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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 9
Author: Thiers, Adolphe, 1797-1877
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Révolution française, Tome 9" ***


made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr.,



HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


PAR M.A. THIERS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

NEUVIÈME ÉDITION

TOME NEUVIÈME



HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

DIRECTOIRE.


CHAPITRE VII.

SITUATION DU GOUVERNEMENT DANS L'HIVER DE L'AN V (l797).--CARACTÈRES ET
DIVISIONS DES CINQ DIRECTEURS, BARRAS, CARNOT, REWBELL, LETOURNEUR
ET LARÉVELLIÈRE-LÉPAUX.--ÉTAT DE L'OPINION PUBLIQUE. CLUB DE
CLICHY.--INTRIGUES DE LA FACTION ROYALISTE. COMPLOT DÉCOUVERT DE
BROTTIER, LAVILLE-HEURNOIS ET DUVERNE DE PRESLE.--ÉLECTIONS DE L'AN
V.--COUP D'OEIL SUR LA SITUATION DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES A L'OUVERTURE
DE LA CAMPAGNE DE 1797.


Les dernières victoires de Rivoli et de la Favorite, la prise de
Mantoue, avaient rendu à la France toute sa supériorité. Le directoire,
toujours aussi vivement injurié, inspirait la plus grande crainte aux
puissances. _La moitié de l'Europe_, écrivait Mallet-Dupan[1], _est aux
genoux de ce divan, et marchande l'honneur de devenir son tributaire._

[Note 1: Correspondance secrète avec le gouvernement de Venise.]

Ces quinze mois d'un règne ferme et brillant avaient consolidé les cinq
directeurs au pouvoir, mais y avaient développé aussi leurs passions et
leurs caractères. Les hommes ne peuvent pas vivre longtemps ensemble
sans éprouver bientôt du penchant ou de la répugnance les uns pour les
autres, et sans se grouper conformément à leurs inclinations. Carnot,
Barras, Rewbell, Larévellière-Lépaux, Letourneur, formaient déjà des
groupes différens. Carnot était systématique, opiniâtre et orgueilleux.
Il manquait entièrement de cette qualité qui donne à l'esprit l'étendue
et la justesse, au caractère la facilité. Il était pénétrant,
approfondissait bien le sujet qu'il examinait; mais une fois engagé
dans une erreur il n'en revenait pas. Il était probe, courageux, très
appliqué au travail, mais ne pardonnait jamais ou un tort, ou une
blessure faite à son amour-propre; il était spirituel et original,
ce qui est assez ordinaire chez les hommes concentrés en eux-mêmes.
Autrefois il s'était brouillé avec les membres du comité de salut
public, car il était impossible que son orgueil sympathisât avec celui
de Robespierre et de Saint-Just, et que son grand courage fléchît devant
leur despotisme. Aujourd'hui la même chose ne pouvait manquer de lui
arriver au directoire. Indépendamment des occasions qu'il avait de se
heurter avec ses collègues, en s'occupant en commun d'une tâche aussi
difficile que celle du gouvernement, et qui provoque si naturellement
la diversité des avis, il nourrissait d'anciens ressentimens,
particulièrement contre Barras. Tous ses penchans d'homme sévère,
probe et laborieux, l'éloignaient de ce collègue prodigue, débauché
et paresseux; mais il détestait surtout en lui le chef de ces
thermidoriens, amis et vengeurs de Danton, et persécuteurs de la vieille
Montagne. Carnot, qui était l'un des principaux auteurs de la mort de
Danton, et qui avait failli plus tard devenir victime des persécutions
dirigées contre les montagnards, ne pouvait pardonner aux thermidoriens:
aussi nourrissait-il contre Barras une haine profonde.

Barras avait servi autrefois dans les Indes; il y avait montré le
courage d'un soldat. Il était propre, dans les troubles, à monter à
cheval, et, comme on a vu, il avait gagné de cette manière sa place au
directoire. Aussi, dans toutes les occasions difficiles, parlait-il de
monter encore à cheval et de sabrer les ennemis de la république. Il
était grand et beau de sa personne; mais son regard avait quelque chose
de sombre et de sinistre, qui était peu d'accord avec son caractère,
plus emporté que méchant. Quoique nourri dans un rang élevé, il n'avait
rien de distingué dans les manières. Elles étaient brusques, hardies et
communes. Il avait une justesse et une pénétration d'esprit qui,
avec l'étude et le travail, auraient pu devenir des facultés très
distinguées; mais paresseux et ignorant, il savait tout au plus ce qu'on
apprend dans une vie assez orageuse, et il laissait percer dans les
choses qu'il était appelé à juger tous les jours, assez de sens pour
faire regretter une éducation plus soignée. Du reste, dissolu et
cynique, violent et faux comme les méridionaux qui savent cacher la
duplicité sous la brusquerie; républicain par sentiment et par position,
mais homme sans foi, recevant chez lui les plus violens révolutionnaires
des faubourgs et tous les émigrés rentrés en France, plaisant aux
uns par sa violence triviale, convenant aux autres par son esprit
d'intrigue, il était en réalité chaud patriote, et en secret il donnait
des espérances à tous les partis. A lui seul il représentait le parti
Danton tout entier, au génie près du chef, qui n'avait pas passé dans
ses successeurs.

Rewbell, ancien avocat à Colmar, avait contracté au barreau et dans
nos différentes assemblées une grande expérience dans le maniement des
affaires. A la pénétration, au discernement les plus rares, il joignait
une instruction étendue, une mémoire fort vaste, une rare opiniâtreté
au travail. Ces qualités en faisaient un homme précieux à la tête
de l'état. Il discutait parfaitement les affaires, quoique un peu
argutieux, par un reste des habitudes du barreau. Il joignait à une
assez belle figure l'habitude du monde; mais il était rude et blessant
par la vivacité et l'âpreté de son langage. Malgré les calomnies des
contre-révolutionnaires et des fripons, il était d'une extrême probité.
Malheureusement il n'était pas sans un peu d'avarice; il aimait à
employer sa fortune personnelle d'une manière avantageuse, ce qui lui
faisait rechercher les gens d'affaires, et ce qui fournissait de fâcheux
prétextes à la calomnie. Il soignait beaucoup la partie des relations
extérieures, et il portait aux intérêts de la France un tel attachement,
qu'il eût été volontiers injuste à l'égard des nations étrangères.
Républicain chaud, sincère et ferme, il appartenait originairement à la
partie modérée de la convention, et il éprouvait un égal éloignement
pour Carnot et Barras, l'un comme montagnard, l'autre comme dantonien.
Ainsi Carnot, Barras, Rewbell, issus tous trois de partis contraires,
se détestaient réciproquement; ainsi les haines contractées pendant
une longue et cruelle lutte, ne s'étaient pas effacées sous le régime
constitutionnel; ainsi les coeurs ne s'étaient pas mêlés, comme des
fleuves qui se réunissent sans confondre leurs eaux. Cependant, tout
en se détestant, ces trois hommes contenaient leurs ressentimens, et
travaillaient avec accord à l'oeuvre commune.

Restaient Larévellière-Lépaux et Letourneur, qui n'avaient de haine pour
personne. Letourneur, bon homme, vaniteux, mais d'une vanité facile et
peu importune, qui se contentait des marques extérieures du pouvoir,
et des hommages des sentinelles, Letourneur avait pour Carnot une
respectueuse soumission. Il était prompt à donner son avis, mais aussi
prompt à le retirer, dès qu'on lui prouvait qu'il avait tort, ou dès que
Carnot parlait. Sa voix dans toutes les occasions appartenait à Carnot.

Larévellière, le plus honnête et le meilleur des hommes, joignait à une
grande variété de connaissances un esprit juste et observateur. Il était
applique, et capable de donner de sages avis sur tous les sujets; il en
donna d'excellens dans des occasions importantes. Mais il était souvent
entraîné par les illusions, ou arrêté par les scrupules d'un coeur pur.
Il aurait voulu quelquefois ce qui était impossible, et il n'osait
pas vouloir ce qui était nécessaire; car il faut un grand esprit pour
calculer ce qu'on doit aux circonstances sans blesser les principes.
Parlant bien, et d'une fermeté rare, il était d'une grande utilité
quand il s'agissait d'appuyer les bons avis, et il servait beaucoup le
directoire par sa considération personnelle.

Son rôle, au milieu de collègues qui se détestaient, était extrêmement
utile. Entre les quatre directeurs, sa préférence se prononçait en
faveur du plus honnête et du plus capable, c'est-à-dire, de Rewbell.
Cependant, il avait évité un rapprochement intime, qui eût été de son
goût, mais qui l'eût éloigné de ses autres collègues. Il n'était pas
sans quelque penchant pour Barras, et se serait rapproché de lui s'il
l'eût trouvé moins corrompu et moins faux. Il avait sur ce collègue un
certain ascendant par sa considération, sa pénétration et sa fermeté.
Les roués se moquent volontiers de la vertu, mais ils la redoutent quand
elle joint à la pénétration qui les devine le courage qui ne sait pas
les craindre. Larévellière se servait de son influence sur Rewbell et
Barras, pour les maintenir en bonne harmonie entre eux et avec Carnot.
Grace à ce conciliateur, et grace aussi à leur zèle commun pour les
intérêts de la république, ces directeurs vivaient convenablement
ensemble, et poursuivaient leur tâche, se partageant dans les questions
qu'ils avaient à décider, beaucoup plus d'après leur opinion que d'après
leurs haines.

Excepté Barras, les directeurs vivaient dans leurs familles, occupant
chacun un appartement au Luxembourg. Ils déployaient peu de luxe.
Cependant Larévellière, qui aimait assez le monde, les arts et les
sciences, et qui se croyait obligé de dépenser ses appointemens d'une
manière utile à l'état, recevait chez lui des savans et des gens de
lettres, mais il les traitait avec simplicité et cordialité. Il s'était
exposé malheureusement à quelque ridicule, sans y avoir du reste
contribué en aucune manière. Il professait en tout point la philosophie
du dix-huitième siècle, telle qu'elle était exprimée dans la profession
de foi du Vicaire savoyard. Il souhaitait la chute de la religion
catholique, et se flattait qu'elle finirait bientôt, si les gouvernemens
avaient la prudence de n'employer contre elle que l'indifférence et
l'oubli. Il ne voulait pas des pratiques superstitieuses et des images
matérielles de la Divinité; mais il croyait qu'il fallait aux hommes des
réunions, pour s'entretenir en commun de la morale et de la grandeur
de la création. Ces sujets en effet ont besoin d'être traités dans des
assemblées, parce que les hommes y sont plus prompts à s'émouvoir, et
plus accessibles aux sentimens élevés et généreux. Il avait développé
ces idées dans un écrit, et avait dit qu'il faudrait un jour faire
succéder aux cérémonies du culte catholique des réunions assez
semblables à celles des protestans, mais plus simples encore, et plus
dégagées de représentation. Cette idée, accueillie par quelques esprits
bienveillans, fut aussitôt mise à exécution. Un frère du célèbre
physicien Haüy forma une société qu'il intitula des _Théophilanthropes_,
et dont les réunions avaient pour but les exhortations morales, les
lectures philosophiques et les chants pieux. Il s'en forma plus d'une
de ce genre. Elles s'établirent dans des salles louées aux frais des
associés, et sous la surveillance de la police. Quoique Larévellière
crût cette institution bonne, et capable d'arracher aux églises
catholiques beaucoup de ces ames tendres qui ont besoin d'épancher en
commun leurs sentimens religieux, il se garda de jamais y figurer ni
lui ni sa famille, pour ne pas avoir l'air de jouer un rôle de chef
de secte, et ne pas rappeler le pontificat de Robespierre. Malgré la
réserve de Larévellière, la malveillance s'arma de ce prétexte pour
verser quelque ridicule sur un magistrat universellement honoré, et
qui ne laissait aucune prise à la calomnie. Du reste, si la
théophilanthropie était le sujet de quelques plaisanteries fort peu
spirituelles chez Barras, ou dans les journaux royalistes, elle
attirait assez peu l'attention, et ne diminuait en rien le respect dont
Larévellière-Lépaux était entouré.

Celui des directeurs qui nuisait véritablement à la considération du
gouvernement, c'était Barras. Sa vie n'était pas simple et modeste comme
celle de ses collègues; il étalait un luxe et une prodigalité que sa
participation aux profits des gens d'affaires pouvait seule expliquer.
Les finances étaient dirigées avec une probité sévère par la majorité
directoriale, et par l'excellent ministre Ramel; mais on ne pouvait pas
empêcher Barras de recevoir des fournisseurs ou des banquiers qu'il
appuyait de son influence, des parts de bénéfices assez considérables.
Il avait mille moyens encore de fournir à ses dépenses: la France
devenait l'arbitre de tant d'états grands et petits, que beaucoup de
princes devaient rechercher sa faveur, et payer de sommes considérables
la promesse d'une voix au directoire. On verra plus tard ce qui fut
tenté en ce genre. La représentation que déployait Barras aurait pu
n'être pas inutile, car des chefs d'état doivent fréquenter beaucoup
les hommes pour les étudier, les connaître et les choisir; mais il
s'entourait, outre les gens d'affaires, d'intrigans de toute espèce,
de femmes dissolues et de fripons. Un cynisme honteux régnait dans ses
salons. Ces liaisons clandestines qu'on prend à tâche, dans une société
bien ordonnée, de couvrir d'un voile, étaient publiquement avouées. On
allait à Gros-Bois se livrer à des orgies, qui fournissaient aux ennemis
de la république de puissans argumens contre le gouvernement. Barras
du reste ne cachait en rien sa conduite, et, suivant la coutume des
débauchés, aimait à publier ses désordres. Il racontait lui-même devant
ses collègues, qui lui en faisaient quelquefois de graves reproches, ses
hauts faits de Gros-Bois et du Luxembourg; il racontait comment il avait
forcé un célèbre fournisseur du temps de se charger d'une maîtresse
qui commençait à lui être à charge, et aux dépenses de laquelle il ne
pouvait plus suffire; comment il s'était vengé sur un journaliste,
l'abbé Poncelin, des invectives dirigées contre sa personne; comment,
après l'avoir attiré au Luxembourg, il l'avait fait fustiger par ses
domestiques. Cette conduite de prince mal élevé, dans une république,
nuisait singulièrement au directoire, et l'aurait déconsidéré
entièrement, si la renommée des vertus de Carnot et de Larévellière
n'eût contre-balancé le mauvais effet des désordres de Barras.

Le directoire, institué le lendemain du 15 vendémiaire[2], formé en
haine de la contre-révolution, composé de régicides et attaqué avec
fureur par les royalistes, devait être chaudement républicain. Mais
chacun de ses membres participait plus ou moins aux opinions qui
divisaient la France. Larévellière et Rewbell avaient ce républicanisme
modéré, mais rigide, aussi opposé aux emportemens de 93 qu'aux fureurs
royalistes de 95. Les gagner à la contre-révolution était impossible.
L'instinct si sûr des partis leur apprenait qu'il n'y avait rien à
obtenir d'eux, ni par des séductions, ni par des flatteries de journaux.
Aussi n'avaient-ils pour ces deux directeurs que le blâme le plus amer.
Quant à Barras et à Carnot, il en était autrement. Barras, quoiqu'il vît
tout le monde, était en réalité un révolutionnaire ardent. Les faubourgs
l'avaient en grande estime, et se souvenaient toujours qu'il avait été
le général de vendémiaire, et les conspirateurs du camp de Grenelle
avaient cru pouvoir compter sur lui. Aussi les patriotes le comblaient
d'éloges, et les royalistes l'accablaient d'invectives. Quelques agens
secrets du royalisme, rapprochés de lui par un commun esprit d'intrigue,
pouvaient bien, comptant sur sa dépravation, concevoir quelques
espérances; mais c'était une opinion à eux particulière. La masse du
parti l'abhorrait et le poursuivait avec fureur.

[Note 2: An IV, 4 octobre 1795.]

Carnot, ex-montagnard, ancien membre du comité de salut public, et
exposé après le 9 thermidor à devenir victime de la réaction royaliste,
devait être certainement un républicain prononcé, et l'était
effectivement. Au premier moment de son entrée au directoire, il avait
fortement appuyé tous les choix faits dans le parti montagnard; mais peu
à peu, à mesure que les terreurs de vendémiaire s'étaient calmées, ses
dispositions avaient changé. Carnot, même au comité de salut public,
n'avait jamais aimé la tourbe des révolutionnaires turbulens, et avait
fortement contribué à détruire les hébertistes. En voyant Barras, qui
tenait à rester _roi de la canaille_, s'entourer des restes du parti
jacobin, il était devenu hostile pour ce parti; il avait déployé
beaucoup d'énergie dans l'affaire du camp de Grenelle, et d'autant plus
que Barras était un peu compromis dans cette échauffourée. Ce n'est pas
tout: Carnot était agité par des souvenirs. Le reproche qu'on lui avait
fait d'avoir signé les actes les plus sanguinaires du comité de salut
public, le tourmentait. Ce n'était pas assez à ses yeux des explications
fort naturelles qu'il avait données; il aurait voulu par tous les moyens
prouver qu'il n'était pas un monstre; et il était capable de beaucoup de
sacrifices pour donner cette preuve. Les partis savent tout, devinent
tout; ils ne sont difficiles à l'égard des hommes que lorsqu'ils sont
victorieux; mais quand ils sont vaincus, ils se recrutent de toutes les
manières, et mettent particulièrement un grand soin à flatter les chefs
des armées. Les royalistes avaient bientôt connu les dispositions de
Carnot à l'égard de Barras et du parti patriote. Ils devinaient son
besoin de se réhabiliter; ils sentaient son importance militaire, et ils
avaient soin de le traiter autrement que ses collègues, et de parler de
lui de la manière qu'ils savaient la plus capable de le toucher. Aussi,
tandis que la cohue de leurs journaux ne tarissait pas d'injures
grossières pour Barras, Larévellière et Rewbell, elle n'avait que des
éloges pour l'ex-montagnard et régicide Carnot. D'ailleurs, en gagnant
Carnot, ils avaient aussi Letourneur, et c'étaient deux voix acquises
par une ruse vulgaire, mais puissante, comme toutes celles qui
s'adressent à l'amour propre. Carnot avait la faiblesse de céder à ce
genre de séduction; et, sans cesser d'être fidèle à ses convictions
intérieures, il formait, avec son ami Letourneur, dans le sein du
directoire, une espèce d'opposition analogue à celle que le nouveau
tiers formait dans les deux conseils. Dans toutes les questions soumises
à la décision du directoire, il se prononçait pour l'avis adopté par
l'opposition des conseils. Ainsi, dans toutes les questions relatives
à la paix et à la guerre, il votait pour la paix, à l'exemple de
l'opposition, qui affectait de la demander sans cesse. Il avait
fortement insisté pour qu'on fît à l'empereur les plus grands
sacrifices, pour qu'on signât la paix avec Naples et avec Rome, sans
s'arrêter à des conditions trop rigoureuses.

De pareils dissentimens ont à peine éclaté, qu'ils font des progrès
rapides. Le parti qui veut en profiter loue à outrance ceux qu'il veut
gagner, et déverse le blâme sur les autres. Cette tactique avait eu
son succès accoutumé. Barras, Rewbell, déjà ennemis de Carnot, lui en
voulaient encore davantage depuis les éloges dont il était l'objet,
et lui imputaient le déchaînement auquel eux-mêmes étaient en
butte. Larévellière employait de vains efforts pour calmer de tels
ressentimens; la discorde n'en faisait pas moins de funestes progrès;
le public, instruit de ce qui se passait, distinguait le directoire en
majorité et minorité, et rangeait Larévellière, Rewbell et Barras d'une
part, Carnot et Letourneur de l'autre.

On classait aussi les ministres. Comme on s'attachait beaucoup à
critiquer la direction des finances, on poursuivait le ministre Ramel,
administrateur excellent, que la situation pénible du trésor obligeait à
des expédiens blâmables en tout autre temps, mais inévitables dans les
circonstances. Les impôts ne rentraient que difficilement, à cause
du désordre effroyable de la perception. Il avait fallu réduire
l'imposition foncière; et les contributions indirectes rendaient
beaucoup moins qu'on ne l'avait présumé. Souvent on se trouvait sans
aucuns fonds à la trésorerie; et, dans ces cas pressans, on prenait sur
les fonds de l'ordinaire ce qui était destiné à l'extraordinaire, ou
bien on anticipait sur les recettes, et on faisait tous les marchés
bizarres et onéreux auxquels les situations de ce genre donnent lieu. On
criait alors aux abus et aux malversations, tandis qu'il aurait fallu au
contraire venir au secours du gouvernement. Ramel, qui remplissait les
devoirs de son ministère avec autant d'intégrité que de lumières,
était en butte à toutes les attaques et traité en ennemi par tous les
journaux. Il en était ainsi du ministre de la marine Truguet, connu
comme franc républicain, comme l'ami de Hoche, et comme l'appui de tous
les officiers patriotes; ainsi du ministre des affaires étrangères,
Delacroix, capable d'être un bon administrateur, mais du reste mauvais
diplomate, trop pédant et trop rude dans ses rapports avec les ministres
des puissances; ainsi de Merlin, qui, dans son administration de la
justice, déployait toute la ferveur d'un républicain montagnard. Quant
aux ministres de l'intérieur, de la guerre et de la police, Benezech,
Petiet et Cochon, on les rangeait entièrement à part. Benezech avait
essuyé tant d'attaques de la part des jacobins, pour avoir proposé de
revenir au commerce libre des subsistances et de ne plus nourrir
Paris, qu'il en était devenu agréable au parti contre-révolutionnaire.
Administrateur habile, mais élevé sous l'ancien régime qu'il regrettait,
il méritait en partie la faveur de ceux qui le louaient. Petiet,
ministre de la guerre, s'acquittait bien de ses fonctions; mais créature
de Carnot, il en partageait entièrement le sort auprès des partis. Quant
au ministre Cochon, il était recommandé aussi par ses liaisons avec
Carnot; la découverte qu'il avait faite des complots des jacobins, et
son zèle dans les poursuites dirigées contre eux, lui valaient la faveur
du parti contraire, qui le louait avec affectation.

Malgré ces divergences, le gouvernement était encore assez uni pour
administrer avec vigueur et poursuivre avec gloire ses opérations contre
les puissances de l'Europe. L'opposition était toujours contenue par la
majorité conventionnelle, restée dans le corps législatif. Cependant les
élections approchaient, et le moment arrivait où un nouveau tiers, élu
sous l'influence du moment, remplacerait un autre tiers conventionnel.
L'opposition se flattait d'acquérir alors la majorité, et de sortir de
l'état de soumission dans lequel elle avait vécu. Aussi, son langage
devenait plus haut dans les deux conseils, et laissait percer ses
espérances. Les membres de cette minorité se réunissaient à Tivoli
pour s'y entretenir de leurs projets et y concerter leur marche. Cette
réunion de députés était devenue un club des plus violens, connu sous le
nom de _club de Clichy_. Les journaux participaient à ce mouvement. Une
multitude de jeunes gens, qui sous l'ancien régime auraient fait de
petits vers, déclamaient dans cinquante ou soixante feuilles contre
les excès de la révolution et contre la convention, à laquelle
ils imputaient ces excès. On n'en voulait pas, disaient-ils, à la
république, mais à ceux qui avaient ensanglanté son berceau. Les
réunions d'électeurs se formaient par avance, et on tâchait d'y préparer
les choix. C'était en tout le langage, l'esprit, les passions de
vendémiaire; c'était la même bonne foi et la même duperie dans la masse,
la même ambition dans quelques individus, la même perfidie dans quelques
conspirateurs, travaillant secrètement pour la royauté.

Cette faction royaliste, toujours battue, mais toujours crédule et
intrigante, renaissait sans cesse. Partout où il y a une prétention
appuyée de quelques secours d'argent, il se trouve des intrigans prêts à
la servir par de misérables projets. Quoique Lemaître eût été condamné
à mort, que la Vendée fût soumise, et que Pichegru eût été privé du
commandement de l'armée du Rhin, les menées de la contre-révolution
n'avaient pas cessé; elles continuaient au contraire avec une extrême
activité. Toutes les situations étaient singulièrement changées. Le
prétendant, qualifié tour à tour de comte de Lille ou de Louis XVIII,
avait quitté Vérone, comme on a vu, pour passer à l'armée du Rhin. Il
s'était arrêté un moment dans le camp du prince de Condé, où un accident
mit sa vie en péril. Étant à une fenêtre, il reçut un coup de fusil,
et fut légèrement effleuré par la balle. Ce fait, dont l'auteur resta
inconnu, ne pouvait manquer d'être attribué au directoire, qui n'était
pas assez sot pour payer un crime profitable seulement au comte
d'Artois. Le prétendant ne resta pas long-temps auprès du prince de
Condé. Sa présence dans l'armée autrichienne ne convenait pas au cabinet
de Vienne, qui n'avait pas voulu le reconnaître, et qui sentait combien
elle envenimerait encore la querelle avec la France, querelle déjà trop
coûteuse et trop cruelle. On lui signifia l'ordre de partir, et, sur son
refus, on fit marcher un détachement pour l'y contraindre. Il se retira
alors à Blankembourg, où il continua d'être le centre de toutes les
correspondances. Condé demeura avec son corps sur le Rhin. Le comte
d'Artois, après ses vains projets sur la Vendée, s'était retiré en
Ecosse, d'où il correspondait encore avec quelques intrigans, allant et
venant de la Vendée en Angleterre.

Lemaître étant mort, ses associés avaient pris sa place et lui avaient
succédé dans la confiance du prétendant. C'étaient, comme on le sait
déjà, l'abbé Brottier, ancien précepteur, Laville-Heurnois, ci-devant
maître des requêtes, un certain chevalier Despomelles, et un officier de
marine nommé Duverne de Presle. L'ancien système de ces agens, placés à
Paris, était de tout faire par les intrigues de la capitale, tandis que
les Vendéens prétendaient tout faire par l'insurrection armée, et le
prince de Condé tout par le moyen de Pichegru. La Vendée étant soumise,
Pichegru étant condamné à la retraite, et une réaction menaçante
éclatant contre la révolution, les agens de Paris furent d'autant plus
persuadés que l'on devait tout attendre d'un mouvement spontané de
l'intérieur. S'emparer d'abord des élections, puis s'emparer par les
élections des conseils, par les conseils du directoire et des places,
leur semblait un moyen assuré de rétablir la royauté, avec les moyens
même que leur fournissait la république. Mais pour cela il fallait
mettre un terme à cette divergence d'idées qui avait toujours régné
dans les projets de contre-révolution. Puisaye, resté secrètement en
Bretagne, y rêvait, comme autrefois, l'insurrection de cette province.
M. de Frotté, en Normandie, tâchait d'y préparer une Vendée, mais ni
l'un ni l'autre ne voulaient s'entendre avec les agens de Paris. Le
prince de Condé, dupé sur le Rhin dans son intrigue avec Pichegru,
voulait toujours la conduire à part, sans y mêler ni les Autrichiens,
ni le prétendant, et c'est à regret qu'il les avait mis dans le secret.
Pour mettre de l'ensemble dans ces projets incohérens, et surtout pour
avoir de l'argent, les agens de Paris firent voyager l'un d'entre eux
dans les provinces de l'Ouest, en Angleterre, en Ecosse, en Allemagne
et en Suisse. Ce fut Duverne de Presle qui fut choisi. Ne pouvant pas
réussir à priver Puisaye de son commandement, on essaya, par l'influence
du comte d'Artois, de le rattacher au système de l'agence de Paris, et
de l'obliger à s'entendre avec elle. On obtint des Anglais la chose
la plus importante, quelque secours d'argent. On se fit donner par le
prétendant des pouvoirs qui faisaient ressortir toutes les intrigues
de l'agence de Paris. On vit le prince de Condé, qu'on ne rendit ni
intelligent, ni maniable. On vit M. de Précy, qui était toujours le
promoteur secret des troubles de Lyon et du Midi; enfin on concerta un
plan général qui n'avait d'ensemble et d'unité que sur le papier, et qui
n'empêchait pas que chacun agît à sa façon, d'après ses intérêts et ses
prétentions.

Il fut convenu que la France entière se partagerait en deux agences,
l'une comprenant l'Est et le Midi, l'autre le Nord et l'Ouest. M. de
Précy était à la tête de la première, les agens de Paris dirigeaient
la seconde. Ces deux agences devaient se concerter dans toutes leurs
opérations, et correspondre directement avec le prétendant qui leur
donnait ses ordres. On imagina des associations secrètes sur le plan de
celles de Baboeuf. Elles étaient isolées entre elles, et ignoraient le
nom des chefs, ce qui empêchait qu'on ne saisît toute la conspiration en
saisissant l'une des parties. Ces associations devaient être adaptées à
l'état de la France. Comme on avait vu que la plus grande partie de la
population, sans désirer le retour des Bourbons, voulait l'ordre,
le repos, et imputait au directoire la continuation du système
révolutionnaire, on forma une maçonnerie dite des _Philantropes_, qui
s'engageaient à user de leurs droits électoraux et à les exercer en
faveur d'hommes opposés au directoire. Les philantropes ignoraient le
but secret de ces menées, et on ne devait leur avouer qu'une seule
intention, celle de renforcer l'opposition. Une autre association, plus
secrète, plus concentrée, moins nombreuse, et intitulée _des fidèles_,
devait se composer de ces hommes plus énergiques et plus dévoués,
auxquels on pouvait révéler le secret de la faction. Les fidèles
devaient être secrètement armés, et prêts à tous les coups de main.
Ils devaient s'enrôler dans la garde nationale, qui n'était pas encore
organisée, et, à la faveur de ce costume, exécuter plus sûrement les
ordres qu'on leur donnerait. Leur mission obligée, indépendamment de
tout plan d'insurrection, était de veiller aux élections; et si on en
venait aux mains, comme cela était arrivé en vendémiaire, de voler au
secours du parti de l'opposition. Les fidèles contribuaient en outre
à cacher les émigrés et les prêtres, à faire de faux passeports, à
persécuter les révolutionnaires et les acquéreurs de biens nationaux.
Ces associations étaient sous la direction de chefs militaires, qui
correspondaient avec les deux agences principales, et recevaient leurs
ordres. Tel était le nouveau plan de la faction, plan chimérique que
l'histoire dédaignerait de rapporter, s'il ne faisait connaître les
rêves dont les partis se repaissent dans leurs défaites. Malgré ce
prétendu ensemble, l'association du Midi n'aboutissait qu'à produire des
compagnies anonymes, agissant sans direction et sans but, et ne suivant
que l'inspiration de la vengeance et du pillage. Puisaye, Frotté,
Rochecot, dans la Bretagne et la Normandie, travaillaient à part à
refaire une Vendée, et désavouaient la contre-révolution mixte des agens
de Paris. Puisaye fit même un manifeste pour déclarer que jamais la
Bretagne ne seconderait des projets qui ne tendraient pas à rendre par
la force ouverte une royauté absolue et entière à la famille de Bourbon.

Le prince de Condé continuait de son côté à correspondre directement
avec Pichegru, dont la conduite singulière et bizarre ne s'explique que
par l'embarras de sa position. Ce général, le seul connu dans l'histoire
pour s'être fait battre volontairement, avait lui-même demandé sa
démission. Cette conduite devra paraître étonnante, car c'était se
priver de tout moyen d'influence, et par conséquent se mettre dans
l'impossibilité d'accomplir ses prétendus desseins. Cependant on la
comprendra en examinant la position de Pichegru: il ne pouvait pas
rester général sans mettre enfin à exécution les projets qu'il
annonçait, et pour lesquels il avait reçu des sommes considérables.
Pichegru avait devant lui trois exemples, tous trois fort différents,
celui de Bouillé, de Lafayette et de Dumouriez, qui lui prouvaient
qu'entraîner une armée était chose impossible. Il voulait donc se mettre
dans l'impuissance de rien tenter, et c'est là ce qui explique la
demande de sa démission, que le directoire, ignorant encore tout à fait
sa trahison, ne lui accorda d'abord qu'à regret. Le prince de Condé et
ses agens furent fort surpris de la conduite de Pichegru, et crurent
qu'il leur avait escroqué leur argent, et qu'au fond il n'avait jamais
voulu les servir. Mais à peine destitué, Pichegru retourna sur les bords
du Rhin, sous prétexte de vendre ses équipages, et passa ensuite dans le
Jura, qui était son pays natal. De là il continua à correspondre avec
les agens du prince, et leur présenta sa démission comme une combinaison
très-profonde. Il allait, disait-il, être considéré comme une victime du
directoire, il allait se lier avec tous les royalistes de l'intérieur
et se faire un parti immense; son armée, qui passait sous les ordres
de Moreau, le regrettait vivement, et, au premier revers qu'elle
essuyerait, elle ne manquerait pas de réclamer son ancien général, et de
se révolter pour qu'on le lui rendît. Il devait profiter de ce moment
pour lever le masque, accourir à son armée, se donner la dictature, et
proclamer la royauté. Ce plan ridicule, eût-il été sincère, aurait été
déjoué par les succès de Moreau, qui, même pendant sa fameuse retraite,
n'avait cessé d'être victorieux. Le prince de Condé, les généraux
autrichiens qu'il avait été obligé de mettre dans la confidence, le
ministre anglais en Suisse, Wickam, commençaient à croire que Pichegru
les avait trompés. Ils ne voulaient plus continuer cette correspondance;
mais sur les instances des agens intermédiaires, qui ne veulent jamais
avoir fait une vaine tentative, la correspondance fut continuée, pour
voir si on en tirerait quelque profit. Elle se faisait par Strasbourg,
au moyen de quelques espions qui passaient le Rhin et se rendaient
auprès du général autrichien Klinglin; et aussi par Bâle, avec le
ministre anglais Wickam. Pichegru resta dans le Jura sans accepter ni
refuser l'ambassade de Suède, qu'on lui proposa, mais travaillant à se
faire nommer député, payant les agens du prince des plus misérables
promesses du monde, et recevant toujours des sommes considérables.
Il faisait espérer les plus grands résultats de sa nomination aux
cinq-cents; il se targuait d'une influence qu'il n'avait pas; il
prétendait donner au directoire des avis perfides, et l'induire à des
déterminations dangereuses; il s'attribuait la longue résistance de
Kehl, qu'il disait avoir conseillée pour compromettre l'armée. On
comptait peu sur ces prétendus services. M. le comte de Bellegarde
écrivait: «Nous sommes dans la situation du joueur qui veut regagner
son argent, et qui s'expose à perdre encore pour recouvrer ce qu'il a
perdu.» Les généraux autrichiens continuaient cependant à correspondre,
parce qu'à défaut de grands desseins, ils recueillaient au moins de
précieux détails sur l'état et les mouvemens de l'armée française. Les
infâmes agens de cette correspondance envoyaient au général Klinglin les
états et les plans qu'ils pouvaient se procurer. Pendant le siége de
Kehl, ils n'avaient cessé d'indiquer eux-mêmes les points sur lesquels
le feu ennemi pouvait se diriger avec le plus d'effet.

Tel était donc alors le rôle misérable de Pichegru. Avec un esprit
médiocre, il était fin et prudent, et avait assez de tact et
d'expérience pour croire tout projet de contre-révolution inexécutable
dans le moment. Ses éternels délais, ses fables pour amuser la crédulité
des agens du prince, prouvent sa conviction à cet égard; et sa conduite
dans des circonstances importantes le prouvera mieux encore. Il n'en
recevait pas moins le prix des projets qu'il ne voulait pas exécuter, et
avait l'art de se le faire offrir sans le demander.

Du reste, c'était là la conduite de tous les agens du royalisme. Ils
mentaient avec impudence, s'attribuaient une influence qu'ils n'avaient
pas, et prétendaient disposer des hommes les plus importans, sans
leur avoir jamais adressé la parole. Brottier, Duverne de Presle et
Laville-Heurnois se vantaient de disposer d'un grand nombre de députés
dans les deux conseils, et se promettaient d'en avoir bien plus encore
après de nouvelles élections. Il n'en était rien cependant; ils ne
communiquaient qu'avec le député Lemerer et un nommé Mersan, qui avait
été exclu du corps législatif, en vertu de la loi du 3 brumaire contre
les parens d'émigrés. Par Lemerer ils prétendaient avoir tous les
députés composant la réunion de Clichy. Ils jugeaient, d'après les
discours et la manière de voter de ces députés, qu'ils applaudiraient
probablement à la restauration de la monarchie, et ils se croyaient
autorisés par là à offrir d'avance leur dévouement et même leur repentir
au roi de Blankembourg. Ces misérables en imposaient à ce roi, et
calomniaient les membres de la réunion de Clichy. Il y avait là des
ambitieux qui étaient ennemis des conventionnels, parce que les
conventionnels occupaient le gouvernement tout entier, des hommes
exaspérés contre la révolution, des dupes qui se laissaient conduire,
mais très-peu d'hommes assez hardis pour songer à la royauté, et assez
capables pour travailler utilement à son rétablissement. Ce n'en était
pas moins sur de tels fondemens que les agens du royalisme bâtissaient
leurs projets et leurs promesses.

C'est l'Angleterre qui fournissait à tous les frais de la
contre-révolution présumée; elle envoyait de Londres en Bretagne les
secours que demandait Puisaye. Le ministre anglais en Suisse, Wickam,
était chargé de fournir des fonds aux deux agences de Lyon et de Paris,
et d'en faire parvenir directement à Pichegru, qui était, suivant la
correspondance, _cavé pour les grands cas_.

Les agens de la contre-révolution avaient la prétention de prendre
l'argent de l'Angleterre et de se moquer d'elle. Ils étaient convenus
avec le prétendant de recevoir ses fonds, sans jamais suivre aucune
de ses vues, sans jamais obéir à aucune de ses inspirations, dont il
fallait, disait-on, se défier. L'Angleterre n'était point leur dupe, et
avait pour eux tout le mépris qu'ils méritaient. Wickam, Pitt, et tous
les ministres anglais, ne comptaient pas du tout sur les oeuvres de ces
messieurs, et n'en espéraient pas la contre-révolution. Il leur fallait
des brouillons qui troublassent la France, qui répandissent l'inquiétude
par leurs projets, et qui, sans mettre le gouvernement dans un péril
réel, lui causassent des craintes exagérées. Ils consacraient
volontiers un million ou deux par an à cet objet. Ainsi les agens de
contre-révolution se trompaient, en croyant tromper les Anglais. Avec
toute leur bonne volonté de faire une escroquerie, ils n'y réussissaient
pas; et l'Angleterre ne comptait pas sur de plus grands résultats que
ceux qu'ils étaient capables de produire.

Tels étaient alors les projets et les moyens de la faction royaliste.
Le ministre de la police, Cochon, en connaissait une partie; il savait
qu'il existait à Paris des correspondans de la cour de Blankembourg; car
dans notre longue révolution, où tant de complots se sont succédé, il
n'y a pas d'exemple d'une conspiration restée inconnue. Il suivait
attentivement leur marche, les entourait d'espions, et attendait de leur
part une tentative caractérisée, pour les saisir avec avantage. Ils
lui en fournirent bientôt l'occasion. Poursuivant leur beau projet de
s'emparer des autorités, ils songèrent à s'assurer d'abord des autorités
militaires de Paris. Les principales forces de la capitale consistaient
dans les grenadiers du corps législatif, et dans le camp des Sablons.
Les grenadiers du corps législatif étaient une troupe d'élite de douze
cents hommes, que la constitution avait placés auprès des deux conseils,
comme garde de sûreté et d'honneur. Leur commandant, l'adjudant-général
Ramel, était connu pour ses sentimens modérés, et aux yeux des imbéciles
agens de Louis XVIII, c'était une raison suffisante pour le croire
royaliste. La force armée réunie aux Sablons s'élevait à peu près à
douze mille hommes. Le commandant de cette force armée était le général
Hatry, brave homme qu'on n'espérait pas gagner. On songea au chef
d'escadron du 21e de dragons, le nommé Malo, qui avait chargé si
brusquement les jacobins lors de leur ridicule tentative sur le camp de
Grenelle. On raisonna pour lui comme pour Ramel; et parce qu'il avait
repoussé les jacobins, on supposa qu'il accueillerait les royalistes.
Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle les sondèrent tous les
deux, leur firent des propositions qui furent écoutées, et dénoncées
sur-le-champ au ministre de la police. Celui-ci enjoignit à Ramel et
Malo de continuer à écouter les conspirateurs, pour connaître tout leur
plan. Ceux-ci les laissèrent développer longuement leurs projets, leurs
moyens, leurs espérances; et on s'ajourna à une prochaine entrevue, dans
laquelle ils devaient exhiber les pouvoirs qu'ils tenaient de Louis
XVIII. C'était le moment choisi pour les arrêter. Les entrevues avaient
lieu chez le chef d'escadron Malo, dans l'appartement qu'il occupait
à l'École-Militaire. Des gendarmes et des témoins furent cachés, de
manière à tout entendre, et à pouvoir se montrer à un signal donné. Le
11 pluviôse (30 janvier), en effet, ces misérables dupes se rendirent
chez Malo avec les pouvoirs de Louis XVIII, et développèrent de nouveau
leurs projets. Quand on les eut assez écoutés, on feignit de les laisser
partir, mais les agens apostés les saisirent, et les conduisirent chez
le ministre de la police. Sur-le-champ on se rendit à leurs domiciles,
et on s'empara en leur présence de tous leurs papiers. On y trouva
des lettres qui prouvaient suffisamment la conspiration, et qui en
révélaient en partie les détails. On y vit, par exemple, que ces
messieurs composaient de leur chef un gouvernement tout entier. Ils
voulaient dans le premier moment, et en attendant le retour du roi de
Blankembourg, laisser exister une partie des autorités actuelles. Ils
voulaient nommément conserver Benezech à l'intérieur, Cochon à la
police; et si ce dernier, comme régicide, effarouchait les royalistes,
ils projetaient de mettre à sa place M. Siméon ou M. Portalis. Ils
voulaient encore placer aux finances M. Barbé-Marbois, _qui a_,
disaient-ils, _des talens, de l'instruction_, et qui _passe pour
honnête_. Ils n'avaient point consulté certainement ni Benezech, ni
Cochon, ni MM. Portalis, Siméon et Barbé-Marbois, auxquels ils étaient
totalement inconnus; mais ils avaient disposé d'eux, comme d'usage, à
leur insu, et sur leurs opinions présumées.

La découverte de ce complot produisit une vive sensation, et prouva que
la république devait toujours être en garde contre ses anciens
ennemis. Il causa un véritable étonnement dans toute l'opposition, qui
aboutissait au royalisme sans s'en douter, et qui n'était nullement dans
le secret. Cet étonnement prouvait combien ces misérables se vantaient,
en annonçant à Blankembourg qu'ils disposaient d'un grand nombre de
membres des deux conseils. Le directoire voulut sur-le-champ les livrer
à une commission militaire. Ils déclinèrent cette compétence, en
soutenant qu'ils n'avaient point été surpris les armes à la main, ni
faisant une tentative de vive force. Plusieurs députés, qui s'unissaient
de sentiment à leur cause, les appuyèrent dans les conseils; mais le
directoire n'en persista pas moins à les traduire devant une commission
militaire, comme ayant tenté d'embaucher des militaires.

Leur système de défense fut assez adroit. Ils avouèrent leur qualité
d'agens de Louis XVIII, mais ils soutinrent qu'ils n'avaient d'autre
mission que celle de préparer l'opinion, et d'attendre d'elle seule, et
non de la force, le retour aux idées monarchiques. Ils furent condamnés
à mort, mais leur peine fut commuée en une détention, pour prix des
révélations de Duverne de Presle[3]. Celui-ci fit au directoire une
longue déclaration, qui fut insérée au registre secret, et dans laquelle
il dévoila toutes les menées des royalistes. Le directoire, instruit
de ces détails, se garda de les publier, pour ne point apprendre aux
conspirateurs qu'il connaissait leur plan tout entier. Duverne de Presle
ne dit rien sur Pichegru, dont les intrigues, aboutissant directement au
prince de Condé, étaient restées inconnues aux agens de Paris; mais
il déclara vaguement, d'après des ouï-dire, que l'on avait essayé de
pratiquer des intelligences dans l'une des principales armées.

[Note 3: 19 germinal (8 avril).]

Cette arrestation de leurs principaux agens aurait pu déjouer les
intrigues des royalistes, s'ils avaient eu un plan bien lié; mais
chacun agissant de son côté à sa manière, l'arrestation de Brottier,
Laville-Heurnois et Duverne de Presle n'empêcha point MM. Puisaye et de
Frotté d'intriguer en Normandie et en Bretagne, M. de Précy à Lyon, et
le prince de Condé dans l'armée du Rhin.

On jugea peu de temps après Baboeuf et ses complices; ils furent tous
acquittés, excepté Baboeuf et Darthé qui subirent la peine de mort[4].

[Note 4: 6 prairial (25 mai).]

L'affaire importante était celle des élections. Par opposition au
directoire ou par royalisme, une foule de gens s'agitaient pour les
influencer. Dans le Jura, on travaillait à faire nommer Pichegru; à
Lyon, M. Imbert-Colomès, l'un des agens de Louis XVIII dans le Midi. A
Versailles, on faisait élire un M. de Vauvilliers, gravement compromis
dans le complot découvert. Partout enfin on préparait des choix hostiles
au directoire. A Paris, les électeurs de la Seine s'étaient réunis pour
concerter leurs nominations. Ils se proposaient d'adresser les demandes
suivantes aux candidats: _As-tu acquis des biens nationaux? As-tu été
journaliste? As-tu écrit, agi et fait quelque chose dans la révolution?_
On ne devait nommer aucun de ceux qui répondraient affirmativement sur
ces questions. De pareils préparatifs annonçaient combien était
violente la réaction contre tous les hommes qui avaient pris part à la
révolution. Cent journaux déclamaient avec véhémence, et produisaient un
véritable étourdissement sur les esprits. Le directoire n'avait, pour
les réprimer, que la loi qui punissait de mort les écrivains provoquant
le retour à la royauté. Jamais des juges ne pouvaient consentir à
appliquer une loi aussi cruelle. Il demanda pour la troisième fois aux
conseils, de nouvelles dispositions législatives qui lui furent encore
refusées. Il proposa aussi de faire prêter aux électeurs le serment de
haine à la royauté; une vive discussion s'engagea sur l'efficacité du
serment, et on modifia la proposition, en changeant le serment en
une simple déclaration. Chaque électeur devait déclarer qu'il était
également opposé à l'anarchie et à la royauté. Le directoire, sans
se permettre aucun des moyens honteux, si souvent employés dans les
gouvernemens représentatifs pour influer sur les élections, se contenta
de choisir pour commissaires auprès des assemblées, des hommes connus
par leurs sentimens républicains, et de faire écrire des circulaires par
le ministre Cochon, dans lesquelles il recommandait aux électeurs les
candidats de son choix. On se récria beaucoup contre ces circulaires,
qui n'étaient qu'une exhortation insignifiante, et point du tout une
injonction; car le nombre, l'indépendance des électeurs, surtout dans
un gouvernement où presque toutes les places étaient électives, les
mettaient à l'abri de l'influence du directoire.

Pendant qu'on travaillait ainsi aux élections, on s'occupait beaucoup
du choix d'un nouveau directeur. La question était de savoir lequel des
cinq serait désigné par le sort, conformément à la constitution, pour
sortir du directoire: si c'était Barras, Rewbell ou Larévellière-Lépaux,
l'opposition était assurée, avec le secours du nouveau tiers, de nommer
un directeur de son choix. Alors elle espérait avoir la majorité dans le
gouvernement; en quoi elle se flattait beaucoup, car bientôt ses folies
n'auraient pas manqué d'éloigner d'elle Carnot et Letourneur.

Le club de Clichy discutait bruyamment le choix du nouveau directeur.
On y proposait Cochon et Barthélémy. Cochon avait perdu un peu dans
l'opinion des contre-révolutionnaires, depuis qu'il avait fait arrêter
Brottier et ses complices, surtout depuis ses circulaires aux électeurs.
On préférait Barthélémy, notre ambassadeur en Suisse, que l'on croyait
secrètement lié avec les émigrés et le prince de Condé.

Les bruits les plus absurdes étaient répandus au milieu de cette
agitation. On disait que le directoire voulait faire arrêter les députés
nouvellement élus, et empêcher leur réunion; on soutenait même qu'il
voulait les faire assassiner. Ses amis, de leur côté, disaient qu'on
préparait son acte d'accusation à Clichy, et qu'on n'attendait que le
nouveau tiers pour le présenter aux cinq-cents.

Mais tandis que les partis s'agitaient, dans l'attente d'un événement
qui devait altérer les majorités et changer la direction du gouvernement
de la république, une campagne nouvelle se préparait, et tout annonçait
qu'elle serait la dernière. Les puissances étaient à peu près partagées
comme l'année précédente. La France, unie à l'Espagne et à la Hollande,
avait à lutter avec l'Angleterre et l'Autriche. Les sentimens de la
cour d'Espagne n'étaient pas et ne pouvaient pas être favorables aux
républicains français; mais sa politique, dirigée par le prince de la
Paix, était entièrement pour eux. Elle regardait leur alliance comme le
moyen le plus sûr d'être protégée contre leurs principes, et pensait
avec raison qu'ils ne voudraient pas la révolutionner, tant qu'ils
trouveraient en elle un puissant auxiliaire maritime. D'ailleurs, elle
avait une vieille haine contre l'Angleterre, et se flattait que l'union
de toutes les marines du continent lui fournirait un moyen de venger ses
injures. Le prince de la Paix, voyant son existence attachée à cette
politique, et sentant qu'il périrait avec elle, employait à la faire
triompher des sentimens de la famille royale, toute son influence sur la
reine; il y réussissait parfaitement. Il résultait toutefois de cet
état de choses que les Français étaient individuellement maltraités
en Espagne, tandis que leur gouvernement y obtenait la plus grande
déférence à ses volontés. Malheureusement la légation française ne
s'y conduisit ni avec les égards dus à une puissance amie, ni avec la
fermeté nécessaire pour protéger les sujets français. L'Espagne, en
s'unissant à la France, avait perdu l'importante colonie de la Trinité.
Elle espérait que si la France se délivrait cette année de l'Autriche,
et reportait toutes ses forces contre l'Angleterre, on ferait expier
à celle-ci tous ses avantages. La reine se flattait surtout d'un
agrandissement en Italie pour son gendre, le duc de Parme. Il était
question encore d'une entreprise contre le Portugal; et, dans ce vaste
bouleversement des états, la cour de Madrid n'était pas sans quelque
espérance de réunir toute la péninsule sous la même domination.

Quant à la Hollande, sa situation était assez triste. Elle était agitée
par toutes les passions que provoque un changement de constitution.
Les gens raisonnables, qui voulaient un gouvernement dans lequel on
conciliât l'ancien système fédératif avec l'unité nécessaire pour donner
de la force à la république batave, avaient à combattre trois partis
également dangereux. D'abord les orangistes, comprenant toutes les
créatures du stathouder, les gens vivant d'emplois, et la populace;
secondement les fédéralistes, comprenant toutes les familles riches
et puissantes qui voulaient conserver l'ancien état de choses, au
stathoudérat près, qui blessait leur orgueil; enfin les démocrates
prononcés, parti bruyant, audacieux, implacable, composé de têtes
ardentes et d'aventuriers. Ces trois partis se combattaient avec
acharnement et retardaient l'établissement de la constitution du pays.
Outre ces embarras, la Hollande craignait toujours une invasion de la
Prusse, qui n'était contenue que par les succès de la France. Elle
voyait son commerce gêné dans le Nord par les Anglais et les Russes;
enfin elle perdit toutes ses colonies par la trahison de la plupart de
ses commandans. Le cap de Bonne-Espérance, Trinquemale, les Moluques,
étaient déjà au pouvoir des Anglais. Les troupes françaises, campées en
Hollande pour la couvrir contre la Prusse, observaient la plus louable
et la plus sévère discipline; mais les administrations et les chefs
militaires ne s'y conduisaient ni avec ménagement, ni avec probité. Le
pays était donc horriblement surchargé. On en pourrait conclure que la
Hollande avait mal fait de se lier à la France, mais ce serait raisonner
légèrement. La Hollande, placée entre les deux masses belligérantes, ne
pouvait pas échapper à l'influence des vainqueurs. Sous le stathouder,
elle était sujette de l'Angleterre et sacrifiée à ses intérêts, elle
avait de plus l'esclavage intérieur. En s'alliant à la France,
elle courait les chances attachées à la nature de cette puissance,
continentale plutôt que maritime, et compromettait ses colonies; mais
elle pouvait un jour, grâce à l'union des trois marines du continent,
recouvrer ce qu'elle avait perdu; elle pouvait espérer une constitution
raisonnable sous la protection française. Tel est le sort des états;
s'ils sont forts, ils font eux-mêmes leurs révolutions, mais ils en
subissent tous les désastres et se noient dans leur propre sang; s'ils
sont faibles, ils voient leurs voisins venir les révolutionner à main
armée, et subissent tous les inconvénients de la présence des armées
étrangères. Ils ne s'égorgent pas, mais ils paient les soldats qui
viennent faire la police chez eux. Telle était la destinée de la
Hollande et sa situation par rapport à nous. Dans cet état, elle n'avait
pas été fort utile au gouvernement français. Sa marine et son armée se
réorganisaient très lentement; les rescriptions bataves, avec lesquelles
avait été payée l'indemnité de guerre de cent millions, s'étaient
négociées presque pour rien, et les avantages de l'alliance étaient
devenus presque nuls pour la France: aussi il s'en était ensuivi de
l'humeur entre les deux pays. Le directoire reprochait au gouvernement
hollandais de ne pas tenir ses engagemens, et le gouvernement hollandais
reprochait au directoire de le mettre dans l'impossibilité de les
remplir. Malgré ces nuages, les deux puissances marchaient cependant
au même but. Une escadre et une armée d'embarquement se préparaient en
Hollande, pour concourir aux projets du directoire.

Quant à la Prusse, à une grande partie de l'Allemagne, au Danemark, à la
Suède et à la Suisse, la France était toujours avec ces états dans les
rapports d'une exacte neutralité. Des nuages s'étaient élevés entre la
France et l'Amérique. Les États-Unis se conduisaient à notre égard avec
autant d'injustice que d'ingratitude. Le vieux Washington s'était laissé
entraîner dans le parti de John Adams et des Anglais, qui voulaient
ramener l'Amérique à l'état aristocratique et monarchique. Les torts de
quelques corsaires et la conduite des agens du comité de salut public
leur servaient de prétexte; prétexte bien peu fondé, car les torts des
Anglais envers la marine américaine étaient bien autrement graves; et
la conduite de nos agents s'était ressentie du temps et devait être
excusée. Les fauteurs du parti anglais répandaient que la France voulait
se faire céder par l'Espagne les Florides et la Louisiane; qu'au moyen
de ces provinces et du Canada, elle entourerait les Etats-Unis, y
sèmerait les principes démocratiques, détacherait successivement tous
les États de l'Union, dissoudrait ainsi la fédération américaine, et
composerait une vaste démocratie entre le golfe du Mexique et les cinq
lacs. Il n'en était rien; mais ces mensonges servaient à échauffer les
têtes et à faire des ennemis à la France. Un traité de commerce venait
d'être conclu par les Américains avec l'Angleterre; il renfermait des
stipulations qui transportaient à cette puissance des avantages réservés
autrefois à la France seule, et dus aux services qu'elle avait rendus à
la cause américaine. L'avis d'une rupture avec les États-Unis avait des
partisans dans le gouvernement français. Monroe, qui était ambassadeur à
Paris, donnait à cet égard les plus sages avis au directoire. «La guerre
avec la France, disait-il, forcera le gouvernement américain à se
jeter dans les bras de l'Angleterre, et le livrera à son influence;
l'aristocratie dominera aux États-Unis, et la liberté sera compromise.
En souffrant patiemment, au contraire, les torts du président actuel, on
le laissera sans excuse, on éclairera les Américains, et on décidera un
choix contraire à la prochaine élection. Tous les torts dont la France
peut avoir à se plaindre seront alors réparés.» Cet avis sage et
prévoyant l'avait emporté au directoire. Rewbell, Barras, Larévellière
le firent triompher contre l'avis du systématique Carnot, qui quoique
disposé ordinairement pour la paix, voulait qu'on se fit donner la
Louisiane, et qu'on y essayât une république.

Tels étaient les rapports de la France avec les puissances qui étaient
ses alliées ou simplement ses amies. L'Angleterre et l'Autriche avaient
fait, l'année précédente, un traité de triple alliance avec la Russie;
mais la grande et fourbe Catherine venait de mourir. Son successeur,
Paul 1er, prince dont la raison était peu solide, et s'éclairait par
lueurs passagères, comme il arrive souvent dans sa famille, avait montré
beaucoup d'égards aux émigrés français, et cependant peu d'empressement
à exécuter les conditions du traité de triple alliance. Ce prince
semblait être frappé de la puissance colossale de la république
française, et on aurait dit qu'il comprenait le danger de la rendre plus
redoutable en la combattant; du moins ses paroles à un Français très
connu par ses lumières et son esprit, le feraient croire. Sans rompre le
traité, il avait fait valoir l'état de ses armées et de son trésor, et
avait conseillé à l'Angleterre et à l'Autriche la voie des négociations.
L'Angleterre avait essayé de décider le roi de Prusse à se jeter dans la
coalition, mais n'y avait pas réussi. Ce prince sentait qu'il n'avait
aucun intérêt à venir au secours de son plus redoutable ennemi,
l'empereur. La France lui promettait une indemnité en Allemagne pour le
stathouder, qui avait épousé sa soeur; il n'avait donc rien à désirer
pour lui-même. Il voulait seulement empêcher que l'Autriche, battue et
dépouillée par la France, ne s'indemnisât de ses pertes en Allemagne;
il aurait même désiré s'opposer à ce qu'elle reçût des indemnités en
Italie: aussi avait-il déclaré que jamais il ne consentirait à ce que
l'Autriche reçût la Bavière en échange des Pays-Bas, et il faisait en
même temps proposer son alliance à la république de Venise, lui offrant
de la garantir, dans le cas où la France et l'Autriche voudraient
s'accommoder à ses dépens. Son but était donc d'empêcher que l'empereur
ne trouvât des équivalens pour les pertes qu'il faisait en luttant
contre la France.

La Russie n'intervenant pas encore dans la lutte, et la Prusse
persistant dans la neutralité, l'Angleterre et l'Autriche restaient
seules en ligne. L'Angleterre était dans une situation fort triste; elle
ne redoutait plus, pour le moment du moins, une expédition en Irlande,
mais sa banque était menacée, plus sérieusement que jamais; elle ne
comptait pas du tout sur l'Autriche, qu'elle voyait hors d'haleine, et
elle s'attendait à voir la France, après avoir vaincu le continent,
l'accabler elle-même de ses forces réunies. L'Autriche, malgré
l'occupation de Kehl et d'Huningue, sentait qu'elle s'était perdue en
s'opiniâtrant contre deux têtes de pont, et en ne portant pas toutes ses
forces en Italie. Les désastres de Rivoli et de la Favorite, la prise
de Mantoue, la mettaient dans un péril imminent. Elle était obligée de
dégarnir le Rhin, et de se réduire, sur cette frontière, à une véritable
infériorité, pour porter ses forces et son prince Charles du côté de
l'Italie. Mais pendant l'intervalle que ses troupes mettraient à faire
le trajet du Haut-Rhin à la Piave et à l'Izonzo, elle était exposée sans
défense aux coups d'un adversaire qui savait saisir admirablement les
avantages du temps.

Toutes ces craintes étaient fondées; la France lui préparait, en effet,
des coups terribles que la campagne que nous allons voir s'ouvrir ne
tarda pas à réaliser.


CHAPITRE VIII.

ÉTAT DE NOS ARMÉES A L'OUVERTURE DE LA CAMPAGNE DE 1797--MARCHE DE
BONAPARTE CONTRE LES ÉTATS ROMAINS.--TRAITÉ DE TOLENTINO AVEC
LE PAPE.--NOUVELLE CAMPAGNE CONTRE LES AUTRICHIENS.--PASSAGE DU
TAGLIAMENTO. COMBAT DE TARWIS.--RÉVOLUTION DANS LES VILLES DE BERGAME,
BRESCIA ET AUTRES VILLES DES ÉTATS DE VENISE.--PASSAGE DES ALPES
JULIENNES PAR BONAPARTE. MARCHE SUR VIENNE. PRÉLIMINAIRES DE PAIX
AVEC L'AUTRICHE SIGNÉS A LÉOBEN.--PASSAGE DU RHIN A NEUWIED ET A
DIRSHEIM.--PERFIDIE DES VÉNITIENS, MASSACRE DE VERONE. CHUTE DE LA
RÉPUBLIQUE DE VENISE.


L'armée de Sambre-et-Meuse, renforcée d'une grande partie de l'armée de
l'Océan, avait été portée à quatre-vingt mille hommes. Hoche, qui en
était devenu général, s'était arrêté peu de temps à Paris, à son
retour de l'expédition d'Irlande, et s'était hâté de se rendre à son
quartier-général. Il avait employé l'hiver à organiser ses troupes et à
les pourvoir de ce qui leur était nécessaire. Tirant de la Hollande et
des provinces d'entre Meuse et Rhin, qu'on traitait en pays conquis, des
ressources assez grandes, il avait mis ses soldats à l'abri des besoins
qui affligeaient l'armée du Rhin. Imaginant une autre répartition des
différentes armes, il avait perfectionné son ensemble, et lui avait
donné la plus belle organisation. Il brûlait de marcher à la tête de
ses quatre-vingt mille hommes, et ne voyait aucun obstacle qui pût
l'empêcher de s'avancer jusqu'au coeur de l'Allemagne. Jaloux de
signaler ses vues politiques, il voulait imiter l'exemple du général
d'Italie et créer à son tour une république. Les provinces d'entre
Meuse et Rhin, qui n'avaient point été, comme la Belgique, déclarées
territoire constitutionnel, étaient provisoirement sous l'autorité
militaire. Si, à la paix avec l'empire, on les refusait à la France,
pour ne pas lui donner la ligne du Rhin, on pouvait du moins consentir à
ce qu'elles fussent constituées en une république indépendante, alliée
et amie de la nôtre. Cette république, sous le nom de république
cisrhénane, aurait pu être indissolublement attachée à la France, et lui
être aussi utile qu'une de ses provinces. Hoche profitait du moment
pour lui donner une organisation provisoire, et la préparer à l'état
républicain. Il avait formé à Bonn une commission, chargée de la double
tâche de l'organiser et d'en tirer les ressources nécessaires à nos
troupes.

L'armée du Haut-Rhin, sous Moreau, était loin de se trouver dans un état
aussi satisfaisant. Elle ne laissait rien à désirer quant à la valeur
et à la discipline des soldats, mais elle manquait du nécessaire, et le
défaut d'argent, ne permettant pas même l'acquisition d'un équipage
de pont, retardait son entrée en campagne. Moreau faisait de vives
instances pour obtenir quelques centaines de mille francs, que la
trésorerie était dans l'impossibilité de lui fournir. Il s'était
adressé, pour les obtenir, au général Bonaparte; mais il fallait
attendre que celui-ci eût achevé son excursion dans les états du pape.
Cette circonstance devait retarder les opérations sur le Rhin.

Les plus grands coups et les plus prompts allaient se porter en Italie.
Bonaparte, prêt à détruire à Rivoli la dernière armée autrichienne,
avait annoncé qu'il ferait ensuite une excursion de quelques jours dans
les états du pape, pour le soumettre à la république, et y prendre
l'argent nécessaire aux besoins de l'armée; il avait ajouté que si on
lui envoyait un renfort de trente mille hommes, il franchirait les Alpes
Juliennes, et marcherait hardiment sur Vienne. Ce plan, si vaste,
était chimérique l'année précédente, mais aujourd'hui il était devenu
possible. La politique seule du directoire aurait pu y mettre obstacle;
il aurait pu ne pas vouloir remettre toutes les opérations de la guerre
dans les mains de ce jeune homme si absolu dans ses volontés. Cependant,
le bienveillant Larévellière insista fortement pour qu'on lui fournît le
moyen d'exécuter un projet si beau, et qui terminait la guerre si vite.
Il fut décidé que trente mille hommes lui seraient envoyés du Rhin. La
division Bernadotte fut tirée de l'armée de Sambre-et-Meuse; la division
Delmas de celle du Haut-Rhin, pour être acheminées toutes deux à travers
les Alpes au milieu de l'hiver. Moreau fit les plus grands efforts pour
mettre la division Delmas en état de représenter convenablement l'armée
du Rhin en Italie; il choisit ses meilleures troupes, et épuisa ses
magasins pour les équiper. On ne pouvait être mû par un sentiment plus
honorable et plus délicat. Ces deux divisions formant vingt et quelques
mille hommes, passèrent les Alpes en janvier, dans un moment où personne
ne se doutait de leur marche. Sur le point de franchir les Alpes, une
tempête les arrêta. Les guides conseillaient de faire halte; on sonna la
charge, et on brava la tempête, tambour battant, enseignes déployées.
Déjà ces deux divisions descendaient dans le Piémont, qu'on ignorait
encore leur départ du Rhin.

Bonaparte avait à peine signé la capitulation de Mantoue, qu'il était
parti sans attendre que le maréchal Wurmser eût défilé devant lui, et
s'était rendu à Bologne pour aller faire la loi au pape. Le directoire
aurait désiré qu'il détruisît enfin la puissance temporelle du
Saint-Siége; mais il ne lui en faisait pas une obligation, et le
laissait libre d'agir d'après les circonstances et sa volonté. Bonaparte
ne songeait point du tout à s'engager dans une pareille entreprise.
Tandis que tout se préparait dans la Haute-Italie pour une marche
au-delà des Alpes Juliennes, il voulait arracher encore une ou deux
provinces au pape, et le soumettre à une contribution qui suffît aux
frais de la nouvelle campagne. Aspirer à faire davantage, c'était
compromettre le plan général contre l'Autriche. Il fallait même que
Bonaparte se hâtât beaucoup, pour être en mesure de revenir promptement
vers la Haute-Italie; il fallait surtout qu'il se conduisît de manière à
s'éviter une guerre de religion, et qu'il imposât à la cour de Naples,
laquelle avait signé la paix, mais ne se regardait nullement comme
liée par son traité. Cette puissance avait envie d'intervenir dans la
querelle, soit pour s'emparer d'une partie des dépouilles du pape, soit
pour empêcher qu'on n'établît une république à Rome, et qu'on ne plaçât
ainsi la révolution à ses portes. Bonaparte réunit à Bologne la division
Victor, les nouvelles troupes italiennes levées en Lombardie et dans
la Cispadane, et s'achemina à leur tête, pour exécuter lui-même une
entreprise qui, pour être conduite à bien, exigeait tout ce qu'il avait
de tact et de promptitude.

Le pape était dans la plus cruelle anxiété; l'empereur ne lui avait
promis son alliance qu'aux plus dures conditions, c'est-à-dire au prix
de Ferrare et de Commachio; mais cette alliance même ne pouvait plus
être efficace, depuis que l'armée d'Alvinzy n'existait plus. Le
Saint-Siége s'était donc compromis inutilement. La correspondance du
cardinal Busca, secrétaire d'état, et ennemi juré de la France, avait
été interceptée. Les projets contre l'armée française, qu'on avait voulu
prendre par derrière, étaient dévoilés; il ne restait plus aucune excuse
pour invoquer la clémence du vainqueur, dont on refusait depuis un
an d'écouter les propositions. Lorsque le ministre Cacault publia le
manifeste du général français et qu'il demanda à se retirer, on n'osa
pas le retenir par un reste d'orgueil, mais on fut dans une cruelle
inquiétude. Bientôt on n'écouta plus que les conseils du désespoir. Le
général autrichien Colli, arrivé à Rome avec quelques officiers, fut mis
à la tête des troupes papales; on fit des prédications fanatiques dans
toutes les provinces romaines; on promit le ciel à tous ceux qui se
dévoueraient pour le Saint-Siége, et on tâcha d'exciter une Vendée
autour de Bonaparte. Des prières instantes furent adressées à la cour
de Naples, pour réveiller tout ce qu'elle avait d'ambition et de zèle
religieux.

Bonaparte s'avança rapidement pour ne pas donner à l'incendie le temps
de se propager. Le 16 pluviôse an V (4 février), il marcha sur le Senio.
L'armée papale s'y était retranchée; elle se composait de sept à huit
mille hommes de troupes régulières, et de grand nombre de paysans armés
à la hâte et précédés de leurs moines. Cette armée présentait l'aspect
le plus burlesque. Un parlementaire vint déclarer que si l'armée de
Bonaparte persistait à s'avancer, on tirerait sur elle. Elle s'avança
néanmoins vers le pont du Senio qui était assez bien retranché. Lannes
remonta son cours avec quelques cents hommes, le passa à gué, et vint se
ranger en bataille sur les derrières de l'armée papale. Alors le général
Lahoz, avec les troupes lombardes, marcha sur le pont, et l'eut bientôt
enlevé. Les nouvelles troupes italiennes supportèrent bien le feu, qui
fut un instant assez vif. On fit quatre à cinq cents prisonniers, et
on sabra quelques paysans. L'armée papale se retira en désordre. On la
poursuivit sur Faenza; on enfonça les portes de la ville, et on y entra
au bruit du tocsin et aux cris d'un peuple furieux. Les soldats en
demandaient le pillage; Bonaparte le leur refusa. Il assembla les
prisonniers faits dans la journée aux bords du Senio, et leur parla
en italien. Ces malheureux s'imaginaient qu'on allait les égorger.
Bonaparte les rassura, et leur annonça, à leur grand étonnement,
qu'il les laissait libres, à condition qu'ils iraient éclairer leurs
compatriotes sur les intentions des Français, qui ne venaient détruire
ni la religion ni le Saint-Siége, mais qui voulaient écarter seulement
les mauvais conseillers dont le pape était entouré. Il leur fit ensuite
donner à manger et les renvoya. Bonaparte s'avança rapidement de Faenza
à Forli, Césène, Rimini, Pesaro et Sinigaglia. Colli, auquel il ne
restait plus que trois mille hommes de troupes régulières, les retrancha
en avant d'Ancône dans une bonne position. Bonaparte les fit envelopper,
et enlever en grande partie. Il leur donna encore la liberté aux mêmes
conditions. Colli se retira avec ses officiers à Rome. Il ne restait
plus qu'à marcher sur cette capitale. Bonaparte se dirigea immédiatement
sur Lorette, dont le trésor était évacué et où l'on trouva à peine un
million. La vierge en vieux bois fut envoyée à Paris, comme objet de
curiosité. De Lorette, il quitta les bords de la mer, et marcha par
Macerata sur l'Apennin, pour le traverser et déboucher sur Rome, si cela
devenait nécessaire. Il arriva à Tolentino le 25 pluviôse (13 février),
et s'y arrêta pour attendre l'effet que produiraient sa marche rapide
et le renvoi des prisonniers. Il avait mandé le général des Camaldules,
religieux en qui Pie VI avait une grande confiance, et l'avait chargé
d'aller porter à Rome des paroles de paix. Bonaparte souhaitait avant
tout que le pape se soumît et acceptât les conditions qu'il voulait
lui faire subir. Il ne voulait pas perdre du temps à faire à Rome une
révolution, qui pourrait le retenir plus qu'il ne lui convenait, qui
provoquerait peut-être la cour de Naples à prendre les armes, et qui,
enfin, en renversant le gouvernement établi, ruinerait pour le moment
les finances romaines, et empêcherait de tirer du pays les 20 ou 30
millions dont on avait besoin. Il pensait que le Saint-Siége, privé
de ses plus belles provinces au profit de la Cispadane, et exposé au
voisinage de la nouvelle république, serait bientôt atteint par la
contagion révolutionnaire, et succomberait sous peu de temps. Cette
politique était habile, et l'avenir en prouva la justesse. Il attendit
donc à Tolentino les effets de la clémence et de la peur.

Les prisonniers renvoyés étaient allés, en effet, dans toutes les
parties de l'état romain, et surtout à Rome, répandre les bruits les
plus favorables à l'armée française, et calmer les ressentimens excités
contre elle. Le général des Camaldules arriva au Vatican, au moment où
le pape allait monter en voiture pour quitter Rome. Ce prince, rassuré
par ce que lui dit ce religieux, renonça à quitter sa capitale, congédia
le secrétaire d'état Busca, et dépêcha à Tolentino, pour traiter avec
le général français, le cardinal Mattei, le prélat Galeppi, le marquis
Massimi, et son neveu le duc de Braschi. Ils avaient plein pouvoir de
traiter, pourvu que le général n'exigeât aucun sacrifice relatif à la
foi. Le traité devenait dès lors très facile, car sur les articles de
foi, le général français n'était nullement exigeant. Le traité fut
arrêté en quelques jours, et signé à Tolentino le 1er ventôse (19
février). Voici quelles en étaient les conditions. Le pape révoquait
tout traité d'alliance contre la France, reconnaissait la république, et
se déclarait en paix et en bonne intelligence avec elle. Il lui cédait
tous ses droits sur le Comtat Venaissin, il abandonnait définitivement
à la république cispadane les légations de Bologne et de Ferrare, et
en outre la belle province de la Romagne. La ville et l'importante
citadelle d'Ancône restaient au pouvoir de la France jusqu'à la paix
générale. Les deux provinces du duché d'Urbin et de Macerata, que
l'armée française avait envahies, étaient restituées au pape, moyennant
la somme de 15 millions. Pareille somme devait être payée conformément
à l'armistice de Bologne, non encore exécuté. Ces 30 millions étaient
payables deux tiers en argent et un tiers en diamants, ou pierres
précieuses. Le pape devait fournir en outre huit cents chevaux de
cavalerie, huit cents chevaux de trait, des buffles, et autres produits
du territoire de l'Église. Il devait désavouer l'assassinat de
Basseville, et faire payer 300,000 francs, tant à ses héritiers qu'à
ceux qui avaient souffert par suite du même événement. Tous les objets
d'art et manuscrits, cédés à la France par l'armistice de Bologne,
devaient être sur-le-champ dirigés sur Paris.

Tel fut le traité de Tolentino, qui valait à la république cispadane,
outre les légations de Bologne et de Ferrare, la belle province de la
Romagne, et qui procurait à l'armée un subside de 30 millions, plus que
suffisant pour la campagne qu'on allait faire. Quinze jours avaient
suffi à cette expédition. Pendant qu'on négociait ce traité, Bonaparte
sut imposer à la cour de Naples, et se débarrasser d'elle. Avant de
quitter Tolentino, il fit un acte assez remarquable, et qui déjà
prouvait sa politique personnelle. L'Italie et particulièrement les
états du pape regorgeaient de prêtres français bannis. Ces malheureux,
retirés dans les couvens, n'y étaient pas toujours reçus avec beaucoup
de charité. Les arrêtés du directoire leur interdisaient les pays
occupés par nos armées, et les moines italiens n'étaient pas fâchés d'en
être délivrés par l'approche de nos troupes. Ces infortunés étaient
réduits au désespoir. Éloignés depuis long-temps de leur patrie, exposés
à tous les dédains de l'étranger, ils pleuraient en voyant nos soldats;
ils en reconnurent même quelques-uns dont ils avaient été curés dans les
villages de France. Bonaparte était facile à émouvoir; d'ailleurs il
tenait à se montrer exempt de toute espèce de préjugés révolutionnaires
ou religieux: il ordonna par un arrêté à tous les couvens du Saint-Siége
de recevoir les prêtres français, de les nourrir, et de leur donner
une paie. Il améliora ainsi leur état, loin de les mettre en fuite. Il
écrivit au directoire les motifs qu'il avait eus en commettant cette
infraction à ses arrêtés. «En faisant, dit-il, des battues continuelles
de ces malheureux, on les oblige à rentrer chez eux. Il vaut mieux
qu'ils soient en Italie qu'en France; ils nous y seront utiles. Ils sont
moins fanatiques que les prêtres italiens, ils éclaireront le peuple
qu'on excite contre nous. D'ailleurs, ajoutait-il, ils pleurent en nous
voyant; comment n'avoir pas pitié de leur infortune?» Le directoire
approuva sa conduite. Cet acte et sa lettre publiés produisirent une
sensation très grande.

Il revint sur-le-champ vers l'Adige, pour exécuter la marche militaire
la plus hardie dont l'histoire fasse mention. Après avoir franchi une
fois les Alpes pour entrer en Italie, il allait les franchir une seconde
fois, pour se jeter au-delà de la Drave et de la Muer, dans la vallée du
Danube, et s'avancer sur Vienne. Jamais armée française n'avait paru en
vue de cette capitale. Pour exécuter ce vaste plan, il fallait braver
bien des périls. Il laissait toute l'Italie sur ses derrières, l'Italie
saisie de terreur et d'admiration, mais imbue toujours de l'idée que les
Français ne pouvaient la posséder longtemps.

La dernière campagne de Rivoli et la prise de Mantoue avaient paru
terminer ces doutes; mais une marche en Allemagne allait les réveiller
tous. Les gouvernemens de Gênes, de Toscane, de Naples, Rome, Turin,
Venise, indignés de voir le foyer de la révolution placé à leurs côtés,
dans la Cispadane et la Lombardie, pouvaient saisir le premier revers
pour se soulever. Dans l'incertitude du résultat, les patriotes italiens
s'observaient, pour ne pas se compromettre. L'armée de Bonaparte était
de beaucoup inférieure à ce qu'elle aurait dû être pour parer à tous les
dangers de son plan. Les divisions Delmas et Bernadotte, arrivées du
Rhin, ne comptaient pas au-delà de vingt mille hommes, l'ancienne armée
d'Italie en comptait au delà de quarante, ce qui, avec les troupes
lombardes, pouvait faire environ soixante et dix mille. Mais il fallait
laisser vingt mille hommes au moins en Italie, garder le Tyrol avec
quinze ou dix-huit mille, et il n'en restait que trente environ pour
marcher sur Vienne; témérité sans exemple. Bonaparte, pour parer à ces
difficultés, tâcha de négocier avec le Piémont une alliance offensive
et défensive, à laquelle il aspirait depuis long-temps. Cette alliance
devait lui valoir dix mille hommes de bonnes troupes. Le roi, qui
d'abord ne s'était pas contenté de la garantie de ses états pour prix
des services qu'il allait rendre, s'en contenta, maintenant qu'il voyait
la révolution gagner toutes les têtes. Il signa le traité, qui fut
envoyé à Paris. Mais ce traité contrariait les vues du gouvernement
français. Le directoire, approuvant la politique de Bonaparte en Italie,
qui consistait à attendre la chute très-prochaine des gouvernemens, et à
ne point la provoquer, pour n'avoir ni la peine ni la responsabilité
des révolutions, le directoire ne voulait ni attaquer ni garantir
aucun prince. La ratification du traité était donc fort douteuse, et
d'ailleurs elle exigeait quinze ou vingt jours. Il fallait ensuite que
le contingent sarde se mît en mouvement, et alors Bonaparte devait déjà
se trouver au-delà des Alpes. Bonaparte aurait voulu surtout conclure
un pareil traité d'alliance avec Venise. Le gouvernement de cette
république faisait des armemens considérables, dont le but ne pouvait
être douteux. Les lagunes étaient remplies de régimens esclavons. Le
podestat de Bergame, Ottolini, instrument aveugle des inquisiteurs
d'état, avait répandu de l'argent et des armes parmi les montagnards
du Bergamasque, et les tenait prêts pour une bonne occasion. Ce
gouvernement, aussi faible que perfide, ne voulait cependant pas se
compromettre, et persistait dans sa prétendue neutralité. Il avait
refusé l'alliance de l'Autriche et de la Prusse, mais il était en armes;
et si les Français, entrant en Autriche, essuyaient des revers, alors
il était décidé à se prononcer, en les égorgeant pendant leur retraite.
Bonaparte, qui était aussi rusé que l'aristocratie vénitienne, sentait
ce danger, et tenait à son alliance plutôt pour se garantir de ses
mauvais desseins que pour avoir ses secours. En passant l'Adige, il
voulut voir le procurateur Pezaro, celui qu'il avait tant effrayé
l'année précédente à Peschiera; il lui fit les ouvertures les plus
franches et les plus amicales. Toute la terre-ferme, lui dit-il, était
imbue des idées révolutionnaires; il suffisait d'un seul mot des
Français pour insurger toutes les provinces contre Venise, mais les
Français, si Venise s'alliait à eux, se garderaient de pousser à la
révolte; ils tâcheraient de calmer les esprits; ils garantiraient la
république contre l'ambition de l'Autriche, et, sans lui demander le
sacrifice de sa constitution, ils se contenteraient de lui conseiller,
dans son propre intérêt, quelques modifications indispensables. Rien
n'était plus sage ni plus sincère que ces avis. Il n'est point vrai qu'à
l'instant où ils étaient donnés, le directoire et Bonaparte songeassent
à livrer Venise à l'Autriche. Le directoire n'avait aucune idée à cet
égard; en attendant les événemens, s'il songeait à quelque chose,
c'était plutôt à affranchir l'Italie, qu'à en céder une partie à
l'Autriche. Quant à Bonaparte, il voulait sincèrement se faire un allié,
et si Venise l'eût écouté, si elle se fût rattachée à lui, et qu'elle
eût modifié sa constitution, elle aurait sauvé son territoire et ses
antiques lois. Pezaro ne répondit que d'une manière évasive. Bonaparte
voyant qu'il n'y avait rien à espérer, songea à prendre ses précautions,
et à pourvoir à tout ce qui lui manquait, par son moyen ordinaire, la
rapidité et la vivacité des coups.

Il avait soixante et quelques mille hommes de troupes, telles que
l'Europe n'en avait jamais vu. Il voulait en laisser dix mille en
Italie, qui, réunis aux bataillons lombards et cispadans, formeraient
une masse de quinze ou dix-huit mille hommes, capables d'imposer aux
Vénitiens. Il lui restait cinquante et quelques mille combattans, dont
il allait disposer de la manière suivante. Trois routes conduisaient
à travers les Alpes Rhétiennes, Noriques et Juliennes à Vienne: la
première à gauche, traversant le Tyrol au col du Brenner; la seconde au
centre, traversant la Carinthie au col de Tarwis; la troisième à
droite, passant le Tagliamento et l'Izonzo, et conduisant en Carniole.
L'archiduc Charles avait le gros de ses forces sur l'Izonzo, gardant
la Carniole et couvrant Trieste. Deux corps, l'un à Feltre et Bellune,
l'autre dans le Tyrol, occupaient les deux autres chaussées. Par la
faute qu'avait commise l'Autriche de ne porter que fort tard ses forces
en Italie, six belles divisions détachées du Rhin n'étaient point encore
arrivées. Cette faute aurait pu être réparée en partie, si l'archiduc
Charles, plaçant son quartier-général dans le Tyrol, avait voulu opérer
sur notre gauche. Il aurait reçu quinze jours plus tôt les six divisions
du Rhin; et certainement alors, Bonaparte, loin de filer sur la droite
par la Carinthie ou la Carniole, aurait été obligé de le combattre, et
d'en finir avec lui avant de se hasarder au-delà des Alpes. Il l'aurait
trouvé alors avec ses plus belles troupes, et n'en aurait pas eu aussi
bon marché. Mais l'archiduc avait ordre de couvrir Trieste, seul port
maritime de la monarchie. Il s'établit donc au débouché de la Carniole,
et ne plaça que des corps accessoires sur les chaussées de la Carinthie
et du Tyrol. Deux des divisions, parties du Rhin, devaient venir
renforcer le général Kerpen dans le Tyrol; les quatre autres devaient
filer par derrière les Alpes, à travers la Carinthie et la Carniole,
et rejoindre le quartier-général dans le Frioul. On était en ventôse
(mars). Les Alpes étaient couvertes de neiges et de glace: comment
imaginer que Bonaparte songeât à gravir dans ce moment la crête des
Alpes?

Bonaparte pensa qu'en se jetant sur l'archiduc, avant l'arrivée des
principales forces du Rhin, il enlèverait plus facilement les débouchés
des Alpes, les franchirait à sa suite, battrait successivement, comme il
avait toujours fait, les Autrichiens isolés, et, s'il était appuyé par
un mouvement des armées du Rhin, s'avancerait jusqu'à Vienne.

En conséquence, il renforça Joubert, qui depuis Rivoli avait mérité
toute sa confiance, des divisions Baraquai d'Hilliers et Delmas, et lui
composa un corps de dix-huit mille hommes. Il le chargea de monter dans
le Tyrol, de battre à outrance les généraux Laudon et Kerpen, de les
rejeter au-delà du Brenner, de l'autre côté des Alpes, et ensuite de
filer par la droite à travers le Putersthal, pour venir joindre la
grande armée dans la Carinthie. Laudon et Kerpen pouvaient sans doute
revenir dans le Tyrol, après que Joubert aurait rejoint l'armée
principale; mais il leur fallait du temps pour se remettre d'une
défaite, pour se renforcer et regagner le Tyrol, et pendant ce temps
Bonaparte serait aux portes de Vienne. Pour calmer les Tyroliens,
il recommanda à Joubert de caresser les prêtres, de dire du bien de
l'empereur et du mal de ses ministres, de ne toucher qu'aux caisses
impériales, et de ne rien changer à l'administration du pays. Il chargea
l'intrépide Masséna, avec sa belle division forte de dix mille hommes,
de marcher sur le corps qui était au centre vers Feltre et Bellune, de
courir aux gorges de la Ponteba qui précèdent le grand col de Tarwis, de
s'emparer des gorges et du col, et de s'assurer ainsi du débouché de
la Carinthie. Il voulait de sa personne marcher avec trois divisions,
fortes de vingt-cinq mille hommes, sur la Piave et le Tagliamento,
pousser devant lui l'archiduc dans la Carniole, se rabattre ensuite vers
la chaussée de la Carinthie, joindre Masséna au col de Tarwis, franchir
les Alpes à ce col, descendre dans la vallée de la Drave et de la Muer,
recueillir Joubert, et marcher sur Vienne. Il comptait sur l'impétuosité
et l'audace de ses attaques, et sur l'impression que laissaient
ordinairement ses coups prompts et terribles.

Avant de se mettre en marche, il donna au général Kilmaine le
commandement de la Haute-Italie. La division Victor, échelonnée dans les
états du pape, en attendant le paiement des 30 millions, devait revenir
sous peu de jours sur l'Adige, et y former avec les Lombards le corps
d'observation. Une fermentation extraordinaire régnait dans les
provinces vénitiennes. Les paysans et les montagnards dévoués
aux prêtres et à l'aristocratie, les villes agitées par l'esprit
révolutionnaire, étaient près d'en venir aux mains. Bonaparte commanda
au général Kilmaine d'observer la plus exacte neutralité, et se mit en
marche pour exécuter ses vastes projets. Il publia, suivant son usage,
une proclamation énergique et capable d'augmenter encore l'exaltation de
ses soldats, si elle avait pu l'être. Le 20 ventôse an V (10 mars 1797),
par un froid rigoureux et plusieurs pieds de neige sur les montagnes, il
mit toute sa ligne en mouvement. Masséna commença son opération sur
le corps du centre, le poussa sur Feltre, Bellune, Cadore, lui fit un
millier de prisonniers, au nombre desquels était encore le général
Lusignan, se rabattit sur Spilimbergo, et s'engagea dans les gorges de
Ponteba, qui précèdent le col de Tarwis. Bonaparte s'avança avec trois
divisions sur la Piave: la division Serrurier qui s'était illustrée
devant Mantoue, la division Augereau, actuellement confiée au général
Guyeux, en l'absence d'Augereau qui était allé porter des drapeaux
à Paris, et la division Bernadotte arrivée du Rhin. Cette dernière
contrastait, par sa simplicité et sa tenue sévère, avec la vieille armée
d'Italie, enrichie dans les belles plaines qu'elle avait conquises, et
composée de méridionaux braves, fougueux et intempérans. Les soldats
d'Italie, fiers de leurs victoires, se moquaient des soldats venus du
Rhin, et les appelaient _le contingent_, par allusion aux contingens
des cercles, qui dans les armées de l'empereur faisaient mollement leur
devoir. Les soldats du Rhin, vieillis sous les armes, étaient impatiens
de prouver leur valeur à leurs rivaux de gloire. Déjà quelques coups
de sabre avaient été échangés à cause de ces railleries, et on était
impatient de faire ses preuves devant l'ennemi.

Le 23 (13 mars), les trois divisions passèrent la Piave sans accident,
et faillirent seulement perdre un homme, qui allait se noyer, lorsqu'une
cantinière le sauva en se jetant à la nage. Bonaparte donna à cette
femme un collier d'or. Les avant-gardes ennemies se replièrent, et
vinrent chercher un refuge derrière le Tagliamento. Toutes les troupes
du prince Charles répandues dans le Frioul y étaient réunies pour en
disputer le passage. Les deux jeunes adversaires allaient se trouver en
présence. L'un, en sauvant l'Allemagne par une pensée heureuse, s'était
acquis l'année précédente une grande réputation. Il était brave, point
engagé dans les routines allemandes, mais fort incertain du succès,
et très alarmé pour sa gloire. L'autre avait étonné l'Europe par la
fécondité et l'audace de ses combinaisons, il ne craignait rien au
monde. Modeste jusqu'à Lodi, il ne croyait maintenant aucun génie égal
au sien, et aucun soldat égal au soldat français. Le 26 ventôse (16
mars) au matin, Bonaparte dirigea ses trois divisions par Valvasone, sur
les bords du Tagliamento. Ce fleuve, dont le lit est mal tracé, roule
des Alpes sur des graviers, et se divise en une multitude de bras, tous
guéables. L'armée autrichienne était déployée sur l'autre rive, couvrant
les grèves du fleuve de ses boulets, et tenant sa belle cavalerie
déployée sur ses ailes, pour en profiter sur ces plaines si favorables
aux évolutions.

Bonaparte laissa la division Serrurier en réserve à Valvasone, et porta
les deux divisions Guyeux et Bernadotte, la première à gauche, faisant
face au village de Gradisca où était logé l'ennemi; la seconde à droite,
en face de Godroïpo. La canonnade commença, et il y eut quelques
escarmouches de cavalerie sur les graviers. Bonaparte, trouvant l'ennemi
trop préparé, feignit de donner du repos à ses troupes, fit cesser le
feu, et ordonna de commencer la soupe. L'ennemi trompé crut que les
divisions ayant marché toute la nuit allaient faire une halte et prendre
du repos. Mais à midi, Bonaparte fait tout à coup reprendre les armes.
La division Guyeux se déploie à gauche, la division Bernadotte à droite.
On forme les bataillons de grenadiers. En tête de chaque division, se
place l'infanterie légère, prête à se disperser en tirailleurs, puis les
grenadiers qui doivent charger, et les dragons qui doivent les appuyer.
Les deux divisions sont déployées en arrière de ces deux avant-gardes.
Chaque demi-brigade a son premier bataillon déployé en ligne, et les
deux autres ployés en colonne serrée sur les ailes du premier. La
cavalerie est destinée à voltiger sur les ailes. L'armée s'avance ainsi
vers les bords du fleuve, et marche au combat avec le même ordre et la
même tranquillité que dans une parade.

Le général Dammartin à gauche, le général Lespinasse à droite, font
approcher leur artillerie. L'infanterie légère se disperse, et couvre
les bords du Tagliamento d'une nuée de tirailleurs. Alors Bonaparte
donne le signal. Les grenadiers des deux divisions entrent dans l'eau,
appuyés par des escadrons de cavalerie, et s'avancent sur l'autre rive.
«Soldats du Rhin, s'écrie Bernadotte, l'armée d'Italie vous regarde!»
Des deux côtés on s'élance avec la même bravoure. On fond sur l'armée
ennemie, et on la repousse de toutes parts. Cependant le prince Charles
avait placé un gros d'infanterie à Gradisca, vers notre gauche, et
tenait sa cavalerie vers notre aile droite, pour nous déborder et nous
charger à la faveur de la plaine. Le général Guyeux à la tête de sa
division attaque Gradisca avec furie, et l'enlève. Bonaparte dispose
sa réserve de cavalerie vers notre aile menacée, et la lance, sous les
ordres du général Dugua et de l'adjudant-général Kellermann, sur
la cavalerie autrichienne. Nos escadrons chargent avec adresse et
impétuosité, font prisonnier le général de la cavalerie ennemie, et
la mettent en déroute. Sur toute la ligne le Tagliamento est franchi,
l'ennemi est en fuite. Nous avons quatre à cinq cents prisonniers; le
terrain tout ouvert ne permettait pas d'en prendre davantage.

Telle fut la journée du 29 ventôse (16 mars), dite bataille du
Tagliamento. Pendant qu'elle avait lieu, Masséna, sur la chaussée
du centre, attaquait Osopo, s'emparait des gorges de la Ponteba, et
poussait sur Tarwis les débris des divisions Lusignan et Orkscay.

L'archiduc Charles sentait que, pour garder la chaussée de la Carniole
et couvrir Trieste, il allait perdre la chaussée de la Carinthie, qui
était la plus directe et la plus courte, et celle que Bonaparte voulait
suivre pour marcher sur Vienne. La chaussée de la Carniole communique
avec celle de la Carinthie et le col de Tarwis par une route
transversale qui suit la vallée de l'Izonzo. L'archiduc Charles dirige
la division Bayalitsch par cette communication sur le col de Tarwis,
pour prévenir Masséna, s'il est possible. Il se retire ensuite avec
le reste de ses forces sur le Frioul, afin de disputer le passage du
Bas-Izonzo.

Bonaparte le suit et s'empare de Palma-Nova, place vénitienne que
l'archiduc avait occupée, et qui renfermait des magasins immenses. Il
marche ensuite sur Gradisca, ville située en avant de l'Izonzo. Il y
arrive le 29 ventôse (19 mars). La division Bernadotte s'avance vers
Gradisca, qui était faiblement retranchée, mais gardée par trois mille
hommes. Pendant ce temps, Bonaparte dirige la division Serrurier un peu
au-dessous de Gradisca, pour y passer l'Izonzo et couper la retraite à
la garnison. Bernadotte, sans attendre le résultat de cette manoeuvre,
somme la place de se rendre. Le commandant s'y refuse. Les soldats du
Rhin demandent l'assaut, pour entrer dans la place avant les soldats
d'Italie. Ils fondent sur les retranchemens, mais une grêle de balles et
de mitraille en abat plus de cinq cents. Heureusement la manoeuvre de
Serrurier fait cesser le combat. Les trois mille hommes de Gradisca
mettent bas les armes, et livrent des drapeaux et du canon.

Pendant ce temps, Masséna était enfin arrivé au col de Tarwis, et, après
un combat assez vif, s'était emparé de ce passage des Alpes. La division
Bayalitsch, acheminée à travers les sources de l'Izonzo pour prévenir
Masséna à Tarwis, allait donc trouver l'issue fermée. L'archiduc
Charles, prévoyant ce résultat, laisse le reste de son armée sur la
route du Frioul et de la Carniole, avec ordre de venir le rejoindre
derrière les Alpes à Klagenfurth; il vole ensuite de sa personne à
Villach, où arrivaient de nombreux détachements du Rhin, pour attaquer
Tarwis, en chasser Masséna, et rouvrir la route à la division
Bayalitsch. Bonaparte de son côté laisse la division Bernadotte à la
poursuite des corps qui se retiraient dans la Carniole, et avec les
divisions Guyeux et Serrurier, se met à harceler par derrière la
division Bayalitsch à travers la vallée d'Izonzo.

Le prince Charles, après avoir rallié derrière les Alpes les débris de
Lusignan et d'Orkscay, qui avaient perdu le col de Tarwis, les renforce
de six mille grenadiers, les plus beaux et les plus braves soldats de
l'empereur, et réattaque le col de Tarwis, où Masséna avait à peine
laissé un détachement. Il parvient à le recouvrer, et s'y établit avec
les corps de Lusignan, d'Orkscay et les six mille grenadiers. Masséna
réunit toute sa division pour l'emporter de nouveau. Les deux généraux
sentaient tous deux l'importance de ce point. Tarwis enlevé, l'armée
française était maîtresse des Alpes, et prenait la division Bayalitsch
tout entière. Masséna fond tête baissée avec sa brave infanterie, et,
suivant son usage, paie de sa personne. Le prince Charles ne se prodigue
pas moins que le général républicain, et s'expose plusieurs fois à être
pris par les tirailleurs français. Le col de Tarwis est le plus élevé
des Alpes Noriques, il domine l'Allemagne. On se battait au-dessus des
nuages, au milieu de la neige et sur des plaines de glace. Des lignes
entières de cavalerie étaient renversées et brisées sur cet affreux
champ de bataille. Enfin, après avoir fait donner jusqu'à son dernier
bataillon, l'archiduc Charles abandonne Tarwis à son opiniâtre
adversaire, et se voit obligé de sacrifier la division Bayalitsch.
Masséna, resté maître de Tarwis, se rabat sur la division Bayalitsch qui
arrivait, et l'attaque en tête, tandis qu'elle est pressée en queue par
les divisions Guyeux et Serrurier réunies sous les ordres de Bonaparte.
Cette division n'a d'autre ressource que de se rendre prisonnière. Une
foule de soldats, natifs de la Carniole et de la Croatie, se sauvent à
travers les montagnes en jetant bas leurs armes; mais il en reste
cinq mille au pouvoir des Français, avec tous les bagages, avec les
administrations et les parcs de l'armée autrichienne, qui avaient suivi
cette route. Ainsi Bonaparte était arrivé en quinze jours au sommet des
Alpes, et sur le point où il commandait il avait entièrement réalisé son
but.

Dans le Tyrol, Joubert justifiait sa confiance en livrant des combats de
géans. Les deux généraux Laudon et Kerpen occupaient les deux rives de
l'Adige. Joubert les avait attaqués et battus à Saint-Michel, leur avait
tué deux mille hommes et pris trois mille. Les poursuivant sans relâche
sur Neumark et Tramin, et leur enlevant encore deux mille hommes, il
avait rejeté Laudon à la gauche de l'Adige, dans la vallée de la Meran,
et Kerpen à droite, au pied du Brenner. Kerpen, renforcé à Clausen de
l'une des deux divisions venant du Rhin, s'était fait battre encore. Il
s'était renforcé de nouveau, à Mittenwald, de la seconde division du
Rhin, avait été battu une dernière fois, et s'était retiré enfin au-delà
du Brenner. Joubert, après avoir ainsi déblayé le Tyrol, avait fait un
à droite, et il marchait à travers le Putersthal pour rejoindre son
général en chef. On était au 12 germinal (1er avril), et déjà Bonaparte
était maître du sommet des Alpes; il avait près de vingt mille
prisonniers; il allait réunir Joubert et Masséna à son corps principal,
et marcher avec cinquante mille hommes sur Vienne. Son adversaire rompu
faisait effort pour rallier ses débris, et les réunir aux troupes qui
arrivaient du Rhin. Tel était le résultat de cette marche prompte et
audacieuse.

Mais tandis que Bonaparte obtenait ces résultats si rapides, tout ce
qu'il avait prévu et appréhendé sur ses derrières se réalisait. Les
provinces vénitiennes, travaillées par l'esprit révolutionnaire,
s'étaient soulevées. Elles avaient ainsi fourni au gouvernement vénitien
un prétexte pour déployer des forces considérables, et pour se mettre en
mesure d'accabler l'armée française, en cas de revers. Les provinces
de la rive droite du Mincio étaient les plus atteints de l'esprit
révolutionnaire, par l'effet du voisinage de la Lombardie. Dans les
villes de Bergame, Brescia, Salo, Crême, se trouvaient une multitude de
grandes familles, auxquelles le joug de la noblesse du Livre d'Or était
insupportable, et qui, appuyées par une bourgeoisie nombreuse, formaient
des partis puissans. En suivant les conseils de Bonaparte, en ouvrant
les pages du livre d'or, en apportant quelques modifications à
l'ancienne constitution, le gouvernement de Venise aurait désarmé le
parti redoutable qui s'était formé dans toutes les provinces de la
terre-ferme; mais l'aveuglement ordinaire à toutes les aristocraties
avait empêché cette transaction, et rendu une révolution inévitable.
La part que prirent les Français dans cette révolution est facile à
déterminer, malgré toutes les absurdités inventées par la haine
et répétées par la sottise. L'armée d'Italie était composée de
révolutionnaires méridionaux, c'est-à-dire de révolutionnaires ardens.
Dans tous leurs rapports avec les sujets vénitiens, il n'était pas
possible qu'ils ne communiquassent leur esprit, et qu'ils n'excitassent
la révolte contre la plus odieuse des aristocraties européennes; mais
cela était inévitable, et il n'était au pouvoir ni du gouvernement ni
des généraux français de l'empêcher. Quant aux intentions du directoire
et de Bonaparte, elles étaient claires. Le directoire souhaitait la
chute naturelle de tous les gouvernemens italiens, mais il était
décidé à n'y prendre aucune part active, et du reste il s'en reposait
entièrement sur Bonaparte de la conduite des opérations politiques et
militaires en Italie. Quant à Bonaparte lui-même, il avait trop besoin
d'union, de repos et d'amis sur ses derrières pour vouloir révolutionner
Venise. Une transaction entre les deux partis lui convenait bien
davantage. Cette transaction et notre alliance étant refusées, il se
proposait d'exiger à son retour ce qu'il n'avait pu obtenir par la voie
de la douceur; mais pour le moment il ne voulait rien essayer;
ses intentions à cet égard étaient positivement exprimées à son,
gouvernement, et il avait donné au général Kilmaine l'ordre le plus
formel de ne prendre aucune part aux événemens politiques, et de
maintenir le calme le plus qu'il pourrait.

Les villes de Bergame et de Brescia, les plus agitées de la terre-ferme,
étaient fort en communication avec Milan. Partout se formaient des
comités révolutionnaires secrets pour correspondre avec les patriotes
milanais. On leur demandait du secours pour secouer le joug de
Venise. Les victoires des Français ne laissaient plus aucun doute sur
l'expulsion définitive des Autrichiens. Les patrons de l'aristocratie
étaient donc vaincus; et quoique les Français affectassent la
neutralité, il était clair qu'ils n'emploieraient pas leurs armes à
faire rentrer sous le joug les peuples qui l'auraient secoué. Tous ceux
donc qui s'insurgeaient paraissaient devoir rester libres. Telle était
la manière de raisonner des Italiens. Les habitans de Bergame, plus
rapprochés de Milan, firent demander secrètement aux chefs milanais
s'ils pouvaient compter sur leur appui, et sur le secours de la légion
lombarde commandée par Lahoz. Le Podestat de Bergame, Ottolini, celui
qui, fidèle agent des inquisiteurs d'état, donnait de l'argent et des
armes aux paysans et aux montagnards, avait des espions parmi les
patriotes milanais; il connut le projet qui se tramait, et obtint le nom
des principaux habitans de Bergame, agens de la révolte. Il se hâta de
dépêcher un courrier à Venise, pour porter leurs noms aux inquisiteurs
d'état, et provoquer leur arrestation. Les habitans de Bergame, avertis
du péril, firent courir après le porteur de la dépêche, le firent
arrêter, et publièrent les noms de ceux d'entre eux qui étaient
compromis. Cet événement décida l'explosion. Le 11 mars, au moment même
où Bonaparte marchait sur la Piave, le tumulte commença dans Bergame.
Le podestat Ottolini fit des menaces qui ne furent pas écoutées. Le
commandant français que Bonaparte avait placé dans le château avec une
garnison, pour veiller aux mouvemens des montagnards du Bergamasque,
redoubla de vigilance et renforça tous ses postes. De part et d'autre on
invoqua son appui; il répondit qu'il ne pouvait entrer dans les démêlés
des sujets vénitiens avec leur gouvernement, et il dit que le doublement
de ses postes n'était qu'une précaution pour la sûreté de la place qui
lui était confiée. En exécutant ses ordres, et en restant neutre, il
faisait bien assez pour les Bergamasques. Ceux-ci s'assemblèrent le
lendemain 12 mars, formèrent une municipalité provisoire, déclarèrent
la ville de Bergame libre, et chassèrent le podestat Ottolini, qui se
retira avec les troupes vénitiennes. Sur-le-champ, ils envoyèrent une
adresse à Milan, pour obtenir l'appui des Lombards. L'incendie devait se
communiquer rapidement à Brescia, et à toutes les villes voisines. Les
habitans de Bergame, à peine affranchis, envoyèrent une députation à
Brescia. La présence des Bergamasques souleva les Brescians. C'était
Battaglia, ce Vénitien qui avait soutenu de si sages avis dans les
délibérations du sénat, qui était podestat à Brescia. Il ne crut pas
pouvoir résister, et il se retira. La révolution de cette ville s'opéra
le 15 mars. L'incendie continua de se répandre, en longeant le pied des
montagnes. Il se communiqua à Salo, où la révolution se fit de même
par l'arrivée des Bergamasques et des Brescians, par la retraite des
autorités vénitiennes, et en présence des garnisons françaises, qui
restaient neutres, mais dont l'aspect, quoique silencieux, remplissait
les révoltés d'espérance. Ce soulèvement du parti patriote dans
les villes devait naturellement déterminer le soulèvement du parti
contraire, qui était dans les montagnes et les campagnes. Les
montagnards et les paysans, armés de longue main par Ottolini, reçurent
le signal des capucins et des moines qui vinrent prêcher dans les
hameaux: ils se préparèrent à venir saccager les villes insurgées, et,
s'ils le pouvaient, à assassiner les Français. Dès cet instant, les
généraux français ne pouvaient plus demeurer inactifs, tout en voulant
rester neutres. Ils connaissaient trop bien les intentions des
montagnards et des paysans, pour souffrir qu'ils prissent les armes; et
sans vouloir donner de l'appui à aucun parti, ils se voyaient obligés
d'intervenir, et de comprimer celui qui avait et qui annonçait contre
eux des intentions hostiles. Kilmaine ordonna sur-le-champ au général
Lahoz, commandant la légion lombarde, de marcher vers les montagnes pour
s'opposer à leur armement. Il ne voulait ni ne devait mettre obstacle
aux opérations des troupes vénitiennes régulières, si elles venaient
agir contre les villes insurgées, mais il ne voulait pas souffrir un
soulèvement dont le résultat était incalculable, dans le cas d'une
défaite en Autriche. Il envoya sur-le-champ des courriers à Bonaparte,
et fit hâter la marche de la division Victor, qui revenait des états du
pape.

Le gouvernement de Venise, comme il arrive toujours aux gouvernements
aveuglés, qui ne veulent pas prévenir le danger en accordant ce qui est
indispensable, fut épouvanté de ces événemens, comme s'ils avaient été
imprévus. Il fit marcher sur-le-champ les troupes qu'il réunissait
depuis long-temps, et les achemina sur les villes de la rive droite du
Mincio. En même temps, persuadé que les Français étaient l'influence
secrète qu'il fallait conjurer, il s'adressa au ministre de France
Lallemant, pour savoir si, dans ce péril extrême, la république de
Venise pouvait compter sur l'amitié du directoire. La réponse du
ministre Lallemant fut simple, et dictée par sa position. Il déclara
qu'il n'avait aucune instruction de son gouvernement pour ce cas, ce
qui était vrai; mais il ajouta que si le gouvernement vénitien voulait
apporter à sa constitution les modifications réclamées par le besoin du
temps, il pensait que la France l'appuierait volontiers. Lallemant ne
pouvait pas faire d'autre réponse; car si la France avait offert son
alliance à Venise contre les autres puissances, elle ne la lui offrit
jamais contre ses propres sujets, et elle ne pouvait la lui offrir
contre eux, qu'à condition que le gouvernement adopterait des principes
sages et raisonnables. Le grand-conseil de Venise délibéra sur la
réponse de Lallemant. Il y avait plusieurs siècles que la proposition
d'un changement de constitution n'avait été faite publiquement. Sur
deux cents voix, elle n'en obtint que cinq. Une cinquantaine de voix
se déclarèrent pour l'adoption d'un parti énergique; mais cent
quatre-vingts se prononcèrent pour une réforme lente, successive,
renvoyée à des temps plus calmes, c'est-à-dire, pour une détermination
évasive. On résolut d'envoyer sur-le-champ deux députés à Bonaparte,
pour sonder ses intentions, et invoquer son appui. On choisit l'un des
sages de terre-ferme, J.-B. Cornaro, et le fameux procurateur Pezaro,
qu'on a déjà vu si souvent en présence du général.

Les courriers de Kilmaine et les envoyés vénitiens atteignirent
Bonaparte au moment où ses manoeuvres hardies lui avaient assuré la
ligne des Alpes et ouvert les États héréditaires. Il était à Gorice,
occupé à régler la capitulation de Trieste. Il apprit avec une véritable
peine les événemens qui se passaient sur ses derrières, et on le croira
facilement si on réfléchit combien il y avait d'audace et de danger dans
sa marche sur Vienne. Du reste, ses dépêches au directoire font foi de
la peine qu'il éprouvait; et ceux qui ont dit qu'il n'exprimait pas sa
véritable pensée dans ces dépêches ont montré peu de jugement, car il ne
fait aucune difficulté d'y avouer ses ruses les moins franches contre
les gouvernemens italiens. Cependant que pouvait-il faire au milieu de
pareilles circonstances? Il n'était pas généreux à lui de comprimer
par la force le parti qui proclamait nos principes, qui caressait,
accueillait nos armées, et d'assurer le triomphe à celui qui était prêt,
en cas de revers, à anéantir nos principes et nos armées. Il résolut de
profiter encore de cette circonstance pour obtenir des envoyés de Venise
les concessions et les secours qu'il n'avait pu leur arracher. Il reçut
les deux envoyés poliment, et leur donna audience le 5 germinal (25
mars). «Que je m'arme, leur dit-il, contre mes amis, contre ceux qui
nous accueillent et veulent nous défendre, en faveur de mes ennemis, en
faveur de ceux qui nous détestent et veulent nous égorger, c'est là une
chose impossible. Cette lâche politique est aussi loin de mon coeur que
de mes intérêts. Jamais je ne prêterai mon secours contre des principes
pour lesquels la France a fait sa révolution, et auxquels je dois en
partie le succès de mes armes. Mais je vous offre encore une fois
mon amitié et mes conseils. Alliez-vous franchement à la France,
rapprochez-vous de ses principes, faites des modifications
indispensables à votre constitution; alors je réponds de tout, et sans
employer une violence qui est impossible de ma part, j'obtiendrai par
mon influence sur le peuple italien, et par l'assurance d'un régime plus
raisonnable, le retour à l'ordre et à la paix. Ce résultat vous convient
à vous autant qu'à moi.» Ce langage, qui était sincère, et dont la
sagesse n'a pas besoin d'être démontrée, ne convenait point aux envoyés
vénitiens, surtout à Pezaro. Ce n'était point là ce qu'ils voulaient;
ils désiraient que Bonaparte leur restituât les forteresses qu'il avait
occupées par précaution, dans Bergame, Brescia, Vérone; qu'il souffrît
l'armement du parti fanatique contre le parti patriote, et qu'il permît
qu'on lui préparât ainsi une Vendée sur ses derrières. Ce n'était pas là
un moyen de s'entendre. Bonaparte, dont l'humeur était prompte, traita
fort mal les deux envoyés, et leur rappelant les procédés des Vénitiens
envers l'armée française, leur déclara qu'il connaissait leurs
dispositions secrètes et leurs projets; mais qu'il était en mesure, et
qu'il y avait une armée en Lombardie pour veiller sur eux. La conférence
devint aigre. On passa de ces questions à celles des approvisionnemens.
Jusqu'ici Venise avait fourni des vivres à l'armée française, et elle
avait autorisé Bonaparte à les exiger d'elle, en nourrissant l'armée
autrichienne. Les Vénitiens voulaient que Bonaparte, transporté dans les
états héréditaires, cessât de se nourrir à leurs dépens. Ce n'était pas
du tout son intention, car il ne voulait rien demander aux habitans
de l'Autriche, afin de se les concilier. Les fournisseurs secrètement
chargés par le gouvernement vénitien de nourrir l'armée avaient cessé
ces fournitures. On avait été réduit à faire des réquisitions dans
les états vénitiens. «Ce moyen est vicieux, dit Bonaparte; il vexe
l'habitant, il donne lieu à d'affreuses dilapidations; donnez-moi un
million par mois pendant que durera encore cette campagne qui ne peut
pas être longue; la république française comptera ensuite avec vous,
et vous saura plus de gré de ce million que de tous les maux que vous
endurez par les réquisitions. D'ailleurs vous avez nourri tous mes
ennemis, vous leur avez donné asile, vous me devez la réciprocité.» Les
deux envoyés répondirent en disant que le trésor était ruiné, «S'il est
ruiné, répliqua Bonaparte, prenez de l'argent dans le trésor du duc de
Modène, que vous avez recelé au détriment de mes alliés les Modénois;
prenez-en dans les propriétés des Anglais, des Russes, des Autrichiens,
de tous mes ennemis, que vous gardez en dépôt.» On se sépara avec
humeur. Une entrevue nouvelle eut lieu le lendemain. Bonaparte, calmé,
renouvela toutes ses propositions; mais Pezaro ne fit rien pour le
satisfaire, et promit seulement d'informer le sénat de toutes ses
demandes. Alors Bonaparte, dont l'irritation commençait à ne plus
se contenir, prit Pezaro par le bras et lui dit: «Au reste, je vous
observe, je vous devine; je sais ce que vous me préparez; mais prenez-y
garde! si, pendant que je serai engagé dans une entreprise lointaine,
vous assassiniez mes malades, vous attaquiez mes dépôts, vous menaciez
ma retraite, vous auriez décidé votre ruine. Ce que je pourrais
pardonner pendant que je suis en Italie, serait un crime irrémissible
pendant que je serai engagé en Autriche. Si vous prenez les armes, vous
décidez ou ma perte ou la vôtre. Songez-y donc, et n'exposez pas le lion
valétudinaire de Saint-Marc contre la fortune d'une armée qui trouverait
dans ses dépôts et ses hôpitaux de quoi franchir vos lagunes et vous
détruire.» Ce langage énergique effraya, sans les convaincre, les
envoyés vénitiens, qui écrivirent sur-le-champ le résultat de cette
conférence. Bonaparte écrivit aussitôt à Kilmaine pour lui ordonner de
redoubler de vigilance, de punir les commandans français s'ils sortaient
des limites de la neutralité, et de désarmer tous les montagnards et les
paysans.

Les évènemens étaient tellement avancés, qu'il était impossible qu'ils
s'arrêtassent. L'insurrection de Bergame avait eu lieu le 22 ventôse (12
mars); celle de Brescia le 27 (17 mars); celle de Salo le 4 germinal (24
mars). Le 8 germinal (28 mars), la ville de Crême fit sa révolution, et
les troupes françaises s'y trouvèrent forcément engagées. Un détachement
qui précédait la division Victor, de retour en Lombardie, se présenta
aux portes de Crême. C'était dans un moment de fermentation. La vue
des troupes françaises ne pouvait qu'accroître les espérances et la
hardiesse des patriotes. Le podestat vénitien, qui était dans l'effroi,
refusa d'abord l'entrée aux Français; puis il en introduisit quarante,
lesquels s'emparèrent des portes de la ville, elles ouvrirent aux
troupes françaises qui suivaient. Les habitans profitèrent de
l'occasion, s'insurgèrent, et renvoyèrent le podestat vénitien. Les
Français n'avaient pris ce parti que pour s'ouvrir passage; les
patriotes en profitèrent pour se soulever. Quand il existe de
pareilles dispositions, tout devient cause, et les évènemens les plus
involontaires ont des résultats qui font supposer la complicité là où il
n'en existe point. Telle fut la situation des Français, qui, sans
aucun doute, souhaitaient individuellement la révolution, mais qui
officiellement observaient la neutralité.

Les montagnards et les paysans, excités par les agens de Venise et par
les prédications des capucins, inondaient les campagnes. Les régimens
esclavons, débarqués des lagunes sur la terre-ferme, s'avançaient
sur les villes insurgées. Kilmaine avait donné ses ordres, et mis en
mouvement la légion lombarde pour désarmer les paysans. Déjà plusieurs
escarmouches avaient eu lieu; des villages avaient été incendiés, des
paysans saisis et désarmés. Mais ceux-ci, de leur côté, menaçaient de
saccager les villes et d'égorger les Français, qu'ils désignaient sous
le nom de jacobins. Déjà même ils assassinaient d'une manière
horrible tous ceux qu'ils trouvaient isolés. Ils firent d'abord la
contre-révolution à Salo; aussitôt une troupe des habitans de Bergame
et de Brescia, appuyée par un détachement des Polonais de la légion
lombarde, marcha sur Salo, pour en chasser les montagnards. Quelques
individus envoyés pour parlementer furent attirés dans la ville et
égorgés; le détachement fut enveloppé et battu, deux cents Polonais
furent faits prisonniers, et envoyés à Venise. On saisit à Salo, à
Vérone, dans toutes les villes vénitiennes, les partisans connus des
Français; on les envoya sous les plombs, et les inquisiteurs d'état,
encouragés par ce misérable succès, se montrèrent disposés à de cruelles
vengeances. On prétend qu'il fut défendu de nettoyer le canal Orfano,
qui était destiné, comme on sait, à l'horrible usage de noyer les
prisonniers d'état. Cependant le gouvernement de Venise, tandis qu'il
se préparait à déployer les plus grandes rigueurs, cherchait à tromper
Bonaparte par des actes de condescendance apparente, et il accorda le
million par mois qui avait été demandé. L'assassinat des Français ne
continua pas moins partout où ils furent rencontrés. La situation
devenait extrêmement grave, et Kilmaine envoya de nouveaux courriers
à Bonaparte. Celui-ci, en apprenant les combats livrés par les
montagnards, l'événement de Salo, où deux cents Polonais avaient été
faits prisonniers, l'emprisonnement de tous les partisans de la France,
et les assassinats commis sur les Français, fut saisi de colère.
Sur-le-champ il envoya une lettre foudroyante au sénat, dans laquelle
il récapitulait tous ses griefs, et demandait le désarmement des
montagnards, l'élargissement des prisonniers polonais et des sujets
vénitiens jetés sous les plombs. Il chargea Junot de porter cette
lettre, de la lire au sénat; et ordonna au ministre Lallemant de
sortir sur-le-champ de Venise, en déclarant la guerre, si toutes les
satisfactions exigées n'étaient pas accordées.

Pendant ce temps, il descendait à pas de géant du haut des Alpes
Noriques, dans la vallée de la Mur. Sa principale espérance dans cette
marche téméraire était la prompte entrée en campagne des armées du Rhin,
et leur prochaine arrivée sur le Danube. Mais il reçut une dépêche
du directoire qui lui ôta tout espoir à cet égard. La détresse de la
trésorerie était si grande, qu'elle ne pouvait fournir au général Moreau
les quelques cent mille francs indispensables pour se procurer un
équipage de pont et passer le Rhin. L'armée de Hoche, qui occupait
Deux-Ponts et était toute prête, demandait à marcher, mais on n'osait
pas la hasarder seule au-delà du Rhin, tandis que Moreau resterait
en-deçà. Carnot exagérait encore dans sa dépêche les retards que devait
subir l'entrée en campagne des armées d'Allemagne, et ne laissait à
Bonaparte aucun espoir d'être appuyé. Celui-ci fut très déconcerté par
cette lettre; il avait l'imagination vive, et il passait de l'extrême
confiance à l'extrême défiance. Il s'imagina ou que le directoire
voulait perdre l'armée d'Italie et son général, ou que les autres
généraux ne voulaient pas le seconder. Il écrivit une lettre amère sur
la conduite des armées du Rhin. Il dit qu'une ligne d'eau n'était jamais
un obstacle, et que sa conduite en était la preuve; que lorsqu'on
voulait franchir un fleuve, on le pouvait toujours; qu'en ne voulant
jamais exposer sa gloire, on la perdait quelquefois; qu'il avait franchi
les Alpes sur trois pieds de neige et de glace, et que, s'il avait
calculé comme ses collègues, il ne l'aurait jamais osé; que si les
soldats du Rhin laissaient l'armée d'Italie seule exposée en Allemagne,
il fallait _qu'ils n'eussent pas de sang dans les veines_; que du reste
cette brave armée, si on l'abandonnait, se replierait, et que l'Europe
serait juge entre elle et les autres armées de la république. Comme tous
les hommes passionnés et orgueilleux, Bonaparte aimait à se plaindre et
à exagérer le sujet de ses plaintes. Quoi qu'il dit, il ne songeait ni à
se retirer, ni même à s'arrêter, mais à frapper l'Autriche d'épouvante
par une marche rapide, et à lui imposer la paix. Beaucoup de
circonstances favorisaient ce projet. La terreur était dans Vienne;
la cour était portée à transiger; le prince Charles le conseillait
fortement; le ministère seul, dévoué à l'Angleterre, résistait encore.
Les conditions fixées à Clarke, avant les victoires d'Arcole et de
Rivoli, étaient si modérées, qu'on pouvait facilement obtenir l'adhésion
de l'Autriche à ces conditions, et même à beaucoup mieux. Réuni à
Joubert et à Masséna, Bonaparte allait avoir quarante-cinq ou cinquante
mille hommes sous la main; et avec une masse aussi forte, il ne
craignait point une bataille générale, quelle que fût la puissance de
l'ennemi. Par toutes ces raisons, il résolut de faire une ouverture
au prince Charles, et s'il n'y répondait pas, de fondre sur lui avec
impétuosité, et de frapper un coup si prompt et si fort, qu'on ne
résistât plus à ses offres. Quelle gloire pour lui, si, seul, sans
appui, transporté en Autriche par une route si extraordinaire, il
imposait la paix à l'empereur!

Il était à Klagenfurth, capitale de la Carinthie, le 11 germinal
(31 mars). Joubert à sa gauche achevait son mouvement et allait le
rejoindre. Bernadotte, qu'il avait détaché pour traverser la chaussée de
la Carniole, s'était emparé de Trieste, des riches mines d'Idria, des
magasins autrichiens, et allait arriver par Laybach et Klagenfurth. Il
écrivit au prince Charles, le même jour 11 (31), une lettre mémorable.
«Monsieur le général en chef, lui dit-il, les braves militaires font la
guerre et désirent la paix. Cette guerre ne dure-t-elle pas depuis six
ans? avons-nous assez tué de monde, et causé assez de maux à la triste
humanité? Elle réclame de tous côtés. L'Europe, qui avait pris les armes
contre la république française, les a posées. Votre nation reste seule,
et cependant le sang va couler plus que jamais. Cette sixième campagne
s'annonce par des présages sinistres. Quelle qu'en soit l'issue, nous
tuerons de part et d'autre quelques milliers d'hommes, et il faudra
bien que l'on finisse par s'entendre, puisque tout a un terme, même les
passions haineuses.

«Le directoire exécutif de la république française avait fait connaître
à sa majesté l'empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole
les deux peuples. L'intervention de la cour de Londres s'y est opposée.
N'y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les
intérêts et les passions d'une nation étrangère aux maux de la guerre,
que nous continuions à nous entr'égorger? Vous, monsieur le général
en chef, qui par votre naissance approchez si près du trône, et êtes
au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les
ministres et les gouvernemens, êtes-vous décidé à mériter le titre de
bienfaiteur de l'humanité entière, et de vrai sauveur de l'Allemagne?
Ne croyez pas, monsieur le général en chef, que j'entende par là qu'il
n'est pas possible de la sauver par la force des armes; mais dans la
supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables,
l'Allemagne n'en sera pas moins ravagée. Quant à moi, monsieur le
général en chef, si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut
sauver la vie à un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne
civique que je me trouverai avoir méritée, que de la triste gloire qui
peut revenir des succès militaires.»

L'archiduc Charles ne pouvait accueillir cette ouverture, car la
détermination du conseil aulique n'était pas encore prise. On embarquait
à Vienne les meubles de la couronne et les papiers précieux sur le
Danube, et on envoyait les jeunes archiducs et archiduchesses en
Hongrie. La cour se préparait, dans un cas extrême, à évacuer la
capitale. L'archiduc répondit au général Bonaparte qu'il désirait la
paix autant que lui, mais qu'il n'avait aucun pouvoir pour en traiter,
et qu'il fallait s'adresser directement à Vienne. Bonaparte s'avança
rapidement à travers les montagnes de la Carinthie, et, le 12 germinal
au matin (1er avril), poursuivit l'arrière-garde ennemie sur Saint-Weith
et Freisach, et la culbuta. Dans l'après-midi du même jour, il rencontra
l'archiduc, qui avait pris position en avant des gorges étroites
de Neumark, avec les restes de son armée du Frioul, et avec quatre
divisions venues du Rhin, celles de Kaim, de Mercantin, du prince
d'Orange, et la réserve des grenadiers. Un combat furieux s'engagea dans
ces gorges. Masséna en eut encore tout l'honneur. Les soldats du
Rhin défièrent les vieux soldats de l'armée d'Italie. C'était à qui
s'avancerait plus vite et plus loin. Après une action acharnée, dans
laquelle l'archiduc perdit trois mille hommes sur le champ de bataille
et douze cents prisonniers, tout fut enlevé à la baïonnette, et les
gorges emportées. Bonaparte marcha sans relâche le lendemain, de Neumark
sur Unzmark. C'était entre ces deux points qu'aboutissait la route
transversale, qui unissait la grande chaussée du Tyrol à la grande
chaussée de la Carinthie. C'était par cette route qu'arrivait Kerpen
poursuivi par Joubert. L'archiduc, voulant avoir le temps de rallier
Kerpen à lui, proposa une suspension d'armes pour prendre, disait-il,
en considération la lettre du 11 (31 mars). Bonaparte répondit qu'on
pouvait négocier et se battre, et continua sa marche. Le lendemain 14
germinal (3 avril), il livra encore un violent combat à Unzmark, où il
fit quinze cents prisonniers, entra à Knitelfeld, et ne trouva plus
d'obstacle jusqu'à Léoben. L'avant-garde y entra le 18 germinal (7
avril). Kerpen avait fait un grand détour pour rejoindre l'archiduc, et
Joubert avait donné la main à l'armée principale.

Le jour même où Bonaparte entrait à Léoben, le lieutenant-général
Bellegarde, chef d'état-major du prince Charles, et le général major
Merfeld, arrivèrent au quartier-général au nom de l'empereur, que la
marche rapide des Français avait intimidé, et qui voulait une suspension
d'armes. Ils la demandaient de dix jours. Bonaparte sentait qu'une
suspension d'armes de dix jours donnait à l'archiduc le temps de
recevoir ses derniers renforts du Rhin, de remettre ensemble toutes les
parties de son armée, et de reprendre haleine. Mais lui-même en avait
grand besoin, et il gagnait de son côté l'avantage de rallier Bernadotte
et Joubert; d'ailleurs il croyait au désir sincère de traiter, et
il accorda cinq jours de suspension d'armes, pour donner à des
plénipotentiaires le temps d'arriver, et de signer des préliminaires.
La convention fut signée le 18 (7 avril), et dut se prolonger seulement
jusqu'au 23 (12 avril). Il établit son quartier-général à Léoben, et
porta l'avant-garde de Masséna sur le Simmering, dernière hauteur des
Alpes Noriques, qui est à vingt-cinq lieues de Vienne, et d'où l'on peut
voir les clochers de cette capitale. Il employa ces cinq jours à reposer
et à rallier ses colonnes. Il fit une proclamation aux habitans pour les
rassurer sur ses intentions, et il joignit les effets aux paroles, car
rien ne fut pris sans être payé par l'armée.

Bonaparte attendit l'expiration des cinq jours, prêt à frapper un
nouveau coup pour ajouter à la terreur de la cour impériale, si elle
n'était pas encore assez épouvantée. Mais tout se disposait à Vienne
pour mettre fin à cette longue et cruelle lutte, qui durait depuis six
années, et qui avait fait répandre des torrens de sang. Le parti anglais
dans le ministère était entièrement discrédité; Thugut était prêt à
tomber en disgrâce. Les Viennois demandaient la paix à grands cris:
l'archiduc Charles lui-même, le héros de l'Autriche, la conseillait,
et déclarait que l'Empire ne pouvait plus être sauvé par les armes.
L'empereur penchait pour cet avis. On se décida enfin, et on fit partir
sur-le-champ pour Léoben le comte de Merfeld, et le marquis de Gallo,
ambassadeur de Naples à Vienne. Ce dernier fut choisi par l'influence de
l'impératrice, qui était fille de la reine de Naples, et qui se mêlait
beaucoup des affaires. Leurs instructions étaient de signer des
préliminaires qui serviraient de base pour traiter plus tard de la
paix définitive. Ils arrivèrent le 24 germinal (13 avril au matin), à
l'instant où la trêve étant achevée, Bonaparte allait faire attaquer les
avant-postes. Ils déclarèrent qu'ils avaient des pleins pouvoirs pour
arrêter les bases de la paix. On neutralisa un jardin dans les environs
de Léoben, et on traita au milieu des bivouacs de l'armée française.
Le jeune général, devenu tout à coup négociateur, n'avait jamais fait
d'apprentissage diplomatique; mais depuis une année il avait eu à
traiter les plus grandes affaires qui se puissent traiter sur la terre;
il avait une gloire qui en faisait l'homme le plus imposant de son
siècle, et il avait un langage aussi imposant que sa personne. Il
représentait donc glorieusement la république française. Il n'avait
pas mission pour négocier; c'est Clarke qui était revêtu de tous les
pouvoirs à cet égard, et Clarke, qu'il avait mandé, n'était point encore
arrivé au quartier-général. Mais il pouvait considérer les préliminaires
de la paix comme un armistice, ce qui était dans les attributions des
généraux; d'ailleurs il était certain que Clarke signerait tout ce qu'il
aurait fait, et il entra sur-le-champ en pourparler. Le plus grand souci
de l'empereur et de ses envoyés était le règlement de l'étiquette.
D'après un ancien usage, l'empereur avait sur les rois de France
l'honneur de l'initiative; il était toujours nommé le premier dans
le protocole des traités, et ses ambassadeurs avaient le pas sur les
ambassadeurs français. C'était le seul souverain auquel cet honneur fût
concédé par la France. Les deux envoyés de l'empereur consentaient
à reconnaître sur-le-champ la république française, si l'ancienne
étiquette était conservée.

«La république française, répondit fièrement Bonaparte, n'a pas besoin
d'être reconnue; elle est en Europe comme le soleil sur l'horizon; tant
pis pour les aveugles qui ne savent ni le voir ni en profiter.» Il
refusa l'article de la reconnaissance. Quant à l'étiquette, il déclara
que ces questions étaient fort indifférentes à la république française,
qu'on pourrait s'entendre à cet égard avec le directoire, et qu'il ne
serait probablement pas éloigné de sacrifier de semblables intérêts à
des avantages réels; que, pour le moment, on traiterait sur le pied
de l'égalité, et que la France et l'empereur auraient alternativement
l'initiative.

On aborda ensuite les questions essentielles. Le premier et le plus
important article était la cession des provinces belgiques à la France.
Il ne pouvait plus entrer dans l'intention de l'Autriche de les refuser.
Il fut convenu d'abord que l'empereur abandonnerait à la France toutes
ses provinces belgiques; qu'en outre il consentirait, comme membre de
l'empire germanique, à ce que la France étendît sa limite jusqu'au Rhin.
Il s'agissait de trouver des indemnités, et l'empereur avait exigé qu'on
lui en procurât de suffisantes, soit en Allemagne, soit en Italie. Il
y avait deux moyens de lui en procurer en Allemagne, lui donner la
Bavière, ou séculariser divers états ecclésiastiques de l'Empire. La
première idée avait plus d'une fois occupé la diplomatie européenne. La
seconde était due à Rewbell, qui avait imaginé ce moyen comme le plus
convenable et le plus conforme à l'esprit de la révolution. Ce n'était
plus le temps, en effet, où des évêques devaient être souverains
temporels, et il était ingénieux de faire payer à la puissance
ecclésiastique les agrandissemens que recevait la république française.
Mais les agrandissemens de l'empereur en Allemagne ne pouvaient que
difficilement obtenir l'assentiment de la Prusse. D'ailleurs, si on
donnait la Bavière, il fallait trouver des indemnités pour le prince
qui la possédait. Enfin les états d'Allemagne étant sous l'influence
immédiate de l'empereur, il ne gagnait pas beaucoup à les acquérir, et
il aimait beaucoup mieux des agrandissemens en Italie, qui ajoutaient
véritablement de nouveaux territoires à sa puissance. Il fallait donc
songer à chercher des indemnités en Italie.

Si on avait consenti à rendre sur-le-champ à l'empereur la Lombardie;
si on avait pris l'engagement de conserver dans son état actuel la
république de Venise, et de ne pas faire arriver la démocratie jusqu'aux
frontières des Alpes, il aurait consenti sur-le-champ à la paix, et
aurait reconnu la république cispadane, composée du duché de Modène, des
deux légations et de la Romagne. Mais replacer la Lombardie sous le joug
de l'Autriche, la Lombardie qui nous avait montré tant d'attachement,
qui avait fait pour nous tant d'efforts et de sacrifices, et dont les
principaux habitans s'étaient si fort compromis, était un acte odieux et
une faiblesse; car notre situation nous permettait d'exiger davantage.
Il fallait donc assurer l'indépendance de la Lombardie, et chercher en
Italie des indemnités qui dédommageassent l'Autriche de la double perte
de la Belgique et de la Lombardie. Il y avait un arrangement tout
simple, qui s'était présenté plus d'une fois à l'esprit des diplomates
européens, qui plus d'une fois avait été un sujet d'espérance pour
l'Autriche et de crainte pour Venise, c'était d'indemniser l'Autriche
avec les états vénitiens. Les provinces illyriennes, l'Istrie et toute
la Haute-Italie, depuis l'Izonzo jusqu'à l'Oglio, formaient de riches
possessions, et pouvaient fournir d'amples dédommagemens à l'Autriche.
La manière dont l'aristocratie vénitienne s'était conduite avec la
France, ses refus constans de s'allier avec elle, ses armemens secrets
dont le but évident était de tomber sur les Français en cas de revers,
le soulèvement récent des montagnards et des paysans, l'assassinat
des Français, avaient rempli Bonaparte d'indignation. D'ailleurs, si
l'empereur, pour qui Venise s'était secrètement armée, acceptait ses
dépouilles, Bonaparte, contre qui elle avait fait ces armemens, ne
pouvait avoir aucun scrupule à les céder. Du reste, il y avait des
dédommagemens à offrir à Venise. On avait la Lombardie, le duché de
Modène, les légations de Bologne et de Ferrare, la Romagne, provinces
riches et considérables, dont une partie formait la république
cispadane. On pouvait indemniser Venise avec quelques-unes de ces
provinces. Cet arrangement parut le plus convenable, et là, pour la
première fois, fut arrêté le principe de dédommager l'Autriche avec les
provinces de la terre-ferme de Venise, sauf à dédommager celle-ci avec
d'autres provinces italiennes.

On en référa à Vienne, dont on était à peine éloigné de vingt-cinq
lieues. Ce genre d'indemnité fut agréé; les préliminaires de la paix
furent aussitôt fixés, et rédigés en articles, qui durent servir de base
à une négociation définitive. L'empereur abandonnait à la France toutes
ses possessions des Pays-Bas, et consentait, comme membre de l'Empire, à
ce que la république acquît la limite du Rhin. Il renonçait en outre à
la Lombardie. En dédommagement de tous ces sacrifices, il recevait
les états vénitiens de la terre-ferme, l'Illyrie, l'Istrie et la
Haute-Italie jusqu'à l'Oglio. Venise restait indépendante, conservait
les îles Ioniennes, et devait recevoir des dédommagemens pris sur
les provinces qui étaient à la disposition de la France. L'empereur
reconnaissait les républiques qui allaient être fondées en Italie.
L'armée française devait se retirer des états autrichiens, et cantonner
sur la frontière de ces états, c'est-à-dire, évacuer la Carinthie et la
Carniole, et se placer sur l'Izonzo et aux débouchés du Tyrol. Tous
les arrangemens relatifs aux provinces et au gouvernement de Venise,
devaient être faits d'un commun accord avec l'Autriche. Deux congrès
devaient s'ouvrir, l'un à Berne pour la paix particulière avec
l'empereur, l'autre dans une ville d'Allemagne pour la paix avec
l'Empire. La paix avec l'empereur devait être conclue dans trois mois,
sous peine de la nullité des préliminaires. L'Autriche avait de plus une
raison puissante de hâter la conclusion du traité définitif, c'était
d'entrer au plus tôt en possession des provinces vénitiennes, afin
que les Français n'eussent pas le temps d'y répandre les idées
révolutionnaires.

Le projet de Bonaparte était de démembrer la république cispadane,
composée du duché de Modène, des deux légations et de la Romagne; de
réunir le duché de Modène à la Lombardie, et d'en composer une seule
république, dont la capitale serait Milan, et dont le nom serait
_Cisalpine_, à cause de sa situation par rapport aux Alpes. Il voulait
ensuite donner les deux légations et la Romagne à Venise, en ayant soin
de soumettre son aristocratie et de modifier sa constitution. De cette
manière, il existerait en Italie deux républiques, alliées de la France,
lui devant leur existence, et disposées à concourir à tous ses plans.
La Cisalpine aurait pour frontière l'Oglio, qu'il serait facile de
retrancher. Elle n'avait pas Mantoue, qui restait avec le Mantouan à
l'empereur; mais on pouvait faire de Pizzighitone sur l'Adda une place
de premier ordre; on pouvait relever les murs de Bergame et de Crême. La
république de Venise avec ses îles, avec le Dogado et la Polésine qu'on
tâcherait de lui conserver, avec les deux légations et la Romagne, qu'on
lui donnerait, avec la province de Massa-Carrara, et le golfe de la
Spezia, qu'on y ajouterait dans la Méditerranée, serait une puissance
maritime touchant à la fois aux deux mers.

On se demande pourquoi Bonaparte ne profitait pas de sa position pour
rejeter tout-à-fait les Autrichiens hors de l'Italie; pourquoi surtout
il les indemnisait aux dépens d'une puissance neutre, et par un attentat
semblable à celui du partage de la Pologne. D'abord, était-il possible
d'affranchir entièrement l'Italie? Ne fallait-il pas bouleverser encore
l'Europe, pour la faire consentir au renversement du pape, du roi de
Piémont, du grand-duc de Toscane, des Bourbons de Naples, et du prince
de Parme? La république française était-elle capable des efforts qu'une
telle entreprise aurait encore exigés? N'était-ce pas beaucoup de
jeter dans cette campagne les germes de la liberté, en instituant deux
républiques, d'où elle ne manquerait pas de s'étendre bientôt jusqu'au
fond de la péninsule? Le partage des états vénitiens n'avait rien qui
ressemblât à l'attentat célèbre qu'on a si souvent reproché à l'Europe.
La Pologne fut partagée par les puissances mêmes qui l'avaient soulevée,
et qui lui avaient promis solennellement leurs secours. Venise, à qui
les Français avaient sincèrement offert leur amitié, l'avait refusée, et
se préparait à les trahir, et à les surprendre dans un moment de péril.
Si elle avait à se plaindre de quelqu'un, c'était des Autrichiens, au
profit de qui elle voulait trahir les Français. La Pologne était un état
dont les limites étaient clairement tracées sur la carte de l'Europe,
dont l'indépendance était, pour ainsi dire, commandée par la nature,
et importait au repos de l'Occident; dont la constitution, quoique
vicieuse, était généreuse; dont les citoyens, indignement trahis,
avaient déployé un beau courage, et mérité l'intérêt des nations
civilisées. Venise, au contraire, n'avait de territoire naturel que ses
lagunes, car sa puissance n'avait jamais résidé dans ses possessions
de terre-ferme; elle n'était pas détruite parce que certaines de ses
provinces étaient échangées contre d'autres; sa constitution était la
plus inique de l'Europe; son gouvernement était abhorré de ses sujets;
sa perfidie et sa lâcheté ne lui donnaient aucun droit ni à l'intérêt,
ni à l'existence. Rien donc dans le partage des états vénitiens ne
pouvait être comparé au partage de la Pologne, si ce n'est le procédé
particulier de l'Autriche.

D'ailleurs, pour se dispenser de donner de pareilles indemnités aux
Autrichiens, il fallait les chasser de l'Italie, et on ne le pouvait
qu'en traitant dans Vienne même. Mais il aurait fallu pour cela le
concours des armées du Rhin, et on avait écrit à Bonaparte qu'elles ne
pourraient entrer en campagne avant un mois. Il ne lui restait, dans
cette situation, qu'à rétrograder, pour attendre leur entrée en
campagne, ce qui exposait à bien des inconvéniens; car il eût donné par
là à l'archiduc le temps de préparer une armée formidable contre lui, et
à la Hongrie de se lever en masse pour se jeter sur ses flancs. De plus,
il fallait rétrograder, et presque avouer la témérité de sa marche. En
acceptant les préliminaires, il avait l'honneur d'arracher seul la
paix; il recueillait le fruit de sa marche si hardie; il obtenait des
conditions qui, dans la situation de l'Europe, étaient fort brillantes
et qui étaient surtout beaucoup plus avantageuses que celles qui avaient
été fixées à Clarke, puisqu'elles stipulaient la ligne du Rhin et des
Alpes, et une république en Italie. Ainsi, moitié par des raisons
politiques et militaires, moitié par des considérations personnelles, il
se décida à signer les préliminaires. Clarke n'était pas encore arrivé
au quartier-général. Avec sa hardiesse accoutumée et l'assurance que lui
donnaient sa gloire, son nom, et le voeu général pour la paix, Bonaparte
passa outre, et signa les préliminaires, comme s'il eût été question
d'un simple armistice. La signature fut donnée à Léoben le 29 germinal
an V (18 avril 1797).

Si dans le moment il eût connu ce qui se passait sur le Rhin, il ne se
serait pas tant hâté de signer les préliminaires de Léoben; mais il
ne savait que ce qu'on lui avait mandé, et on lui avait mandé que
l'inaction serait longue. Il fit partir sur-le-champ Masséna pour porter
à Paris le traité des préliminaires. Ce brave général était le seul qui
n'eût pas été député pour porter des drapeaux et recevoir à son tour les
honneurs du triomphe. Bonaparte jugea que l'occasion de l'envoyer était
belle, et digne des grands services qu'il avait rendus. Il expédia des
courriers pour les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, qui passèrent
par l'Allemagne, afin d'arriver beaucoup plus vite, et de faire cesser
toutes les hostilités, si elles étaient commencées.

Elles l'étaient, en effet, à l'instant même de la signature des
préliminaires. Hoche, impatient depuis long-temps d'entrer en action, ne
cessait de demander les hostilités. Moreau était accouru à Paris pour
solliciter les fonds nécessaires à l'achat d'un équipage de pont. Enfin
l'ordre fut donné. Hoche, à la tête de sa belle armée, déboucha par
Neuwied, tandis que Championnet, avec l'aile droite, débouchait par
Dusseldorf, et marchait sur Uckerath et Altenkirchen. Hoche attaqua
les Autrichiens à Heddersdoff, où ils avaient élevé des retranchemens
considérables, leur tua beaucoup de monde, et leur fit cinq mille
prisonniers. Après cette belle action, il s'avança rapidement sur
Francfort, battant toujours Kray, et cherchant à lui couper la retraite.
Il allait l'envelopper par une manoeuvre habile et l'enlever peut-être,
lorsqu'arriva le courrier de Bonaparte, qui annonçait la signature des
préliminaires. Cette circonstance arrêta Hoche au milieu de sa marche
victorieuse, et lui causa un vif chagrin, car il se voyait encore
une fois arrêté dans sa carrière. Si du moins on eût fait passer les
courriers par Paris, il aurait eu le temps d'enlever Kray tout entier,
ce qui aurait ajouté un beau fait d'armes à sa vie, et aurait eu
l'influence la plus grande sur la suite des négociations. Tandis que
Hoche se portait si rapidement sur la Nidda, Desaix, qui avait reçu de
Moreau l'autorisation de franchir le Rhin, tentait une des actions les
plus hardies dont l'histoire de la guerre fasse mention. Il avait choisi
pour passer le Rhin un point fort au-dessous de Strasbourg. Après avoir
échoué avec ses troupes sur une île de gravier, il avait enfin abordé la
rive opposée; il était resté là pendant vingt-quatre heures, exposé
à être jeté dans le Rhin, et obligé de lutter contre toute l'armée
autrichienne pour se maintenir dans des taillis, des marécages, en
attendant que le pont fût jeté sur le fleuve. Enfin le passage s'était
opéré; on avait poursuivi les Autrichiens dans les Montagnes-Noires,
et on s'était emparé d'une partie de leurs administrations. Ici encore
l'armée fut arrêtée au milieu de ses succès par le courrier parti
de Léoben, et on dut regretter que les faux avis donnés à Bonaparte
l'eussent engagé à signer si tôt.

Les courriers arrivèrent ensuite à Paris, où ils causèrent une grande
joie à ceux qui souhaitaient la paix, mais non au directoire, qui
jugeant notre situation formidable, voyait avec peine qu'on n'en eût pas
tiré un parti plus avantageux. Larévellière et Rewbell désiraient en
philosophes l'affranchissement entier de l'Italie; Barras souhaitait,
en fougueux révolutionnaire, que la république humiliât les puissances;
Carnot, qui affectait la modération depuis quelque temps, qui appuyait
assez généralement les voeux de l'opposition, approuvait la paix, et
prétendait que, pour l'obtenir durable, il ne fallait pas trop humilier
l'empereur. Il y eut de vives discussions au directoire sur les
préliminaires; cependant, pour ne pas trop indisposer l'opinion, et
ne point paraître désirer une guerre éternelle, il fut décidé qu'on
approuverait les bases posées à Léoben.

Tandis que ces choses se passaient sur le Rhin et en France, des
évènemens importans éclataient en Italie. On a vu que Bonaparte, averti
des troubles qui agitaient les états vénitiens, du soulèvement des
montagnards contre les villes, de l'échec des Brescians devant Salo, de
la capture de deux cents Polonais, de l'assassinat d'une grande quantité
de Français, de l'emprisonnement de tous leurs partisans, avait écrit de
Léoben une lettre foudroyante au sénat de Venise. Il avait chargé son
aide-de-camp Junot de la lire lui-même au sénat, de demander ensuite
l'élargissement de tous les prisonniers, la recherche et l'extradition
des assassins, et il lui avait prescrit de sortir de suite de Venise, en
faisant afficher une déclaration de guerre, si une pleine satisfaction
n'était accordée. Junot fut présenté au sénat le 26 germinal (15 avril).
Il lut la lettre menaçante de son général, et se comporta avec toute la
rudesse d'un soldat, et d'un soldat victorieux. On lui répondit que les
armemens qui avaient été faits n'avaient pour but que de maintenir la
subordination dans les états de la république; que, si des assassinats
avaient été commis, c'était un malheur involontaire qui serait réparé.
Junot ne voulait pas se payer de vaines paroles, et menaçait de
faire afficher la déclaration de guerre si on n'élargissait pas les
prisonniers d'état et les Polonais, si on ne donnait pas l'ordre de
désarmer les montagnards et de poursuivre les auteurs de tous les
assassinats. Cependant on parvint à le calmer, et il fut arrêté avec
lui et le ministre français Lallemant qu'on allait écrire au général
Bonaparte, et lui envoyer deux députés pour convenir des satisfactions
qu'il avait à exiger. Les deux députés choisis furent François Donat et
Léonard Justiniani.

Mais, pendant ce temps, l'agitation continuait dans les états vénitiens.
Les villes étaient toujours en hostilité avec la population des
campagnes et des montagnes. Les agens du parti aristocratique et monacal
répandaient les bruits les plus faux sur le sort de l'armée française en
Autriche. Ils prétendaient qu'elle avait été enveloppée et détruite, et
ils s'appuyaient sur deux faits pour autoriser leurs fausses nouvelles.
Bonaparte, en attirant à lui les deux corps de Joubert et de Bernadotte,
qu'il avait fait passer, l'un par le Tyrol, l'autre par la Carniole,
avait découvert ses ailes. Joubert avait battu et rejeté Kerpen au-delà
des Alpes, mais il avait laissé Laudon dans une partie du Tyrol, d'où
celui-ci avait bientôt reparu, soulevant toute la population fidèle
de ces montagnes, et descendant l'Adige pour se porter sur Vérone. Le
général Servier, laissé avec douze cents hommes à la garde du Tyrol,
se retirait pied à pied sur Vérone, pour venir se réfugier auprès des
troupes françaises laissées dans la Haute-Italie. En même temps un corps
de même force, laissé dans la Carniole, se retirait devant les Croates,
insurgés comme les Tyroliens, et se repliait sur Palma-Nova. C'étaient
là des faits insignifians, et le ministre de France, Lallemant,
s'efforçait de démontrer au gouvernement de Venise leur peu
d'importance, pour lui épargner de nouvelles imprudences; mais tous ses
raisonnemens étaient inutiles; et tandis que Bonaparte obligeait
les plénipotentiaires autrichiens à venir traiter au milieu de son
quartier-général, on répandait dans les états de Venise qu'il était
battu, débordé, et qu'il allait périr dans sa folle entreprise. Le parti
ennemi des Français et de la révolution, à la tête duquel étaient la
plupart des membres du gouvernement vénitien, sans que le gouvernement
parût y être lui-même, se montrait plus exalté que jamais. C'est à
Vérone surtout que l'agitation était grande. Cette ville, la plus
importante des états vénitiens, était la première exposée à la contagion
révolutionnaire, car elle venait immédiatement après Salo sur la ligne
des villes insurgées. Les Vénitiens tenaient à la sauver et à en chasser
les Français. Tout les y encourageait, tant les dispositions des
habitans, que l'affluence des montagnards et l'approche du général
Laudon. Déjà il s'y trouvait des troupes italiennes et esclavonnes, au
service de Venise. On en fit approcher de nouvelles, et bientôt toutes
les communications furent interceptées avec les villes voisines. Le
général Balland, qui commandait à Vérone la garnison française, se vit
séparé des autres commandans placés dans les environs. Plus de vingt
mille montagnards inondaient la campagne. Les détachemens français
étaient attaqués sur les routes, des capucins prêchaient la populace
dans les rues, et on vit paraître un faux manifeste du podestat de
Vérone, qui encourageait au massacre des Français. Ce manifeste était
supposé, et le nom de Battaglia, dont on l'avait signé, suffisait pour
en prouver la fausseté; mais il n'en devait pas moins contribuer à
échauffer les têtes. Enfin un avis émané des chefs du parti dans Vérone,
annonçait au général Laudon qu'il pouvait s'avancer, et qu'on allait lui
livrer la place. C'était dans les journées des 26 et 27 germinal (15
et 16 avril) que tout ceci se passait. On n'avait aucune nouvelle de
Léoben, et le moment paraissait en effet des mieux choisis pour une
explosion.

Le général Balland se tenait sur ses gardes. Il avait donné à toutes
ses troupes l'ordre de se retirer dans les forts au premier signal. Il
réclama auprès des autorités vénitiennes contre les traitemens exercés
à l'égard des Français, et surtout contre les préparatifs qu'il
voyait faire. Mais il n'obtint que des paroles évasives et point de
satisfaction réelle. Il écrivit à Mantoue, à Milan, pour demander des
secours, et il se tint prêt à s'enfermer dans les forts. Le 28
germinal (17 avril), jour de la seconde fête de Pâques, une agitation
extraordinaire se manifesta dans Vérone; des bandes de paysans y
entrèrent en criant: Mort aux jacobins! Balland fit retirer ses troupes
dans les forts, ne laissa que des détachemens aux portes, et signifia
qu'au premier acte de violence, il foudroyerait la ville. Mais vers le
milieu du jour, des coups de sifflet furent entendus dans les rues;
on se précipita sur les Français, des bandes armées assaillirent les
détachemens laissés à la garde des portes, et massacrèrent ceux qui
n'eurent pas le temps de rejoindre les forts. De féroces assassins
couraient sur les Français désarmés que leurs fonctions retenaient
dans Vérone, les poignardaient et les jetaient dans l'Adige. Ils ne
respectaient pas même les hôpitaux, et se souillèrent du sang d'une
partie des malades. Cependant tous ceux qui pouvaient s'échapper, et
qui n'avaient pas le temps de courir vers les forts, se jetaient dans
l'hôtel du gouvernement, où les autorités vénitiennes leur donnèrent
asile, pour que le massacre ne parût pas leur ouvrage. Déjà plus
de quatre cents malheureux avaient péri, et la garnison française
frémissait de rage en voyant les Français égorgés et leurs cadavres
flottant au loin sur l'Adige. Le général Balland ordonna aussitôt le
feu, et couvrit la ville de boulets. Il pouvait la mettre en cendres.
Mais si les montagnards qui avaient débordé s'en inquiétaient peu, les
habitans et les magistrats vénitiens effrayés voulurent parlementer pour
sauver leur ville. Ils envoyèrent un parlementaire au général Balland
pour s'entendre avec lui et arrêter le désastre. Le général Balland
consentit à entendre les pourparlers, afin de sauver les malheureux
qui s'étaient réfugiés au palais du gouvernement, et sur lesquels on
menaçait de venger tout le mal fait à la ville. Il y avait là des
femmes, des enfans appartenant aux employés des administrations, des
malades échappés aux hôpitaux, et il importait de les tirer du péril.
Balland demandait qu'on les lui livrât sur-le-champ, qu'on fît sortir
les montagnards et les régimens esclavons, qu'on désarmât la populace,
et qu'on lui donnât des otages pris dans les magistrats vénitiens pour
garans de la soumission de la ville. Les parlementaires demandaient
qu'un officier vînt traiter au palais du gouvernement. Le brave chef de
brigade Beaupoil eut le courage d'accepter cette mission. Il traversa
les flots d'une populace furieuse, qui voulait le mettre en pièces, et
parvint enfin auprès des autorités vénitiennes. Toute la nuit se passa
en vaines discussions avec le provéditeur et le podestat, sans pouvoir
s'entendre. On ne voulait pas désarmer, on ne voulait pas donner
d'otages, on voulait des garanties contre les vengeances que le général
Bonaparte ne manquerait pas de tirer de la ville rebelle. Mais pendant
ces pourparlers, la convention de ne pas tirer dans l'intervalle des
conférences n'était pas exécutée par les hordes furieuses qui avaient
envahi Vérone; on se fusillait avec les forts, et nos troupes faisaient
des sorties. Le lendemain matin, 29 germinal (18 avril), le chef de
brigade Beaupoil rentra dans les forts, au milieu des plus grands
périls, sans avoir rien obtenu. On apprit que les magistrats vénitiens
ne pouvant gouverner cette multitude furieuse, avaient disparu. Les
coups de fusil recommencèrent contre le fort. Alors le général Balland
fit de nouveau mettre le feu à ses pièces, et tira sur la ville à toute
outrance. Le feu éclata dans plusieurs quartiers. Quelques-uns des
principaux habitans se réunirent au palais du gouvernement pour prendre
la direction de la ville en l'absence des autorités. On parlementa de
nouveau, on convint de ne plus tirer; mais la convention n'en fut pas
mieux exécutée par les insurgés, qui ne cessèrent de tirer sur les
forts. Les féroces paysans qui couvraient la campagne se jetèrent sur la
garnison du fort de la Chiusa, placé sur l'Adige, et l'égorgèrent. Ils
en firent de même à l'égard des Français répandus dans les villages
autour de Vérone.

Mais l'instant de la vengeance approchait. Des courriers partis de
tous côtés étaient allés prévenir le général Kilmaine. Des troupes
accouraient de toutes parts. Le général Kilmaine avait ordonné au
général Chabran de marcher sur-le-champ avec douze cents hommes; au chef
de la légion lombarde, Lahoz, de s'avancer avec huit cents; aux généraux
Victor et Baraguay-d'Hilliers, de marcher avec leurs divisions. Pendant
que ces mouvemens de troupes s'exécutaient, le général Laudon venait
de recevoir la nouvelle de la signature des préliminaires, et s'était
arrêté sur l'Adige. Après un combat sanglant que le général Chabran eut
à livrer aux troupes vénitiennes, la ville de Vérone fut entourée de
toutes parts, et alors les furieux qui avaient massacré les Français
passèrent de la plus atroce violence au plus grand abattement. On
n'avait cessé de parlementer et de tirer pendant les journées du 1er au
5 floréal (du 20 au 24 avril). Les magistrats vénitiens avaient reparu;
ils voulaient encore des garanties contre les vengeances qui les
menaçaient; on leur avait donné vingt-quatre heures pour se décider; ils
disparurent de nouveau. Une municipalité provisoire les remplaça; et,
en voyant les troupes françaises maîtresses de la ville et prêtes à la
réduire en cendres, elle se rendit sans conditions. Le général Kilmaine
fit ce qu'il put pour empêcher le pillage; mais il ne put sauver le
Mont-de-Piété, qui fut en partie dépouillé. Il fit fusiller quelques-uns
des chefs connus de l'insurrection, pris les armes à la main; il imposa
pour la solde de l'armée une contribution de onze cent mille francs à la
ville, et lança sa cavalerie sur les routes pour désarmer les paysans,
et sabrer ceux qui résisteraient. Il s'efforça ensuite de rétablir
l'ordre, et fit sur-le-champ un rapport au général en chef, pour
attendre sa décision à l'égard de la ville rebelle. Tels furent les
massacres connus sous le nom de _Pâques véronaises_.

Pendant que cet événement se passait à Vérone, il se commettait à
Venise même un acte plus odieux encore, s'il est possible. Un règlement
défendait aux vaisseaux armés des puissances belligérantes d'entrer dans
le port du Lido. Un lougre commandé par le capitaine Laugier, faisant
partie de la flottille française dans l'Adriatique, chassé par des
frégates autrichiennes, s'était sauvé sous les batteries du Lido, et
les avait saluées de neuf coups de canon. On lui signifia de s'éloigner
malgré le temps et malgré les vaisseaux ennemis qui le poursuivaient. Il
allait obéir, lorsque, sans lui donner le temps de prendre le large,
les batteries font feu sur le malheureux vaisseau, et le criblent sans
pitié. Le capitaine Laugier, se comportant avec un généreux dévouement,
fait descendre son équipage à fond de cale, et monte sur le pont avec un
porte-voix pour se faire entendre, et répéter qu'il se retire. Mais il
tombe mort sur le pont avec deux hommes de son équipage. Dans le même
moment, des chaloupes vénitiennes, montées par des Esclavons, abordent
le lougre, fondent sur le pont et massacrent l'équipage, à l'exception
de deux ou trois malheureux qui sont conduits à Venise. Ce déplorable
événement eut lieu le 4 floréal (23 avril).

Dans ce moment, on apprenait avec les massacres de Vérone, la prise
de cette ville, et la signature des préliminaires. Le gouvernement se
voyait tout-à-fait compromis, et ne pouvait plus compter sur la ruine
du général Bonaparte, qui, loin d'être enveloppé et battu, était au
contraire victorieux, et venait d'imposer la paix à l'Autriche. Il
allait se trouver maintenant en présence de ce général tout-puissant
dont il avait refusé l'alliance, et dont il venait de massacrer
les soldats. Il était plongé dans la terreur. Qu'il eût ordonné
officiellement, et les massacres de Vérone, et les cruautés commises au
port du Lido, ce n'était pas vraisemblable; et on ne connaîtrait pas la
marche des gouvernemens dominés par les factions, si on le supposait.
Les gouvernemens qui sont dans cette situation n'ont pas besoin de
donner les ordres dont ils souhaitent l'exécution; ils n'ont qu'à
laisser agir la faction dont ils partagent les voeux. Ils lui livrent
leurs moyens, et font par elle tout ce qu'ils n'oseraient pas faire
eux-mêmes. Les insurgés de Vérone avaient des canons; ils étaient
appuyés par les régimens réguliers vénitiens; le podestat de Bergame,
Ottolini, avait reçu de longue main tout ce qui était nécessaire pour
armer les paysans; ainsi, après avoir fourni les moyens, le gouvernement
n'avait qu'à laisser faire; et c'est ainsi qu'il se conduisit. Dans le
premier instant cependant, il commit une imprudence: ce fut de décerner
une récompense au commandant du Lido, pour avoir fait respecter, dit-il,
les lois vénitiennes. Il ne pouvait donc se flatter d'offrir des excuses
valables au général Bonaparte. Il envoya de nouvelles instructions aux
deux députés Donat et Justiniani, qui n'étaient chargés d'abord que de
répondre aux sommations faites par Junot le 26 germinal (15 avril).
Alors les évènemens de Vérone et du Lido n'étaient pas connus; mais
maintenant les deux députés avaient une bien autre tâche à remplir, et
bien d'autres évènemens à expliquer. Ils s'avancèrent au milieu des
cris d'allégresse excités par la nouvelle de la paix, et ils comprirent
bientôt qu'eux seuls auraient sujet d'être tristes, au milieu de ces
grands évènemens. Ils apprirent en route que Bonaparte, pour les punir
du refus de son alliance, de leurs rigueurs contre ses partisans, et
de quelques assassinats isolés commis sur les Français, avait cédé
une partie de leurs provinces à l'Autriche. Que serait-ce quand il
connaîtrait les odieux évènemens qui avaient suivi!

Bonaparte revenait déjà de Léoben, et, suivant la teneur des
préliminaires, repliait son armée sur les Alpes et l'Izonzo. Ils le
trouvèrent à Gratz, et lui furent présentés le 6 floréal (25 avril). Il
ne connaissait encore dans ce moment que les massacres de Vérone, qui
avaient commencé le 28 germinal (17 avril), et point encore ceux du
Lido, qui avaient eu lieu le 4 floréal (23 avril). Ils s'étaient munis
d'une lettre d'un frère du général, pour être plus gracieusement
accueillis. Ils abordèrent en tremblant cet homme _vraiment
extraordinaire_, dirent-ils, _par la vivacité de son imagination, la
promptitude de son esprit, et la force invincible de ses sentimens_[5].
Il les accueillit avec politesse, et, contenant son courroux, leur
permit de s'expliquer longuement; puis, rompant le silence: «Mes
prisonniers, leur dit-il, sont-ils délivrés? Les assassins sont-ils
poursuivis? Les paysans sont-ils désarmés? Je ne veux plus de vaines
paroles: mes soldats ont été massacrés, il faut une vengeance
éclatante!» Les deux envoyés voulurent revenir sur les circonstances
qui les avaient obligés de se prémunir contre l'insurrection, sur les
désordres inséparables de pareils évènemens, sur la difficulté de saisir
les vrais assassins. «Un gouvernement, reprit vivement Bonaparte, aussi
bien servi par ses espions que le vôtre, devrait connaître les vrais
instigateurs de ces assassinats. Au reste, je sais bien qu'il est aussi
méprisé que méprisable, qu'il ne peut plus désarmer ceux qu'il a armés;
mais je les désarmerai pour lui. J'ai fait la paix, j'ai quatre-vingt
mille hommes; j'irai briser vos plombs, je serai un second Attila pour
Venise. Je ne veux plus ni inquisition, ni Livre d'or; ce sont des
institutions des siècles de barbarie. Votre gouvernement est trop vieux,
il faut qu'il s'écroule. Quand j'étais à Gorice, j'offris à M.
Pezaro mon alliance et des conseils raisonnables. Il me refusa. Vous
m'attendiez à mon retour pour me couper la retraite; eh bien! me voici.
Je ne veux plus traiter, je veux faire la loi. Si vous n'avez pas autre
chose à me dire, je vous déclare que vous pouvez vous retirer.»

[Note 5: Veramente originale, ma forse non più che per vivacità
d'imaginazione, robustezza invincibile di sentimento, ed agilità nel
Ravvisarlo esternamento.]

Ces paroles, prononcées avec courroux, atterrèrent les envoyés
vénitiens. Ils sollicitèrent une seconde entrevue, mais ils ne purent
pas obtenir d'autres paroles du général, qui persista toujours dans les
mêmes intentions, et dont la volonté évidente était de faire la loi à
Venise, et de détruire par la force une aristocratie qu'il n'avait pu
engager à s'amender par ses conseils. Mais bientôt ils eurent de bien
autres sujets de crainte, en apprenant avec détail les massacres de
Vérone, et surtout l'odieuse cruauté commise au port du Lido. N'osant se
présenter à Bonaparte, ils hasardèrent de lui écrire une lettre des
plus soumises, pour lui offrir toutes les explications qu'il pourrait
désirer. «Je ne puis, leur répondit-il, vous recevoir tout couverts de
sang français; je vous écouterai quand vous m'aurez livré les trois
inquisiteurs d'état, le commandant du Lido et l'officier chargé de la
police de Venise.» Cependant, comme ils avaient reçu un dernier courrier
relatif à l'évènement du Lido, il consentit à les voir, mais il refusa
d'écouter aucune proposition avant qu'on lui eût livré les têtes qu'il
avait demandées. Les deux Vénitiens cherchant alors à user d'une
puissance dont la république avait souvent tiré un utile parti,
essayèrent de lui proposer une réparation d'un autre genre. «Non, non,
répliqua le général irrité, quand vous couvririez cette plage d'or, tous
vos trésors, tous ceux du Pérou, ne pourraient payer le sang d'un seul
de mes soldats.»

Bonaparte les congédia. C'était le 13 floréal (2 mai); il publia
sur-le-champ un manifeste de guerre contre Venise. La constitution
française ne permettait ni au directoire, ni aux généraux de déclarer la
guerre, mais elle les autorisait à repousser les hostilités commencées.
Bonaparte, s'étayant sur cette disposition et sur les évènemens de
Vérone et du Lido, déclara les hostilités commencées, somma le ministre
Lallemant de sortir de Venise, fit abattre le lion de Saint-Marc dans
toutes les provinces de la terre-ferme, municipaliser les villes,
proclamer partout le renversement du gouvernement vénitien, et, en
attendant la marche de ses troupes qui revenaient de l'Autriche, ordonna
au général Kilmaine de porter les divisions Baraguay-d'Hilliers et
Victor sur le bord des lagunes. Ses déterminations, aussi promptes que
son courroux, s'exécutèrent sur-le-champ. En un clin d'oeil on vit
disparaître l'antique lion de Saint-Marc des bords de l'Izonzo jusqu'à
ceux du Mincio, et partout il fut remplacé par l'arbre de la liberté.
Des troupes s'avancèrent de toutes parts, et le canon français retentit
sur ces rivages, qui depuis si long-temps n'avaient pas entendu le canon
ennemi.

L'antique ville de Venise, placée au milieu de ses lagunes, pouvait
présenter encore des difficultés presque invincibles, même au général
qui venait d'humilier l'Autriche. Toutes les lagunes étaient armées.
Elle avait trente-sept galères, cent soixante-huit barques canonnières,
portant sept cent cinquante bouches à feu, et huit mille cinq cents
matelots ou canonniers. Elle avait pour garnison trois mille cinq cents
Italiens, et onze mille Esclavons, des vivres pour huit mois, de l'eau
douce pour deux, et les moyens de renouveler ces provisions. Nous
n'étions pas maîtres de la mer; nous n'avions point de barques
canonnières, pour traverser les lagunes; il fallait s'avancer la sonde
à la main, le long de ces canaux inconnus pour nous, et sous le feu
d'innombrables batteries. Quelque braves et audacieux que fussent les
vainqueurs de l'Italie, ils pouvaient être arrêtés par de pareils
obstacles, et condamnés à un siége de plusieurs mois. Et que d'évènemens
aurait pu amener un délai de plusieurs mois! L'Autriche repoussée
pouvait rejeter les préliminaires, rentrer dans la lice, ou faire naître
de nouvelles chances.

Mais si la situation militaire de Venise présentait ces ressources, son
état intérieur ne permettait pas qu'on en fit un usage énergique. Comme
tous les corps usés, cette aristocratie était divisée; elle n'avait
ni les mêmes intérêts, ni les mêmes passions. La haute aristocratie,
maîtresse des places, des honneurs, et disposant de grandes richesses,
avait moins d'ignorance, de préjugés et de passions, que la noblesse
inférieure; elle avait surtout l'ambition du pouvoir. La masse de la
noblesse, exclue des emplois, vivant de secours, ignorante et furieuse,
avait les véritables préjugés aristocratiques. Unie aux prêtres, elle
excitait le peuple qui lui appartenait, comme il arrive dans tous
les états où la classe moyenne n'est pas encore assez puissante pour
l'attirer à elle. Ce peuple, composé de marins et d'artisans, dur,
superstitieux, et à demi sauvage, était prêt à se livrer à toutes les
fureurs. La classe moyenne, composée de bourgeois, de commerçans, de
gens de loi, de médecins, etc., souhaitant comme partout l'établissement
de l'égalité civile, se réjouissait de l'approche des Français, mais
n'osait pas laisser éclater sa joie, en voyant un peuple qu'on pouvait
pousser aux plus grands excès, avant qu'une révolution fût opérée.
Enfin, à tous ces élémens de division, se joignait une circonstance
non moins dangereuse. Le gouvernement vénitien était servi par des
Esclavons. Cette soldatesque barbare, étrangère au peuple vénitien,
et souvent en hostilité avec lui, n'attendait qu'une occasion pour se
livrer au pillage, sans le projet de servir aucun parti.

Telle était la situation intérieure de Venise. Ce corps usé était prêt
à se disloquer. Les grands, en possession du gouvernement, étaient
effrayés de lutter contre un guerrier comme Bonaparte; quoique Venise
pût très bien résister à une attaque, ils n'envisageaient qu'avec
épouvante les horreurs d'un siége, les fureurs auxquelles deux partis
irrités ne manqueraient pas de se livrer, les excès de la soldatesque
esclavonne, les dangers auxquels seraient exposés Venise et ses
établissemens maritimes et commerciaux; ils redoutaient surtout de voir
leurs propriétés, toutes situées sur la terre-ferme, séquestrées par
Bonaparte, et menacées de confiscation. Ils craignaient même pour les
pensions dont vivait la petite noblesse, et qui seraient perdues si, en
poussant la lutte à l'extrémité, on s'exposait à une révolution.
Ils pensaient qu'en traitant ils pourraient sauver les anciennes
institutions de Venise par des modifications; conserver le pouvoir
qui est toujours assuré aux hommes habitués à le manier; sauver leurs
terres, les pensions de la petite noblesse, et éviter à la ville les
horreurs du sac et du pillage. En conséquence, ces hommes qui n'avaient
ni l'énergie de leurs ancêtres, ni les passions de la masse nobiliaire,
songèrent à traiter. Les principaux membres du gouvernement se réunirent
chez le doge. C'étaient les six conseillers du doge, les trois présidens
de la garantie criminelle, les six sages-grands, les cinq sages de
terre-ferme, les cinq sages des ordres, les onze sages sortis du
conseil, les trois chefs du conseil des dix, les trois avogadori. Cette
assemblée extraordinaire, et contraire même aux usages, avait pour
but de pourvoir au salut de Venise. L'épouvante y régnait. Le doge,
vieillard affaibli par l'âge, avait les yeux remplis de larmes. Il dit
qu'on n'était pas assuré cette nuit même de dormir tranquillement dans
son lit. Chacun fit différentes propositions. Un membre proposait de
se servir du banquier Haller pour gagner Bonaparte. On trouva la
proposition ridicule et vaine. D'ailleurs l'ambassadeur Quirini avait
ordre de faire à Paris tout ce qu'il pourrait, et d'acheter même des
voix au directoire, s'il était possible. D'autres proposèrent de se
défendre. On trouva la proposition imprudente, et digne de têtes folles
et jeunes. Enfin on s'arrêta à l'idée de proposer au grand conseil une
modification à la constitution, afin d'apaiser Bonaparte par ce moyen.
Le grand conseil, composé ordinairement de toute la noblesse, et
représentant la nation vénitienne, fut convoqué. Six cent dix-neuf
membres, c'est-à-dire un peu plus de la moitié, furent présens. La
proposition fut faite au milieu d'un morne silence. Déjà cette question
avait été agitée, sur une communication du ministre Lallemant au sénat;
et on avait décidé alors de renvoyer les modifications à d'autres temps.
Mais cette fois on sentit qu'il n'était plus possible de recourir à des
moyens dilatoires. La proposition du doge fut adoptée par cinq cent
quatre-vingt-dix-huit voix. Elle portait que deux commissaires envoyés
par le sénat, seraient autorisés à négocier avec le général Bonaparte,
et à traiter même des objets qui étaient de la compétence du grand
conseil, c'est-à-dire des objets constitutionnels, sauf ratification.

Les deux commissaires partirent sur-le-champ et trouvèrent Bonaparte sur
le bord des lagunes, au pont de Marghera. Il disposait ses troupes,
et les artilleurs français échangeaient déjà des boulets avec les
canonnières vénitiennes. Les deux commissaires lui remirent la
délibération du grand conseil. Un instant il parut frappé de cette
détermination; puis, reprenant un ton brusque, il leur dit: «Et les
trois inquisiteurs d'état, et le commandant du Lido, sont-ils arrêtés?
Il me faut leurs têtes. Point de traité jusqu'à ce que le sang français
soit vengé. Vos lagunes ne m'effraient pas; je les trouve telles que je
l'avais prévu. Dans quinze jours je serai à Venise. Vos nobles ne se
déroberont à la mort qu'en allant comme les émigrés français traîner
leur misère par toute la terre.» Les deux commissaires firent tous leurs
efforts pour obtenir un délai de quelques jours, afin de convenir des
satisfactions qu'il désirait. Il ne voulait accorder que vingt-quatre
heures. Cependant il consentit à accorder six jours de suspension
d'armes, pour donner aux commissaires vénitiens le temps de venir le
rejoindre à Mantoue, avec l'adhésion du grand conseil à toutes les
conditions imposées.

Bonaparte, satisfait d'avoir jeté l'épouvante chez les Vénitiens, ne
voulait pas en venir à des hostilités réelles, parce qu'il appréciait la
difficulté d'emporter les lagunes, et qu'il prévoyait une intervention
de l'Autriche. Un article des préliminaires portait que tout ce
qui était relatif à Venise serait réglé d'accord avec la France et
l'Autriche. S'il y entrait de vive force, on se plaindrait à Vienne de
la violation des préliminaires, et de toutes manières il lui convenait
mieux de les amener à se soumettre. Satisfait de les avoir effrayés, il
partit pour Mantoue et Milan, ne doutant pas qu'ils ne vinssent bientôt
faire leur soumission pleine et entière.

L'assemblée de tous les membres du gouvernement, qui s'était déjà
formée chez le doge, se réunit de nouveau pour entendre le rapport des
commissaires. Il n'y avait plus moyen de résister aux exigences du
général; il fallait consentir à tout, car le péril devenait chaque
jour plus imminent. On disait que la bourgeoisie conspirait et voulait
égorger la noblesse, que les Esclavons allaient profiter de l'occasion
pour piller la ville. On convint de faire une nouvelle proposition au
grand conseil, tendante à accorder tout ce que demandait le général
Bonaparte. Le 15 floréal (4 mai), le grand conseil fut assemblé de
nouveau. A la majorité de sept cent quatre voix contre dix, il décida
que les commissaires seraient autorisés à traiter à toutes conditions
avec le général Bonaparte, et qu'une procédure serait commencée
sur-le-champ contre les trois inquisiteurs d'état et le commandant du
Lido.

Les commissaires, munis de ces nouveaux pouvoirs, suivirent Bonaparte
à Milan pour aller mettre l'orgueilleuse constitution vénitienne à ses
pieds. Mais six jours ne suffisaient pas, et la trève devait expirer
avant qu'ils eussent pu s'entendre avec le général. Pendant ce temps
la terreur allait croissant dans Venise. Un instant on fut tellement
épouvanté, qu'on autorisa le commandant des lagunes à capituler avec les
généraux français, chargés du commandement en l'absence de Bonaparte. On
lui recommanda seulement l'indépendance de la république, la religion,
la sûreté des personnes et des ambassadeurs étrangers, les propriétés
publiques et particulières, la monnaie, la banque, l'arsenal, les
archives. Cependant on obtint des généraux français une prolongation de
la trève, pour donner aux envoyés vénitiens le temps de négocier avec
Bonaparte.

L'arrestation des trois inquisiteurs d'état avait désorganisé la police
de Venise. Les plus influens personnages de la bourgeoisie s'agitaient,
et manifestaient ouvertement l'intention d'agir, pour hâter la chute
de l'aristocratie. Ils entouraient le chargé d'affaires de France,
Villetard, qui était resté à Venise après le départ du ministre
Lallemant, et qui était un ardent patriote. Ils cherchaient et
espéraient en lui un soutien pour leurs projets. En même temps les
Esclavons se livraient à l'indiscipline et faisaient craindre les plus
horribles excès. Ils avaient eu des rixes avec le peuple de Venise, et
la bourgeoisie semblait elle-même exciter ces rixes, qui amenaient la
division dans les forces du parti aristocratique. Le 20 floréal (9 mai),
la terreur fut portée à son comble. Deux membres très influens du parti
révolutionnaire, les nommés Spada et Zorzi, entrèrent en communication
avec quelques-uns des personnages qui composaient la réunion
extraordinaire formée chez le doge. Ils insinuèrent qu'il fallait
s'adresser au chargé d'affaires de France, et s'entendre avec lui pour
préserver Venise des malheurs qui la menaçaient. Donat et Battaglia,
deux patriciens qu'on a déjà vus figurer, s'adressèrent à Villetard le
9 mai. Ils lui demandèrent quels seraient, dans le péril actuel, les
moyens les plus propres à sauver Venise. Celui-ci répondit qu'il n'était
nullement autorisé à traiter par le général en chef, mais que si on lui
demandait son avis personnel, il conseillait les mesures suivantes:
l'embarquement et le renvoi des Esclavons; l'institution d'une garde
bourgeoise; l'introduction de quatre mille Français dans Venise, et
l'occupation par eux de tous les points fortifiés; l'abolition de
l'ancien gouvernement; son remplacement par une municipalité de
trente-six membres choisis dans toutes les classes et ayant le doge
actuel pour maire; l'élargissement de tous les prisonniers pour cause
d'opinion. Villetard ajouta que sans doute à ce prix le général
Bonaparte accorderait la grâce des trois inquisiteurs d'état et du
commandant du Lido.

Ces propositions furent portées au conseil réuni chez le doge. Elles
étaient bien graves, puisqu'elles entraînaient une entière révolution
dans Venise. Mais les chefs du gouvernement craignaient une révolution
ensanglantée par les projets du parti réformateur, par les fureurs
populaires et par la cupidité des Esclavons. Deux d'entre eux firent une
vive résistance. Pezaro dit qu'ils devaient se retirer en Suisse avant
de consommer eux-mêmes la ruine de l'antique gouvernement vénitien.
Cependant les résistances furent écartées, et il fut résolu que ces
propositions seraient présentées au grand conseil. La convocation fut
fixée au 23 floréal (12 mai). En attendant, on paya aux Esclavons la
solde arriérée, et on les embarqua pour les renvoyer en Dalmatie. Mais
le vent contraire les retint dans le port, et leur présence dans les
eaux de Venise ne fit qu'entretenir le trouble et la terreur.

Le 23 floréal (12 mai), le grand conseil fut réuni avec appareil pour
voter l'abolition de cette antique aristocratie. Un peuple immense était
réuni. D'une part, on apercevait la bourgeoisie joyeuse enfin de voir le
pouvoir de ses maîtres renversé; et d'autre part, le peuple excité par
la noblesse, prêt à se précipiter sur ceux qu'il regardait comme les
instigateurs de cette révolution. Le doge prit la parole en versant des
larmes, et proposa au grand conseil d'abdiquer sa souveraineté. Tandis
qu'on allait délibérer, on entendit tirer des coups de fusil. La
noblesse se crut menacée d'un massacre. «Aux voix! aux voix!»
s'écria-t-on de toutes parts. Cinq cent douze suffrages votèrent
l'abolition de l'ancien gouvernement. D'après les statuts, il en aurait
fallu six cents. Il y eut douze suffrages contraires, et cinq nuls.
Le grand conseil rendit la souveraineté à la nation vénitienne tout
entière; il vota l'institution d'une municipalité, et l'établissement
d'un gouvernement provisoire, composé de députés de tous les états
vénitiens; il consolida la dette publique, les pensions accordées aux
nobles pauvres, et décréta l'introduction des troupes françaises dans
Venise. A peine cette délibération fut-elle prise, qu'un pavillon fut
hissé à une fenêtre du palais. A cette vue, la bourgeoisie fut dans la
joie; mais le peuple furieux, portant l'image de Saint-Marc, parcourant
les rues de Venise, attaqua les maisons des habitans accusés d'avoir
arraché cette détermination à la noblesse vénitienne. Les maisons de
Spada et de Zorzi furent pillées et saccagées; le désordre fut porté au
comble, et on craignit un horrible bouleversement. Cependant un certain
nombre d'habitans intéressés à la tranquillité publique se réunirent,
mirent à leur tête un vieux général maltais nommé Salembeni, qui avait
été long-temps persécuté par l'inquisition d'état, et fondirent sur les
perturbateurs. Après un combat au pont de Rialto, ils les dispersèrent,
et rétablirent l'ordre et la tranquillité.

Les Esclavons furent enfin embarqués et renvoyés après de grands
excès commis dans les villages du Lido et de Malamocco. La nouvelle
municipalité fut instituée; et, le 27 floréal (16 mai), la flottille
alla chercher une division de quatre mille Français, qui s'établit
paisiblement dans Venise.

Tandis que ces choses se passaient à Venise, Bonaparte signait à Milan,
et le même jour, avec les plénipotentiaires vénitiens, un traité
conforme en tout à la révolution qui venait de s'opérer. Il stipulait
l'abdication de l'aristocratie, l'institution d'un gouvernement
provisoire, l'introduction d'une division française à titre de
protection, la punition des trois inquisiteurs d'état et du commandant
du Lido. Des articles secrets stipulaient en outre des échanges de
territoire, une contribution de 3 millions en argent, de 3 millions en
munitions navales, et l'abandon à la France de trois vaisseaux de guerre
et de deux frégates. Ce traité devait être ratifié par le gouvernement
de Venise; mais la ratification devenait impossible, puisque
l'abdication avait déjà eu lieu, et elle était inutile, puisque tous les
articles du traité étaient déjà exécutés. La municipalité provisoire ne
crut pas moins devoir ratifier le traité.

Bonaparte, sans se compromettre avec l'Autriche, sans se donner les
horribles embarras d'un siége, en était donc venu à ses fins. Il avait
renversé l'aristocratie absurde qui l'avait trahi, il avait placé Venise
dans la même situation que la Lombardie, le Modénois, le Bolonais, le
Ferrarais; maintenant il pouvait, sans aucun embarras, faire tous les
arrangemens de territoire qui lui paraîtraient convenables. En cédant à
l'empereur toute la terre-ferme qui s'étend de l'Izonzo à l'Oglio, il
avait le moyen d'indemniser Venise, en lui donnant Bologne, Ferrare
et la Romagne, qui faisaient actuellement partie de la Cispadane. Ce
n'était pas replacer ces provinces sous le joug que de les donner
à Venise révolutionnée. Restaient ensuite le duché de Modène et la
Lombardie, dont il était facile de composer une seconde république,
alliée de la première. Il y avait encore mieux à faire, c'était, si
on pouvait faire cesser les rivalités locales, de réunir toutes les
provinces affranchies par les armes françaises, et de composer avec
la Lombardie, le Modénois, le Bolonais, le Ferrarais, la Romagne, la
Polésine, Venise et les îles de la Grèce, une puissante république, qui
dominerait à la fois le continent et les mers de l'Italie.

Les articles secrets relatifs aux 3 millions en munitions navales, et
aux trois vaisseaux et deux frégates, étaient un moyen de mettre la main
sur toute la marine vénitienne. Le vaste esprit de Bonaparte, dont la
prévoyance se portait sur tous les objets à la fois, ne voulait pas
qu'il nous arrivât avec les Vénitiens ce qui nous était arrivé avec
les Hollandais, c'est-à-dire que les officiers de la marine, ou les
commandans des îles, mécontens de la révolution, livrassent aux Anglais
les vaisseaux et les îles qui étaient sous leur commandement. Il tenait
surtout beaucoup aux importantes îles vénitiennes de la Grèce, Corfou,
Zante, Céphalonie, Sainte-Maure, Cérigo. Sur-le-champ il donna des
ordres pour les faire occuper. Il écrivit à Toulon pour qu'on lui
envoyât par terre un certain nombre de marins, promettant de les
défrayer et de les équiper à leur arrivée à Venise. Il demanda au
directoire des ordres pour que l'amiral Brueys appareillât sur-le-champ
avec six vaisseaux, afin de venir rallier toute la marine vénitienne, et
d'aller s'emparer des îles de la Grèce. Il fit partir de son chef deux
millions pour Toulon, afin que l'ordonnateur de la marine ne fût pas
arrêté par le défaut de fonds. Il passa encore ici par dessus les
règlemens de la trésorerie, pour ne pas subir de délai. Cependant,
craignant que Brueys n'arrivât trop tard, il réunit la petite flottille
qu'il avait dans l'Adriatique aux vaisseaux trouvés dans Venise, mêla
les équipages vénitiens aux équipages français, plaça à bord deux mille
hommes de troupes, et les fit partir sur-le-champ pour s'emparer des
îles. Il s'assurait ainsi la possession des postes les plus importans
dans le Levant et l'Adriatique, et prenait une position qui, devenant
tous les jours plus imposante, devait influer singulièrement sur les
négociations définitives avec l'Autriche.

La révolution faisait tous les jours de nouveaux progrès, depuis que la
signature des préliminaires de Léoben avait fixé le sort de l'Italie, et
y avait assuré l'influence française. Il était certain maintenant que la
plus grande partie de la Haute-Italie serait constituée en république
démocratique. C'était un exemple séduisant, et qui agitait le Piémont,
le duché de Parme, la Toscane, les États du pape. Le général français
n'excitait personne, mais semblait prêt à accueillir ceux qui se
jetteraient dans ses bras. A Gênes, les têtes étaient fort exaltées
contre l'aristocratie, moins absurde et moins affaiblie que celle de
Venise, mais plus obstinée encore, s'il était possible. La France, comme
on a vu, avait traité avec elle pour assurer ses derrières, et s'était
bornée à exiger 2 millions d'indemnités, 2 millions en prêt, et le
rappel des familles exilées pour leur attachement à la France. Mais le
parti patriote ne garda plus de mesure dès que Bonaparte eut imposé la
paix à l'Autriche. Il se réunissait chez un nommé Morandi, et y avait
formé un club extrêmement violent. Une pétition y fut rédigée et
présentée au doge, pour demander des modifications à la constitution.
Le doge fit former une commission pour examiner cette proposition. Dans
l'intervalle, on s'agita. Les bourgeois de Gênes et les jeunes gens, à
tête ardente se concertèrent, et se tinrent prêts à une prise d'armes.
De leur côté, les nobles, aidés par les prêtres, excitèrent le
menu-peuple, et armèrent les charbonniers et les porte-faix. Le ministre
de France, homme doux et modéré, contenait plutôt qu'il n'excitait le
parti patriote. Mais le 22 mai, quand les événemens de Venise furent
connus, les _Morandistes_, comme on les appelait, se montrèrent en
armes, et voulurent s'emparer des postes principaux de la ville. Un
combat des plus violens s'engagea. Les patriotes, qui avaient à faire à
tout le peuple, furent battus et souffrirent de cruelles violences. Le
peuple victorieux se porta à beaucoup d'excès, et ne ménagea pas les
familles françaises, dont beaucoup furent maltraitées. Le ministre de
France ne fut lui-même respecté que parce que le doge eut soin de lui
envoyer une garde. Dès que Bonaparte apprit ces événemens, il vit qu'il
ne pouvait plus différer d'intervenir. Il envoya son aide-de-camp
Lavalette pour réclamer les Français détenus, pour demander des
réparations à leur égard, et surtout pour exiger l'arrestation des trois
inquisiteurs d'état, accusés d'avoir mis les armes aux mains du peuple.
Le parti patriote, soutenu par cette influence puissante, se rallia,
reprit le dessus, et obligea l'aristocratie génoise à abdiquer, comme
avait fait celle de Venise. Un gouvernement provisoire fut installé,
et une commission envoyée à Bonaparte, pour s'entendre avec lui sur la
constitution qu'il convenait de donner à la république de Gênes.

Ainsi, après avoir en deux mois soumis le pape, passé les Alpes
Juliennes, imposé la paix à l'Autriche, repassé les Alpes et puni
Venise, Bonaparte était à Milan, exerçant une autorité suprême sur
toute l'Italie, attendant, sans la presser, la marche de la révolution,
faisant travailler à la constitution des provinces affranchies, se
créant une marine dans l'Adriatique, et rendant sa situation toujours
plus imposante pour l'Autriche. Les préliminaires de Léoben avaient été
approuvés à Paris et à Vienne; l'échange des ratifications avait été
fait entre Bonaparte et M. de Gallo, et on attendait incessamment
l'ouverture des conférences pour la paix définitive. Bonaparte à Milan,
simple général de la république, était plus influent que tous les
potentats de l'Europe. Des courriers arrivant et partant sans cesse,
annonçaient que c'était là que les destinées du monde venaient aboutir.
Les Italiens enthousiastes attendaient des heures entières pour voir
le général sortir du palais Serbelloni. De jeunes et belles femmes
entouraient madame Bonaparte, et lui composaient une cour brillante.
Déjà commençait cette existence extraordinaire qui a ébloui et dominé le
monde.


CHAPITRE IX.

SITUATION EMBARRASSANTE DE L'ANGLETERRE APRÈS LES PRÉLIMINAIRES DE
PAIX AVEC L'AUTRICHE; NOUVELLES PROPOSITIONS DE PAIX; CONFÉRENCES
DE LILLE.--ÉLECTIONS DE L'AN V.--PROGRÈS DE LA RÉACTION
CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE.--LUTTE DES CONSEILS AVEC LE
DIRECTOIRE.--ÉLECTION DE BARTHÉLEMY AU DIRECTOIRE, EN REMPLACEMENT DE
LETOURNEUR, DIRECTEUR SORTANT.--NOUVEAUX DÉTAILS SUR LES FINANCES DE
L'AN V.--MODIFICATIONS DANS LEUR ADMINISTRATION PROPOSÉES PAR
L'OPPOSITION.--RENTRÉE DES PRÊTRES ET DES ÉMIGRÉS.--INTRIGUES ET COMPLOT
DE LA FACTION ROYALISTE.--DIVISION ET FORCES DES PARTIS.--DISPOSITIONS
POLITIQUES DES ARMÉES.


La conduite de Bonaparte à l'égard de Venise était hardie, mais
renfermée néanmoins dans la limite des lois. Il avait motivé le
manifeste de Palma-Nova sur la nécessité de repousser les hostilités
commencées; et avant que les hostilités se changeassent en une guerre
déclarée, il avait conclu un traité qui dispensait le directoire de
soumettre la déclaration de guerre aux deux conseils. De cette manière,
la république de Venise avait été attaquée, détruite et effacée de
l'Europe, sans que le général eût presque consulté le directoire, et le
directoire les conseils. Il ne restait plus qu'à notifier le traité.
Gênes avait de même été révolutionnée, sans que le gouvernement parût
consulté; et tous ces faits, qu'on attribuait au général Bonaparte
beaucoup plus qu'ils ne lui appartenaient réellement, donnaient de
sa puissance en Italie, et du pouvoir qu'il s'arrogeait, une idée
extraordinaire. Le directoire jugeait en effet que le général Bonaparte
avait tranché beaucoup de questions; cependant il ne pouvait lui
reprocher d'avoir outre-passé matériellement ses pouvoirs; il était
obligé de reconnaître l'utilité et l'à-propos de toutes ses opérations,
et il n'aurait pas osé désapprouver un général victorieux, et revêtu
d'une si grande autorité sur les esprits. L'ambassadeur de Venise à
Paris, M. Quirini, avait employé tous les moyens possibles auprès du
directoire pour gagner des voix en faveur de sa patrie. Il se servit
d'un Dalmate, intrigant adroit, qui s'était lié avec Barras, pour gagner
ce directeur. Il paraît qu'une somme de 600,000 francs en billets fut
donnée, à la condition de défendre Venise dans le directoire. Mais
Bonaparte, instruit de l'intrigue, la dénonça. Venise ne fut pas sauvée,
et le paiement des billets fut refusé. Ces faits, connus du directoire,
y amenèrent des explications, et même un commencement d'instruction;
mais on finit par les étouffer. La conduite de Bonaparte en Italie
fut approuvée, et les premiers jours qui suivirent la nouvelle des
préliminaires de Léoben furent consacrés à la joie la plus vive. Les
ennemis de la révolution et du directoire, qui avaient tant invoqué la
paix, pour avoir un prétexte d'accuser le gouvernement, furent très
fâchés au fond d'en voir signer les préliminaires. Les républicains
furent au comble de leur joie. Ils auraient désiré sans doute l'entier
affranchissement de l'Italie; mais ils étaient charmés de voir la
république reconnue par l'empereur, et en quelque sorte consacrée par
lui. La grande masse de la population se réjouissait de voir finir les
horreurs de la guerre, et s'attendait à une réduction dans les charges
publiques. La séance où les conseils reçurent la notification des
préliminaires fut une scène d'enthousiasme. On déclara que les armées
d'Italie, du Rhin et de Sambre-et-Meuse, avaient bien mérité de la
patrie et de l'humanité, en conquérant la paix par leurs victoires. Tous
les partis prodiguèrent au général Bonaparte les expressions du plus vif
enthousiasme, et on proposa de lui donner le surnom d'_Italique_, comme
à Rome on avait donné à Scipion celui d'_africain_.

Avec l'Autriche, le continent était soumis. Il ne restait plus que
l'Angleterre à combattre; et, réduite à elle-même, elle courait de
véritables périls. Hoche, arrêté à Francfort au moment des plus beaux
triomphes, était impatient de s'ouvrir une nouvelle carrière. L'Irlande
l'occupait toujours, il n'avait nullement renoncé à son projet de
l'année précédente. Il avait près de quatre-vingt mille hommes entre le
Rhin et la Nidda; il en avait laissé environ quarante mille dans les
environs de Brest; l'escadre armée dans ce port était encore toute prête
à mettre à la voile. Une flotte espagnole réunie à Cadix n'attendait
qu'un coup de vent, qui obligeât l'amiral anglais Jewis à s'éloigner,
pour sortir de la rade, et venir dans la Manche combiner ses efforts
avec ceux de la marine française. Les Hollandais étaient enfin parvenus
aussi à réunir une escadre, et à réorganiser une partie de leur armée.
Hoche pouvait donc disposer de moyens immenses pour soulever l'Irlande.
Il se proposait de détacher vingt mille hommes de l'armée de
Sambre-et-Meuse, et de les acheminer vers Brest, pour y être embarqués
de nouveau. Il avait choisi ses meilleures troupes pour cette grande
opération, but de toutes ses pensées. Il se rendit aussi en Hollande en
gardant le plus grand incognito, et en faisant répandre le bruit qu'il
était allé passer quelques jours dans sa famille. Là, il veilla de ses
yeux à tous les préparatifs. Dix-sept mille Hollandais d'excellentes
troupes furent embarqués sur une flotte, et n'attendaient qu'un signal
pour venir se réunir à l'expédition préparée à Brest. Si à ces moyens
venaient se joindre ceux des Espagnols, l'Angleterre était menacée,
comme on le voit, de dangers incalculables.

Pitt était dans la plus grande épouvante. La défection de l'Autriche,
les préparatifs faits au Texel et à Brest, l'escadre réunie à Cadix, et
qu'un coup de vent pouvait débloquer, toutes ces circonstances étaient
alarmantes. L'Espagne et la France travaillaient auprès du Portugal,
pour le contraindre à la paix, et on avait encore à craindre la
défection de cet ancien allié. Ces événemens avaient sensiblement
affecté le crédit, et amené une crise longtemps prévue, et souvent
prédite. Le gouvernement anglais avait toujours eu recours à la banque,
et en avait tiré des avances énormes, soit en lui faisant acheter des
rentes, soit en lui faisant escompter les bons de l'échiquier. Elle
n'avait pu fournir à ces avances que par d'abondantes émissions de
billets. L'épouvante s'emparant des esprits, et le bruit s'étant répandu
que la banque avait fait au gouvernement des prêts considérables, tout
le monde courut pour convertir ses billets en argent. Aussi, dès le mois
de mars, au moment où Bonaparte s'avançait sur Vienne, la banque se
vit-elle obligée de demander la faculté de suspendre ses paiemens.
Cette faculté lui fut accordée, et elle fut dispensée de remplir une
obligation devenue inexécutable, mais son crédit et son existence
n'étaient pas sauvés pour cela. Sur-le-champ on publia le compte de son
actif et de son passif. L'actif était de 17,597,280 livres sterling; le
passif de 13,770,390 livres sterling. Il y avait donc un surplus dans
son actif de 3,826,890 livres sterling. Mais on ne disait pas combien
dans cet actif il entrait de créances sur l'état. Tout ce qui consistait
ou en lingots ou en lettres de change de commerce était fort sûr; mais
les rentes, les bons de l'échiquier, qui faisaient la plus grande partie
de l'actif, avaient perdu crédit avec la politique du gouvernement. Les
billets perdirent sur-le-champ plus de quinze pour cent. Les banquiers
demandèrent à leur tour la faculté de payer en billets, sous peine
d'être obligés de suspendre leurs paiemens. Il était naturel qu'on leur
accordât la même faveur qu'à la banque, et il y avait même justice à le
faire, car c'était la banque qui, en refusant de remplir ses engagemens
en argent, les mettait dans l'impossibilité d'acquitter les leurs de
cette manière. Mais dès lors on donnait aux billets cours forcé de
monnaie. Pour éviter cet inconvénient, les principaux commerçans de
Londres se réunirent, et donnèrent une preuve remarquable d'esprit
public et d'intelligence. Comprenant que le refus d'admettre en paiement
les billets de la banque amènerait une catastrophe inévitable, dans
laquelle toutes les fortunes auraient également à souffrir, ils
résolurent de la prévenir, et ils convinrent d'un commun accord de
recevoir les billets en paiement. Dès cet instant, l'Angleterre entra
dans la voie du papier-monnaie. Il est vrai que ce papier-monnaie, au
lieu d'être forcé, était volontaire; mais il n'avait que la solidité du
papier, et il dépendait éminemment de la conduite politique du cabinet.
Pour le rendre plus propre au service de monnaie, on le divisa en
petites sommes. On autorisa la banque dont les moindres billets étaient
de 5 livres sterling (98 ou 100 francs), à en émettre de 20 et 40
schellings (24 et 48 francs). C'était un moyen de les faire servir au
paiement des ouvriers.

Quoique le bon esprit du commerce anglais eût rendu cette catastrophe
moins funeste qu'elle aurait pu l'être, cependant la situation n'en
était pas moins très périlleuse; et, pour qu'elle ne devînt pas tout à
fait désastreuse, il fallait désarmer la France, et empêcher que les
escadres espagnole, française et hollandaise, ne vinssent allumer un
incendie en Irlande. La famille royale était toujours aussi ennemie de
la révolution et de la paix; mais Pitt, qui n'avait d'autre vue que
l'intérêt de l'Angleterre, regardait, dans le moment, un répit comme
indispensable. Que la paix fût ou non définitive, il fallait un instant
de repos. Entièrement d'accord sur ce point avec lord Grenville, il
décida le cabinet à entamer une négociation sincère, qui procurât
deux ou trois ans de relâche aux ressorts trop tendus de la puissance
anglaise. Il ne pouvait plus être question de disputer les Pays-Bas,
aujourd'hui cédés par l'Autriche; il ne s'agissait plus que de disputer
sur les colonies, et dès lors il y avait moyen et espoir de s'entendre.
Non-seulement la situation indiquait l'intention de traiter, mais le
choix du négociateur la prouvait aussi. Lord Malmesbury était encore
désigné cette fois, et, à son âge, on ne l'aurait pas employé deux fois
de suite dans une vaine représentation. Lord Malmesbury, célèbre par sa
longue carrière diplomatique, et par sa dextérité comme négociateur,
était fatigué des affaires, et voulait s'en retirer, mais après une
négociation heureuse et brillante. Aucune ne pouvait être plus belle
que la pacification avec la France après cette horrible lutte; et, s'il
n'avait eu la certitude que son cabinet voulait la paix, il n'aurait
pas consenti à jouer un rôle de parade, qui devenait ridicule en se
répétant. Il avait reçu, en effet, des instructions secrètes qui ne lui
laissaient aucun doute. Le cabinet anglais fit demander des passe-ports
pour son négociateur; et, d'un commun accord, le lieu des conférences
fut fixé non à Paris, mais à Lille. Le directoire aimait mieux recevoir
le ministre anglais dans une ville de province, parce qu'il craignait
moins ses intrigues. Le ministre anglais, de son côté, désirait n'être
pas en présence d'un gouvernement dont les formes avaient quelque
rudesse, et préférait traiter par l'intermédiaire de ses négociateurs.
Lille fut donc le lieu choisi, et de part et d'autre on prépara une
légation solennelle. Hoche n'en dut pas moins continuer ses préparatifs
avec vigueur, pour donner plus d'autorité aux négociateurs français.

Ainsi la France, victorieuse de toutes parts, était en négociation avec
les deux grandes puissances européennes, et touchait à la paix générale.
Des événemens aussi heureux et aussi brillans auraient dû ne laisser
place qu'à la joie dans tous les coeurs; mais les élections de l'an
V venaient de donner à l'opposition des forces dangereuses. On a vu
combien les adversaires du directoire s'agitaient à l'approche des
élections. La faction royaliste avait beaucoup influé sur leur résultat.
Elle avait perdu trois de ses agens principaux, par l'arrestation de
Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle; mais c'était un petit
dommage, car la confusion était si grande chez elle, que la perte de ses
chefs n'y pouvait guère ajouter. Il existait toujours deux associations,
l'une composée des hommes dévoués et capables de prendre les armes,
l'autre des hommes douteux, propres seulement à voter dans les
élections. L'agence de Lyon était restée intacte. Pichegru, conspirant
à part, correspondait toujours avec le ministre anglais Wickam et le
prince de Condé. Les élections, influencées par ces intrigans de toute
espèce, et surtout par l'esprit de réaction, eurent le résultat qu'on
avait prévu. La presque totalité du second tiers fut formée, comme le
premier, d'hommes qui étaient ennemis du directoire, ou par dévouement
à la royauté, ou par haine de la terreur. Les partisans de la royauté
étaient, il est vrai, fort peu nombreux; mais ils allaient se servir,
suivant l'usage, des passions des autres. Pichegru fut nommé député
dans le Jura. A Colmar on choisit le nommé Chemblé, employé à la
correspondance avec Wickam; à Lyon, Imbert-Colomès, l'un des membres
de l'agence royaliste dans le Midi, et Camille Jordan, jeune homme qui
avait de bons sentimens, une imagination vive, et une ridicule colère
contre le directoire; à Marseille, le général Willot, qui avait été
tiré de l'armée de l'Océan pour aller commander dans le département des
Bouches-du-Rhône, et qui, loin de contenir les partis, s'était laissé
gagner, peut-être à son insu, par la faction royaliste; à Versailles, le
nommé Vauvilliers, compromis par la conspiration de Brottier, et destiné
par l'agence à devenir administrateur des subsistances; à Brest,
l'amiral Villaret-Joyeuse, brouillé avec Hoche, et par suite avec le
gouvernement, à l'occasion de l'expédition d'Irlande. On fit encore une
foule d'autres choix, tout autant significatifs que ceux-là. Cependant
tous n'étaient pas aussi alarmans pour le directoire et pour la
république. Le général Jourdan, qui avait quitté le commandement
de l'armée de Sambre-et-Meuse, après les malheurs de la campagne
précédente, fut nommé député par son département. Il était digne de
représenter l'armée au corps législatif, et de la venger du déshonneur
qu'allait lui imprimer la trahison de Pichegru. Par une singularité
assez remarquable, Barrère fut élu par le département des
Hautes-Pyrénées.

Les nouveaux élus se hâtèrent d'arriver à Paris. En attendant le 1er
prairial, époque de leur installation, on les entraînait à la réunion
de Clichy, qui tous les jours devenait plus violente. Les conseils
eux-mêmes ne gardaient plus leur ancienne mesure. En voyant approcher
le moment où ils allaient être renforcés, les membres du premier
tiers commençaient à sortir de la réserve dans laquelle ils s'étaient
renfermés pendant quinze mois. Ils avaient marché jusqu'ici à la suite
des constitutionnels, c'est-à-dire des députés qui prétendaient n'être
ni amis ni ennemis du directoire, et qui affectaient de ne tenir qu'à
la constitution seule, et de ne combattre le gouvernement que lorsqu'il
s'en écartait. Cette direction avait surtout dominé dans le conseil
des anciens. Mais à mesure que le jour de la jonction s'approchait,
l'opposition dans les cinq-cents commençait à prendre un langage plus
menaçant. On entendait dire que les anciens avaient trop long-temps mené
les cinq-cents, et que ceux-ci devaient sortir de tutelle. Ainsi, dans
le club de Clichy comme dans le corps législatif, le parti qui allait
acquérir la majorité laissait éclater sa joie et son audace.

Les constitutionnels abusés, comme tous les hommes qui depuis la
révolution s'étaient laissés engager dans l'opposition, croyaient qu'ils
allaient devenir les maîtres du mouvement, et que les nouveaux arrivés
ne seraient qu'un renfort pour eux. Carnot était à leur tête. Toujours
entraîné davantage dans la fausse direction qu'il avait prise, il
n'avait cessé d'appuyer au directoire l'avis de la majorité législative.
Particulièrement dans la discussion des préliminaires de Léoben, il
avait laissé éclater une animosité contenue jusque-là dans les bornes
des convenances, et appuyé avec un zèle qu'on ne devait pas attendre de
sa vie passée, les concessions faites à l'Autriche. Carnot, aveuglé par
son amour-propre, croyait mener à son gré le parti constitutionnel,
soit dans les cinq-cents, soit dans les anciens, et ne voyait dans les
nouveaux élus que des partisans de plus. Dans son zèle à rapprocher les
élémens d'un parti dont il espérait être le chef, il cherchait à se
lier avec les plus marquans des nouveaux députés. Il avait même devancé
Pichegru, qui n'avait pour tous les membres du directoire que des
procédés malhonnêtes, et était allé le voir. Pichegru, répondant assez
mal à ses prévenances, ne lui avait montré que de l'éloignement et
presque du dédain. Carnot s'était lié avec beaucoup d'autres députés du
premier et du second tiers. Son logement au Luxembourg était devenu
le rendez-vous de tous les membres de la nouvelle opposition; et
ses collègues voyaient chaque jour arriver chez lui leurs plus
irréconciliables ennemis.

La grande question était celle du choix d'un nouveau directeur. C'était
le sort qui devait désigner le membre sortant. Si le sort désignait
Larévellière-Lépaux, Rewbell ou Barras, la marche du gouvernement était
changée; car le directeur nommé par la nouvelle majorité ne pouvait
manquer de voter avec Carnot et Letourneur.

On disait que les cinq directeurs s'étaient entendus pour désigner celui
d'entre eux qui sortirait; que Letourneur avait consenti à résigner ses
fonctions, et que le scrutin ne devait être que simulé. C'était là une
supposition absurde, comme toutes celles que font ordinairement les
partis. Les cinq directeurs, Larévellière seul excepté, tenaient
beaucoup à leur place. D'ailleurs Carnot et Letourneur, espérant devenir
les maîtres du gouvernement, si le sort faisait sortir l'un de leurs
trois collègues, ne pouvaient consentir à abandonner volontairement
la partie. Une circonstance avait pu autoriser ce bruit. Les cinq
directeurs avaient stipulé entre eux, que le membre sortant recevrait
de chacun de ses collègues une indemnité de 10,000 francs, c'est-à-dire
40,000 fr. en tout, ce qui empêcherait que les directeurs pauvres
ne passassent tout à coup de la pompe du pouvoir à l'indigence. Cet
arrangement fit croire que, pour décider Letourneur, ses collègues
étaient convenus de lui abandonner une partie de leurs appointemens. Il
n'en était rien cependant. On disait encore que l'on était convenu
de lui faire donner sa démission avant le 1er prairial, pour que la
nomination du nouveau directeur se fit avant l'entrée du second tiers
dans les conseils; combinaison impossible encore avec la présence de
Carnot.

La société de Clichy s'agitait beaucoup pour prévenir les arrangemens
dont on parlait. Elle imagina de faire présenter une proposition aux
cinq-cents, tendante à obliger les directeurs à faire publiquement le
tirage au sort. Cette proposition était inconstitutionnelle, car la
constitution ne réglait pas le mode du tirage, et s'en reposait, quant
à sa régularité, sur l'intérêt de chacun des directeurs; cependant
elle passa dans les conseils. Le directeur Larévellière-Lépaux, peu
ambitieux, mais ferme, représenta à ses collègues que cette mesure
était un empiètement sur leurs attributions, et les engagea à n'en pas
reconnaître la légalité. Le directoire répondit, en effet, qu'il ne
l'exécuterait pas, vu qu'elle était inconstitutionnelle. Les conseils
lui répliquèrent qu'il n'avait pas à juger une décision du corps
législatif. Le directoire allait insister, et répondre que la
constitution était mise par un article fondamental sous la sauvegarde de
chacun des pouvoirs, et que le pouvoir exécutif avait l'obligation de ne
pas exécuter une mesure inconstitutionnelle; mais Carnot et Letourneur
abandonnèrent leurs collègues. Barras, qui était violent, mais peu
ferme, engagea Rewbell et Larévellière à céder, et on ne disputa plus
sur le mode du tirage.

La turbulente réunion de Clichy imagina de nouvelles propositions à
faire aux conseils avant le 1er prairial. La plus importante à ses yeux
était le rapport de la fameuse loi du 3 brumaire, qui excluait les
parens d'émigrés des fonctions publiques, et qui fermait l'entrée du
corps législatif à plusieurs membres du premier et du second tiers. La
proposition fut faite, en effet, aux cinq-cents, quelques jours avant le
1er prairial, et adoptée au milieu d'une orageuse discussion. Ce
succès inespéré, même avant la jonction du second tiers, prouvait
l'entraînement que commençait à exercer l'opposition sur le corps
législatif, quoique composé encore de deux tiers conventionnels.
Cependant, le parti qui se disait constitutionnel était plus fort aux
anciens. Il était blessé de la fougue des députés, qui jusque-là avaient
paru recevoir sa direction, et il refusa de rapporter la loi du 3
brumaire.

Le 1er prairial arrivé, les deux cent cinquante nouveaux élus se
rendirent au corps législatif, et remplacèrent deux cent cinquante
conventionnels. Sur les sept cent cinquante membres des deux conseils,
il n'en resta donc plus que deux cent cinquante appartenant à la grande
assemblée qui avait consommé et défendu la révolution. Quand Pichegru
parut aux cinq-cents, la plus grande partie de l'assemblée, qui ne
savait pas qu'elle avait un traître dans son sein, et qui ne voyait en
lui qu'un général illustre, disgracié par le gouvernement, se leva par
un mouvement de curiosité. Sur quatre cent quarante-quatre voix, il en
obtint trois cent quatre-vingt-sept pour la présidence. Le parti modéré
et constitutionnel aurait voulu appeler au bureau le général Jourdan,
afin de lui préparer les voies au fauteuil, et de l'y porter après
Pichegru; mais la nouvelle majorité, fière de sa force, et oubliant déjà
toute espèce de ménagement, repoussa Jourdan. Les membres du bureau
nommés furent MM. Siméon, Vaublanc, Henri La Rivière, Parisot.
L'exclusion de Jourdan était maladroite, et ne pouvait que blesser
profondément les armées. Séance tenante, on abolit l'élection des
Hautes-Pyrénées, qui avait porté Barrère au corps législatif. On apprit
le résultat du tirage au sort fait au directoire. Par une singularité du
hasard, le sort était tombé sur Letourneur, ce qui confirma davantage
l'opinion qui s'était répandue d'un accord volontaire entre les
directeurs[6]. Sur-le-champ on songea à le remplacer. Le choix qu'on
allait faire avait beaucoup moins d'importance depuis qu'il ne pouvait
plus changer la majorité directoriale; mais c'était toujours l'appui
d'une voix à donner à Carnot; et d'ailleurs, comme on ne connaissait pas
bien la pensée de Larévellière-Lépaux, comme on le savait modéré, et
qu'il était un des proscrits de 1793, on se flattait qu'il pourrait,
dans certains cas, se rattacher à Carnot, et changer la majorité. Les
constitutionnels, qui avaient le désir et l'espoir de modifier la marche
du gouvernement sans le détruire, auraient voulu nommer un homme attaché
au régime actuel, mais prononcé contre le directoire, et prêt à se
rallier à Carnot. Ils proposaient Cochon, le ministre de la police, et
l'ami de Carnot. Ils songeaient aussi à Beurnonville; mais, dans le club
de Clichy, on était mal disposé pour Cochon, bien qu'on lui eût accordé
d'abord beaucoup de faveur à cause de son énergie contre les jacobins.
On lui en voulait maintenant de l'arrestation de Brottier, Duverne
de Presle et Laville-Heurnois, mais surtout de ses circulaires aux
électeurs. On repoussa Cochon et même Beurnonville. On proposa
Barthélemy, notre ambassadeur en Suisse, et le négociateur des traités
de paix avec la Prusse et l'Espagne. Ce n'était certainement pas le
diplomate pacificateur qu'on voulait honorer en lui, mais le complice
supposé du prétendant et des émigrés. Cependant les royalistes, qui
espéraient, et les républicains, qui craignaient de trouver en lui un
traître se trompaient également. Barthélémy n'était qu'un homme faible,
médiocre, fidèle au pouvoir régnant, et n'ayant pas même la hardiesse
nécessaire pour le trahir. Pour décider son élection, qui rencontrait
des obstacles, on répandit qu'il n'accepterait pas, et que sa nomination
serait un hommage à l'homme qui avait commencé la réconciliation de la
France avec l'Europe. Cette fable contribua au succès. Il obtint aux
cinq-cents trois cent neuf suffrages, et Cochon deux cent trente. On vit
figurer sur la liste des candidats présentés aux anciens, Masséna, porté
par cent quatre-vingt-sept suffrages; Kléber, par cent soixante-treize;
Augereau, par cent trente-neuf. Un nombre de députés voulaient appeler
au gouvernement l'un des généraux divisionnaires les plus distingués
dans les armées.

[Note 6: On lit dans une foule d'histoires que Letourneur sortit par
un arrangement volontaire. Le directeur Larévellière-Lépaux, dans des
mémoires précieux et inédits, assure le contraire. Pour qui a connu ce
vertueux citoyen, incapable de mentir, son assertion est une preuve
suffisante. Mais on n'a plus aucun doute en lisant le mémoire de Carnot,
écrit après le 18 fructidor. Dans ce mémoire plein de fiel, et qui est à
déplorer pour la gloire de Carnot, il assure que tous ces arrangemens
ne sont qu'une vaine supposition. Il n'avait certes aucun intérêt
à justifier ses collègues, contre lesquels il était plein de
ressentiment.]

Barthélémy fut élu par les anciens; et, malgré la fable inventée pour
lui gagner des voix, il répondit de suite qu'il acceptait les fonctions
de directeur. Son introduction au directoire à la place de Letourneur
n'y changeait nullement les influences. Barthélemy n'était pas plus
capable d'agir sur ses collègues que Letourneur; il allait voter de
la même manière, et faire par position ce que Letourneur faisait par
dévouement à la personne de Carnot.

Les membres de la société de Clichy, _les clichyens_, comme on les
appelait, se mirent à l'oeuvre dès le 1er prairial, et annoncèrent
les intentions les plus violentes. Peu d'entre eux étaient dans la
confidence des agens royalistes. Lemerer, Mersan, Imbert-Colomès,
Pichegru, et peut-être Willot, étaient seuls dans le secret. Pichegru,
d'abord en correspondance avec Condé et Wickam, venait d'être mis en
relation directe avec le prétendant. Il reçut de grands encouragemens,
de superbes promesses, et de nouveaux fonds, qu'il accepta encore, sans
être plus certain qu'auparavant de l'usage qu'il en pourrait faire.
Il promit beaucoup, et dit qu'il fallait, avant de prendre un parti,
observer la nouvelle marche des choses. Froid et taciturne, il affectait
avec ses complices, et avec tout le monde, le mystère d'un esprit
profond et le recueillement d'un grand caractère. Moins il parlait, plus
on lui supposait de combinaisons et de moyens. Le plus grand nombre
des clichyens ignoraient sa mission secrète. Le gouvernement lui-même
l'ignorait, car Duverne de Presle n'en avait pas le secret, et n'avait
pu le lui communiquer.

Parmi les clichyens, les uns étaient mus par l'ambition, les autres par
un penchant naturel pour l'état monarchique, le plus grand nombre par
les souvenirs de la terreur et par la crainte de la voir renaître.
Réunis par des motifs divers, ils étaient entraînés, comme il arrive
toujours aux hommes assemblés, par les plus ardens d'entre eux. Dès le
1er prairial, ils formèrent les projets les plus fous. Le premier était
de mettre les conseils en permanence. Ils voulaient ensuite demander
l'éloignement des troupes qui étaient à Paris; ils voulaient s'arroger
la police de la capitale, en interprétant l'article de la constitution
qui donnait au corps législatif la police du lieu de ses séances, et en
traduisant le mot _lieu_ par le mot _ville_; ils voulaient mettre les
directeurs en accusation, en nommer d'autres, abroger en masse les lois
dites révolutionnaires, c'est-à-dire, abroger, à la faveur de ce mot, la
révolution tout entière. Ainsi, Paris soumis à leur pouvoir, les chefs
du gouvernement renversés, l'autorité remise entre leurs mains pour
en disposer à leur gré, ils pouvaient tout hasarder, même la royauté.
Cependant ces propositions de quelques esprits emportés furent écartées.
Des hommes plus mesurés, voyant qu'elles équivalaient à une attaque
de vive force contre le directoire, les combattirent, et en firent
prévaloir d'autres. Il fut convenu qu'on se servirait d'abord de la
majorité, pour changer toutes les commissions, pour réformer certaines
lois, et pour contrarier la marche actuelle du directoire. La tactique
législative fut donc préférée, pour le moment, aux attaques de vive
force.

Ce plan arrêté, on le mit sur-le-champ à exécution. Après avoir annulé
l'élection de Barrère, on rappela cinq membres du premier tiers, qui
avaient été exclus l'année précédente en vertu de la loi du 3 brumaire.
Le refus fait par les anciens de rapporter cette loi ne fut pas un
obstacle. Les députés repoussés du corps législatif furent rappelés
comme inconstitutionnellement exclus. C'étaient les nommés
Ferrand-Vaillant, Gault, Polissart, Job Aymé (de la Drôme), et Marsan,
l'un des agens du royalisme. On imagina ensuite une nouvelle manière
de rapporter la loi du 3 brumaire. Le rapport de cette loi ayant été
proposé quelques jours auparavant, et rejeté par les anciens, ne pouvait
plus être proposé avant une année. On employa une nouvelle forme, et
on décida que la loi du 3 brumaire était rapportée, dans ce qui était
relatif à l'exclusion des fonctions publiques. C'était presque toute la
loi. Les anciens adoptèrent la résolution sous cette forme. Les membres
du nouveau tiers, exclus comme parens d'émigrés, ou comme amnistiés pour
délits révolutionnaires, purent être introduits. M. Imbert-Colomès de
Lyon dut à cette résolution l'avantage d'entrer au corps législatif.
Elle profita aussi à Salicetti, qui avait été compromis dans les
événemens de prairial, et amnistié avec plusieurs membres de la
convention. Nommé en Corse, son élection fut confirmée. Par une
apparence d'impartialité, les meneurs des cinq-cents firent rapporter
une loi du 21 floréal, qui éloignait de Paris les conventionnels non
revêtus de fonctions publiques. C'était afin de paraître abroger
toutes les lois révolutionnaires. Ils s'occupèrent immédiatement de la
vérification des élections; et, comme il était naturel de s'y attendre,
ils annulaient toutes les élections douteuses quand il s'agissait d'un
député républicain, et les confirmaient quand il s'agissait d'un ennemi
de la révolution. Ils firent renouveler toutes les commissions; et,
prétendant que tout devait dater du jour de leur introduction au corps
législatif, ils demandèrent des comptes de finances jusqu'au 1er
prairial. Ils établirent ensuite des commissions spéciales, pour
examiner les lois relatives aux émigrés, aux prêtres, au culte, à
l'instruction publique, aux colonies, etc. L'intention de porter la main
sur toute chose était assez évidente.

Deux exceptions avaient été faites aux lois qui bannissaient les
émigrés à perpétuité: l'une en faveur des ouvriers et cultivateurs que
Saint-Just et Lebas avaient fait fuir du Haut-Rhin, pendant leur mission
en 1793; l'autre en faveur des individus compromis, et obligés de fuir
par suite des événemens du 31 mai. Les réfugiés de Toulon, qui avaient
livré cette place, et qui s'étaient sauvés sur les escadres anglaises,
étaient seuls privés du bénéfice de cette seconde exception. A la faveur
de ces deux dispositions, une multitude d'émigrés étaient déjà rentrés.
Les uns se faisaient passer pour ouvriers ou cultivateurs du Haut-Rhin,
les autres pour proscrits du 31 mai. Les clichyens firent adopter une
prorogation du délai accordé aux fugitifs du Haut-Rhin, et prolonger
ce délai de six mois. Ils firent décider en outre que les fugitifs
toulonnais profiteraient de l'exception accordée aux proscrits du 31
mai. Quoique cette faveur fût méritée pour beaucoup de méridionaux, qui
ne s'étaient réfugiés à Toulon, et de Toulon sur les escadres anglaises,
que pour se soustraire à la proscription encourue par les fédéralistes,
néanmoins elle rappelait et semblait amnistier l'attentat le plus
criminel de la faction contre-révolutionnaire, et devait indigner les
patriotes. La discussion sur les colonies, et sur la conduite des agens
du directoire à Saint-Domingue, amena un éclat violent. La commission
chargée de cet objet, et composée de Tarbé, Villaret-Joyeuse, Vaublanc,
Bourdon (de l'Oise), fit un rapport où la convention était traitée
avec la plus grande amertume. Le conventionnel Marec y était accusé de
n'avoir pas résisté _à la tyrannie avec l'énergie de la vertu_. A ces
mots, qui annonçaient l'intention souvent manifestée d'outrager les
membres de la convention, tous ceux qui siégeaient encore dans les
cinq-cents s'élancèrent à la tribune, et demandèrent un rapport rédigé
d'une manière plus digne du corps législatif. La scène fut des plus
violentes. Les conventionnels, appuyés des députés modérés, obtinrent
que le rapport fût renvoyé à la commission. Carnot influa sur la
commission par le moyen de Bourdon (de l'Oise), et les dispositions du
décret projeté furent modifiées. D'abord on avait proposé d'interdire
au directoire la faculté d'envoyer des agens dans les colonies; on lui
laissa cette faculté, en limitant le nombre des agens à trois, et la
durée de leur mission à dix-huit mois. Santhonax fut rappelé. Les
constitutionnels, voyant qu'ils avaient pu, en se réunissant aux
conventionnels, arrêter la fougue des clichyens, crurent qu'ils allaient
devenir les modérateurs du corps législatif. Mais les séances suivantes
allaient bientôt les détromper.

Au nombre des objets les plus importans dont les nouveaux élus de
proposaient de s'occuper, étaient le culte et les lois sur les prêtres.
La commission chargée de cette grave matière, nomma pour son rapporteur
le jeune Camille Jordan, dont l'imagination s'était exaltée aux horreurs
du siége de Lyon, et dont la sensibilité, quoique sincère, n'était pas
sans prétentions. Le rapporteur fit une dissertation fort longue et fort
ampoulée sur la liberté des cultes. Il ne suffisait pas, disait-il, de
permettre chacun l'exercice de son culte, mais il fallait, pour que la
liberté fût réelle, ne rien exiger qui fût en contradiction avec les
croyances. Ainsi, par exemple, le serment exigé des prêtres, quoique ne
blessant en rien les croyances, ayant été néanmoins mal interprété par
eux, et regardé comme contraire aux doctrines de l'église catholique, ne
devait pas leur être imposé. C'était une tyrannie dont le résultat était
de créer une classe de proscrits, et de proscrits dangereux, parce
qu'ils avaient une grande influence sur les esprits, et que, dérobés
avec empressement aux recherches de l'autorité par le zèle pieux des
peuples, ils travaillaient dans l'ombre à exciter la révolte. Quant
aux cérémonies du culte, il ne suffisait pas de les permettre dans des
temples fermés, il fallait, tout en défendant les pompes extérieures qui
pouvaient devenir un sujet de trouble, permettre certaines pratiques
indispensables. Ainsi les cloches étaient indispensables pour réunir
les catholiques à certaines heures; elles étaient partie nécessaire du
culte; les défendre, c'était en gêner la liberté. D'ailleurs le peuple
était accoutumé à ces sons, il les aimait, il n'avait pas encore
consenti à s'en passer; et, dans les campagnes, la loi contre les
cloches n'avait jamais été exécutée. Les permettre, c'était donc
satisfaire à un besoin innocent, et faire cesser le scandale d'une loi
inexécutée. Il en était de même pour les cimetières. Tout en interdisant
les pompes publiques à tous les cultes, il fallait cependant permettre
à chacun d'avoir des lieux fermés, consacrés aux sépultures, et dans
l'enceinte desquels on pourrait placer les signes propres à chaque
religion. En vertu de ces principes, Camille Jordan proposait
l'abolition des sermens, l'annulation des lois répressives qui en
avaient été la conséquence, la permission d'employer les cloches, et
d'avoir des cimetières dans l'enceinte desquels chaque culte pourrait
placer à volonté ses signes religieux sur les tombeaux. Les principes de
ce rapport, quoique exposés avec une emphase dangereuse, étaient
justes. Il est vrai qu'il n'existe qu'un moyen de détruire les vieilles
superstitions, c'est l'indifférence et la disette. En souffrant tous
les cultes, et n'en salariant aucun, les gouvernemens hâteraient
singulièrement leur fin. La convention avait déjà rendu aux catholiques
les temples qui leur servaient d'églises; le directoire aurait bien
fait de leur permettre les cloches, les croix dans les cimetières,
et d'abolir l'usage du serment et les lois contre les prêtres qui le
refusaient. Mais employait-on les véritables formes, choisissait-on le
véritable moment, pour présenter de semblables réclamations? Si au lieu
d'en faire l'un des griefs du grand procès intenté au directoire, on eût
attendu un moment plus convenable, donné aux passions le temps de se
calmer, au gouvernement celui de se rassurer, on aurait infailliblement
obtenu les concessions désirées. Mais par cela seul que les
contre-révolutionnaires en faisaient une condition, les patriotes s'y
opposaient; car on veut toujours le contraire de ce que veut un ennemi.
En entendant le bruit des cloches, ils auraient cru entendre le tocsin
de la contre-révolution. Chaque parti veut que l'on comprenne et
satisfasse ses passions, et ne veut ni comprendre ni admettre celles
du parti contraire. Les patriotes avaient leurs passions composées
d'erreurs, de craintes, de haines, qu'il fallait aussi comprendre et
ménager. Ce rapport fit une sensation extraordinaire, car il touchait
aux ressentimens les plus vifs et les plus profonds. Il fut l'acte le
plus frappant et le plus dangereux des clichyens, quoique au fond le
plus fondé. Les patriotes y répondirent mal, en disant qu'on proposait
de récompenser la violation des lois, par l'abrogation des lois violées.
Il faut en effet abroger les lois inexécutables.

A toutes ces exigences, les clichyens ajoutèrent des vexations de toute
espèce contre le directoire, au sujet des finances. C'était là l'objet
important, au moyen duquel ils se proposaient de le tourmenter et de le
paralyser. Nous avons exposé déjà (tome VIII), en donnant l'aperçu des
ressources financières pour l'an V (1797), quelles étaient les recettes
et les dépenses présumées de cette année. On avait à suffire à 450
millions de dépenses ordinaires au moyen des 250 millions de la
contribution foncière, des 50 millions de la contribution personnelle,
et des 150 millions du timbre, de l'enregistrement, des patentes, des
postes et des douanes. On devait pourvoir aux 550 millions de la dépense
extraordinaire, avec le dernier quart du prix des biens nationaux
soumissionnés l'année précédente, s'élevant à 100 millions, et exigé
en billets de la part des acquéreurs, avec le produit des bois et
du fermage des biens nationaux, l'arriéré des contributions, les
rescriptions bataves, la vente du mobilier national, différents produits
accessoires, enfin avec l'éternelle ressource des biens restant à
vendre. Mais tous ces moyens étaient insuffisans, et très au-dessous
de leur valeur présumée. Les recettes et dépenses de l'année n'étant
réglées que provisoirement, on avait ordonné la perception sur les
rôles provisoires, de trois cinquièmes de la contribution foncière et
personnelle. Mais les rôles, comme on l'a déjà dit, mal faits par les
administrations locales, à causé de la variation continuelle des lois
fiscales, et surchargés d'émargemens, donnaient lieu à des difficultés
sans nombre. La mauvaise volonté des contribuables ajoutait encore à ces
difficultés, et la recette était lente. Outre l'inconvénient d'arriver
tard elle était fort au-dessous de ce qu'on l'avait imaginée. La
contribution foncière faisait prévoir tout au plus 200 millions de
produit, au lieu de 250. Les différens revenus, tels que timbre,
enregistrement, patentes, douanes et postes, ne faisaient espérer que
100 millions au lieu de 150. Tel était le déficit dans les revenus
ordinaires, destinés à faire face à la dépense ordinaire. Il n'était pas
moindre dans l'extraordinaire. On avait négocié les bons des acquéreurs
nationaux pour le prix du dernier quart, avec grand désavantage. Pour ne
pas faire les mêmes pertes sur les rescriptions bataves, on les avait
engagées pour une somme très inférieure à leur valeur. Les biens se
vendaient très lentement, aussi la détresse était-elle extrême. L'armée
d'Italie avait vécu avec les contributions qu'elle levait; mais les
armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse, de l'intérieur, les troupes de
la marine, avaient horriblement souffert. Plusieurs fois les troupes
s'étaient montrées prêtes à se révolter. Les établissemens publics et
les hôpitaux étaient dans une horrible pénurie. Les fonctionnaires
publics ne touchaient pas.

Il avait fallu recourir à des expédiens de toute espèce. Ainsi, comme
nous l'avons rapporté (t. VIII), on recourut à des délais, pour
l'accomplissement de certaines obligations. On ne payait les rentiers
qu'un quart en numéraire, et trois quarts en bons acquittables en biens
nationaux, appelés _bons des trois quarts_. Le service de la dette
consolidée, de la dette viagère et des pensions, s'élevait à 248
millions; par conséquent ce n'était guère que 62 millions à payer, et la
dépense ordinaire se trouvait ainsi réduite de 186 millions. Mais malgré
cette réduction, la dépense n'en était pas moins au-dessus des recettes.
Quoiqu'on eût établi une distinction entre la dépense ordinaire
et extraordinaire, on ne l'observait pas dans les paiemens de la
trésorerie. On fournissait à la dépense extraordinaire avec les
ressources destinées à la dépense ordinaire; c'est-à-dire, qu'à
défaut d'argent pour payer les troupes, ou les fournisseurs qui les
nourrissaient, on prenait sur les sommes destinées aux appointemens
des fonctionnaires publics, juges, administrateurs de toute espèce.
Non-seulement on confondait ces deux sortes de fonds, mais on anticipait
sur les rentrées, et on délivrait des assignations sur tel ou tel
receveur, acquittables avec les premiers fonds qui devaient lui arriver.
On donnait aux fournisseurs des ordonnances sur la trésorerie, dont le
ministre réglait l'ordre d'acquittement, suivant l'urgence des besoins;
ce qui donnait quelquefois lieu à des abus, mais ce qui procurait le
moyen de pourvoir au plus pressé, et d'empêcher souvent tel entrepreneur
de se décourager et d'abandonner son service. Enfin, à défaut de toute
autre ressource, on délivrait des bons sur les biens nationaux, papier
qu'on négociait aux acheteurs. C'était là le moyen employé, depuis la
destruction du papier-monnaie, pour anticiper sur les ventes. De cet
état des finances, il résultait que les fournisseurs de la plus mauvaise
espèce, c'est-à-dire les fournisseurs aventureux, entouraient seuls le
gouvernement, et lui faisaient subir les marchés les plus onéreux. Ils
n'acceptaient qu'à un taux fort bas les papiers qu'on leur donnait, et
ils élevaient le prix des denrées à proportion des chances ou des délais
du paiement. On était souvent obligé de faire les arrangemens les plus
singuliers pour suffire à certains besoins. Ainsi le ministre de la
marine avait acheté des farines pour les escadres, à condition que le
fournisseur, en livrant les farines à Brest, en donnerait une partie
en argent, pour payer la solde aux marins prêts à se révolter. Le
dédommagement de cette avance de numéraire se trouvait naturellement
dans le haut prix des farines. Toutes ces pertes étaient inévitables
et résultaient de la situation. Les imputer au gouvernement était
une injustice. Malheureusement la conduite scandaleuse de l'un des
directeurs, qui avait une part secrète dans les profits extraordinaires
des fournisseurs, et qui ne cachait ni ses prodigalités, ni les progrès
de sa fortune, fournissait un prétexte à toutes les calomnies. Ce
n'étaient pas certainement les bénéfices honteux d'un individu qui
mettaient l'état dans la détresse, mais on en prenait occasion pour
accuser le directoire de ruiner les finances.

Il y avait là, pour une opposition violente et de mauvaise foi, une
ample matière à déclamations et à mauvais projets. Elle en forma en
effet de très dangereux. Elle avait composé la commission des finances
d'hommes de son choix, et fort mal disposés pour le gouvernement. Le
premier soin de cette commission fut de présenter aux cinq-cents, par
l'organe du rapporteur Gilbert-Desmolières, un état inexact de la
recette et de la dépense. Elle exagéra l'une, et diminua fortement
l'autre. Obligée de reconnaître l'insuffisance des ressources
ordinaires, telles que la contribution foncière, l'enregistrement, le
timbre, les patentes, les postes, les douanes, elle refusa cependant
tous les impôts imaginés pour y suppléer. Depuis le commencement de la
révolution, on n'avait pas pu rétablir encore les impôts indirects. On
proposait un impôt sur le sel et le tabac, la commission prétendit qu'il
effrayait le peuple; on proposait une loterie, elle la repoussa comme
immorale; on proposait un droit de passe sur les routes, elle le trouva
sujet à de grandes difficultés. Tout cela était plus ou moins juste,
mais il fallait chercher et trouver des ressources. Pour toute
ressource, la commission annonça qu'elle allait s'occuper de discuter un
droit de greffe. Quant au déficit des recettes extraordinaires, loin d'y
pourvoir, elle chercha à l'aggraver, en interdisant au directoire les
expédiens au moyen desquels il était parvenu à vivre au jour le jour.
Voici comme elle s'y prit.

La constitution avait détaché la trésorerie du directoire, et en avait
fait un établissement à part, qui était dirigé par des commissaires
indépendans, nommés par les conseils, et n'ayant d'autre soin que celui
de recevoir le revenu, et de payer la dépense. De cette manière le
directoire n'avait pas le maniement des fonds de l'état; il délivrait
des ordonnances sur la trésorerie, qu'elle acquittait jusqu'à
concurrence des crédits ouverts par les conseils. Rien n'était plus
funeste que cette institution, car le maniement des fonds est une
affaire d'exécution, qui doit appartenir au gouvernement, comme la
direction des opérations militaires, et dans laquelle les corps
délibérans ne peuvent pas plus intervenir que dans l'ordonnance d'une
campagne. C'est même souvent par un maniement adroit et habile qu'un
ministre parvient à créer des ressources temporaires, dans un cas
pressant. Aussi les deux conseils avaient-ils, l'année précédente,
autorisé la trésorerie à faire toutes les négociations commandées par le
directoire. La nouvelle commission résolut de couper court aux expédiens
qui faisaient vivre le directoire, en lui enlevant tout pouvoir sur la
trésorerie. D'abord elle voulait qu'il n'eût plus la faculté d'ordonner
les négociations de valeurs. Quand il y aurait des valeurs non
circulantes à réaliser, les commissaires de la trésorerie devaient les
négocier eux-mêmes, sous leur responsabilité personnelle. Elle imagina
ensuite d'enlever au directoire le droit de régler l'ordre dans lequel
devaient être acquittées les ordonnances de paiement. Elle proposa aussi
de lui interdire des anticipations sur les fonds qui devaient rentrer
dans les caisses des départemens. Elle voulait même que toutes les
assignations déjà délivrées sur les fonds non rentrés, fussent
rapportées à la trésorerie, vérifiées, et payées à leur tour; ce qui
interrompait et annulait toutes les opérations déjà faites. Elle proposa
en outre de rendre obligatoire la distinction établie entre les deux
natures de dépenses et de recettes, et d'exiger que la dépense ordinaire
fût soldée sur la recette ordinaire, et la dépense extraordinaire sur
la recette extraordinaire; mesure funeste, dans un moment où il fallait
fournir à chaque besoin pressant par les premiers fonds disponibles. A
toutes ces propositions, elle en ajouta une dernière, plus dangereuse
encore que les précédentes. Nous venons de dire que, les biens se
vendant lentement, on anticipait sur leur vente, en délivrant des bons
qui étaient recevables en paiement de leur valeur. Les fournisseurs se
contentaient de ces bons, qu'ils négociaient ensuite aux acquéreurs.
Ce papier rivalisait, il est vrai, avec les _bons des trois quarts_
délivrés aux rentiers, et en diminuait la valeur par la concurrence.
Sous prétexte de protéger les malheureux rentiers contre l'avidité des
fournisseurs, la commission proposa de ne plus permettre que les biens
nationaux pussent être payés avec les bons délivrés aux fournisseurs.

Toutes ces propositions furent adoptées par les cinq-cents, dont la
majorité aveuglément entraînée n'observait plus aucune mesure. Elles
étaient désastreuses, et menaçaient d'interruption tous les services.
Le directoire, en effet, ne pouvant plus négocier à son gré les valeurs
qu'il avait dans les mains, ne pouvant plus fixer l'ordre des paiemens
suivant l'urgence des services, anticiper dans un cas pressant sur les
fonds non rentrés, prendre sur l'ordinaire pour l'extraordinaire, et
enfin émettre un papier volontaire acquittable en biens nationaux, était
privé de tous les moyens qui l'avaient fait vivre jusqu'ici, et lui
avaient permis, dans l'impossibilité de satisfaire à tous les besoins,
de pourvoir au moins aux plus pressans. Les mesures adoptées, fort
bonnes pour établir l'ordre dans un temps calme, étaient effrayantes
dans la situation où l'on se trouvait. Les constitutionnels firent de
vains efforts, dans les cinq-cents, pour les combattre. Elles passèrent;
et il ne resta plus d'espoir que dans le conseil des anciens.

Les constitutionnels, ennemis modérés du directoire, voyaient avec la
plus grande peine la marche imprimée au conseil des cinq cents. Ils
avaient espéré que l'adjonction d'un nouveau tiers leur serait plutôt
utile que nuisible, qu'elle aurait pour unique effet de changer la
majorité, et qu'ils deviendraient les maîtres du corps législatif. Leur
chef, Carnot, avait conçu les mêmes illusions; mais les uns et les
autres se voyaient entraînés bien au-delà du but, et pouvaient
s'apercevoir dans cette occasion, comme dans toutes les autres, que
derrière chaque opposition se cachait la contre-révolution avec ses
mauvaises pensées. Ils avaient beaucoup plus d'influence chez les
anciens que chez les cinq-cents, et ils s'efforcèrent de provoquer le
rejet des résolutions relatives aux finances. Carnot y avait un ami
dévoué dans le député Lacuée; il avait aussi des liaisons avec Dumas,
ancien membre de la législative. Il pouvait compter sur l'influence de
Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lebrun, Barbé-Marbois, tous adversaires
modérés du directoire, et blâmant les emportemens du parti clichyen.
Grâce aux efforts réunis de ces députés, et aux dispositions du conseil
des anciens, les premières propositions de Gilbert-Desmolières,
qui interdisaient au directoire de diriger les négociations de la
trésorerie, de fixer l'ordre des paiemens, et de confondre l'ordinaire
avec l'extraordinaire, furent rejetées. Ce rejet causa une grande
satisfaction aux constitutionnels, et en général à tous les hommes
modérés qui redoutaient une lutte. Carnot en fut extrêmement joyeux. Il
espéra de nouveau qu'on pourrait contenir les clichyens par le conseil
des anciens, et que la direction des affaires resterait à ses amis et à
lui.

Mais ce n'était là qu'un médiocre palliatif. Le club de Clichy retentit
des plus violentes déclamations contre les anciens, et de nouveaux
projets d'accusation contre le directoire. Gilbert-Desmolières reprit
ses premières propositions rejetées par les anciens, dans l'espoir de
les faire agréer à une seconde délibération, en les présentant sous une
autre forme. Les résolutions de toute espèce contre le gouvernement se
succédèrent dans les cinq-cents. On interdit aux députés de recevoir des
places un an avant leur sortie du corps législatif. Imbert-Colomès, qui
correspondait avec la cour de Blankembourg, proposa d'ôter au directoire
la faculté qu'il tenait d'une loi, d'examiner les lettres venant de
l'étranger. Aubry, le même qui, après le 9 thermidor, opéra une réaction
dans l'armée, qui, en 1795, destitua Bonaparte, Aubry proposa d'enlever
au directoire le droit de destituer les officiers, ce qui le privait
de l'une de ses plus importantes prérogatives constitutionnelles. Il
proposa aussi d'ajouter aux douze cents grenadiers composant la garde du
corps législatif, une compagnie d'artillerie et un escadron de dragons,
et de donner le commandement de toute cette garde aux inspecteurs de la
salle du corps législatif, proposition ridicule et qui semblait
annoncer des préparatifs de guerre. On dénonça l'envoi d'un million à
l'ordonnateur de la marine de Toulon, envoi que Bonaparte avait fait
directement, sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, pour hâter
le départ de l'escadre dont il avait besoin dans l'Adriatique. Ce
million fut saisi par la trésorerie, et transporté à Paris. On parla de
semblables envois, faits de la même manière, de l'armée d'Italie aux
armées des Alpes, du Rhin et de Sambre-et-Meuse. On fit un long rapport
sur nos relations avec les États-Unis; et, quelque raison qu'eût le
directoire dans les différends élevés avec cette puissance, on le
censura avec amertume. Enfin la fureur de dénoncer et d'accuser toutes
les opérations du gouvernement entraîna les clichyens à une dernière
démarche, qui fut de leur part une funeste imprudence.

Les événemens de Venise avaient retenti dans toute l'Europe. Depuis le
manifeste de Palma-Nova, cette république avait été anéantie, et celle
de Gênes révolutionnée, sans que le directoire eût donné un seul mot
d'avis aux conseils. La raison de ce silence était, comme on l'a vu,
dans la rapidité des opérations, rapidité telle, que Venise n'était plus
avant qu'on pût mettre la guerre en délibération au corps législatif. Le
traité intervenu depuis n'avait pas encore été soumis à la discussion,
et devait l'être sous quelques jours. Au reste, c'était moins du silence
du directoire qu'on était fâché, que de la chute des gouvernemens
aristocratiques, et des progrès de la révolution en Italie. Dumolard,
cet orateur diffus, qui depuis près de deux ans ne cessait de combattre
le directoire dans les cinq-cents, résolut de faire une motion
relativement aux événemens de Venise et de Gênes. La tentative était
hardie; car on ne pouvait attaquer le directoire sans attaquer le
général Bonaparte. Il fallait braver pour cela l'admiration universelle,
et une influence devenue colossale depuis que le général avait obligé
l'Autriche à la paix, et que, négociateur et guerrier, il semblait
régler à Milan les destinées de l'Europe. Tous les clichyens qui avaient
conservé quelque raison, firent leurs efforts pour dissuader Dumolard de
son projet; mais il persista, et dans la séance du 5 messidor (23 juin),
il fit une motion d'ordre sur les événemens de Venise. «La renommée,
dit-il, dont on ne peut comprimer l'essor, a semé partout le bruit de
nos conquêtes sur les Vénitiens, et de la révolution étonnante qui les
a couronnées. Nos troupes sont dans leur capitale; leur marine nous est
livrée; le plus ancien gouvernement de l'Europe est anéanti; il reparaît
en un clin d'oeil sous des formes démocratiques; nos soldats enfin
bravent les flots de la mer Adriatique, et sont transportés à Corfou
pour achever la révolution nouvelle.... Admettez ces événemens pour
certains, il suit que le directoire a fait en termes déguisés la guerre,
la paix, et sous quelques rapports, un traité d'alliance avec Venise, et
tout cela sans votre concours.... Ne sommes-nous donc plus ce peuple
qui a proclamé en principe, et soutenu par la force des armes, qu'il
n'appartient, sous aucun prétexte, à des puissances étrangères de
s'immiscer dans la forme du gouvernement d'un autre état? Outragés par
les Vénitiens, était-ce à leurs institutions politiques que nous
avions le droit de déclarer la guerre? Vainqueurs et conquérans,
nous appartenait-il de prendre une part active à leur révolution, en
apparence inopinée? Je ne rechercherai point ici quel est le sort que
l'on réserve à Venise, et surtout à ses provinces de terre-ferme. Je
n'examinerai point si leur envahissement, médité peut-être avant les
attentats qui lui servirent de motifs, n'est pas destiné à figurer dans
l'histoire comme un digne pendant du partage de la Pologne. Je veux bien
arrêter ces réflexions, et je demande, l'acte constitutionnel à la main,
comment le directoire peut justifier l'ignorance absolue dans laquelle
il cherche à laisser le corps législatif sur cette foule d'événemens
extraordinaires.» Après s'être occupé des événemens de Venise, Dumolard
parle ensuite de ceux de Gênes, qui présentaient, disait-il, le même
caractère, et faisaient supposer l'intervention de l'armée française
et de ses chefs. Il parla aussi de la Suisse, avec laquelle on était,
disait-il, en contestation pour un droit de navigation, et il demanda
si on voulait démocratiser tous les états alliés de la France. Louant
souvent les héros d'Italie, il ne parla pas une seule fois du général en
chef, qu'alors aucune bouche ne négligeait l'occasion de prononcer en
l'accompagnant d'éloges extraordinaires. Dumolard finit par proposer
un message au directoire, pour lui demander des explications sur les
événemens de Venise et de Gênes, et sur les rapports de la France avec
la Suisse.

Cette motion causa un étonnement général, et prouva l'audace des
clichyens. Elle devait bientôt leur coûter cher. En attendant qu'ils
en essuyassent les tristes conséquences, ils se montraient pleins
d'arrogance, affichaient hautement les plus grandes espérances, et
semblaient devoir être sous peu les maîtres du gouvernement. C'était
partout la même confiance et la même imprudence qu'en vendémiaire. Les
émigrés rentraient en foule. On envoyait de Paris une quantité de faux
passe-ports et de faux certificats de résidence dans toutes les
parties de l'Europe. On en faisait commerce à Hambourg. Les émigrés
s'introduisaient sur le territoire par la Hollande, par l'Alsace, la
Suisse et le Piémont. Ramenés par le goût qu'ont les Français pour
leur belle patrie, et par les souffrances et les dégoûts essuyés à
l'étranger, n'ayant d'ailleurs plus rien à espérer de la guerre, depuis
les négociations entamées avec l'Autriche, ayant même à craindre le
licenciement du corps de Condé, ils venaient essayer, par la paix et par
les intrigues de l'intérieur, la contre-révolution qu'ils n'avaient pu
opérer par le concours des puissances européennes. Du reste, à défaut
d'une contre-révolution, ils voulaient revoir au moins leur patrie, et
recouvrer une partie de leurs biens. Grâce en effet à l'intérêt qu'ils
rencontraient partout, ils avaient mille facilités pour les racheter.
L'agiotage sur les différens papiers admis en paiement des biens
nationaux, et la facilité de se procurer ces papiers à vil prix,
la faveur des administrations locales pour les anciennes familles
proscrites, la complaisance des enchérisseurs, qui se retiraient dès
qu'un ancien propriétaire faisait acheter ses terres sous des noms
supposés, permettaient aux émigrés de rentrer dans leur patrimoine avec
de très faibles sommes. Les prêtres surtout revenaient en foule. Ils
étaient recueillis par toutes les dévotes de France, qui les logeaient,
les nourrissaient, leur élevaient des chapelles dans leurs maisons, et
les entretenaient d'argent au moyen des quêtes. L'ancienne hiérarchie
ecclésiastique était clandestinement rétablie. Aucune des nouvelles
circonscriptions de la constitution civile du clergé n'était reconnue.
Les anciens diocèses existaient encore; des évêques et des archevêques
les administraient secrètement, et correspondaient avec Rome. C'était
par eux et par leur ministère que s'exerçaient toutes les pratiques du
culte catholique; ils confessaient, baptisaient, mariaient les personnes
restées fidèles à l'ancienne religion. Tous les chouans oisifs
accouraient à Paris et s'y réunissaient aux émigrés, qui s'y trouvaient,
disait-on, au nombre de plus de cinq mille. En voyant la conduite des
cinq-cents et les périls du directoire, ils croyaient qu'il suffisait de
quelques jours pour amener la catastrophe depuis si long-temps désirée.
Ils remplissaient leur correspondance avec l'étranger de leurs
espérances. Auprès du prince de Condé, dont le corps se retirait en
Pologne, auprès du prétendant qui était à Blankembourg, auprès du comte
d'Artois qui était en Ecosse, on montrait la plus grande joie. Avec
cette même ivresse qu'on avait eue à Coblentz, lorsqu'on croyait rentrer
dans quinze jours à la suite du roi de Prusse, on faisait de nouveau
aujourd'hui des projets de retour; on en parlait, on en plaisantait
comme d'un événement très prochain. Les villes voisines des frontières
se remplissaient de gens qui attendaient avec impatience le moment de
revoir la France. A tous ces indices il faut joindre enfin le langage
forcené des journaux royalistes, dont la fureur augmentait avec la
témérité et les espérances du parti.

Le directoire était instruit par sa police de tous ces mouvemens. La
conduite des émigrés, la marche des cinq-cents, s'accordaient avec
la déclaration de Duverne de Presle pour démontrer l'existence d'un
véritable complot. Duverne de Presle avait dénoncé, sans les nommer,
cent quatre-vingts députés comme complices. Il n'avait désigné
nominativement que Lemerer et Mersan, et avait dit que les autres
étaient tous les sociétaires de Clichy. En cela, il s'était trompé,
comme on a vu. La plupart des clichyens, sauf cinq ou six peut-être,
agissaient par entraînement d'opinion, et non par complicité. Mais le
directoire, trompé par les apparences et la déclaration de Duverne de
Presle, les croyait sciemment engagés dans le complot, et ne voyait en
eux que des conjurés. Une découverte faite par Bonaparte en Italie vint
lui révéler un secret important, et ajouter encore à ses craintes. Le
Comte d'Entraigues, agent du prétendant, son intermédiaire avec
les intrigans de France, et le confident de tous les secrets de
l'émigration, s'était réfugié à Venise. Quand les Français y entrèrent,
il fut saisi et livré à Bonaparte. Celui-ci pouvait l'envoyer en France
pour y être fusillé comme émigré et comme conspirateur; cependant il se
laissa toucher, et préféra se servir de lui et de ses indiscrétions,
au lieu de le dévouer à la mort. Il lui assigna la ville de Milan pour
prison, lui donna quelques secours d'argent, et se fit raconter tous les
secrets du prétendant. Il connut alors l'histoire entière de la trahison
de Pichegru, qui était restée cachée du gouvernement, et dont Rewbell
seul avait eu quelques soupçons, mal accueillis de ses collègues.
D'Entraigues raconta à Bonaparte tout ce qu'il savait, et le mit au fait
de toutes les intrigues de l'émigration. Outre ces révélations verbales,
on obtint des renseignemens curieux par la saisie des papiers trouvés à
Venise, dans le portefeuille de d'Entraigues. Entre autres pièces, il
en était une fort importante, contenant une longue conversation de
d'Entraigues avec le comte de Montgaillard, dans laquelle celui-ci
racontait la première négociation entamée avec Pichegru, et restée
infructueuse par l'obstination du prince de Condé. D'Entraigues
avait écrit cette conversation[7], qui fut trouvée dans ses papiers.
Sur-le-champ Berthier, Clarke et Bonaparte la signèrent pour en attester
l'authenticité, et l'envoyèrent à Paris.

[Note 7: M. de Montgaillard, dans son ouvrage, plein de calomnies et
d'erreurs, a soutenu que cette pièce contenait des faits vrais, mais
qu'elle était fausse, et avait été fabriquée par Bonaparte, Berthier et
Clarke. Le contraire est constant, et on conçoit l'intérêt que M. de
Montgaillard avait à justifier son frère de la conversation qu'on lui
attribue dans cette pièce. Mais il est difficile d'abord de supposer que
trois personnages aussi importans osassent faire un faux. Ces actes-là
sont aussi rares de nos jours que les empoisonnemens. Clarke a été
destitué à la suite de fructidor, et il était dans le parti Carnot. Il
est peu probable qu'il se prêtât à fabriquer des pièces pour appuyer
fructidor. Ensuite la pièce était fort insuffisante pour l'usage auquel
on la destinait; et à faire un faux on l'aurait fait suffisant. Tout
prouve donc le mensonge de M. de Montgaillard.]

Le directoire la tint secrète, comme la déclaration de Duverne de
Presle, attendant l'occasion de s'en servir utilement. Mais il n'eut
plus de doute alors sur le rôle de Pichegru dans le conseil des
cinq-cents; il s'expliqua ses défaites, sa conduite bizarre, ses mauvais
procédés, son refus d'aller à Stockholm, et son influence sur les
Clichyens. Il supposa qu'à la tête de cent quatre-vingts députés ses
complices, il préparait la contre-révolution.

Les cinq directeurs étaient divisés depuis la nouvelle direction que
Carnot avait prise, et qui était suivie par Barthélémy. Il ne restait
de dévoués au système du gouvernement que Barras, Rewbell et
Larévellière-Lépaux. Ces trois directeurs n'étaient point eux-mêmes
fort unis, car Rewbell, conventionnel modéré, haïssait dans Barras un
partisan de Danton, et avait en outre la plus grande aversion pour ses
moeurs et son caractère. Larévellière avait quelques liaisons avec
Rewbell, mais peu de rapports avec Barras. Les trois directeurs
n'étaient rapprochés que par la conformité habituelle de leur vote.
Tous trois étaient fort irrités et fort prononcés contre la faction de
Clichy. Barras, quoiqu'il reçût chez lui les émigrés par suite de sa
facilité de moeurs, ne cessait de dire qu'il monterait à cheval, qu'il
mettrait le sabre à la main, et, à la tête des faubourgs, irait sabrer
tous les contre-révolutionnaires des cinq-cents. Rewbell ne s'exprimait
pas de la sorte; il voyait tout perdu; et, quoique résolu à faire son
devoir, il croyait que ses collègues et lui n'auraient bientôt plus
d'autre ressource que la fuite. Larévellière-Lépaux, doué d'autant de
courage que de probité, pensait qu'il fallait faire tête à l'orage, et
tout tenter pour sauver la république. Le coeur exempt de haine, il
pouvait servir de lien entre Barras et Rewbell, et il avait résolu de
devenir leur intermédiaire. Il s'adressa d'abord à Rewbell, dont il
estimait profondément la probité et les lumières, et lui expliquant ses
intentions, lui demanda s'il voulait concourir à sauver la révolution.
Rewbell accueillit chaudement ses ouvertures, et lui promit le plus
entier dévouement. Il s'agissait de s'assurer de Barras, dont le langage
énergique ne suffisait pas pour rassurer ses collègues. Ne lui supposant
ni probité, ni principes, le voyant entouré de tous les partis, ils le
croyaient aussi capable de se vendre à l'émigration que de se mettre un
jour à la tête des faubourgs, et de faire un horrible coup de main. Ils
craignaient l'une de ces choses autant que l'autre. Ils voulaient sauver
la république par un acte d'énergie, mais ne pas la compromettre par
de nouveaux meurtres. Effarouchés par les moeurs de Barras, ils se
défiaient trop de lui. Larévellière se chargea de l'entretenir. Barras,
charmé de se coaliser avec ses deux collègues, et de s'assurer leur
appui, flatté surtout de leur alliance, adhéra entièrement à leurs
projets, et parut se prêter à toutes leurs vues. Dès cet instant,
ils furent assurés de former une majorité compacte, et d'annuler
entièrement, par leurs trois votes réunis, l'influence de Carnot et de
Barthélémy. Il s'agissait de savoir quels moyens ils emploieraient
pour déjouer la conspiration, à laquelle ils supposaient de si grandes
ramifications dans les deux conseils. Employer les voies judiciaires,
dénoncer Pichegru et ses complices, demander leur acte d'accusation aux
cinq-cents, et les faire juger ensuite, était tout à fait impossible.
D'abord on n'avait que le nom de Pichegru, de Lemerer et de Mersan; on
croyait bien reconnaître les autres à leurs liaisons, à leurs intrigues,
à leurs violentes propositions dans le club de Clichy et dans les
cinq-cents, mais ils n'étaient nommés nulle part. Faire condamner
Pichegru et deux ou trois députés, ce n'était pas détruire la
conspiration. D'ailleurs on n'avait pas même les moyens de faire
condamner Pichegru, Lemerer et Mersan; car les preuves existant contre
eux, quoique emportant la conviction morale, ne suffisaient pas pour que
des juges prononçassent une condamnation. Les déclarations de Duverne de
Presle, celle de d'Entraigues, étaient insuffisantes sans le secours des
dépositions orales. Mais ce n'était pas là encore la difficulté la plus
grande: aurait-on possédé contre Pichegru et ses complices toutes les
pièces qu'on n'avait pas, il fallait arracher l'acte d'accusation aux
cinq-cents; et, les preuves eussent-elles été plus claires que le jour,
la majorité actuelle n'y eut jamais adhéré; car c'était déférer le
coupable à ses propres complices. Ces raisons étaient si évidentes,
que malgré leur goût pour la légalité, Larévellière et Rewbell furent
obligés de renoncer à toute idée d'un jugement régulier, et durent se
résoudre à un coup d'état; triste et déplorable ressource, mais qui,
dans leur situation et avec leurs alarmes, était la seule possible.
Décidés à des moyens extrêmes, ils ne voulaient cependant pas de moyens
sanglans, et cherchaient à contenir les goûts révolutionnaires
de Barras. Sans être d'accord encore sur le mode et le moment de
l'exécution, ils s'arrêtèrent à l'idée de faire arrêter Pichegru et
ses cent quatre-vingts complices supposés, de les dénoncer au corps
législatif épuré, et de lui demander une loi extraordinaire, qui
décrétât leur bannissement sans jugement. Dans leur extrême défiance,
ils se méprenaient sur Carnot; ils oubliaient sa vie passée, ses
principes rigides, son entêtement, et le croyaient presque un traître.
Ils craignaient que, réuni à Barthélémy, il ne fût dans le complot de
Pichegru. Ses soins pour grouper l'opposition autour de lui, et s'en
faire le chef, étaient à leurs yeux prévenus comme autant de preuves
d'une complicité criminelle. Cependant ils n'étaient pas convaincus
encore; mais décidés à un coup hardi, ils ne voulaient pas agir à demi,
et ils étaient prêts à frapper les coupables même à leurs côtés, et dans
le sein du directoire.

Ils convinrent de tout préparer pour l'exécution de leur projet, et
d'épier soigneusement leurs ennemis, afin de saisir le moment où il
deviendrait urgent de les atteindre. Résolus à un acte aussi hardi, ils
avaient besoin d'appui. Le parti patriote, qui pouvait seul leur en
fournir, se divisait comme autrefois en deux classes; les uns, toujours
furieux depuis le 9 thermidor, n'avaient pas décoléré depuis trois
ans, ne comprenaient aucunement la marche forcée de la révolution,
considéraient le régime légal comme une concession faite aux
contre-révolutionnaires, et ne voulaient que vengeance et proscriptions.
Quoique le directoire les eût frappés dans la personne de Baboeuf, ils
étaient prêts, avec leur dévouement ordinaire, à voler à son secours.
Mais ils étaient trop dangereux à employer, et on pouvait tout au plus,
en un jour de péril extrême, les enrégimenter, comme on avait fait au 13
vendémiaire, et compter sur le sacrifice de leur vie. Ils avaient assez
prouvé à côté de Bonaparte, et sur les degrés de l'église Saint-Roch, de
quoi ils étaient capables un jour de danger. Outre ces ardens patriotes,
presque tous compromis par leur zèle ou leur participation active à la
révolution, il y avait les patriotes modérés, d'une classe supérieure,
qui, approuvant plus ou moins la marche du directoire, voulaient
néanmoins la république appuyée sur les lois, et voyaient le péril
imminent auquel elle était exposée par la réaction. Ceux-là répondaient
parfaitement aux intentions de Rewbell et Larévellière, et pouvaient
donner un secours, sinon de force, au moins d'opinion au directoire. On
les voyait alternativement dans les salons de Barras, qui représentait
pour ses collègues, ou dans ceux de madame de Staël, qui n'avait point
quitté Paris, et qui, par le charme de son esprit, réunissait toujours
autour d'elle ce qu'il y avait de plus brillant en France. Benjamin
Constant y occupait le premier rang par son esprit, et par les écrits
qu'il avait publiés en faveur du directoire. On y voyait aussi M. de
Talleyrand, qui, rayé de la liste des émigrés, vers les derniers temps
de la convention, était à Paris avec le désir de rentrer dans la
carrière des grands emplois diplomatiques. Ces hommes distingués,
composant la société du gouvernement, avaient résolu de former une
réunion qui contre-balançât l'influence de Clichy, et qui discutât dans
un sens contraire les questions politiques. Elle fut appelée cercle
constitutionnel. Elle réunit bientôt tous les hommes que nous venons de
désigner, et les membres des conseils qui votaient avec le directoire,
c'est-à-dire presque tout le dernier tiers conventionnel. Les membres du
corps législatif, qui s'intitulaient constitutionnels, auraient dû se
rendre aussi dans le nouveau cercle, car leur opinion était la même;
mais brouillés d'amour-propre avec le directoire, par leurs discussions
dans le corps législatif, ils persistaient à rester à part, entre le
cercle constitutionnel et Clichy, à la suite des directeurs Carnot et
Barthélemy, des députés Tronçon-Ducoudray, Portalis, Lacuée, Dumas,
Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Thibaudeau. Benjamin Constant parla
plusieurs fois dans le cercle constitutionnel. On y entendit aussi M.
de Talleyrand. Cet exemple fut imité, et des cercles du même genre,
composés, il est vrai, d'hommes moins élevés et de patriotes moins
mesurés, se formèrent de toutes parts. Le cercle constitutionnel s'était
ouvert le 1er messidor an V, un mois après le 1er prairial. En très peu
de temps il y en eut de pareils dans toute la France; les patriotes les
plus chauds s'y réunirent, et par une réaction toute naturelle, on vit
presque se recomposer le parti jacobin.

Mais c'était là un moyen usé et peu utile. Les clubs étaient
déconsidérés en France, et privés par la constitution des moyens de
redevenir efficaces. Le directoire avait heureusement un autre appui;
c'était celui des armées, chez lesquelles semblaient s'être réfugiés
les principes républicains, depuis que les souffrances de la révolution
avaient amené dans l'intérieur une réaction si violente et si générale.
Toute armée est attachée au gouvernement qui l'organise, l'entretient,
la récompense; mais les soldats républicains voyaient dans le directoire
non seulement les chefs du gouvernement, mais les chefs d'une cause pour
laquelle ils s'étaient levés en masse en 93, pour laquelle ils avaient
combattu et vaincu pendant six années. Nulle part l'attachement à la
révolution n'était plus grand qu'à l'armée d'Italie. Elle était composée
de ces révolutionnaires du Midi, aussi impétueux dans leurs opinions
que dans leur bravoure. Généraux, officiers et soldats, étaient comblés
d'honneurs, gorgés d'argent, repus de plaisirs. Ils avaient conçu de
leurs victoires un orgueil extraordinaire. Ils étaient instruits de ce
qui se passait dans l'intérieur, par les journaux qu'on leur faisait
lire, et ils ne parlaient que de repasser les Alpes, pour aller sabrer
les aristocrates de Paris. Le repos dont ils jouissaient depuis la
signature des préliminaires, contribuait à augmenter leur effervescence
par l'oisiveté. Masséna, Joubert, et Augereau surtout, leur donnaient
l'exemple du républicanisme le plus ardent. Les troupes venues du Rhin,
sans être moins républicaines, étaient cependant plus froides, plus
mesurées, et avaient contracté sous Moreau plus de sobriété et de
discipline. C'était Bernadotte qui les commandait; il affectait une
éducation soignée, et cherchait à se distinguer de ses collègues par
des manières plus polies. Dans sa division on faisait usage de la
qualification de _monsieur_, tandis que dans toute l'ancienne armée
d'Italie, on ne voulait souffrir que le titre de _citoyen_. Les
vieux soldats d'Italie, libertins, insolens, querelleurs comme des
méridionaux, et des enfans gâtés par la victoire, étaient déjà en
rivalité de bravoure avec les soldats du Rhin; et maintenant ils
commençaient à être en rivalité, non pas d'opinion, mais d'habitudes et
d'usages. Ils ne voulaient pas des qualifications de _monsieur_, et
pour ce motif ils échangeaient souvent des coups de sabre avec leurs
camarades du Rhin. La division Augereau surtout, qui se distinguait
comme son général par son exaltation révolutionnaire, était la plus
agitée; il fallut une proclamation énergique de son chef pour la
contenir, et pour faire trêve aux duels. La qualification de _citoyen_
fut seule autorisée.

Le général Bonaparte voyait avec plaisir l'esprit de l'armée, et en
favorisait l'essor. Ses premiers succès avaient tous été remportés
contre la faction royaliste, soit devant Toulon, soit au 13 vendémiaire.
Il était donc brouillé d'origine avec elle. Depuis, elle s'était
attachée à rabaisser ses triomphes parce que l'éclat en rejaillissait
sur la révolution. Ses dernières attaques surtout remplirent le général
de colère. Il ne se contenait plus en lisant la motion du Dumolard, et
en apprenant que la trésorerie avait arrêté le million envoyé à Toulon.
Mais outre ces raisons particulières de détester la faction royaliste,
il en avait encore une plus générale et plus profonde; elle était dans
sa gloire et dans la grandeur de son rôle. Que pouvait faire un roi
pour sa destinée? Si haut qu'il pût l'élever, ce roi eût été toujours
au-dessus de lui. Sous la république, au contraire, aucune tête ne
dominait la sienne. Qu'il ne rêvât pas encore sa destinée inouïe, du
moins il prévoyait dans la république une audace et une immensité
d'entreprises, qui convenaient à l'audace et à l'immensité de son génie;
tandis qu'avec un roi la France eût été ramenée à une existence obscure
et bornée. Quoi qu'il fît donc de cette république, qu'il la servît ou
l'opprimât, Bonaparte ne pouvait être grand qu'avec elle, et par elle,
et devait la chérir comme son propre avenir. Qu'un Pichegru se laissât
allécher par un château, un titre et quelques millions, on le conçoit;
à l'ardente imagination du conquérant de l'Italie, il fallait une autre
perspective; il fallait celle d'un monde nouveau, révolutionné par ses
mains.

Il écrivit donc au directoire qu'il était prêt, lui et l'armée, à voler
à son secours, pour faire rentrer les contre-révolutionnaires dans le
néant. Il ne craignit pas de donner des conseils, et engagea hautement
le directoire à sacrifier quelques traîtres et à briser quelques
presses.

Dans l'armée du Rhin, les dispositions étaient plus calmes. Il y avait
quelques mauvais officiers placés dans les rangs par Pichegru. Cependant
la masse de l'armée était républicaine, mais tranquille, disciplinée,
pauvre, et moins enivrée de succès que celle d'Italie. Une armée est
toujours faite à l'image du général. Son esprit passe à ses officiers,
et de ses officiers se communique à ses soldats. L'armée du Rhin était
modelée sur Moreau. Moreau, flatté par la faction royaliste, qui voulait
mettre sa sage retraite au-dessus des merveilleux exploits d'Italie,
avait moins de haine contre elle que Bonaparte. Il était d'ailleurs
insouciant, modelé, froid, et n'avait pour la politique qu'un goût égal
à sa capacité; aussi se tenait-il en arrière, ne cherchant point à se
prononcer. Cependant il était républicain, et point traître comme on l'a
dit. Il avait dans ce moment la preuve de la trahison de Pichegru, et
aurait pu rendre au gouvernement un immense service. Nous avons déjà
dit qu'il venait de saisir un fourgon du général Kinglin, renfermant
beaucoup de papiers. Ces papiers contenaient toute la correspondance
chiffrée de Pichegru avec Wickam, le prince de Condé, etc. Moreau
pouvait donc fournir la preuve de la trahison, et rendre plus
praticables les moyens judiciaires. Mais Pichegru avait été son
général en chef et son ami, il ne voulait pas le trahir, et il faisait
travailler au déchiffrement de cette correspondance, sans la déclarer
au gouvernement. Du reste, elle renfermait la preuve de la fidélité
de Moreau lui-même à la république. Pichegru, après avoir donné sa
démission, n'avait qu'un moyen de se conserver de l'importance, c'était
de dire qu'il disposait de Moreau, et que, se reposant sur lui de la
direction de l'armée, il allait conduire les intrigues de l'intérieur.
Eh bien! Pichegru ne cessa de dire qu'il ne fallait pas s'adresser à
Moreau, parce qu'il n'accueillerait aucune ouverture[8]. Moreau était
donc froid, mais fidèle. Son armée était une des plus belles et des plus
braves que jamais la république eût possédées.

[Note 8: Si M. de Montgaillard avait lu la correspondance de Kinglin,
il n'aurait pas avancé, sur la foi d'une parole du roi Louis XVIII, que
Moreau trahissait la France dès l'année 1797.]

Tout était différent à l'armée de Sambre-et-Meuse: c'était, comme nous
l'avons dit ailleurs, l'armée de Fleurus, de l'Ourthe et de la Roër,
armée brave et républicaine, comme son ancien général. Son ardeur
s'était encore augmentée lorsque le jeune Hoche, appelé à la commander,
était venu y répandre tout le feu de son âme. Ce jeune homme, devenu en
une campagne, de sergent aux gardes françaises, général en chef, aimait
la république comme sa bienfaitrice et sa mère. Dans les cachots du
comité de salut public, ses sentimens ne s'étaient point attiédis; dans
la Vendée, ils s'étaient renforcés en luttant avec les royalistes. En
vendémiaire, il était tout prêt à voler au secours de la convention, et
il avait déjà mis vingt mille hommes en mouvement, lorsque la vigueur
de Bonaparte, dans la journée du 13, le dispensa de marcher plus avant.
Ayant dans sa capacité politique une raison de se mêler des affaires
que Moreau n'avait pas, ne jalousant pas Bonaparte, mais impatient de
l'atteindre dans la carrière de la gloire, il était dévoué de coeur à la
république, et prêt à la servir de toutes les manières, sur le champ de
bataille ou au milieu des orages politiques. Déjà nous avons eu occasion
de dire qu'à une prudence consommée il joignait une ardeur et une
impatience de caractère extraordinaires. Prompt à se jeter dans les
événemens, il offrit son bras et sa vie au directoire. Ainsi la force
matérielle ne manquait pas au gouvernement; mais il fallait l'employer
avec prudence et surtout avec à-propos.

De tous les généraux, Hoche était celui qu'il convenait le plus au
directoire d'employer. Si la gloire et le caractère de Bonaparte
pouvaient inspirer quelque ombrage, il n'en était pas de même de Hoche.
Ses victoires de Wissembourg en 1793, sa belle pacification de la
Vendée, sa récente victoire à Neuwied, lui donnaient une belle gloire,
et une gloire variée, où l'estime pour l'homme d'état se mêlait à
l'estime pour le guerrier; mais cette gloire n'avait rien qui pût
effrayer la liberté. A faire intervenir un général dans les troubles de
l'état, il valait mieux s'adresser à lui qu'au géant qui dominait en
Italie. C'était le général chéri des républicains, celui sur lequel ils
reposaient leur pensée sans aucune crainte. D'ailleurs, son armée était
la plus rapprochée de Paris. Vingt mille hommes pouvaient, au besoin, se
trouver, en quelques marches, dans la capitale, et y seconder de leur
présence le coup de vigueur que le directoire avait résolu de frapper.

C'est à Hoche que songèrent les trois directeurs Barras, Rewbell et
Larévellière. Cependant Barras, qui était fort agissant, fort habile à
l'intrigue, et qui voulait, dans cette nouvelle crise, se charger de
l'honneur de l'exécution, Barras écrivit, à l'insu de ses collègues, à
Hoche, avec lequel il était en relation, et lui demanda son intervention
dans les événemens qui se préparaient. Hoche n'hésita pas. L'occasion la
plus commode s'offrait de diriger des troupes sur Paris. Il travaillait
en ce moment avec la plus grande ardeur à préparer sa nouvelle
expédition d'Irlande; il était allé en Hollande pour surveiller les
préparatifs qui se faisaient au Texel. Il avait résolu de détacher vingt
mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, et de les diriger sur Brest.
Dans leur route, à travers l'intérieur, il était facile de les arrêter
à la hauteur de Paris, et de les employer au service du directoire. Il
offrit plus encore: il fallait de l'argent, soit pour la colonne en
route, soit pour un coup de main; il s'en assura par un moyen fort
adroit. On a vu que les provinces entre Meuse et Rhin n'avaient qu'une
existence incertaine jusqu'à la paix avec l'Empire. Elles n'avaient pas
été, comme la Belgique, divisées en départemens et réunies à la France;
elles étaient administrées militairement et avec beaucoup de prudence
par Hoche, qui voulait les républicaniser, et, dans le cas où on ne
pourrait pas obtenir leur réunion expresse à la France, en faire une
république cis-rhénane, qui serait attachée à la république comme
une fille à sa mère. Il avait établi une commission à Bonn, chargée
d'administrer le pays, et de recevoir les contributions frappées tant
en-deçà qu'au-delà du Rhin. Deux millions et quelques cent mille francs
se trouvaient dans la caisse de cette commission. Hoche lui défendit de
les verser dans la caisse du payeur de l'armée, parce qu'ils seraient
tombés sous l'autorité de la trésorerie, et distraits peut-être pour des
projets même étrangers à l'armée. Il fit payer la solde de la colonne
qu'il allait mettre en mouvement, et garder en réserve près de deux
millions, soit pour les offrir au directoire, soit pour les employer
à l'expédition d'Irlande. C'était par zèle politique qu'il commettait
cette infraction aux règles de la comptabilité; car ce jeune général,
qui, plus qu'aucun autre, avait pu s'enrichir était fort pauvre. En
faisant tout cela, Hoche croyait exécuter les ordres, non-seulement de
Barras, mais de Larévellière-Lépaux, et de Rewbell.

Deux mois s'étaient écoulés depuis le 1er prairial, c'est-à-dire depuis
l'ouverture de la nouvelle session: on était à la fin de messidor
(mi-juillet). Les propositions arrêtées à Clichy, et portées aux
cinq-cents, n'avaient pas cessé de se succéder. Il s'en préparait une
nouvelle, à laquelle la faction royaliste attachait beaucoup de prix.
L'organisation des gardes nationales n'était pas encore décrétée;
le principe n'en était que posé dans la constitution. Les clichyens
voulaient se ménager une force à opposer aux armées, et remettre sous
les armes cette jeunesse qu'on avait soulevée en vendémiaire contre
la convention. Ils venaient de faire nommer une commission dans les
cinq-cents pour présenter un projet d'organisation; Pichegru en était
président et rapporteur. Outre cette importante mesure, la commission
des finances avait repris en sous-oeuvre les propositions rejetées par
les anciens, et cherchait à les présenter d'une autre manière, pour les
faire adopter sous une nouvelle forme. Ces propositions des cinq-cents,
toutes redoutables qu'elles étaient, effrayaient moins cependant les
trois directeurs coalisés, que la conspiration à la tête de laquelle
ils voyaient un général célèbre, et à laquelle ils supposaient dans les
conseils des ramifications fort étendues. Décidés à agir, ils voulaient
d'abord opérer dans le ministère certains changemens qu'ils croyaient
nécessaires, pour donner plus d'homogénéité à l'administration de
l'état, et pour prononcer d'une manière ferme et décidée la marche du
gouvernement.

Le ministre de la police, Cochon, quoique un peu disgracié auprès des
royalistes depuis la poursuite des trois agens du prétendant et les
circulaires relatives aux élections, n'en était pas moins tout dévoué à
Carnot. Le directoire, avec les projets qu'il nourrissait, ne pouvait
pas laisser la police dans les mains de Cochon. Le ministre de la guerre
Pétiet était en renom chez les royalistes; il était la créature dévouée
de Carnot. Il fallait encore l'exclure, pour qu'il n'y eût pas, entre
les armées et la majorité directoriale, un ennemi pour intermédiaire. Le
ministre de l'intérieur, Bénézech, administrateur excellent, courtisan
docile, n'était à craindre pour aucun parti; mais on le suspectait à
cause de ses goûts connus et de l'indulgence des journaux royalistes
à son égard. On voulait le changer aussi, ne fût-ce que pour avoir un
homme plus sûr. On avait une entière confiance dans Truguet, ministre
de la marine, et Charles Delacroix, ministre des relations extérieures;
mais des raisons, puisées dans l'intérêt du service, portaient les
directeurs à désirer leur changement. Truguet était en butte à toutes
les attaques de la faction royaliste, et il en méritait une partie par
son caractère hautain et violent. C'était un homme loyal et à grands
moyens, mais n'ayant pas pour les personnes les ménagemens nécessaires
à la tête d'une grande administration. D'ailleurs on pouvait l'employer
avec avantage dans la carrière diplomatique; lui-même désirait aller
remplacer en Espagne le général Pérignon, pour faire concourir cette
puissance à ses grands desseins sur les Indes. Quant à Delacroix, il a
prouvé depuis qu'il pouvait bien administrer un département; mais il
n'avait ni la dignité, ni l'instruction nécessaire pour représenter la
république auprès des puissances de l'Europe. D'ailleurs les directeurs
avaient un vif désir de voir arriver aux affaires étrangères un autre
personnage: c'était M. de Talleyrand. L'esprit enthousiaste de madame de
Staël s'était enflammé pour l'esprit froid, piquant et profond de M. de
Talleyrand. Elle l'avait mis en communication avec Benjamin Constant, et
Benjamin Constant avait été chargé de le mettre en rapport avec Barras.
M. de Talleyrand sut gagner Barras et en aurait gagné de plus fins.
Après s'être fait présenter par madame de Staël à Benjamin Constant,
par Benjamin Constant à Barras, il se fit présenter par Barras à
Larévellière, et il sut gagner l'honnête homme comme il avait gagné le
mauvais sujet. Il leur parut à tous un homme fort à plaindre, odieux à
l'émigration comme partisan de la révolution, méconnu par les patriotes
à cause de sa qualité de grand seigneur, et victime à la fois de ses
opinions et de sa naissance. Il fut convenu qu'on en ferait un ministre
des affaires extérieures. La vanité des directeurs était flattée de se
rattacher à un si grand personnage; et ils étaient assurés d'ailleurs
de confier les affaires étrangères à un homme instruit, habile, et
personnellement lié avec toute la diplomatie européenne.

Restaient Ramel, ministre des finances, et Merlin (de Douai), ministre
de la justice, qui étaient odieux aux royalistes, plus que tous les
autres ensemble, mais qui remplissaient avec autant de zèle que
d'aptitude les devoirs de leur ministère. Les trois directeurs ne
voulaient les remplacer à aucun prix. Ainsi les trois directeurs
devaient, sur les sept ministres, changer Cochon, Pétiet, et Bénézech,
pour cause d'opinion; Truguet et Delacroix, pour l'intérêt du service,
et garder Merlin et Ramel. Dans tout état dont les institutions sont
représentatives, monarchie ou république, c'est par le choix des
ministres que le gouvernement prononce son esprit et sa marche. C'est
aussi pour le choix des ministres que les partis s'agitent, et ils
veulent influer sur le choix, autant dans l'intérêt de leur opinion que
dans celui de leur ambition. Mais si, dans les partis, il en est un qui
souhaite plus qu'une simple modification dans la marche du gouvernement
et qui aspire à renverser le régime existant, celui-là, redoutant les
réconciliations, veut autre chose qu'un changement de ministère, ne s'en
mêle pas, ou s'en mêle pour l'empêcher. Pichegru et les clichyens,
qui étaient dans la confidence du complot, mettaient peu d'intérêt au
changement du ministère. Cependant ils s'étaient approchés de Carnot
pour s'entretenir avec lui; mais c'était plutôt un prétexte pour le
sonder et découvrir ses intentions secrètes, que pour arriver à un
résultat qui était fort insignifiant à leurs yeux. Carnot s'était
prononcé avec eux franchement et par écrit, en répondant aux membres qui
lui avaient fait des ouvertures. Il avait déclaré qu'_il périrait plutôt
que de laisser entamer la constitution ou déshonorer les pouvoirs
qu'elle avait institués_ (expressions textuelles de l'une de ses
lettres). Il avait ainsi réduit ceux qui venaient le sonder à ne parler
que de projets constitutionnels, tels qu'un changement de ministère.
Quant aux constitutionnels et à ceux des clichyens qui étaient moins
engagés dans la faction, ils voulaient sincèrement obtenir une
révolution ministérielle et s'en tenir là. Ceux-ci se groupèrent donc
autour de Carnot. Les membres des anciens et des cinq-cents, qu'on a
déjà désignés, Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Thibaudeau,
Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Emery et autres, s'entretinrent avec
Carnot et Barthélemy, et discutèrent les changemens à faire dans
le ministère. Les deux ministres dont ils demandaient surtout le
remplacement, étaient Merlin, ministre de la justice, et Ramel, ministre
des finances. Ayant attaqué particulièrement le système financier, ils
étaient plus animés contre le ministre des finances que contre aucun
autre. Ils demandaient aussi le renvoi de Truguet et de Charles
Delacroix. Naturellement ils voulaient garder Cochon, Pétiet et
Bénézech. Les deux directeurs Barthélemy et Carnot n'étaient pas
difficiles à persuader. Le faible Barthélemy n'avait pas d'avis
personnel; Carnot voyait tous ses amis dans les ministres conservés,
tous ses ennemis dans les ministres rejetés. Mais le projet, commode
à former dans les coteries des constitutionnels, n'était pas facile à
faire agréer aux trois autres directeurs, qui, ayant un parti pris,
voulaient justement renvoyer ceux que les constitutionnels tenaient à
conserver.

Carnot, qui ne connaissait pas l'union formée entre ses trois collègues,
Rewbell, Larévellière et Barras, et qui ne savait pas que Larévellière
était le lien des deux autres, espéra qu'il serait plus facile à
détacher. Il conseilla donc aux constitutionnels de s'adresser à
lui, pour tâcher de l'amener à leurs vues. Ils se rendirent chez
Larévellière, et trouvèrent sous sa modération une fermeté invincible.
Larévellière, peu habitué, comme tous les hommes de ce temps, à la
tactique des gouvernemens représentatifs, ne pensait pas qu'on pût
négocier pour des choix de ministres. «Faites votre rôle, disait-il aux
députés, c'est-à-dire faites des lois; laissez-nous le nôtre, celui de
choisir les fonctionnaires publics. Nous devons diriger notre choix
d'après notre conscience et l'opinion que nous avons du mérite des
individus, non d'après l'exigence des partis.» Il ne savait pas
encore, et personne ne savait alors, qu'il faut composer un ministère
d'influences, et que ces influences il faut les prendre dans les partis
existants; que le choix de tel ou tel ministre, étant une garantie de
la direction qu'on va suivre, peut devenir un objet de négociation.
Larévellière avait encore d'autres raisons de repousser une transaction;
il avait la conscience que lui et son ami Rewbell n'avaient jamais voulu
et voté que le bien; il était assuré que la majorité directoriale,
quelles que fussent les vues personnelles des directeurs, n'avait
jamais voté autrement; qu'en finances, sans pouvoir empêcher toutes les
malversations subalternes, elle avait du moins administré loyalement,
et le moins mal possible dans les circonstances; qu'en politique elle
n'avait jamais eu d'ambition personnelle, et n'avait rien fait pour
étendre ses prérogatives; que, dans la direction de la guerre, elle
n'avait aspiré qu'à une paix prompte, mais honorable et glorieuse.
Larévellière ne pouvait donc comprendre et admettre les reproches
adressés au directoire. Sa bonne conscience les lui rendait
inintelligibles. Il ne voyait plus dans les clichyens que des
conspirateurs perfides, et dans les constitutionnels que des
amours-propres froissés. Avec tout le monde encore, il ignorait qu'il
faut admettre l'humeur bien ou mal fondée des partis comme un fait,
et compter avec toutes les prétentions, même celles de l'amour-propre
blessé. D'ailleurs, ce qu'offraient les constitutionnels n'avait rien
de très-engageant. Les trois directeurs coalisés voulaient se donner
un ministère homogène, afin de frapper la faction royaliste; les
constitutionnels, au contraire, exigeaient un ministère tout opposé à
celui dont les directeurs croyaient avoir besoin dans le danger actuel,
et ils n'avaient à offrir en retour que leurs voix, qui étaient peu
nombreuses, et que du reste ils n'engageaient sur aucune question. Leur
alliance n'avait donc rien d'assez rassurant pour décider le directoire
à les écouter, et à se désister de ses projets. Larévellière ne leur
donna aucune satisfaction. Ils se servirent auprès de lui du géologue
Faujas de Saint-Fond, avec lequel il était lié par la conformité des
goûts et des études; tout fut inutile. Il finit par répondre: «Le jour
où vous nous attaquerez, vous nous trouverez prêts. Nous vous tuerons,
mais politiquement. Vous voulez notre sang, mais le vôtre ne coulera
pas. Vous serez réduits seulement à l'impossibilité de nuire.»

Cette fermeté fit désespérer de Larévellière. Carnot conseilla alors de
s'adresser à Barras, en doutant toutefois du succès, car il connaissait
sa haine. L'amiral Villaret-Joyeuse, un des membres ardens de
l'opposition, et que son goût pour les plaisirs avait souvent rapproché
de Barras, fut chargé de lui parler. Le facile Barras, qui promettait à
tout le monde, quoique ses sentimens fussent au fond assez décidés,
fut en apparence moins désespérant que Larévellière. Sur les quatre
ministres dont les constitutionnels demandaient le changement, Merlin,
Ramel, Truguet et Delacroix, il consentit à en changer deux, Truguet
et Delacroix. C'était ainsi convenu avec Rewbell et Larévellière. Il
pouvait donc s'engager pour ces deux-là, et il promit leur renvoi.
Cependant, soit qu'avec sa facilité ordinaire, il promît plus qu'il ne
pouvait tenir, soit qu'il voulût tromper Carnot et l'engager à demander
lui-même le changement des ministres, soit qu'on interprétât trop
favorablement son langage ordinairement ambigu, les constitutionnels
vinrent annoncer à Carnot que Barras consentait à tout, et voterait avec
lui sur chacun des ministres. Les constitutionnels demandaient que le
changement se fît sur-le-champ. Carnot et Barthélémy, doutant de Barras,
hésitaient à prendre l'initiative. On pressait Barras de la prendre, et
il répondait que, les journaux étant fort déchaînés dans ce moment, le
directoire paraîtrait céder à leur violence. On essaya de faire taire
les journaux; mais pendant ce temps, Rewbell et Larévellière, étrangers
à ces intrigues, prirent eux-mêmes l'initiative. Le 28 messidor, Rewbell
déclara, dans la séance du directoire, qu'il était temps d'en finir,
qu'il fallait faire cesser les fluctuations du gouvernement, et
s'occuper du changement des ministres. Il demanda qu'on procédât
sur-le-champ au scrutin. Le scrutin fut secret. Truguet et Delacroix,
que tout le monde était d'accord de remplacer, furent exclus à
l'unanimité. Quant à Ramel et à Merlin, que les constitutionnels seuls
voulaient remplacer, ils n'eurent contre eux que les deux voix de
Carnot et de Barthélémy, et ils furent maintenus par celles de Rewbell,
Larévellière et Barras. Cochon, Pétiet et Bénézech furent destitués par
les trois voix qui avaient soutenu Merlin et Ramel. Ainsi le plan de
réforme, adopté par la majorité directoriale, était accompli. Carnot, se
voyant joué, voulait différer au moins la nomination des successeurs, en
disant qu'il n'était pas prêt à faire un choix. On lui répondit durement
qu'un directeur devait toujours être préparé, et qu'il ne devait pas
destituer un fonctionnaire sans avoir déjà fixé ses idées sur le
remplaçant. On l'obligea à voter sur-le-champ. Les cinq successeurs
furent nommes par la grande majorité. On avait conservé Ramel aux
finances, Merlin à la justice; on nomma aux affaires étrangères M.
de Talleyrand; à la marine un vieux et brave marin, administrateur
excellent, Pléville Le Peley; à l'intérieur un homme de lettres assez
distingué, mais plus disert que capable, François (de Neuf-Château); à
la police Lenoir-Laroche, homme sage et éclairé, qui écrivait dans _le
Moniteur_ de bons articles politiques; enfin à la guerre le jeune
et brillant général sur lequel on avait résolu de s'appuyer, Hoche.
Celui-ci n'avait pas l'âge requis par la constitution, c'est-à-dire
trente ans. On le savait, mais Larévellière avait proposé à ses deux
collègues, Rewbell et Barras, de le nommer, sauf à le remplacer dans
deux jours, afin de se l'attacher, et de donner un témoignage flatteur
aux armées. Ainsi tout le monde concourut à ce changement, qui devint
décisif, comme on va le voir. Il est assez ordinaire de voir les partis
contribuer à un même événement, qu'ils croient devoir leur profiter. Ils
concourent tous à le produire; mais le plus fort décide le résultat en
sa faveur.

N'aurait-il pas eu l'orgueil le plus irritable, Carnot devait être
indigné, et se croire joué par Barras. Les membres du corps législatif
qui s'étaient entremis dans la négociation coururent chez lui,
recueillirent tous les détails de la séance qui avait eu lieu au
directoire, se déchaînèrent contre Barras, l'appelèrent un fourbe,
et firent éclater la plus grande indignation. Mais un événement vint
augmenter l'effervescence, et la porter au comble. Hoche, sur l'avis
de Barras, avait mis ses troupes en mouvement, dans l'intention de les
diriger effectivement sur Brest, mais de les arrêter quelques jours
dans les environs de la capitale. Il avait choisi la légion des Francs,
commandée par Hubert; la division d'infanterie Lemoine; la division des
chasseurs à cheval, commandée par Richepanse; un régiment d'artillerie;
en tout quatorze à quinze mille hommes. La division des chasseurs de
Richepanse était déjà arrivée à la Ferté-Alais, à onze lieues de Paris.
C'était une imprudence, car le rayon constitutionnel était de douze
lieues, et, en attendant le moment d'agir, il ne fallait pas franchir la
limite légale. Cette imprudence était due à l'erreur d'un commissaire
des guerres, qui avait transgressé la loi sans la connaître. A cette
circonstance fâcheuse s'en joignaient d'autres. Les troupes, en voyant
la direction qu'on leur faisait prendre, et sachant ce qui se passait
dans l'intérieur, ne doutaient pas qu'on ne les fît marcher sur les
conseils. Les officiers et les soldats disaient en route qu'ils allaient
mettre à la raison les aristocrates de Paris. Hoche s'était contenté
d'avertir le ministre de la guerre d'un mouvement général de troupes sur
Brest, pour l'expédition d'Irlande.

Toutes ces circonstances indiquaient aux divers partis qu'on touchait à
quelque événement décisif. L'opposition et les ennemis du gouvernement
redoublèrent d'activité pour parer le coup qui les menaçait; et le
directoire, de son côté, ne négligea plus rien pour hâter l'exécution
de ses projets et s'assurer la victoire; et on verra ci-après qu'il y
réussit pleinement.


CHAPITRE X.

CONCENTRATION DE TROUPES AUTOUR DE PARIS.--CHANGEMENS DANS LE
MINISTÈRE.--PRÉPARATIFS DE L'OPPOSITION ET DES CLICHYENS CONTRE LE
DIRECTOIRE.--LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.--PROJET DE LOI
SUR LA GARDE NATIONALE.--LOI CONTRE LES SOCIÉTÉS POLITIQUES.--FÊTE A
L'ARMÉE D'ITALIE.--MANIFESTATIONS POLITIQUES.--AUGEREAU EST MIS A
LA TÊTE DES FORCES DE PARIS.--NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX AVEC
L'EMPEREUR.--CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.--PLAINTES DES
CONSEILS SUR LA MARCHE DES TROUPES.--MESSAGE ÉNERGIQUE DU DIRECTOIRE A
CE SUJET.--DIVISIONS DANS LE PARTI DE L'OPPOSITION.--INFLUENCE DE
MADAME DE STAËL; TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE RÉCONCILIATION.--RÉPONSE DES
CONSEILS AU MESSAGE DU DIRECTOIRE.--PLAN DÉFINITIF DU DIRECTOIRE CONTRE
LA MAJORITÉ DES CONSEILS.--COUP D'ÉTAT DU 18 FRUCTIDOR.--ENVAHISSEMENT
DES DEUX CONSEILS PAR LA FORCE ARMÉE.--DÉPORTATION DE CINQUANTE-TROIS
DÉPUTÉS ET DE DEUX DIRECTEURS, ET AUTRES CITOYENS.--DIVERSES LOIS
RÉVOLUTIONNAIRES SONT REMISES EN VIGUEUR.--CONSÉQUENCE DE CETTE
RÉVOLUTION.


La nouvelle de l'arrivée des chasseurs de Richepanse, les détails de
leur marche et de leurs propos, parvinrent au ministre Pétiet le 28
messidor, jour même où le changement de ministère avait lieu. Pétiet en
instruisit Carnot; et, à l'instant où les députés étaient accourus en
foule pour exhaler leurs ressentimens contre la majorité directoriale,
et exprimer leurs regrets aux ministres disgraciés, ils apprirent en
même temps la marche des troupes. Carnot dit que le directoire n'avait,
à sa connaissance, donné aucun ordre; que peut-être les trois autres
directeurs avaient pris une délibération particulière, mais qu'alors
elle devait être sur le registre secret; qu'il allait s'en assurer, et
qu'il ne fallait pas dévoiler l'événement, avant qu'il eût vérifié
s'il existait des ordres. Mais on était trop irrité pour garder aucune
mesure.

Le renvoi des ministres, la marche des troupes, la nomination de Hoche
à la place de Pétiet, ne laissèrent plus de doute sur les intentions du
directoire. On déclara qu'évidemment le directoire voulait attenter à
l'inviolabilité des conseils, faire un nouveau 31 mai, et proscrire les
députés fidèles à la constitution. On se réunit chez Tronçon-Ducoudray,
qui était, dans les anciens, l'un des personnages les plus influens. Les
clichyens, suivant la coutume ordinaire des partis extrêmes, avaient vu
avec plaisir les modérés, c'est-à-dire les constitutionnels, déçus dans
leurs espérances, et trompés dans leur projet de composer un ministère
à leur gré. Ils les considéraient comme dupés par Barras, et se
réjouissaient de la duperie. Mais le danger cependant leur parut grave,
quand ils virent s'avancer des troupes. Leurs deux généraux, Pichegru et
Willot, sachant que l'on courait chez Tronçon-Ducoudray, pour conférer
sur les événemens, s'y rendirent, quoique la réunion fût composée
d'hommes qui ne suivaient pas la même direction. Pichegru n'avait
encore sous la main aucun moyen réel; sa seule ressource était dans les
passions des partis, et il fallait courir là où elles éclataient, soit
pour observer, soit pour agir. Il y avait dans cette réunion Portalis,
Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Siméon, Doulcet-Pontécoulant,
Thibaudeau, Villaret-Joyeuse, Willot et Pichegru. On s'anima beaucoup,
comme il était naturel; on parla des projets du directoire; on cita des
propos de Rewbell, de Larévellière, de Barras, qui annonçaient un parti
pris, et on conclut du changement de ministère et de la marche des
troupes, que ce parti était un coup d'état contre le corps législatif.
On proposa les résolutions les plus violentes, comme de suspendre le
directoire et de le mettre en accusation, ou même de le mettre hors la
loi. Mais pour exécuter toutes ces résolutions, il fallait une force, et
Thibaudeau, ne partageant pas l'entraînement général, demandait où on la
prendrait. On répondait à cela qu'on avait les douze cents grenadiers du
corps législatif, une partie du 21e régiment de dragons, commandé par
Malo, et la garde nationale de Paris; qu'en attendant la réorganisation
de cette garde, on pourrait envoyer dans chaque arrondissement de la
capitale des pelotons de grenadier, pour rallier autour d'eux les
citoyens qui s'étaient armés en vendémiaire. On parla beaucoup sans
parvenir à s'entendre, comme il arrive toujours quand les moyens ne sont
pas réels. Pichegru, froid et concentré comme à son ordinaire, fit sur
l'insuffisance et le danger des moyens proposés, quelques observations,
dont le calme contrastait avec l'emportement général. On se sépara, on
retourna chez Carnot, chez les ministres disgraciés. Carnot désapprouva
tous les projets proposés contre le directoire. On se réunit une seconde
fois chez Tronçon-Ducoudray; mais Pichegru et Willot n'y étaient plus.
On divagua encore, et, n'osant recourir aux moyens violens, on finit par
se retrancher dans les moyens constitutionnels. On se promit de demander
la loi sur la responsabilité des ministres, et la prompte organisation
de la garde nationale.

A Clichy, on déclamait comme ailleurs, et on ne faisait pas mieux, car
si les passions étaient plus violentes, les moyens n'étaient pas plus
grands. On regrettait surtout la police, qui venait d'être enlevée à
Cochon, et on revenait à l'un des projets favoris de la faction, celui
d'ôter la police de Paris au directoire, et de la donner au corps
législatif, en forçant le sens d'un article de la constitution. On
se proposait en même temps de confier la direction de cette police à
Cochon; mais la proposition était si hardie, qu'on n'osa pas la mettre
en projet. On s'arrêta à l'idée de chicaner sur l'âge de Barras, qui,
disait-on, n'avait pas quarante ans lors de sa nomination au directoire,
et de demander l'organisation instantanée de la garde nationale.

Le 30 messidor (18 juillet) en effet, il y eut grand tumulte aux
cinq-cents. Le député Delahaye dénonça la marche des troupes, et
demanda que le rapport sur la garde nationale fût fait sur-le-champ.
On s'emporta contre la conduite du directoire; on peignait avec effroi
l'état de Paris, l'arrivée d'une multitude de révolutionnaires connus,
la nouvelle formation des clubs, et on demanda qu'une discussion
s'ouvrît sur les sociétés politiques. On décida que le rapport sur la
garde nationale serait fait le surlendemain, et qu'immédiatement après
s'ouvrirait la discussion sur les clubs. Le surlendemain, 2 thermidor
(20 juillet), on avait de nouveaux détails sur la marche des troupes,
sur leur nombre, et on savait qu'à la Ferté-Alais, il se trouvait déjà
quatre régimens de cavalerie.

Pichegru fit le rapport sur l'organisation de la garde nationale. Son
projet était conçu de la manière la plus perfide. Tous les Français
jouissant de la qualité de citoyen devaient être inscrits sur les rôles
de la garde nationale, mais tous ne devaient pas composer l'effectif
de cette garde. Les gardes nationaux faisant le service devaient être
choisis par les autres, c'est-à-dire élus par la masse. De cette manière
la garde nationale était formée, comme les conseils, par les assemblées
électorales, et le résultat des élections indiquait assez quelle espèce
de garde on obtiendrait par ce moyen. Elle devait se composer d'un
bataillon par canton; dans chaque bataillon il devait y avoir une
compagnie de grenadiers et de chasseurs, ce qui rétablissait ces
compagnies d'élite, où se groupaient toujours les hommes le plus
prononcés, et dont les partis se servaient ordinairement pour
l'exécution de leurs vues. On voulait voter le projet sur-le-champ. Le
fougueux Henri Larivière prétendit que tout annonçait un 31 mai. «Allons
donc! allons donc!» lui crièrent, en l'interrompant, quelques voix de la
gauche. «Oui, reprit-il, mais je me rassure en songeant que nous sommes
au 2 thermidor, et que nous approchons du 9, jour fatal aux tyrans.» Il
voulait qu'on votât le projet à l'instant, et qu'on envoyât un message
aux anciens, pour les engager à rester en séance, afin qu'ils pussent
aussi voter sans désemparer. On combattit cette proposition. Thibaudeau,
chef du parti constitutionnel, fit remarquer avec raison que, quelque
diligence qu'on déployât, la garde nationale ne serait pas organisée
avant un mois; que la précipitation à voter un projet important serait
donc inutile pour garantir le corps législatif des dangers dont on le
menaçait; que la représentation nationale devait se renfermer dans
ses droits et sa dignité, et ne pas chercher sa force dans des moyens
actuellement impuissans. Il proposa une discussion réfléchie. On adopta
l'ajournement à vingt-quatre heures, pour l'examen du projet, en
décrétant cependant tout de suite le principe de la réorganisation. Dans
le moment, arriva un message du directoire, qui donnait des explications
sur la marche des troupes. Ce message disait que, dirigées vers une
destination éloignée, les troupes avaient dû passer près de Paris, que
par l'inadvertance d'un commissaire des guerres elles avaient franchi la
limite constitutionnelle, que l'erreur de ce commissaire était la seule
cause de cette infraction aux lois, que du reste les troupes avaient
reçu l'ordre de rétrograder sur-le-champ. On ne se contenta pas de cette
explication; on déclama de nouveau avec une extrême véhémence, et on
nomma une commission pour examiner ce message, et faire un rapport sur
l'état de Paris et la marche des troupes. Le lendemain on commença
à discuter le projet de Pichegru, et on en vota quatre articles. On
s'occupa ensuite des clubs, qui se renouvelaient de toutes parts, et
semblaient annoncer un ralliement du parti jacobin. On voulait les
interdire absolument, parce que les lois qui les limitaient étaient
toujours éludées. On décréta qu'aucune assemblée politique ne serait
permise à l'avenir. Ainsi la société de Clichy commit sur elle-même
une espèce de suicide, et consentit à ne plus exister, à condition de
détruire le cercle constitutionnel et les autres clubs subalternes qui
se formaient de toutes parts. Les chefs de Clichy n'avaient pas besoin,
en effet, de cette tumultueuse réunion pour s'entendre, et ils pouvaient
la sacrifier, sans se priver d'une grande ressource. Willot dénonça
ensuite Barras, comme n'ayant pas l'âge requis par la constitution,
à l'époque où il avait été nommé directeur. Mais les registres de la
guerre compulsés prouvèrent que c'était une vaine chicane. Pendant
ce temps, d'autres troupes étaient arrivées à Reims; on s'alarma de
nouveau. Le directoire ayant répété les mêmes explications, on les
déclara encore insuffisantes, et la commission déjà nommée resta chargée
d'une enquête et d'un rapport.

Hoche était arrivé à Paris, car il devait y passer, soit qu'il dût aller
à Brest, soit qu'il eût à exécuter un coup d'état. Il se présenta sans
crainte au directoire, certain qu'en faisant marcher ses divisions, il
avait obéi à la majorité directoriale. Mais Carnot, qui était dans ce
moment président du directoire, chercha à l'intimider; il lui demanda en
vertu de quel ordre il avait agi, et le menaça d'une accusation, pour
avoir franchi les limites constitutionnelles. Malheureusement Rewbell et
Larévellière, qui n'avaient pas été informés de l'ordre donné à Hoche,
ne pouvaient pas venir à son secours. Barras, qui avait donné cet
ordre, n'avait pas osé prendre la parole, et Hoche restait exposé aux
pressantes questions de Carnot. Il répondait qu'il ne pouvait aller
à Brest sans troupes; à quoi Carnot répliquait qu'il y avait encore
quarante-trois mille hommes en Bretagne, nombre suffisant pour
l'expédition. Cependant Larévellière, voyant l'embarras de Hoche, vint
enfin à son secours, lui exprima au nom de la majorité du directoire
l'estime et la confiance qu'avaient méritées ses services, l'assura
qu'il n'était pas question d'accusation contre lui, et fit lever la
séance. Hoche courut chez Larévellière pour le remercier; il apprit là
que Barras n'avait informé ni Rewbell ni Larévellière du mouvement des
troupes, qu'il avait donné les ordres à leur insu; et il fut indigné
contre Barras, qui, après l'avoir compromis, n'avait pas le courage de
le défendre. Il était évident que Barras, en agissant à part, sans en
prévenir ses deux collègues, avait voulu avoir seul dans sa main
les moyens d'exécution. Hoche indigné traita Barras avec sa hauteur
ordinaire, et voua à Rewbell et à Larévellière toute son estime. Rien
n'était encore prêt pour l'exécution du projet que méditaient les trois
directeurs, et Barras, en appelant Hoche, l'avait inutilement compromis.
Hoche retourna sur-le-champ à son quartier-général, qui était à Wetzlar,
et fit cantonner les troupes qu'il avait amenées dans les environs de
Reims et de Sedan, où elles étaient à portée encore de marcher sur
Paris. Il était fort dégoûté par la conduite de Barras à son égard, mais
il était prêt à se dévouer encore, si Larévellière et Rewbell lui en
donnaient le signal. Il était très compromis; on parlait de l'accuser;
mais il attendait avec fermeté au milieu de son quartier-général ce que
la majorité des cinq-cents déchaînée contre lui pourrait entreprendre.
Son âge ne lui ayant pas permis d'accepter le ministère de la guerre,
Schérer y fut appelé à sa place.

L'éclat qui venait d'avoir lieu, ne permettait plus d'employer Hoche à
l'exécution des projets du directoire. D'ailleurs l'importance qu'une
telle participation allait lui donner, pouvait exciter la jalousie des
autres généraux. Il n'était pas impossible que Bonaparte trouvât mauvais
qu'on s'adressât à d'autres qu'à lui. On pensa qu'il vaudrait mieux
ne pas se servir de l'un des généraux en chef, et prendre l'un des
divisionnaires les plus distingués. On imagina de demander à Bonaparte
un de ces généraux devenus si célèbres sous ses ordres; ce qui aurait
l'avantage de le satisfaire personnellement, et de ne blesser en
même temps aucun des généraux en chef. Mais tandis qu'on songeait
à s'adresser à lui, il intervenait dans la querelle, d'une manière
foudroyante pour les contre-révolutionnaires, et au moins embarrassante
pour le directoire. Il choisit l'anniversaire du 14 juillet, répondant
au 26 messidor, pour donner une fête aux armées, et faire rédiger des
adresses sur les événemens qui se préparaient. Il fit élever à Milan
une pyramide portant des trophées, et le nom de tous les soldats et
officiers morts pendant la campagne d'Italie. C'est autour de cette
pyramide que fut célébrée la fête; elle fut magnifique. Bonaparte y
assista de sa personne, et adressa à ses soldats une proclamation
menaçante. «Soldats, dit-il, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14
juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts
au champ d'honneur, pour la liberté de la patrie. Ils vous ont donné
l'exemple. Vous vous devez tout entiers à la république; vous vous devez
tout entiers au bonheur de trente millions de Français; vous vous devez
tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos
victoires.

«Soldats! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui
menacent la patrie. Mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les
mêmes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisée, sont là.
Des montagnes nous séparent de la France; vous les franchiriez avec la
rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution,
défendre la liberté, et protéger les républicains.

«Soldats! le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est
confié. Les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu.
Soyez sans inquiétude, et jurons par les mânes des héros qui sont
morts à côté de nous pour la liberté, jurons sur nos drapeaux, guerre
implacable aux ennemis de la république et de la constitution de l'an
III!»

Il y eut ensuite un banquet où les toasts les plus énergiques furent
portés par les généraux et les officiers. Le général en chef porta
un premier toast aux braves Stengel, Laharpe, Dubois, morts au champ
d'honneur. «Puissent leurs mânes, dit-il, veiller autour de nous, et
nous garantir des embûches de nos ennemis!» Des toasts furent ensuite
portés à la constitution de l'an III, au directoire, au conseil des
anciens, aux Français assassinés dans Vérone, à la _réémigration des
émigrés_, à l'union des républicains français, à la destruction du club
de Clichy. On sonna le pas de charge à ce dernier toast. Des fêtes
semblables eurent lieu dans toutes les villes où se trouvaient les
divisions de l'armée, et elles furent célébrées avec le même appareil.
Ensuite on rédigea, dans chaque division, des adresses, encore plus
significatives que ne l'était la proclamation du général en chef. Il
avait observé dans son langage une certaine dignité; mais tout le style
jacobin de 93 fut étalé dans les adresses des différentes divisions de
l'armée. Les divisions Masséna, Joubert, Augereau, se signalèrent.
Celle d'Augereau surtout dépassa toutes les bornes: _O conspirateurs_,
disait-elle, _tremblez! de l'Adige et du Rhin à la Seine, il n'y a qu'un
pas. Tremblez! vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de
nos baïonnettes!_

Ces adresses furent couvertes de milliers de signatures, et envoyées au
général en chef. Il les réunit, et les envoya au directoire, avec sa
proclamation, pour qu'elles fussent imprimées et publiées dans les
journaux. Une pareille démarche signifiait assez clairement qu'il était
prêt à marcher pour combattre la faction formée dans les conseils, et
prêter son secours à l'exécution d'un coup d'état. En même temps, comme
il savait le directoire divisé, qu'il voyait la scène se compliquer, et
qu'il voulait être instruit de tout, il choisit un de ces aides-de-camp,
M. de Lavalette, qui jouissait de toute sa confiance, et qui avait la
pénétration nécessaire pour bien juger les événemens; il le fit partir
pour Paris avec ordre de tout observer, et de tout recueillir; il fit en
même temps offrir des fonds au directoire, au cas qu'il en eût besoin,
s'il avait quelque acte de vigueur à tenter.

Quand le directoire reçut ces adresses, il fut extrêmement embarrassé.
Elles étaient en quelque sorte illégales, car les armées ne pouvaient
pas délibérer. Les accueillir, les publier, c'était autoriser les armées
à intervenir dans le gouvernement de l'état, et livrer la république
à la puissance militaire. Mais pouvait-on se sauver de ce péril? En
s'adressant à Hoche, en lui demandant des troupes, en demandant un
général à Bonaparte, le gouvernement n'avait-il pas lui-même provoqué
cette intervention? Obligé de recourir à la force, de violer la
légalité, pouvait-il s'adresser à d'autres soutiens que les armées?
Recevoir ces adresses n'était que la conséquence de ce qu'on avait fait,
de ce qu'on avait été obligé de faire. Telle était la destinée de notre
malheureuse république, que pour se soustraire à ses ennemis, elle
était obligée de se livrer aux armées. C'est la crainte de la
contre-révolution qui, en 1793, avait jeté la république dans les excès
et les fureurs dont on a vu la triste histoire; c'est la crainte de la
contre-révolution qui, aujourd'hui, l'obligeait de se jeter dans les
bras des militaires; en un mot, c'était toujours pour fuir le même
danger, que tantôt elle avait recours aux passions, tantôt aux
baïonnettes.

Le directoire eût bien voulu cacher ces adresses, et ne pas les publier
à cause du mauvais exemple; mais il aurait horriblement blessé le
général, et l'eût peut-être rejeté vers les ennemis de la république. Il
fut donc contraint de les imprimer et de les répandre. Elles jetèrent
l'effroi dans le parti clichyen, et lui firent sentir combien avait
été grande son imprudence, quand il avait attaqué, par la motion de
Dumolard, la conduite du général Bonaparte à Venise. Elles donnèrent
lieu à de nouvelles plaintes dans les conseils: on s'éleva contre cette
intervention des armées, on dit qu'elles ne devaient pas délibérer, et
on vit là une nouvelle preuve des projets imputés au directoire.

Bonaparte causa un nouvel embarras au gouvernement, par le général
divisionnaire qu'il lui envoya. Augereau excitait dans l'armée une
espèce de trouble, par la violence de ses opinions, tout à fait dignes
du faubourg Saint-Antoine. Il était toujours prêt à entrer en querelle
avec quiconque n'était pas aussi violent que lui; et Bonaparte craignait
une rixe entre les généraux. Pour s'en débarrasser, il l'envoya au
directoire, pensant qu'il serait très-bon pour l'usage auquel on le
destinait, et qu'il serait mieux à Paris qu'au quartier-général, où
l'oisiveté le rendait dangereux. Augereau ne demandait pas mieux; car il
aimait autant les agitations des clubs que les champs de bataille, et il
n'était pas insensible à l'attrait du pouvoir. Il partit sur-le-champ,
et arriva à Paris dans le milieu de thermidor. Bonaparte écrivit à son
aide-de-camp, Lavalette, qu'il envoyait Augereau parce qu'il ne pouvait
plus le garder en Italie; il lui recommanda de s'en défier, et de
continuer ses observations, en se tenant toujours à part. Il lui
recommanda aussi d'avoir les meilleurs procédés envers Carnot; car en
se prononçant hautement pour le directoire, contre la faction
contre-révolutionnaire, il ne voulait entrer pour rien dans la querelle
personnelle des directeurs.

Le directoire fut très-peu satisfait de voir arriver Augereau. Ce
général convenait bien à Barras, qui s'entourait volontiers des jacobins
et des patriotes des faubourgs, et qui parlait toujours de monter à
cheval; mais il convenait peu à Rewbell, à Larévellière, qui auraient
voulu un général sage, mesuré, et qui pût, au besoin, faire cause
commune avec eux contre les projets de Barras. Augereau était on ne
peut pas plus satisfait de se voir à Paris, pour une mission pareille.
C'était un brave homme, excellent soldat, et coeur généreux, mais
très-vantard et très-mauvaise tête. Il allait dans Paris recevant des
fêtes, jouissant de la célébrité que lui valaient ses beaux faits
d'armes, mais s'attribuant une partie des opérations de l'armée
d'Italie, laissant croire volontiers qu'il avait inspiré au général en
chef ses plus belles résolutions, et répétant à tout propos qu'il
venait mettre les aristocrates à la raison. Larévellière et Rewbell,
très-fâchés de cette conduite, résolurent de l'entourer, et, en
s'adressant à sa vanité, de le ramener à un peu plus de mesure.
Larévellière le caressa beaucoup, et réussit à le subjuguer, moitié par
des flatteries adroites, moitié par le respect qu'il sut lui inspirer.
Il lui fit sentir qu'il ne fallait pas se déshonorer par une journée
sanglante, mais acquérir le titre de sauveur de la république, par un
acte énergique et sage, qui désarmât les factieux sans répandre de sang.
Il calma Augereau, et parvint à le rendre plus raisonnable. On lui donna
sur-le-champ le commandement de la dix-septième division militaire, qui
comprenait Paris. Ce nouveau fait indiquait assez les intentions du
directoire. Elles étaient arrêtées. Les troupes de Hoche se trouvaient
à quelques marches; on n'avait qu'un signal à donner pour les faire
arriver. On attendait les fonds que Bonaparte avait promis, et qu'on
ne voulait pas prendre dans les caisses, pour ne pas compromettre le
ministre Ramel, si exactement surveillé par la commission des finances.
Ces fonds étaient en partie destinés à gagner les grenadiers du
corps législatif, alors au nombre de douze cents, et qui, sans être
redoutables, pouvaient, s'ils résistaient, amener un combat; ce que l'on
tenait par-dessus tout à éviter. Barras, toujours fécond en intrigues,
s'était chargé de ce soin, et c'était le motif qui faisait différer le
coup d'état.

Les événemens de l'intérieur avaient la plus funeste influence sur
les négociations si importantes, entamées entre la république et les
puissances de l'Europe. L'implacable faction, conjurée contre la liberté
et le repos de la France, allait ajouter à tous ses torts, celui de
compromettre la paix, depuis si long-temps attendue. Lord Malmesbury
était arrivé à Lille, et les ministres autrichiens s'étaient abouchés
à Montebello avec Bonaparte et Clarke, qui étaient les deux
plénipotentiaires chargés de représenter la France. Les préliminaires
de Léoben, signés le 29 germinal (18 avril), portaient que deux congrès
seraient ouverts, l'un général à Berne, pour la paix avec l'empereur et
ses alliés; l'autre particulier à Rastadt, pour la paix avec l'Empire;
que la paix avec l'empereur serait conclue avant trois mois, sous peine
de nullité des préliminaires; que rien ne serait fait dans les états
vénitiens que de concert avec l'Autriche, mais que les provinces
vénitiennes ne seraient occupées par l'empereur qu'après la conclusion
de la paix. Les événemens de Venise semblaient déroger un peu à ces
conditions, et l'Autriche s'était hâtée d'y déroger plus formellement de
son côté, en faisant occuper les provinces vénitiennes de l'Istrie et
de la Dalmatie. Bonaparte ferma les yeux sur cette infraction aux
préliminaires, pour s'épargner les récriminations à l'égard de ce qu'il
avait fait à Venise, et de ce qu'il allait faire dans les îles du
Levant. L'échange des ratifications eut lieu à Montebello, près de
Milan, le 5 prairial (24 mai). Le marquis de Gallo, ministre de Naples à
Vienne, était l'envoyé de l'empereur. Après l'échange des ratifications,
Bonaparte conféra avec M. de Gallo, dans l'intention de le faire
renoncer à l'idée d'un congrès à Berne, et de l'engager à traiter
isolément en Italie, sans appeler les autres puissances. Les raisons
qu'il avait à donner, dans l'intérêt même de l'Autriche, étaient
excellentes. Comment la Russie et l'Angleterre si elles étaient
appelées à ce congrès, pourraient-elles consentir à ce que l'Autriche
s'indemnisât aux dépens de Venise, dont elles-mêmes convoitaient les
possessions? C'était impossible, et l'intérêt même de l'Autriche,
autant que celui d'une prompte conclusion, exigeait que l'on conférât
sur-le-champ, et en Italie. M. de Gallo, homme spirituel et sage,
sentait la force de ces raisons. Pour le décider, et entraîner le
cabinet autrichien, Bonaparte fit une concession d'étiquette à laquelle
le cabinet de Vienne attachait une grande importance. L'empereur
craignait toujours que la république ne voulût rejeter l'ancien
cérémonial des rois de France, et n'exigeât l'alternative dans le
protocole des traités. L'empereur voulait toujours être nommé le
premier, et conserver à ses ambassadeurs le pas sur les ambassadeurs de
la France. Bonaparte, qui s'était fait autoriser par le directoire à
céder sur ces misères, accorda ce que demandait M. de Gallo. La joie
fut si grande, que sur-le-champ M. de Gallo adopta le principe d'une
négociation séparée à Montebello, et écrivit à Vienne pour obtenir des
pouvoirs en conséquence. Mais le vieux Thugut, fatigué, humoriste, tout
attaché au système anglais, et offrant à chaque instant sa démission,
depuis que la cour, influencée par l'archiduc Charles, semblait abonder
dans un système contraire, Thugut avait d'autres vues. Il voyait la
paix avec peine; les troubles intérieurs de la France lui donnaient des
espérances auxquelles il aimait encore à se livrer, quoiqu'elles eussent
été si souvent trompeuses. Bien qu'il en eût coûté à l'Autriche beaucoup
d'argent, beaucoup de fausses démarches, et une guerre désastreuse,
pour avoir cru les émigrés, la nouvelle conspiration de Pichegru fit
concevoir à Thugut l'idée de différer la conclusion de la paix.
Il résolut d'opposer des lenteurs calculées aux instances des
plénipotentiaires français. Il fit désavouer le marquis de Gallo, et fit
partir un nouveau négociateur, le général-major, comte de Meeweld, pour
Montebello. Ce négociateur arriva le 1er messidor (19 juin), et demanda
l'exécution des préliminaires, c'est-à-dire, la réunion du congrès de
Berne. Bonaparte, indigné de ce changement de système, fit une
réplique des plus vives. Il répéta tout ce qu'il avait déjà dit sur
l'impossibilité d'obtenir de la Russie et de l'Angleterre l'adhésion
aux arrangemens dont on avait posé les bases à Léoben; il ajouta qu'un
congrès entraînerait de nouvelles lenteurs; que deux mois s'étaient
déjà écoulés depuis les préliminaires de Léoben; que d'après ces
préliminaires, la paix devait être conclue en trois mois, et qu'il
serait impossible de la conclure dans ce délai, si on appelait toutes
les puissances. Ces raisons laissèrent encore les plénipotentiaires
autrichiens sans réponse. La cour de Vienne parut céder, et fixa les
conférences à Udine, dans les provinces vénitiennes, afin que le lieu de
la négociation fût plus rapproché de Vienne. Elles durent recommencer
le 13 messidor (1er juillet). Bonaparte, que des soins d'une haute
importance retenaient à Milan, au milieu des nouvelles républiques qu'on
allait fonder, et qui d'ailleurs tenait à veiller de plus près aux
événemens de Paris, ne voulait pas se laisser attirer inutilement à
Udine, pour y être joué par Thugut. Il y envoya Clarke, et déclara qu'il
ne s'y rendrait de sa personne que lorsqu'il serait convaincu par la
nature des pouvoirs donnés aux deux négociateurs, et par leur conduite
dans la négociation, de la bonne foi de la cour de Vienne. En effet, il
ne se trompait pas. Le cabinet de Vienne, plus abusé que jamais par les
misérables agens de la faction royaliste, se flattait qu'il allait être
dispensé par une révolution de traiter avec le directoire, et il fit
remettre des notes étranges dans l'état de la négociation. Ces notes,
à la date du 30 messidor (18 juillet), portaient que la cour de Vienne
voulait s'en tenir rigoureusement aux préliminaires, et par conséquent
traiter de la paix générale à Berne; que le délai de trois mois, fixé
par les préliminaires, pour la conclusion de la paix, ne pouvait
s'entendre qu'à partir de la réunion du congrès, car autrement il aurait
été trop insuffisant pour être stipulé; qu'en conséquence, la cour de
Vienne, persistant à se renfermer dans la teneur des préliminaires,
demandait un congrès général de toutes les puissances. Ces notes
renfermaient en outre des plaintes amères sur les événemens de Venise
et de Gênes; elles soutenaient que ces événemens étaient une infraction
grave aux préliminaires de Léoben, et que la France devait en donner
satisfaction.

En recevant ces notes si étranges, Bonaparte fut rempli de colère.
Sa première idée fut de réunir sur-le-champ toutes les divisions de
l'armée, de reprendre l'offensive, et de s'avancer encore sur Vienne,
pour exiger cette fois des conditions moins modérées qu'à Léoben. Mais
l'état intérieur de la France, les conférences à Lille, l'arrêtèrent,
et il pensa qu'il fallait, dans ces graves conjonctures, laisser au
directoire, qui était placé au centre de toutes les opérations, le soin
de décider la conduite à tenir. Il se contenta de faire rédiger par
Clarke une note vigoureuse. Cette note portait en substance qu'il
n'était plus temps de demander un congrès, dont les plénipotentiaires
autrichiens avaient reconnu l'impossibilité, et auquel la cour de Vienne
avait même renoncé, en fixant les conférences à Udine; que ce congrès
était aujourd'hui sans motif, puisque les alliés de l'Autriche se
séparaient d'elle, et montraient l'intention de traiter isolément, ce
qui était prouvé par les conférences de Lille; que le délai de trois
mois ne pouvait s'entendre qu'à partir du jour de la signature de
Léoben, car autrement, en différant l'ouverture du congrès, les lenteurs
pourraient devenir éternelles, ce que la France avait voulu empêcher en
fixant un terme positif; qu'enfin les préliminaires n'avaient point été
violés dans la conduite tenue à l'égard de Venise et de Gênes; que ces
deux pays avaient pu changer leur gouvernement sans que personne eût
à le trouver mauvais, et que, du reste, en envahissant l'Istrie et la
Dalmatie contre toutes les conventions écrites, l'Autriche avait bien
autrement violé les préliminaires. Après avoir ainsi répondu d'une
manière ferme et digne, Bonaparte référa du tout au directoire, et
attendit ses ordres, lui recommandant de se décider au plus tôt, parce
qu'il importait de ne pas attendre la mauvaise saison pour reprendre les
hostilités, si cette détermination devenait nécessaire.

A Lille, la négociation ouverte se conduisait avec plus de bonne foi,
ce qui doit paraître singulier, puisque c'était avec Pitt que
les négociateurs français avaient à s'entendre. Mais Pitt était
véritablement effrayé de la situation de l'Angleterre, ne comptait plus
du tout sur l'Autriche, n'avait aucune confiance dans les menteries des
agens royalistes, et voulait traiter avec la France, avant que la paix
avec l'empereur la rendit plus forte et plus exigeante. Si donc, l'année
dernière, il n'avait voulu qu'éluder, pour satisfaire l'opinion et pour
prévenir un arrangement à l'égard des Pays-Bas, cette année il voulait
sincèrement traiter, sauf à ne faire de cette paix qu'un repos de deux
ou trois ans. Ce pur Anglais ne pouvait, en effet, consentir à laisser
définitivement les Pays-Bas à la France.

Tout prouvait sa sincérité, comme nous l'avons dit, et le choix de
lord Malmesbury, et la nature des instructions secrètes données à ce
négociateur. Suivant l'usage de la diplomatie anglaise, tout était
arrangé pour qu'il y eût à la fois deux négociations, l'une officielle
et apparente, l'autre secrète et réelle. M. Ellis avait été donné à lord
Malmesbury, pour conduire avec son assentiment la négociation secrète,
et correspondre directement avec Pitt. Cet usage de la diplomatie
anglaise est forcé dans un gouvernement représentatif. Dans la
négociation officielle, on dit ce qui peut être répété dans les
chambres, et on réserve pour la négociation secrète ce qui ne peut être
publié. Dans le cas surtout où le ministère est divisé sur la question
de la paix, on communique les conférences secrètes à la partie du
ministère qui autorise et dirige la négociation. La légation anglaise
arriva avec une nombreuse suite et un grand appareil à Lille, le 16
messidor (4 juillet).

Les négociateurs chargés de représenter la France étaient Letourneur,
sorti récemment du directoire, Pléville Le Peley, qui ne resta à Lille
que peu de jours à cause de sa nomination au ministère de la marine, et
Hugues Maret, depuis duc de Bassano. De ces trois ministres, le dernier
était le seul capable de remplir un rôle utile dans la négociation.
Jeune, versé de bonne heure dans le monde diplomatique, il réunissait à
beaucoup d'esprit des formes qui étaient devenues rares en France
depuis la révolution. Il devait son entrée dans les affaires à M. de
Talleyrand, et maintenant encore il s'était concerté avec lui, pour que
l'un des deux eût le ministère des affaires étrangères, et l'autre la
mission à Lille. M. Maret avait été envoyé deux fois à Londres dans les
premiers temps de la révolution; il avait été bien reçu par Pitt, et
avait acquis une, grande connaissance du cabinet anglais. Il était donc
très-propre à représenter la France à Lille. Il s'y rendit avec ses deux
collègues, et ils y arrivèrent en même temps que la légation anglaise.
Ce n'est pas ordinairement dans les conférences publiques que se font
réellement les affaires diplomatiques. Les négociateurs anglais,
pleins de dextérité et de tact, auraient voulu voir familièrement les
négociateurs français, et avaient trop d'esprit pour éprouver aucun
éloignement. Au contraire, Letourneur et Pléville Le Peley, honnêtes
gens, mais peu habitués à la diplomatie, avaient la sauvagerie
révolutionnaire: ils considéraient les deux Anglais comme des hommes
dangereux, toujours prêts à intriguer et à tromper, et contre
lesquels il fallait être en défiance. Ils ne voulaient les voir
qu'officiellement, et craignaient de se compromettre par toute autre
espèce de communication. Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait s'entendre.

Lord Malmesbury signifia ses pouvoirs, où les conditions du traité
étaient laissées en blanc, et demanda quelles étaient les conditions de
la France. Les trois négociateurs français exhibèrent les conditions,
qui étaient, comme on pense bien, un _maximum_ fort élevé. Ils
demandaient que le roi d'Angleterre renonçât au titre de roi de France,
qu'il continuait de prendre par un de ces ridicules usages conservés
en Angleterre; qu'il rendît tous les vaisseaux pris à Toulon; qu'il
restituât à la France, à l'Espagne et à la Hollande, toutes les colonies
qui leur avaient été enlevées. En échange de tout cela, la France,
l'Espagne et la Hollande, n'offraient que la paix, car elles n'avaient
rien pris à l'Angleterre. Il est vrai que la France était assez
imposante pour exiger beaucoup; mais tout demander pour elle et
ses alliés, et ne rien donner, c'était renoncer à s'entendre; Lord
Malmesbury, qui voulait arriver à des résultats réels, vit bien que la
négociation officielle n'aboutirait à rien, et chercha à amener des
rapprochemens plus intimes. M. Maret, plus habitué que ses collègues
aux usages diplomatiques, s'y prêta volontiers; mais il fallut négocier
auprès de Letourneur et de Pléville Le Peley, pour amener des rencontres
au spectacle. Les jeunes gens des deux ambassades se rapprochèrent les
premiers, et bientôt les communications furent plus amicales. La France
avait tellement rompu avec le passé depuis la révolution, qu'il fallait
beaucoup de peine pour la replacer dans ses anciens rapports avec
les autres puissances. On n'avait rien eu de pareil à faire l'année
précédente, parce qu'alors la négociation n'étant pas sincère, on
n'avait guère qu'à éluder; mais cette année il fallait en venir à des
communications efficaces et bienveillantes. Lord Malmesbury fit sonder
M. Maret pour l'engager à une négociation particulière. Avant d'y
consentir, M. Maret écrivit à Paris pour être autorisé par le ministère
français. Il le fut sans difficulté, et sur-le-champ il entra en
pourparlers avec les négociateurs anglais. Il n'était plus question de
contester les Pays-Bas ni de discuter sur la nouvelle position dans
laquelle la Hollande se trouvait par rapport à la France; mais
l'Angleterre voulait garder quelques-unes des principales colonies
qu'elle avait conquises, pour s'indemniser, soit des frais de la guerre,
soit des concessions qu'elle nous faisait. Elle consentait à nous rendre
toutes nos colonies, elle consentait même à renoncer à toute prétention
sur Saint-Domingue, et à nous aider à y établir notre domination; mais
elle prétendait s'indemniser aux dépens de la Hollande et de l'Espagne.
Ainsi elle ne voulait pas rendre à l'Espagne l'île de la Trinité, dont
elle s'était emparée, et qui était une colonie fort importante par sa
position à l'entrée de la mer des Antilles; elle voulait, parmi les
possessions enlevées aux Hollandais, garder le cap de Bonne-Espérance,
qui commande la navigation des deux Océans, et Trinquemale, principal
port de l'île de Ceylan; elle voulait échanger la ville de Negapatnam,
sur la côte de Coromandel, contre la ville et le fort de Cochin sur
la côte de Malabar, établissement précieux pour elle. Quant à la
renonciation au titre de roi de France, les négociateurs anglais
résistaient à cause de la famille royale, qui était peu disposée à la
paix, et dont il fallait ménager la vanité. Relativement aux vaisseaux
enlevés à Toulon, et qui déjà avaient été équipés et armés à l'anglaise,
ils trouvaient trop ignominieux de les rendre, et offraient une
indemnité en argent de 12 millions. Malmesbury donnait pour raison à M.
Maret, qu'il ne pouvait rentrer à Londres après avoir tout rendu, et
n'avoir conservé au peuple anglais aucune des conquêtes payées de son
sang et de ses trésors. Pour prouver d'ailleurs sa sincérité, il montra
toutes les instructions secrètes remises à M. Ellis, et qui contenaient
la preuve du désir que Pitt avait d'obtenir la paix. Ces conditions
méritaient d'être débattues.

Une circonstance survenue tout à coup donna beaucoup d'avantages
aux négociateurs français. Outre la réunion des flottes espagnole,
hollandaise et française à Brest, réunion qui dépendait du premier coup
de vent qui éloignerait l'amiral Jewis de Cadix, l'Angleterre avait
à redouter un autre danger. Le Portugal, effrayé par l'Espagne et la
France, venait d'abandonner son antique allié, et de traiter avec la
France. La condition principale du traité lui interdisait de recevoir
à la fois plus de six vaisseaux armés, appartenant aux puissances
belligérantes. L'Angleterre perdait donc ainsi sa précieuse station dans
le Tage. Ce traité inattendu livra un peu les négociateurs anglais à M.
Maret. On se mit à débattre les conditions définitives. On ne put pas
arracher la Trinité; quant au cap de Bonne-Espérance, qui était l'objet
le plus important, il fut enfin convenu qu'il serait restitué à la
Hollande, mais à une condition expresse, c'est que jamais la France ne
profiterait de son ascendant sur la Hollande pour s'en emparer. C'est là
ce que l'Angleterre redoutait le plus. Elle voulait moins l'avoir que
nous l'enlever, et la restitution en fut décidée, à la condition que
nous ne l'aurions jamais nous-mêmes. Quant à Trinquemale, qui entraînait
la possession du Ceylan, il devait être gardé par les Anglais, toutefois
avec l'apparence de l'alternative. Une garnison hollandaise devait
alterner avec une garnison anglaise; mais il était convenu que ce
serait là une formalité purement illusoire, et que ce port resterait
effectivement aux Anglais. Quant à l'échange de Cochin contre
Negapatnam, les Anglais y tenaient encore, sans en faire pourtant une
condition _sine qua non_. Les 12 millions étaient acceptés pour les
vaisseaux pris à Toulon. Quant au titre de roi de France, il était
convenu que, sans l'abdiquer formellement, le roi d'Angleterre cesserait
de le prendre.

Tel était le point où s'étaient arrêtées les prétentions réciproques des
négociateurs. Letourneur, qui était resté seul avec M. Maret depuis le
départ de Pléville Le Peley, appelé au ministère de la marine, était
dans une complète ignorance de la négociation secrète. M. Maret le
dédommageait de sa nullité, en lui cédant tous les honneurs extérieurs,
toutes les choses de représentation, auxquels cet homme honnête et
facile tenait beaucoup. M. Maret avait fait part de tous les détails
de la négociation au directoire, et attendait ses décisions. Jamais la
France et l'Angleterre n'avaient été plus près de se concilier. Il était
évident que la négociation de Lille était entièrement détachée de celle
d'Udine, et que l'Angleterre agissait de son côté sans chercher à
s'entendre avec l'Autriche.

La décision à prendre sur ces négociations devait agiter le directoire
plus que toute autre question. La faction royaliste demandait la
paix avec fureur sans la désirer; les constitutionnels la voulaient
sincèrement, même au prix de quelques sacrifices; les républicains la
voulaient sans sacrifices, et souhaitaient par dessus tout la gloire de
la république. Ils auraient voulu l'affranchissement entier de l'Italie,
et la restitution des colonies de nos alliés, même au prix d'une
nouvelle campagne. Les opinions des cinq directeurs étaient dictées par
leur position. Carnot et Barthélemy votaient pour qu'on acceptât les
conditions de l'Autriche et de l'Angleterre; les trois autres directeurs
soutenaient l'opinion contraire. Ces questions achevèrent de brouiller
les deux parties du directoire. Barras reprocha amèrement à Carnot
les préliminaires de Léoben, dont celui-ci avait fortement appuyé la
ratification, et employa à son égard les expressions les moins mesurées.
Carnot, de son côté, dit, à propos de ces expressions, _qu'il ne fallait
pas opprimer l'Autriche_; ce qui signifiait que, pour que la paix fût
durable, les conditions devaient en être modérées. Mais ses collègues
prirent fort mal ces expressions, et Rewbell lui demanda s'il était
ministre de l'Autriche ou magistrat de la république française. Les
trois directeurs, en recevant les dépêches de Bonaparte, voulaient qu'on
rompît sur-le-champ, et qu'on reprît les hostilités. Cependant, l'état
de la république, la crainte de donner de nouvelles armes aux ennemis
du gouvernement, et de leur fournir le prétexte de dire que jamais le
directoire ne ferait la paix, décidèrent les directeurs à temporiser
encore. Ils écrivirent à Bonaparte qu'il fallait combler la mesure de
la patience, et attendre encore jusqu'à ce que la mauvaise foi de
l'Autriche fût prouvée d'une manière évidente, et que la reprise des
hostilités pût être imputée à elle seule.

Relativement aux conférences de Lille, la question n'était pas moins
embarrassante. Pour la France, la décision était facile, puisqu'on lui
rendait tout, mais pour l'Espagne, qui restait privée de la Trinité,
pour la Hollande, qui perdait Trinquemale, la question était difficile à
résoudre. Carnot, que sa nouvelle position obligeait à opiner toujours
pour la paix, votait pour l'adoption de ces conditions, quoique peu
généreuses à l'égard de nos alliés. Comme on était très-mécontent de la
Hollande et des partis qui la divisaient, il conseillait de l'abandonner
à elle-même, et de ne plus se mêler de son sort; conseil tout aussi peu
généreux que celui de sacrifier ses colonies. Rewbell s'emporta fort sur
cette question. Passionné pour les intérêts de la France, même jusqu'à
l'injustice, il voulait que, loin d'abandonner la Hollande, on se rendît
tout-puissant chez elle, qu'on en fît une province de la république; et
surtout il s'opposait de toutes ses forces à l'adoption de l'article par
lequel la France renonçait à posséder jamais le cap de Bonne-Espérance.
Il soutenait, au contraire, que cette colonie et plusieurs autres
devaient nous revenir un jour, pour prix de nos services. Il défendait
comme on voit, les intérêts des alliés, pour nous, beaucoup plus encore
que pour eux. Larévellière, qui par équité prenait leurs intérêts en
grande considération, repoussait les conditions proposées, par des
raisons toutes différentes. Il regardait comme honteux de sacrifier
l'Espagne, qu'on avait engagée dans une lutte qui lui était pour ainsi
dire étrangère, et qu'on obligeait, pour prix de son alliance, à
sacrifier une importante colonie. Il regardait comme tout aussi honteux
de sacrifier la Hollande, qu'on avait entraînée dans la carrière des
révolutions, du sort de laquelle on s'était chargé, et qu'on allait à
la fois priver de ses plus riches possessions, et livrer à une affreuse
anarchie. Si la France, en effet, lui retirait sa main, elle allait
tomber dans les plus funestes désordres. Larévellière disait qu'on
serait responsable de tout le sang qui coulerait. Cette politique
était généreuse; peut-être n'était-elle pas assez calculée. Nos alliés
faisaient des pertes; la question était de savoir s'ils n'en feraient
pas de plus grandes en continuant la guerre. L'avenir l'a prouvé. Mais
les triomphes de la France sur le continent faisaient espérer alors que,
délivrée de l'Autriche, elle en obtiendrait d'aussi grands sur les
mers. L'abandon de nos alliés parut honteux; on prit un autre parti. On
résolut de s'adresser à l'Espagne et à la Hollande, pour s'enquérir de
leurs intentions. Elles devaient déclarer si elles voulaient la paix,
au prix des sacrifices exigés par l'Angleterre, et dans le cas où elles
préféreraient la continuation de la guerre, elles devaient déclarer en
outre quelles forces elles se proposaient de réunir pour la défense des
intérêts communs. On écrivit à Lille que la réponse aux propositions
de l'Angleterre ne pouvait pas être donnée avant d'avoir consulté les
alliés.

Ces discussions achevèrent de brouiller complètement les directeurs. Le
moment de la catastrophe approchait; les deux partis poursuivaient leur
marche, et s'irritaient tous les jours davantage. La commission des
finances dans les cinq-cents avait retouché ses mesures, pour les
faire agréer aux anciens avec quelques modifications. Les dispositions
relatives à la trésorerie avaient été légèrement changées. Le directoire
devait toujours rester étranger aux négociations des valeurs; et
sans confirmer ni abroger la distinction de l'ordinaire et de
l'extraordinaire, il était décidé que les dépenses relatives à la solde
des armées auraient toujours la préférence. Les anticipations étaient
défendues pour l'avenir, mais les anticipations déjà faites n'étaient
pas révoquées. Enfin, les nouvelles dispositions sur la vente des biens
nationaux étaient reproduites, mais avec une modification importante;
c'est que les ordonnances des ministres et les bons des fournisseurs
devaient être pris en paiement des biens, comme _les bons des trois
quarts_. Ces mesures, ainsi modifiées, avaient été adoptées; elles
étaient moins subversives des moyens du trésor, mais très dangereuses
encore. Toutes les lois pénales contre les prêtres étaient abolies; le
serment était changé en une simple déclaration, par laquelle les prêtres
déclaraient se soumettre aux lois de la république. Il n'avait pas
encore été question des formes du culte, ni des cloches. Les successions
des émigrés n'étaient plus ouvertes en faveur de l'état, mais en faveur
des parens. Les familles, qui déjà avaient été obligées de compter à
la république la part patrimoniale d'un fils ou d'un parent émigré,
allaient recevoir une indemnité en biens nationaux. La vente des
presbytères était suspendue. Enfin la plus importante de toutes les
mesures, l'institution de la garde nationale, avait été votée en
quelques jours, sur les bases exposées plus haut. La composition de
cette garde devait se faire par voie d'élection. C'était sur cette
mesure que Pichegru et les siens comptaient le plus pour l'exécution de
leurs projets. Aussi avaient-ils fait ajouter un article, par lequel
le travail de cette organisation devait commencer dix jours après la
publication de la loi. Ils étaient ainsi assurés d'avoir bientôt réuni
la garde parisienne, et avec elle tous les insurgés de vendémiaire.

Le directoire, de son côté, convaincu de l'imminence du péril, et
supposant toujours une conspiration prête à éclater, avait pris
l'attitude la plus menaçante. Augereau n'était pas seul à Paris. Les
armées étant dans l'inaction, une foule de généraux étaient accourus. On
y voyait le chef d'état-major de Hoche, Cherin, les généraux Lemoine,
Humbert, qui commandaient les divisions qui avaient marché sur Paris;
Kléber et Lefebvre, qui étaient en congé; enfin Bernadette, que
Bonaparte avait envoyé pour porter les drapeaux qui restaient à
présenter au directoire. Outre ces officiers supérieurs, des officiers
de tout grade, réformés depuis la réduction des cadres, et aspirant à
être placés, se répandaient en foule dans Paris, tenant les propos les
plus menaçans contre les conseils. Quantité de révolutionnaires étaient
accourus des provinces, comme ils faisaient toujours dès qu'ils
espéraient un mouvement. Outre tous ces symptômes, la direction et la
destination des troupes ne pouvaient plus guère laisser de doute. Elles
étaient toujours cantonnées aux environs de Reims. On se disait que si
elles avaient été destinées uniquement pour l'expédition d'Irlande,
elles auraient continué leur marche sur Brest, et n'auraient pas
séjourné dans les départemens voisins de Paris; que Hoche ne serait pas
retourné à son quartier-général; qu'enfin on n'aurait point réuni autant
de cavalerie pour une expédition maritime. Une commission était restée
chargée, comme on a vu, d'une enquête et d'un rapport sur tous
ces faits. Le directoire n'avait donné à cette commission que des
explications très-vagues. Les troupes avaient été acheminées, disait-il,
vers une destination éloignée par un ordre du général Hoche, qui
tenait cet ordre du directoire, et elles n'avaient franchi le rayon
constitutionnel que par l'erreur d'un commissaire des guerres. Mais les
conseils avaient répondu, par l'organe de Pichegru, que les troupes ne
pouvaient pas être transportées d'une armée à une autre, sur un simple
ordre d'un général en chef; que le général devait tenir ses ordres
de plus haut; qu'il ne pouvait les recevoir du directoire que par
l'intermédiaire du ministre de la guerre; que le ministre de la guerre
Pétiet n'avait point contresigné cet ordre; que, par conséquent, le
général Hoche avait agi sans une autorisation en forme; qu'enfin, si les
troupes avaient reçu une destination éloignée, elles devaient poursuivre
leur marche, et ne pas s'agglomérer autour de Paris. Ces observations
étaient fondées, et le directoire avait de bonnes raisons pour n'y pas
répondre. Les conseils décrétèrent, à la suite de ces observations,
qu'un cercle serait tracé autour de Paris, en prenant un rayon de
douze lieues, que des colonnes indiqueraient sur toutes les routes la
circonférence de ce cercle, et que les officiers des troupes qui le
franchiraient seraient considérés comme coupables de haute trahison.

Mais bientôt de nouveaux faits vinrent augmenter les alarmes. Hoche
avait réuni ses troupes dans les départemens du Nord, autour de Sedan
et de Reims, à quelques marches de Paris, et il en avait acheminé de
nouvelles dans la même direction. Ces mouvemens, les propos que tenaient
les soldats, l'agitation qui régnait dans Paris, les rixes des officiers
réformés avec les jeunes gens qui portaient les costumes de la jeunesse
dorée, fournirent à Willot le sujet d'une seconde dénonciation. Il monta
à la tribune, parla d'une marche de troupes, de l'esprit qui éclatait
dans leurs rangs, de la fureur dont on les animait contre les conseils,
et, à ce sujet, il s'éleva contre les adresses des armées d'Italie, et
contre la publicité que leur avait donnée le directoire. En conséquence,
il demandait qu'on chargeât les inspecteurs de la salle de prendre de
nouvelles informations, et de faire un nouveau rapport. Les députés,
dits inspecteurs de la salle, étaient chargés de la police des conseils,
et par conséquent tenus de veiller à leur sûreté. La proposition
de Willot fut adoptée, et sur la proposition de la commission des
inspecteurs, on adressa le 17 thermidor (4 août) au directoire plusieurs
questions embarrassantes. On revenait sur la nature des ordres en vertu
desquels avait agi le général Hoche. Pouvait-on enfin expliquer la
nature de ces ordres? Avait-on pris des moyens de faire exécuter
l'article constitutionnel qui défendait aux troupes de délibérer?

Le directoire résolut de répliquer par un message énergique aux
nouvelles questions qui lui étaient adressées, sans accorder cependant
les explications qu'il ne lui convenait pas de donner. Larévellière
en fut le rédacteur; Carnot et Barthélemy refusèrent de le signer. Ce
message fut présenté le 23 thermidor (10 août). Il ne contenait rien de
nouveau sur le mouvement des troupes. Les divisionnaires qui avaient
marché sur Paris, disait le directoire, avaient reçu les ordres du
général Hoche, et le général Hoche ceux du directoire. L'intermédiaire
qui les avait transmis n'était pas désigné. Quant aux adresses, le
directoire disait que le sens du mot _délibérer_ était trop vague pour
qu'on pût déterminer si les armées s'étaient mises en faute en les
présentant; qu'il reconnaissait le danger de faire exprimer un avis aux
armées, et qu'il allait arrêter les nouvelles publications de cette
nature; mais que, du reste, avant d'incriminer la démarche que s'étaient
permise les soldats de la république, il fallait remonter aux causes qui
l'avaient provoquée; que cette cause était dans l'inquiétude générale,
qui depuis quelques mois s'était emparée de tous les esprits; dans
l'insuffisance des revenus publics, qui laissait toutes les parties
de l'administration dans la situation la plus déplorable, et privait
souvent de leur solde des hommes qui depuis des années avaient versé
leur sang et ruiné leurs forces pour servir la république; dans les
persécutions et les assassinats exercés sur les acquéreurs de biens
nationaux, sur les fonctionnaires publics, sur les défenseurs de la
patrie; dans l'impunité du crime et la partialité de certains tribunaux;
dans l'insolence des émigrés et des prêtres réfractaires, qui, rappelés
et favorisés ouvertement, débordaient de toutes parts, soufflaient le
feu de la discorde, inspiraient le mépris des lois; dans cette foule de
journaux qui inondaient les armées et l'intérieur, et n'y prêchaient que
la royauté et le renversement de la république; dans l'intérêt toujours
mal dissimulé et souvent manifesté hautement pour la gloire de
l'Autriche et de l'Angleterre; dans les efforts qu'on faisait pour
atténuer la juste renommée de nos guerriers; dans les calomnies
répandues contre deux illustres généraux, qui avaient, l'un dans
l'Ouest, l'autre en Italie, joint à leurs exploits l'immortel honneur
de la plus belle conduite politique; enfin, dans les sinistres projets
qu'annonçaient des hommes plus ou moins influens sur le sort de l'état.
Le directoire ajoutait que, du reste, il avait la résolution ferme, et
l'espérance fondée, de sauver la France des nouveaux bouleversemens dont
on la menaçait. Ainsi, loin d'expliquer sa conduite et de l'excuser, le
directoire récriminait au contraire, et manifestait hautement le projet
de poursuivre la lutte, et l'espérance d'en sortir victorieux. Ce
message fut pris pour un vrai manifeste, et causa une extrême sensation.
Sur-le-champ les cinq-cents nommèrent une commission pour examiner le
message et y répondre.

Les constitutionnels commençaient à être épouvantés de la situation des
choses. Ils voyaient, d'une part, le directoire prêt à s'appuyer sur
les armées; de l'autre, les clichyens prêts à réunir la milice de
vendémiaire, sous prétexte d'organiser la garde nationale. Ceux
qui étaient sincèrement républicains aimaient mieux la victoire du
directoire, mais ils auraient tous préféré qu'il n'y eût pas de combat;
et ils pouvaient s'apercevoir maintenant combien leur opposition, en
effrayant le directoire, et en encourageant les réacteurs, avait été
funeste. Ils ne s'avouaient pas leurs torts, mais ils déploraient la
situation, en l'imputant comme d'usage à leurs adversaires. Ceux des
clichyens qui n'étaient pas dans le secret de la contre-révolution, qui
ne la souhaitaient même pas, qui n'étaient mus que par une imprudente
haine contre les excès de la révolution, commençaient à être effrayés,
et craignaient, par leur contradiction, d'avoir réveillé tous les
penchans révolutionnaires du directoire. Leur ardeur était ralentie.
Les clichyens tout à fait royalistes étaient fort pressés d'agir, et
craignaient d'être prévenus. Ils entouraient Pichegru, et le poussaient
vivement. Celui-ci, avec son flegme accoutumé, promettait aux agens du
prétendant, et temporisait toujours. Il n'avait du reste encore aucun
moyen réel; car quelques émigrés, quelques chouans dans Paris, ne
constituaient pas une force suffisante; et jusqu'à ce qu'il eût dans sa
main la garde nationale, il ne pouvait faire aucune tentative sérieuse.
Froid et prudent, il voyait cette situation avec assez de justesse, et
répondait à toutes les instances qu'il fallait attendre. On lui disait
que le directoire allait frapper, il répondait que le directoire ne
l'oserait pas. Du reste, ne croyant pas à l'audace du directoire,
trouvant ses moyens encore insuffisans, jouissant d'un grand rôle, et
disposant de beaucoup d'argent, il était naturel qu'il ne fût pas pressé
d'agir.

Dans cette situation, les esprits sages désiraient sincèrement qu'on
évitât une lutte. Ils auraient souhaité un rapprochement, qui, en
ramenant les constitutionnels et les clichyens modérés au directoire,
lui pût rendre une majorité qu'il avait perdue, et le dispenser de
recourir à de violens moyens de salut. Madame de Staël était en position
de désirer et d'essayer un pareil rapprochement. Elle était le centre
de cette société éclairée et brillante, qui, tout en trouvant le
gouvernement et ses chefs un peu vulgaires, aimait la république et y
tenait. Madame de Staël aimait cette forme de gouvernement, comme la
plus belle lice pour l'esprit humain; elle avait déjà placé dans un
poste élevé l'un de ses amis, elle espérait les placer tous, et devenir
leur Égérie. Elle voyait les périls auxquels était exposé cet ordre de
choses, qui lui était devenu cher; elle recevait les hommes de tous les
partis, elle les entendait, et pouvait prévoir un choc prochain. Elle
était généreuse, active; elle ne pouvait rester étrangère aux événemens,
et il était naturel qu'elle cherchât à user de son influence pour réunir
des hommes qu'aucun dissentiment profond n'éloignait. Elle réunissait
dans son salon les républicains, les constitutionnels, les clichyens;
elle tâchait d'adoucir la violence des discussions, en s'interposant
entre les amours-propres, avec le tact d'une femme bonne et supérieure.
Mais elle n'était pas plus heureuse qu'on ne l'est ordinairement à
opérer des réconciliations de partis, et les hommes les plus opposés
commençaient à s'éloigner de sa maison. Elle chercha à voir les membres
des deux commissions nommées pour répondre au dernier message du
directoire. Quelques-uns étaient constitutionnels, tels que Thibaudeau,
Émery, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Portalis; on pouvait par eux influer
sur la rédaction des deux rapports, et ces rapports avaient une grande
importance, car ils étaient la réponse au cartel du directoire. Madame
de Staël se donna beaucoup de mouvement par elle et ses amis. Les
constitutionnels désiraient un rapprochement, car ils sentaient le
danger; mais ce rapprochement exigeait de leur part des sacrifices qu'il
était difficile de leur arracher. Si le directoire avait eu des torts
réels, avait pris des mesures coupables, on aurait pu négocier la
révocation de certaines mesures, et faire un traité avec des sacrifices
réciproques; mais, sauf la mauvaise conduite privée de Barras,
le directoire s'était conduit en majorité, avec autant de zèle,
d'attachement à la constitution, qu'il était possible de le désirer.
On ne pouvait lui imputer aucun acte arbitraire, aucune usurpation
de pouvoir. L'administration des finances, tant incriminée, était le
résultat forcé des circonstances. Le changement des ministres,
le mouvement des troupes, les adresses des armées, la nomination
d'Augereau, étaient les seuls faits qu'on pût citer comme annonçant
des intentions redoutables. Mais c'étaient des précautions devenues
indispensables par le danger; et il fallait faire disparaître
entièrement le danger, en rendant la majorité au directoire, pour avoir
droit d'exiger qu'il renonçât à ces précautions. Les constitutionnels,
au contraire, avaient appuyé les nouveaux élus, dans toutes leurs
attaques ou injustes, ou indiscrètes, et avaient seuls à revenir. On
ne pouvait donc rien exiger du directoire, et beaucoup des
constitutionnels; ce qui rendait l'échange des sacrifices impossible, et
les amours-propres inconciliables.

Madame de Staël chercha, par elle et ses amis, à faire entendre que le
directoire était prêt à tout oser, que les constitutionnels seraient
victimes de leur obstination, et que la république serait perdue avec
eux. Mais ceux-ci ne voulaient pas revenir, refusaient toute espèce de
concessions, et demandaient que le directoire allât à eux. On parla à
Rewbell et à Larévellière. Celui-ci, ne repoussant pas la discussion,
fit une longue énumération des actes du directoire, demandant toujours,
à chacun de ces actes, lequel était reprochable. Les interlocuteurs
étaient sans réponse. Quant au renvoi d'Augereau, et à la révocation
de toutes les mesures qui annonçaient une résolution prochaine,
Larévellière et Rewbell furent inébranlables, ne voulurent rien
accorder, et prouvèrent, par leur fermeté froide, qu'il y avait une
grande détermination prise.

Madame de Staël et ceux qui la secondaient dans sa louable mais
inutile entreprise, insistèrent beaucoup auprès des membres des deux
commissions, pour obtenir qu'ils ne proposassent pas de mesures
législatives trop violentes, mais surtout qu'en répondant aux griefs
énoncés dans le message du directoire, ils ne se livrassent pas à
des récriminations dangereuses et irritantes. Tous ces soins étaient
inutiles, car il n'y a pas d'exemple qu'un parti ait jamais suivi des
conseils. Dans les deux commissions, il y avait des clichyens qui
souhaitaient, comme de raison, les mesures les plus violentes. Ils
voulaient d'abord attribuer spécialement au jury criminel de Paris la
connaissance des attentats commis contre la sûreté du corps législatif
et exiger la sortie de toutes les troupes du cercle constitutionnel; ils
demandaient surtout que le cercle constitutionnel ne fit partie d'aucune
division militaire. Cette dernière mesure avait pour but d'enlever
le commandement de Paris à Augereau, et de faire par décret ce qu'on
n'avait pu obtenir par voie de négociation. Ces mesures furent adoptées
par les deux commissions. Mais Thibaudeau et Tronçon-Ducoudray,
chargés de faire le rapport l'un aux cinq-cents, l'autre aux anciens,
refusèrent, avec autant de sagesse que de fermeté, de présenter la
dernière proposition. On y renonça alors, et on se contenta des deux
premières. Tronçon-Ducoudray fit son rapport le 3 fructidor (20 août),
Thibaudeau le 4. Ils répondirent indirectement aux reproches du
directoire, et Tronçon-Ducoudray, s'adressant aux anciens, les invita
à interposer leur sagesse et leur dignité entre la vivacité des jeunes
législateurs des cinq-cents et la susceptibilité des chefs du pouvoir
exécutif. Thibaudeau s'attacha à justifier les conseils, à prouver
qu'ils n'avaient voulu ni attaquer le gouvernement, ni calomnier les
armées. Il revint sur la motion de Dumolard à l'égard de Venise. Il
assura qu'on n'avait point voulu attaquer les héros d'Italie; mais il
soutint que leurs créations ne seraient durables qu'autant qu'elles
auraient la sanction des deux conseils. Les deux mesures insignifiantes
qui étaient proposées, furent adoptées, et ces deux rapports, tant
attendus, ne firent aucun effet. Ils exprimaient bien l'impuissance à
laquelle s'étaient réduits les constitutionnels, par leur situation
ambiguë entre la faction royaliste et le directoire, ne voulant pas
conspirer avec l'une, ni faire des concessions à l'autre.

Les clichyens se plaignaient beaucoup de l'insignifiance de ces
rapports, et déclamèrent contre la faiblesse des constitutionnels. Les
plus ardens voulaient le combat, et surtout les moyens de le livrer,
et demandaient ce que faisait le directoire pour organiser la garde
nationale. C'était justement ce que le directoire ne voulait pas faire,
et il était bien résolu à ne pas s'en occuper.

Carnot était dans une position encore plus singulière que le parti
constitutionnel. Il s'était franchement brouillé avec les clichyens en
voyant leur marche; il était inutile aux constitutionnels, et n'avait
pris aucune part à leurs tentatives de rapprochement, car il était trop
irritable pour se réconcilier avec ses collègues. Il était seul,
sans appui, au milieu du vide, n'ayant plus aucun but, car le but
d'amour-propre qu'il avait d'abord eu, était manqué, et la nouvelle
majorité qu'il avait rêvée était impossible. Cependant, par une ridicule
persévérance à soutenir les voeux de l'opposition dans le directoire, il
demanda formellement l'organisation de la garde nationale. Sa présidence
au directoire allait finir, et il profita du temps qui lui restait pour
mettre cette matière en discussion. Larévellière se leva alors avec
fermeté, et n'ayant jamais eu aucune querelle personnelle avec lui,
voulut l'interpeller une dernière fois, pour le ramener, s'il était
possible, à ses collègues; lui parlant avec assurance et douceur, il
lui adressa quelques questions: «Carnot, lui dit-il, nous as-tu jamais
entendus faire une proposition qui tendît à diminuer les attributions
des conseils, à augmenter les nôtres, à compromettre la constitution de
la république?--Non, répondit Carnot avec embarras.--Nous as-tu, reprit
Larévellière, jamais entendus, en matière de finances, de guerre, de
diplomatie, proposer une mesure qui ne fût conforme à l'intérêt public?
Quant à ce qui t'est personnel, nous as-tu jamais entendus, ou diminuer
ton mérite, ou nier tes services? Depuis que tu t'es séparé de nous,
as-tu pu nous accuser de manquer d'égards pour ta personne? Ton avis
en a-t-il été moins écouté, quand il nous a paru utile et sincèrement
proposé? Pour moi, ajouta Larévellière, quoique tu aies appartenu à une
faction qui m'a persécuté, moi et ma famille, t'ai-je jamais montré la
moindre haine?--Non, non, répondit Carnot à toutes ces questions.--Eh
bien! ajouta Larévellière, comment peux-tu te détacher de nous, pour
te rattacher à une faction qui t'abuse, qui veut se servir de toi pour
perdre la république, qui veut te perdre après s'être servi de toi, et
qui te déshonorera en te perdant?» Larévellière employa les expressions
les plus amicales et les plus pressantes, pour démontrer à Carnot
l'erreur et le danger de sa conduite. Rewbell et Barras même firent
violence à leur haine. Rewbell par devoir, Barras par facilité, lui
parlèrent presque en amis. Mais les démonstrations amicales ne font
qu'irriter certains orgueils: Carnot resta froid, et, après tous les
discours de ses collègues, renouvela sèchement sa proposition de mettre
en délibération l'organisation de la garde nationale. Les directeurs
levèrent alors la séance, et se retirèrent convaincus, comme on l'est
si facilement dans ces occasions, que leur collègue les trahissait, et
était d'accord avec les ennemis du gouvernement.

Il fut arrêté que le coup d'état porterait sur lui et sur Barthélémy,
comme sur les principaux membres des conseils. Voici le plan auquel on
s'arrêta définitivement. Les trois directeurs croyaient toujours que les
députés de Clichy avaient le secret de la conspiration. Ils n'avaient
acquis ni contre eux, ni contre Pichegru, aucune preuve nouvelle qui
permît les voies judiciaires. Il fallait donc employer la voie d'un
coup d'état. Ils avaient dans les deux conseils une minorité décidée,
à laquelle se rattacheraient tous les hommes incertains, que la
demi-énergie irrite et éloigne, que la grande énergie soumet et ramène.
Ils se proposaient de faire fermer les salles dans lesquelles se
réunissaient les anciens et les cinq-cents, de fixer ailleurs le lieu
des séances, d'y appeler tous les députés sur lesquels on pouvait
compter, de composer une liste portant les deux directeurs et cent
quatre-vingts députés choisis parmi les plus suspects, et de proposer
leur déportation sans discussion judiciaire, et par voie législative
extraordinaire. Ils ne voulaient la mort de personne, mais l'éloignement
forcé de tous les hommes dangereux. Beaucoup de gens ont pensé que ce
coup d'état était devenu inutile, parce que les conseils intimidés par
la résolution évidente du directoire, paraissaient se ralentir. Mais
cette impression était passagère. Pour qui connaît la marche des partis,
et leur vive imagination, il est évident que les clichyens, en voyant le
directoire ne pas agir, se seraient ranimés. S'ils s'étaient contenus
jusqu'à une nouvelle élection, ils auraient redoublé d'ardeur à
l'arrivée du troisième tiers, et auraient alors déployé une fougue
irrésistible. Le directoire n'aurait pas même trouvé alors la minorité
conventionnelle qui restait dans les conseils, pour l'appuyer, et pour
donner une espèce de légalité aux mesures extraordinaires qu'il voulait
employer. Enfin, sans même prendre en considération ce résultat
inévitable d'une nouvelle élection, le directoire, en n'agissant pas,
était obligé d'exécuter les lois, et de réorganiser la garde nationale,
c'est-à-dire de donner à la contre-révolution l'armée de vendémiaire,
ce qui aurait amené une guerre civile épouvantable entre les gardes
nationales et les troupes de ligne. En effet, tant que Pichegru et
quelques intrigans n'avaient pour moyens que des motions aux cinq-cents,
et quelques émigrés ou chouans dans Paris, leurs projets étaient peu
à redouter; mais, appuyés de la garde nationale, ils pouvaient livrer
combat, et commencer la guerre civile.

En conséquence Rewbell et Larévellière arrêtèrent qu'il fallait agir
sans délai, et ne pas prolonger plus long-temps l'incertitude. Barras
seul différait encore, et donnait de l'inquiétude à ses deux collègues.
Ils craignaient toujours qu'il ne s'entendît soit avec la faction
royaliste, soit avec le parti jacobin, pour faire une journée. Ils
le surveillaient attentivement, et s'efforçaient toujours de capter
Augereau, en s'adressant à sa vanité, et en tâchant de le rendre
sensible à l'estime des honnêtes gens. Cependant il fallait encore
quelques préparatifs, soit pour gagner les grenadiers du corps
législatif, soit pour disposer les troupes, soit pour se procurer des
fonds. On différa donc de quelques jours. On ne voulait pas demander de
l'argent au ministre Ramel, pour ne pas le compromettre; et on attendait
celui que Bonaparte avait offert, et qui n'arrivait pas.

Bonaparte, comme on l'a vu, avait envoyé son aide-de-camp Lavalette à
Paris, pour être tenu au courant de toutes les intrigues. Le spectacle
de Paris avait assez mal disposé M. de Lavalette, et il avait communiqué
ses impressions à Bonaparte. Tant de ressentimens personnels se mêlent
aux haines politiques, qu'à voir de près le spectacle des partis, il
en devient repoussant. Souvent même, si on se laisse préoccuper par ce
qu'il y a de personnel dans les discordes politiques, on peut être tenté
de croire qu'il n'y a rien de généreux, de sincère, de patriotique, dans
les motifs qui divisent les hommes. C'était assez l'effet que pouvaient
produire les luttes des trois directeurs Barras, Larévellière, Rewbell,
contre Barthélémy et Carnot, des conventionnels contre les clichyens;
c'était une mêlée épouvantable où l'amour-propre et l'intérêt blessé
pouvaient paraître, au premier aspect, jouer le plus grand rôle. Les
militaires présens à Paris ajoutaient leurs prétentions à toutes celles
qui étaient déjà en lutte. Quoique irrités contre la faction de Clichy,
ils n'étaient pas très portés pour le directoire. Il est d'usage de
devenir exigeant et susceptible, quand on se croit nécessaire. Groupés
autour du ministre Schérer, les militaires étaient disposés à se
plaindre, comme si le gouvernement n'avait pas assez fait pour eux.
Kléber, le plus noble, mais le plus intraitable des caractères, et qu'on
a peint très bien en disant qu'il ne voulait être ni le premier ni le
second, Kléber avait dit au directoire dans son langage original: _Je
tirerai sur vos ennemis s'ils vous attaquent; mais en leur faisant face
à eux, je vous tournerai le dos à vous_. Lefebvre, Bernadotte et tous
les autres s'exprimaient de même. Frappé de ce chaos, M. de Lavalette
écrivit à Bonaparte de manière à l'engager à rester indépendant. Dès
lors celui-ci, satisfait d'avoir donné l'impulsion, ne voulut point
s'engager davantage, et résolut d'attendre le résultat. Il n'écrivit
plus. Le directoire s'adressa au brave Hoche, qui, ayant seul le droit
d'être mécontent, envoya 50,000 fr., formant la plus grande partie de la
dot de sa femme.

On était dans les premiers jours de fructidor; Larévellière venait de
remplacer Carnot à la présidence du directoire; il était chargé de
recevoir l'envoyé de la république cisalpine, Visconti, et le général
Bernadotte, porteur de quelques drapeaux que l'armée d'Italie n'avait
pas encore envoyés au directoire. Il résolut de se prononcer de la
manière la plus hardie, et de forcer ainsi Barras à se décider. Il fit
deux discours véhémens, dans lesquels il répondait, sans les désigner,
aux deux rapports de Thibaudeau et de Tronçon-Ducoudray. En parlant de
Venise et des peuples italiens récemment affranchis, Thibaudeau avait
dit que leur sort ne serait pas fixé, tant que le corps législatif de
la France n'aurait pas été consulté. Faisant allusion à ces paroles,
Larévellière dit à Visconti, que les peuples italiens avaient voulu la
liberté, avaient eu le droit de se la donner, et n'avaient eu besoin
pour cela d'aucun consentement au monde. «Cette liberté, disait-il,
qu'on voudrait vous ôter, à vous et à nous, nous la défendrons tous
ensemble, et nous saurons la conserver.» Le ton menaçant des deux
discours ne laissait aucun doute sur les dispositions du directoire:
des hommes qui parlaient de la sorte devaient avoir leurs forces toutes
préparées. C'était le 10 fructidor; les clichyens furent dans les plus
grandes alarmes. Dans leurs fureurs, ils revinrent à leur projet de
mettre en accusation le directoire. Les constitutionnels craignaient un
tel projet, parce qu'ils sentaient que ce serait pour le directoire
un motif d'éclater, et ils déclarèrent qu'à leur tour ils allaient se
procurer la preuve de la trahison de certains députés, et demander leur
accusation. Cette menace arrêta les clichyens, et empêcha la rédaction
d'un acte d'accusation contre les cinq directeurs.

Depuis longtemps les clichyens avaient voulu faire adjoindre à la
commission des inspecteurs Pichegru et Willot, qui étaient regardés
comme les deux généraux du parti. Mais cette adjonction de deux nouveaux
membres, portant le nombre à sept, était contraire au règlement.
On attendit le renouvellement de la commission, qui avait lieu au
commencement de chaque mois, et on y porta Pichegru, Vaublanc, Delarue,
Thibaudeau et Émery. La commission des inspecteurs était chargée de la
police de la salle; elle donnait des ordres aux grenadiers du corps
législatif, et elle était en quelque sorte le pouvoir exécutif des
conseils. Les anciens avaient une semblable commission: elle s'était
réunie à celle des cinq-cents, et toutes deux veillaient ensemble à la
sûreté commune. Une foule de députés s'y rendaient, sans avoir le droit
d'y siéger; ce qui en avait fait un nouveau club de Clichy, où l'on
faisait les motions les plus violentes et les plus inutiles. D'abord on
proposa d'y organiser une police, pour se tenir au courant des projets
du directoire. On la confia à un nommé Dossonville. Comme on n'avait
point de fonds, chacun contribua pour sa part; mais on ne réunit
qu'une médiocre somme. Pourvu comme il l'avait été, Pichegru aurait pu
contribuer pour une forte part, mais il ne paraît pas qu'il employât
dans cette circonstance les fonds reçus de Wickam. Ces agens de police
allaient recueillir partout de faux bruits, et venaient alarmer ensuite
les commissions.

Chaque jour ils disaient: «C'est aujourd'hui, c'est cette nuit même,
que le directoire doit faire arrêter deux cents députés, et les faire
égorger par les faubourgs.» Ces bruits jetaient l'alarme dans les
commissions, et cette alarme faisait naître les propositions les plus
indiscrètes. Le directoire recevait par ses espions le rapport exagéré
de toutes ces propositions, et concevait à son tour les plus grandes
craintes. On disait alors, dans les salons du directoire, qu'il était
temps de frapper, si on ne voulait pas être prévenu; on faisait des
menaces qui, répétées à leur tour, allaient rendre effroi pour effroi.

Isolés au milieu des deux partis, les constitutionnels sentaient chaque
jour davantage leurs fautes et leurs périls. Ils étaient livrés aux plus
grandes terreurs. Carnot, encore plus isolé qu'eux, brouillé avec les
clichyens, odieux aux patriotes, suspect même aux républicains modérés,
calomnié, méconnu, recevait chaque jour les plus sinistres avis. On lui
disait qu'il allait être égorgé par ordre de ses collègues. Barthélemy,
menacé et averti comme lui, était dans l'épouvante.

Du reste, les mêmes avis étaient donnés à tout le monde. Larévellière
avait été informé, de manière à ne pas lui laisser de doute, que des
chouans étaient payés pour l'assassiner. Le trouvant le plus ferme des
trois membres de la majorité, c'était lui qu'on voulait frapper pour la
dissoudre. Il est certain que sa mort aurait tout changé, car le nouveau
directeur nommé par les conseils eût voté certainement avec Carnot et
Barthélemy. L'utilité du crime, et les détails donnés à Larévellière,
devaient l'engager à se tenir en garde. Cependant il ne s'émut pas,
et continua ses promenades du soir au Jardin des Plantes. On le fit
insulter par Malo, le chef d'escadron du 21e de dragons, qui avait sabré
les jacobins au camp de Grenelle, et qui avait ensuite dénoncé Brottier
et ses complices. Ce Malo était la créature de Carnot et de Cochon, et
il avait, sans le vouloir, inspiré aux clichyens des espérances qui
le rendirent suspect. Destitué par le directoire, il attribua sa
destitution à Larévellière, et vint le menacer au Luxembourg.
L'intrépide magistrat fut peu effrayé de la présence d'un officier de
cavalerie, et le poussa par les épaules hors de chez lui.

Rewbell, quoique très attaché à la cause commune, était plus violent,
mais moins ferme. On vint lui dire que Barras traitait avec un envoyé du
prétendant, et était prêt à trahir la république. Les liaisons de Barras
avec tous les partis pouvaient inspirer tous les genres de craintes.
«Nous sommes perdus, dit Rewbell; Barras nous livre, nous allons être
égorgés; il ne nous reste qu'à fuir, car nous ne pouvons plus sauver la
république. » Larévellière, plus calme, répondit à Rewbell, que, loin de
céder, il fallait aller chez Barras, lui parler avec vigueur, l'obliger
à s'expliquer, et lui imposer par une grande fermeté. Ils allèrent tous
deux chez Barras, l'interrogèrent avec autorité, et lui demandèrent
pourquoi il différait encore. Barras, occupé à tout préparer avec
Augereau, demanda encore trois ou quatre jours, et promit de ne plus
différer. C'était le 13 ou le 14 fructidor, Rewbell fut rassuré, et
consentit à attendre.

Barras et Augereau, en effet, avaient tout préparé pour l'exécution du
coup d'état médité depuis si long-temps. Les troupes de Hoche étaient
disposées autour de la limite constitutionnelle, prêtes à la franchir,
et à se rendre dans quelques heures à Paris. On avait gagné une grande
partie des grenadiers du corps législatif, en se servant du commandant
en second, Blanchard, et de plusieurs autres officiers, qui étaient
dévoués au directoire. On s'était ainsi assuré d'un assez grand nombre
de défections dans les rangs des grenadiers, pour prévenir un combat. Le
commandant en chef Ramel était resté fidèle aux conseils, à cause de ses
liaisons avec Cochon et Carnot; mais son influence était peu redoutable.
On avait, par précaution, ordonné de grands exercices à feu aux troupes
de la garnison de Paris, et même aux grenadiers du corps législatif. Ces
mouvemens de troupes, ce fracas d'armes, étaient un moyen de tromper sur
le véritable jour de l'exécution.

Chaque jour on s'attendait à voir l'événement éclater; on croyait que ce
serait pour le 15 fructidor, puis pour le 16, mais le 16 répondait au
2 septembre, et le directoire n'aurait pas choisi ce jour de terrible
mémoire. Cependant l'épouvante des clichyens fut extrême. La police
des inspecteurs, trompée par de faux indices, leur avait persuadé que
l'événement était fixé pour la nuit même du 15 au 16. Ils se réunirent
le soir en tumulte, dans la salle des deux commissions. Rovère, le
fougueux réacteur, l'un des membres de la commission des anciens, lut
un rapport de police, d'après lequel deux cents députés allaient être
arrêtés dans la nuit. D'autres, courant à perte d'haleine, vinrent
annoncer que les barrières étaient fermées, que quatre colonnes de
troupes entraient dans Paris, et que le comité dirigeant était réuni
au directoire. Ils disaient aussi que l'hôtel du ministre de la police
était tout éclairé. Le tumulte fut au comble. Les membres des deux
commissions, qui auraient dû n'être que dix, et qui étaient une
cinquantaine, se plaignaient de ne pouvoir pas délibérer. Enfin on
envoya vérifier, soit aux barrières, soit à l'hôtel de la police, les
rapports des agens, et il fut reconnu que le plus grand calme régnait
partout. On déclara que les agens de la police ne pourraient pas être
payés le lendemain, faute de fonds; chacun vida ses poches pour fournir
la somme nécessaire. On se retira. Les clichyens entourèrent Pichegru
pour le décider à agir; ils voulaient d'abord mettre les conseils en
permanence, puis réunir les émigrés et les chouans qu'ils avaient
dans Paris, y adjoindre quelques jeunes gens, marcher avec eux sur le
directoire, et enlever les trois directeurs. Pichegru déclara tous ces
projets ridicules et inexécutables, et répéta encore qu'il n'y avait
rien à faire. Les têtes folles du parti n'en résolurent pas moins de
commencer le lendemain par faire déclarer la permanence.

Le directoire fut averti par sa police du trouble des clichyens, et de
leurs projets désespérés. Barras, qui avait dans sa main tous les moyens
d'exécution, résolut d'en faire usage dans la nuit même. Tout était
disposé pour que les troupes pussent franchir en quelques heures
le cercle constitutionnel. La garnison de Paris devait suffire en
attendant. Un grand exercice à feu fut commandé pour le lendemain, afin
de se ménager un prétexte. Personne ne fut averti du moment, ni les
ministres, ni les deux directeurs Rewbell et Larévellière, de manière
que tout le monde ignorait que l'événement allait avoir lieu. Cette
journée du 17 (3 septembre) se passa avec assez de calme; aucune
proposition ne fut faite aux conseils. Beaucoup de députés
s'absentaient, afin de se soustraire à la catastrophe qu'ils avaient
si imprudemment provoquée. La séance du directoire eut lieu comme à
l'ordinaire. Les cinq directeurs étaient présens. A quatre heures de
l'après-midi, au moment où la séance était finie, Barras prit Rewbell
et Larévellière à part, et leur dit qu'il fallait frapper la nuit même,
pour prévenir l'ennemi. Il leur avait demandé quatre jours encore, mais
il devançait ce terme pour n'être pas surpris. Les trois directeurs
se rendirent alors chez Rewbell, où ils s'établirent. Il fut convenu
d'appeler tous les ministres chez Rewbell, de s'enfermer là, jusqu'à ce
que l'événement fût consommé, et de ne permettre à personne d'en
sortir. On ne devait communiquer avec le dehors que par Augereau et ses
aides-de-camp. Ce projet arrêté, les ministres furent convoqués pour la
soirée. Réunis tous ensemble avec les trois directeurs, ils se mirent
à rédiger les ordres et les proclamations nécessaires. Le projet était
d'entourer le palais du corps législatif, d'enlever aux grenadiers les
postes qu'ils occupaient, de dissoudre les commissions des inspecteurs,
de fermer les salles des deux conseils, de fixer un autre lieu de
réunion, d'y appeler les députés sur lesquels on pouvait compter, et de
leur faire rendre une loi contre les députés dont on voulait se défaire.
On comptait bien que ceux qui étaient ennemis du directoire n'oseraient
pas se rendre au nouveau lieu de réunion. En conséquence, on rédigea des
proclamations annonçant qu'un grand complot avait été formé contre
la république, que les principaux auteurs étaient membres des deux
commissions des inspecteurs; que c'était de ces deux commissions que
devaient partir les conjurés; que, pour prévenir leur attentat, le
directoire faisait fermer les salles du corps législatif, et indiquait
un autre local, pour y réunir les députés fidèles à la république. Les
cinq-cents devaient se réunir au théâtre de l'Odéon, et les anciens à
l'amphithéâtre de l'École de Médecine. Un récit de la conspiration,
appuyé de la déclaration de Duverne de Presle, et de la pièce trouvée
dans le portefeuille de d'Entraigues, était ajouté à ces proclamations.
Le tout fut imprimé sur-le-champ, et dut être affiché dans la nuit sur
les murs de Paris. Les ministres et les trois directeurs restèrent
renfermés chez Rewbell, et Augereau partit avec ses aides-de-camp pour
faire exécuter le projet convenu.

Carnot et Barthélémy, retirés dans leur logement du Luxembourg,
ignoraient ce qui se préparait. Les clichyens, toujours fort agités,
encombraient la salle des commissions. Mais Barthélemy trompé fit dire
que ce ne serait pas pour cette nuit. Pichegru, de son côté, venait de
quitter Schérer, et il assura que rien n'était encore préparé. Quelques
mouvemens de troupes avaient été aperçus, mais c'était, disait-on, à
causé d'un exercice à feu, et on n'en conçut aucune alarme. Chacun
rassuré se retira chez soi. Rovère seul resta dans la salle des
inspecteurs, et se coucha dans un lit qui était destiné pour celui des
membres qui devait veiller.

Vers minuit, Augereau disposa toutes les troupes de la garnison autour
du palais, et fit approcher une nombreuse artillerie. Le plus grand
calme régnait dans Paris, où l'on n'entendait que le pas des soldats
et le roulement des canons. Il fallait, sans coup férir, enlever aux
grenadiers du corps législatif les postes qu'ils occupaient. Ordre fut
signifié au commandant Ramel, vers une heure du matin, de se rendre chez
le ministre de la guerre. Il refusa, devinant de quoi il s'agissait,
courut réveiller l'inspecteur Rovère, qui ne voulut pas croire encore
au danger, et se hâta ensuite d'aller dans la caserne de ses grenadiers
pour faire prendre les armes à la réserve. Quatre cents hommes à peu
près occupaient les différens postes des Tuileries; la réserve était
de huit cents. Elle fut sur-le-champ mise sous les armes, et rangée en
bataille dans le jardin des Tuileries. Le plus grand ordre et le plus
grand silence régnaient dans les rangs.

Dix mille hommes à peu près de troupes de ligne occupaient les environs
du château, et se disposaient à l'envahir. Un coup de canon à poudre,
tiré vers trois heures du matin, servit de signal. Les commandans des
colonnes se présentèrent aux différens postes. Un officier vint de la
part d'Augereau ordonner à Ramel de livrer le poste du Pont-Tournant,
qui communiquait entre le jardin et la place Louis XV; mais Ramel
refusa. Quinze cents hommes s'étant présentés à ce poste, les
grenadiers, dont la plupart étaient gagnés, le livrèrent. La même chose
se passa aux autres postes. Toutes les issues du jardin et du Carrousel
furent livrées, et de toutes parts le palais se trouva envahi par des
troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie. Douze pièces de canon
tout attelées furent braquées sur le château. Il ne restait plus que la
réserve des grenadiers, forte de huit cents hommes, rangée en bataille,
et ayant son commandant Ramel en tête. Une partie des grenadiers était
disposée à faire son devoir; les autres, travaillés par les agens
de Barras, étaient disposés au contraire à se réunir aux troupes du
directoire. Des murmures s'élevèrent dans les rangs. «Nous ne sommes
pas des Suisses, s'écrièrent quelques voix.--J'ai été blessé au 12
vendémiaire par les royalistes, dit un officier, je ne veux pas me
battre pour eux le 18 fructidor.»

La défection s'introduisit alors dans cette troupe. Le commandant
en second, Blanchard, l'excitait de ses paroles et de sa présence.
Cependant le commandant Ramel voulait encore faire son devoir, lorsqu'il
reçut un ordre, parti de la salle des inspecteurs, défendant de
faire feu. Au même instant, Augereau arriva à la tête d'un nombreux
état-major. «Commandant Ramel, dit-il, me reconnaissez-vous pour le chef
de la 17e division militaire?--Oui, répondit Ramel.--Eh bien! en qualité
de votre supérieur, je vous ordonne de vous rendre aux arrêts.» Ramel
obéit; mais il reçut de mauvais traitemens de quelques jacobins furieux,
mêlés dans l'état-major d'Augereau. Celui-ci le dégagea, et le fit
conduire au Temple. Le bruit du canon et l'investissement du château
avaient donné l'éveil à tout le monde. Il était cinq heures du matin.
Les membres des commissions étaient accourus à leur poste, et s'étaient
rendus dans leur salle. Ils étaient entourés, et ne pouvaient plus
douter du péril. Une compagnie de soldats placée à leur porte avait
ordre de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient avec la médaille
de députés, et de n'en laisser sortir aucun. Ils virent arriver leur
collègue Dumas, qui se rendait à son poste; mais ils lui jetèrent un
billet par la fenêtre, pour l'avertir du péril et l'engager à se sauver.
Augereau se fit remettre l'épée de Pichegru et de Willot, et les envoya
tous deux, au Temple, ainsi que plusieurs autres députés, saisis dans la
salle des inspecteurs.

Tandis que cette opération s'exécutait contre les conseils, le
directoire avait chargé un officier de se mettre à la tête d'un
détachement, et d'aller s'emparer de Carnot et de Barthélemy. Carnot,
averti à temps, s'était sauvé de son appartement, et il était parvenu à
s'évader par une petite porte du jardin du Luxembourg dont il avait
la clé. Quant à Barthélemy, on l'avait trouvé chez lui, et on l'avait
arrêté. Cette arrestation était embarrassante pour le directoire. Barras
excepté, les directeurs étaient charmés de la fuite de Carnot; ils
désiraient vivement que Barthélemy en fît autant. Ils lui firent
proposer de s'enfuir. Barthélemy répondit qu'il y consentait, si on le
faisait transporter ostensiblement, et sous son nom, à Hambourg. Les
directeurs ne pouvaient s'engager à une pareille démarche. Se proposant
de déporter plusieurs membres du corps législatif, ils ne pouvaient pas
traiter avec tant de faveur l'un de leurs collègues. Barthélemy fut
conduit au Temple; il y arriva en même temps que Pichegru, Willot, et
les autres députés pris dans la commission des inspecteurs.

Il était huit heures du matin: beaucoup de députés, avertis, voulurent
courageusement se rendre à leur poste. Le président des cinq-cents,
Siméon, et celui des anciens, Lafond-Ladebat, parvinrent jusqu'à leurs
salles respectives, qui n'étaient pas encore fermées, et purent occuper
le fauteuil en présence de quelques députés. Mais des officiers vinrent
leur intimer l'ordre de se retirer. Ils n'eurent que le temps de
déclarer que la représentation nationale était dissoute. Ils se
retirèrent chez l'un d'eux, où les plus courageux méditèrent une
nouvelle tentative. Ils résolurent de se réunir une seconde fois, de
traverser Paris à pied, et de se présenter, ayant leurs présidens en
tête, aux portes du Palais-Législatif. Il était près de onze heures du
matin. Tout Paris était averti de l'événement; le calme de cette
grande cité n'en était pas troublé. Ce n'étaient plus les passions qui
produisaient un soulèvement; c'était un acte méthodique de l'autorité
contre quelques représentans. Une foule de curieux encombraient les rues
et les places publiques, sans mot dire. Seulement des groupes détachés
des faubourgs, et composés de jacobins, parcouraient les rues en criant:
_Vive la république! à bas les aristocrates!_ Ils ne trouvaient ni écho
ni résistance dans la masse de la population. C'était surtout autour du
Luxembourg que leurs groupes s'étaient amassés. Là, ils criaient: _Vive
le directoire!_ et quelques-uns, _vive Barras!_

Le groupe des députés traversa en silence la foule amassée sur le
Carrousel, et se présenta aux portes des Tuileries. On leur en refusa
l'entrée; ils insistèrent; alors un détachement les repoussa, et les
poursuivit jusqu'à ce qu'ils fussent dispersés: triste et déplorable
spectacle, qui présageait la prochaine et inévitable domination des
prétoriens! Pourquoi fallait-il qu'une faction perfide eût obligé
la révolution à invoquer l'appui des baïonnettes? Les députés ainsi
poursuivis se retirèrent, les uns chez le président Lafond-Ladebat,
les autres dans une maison voisine. Ils y délibéraient en tumulte, et
s'occupaient à faire une protestation, lorsqu'un officier vint leur
signifier l'ordre de se séparer. Un certain nombre d'entre eux furent
arrêtés; c'étaient Lafond-Ladebat, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
Bourdon (de l'Oise), Goupil de Préfeln, et quelques autres. Ils furent
conduits au Temple, où déjà les avaient précédés les membres des deux
commissions.

Pendant ce temps, les députés directoriaux s'étaient rendus au nouveau
lieu assigné pour la réunion du corps législatif. Les cinq-cents
allaient à l'Odéon, les anciens à l'École de Médecine. Il était midi
à peu près, et ils étaient encore peu nombreux; mais le nombre s'en
augmentait à chaque instant, soit parce que l'avis de cette convocation
extraordinaire se communiquait de proche en proche, soit parce que tous
les incertains, craignant de se déclarer en dissidence, s'empressaient
de se rendre au nouveau corps législatif. De momens en momens, on
comptait les membres présens; et enfin, lorsque les anciens furent au
nombre de cent vingt-six, et les cinq cents au nombre de deux cent
cinquante-un, moitié plus un pour les deux conseils, ils commencèrent
à délibérer. Il y avait quelque embarras dans les deux assemblées, car
l'acte qu'il s'agissait de légaliser était un coup d'état manifeste. Le
premier soin des deux conseils fut de se déclarer en permanence, et
de s'avertir réciproquement qu'ils étaient constitués. Le député
Poulain-Grandpré, membre des cinq-cents, prit le premier la parole. «Les
mesures qui ont été prises, dit-il, le local que nous occupons, tout
annonce que la patrie a couru de grands dangers, et qu'elle en court
encore. Rendons grâces au directoire: c'est à lui que nous devons le
salut de la patrie. Mais ce n'est pas assez que le directoire veille; il
est aussi de notre devoir de prendre des mesures capables d'assurer le
salut public et la constitution de l'an III. A cet effet, je demande la
formation d'une commission de cinq membres.»

Cette proposition fut adoptée, et la commission composée de députés
dévoués au système du directoire. C'étaient Sieyès, Poulain-Grandpré,
Villers, Chazal et Boulay (de la Meurthe). On annonça pour six heures du
soir un message du directoire aux deux conseils. Ce message contenait le
récit de la conspiration, telle qu'elle était connue du directoire, les
deux pièces fameuses dont nous avons déjà parlé, et des fragmens de
lettres trouvées dans les papiers des agens royalistes. Ces pièces ne
contenaient que les preuves acquises; elles prouvaient que Pichegru
était en négociation avec le prétendant, qu'Imbert-Colomès correspondait
avec Blanckembourg, que Mersan et Lemerer étaient les aboutissans de la
conspiration auprès des députés de Clichy, et qu'une vaste association
de royalistes s'étendait sur toute la France. Il n'y avait pas d'autres
noms que ceux qui ont déjà été cités. Ces pièces firent néanmoins
un grand effet. En apportant la conviction morale, elles prouvaient
l'impossibilité d'employer les voies judiciaires, par l'insuffisance des
témoignages directs et positifs. La commission des cinq eut aussitôt
la parole sur ce message. Le directoire n'ayant pas l'initiative des
propositions, c'était à la commission des cinq à la prendre; mais
cette commission avait le secret du directoire, et allait proposer la
légalisation du coup d'état convenu d'avance. Boulay (de la Meurthe),
chargé de prendre la parole au nom de la commission, donna les raisons
dont on accompagne habituellement les mesures extraordinaires, raisons
qui, dans la circonstance, étaient malheureusement trop fondées. Après
avoir dit qu'on se trouvait placé sur un champ de bataille, qu'il
fallait prendre une mesure prompte et décisive, et, sans verser une
goutte de sang, réduire les conspirateurs à l'impossibilité de nuire, il
fit les propositions projetées. Les principales consistaient à annuler
les opérations électorales de quarante-huit départemens, à délivrer
ainsi le corps législatif de députés voués à une faction, et à choisir
dans le nombre les plus dangereux pour les déporter. Le conseil n'avait
presque pas le choix à l'égard des mesures à prendre; la circonstance
n'en admettait pas d'autres que celles qu'on lui proposait, et le
directoire d'ailleurs avait pris une telle attitude, qu'on n'aurait pas
osé les lui refuser. La partie flottante et incertaine d'une assemblée,
que l'énergie soumet toujours, était rangée du côté des directoriaux,
et prête à voter tout ce qu'ils voudraient. Le député Chollet demandait
cependant un délai de douze heures pour examiner ces propositions; le
cri _aux voix!_ lui imposa silence. On se borna à retrancher quelques
individus de la liste de déportation, tels que Thibaudeau, Doulcet de
Pontécoulant, Tarbé, Crécy, Detorcy, Normand, Dupont (de Nemours),
Remusat, Bailly, les uns comme bons patriotes, malgré leur opposition,
les autres comme trop insignifians pour être dangereux. Après ces
retranchemens, on vota surle-champ les résolutions proposées. Les
opérations électorales de quarante-huit départemens furent cassées. Ces
départemens étaient les suivans: Ain, Ardèche, Ariége, Aube, Aveyron,
Bouches-du-Rhône, Calvados, Charente, Cher, Côte-d'Or, Côtes-du-Nord,
Dordogne, Eure, Eure-et-Loir, Gironde, Hérault, Ille-et-Vilaine,
Indre-et-Loire, Loiret, Manche, Marne, Mayenne, Mont-Blanc, Morbihan,
Moselle, Deux-Nèthes, Nord, Oise, Orne, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme,
Bas-Rhin, Haut-Rhin, Rhône, Haute-Saône, Saône-et-Loire, Sarthe, Seine,
Seine-Inférieure, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Somme, Tarn, Var,
Vaucluse, Yonne. Les députés nommés par ces départemens étaient exclus
du corps législatif. Tous les fonctionnaires, tels que juges ou
administrateurs municipaux, élus par ces départemens, étaient exclus
aussi de leurs fonctions. Étaient condamnés à la déportation, dans un
lieu choisi par le directoire, les individus suivans: dans le conseil
des cinq-cents, Aubry, Job Aimé, Bayard, Blain, Boissy-d'Anglas, Borne,
Bourdon (de l'Oise), Cadroi, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumère,
Dumolard, Duplantier, Duprat, Gilbert-Desmolières, Henri Larivière,
Imbert-Colomès, Camille-Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Gau,
Lacarrière, Lemarchant-Gomicourt, Lemerer, Mersan, Madier, Maillard,
Noailles, André, Mac-Curtain, Pavée, Pastoret, Pichegru, Polissart,
Praire-Montaud, Quatremère-Quincy, Saladin, Siméon, Vauvilliers,
Vaublanc, Villaret-Joyeuse, Willot: dans le conseil des anciens,
Barbé-Marbois, Dumas, Ferraut-Vaillant, Lafond-Ladebat, Laumont,
Muraire, Murinais, Paradis, Portalis, Rovère, Tronçon-Ducoudray.

Les deux directeurs Carnot et Barthélemy, l'ex-ministre de la police
Cochon, son employé Dossonville, le commandant de la garde du corps
législatif Ramel, les trois agens royalistes Brottier, Laville-Heurnois,
Duverne de Presle, étaient condamnés aussi à la déportation. On ne s'en
tint pas là: les journalistes n'avaient pas été moins dangereux que les
députés, et on n'avait pas plus de moyens de les frapper judiciairement.
On résolut d'agir révolutionnairement à leur égard, comme à l'égard
des membres du corps législatif. On condamna à la déportation les
propriétaires, éditeurs et rédacteurs de quarante-deux journaux; car
aucunes conditions n'étant alors imposées aux journaux politiques,
le nombre en était immense. Dans les quarante-deux figurait _la
Quotidienne_. A ces dispositions contre les individus, on en ajouta
d'autres, pour renforcer l'autorité du directoire, et rétablir les lois
révolutionnaires que les cinq-cents avaient abolies ou modifiées. Ainsi
le directoire avait la nomination de tous les juges et magistrats
municipaux, dont l'élection était annulée dans quarante-huit
départemens. Quant aux places de députés, elles restaient vacantes. Les
articles de la fameuse loi du 3 brumaire, qui avaient été rapportés,
étaient remis en vigueur, et même étendus. Les parens d'émigrés, exclus
par cette loi des fonctions publiques jusqu'à la paix, en étaient
exclus, par la loi nouvelle, jusqu'au terme de quatre ans après la paix;
ils étaient privés en outre des fonctions électorales. Les émigrés,
rentrés sous prétexte de demander leur radiation, devaient sortir sous
vingt-quatre heures des communes dans lesquelles ils se trouvaient, et
sous quinze jours du territoire. Ceux d'entre eux qui seraient saisis en
contravention devaient subir l'application des lois sous vingt-quatre
heures. Les lois qui rappelaient les prêtres déportés, qui les
dispensaient du serment et les obligeaient à une simple déclaration,
étaient rapportées. Toutes les lois sur la police des cultes étaient
rétablies. Le directoire avait la faculté de déporter, sur un simple
arrêté, les prêtres qu'il saurait se mal conduire. Quant aux journaux,
il avait à l'avenir la faculté de supprimer ceux qui lui paraîtraient
dangereux. Les sociétés politiques, c'est-à-dire les clubs, étaient
rétablies; mais le directoire était armé contre eux de la même puissance
qu'on lui donnait contre les journaux; il pouvait les fermer à
volonté. Enfin, ce qui n'était pas moins important que tout le reste,
l'organisation de la garde nationale était suspendue, et renvoyée à
d'autres temps.

Aucune de ces dispositions n'était sanguinaire, car le temps de
l'effusion du sang était passé; mais elles rendaient au directoire une
puissance toute révolutionnaire. Elles furent votées le 18 fructidor an
V (4 septembre) au soir, dans les cinq-cents. Aucune voix ne s'éleva
contre leur adoption; quelques députés applaudirent, la majorité fut
silencieuse et soumise. La résolution qui les contenait fut portée de
suite aux anciens, qui étaient en permanence comme les cinq-cents, et
qui attendaient qu'on leur fournît un sujet de délibération. La simple
lecture de la résolution et du rapport les occupa jusqu'au matin du
19. Fatigués d'une séance trop longue, ils s'ajournèrent pour quelques
heures. Le directoire, qui était impatient d'obtenir la sanction des
anciens, et de pouvoir appuyer d'une loi le coup d'état qu'il avait
frappé, envoya un message au corps législatif. «Le directoire, disait ce
message, s'est dévoué pour sauver la liberté, mais il compte sur vous
pour l'appuyer. C'est aujourd'hui le 19, et vous n'avez encore rien
fait pour le seconder.» La résolution fut aussitôt approuvée en loi, et
envoyée au directoire.

A peine fut-il muni de cette loi, qu'il se hâta d'en user, voulant
exécuter son plan avec promptitude, et aussitôt après faire rentrer
toutes choses dans l'ordre. Un grand nombre de condamnés à la
déportation s'était enfuis. Carnot s'était secrètement dirigé vers
la Suisse. Le directoire aurait voulu faire évader Barthélemy, qui
s'obstina par les raisons qui ont été rapportées plus haut. Il choisit
sur la liste des déportés quinze individus, jugés ou plus dangereux ou
plus coupables, et les destina à une déportation, qui pour quelques-uns
fut aussi funeste que la mort. On les fit partir le jour même, dans des
chariots grillés, pour Rochefort, d'où ils durent être transportés sur
une frégate à la Guyane. C'étaient Barthélemy, Pichegru, Willot, ainsi
traités à cause ou de leur importance ou de leur culpabilité; Rovère, à
cause de ses intelligences connues avec la faction royaliste; Aubry,
à cause de son rôle dans la réaction; Bourdon (de l'Oise), Murinais,
Delarue, à cause de leur conduite dans les cinq-cents; Ramel, à cause de
sa conduite à la tête des grenadiers; Dossonville, à cause des
fonctions qu'il avait remplies auprès de la commission des inspecteurs;
Tronçon-Ducoudray, Barbé-Marbois, Lafond-Ladebat, à cause, non de leur
culpabilité, car ils étaient sincèrement attachés à la république,
mais de leur influence dans le conseil des anciens; enfin Brottier et
Laville-Heurnois, à cause de leur conspiration. Leur complice Duverne de
Presle fut ménagé en considération de ses révélations. La haine eut sans
doute sa part ordinaire dans le choix des victimes, car il n'y avait que
Pichegru de réellement dangereux parmi ces quinze individus. Le nombre
en fut porté à seize, par le dévoûment du nommé Letellier, domestique
de Barthélemy, qui demanda à suivre son maître. On les fit partir sans
délai, et ils furent exposés, comme il arrive toujours, à la brutalité
des subalternes. Cependant le directoire ayant appris que le général
Dutertre, chef de l'escorte, se conduisait mal envers les prisonniers,
le remplaça sur-le-champ. Ces déportés pour cause de royalisme
allaient se retrouver à Sinamari, à côté de Billaud-Varennes et de
Collot-d'Herbois. Les autres déportés furent destinés à l'île d'Oleron.

Pendant ces deux jours, Paris demeura parfaitement calme. Les patriotes
des faubourgs trouvaient la peine de la déportation trop douce; ils
étaient habitués à des mesures révolutionnaires d'une autre espèce.
Se confiant dans Barras et Augereau, ils s'attendaient à mieux. Ils
formèrent des groupes, et vinrent sous les fenêtres du directoire crier:
_Vive la République! vive le Directoire! vive Barras!_ Ils attribuaient
la mesure à Barras, et désiraient qu'on s'en remît à lui, pendant
quelques jours, de la répression des aristocrates. Cependant ces
groupes peu nombreux ne troublèrent aucunement le repos de Paris. Les
sectionnaires de vendémiaire, qu'on aurait vus bientôt, sans la loi du
19, réorganisés en garde nationale, n'avaient plus assez d'énergie pour
prendre spontanément les armes. Ils laissèrent exécuter le coup
d'état sans opposition. Du reste, l'opinion restait incertaine. Les
républicains sincères voyaient bien que la faction royaliste avait rendu
inévitable une mesure énergique, mais ils déploraient la violation des
lois et l'intervention du pouvoir militaire. Ils doutaient presque de la
culpabilité des conspirateurs, en voyant un homme comme Carnot confondu
dans leurs rangs. Ils craignaient que la haine n'eût trop influé sur la
détermination du directoire. Enfin, même en jugeant ses déterminations
comme nécessaires, ils étaient tristes, et ils avaient raison; car il
devenait évident que cette constitution, dans laquelle ils avaient
mis tout leur espoir, n'était pas le terme de nos troubles et de nos
discordes. La masse de la population se soumit, et se détacha beaucoup
en ce jour des événemens politiques. On l'avait vue, le 9 thermidor,
passer de la haine contre l'ancien régime à la haine contre la terreur.
Depuis, elle n'avait voulu intervenir dans les affaires que pour réagir
contre le directoire, qu'elle confondait avec la convention et le comité
de salut public. Effrayée aujourd'hui de l'énergie de ce directoire,
elle vit dans le 18 fructidor l'avis de demeurer étrangère aux
événemens. Aussi vit-on, depuis ce jour, s'attiédir le zèle politique.

Telles devaient être les conséquences du coup d'état du 18 fructidor. On
a dit qu'il était devenu inutile à l'instant où il fut exécuté; que le
directoire en effrayant la faction royaliste avait déjà réussi à lui
imposer, qu'en s'obstinant à faire le coup d'état, il avait préparé
l'usurpation militaire, par l'exemple de la violation des lois. Mais,
comme nous l'avons déjà dit, la faction royaliste n'était intimidée
que pour un moment; à l'arrivée du prochain tiers elle aurait
infailliblement tout renversé, et emporté le directoire. La guerre
civile eût alors été établie entre elle et les armées. Le directoire en
prévenant ce mouvement et en le réprimant à propos, empêcha la guerre
civile; et, s'il se mit par là sous l'égide de la puissance militaire,
il subit une triste mais inévitable nécessité. La légalité était une
illusion à la suite d'une révolution comme la nôtre. Ce n'est pas à
l'abri de la puissance légale que tous les partis pouvaient venir se
soumettre et se reposer; il fallait une puissance plus forte pour les
réprimer, les rapprocher, les fondre, et pour les protéger tous contre
l'Europe en armes: et cette puissance, c'était la puissance militaire.
Le directoire, par le 18 fructidor, prévint donc la guerre civile, et
lui substitua un coup d'état, exécuté avec force, mais avec tout le
calme et la modération possibles dans les temps de révolution.


CHAPITRE XI.

CONSÉQUENCES DU 18 FRUCTIDOR.--NOMINATION DE MERLIN (DE DOUAI) ET
DE FRANÇOIS (DE NEUFCHATEAU) EN REMPLACEMENT DES DEUX DIRECTEURS
DÉPORTÉS.--RÉVÉLATIONS TARDIVES ET DISGRACE DE MOREAU.--MORT DE
HOCHE.--REMBOURSEMENT DES DEUX TIERS DE LA DETTE.--LOI CONTRE
LES CI-DEVANT NOBLES.--RUPTURE DES CONFÉRENCES DE LILLE AVEC
L'ANGLETERRE.--CONFÉRENCES D'UDINE.--TRAVAUX DE BONAPARTE EN ITALIE;
FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE; ARBITRAGE ENTRE LA VALTELINE
ET LES GRISONS; CONSTITUTION LIGURIENNE; ÉTABLISSEMENT DANS LA
MÉDITERRANÉE.--TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO.--RETOUR DE BONAPARTE A PARIS;
FÊTE TRIOMPHALE.


Le 18 fructidor jeta la terreur dans les rangs des royalistes. Les
prêtres et les émigrés, déjà rentrés en grand nombre, quittèrent Paris
et les grandes villes pour regagner les frontières. Ceux qui étaient
prêts à rentrer, s'enfoncèrent de nouveau en Allemagne et en Suisse. Le
directoire venait d'être réarmé de toute la puissance révolutionnaire
par la loi du 19, et personne ne voulait plus le braver. Il commença
par réformer les administrations, ainsi qu'il arrive toujours à chaque
changement de système, et appela des patriotes prononcés à la plupart
des places. Il avait à nommer à toutes les fonctions électives dans
quarante-huit départemens, et il pouvait ainsi étendre beaucoup son
influence et multiplier ses partisans. Son premier soin devait être
de remplacer les deux directeurs Carnot et Barthélemy. Rewbell et
Larévellière, dont le dernier événement avait singulièrement augmenté
l'influence, ne voulaient pas qu'on pût les accuser d'avoir exclu deux
de leurs collègues, pour rester maîtres du gouvernement. Ils exigèrent
donc que l'on demandât sur-le-champ au corps législatif la nomination de
deux nouveaux directeurs. Ce n'était point l'avis de Barras, et encore
moins d'Augereau, Ce général était enchanté de la journée du 18
fructidor, et tout fier de l'avoir si bien conduite. En se mêlant aux
événemens, il avait pris goût à la politique et au pouvoir, et avait
conçu l'ambition de siéger au directoire. Il voulait que les trois
directeurs, sans demander des collègues au corps législatif,
l'appelassent à siéger auprès d'eux. On ne satisfit point à cette
prétention, et il ne lui resta d'autre moyen pour devenir directeur que
d'obtenir la majorité dans les conseils. Mais il fut encore déçu dans
cet espoir. Merlin (de Douai), ministre de la justice, et François (de
Neufchâteau), ministre de l'intérieur, l'emportèrent d'un assez grand
nombre de voix sur leurs concurrens. Masséna et Augereau furent, après
eux, les deux candidats qui réunirent le plus de suffrages. Masséna
en eut quelques-uns de plus qu'Augereau. Les deux nouveaux directeurs
furent installés avec l'appareil accoutumé. Ils étaient républicains,
plutôt à la manière de Rewbell et de Larévellière, qu'à la manière de
Barras; ils avaient d'ailleurs d'autres habitudes et d'autres moeurs.
Merlin était un jurisconsulte; François (de Neufchâteau) un homme
de lettres. Tous deux avaient une manière de vivre analogue à
leur profession, et étaient faits pour s'entendre avec Rewbell et
Larévellière. Peut-être eût-il été à désirer, pour l'influence et la
considération du directoire auprès de nos armées, que l'un de nos
généraux célèbres y fût appelé.

Le directoire remplaça les deux ministres appelés au directoire, par
deux administrateurs excellens pris dans la province. Il espérait ainsi
composer le gouvernement d'hommes plus étrangers aux intrigues de Paris,
et moins accessibles à la faveur. Il appela à la justice Lambrechts, qui
était commissaire près l'administration centrale du département de la
Dyle, c'est-à-dire préfet; c'était un magistrat intègre. Il plaça à
l'intérieur Letourneur, commissaire près l'administration centrale de
la Loire-Inférieure, administrateur capable, actif et probe, mais trop
étranger à la capitale et à ses usages, pour n'être pas quelquefois
ridicule à la tête d'une grande administration.

Le directoire avait lieu de s'applaudir de la manière dont les événemens
s'étaient passés. Il était seulement inquiet du silence du général
Bonaparte, qui n'avait plus écrit depuis long-temps, et qui n'avait
point envoyé les fonds promis. L'aide-de-camp Lavalette n'avait point
paru au Luxembourg pendant l'événement, et on soupçonna qu'il avait
indisposé son général contre le directoire, et lui avait donné de faux
renseignemens sur l'état des choses. M. de Lavalette, en effet n'avait
cessé de conseiller à Bonaparte de se tenir à part, de rester étranger
au coup d'état, et de se borner au secours qu'il avait donné au
directoire par ses proclamations. Barras et Augereau mandèrent M. de
Lavalette, lui firent des menaces, en lui disant qu'il avait sans doute
trompé Bonaparte, et lui déclarèrent qu'ils l'auraient fait arrêter,
sans les égards dus à son général. M. de Lavalette partit sur-le-champ
pour l'Italie. Augereau se hâta d'écrire au général Bonaparte et à ses
amis de l'armée, pour peindre l'événement sous les couleurs les plus
favorables.

Le directoire, mécontent de Moreau, avait résolu de le rappeler, mais il
reçut de lui une lettre qui fit la plus grande sensation. Moreau avait
saisi lors du passage du Rhin les papiers du général Kinglin, et y avait
trouvé toute la correspondance de Pichegru avec le prince de Condé. Il
avait tenu cette correspondance secrète; mais il se décida à la faire
connaître au gouvernement au moment du 18 fructidor. Il prétendit s'être
décidé avant la connaissance des événemens du 18, et afin de fournir au
directoire la preuve dont il avait besoin pour confondre des ennemis
redoutables. Mais on assure que Moreau avait reçu par le télégraphe la
nouvelle des événemens dans la journée même du 18, qu'alors il s'était
hâté d'écrire, pour faire une dénonciation qui ne compromettait pas
Pichegru plus qu'il ne l'était, et qui le déchargeait lui-même
d'une grande responsabilité. Quoi qu'il en soit de ces différentes
suppositions, il est clair que Moreau avait gardé longtemps un secret
important, et ne s'était décidé à le révéler qu'au moment même de la
catastrophe. Tout le monde dit que, n'étant pas assez républicain pour
dénoncer son ami, il n'avait pas été cependant ami assez fidèle pour
garder le secret jusqu'au bout. Son caractère politique parut là ce
qu'il était, c'est-à-dire faible, vacillant et incertain. Le directoire
l'appela à Paris pour rendre compte de sa conduite. En examinant cette
correspondance, il y trouva la confirmation de tout ce qu'il avait
appris sur Pichegru, et dut regretter de n'en avoir pas eu connaissance
plus tôt. Il trouva aussi dans ces papiers la preuve de la fidélité de
Moreau à la république; mais il le punit de sa tiédeur et de son silence
en lui ôtant son commandement, et en le laissant sans emploi à Paris,
Hoche, toujours à la tête de son armée de Sambre-et-Meuse, venait de
passer un mois entier dans les plus cruelles angoisses. Il était à son
quartier-général de Wetzlar, ayant une voiture toute prête pour
s'enfuir en Allemagne avec sa jeune femme, si le parti des cinq-cents
l'emportait. C'est cette circonstance seule qui, pour la première fois,
le fit songer à ses intérêts, et à réunir une somme d'argent pour
suffire à ses besoins pendant son éloignement; on a vu déjà qu'il avait
prêté au directoire la plus grande partie de la dot de sa femme. La
nouvelle du 18 fructidor le combla de joie, et le délivra de toute
crainte pour lui-même. Le directoire, pour récompenser son dévoûment,
réunit les deux grandes armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin en une
seule, sous le nom d'armée d'Allemagne, et lui en donna le commandement.
C'était le plus vaste commandement de la république. Malheureusement
la santé du jeune général ne lui permit guère de jouir du triomphe des
patriotes et du témoignage de confiance du gouvernement. Depuis quelque
temps une toux sèche et fréquente, des convulsions nerveuses, alarmaient
ses amis et ses médecins. Un mal inconnu consumait ce jeune homme,
naguère plein de santé, et qui joignait à ses talens l'avantage de la
beauté et de la vigueur la plus mâle. Malgré son état, il s'occupait
d'organiser en une seule les deux armées, dont il venait de recevoir le
commandement, et il songeait toujours à son expédition d'Irlande, dont
le directoire voulait faire un moyen d'épouvanté contre l'Angleterre.
Mais sa toux devint plus violente vers les derniers jours de fructidor,
et il commença à souffrir des douleurs insupportables. On souhaitait
qu'il suspendît ses travaux, mais il ne le voulut pas. Il appela son
médecin et lui dit: _Donnez-moi un remède pour la fatigue, mais que ce
remède ne soit pas le repos_. Vaincu par le mal, il se mit au lit le
premier jour complémentaire de l'an V (17 septembre), et expira le
lendemain, au milieu des douleurs les plus vives. L'armée fut dans la
consternation, car elle adorait son jeune général. Cette nouvelle se
répandit avec rapidité, et vint affliger tous les républicains, qui
comptaient sur les talens et sur le patriotisme de Hoche. Le bruit
d'empoisonnement se répandit sur-le-champ; on ne pouvait pas croire que
tant de jeunesse, de force, de santé, succombassent par un accident
naturel. L'autopsie fut faite; l'estomac et les intestins furent
examinés par la Faculté, qui les trouva remplis de taches noires, et
qui, sans déclarer les traces du poison, parut du moins y croire. On
attribua l'empoisonnement au directoire, ce qui était absurde, car
personne au directoire n'était capable de ce crime, étranger à nos
moeurs, et personne surtout n'avait intérêt à le commettre. Hoche, en
effet, était l'appui le plus solide du directoire, soit contre les
royalistes, soit contre l'ambitieux vainqueur de l'Italie. On supposa
avec plus de vraisemblance qu'il avait été empoisonné dans l'Ouest. Son
médecin crut se souvenir que l'altération de sa santé datait de son
dernier séjour en Bretagne, lorsqu'il alla s'y embarquer pour l'Irlande.
On imagina, du reste sans preuve, que le jeune général avait été
empoisonné dans un repas qu'il avait donné à des personnes de tous les
partis, pour les rapprocher.

Le directoire fit préparer des obsèques magnifiques; elles eurent lieu
au Champ-de-Mars, en présence de tous les corps de l'état, et au milieu
d'un concours immense de peuple. Une armée considérable suivait le
convoi; le vieux père du général conduisait le deuil. Cette pompe
fit une impression profonde, et fut une des plus belles de nos temps
héroïques.

Ainsi finit l'une des plus belles et des plus intéressantes vies de la
révolution. Cette fois du moins ce ne fut pas par l'échafaud. Hoche
avait vingt-neuf ans. Soldat aux gardes-françaises, il avait fait son
éducation en quelques mois. Au courage physique du soldat il joignait
un caractère énergique, une intelligence supérieure, une grande
connaissance des hommes, l'entente des événemens politiques, et enfin
le mobile tout-puissant des passions. Les siennes étaient ardentes,
et furent peut-être la seule cause de sa mort. Une circonstance
particulière ajoutait à l'intérêt qu'inspiraient toutes ses qualités;
toujours il avait vu sa fortune interrompue par des accidens imprévus;
vainqueur à Wissembourg, et prêt à entrer dans la plus belle carrière,
il fut tout à coup jeté dans les cachots: sorti des cachots pour aller
se consumer en Vendée, il y remplit le plus beau rôle politique, et,
à l'instant où il allait exécuter un grand projet sur l'Irlande, une
tempête et des mésintelligences l'arrêtèrent encore: transporté à
l'armée de Sambre-et-Meuse, il y remporta une belle victoire, et vit sa
marche suspendue par les préliminaires de Léoben: enfin, tandis qu'à la
tête de l'armée d'Allemagne et avec les dispositions de l'Europe, il
avait encore un avenir immense, il fut frappé tout à coup au milieu
de sa carrière, et enlevé par une maladie de quarante-huit heures.
Du reste, si un beau souvenir dédommage de la perte de la vie, il ne
pouvait être mieux dédommagé de perdre sitôt la sienne. Des victoires,
une grande pacification, l'universalité des talens, une probité sans
tache, l'idée répandue chez tous les républicains qu'il aurait lutté
seul contre le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, que son ambition
serait restée républicaine et eût été un obstacle invincible pour la
grande ambition qui prétendait au trône, en un mot, des hauts faits,
de nobles conjectures, et vingt-neuf ans, voilà de quoi se compose sa
mémoire. Certes, elle est assez belle! ne le plaignons pas d'être mort
jeune: il vaudra toujours mieux pour la gloire de Hoche, Kléber, Desaix,
de n'être pas devenus des maréchaux. Ils ont eu l'honneur de mourir
citoyens et libres, sans être réduits comme Moreau à chercher un asile
dans les armées étrangères.

Le gouvernement donna l'armée d'Allemagne à Augereau, et se débarrassa
ainsi de sa turbulence, qui commençait à devenir incommode à Paris.

Le directoire avait fait en quelques jours tous les arrangemens
qu'exigeaient les circonstances; mais il lui restait à s'occuper des
finances. La loi du 19 fructidor, en le délivrant de ses adversaires les
plus redoutables, en rétablissant la loi du 3 brumaire, en lui donnant
de nouveaux moyens de sévérité contre les émigrés et les prêtres, en
l'armant de la faculté de supprimer les journaux, et de fermer les
sociétés politiques dont l'esprit ne lui conviendrait pas, en lui
permettant de remplir toutes les places vacantes après l'annulation
des élections, en ajournant indéfiniment la réorganisation des gardes
nationales, la loi du 19 fructidor lui avait rendu tout ce qu'avaient
voulu lui ravir les deux conseils, et y avait même ajouté une espèce de
toute-puissance révolutionnaire. Mais le directoire avait des avantages
tout aussi importans à recouvrer en matière de finances; car on n'avait
pas moins voulu le réduire sous ce rapport que sous tous les autres. Un
vaste projet fut présenté pour les dépenses et les recettes de l'an VI.
Le premier soin devait être de rendre au directoire les attributions
qu'on avait voulu lui ôter, relativement aux négociations de la
trésorerie, à l'ordre des paiemens; en un mot, à la manipulation des
fonds. Tous les articles adoptés à cet égard par les conseils, avant le
18 fructidor, furent rapportés. Il fallait songer ensuite à la création
de nouveaux impôts, pour soulager la propriété foncière trop chargée, et
porter la recette au niveau de la dépense. L'établissement d'une loterie
fut autorisé; il fut établi un droit sur les chemins et un autre sur
les hypothèques. Les droits de l'enregistrement furent régularisés de
manière à en accroître considérablement le produit; les droits sur
les tabacs étrangers furent augmentés. Grâce à ces nouveaux moyens de
recette, on put réduire la contribution foncière à 228 millions, et la
contribution personnelle à 50, et porter cependant la somme totale
des revenus pour l'an VI à 616 millions. Dans cette somme, les ventes
supposées de biens nationaux n'étaient évaluées que pour 20 millions.

La recette se trouvant élevée à 616 millions par ces différens moyens,
il fallait réduire la dépense à la même somme. La guerre n'était
supposée devoir coûter cette année, même dans le cas d'une nouvelle
campagne, que 283 millions. Les autres services généraux étaient évalués
à 247 millions, ce qui faisait en tout 530 millions. Le service de
la dette s'élevait à lui seul à 258 millions: et si on l'eût fait
intégralement, la dépense se fût élevée à un taux fort supérieur
aux moyens de la république. On proposa de n'en payer que le tiers,
c'est-à-dire 86 millions. De cette manière, la guerre, les services
généraux et la dette ne portaient la dépense qu'à 616 millions, montant
de la recette. Mais pour se renfermer dans ces bornes, il fallait
prendre un parti décisif à l'égard de la dette. Depuis l'abolition
du papier-monnaie et le retour du numéraire, le service des intérêts
n'avait pu se faire exactement. On avait payé un quart en numéraire, et
trois quarts en bons sur les biens nationaux, appelés _bons des trois
quarts_. C'était, en quelque sorte, comme si on eût payé un quart en
argent et trois quarts en assignats. La dette n'avait donc guère été
servie jusqu'ici qu'avec les ressources provenant des biens nationaux,
et il devenait urgent de prendre un parti à cet égard, dans l'intérêt de
l'état et des créanciers. Une dette dont la charge annuelle montait
à 258 millions, était véritablement énorme pour cette époque. On ne
connaissait point encore les ressources du crédit et la puissance de
l'amortissement. Les revenus étaient bien moins considérables qu'ils ne
le sont devenus, car on n'avait pas eu le temps de recueillir encore les
bienfaits de la révolution; et la France, qui a pu produire depuis un
milliard de contributions générales, pouvait à peine alors donner 616
millions. Ainsi la dette était accablante, et l'état se trouvait dans la
situation d'un particulier en faillite. On résolut donc de continuer à
servir une partie de la dette en numéraire, et, au lieu de servir le
reste en bons sur les biens nationaux, d'en rembourser le capital même
avec ces biens. On voulait en conserver un tiers seulement: le tiers
conservé devait s'appeler _tiers consolidé_, et demeurer sur le
grand-livre avec qualité de rente perpétuelle. Les deux autres tiers
devaient être remboursés au capital de vingt fois la rente, et en bons
recevables en paiement des biens nationaux. Il est vrai que ces bons
tombaient dans le commerce à moins du sixième de leur valeur; et que,
pour ceux qui ne voulaient pas acheter des terres, c'était une véritable
banqueroute.

Malgré le calme et la docilité des conseils depuis le 18 fructidor,
cette mesure excita une vive opposition. Les adversaires du
remboursement soutenaient que c'était une vraie banqueroute; que la
dette, à l'origine de la révolution, avait été mise sous la sauvegarde
de l'honneur national, et que c'était déshonorer la république, que de
rembourser les deux tiers; que les créanciers qui n'achèteraient pas
des biens perdraient les neuf dixièmes en négociant leurs bons,
car l'émission d'une aussi grande quantité de papier en avilirait
considérablement la valeur; que même, sans avoir des préjugés contre
l'origine des biens, les créanciers de l'état étaient pour la plupart
trop pauvres pour acheter des terrés; que les associations pour acquérir
en commun étaient impossibles; que par conséquent, la perte des neuf
dixièmes du capital était réelle pour la plupart; que le tiers prétendu
consolidé, et à l'abri de réduction pour l'avenir, n'était que promis;
qu'un tiers promis valait moins que trois tiers promis; qu'enfin si la
république ne pouvait pas, dans le moment, suffire à tout le service de
la dette, il valait mieux pour les créanciers attendre comme ils avaient
fait jusqu'ici, mais attendre avec l'espoir de voir leur sort amélioré,
qu'être dépouillés sur-le-champ de leur créance. Il y avait même
beaucoup de gens qui auraient voulu qu'on distinguât entre les
différentes espèces de rentes inscrites au grand-livre, et qu'on ne
soumît au remboursement que celles qui avaient été acquises à vil prix.
Il s'en était vendu en effet à 10 et 15 fr., et ceux qui les avaient
achetées gagnaient encore beaucoup malgré la réduction au tiers. Les
partisans du projet du directoire répondaient qu'un état avait le droit,
comme tout particulier, d'abandonner son avoir à ses créanciers, quand
il ne pouvait plus les payer; que la dette surpassait de beaucoup les
moyens de la république, et que dans cet état, elle avait le droit de
leur abandonner le gage même de cette dette, c'est-à-dire les biens;
qu'en achetant des terres ils perdraient fort peu; que ces terres
s'élèveraient rapidement dans leurs mains, pour remonter à leur ancienne
valeur, et qu'ils retrouveraient ainsi ce qu'ils avaient perdu; qu'il
restait 1,300 millions de biens (le milliard promis aux armées étant
transporté aux créanciers de l'état), que la paix était prochaine, qu'à
la paix, les bons de remboursement devaient seuls être reçus en
paiement des biens nationaux; que, par conséquent, la partie du capital
remboursée, s'élevant à environ 3 milliards, trouverait à acquérir 1,300
millions de biens, et perdrait tout au plus les deux tiers au lieu des
neuf dixièmes; que du reste les créanciers n'avaient pas été traités
autrement jusqu'ici; que toujours on les avait payés en biens, soit
qu'on leur donnât des assignats, ou des _bons de trois quarts_; que la
république était obligée de leur donner ce qu'elle avait; qu'ils ne
gagneraient rien à attendre, car jamais elle ne pourrait servir toute
la dette; qu'en les liquidant, leur sort était fixé; que le paiement
du tiers consolidé commençait sur-le-champ, car les moyens de faire le
service existaient, et que la république de son côté était délivrée
d'un fardeau énorme; qu'elle entrait par là dans des voies régulières;
qu'elle se présentait à l'Europe avec une dette devenue légère, et
qu'elle allait en devenir plus imposante et plus forte pour obtenir la
paix; qu'enfin on ne pouvait pas distinguer entre les différentes rentes
suivant le prix d'acquisition, et qu'il fallait les traiter toutes
également.

Cette mesure était inévitable. La république faisait ici comme elle
avait toujours fait: tous les engagemens au-dessus de ses forces, elle
les avait remplis avec des terres, au prix où elles étaient tombées.
C'est en assignats qu'elle avait acquitté les anciennes charges, ainsi
que toutes les dépenses de la révolution, et c'est avec des terres
qu'elle avait acquitté les assignats. C'est en assignats, c'est-à-dire
encore avec des terres, qu'elle avait servi les intérêts de la dette,
et c'est avec des terres qu'elle finissait par en acquitter le capital
lui-même. En un mot, elle donnait ce qu'elle possédait. On n'avait pas
autrement liquidé la dette aux États-Unis. Les créanciers avaient reçu
pour tout paiement les rives du Mississipi. Les mesures de cette nature
causent, comme les révolutions, beaucoup de froissemens particuliers;
mais il faut savoir les subir, quand elles sont devenues inévitables. La
mesure fut adoptée. Ainsi, au moyen des nouveaux impôts, qui portaient
la recette à 616 millions, et grâce à la réduction de la dette, qui
permettait de restreindre la dépense à cette somme, la balance se trouva
rétablie dans nos finances, et on put espérer un peu moins d'embarras
pour l'an VI (de septembre 1797 à septembre 1798).

A toutes ces mesures, résultats de la victoire, le parti républicain
en voulait ajouter une dernière. Il disait que la république serait
toujours en péril, tant qu'une caste ennemie, celle des ci-devant
nobles, serait soufferte dans son sein; il voulait qu'on exilât de
France toutes les familles qui autrefois avaient été nobles, ou
s'étaient fait passer pour nobles; qu'on leur donnât la valeur de
leurs biens en marchandises françaises, et qu'on les obligeât à porter
ailleurs leurs préjugés, leurs passions et leur existence. Ce projet
était fort appuyé par Sieyès, Boulay (de la Meurthe), Chazal, tous
républicains prononcés, mais très combattu par Tallien et les amis de
Barras. Barras était noble; le général de l'armée d'Italie était né
gentilhomme; beaucoup des amis qui partageaient les plaisirs de Barras,
et qui remplissaient ses salons, étaient d'anciens nobles aussi; et
quoiqu'une exception fût faite en faveur de ceux qui avaient servi
utilement la république, les salons du directeur étaient fort irrités
contre la loi proposée. Même, sans toutes ces raisons personnelles, il
était aisé de démontrer le danger et la rigueur de cette loi. Elle
fut présentée cependant aux deux conseils, et excita une espèce de
soulèvement, qui obligea à la retirer, pour lui faire subir de grandes
modifications. On la reproduisit sous une autre forme. Les ci-devant
nobles n'étaient plus condamnés à l'exil; mais ils étaient considérés
comme étrangers, et obligés, pour recouvrer la qualité de citoyen, de
remplir les formalités, et de subir les épreuves de la naturalisation.
Une exception fut faite en faveur des hommes qui avaient servi utilement
la république, ou dans les armées ou dans les assemblées. Barras, ses
amis, et le vainqueur d'Italie, dont on affectait de rappeler toujours
la naissance, furent ainsi affranchis des conséquences de cette mesure.

Le gouvernement avait repris une énergie toute révolutionnaire.
L'opposition qui, dans le directoire et les conseils, affectait de
demander la paix, étant écartée, le gouvernement se montra plus ferme
et plus exigeant dans les négociations de Lille et d'Udine. Il ordonna
sur-le-champ à tous les soldats qui avaient obtenu des congés, de
rentrer dans les rangs; il remit tout sur le pied de guerre, et il
envoya de nouvelles instructions à ses négociateurs. Maret, à Lille,
était parvenu à concilier, comme on l'a vu, les prétentions des
puissances maritimes. La paix était convenue, pourvu que l'Espagne
sacrifiât la Trinité, et la Hollande Trinquemale, et que la France
promit de ne jamais prendre le Cap de Bonne-Espérance pour elle-même. Il
ne s'agissait donc plus que d'avoir le consentement de l'Espagne et de
la Hollande. Le directoire trouva Maret trop facile, et résolut de le
rappeler: il envoya Bonnier et Treilhard à Lille, avec de nouvelles
instructions. D'après ces instructions, la France exigeait la
restitution pure et simple, non seulement de ses colonies, mais encore
de celles de ses alliés. Quant aux négociations d'Udine, le directoire
ne se montra pas moins tranchant et moins positif. Il ne consentait plus
à s'en tenir aux préliminaires de Léoben, qui donnaient à l'Autriche
la limite de l'Oglio en Italie; il voulait maintenant que l'Italie fût
affranchie tout entière jusqu'à l'Izonzo, et que l'Autriche se contentât
pour indemnité de la sécularisation de divers états ecclésiastiques en
Allemagne. Il rappela Clarke, qui avait été choisi et envoyé par Carnot,
et qui avait, dans sa correspondance, fort peu ménagé les généraux de
l'armée d'Italie réputés les plus républicains. Bonaparte demeura chargé
des pouvoirs de la république pour traiter avec l'Autriche.

L'ultimatum que le directoire faisait signifier à Lille par les nouveaux
négociateurs, Bonnier et Treilhard, vint rompre une négociation presque
achevée. Lord Malmesbury en fut singulièrement déconcerté, car il
désirait la paix, soit pour finir glorieusement sa carrière, soit pour
procurer à son gouvernement un moment de répit. Il témoigna les plus
vifs regrets; mais il était impossible que l'Angleterre renonçât à
toutes ses conquêtes maritimes, et ne reçût rien en échange. Lord
Malmesbury était si sincère dans son désir de traiter, qu'il engagea
M. Maret à chercher à Paris, si on ne pourrait pas influer sur la
détermination du directoire, et offrit même plusieurs millions pour
acheter la voix de l'un des directeurs. M. Maret refusa de se charger
d'aucune négociation de cette espèce, et quitta Lille. Lord Malmesbury
et M. Ellis partirent sur-le-champ, et ne revinrent pas. Quoiqu'on pût
reprocher dans cette circonstance au directoire d'avoir repoussé une
paix certaine et avantageuse pour la France, son motif était cependant
honorable. Il eût été peu loyal à nous d'abandonner nos alliés, et de
leur imposer des sacrifices pour prix de leur dévoûment à notre cause.
Le directoire, se flattant d'avoir sous peu la paix avec l'Autriche,
ou du moins de la lui imposer par un mouvement de nos armées, avait
l'espoir d'être bientôt délivré de ses ennemis du continent, et de
pouvoir tourner toutes ses forces contre l'Angleterre.

L'ultimatum signifié à Bonaparte lui déplut singulièrement, car il
n'espérait pas pouvoir le faire accepter. Il était difficile, en effet,
de forcer l'Autriche à renoncer tout à fait l'Italie, et à se contenter
de la sécularisation de quelques états ecclésiastiques en Allemagne, à
moins de marcher sur Vienne. Or, Bonaparte ne pouvait plus prétendre à
cet honneur, car il avait toutes les forces de la monarchie autrichienne
sur les bras, et c'était l'armée d'Allemagne qui devait avoir l'avantage
de percer la première, et de pénétrer dans les états héréditaires. A
ce sujet de mécontentement s'en joignit un autre, lorsqu'il apprit les
défiances qu'on avait conçues contre lui à Paris. Augereau avait envoyé
un de ses aides-de-camp avec des lettres pour beaucoup d'officiers et de
généraux de l'armée d'Italie. Cet aide-de-camp paraissait remplir une
espèce de mission, et être chargé de redresser l'opinion de l'armée sur
le 18 fructidor. Bonaparte vit bien qu'on se défiait de lui. Il se hâta
de jouer l'offensé, de se plaindre avec la vivacité et l'amertume d'un
homme qui se sent indispensable; il dit que le gouvernement le traitait
avec une horrible ingratitude, qu'il se conduisait envers lui comme
envers Pichegru après vendémiaire, et il demanda sa démission. Cet
homme, d'un esprit si grand et si ferme, qui savait se donner une si
noble attitude, se livra ici à l'humeur d'un enfant impétueux et mutin.
Le directoire ne répondit pas à la demande de sa démission, et se
contenta d'assurer qu'il n'était pour rien dans ces lettres et dans
l'envoi d'un aide-de-camp. Bonaparte se calma, mais demanda encore
à être remplacé dans les fonctions de négociateur, et dans celles
d'organisateur des républiques italiennes. Il répétait sans cesse qu'il
était malade, qu'il ne pouvait plus supporter la fatigue du cheval, et
qu'il lui était impossible de faire une nouvelle campagne. Cependant,
quoique à la vérité il fût malade, et accablé des travaux énormes
auxquels il s'était livré depuis deux ans, il ne voulait être remplacé
dans aucun de ses emplois, et au besoin il était assuré de trouver dans
son âme les forces qui semblaient manquer à son corps.

Il résolut, en effet, de poursuivre la négociation, et d'ajouter à
la gloire de premier capitaine du siècle, celle de pacificateur.
L'ultimatum du directoire le gênait; mais il n'était pas plus décidé
dans cette circonstance que dans une foule d'autres, à obéir aveuglément
à son gouvernement. Ses travaux, dans ce moment, étaient immenses. Il
organisait les républiques italiennes, il se créait une marine dans
l'Adriatique, il formait de grands projets sur la Méditerranée, et il
traitait avec les plénipotentiaires de l'Autriche.

Il avait commencé à organiser en deux états séparés les provinces qu'il
avait affranchies dans la Haute-Italie. Il avait érigé depuis long-temps
en république cispadane le duché de Modène, les légations de Bologne
et de Ferrare. Son projet était de réunir ce petit état à Venise
révolutionnée, et de la dédommager ainsi de la perte de ses provinces de
terre-ferme. Il voulait organiser à part la Lombardie, sous le titre de
république transpadane. Mais bientôt ses idées avaient changé, et il
préférait former un seul état des provinces affranchies. L'esprit de
localité, qui s'opposait d'abord à la réunion de la Lombardie avec les
autres provinces, conseillait maintenant au contraire de les réunir. La
Romagne, par exemple, ne voulait pas se réunir aux légations et au duché
de Modène, mais consentait à dépendre d'un gouvernement central établi à
Milan. Bonaparte vit bientôt que chacun détestant son voisin, il serait
plus facile de soumettre tout le monde à une autorité unique. Enfin,
la difficulté de décider la suprématie entre Venise et Milan, et de
préférer l'une des deux pour en faire le siége du gouvernement, cette
difficulté n'en était plus une pour lui. Il avait résolu de sacrifier
Venise. Il n'aimait pas les Vénitiens; il voyait que le changement du
gouvernement n'avait pas amené chez eux un changement dans les esprits.
La grande noblesse, la petite, le peuple étaient ennemis des Français et
de la révolution, et faisaient toujours des voeux pour les Autrichiens.
A peine un petit nombre de bourgeois aisés approuvaient-ils le nouvel
état de choses. La municipalité démocratique montrait la plus mauvaise
volonté à l'égard des Français. Presque tout le monde à Venise semblait
désirer qu'un retour de fortune permît à l'Autriche de rétablir l'ancien
gouvernement. De plus, les Vénitiens n'inspiraient aucune estime à
Bonaparte sous un rapport important à ses yeux, la puissance. Leurs
canaux et leurs ports étaient presque comblés, leur marine était dans le
plus triste état; ils étaient eux-mêmes abâtardis par les plaisirs,
et incapables d'énergie. «_C'est un peuple mou, efféminé et lâche_,
écrivait-il, _sans terre ni eau, et nous n'en avons que faire_.» Il
songeait donc à livrer Venise à l'Autriche, à condition que l'Autriche,
renonçant à la limite de l'Oglio, stipulée par les préliminaires
de Léoben, rétrograderait jusqu'à l'Adige. Ce fleuve, qui est une
excellente limite, séparait alors l'Autriche de la république nouvelle.
L'importante place de Mantoue, qui, d'après les préliminaires, devait
être rendue à l'Autriche, resterait à la république italienne, et Milan
deviendrait capitale sans aucune contestation. Bonaparte aimait donc
beaucoup mieux former un seul état, dont Milan serait la capitale, et
donner à cet état la frontière de l'Adige et Mantoue, que de garder
Venise; et en cela il avait raison, dans l'intérêt même de la liberté
italienne. A ne pas affranchir toute l'Italie jusqu'à l'Izonzo, mieux
valait sacrifier Venise que la frontière de l'Adige et Mantoue.
Bonaparte avait vu, en s'entretenant avec les négociateurs autrichiens,
que le nouvel arrangement pourrait être accepté. En conséquence, il
forma de la Lombardie, des duchés de Modène et de Reggio, des légations
de Bologne et de Ferrare, de la Romagne, du Bergamasque, du Brescian
et du Mantouan, un état qui s'étendait jusqu'à l'Adige, qui avait
d'excellentes places, telles que Pizzighitone et Mantoue, une population
de trois millions six cent mille habitans, un sol admirable, des
fleuves, des canaux et des ports.

Sur-le-champ il se mit à l'organiser en république. Il aurait voulu une
autre constitution que celle donnée à la France. Il trouvait dans cette
constitution le pouvoir exécutif trop faible, et, même sans avoir encore
aucun penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement, mû par
le seul besoin de composer un état fort et capable de lutter avec
les aristocraties voisines, il aurait souhaité une organisation plus
concentrée et plus énergique. Il demandait qu'on lui envoyât Sieyès,
pour s'entendre avec lui à cet égard; mais le directoire n'adopta point
ses idées, et insista pour qu'on donnât à la nouvelle république la
constitution française. Il fut obéi, et sur-le-champ notre constitution
fut adaptée à l'Italie. La nouvelle république fut appelée Cisalpine. On
voulait à Paris l'appeler Transalpine: mais c'était placer en quelque
sorte le centre à Paris, et les Italiens le voulaient à Rome, parce que
tous les voeux tendaient à l'affranchissement de leur patrie, à son
unité, et au rétablissement de l'antique métropole. Le mot Cisalpine
était donc celui qui lui convenait le mieux. On crut prudent de ne
pas abandonner au choix des Italiens la première composition du
gouvernement. Pour cette première fois, Bonaparte nomma lui-même les
cinq directeurs et les membres des deux conseils. Il s'attacha à faire
les meilleurs choix, autant du moins que sa position le permettait. Il
nomma directeur Serbelloni, l'un des plus grands seigneurs de l'Italie;
il fit partout organiser des gardes nationales, et en réunit trente
mille à Milan pour la fédération du 14 juillet. La présence de l'armée
française en Italie, ses hauts faits, sa gloire, avaient commencé à
répandre l'enthousiasme militaire dans ce pays, trop peu habitué aux
armes. Bonaparte tâcha de l'y exciter de toutes les manières. Il ne se
dissimulait pas combien la nouvelle république était faible sous le
rapport militaire; il n'estimait en Italie que l'armée piémontaise,
parce que la cour de Piémont avait seule fait la guerre pendant le cours
du siècle. Il écrivait à Paris qu'un seul régiment du roi de Sardaigne
renverserait la république cisalpine, qu'il fallait donner par
conséquent à cette république des moeurs guerrières, qu'elle serait
alors une puissance importante en Italie, mais que pour cela il fallait
du temps, et que de pareilles révolutions ne se faisaient pas en
quelques jours. Cependant il commençait à y réussir, car il avait au
plus haut degré l'art de communiquer aux autres le plus vif de ses
goûts, celui des armes. Personne ne savait mieux se servir de sa gloire,
pour faire des succès militaires une mode, pour y diriger toutes les
vanités et toutes les ambitions. Dès ce jour, les moeurs commencèrent
à changer en Italie. «La soutane, qui était l'habit à la mode pour les
jeunes gens, fut remplacée par l'uniforme. Au lieu de passer leur vie
aux pieds des femmes, les jeunes Italiens fréquentaient les manèges, les
salles d'armes, les champs d'exercice. Les enfans ne jouaient plus à la
chapelle; ils avaient des régimens de fer-blanc, et imitaient dans leurs
jeux les événemens de la guerre. Dans les comédies, dans les farces
des rues, on avait toujours représenté un Italien bien lâche, quoique
spirituel, et une espèce de gros capitan, quelquefois français, et plus
souvent allemand, bien fort, bien brave, bien brutal, finissant
par administrer quelques coups de bâton à l'Italien, aux grands
applaudissemens des spectateurs. Le peuple ne souffrit plus de pareilles
allusions; les auteurs mirent sur la scène, à la satisfaction du public,
des Italiens braves, faisant fuir des étrangers pour soutenir leur
honneur et leurs droits. L'esprit national se formait. L'Italie
avait ses chansons à la fois patriotiques et guerrières. Les femmes
repoussaient avec mépris les hommages des hommes qui, pour leur plaire,
affectaient des moeurs efféminées[9].»

[Note 9: _Mémoires de Napoléon_, publiés par le comte de Monthelon, tome
IV, page 196.]

Cependant cette révolution commençait à peine; la Cisalpine ne pouvait
être forte encore que des secours de la France. Le projet était d'y
laisser, comme en Hollande, une partie de l'armée, qui se reposerait là
de ses fatigues, jouirait paisiblement de sa gloire, et animerait de
son feu guerrier toute la contrée. Bonaparte, avec cette prévoyance qui
s'étendait à tout, avait formé pour la Cisalpine un vaste et magnifique
plan. Cette république était pour la France un avant-poste; il fallait
que nos armées pussent y arriver rapidement. Bonaparte avait formé
le projet d'une route, qui de France arriverait à Genève, de Genève
traverserait le Valais, percerait le Simplon, et descendrait en
Lombardie. Il traitait déjà avec la Suisse pour cet objet. Il avait
envoyé des ingénieurs pour faire le devis de la dépense, et il arrêtait
tous les détails d'exécution, avec cette précision qu'il mettait dans
les projets même les plus vastes et les plus chimériques en apparence.
Il voulait que cette grande route, la première qui percerait
directement les Alpes, fût large, sûre et magnifique, qu'elle devînt un
chef-d'oeuvre de la liberté et un monument de la puissance française.

Tandis qu'il s'occupait ainsi d'une république qui lui devait
l'existence, il rendait la justice aussi et était pris pour arbitre
entre deux peuples. La Valteline s'était révoltée contre la souveraineté
des ligues grises. La Valteline se compose de trois vallées, qui
appartiennent à l'Italie, car elles versent leurs eaux vers l'Adda.
Elles étaient soumises au joug des Grisons, joug insupportable, car il
n'y en a pas de plus pesant que celui qu'un peuple impose à un autre
peuple. Il y avait plus d'une tyrannie de ce genre en Suisse. Celle de
Berne sur le pays de Vaud était célèbre. Les Valtelins se soulevèrent et
demandèrent à faire partie de la république cisalpine. Ils invoquèrent
la protection de Bonaparte, et se fondèrent, pour l'obtenir, sur
d'anciens traités, qui mettaient la Valteline sous la protection des
souverains de Milan. Les Grisons et les Valtelins convinrent de s'en
référer au tribunal de Bonaparte. Il accepta la médiation avec la
permission du directoire. Il fit conseiller aux Grisons de reconnaître
les droits des Valtelins, et de se les associer comme une nouvelle
ligue grise. Ils s'y refusèrent, et voulurent plaider la cause de leur
tyrannie. Bonaparte leur fixa une époque pour comparaître. Le terme
venu, les Grisons, à l'instigation de l'Autriche, refusèrent de se
présenter. Bonaparte alors, se fondant sur l'acceptation de l'arbitrage
et sur les anciens traités, condamna les Grisons par défaut, déclara
les Valtelins libres, et leur permit de se réunir à la Cisalpine. Cette
sentence fondée en droit et en équité, fit une vive sensation en Europe.
Elle épouvanta l'aristocratie de Berne, réjouit les vaudois, et ajouta à
la Cisalpine une population riche, brave et nombreuse.

Gênes le prenait en même temps pour son conseiller dans le choix d'une
constitution. Gênes n'étant point conquise, pouvait se choisir ses lois,
et ne dépendait pas du directoire sous ce rapport. Les deux partis
aristocratique et démocratique étaient là aux prises. Une première
révolte avait éclaté, comme on l'a vu, au mois de mai; il y en eut
une seconde plus générale dans la vallée de la Polcevera, qui faillit
devenir fatale à Gênes. Elle était excitée par les prêtres contre la
constitution nouvelle. Le général français Duphot, qui se trouvait là
avec quelques troupes, rétablit l'ordre. Les Génois s'adressèrent à
Bonaparte, qui leur répondit une lettre sévère, pleine de conseils fort
sages, et dans laquelle il réprimait leur fougue démocratique. Il fit
des changemens dans leur constitution; au lieu de cinq magistrats
chargés du pouvoir exécutif, il n'en laissa que trois; les membres des
conseils furent moins nombreux; le gouvernement fut organisé d'une
manière moins populaire, mais plus forte. Bonaparte fit accorder plus
d'avantages aux nobles et aux prêtres, pour les réconcilier avec
le nouvel ordre de choses; et comme on avait voulu les exclure des
fonctions publiques, il blâma cette pensée. _Vous feriez_, écrivait-il
aux Génois, _ce qu'ils ont fait eux-mêmes_. Il publia avec intention la
lettre où était renfermée cette phrase. C'était un blâme dirigé contre
ce qui se faisait à Paris à l'égard des nobles. Il était charmé
d'intervenir ainsi d'une manière indirecte dans la politique, de donner
un avis, de le donner contraire au directoire, et surtout de se
détacher sur-le-champ du parti victorieux; car il affectait de rester
indépendant, de n'approuver, de ne servir aucune faction, de les
mépriser, de les dominer toutes.

Tandis qu'il était ainsi législateur, arbitre, conseiller des peuples
italiens, il s'occupait d'autres soins non moins vastes, et qui
décelaient une prévoyance bien autrement profonde. Il s'était emparé de
la marine de Venise, et avait mandé l'amiral Brueys dans l'Adriatique,
pour prendre possession des îles vénitiennes de la Grèce. Il avait été
amené ainsi à réfléchir sur la Méditerranée, sur son importance et sur
le rôle que nous pouvions y jouer. Il avait conclu que si, dans l'Océan,
nous devions rencontrer des maîtres, nous n'en devions pas avoir dans la
Méditerranée. Que l'Italie fût affranchie en entier ou ne le fût pas,
que Venise fût ou non cédée à l'Autriche, il voulait que la France
gardât les îles Ioniennes, Corfou, Zante, Sainte-Maure, Cérigo,
Céphalonie. Les peuples de ces îles demandaient à devenir nos sujets.
Malte, le poste le plus important de la Méditerranée, appartenait à un
ordre usé, et qui devait disparaître devant l'influence de la révolution
française. Malte, d'ailleurs, devait tomber bientôt au pouvoir des
Anglais, si la France ne s'en emparait pas. Bonaparte avait fait saisir
les propriétés des chevaliers en Italie, pour achever de les ruiner. Il
avait pratiqué des intrigues à Malte même, qui n'était gardée que par
quelques chevaliers et une faible garnison; et il se proposait d'y
envoyer sa petite marine et de s'en emparer. «De ces différens postes,
écrivait-il au directoire, nous dominerons la Méditerranée, nous
veillerons sur l'empire ottoman, qui croule de toutes parts, et nous
serons en mesure ou de le soutenir ou d'en prendre notre part. Nous
pourrons davantage, ajoutait Bonaparte, nous pourrons rendre presque
inutile aux Anglais la domination de l'Océan. Ils nous ont contesté à
Lille le Cap de Bonne-Espérance; nous pouvons nous en passer. Occupons
l'Égypte; nous aurons la route directe de l'Inde, et il nous sera facile
d'y établir une des plus belles colonies du globe.»

C'est donc en Italie, et en promenant sa pensée sur le Levant, qu'il
conçut la première idée de l'expédition célèbre qui fut tentée
l'année suivante. «C'est en Égypte, écrivait-il, qu'il faut attaquer
l'Angleterre.» (Lettre du 16 août 1797--29 thermidor an V.)

Pour arriver à ces fins, il avait fait venir l'amiral Brueys dans
l'Adriatique avec six vaisseaux, quelques frégates et quelques
corvettes. Il s'était ménagé en outre un moyen de s'emparer de la marine
vénitienne. D'après le traité conclu, on devait lui payer trois millions
en matériel de marine. Il prit sous ce prétexte tous les chanvres, fers,
etc., qui formaient du reste la seule richesse de l'arsenal vénitien.
Après s'être emparé du matériel sous le prétexte des trois millions,
Bonaparte s'empara des vaisseaux, sous prétexte d'aller occuper les îles
pour le compte de Venise démocratique. Il fit achever ceux qui étaient
en construction, et parvint ainsi à armer six vaisseaux de guerre, six
frégates et plusieurs corvettes, qu'il réunit à l'escadre que Brueys
avait amenée de Toulon. Il remplaça le million que la trésorerie avait
arrêté, donna à Brueys des fonds pour enrôler d'excellens matelots en
Albanie et sur les côtes de la Grèce, et lui créa ainsi une marine
capable d'imposer à toute la Méditerranée. Il en fixa le principal
établissement à Corfou, par des raisons excellentes, et qui furent
approuvées du gouvernement. De Corfou, cette escadre pouvait se porter
dans l'Adriatique, et se concerter avec l'armée d'Italie en cas de
nouvelles hostilités; elle pouvait aller à Malte, elle imposait à la
cour de Naples, et il lui était facile, si on la désirait dans l'Océan,
pour la faire concourir à quelque projet, de voler vers le détroit plus
promptement que si elle eût été à Toulon. Enfin à Corfou, l'escadre
apprenait à devenir manoeuvrière, et se formait mieux qu'à Toulon, où
elle était ordinairement immobile. «Vous n'aurez jamais de marins,
écrivait Bonaparte, en les laissant dans vos ports.»

Telle était la manière dont Bonaparte occupait son temps pendant les
lenteurs calculées que lui faisait essuyer l'Autriche. Il songeait aussi
à sa position militaire à l'égard de cette puissance. Elle avait fait
des préparatifs immenses, depuis la signature des préliminaires de
Léoben. Elle avait transporté la plus grande partie de ses forces dans
la Carinthie, pour protéger Vienne et se mettre à couvert contre la
fougue de Bonaparte. Elle avait fait lever la Hongrie en masse. Dix-huit
mille cavaliers hongrois s'exerçaient depuis trois mois sur les bords du
Danube. Elle avait donc les moyens d'appuyer les négociations d'Udine.
Bonaparte n'avait guère plus de soixante-dix mille hommes de troupes,
dont une très petite partie en cavalerie. Il demandait des renforts
au directoire pour faire face à l'ennemi, et il pressait surtout la
ratification du traité d'alliance avec le Piémont pour obtenir dix
mille de ces soldats piémontais dont il faisait si grand cas. Mais
le directoire ne voulait pas lui envoyer de renforts, parce que le
déplacement des troupes aurait amené de nombreuses désertions; il aimait
mieux, en accélérant la marche de l'armée d'Allemagne, dégager l'armée
d'Italie, que la renforcer; il hésitait encore à signer une alliance
avec le Piémont, parce qu'il ne voulait pas garantir un trône dont il
espérait et souhaitait la chute naturelle. Il avait envoyé seulement
quelques cavaliers à pied. On avait en Italie de quoi les monter et les
équiper.

Privé des ressources sur lesquelles il avait compté, Bonaparte se voyait
donc exposé à un orage du côté des Alpes Juliennes. Il avait tâché de
suppléer de toutes les manières aux moyens qu'on lui refusait. Il avait
armé et fortifié Palma-Nova, avec une activité extraordinaire, et en
avait fait une place de premier ordre, qui, à elle seule, devait exiger
un long siége. Cette circonstance seule changeait singulièrement sa
position. Il avait fait jeter des ponts sur l'Izonzo, et construire
des têtes de pont, pour être prêt à déboucher avec sa promptitude
accoutumée. Si la rupture avait lieu avant la chute des neiges, il
espérait surprendre les Autrichiens, les jeter dans le désordre, et
malgré la supériorité de leurs forces, se trouver bientôt aux portes
de Vienne. Mais si la rupture n'avait lieu qu'après les neiges, il ne
pouvait plus prévenir les Autrichiens, il était obligé de les recevoir
dans les plaines de l'Italie, où la saison leur permettait de déboucher
en tout temps, et alors le désavantage du nombre n'était plus balancé
par celui de l'offensive. Dans ce cas, il se considérait comme en
danger.

Bonaparte désirait donc que les négociations se terminassent
promptement. Après la ridicule note du 18 juillet, où les
plénipotentiaires avaient insisté de nouveau pour le congrès de Berne,
et réclamé contre ce qui s'était fait à Venise, Bonaparte avait fait
répondre d'une manière vigoureuse, et qui prouvait à l'Autriche qu'il
était prêt à fondre de nouveau sur Vienne. MM. de Gallo, de Meerweldt et
un troisième négociateur, M. Degelmann, étaient arrivés le 31 août (14
fructidor), et les conférences avaient commencé sur-le-champ. Mais
évidemment le but était de traîner encore les choses en longueur, car,
tout en acceptant une négociation séparée à Udine, ils se réservaient
toujours de revenir à un congrès général à Berne. Ils annonçaient que
le congrès de Rastadt, pour la paix de l'Empire, allait s'ouvrir
sur-le-champ, que les négociations en seraient conduites en même temps
que celles d'Udine, ce qui devait compliquer singulièrement les intérêts
et faire naître autant de difficultés qu'un congrès général à Berne.
Bonaparte fit observer que la paix de l'Empire ne devait se traiter
qu'après la paix avec l'empereur; il déclara que si le congrès
s'ouvrait, la France n'y enverrait pas; il ajouta que, si au 1er octobre
la paix avec l'empereur n'était pas conclue, les préliminaires de Léoben
seraient regardés comme nuls. Les choses en étaient à ce point, lorsque
le 18 fructidor (4 septembre) déjoua toutes les fausses espérances de
l'Autriche. Sur-le-champ M. de Cobentzel accourut de Vienne à Udine.
Bonaparte se rendit à Passeriano, fort belle maison de campagne, à
quelque distance d'Udine, et tout annonça que cette fois le désir de
traiter était sincère. Les conférences avaient lieu alternativement à
Udine, chez M. de Cobentzel, et à Passeriano, chez Bonaparte. M. de
Cobentzel était un esprit subtil, abondant, mais peu logique: il était
hautain et amer. Les trois autres négociateurs gardaient le silence.
Bonaparte représentait seul pour la France, depuis la destitution de
Clarke. Il avait assez d'arrogance, la parole assez prompte et assez
tranchante pour répondre au négociateur autrichien. Quoiqu'il fût
visible que M. de Cobentzel avait l'intention réelle de traiter, il n'en
afficha pas moins les prétentions les plus extravagantes. C'était tout
au plus si l'Autriche cédait les Pays-Bas, mais elle ne se chargeait pas
de nous assurer la limite du Rhin, disant que c'était à l'Empire à
nous faire cette concession. En dédommagement des riches et populeuses
provinces de la Belgique, l'Autriche voulait des possessions, non pas
en Allemagne, mais en Italie. Les préliminaires de Léoben lui avaient
assigné les états vénitiens jusqu'à l'Oglio, c'est-à-dire la Dalmatie,
l'Istrie, le Frioul, le Brescian, le Bergamasque et le Mantouan, avec
la place de Mantoue; mais ces provinces ne la dédommageaient pas de la
moitié de ce qu'elle perdait en cédant la Belgique et la Lombardie. Ce
n'était pas trop, disait M. de Cobentzel, de lui laisser non-seulement
la Lombardie, mais de lui donner encore Venise et les légations, et de
rétablir le duc de Modène dans son duché.

A toute la faconde de M. de Cobentzel, Bonaparte ne répondait que par
un imperturbable silence; et à ses prétentions folles, que par des
prétentions aussi excessives, énoncées d'un ton ferme et tranchant. Il
demandait la ligne du Rhin pour la France, Mayence comprise, et la ligne
de l'Izonzo pour l'Italie. Entre ces prétentions opposées il fallait
prendre un milieu. Bonaparte, comme nous l'avons déjà dit, avait cru
entrevoir qu'en cédant Venise à l'Autriche (concession qui n'était pas
comprise dans les préliminaires de Léoben, parce qu'on ne songeait pas
alors à détruire cette république), il pourrait obtenir que l'empereur
reculât sa limite de l'Oglio à l'Adige, que le Mantouan, le Bergamasque
et le Brescian fussent donnés à la Cisalpine, qui aurait ainsi la
frontière de l'Adige et Mantoue; que de plus l'empereur reconnût à
la France la limite du Rhin, et lui livrât même Mayence; qu'enfin il
consentît à lui laisser les îles Ioniennes. Bonaparte résolut de traiter
à ces conditions. Il y voyait beaucoup d'avantages réels, et tous ceux
que la France pouvait obtenir dans le moment. L'empereur, en prenant
Venise, se compromettait dans l'opinion de l'Europe, car c'était pour
lui que Venise avait trahi la France. En abandonnant l'Adige et Mantoue,
l'empereur donnait à la nouvelle république italienne une grande
consistance; en nous laissant les îles Ioniennes, il nous préparait
l'empire de la Méditerranée; en nous reconnaissant la limite du Rhin,
il laissait l'Empire sans force pour nous la refuser; en nous livrant
Mayence, il nous mettait véritablement en possession de cette limite, et
se compromettait encore avec l'Empire de la manière la plus grave, en
nous livrant une place appartenant à l'un des princes germaniques.
Il est vrai qu'en faisant une nouvelle campagne, on était assuré de
détruire la monarchie autrichienne, ou de l'obliger du moins à renoncer
à l'Italie. Mais Bonaparte avait plus d'une raison personnelle d'éviter
une nouvelle campagne. On était en octobre, et il était tard pour percer
en Autriche. L'armée d'Allemagne, commandée aujourd'hui par Augereau,
devait avoir tout l'avantage, car elle n'avait personne devant elle.
L'armée d'Italie avait sur les bras toutes les forces autrichiennes;
elle ne pouvait pas avoir le rôle brillant, étant réduite à la
défensive; elle ne pouvait pas être la première à Vienne. Enfin
Bonaparte était fatigué, il voulait jouir un peu de son immense gloire.
Une bataille de plus n'ajoutait rien aux merveilles de ces deux
campagnes, et en signant la paix il se couronnait d'une double gloire.
A celle de guerrier il ajouterait celle de négociateur, et il serait le
seul général de la république qui aurait réuni les deux, car il n'en
était encore aucun qui eût signé des traités. Il satisferait à l'un des
voeux les plus ardens de la France, et rentrerait dans son sein
avec tous les genres d'illustration. Il est vrai qu'il y avait une
désobéissance formelle à signer un traité sur ces bases, car le
directoire exigeait l'entier affranchissement de l'Italie; mais
Bonaparte sentait que le directoire n'oserait pas refuser la
ratification du traité, car ce serait se mettre en opposition avec
l'opinion de la France. Le directoire l'avait choquée déjà en rompant à
Lille, il la choquerait bien plus en rompant à Udine, et il justifierait
tous les reproches de la faction royaliste, qui l'accusait de vouloir
une guerre éternelle. Bonaparte sentait donc bien qu'en signant le
traité, il obligeait le directoire à le ratifier.

Il donna donc hardiment son ultimatum à M. de Cobentzel: c'était Venise
pour l'Autriche, mais l'Adige et Mantoue pour la Cisalpine, le Rhin et
Mayence pour la France, avec les îles Ioniennes en sus. Le 16 octobre
(25 vendémiaire an VI), la dernière conférence eut lieu à Udine chez M.
de Cobentzel. De part et d'autre on déclarait qu'on allait rompre; et M.
de Cobentzel annonçait que ses voitures était préparées. On était
assis autour d'une longue table rectangulaire; les quatre négociateurs
autrichiens étaient placés d'un côté; Bonaparte était seul de l'autre.
M. de Cobentzel récapitula tout ce qu'il avait dit, soutint que
l'empereur, en abandonnant les clefs de Mayence, devait recevoir celles
de Mantoue; qu'il ne pouvait faire autrement sans se déshonorer; que, du
reste, jamais la France n'avait fait un traité plus beau; qu'elle n'en
désirait certainement pas un plus avantageux; qu'elle voulait avant
tout la paix, et qu'elle saurait juger la conduite du négociateur qui
sacrifiait l'intérêt et le repos de son pays à son ambition militaire.
Bonaparte, demeurant calme et impassible pendant cette insultante
apostrophe, laissa M. de Cobentzel achever son discours; puis, se
dirigeant vers un guéridon qui portait un cabaret de porcelaine, donné
par la grande Catherine à M. de Cobentzel et étalé comme un objet
précieux, il s'en saisit et le brisa sur le parquet, en prononçant ces
paroles: «La guerre est déclarée; mais souvenez-vous qu'avant trois mois
je briserai votre monarchie, comme je brise cette porcelaine.» Cet acte
et ces paroles frappèrent d'étonnement les négociateurs autrichiens. Il
les salua, sortit, et, montant sur-le-champ en voiture, ordonna à un
officier d'aller annoncer à l'archiduc Charles que les hostilités
recommenceraient sous vingt-quatre heures. M. de Cobentzel, effrayé,
envoya sur-le-champ l'ultimatum signé à Passeriano. L'une des conditions
du traité était l'élargissement de M. de Lafayette, qui, depuis cinq
ans, supportait héroïquement sa détention à Olmutz.

Le lendemain, 17 octobre (26 vendémiaire), on signa le traité à
Passeriano; on le data d'un petit village situé entre les deux armées,
mais dans lequel on ne se rendit pas, parce qu'il n'y avait pas de local
convenable pour recevoir les négociateurs. Ce village était celui de
_Campo-Formio_. Il donna son nom à ce traité célèbre, le premier conclu
entre l'empereur et la république française.

Il était convenu que l'empereur, comme souverain des Pays-Bas, et comme
membre de l'Empire, reconnaîtrait à la France la limite du Rhin, qu'il
livrerait Mayence à nos troupes, et que les îles Ioniennes resteraient
en notre possession; que la république Cisalpine aurait la Romagne,
les légations, le duché de Modène, la Lombardie, la Valteline, le
Bergamasque, le Brescian et le Mantouan, avec la limite de l'Adige et
Mantoue. L'empereur souscrivait de plus à diverses conditions résultant
de ce traité et des traités antérieurs qui liaient la république.
D'abord il s'engageait à donner le Brisgaw au duc de Modène, en
dédommagement de son duché. Il s'engageait ensuite à prêter son
influence pour faire obtenir en Allemagne un dédommagement au
stathouder, pour la perte de la Hollande, et un dédommagement au roi de
Prusse, pour la perte du petit territoire qu'il nous avait cédé sur la
gauche du Rhin. En vertu de ces engagemens, la voix de l'empereur était
assurée au congrès de Rastadt, pour la solution de toutes les questions
qui intéressaient le plus la France. L'empereur recevait en retour de
tout ce qu'il accordait, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie et les bouches
du Cattaro.

La France n'avait jamais fait une paix aussi belle. Elle avait enfin
obtenu ses limites naturelles, et elle les obtenait du consentement du
continent. Une grande révolution était opérée dans la Haute-Italie, Il
y avait là un ancien état détruit, et un nouvel état fondé. Mais l'état
détruit était une aristocratie despotique, ennemie irréconciliable de la
liberté. L'état fondé était une république libéralement constituée,
et qui pouvait communiquer la liberté à toute l'Italie. On pouvait
regretter, il est vrai, que les Autrichiens ne fussent pas rejetés
au-delà de l'Izonzo, que toute la Haute-Italie, et la ville de Venise
elle-même, ne fussent pas réunies à la Cisalpine: avec une campagne
de plus, ce résultat eût été obtenu. Des considérations particulières
avaient empêché le jeune vainqueur de faire cette campagne. L'intérêt
personnel commençait à altérer les calculs du grand homme, et à imprimer
une tache sur le premier et peut-être le plus bel acte de sa vie.

Bonaparte ne pouvait guère douter de la ratification du traité;
cependant il n'était pas sans inquiétude, car ce traité était une
contravention formelle aux instructions du directoire. Il le fit
porter par son fidèle et complaisant chef d'état-major, Berthier qu'il
affectionnait beaucoup, et qu'il n'avait point encore envoyé en France
pour jouir des applaudissemens des Parisiens. Avec son tact ordinaire,
il adjoignit un savant au militaire: c'était Monge, qui avait fait
partie de la commission chargée de choisir les objets d'art en Italie,
et qui, malgré son ardent démagogisme et son esprit géométrique, avait
été séduit, comme tant d'autres, par le génie, la grâce et la gloire.

Monge et Berthier furent rendus à Paris en quelques jours. Ils y
arrivèrent au milieu de la nuit, et arrachèrent de son lit le président
du directoire, Larévellière-Lépaux. Tout en apportant un traité de paix,
les deux envoyés étaient loin d'avoir la joie et la confiance ordinaires
dans ces circonstances; ils étaient embarrassés comme des gens qui
doivent commencer par un aveu pénible: il fallait dire, en effet, qu'on
avait désobéi au gouvernement. Ils employèrent de grandes précautions
oratoires pour annoncer la teneur du traité et excuser le général.
Larévellière les reçut avec tous les égards que méritaient deux
personnages aussi distingués, dont l'un surtout était un savant
illustre; mais il ne s'expliqua pas sur le traité, et répondit
simplement que le directoire en déciderait. Il le présenta le lendemain
matin au directoire. La nouvelle de la paix s'était déjà répandue
dans tout Paris; la joie était au comble; on ne connaissait pas les
conditions, mais, quelles qu'elles fussent, on était certain qu'elles
devaient être brillantes. On exaltait Bonaparte et sa double gloire.
Comme il l'avait prévu, on était enthousiasmé de trouver en lui le
pacificateur et le guerrier; et une paix qu'il n'avait signée qu'avec
égoïsme était vantée comme un acte de désintéressement militaire. Le
jeune général, disait-on, s'est refusé la gloire d'une nouvelle campagne
pour donner la paix à sa patrie.

L'envahissement de la joie fut si prompt, qu'il eût été bien difficile
au directoire de la tromper, en rejetant le traité de Campo-Formio. Ce
traité était la suite d'une désobéissance formelle: ainsi le directoire
ne manquait pas d'excellentes raisons pour refuser sa ratification; et
il eût été fort important de donner une leçon sévère au jeune audacieux
qui avait enfreint des ordres précis. Mais comment tromper l'attente
générale? comment oser refuser une seconde fois la paix, après l'avoir
refusée à Lille? On voulait donc justifier tous les reproches des
victimes de fructidor, et mécontenter gravement l'opinion? Il y avait
un autre danger non moins grand à la braver. En effet, en rejetant le
traité, Bonaparte donnait sa démission, et des revers allaient
suivre inévitablement la reprise des hostilités en Italie. De quelle
responsabilité ne se chargeait-on pas, dans ce cas-là? D'ailleurs le
traité avait d'immenses avantages: il ouvrait un superbe avenir; il
donnait, de plus que celui de Léoben, Mayence et Mantoue; enfin il
laissait libres toutes les forces de la France, pour en accabler
l'Angleterre.

Le directoire approuva donc le traité: la joie n'en fut que plus vive et
plus profonde. Sur-le-champ, par un calcul habile, le directoire songea
à tourner tous les esprits contre l'Angleterre: le héros d'Italie et ses
invincibles compagnons durent voler d'un ennemi à l'autre, et, le jour
même où l'on publiait le traité, un arrêté nomma Bonaparte général en
chef de l'armée d'Angleterre.

Bonaparte se disposa à quitter l'Italie, pour venir enfin goûter
quelques instans de repos, et jouir d'une gloire, la plus grande connue
dans les temps modernes. Il était nommé plénipotentiaire à Rastadt, avec
Bonnier et Treilhard, pour y traiter de la paix avec l'Empire. Il était
convenu aussi qu'il trouverait à Rastadt M. de Cobentzel, avec qui il
échangerait les ratifications du traité de Campo-Formio. Il devait en
même temps veiller à l'exécution des conditions relatives à l'occupation
de Mayence. Avec sa prévoyance ordinaire, il avait eu soin de stipuler
que les troupes autrichiennes n'entreraient dans Palma-Nova qu'après que
les siennes seraient entrées dans Mayence.

Avant de partir pour Rastadt, il voulut mettre la dernière main aux
affaires d'Italie. Il fit les nominations qui lui restaient à faire dans
la Cisalpine; il régla les conditions du séjour des troupes françaises
en Italie, et leurs rapports avec la nouvelle république. Ces troupes
devaient être commandées par Berthier, et former un corps de trente
mille hommes, entretenus aux frais de la Cisalpine; elles devaient y
demeurer jusqu'à la paix générale de l'Europe. Il retira le corps
qu'il avait à Venise, et livra cette ville à un corps autrichien. Les
patriotes vénitiens, en se voyant donnés à l'Autriche, furent indignés.
Bonaparte leur avait fait assurer un asile dans la Cisalpine, et il
avait stipulé avec le gouvernement autrichien la faculté, pour eux,
de vendre leurs biens. Ils ne furent point sensibles à ces soins, et
vomirent contre le vainqueur qui les sacrifiait, des imprécations
véhémentes, et fort naturelles. Villetard, qui avait semblé s'engager
pour le gouvernement français à leur égard, écrivit à Bonaparte, et en
fut traité avec une dureté remarquable. Du reste, ce ne furent pas
les patriotes seuls qui montrèrent une grande douleur dans cette
circonstance; les nobles et le peuple, qui préféraient naguère
l'Autriche à la France, parce qu'ils aimaient les principes de l'une et
abhorraient ceux de l'autre, sentirent se réveiller tous leurs sentimens
nationaux, et montrèrent un attachement pour leur antique patrie, qui
les rendit dignes d'un intérêt qu'ils n'avaient pas inspiré encore. Le
désespoir fut général; on vit une noble dame s'empoisonner, et l'ancien
doge tomber sans mouvement aux pieds de l'officier autrichien, dans les
mains duquel il prêtait le serment d'obéissance.

Bonaparte adressa une proclamation aux Italiens, dans laquelle il leur
faisait ses adieux et leur donnait ses derniers conseils. Elle respirait
ce ton noble, ferme, et toujours un peu oratoire, qu'il savait donner
à son langage public. «Nous vous avons donné la liberté, dit-il aux
Cisalpins, sachez la conserver...; pour être dignes de votre destinée,
ne faites que des lois sages et modérées; faites-les exécuter avec force
et énergie; favorisez la propagation des lumières, et respectez la
religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de
citoyens qui se nourrissent des principes de la république, et soient
immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez en général besoin de
vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient
à l'homme libre: divisés et pliés depuis des siècles à la tyrannie,
vous n'eussiez pas conquis votre liberté; mais sous peu d'années,
fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance de la terre ne
sera assez forte pour vous l'ôter. Jusqu'alors la grande nation vous
protégera contre les attaques de vos voisins; son système politique sera
uni au vôtre.... Je vous quitte sous peu de jours. Les ordres de mon
gouvernement et un danger imminent de la république Cisalpine me
rappelleront seuls au milieu de vous.»

Cette dernière phrase était une réponse à ceux qui disaient qu'il
voulait se faire roi de la Lombardie. Il n'était rien qu'il préférât au
titre et au rôle de premier général de la république française. L'un des
négociateurs autrichiens lui avait offert de la part de l'empereur un
état en Allemagne; il avait répondu qu'il ne voulait devoir sa fortune
qu'à la reconnaissance du peuple français. Entrevoyait-il son avenir?
Non, sans doute; mais ne fût-il que premier citoyen de la république, on
comprend qu'il le préférât en ce moment. Les Italiens l'accompagnèrent
de leurs regrets et virent avec peine s'évanouir cette brillante
apparition. Bonaparte traversa rapidement le Piémont pour se rendre par
la Suisse à Rastadt. Des fêtes magnifiques, des présens pour lui et
sa femme, étaient préparés sur la route. Les princes et les peuples
voulaient voir ce guerrier si célèbre, cet arbitre de tant de destinées.
A Turin, le roi avait fait préparer des présens, afin de lui témoigner
sa reconnaissance pour l'appui qu'il en avait reçu auprès du directoire,
En Suisse, l'enthousiasme des Vaudois fut extrême pour le libérateur
de la Valteline. Des jeunes filles, habillées aux trois couleurs, lui
présentèrent des couronnes. Partout était inscrite cette maxime si chère
aux Vaudois: _Un peuple ne peut être sujet d'un autre peuple_. Bonaparte
voulait voir l'ossuaire de Morat; il y trouva une foule de curieux
empressés de le suivre partout. Le canon tirait dans les villes où il
passait. Le gouvernement de Berne, qui voyait avec dépit l'enthousiasme
qu'inspirait le libérateur de la Valteline, fit défendre à ses officiers
de tirer le canon; on lui désobéit. Arrivé à Rastadt, Bonaparte trouva
tous les princes allemands impatiens de le voir. Il fit sur-le-champ
prendre aux négociateurs français l'attitude qui convenait à leur
mission et à leur rôle. Il refusa de recevoir M. de Fersen, que la Suède
avait choisi pour la représenter au congrès de l'Empire, et que ses
liaisons avec l'ancienne cour de France rendaient peu propre à traiter
avec la république française. Ce refus fit une vive sensation, et
prouvait le soin constant que Bonaparte mettait à relever la _grande
nation_, comme il l'appelait dans toutes ses harangues. Après avoir
échangé les ratifications du traité de Campo-Formio, et fait les
arrangemens nécessaires à la remise de Mayence, il résolut de partir
pour Paris. Il ne voyait rien de grand à discuter à Rastadt, et surtout
il prévoyait des longueurs interminables, pour mettre d'accord tous
ces petits princes allemands. Un pareil rôle n'était pas de son goût;
d'ailleurs il était fatigué; et un peu d'impatience d'arriver à Paris,
et de monter au capitale de la Rome moderne, était bien naturel.

Il partit de Rastadt, traversa la France incognito, et arriva à Paris le
15 frimaire an VI au soir (5 décembre 1797). Il alla se cacher dans
une maison fort modeste, qu'il avait fait acheter rue Chantereine. Cet
homme, chez lequel l'orgueil était immense, avait toute l'adresse d'une
femme à le cacher. Lors de la reddition de Mantoue, il s'était soustrait
à l'honneur de voir défiler Wurmser; à Paris il voulut se cacher dans
la demeure la plus obscure. Il affectait dans son langage, dans son
costume, dans toutes ses habitudes, une simplicité qui surprenait
l'imagination des hommes, et la touchait plus profondément par l'effet
du contraste. Tout Paris, averti de son arrivée, était dans une
impatience de le voir qui était bien naturelle, surtout à des Français.
Le ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand, pour lequel il
s'était pris de loin d'un goût fort vif, voulut l'aller visiter le soir
même. Bonaparte demanda la permission de ne pas le recevoir, et le
prévint le lendemain matin. Le salon des affaires étrangères était plein
de grands personnages, empressés de voir le héros. Silencieux pour tout
le monde, il aperçut Bougainville, et alla droit à lui pour lui dire de
ces paroles qui, tombant de sa bouche, devaient produire des impressions
profondes. Déjà il affectait le goût d'un souverain pour l'homme utile
et célèbre. M. de Talleyrand le présenta au directoire. Quoiqu'il y eût
bien des motifs de mécontentement entre le général et les directeurs,
cependant l'entrevue fut pleine d'effusion. Il convenait au directoire
d'affecter la satisfaction, et au général la déférence. Du reste
les services étaient si grands, la gloire si éblouissante, que
l'entraînement devait faire place au mécontentement. Le directoire
prépara une fête triomphale pour la remise du traité de Campo-Formio.
Elle n'eut point lieu dans la salle des audiences du directoire, mais
dans la grande cour du Luxembourg. Tout fut disposé pour rendre cette
solemnité l'une des plus imposantes de la révolution. Les directeurs
étaient rangés au fond de la cour, sur une estrade, au pied de l'autel
de la patrie, et revêtus du costume romain. Autour d'eux, les ministres,
les ambassadeurs, les membres des deux conseils, la magistrature, les
chefs des administrations, étaient placés sur des sièges rangés en
amphithéâtre. Des trophées magnifiques formés par les innombrables
drapeaux pris sur l'ennemi, s'élevaient de distance en distance, tout
autour de la cour; de belles tentures tricolores en ornaient les
murailles; des galeries portaient la plus brillante société de la
capitale, des corps de musiciens étaient disposés dans l'enceinte; une
nombreuse artillerie était placée autour du palais, pour ajouter ses
détonations aux sons de la musique et au bruit des acclamations. Chénier
avait composé pour ce jour-là l'une de ses plus belles hymnes.

C'était le 20 frimaire an VI (10 décembre 1797). Le directoire, les
fonctionnaires publics, les assistans étaient rangés à leur place,
attendant avec impatience l'homme illustre que peu d'entre eux avaient
vu. Il parut accompagné de M. de Talleyrand, qui était chargé de le
présenter; car c'était le négociateur qu'on félicitait dans le moment.
Tous les contemporains, frappés de cette taille grêle et ce visage
pâle et romain, de cet oeil ardent, nous parlent chaque jour encore
de l'effet qu'il produisait, de l'impression indéfinissable de génie,
d'autorité, qu'il laissait dans les imaginations. La sensation fut
extrême. Des acclamations unanimes éclatèrent à la vue du personnage
si simple qu'environnait une telle renommée. _Vive la république! vive
Bonaparte!_ furent les cris qui éclatèrent de toutes parts. M. de
Talleyrand prit ensuite la parole, et dans un discours fin et concis,
s'efforça de rapporter la gloire du général, non à lui, mais à la
révolution, aux armées et à la _grande nation_. Il sembla se faire en
cela le complaisant de la modestie de Bonaparte, et avec son esprit
accoutumé, deviner comment le héros voulait qu'on parlât de lui, devant
lui. M. de Talleyrand parla ensuite _de ce qu'on pouvait_, disait-il,
_appeler son ambition_; mais en songeant à son goût antique pour la
simplicité, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures
favorites, à ce sublime Ossian, avec lequel il apprenait à se détacher
de la terre, M. de Talleyrand dit qu'il faudrait le solliciter peut-être
pour l'arracher un jour à sa studieuse retraite. Ce que venait de dire
M. de Talleyrand était dans toutes les bouches, et allait se retrouver
dans tous les discours prononcés dans cette grande solennité. Tout le
monde disait et répétait que le jeune général était sans ambition, tant
on avait peur qu'il en eût. Bonaparte parla après M. de Talleyrand, et
prononça d'un ton ferme les phrases hachées que voici:

«CITOYENS,

«Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre.

«Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit
siècles de préjugés à vaincre.

«La constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous ces
obstacles.

«La religion, la féodalité, le royalisme, ont successivement, depuis
vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que vous venez de
conclure, date l'ère des gouvernemens représentatifs.

«Vous êtes parvenus à organiser la grande nation dont le vaste
territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même
les limites.

«Vous avez fait plus. Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis
si célèbres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles
furent le berceau, voient avec les plus grandes espérances le génie de
la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres.

«Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux
puissantes nations.

«J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio, et
ratifié par sa majesté l'empereur.

«La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la république.

«Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois
organiques, l'Europe entière deviendra libre.»

Ce discours était à peine achevé, que les acclamations retentirent de
nouveau. Barras, président du directoire, répondit à Bonaparte. Son
discours était long, diffus, peu convenable, et exaltait beaucoup la
modestie et la simplicité du héros; il renfermait un hommage adroit
pour Hoche, le rival supposé du vainqueur de l'Italie. «Pourquoi Hoche
n'est-il point ici, disait le président du directoire pour voir, pour
embrasser son ami?» Hoche, en effet, avait défendu Bonaparte l'année
précédente avec une généreuse chaleur. Suivant la nouvelle direction
imprimée à tous les esprits, Barras proposait de nouveaux lauriers au
héros, et l'invitait à les aller cueillir en Angleterre. Après ces
trois discours, l'hymne de Chénier fut chantée en choeur, et avec
l'accompagnement d'un magnifique orchestre. Deux généraux s'approchèrent
ensuite, accompagnés par le ministre de la guerre: c'étaient le brave
Joubert, le héros du Tyrol, et Andréossy, l'un des officiers les plus
distingués de l'artillerie. Ils s'avançaient en portant un drapeau
admirable: c'était celui que le directoire venait de donner, à la fin
de la campagne, à l'armée d'Italie, c'était la nouvelle oriflamme de
la république. Il était chargé d'innombrables caractères d'or, et ces
caractères étaient les suivans: _L'armée d'Italie a fait cent cinquante
mille prisonniers, elle a pris cent soixante-dix drapeaux, cinq cent
cinquante pièces d'artillerie de siége, six cents pièces de campagne,
cinq équipages de pont, neuf vaisseaux, douze frégates, douze corvettes,
dix-huit galères.--Armistices avec les rois de Sardaigne, de Naples,
le pape, les ducs de Parme, de Modène.--Préliminaires de
Léoben.--Convention de Montebello avec la république de Gênes.--Traités
de paix de Tolentino, de Campo-Formio.--Donné la liberté aux peuples de
Bologne, de Ferrare, de Modène, de Massa-Carrara, de la Romagne, de la
Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crémone, d'une partie
du Véronais, de Chiavenna, de Bormio et de la Valteline, aux peuples de
Gênes, aux fiefs impériaux, aux peuples des départemens de Corcyre,
de la mer Egée et d'Ithaque.--Envoyé à Paris les chefs-d'oeuvre _de
Michel-Ange, du Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, du Corrège, de
l'Albane, des Carraches, de Raphaël, de Léonard de Vinci, etc.--Triomphé
en dix-huit batailles rangées_, MONTENOTTE, MILLESIMO, MONDOVI, LODI,
BORGHETTO, LONATO, CASTIGLIONE, ROVEREDO, BASSANO, SAINT-GEORGES,
FONTANA-NIVA, CALDIERO, ARCOLE, RIVOLI, LA FAVORITE, LE TAGLIAMENTO,
TARWIS, NEUMARCKT.--_Livré soixante-sept combats_.

Joubert et Andréossy parlèrent à leur tour, et reçurent une réponse
flatteuse du président du directoire. Après toutes ces harangues, les
généraux allèrent recevoir l'accolade du président du directoire. A
l'instant où Bonaparte la reçut de Barras, les quatre directeurs se
jetèrent, comme par un entraînement involontaire, dans les bras du
général. Des acclamations unanimes remplissaient l'air; le peuple amassé
dans les rues voisines y joignait ses cris, le canon y joignait ses
roulemens; toutes les têtes cédaient à l'ivresse. Voilà comment la
France se jeta dans les bras d'un homme extraordinaire! N'accusons pas
la faiblesse de nos pères; cette gloire n'arrive à nous qu'à travers les
nuages du temps et des malheurs, et elle nous transporte! Répétons avec
Eschyle: _Que serait-ce si nous avions vu le monstre lui-même!_


CHAPITRE XII.

LE GÉNÉRAL BONAPARTE A PARIS; SES RAPPORTS AVEC LE DIRECTOIRE.--PROJET
D'UNE DESCENTE EN ANGLETERRE.--RAPPORTS DE LA FRANCE AVEC LE
CONTINENT.--CONGRÈS DE RASTADT. CAUSE DE LA DIFFICULTÉ DES
NÉGOCIATIONS.--RÉVOLUTION EN HOLLANDE, A ROME ET EN SUISSE.--SITUATION
INTÉRIEURE DE LA FRANCE; ÉLECTIONS DE L'AN VI; SCISSIONS ÉLECTORALES.
NOMINATION DE TREILHARD AU DIRECTOIRE.--EXPÉDITION EN ÉGYPTE, SUBSTITUÉE
PAR BONAPARTE AU PROJECT DE DESCENTE; PRÉPARATIFS DE CETTE EXPÉDITION.


La réception triomphale que le directoire avait faite au général
Bonaparte fut suivie de fêtes brillantes, que lui donnèrent
individuellement les directeurs, les membres des conseils et les
ministres. Chacun chercha à se surpasser en magnificence. Le héros
de ces fêtes fut frappé du goût que déploya pour lui le ministre des
affaires étrangères, et sentit un vif attrait pour l'ancienne élégance
française. Au milieu de ces pompes, il se montrait simple, affable, mais
sévère, presque insensible au plaisir, cherchant dans la foule l'homme
utile et célèbre, pour aller s'entretenir avec lui de l'art ou de la
science dans lesquels il s'était illustré. Les plus grandes renommées se
trouvaient honorées d'avoir été distinguées par le général Bonaparte.

L'instruction du jeune général n'était que celle d'un officier sorti
récemment des écoles militaires. Mais grâce à l'instinct du génie, il
savait s'entretenir des sujets qui lui étaient le plus étrangers, et
jeter quelques-unes de ces vues hasardées, mais originales, qui ne sont
souvent que des impertinences de l'ignorance, mais qui, de la part des
hommes supérieurs, et exprimées avec leur style, font illusion, et
séduisent même les hommes spéciaux. On remarquait avec surprise cette
facilité à traiter tous les sujets. Les journaux, qui s'occupaient
des moindres détails relatifs à la personne du général Bonaparte, qui
rapportaient chez quel personnage il avait dîné, quel visage il avait
montré, s'il était gai ou triste, les journaux disaient qu'en dînant
chez François (de Neufchâteau), il avait parlé de mathématiques avec
Lagrange et Laplace, de métaphysique avec Sieyès, de poésie avec
Chénier, de législation et de droit public avec Daunou. En général, on
osait peu le questionner quand on était en sa présence, mais on désirait
vivement l'amener à parler de ses campagnes. S'il lui arrivait de le
faire, il ne parlait jamais de lui, mais de son armée, de ses soldats,
de la bravoure républicaine; il peignait le mouvement, le fracas des
batailles, il en faisait sentir vivement le moment décisif, la manière
dont il fallait le saisir, et transportait tous ceux qui l'écoutaient
par ses récits clairs, frappans et dramatiques. Si ses exploits avaient
annoncé un grand capitaine, ses entretiens révélaient un esprit
original, fécond, tour à tour vaste ou précis, et toujours entraînant,
quand il voulait se livrer. Il avait conquis les masses par sa gloire;
par ses entretiens il commençait à conquérir, un à un, les premiers
hommes de France. L'engouement, déjà très grand, le devenait davantage
quand on l'avait vu. Il n'y avait pas jusqu'à ces traces d'une origine
étrangère, que le temps n'avait pas encore effacées en lui, qui ne
contribuassent à l'effet. La singularité ajoute toujours au prestige du
génie, surtout en France, où, avec la plus grande uniformité de moeurs,
on aime l'étrangeté avec passion. Bonaparte affectait de fuir la foule
et de se cacher aux regards. Quelquefois même il accueillait mal les
marques trop vives d'enthousiasme. Madame de Staël, qui aimait et avait
droit d'aimer la grandeur, le génie et la gloire, était impatiente de
voir Bonaparte, et de lui exprimer son admiration. En homme impérieux,
qui veut que tout le monde soit à sa place, il lui sut mauvais gré
de sortir quelquefois de la sienne; il lui trouva trop d'esprit,
d'exaltation; il pressentit même son indépendance à travers son
admiration, il fut froid, dur, injuste. Elle lui demanda un jour avec
trop peu d'adresse, quelle était, à ses yeux, la première des femmes;
il lui répondit sèchement: _Celle qui a fait le plus d'enfans_. Dès cet
instant commença cette antipathie réciproque, qui lui valut à elle des
tourmens si peu mérités, et qui lui fit commettre à lui des actes d'une
tyrannie petite et brutale. Il sortait peu, vivait dans sa petite maison
de la rue Chantereine, qui avait changé de nom, et que le département de
Paris avait fait appeler rue _de la Victoire_. Il ne voyait que quelques
savans, Monge, Lagrange, Laplace, Bertholet; quelques généraux, Desaix,
Kléber, Caffarelli; quelques artistes, et particulièrement le célèbre
acteur que la France vient de perdre, Talma, pour lequel il avait dès
lors un goût particulier. Il sortait ordinairement dans une voiture fort
simple, n'allait au spectacle que dans une loge grillée, et semblait ne
partager aucun des goûts si dissipés de sa femme. Il montrait pour elle
une extrême affection; il était dominé par cette grâce particulière
qui, dans la vie privée comme sur le trône, n'a jamais abandonné madame
Beauharnais, et qui chez elle suppléait à la beauté.

Une place venant à vaquer à l'Institut par la déportation de Carnot, on
se hâta de la lui offrir. Il l'accepta avec empressement, vint s'asseoir
le jour de la séance de réception entre Lagrange et Laplace, et ne cessa
plus de porter dans les cérémonies le costume de membre de l'Institut,
affectant de cacher ainsi le guerrier sous l'habit du savant.

Tant de gloire devait porter ombrage aux chefs du gouvernement, qui
n'ayant pour eux ni l'ancienneté du rang, ni la grandeur personnelle,
étaient entièrement éclipsés par le guerrier pacificateur. Cependant
ils lui témoignaient les plus grands égards, et il y répondait par de
grandes marques de déférence. Le sentiment qui préoccupe le plus est
d'ordinaire celui dont on parle le moins. Le directoire était loin de
témoigner aucune de ses craintes. Il recevait de nombreux rapports de
ses espions qui allaient dans les casernes et dans les lieux publics
écouter les propos dont Bonaparte était l'objet. Bonaparte devait
bientôt, disait-on, se mettre à la tête des affaires, renverser un
gouvernement affaibli, et sauver ainsi la France des royalistes et
des jacobins. Le directoire feignant la franchise, lui montrait ces
rapports, et affectait de les traiter avec mépris, comme s'il avait
cru le général incapable d'ambition. Le général, non moins dissimulé,
recevait ces témoignages avec reconnaissance, assurant qu'il était digne
de la confiance qu'on lui accordait. Mais de part et d'autre la défiance
était extrême. Si les espions de la police parlaient au directoire de
projets d'usurpation, les officiers qui entouraient le général lui
parlaient de projets d'empoisonnement. La mort de Hoche avait fait
naître d'absurdes soupçons, et le général qui, quoique exempt de
craintes puériles, était prudent néanmoins, prenait des précautions
extrêmes quand il dînait chez certain directeur. Il mangeait peu, et ne
goûtait que des viandes dont il avait vu manger le directeur lui-même,
et du vin dont il l'avait vu boire.

Barras aimait à faire croire qu'il était l'auteur de la fortune de
Bonaparte, et que n'étant plus son protecteur, il était resté son ami.
Il montrait en particulier un grand dévouement pour sa personne;
il cherchait, avec sa souplesse ordinaire, à le convaincre de son
attachement, il lui livrait volontiers ses collègues, et affectait de
se mettre à part. Bonaparte accueillait peu les témoignages de ce
directeur, dont il ne faisait aucun cas, et ne le payait de sa servilité
par aucune espèce de confiance.

On consultait souvent Bonaparte dans certaines questions. On lui
envoyait un ministre pour l'appeler au directoire; il s'y rendait,
prenait place à côté des directeurs, et donnait son avis avec
cette supériorité de tact qui le distinguait dans les matières
d'administration et de gouvernement comme dans celles de guerre. Il
affectait en politique une direction d'idées qui tenait à la position
qu'il avait prise. Le lendemain du 18 fructidor, on l'a vu, une fois
l'impulsion donnée, et la chute de la faction royaliste assurée,
s'arrêter tout-à-coup, et ne vouloir prêter au gouvernement que l'appui
exactement nécessaire pour empêcher le retour de la monarchie. Ce point
obtenu, il ne voulait pas paraître s'attacher au directoire; il voulait
rester en dehors, en vue à tous les partis, sans être lié ni brouillé
avec aucun. L'attitude d'un censeur était la position qui convenait à
son ambition. Ce rôle est facile à l'égard d'un gouvernement tiraillé en
sens contraire par les factions, et toujours exposé à faillir; il est
avantageux, parce qu'il rattache tous les mécontens, c'est-à-dire tous
les partis, qui sont bientôt universellement dégoûtés du gouvernement
qui veut les réprimer, sans avoir assez de force pour les écraser. Les
proclamations de Bonaparte aux Cisalpins et aux Génois sur les lois
qu'on avait voulu rendre contre les nobles, avaient suffi pour indiquer
sa direction d'esprit actuelle. On voyait, et ses discours le montraient
assez, qu'il blâmait la conduite que le gouvernement avait tenue à la
suite du 18 fructidor. Les patriotes avaient dû naturellement reprendre
un peu le dessus depuis cet événement. Le directoire était, non pas
dominé, mais légèrement poussé par eux. On le voyait à ses choix, à ses
mesures, à son esprit. Bonaparte, tout en gardant cependant une grande
réserve, laissait voir du blâme pour la direction que suivait le
gouvernement; il paraissait le regarder comme faible, incapable, se
laissant battre par une faction après avoir été battu par une autre. Il
était visible, en un mot, qu'il ne voulait pas être de son avis. Il se
conduisit même de manière à prouver qu'en voulant s'opposer au retour
de la royauté, il ne voulait cependant pas accepter la solidarité de la
révolution et de ses actes. L'anniversaire du 21 janvier approchait,
il fallut négocier pour l'engager à paraître à la fête qu'on allait
célébrer pour la cinquième fois. Il était arrivé à Paris en décembre
1797. L'année 1798 s'ouvrait (nivôse et pluviôse an VI). Il ne voulait
pas se rendre à la cérémonie, comme s'il eût désapprouvé l'acte qu'on
célébrait, ou qu'il eût voulu faire quelque chose pour les hommes que
ses proclamations du 18 fructidor et la mitraillade du 13 vendémiaire
lui avaient aliénés. On voulait qu'il y figurât à tous les titres.
Naguère général en chef de l'armée d'Italie et plénipotentiaire de la
France à Campo-Formio, il était aujourd'hui l'un des plénipotentiaires
du congrès de Rastadt et général de l'armée d'Angleterre; il devait donc
assister aux solennités de son gouvernement. Il disait que ce n'étaient
pas là des qualités qui l'obligeassent à figurer, et que dès lors sa
présence étant volontaire, paraîtrait un assentiment qu'il ne voulait
pas donner. On transigea. L'Institut devait assister en corps à la
cérémonie; il se mêla dans ses rangs, et parut remplir un devoir de
corps. Entre toutes les qualités accumulées déjà sur sa tête, celle de
membre de l'Institut était certainement la plus commode, et il savait
s'en servir à propos.

La puissance naissante est bientôt devinée. Une foule d'officiers et de
flatteurs entouraient déjà Bonaparte; ils lui demandaient s'il allait
toujours se borner à commander les armées, et s'il ne prendrait pas
enfin au gouvernement des affaires la part que lui assuraient son
ascendant et son génie politique. Sans savoir encore ce qu'il pouvait et
devait être, il voyait bien qu'il était le premier homme de son temps.
En voyant l'influence de Pichegru aux cinq-cents, celle de Barras au
directoire, il lui était permis de croire qu'il pourrait avoir un grand
rôle politique; mais il n'en avait dans ce moment aucun à jouer. Il
était trop jeune pour être directeur; il fallait avoir quarante ans, et
il n'en avait pas trente. On parlait bien d'une dispense d'âge, mais
c'était une concession à obtenir, qui alarmerait les républicains, qui
leur ferait jeter les hauts cris, et qui ne vaudrait pas certainement
les désagrémens qu'elle lui causerait. Être associé, lui cinquième, au
gouvernement, n'avoir que sa voix au directoire, s'user en luttant avec
des conseils indépendans encore, c'était un rôle dont il ne voulait pas;
et ce n'était pas la peine de provoquer une illégalité pour un pareil
résultat. La France avait encore un puissant ennemi à combattre,
l'Angleterre; et, bien que Bonaparte fût couvert de gloire, il lui
valait mieux cueillir de nouveaux lauriers, et laisser le gouvernement
s'user davantage dans sa pénible lutte contre les partis.

On a vu que le jour même où la signature du traité de Campo-Formio
fut connue à Paris, le directoire, voulant tourner les esprits contre
l'Angleterre, créa sur-le-champ une armée dite d'_Angleterre_, et en
donna le commandement au général Bonaparte. Le gouvernement songeait
franchement et sincèrement à prendre la voie la plus courte pour
attaquer l'Angleterre, et voulait y faire une descente. L'audace des
esprits, à cette époque, portait à regarder cette entreprise comme très
exécutable. L'expédition déjà tentée en Irlande prouvait qu'on pouvait
passer à la faveur des brumes ou d'un coup de vent. On ne croyait pas
qu'avec tout son patriotisme, la nation anglaise, qui alors ne s'était
pas fait une armée de terre, pût résister aux admirables soldats de
l'Italie et du Rhin, et surtout au génie du vainqueur de Castiglione,
d'Arcole et de Rivoli. Le gouvernement ne voulait laisser que vingt-cinq
mille hommes en Italie, il ramenait tout le reste dans l'intérieur.
Quant à la grande armée d'Allemagne, composée des deux armées du Rhin
et de Sambre-et-Meuse, il allait la réduire à la force nécessaire pour
imposer à l'Empire pendant le congrès de Rastadt, et il voulait faire
refluer le reste vers les côtes de l'Océan. On donnait la même direction
à toutes les troupes disponibles. Les généraux du génie parcouraient
les côtes pour choisir les meilleurs points de débarquement; des ordres
étaient donnés pour réunir dans les ports des flottilles considérables;
une activité extrême régnait dans la marine. On espérait toujours qu'un
coup de vent finirait par écarter l'escadre anglaise qui bloquait
la rade de Cadix, et qu'alors la marine espagnole pourrait venir se
coaliser avec la marine française. Quant à la marine hollandaise, qu'on
se flattait aussi de réunir à la nôtre, elle venait d'essuyer un rude
échec à la vue du Texel, et il n'en était rentré que des débris dans les
ports de la Hollande. Mais la marine espagnole et française suffisait
pour couvrir le passage d'une flottille et s'assurer le transport de
soixante ou quatre-vingt mille hommes en Angleterre. Pour seconder tous
ces préparatifs, on avait songé à se procurer de nouveaux moyens de
finances. Le budget, fixé, comme on l'a vu, à 616 millions pour l'an
VI, ne suffisait pas à un armement extraordinaire. On voulait faire
concourir le commerce à une entreprise qui était toute dans ses
intérêts, et on proposa un emprunt volontaire de quatre-vingts millions.
Il devait être hypothéqué sur l'état. Une partie des bénéfices de
l'expédition devait être changée en primes, qui seraient tirées au sort
entre les préteurs. Le directoire se fit demander, par les principaux
négocians, l'ouverture de cet emprunt. Le projet en fut soumis au corps
législatif, et, dès les premiers jours, il parut obtenir faveur. On
reçut pour quinze ou vingt millions de souscriptions. Le directoire
dirigeait non seulement tous ses efforts contre l'Angleterre, mais aussi
toutes ses sévérités. Une loi interdisait l'entrée des marchandises
anglaises, il se fit autoriser à employer les visites domiciliaires pour
les découvrir, et les fit exécuter dans toute la France, le même jour,
et à la même heure[10].

[Note 10: Le 15 nivôse an VI (4 janvier).]

Bonaparte semblait seconder ce grand mouvement et s'y prêter; mais au
fond il penchait peu pour ce projet. Marcher sur Londres, y entrer,
jeter soixante mille hommes en Angleterre, ne lui paraissait pas le plus
difficile. Mais il sentait que conquérir le pays, s'y établir, serait
impossible; qu'on pourrait seulement le ravager, lui enlever une partie
de ses richesses, le reculer, l'annuler pour un demi-siècle; mais qu'il
faudrait y sacrifier l'armée qu'on y aurait amenée, et revenir presque
seul, après une espèce d'incursion barbare. Plus tard, avec une
puissance plus vaste, une plus grande expérience de ses moyens, une
irritation toute personnelle contre l'Angleterre, il songea sérieusement
à lutter corps à corps avec elle, et à risquer sa fortune contre la
sienne; mais aujourd'hui il avait d'autres idées et d'autres projets.
Une raison le détournait surtout de cette entreprise. Les préparatifs
exigeaient encore plusieurs mois; la belle saison allait arriver, et il
fallait attendre les brumes et les vents de l'hiver prochain pour tenter
la descente. Or, il ne voulait pas rester une année oisif à Paris,
n'ajoutant rien à ses hauts-faits, et descendant dans l'opinion, par
cela seul qu'il ne s'y élevait pas. Il songeait donc à un projet
d'une autre espèce, projet tout aussi gigantesque que la descente en
Angleterre, mais plus singulier, plus vaste dans ses conséquences, plus
conforme à son imagination, et surtout plus prochain. On a vu qu'en
Italie il s'occupait beaucoup de la Méditerranée, qu'il avait créé une
espèce de marine, que, dans le partage des états vénitiens, il avait eu
soin de réserver à la France les îles de la Grèce, qu'il avait noué des
intrigues avec Malte, dans l'espoir de l'enlever aux chevaliers et aux
Anglais; enfin, qu'il avait souvent porté les yeux sur l'Égypte, comme
le point intermédiaire que la France devait occuper entre l'Europe et
l'Asie, pour s'assurer du commerce du Levant ou de celui de l'Inde.
Cette idée avait envahi son imagination, et le préoccupait violemment.
Il existait au ministère des affaires étrangères de précieux documens
sur l'Egypte, sur son importance coloniale, maritime et militaire; il
se les fit transmettre par M. de Talleyrand, et se mit à les dévorer.
Obligé de parcourir les côtes de l'Océan pour l'exécution du projet
sur l'Angleterre, il remplit sa voiture de voyages et de mémoires sur
l'Egypte. Ainsi, tout en paraissant obéir aux voeux du directoire, il
songeait à une autre entreprise; il était de sa personne sur les grèves
et sous le ciel de l'ancienne Batavie, mais son imagination errait sur
les rivages de l'Orient. Il entrevoyait un avenir confus et immense.
S'enfoncer dans ces contrées de la lumière et de la gloire, où Alexandre
et Mahomet avaient vaincu et fondé des empires, y faire retentir son nom
et le renvoyer en France, répété par les échos de l'Asie, était pour lui
une perspective enivrante.

Il se mit donc à parcourir les côtes de l'Océan pendant les mois de
pluviôse et de ventôse (janvier et février 1798), donnant une excellente
direction aux préparatifs de descente, mais en proie à d'autres pensées
et à d'autres projets.

Tandis que la république dirigeait toutes ses forces contre
l'Angleterre, elle avait encore d'importans intérêts à régler sur le
continent. Sa tâche politique y était immense. Elle avait à traiter à
Rastadt avec l'Empire, c'est-à-dire avec la féodalité elle-même; elle
avait à diriger dans les voies nouvelles trois républiques ses filles,
les républiques batave, cisalpine et ligurienne. Placée à la tête du
système démocratique, et en présence du système féodal, elle devait
empêcher les chocs entre ces systèmes, pour n'avoir pas à recommencer la
lutte qu'elle venait de terminer avec tant de gloire, mais qui lui avait
coûté de si horribles efforts. Telle était sa tâche, et elle n'offrait
pas moins de difficultés que celle d'attaquer et de ruiner l'Angleterre.

Le Congrès de Rastadt était réuni depuis deux mois; Bonnier, homme de
beaucoup d'esprit, Treillard, homme probe, mais rude, y représentaient
la France. Bonaparte, dans le peu de jours qu'il avait passés au
congrès, était convenu secrètement avec l'Autriche des arrangemens
nécessaires pour l'occupation de Mayence et de la tête de pont
de Manheim. Il avait été décidé que les troupes autrichiennes se
retireraient à l'approche des troupes françaises, et abandonneraient les
milices de l'Empire; alors les troupes françaises devaient s'emparer de
Mayence et de la tête de pont de Manheim, soit en intimidant les milices
de l'Empire, réduites à elles-mêmes, soit en brusquant l'assaut. C'est
ce qui fut exécuté. Les troupes de l'électeur, en se voyant abandonnées
des Autrichiens, livrèrent Mayence. Celles qui étaient à la tête de
pont de Manheim voulurent résister, mais furent obligées de céder. On y
sacrifia cependant quelques cents hommes. Il était évident, d'après ces
évènemens, que, par les articles secrets du traité de Campo-Formio,
l'Autriche avait reconnu à la république la ligne du Rhin, puisqu'elle
consentait à lui en assurer les points les plus importans. Il fut
convenu, de plus, que l'armée française, pendant les négociations,
quitterait la rive droite du Rhin et rentrerait sur la rive gauche,
depuis Bâle jusqu'à Mayence; qu'à cette hauteur elle pourrait continuer
à occuper la rive droite, mais en longeant le Mein et sans franchir ses
rives. Quant aux armées autrichiennes, elles devaient se retirer au-delà
du Danube et jusqu'au Lech, évacuer les places fortes d'Ulm, Ingolstadt
et Philipsbourg. Leur position devenait, par rapport à l'Empire, à peu
près semblable à celle des armées françaises. La députation de l'Empire
allait ainsi délibérer au milieu d'une double haie de soldats.
L'Autriche n'exécuta pas franchement les articles secrets, car, à la
faveur d'une simulation, elle laissa des garnisons dans Philipsbourg,
Ulm et Ingolstadt. La France ferma les yeux sur cette infraction du
traité, pour ne pas troubler la bonne intelligence. Il fut question
ensuite de l'envoi réciproque d'ambassadeurs. L'Autriche répondit que,
pour le moment, on se contenterait de correspondre par les ministres
que les deux puissances avaient au congrès de Rastadt. Ce n'était pas
montrer un grand empressement à commencer avec la France des relations
amicales; mais, après ses défaites et ses humiliations, on concevait et
on pardonnait ce reste d'humeur de la part de l'Autriche.

Les premières explications entre la députation de l'Empire et les
ministres de l'Autriche furent amères. Les états de l'Empire se
plaignaient, en effet, que l'Autriche contribuât à les dépouiller, en
reconnaissant la ligne du Rhin à la république, et en livrant d'une
manière perfide Mayence et la tête de pont de Manheim; ils se
plaignaient que l'Autriche, après avoir entraîné l'Empire dans sa
lutte, l'abandonnât, et livrât ses provinces pour avoir en échange des
possessions en Italie. Les ministres de l'empereur répondaient qu'il
avait été entraîné à la guerre pour les intérêts de l'Empire, et pour
la défense des princes possessionnés en Alsace; qu'après avoir pris
les armes dans leur intérêt, il avait fait des efforts extraordinaires
pendant six années consécutives; qu'il s'était vu abandonné
successivement par tous les états de la confédération; qu'il avait
soutenu presque à lui seul le fardeau de la guerre; qu'il avait perdu
dans cette lutte une partie de ses états, et notamment les riches
provinces de la Belgique et de la Lombardie; et qu'il n'avait, après de
tels efforts si chèrement payés, que de la reconnaissance à attendre, et
point de plaintes à essuyer. La vérité était que l'empereur avait pris
le prétexte des princes possessionnés en Alsace, pour faire la guerre;
qu'il l'avait soutenue pour sa seule ambition; qu'il y avait entraîné la
confédération germanique malgré elle, et que maintenant il la trahissait
pour s'indemniser à ses dépens. Après de vives explications, qui
n'aboutirent à rien, il fallut passer outre, et s'occuper de la base
des négociations. Les Français voulaient la rive gauche du Rhin, et
proposaient, pour indemniser les princes dépossédés de leurs états, le
moyen des sécularisations. L'Autriche, qui, non contente d'avoir acquis
la plus grande partie du territoire vénitien, voulait s'indemniser
encore avec quelques évêchés, et qui d'ailleurs avait des conventions
secrètes avec la France; la Prusse, qui était convenue avec la France de
s'indemniser, sur la rive droite, du duché de Clèves qu'elle avait perdu
sur la rive gauche; les princes dépossédés, qui aimaient mieux acquérir
des états sur la rive droite, à l'abri du voisinage des Français, que
de recouvrer leurs anciennes principautés; l'Autriche, la Prusse, les
princes dépossédés, tous votaient également pour qu'on cédât la ligne
du Rhin, et que les sécularisations fussent employées comme moyen
d'indemnité. L'Empire pouvait donc difficilement se défendre contre
un pareil concours de volontés. Cependant les pouvoirs donnés à la
députation, faisant une condition expresse de l'intégrité de l'empire
germanique, les plénipotentiaires français déclarèrent ces pouvoirs
bornés et insuffisans, et en exigèrent d'autres. La députation s'en
fit donner de nouveaux par la diète; mais, quoique ayant désormais la
faculté de concéder la ligne du Rhin, et de renoncer à la rive gauche,
elle persista néanmoins à la défendre. Elle donnait beaucoup de raisons,
car les raisons ne manquent jamais. L'empire germanique, disait la
députation, n'avait point été le premier à déclarer la guerre. Bien
avant que la diète de Ratisbonne en eût fait la déclaration, Custine
avait surpris Mayence et envahi la Franconie. Il n'avait donc fait que
se défendre. La privation d'une partie de son territoire bouleversait
sa constitution, et compromettait son existence, qui importait à toute
l'Europe. Les provinces de la rive gauche, qu'on voulait lui enlever,
étaient d'une modique importance pour un état devenu aussi vaste que la
république française. La ligne du Rhin pouvait être remplacée par une
autre ligne militaire, la Moselle par exemple. La république, enfin,
renonçait pour de très misérables avantages, à la gloire si belle, si
pure, et si utile pour elle, de la modération politique. En conséquence,
la députation proposait d'abandonner tout ce que l'Empire avait possédé
au-delà de la Moselle, et de prendre cette rivière pour limite. A ces
raisons la France en avait d'excellentes à opposer. Sans doute, elle
avait pris l'offensive, et commencé la guerre de fait; mais la guerre
véritable, celle d'intention, de machinations, de préparatifs, avait été
commencée par l'Empire. C'était à Trèves, à Coblentz, qu'avaient été
recueillis et organisés les émigrés; c'étaient de là que devaient partir
les phalanges chargées d'humilier, d'abrutir, de démembrer la France. La
France, au lieu d'être vaincue, était victorieuse; elle en profitait,
non pour rendre le mal qu'on avait voulu lui faire, mais pour
s'indemniser de la guerre qu'on lui avait faite, en exigeant sa
véritable limite naturelle, la limite du Rhin.

On disputait donc, car les concessions, même les plus inévitables, sont
toujours contestées. Mais il était évident que la députation allait
céder la rive gauche, et ne faisait cette résistance que pour obtenir de
meilleures conditions sur d'autres points en litige. Tel était l'état
des négociations de Rastadt, au mois de pluviôse an VI (février 1798).

Augereau, auquel le directoire avait donné, pour s'en débarrasser, le
commandement de l'armée d'Allemagne, s'était entouré des jacobins
les plus forcenés. Il ne pouvait que porter ombrage à l'Empire, qui
redoutait surtout la contagion des nouveaux principes, et qui se
plaignait d'écrits incendiaires répandus en Allemagne. Tant de têtes
fermentaient en Europe, qu'il n'était pas nécessaire de supposer
l'intervention française pour expliquer la circulation d'écrits
révolutionnaires. Mais il importait au directoire de s'éviter toute
plainte; d'ailleurs il était mécontent de la conduite turbulente
d'Augereau; il lui ôta son commandement, et l'envoya à Perpignan, sous
prétexte d'y réunir une armée, qui était destinée, disait-on, à agir
contre le Portugal. Cette cour, à l'instigation de Pitt, n'avait pas
ratifié le traité fait avec la république, et on menaçait d'aller
frapper en elle une alliée de l'Angleterre. Du reste, ce n'était là
qu'une vaine démonstration, et la commission donnée à Augereau était une
disgrâce déguisée.

La France, outre les rapports directs qu'elle commençait à renouer avec
les puissances de l'Europe, avait à diriger, comme nous l'avons dit, les
républiques nouvelles. Elles étaient naturellement agitées de partis
contraires. Le devoir de la France était de leur épargner les
convulsions qui l'avaient déchirée elle-même. D'ailleurs, elle était
appelée et payée pour cela. Elle avait des armées en Hollande, dans la
Cisalpine et la Ligurie, entretenues aux frais de ces républiques. Si,
pour ne point paraître attenter à leur indépendance, elle les livrait à
elles-mêmes, il y avait danger de voir, ou une contre-révolution, ou
un déchaînement de jacobinisme. Dans un cas, il y avait péril pour le
système républicain; dans l'autre, pour le maintien de la paix générale.
Les jacobins, devenus les maîtres en Hollande, étaient capables
d'indisposer la Prusse et l'Allemagne; devenus les maîtres dans la
Ligurie et la Cisalpine, ils étaient capables de bouleverser l'Italie,
et de rappeler l'Autriche en lice. Il fallait donc modérer la marche
de ces républiques; mais en la modérant, on s'exposait à un autre
inconvénient. L'Europe se plaignait que la France eût fait, des
Hollandais, des Cisalpins, des Génois, des sujets plutôt que des alliés,
et lui reprochait de viser à une domination universelle. Il fallait donc
choisir des agens qui eussent exactement la nuance d'opinion convenable
au pays où ils devaient résider, et assez de tact pour faire sentir la
main de la France, sans la laisser apercevoir. Il y avait, comme on
le voit, des difficultés de toute espèce à vaincre, pour maintenir en
présence, et y maintenir sans choc, les deux systèmes qui en Europe
venaient d'être opposés l'un à l'autre. On les a vus en guerre pendant
six ans. On va les voir pendant une année en négociation, et cette année
va prouver mieux que la guerre encore, leur incompatibilité naturelle.

Nous avons déjà désigné les différens partis qui divisaient la Hollande.
Le parti modéré et sage, qui voulait une constitution unitaire et
tempérée, avait à combattre les orangistes, créatures du stathouder, les
fédéralistes, partisans des anciennes divisions provinciales, aspirant
à dominer dans leurs provinces, et à ne souffrir qu'un faible lien
fédéral; enfin, les démocrates ou jacobins, voulant l'unité et la
démocratie pure. Le directoire devait naturellement appuyer le premier
parti, opposé aux trois autres, parce qu'il voulait, sans aucune des
exagérations contraires, concilier l'ancien système fédératif avec
une suffisante concentration du gouvernement. On a beaucoup accusé le
directoire de vouloir partout la république _une et indivisible_, et
on a fort mal raisonné en général sur son système à cet égard. La
république _une et indivisible_, imaginée en 93, eût été toujours une
pensée profonde, si elle n'avait été d'abord le fruit d'un instinct
puissant. Un état aussi homogène, aussi bien fondu que la France, ne
pouvait admettre le système fédéral. Un état aussi menacé que la France
eût été perdu en l'admettant. Il ne convenait ni à sa configuration
géographique, ni à sa situation politique. Sans doute, vouloir partout
_l'unité et l'indivisibilité_ au même degré qu'en France, eût été
absurde; mais le directoire, placé à la tête d'un nouveau système,
obligé de lui créer des alliés puissans, devait chercher à donner de la
force et de la consistance à ses nouveaux alliés; et il n'y a ni force
ni consistance sans un certain degré de concentration et d'unité. Telle
était la pensée, ou pour mieux dire l'instinct, qui dirigeait, et devait
diriger presque à leur insu les chefs de la république française.

La Hollande, avec son ancien système fédératif eût été réduite à une
complète impuissance. Son assemblée nationale n'avait pu lui donner
encore une constitution. Elle était astreinte à tous les règlemens des
anciens états de Hollande; le fédéralisme y dominait; les partisans de
l'unité et d'une constitution modérée demandaient l'abolition de ces
règlemens et le prompt établissement d'une constitution. L'envoyé
Noël était accusé de favoriser les fédéralistes. La France ne pouvait
différer de prendre un parti: elle envoya Joubert commander l'armée de
Hollande, Joubert, l'un des lieutenans de Bonaparte en Italie, célèbre
depuis sa marché en Tyrol, modeste, désintéressé, brave, et patriote
chaleureux. Elle remplaça Noël par Delacroix, l'ancien ministre des
affaires étrangères; elle eût pu faire un meilleur choix. Le directoire
manquait malheureusement de sujets pour la diplomatie. Il y avait
beaucoup d'hommes instruits et distingués parmi les membres des
assemblées actuelles ou passées; mais ces hommes n'avaient pas
l'habitude des formes diplomatiques; ils avaient du dogmatisme et de la
morgue; il était difficile d'en trouver qui conciliassent la fermeté des
principes avec la souplesse des formes, ce qu'il aurait fallu cependant
chez nos envoyés à l'étranger, pour qu'ils sussent à la fois faire
respecter nos doctrines et ménager les préjugés de la vieille Europe.
Delacroix, en arrivant en Hollande, assista à un festin donné par le
comité diplomatique. Tous les ministres étrangers y étaient invités.
Après avoir tenu en leur présence le langage le plus démagogique,
Delacroix s'écria le verre à la main: _Pourquoi n'y a-t-il pas un Batave
qui ose poignarder le règlement sur l'autel de la patrie!_ On conçoit
aisément l'effet que devaient produire sur les étrangers de pareilles
boutades. Le règlement, en effet, fut bientôt poignardé. Quarante-trois
députés avaient déjà protesté contre les opérations de l'assemblée
nationale. Ils se réunirent le 3 pluviôse (22 janvier 1798) à l'hôtel de
Harlem, et là, soutenus par nos troupes, ils procédèrent comme on avait
fait à Paris, quatre mois auparavant, au 18 fructidor. Ils exclurent de
l'assemblée nationale un certain nombre de députés suspects, en
firent enfermer quelques-uns, cassèrent le règlement, et organisèrent
l'assemblée en une espèce de convention. En peu de jours, une
constitution à peu près semblable à celle de la France fut rédigée et
mise en vigueur. Voulant imiter la convention, les nouveaux dirigeans
composèrent le gouvernement des membres de l'assemblée actuelle, et se
constituèrent eux-mêmes en directoire et corps législatif. Les hommes
qui se présentent pour opérer ces sortes de mouvemens sont toujours
les plus prononcés de leur parti. Il était à craindre que le nouveau
gouvernement batave ne fût fort empreint de démocratie, et que, sous
l'influence d'un ambassadeur comme Delacroix, il ne dépassât la ligne
que le directoire français aurait voulu lui tracer. Cette espèce de
18 fructidor en Hollande ne manqua pas de faire dire à la diplomatie
européenne, surtout à la diplomatie prussienne, que la France gouvernait
la Hollande, et s'étendait de fait jusqu'au Texel.

La république ligurienne était dans une assez bonne voie, quoique
secrètement travaillée, comme tous les nouveaux états, par deux partis
également exagérés. Quant à la Cisalpine, elle était en proie aux
passions les plus véhémentes. L'esprit de localité divisait les
Cisalpins, qui appartenaient à d'anciens états successivement démembrés
par Bonaparte. Outre l'esprit de localité, les agens de l'Autriche, les
nobles, les prêtres et les démocrates emportés agitaient violemment la
nouvelle république. Mais les démocrates étaient les plus dangereux,
parce qu'ils avaient un puissant appui dans l'armée d'Italie, composée,
comme on le sait, des plus chauds patriotes de France. Le directoire
avait autant de peine à diriger l'esprit de ses armées en pays étranger,
que celui de ses ministres, et avait, sous ce rapport, autant de
difficultés à vaincre que sous tous les autres. Il n'avait pas encore de
ministre auprès de la nouvelle république. C'était Berthier qui, en
sa qualité de général en chef, représentait encore le gouvernement
français. Il s'agissait de régler, par un traité d'alliance, les
rapports de la nouvelle république avec la république mère. Ce traité
fut rédigé à Paris, et envoyé à la ratification des conseils. Les deux
républiques contractaient alliance offensive et défensive pour tous les
cas; et en attendant que la Cisalpine eût un état militaire, la France
lui accordait un secours de vingt-cinq mille hommes aux conditions
suivantes. La Cisalpine devait donner le local pour le casernement,
les magasins, les hôpitaux, et 10 millions par an pour l'entretien des
vingt-cinq mille hommes. Dans le cas de guerre, elle devait fournir un
subside extraordinaire. La France abandonnait à la Cisalpine une grande
partie de l'artillerie prise à l'ennemi, afin d'armer ses places. Ces
conditions n'avaient rien d'excessif; cependant beaucoup de députés
cisalpins dans le conseil des anciens, mal disposés pour le régime
républicain et pour la France, prétendirent que ce traité était trop
onéreux, que l'on abusait de la dépendance dans laquelle le nouvel état
était placé, et ils rejetèrent le traité. Il y avait là une malveillance
évidente. Bonaparte, obligé de choisir lui-même les individus composant
les conseils et le gouvernement, n'avait pu s'assurer de la nature de
tous ses choix, et il devenait nécessaire de les modifier. Les
conseils actuels, nommés militairement par Bonaparte, furent modifiés
militairement par Berthier. Celui-ci éloigna quelques-uns des membres
les plus obstinés, et fit présenter le traité, qui fut aussitôt accepté.
Il était fâcheux que la France fût encore obligée de laisser voir sa
main, car l'Autriche prétendit sur-le-champ que, malgré toutes les
promesses faites à Campo-Formio, la Cisalpine n'était pas une république
indépendante, et qu'elle était évidemment une province française. Elle
fit des difficultés pour l'admission du ministre Marescalchi, accrédité
auprès d'elle par la Cisalpine.

Le territoire formé par la France et les nouvelles républiques
s'engrenait avec l'Europe, encore féodale, de la manière la plus
dangereuse pour la paix des deux systèmes. La Suisse, toute féodale
encore quoique républicaine, était englobée entre la France, la Savoie,
devenue province française, et la Cisalpine. Le Piémont, avec lequel la
France avait contracté une alliance, était enveloppé par la France,
la Savoie, la Cisalpine et la Ligurie. La Cisalpine et la Ligurie
enveloppaient le Parmesan et la Toscane, et pouvaient communiquer leur
fièvre à Rome et à Naples. Le directoire avait recommandé à ses agens la
plus grande réserve, et leur avait défendu de donner aucune espérance
aux démocrates: Ginguéné en Piémont, Cacault en Toscane, Joseph
Bonaparte à Rome, Trouvé à Naples, avaient ordre précis de témoigner
les dispositions les plus amicales aux princes auprès desquels ils
résidaient. Ils devaient assurer que les intentions du directoire
n'étaient nullement de propager les principes révolutionnaires, qu'il se
contenterait de maintenir le système républicain là où il était établi,
mais qu'il ne ferait rien pour l'étendre chez les puissances qui se
conduiraient loyalement avec la France. Les intentions du directoire
étaient sincères et sages. Il souhaitait sans doute les progrès de la
révolution; mais il ne devait pas les propager plus long-temps par les
armes. Il fallait, si la révolution éclatait dans de nouveaux états,
qu'on ne pût reprocher à la France une participation active. D'ailleurs
l'Italie était remplie de princes, parens ou alliés des grandes
puissances, auxquels on ne pouvait nuire sans s'exposer à de hautes
hostilités. L'Autriche ne manquerait pas d'intervenir pour la Toscane,
pour Naples et peut-être pour le Piémont; l'Espagne interviendrait
certainement pour le prince de Parme. Il fallait donc s'attacher, si
de nouveaux événemens venaient à éclater, à n'en pas avoir la
responsabilité.

Telles étaient les instructions du directoire; mais on ne gouverne pas
les passions, et surtout celle de la liberté. La France pouvait-elle
empêcher que les démocrates français, liguriens et cisalpins, ne
correspondissent avec les démocrates piémontais, toscans, romains et
napolitains, ne leur soufflassent le feu de leurs opinions, de leurs
encouragemens et de leurs espérances? Ils leur disaient que la politique
empêchait le gouvernement français d'intervenir ostensiblement dans les
révolutions qui se préparaient partout, mais qu'il les protégerait une
fois faites; qu'il fallait avoir le courage de les essayer, et que
sur-le-champ arriveraient des secours.

L'agitation régnait dans tous les états Italiens. On y multipliait
les arrestations, et nos ministres accrédités se bornaient à réclamer
quelquefois les individus injustement poursuivis. En Piémont, les
arrestations étaient nombreuses; mais l'intercession de la France était
souvent écoutée. En Toscane il régnait assez de modération. A Naples, il
y avait une classe d'hommes qui partageait les opinions nouvelles; mais
une cour aussi méchante qu'insensée luttait contre ces opinions par
les fers et les supplices. Notre ambassadeur Trouvé était abreuvé
d'humiliations. Il était séquestré comme un pestiféré. Défense était
faite aux Napolitains de le voir. Il avait eu de la peine à se procurer
un médecin. On jetait dans les cachots ceux qui étaient accusés d'avoir
eu des communications avec la légation française, ou qui portaient les
cheveux coupés et sans poudre. Les lettres de l'ambassadeur étaient
saisies, décachetées, et gardées par la police napolitaine pendant
dix ou douze jours. Des Français avaient été assassinés. Même quand
Bonaparte était en Italie, il avait eu de la peine à contenir les
fureurs de la cour de Naples, et maintenant qu'il n'y était plus, on
juge de quoi elle devait être capable. Le gouvernement français avait
assez de force pour la punir cruellement de ses fautes; mais pour ne pas
troubler la paix générale, il avait recommandé à son ministre Trouvé de
garder la plus grande mesure, de s'en tenir à des représentations, et de
tâcher de la ramener à la raison.

Le gouvernement le plus près de sa ruine était le gouvernement papal.
Ce n'était pas faute de se défendre; il faisait aussi des arrestations;
mais un vieux pape dont l'orgueil était abattu, de vieux cardinaux
inhabiles, pouvaient difficilement soutenir un état chancelant de toutes
parts. Déjà, par les suggestions des Cisalpins, la Marche d'Ancône
s'était révoltée, et s'était constituée en république anconitaine. De
là, les démocrates soufflaient la révolte dans tout l'état romain. Ils
n'y comptaient pas un grand nombre de partisans, mais ils étaient assez
secondés par le mécontentement public. Le gouvernement papal avait perdu
son éclat imposant aux yeux du peuple, depuis que les contributions
imposées à Tolentino l'avaient obligé de donner jusqu'aux meubles
précieux et aux pierreries du Saint-Siége. Les taxes nouvelles, la
création d'un papier-monnaie qui perdait plus de deux tiers de sa
valeur, l'aliénation du cinquième des biens du clergé, avaient
mécontenté toutes les classes, jusqu'aux ecclésiastiques eux-mêmes. Les
grands de Rome, qui avaient reçu quelques-unes des lumières répandues
en Europe pendant le dix-huitième siècle, murmuraient assez hautement
contre un gouvernement faible, inepte, et disaient qu'il était temps
que le gouvernement temporel des états romains passât de célibataires
ignorans, incapables, étrangers à la connaissance des choses humaines,
aux véritables citoyens versés dans la pratique et l'habitude du monde.
Ainsi les dispositions du peuple romain étaient peu favorables au pape.
Cependant les démocrates étaient peu nombreux; ils inspiraient des
préventions sous le rapport de la religion, dont on les croyait ennemis.
Les artistes français qui étaient à Rome les excitaient beaucoup;
mais Joseph Bonaparte tâchait de les contenir, en leur disant qu'ils
n'avaient pas assez de force pour tenter un mouvement décisif, qu'ils
se perdraient et compromettraient inutilement la France; que, du reste,
elle ne les soutiendrait pas, et les laisserait exposés aux suites de
leur imprudence.

Le 6 nivôse (26 décembre 1797), ils vinrent l'avertir qu'il y aurait un
mouvement. Il les congédia, en les engageant à rester tranquilles;
mais ils n'en crurent pas le ministre français. Le système de tous les
entrepreneurs de révolution était qu'il fallait oser, et engager
la France malgré elle. En effet, ils se réunirent le 8 nivôse (28
décembre), pour tenter un mouvement. Dispersés par les dragons du pape,
ils se réfugièrent dans la juridiction de l'ambassadeur français, et
sous les arcades du palais Corsini, qu'il habitait. Joseph accourut avec
quelques militaires français, et le général Duphot, jeune officier très
distingué de l'armée d'Italie. Il voulait s'interposer entre les troupes
papales et les insurgés, pour éviter un massacre. Mais les troupes
papales, sans respect pour l'ambassadeur, firent feu, et tuèrent à ses
côtés l'infortuné Duphot. Ce jeune homme allait épouser une belle-soeur
de Joseph. Sa mort produisit une commotion extraordinaire. Plusieurs
ambassadeurs étrangers coururent chez Joseph, particulièrement le
ministre d'Espagne, d'Azara. Le gouvernement romain, seul, demeura
quatorze heures sans envoyer chez le ministre de France, quoique
celui-ci n'eût cessé de lui écrire pendant la journée. Joseph, indigné,
demanda sur-le-champ ses passeports; on les lui donna, et il partit
aussitôt pour la Toscane.

Cet événement produisit une vive sensation. Il était visible que le
gouvernement romain aurait pu prévenir cette scène, car elle était
prévue à Rome deux jours d'avance, mais qu'il avait voulu la laisser
éclater, pour infliger aux démocrates une correction sévère, et que
dans le tumulte il n'avait pas su prendre ses précautions, de manière
à prévenir une violation du droit des gens et un attentat contre la
légation française. Aussitôt une grande indignation se manifesta dans la
Cisalpine, et parmi tous les patriotes italiens, contre le gouvernement
romain. L'armée d'Italie demandait à grands cris à marcher sur Rome.

Le directoire était fort embarrassé: il voyait dans le pape le chef
spirituel du parti ennemi de la révolution. Détruire le pontife de cette
vieille et tyrannique religion chrétienne le tentait fort, malgré le
danger de blesser les puissances et de provoquer leur intervention.
Cependant, quels que fussent les inconvéniens d'une détermination
hostile, les passions révolutionnaires l'emportèrent ici, et le
directoire ordonna au général Berthier, qui commandait en Italie, de
marcher sur Rome. Il espérait que le pape n'étant le parent ni l'allié
d'aucune cour, sa chute ne provoquerait aucune intervention puissante.

La joie fut grande chez tous les républicains et les partisans de la
philosophie. Berthier arriva le 22 pluviôse (10 février 1798) en vue de
l'ancienne capitale du monde, que les armées républicaines n'avaient pas
encore visitée. Nos soldats s'arrêtèrent un instant, pour contempler la
vieille et magnifique cité. Le ministre d'Azara, le médiateur ordinaire
de toutes les puissances italiennes auprès de la France, accourut au
quartier-général, pour négocier une convention. Le château Saint-Ange
fut livré aux Français, à la condition, naturelle entre peuples
civilisés, de respecter le culte, les établissemens publics, les
personnes et les propriétés. Le pape fut laissé au Vatican, et Berthier,
introduit par la porte du Peuple, fut conduit au Capitole, comme les
anciens triomphateurs romains. Les démocrates, au comble de leurs voeux,
se réunirent au Campo-Vaccino, où se voient les vestiges de l'ancien
Forum, et, entourés d'un peuple insensé, prêt à applaudir à tous les
évènemens nouveaux, proclamèrent la république romaine. Un notaire
rédigea un acte par lequel le peuple, qui s'intitulait peuple romain,
déclarait rentrer dans sa souveraineté et se constituer en république.
Le pape avait été laissé seul au Vatican. On alla lui demander
l'abdication de sa souveraineté temporelle, car on n'entendait pas se
mêler de son autorité spirituelle. Il répondit, du reste, avec dignité,
qu'il ne pouvait se dépouiller d'une propriété qui n'était point à lui,
mais à la succession des apôtres, et qui n'était qu'en dépôt dans ses
mains. Cette théologie toucha peu nos généraux républicains. Le pape,
traité avec les égards dus à son âge, fut extrait du Vatican pendant
la nuit, et conduit en Toscane, où il reçut asile dans un couvent. Le
peuple de Rome parut peu regretter ce souverain qui avait cependant
régné plus de vingt années.

Malheureusement des excès, non contre les personnes, mais contre les
propriétés, souillèrent l'entrée des Français dans l'ancienne capitale
du monde. Il n'y avait plus à la tête de l'armée ce chef sévère et
inflexible, qui, moins par vertu que par horreur du désordre, avait
poursuivi si sévèrement les pillards. Bonaparte seul aurait pu imposer
un frein à l'avidité dans une contrée aussi riche. Berthier venait de
partir pour Paris; Masséna lui avait succédé. Ce héros auquel la France
devra une éternelle reconnaissance pour l'avoir sauvée à Zurich d'une
ruine inévitable, fut accusé d'avoir donné le premier exemple. Il fut
bientôt imité. On se mit à dépouiller les palais, les couvens, les
riches collections. Des juifs à la suite de l'armée achetaient à vil
prix les magnifiques objets que leur livraient les déprédateurs.
Le gaspillage fut révoltant. Il faut le dire: ce n'étaient pas les
officiers subalternes ni les soldats qui se livraient à ces désordres,
c'étaient les officiers supérieurs. Tous les objets qu'on enlevait,
et sur lesquels on avait les droits de la conquête, auraient dû être
déposés dans une caisse, et vendus au profit de l'armée, qui n'avait
pas reçu de solde depuis cinq mois. Elle sortait de la Cisalpine, où le
défaut d'organisation financière avait empêché d'acquitter le subside
convenu par notre traité. Les soldats et les officiers subalternes
étaient dans le plus horrible dénûment; ils étaient indignés de voir
leurs chefs se gorger de dépouilles, et compromettre la gloire du nom
français, sans aucun profit pour l'armée. Il y eut une révolte contre
Masséna: les officiers se réunirent dans une église, et déclarèrent
qu'ils ne voulaient pas servir sous lui. Une partie du peuple, qui était
mal disposée pour les Français, se préparait à saisir le moment de cette
mésintelligence pour tenter un mouvement. Masséna fit sortir l'armée de
Rome, en laissant une garnison dans le château Saint-Ange. Le danger fit
cesser la sédition; mais les officiers persistèrent à demeurer réunis,
et à demander la poursuite des pillards et le rappel de Masséna.

On voit qu'à la difficulté de modérer la marche des nouvelles
républiques, de choisir et de diriger nos agens, se joignait celle de
contenir les armées, et tout cela à des distances immenses pour les
communications administratives. Le directoire rappela Masséna et
envoya une commission à Rome, composée de quatre personnages probes
et éclairés, pour organiser la nouvelle république: c'étaient Daunou,
Monge, Florent et Faypoult. Ce dernier, administrateur habile et
honnête, était chargé de tout ce qui était relatif aux finances. L'armée
d'Italie fut divisée en deux; on appela armée de Rome celle qui venait
de détrôner le pape.

Il s'agissait de motiver auprès des puissances la nouvelle révolution.
L'Espagne, dont on aurait pu redouter la piété, mais qui était sous
l'influence française, ne dit cependant rien. Mais l'intérêt est plus
intraitable que le zèle religieux. Aussi les deux cours les plus
mécontentes furent celles de Vienne et de Naples. Celle de Vienne voyait
avec peine s'étendre l'influence française en Italie. Pour ne pas
ajouter à ses griefs, on ne voulut point confondre la république
nouvelle avec la Cisalpine: elle fut constituée à part. Les réunir
toutes deux aurait trop réveillé l'idée de l'unité italienne, et fait
croire au projet de démocratiser toute l'Italie. Quoique l'empereur
n'eût point de ministre à Paris, on lui envoya Bernadotte pour lui
donner des explications et résider à Vienne. Quant à la cour de Naples,
sa fureur était extrême de voir la révolution à ses portes. Elle
n'exigeait rien moins que deux ou trois des provinces romaines pour
s'apaiser. Elle voulait surtout le duché de Bénévent et le territoire
de Ponte-Corvo, qui étaient tout-à-fait à sa convenance. On lui envoya
Garat pour s'entendre avec elle: on destina Trouvé à la Cisalpine.

La révolution faisait donc des progrès inévitables, et beaucoup plus
rapides que ne l'aurait voulu le directoire. Nous avons déjà nommé un
pays où elle menaçait de s'introduire, c'est la Suisse. Il semble que
la Suisse, cette antique patrie de la liberté, des moeurs simples et
pastorales, n'avait rien à recevoir de la France, et seule n'avait pas
de révolution à subir; cependant, de ce que les treize cantons étaient
gouvernés avec des formes républicaines, il n'en résultait pas que
l'équité régnât dans les rapports de ces petites républiques entre
elles, et surtout dans leurs rapports avec leurs sujets. La féodalité,
qui n'est que la hiérarchie militaire, existait entre ces républiques,
et il y avait des peuples dépendans d'autres peuples, comme un vassal de
son suzerain, et gémissant sous un joug de fer. L'Argovie, le canton
de Vaud, dépendaient de l'aristocratie de Berne; le Bas-Valais du
Haut-Valais; les bailliages italiens, c'est-à-dire les vallées pendant
du côté de l'Italie, de divers cantons. Il y avait en outre une foule de
communes dépendantes de certaines villes. Le canton de Saint-Gall était
gouverné féodalement par un couvent. Presque tous les pays sujets ne
l'étaient devenus qu'à des conditions contenues dans des chartes mises
en oubli, et qu'il était défendu de remettre en lumière. Les campagnes
relevaient presque partout des villes, et étaient soumises aux plus
révoltans monopoles; nulle part la tyrannie des corps de métier n'était
aussi grande. Dans tous les gouvernemens, l'aristocratie s'était
lentement emparée de l'universalité des pouvoirs. A Berne, le premier de
ces petits états, quelques familles s'étaient emparées de l'autorité et
en avaient à jamais exclu toutes les autres: elles avaient leur livre
d'or, où étaient inscrites toutes les familles gouvernantes. Souvent
les moeurs adoucissent les lois, mais il n'en était rien ici. Ces
aristocraties se vengeaient avec la vivacité d'humeur propre aux
petits états. Berne, Zurich, Genève, avaient déployé souvent, et très
récemment, l'appareil des supplices. Dans toute l'Europe il y avait des
Suisses, bannis forcément de leur pays, ou qui s'étaient soustraits par
l'exil aux vengeances aristocratiques. Du reste, mal unis, mal attachés
les uns aux autres, les treize cantons n'avaient plus aucune force;
ils étaient réduits à l'impuissance de défendre leur liberté. Par ce
penchant de mauvais frères, si commun dans les états fédératifs, presque
tous avaient recours dans leurs démêlés aux puissances voisines, et
avaient des traités particuliers, les uns avec l'Autriche, les autres
avec le Piémont, les autres avec la France. La Suisse n'était donc
plus qu'un beau souvenir et un admirable sol; politiquement, elle ne
présentait qu'une chaîne de petites et humiliantes tyrannies.

On conçoit dès lors quel effet avait dû produire dans son sein l'exemple
de la révolution française. On s'était agité à Zurich, à Bâle, à Genève.
Dans cette dernière ville, surtout, les troubles avaient été sanglans.
Dans toute la partie française, et particulièrement dans le pays de
Vaud, les idées révolutionnaires avaient fait de grands progrès. De leur
côté, les aristocrates suisses n'avaient rien oublié pour desservir la
France, et s'étaient étudiés à lui déplaire autant qu'ils le pouvaient
sans provoquer sa toute-puissance. Messieurs de Berne avaient accueilli
les émigrés et leur avaient rendu le plus de services possible. C'est
en Suisse que s'étaient machinées toutes les trames ourdies contre la
république. On se souvient que c'est de Bâle que l'agent anglais Wickam
conduisait tous les fils de la contre-révolution. Le directoire devait
donc être fort mécontent. Il avait un moyen de se venger de la Suisse,
fort aisé. Les Vaudois, persécutés par messieurs de Berne, invoquaient
l'intervention de la France. Lorsque le duc de Savoie les avait cédés à
Berne, la France s'était rendue garante de leurs droits, par un traité à
la date de 1565; ce traité avait été plusieurs fois invoqué et exécuté
par la France. Il n'y avait donc rien d'étrange dans l'intervention du
directoire, aujourd'hui réclamée par les Vaudois. D'ailleurs, plusieurs
de ces petits peuples dépendans avaient des protecteurs étrangers.

On a vu avec quel enthousiasme les Vaudois avaient reçu le libérateur
de la Valteline, quand il passa de Milan à Rastadt, en traversant la
Suisse. Les Vaudois, pleins d'espérance, avaient envoyé des députés à
Paris, et insistaient vivement pour obtenir la protection française.
Leur compatriote, le brave et malheureux Laharpe, était mort pour nous
en Italie, à la tête de l'une de nos divisions; ils étaient horriblement
tyrannisés, et, à défaut même de toute raison politique, la simple
humanité suffisait pour engager la France à intervenir. Il n'eût pas
été concevable qu'avec ses nouveaux principes, la France se refusât à
l'exécution des traités conservateurs de la liberté d'un peuple voisin,
et exécutés même par l'ancienne monarchie. La politique seule aurait
pu l'en empêcher, car c'était donner une nouvelle alarme à l'Europe,
surtout à l'instant même où le trône pontifical s'écroulait à Rome. Mais
la France, qui ménageait l'Allemagne, le Piémont, Parme, la Toscane,
Naples, ne croyait pas devoir les mêmes ménagemens à la Suisse, et
tenait surtout beaucoup à établir un gouvernement analogue au sien, dans
un pays qui passait pour la clef militaire de toute l'Europe. Ici, comme
à l'égard de Rome, le directoire fut entraîné hors de sa politique
expectante par un intérêt majeur. Replacer les Alpes dans des mains
amies fut un motif aussi entraînant que celui de renverser la papauté.

En conséquence, le 8 nivôse (28 décembre 1797), il déclara qu'il prenait
les Vaudois sous sa protection, et que les membres des gouvernemens de
Berne et de Fribourg répondraient de la sûreté de leurs propriétés et de
leurs personnes. Sur-le-champ le général Ménard, à la tête de l'ancienne
division Masséna, repassa les Alpes et vint camper à Carouge, en vue du
lac de Genève. Le général Schawembourg remonta le Rhin avec une division
de l'armée d'Allemagne, et vint se placer dans l'Erguel, aux environs de
Bâle. A ce signal, la joie éclata dans le pays de Vaud, dans l'évêché
de Bâle, dans les campagnes de Zurich. Les Vaudois demandèrent aussitôt
leurs anciens états. Berne répondit qu'on recevrait des pétitions
individuelles, mais qu'il n'y aurait pas de réunion d'états, et
exigea le renouvellement du serment de fidélité. Ce fut le signal de
l'insurrection pour les Vaudois. Les baillifs, dont la tyrannie était
odieuse, furent chassés, du reste sans mauvais traitemens; des arbres de
liberté furent plantés partout, et en quelques jours le pays de Vaud
se constitua en _république lémanique_. Le directoire la reconnut, et
autorisa le général Ménard à l'occuper, en signifiant au canton de Berne
que son indépendance était garantie par la France. Pendant ce temps,
une révolution se faisait à Bâle. Le tribun Ochs, homme d'esprit, très
prononcé pour la révolution, et en grande liaison avec le gouvernement
français, en était le moteur principal. Les campagnards avaient été
admis avec les bourgeois à composer une espèce de convention nationale
pour rédiger une constitution. Ochs en fut l'auteur; elle était à peu
près semblable à celle de France, qui servait alors de modèle à toute
l'Europe républicaine. Elle fut traduite dans les trois langues
française, allemande et italienne, et répandue dans tous les cantons
pour exciter leur zèle. Mengaud, qui était l'agent français auprès des
cantons, et qui résidait à Bâle, continuait à donner l'impulsion. A
Zurich, les campagnes étaient révoltées, et demandaient à rentrer dans
leurs droits.

Pendant ce temps, les messieurs de Berne avaient réuni une armée et fait
convoquer une diète générale à Arau, pour aviser à l'état de la Suisse,
et pour demander à chaque canton le contingent fédéral. Ils faisaient
répandre chez leurs sujets allemands, que la partie française de la
Suisse voulait se détacher de la confédération, et se réunir à la
France; que la religion était menacée, et que les athées de Paris
voulaient la détruire. Ils firent ainsi descendre des montagnes de
l'Oberland un peuple simple, ignorant, fanatique, persuadé qu'on voulait
attenter à son ancien culte. Ils réunirent à peu près vingt mille
hommes, partagés en trois corps, qui furent placés à Fribourg, Morat,
Buren et Soleure, gardant la ligne de l'Aar, et observant les Français.
Pendant ce temps, c'est-à-dire en pluviôse (février), la diète réunie
à Arau était embarrassée, et ne savait quel parti prendre. Sa présence
n'empêcha pas les habitans d'Arau de se soulever, de planter l'arbre
de la liberté, et de se déclarer affranchis. Les troupes bernoises
entrèrent dans Arau, coupèrent l'arbre de la liberté, et y commirent
quelques désordres. L'agent Mengaud déclara que le peuple d'Arau était
sous la protection française.

On était ainsi en présence, sans être encore en guerre ouverte. La
France, appelée par le peuple dont elle était garante, le couvrait de
ses troupes, et menaçait d'employer la force si on commettait contre lui
la moindre violence. De son côté, l'aristocratie bernoise réclamait ses
droits de souveraineté, et déclarait qu'elle voulait vivre en paix avec
la France, mais rentrer dans ses possessions. Malheureusement pour elle,
tous les vieux gouvernemens tombaient à l'entour, ou volontairement ou
violemment. Bâle affranchissait, pour sa part, les bailliages italiens;
le Haut-Valais affranchissait le Bas-Valais. Fribourg, Soleure,
Saint-Gall, étaient en révolution. L'aristocratie bernoise, se voyant
pressée de toutes parts, se résigna à quelques concessions, et admit,
en partage des attributions réservées aux seules familles gouvernantes,
cinquante individus pris dans les campagnes; mais elle ajourna toute
modification de constitution à une année. Ce n'était là qu'une vaine
concession qui ne pouvait rien réparer. Un parlementaire français avait
été envoyé aux troupes bernoises placées sur la frontière du pays de
Vaud, pour leur signifier qu'on allait les attaquer si elles avançaient.
Ce parlementaire fut assailli, et deux cavaliers de son escorte furent
assassinés. Cet événement décida de la guerre. Brune, chargé du
commandement, eut quelques conférences à Payerne, mais elles
furent inutiles, et le 12 ventôse (2 mars) les troupes françaises
s'ébranlèrent. Le général Schawembourg, avec la division venue du Rhin,
et placée dans le territoire de Bâle, s'empara de Soleure et du cours de
l'Aar. Brune, avec la division venue d'Italie, s'empara de Fribourg. Le
général d'Erlach, qui commandait les troupes bernoises, se retira dans
les positions de Fraubrunnen, Guminen, Laupen et Neueneck. Ces positions
couvrent Berne dans tous les sens, soit que l'ennemi débouche de Soleure
ou de Fribourg. Ce mouvement de retraite produisit parmi les
troupes bernoises l'effet ordinaire chez les bandes fanatiques et
indisciplinées. Elles se dirent trahies, et massacrèrent leurs
officiers. Une partie se débanda. Cependant il resta auprès d'Erlach
quelques-uns de ces bataillons, distingués dans toutes les armées de
l'Europe par leur discipline et leur bravoure, et un certain nombre de
paysans déterminés. Le 15 ventôse (5 mars), Brune, qui était sur la
route de Fribourg, et Schawembourg sur celle de Soleure, attaquèrent
simultanément les positions de l'armée suisse. Le général Pigeon, qui
formait l'avant-garde de Brune, aborda la position de Neueneck. Les
Suisses firent une résistance héroïque, et favorisés par l'avantage du
terrain, barrèrent le chemin à nos vieilles bandes d'Italie. Mais au
même instant Schawembourg, parti de Soleure, enleva à d'Erlach la
position de Fraubrunnen, et la ville de Berne se trouva découverte par
un côté. La retraite des Suisses se trouva forcée, et ils se replièrent
en désordre sur Berne. Les Français trouvèrent en avant de la ville
une multitude de montagnards fanatiques et désespérés. Des femmes, des
vieillards, venaient se précipiter sur leurs baïonnettes. Il fallut
immoler à regret ces malheureux qui venaient chercher une mort inutile.
On entra dans Berne. Le peuple des montagnes suisses soutenait son
antique réputation de bravoure; mais il se montrait aussi féroce et
aussi aveugle que la multitude espagnole. Il massacra de nouveau ses
officiers, et assassina l'infortuné d'Erlach. Le célèbre avoyer de
Berne, Steiger, le chef de l'aristocratie bernoise, échappa avec peine
à la fureur des fanatiques, et se sauva à travers les montagnes de
l'Oberland, dans les petits cantons, et des petits cantons en Bavière.

La prise de Berne décida la soumission de tous les grands cantons
suisses. Brune appelé, comme l'avaient été si souvent nos généraux,
à être fondateur d'une république, songeait à composer de la partie
française de la Suisse, du lac de Genève, du pays de Vaud, d'une
partie du canton de Berne, du Valais, une république qu'on appellerait
Rhodanique. Mais les patriotes suisses n'avaient souhaité la révolution
dans leur patrie que dans l'espérance d'obtenir deux grands avantages:
l'abolition de toutes les dépendances de peuple à peuple et l'unité
helvétique. Ils voulaient voir disparaître toutes les tyrannies
intérieures, et se former une force commune, par l'établissement d'un
gouvernement central. Ils obtinrent qu'une seule république fût composée
de toutes les parties de la Suisse. Une réunion fut convoquée à Arau,
pour y proposer la constitution imaginée à Bâle. Le directoire envoya
l'ex-conventionnel Lecarlier pour concilier les vues des Suisses, et
s'entendre avec eux sur l'établissement d'une constitution qui les
satisfît. Des restes de résistance se préparaient dans les petits
cantons montagneux d'Uri, Glaris, Schwitz et Zug. Les prêtres et les
aristocrates battus persuadaient à ces malheureux montagnards qu'on
venait porter atteinte à leur culte et à leur indépendance. On répandait
entre autres bruits absurdes, que la France ayant besoin de soldats
pour combattre les Anglais, voulait s'emparer des robustes enfans de
la Suisse, pour les embarquer, et les jeter sur les rivages de la
Grande-Bretagne.

Les Français en entrant à Berne s'emparèrent des caisses du
gouvernement, ce qui est la conséquence ordinaire et la moins contestée
du droit de guerre. Toutes les propriétés publiques du gouvernement
vaincu appartiennent au gouvernement vainqueur. Dans tous ces petits
états, économes et avares, il y avait d'anciennes épargnes. Berne avait
un petit trésor, qui a fourni à tous les ennemis de la France un ample
sujet de calomnies. On l'a porté à trente millions, il était de huit.
On a dit que la France n'avait fait la guerre que pour s'en emparer,
et pour le consacrer à l'expédition d'Egypte, comme si elle avait dû
supposer que les autorités de Berne auraient la maladresse de ne pas le
soustraire; comme s'il était possible qu'elle fît une guerre et bravât
les conséquences d'une pareille invasion, pour gagner huit millions.
Ces absurdités ne soutiennent pas le moindre examen[11]. On frappa une
contribution pour fournir à la solde et à l'entretien des troupes, sur
les membres des anciennes aristocraties de Berne, Fribourg, Soleure et
Zurich.

[Note 11: On les trouve répétées par madame de Staël et une foule
d'écrivains.]

On touchait à la fin de l'hiver de 1798 (an VI); cinq mois s'étaient à
peine écoulés depuis le traité de Campo-Formio, et déjà la situation de
l'Europe était singulièrement altérée. Le système républicain devenait
tous les jours plus envahissant; aux trois républiques déjà fondées par
la France, il fallait en ajouter deux nouvelles, créées en deux mois.
L'Europe entendait retentir de toutes parts les noms de _république
batave, république helvétique, république cisalpine, république
ligurienne, république romaine_. Au lieu de trois états, la France en
avait cinq à diriger. C'était une nouvelle complication de soins, et
de nouvelles explications à donner aux puissances. Le directoire se
trouvait ainsi entraîné insensiblement. Il n'y a rien de plus ambitieux
qu'un système: il conquiert presque tout seul, et souvent même malgré
ses auteurs.

Tandis qu'il avait à s'occuper des soins extérieurs, le directoire avait
aussi à s'inquiéter des élections. Depuis le 18 fructidor, il n'était
resté dans les conseils que les députés que le directoire y avait
volontairement laissés, et sur lesquels il pouvait compter. C'étaient
tous ceux qui avaient ou voulu, ou souffert le coup d'état. Six mois de
calme assez grand entre le pouvoir exécutif et les conseils s'étaient
écoulés, et le directoire les avait employés, comme on l'a vu, en
négociations, en projets maritimes, en création de nouveaux états.
Quoiqu'il eût régné beaucoup de calme, ce n'est pas à dire que l'union
fût parfaite: deux pouvoirs opposés dans leur rôle ne peuvent pas être
dans un accord parfait, pendant un aussi long temps.

Une nouvelle opposition se formait, composée non plus de royalistes,
mais de patriotes. On a pu remarquer déjà qu'après qu'un parti avait été
vaincu, le gouvernement s'était vu obligé d'entrer en lutte avec celui
qui l'avait aidé à vaincre, parce que ce dernier devenait trop exigeant,
et commençait à se révolter à son tour. Depuis le 9 thermidor, époque
où les factions, devenues égales en forces, avaient commencé à avoir
l'alternative des défaites et des victoires, les patriotes avaient réagi
en germinal et prairial, et, immédiatement après eux, les royalistes
en vendémiaire. Depuis vendémiaire et l'institution du directoire, les
patriotes avaient eu leur tour, et s'étaient montrés les plus audacieux
jusqu'à l'échauffourée du camp de Grenelle. A partir de ce jour les
royalistes avaient repris le dessus, l'avaient perdu au 18 fructidor, et
c'était maintenant aux patriotes à lever la tête. On avait imaginé,
pour caractériser cette marche des choses, un mot qu'on a vu reparaître
depuis, celui de _bascule_. On nommait _système de bascule_, cette
politique consistant à relever alternativement chaque parti. On
reprochait au directoire de l'employer, et d'être ainsi tour à tour
l'esclave de la faction dont il s'était aidé. Ce reproche était injuste;
car, à moins d'arriver à la tête des affaires avec une épée victorieuse,
aucun gouvernement ne peut immoler tous les partis à la fois, et
gouverner sans eux et malgré eux. A chaque changement de système, on
est obligé de faire des changemens d'administration, d'y appeler
naturellement ceux qui ont montré des opinions conformes au système qui
a triomphé. Tous les membres du parti vainqueur, remplis d'espérances,
se présentent en foule, viennent assaillir le gouvernement, et sont
disposés à l'attaquer s'il ne fait pas ce qu'ils désirent. Tous les
patriotes étaient debout, se faisaient appuyer par les députés qui
avaient voté avec le directoire dans les conseils. Le directoire avait
résisté à beaucoup d'exigences, mais avait été forcé d'en satisfaire
quelques-unes. Il avait nommé commissaires dans les départemens
(préfets), beaucoup de patriotes. Une foule d'autres se préparaient à
profiter des élections pour parvenir au corps législatif. Les autorités
récemment nommées étaient un véritable avantage pour eux.

Outre la nouvelle opposition formée de tous les patriotes qui voulaient
abuser du 18 fructidor, il y en avait une autre, c'était celle qui
s'était intitulée constitutionnelle. Elle reparaissait de nouveau; elle
prétendait ne pencher ni vers les royalistes, ni vers les patriotes;
elle affectait l'indépendance, la modération, l'attachement à la loi
écrite; elle était composée des hommes qui, sans être entraînés dans
aucun parti, avaient des mécontentemens personnels. Les uns n'avaient
pas pu obtenir une ambassade, un grade, un marché de fournitures pour
un parent; les autres avaient manqué la place vacante au directoire de
quelques voix. Rien n'est plus commun que ce genre de mécontentement
sous un gouvernement nouveau, établi depuis peu, composé d'hommes qui
étaient la veille dans les rangs des simples citoyens. On dit que
l'hérédité est un frein à l'ambition, et on a raison, si on la restreint
à certaines fonctions. Rien n'est comparable à l'exigence qu'on déploie
à l'égard d'hommes qui étaient la veille vos égaux. On a contribué à les
nommer, ou bien on ne les sent au-dessus de soi que par le hasard de
quelques voix; il semble donc qu'on a le droit de leur tout demander, et
d'en tout obtenir. Le directoire, sans le vouloir, avait fait une foule
de mécontens parmi les députés qui étaient autrefois qualifiés de
directoriaux, et que leurs services en fructidor avaient rendus
extrêmement difficiles à satisfaire. L'un des frères de Bonaparte,
Lucien, nommé par la Corse aux cinq-cents, s'était rangé dans
cette opposition constitutionnelle, non qu'il eût aucun sujet de
mécontentement personnel, mais il imitait son frère et prenait le rôle
de censeur du gouvernement. C'était l'attitude qui convenait à une
famille qui voulait se faire sa place à part. Lucien était spirituel,
doué d'un assez remarquable talent de tribune. Il y produisait de
l'effet, tout entouré surtout qu'il était par la gloire de son frère.
Joseph s'était rendu à Paris depuis sa sortie de Rome; il y tenait un
grand état de maison, recevait beaucoup de généraux, de députés et
d'hommes marquans. Les deux frères, Joseph et Lucien, pouvaient ainsi
faire beaucoup de choses que les convenances et sa grande réserve
interdisaient au général.

Cependant, si on voyait ainsi se nuancer une opinion qui avait été
presque unanime depuis six mois, on n'apercevait encore aucune
différence tranchée. La mesure, les égards, régnaient dans les
conseils, et une immense majorité approuvait toutes les propositions du
directoire.

Tout annonçait que les élections de l'an VI seraient faites dans le sens
des patriotes. Ils dominaient en France et dans toutes les nouvelles
républiques. Le directoire était décidé à employer tous les moyens
légaux pour n'être pas débordé par eux. Ses commissaires faisaient des
circulaires modérées qui renfermaient des exhortations, mais point de
menaces. Il n'avait du reste à sa disposition aucune des influences
ni des infâmes escroqueries imaginées de nos jours pour diriger les
élections au gré du pouvoir. Dans les élections de l'an V, quelques
assemblées s'étaient partagées, et pour éviter la violence, une partie
des électeurs étaient allés voter à part. Cet exemple fut proposé dans
les assemblées électorales de cette année; presque partout les scissions
eurent lieu; presque partout les électeurs en minorité prirent le
prétexte d'une infraction à la loi, ou d'une violence exercée à leur
égard, pour se réunir à part, et faire leur choix particulier. Il
est vrai de dire que dans beaucoup de départemens, les patriotes se
comportèrent avec leur turbulence accoutumée, et légitimèrent la
retraite de leurs adversaires. Dans quelques assemblées, ce furent les
patriotes qui se trouvèrent en minorité, et qui firent scission; mais
presque partout ils étaient en majorité, parce que la masse de la
population qui leur était opposée, et qui était accourue aux deux
précédentes élections de l'an V et de l'an VI, intimidée maintenant
par le 18 fructidor, s'était pour ainsi dire détachée des affaires, et
n'osait plus y prendre part. A Paris l'agitation fut très vive; il y eut
deux assemblées, l'une à l'Oratoire, toute composée des patriotes, et
renfermant six cents électeurs au moins; l'autre à l'Institut, composée
des républicains modérés, et forte à peine de deux cent vingt-huit
électeurs. Celle-ci fit d'excellens choix.

En général les élections avaient été doubles. Déjà les mécontens,
les amateurs du nouveau, les gens qui, par toutes sortes de motifs,
voulaient modifier l'ordre de choses existant, disaient: _Ça ne peut
plus aller: après avoir fait un 18 fructidor contre les royalistes,
on est exposé à en faire encore un contre les patriotes_. Déjà ils
répandaient qu'on allait changer la constitution; on en fit même la
proposition au directoire, qui la repoussa fortement.

Différens partis étaient à prendre à l'égard des élections. En agissant
d'après les principes rigoureux, les conseils devaient sanctionner les
choix faits par les majorités; car autrement il en serait résulté que
les minorités, en se détachant, auraient eu la faculté de prévaloir, et
d'emporter les nominations. Les violences, les illégalités pouvaient
être une raison d'annuler le choix fait par les majorités, mais non
d'adopter le choix des minorités. Les patriotes des conseils insistaient
fortement pour cet avis, parce que, leur parti ayant été en plus grand
nombre dans presque toutes les assemblées, ils auraient eu alors gain de
cause. Mais la masse des deux conseils ne voulait pas leur faire
gagner leur cause, et on proposa deux moyens: ou de choisir entre les
nominations faites par les assemblées scissionnaires, ou de faire un
nouveau 18 fructidor. Ce dernier moyen était inadmissible; le premier
était bien plus doux, et bien plus naturel. Il fut adopté. Presque
partout les élections des patriotes furent annulées, et celles de leurs
adversaires confirmées. Les choix faits à Paris dans l'assemblée de
l'Institut, quoiqu'elle ne renfermât que deux cent vingt-huit électeurs,
et que celle de l'Oratoire en renfermât six cents, furent approuvés.
Néanmoins, le nouveau tiers, malgré ce système, apportait un véritable
renfort dans les conseils au parti patriote. Ce parti fut très irrité du
moyen adopté pour exclure les hommes de son choix, et en devint un peu
plus vif contre le directoire.

Il fallait choisir un nouveau directeur. Le sort désigna François (de
Neufchâteau) comme membre sortant. Il fut remplacé par Treilhard, qui
était un de nos plénipotentiaires à Rastadt. Treilhard avait absolument
les opinions de Larévellière, Rewbell et Merlin. Il n'apportait aucun
changement à l'esprit du directoire. C'était un honnête homme, assez
habitué aux affaires. Il y avait donc dans le gouvernement quatre
républicains sincères, votant d'une manière absolument conforme, et
réunissant les lumières à la probité. Treilhard fut remplacé à Rastadt
par Jean Debry, ancien membre de la législative et de la convention
nationale.

Depuis que les partis, par l'institution de la constitution de l'an III,
étaient obligés de lutter dans l'espace étroit d'une constitution,
les scènes de l'intérieur avaient moins d'éclat. Surtout depuis le 18
fructidor, la tribune avait beaucoup perdu de son importance. On avait
les yeux fixés sur le dehors. La grande influence de la république en
Europe, ses relations singulières et multipliées avec les puissances,
son cortège de républiques, les révolutions qu'elle faisait partout, ses
projets contre l'Angleterre, attiraient toute l'attention. Comment la
France s'y prendrait-elle pour attaquer sa rivale, et asséner sur elle
les coups terribles qu'elle avait déjà portés à l'Autriche? Telle était
la question qu'on s'adressait. On était habitué à tant d'audace et de
prodiges, que le trajet de la Manche n'avait rien d'étonnant. Amis
ou ennemis de l'Angleterre la croyaient en grand péril. Elle-même se
croyait très menacée, et faisait d'extraordinaires efforts pour se
défendre. Le monde entier avait les yeux sur le détroit de Calais.

Bonaparte, qui pensait à l'Egypte comme il avait pensé deux ans
auparavant à l'Italie, comme il pensait à tout, c'est-à-dire avec une
irrésistible violence, avait proposé son projet au directoire, qui le
discutait en ce moment. Les grands génies qui ont regardé la carte du
monde ont tous pensé à l'Egypte. On en peut citer trois: Albuquerque,
Leibnitz, Bonaparte. Albuquerque avait senti que les Portugais, qui
venaient d'ouvrir la route de l'Inde par le cap de Bonne-Espérance,
pourraient être dépouillés de ce grand commerce si on se servait du Nil
et de la mer Rouge. Aussi avait-il eu l'idée gigantesque de détourner le
cours du Nil et de le jeter dans la mer Rouge, pour rendre à jamais la
voie impraticable, et assurer éternellement aux Portugais le commerce de
l'Inde. Vaines prévoyances du génie, qui veut éterniser toutes choses,
dans un monde mobile et changeant! Si le projet d'Albuquerque eût
réussi, c'est pour les Hollandais, et plus tard pour les Anglais,
qu'il eût travaillé. Sous Louis XIV, le grand Leibnitz, dont l'esprit
embrassait toutes choses, adressa au monarque français un mémoire, qui
est un des plus beaux monumens de raison et d'éloquence politiques.
Louis XIV voulait, pour quelques médailles, envahir la Hollande. «Sire,
lui dit Leibnitz, ce n'est pas chez eux que vous pourrez vaincre ces
républicains; vous ne franchirez pas leurs digues, et vous rangerez
toute l'Europe de leur côté. C'est en Egypte qu'il faut les frapper. Là,
vous trouverez la véritable route du commerce de l'Inde; vous enlèverez
ce commerce aux Hollandais, vous assurerez l'éternelle domination de
la France dans le Levant, vous réjouirez toute la chrétienté, vous
remplirez le monde d'étonnement et d'admiration: l'Europe vous
applaudira, loin de se liguer contre vous.»

Ce sont ces vastes pensées, négligées par Louis XIV, qui remplissaient
la tête du jeune général républicain.

Tout récemment encore on venait de songer à l'Egypte. M. de Choiseul
avait eu l'idée de l'occuper, lorsque toutes les colonies d'Amérique
furent en péril. On y songea encore lorsque Joseph II et Catherine
menaçaient l'empire ottoman. Récemment le consul français au Caire, M.
Magallon, homme distingué et très au fait de l'état de l'Égypte et de
l'Orient, avait adressé des mémoires au gouvernement, soit pour dénoncer
les avanies que les Mamelucks faisaient subir au commerce français, soit
pour faire sentir les avantages qu'on retirerait de la vengeance exercée
contre eux. Bonaparte s'était entouré de tous ces documens, et avait
formé son plan d'après leur contenu. L'Égypte était, selon lui, le
véritable point intermédiaire entre l'Europe et l'Inde; c'est là qu'il
fallait s'établir pour ruiner l'Angleterre; de là on devait dominer à
jamais la Méditerranée, en faire, suivant une de ses expressions, un
_lac français_; assurer l'existence de l'empire turc, ou prendre la
meilleure part de ses dépouilles. Une fois qu'on se serait établi en
Égypte, on pouvait faire deux choses: ou créer une marine dans la mer
Rouge et aller détruire les établissemens dans la grande péninsule
indienne, ou bien faire de l'Egypte une colonie et un entrepôt. Le
commerce de l'Inde ne pouvait manquer de s'y transporter bientôt pour
abandonner le cap de Bonne-Espérance. Toutes les caravanes de la Syrie,
de l'Arabie, de l'Afrique, se croisaient déjà au Caire. Le commerce seul
de ces contrées pouvait devenir immense. L'Egypte était la contrée la
plus fertile de la terre. Outre la grande abondance des céréales,
elle pouvait fournir tous les produits de l'Amérique, et la remplacer
entièrement. Ainsi, soit qu'on fît de l'Egypte un point de départ pour
aller attaquer les établissemens des Anglais, soit qu'on en fît un
simple entrepôt, on était assuré de ramener le grand commerce dans ses
véritables voies, et de faire aboutir ces voies en France.

Cette entreprise audacieuse avait ensuite, aux yeux de Bonaparte, des
avantages d'à-propos. D'après les lumineux rapports du consul Magallon,
c'était le moment de partir pour l'Egypte. On pouvait, en activant les
préparatifs et le trajet, arriver aux premiers jours de l'été. On devait
trouver alors la récolte achevée et recueillie, et des vents favorables
pour remonter le Nil. Bonaparte soutenait qu'avant l'hiver il était
impossible de débarquer en Angleterre; que d'ailleurs elle était trop
avertie; que l'entreprise d'Egypte, au contraire, étant tout à
fait imprévue, ne rencontrerait pas d'obstacles; que quelques mois
suffiraient pour l'établissement des Français; qu'il reviendrait de sa
personne en automne pour exécuter la descente en Angleterre; que le
temps serait alors favorable; que l'Angleterre aurait envoyé dans l'Inde
une partie de ses flottes, et qu'on rencontrerait bien moins d'obstacles
pour aborder sur ses rivages. Outre tous ces motifs, Bonaparte en avait
de personnels: l'oisiveté de Paris lui était insupportable; il ne voyait
rien à tenter en politique, il craignait de s'user; il voulait se
grandir encore. Il avait dit: _Les grands noms ne se font qu'en Orient_.

Le directoire, qu'on a accusé d'avoir voulu se débarrasser de Bonaparte
en l'envoyant en Égypte, faisait au contraire de grandes objections
contre ce projet. Larévellière-Lépaux surtout était un des plus obstinés
à le combattre. Il disait qu'on allait exposer trente ou quarante mille
des meilleurs soldats de la France, les commettre au hasard d'une
bataille navale, se priver du meilleur général, de celui que l'Autriche
redoutait le plus, dans un moment où le continent n'était rien moins que
pacifié, et où la création des républiques nouvelles avait excité de
violens ressentimens; que de plus, on allait peut-être exciter la Porte
à prendre les armes, en envahissant une de ses provinces. Bonaparte
trouvait réponse à tout. Il disait que rien n'était plus facile que
d'échapper aux Anglais, en les laissant dans l'ignorance du projet; que
la France, avec trois ou quatre cent mille soldats, n'en était pas à
dépendre de trente ou quarante mille hommes de plus; que pour lui il
reviendrait bientôt; que la Porte avait perdu l'Égypte depuis long-temps
par l'usurpation des Mameluks; qu'elle verrait avec plaisir la France
les punir; qu'on pourrait s'entendre avec elle; que le continent
n'éclaterait pas de si tôt, etc., etc. Il parlait aussi de Malte, qu'il
enlèverait en passant aux chevaliers, et qu'il assurerait à la France.
Les discussions furent très vives, et amenèrent une scène qu'on a
toujours fort mal racontée. Bonaparte, dans un mouvement d'impatience,
prononça le mot de démission. «Je suis loin de vouloir qu'on vous la
donne, s'écria Larévellière avec fermeté; mais si vous l'offrez, je suis
d'avis qu'on l'accepte[12].» Depuis cet instant, Bonaparte ne prononça
plus le mot de démission.

[Note 12: On a tour à tour attribué ce mot à Rewbell ou à Barras. On a
donné à cette discussion une toute autre cause que la véritable. C'est
à propos de l'expédition d'Égypte et avec Larévellière que la scène eut
lieu.]

Vaincu enfin par les instances et les raisons de Bonaparte, le
directoire consentit à l'expédition proposée. Il fut séduit par la
grandeur de l'entreprise, par ses avantages commerciaux, par la promesse
que fit Bonaparte d'être de retour à l'hiver, et de tenter alors la
descente en Angleterre. Le secret fut convenu, et, pour qu'il fût
mieux gardé, on ne se servit pas de la plume des secrétaires. Merlin,
président du directoire, écrivit l'ordre de sa main, et l'ordre lui-même
ne désignait pas la nature de l'entreprise. Il fut convenu que Bonaparte
pourrait emmener trente-six mille hommes de l'ancienne armée d'Italie,
un certain nombre d'officiers et de généraux à son choix, des savans,
des ingénieurs, des géographes, des ouvriers de toute espèce, et
l'escadre de Brueys, renforcée d'une partie des vaisseaux restés à
Toulon. Ordre fut donné à la trésorerie de lui délivrer un million et
demi par décade. On lui permit de prendre trois millions sur les huit
du trésor de Berne. On a dit que c'était pour pouvoir envahir l'Égypte
qu'on avait envahi la Suisse. On peut juger maintenant ce qu'il y a de
vrai dans cette supposition.

Bonaparte forma sur-le-champ une commission chargée de parcourir les
ports de la Méditerranée, et d'y préparer tous les moyens de transport.
Cette commission fut intitulée commission _pour l'armement des côtes de
la Méditerranée_. Elle ignorait avec tout le monde le but de l'armement.
Le secret était renfermé entre Bonaparte et les cinq directeurs. Comme
de grands préparatifs se faisaient dans tous les ports à la fois, on
supposait que l'armement de la Méditerranée n'était que la conséquence
de celui qui se faisait dans l'Océan. L'armée réunie dans la
Méditerranée s'appelait aile gauche de l'armée d'Angleterre.

Bonaparte se mit à l'oeuvre avec cette activité extraordinaire qu'il
apportait à l'exécution de tous ses projets. Courant alternativement
chez les ministres de la guerre, de la marine, des finances, de chez
ces ministres à la trésorerie, s'assurant par ses propres yeux de
l'exécution des ordres, usant de son ascendant pour hâter leur
expédition, correspondant avec tous les ports, avec la Suisse, avec
l'Italie, il fit tout préparer avec une incroyable rapidité. Il fixa
quatre points pour la réunion des convois et des troupes: le principal
convoi devait partir de Toulon, le second de Gênes, le troisième
d'Ajaccio, le quatrième de Civita-Vecchia. Il fit diriger vers Toulon et
Gênes les détachemens de l'armée d'Italie qui rentraient en France, et
vers Civita-Vecchia l'une des divisions qui avaient marché sur Rome.
Il fit traiter en France et en Italie avec des capitaines de vaisseaux
marchands, et se procura ainsi dans les ports qui devaient servir
de points de départ quatre cents navires. Il réunit une nombreuse
artillerie; il choisit deux mille cinq cents cavaliers, des meilleurs,
les fit embarquer sans chevaux, parce qu'il se proposait de les équiper
aux dépens des Arabes. Il ne voulut emporter que des selles et des
harnais, et ne fit mettre à bord que trois cents chevaux, pour avoir
en arrivant quelques cavaliers montés, et quelques pièces attelées.
Il réunit des ouvriers de toute espèce. Il fit prendre à Rome
les imprimeries grecque et arabe de la Propagande, et une troupe
d'imprimeurs; il forma une collection complète d'instrumens de physique
et de mathématiques. Les savans, les artistes, les ingénieurs, les
dessinateurs, les géographes qu'il emmenait, s'élevaient à une centaine
d'individus. Les noms les plus illustres s'associaient à son entreprise;
Monge, Bertholet, Fourier, Dolomieux, étaient de l'expédition;
Desgenettes, Larrey, Dubois, en étaient aussi. Tout le monde voulait
s'attacher à la fortune du jeune général. On ne savait où l'on irait
aborder; mais on était prêt à le suivre partout. Desaix était allé,
pendant les négociations d'Udine, visiter les champs de bataille
devenus si célèbres en Italie. Depuis lors il s'était lié d'amitié avec
Bonaparte, et il voulut le suivre. Kléber était à Chaillot, boudant,
selon son usage, le gouvernement, et ne voulant pas demander du
service. Il allait voir souvent le grand maître dans l'art qu'il aimait
passionnément. Bonaparte lui proposa de le suivre: Kléber accepta avec
joie; mais les _avocats_, dit-il, le voudront-ils? C'est ainsi qu'il
nommait les directeurs. Bonaparte se chargea de lever tous les
obstacles. «Hé bien! lui dit Kléber qui croyait qu'on allait en
Angleterre, si vous jetez un brûlot dans la Tamise, mettez-y Kléber, et
vous verrez ce qu'il sait faire.» A ces deux généraux du premier
ordre Bonaparte ajouta Reynier, Dugua, Vaubois, Bon, Menou,
Baraguay-d'Hilliers, Lannes, Murat, Belliard, Dammartin, qui l'avaient
déjà si bien secondé en Italie. Le brave et savant Caffarelli-Dufalga,
qui avait perdu une jambe sur le Rhin, commandait le génie. Le faible,
mais commode Berthier, devait être le chef d'état-major. Retenu par une
passion, il faillit abandonner le général qui avait fait sa fortune; il
fut honteux, s'excusa, et courut s'embarquer à Toulon. Brueys commandait
l'escadre; Villeneuve, Blanquet-Duchayla, Decrès, en étaient les
contre-amiraux. Gantheaume était le chef de l'état-major de la marine.
Ainsi, tout ce que la France avait de plus illustre dans la guerre, les
sciences, les arts, allait, sous la foi du jeune général, s'embarquer
pour une destination inconnue.

La France et l'Europe retentissaient du bruit des préparatifs qui se
faisaient dans la Méditerranée. On formait des conjectures de toute
espèce. Où va Bonaparte? se demandait-on. Où vont ces braves, ces
savans, cette armée? Ils vont, disaient les uns, dans la mer Noire,
rendre la Crimée à la Porte. Ils vont dans l'Inde, disaient les autres,
secourir le sultan Tipoo-Saëb. Quelques-uns, qui approchaient du but,
soutenaient qu'on allait percer l'isthme de Suez, ou bien débarquer sur
les bords de l'isthme, et se rembarquer dans la mer Rouge pour aller
dans l'Inde. D'autres touchaient le but même, et disaient qu'on allait
en Égypte. Un mémoire lu à l'Institut l'année précédente autorisait
cette dernière conjecture. Les plus habiles, enfin, supposaient une
combinaison plus profonde. Tout cet appareil, qui semblait annoncer un
projet de colonie, n'était suivant eux qu'une feinte. Bonaparte voulait
seulement, avec l'escadre de la Méditerranée, venir traverser le détroit
de Gibraltar, attaquer le lord Saint-Vincent qui bloquait Cadix, le
repousser, débloquer l'escadre espagnole, et la conduire à Brest, où
aurait lieu la jonction si désirée de toutes les marines du continent.
C'est pourquoi l'expédition de la Méditerranée s'appelait aile gauche de
l'armée d'Angleterre.

Cette dernière conjecture fut justement celle qui domina dans la pensée
du cabinet anglais. Il était depuis six mois dans l'épouvante, et ne
savait de quel côté viendrait éclater l'orage qui se formait depuis si
long-temps. Dans cette anxiété, l'opposition s'était un moment réunie au
ministère, et avait fait cause commune avec lui. Sheridan avait tourné
son éloquence contre l'ambition, la turbulence envahissante du peuple
français, et sauf la suspension de l'_habeas corpus_, avait, sur tous
les points, adhéré aux propositions du ministère. Pitt fit sur-le-champ
armer une seconde escadre. On fit pour la mettre à la mer des efforts
extraordinaires, et on renforça de dix grands vaisseaux l'escadre du
lord Saint-Vincent, pour le mettre en mesure de bien fermer le détroit,
vers lequel on supposait qu'allait se diriger Bonaparte. Nelson fut
détaché avec trois vaisseaux par lord Saint-Vincent, pour courir la
Méditerranée, et observer la marche des Français.

Tout était disposé pour l'embarquement. Bonaparte allait partir
pour Toulon, lorsqu'une scène arrivée à Vienne, et les dispositions
manifestées par divers cabinets, faillirent le retenir en Europe. La
fondation de deux nouvelles républiques avait excité au plus haut point
la crainte de la contagion révolutionnaire. L'Angleterre, voulant
fomenter cette crainte, avait rempli toutes les cours de ses émissaires.
Elle pressait le nouveau roi de Prusse de sortir de sa neutralité, pour
préserver l'Allemagne du torrent; elle faisait travailler l'esprit faux
et violent de l'empereur Paul; elle cherchait à alarmer l'Autriche sur
l'occupation de la chaîne des Alpes par les Français, et lui offrait des
subsides pour recommencer la guerre; elle excitait les passions folles
de la reine de Naples et d'Acton. Cette dernière cour était plus irritée
que jamais. Elle voulait que la France évacuât Rome, ou lui cédât
une partie des provinces romaines. Le nouvel ambassadeur Garat avait
vainement déployé une extrême modération; il ne tenait plus aux mauvais
traitemens du cabinet napolitain. L'état du continent inspirait donc
de très justes craintes, et un incident vint encore les aggraver.
Bernadotte avait été envoyé à Vienne, pour donner des explications au
cabinet autrichien; et il devait y résider, quoique aucun ambassadeur
n'eût encore été envoyé à Paris. Ce général, d'un esprit inquiet et
susceptible, était peu propre au rôle qu'il était destiné à remplir.
Le 14 avril (25 germinal) on voulait célébrer à Vienne l'armement des
volontaires impériaux. On se souvient du zèle que ces volontaires
avaient montré l'année précédente, et du sort qu'ils avaient eu à Rivoli
et à la Favorite. Bernadotte eut le tort de vouloir s'opposer à cette
fête, disant que c'était une insulte pour la France. L'empereur répondit
avec raison qu'il était maître dans ses états, que la France était libre
de célébrer ses victoires, mais qu'il était libre aussi de célébrer le
dévouement de ses sujets. Bernadotte voulut répondre à une fête par une
autre; il fit célébrer dans son hôtel l'une des victoires de l'armée
d'Italie, dont c'était l'anniversaire, et arbora à sa porte le drapeau
tricolore, avec les mots _égalité, liberté_. La populace de Vienne,
excitée, dit-on, par des émissaires de l'ambassadeur anglais, se
précipita sur l'hôtel de l'ambassadeur de France, en brisa les vitres,
et y commit quelques désordres. Le ministère autrichien se hâta
d'envoyer des secours à Bernadotte, et se conduisit à son égard
autrement que le gouvernement romain à l'égard de Joseph Bonaparte.
Bernadotte, dont l'imprudence avait provoqué cet événement, se retira de
Vienne, et se rendit à Rastadt.

Le cabinet de Vienne fut extrêmement fâché de cet événement. Il était
clair que ce cabinet, même en le supposant disposé à reprendre les
armes, n'aurait pas commencé par insulter notre ambassadeur, et par
provoquer des hostilités auxquelles il n'était pas préparé. Il est
constant, au contraire, que, très mécontent de la France et de ses
derniers envahissemens, pressentant qu'il faudrait rentrer un jour en
lutte avec elle, il n'y était cependant pas encore disposé, et qu'il
jugeait ses peuples trop fatigués, et ses moyens trop faibles, pour
attaquer de nouveau le colosse républicain. Il s'empressa de publier une
désapprobation de l'événement, et d'écrire à Bernadotte pour l'apaiser.

Le directoire crut voir dans l'événement de Vienne une rupture. Il donna
sur-le-champ contre-ordre à Bonaparte, et il voulait même qu'il partît
pour Rastadt, afin d'imposer à l'empereur, et de le forcer, ou à donner
des satisfactions, ou à recevoir la guerre. Bonaparte, fort mécontent
du retard apporté à ses projets, ne voulut point aller à Rastadt, et
jugeant mieux la situation que le directoire, affirma que l'événement
n'avait pas la gravité qu'on lui supposait. En effet, l'Autriche écrivit
aussitôt qu'elle allait envoyer enfin un ministre à Paris, M. de
Degelmann; elle parut congédier le ministre dirigeant Thugut; elle
annonça que M. de Cobentzel se rendrait dans un lieu fixé par le
directoire, pour s'expliquer avec un envoyé de la France sur l'événement
de Vienne et sur les changemens survenus en Europe depuis le traité de
Campo-Formio. L'orage paraissait donc dissipé. De plus, les négociations
de Rastadt avaient fait un progrès important. Après avoir disputé la
rive gauche du Rhin pied à pied, après avoir voulu se réserver le
terrain compris entre la Moselle et le Rhin, puis un petit territoire
entre la Roër et le Rhin, la députation de l'Empire avait enfin concédé
toute la rive gauche. La ligne du Rhin nous était enfin reconnue comme
limite naturelle. Un autre principe, non moins important, avait été
admis, celui de l'indemnisation des princes dépossédés, au moyen des
sécularisations. Mais il restait à discuter des points non moins
difficiles: le partage des îles du Rhin, la conservation des postes
fortifiés, des ponts et têtes de pont, le sort des monastères, et de la
noblesse immédiate sur la rive gauche, l'acquittement des dettes
des pays cédés à la France, la manière d'y appliquer les lois de
l'émigration, etc., etc. C'étaient là des questions difficiles à
résoudre, surtout avec la lenteur allemande.

Tel était l'état du continent. L'horizon paraissant un peu éclairci,
Bonaparte obtint enfin l'autorisation de partir pour Toulon. Il fut
convenu que M. de Talleyrand partirait immédiatement après lui pour
Constantinople, afin de faire agréer à la Porte l'expédition d'Égypte.



FIN DU TOME NEUVIÈME.



TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME NEUVIÈME.



CHAPITRE VII

Situation du gouvernement dans l'hiver de l'an V(1797).--Caractères et
divisions des cinq directeurs, Barras, Carnot, Rewbell, Letourneur
et Larévellière-Lépaux.--État de l'opinion publique. Club de Clichy.
--Intrigues de la faction royaliste. Complot découvert de Brottier,
Laville-Heurnois et Duverne de Presle.--Élections de l'an V.--Coup
d'oeil sur la situation des puissances étrangères à l'ouverture de la
campagne de 1797.


CHAPITRE VIII

État de nos armées à l'ouverture de la campagne de 1797.--Marche de
Bonaparte contre les états romains.--Traité de Tolentino avec le pape.
--Nouvelle campagne contre les Autrichiens.--Passage du Tagliamento.
Combat de Tarwis.--Révolution dans les villes de Bergame, Brescia et
autres villes des états de Venise.--Passage des Alpes Juliennes par
Bonaparte. Marche sur Vienne. Préliminaires de paix avec l'Autriche
signés à Léoben.--Passage du Rhin à Neuwied et à Dirsheim.--Perfidie des
Vénitiens. Massacre de Vérone. Chute de la République de Venise.


CHAPITRE IX.

Situation embarrassante de l'Angleterre après les préliminaires de paix
avec l'Autriche; nouvelles propositions de paix; conférences de Lille.
--Élections de l'an V.--Progrès de la réaction contre-révolutionnaire.
--Lutte des conseils avec le directoire.--Élection de Barthélemy au
directoire, en remplacement de Letourneur, directeur sortant.
--Nouveaux détail sur les finances de l'an V.--Modifications dans leur
administration proposées par l'opposition.--Rentrée des prêtres et des
Émigrés.--Intrigues et complot de la faction royaliste.--Division et
forces des partis.--Dispositions politiques des armées.


CHAPITRE X.

Concentration de troupes autour de Paris.--Changemens dans le ministère.
--Préparatifs de l'opposition et des clichyens contre le directoire.
--Lutte des conseils avec le directoire.--Projet de loi sur la garde
Nationale.--Loi contre les sociétés politiques.--Fête à l'armée
d'Italie.--Manifestations politiques.--Augereau est mis à la tête
des forces de Paris.--Négociations pour la paix avec l'empereur.
--Conférences de Lille avec l'Angleterre.--Plaintes des conseils sur
la marche des troupes.--Message énergique du directoire à ce sujet.
--Divisions dans le parti de l'opposition.--Influence de Mme de Staël;
tentative infructueuse de réconciliation.--Réponse des conseils au
message du directoire.--Plan définitif du directoire contre la majorité
des conseils.--Coup d'état du 18 fructidor.--Envahissement des deux
conseils par la force armée.--Déportation de cinquante-trois députés et
de deux directeurs, et autres citoyens.--Diverses lois révolutionnaires
sont remises en vigueur.--Conséquences de cette révolution.


CHAPITRE XI.

Conséquences du 18 fructidor.--Nomination de Merlin (de Douai ) et de
François (de Neufchâteau) en remplacement des deux directeurs
Déportés.--Révélations tardives et disgrâce de Moreau.--Mort de Hoche.
--Remboursement des deux tiers de la dette.--Loi contre les ci-devant
Nobles.--Rupture des conférences de Lille avec l'Angleterre.
--Conférences d'Udine.--Travaux de Bonaparte en Italie; fondation de
la république cisalpine; arbitrage entre la Valteline et les Grisons;
constitution ligurienne; établissemens dans la Méditerranée.--Traité de
Campo-Formio.--Retour de Bonaparte à Paris. Fête triomphale.


CHAPITRE XII.

Le général Bonaparte à Paris; ses rapports avec le directoire.--Projet
d'une descente en Angleterre.--Rapports de la France avec le continent.
--Congrès de Rastadt. Causes de la difficulté des négociations.
--Révolution en Hollande, à Rome et en Suisse.--Situation intérieure de
la France; élections de l'an VI; scissions électorales. Nomination de
Treilhard au directoire.--Expédition en Égypte, substituée par Bonaparte
au projet de descente; préparatifs de cette expédition.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Révolution française, Tome 9" ***

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