage ou de
l'église. On faisait alors un peu de musique; Gérard chantait et Adeline
l'accompagnait, puis Véronique à son tour s'asseyait au piano et jouait
une sonate de Mozart ou une romance de Mendelssohn. D'ordinaire, elle se
mêlait peu à la conversation. A demi cachée derrière le piano, elle
laissait parler les deux jeunes gens, et s'oubliait à observer la nature
expansive du fiancé d'Adeline. Elle aimait sa voix sympathique et son
enthousiasme. Il lui semblait que Gérard apportait avec lui dans la
vieille maison les saines et vivifiantes émanations des bois qu'il
venait de traverser. Elle trouvait dans toute sa personne quelque chose
de la franchise et de la spontanéité des plantes forestières, une
verdeur agreste tempérée par une fleur de délicatesse féminine. Elle se
sentait réjouie par le loyal sourire de ses lèvres vermeilles, toutes
gonflées du riche sang de la jeunesse; et quand, au milieu de
l'entretien, le jeune homme relevait vers elle son front large, encadré
de cheveux noirs, et semblait l'interroger des yeux, elle échangeait
volontiers avec lui un regard amical. Elle devinait, à certaines
paroles, qu'elle avait en lui un allié, que leurs pensées avaient suivi
souvent la même pente, et que leurs aspirations avaient pris parfois le
même vol... Et cet échange de regards affectueux, cette communauté de
sentiments et de sensations donnaient à sa vie un intérêt nouveau.

--Que pensez-vous de M. La Faucherie? lui demanda un jour Adeline, et
elle ajouta, sans attendre sa réponse:--Moi, je ne le trouve guère
aimable; c'est un sauvage... Avez-vous remarqué comme il noue mal sa
cravate?

--Non... ainsi il vous déplaît?

--Lui?... Oh! mon Dieu, pas plus qu'un autre... A propos,
continua-t-elle avec une pointe d'ironie, dites-moi, vous qui êtes dans
le secret, à quelle époque compte-t-on nous marier?--Et comme Véronique
faisait un geste d'étonnement:--Croyez-vous, poursuivit Adeline, que je
n'aie rien compris aux airs mystérieux de mon père?... J'ai écouté aux
portes et je sais tout.

--Vous épouseriez donc M. La Faucherie sans l'aimer?

--Dieu, que vous êtes sentimentale! dit Adeline en riant aux éclats...
M. Gérard ne me déplaît pas, c'est un parti _très distingué_, comme dit
maman... Et puis, le Doyenné est une habitation confortable; la ville
est à deux pas, et on a une voiture à deux chevaux... J'ai toujours rêvé
de brûler le pavé de Saint-Gengoult dans une calèche bien suspendue...
Vous verrez comme je mettrai la maison sur un bon pied, quand je
m'appellerai madame La Faucherie!--Et tout en babillant, elle passait et
repassait devant la glace, ajustant les plis de sa jupe, relevant sa
tête blonde et prenant des _airs_, puis elle fit une longue glissade en
chantant un menuet.

--Ainsi, répéta Véronique, étourdie par tant de légèreté, vous croyez
qu'on peut se marier sans aimer son mari?

--Mais ma chère, cela se voit tous les jours; et vous, par exemple...

--Ne parlons pas de moi!... interrompit brusquement la jeune femme; mais
que diriez-vous si M. La Faucherie partageait vos idées?

Adeline eut un long sourire d'incrédulité.--Oh! quant à lui, c'est
différent... S'il est venu ici, c'est que probablement quelqu'un l'y
attirait.

--Vous pensez qu'il vous aime? demanda encore Véronique.

Pour toute réponse, Adeline sourit de nouveau d'un air demi-ironique et
demi-mystérieux, puis elle haussa les épaules, et se replaçant devant la
glace, souleva ses jolis bras et se mit à renouer ses cheveux... La tête
un peu rejetée eu arrière, les lèvres rieuses, le nez au vent et la
poitrine doucement soulevée, elle jetait tantôt à la glace et tantôt à
sa cousine de petits coups d'œil interrogateurs. Sa jeune et victorieuse
beauté semblait dire:--Peut-on ne pas m'aimer?

Au sortir de cet entretien, Véronique sentit une sourde et douloureuse
irritation. Elle était froissée de ce ton de superbe indifférence, et
les paroles d'Adeline retentissaient en elle comme un défi dédaigneux.
D'où venait cette amertume étrange? Le penchant affectueux qu'elle avait
pour Gérard était-il assez puissant déjà pour la faire souffrir à l'idée
seule d'un partage possible avec Adeline? La simple affection avait-elle
de ces violentes jalousies, et un pareil sentiment pouvait-il s'appeler
encore de l'amitié?... Non, c'était de l'amour!--Cette pensée éclata
comme un terrible éclair, et illumina tout à coup son cœur d'une clarté
cruelle.--Elle se trouvait alors seule dans sa chambre, à la tombée de
la nuit. Elle s'assit près de la fenêtre, et couvrit de ses mains sa
figure brûlante. Ses tempes battaient et son corps était agité par un
léger tremblement.--Il ne fallait plus se leurrer: elle aimait Gérard,
et ces joies confuses, ce trouble étrange, cet intérêt jaloux, tout
cela, c'était la passion... Mais alors quel odieux rôle allait-elle
jouer dans cette maison où Gérard était considéré comme le futur mari de
sa cousine? A quels lâches mensonges allait-elle être réduite, et où
pouvait aboutir une si avilissante folie?... Tout ce qu'il y avait de
fierté en elle se souleva. Elle appela à son aide toute son énergie, et
résolut de se vaincre.--Non, dit-elle, je ne trahirai pas l'hospitalité
qu'on me donne et je murerai si bien mon cœur que personne ne saura s'il
est mort ou vivant.

Le surlendemain, quand Gérard revint chez madame Obligitte, Véronique,
pendant toute la durée de sa visite, demeura impassible, silencieuse et
comme enfermée dans une glaciale enveloppe d'indifférence. En vain, le
jeune homme, désolé de cette froideur, voulut-il chercher son regard et
la questionner. Il n'obtint aucune réponse, et quand vint l'heure de
rentrer au Doyenné, il s'éloigna pensif et attristé.

Le même soir, Véronique, après cette visite, se promenait au jardin.
C'était la première soirée de mai, et sa tante, avec Adeline, s'était
rendue pieusement à l'église où l'on célébrait l'ouverture du _Mois de
Marie_.--Elle errait seule le long des sentiers herbeux du verger
abandonné; elle se disait que la lutte dont elle venait de sortir
victorieuse recommencerait le lendemain, et elle se demandait si elle
aurait toujours la même force et le même succès.--Comme pour affaiblir
encore son courage, le printemps, alors dans son plein épanouissement,
lui envoyait toutes ses tièdes haleines de fleurs demi-closes et de
bourgeons entr'ouverts; les vieux pommiers moussus secouaient sur sa
tête leur neige odorante, et la jeune lune, qui dressait au-dessus des
toits aigus son mince croissant, mettait une tendre et féerique lumière
dans la verdure des massifs. Au bas de la terrasse, vers le faubourg, on
entendait des rumeurs et des chants lointains... Le jour du 1er mai,
dans les villages de l'Argonne, les jeunes garçons vont de porte en
porte, des branches vertes à la main, chanter le _Mai_ demander de
l'argent ou des œufs. Les chansons des _Trimazeaux_ (c'est le nom qu'on
donne aux quêteurs) bourdonnaient dans l'éloignement, et ajoutaient un
élément de plus au charme printanier qui troublait Véronique.--Tandis
qu'elle marchait rapidement en s'exhortant à la lutte et en cherchant à
secouer la langueur qui la gagnait peu à peu, elle entendit un bruit de
pas, et vit Gérard s'avancer sous les pommiers de la grande allée.

Elle s'arrêta brusquement et l'attendit, immobile comme une pâle statue
sous les bleuâtres rayons de la lune. Quand il fut près d'elle:

--Ma tante et ma cousine sont sorties, dit-elle d'une voix âpre, ne le
saviez-vous pas?

--La servante vient de me l'apprendre, répondit-il, mais elle m'a dit
que vous étiez au jardin... et j'ai pensé que vous me permettriez de
vous y tenir compagnie.

Un refus aurait pu lui montrer qu'elle avait peur et l'enhardir; elle le
comprit et se borna à faire un muet signe de tête, puis elle reprit
lentement sa promenade entre les hautes bordures de buis. Gérard
marchait à ses côtés, embarrassé de ce long silence et de ce froid
accueil, et refoulant au fond de son cœur les sentiments qui l'avaient
poussé, par cette soirée de mai, vers la maison de la place Verte.--Par
instants, on entendait le bouillonnement lointain de l'Aire qui courait
dans les prés, au bas des terrasses du verger. Tout à coup le chœur des
_Trimazeaux_ retentit de l'autre côté de la rivière, et l'un des
couplets de la chanson monta jusque dans les arbres du jardin:

C'est le joli mois de mai,
L'hiver est passé;
Je n'puis tenir mon cœur de joie aller,
Tant aller, tant danser!...
Vous aller, moi chanter,
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mai.
C'est le joli mois de mai.

--J'aime cette chanson, dit Gérard.--Comme ces voix d'enfants gagnent à
être entendues la nuit!... Ne trouvez-vous pas que dans cette musique
primitive on sent toute l'impression du printemps sur des cœurs simples?

Véronique répondait brièvement, craignant de laisser percer dans le
frémissement de sa voix l'émotion qui la pénétrait. Tandis que Gérard
parlait, elle constatait, combien, depuis la veille, son mal avait fait
de progrès. Il s'était passé en elle quelque chose de semblable au
travail latent d'un incendie qui couve pendant de longues heures, et qui
éclate violemment... A peine a-t-on aperçu la première étincelle, que
toute la maison est embrasée. Depuis la veille seulement, elle avait
conscience de son amour, et déjà elle se sentait possédée tout
entière... Sous l'aiguillon de cette pensée, elle pressait le pas comme
pour échapper par une marche rapide aux dangers du tête-à-tête. Tout à
coup elle poussa un léger cri et posa instinctivement sa main sur le
bras du jeune homme; elle venait de se heurter à une souche d'arbre, et
son pied avait tourné.

--Vous vous êtes fait mal? dit Gérard en la forçant à prendre son bras.

--Non, répondit-elle, j'ai seulement le pied un peu engourdi.

Elle se remit à marcher, mais plus lentement et sans se séparer de son
compagnon. Elle sentait, au tremblement du bras sur lequel se posait le
sien, combien Gérard était ému; elle voyait au clair de lune ses lèvres
s'entr'ouvrir, prêtes à laisser échapper enfin le mot qu'elle redoutait.
Elle fit un effort énergique, et résolut d'aller au-devant du danger.
Elle s'arrêta, quitta le bras de Gérard, et le regardant courageusement
en face.

--Vous êtes un cœur loyal, monsieur La Faucherie? demanda-t-elle.

--Avez-vous quelque raison d'en douter? dit-il d'une voix troublée.

--J'espère que non, et j'attends de vous une réponse loyale... A quel
titre pensez-vous être reçu chez ma tante?

Il rougit et répondit:--Ma mère n'est-elle pas l'amie de madame
Obligitte?

--Et, poursuivit Véronique d'un air incrédule, vous ne vous êtes jamais
demandé comment cette maison, fermée à tous, s'était subitement ouverte
pour vous seul?... Jamais vous n'avez songé qu'on vous y accueillait
comme le futur mari d'Adeline?

La figure de Gérard exprima un naïf et sincère étonnement.--Sa mère ne
lui avait jamais dit un mot de ce projet de mariage, et jamais son
esprit ne s'était arrêté sur une semblable supposition.

--Ainsi, dit Véronique, vous n'avez pas l'intention d'épouser
Adeline?--Gérard protesta énergiquement.--Eh bien! reprit-elle, vous
êtes trop honnête pour continuer à tromper une famille qui se repose sur
votre honneur... Disons-nous adieu ici et ne revenez plus!

Il la regarda d'un air exalté.--Je vous aime! s'écria-t-il.

Ce cri plein de passion vraie remua profondément Véronique; mais elle se
roidit contre sa propre émotion, et d'une voix plus sévère:--Pas un mot
de plus! reprit-elle, j'ignore quelle opinion vous avez pu prendre de
moi, mais vous devez me rendre cette justice que jamais rien dans ma
conduite n'a pu vous autoriser à m'adresser des paroles qui
m'offensent... Adieu!

Il lui saisit la main et d'un ton suppliant lui demanda pardon de son
audace, puis il protesta de son respect, et, la retenant toujours, il la
força d'écouter l'histoire de son amour. Il lui dit comment il l'avait
vue pour la première fois, comme il s'était senti attiré vers elle dès
ce premier soir, comme son affection pour elle avait grandi jour par
jour, tellement qu'il lui était maintenant impossible de la
briser.--Véronique était devenue pensive; il la crut
ébranlée.--Laissez-moi être votre ami! ajouta-t-il en finissant.

Elle secoua vivement la tête, et retirant sa main:--Je n'ai pas le droit
d'avoir un ami, dit-elle durement, partez et ne revenez plus.

--Et si je ne vous écoute pas, s'écria-t-il avec emportement, si je vous
force à subir ma présence!

--Je ne la subirai pas, répondit-elle, j'en jure par le ciel que
voici!... Je fuirai la maison de ma tante, et c'est vous qui l'aurez
voulu.

--Ainsi vous ne m'aimez pas? fit-il désespéré.

Elle rassembla toute son énergie, et le regarda en face:--Non, dit-elle;
puis elle s'éloigna par une allée transversale et disparut derrière les
massifs.

Quand elle fut certaine qu'il ne la suivait pas, elle s'arrêta. Elle
l'entendit bientôt remonter vers la maison, puis la porte du logis
retomba sur lui... Alors elle se dit qu'il s'en allait désolé, humilié,
souffrant, et tout son cœur se déchira.--En elle, l'amour saignant et
meurtri protestait. Elle courut à la terrasse pour entendre encore le
bruit mourant de son pas dans la rue déserte qui descendait vers le
faubourg; intérieurement elle lui criait de toutes les forces de son
âme: «Reviens! J'ai menti et je n'aime que toi!..» Puis soudain elle
reculait effrayée; il lui semblait que son être se dédoublait et qu'à
ses côtés une voix rude murmurait:--Souffre et tais-toi... Tu ne dois
pas l'aimer. Dans ta vie il n'y a plus de place pour l'amour...

Elle restait immobile et comme pétrifiée, et pendant ce temps la chanson
des _Trimazeaux_ arrivait jusqu'à elle, apportée par le vent de la nuit
de mai:

En passant emmi les champs,
J'ai trouvé les blés si grands;
Les avoines vont se levant,
Les aubépines fleurissant...
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mois de mai.



III


Les cœurs les plus sincèrement épris sont les plus prompts à désespérer;
la vivacité de la passion leur enlève, avec le sang-froid, toute leur
confiance. Plus maître de lui, Gérard eût remarqué le trouble de
Véronique, mais il n'avait entendu que les paroles cruelles qui le
bannissaient, et il était revenu désolé au Doyenné.

Le lendemain, au déjeuner, madame La Faucherie vit la tristesse de son
fils et remarqua qu'il mangeait à peine. D'ordinaire, après le repas,
ils faisaient ensemble une promenade jusqu'à la lisière de la forêt. Ce
jour-là, Gérard monta dans sa chambre et s'y enferma.--Sa pensée est
ailleurs, se dit madame La Faucherie en souriant tristement, et l'amour
lui fait oublier nos vieilles habitudes.--Elle avait entraîné en toute
hâte son fils sur le chemin du mariage, et maintenant elle suivait, avec
un intérêt mélancolique, ses progrès sur cette route qui l'éloignait
d'elle; son cœur de mère était partagé entre deux affections rivales,
et, bien qu'elle eût prévu ce déchirement, elle en souffrait. Seulement
elle essayait de se consoler en songeant que Gérard lui devrait son
bonheur avec Adeline. La tristesse de son fils n'alarma d'abord que très
peu sa tendresse; elle l'attribuait à quelque rigueur capricieuse de la
jeune fille.--Ce sont bouderies d'amoureux, se disait-elle, et cela
passera comme les giboulées de mars.--Mais quand, le lendemain, au lieu
de partir pour Saint-Gengoult, Gérard, plus sombre encore, resta au
logis, elle commença à s'inquiéter. Le dîner fut silencieux, et vers la
fin du repas, madame La Faucherie crut voir une larme dans les yeux de
son fils.--Allons, pensa-t-elle, il est temps de parler et de lui
demander ses confidences.--Elle s'assit près de lui, et prit ses mains
dans les siennes:--Tu es triste, dit-elle, es-tu malade?

Gérard essaya un geste de dénégation, mais elle sourit d'un air
incrédule et reprit:--Si fait, tu souffres... N'as-tu pas la permission
de conter tes douleurs à ta mère, ou n'as-tu plus confiance en moi?...
Voyons, Gérard, tu aimes Adeline Obligitte?

Il releva la tête, et répondit d'une voix ferme:--Non, ma mère.--Et
comme elle le regardait d'un air stupéfait, les yeux plongés dans ses
yeux, il répéta:--Non, je n'ai jamais songé à mademoiselle Adeline, je
ne l'aime pas, et afin que ma conduite n'ait plus rien d'équivoque, je
suis décidé à ne plus retourner chez madame Obligitte...

Il se leva et ajouta:--Si vous m'aviez parlé plus tôt de vos projets, ma
mère, je vous aurais détournée d'une tentative qui ne devait aboutir à
rien de bon.--Il s'arrêta, sentant que, malgré lui, il avait mis un
accent de reproche dans ses paroles, et tout confus de l'amertume de sa
réponse, il courut embrasser sa mère dont les yeux s'emplissaient de
larmes.

--Mais tu souffres, répéta madame La Faucherie, je le vois bien; dis-moi
au moins la cause de ton mal!...

--A quoi bon? fit-il, vous ne pourriez rien pour le guérir.

Il sortit. Sa mère resta seule, désolée et portant dans son cœur les
débris de son rêve brisé. Elle essayait encore par moments de se faire
illusion et de croire à quelque dépit amoureux contre Adeline... Mais
non, le doute n'était plus permis; la vérité a un accent tout spécial,
et cet accent avait vibré dans la réponse de Gérard. Il n'aimait pas
Adeline, et tout l'édifice si laborieusement élevé par madame La
Faucherie venait de s'écrouler.--Mais alors, se disait-elle, quelle est
cette angoisse qui le tourmente, et qui donc l'a causée?--Cette
préoccupation l'obséda toute la nuit et lui ôta le sommeil. Quand elle
fermait les yeux, elle revoyait Gérard pâle et morose, et elle se
figurait qu'il allait tomber malade. Son cerveau s'empara de cette
crainte et se mit à travailler. Vers le milieu de la nuit elle n'y tint
plus, prit sa lampe et monta chez son fils. Il dormait. Le sommeil, si
fort dans la pleine jeunesse et si irrésistible, avait vaincu le
chagrin. Il dormait profondément. Ses yeux étaient clos et ses lèvres
s'entr'ouvraient légèrement frémissantes. Madame La Faucherie abaissa
l'abat-jour de la lampe, afin de ne pas éveiller Gérard, et le contempla
un moment avec bonheur... La petite chambre était un peu en désordre et
un rayon de lune tombait sur des livres ouverts. En portant les yeux de
ce côté, madame La Faucherie remarqua un bout de ruban violet au milieu
d'une touffe de fleurettes fanées. Elle s'approcha, examina curieusement
ce ruban et ces petites fleurs bleues. C'étaient des _véroniques_
sauvages, et elle se souvint d'avoir vu la nièce de madame Obligitte
porter des rubans pareils à celui qui était là... Aussitôt un éclair
traversa son esprit et tout lui fut expliqué.--Ah! le malheureux enfant,
s'écria-t-elle, voilà le secret de sa tristesse...

En découvrant la passion de son fils pour Véronique, madame La Faucherie
fut prise d'un amer découragement. Depuis deux mois, le mariage qu'elle
projetait pour Gérard avait été l'occupation de ses jours et de ses
nuits. Le succès de ce projet eût comblé tous ses désirs. Maintes fois
déjà, en imagination, elle s'était représenté le jeune ménage établi au
Doyenné: Gérard aimé de sa femme, heureux dans son intérieur, influent
dans le pays... Afin de tout mener à bien, elle n'avait épargné ni
peine, ni démarches, ni précautions adroites. Elle avait réussi à forcer
la porte inhospitalière de la maison Obligitte et à y introduire Gérard;
elle avait cru donner à cette union, longtemps préparée, les couleurs
séduisantes d'un mariage d'inclination, et au moment où, près du but,
elle triomphait déjà, voilà que toutes ses précautions et son adresse
tournaient contre elle; l'échafaudage de ses combinaisons savantes
s'écroulait, et toute cette ruine était l'œuvre de cette petite femme,
pâle et silencieuse, qu'elle avait à peine entrevue!

Malgré sa douceur habituelle, madame La Faucherie ne put se défendre
d'un mouvement de colère contre Véronique.--D'où venait-elle, et quels
charmes avait-elle mis en œuvre pour ensorceler Gérard?--C'est sans
doute une coquette qui se plaît à le tourmenter! s'écria-t-elle en
songeant à la tristesse de son fils... Puis son bon naturel l'emportant
sur son dépit:--Qui sait? pensa-t-elle, c'est peut-être une honnête
femme qui ne veut pas encourager une folie? Si j'allais la trouver.--Peu
à peu l'idée de voir Véronique germa et grandit dans son esprit. Avant
de prendre un parti, n'était-il pas nécessaire de connaître celle qui
avait causé tout le mal? Si réellement Véronique avait une âme loyale,
peut-être, à elles deux, découvriraient-elles un moyen de tout sauver?
Mais était-il encore temps? Madame La Faucherie secoua tristement la
tête. Elle connaissait la nature à la fois timide et exaltée de Gérard,
et elle n'avait qu'une confiance médiocre dans le succès des remèdes
vulgaires.--Enfin, reprenait-elle au milieu de ses amères réflexions,
elle est veuve, et si la folie de Gérard nous poussait à bout, nous
aurions au moins la ressource de les marier...

Madame la Faucherie pensa qu'avant toutes choses il importait d'éloigner
son fils. Elle ne voulait pas blesser l'amour-propre des Obligitte en
rompant brusquement avec eux. Déjà madame Obligitte avait insinué qu'il
était temps de se prononcer catégoriquement; elle trouvait, selon les
habitudes françaises, que les deux jeunes gens s'étaient vus
suffisamment. Afin de ne pas compromettre sa fille par des assiduités
prolongées, elle avait fait savoir qu'elle partait avec Adeline pour un
voyage de quelques semaines. Madame La Faucherie insista pour que Gérard
s'absentât lui-même momentanément. Elle avait, du côté des Islettes, sur
la lisière de la forêt, une ferme dont les bâtiments exigeaient des
réparations urgentes. Elle décida, sans trop de peine, son fils à
s'occuper personnellement de cette affaire, et un matin il partit,
impatient de changer d'air et de secouer par de longues marches
l'abattement qui avait suivi la fièvre des premiers jours.

Aussitôt après son départ, madame La Faucherie se rendit au logis de la
place Verte. M. Obligitte avait accompagné sa femme et sa fille dans
leur excursion, et la jeune femme était seule au logis. Madame La
Faucherie se fit conduire à la chambre de Véronique.--C'était une petite
pièce, située au premier étage, dont la fenêtre à meneaux de pierre
s'ouvrait sur le vaste horizon des bois. Les murs en étaient simplement
blanchis à la chaux; dans un angle, une étagère, chargée de livres,
faisait face à un pastel encore souriant dans son cadre terni; au fond,
se dressait le lit voilé de rideaux blancs; puis venaient une massive
armoire de chêne, quelques vieux fauteuils et, non loin de la croisée,
un petit guéridon supportant un vase plein de fleurs sauvages.--C'était
tout. Véronique, vêtue de noir, lisait près de la croisée entr'ouverte;
un ruban pensée nouait ses cheveux bruns, et quelques violettes
achevaient de se faner à son corsage. En voyant entrer madame La
Faucherie, elle se leva silencieusement.--D'un coup d'œil la mère de
Gérard saisit les moindres détails de cet intérieur simple et
harmonieux, et elle se sentit presque rassurée.

--Je viens, dit-elle en s'asseyant, faire près de vous, Madame, une
démarche qui vous paraîtra peut-être étrange, mais elle m'est imposée
par une nécessité pénible, et vous me la pardonnerez plus tard...

Elle s'arrêta. Véronique pressentit quelque douloureuse explication, et
son cœur se mit à battre violemment; mais elle appela toute son énergie
à son aide.

--Madame, répondit-elle d'une voix ferme, je suis prête à vous entendre.

--Il s'agit de mon fils, reprit madame La Faucherie, après un moment de
silence... Vous n'ignorez pas qu'il est question d'un mariage entre lui
et mademoiselle Adeline?

Véronique fit un signe affirmatif.--Depuis quelques jours, continua la
mère de Gérard, mon fils est triste et préoccupé, il refuse de retourner
chez madame Obligitte et il déclare qu'il n'a jamais songé à se marier
avec Adeline.--Elle regarda très fixement Véronique:--Ne
connaîtriez-vous pas la cause de cette tristesse et de ce brusque
changement?...

--Pardon, madame, permettez-moi à mon tour une question, dit Véronique;
M. Gérard était-il instruit de ce projet de mariage lorsqu'il a été
introduit chez ma tante?

--Non, j'avais préféré que l'idée lui en vînt naturellement.

--Peut-être avez-vous eu tort, reprit Véronique avec une certaine
amertume, et s'il est survenu quelque cruelle méprise, ce n'est pas lui
qu'il faut accuser...

--Ni vous-même sans doute! interrompit sévèrement madame La Faucherie.

--Ni moi, répondit-elle avec fierté... Quand j'ai vu qu'il s'abusait,
j'ai fait ce que je devais pour le détromper.

--Ah! s'écria madame La Faucherie emportée par sa passion maternelle,
pourquoi vous a-t-il rencontrée?... Tout mon bonheur est détruit par ce
funeste amour!...

Véronique se leva. Sa souffrance intérieure se révélait par la rougeur
de ses joues et le gonflement de sa poitrine.--Madame, fit-elle d'un ton
de reproche, vous m'aviez prévenue que vos paroles seraient étranges,
mais vous ne m'aviez pas dit qu'elles seraient blessantes...

Madame La Faucherie, en voyant les traits bouleversés de la jeune femme,
sentit combien elle avait été cruelle; son cœur se serra et ses beaux
yeux bleus devinrent humides.--Pardonnez-moi! s'écria-t-elle en prenant
les mains de Véronique; la douleur de voir mes rêves déçus a donné à mes
paroles une amertume qui n'est pas dans mon cœur... J'avais mis toutes
mes espérances dans ce projet de mariage; j'y voyais la joie de ma
vieillesse, le bonheur et l'avenir de Gérard... Je l'aime tant!
continua-t-elle avec un accent où l'on devinait toute l'exaltation de
son amour, il ne m'a jamais quittée, je l'ai suivi partout. Je ne
demandais que deux choses à Dieu: le voir marié, et n'être séparé de lui
que par la mort!--Devenant alors plus expansive à mesure qu'elle
s'attendrissait, elle se mit à parler longuement de son fils; elle dit
comment elle l'avait élevé, avec quelle jalouse inquiétude elle avait
veillé sur lui au Doyenné, avec quelle émotion elle avait assisté à
l'éclosion de cet amour, qu'elle croyait inspiré par Adeline... Elle se
trouvait trop heureuse dans ce temps-là, elle songeait déjà au ménage de
Gérard, à la maison pleine d'enfants, à ses calmes joies d'aïeule!...

Véronique s'était rapprochée, et lui tenant encore les mains, semblait
suspendue à ses lèvres, tant elle était attentive. Elle écoutait avec un
mélange de joie et une douleur aiguë ces révélations intimes sur celui à
qui son cœur appartenait maintenant tout entier; elle savourait avec une
jouissance indicible cette dernière satisfaction qui consiste à entendre
parler d'un être aimé qu'on ne reverra plus.

--Maintenant tous mes rêves ont fait naufrage, murmura madame La
Faucherie, et ses larmes coulèrent abondamment.

En la voyant pleurer, Véronique se sentit prise d'une soudaine
tendresse; elle se jeta à ses genoux, et baisa passionnément ses deux
mains.

--Pardonnez-moi! s'écria-t-elle.--Madame La Faucherie très émue l'attira
doucement vers elle, et la jeune femme se précipitant à son cou la
couvrit de caresses. Toutes les glaces de sa réserve et de sa défiance
étaient fondues. Elle mettait dans l'expansion de sa tendresse la
passion qu'elle sentait pour Gérard, et qu'elle avait comprimée dans son
sein. Elle donnait à la mère tout ce qu'elle s'était promis de refuser
au fils. Elle baisait, avec une ivresse délicieuse, les yeux humides et
les doux cheveux blancs de madame La Faucherie; elle confondait dans ses
embrassements son respect et son amour, et elle s'y
oubliait.--Pardonnez-moi! répétait-elle d'une voix suppliante, dites-moi
ce qu'il faut faire pour tout réparer, et je le ferai.

--Hélas! soupirait la mère, je crains que le mal ne soit sans remède...
Il vous aime trop!

--Quand il ne me verra plus, il m'oubliera.

--Vous ne l'aimez donc pas, vous?

Pour toute réponse, Véronique secoua la tête et redoubla ses baisers.

Sous la chaude influence de ces caresses, madame La Faucherie sentit
s'évanouir ses préventions. Elle était entrée chez Véronique le cœur
plein de rancune et de froideur; elle avait compté sur un accueil
hautain et hostile. Elle se trouvait prise au dépourvu par cette
effusion si franche et si inattendue, et se voyait désarmée avant même
d'avoir combattu. Bientôt elle répondit elle-même aux caresses par des
caresses. En sentant dans ses bras palpiter cette jeune poitrine, et sur
sa bouche se presser ces lèvres filiales, elle songeait que ce qu'elle
avait surtout désiré, c'était une bru aimante et dévouée, capable de
faire le bonheur de Gérard sans lui ravir, à elle, sa part de maternelle
affection... Toutes ces choses, Véronique ne les lui donnerait-elle pas
mieux qu'Adeline?... Adeline, il est vrai, était riche, et la position
de Véronique était peut-être plus que modeste... Mais Gérard avait une
fortune suffisante, et d'ailleurs il aimait cette jeune femme.
N'était-ce point la plus essentielle condition du
bonheur!--Insensiblement madame La Faucherie redevenait ce qu'elle avait
été autrefois, une âme noble, généreuse, élevée. On eût dit que chacun
des baisers de Véronique faisait éclater, pièce à pièce, les cloisons
mesquines et les préjugés bourgeois qui avaient un moment emprisonné son
esprit.

--Et pourquoi n'épouseriez-vous pas Gérard?... reprit-elle tout à coup
avec un accent où vibrait tout son orgueil de mère, pourquoi ne
seriez-vous pas sa femme? Est-ce moi qui vous fais peur, et ne
voulez-vous pas être ma fille?...

Elle serra Véronique dans ses bras et la baisa au front, mais la jeune
femme, frissonnante, s'arracha brusquement à cette étreinte.

--Non, non! s'écria-t-elle avec une expression déchirante, c'est
impossible!

--Impossible?... dit la mère de Gérard en la regardant surprise,
impossible, et pourquoi?

--Je ne suis pas libre, répondit Véronique d'une voix sourde, mon mari
existe, et nous sommes séparés judiciairement.--Elle s'arrêta un moment,
puis, d'un ton plus ferme, elle ajouta:--Ceci suffit pour expliquer mon
refus, dispensez-moi d'entrer dans des détails qui me font mal.

Les deux femmes se regardèrent un instant, silencieuses et accablées,
l'une par l'aveu qu'elle venait de faire, l'autre par la chute de sa
dernière espérance.--Ah! dit enfin madame La Faucherie, notre malheur
est complet, et le danger est plus terrible que je ne pensais.

Véronique releva la tête.--Rassurez-vous, madame, je suis forte, je
lutterai et je ne succomberai pas.

Madame La Faucherie la regarda d'un air de doute.--Souvenez-vous,
répondit-elle, que vous avez vingt ans, que vous êtes aimante et que
vous êtes aimée... Si vous êtes assez forte pour ne pas faiblir
aujourd'hui, le serez-vous encore demain?... En prononçant votre
séparation, les juges vous ont-ils pourvue d'un talisman qui préserve de
l'amour?... Ma pauvre enfant, leur sentence vous a exposée aux dangers
de la liberté, sans vous rendre, la libre disposition de vous-même.

--Je le sais! répliqua fièrement Véronique, je me le suis dit dès le
premier jour, et j'ai juré de montrer au monde que, même dans le chemin
périlleux où je suis, on peut marcher droit et tête haute...

Sa taille semblait avoir grandi, ses yeux brillaient, et sa voix était
vibrante; il y avait dans toute sa personne un élan énergique et
enthousiaste. Les paroles et les caresses maternelles de madame La
Faucherie, le souvenir de Gérard évoqué à chaque instant avaient exalté
en elle les sentiments de générosité et d'abnégation; elle se sentait
capable de tous les courages et de tous les sacrifices.

--Oui, répéta-t-elle, je suis sûre de moi et je ne faillirai pas.

--Et Gérard! dit madame La Faucherie, croyez-vous qu'il se résignera
aussi facilement? Vous vivrez à deux pas de lui, il respirera le même
air que vous, et pourra se trouver chaque jour dans les rues où vous
passerez; pensez-vous que son amour s'éteindra dans de pareilles
conditions?... Et si cette passion grandit toujours, s'écria-t-elle avec
des larmes dans la voix, quel avenir aura-t-il? Il ne pourra ni vous
épouser, puisque vous n'êtes pas libre, ni se marier ailleurs, puisqu'il
vous aime... Ah! vous comprendriez que son bonheur est ruiné, si vous
l'aimiez comme moi!

--Que faut-il faire? demanda Véronique en prenant la main de madame La
Faucherie.

--Il n'y a qu'un remède, murmura celle-ci.

Véronique plongea ses yeux dans les siens et y saisit sa
pensée.--Partir, n'est-ce pas? dit-elle, eh bien! je partirai.

Madame La Faucherie, profondément émue, la serra de nouveau dans ses
bras.--Pauvre enfant, s'écria-t-elle enfin, dans votre position, le
pourriez-vous!...

Elle eut un sourire amer.--Je puis vivre où bon me semble, c'est la
seule liberté que la loi m'ait donnée... Quant aux moyens d'existence,
rassurez-vous, les intérêts de ma dot suffiront, et au delà.

--Et où irez-vous?

--Peu importe, pourvu que j'aille assez loin!... Je partirai dès que mon
oncle sera de retour.

Elles s'embrassèrent longuement, puis Véronique, s'arrachant la première
à cette étreinte:

--Adieu, madame, dit-elle, gardez-moi le secret sur tout ceci, j'ai
besoin de toute ma force... Et maintenant quittons-nous... Adieu!

Elles étaient près de la porte. Madame La Faucherie lui envoya un
dernier regard plein d'admiration et de reconnaissance, puis s'éloigna
sans oser ajouter une parole.



IV


A peine arrivé aux Islettes, Gérard s'était mis à presser, avec une
impatience fiévreuse, les travaux qui avaient nécessité son voyage. Il
regrettait d'avoir quitté Saint-Gengoult, et il lui tardait d'y revenir.
Aussi, dès que sa présence ne fut plus indispensable à la ferme, il
résolut de regagner le Doyenné. Bien que la journée fût déjà avancée, il
ne voulut pas même attendre au lendemain, et partit à travers bois. Vers
le soir, il atteignit les hauteurs qui dominent le village de la
Chalade, et comme il s'étonnait de voir le jour s'obscurcir brusquement,
il s'aperçut tout à coup, en débouchant dans une clairière, que le ciel
était bas et chargé de grosses nuées. En même temps, quelques gouttes
larges et tièdes commencèrent à tomber, et, dans l'éloignement, des
grondements sourds annoncèrent l'approche d'un orage. Il hâta le pas, et
dans sa précipitation, se trompa de sentier, de sorte qu'au bout, de
quelques minutes il fut obligé de rebrousser chemin, et se trouva
bientôt complètement désorienté. Sous les hautes branches de la futaie
l'obscurité devenait très épaisse; de temps en temps, Gérard se heurtait
au tronc d'un hêtre ou trébuchait dans un buisson de houx. Il commençait
à désespérer de se tirer d'affaire, quand il entendit un bruit de
sonnettes, et distingua à travers les arbres les formes vagues d'un
convoi de mulets se suivant à la file.--Enfin, murmura-t-il avec un
soupir de soulagement, voici des _brioleurs_!

Dans ces bois privés de chemins d'exploitation les charrois se font
presque partout à l'aide de bêtes de somme; de là l'industrie des
_brioleurs_ qui transportent à dos de mulets tous les produits
forestiers. Sous leurs lourdes charges, les mulets gravissent, sans
broncher, les sentiers les plus escarpés, et ils connaissent si bien les
moindres passes, que leurs conducteurs les laissent revenir seuls au
village. Ceux qui traversaient en ce moment la _réserve_ de La Chalade
n'avaient pas de guide, mais Gérard n'hésita pas à les suivre, sûr
d'éviter ainsi les fondrières et de trouver à la fin un gîte pour la
nuit. A l'approche de ce compagnon inattendu, les mulets firent halte un
instant l'un après l'autre, agitèrent leurs frissonnantes clochettes,
puis reprirent d'un pas égal leur route dans les ténèbres. Après une
demi-heure de marche, Gérard vit les arbres s'éclaircir, et aperçut la
lisière du bois. Au même moment, une vacillante lumière trembla entre
les hêtres, et un air de chasse fredonné par une voix chevrotante
résonna à la tête du convoi; puis le chanteur, s'apercevant que les
mulets ne rentraient pas seuls, interrompit sa chanson, releva sa
lanterne, et poussa une exclamation joyeuse à l'aspect du jeune homme. A
la lueur du falot, Gérard reconnut un ancien piqueur de son père qui
habitait La Chalade, et se nommait Cadet Brûlant. Il lui donna une
poignée de main, et lui conta son aventure.--Vous et vos mulets, vous
êtes arrivés fort à propos, ajouta-t-il en riant... Où sommes-nous ici?

--Verrerie du Four-aux-Moines... trois bonnes lieues de Saint-Gengoult,
répondit laconiquement le brioleur; vous trouverez un gîte chez le
maître verrier, qui est mon ami, et qui sera enchanté de vous offrir à
souper.

Cette hospitalité, annoncée avec une certaine ostentation, ne parut pas
du goût de Gérard. Au mot de verrier, il fit la grimace, et dit
brusquement qu'il préférait pousser jusqu'à La Chalade et coucher à
l'auberge... Au même instant la nuée creva, et Brûlant répondit avec un
sifflement significatif:--Par le temps qu'il fait, vous iriez tout droit
coucher dans un ravin... D'ailleurs, ajouta-t-il d'un air piqué, le
verrier du Four-aux-Moines n'est pas le premier venu... C'est un noble.
Il s'appelle Bernard du Tremble, et il a vu du pays... Vous trouverez à
qui parler.

--Allons! fit le jeune homme, en suivant son guide d'un air résigné.

A tort ou à raison, certains verriers de l'Argonne jouissaient alors
d'une réputation détestable, et Gérard, sur ce point, partageait les
préjugés de la bourgeoisie du pays. Tout en gagnant la verrerie dont on
voyait les pignons aigus se dessiner sur le ciel, Gérard questionnait le
brioleur sur le maître verrier.

--Je n'avais jamais entendu parler de ce du Tremble, reprit-il en se
dirigeant vers la verrerie.

--Sa famille est pourtant du canton, répliqua Brûlant, mais il a
beaucoup voyagé, et n'est établi ici que depuis six mois... Le
charbonnier du Grand-Etang, Joël Dutertre, qui est un ancien verrier,
lui a prêté de l'argent pour rallumer les fourneaux de la verrerie, et
moi-même j'ai mis mes économies dans l'affaire... Mais nous voici
arrivés.

Brûlant poussa une lourde porte aux panneaux de laquelle des chouettes
étaient clouées, les ailes en croix, puis il introduisit Gérard dans le
logis du verrier. La pièce où ils entrèrent était une grande salle
voûtée. Une lampe à bec, nommée dans le pays une _âme damnée_, se
balançait au manteau de la cheminée haute, large et flambante. A l'un
des coins de l'âtre, le maître du logis était étendu dans un vieux
fauteuil dont l'étoupe perçait de toutes parts l'étoffe en lambeaux. Il
fumait en discourant avec un homme d'une cinquantaine d'années, maigre,
élancé, ayant la mine et le costume d'un charbonnier. De temps à autre,
il s'interrompait pour trinquer avec son interlocuteur et avaler une
gorgée d'eau-de-vie. Brûlant présenta Gérard à M. du Tremble, et
expliqua brièvement l'incident qui l'amenait au Four-aux-Moines. Le
verrier parut d'abord contrarié de cette visite inattendue, mais il se
remit promptement et accueillit Gérard avec les manières aisées et
polies d'un homme du monde.--Soyez le bienvenu sous mon pauvre toit, lui
dit-il, en le forçant à prendre le fauteuil. Puis, se tournant vers le
charbonnier:--Un de ces jours, Joël, nous reparlerons de la chose à
loisir. Vous comprenez que je ne puis pas ennuyer monsieur avec les
détails de notre métier.

--Bien, Bernard, répliqua le charbonnier, n'ai-je pas votre parole?...
Cela me suffit... D'ailleurs, les mulets sont de retour, et, avant de
regagner le Grand-Etang, il faut toujours que je passe à La Chalade; ma
fille aînée, Brunille, y est allée ce soir, et elle est d'âge à ne pas
courir les bois toute seule...

Au nom de Brunille, les joues pâles du verrier rougirent légèrement; il
se hâta d'ouvrir la porte et reconduisit ses compagnons jusque dans la
cour; par la porte entr'ouverte, Gérard entendit les lambeaux de la
discussion qui avait recommencé au dehors.--Vous nous promettez, disait
le charbonnier, que dès demain vous vous remettrez à souffler la
bouteille? Vous savez, Bernard, l'argent est dur à gagner et j'ai trois
enfants...--Soyez sans crainte, répondait le verrier, nous allons
souffler ferme, et dans un mois je lance ma grande découverte...

Bientôt après, M. du Tremble rentra avec deux bouteilles poudreuses,
qu'il déposa avec précaution sur la table; puis il alla chercher dans la
_maie_ du pain, un jambon froid et du fromage. Quand tout fut
prêt:--Voici votre couvert, dit-il à son hôte, veuillez me pardonner de
vous avoir fait attendre, vous devez mourir de faim.

Gérard répondit que la course l'avait mis en appétit, car il avait
marché pendant quatre heures à travers bois.--Vous êtes du pays? demanda
le verrier en s'asseyant en face de lui.--J'habite le Doyenné, tout près
de Saint-Gengoult.

--Ah! s'écria M. du Tremble, et sa figure exprima tout à coup un vif
intérêt, ses lèvres frémirent, et il parut faire effort pour retenir une
question prête à s'échapper.--Bernard du Tremble, à demi éclairé par la
lampe, formait un contraste frappant avec son hôte. Il touchait à la
quarantaine et paraissait plus vieux que son âge. C'était un homme de
moyenne taille, blond, maigre, au profil froid et acéré comme une lame,
au teint brouillé; ses traits délicats étaient fanés et comme usés par
la misère ou la maladie; ses yeux d'un bleu gris avaient le regard à la
fois inquiet et soupçonneux, ses lèvres minces étaient tantôt agitées
par un frémissement nerveux, tantôt effleurées par un pâle sourire. Il y
avait, dans l'ensemble de sa personne, un singulier mélange d'élégance
et de misère, de recherche et de vulgarité, quelque chose à la fois du
cabotin et du gentilhomme:--des manières aimables, un esprit souple et
délié, mais un langage prétentieux, des gestes emphatiques et parfois
une certaine obséquiosité rampante. Il affectait une politesse
excessive, et malgré cela, il avait, par moments, dans le ton, quelque
chose de sec et d'impératif trahissant, sous des inflexions câlines,
l'égoïsme volontaire et cruel d'un enfant gâté. Tout en servant Gérard,
il s'excusait de la pauvreté du souper avec une instance verbeuse qui
finit par embarrasser son hôte. Le jeune homme s'aperçut bientôt que son
amphitryon n'était plus à jeun et que les libations de la journée
augmentaient encore sa loquacité naturelle. Il insistait pour faire
boire Gérard:--Goûtez-moi cela, s'écria-t-il en remplissant les verres,
c'est un vieux vin du Rhin dont j'ai emporté quelques bouteilles en
quittant l'Alsace... Quelle sève, monsieur, quelle liqueur! on se
mettrait à genoux pour la boire.

--Vous habitez depuis peu l'Argonne? demanda Gérard.

--Croyez-vous que j'aie toujours vécu dans ce nid à rats!--Il haussa les
épaules.--Du temps de mon père, nous faisions une tout autre figure à la
grande verrerie de Bronnenthal... N'avez-vous jamais entendu parler des
du Tremble?

Le jeune homme répondit négativement.--Ah! fit son interlocuteur d'un
air piqué.--Sa figure prit une expression hautaine, il devint
silencieux, et vida lentement son verre en jetant un regard oblique du
côté de Gérard, puis il reprit avec emphase:--Eh bien, monsieur, ma
famille est une des plus anciennes souches de gentilshommes verriers.
L'un de mes ancêtres, Jérémie du Tremble, était établi dans l'Argonne en
1555, et nos privilèges ont été confirmés, en 1603, par lettres patentes
du roi Henri IV... Dans les mauvais jours, en 90, mon grand'père, David
du Tremble, a quitté l'Argonne pour aller défendre la bonne cause sur le
Rhin; puis, plus tard, il s'est établi à Bronnenthal... Et c'est là que
je serais encore si le guignon ne m'avait poursuivi.

--Vous avez eu des revers de fortune? dit Gérard.

--Je me suis marié, monsieur, et tout mon malheur vient de là!... Il
s'arrêta court, et la conversation tomba.--Il s'était remis à boire à
petits coups; peu à peu sa langue se délia de nouveau, et il rompit le
silence pour se plaindre des événements qui l'avaient réduit à cette vie
besogneuse. Une seconde fois, il fit allusion à son mariage; il semblait
ramené invinciblement vers ce sujet, et Gérard dut, bon gré mal gré,
écouter ses confidences.--Il s'était marié à Bronnenthal. A l'en croire,
il avait été indignement joué. On l'avait trompé sur la dot et sur la
femme. Au lieu de rencontrer une petite bourgeoise toute simple et toute
ronde, il était tombé sur une manière de grande dame, puritaine et
entêtée.--Elle avait, disait-il, des délicatesses de l'autre monde, et
ne pouvait supporter qu'on traitât une affaire entre deux verres de
vin... Et puis, c'était une liseuse et une tête romanesque; il la
surprenait sans cesse le nez dans un livre ou le front contre la
vitre.--Ces confidences étaient entremêlées de jurons énergiques et de
pauses silencieuses. Parfois M. du Tremble, devinant à un geste du jeune
homme que cette histoire décousue commençait à l'intéresser,
s'interrompait brusquement, se renversait sur son siège, et regardait
vaguement les flammes du brasier... Un sourire amer passait sur ses
lèvres et il semblait jouir de la curiosité déçue de son auditeur.

--Ne vous mariez jamais, jeune homme! soupira-t-il en jetant dans l'âtre
une brassée de ramilles, le mariage ne mène à rien qui vaille! Enfin,
j'en suis quitte pour mon compte, et je suis revenu, Gros-Jean comme
devant, à la libre vie des bois.

--Madame du Tremble... est morte? hasarda Gérard.

--Qui vous parle de mort? s'écria le verrier en se levant; elle vit
comme vous et moi; nous nous sommes quittés, voilà tout...

Il s'interrompit de nouveau et se mordit les lèvres. Il se promenait de
long en large, paraissant méditer sur les paroles qui venaient de lui
échapper. Puis, tout à coup, il revint s'asseoir, et prenant une mine
aimable et câline:--A votre santé! reprit-il en trinquant avec Gérard;
mon langage vous surprend peut-être, et vous vous étonnez de mon peu de
réserve; mais vous n'êtes pas le premier venu et vous pourrez me rendre
un service pour des choses que je vous dirai tout à l'heure... Nous nous
comprendrons, car nous sommes du même monde; vous êtes gentilhomme, bien
que vous ne portiez pas le _de_. Les La Faucherie, si je ne me trompe,
sont de bonne souche vendéenne?

Gérard inclina la tête d'une manière affirmative. Le verrier, après
avoir fait de visibles efforts pour mettre un peu d'ordre dans ses
idées, reprit peu à peu le fil de ses confidences. Semblable à ces
malades qui n'aiment à parler que de leur maladie, il éprouvait un
secret plaisir à exagérer ses ennuis. Il conta à Gérard ses mécomptes
industriels, puis revenant tout à coup à son mariage:--A l'époque,
dit-il, où je rencontrai ma femme, je m'occupais de chimie, et j'avais
trouvé un moyen pour fabriquer le verre _mousseline_ à bon marché. Son
amour-propre était flatté, elle était fière d'avoir épousé un savant!...
Ma découverte devait, en effet, donner des résultats superbes, mais il
fallait de la patience, et c'est une chienne de vertu que je n'ai
pas!... Bref, l'entreprise rata, et je jetai le manche après la cognée.

Il souleva son verre, le regarda un moment d'un air sombre, puis
remplissant celui de Gérard:--Vive le vin! dit-il, buvons!... «Si l'eau
est trouble, au moins que le vin soit clair.» Il n'y a de bonheur qu'au
fond de la bouteille. C'est le vin qui m'a consolé de ma femme et guéri
de mes ambitions.--Il vida son verre.--Les femmes n'aiment que le
succès! continua-t-il, la mienne me le fit bien voir. Quand arriva ma
déconfiture, je fus complètement dégoûté des affaires... J'envoyai au
diable soufflerie et fourneaux. Ma femme ne dit pas un mot de
reproche... Non!... Mais quel dédain dans son silence et ses grands airs
résignés! J'étais coulé dans son esprit. Cela m'humiliait, monsieur, et
plus j'allais, plus je me sentais poussé à bout.

Il regarda son hôte, qui l'écoutait avec un mélange d'embarras et
d'étonnement:--Je vous ennuie? demanda-t-il d'un ton acerbe.

--Non, non, dit Gérard, au contraire!

--Au fait, poursuivit le verrier en ricanant, on a toujours du plaisir à
entendre parler du malheur des autres, et on n'est pas fâché de savoir
comment les camarades ont roulé au fond du fossé... Moi, j'y suis resté,
les genoux dans la vase!...

Il ralluma sa pipe, et, se renversant sur sa chaise, la tête environnée
de fumée, il recommença à parler de sa femme. Il mettait à décrire son
caractère une animation violente, une sorte d'éloquence sauvage. Il
peignait son obstination, sa réserve, son irritante fierté.--Elle
n'était pas jolie, reprit-il, mais elle avait je ne sais quoi d'attirant
qui vous mettait le diable au corps... Ses grands airs vous tournaient
la tête comme les odeurs de certaines herbes... Je vous conte toutes ces
choses pour arriver à l'événement qui nous sépara... Un soir, je
revenais d'une partie de chasse, la tête un peu chaude... Je rentre et
je l'aperçois qui lisait près de la fenêtre... Il me semble que je la
vois encore.--Il paraissait, en effet, dominé par les souvenirs qu'il
venait d'évoquer, et il entrait dans les moindres détails; il décrivait
la fenêtre ouverte, la jeune femme en robe noire avec un ruban dans les
cheveux et des violettes au corsage... Il s'était senti devenir tendre,
et, la trouvant charmante, il le lui avait dit à sa façon. Pour toute
réponse, elle avait froidement fermé son livre et s'était dirigée vers
la porte...

--Après tout, continua-t-il, j'étais son mari et je voulus le lui
prouver... Ah! monsieur, elle se redressa comme une guêpe en colère, et
murmura un mot qui me mit hors des gonds; le sang me monta à la gorge,
je levai ma cravache...

--Vous l'avez frappée? s'écria Gérard indigné.

--Je n'ai pas osé, dit le verrier, que le vin et les paroles grisaient
de plus en plus... Mais, j'ai eu tort!... Toutes les femmes battues
adorent leur mari... Elle se retira dans sa chambre, et le lendemain, il
se trouva qu'elle s'était enfuie sans même faire ses paquets... Que vous
dirai-je? Les juges s'en mêlèrent... Sévices et injures graves! On me
donna tous les torts... La magistrature est galante! Mais mordieu! les
justiciards ont eu beau faire, leur grimoire a relâché nos liens sans
les briser... Et je reverrai madame Véronique!

--Véronique! répéta Gérard en pâlissant.

Son émotion n'échappa point à M. du Tremble. Le verrier lui lança un
regard froid et inquisiteur.--Ah! dit-il, vous la connaissez?... Rien
d'étonnant, du reste, puisqu'elle demeure à Saint-Gengoult chez son
oncle Obligitte... Et ceci m'amène au service que je voulais vous
demander.--Il fit deux ou trois tours d'un air agité, puis s'essuya le
front et revint s'asseoir près de son verre.--J'ai besoin, reprit-il, de
revoir ma femme, je voudrais tenter une réconciliation, et lui demander
sa signature pour remettre mes affaires à flot, car je suis un peu...
gêné. Elle-même doit commencer à regretter son coup de tête, et si vous
vouliez vous charger d'un message pour son oncle...

Tandis que ces paroles tombaient une à une des lèvres minces du verrier,
Gérard sentait le rouge lui monter au front. Il se leva
brusquement.--Excusez-moi, monsieur, interrompit-il, je ne puis vous
rendre ce service...

--Et pourquoi? demanda M. du Tremble en se mordant les lèvres.

--Parce que, répondit nettement Gérard, je me sens impropre à remplir
cette mission.

La figure du verrier prit une expression mauvaise, de dépit et de
méfiance. Son regard, fixé sur le visage empourpré de Gérard, parut y
lire clairement le vrai motif du refus de son hôte.

--C'est différent, monsieur, dit-il d'une voix âpre... Vous avez des
scrupules? N'en parlons plus... Je chargerai l'un de mes amis de cette
corvée... Oh! remettez-vous, poursuivit-il d'un air ironique, il n'y a
pas là de quoi rougir!

Il y eut entre eux un moment de silence embarrassant, puis Gérard,
allant vers la fenêtre et voyant le ciel étoilé, dit au verrier qui le
poursuivait de son regard soupçonneux:--L'orage est passé, je puis
maintenant reprendre ma route; il ne me reste plus, monsieur, qu'à vous
remercier de votre hospitalité.

--Piètre hospitalité! répondit le verrier en ricanant, ma maison est peu
confortable et vous y seriez mal à l'aise... Aussi, je n'essayerai pas
de vous retenir... Au revoir, monsieur!

--Adieu, monsieur, dit le jeune homme, et ils se séparèrent brusquement.

Quand Gérard fut dehors, il regarda le ciel scintillant et respira avec
avidité l'air frais de la nuit. Au sortir des surprises et des émotions
pénibles d'un pareil entretien, il éprouvait un soulagement profond à
voir les étoiles et à savourer la saine odeur des bois. Il entendit une
heure sonner à La Chalade, et sentant un besoin fiévreux d'activité, il
résolut de gagner le Doyenné en suivant la _Haute-Chevauchée_. Le
dernier quartier de la lune luisait vivement au-dessus de l'horizon
boisé, et la nuit était admirable. Gérard, cette fois, put facilement
trouver son chemin. Son cerveau était brûlant et son cœur était serré
comme dans un étau. Il s'agitait en lui d'étranges mouvements de pitié,
de tendresse et de colère.--Véronique, la fière et pure Véronique, était
la femme de cet aventurier dépravé, cynique et déclamateur!... Ce triste
gentilhomme se croyait encore des droits sur elle!... A cette pensée,
une tempête de violence et de passion lui montait du cœur à la tête et y
faisait éclater mille résolutions extrêmes... Il voulait retourner sur
ses pas pour provoquer le verrier, l'obliger à se battre, et délivrer
ainsi Véronique d'une persécution odieuse.--Non, il doit être lâche,
pensa-t-il, et il refuserait le combat; d'ailleurs, ai-je le droit de la
défendre, et ne serait-ce pas l'offenser encore?...

La révélation du verrier l'avait rattaché plus solidement que jamais à
Véronique. Il la voyait maintenant telle qu'elle était réellement:
fière, ardente, et passionnément esclave de son devoir.--Voilà donc,
pensait-il en marchant sons les hautes futaies, voilà le mystère qui
semblait toujours peser sur ses paroles et sur son silence!... Il se
rappela leur entretien dans le verger et ces mots navrants: «Je n'ai pas
le droit d'avoir un ami!»--Avait-elle dit alors toute sa pensée?...
Pouvait-elle la dire?...

Tandis qu'il roulait douloureusement en lui toutes ces questions, le
jour avait peu à peu remplacé la nuit, une verte lumière courait
doucement sur les fougères et sur la mousse... Il atteignit la lisière
du bois. Devant lui, à une portée de fusil, Saint-Gengoult s'échelonnait
sur la colline. Gérard reconnut les toitures brunes et le verger du
logis Obligitte. Une brume d'argent flottait, indécise comme un espoir
incertain, au-dessus de la maison. Tout à coup le soleil triomphant
s'élança de l'horizon; une glorieuse gerbe de rayons s'épandit sur la
vallée et enveloppa Gérard de sa jeune clarté. Il regarda le verger et
son nimbe de vapeurs:--O Véronique! murmura-t-il, je vous aime! Je veux
vous revoir et vous défendre...



V


Véronique n'attendait plus que le retour de son oncle, pour mettre à
exécution la promesse qu'elle avait faite à madame La Faucherie. Sans
avoir encore choisi le lieu de sa retraite, elle avait tout préparé pour
un prochain départ. Avec ses goûts modestes, le revenu de sa dot devait
suffire à la faire vivre partout où elle irait; d'ailleurs, elle était
décidée à gagner au besoin sa vie en donnant des leçons de piano.
L'essentiel était de choisir une grande ville, où elle serait plus
indépendante et plus ignorée. Au moment de prendre cette résolution
suprême, elle évoquait pour se donner du courage le souvenir des heures
d'épreuve qu'elle avait déjà eu à supporter. Elle revoyait les jours qui
avaient précédé son mariage; la petite ville d'Alsace où, après la mort
de son père, elle avait vécu seule avec sa mère, personne inquiète et
maladive, dont l'unique souci était de marier sa fille avant de
mourir.--Dans cette petite ville venait souvent M. du Tremble, le
verrier de Bronnenthal. Avec sa faconde et ses manières câlines, il
avait su séduire la mère de Véronique. Influencée par elle, pressée par
des amis communs, la jeune fille l'avait accueilli comme fiancé. Ce
mariage avait été conclu avec une impatience et une légèreté sans
exemple, et Véronique s'était trouvée liée à jamais à M. du Tremble,
sans avoir eu le temps de le connaître... Elle n'avait eu que trop le
loisir de l'étudier ensuite à Bronnenthal!... Du moins sa mère n'avait
rien su de ses souffrances. Elle était morte six mois avant la rupture
de ce mariage tant hâté. Devant les yeux de Véronique se dressèrent, un
à un, les fantômes des journées qui avaient précédé le jugement de
séparation... Quels combats n'avait-elle pas dû livrer pour maintenir ce
qu'elle croyait son droit? Au seul mot de séparation judiciaire, son
oncle et sa tante Obligitte avaient jeté les hauts cris. On lui avait
répété qu'une femme, en se séparant de son mari, mettait par ce seul
fait tous les torts de son côté, que le monde ne lui pardonnerait jamais
sa position irrégulière, et que mieux valait se résigner... Mais elle
avait persisté énergiquement, son cœur était trop plein de dégoût, et sa
patience était épuisée... S'était-elle trompée, et l'opinion du monde
avait-elle raison? Cette liberté laissée par la loi n'était-elle qu'un
leurre ou un danger de plus? Depuis son départ de Bronnenthal, sa vie
n'avait-elle pas été un perpétuel combat?...

C'était dans le salon de sa tante, deux jours après l'entrevue de Gérard
et du verrier du Four-aux-Moines, qu'elle se posait ces terribles
questions et qu'elle remuait ces douloureux souvenirs. Par moments, elle
se sentait horriblement lasse et découragée.--Elle alla s'asseoir près
de la fenêtre et regarda la campagne; les vigoureuses végétations du
mois de mai s'élançaient partout en jets hardis, en frondaisons
épaisses. Les traces de l'orage qui les avait un moment couchées à terre
n'étaient déjà plus visibles; dans la pleine lumière du printemps,
toutes les forces vives de la nature accomplissaient joyeusement leur
œuvre féconde et réparatrice...

--Et moi aussi, pensa Véronique en relevant la tête, je lutterai et je
triompherai.

Au même moment la servante entra et annonça à la jeune femme qu'un homme
d'affaires demandait à lui parler. En effet, à peine la domestique
avait-elle achevé, qu'une tête chafouine et pointue se glissa
obliquement par l'ouverture de la porte entre-bâillée, puis un corps
fluet suivit la tête, et Véronique vit devant elle un personnage à l'air
madré, demi-bourgeois, demi-campagnard, qui s'inclinait d'une façon
obséquieuse.--Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle stupéfaite...
Qui êtes-vous?

--Eustache-Saturnin Cornefer, répondit le visiteur en continuant ses
saluts, huissier à la justice de paix de Vienne-le-Château.

--C'est sans doute à mon oncle que vous avez affaire, dit Véronique, il
est absent.

--Faites excuse, madame, c'est à vous-même que je désire parler.

Véronique renvoya la servante, et se retournant vers l'huissier, elle le
questionna sur le motif de sa visite.--J'arrive du Four-aux-Moines,
reprit le sieur Cornefer,--et comme la jeune femme le regardait toujours
sans avoir l'air de comprendre:--J'y ai vu, ajouta-t-il, un de mes
clients, M. du Tremble...

Véronique atterrée ne put retenir un cri d'effroi.--Il est ici!
murmura-t-elle.

--Mon Dieu, oui, ne le saviez-vous pas?--Elle resta silencieuse et comme
accablée par cette nouvelle; il continua d'un ton doucereux:--Je ne vous
apprendrai rien, madame, en vous disant que M. du Tremble a fait de
mauvaises spéculations... Ce que vous ignorez sans doute, c'est qu'il
veut se réhabiliter. Il a loué la verrerie du Four-aux-Moines dans cette
généreuse intention, et l'entreprise commence à marcher; mais dans
l'industrie il y a des hauts et des bas, et pour le moment, les frais
d'installation ont un peu obéré mon client...

--Je vous entends, répondit Véronique avec un accent amer, M. du Tremble
vous a chargé d'une demande d'argent.

--Excusez, madame, vous vous méprenez... M. du Tremble se rend trop
compte de sa situation délicate vis-à-vis de vous pour que cette pensée
lui soit venue... Non, c'est moi-même qui ai pris la hardiesse de
m'adresser à vous et de vous prier d'être généreuse... Mon honorable ami
se repent de ses folies, et sauf votre respect, il est toujours amoureux
de sa femme...

Véronique lui lança un regard tellement indigné et hautain, qu'il
s'arrêta net au milieu de sa phrase, et reprenant d'un ton plus humble:

--Je comprends, madame, dit-il, je comprends qu'entre vous et M. du
Tremble l'amour n'est plus de saison; mais vous êtes, à ce qu'on
m'assure, une femme dévouée et charitable; c'est pourquoi je fais appel
à votre humanité...

--Parlez, monsieur, murmura-t-elle, quel service exige-t-on de moi?

--Vous ne savez pas, madame, ce que c'est que cette verrerie du
Four-aux-Moines!... Une vraie bauge de sangliers. Figurez-vous, dans
cette fondrière, le pauvre camarade du Tremble, travaillant jour et
nuit, harcelé par ses créanciers, mal logé, mal nourri et malade...

Elle ne put se défendre d'un mouvement d'émotion. Cornefer s'en aperçut
et se hâta d'en profiter; il s'appesantit éloquemment sur le piteux état
dans lequel il avait laissé le verrier.--En pareil cas, s'écria-t-il en
terminant, les rancunes doivent laisser place à la pitié... Je pensais
donc que si vous y consentiez, madame, une visite de vous au
Four-aux-Moines ferait des miracles...

--N'insistez pas! interrompit Véronique, je consens à tous les
sacrifices d'argent, mais je ne puis pas revoir M. du Tremble.

Cornefer laissa tomber ses longs bras d'un air désespéré, et parcourant
avec un sourire mélancolique la pièce où il se trouvait, il murmura en
secouant la tête:--Je sais bien que ma demande est outrecuidante. Dès
que je suis entré dans ce salon, je n'ai plus guère conservé d'espoir;
Ou ne quitte pas de gaieté de cœur une belle maison comme celle-ci, bien
approvisionnée et bien close, un logis commode où l'on a ses aises...

--Vous vous trompez, monsieur, répliqua Véronique avec fierté, car je
compte partir d'ici dans peu de jours.

--Pour longtemps? demanda l'huissier surpris.

--Pour toujours... Annoncez-le à M. du Tremble, et, ajouta-t-elle avec
un accent amer, si cela peut le consoler, dites-lui que mon avenir est
encore plus incertain et plus misérable que le sien.

Cornefer parut un moment décontenancé et désarçonné. Il se gratta la
tête en silence, puis tout à coup, saisi d'une nouvelle inspiration:

--Si les choses en sont arrivées à ce point, reprit-il hardiment, il n'y
a pas à hésiter.. Ce n'est plus par humanité que vous devez aller au
Four-aux-Moines, c'est dans votre propre intérêt...

Et comme Véronique toisait avec hauteur ce singulier donneur de
conseils:

--Oui, madame, répéta Cornefer dont la figure prit une benoîte
expression de bonhomie, je ne suis qu'un campagnard, mais je n'en ai pas
moins là-dessus ma petite façon de penser; permettez-moi de vous la dire
tout franc... Une femme séparée, encore toute jeunette et appétissante,
c'est, selon le dicton de chez nous, «le gibier du diable;» tout chacun
la suit de l'œil, et plus d'un serre d'avance dans sa poche la pierre
qu'il espère lui jeter un jour... Jusqu'ici la maison de votre oncle a
été votre sauvegarde, mais si vous en sortez, eh bien! dame, on
clabaudera, on dira qu'il fallait au moins vous réfugier près de votre
mari malade... On oubliera ses torts, à lui, pour vous en donner, à
vous; d'aucuns vous accuseront de n'être partie que pour vous
débarrasser d'une charge gênante; d'autres chercheront la raison de ce
départ inattendu, et ne manqueront pas d'inventer des menteries à votre
désavantage.

--Peu m'importent les commérages du pays, repartit Véronique,--mais, au
ton déjà moins ferme de sa réponse, on sentait qu'elle était
ébranlée.--Cornefer pensa que le coup avait porté, et quand elle
ajouta:--J'ai ma conscience pour moi;--il s'enhardit jusqu'à répondre en
hochant la tête:--Hé! hé!... En êtes-vous bien sûre?

Cette fois il s'aperçut bien vite qu'il avait dépassé le but, au geste
impérieux par lequel Véronique lui montra la porte du salon:

--Vous abusez, monsieur! s'écria-t-elle, je n'ai plus rien à vous dire;
veuillez vous retirer.

Il obéit, mais tout en saluant et en marchant à reculons:--Vous y
réfléchirez encore, madame, dit-il d'un ton patelin; si vous changiez
d'avis, ayez l'obligeance de me faire prévenir... Saturnin Cornefer, à
l'auberge du _Coq-Hardi_, en face de votre maison... J'y resterai
jusqu'à ce soir...

Il sortit, et tandis que, du fond du corridor, Véronique s'assurait de
son départ, la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin s'ouvrit
brusquement, et Gérard La Faucherie entra dans le salon. Il s'était
d'abord présenté à la porte de la place Verte, mais la jeune femme avait
donné des ordres à la servante, et on avait refusé de le recevoir: alors
il avait imaginé de passer par le jardin et d'arriver ainsi jusqu'à
Véronique, qu'il voulait revoir à tout prix.

Quand elle revint sur ses pas et qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri,
puis blessée et irritée de cette hardiesse du jeune homme:--Vous ici,
monsieur? dit-elle avec colère, qui vous a permis de pénétrer chez moi
et que me voulez-vous?

Elle parlait durement et sèchement, mais Gérard paraissait décidé à ne
point se laisser intimider:--Je n'ai pas eu la force de vous obéir,
murmura-t-il.

--Vous avez préféré me compromettre, interrompit violemment Véronique.

--J'ai voulu vous revoir et vous parler avant de partir.

La jeune femme tressaillit.--Vous partez? demanda-t-elle d'une voix plus
douce.

--Oui, reprit Gérard, je veux quitter le pays... Je sais que vous ne
pouvez pas m'aimer, et je connais l'obstacle qui nous sépare.

--Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle interdite.

--J'ai vu M. du Tremble...

--Vous aussi!... vous savez..., balbutia-t-elle, rougissant de honte.

--Je sais tout, répondit-il, et il lui conta rapidement son aventure du
Four-aux-Moines, la conversation du verrier et le message dont il avait
voulu le charger.--Elle l'écoutait, appuyée contre un meuble, ses grands
yeux sombres s'emplissaient de larmes à mesure qu'il parlait; à la fin,
accablée sous le poids de toutes ces émotions, elle s'assit et plongea
sa figure dans ses mains sans proférer un mot.

--Oui, reprit Gérard, c'est de sa bouche que j'ai appris que vous
n'étiez plus libre... Et quand tout m'a été révélé, je ne vous ai que
plus admirée et plus fortement aimée...

--Puisque vous savez qui je suis, quittez-moi... Je vous en supplie!...
Vous le voyez, je n'ai pas même la force de vous répondre...

--Oui, je le vois, répliqua-t-il d'un air navré, je suis maladroit... Ma
main appuie douloureusement sur la plaie qu'elle voudrait guérir.

Elle secoua la tête:--Il y a des blessures qu'on ne guérit jamais.

--Pourquoi vous défiez-vous de moi? s'écria Gérard en se rapprochant
d'elle d'un air suppliant; le hasard, en me rendant le confident
involontaire de votre secret, m'a presque donné le droit de m'associer à
vos chagrins... Me prenez-vous pour un de ces adorateurs vulgaires, qui
ne savent prodiguer à une femme que leurs inutiles soupirs et leurs
attentions compromettantes?

--Je ne vous fais pas cette injure; je sais que vous avez une âme
généreuse, mais...

--Mettez-la à l'épreuve... Mon affection sera dévouée sans être
importune. Je serai l'ami inconnu qui ne se montre qu'aux heures
difficiles, prend sa part du fardeau et disparaît ensuite. Appuyez-vous
sur moi; ma pensée et mon énergie sont à vous...

Elle se sentait si meurtrie, si abandonnée et si lasse, qu'elle oublia
un moment la réalité pour écouter ces paroles sincèrement émues et ce
cri d'adoration passionnée. Spontanément elle lui tendit la main, puis
revenant brusquement à elle:--Je ne puis accepter, dit-elle d'une voix
doucement frémissante, merci...

Leurs regards se rencontrèrent pour la première fois; il s'agenouilla à
ses pieds et baisa pieusement sa main, qu'il avait gardée dans la
sienne... Le silence régnait en maître dans le vieux salon. Leurs yeux
seuls parlaient. Dans la pénombre, les bruns regards du jeune homme
s'enfonçaient dans les sombres prunelles de Véronique, et dans cet
échange passionné, dans ces rayonnements d'âme, il y avait un poème plus
enivrant que le dialogue du cantique des cantiques. Les paroles humaines
sont trop pauvres et trop limitées pour traduire cette poésie des yeux,
cette idéale conversation des regards amoureux. L'obscurité commençante,
l'odeur des chèvrefeuilles de la terrasse, la moite pression des mains
contre les mains achevaient de faire perdre aux deux jeunes gens le
sentiment du monde extérieur et de la vie réelle.--Pourquoi ne
voulez-vous pas de mon amour? osa enfin murmurer Gérard.

Véronique tressaillit, et toute frissonnante, recula jusqu'auprès de la
fenêtre; mais déjà Gérard l'y avait suivie...

--Ah! dit-elle éperdue, partez, je le veux!

--Véronique, s'écria-t-il en lui ressaisissant les mains, vous m'aimez!

Elle essaya de protester et de dégager ses doigts prisonniers.

--Ne niez pas, poursuivit-il, vos mains, vos regards me l'ont dit...
Vous m'aimez?

--Eh bien, oui, répondit-elle d'une voix entrecoupée, mais il eût mieux
valu vous le laisser ignorer, car je ne puis vous appartenir... Adieu!

--Adieu? reprit-il transporté, non, je ne veux plus vous quitter... Je
ne le dois pas. C'est à moi de vous défendre contre ce verrier qui a sur
vous je ne sais quels projets sinistres. Je ne partirai d'ici qu'avec
vous... Nous nous en irons bien loin, à l'étranger, vivre libres et
oubliés.

--Et votre mère?

--Ma mère nous aimera et nous pardonnera... Si vous le voulez, nous
pouvons dès demain être loin d'ici tous deux... Dites oui, ou je meurs à
vos pieds.

Il l'entourait de ses bras et elle se sentait plier sous cette étreinte.
Elle fit un suprême effort.--Gérard! s'écria-t-elle d'une voix
suppliante, soyez bon, mes idées se confondent, laissez-moi au moins la
force de penser... Elle dénoua les deux mains serrées autour de sa
taille, charma le jeune homme d'un regard et le conduisit jusqu'à la
porte du jardin:--Laissez-moi réfléchir à tout cela jusqu'à demain!

--Soit, répliqua-t-il à demi subjugué par ce long regard, pensez-y ce
soir, mais promettez-moi que demain...

--Je vous aime! dit-elle avec un délicieux élan de tendresse.

--A demain! répéta-t-il, enivré et cédant à ce dernier mot d'amour.

Il était déjà sur la terrasse et lui tenait encore la main, elle la
retira, et fermant sur lui la porte-fenêtre dont elle tourna vivement la
clé, elle alla tomber épuisée dans un fauteuil.

De confus sentiments de tendresse, de honte et d'angoisse l'agitaient à
la fois.--Ah! comme sa mère avait raison! pensait-elle, je l'aime plus
que jamais...--Elle se reconnaissait vaincue et entraînée; elle sentait
qu'un jour de plus et elle serait perdue.--Il faut que je parte, se
dit-elle en se levant brusquement, non pas demain... Ce soir!... Mais où
aller, où tromper un refuge assuré contre lui, contre moi-même?
Misérable situation que la mienne! Rien ne me protège contre les
tentations et les défaillances: ni l'isolement, ni la fuite même... Une
femme séparée de son mari!... _Le gibier du diable_, comme disait cet
huissier...--Et tout à coup sa pensée se reporta vers la proposition que
lui avait faite Cornefer.--Assurément, il y avait pour elle, là-bas,
dans cette verrerie du Four-aux-Moines, un asile devant lequel l'amour
le plus passionné s'arrêterait et reculerait... Cette seule idée la
faisait frissonner d'horreur et de dégoût.

--Et pourquoi pas là? reprit-elle avec désespoir, je veux être guérie,
et je recule devant les remèdes violents... Je suis lâche. Qu'importe
l'endroit, pourvu que Gérard ne puisse m'y rejoindre!

Elle sonna la domestique et lui donna l'ordre de se rendre à l'auberge
indiquée par l'huissier, de demander Cornefer et de le ramener. Tandis
que la servante s'acquittait de ce message, elle monta dans sa chambre,
fit rapidement ses préparatifs de départ, écrivit une courte lettre pour
informer M. Obligitte de sa résolution et redescendit au salon où
l'huissier l'attendait déjà.

--J'ai réfléchi à notre entretien de tantôt, monsieur, lui dit-elle
d'une voix brève... Vous avez raison et je suis prête à vous suivre...
Il y a, à l'extrémité du jardin, un sentier qui longe les prés, allez
m'y attendre. Dans un quart, d'heure nous partirons pour le
Four-aux-Moines.

--Eh quoi? s'écria Cornefer ébahi du brusque succès de sa mission, ce
soir?... à pied?... Mais il y a trois lieues d'ici à la verrerie.

--Je suis bonne marcheuse, répliqua Véronique, j'irai au Four-aux-Moines
ce soir--ou jamais... Puis-je compter sur vous?

L'huissier s'inclina et disparut pour régler en toute hâte son compte à
l'auberge.--Un quart d'heure après, à la nuit tombante, Véronique et lui
prenaient la route forestière qui mène à La Chalade.



VI


Véronique et son compagnon suivaient silencieusement le chemin qui monte
vers les bois. La jeune femme marchait avec une hâte fiévreuse; elle
aurait voulu mettre entre elle et Saint-Gengoult des milliers de
lieues... Elle ne ralentit le pas qu'en atteignant la lisière de la
forêt.--La route s'y enfonçait brusquement comme sous des voûtes d'une
voie souterraine. Les cimes touffues des grands arbres interceptaient la
vue du ciel et l'obscurité était profonde.--Voilà l'image de l'avenir
qui m'attend, pensa Véronique en s'arrêtant pour reprendre son souffle
et pour accoutumer ses yeux aux ténèbres.--Instinctivement elle se
retourna vers l'entrée du bois, et vit blanchir, dans le cintre formé
par les branches, le ciel scintillant et lointain. Cette baie lumineuse
s'ouvrait sur sa vie passée. Malgré des épreuves pénibles, ce passé
avait eu quelques heures sereines. Maintenant toutes les lumières
étaient éteintes, et l'avenir plongeait dans des ténèbres pleines
d'effroi. A mesure que le bois s'épaississait, Véronique sentait dans
son cœur des mouvements d'irritation et de révolte.--Qu'avait-elle fait
à la vie pour en être ainsi maltraitée? Qu'était-ce que ce devoir auquel
elle sacrifiait son amour?... Où était écrite cette loi tyrannique?...
Ce n'était pas dans le ciel où les oiseaux s'envolaient au gré de leur
caprice, ni sur la terre où les fleurs célébraient par milliers la fête
de leurs libres amours... Quoi, ces plantes qu'effleurait sa robe
s'épanouissaient librement; ce ruisseau qu'elle côtoyait épanchait son
eau sans contrainte; elle seule ne pouvait suivre la pente de son
cœur!...

Alors, avec un emportement désespéré, elle gravissait la montée obscure,
au risque de se blesser aux souches d'arbre ou de dévaler au fond du
ravin. L'huissier Cornefer s'essoufflait et s'étonnait de l'intrépidité
de cette petite femme d'apparence si frêle. Il épongeait son front et
était près de demander grâce. L'air était encore brûlant des chaleurs de
la journée, pas un souffle n'agitait les feuilles; parfois seulement un
geai, réveillé en sursaut, s'enfuyait en poussant une plainte aiguë, et
ce bruit inattendu surexcitant les nerfs de Véronique aiguillonnait sa
douleur et précipitait sa marche. Le chemin se rétrécissait à mesure que
le versant devenait plus abrupt; bientôt ce ne fut plus qu'un sentier de
chèvres, coupant en zigzag le flanc sablonneux de la colline. En même
temps le bois s'était éclairci, et on voyait le ciel à travers le maigre
feuillage des pins et des bouleaux. Le ravin redressait presque à pic
ses talus grisâtres, revêtus de bruyère. Au-dessous, la gorge étendait
sa noire profondeur, du fond de laquelle montait comme une flûte
plaintive la faible voix du ruisseau. Véronique, tantôt s'appuyant au
tronc pâle d'un bouleau, tantôt s'accrochant aux touffes de genêt,
continuait à gravir les degrés escarpés, taillés dans le sable par les
mulets des brioleurs. Tout à coup son pied glissa et elle n'eut que le
temps de se cramponner à un arbuste. Elle abaissa ses regards et vit
au-dessous d'elle l'ombre béante; sa tête tournait, le ravin
l'attirait.--Mourons ici, pensa-t-elle, puisque je ne puis vivre avec
lui!.. Et elle ferma les yeux...

--Eh bien! s'écria l'huissier en lui saisissant vigoureusement le bras,
qu'avez-vous donc, ma petite dame? Prenez garde! il ne s'agit pas de
perdre pied ici!... Et la soutenant de l'épaule, il l'amena haletante au
sommet du plateau où bifurquaient en étoile cinq routes forestières aux
ornières profondes.--Au centre, une vieille croix se dressait sur des
assises de grès.--Nous voici à la _Pierre croisée_ dit Cornefer,
reposons-nous-y un brin pour souffler...

Véronique s'assit sur les degrés et promena ses regards inquiets sur la
vaste étendue boisée. Une clarté rouge, pareille à l'ouverture d'une
fournaise, illuminait le fond d'une des routes forestières; peu à peu la
clarté se dégagea des arbres, et la jeune femme reconnut le disque
échancré de la lune qui se levait. L'astre monta lentement au-dessus des
futaies et baigna les chemins d'une lumière paisible. Ils se remirent en
marche et gagnèrent bientôt un second carrefour au centre duquel se
dressait un poteau indicateur avec cette inscription, visible au clair
de lune: _Verrerie du Four-aux-Moines_.

Véronique frissonna.--Je ne sais dans quelle humeur nous allons trouver
M. du Tremble, dit l'huissier; on a saisi ce matin le matériel et les
meubles de la verrerie, et de plus il a son rhumatisme... Mais j'espère
que la joie de vous revoir adoucira un peu son irritation...

Ils marchèrent encore quelque temps en silence, puis, comme ils
atteignaient la lisière du bois, Véronique vit soudain se dresser les
bâtiments en ruine du Four-aux-Moines.

--Nous voici arrivés, reprit Cornefer, et ils entrèrent dans la cour,
dont le portail cintré était ouvert à tous venants.

Le Four-aux-Moines avait l'aspect des habitations que l'activité humaine
a délaissées. Le sol de la cour était couvert d'orties et de grands
chardons, à travers lesquels un petit sentier avait été frayé. Le chaume
des toits pendait le long des murs crevassés, et sur les hangars
effondrés les ronces avaient entrelacé leurs branches.--Attendez-moi un
moment ici, murmura Cornefer, je vais le prévenir de votre arrivée...

Il la laissa sur le seuil désolé de cette lugubre demeure. Son cœur
battait violemment dans sa poitrine, et elle faisait de vains efforts
pour surmonter la répugnance que lui causait la seule idée de se
retrouver face à face avec le verrier. Elle essayait de se tromper
elle-même et d'entraîner son esprit vers d'héroïques pensées de
sacrifice. Dans le singulier état d'âme où elle se trouvait, c'était
dans son amour même pour Gérard qu'elle puisait la force de vaincre ses
dégoûts.--Je l'aime, se disait-elle, cet amour sans lendemain sera la
fête éternelle de mon cœur, et si j'ai en moi les joies du paradis, que
m'importent les vulgaires ennuis au milieu desquels s'usera ma
vie!--Elle était arrivée à ce degré d'exaltation où les dévouements
absolus semblent naturels et faciles. La passion a de ces élans qui
rompent les attaches matérielles de l'esprit et l'emportent vers les
hautes cimes de l'idée pure; mais l'idéale volée est courte, la
pesanteur humaine reprend ses droits, l'esprit retombe et se réveille de
son rêve aux frémissements de la chaîne qui le tire vers la terre...

--Venez, lui dit l'huissier en reparaissant sur le seuil; il est couché
et il souffre le martyre, mais il veut vous voir tout de suite.--Elle se
laissa guider dans l'obscurité vers la chambre délabrée qu'éclairait un
lumignon fumeux, et où M. du Tremble gisait sur son lit. Il était en
proie à un accès de rhumatisme goutteux, et comme il ne savait pas
supporter la douleur, il geignait comme un enfant et jurait
affreusement.

A peine leurs regards se furent-ils rencontrés que Véronique, effrayée
par cette figure amaigrie et crispée, se recula instinctivement.

--Oui, murmura le verrier d'une voix plaintive, c'est moi... Voilà où
j'en suis!... Est-ce ainsi que nous devions nous revoir?... Ah! que je
souffre!... Ayez pitié de moi, Véronique, ne me laissez pas mourir ici
comme un chien enragé...

Elle se sentit remuée par un mouvement de compassion, et se tournant
vers Cornefer, qui s'apprêtait à partir, elle le pria de passer à La
Chalade et d'envoyer un médecin au Four-aux-Moines, dès que le jour
serait levé. Il le lui promit et se retira. Bernard et sa femme
restèrent seuls, face à face, dans la misérable petite chambre où
couchait le verrier. La jeune femme, se sentant brisée, s'était assise
sur une chaise boiteuse; du Tremble la surveillait d'un air curieux et
inquiet. Un moment leurs regards se rencontrèrent, et elle baissa la
tête.

--Je vous fais horreur, dit-il d'une voix gémissante, et vous regrettez
d'être venue!...

Elle remuait les lèvres pour parler, mais il ne lui en laissa pas le
temps:

--Non, non, ajouta-t-il avec un geste nerveux, ne me répondez pas
encore; écoutez-moi un moment... Je sens que je vous fais horreur; je
suis un misérable, et vous avez raison de m'en vouloir.

--Je ne vous en veux pas, répondit Véronique, envisageant avec terreur
ce commencement d'explication.

--Si fait! poursuivit-il en s'animant, vous devez me garder rancune,
vous ne pouvez pas oublier mes torts... Je ne me suis pas conduit comme
un gentilhomme; je reconnais mes fautes... Mais, s'écria-t-il, il y a
une pitié au monde, et on ne peut pourtant pas me laisser mourir seul
comme une bête fauve au fond d'un bois... Le devoir est une belle chose,
mais la charité vaut mieux encore... Il ne m'a manqué qu'un peu de
charité pour sortir de l'ornière... Si au lieu de me fuir comme un
lépreux, on avait eu la compassion de me tendre la main, qui sait ce que
j'aurais pu devenir... Oui, à Bronnenthal, j'étais tombé bien bas, mais
avec un mot de pitié, vous auriez pu me relever, Véronique, et vous
n'avez pas voulu... Ah! la fièvre me brûle, dit-il en s'interrompant,
donnez-moi à boire!...

Elle lui présenta un verre d'eau, et tandis qu'il buvait, elle songeait
à ce qu'il venait de dire... Ces lamentations la troublaient. Elle
s'était déjà parfois reproché toutes les choses qu'il venait d'insinuer,
et elle s'accusait d'être responsable des malheurs et des fautes de
Bernard. Elle fut émue, et le laissa voir en essuyant une larme.

L'œil inquisiteur de M. du Tremble avait déjà saisi cette trace
d'émotion; il dévora du regard cette larme furtive, et avec une emphase
exaltée, il reprit:--Oui, je suis descendu bien bas, et pourtant je
pourrais encore remonter bien haut, si vous vouliez m'y aider;... mais
vous ne le voudrez pas, vous me laisserez avec ma honte, mon mal et ma
ruine... Vous aurez raison, je ne vaux plus la peine qu'on s'intéresse à
moi!

Elle releva fièrement la tête, et le regardant en face, elle dit d'une
voix ferme:--Je resterai ici.

--Vous, vous?...--Les yeux du verrier s'allumèrent. Sa voix âpre
s'adoucit et prit des tons de câlinerie et d'humilité:--Ce serait trop!
continua-t-il, ce serait plus de bonheur que je n'en mérite!... Non,
non, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez; il faut plus que de la
patience et de la pitié, il faut du dévouement pour partager cette
misère.

--J'en aurai, dit-elle énergiquement.

Il ferma les yeux, étendit sa tête sur le traversin, et un sourire
sceptique courut sur ses lèvres.--Vous me dites toutes ces choses pour
me calmer, reprit-il; mais après quelques jours, vous serez à bout de
forces, et vous me laisserez.

--Je resterai, répéta-t-elle.

--Oseriez-vous le jurer?...

Elle le regarda avec une fierté dédaigneuse...

--Je n'ai pas de serment à vous faire, répliqua-t-elle, tant que vous
aurez besoin de moi, je resterai près de vous.

--Et après?...

--Après?... murmura-t-elle avec une expression navrante, et elle demeura
pensive.--Oui, songeait-elle, c'est ici que je veux river ma vie; si
là-bas j'ai été près de succomber, c'est ici que je trouverai des forces
pour ne plus commettre la même faute.

Et ce serment qu'elle avait refusé au verrier, elle se le fit
solennellement à elle-même...

En la voyant silencieuse, Bernard crut qu'elle hésitait et craignit
d'avoir été trop loin:--Merci! dit-il, et fermant de nouveau les yeux,
il annonça qu'il voulait essayer de dormir. Véronique se leva doucement
et alla s'asseoir dans la pièce voisine.

Quand elle contempla cette grande salle grise et froide, il lui sembla
qu'elle entrait dans une tombe.--Et pourtant, au dehors, tout était
joyeux et vivant; le soleil venait de se lever au-dessus des bois; le
ruisseau bondissait légèrement sur les pierres. Dans les champs, les
alouettes s'envolaient en gazouillant. Véronique, enfoncée dans le vieux
fauteuil du verrier, songeait au réveil de Gérard et aux émotions qui
l'attendaient. Elle se peignait son agitation et son désespoir lorsqu'il
découvrirait la vérité. Puis son corps cédant à la fatigue, elle
s'assoupit et se mit à rêver.--Elle se vit transportée sur le seuil de
la maison Obligitte; près des tilleuls de la place Verte piaffaient deux
chevaux harnachés pour un long voyage, et Gérard les tenait par la
bride. Il lui tendait la main, et sans parler, tous deux montaient en
selle... Les chevaux caracolaient, puis tout à coup celui de Véronique
l'emportait au galop dans la campagne, et elle apercevait, bien loin sur
une hauteur, Gérard qui lui faisait des signes désespérés...

A travers son sommeil, elle distingua un bruit de pas et rouvrit les
yeux à demi.

--C'est le médecin, dit une voix rude.--Et elle s'éveilla tout à fait.



VII


Quinze jours après l'arrivée de Véronique, le Four-aux-Moines avait déjà
changé d'aspect. La maison fut nettoyée, blanchie et garnie du mobilier
indispensable; la chambre de Bernard eut des rideaux et un bon fauteuil,
et, du fond de son lit refait à neuf, le verrier put voir chaque matin
une claire flambée luire dans la cuisine, tandis que sa femme, active et
silencieuse, vaquait au ménage et préparait le déjeuner.--Véronique
avait choisi pour sa chambre une petite cellule située au-dessus de la
salle basse. Elle en avait fait son lieu de refuge, et, le soir, dès que
le verrier dormait, elle s'y enfermait pour se recueillir et travailler.
La fenêtre à treillis de plomb donnait sur les bois. Elle s'y penchait
un moment et laissait sa pensée aller à la dérive, tandis que le vent
murmurait dans les grandes feuillées. Cette chanson du vent dans les
arbres ne disait rien de joyeux ni de consolant. C'était tantôt la
complainte des souvenirs à jamais ensevelis, et tantôt la dure voix de
la réalité parlant d'une lutte sans fin et d'un morne avenir. Mais
Véronique sentait bien vite tout ce que cette mélancolie avait
d'affaiblissant; elle fermait brusquement la fenêtre, allumait sa lampe
et brodait parfois jusqu'à minuit, tandis que la voix du ruisseau,
grossie par le contraste du silence environnant, montait jusqu'à elle,
bruyante et grondeuse... Vers minuit, la lampe jetait une lueur plus
faible, les yeux rougis de Véronique étaient pleins de picotements, et
elle se couchait en rêvant à Gérard.

Dès les premiers jours de son installation au Four-aux-Moines, elle
avait écrit à son oncle pour lui apprendre sa résolution bien arrêtée et
le prier de lui faire parvenir les arrérages de son modique revenu. La
réponse ne se fit pas trop attendre. Elle arriva un matin que la jeune
femme assistait au déjeuner de M. du Tremble. La lettre était écrite par
madame Obligitte, dans ce style acide et blessant qui est propre aux
dévotes en colère. Véronique la parcourut rapidement, sentit les larmes
lui monter aux yeux et la posa sur la table.

--Peut-on voir? demanda le verrier, qui avait déjà la lettre entre les
doigts.--Elle fit un léger signe, et du Tremble commença à lire haut, en
s'interrompant de temps à autre, comme pour peser la valeur de chaque
mot.

Madame Obligitte débutait en se plaignant du procédé de sa nièce, qui
avait choisi «pour un semblable esclandre» le moment où la maison était
confiée à sa garde. Assurément Véronique avait le droit de se réunir à
son mari «qu'elle n'aurait jamais dû quitter»; seulement madame
Obligitte déplorait que sa parente eût fait preuve de si peu de
délicatesse en pareille occasion. «Enfin il fallait s'attendre à ne
trouver partout que de l'ingratitude, et sur cette terre rien n'était
plus commun que l'égoïsme.» M. Obligitte ferait parvenir au
Four-aux-Moines le prorata de la somme de mille cinq cents francs,
formant le revenu de la dot... Madame Obligitte terminait en faisant des
vœux pour que «cette aventure réussît mieux que les précédentes» et pour
que Véronique s'efforçât de rester dans son ménage, car, après ce qui
s'était passé, «elle ne devait plus compter sur la maison de son oncle,
au cas d'un nouveau scandale.»

Le verrier relut deux fois cette dernière phrase, et une lueur de
satisfaction passa dans ses yeux. Son regard triomphant avait l'air de
dire à Véronique:--Vous voyez comme vos parents vous traitent, et vous
voilà maintenant à ma discrétion.

--Une aimable femme, votre tante! fit-il avec un rire ironique, elle a
une façon tout originale de plaider ma cause... Suivrez-vous ses
conseils?

--Mes intentions n'ont point changé, répondit la jeune femme, je
demeurerai ici tant que j'y serai utile.

--Et où iriez-vous, je vous prie, puisque votre oncle vous refuse un
asile?

Elle le regarda en face d'un air qui indiquait la ferme résolution d'en
rester là, puis détourna la tête.

Il fronça les sourcils, se mordit les lèvres, puis d'un ton plus acerbe:

--Pardon, dit-il, je suis un sot, j'oublie toujours que vos affaires ne
me regardent point.

Il lui tourna le dos et se rejeta dans son fauteuil avec le geste dépité
d'un enfant à qui on refuse un joujou.

Pendant toute sa maladie, Bernard du Tremble s'était montré charmant. On
eût pu croire que la généreuse démarche de sa femme avait subitement
transformé son caractère, et qu'à la suite de cette crise heureuse, le
vieil homme avait disparu pour faire place à un du Tremble tout neuf,
plein de belles intentions. Il avait dépouillé ses habitudes grossières
ou cyniques pour laisser reparaître le gentilhomme souple, insinuant et
disert que Véronique avait jadis connu à Bronnenthal. Sa parole avait
retrouvé ses inflexions les plus caressantes, et quand il remerciait
Véronique, c'était avec des larmes dans la voix. Parfois même sa
reconnaissance prenait des formes si tendres et se manifestait par de si
vives démonstrations, que la jeune femme embarrassée se dérobait au plus
vite à cette effusion qui lui répugnait. Il faisait de grands projets de
travail. A l'entendre, l'oisiveté lui pesait et il avait hâte de
remettre la verrerie en activité.--Patience! disait-il, j'étonnerai bien
du monde; il s'agit de tout autre chose que de souffler de misérables
fioles, je reprendrai mes expériences sur le verre mousseline et on
verra merveilles!--En attendant, il faisait ses quatre repas, buvait
gaiement un vin de Bordeaux que Véronique se procurait à grand'peine, et
le soir, mis en bonne humeur par une facile digestion, il ne tarissait
pas sur les qualités de «sa vaillante femme», se déclarant prêt à tout
pour lui prouver sa gratitude.

A partir du jour où il connut la lettre de madame Obligitte, ses
manières commencèrent à s'altérer; une nuance d'aigreur se mêla au miel
de ses paroles, et sous ses caresses félines la griffe se fit légèrement
sentir. La résignation qu'il avait montrée se mélangea d'accès
d'irritabilité nerveuse, et les paroles cruelles alternèrent avec les
mots aimables. Il ne parlait plus si souvent de ses travaux, mais il
faisait fréquemment dans les bois environnants de longues promenades
mystérieuses, d'où il revenait plus sombre et plus hargneux qu'au
départ. Ses instincts mauvais reparaissaient comme ces essaims de
mouches malfaisantes qui se dispersent à la première alerte et se
reforment plus nombreux au premier calme. Un soir que le souper avait
été maigre et que Véronique insistait pour que du Tremble se remît au
travail:--Vous avez parbleu raison, dit-il en frappant du poing sur la
table, il faut battre monnaie... Mon idée grandit, patience! tout ira
bien. En attendant, il s'agit de garnir votre garde-manger... Je m'en
charge!

Et comme elle semblait désireuse de connaître la façon dont il s'y
prendrait:

--J'ai bon pied, bon œil, reprit-il, et j'en remontrerais au plus fin
braconnier... Pouvez-vous vous me prêter un louis ou deux pour acheter
des engins de chasse?... Je réponds que le gibier ne vous fera pas
faute!

La figure de Véronique prit une expression de découragement; elle lui
livra sa bourse, où il puisa sans vergogne, puis la lui remettant, il
lui saisit la main et la baisa longuement:--Merci, dit-il, vous êtes
aussi bonne que belle, et vous êtes admirablement belle, le savez-vous?

Il ne lui lâchait plus la main. Véronique la retira brusquement et se
dirigea vers l'escalier de sa chambre.--Vous partez déjà? s'écria le
verrier déconcerté.--Elle répondit qu'elle était souffrante et disparut.

Quand elle fut seule, elle fit un geste de dégoût et plongea dans l'eau
la main où les lèvres de du Tremble s'étaient posées. Ce baiser lui
semblait une profanation. Elle se coucha et s'endormit d'un sommeil
fiévreux. Au bout d'une heure, un bruit étrange la réveilla en sursaut.
C'était comme le glissement d'un pas furtif montant avec précaution
l'escalier de la cellule.--Elle fut prise d'un horrible battement de
cœur.--Les pas s'arrêtèrent sur le palier; elle entendit un tâtonnement
de doigts contre la serrure et l'effort d'une main essayant d'ouvrir la
porte, heureusement verrouillée à l'intérieur.

--Qui est là? dit-elle d'une voix stridente.

Personne ne répondit. Les doigts cessèrent d'agiter l'olive de la porte;
le glissement de pieds recommença plus timide et décroissant peu à peu,
puis la maison retomba dans le silence..

Dès l'aube, Bernard du Tremble partit pour Saint-Gengoult afin d'y
acheter ses munitions de chasse. Ce voyage avait encore un autre but.
Bernard était impatient de savoir ce qu'on pensait là-bas de Véronique.
Incapable de se sacrifier lui-même, il ne croyait pas au dévouement des
autres, et attribuait la conduite de sa femme à un intérêt dont il ne
démêlait pas bien les motifs. La fuite de Véronique, sa résignation, les
termes blessants de la lettre de sa tante, tout cela lui semblait plein
d'obscures équivoques. Dès qu'il fut arrivé à Saint-Gengoult, il se
rendit dans un café, se mêla aux propos des habitués et amena habilement
la conversation sur la famille Obligitte. Il fut bien vite au courant
des commérages. La rupture du mariage d'Adeline et le brusque départ de
Véronique avaient mis en ébullition les cerveaux des curieux, et dans
leurs bavardages le nom de la jeune femme, uni à celui de Gérard La
Faucherie, frappa plus d'une fois les oreilles du verrier...

Gérard, au lendemain même de sa dernière entrevue avec celle qu'il
aimait, avait appris l'étrange disparition de Véronique. Il avait
d'abord cru à un mensonge ou à quelque mot d'ordre; mais la nouvelle
s'étant sérieusement confirmée, il était tombé dans un sombre
abattement. Il se perdait en conjectures, en projets insensés, et
toujours il venait se heurter contre l'inconnu et l'inexplicable.
Parfois, irrité de son inaction, il s'élançait dans la forêt et se
fatiguait à de vaines recherches à travers les gorges les plus ignorées.
Puis il revenait au logis les pieds meurtris, le cœur désespéré, pâle,
fiévreux, dans un état à faire pitié.--Ainsi se passèrent deux semaines.
Madame La Faucherie, qui assistait chaque jour à ces poignants et
silencieux désespoirs, n'avait pu encore se résoudre à faire connaître à
Gérard la courageuse action de Véronique, dont M. de Vendières lui avait
conté tous les détails; mais quand elle vit que les jours se succédaient
sans diminuer l'agitation de son fils, elle se décida à lui révéler ce
dénouement inattendu. Seulement l'égoïsme maternel triompha de sa
sincérité accoutumée, et laissant ignorer à Gérard sa visite à
Véronique, la pression morale qu'elle avait exercée et le sacrifice
qu'elle avait obtenu, elle réduisit la démarche désespérée de la jeune
femme aux dimensions mesquines d'une vulgaire aventure de ménage.--Si
elle t'avait vraiment aimé, dit-elle à Gérard, aurait-elle quitté la
maison de sa tante pour aller vivre avec un mari tel que M. du Tremble?

Le jeune homme pâlit affreusement:--C'est une calomnie!
s'écria-t-il.--Sa mère, décidée à cautériser la plaie avec un fer rouge,
poursuivit impitoyablement:--Les gens qui m'ont appris cette aventure
ont vu madame Véronique au Four-aux-Moines...

Gérard regarda fixement madame La Faucherie, et un douloureux soupçon
lui traversa l'esprit:--Ma mère, demanda-t-il, quand madame Véronique a
quitté Saint-Gengoult, connaissiez-vous sa résolution?

--Je la connaissais, répondit-elle laconiquement.

--Et maintenant, poursuivit-il, pourriez-vous me jurer que vous n'avez
rien fait pour amener ce départ?

Madame La Faucherie chercha d'abord à nier, mais pressée de questions et
incapable de mentir longtemps, elle finit par tout avouer:--Ce que j'ai
fait, murmura-t-elle d'une voix troublée, je l'ai fait pour ton bien...
Je croyais sage de brusquer le dénouement d'une semblable folie.

--Ah! ma mère, dit Gérard, puissiez-vous n'avoir pas causé plus de mal
avec votre sagesse que moi avec ma folie!...

Le lendemain, il partit en forêt, et deux heures après, il rôdait aux
environs du Four-aux-Moines. Il errait comme une âme en peine autour de
la verrerie, quand il entendit les grelots d'un convoi de brioleurs, et
vit déboucher dans le chemin creux Cadet Brûlant, perché à chevauchons
sur le premier mulet de la bande.

--Alliez-vous à la verrerie, monsieur Gérard, lui cria le brioleur...
L'oiseau est déjà déniché... J'en sors, et j'ai appris que ce satané
verrier est parti pour Saint-Gengoult dès le fin matin... Mais c'est
égal, je ne suis pas fâché d'y être passé, j'y ai vu du nouveau...

Et il conta à Gérard qu'il avait été reçu par Véronique.--Saviez-vous
qu'il était marié? continua-t-il; où diable ce païen de du Tremble
a-t-il eu la chance de trouver un aussi joli brin de femme? Je vais
porter la nouvelle à mes amis les charbonniers? Venez-vous avec moi
jusqu'au Grand-Etang?

Mais Gérard avait d'autres projets en tête; il avait préparé d'avance
une lettre informant Véronique de sa présence aux environs du
Four-aux-Moines, et la suppliant de lui accorder un moment d'entretien.
Il descendit à La Chalade afin d'y trouver un gamin disposé à porter son
message, et laissa le convoi grimper lentement le sentier en zigzag qui
monte dans la direction de la Louvière.

La _vente_ du charbonnier Joël Dutertre était établie dans la coupe de
la Louvière, non loin du Grand-Etang. Les huit fourneaux à charbon
s'élevaient à la file sur le versant récemment exploité, d'où l'on
apercevait, à travers les baliveaux, l'étang au fond de la gorge, avec
sa ceinture de prés et d'oseraies. La fabrication du charbon touchait à
sa fin; un seul fourneau fumait encore; la place des autres n'était plus
marquée que par des amas de _frasil_ noirâtre; la hutte était à demi
effondrée, et sur le bord de la route, les mulets, chargés du modeste
mobilier de la famille, secouaient mélancoliquement leurs grelots,
tandis que la fille et la femme du charbonnier préparaient la soupe de
midi à un feu de broussailles, et que les apprentis nouaient les
derniers sacs de charbon, Joël Dutertre était assis près du fourneau
encore allumé.--Le métier de charbonnier exige une attention soutenue et
de longues veilles inquiètes; aussi à cette besogne les caractères les
plus gais tournent facilement à la mélancolie, les tempéraments les plus
flegmatiques deviennent nerveux et irritables. Le charbonnier est
presque toujours grave, méditatif et taciturne.

Tel était Joël, et cette sombre disposition semblait encore aggravée ce
jour-là... Le vieux Joël regardait alternativement d'un air morose sa
femme, occupée à tremper la soupe, et sa fille Brunille, belle et
sauvage créature, hâlée par la vie au grand air, et à demi décoiffée par
le vent. Le charbonnier Dutertre était un homme dur, âpre au travail et
âpre au gain. Toute sa vie, il avait peiné pour amasser quelques sous,
et cet argent si difficilement gagné avait été prêté à Bernard du
Tremble, dont la langue dorée avait embobeliné Joël. Le verrier avait
promis des merveilles, mais depuis six mois ses belles promesses
n'avaient encore donné que de la fumée. Du fond de sa solitude, le
charbonnier apprenait de temps à autre que la verrerie chômait, et la
veille il avait chargé Brûlant de passer au Four-aux-Moines pour savoir
au vrai ce qu'il en était. Aussi, quand il entendit les _sonnailles_ des
mulets, Joël se leva brusquement, et accourut vers le brioleur.

--Bonjour à la compagnie! cria le bonhomme en sautant à terre, voilà une
bonne odeur de soupe qui donnerait la fringale à un malade; je l'ai
flairée d'une demi-lieue.

--Quelles nouvelles? demanda laconiquement Joël.

--Des nouvelles! fit Brûlant en se grattant la tête, j'en apporte plein
mon sac; seulement, dame, j'aurais autant aimé ne vous les dire qu'après
la soupe, car les mauvaises nouvelles coupent l'appétit.

En entendant ces mots la fille du charbonnier, Brunille, releva la tête,
et ses grands yeux noirs scrutèrent avidement la physionomie du
brioleur.--Va toujours! dit Joël.

--Eh bien, continua le brioleur, sachez d'abord que M. du Tremble nous a
tous bernés comme des enfants... Il y a un mois qu'on n'a soufflé un
gobelet d'un sou au Four-aux-Moines.

--Je le savais, murmura le charbonnier, mais il nous a promis de se
remettre à travailler.

Brûlant fit entendre son sifflement familier.--Lui? il ne sait faire
travailler que ses mâchoires!... C'est un galant qui aime deux choses:
bonne chère et besogne faite... Savez-vous qu'il y a quinze jours un
huissier a saisi le matériel de l'usine?

Le charbonnier frappa du pied avec colère:--Une saisie? s'écria-t-il, il
avait donc emprunté ailleurs?... Il n'a pas eu honte de livrer notre
seul gage! Et moi qui l'ai nourri et hébergé pendant des semaines, c'est
moi qu'il choisit pour sa dupe, c'est à mes enfants qu'il prend le
dernier croûton de leur pain!... Misérable!

--Calmez-vous, Joël! reprit Brûlant, tout n'est peut être pas encore
perdu, ce renard de verrier a plus d'un tour dans son sac.--Il paraît
qu'il est marié, et que sa femme a de quoi désintéresser les
créanciers...

--Marié! murmura Joël étonné, est-ce sûr?

Brunille s'était levée toute frémissante.--Marié! répéta-t-elle, c'est
une menterie!

--Ah! par exemple, dit le brioleur, blessé de ce démenti, je viens de
voir sa femme au Four-aux-Moines, et je lui ai parlé...

Il y eut un moment de profond silence, puis tout à coup Brunille éclata
en sanglots et se laissa tomber contre un tronc d'arbre.--Ah! le
brigand!... il m'a trompée! s'écria-t-elle en croisant ses mains sur sa
figure bouleversée.

Joël la regarda d'un air soupçonneux, changea de contenance et marcha
droit vers elle.--Eh bien, grommela-t-il, pourquoi pleures-tu, toi?

Et comme le désespoir de la jeune fille éclatait plus fort, il la saisit
par le bras et l'entraîna à l'écart.

Il la questionnait à voix basse; on ne pouvait saisir de leur entretien
que le bruit des sanglots qu'entrecoupaient les réponses de
Brunille;--seulement on devinait aux regards étincelants et aux traits
contractés du charbonnier, qu'il entendait de douloureuses confidences.
Tout à coup il repoussa violemment sa fille.--Ah! misère, s'écria-t-il,
il nous a tout pris et ne nous laisse que la honte...

Il s'élança vers la hutte et reparut son fusil à la main. La mère
s'était levée ainsi que Brûlant et ils coururent vers lui.--Que personne
ne bouge! cria Joël d'une voix menaçante, laissez-moi!

--Eh! Joël, pour Dieu, qu'avez-vous? demanda Brûlant effrayé, et où
voulez-vous aller à cette heure?

--Au Four-aux-Moines! répondit le charbonnier en armant son fusil.

Brunille poussa un cri déchirant, et tout à coup, se redressant
brusquement, elle s'enfuit échevelée à travers bois.



VIII


M. du Tremble revint de Saint-Gengoult dans l'après-midi, les poches
pleines de nouvelles, les lèvres pleines de sarcasmes, heureux d'avoir
trouvé un moyen de rabaisser la fierté de sa femme; agité en même temps
par de sourdes colères et une jalouse rancune. Dès qu'il eut franchi la
grand'porte de la verrerie, il s'avança sur la pointe des pieds jusqu'à
la fenêtre de la salle basse, et avec toute sorte de cauteleuses
précautions, il se mit à épier Véronique à travers les vitres. La jeune
femme était assise près de la table, le dos tourné à la fenêtre, mais
elle ne brodait pas. Elle tenait dans ses mains la lettre de Gérard et
la relisait. A la fin, elle la posa sur la table et parut s'abandonner à
de pénibles réflexions, la tête penchée en avant et le front dans les
mains. M. du Tremble quitta son poste d'observation et entra
brusquement. Elle tressaillit, fit un mouvement pour cacher la lettre
dépliée, puis, honteuse elle-même de cette dissimulation, elle rougit et
resta immobile.

--Je vous dérange? dit le verrier en lui lançant un regard aigu.--En
même temps, ses lèvres frémissantes essayaient un sourire railleur, et
ses yeux ne quittaient pas la lettre sur laquelle la main de la jeune
femme était posée.

--Pas le moins du monde, répondit-elle d'une voix légèrement émue...
Elle plia la lettre et la glissa dans sa ceinture, puis elle ajouta:--je
vous attendais et votre dîner est prêt.

Il répéta de nouveau son diabolique sourire et s'assit dans son
fauteuil. Les jambes étendues, se frottant les mains, il la regardait
aller et venir avec une activité nerveuse. Il observait ses yeux pleins
de larmes, et il éprouvait une maligne jouissance à redoubler l'embarras
de Véronique par cette persistante contemplation. Quand le dîner fut
servi, il remarqua l'absence d'un second couvert, et lui demanda
pourquoi elle ne se mettait point à table. Elle répondit qu'elle n'avait
pas faim, et dépliant sa broderie, elle se mit à travailler.

--Ouais! reprit-il ironiquement, auriez-vous reçu de mauvaises
nouvelles?

Elle fit un geste négatif.--On le croirait à voir votre mine défaite,
continua-t-il en la regardant fixement; vos lèvres sont pâles et vos
yeux gonflés comme si vous aviez pleuré. Vous vous ennuyez crânement au
Four-aux-Moines... Hein?... Oh! n'en rougissez pas. La chose n'a rien
d'étonnant et le logis n'est pas d'une gaieté folle. La compagnie d'un
pauvre hère comme moi ne peut se comparer à celle des amis que vous
receviez chez votre oncle?

--Que voulez-vous dire? balbutia Véronique en relevant la tête
courageusement, dès qu'il eut risqué cette allusion qu'il accentuait
encore de son ricanement sarcastique.

--Rien, répliqua-t-il, sinon que le Four-aux-Moines n'est pas un paradis
et que, moi, je ne suis pas un ange.

Il lança un dernier éclat de rire et commença de manger. Il vidait son
verre à petites gorgées, et ses yeux ne quittaient pas le profil pâle de
sa femme, penchée sur sa broderie. Celle-ci, sans le voir, devinait la
persistance de ce regard cynique qui se promenait sur toute sa personne,
comme une chenille sur un beau fruit. Une angoisse douloureuse la
possédait tout entière; ses doigts tremblaient; elle suspendit son
travail, et, redoutant de laisser soupçonner son trouble, elle voulut
rompre ce silence qui l'effrayait. Elle chercha une diversion, parla de
la visite de Brûlant, des exigences des créanciers, avoua que sa bourse
serait bientôt vide, et demanda à Bernard s'il ne songeait pas
sérieusement à remettre la verrerie en activité.

M. du Tremble l'interrompit par un sifflement ironique:--Ah! ah! la
verrerie!... Jolie ressource, ma foi! Croyez-vous bonnement que je n'aie
qu'à dire à la porte de mes fourneaux: «Sésame, ouvre-toi!» pour y
trouver des trésors? Avant de réaliser ma découverte, il faudrait manger
beaucoup d'argent, et où en prendrais-je?

--Eh bien, répondit-elle, renoncez momentanément à votre idée, et
entreprenez quelque chose de plus facile. L'essentiel est de sortir de
l'impasse où vous êtes.

A ces derniers mots, il éclata:--Sortir de l'impasse! s'écria-t-il en
frappant du poing sur la table, travailler!... Eh! en suis-je
capable?... La solitude et la misère m'ont paralysé, je n'ai plus de
cœur au ventre.--Il avala un plein verre de vin, et d'un ton plus
animé:--Et cependant je dois sortir de l'impasse, comme vous dites
agréablement, je le dois... Et je m'en tirerais peut-être si vous
vouliez m'y aider.

Elle se tourna vers lui, et l'interrogeant à son tour avec ses grands
yeux expressifs:--Que faudrait-il faire? demanda-t-elle.

Le verrier s'était levé.--Il faudrait, dit-il avec véhémence, être comme
autrefois la chair de ma chair, ma compagne de tous les instants.

Elle frissonna involontairement, mais feignant de ne pas comprendre,
elle reprit:--Depuis que je demeure ici, ne me suis-je pas dévouée,
corps et âme, à vos intérêts?

Il sourit amèrement.--Vous m'avez donné à manger, répondit-il, et vous
avez payé mes dettes... C'est de la charité cela; mais c'est de l'amour
qu'il m'aurait fallu, et vous n'en avez jamais eu pour moi... Vous avez
sans cesse élevé entre nous une muraille de dédain... Si vous voulez que
je travaille, soyez vraiment ma femme.

A mesure qu'il parlait, les paroles le grisaient et l'exaltaient
davantage. Ses yeux, ordinairement voilés, étaient devenus
phosphorescents; ses lèvres étaient humides; sa voix, tantôt vibrante,
tantôt assourdie, avait des intonations singulières. Véronique le vit
s'approcher d'elle et elle se leva toute frémissante.

--Non, murmura-t-elle, ce que vous demandez est impossible.

--Et pourquoi? s'exclama-t-il.

--N'insistez pas! répondit-elle en se reculant vivement.

Dans le mouvement qu'elle fit, la lettre de Gérard, mal assujettie entre
les plis de son corsage, tomba à terre. Quand la jeune femme s'en
aperçut, le verrier avait déjà mis le pied sur le billet, et se baissant
pour le ramasser:--Qu'est-ce que ce papier? murmura-t-il avec une
intonation méchante.--Il déplia la lettre sans façon et ses yeux
tombèrent sur la signature.--Gérard La Faucherie! reprit-il en ricanant,
ha! ha! je m'en doutais... Voilà le pourquoi, et je n'étais qu'un
sot!... Vous avez donné votre cœur à ce marjolet que j'ai vu ici... Un
galant aux mains blanches et aux roucoulements de pigeon ramier!

--Monsieur! protesta Véronique indignée.

--Oh! vous avez beau vous en défendre, je sais tout... Vous aimez ce La
Faucherie.

--Eh bien, oui, je l'aime! répliqua-t-elle fièrement.... Il le sait et
il sait aussi que je ne lui appartiendrai jamais.

--J'entends bien, interrompit Bernard avec amertume, vous êtes trop
orgueilleuse pour devenir sa maîtresse, et comme je suis un obstacle,
vous comptez que je mourrai un jour ou l'autre... Mais j'ai le coffre
solide! s'écria-t-il en se frappant la poitrine.

Elle le regarda avec mépris et répondit:--Si j'avais pensé à ce que vous
dites, est-ce que je serais venue ici?... Avez-vous déjà oublié dans
quel état je vous ai trouvé?

--Non, certes! balbutia le verrier troublé... Je voulais dire que je
puis vivre encore longtemps, et que nous sommes dans un pays où le
divorce n'est pas permis.... Qu'espérez-vous donc?

--Rien... Je fais mon devoir; ne me le rendez pas trop pénible!

Elle était superbe de fierté dédaigneuse. Ses grands yeux d'émeraude
regardaient du Tremble de haut et d'un air de menace. Le verrier était
de ces gens qui s'enhardissent devant les faibles et rampent devant les
forts. Il s'attendait à de l'embarras ou à des pleurs, et il se sentait
rapetissé en face de cette nature énergique qu'il s'était vanté de
terrasser. En même temps que l'énergie de sa femme lui imposait,
l'expression passionnée des yeux de Véronique exerçait sur lui une
magnétique influence. Il murmura quelques phrases incohérentes, grogna
sourdement, et alla se rasseoir en face de son verre, qu'il se hâta de
remplir et de vider rageusement.

--Je le sais, reprit-il d'une voix subitement câline, vous êtes une
héroïne de roman, vous!... Dieu me garde d'oublier les services que vous
m'avez rendus... Je vous en prie, calmez-vous, bien que vous soyez
diablement belle quand vous vous fâchez... Que voulez-vous? je suis un
rustre, moi, mais je vous aime, et la peur de vous voir partir me donne
parfois une irritation qui me trouble la tête.

Elle secoua les épaules et dit d'une voix résignée et ferme:--Je vous ai
promis de vivre près de vous... J'y resterai tant que j'y serai
respectée.

--Parlons raisonnablement, Véronique, répliqua Bernard en se levant et
en revenant vers elle; ne comprenez-vous pas qu'une pareille association
est inacceptable aux conditions que vous y mettez?... Vous êtes belle,
vous êtes jeune; moi, je suis un homme, et il y a des moments où je ne
réponds plus de moi-même. Vous avez certainement fait un sacrifice en
venant ici, achevez-le et redevenez ce que vous étiez jadis... Oui,
poursuivit-il en s'échauffant, si vous voulez que vos promesses ne
soient pas une moquerie, mettez votre main dans la mienne et soyez
vraiment ma femme.

Il voulut lui prendre la main.--Non, dit-elle en se rejetant en arrière,
non, je ne puis pas!

--Ah! s'écria-t-il avec un éclat de rire amer, je l'oubliais, vous en
aimez un autre!--Il se mit à arpenter la salle et à se répandre en
sarcasmes.--Un autre! murmura-t-il entre ses dents, un beau fils aux
jolies manières... Aussi pourquoi me suis-je avisé de donner mon nom à
la fille d'un _sacré-mâtin_? Au lieu d'épouser une bourgeoise, j'aurais
dû prendre une fille des rues qui n'aurait pas fait la prude et m'aurait
aimé à ma façon!--Il revint à elle, les yeux allumés et le cerveau déjà
entrepris par l'alcool et la colère.--Vous ne pouvez pas?... C'est
bientôt dit, mais moi je prétends être aimé. Vous êtes ma femme et j'ai
la loi pour moi... Vous m'appartiendrez de gré ou de force!

--Vous ne ferez pas cela, s'exclama Véronique en essayant encore de
l'arrêter du regard; vous... un gentilhomme!

Il recommença son ricanement familier.--Je suis un verrier, et vous
savez ce que l'on dit de nous!--Il se plaça entre Véronique et la
porte.--Nous sommes seuls, reprit-il en s'avançant vers elle, tu es ma
femme, et je te veux!...

Véronique voulut se sauver dans la cour, mais il lui barra le passage et
lui saisit les deux mains. Elle sentait déjà le souffle de Bernard
effleurer son visage.--Laissez-moi! cria-t-elle avec un accent
déchirant.

Au même instant on entendit un bruit de pas dans la cour.--Le verrier,
surpris, lâcha subitement sa femme.--Vous vous trompiez, dit Véronique
haletante, la verrerie n'est pas déserte et je vais dénoncer aux
passants votre odieuse violence.

Elle courut à la porte avant qu'il eût pu faire un mouvement, l'ouvrit
toute grande, et tout d'un coup recula en poussant une exclamation
douloureuse. Gérard La Faucherie était debout sur le seuil.



IX


Le jeune homme s'était avancé, considérant alternativement Véronique,
appuyée, contre la table, et Bernard du Tremble adossé à la cheminée. A
l'aspect de ce visiteur inattendu, le verrier avait pâli, sa rage
s'était accrue; il restait dans son coin, immobile, les poings fermés,
les lèvres blanches. Il avait résolu de tenir tête à ce protecteur qui
tombait des nues, mais les paroles s'arrêtaient dans son gosier
desséché. Enfin il fit un effort, et, d'une voix sarcastique et
tranchante:--Que signifie cette algarade, commença-t-il, et à quel
hasard dois-je l'honneur de vous revoir, monsieur?

Mais Véronique s'était déjà élancée vers Gérard, et du geste lui
imposant silence:--Ne répondez pas! s'écria-t-elle, c'est à moi de
parler.--Elle se retourna vers le verrier:--Monsieur, reprit-elle, vos
injures de tout à l'heure m'ont déliée de ma promesse, je reprends ma
liberté et je pars... Mais avant, de m'éloigner, je tiens à vous dire
que vos intérêts n'auront pas en souffrir. Une fois en sûreté, je
prendrai des mesures pour désintéresser vos créanciers et vous mettre à
l'abri du besoin... Adieu!

--Alors, s'exclama Bernard exaspéré, vous croyez avoir trouvé un moyen
de vous débarrasser de moi en me jetant de l'argent comme à un
mendiant... Pour qui me prenez-vous donc?... Ce ne sont pas des aumônes
que je veux, entendez-vous!

Et comme Gérard s'avançait à son tour et voulait se placer entre lui et
Véronique:--Et vous, monsieur, lui demanda-t-il d'un ton menaçant,
m'expliquerez-vous à la fin de quel droit vous vous mêlez de mes
affaires?

--Je vais vous le dire, riposta le jeune homme en le regardant en face,
le moment est arrivé où nous ne devons plus nous payer de mots; si j'ai
bien compris ce qui vient de se passer, vous avez voulu lâchement abuser
de votre force pour insulter une femme; le hasard permet que je puisse
protéger madame contre vous, et je l'accompagnerai où il lui plaira
d'aller, sans me soucier de vos menaces et de vos violences.

--Ouais! fit Bernard d'un ton ironique, et selon vous, ces raisons-là
suffisent pour que vous emmeniez ma femme!... Ah ça, et le Code civil,
qu'en faites-vous, s'il vous plaît?

--La loi elle-même, repartit Gérard, est contre vous, puisqu'elle a
prononcé votre séparation; mais il y a une loi qui est au-dessus des
conventions et des formules, c'est la loi de la conscience, et elle me
donne raison.

--Eh! que m'importe votre conscience? interrompit le verrier, je m'en
soucie comme d'une prunelle!... et la société est de mon avis... Aux
yeux du monde, le Code a gardé un certain prestige, et le Code défend à
celle qui a été ma femme d'avoir un autre protecteur que moi.

Gérard voulut se récrier, mais Bernard lui coupa la parole.--Mordieu!
poursuivit-il, prenez patience, nous causerons tous deux tout à
l'heure... Pour le moment, c'est à elle que je veux parler... Oui,
s'écria-t-il avec véhémence en s'adressant à Véronique, le mariage est
une chaîne qui ne se brise qu'à la mort. Vous auriez beau fuir au bout
du monde avec ce jeune fou, mon souvenir se dresserait entre vous deux
comme une menace, pour lui rappeler que vous avez été ma femme, et pour
vous crier à vous que vous l'êtes encore, car vous portez mon nom et
vous êtes enchaînée à moi par la loi et par Dieu.

Véronique frissonna. Il vit que ses paroles avaient porté et continua
sur le même ton avec une vigueur éloquente dont on l'eût cru
incapable:--Allez maintenant, s'écria-t-il, abandonnez-moi comme un
chien. Vous m'avez déjà laissé une fois et vous savez dans quel bourbier
vous m'avez retrouvé!... Vous répondrez de ce que le désespoir va me
conseiller...--Puis il se mit à peindre son abandon et sa misère avec
une verve si enragée, que Véronique et Gérard lui-même se sentirent un
moment ébranlés. Peut-être au fond était-il sincère et plus sérieusement
épris de sa femme qu'il n'aurait voulu? Peut-être aussi avait-il peur
d'une nouvelle lutte solitaire contre les difficultés de la vie?... Dans
cette nature profondément dissimulée et dépravée, on ne savait jamais où
finissait le comédien et où commençait l'homme. Il se faisait son procès
à lui-même, s'injuriait et se frappait la poitrine.--Oui,
poursuivait-il, je suis un misérable, je le sais, et j'aurais dû crever
quand vous m'avez trouvé sur mon grabat; c'eût été justice... Mais me
rejeter aujourd'hui dans la boue après m'en avoir tiré, ce serait de la
cruauté, ce serait une infamie!... Vous ne ferez pas cela, Véronique,
vous serez clémente!

Et comme elle secouait la tête d'un air désabusé:--Tenez, s'écria-t-il
en se jetant à genoux, me croyez-vous maintenant suffisamment humilié.
Je vous en supplie, ne me laissez pas seul... La solitude me fait
horreur!

--Rester est au-dessus de mes forces, répondit enfin la jeune femme,
tout ce que je puis vous promettre, c'est de me retirer dans un couvent
dès que je vous aurai quitté.

--Eh! riposta Bernard en se relevant furieux, que m'importe que vous
soyez cloîtrée, si je reste seul!--Il avait repris son ton hargneux et
agressif.--Allons, grommela-t-il, c'est moi qui vous délivrerai de vos
serments.--Il se tourna brusquement vers Gérard:--A nous deux
maintenant, vociféra-t-il, nous allons nous couper la gorge, monsieur,
car l'un de nous est de trop ici, et je vous hais!

--Je vous méprise, répliqua le jeune homme en le regardant droit dans
les yeux, mais puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Il fit quelques pas vers le verrier et du geste lui montra la porte. Ils
étaient déjà sur le seuil quand Véronique s'élança entre eux.--Arrêtez!
s'écria-t-elle.--Elle repoussa Bernard dans la salle et ajouta d'une
voix sourde:--Assez de violence, mon parti est pris... Je resterai.

Puis elle retourna vers Gérard qu'elle entraîna dans la cour.--Vous le
voyez, murmura-t-elle, je dois vivre ici jusqu'au bout.

Le jeune homme ne voulait rien entendre.--Non, reprenait-il avec force,
laissez-moi vous venger de ce misérable!

--Tout plutôt que cela! dit rapidement Véronique, vous ne devez pas le
tuer et il ne faut pas qu'il vous tue... Songez à votre mère.

Ils demeurèrent un moment silencieux en face l'un de l'autre. Le jour
baissait, au delà du mur de la cour le soleil se couchait, rouge,
derrière la forêt, et l'on voyait se dessiner en noir sur le ciel les
talus de sable du taillis et les arbres de bordure dominant la cour.

--Adieu, reprit-elle, mon souvenir vous suivra, et c'est le meilleur de
moi-même.

--Non, il est impossible que vous retourniez dans cet enfer! protesta
Gérard.

--La vie est courte, soupira-t-elle d'un ton résigné, rentrez au Doyenné
et dites à votre mère que j'ai fait mon devoir.

On entendait le verrier piétiner et s'impatienter dans la salle.--Est-ce
fini? cria-t-il d'une voix brève.

--Adieu! murmura encore Véronique, et elle rentra.

Mais elle avait à peine mis le pied sur le seuil que la porte de la cour
s'ouvrit et Brunille échevelée, haletante, apparut aux yeux de Gérard.

--Bernard! Bernard! s'écriait-elle d'une voix pleine d'épouvante.

Du fond de la salle, le verrier avait reconnu cette voix désespérée; il
poussa un horrible juron, écarta Véronique et fit quelques pas dehors.

--Ah! reprit Brunille en l'apercevant, Bernard, tu es perdu... Mon père
me suit, je lui ai tout dit... Sauve-toi!

Pâle, le verrier regardait d'un air exaspéré Gérard qui était resté dans
la cour, et Brunille qui se tordait les mains. Tout à coup celle-ci
tourna la tête du côté du talus qui dominait le mur et poussa un grand
cri. Au même moment deux coups de fusil partaient de la lisière, Bernard
du Tremble pirouetta sur lui-même et alla tomber la face dans les herbes
du pavé.

Des bûcherons, attirés par les détonations et par les cris de Brunille,
accoururent et aidèrent Gérard à relever le verrier. Le charbonnier
n'avait pas manqué son coup; Bernard avait une balle au cœur et une
balle dans la tête, et on ne ramassa qu'un cadavre.

       *       *       *       *       *

Gérard ramena Véronique à Saint-Gengoult.--Aujourd'hui ils sont mariés
et vivent au Doyenné avec madame La Faucherie.

Le Four-aux-Moines est redevenu désert; je l'ai visité l'an passé, à
l'automne, et je n'ai plus trouvé qu'une ruine.

       *       *       *       *       *

Novembre 1867-Avril 1868.



NOTES

[1: «Petit gentilhomme de verre,
Si vous tombez à terre,
Adieu vos qualités.»

(Épigramme de Mainard.)]


[2: Muletier.]

[3: _Hâzi_, brûlé, racorni, nom que les paysans donnent aux
gentilshommes verriers.]





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