Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Face au drapeau
Author: Verne, Jules, 1828-1905
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Face au drapeau" ***


and Fred); this text is also available at
http://www.ebooksgratuits.com



Jules Verne

FACE AU DRAPEAU
(1896)



Table des matières

I Healthful-House
II Le comte d'Artigas
III Double enlèvement
IV La goélette _Ebba_
V Où suis-je?
VI Sur le pont
VII Deux jours de navigation
VIII Back-Cup
IX Dedans
X Ker Karraje
XI Pendant cinq semaines
XII Les conseils de l'ingénieur Serkö
XIII À Dieu vat!
XIV Le _Sword_ aux prises avec le tug
XV Attente
XVI Encore quelques heures
XVII Un contre cinq
XVIII À bord du _Tonnant_



I
Healthful-House


La carte que reçut ce jour-là -- 15 juin 189.. -- le directeur de
l'établissement de Healthful-House, portait correctement ce simple
nom, sans écusson ni couronne:

LE COMTE D'ARTIGAS

Au-dessous de ce nom, à l'angle de la carte, était écrite au
crayon l'adresse suivante:

«À bord de la goélette _Ebba_, au mouillage de New-Berne,
Pamplico-Sound.»

La capitale de la Caroline du Nord -- l'un des quarante-quatre
États de l'Union à cette époque -- est l'assez importante ville de
Raleigh, reculée de quelque cent cinquante milles à l'intérieur de
la province. C'est grâce à sa position centrale que cette cité est
devenue le siège de la législature, car d'autres l'égalent ou la
dépassent en valeur industrielle et commerciale, -- telles
Wilmington, Charlotte, Fayetteville, Edenton, Washington,
Salisbury, Tarboro, Halifax, New-Berne. Cette dernière ville
s'élève au fond de l'estuaire de la Neuze-river, qui se jette dans
le Pamplico-Sound, sorte de vaste lac maritime, protégé par une
digue naturelle, îles et flots du littoral carolinien.

Le directeur de Healthful-House n'aurait jamais pu deviner pour
quel motif il recevait cette carte, si elle n'eût été accompagnée
d'un billet demandant pour le comte d'Artigas la permission de
visiter son établissement. Ce personnage espérait que le directeur
voudrait bien donner consentement à cette visite, et il devait se
présenter dans l'après-midi avec le capitaine Spade, commandant la
goélette _Ebba_.

Ce désir de pénétrer à l'intérieur de cette maison de santé, très
célèbre alors, très recherchée des riches malades des États-Unis,
ne pouvait paraître que des plus naturels de la part d'un
étranger. D'autres l'avaient déjà visitée, qui ne portaient pas un
aussi grand nom que le comte d'Artigas, et ils n'avaient point
ménagé leurs compliments au directeur de Healthful-House. Celui-ci
s'empressa donc d'accorder l'autorisation sollicitée, et répondit
qu'il serait honoré d'ouvrir au comte d'Artigas les portes de
l'établissement.

Healthful-House, desservie par un personnel de choix, assurée du
concours des médecins les plus en renom, était de création privée.
Indépendante des hôpitaux et des hospices, mais soumise à la
surveillance de l'État, elle réunissait toutes les conditions de
confort et de salubrité qu'exigent les maisons de ce genre,
destinées à recevoir une opulente clientèle.

On eût difficilement trouvé un emplacement plus agréable que celui
de Healthful-House. Au revers d'une colline s'étendait un parc de
deux cents acres, planté de ces essences magnifiques que prodigue
l'Amérique septentrionale dans sa partie égale en latitude aux
groupes des Canaries et de Madère. À la limite inférieure du parc
s'ouvrait ce large estuaire de la Neuze, incessamment rafraîchi
par les brises du Pamplico-Sound et les vents de mer venus du
large pardessus l'étroit lido du littoral.

Healthful-House, où les riches malades étaient soignés dans
d'excellentes conditions hygiéniques, était plus généralement
réservée au traitement des maladies chroniques; mais
l'administration ne refusait pas d'admettre ceux qu'affectaient
des troubles intellectuels, lorsque ces affections ne présentaient
pas un caractère incurable.

Or, précisément, -- circonstance qui devait attirer l'attention
sur Healthful-House, et qui motivait peut-être la visite du comte
d'Artigas, -- un personnage de grande notoriété y était tenu,
depuis dix-huit mois, en observation toute spéciale.

Le personnage dont il s'agit était un Français, nommé Thomas Roch,
âgé de quarante-cinq ans. Qu'il fût sous l'influence d'une maladie
mentale, aucun doute à cet égard. Toutefois, jusqu'alors, les
médecins aliénistes n'avaient pas constaté chez lui une perte
définitive de ses facultés intellectuelles. Que la juste notion
des choses lui fit défaut dans les actes les plus simples de
l'existence, cela n'était que trop certain. Cependant sa raison
restait entière, puissante, inattaquable, lorsque l'on faisait
appel à son génie, et qui ne sait que génie et folie confinent
trop souvent l'un à l'autre! Il est vrai, ses facultés affectives
ou sensoriales étaient profondément atteintes. Lorsqu'il y avait
lieu de les exercer, elles ne se manifestaient que par le délire
et l'incohérence. Absence de mémoire, impossibilité d'attention,
plus de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n'était alors
qu'un être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé de
cet instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l'animal, --
celui de la conservation, -- et il fallait en prendre soin comme
d'un enfant qu'on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon
17 qu'il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien
avait-il pour tâche de le surveiller nuit et jour.

La folie commune, lorsqu'elle n'est pas incurable, ne saurait être
guérie que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique
y sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps
reconnue des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils
applicables au cas de Thomas Roch? il était permis d'en douter,
même en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En
effet, l'inquiétude, les changements d'humeur, l'irritabilité, les
bizarreries de caractère, la tristesse, l'apathie, la répugnance
aux occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers symptômes
apparaissaient nettement. Aucun médecin n'aurait pu s'y méprendre,
aucun traitement ne semblait capable de les guérir ni de les
atténuer.

On a justement dit que la folie est un excès de subjectivité,
c'est-à-dire un état où l'âme accorde trop à son labeur intérieur,
et pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, cette
indifférence était à peu près absolue. Il ne vivait qu'en dedans
de lui-même, en proie à une idée fixe dont l'obsession l'avait
amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un
contrecoup qui «l'extérioriserait», pour employer un mot assez
exact, c'était improbable, mais ce n'était pas impossible.

Il convient d'exposer maintenant dans quelles conditions ce
Français a quitté la France, quels motifs l'ont attiré aux États-
Unis, pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et
nécessaire de l'interner dans cette maison de santé, où l'on
noterait avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait
d'inconscient au cours de ses crises.

Dix-huit mois auparavant, le ministre de la Marine à Washington
reçut une demande d'audience au sujet d'une communication que
désirait lui faire ledit Thomas Roch.

Rien que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s'agissait.
Bien qu'il sût de quelle nature serait la communication, quelles
prétentions l'accompagneraient, il n'hésita pas, et l'audience fut
immédiatement accordée.

En effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que, soucieux
des intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait hésiter
à recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions
que celui-ci voulait personnellement lui soumettre.

Thomas Roch était un inventeur, -- un inventeur de génie. Déjà
d'importantes découvertes avaient mis sa personnalité assez
bruyante en lumière. Grâce à lui, des problèmes, de pure théorie
jusqu'alors, avaient reçu une application pratique. Son nom était
connu dans la science. Il occupait l'une des premières places du
monde savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels
déboires, de quelles déceptions, de quels outrages même dont
l'abreuvèrent les plaisantins de la presse, il en arriva à cette
période de la folie qui avait nécessité son internement à
Healthful-House.

Sa dernière invention concernant les engins de guerre portait le
nom de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l'en croire,
une telle supériorité sur tous autres, que l'État qui s'en
rendrait acquéreur serait le maître absolu des continents et des
mers.

On sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent les
inventeurs, quand il s'agit de leurs inventions, et surtout
lorsqu'ils tentent de les faire adopter par les commissions
ministérielles. Nombre d'exemples, -- et des plus fameux, -- sont
encore présents à la mémoire. Il est inutile d'insister sur ce
point, car ces sortes d'affaires présentent parfois des dessous
difficiles à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch,
il est juste d'avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs,
il émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur de
son nouvel engin à des prix si inabordables qu'il devenait à peu
près impossible de traiter avec lui.

Cela tenait, -- il faut le noter aussi, -- à ce que déjà, à propos
d'inventions précédentes dont l'application fut féconde en
résultats, il s'était vu exploiter avec une rare audace. N'ayant
pu en retirer le bénéfice qu'il devait équitablement attendre, son
humeur avait commencé à s'aigrir. Devenu défiant, il prétendait ne
se livrer qu'à bon escient, imposer des conditions peut-être
inacceptables, être cru sur parole, et, dans tous les cas, il
demandait une somme d'argent si considérable, même avant toute
expérience, que de telles exigences parurent inadmissibles.

En premier lieu, ce Français offrit le Fulgurateur Roch à la
France. Il fit connaître à la commission ayant qualité pour
recevoir sa communication en quoi elle consistait. Il s'agissait
d'une sorte d'engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale,
chargé avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne
produisait son effet que sous l'action d'un déflagrateur nouveau
aussi.

Lorsque cet engin, de quelque manière qu'il eût été envoyé,
éclatait, non point en frappant le but visé, mais à la distance de
quelques centaines de mètres, son action sur les couches
atmosphériques était si énorme, que toute construction, fort
détaché ou navire de guerre, devait être anéantie sur une zone de
dix mille mètres carrés. Tel était le principe du boulet lancé par
le canon pneumatique Zalinski, déjà expérimenté à cette époque,
mais avec des résultats à tout le moins centuplés.

Si donc l'invention de Thomas Roch possédait cette puissance,
c'était la supériorité offensive ou défensive assurée à son pays.
Toutefois l'inventeur n'exagérait-il pas, bien qu'il eût fait ses
preuves à propos d'autres engins de sa façon et d'un rendement
incontestable? Des expériences pouvaient seules le démontrer. Or,
précisément, il prétendait ne consentir à ces expériences qu'après
avoir touché les millions auxquels il évaluait la valeur de son
Fulgurateur.

Il est certain qu'une sorte de déséquilibrement s'était alors
produit dans les facultés intellectuelles de Thomas Roch. Il
n'avait plus l'entière possession de sa cérébralité. On le sentait
engagé sur une voie qui le conduirait graduellement à la folie
définitive. Traiter dans les conditions qu'il voulait imposer, nul
gouvernement n'aurait pu y condescendre.

La commission française dut rompre tout pourparler, et les
journaux, même ceux de l'opposition radicale, durent reconnaître
qu'il était difficile de donner suite à cette affaire. Les
propositions de Thomas Roch furent rejetées, sans qu'on eût à
craindre, d'ailleurs, qu'un autre État pût consentir à les
accueillir.

Avec cet excès de subjectivité qui ne cessa de s'accroître dans
l'âme si profondément bouleversée de Thomas Roch, on ne s'étonnera
pas que la corde du patriotisme, peu à peu détendue, eût fini par
ne plus vibrer. Il faut le répéter pour l'honneur de la nature
humaine, Thomas Roch était, à cette heure, frappé d'inconscience.
Il ne se survivait intact que dans ce qui se rapportait
directement à son invention. Là-dessus, il n'avait rien perdu de
sa puissance géniale. Mais en tout ce qui concernait les détails
les plus ordinaires de l'existence, son affaissement moral
s'accentuait chaque jour et lui enlevait la complète
responsabilité de ses actes.

Thomas Roch fut donc éconduit. Peut-être alors eût-il convenu
d'empêcher qu'il portât son invention autre part... On ne le fit
pas, et ce fut un tort.

Ce qui devait arriver, arriva. Sous une irritabilité croissante,
les sentiments de patriotisme, qui sont de l'essence même du
citoyen, -- lequel avant de s'appartenir appartient à son pays, --
ces sentiments s'éteignirent dans l'âme de l'inventeur déçu. Il
songea aux autres nations, il franchit la frontière, il oublia
l'inoubliable passé, il offrit le Fulgurateur à l'Allemagne.

Là, dès qu'il sut quelles étaient les exorbitantes prétentions de
Thomas Roch, le gouvernement refusa de recevoir sa communication.
Au surplus, la Guerre venait de mettre à l'étude la fabrication
d'un nouvel engin balistique et crut pouvoir dédaigner celui de
l'inventeur français.

Alors, chez celui-ci, la colère se doubla de haine, -- une haine
d'instinct contre l'humanité, -- surtout après que ses démarches
eurent échoué vis-à-vis du Conseil de l'Amirauté de la Grande-
Bretagne. Comme les Anglais sont des gens pratiques, ils ne
repoussèrent pas tout d'abord Thomas Roch, ils le tâtèrent, ils le
circonvinrent. Thomas Roch ne voulut rien entendre. Son secret
valait des millions, il obtiendrait ces millions, ou l'on n'aurait
pas son secret. L'Amirauté finit par rompre avec lui.

Ce fut dans ces conditions, alors que son trouble intellectuel
empirait de jour en jour, qu'il fit une dernière tentative vis-à-
vis de l'Amérique, -- dix-huit mois environ avant le début de
cette histoire.

Les Américains, encore plus pratiques que les Anglais, ne
marchandèrent pas le Fulgurateur Roch, auquel ils accordaient une
valeur exceptionnelle, étant donné la notoriété du chimiste
français. Avec raison, ils le tenaient pour un homme de génie, et
prirent des mesures justifiées par son état -- quitte à
l'indemniser plus tard dans une équitable proportion.

Comme Thomas Roch donnait des preuves trop visibles d'aliénation
mentale, l'administration, dans l'intérêt même de son invention,
jugea opportun de l'enfermer.

On le sait, ce n'est point au fond d'un hospice de fous que fut
conduit Thomas Roch, mais à l'établissement de Healthful-House,
qui offrait toute garantie pour le traitement de sa maladie. Et,
cependant, bien que les soins les plus attentifs ne lui eussent
point manqué, le but n'avait pas été atteint jusqu'à ce jour.

Encore une fois, -- il y a lieu d'insister sur ce point, -- c'est
que Thomas Roch, si inconscient qu'il fût, se ressaisissait
lorsqu'on le remettait sur le champ de ses découvertes. Il
s'animait, il parlait avec la fermeté d'un homme qui est sûr de
lui, avec une autorité qui imposait. Dans le feu de son éloquence,
il décrivait les qualités merveilleuses de son Fulgurateur, les
effets vraiment extraordinaires qui en résulteraient. Quant à la
nature de l'explosif et du déflagrateur, les éléments qui le
composaient, leur fabrication, le tour de main qu'elle
nécessitait, il se retranchait dans une réserve dont rien n'avait
pu le faire sortir. Une ou deux fois, au plus fort d'une crise, on
eut lieu de croire que son secret allait lui échapper, et toutes
les précautions avaient été prises... Ce fut en vain. Si Thomas
Roch ne possédait même plus le sentiment de sa propre
conservation, du moins s'assurait-il la conservation de sa
découverte.

Le pavillon 17 du parc de Healthful-House était entouré d'un
jardin, ceint de haies vives, dans lequel Thomas Roch pouvait se
promener sous la surveillance de son gardien. Ce gardien occupait
le même pavillon que lui, couchait dans la même chambre,
l'observait nuit et jour, ne le quittait jamais d'une heure. Il
épiait ses moindres paroles au cours des hallucinations qui se
produisaient généralement dans l'état intermédiaire entre la
veille et le sommeil, il l'écoutait jusque dans ses rêves.

Ce gardien se nommait Gaydon. Peu de temps après la séquestration
de Thomas Roch, ayant appris que l'on cherchait un surveillant qui
parlât couramment la langue de l'inventeur, il s'était présenté à
Healthful-House, et avait été accepté en qualité de gardien du
nouveau pensionnaire.

En réalité, ce prétendu Gaydon était un ingénieur français nommé
Simon Hart, depuis plusieurs années au service d'une société de
produits chimiques, établie dans le New-Jersey. Simon Hart, âgé de
quarante ans, avait le front large, marqué du pli de
l'observateur, l'attitude résolue qui dénotait l'énergie jointe à
la ténacité. Très versé dans ces diverses questions auxquelles se
rattachait le perfectionnement de l'armement moderne, ces
inventions de nature à en modifier la valeur, Simon Hart
connaissait tout ce qui s'était fait en matière d'explosifs, dont
on comptait plus de onze cents à cette époque, -- et il n'en était
plus à apprécier un homme tel que Thomas Roch. Croyant à la
puissance de son Fulgurateur, il ne doutait pas qu'il fût en
possession d'un engin capable de changer les conditions de la
guerre sur terre et sur mer, soit pour l'offensive, soit pour la
défensive. Il savait que la folie avait respecté en lui l'homme de
science, que dans ce cerveau, en partie frappé, brillait encore
une clarté, une flamme, la flamme du génie. Alors il eut cette
pensée: c'est que si, pendant ses crises, son secret se révélait,
cette invention d'un Français profiterait à un autre pays que la
France. Son parti fut pris de s'offrir comme gardien de Thomas
Roch, en se donnant pour un Américain très exercé à l'emploi de la
langue française. Il prétexta un voyage en Europe, il donna sa
démission, il changea de nom. Bref, heureusement servie par les
circonstances, la proposition qu'il fit fut acceptée, et voilà
comment, depuis quinze mois, Simon Hart remplissait près du
pensionnaire de Healthful-House l'office de surveillant.

Cette résolution témoignait d'un dévouement rare, d'un noble
patriotisme, car il s'agissait d'un service pénible pour un homme
de la classe et de l'éducation de Simon Hart. Mais -- qu'on ne
l'oublie pas -- l'ingénieur n'entendait en aucune façon dépouiller
Thomas Roch, s'il parvenait à surprendre son invention, et celui-
ci en aurait le légitime bénéfice.

Or, depuis quinze mois, Simon Hart, ou plutôt Gaydon, vivait ainsi
près de ce dément, observant, guettant, interrogeant même, sans
avoir rien gagné. D'ailleurs, il était plus que jamais convaincu
de l'importance de la découverte de Thomas Roch. Aussi, ce qu'il
craignait, par-dessus tout, c'était que la folie partielle de ce
pensionnaire dégénérât en folie générale, ou qu'une crise suprême
anéantît son secret avec lui.

Telle était la situation de Simon Hart, telle était la mission à
laquelle il se sacrifiait tout entier dans l'intérêt de son pays.

Cependant, malgré tant de déceptions et de déboires, la santé de
Thomas Roch n'était pas compromise, grâce à sa constitution
vigoureuse. La nervosité de son tempérament lui avait permis de
résister à ces multiples causes destructives. De taille moyenne,
la tête puissante, le front largement dégagé, le crâne volumineux,
les cheveux grisonnants, l'oeil hagard parfois, mais vif, fixe,
impérieux, lorsque sa pensée dominante y faisait briller un
éclair, une moustache épaisse sous un nez aux ailes palpitantes,
une bouche aux lèvres serrées, comme si elles se fermaient pour ne
pas laisser échapper un secret, la physionomie pensive, l'attitude
d'un homme qui a longtemps lutté et qui est résolu à lutter encore
-- tel était l'inventeur Thomas Roch, enfermé dans un des
pavillons de Healthful-House, n'ayant peut-être pas conscience de
cette séquestration, et confié à la surveillance de l'ingénieur
Simon Hart, devenu le gardien Gaydon.

II
Le comte d'Artigas


Au juste, qui était ce comte d'Artigas? Un Espagnol?... En somme,
son nom semblait l'indiquer. Toutefois, au tableau d'arrière de sa
goélette se détachait en lettres d'or le nom d'_Ebba_, et celui-là
est de pure origine norvégienne. Et si l'on eût demandé à ce
personnage comment s'appelait le capitaine de l'_Ebba:_ Spade,
aurait-il répondu, et Effrondat son maître d'équipage, et Hélim
son maître coq, -- tous noms singulièrement disparates, qui
indiquaient des nationalités très différentes.

Pouvait-on déduire quelque hypothèse plausible du type que
présentait le comte d'Artigas?... Difficilement. Si la coloration
de sa peau, sa chevelure très noire, la grâce de son attitude
dénonçaient une origine espagnole, l'ensemble de sa personne
n'offrait point ces caractères de race qui sont spéciaux aux
natifs de la péninsule ibérique.

C'était un homme d'une taille au-dessus de la moyenne, très
robustement constitué, âgé de quarante-cinq ans au plus. Avec sa
démarche calme et hautaine, il ressemblait à quelque seigneur
indou auquel se fût mêlé le sang des superbes types de la
Malaisie. S'il n'était pas de complexion froide, du moins
s'attachait-il à paraître tel avec son geste impérieux, sa parole
brève. Quant à la langue dont son équipage et lui se servaient,
c'était un de ces idiomes qui ont cours dans les îles de l'océan
Indien et des mers environnantes. Il est vrai, lorsque ses
excursions maritimes l'amenaient sur le littoral de l'Ancien ou du
Nouveau Monde, il s'exprimait avec une remarquable facilité en
anglais, ne trahissant que par un léger accent son origine
étrangère.

Ce qu'avait été le passé du comte d'Artigas, les diverses
péripéties d'une existence des plus mystérieuses, ce qu'était son
présent, de quelle source sortait sa fortune, -- évidemment
considérable puisqu'elle lui permettait de vivre en fastueux
gentleman, -- en quel endroit se trouvait sa résidence habituelle,
tout au moins quel était le port d'attache de sa goélette,
personne ne l'eût pu dire, et personne ne se fût hasardé à
l'interroger sur ce point, tant il se montrait peu communicatif.
Il ne semblait pas homme à se compromettre dans une interview,
même au profit des reporters américains.

Ce que l'on savait de lui, c'était uniquement ce que disaient les
journaux, lorsqu'ils signalaient la présence de l'_Ebba _en
quelque port, et, en particulier, ceux de la côte orientale des
États-Unis. Là, en effet, la goélette venait, presque à époques
fixes, s'approvisionner de tout ce qui est indispensable aux
besoins d'une longue navigation. Non seulement elle se
ravitaillait en provisions de bouche, farines, biscuits,
conserves, viande sèche et viande fraîche, boeufs et moutons sur
pied, vins, bières et boissons alcooliques, mais aussi en
vêtements, ustensiles, objets de luxe et de nécessaire, -- le tout
payé de haut prix, soit en dollars, soit en guinées ou autres
monnaies de diverses provenances.

Il suit de là que, si l'on ne savait rien de la vie privée du
comte d'Artigas, il n'en était pas moins fort connu dans les
divers ports du littoral américain, depuis ceux de la presqu'île
floridienne jusqu'à ceux de la Nouvelle-Angleterre.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le directeur d'Healthful-
House se fût trouvé très honoré de la demande du comte d'Artigas,
qu'il l'accueillît avec empressement.

C'était la première fois que la goélette _Ebba_ relâchait au port
de New-Berne. Et, sans doute, le seul caprice de son propriétaire
avait dû l'amener à l'embouchure de la Neuze. Que serait-il venu
faire en cette endroit?... Se ravitailler?... Non, car le
Pamplico-Sound n'eût pas offert les ressources qu'offraient
d'autres ports, tels que Boston, New-York, Dover, Savannah,
Wilmington dans la Caroline du Nord, et Charleston dans la
Caroline du Sud. En cet estuaire de la Neuze, sur le marché peu
important de New-Berne, contre quelles marchandises le comte
d'Artigas aurait-il pu échanger ses piastres et ses bank-notes? Ce
chef-lieu du comté de Craven ne possède guère que cinq à six mille
habitants. Le commerce s'y réduit à l'exportation des graines, des
porcs, des meubles, des munitions navales. En outre, quelques
semaines avant, pendant une relâche de dix jours à Charleston, la
goélette avait pris son complet chargement pour une destination
qu'on ignorait, comme toujours.

Était-il donc venu, cet énigmatique personnage, dans l'unique but
de visiter Healthful-House?... Peut-être, et n'y avait-il rien de
surprenant à cela, puisque cet établissement jouissait d'une très
réelle et très juste célébrité.

Peut-être aussi le comte d'Artigas avait-il eu cette fantaisie de
se rencontrer avec Thomas Roch? La notoriété universelle de
l'inventeur français eût justifié cette curiosité.

Un fou de génie, dont les inventions promettaient de révolutionner
les méthodes de l'art militaire moderne!

Dans l'après-midi, ainsi que l'indiquait sa demande, le comte
d'Artigas se présenta à la porte de Healthful-House, accompagné du
capitaine Spade, le commandant de l'_Ebba_.

En conformité des ordres donnés, tous deux furent admis et
conduits dans le cabinet du directeur.

Celui-ci fit au comte d'Artigas un accueil empressé, se mit à sa
disposition, ne voulant laisser à personne l'honneur d'être son
cicérone, et il reçut de sincères remerciements pour son
obligeance. Tandis que l'on visitait les salles communes et les
habitations particulières de l'établissement, le directeur ne
tarissait pas sur les soins donnés aux malades, -- soins très
supérieurs, si l'on voulait bien l'en croire, à ceux qu'ils
eussent reçus dans leurs familles, traitements de luxe, répétait-
il, et dont les résultats avaient valu à Healthful-House un succès
mérité.

Le comte d'Artigas, écoutant sans se départir de son flegme
habituel, semblait s'intéresser à cette faconde intarissable, afin
de mieux dissimuler probablement le désir qui l'avait amené.
Cependant, après une heure consacrée à cette promenade, crut-il
devoir dire:

«N'avez-vous pas, monsieur, un malade dont on a beaucoup parlé ces
derniers temps, et qui a même contribué, dans une forte mesure, à
attirer l'attention publique sur Healthful-House?

-- C'est, je pense, de Thomas Roch que vous voulez parler,
monsieur le comte?... demanda le directeur.

-- En effet... de ce Français... de cet inventeur dont la raison
paraît être très compromise...

-- Très compromise, monsieur le comte, et peut-être est-il heureux
qu'elle le soit! À mon avis, l'humanité n'a rien à gagner à ces
découvertes dont l'application accroît les moyens de destruction,
trop nombreux déjà...

-- C'est penser sagement, monsieur le directeur, et, à ce sujet,
mon opinion est la vôtre. Le véritable progrès n'est pas de ce
côté, et je regarde comme des génies malfaisants ceux qui marchent
dans cette voie. -- Mais cet inventeur a-t-il donc perdu
entièrement l'usage de ses facultés intellectuelles?...

-- Entièrement... non... monsieur le comte, si ce n'est en ce qui
concerne les choses ordinaires de l'existence. À cet égard, il n'a
plus ni compréhension ni responsabilité. Toutefois son génie
d'inventeur est resté intact, il a survécu à la dégénérescence
mentale, et, si l'on eût cédé à ses prétentions hors de bon sens,
je ne mets pas en doute qu'il fût sorti de ses mains un nouvel
engin de guerre... dont le besoin ne se fait aucunement sentir...

-- Aucunement, monsieur le directeur, répéta le comte d'Artigas,
que le capitaine Spade parut approuver.

-- Du reste, monsieur le comte, vous pourrez en juger par vous-
même. Nous voici arrivés devant le pavillon occupé par Thomas
Roch. Si sa claustration est très justifiée au point de vue de la
sécurité publique, il n'en est pas moins traité avec tous les
égards qui lui sont dus et les soins que nécessite son état. Et
puis, à Healthful-House, il est à l'abri des indiscrets qui
pourraient vouloir...»

Le directeur compléta sa phrase par un hochement de tête des plus
significatifs, -- ce qui amena un imperceptible sourire sur les
lèvres de l'étranger.

«Mais, demanda le comte d'Artigas, est-ce que Thomas Roch n'est
jamais laissé seul?...

-- Jamais, monsieur le comte, jamais. Il a près de lui en
surveillance permanente un gardien qui parle sa langue et dont
nous sommes absolument sûrs. Dans le cas où, d'une manière ou
d'une autre, il lui échapperait quelque indication relative à sa
découverte, cette indication serait à l'instant recueillie, et
l'on verrait quel usage il conviendrait d'en faire.»

En ce moment, le comte d'Artigas jeta un rapide coup d'oeil au
capitaine Spade, lequel répondit par un geste qui semblait dire:
c'est compris. Et, de fait, qui eût observé le capitaine pendant
cette visite, aurait remarqué qu'il examinait avec une minutie
particulière toute cette partie du parc entourant le pavillon 17,
les diverses ouvertures qui y donnaient accès, -- probablement en
vue d'un projet arrêté d'avance.

Le jardin de ce pavillon confinait au mur d'enceinte de Healthful-
House. À l'extérieur, ce mur fermait la base même de la colline
dont le revers s'allongeait en pente douce jusqu'à la rive droite
de la Neuze.

Ce pavillon n'avait qu'un rez-de-chaussée, surmonté d'une terrasse
à l'italienne. Le rez-de-chaussée comprenait deux chambres et une
antichambre, avec fenêtres défendues par des barreaux de fer. De
chaque côté de l'habitation se dressaient de beaux arbres, alors
dans toute la splendeur de leurs frondaisons. En avant verdoyaient
de fraîches pelouses veloutées, où ne manquaient ni les
arbrisseaux variés, ni les fleurs éclatantes. L'ensemble
s'étendait sur un demi-acre environ, à l'usage exclusif de Thomas
Roch, libre d'aller à travers ce jardin sous la surveillance de
son gardien.

Lorsque le comte d'Artigas, le capitaine Spade et le directeur
pénétrèrent dans cet enclos, celui qu'ils aperçurent à la porte du
pavillon fut le gardien Gaydon.

Immédiatement, le regard du comte d'Artigas se porta sur ce
gardien, qu'il parut observer avec une insistance singulière, qui
ne fut point remarquée du directeur.

Ce n'était pas la première fois, cependant, que des étrangers
venaient rendre visite à l'hôte du pavillon 17, car l'inventeur
français passait à juste titre pour être le plus curieux
pensionnaire de Healthful-House. Néanmoins, l'attention de Gaydon
fut sollicitée par l'originalité du type que présentaient ces deux
personnages, dont il ignorait la nationalité. Si le nom du comte
d'Artigas ne lui était pas inconnu, il n'avait jamais eu
l'occasion de rencontrer ce riche gentleman pendant ses relâches
dans les ports de l'est, et il ne savait pas que la goélette
_Ebba_ fût alors mouillée à l'entrée de la Neuze, au pied de la
colline de Healthful-House.

«Gaydon, demanda le directeur, où est en ce moment Thomas Roch?...

-- Là, répondit le gardien, en montrant de la main un homme qui se
promenait d'un pas méditatif sous les arbres en arrière du
pavillon.

-- M. le comte d'Artigas a été autorisé à visiter Healthful-House,
et il n'a pas voulu repartir sans avoir vu Thomas Roch dont on n'a
que trop parlé ces derniers temps...

-- Et dont on parlerait bien davantage, répondit le comte
d'Artigas, si le gouvernement fédéral n'eût pris la précaution de
l'enfermer dans cet établissement...

-- Précaution nécessaire, monsieur le comte.

-- Nécessaire, en effet, monsieur le directeur, et mieux vaut que
le secret de cet inventeur s'éteigne avec lui, pour le repos du
monde.»

Après avoir regardé le comte d'Artigas, Gaydon n'avait plus
prononcé une seule parole, et, précédant les deux étrangers, il se
dirigea vers le massif au fond de l'enclos.

Les visiteurs n'eurent que quelques pas à faire pour se trouver en
face de Thomas Roch.

Thomas Roch ne les avait pas vus venir, et, lorsqu'ils furent à
courte distance de lui, il est présumable qu'il ne remarqua point
leur présence.

Entre temps, le capitaine Spade, sans donner prise aux soupçons,
ne cessait d'examiner la disposition des lieux, la place occupée
par le pavillon 17 en cette partie inférieure du parc de
Healthful-House. Lorsqu'il eut remonté les allées en pente, il
distingua aisément l'extrémité d'une mâture qui pointait au-dessus
du mur d'enceinte. Pour reconnaître la mâture de la goélette
_Ebba_, il lui suffit d'un coup d'oeil, et il put s'assurer ainsi
que, de ce côté, le mur longeait la rive droite de la Neuze.

Cependant le comte d'Artigas observait l'inventeur français. Chez
cet homme, vigoureux encore, -- il le reconnut, -- la santé ne
paraissait pas avoir souffert d'une séquestration qui durait
depuis dix-huit mois déjà. Mais son attitude bizarre, ses gestes
incohérents, son oeil hagard, son inattention à tout ce qui se
faisait autour de lui, ne dénotaient que trop un complet état
d'inconscience et un abaissement profond des facultés mentales.

Thomas Roch venait de s'asseoir sur un banc, et du bout d'une
badine qu'il tenait à la main, il traça sur l'allée un profil de
fortification. Puis, s'agenouillant, il fit de petites meules de
sable qui figuraient évidemment des bastions. Alors, après avoir
détaché quelques feuilles d'un arbuste voisin, il les planta sur
la pointe des meules, comme autant de drapeaux minuscules, -- tout
cela sérieusement, sans qu'il se fût en aucune façon préoccupé des
personnes qui le regardaient.

C'était là un jeu d'enfants, mais un enfant n'aurait pas eu cette
gravité caractéristique.

«Est-il donc absolument fou?... demanda le comte d'Artigas, qui,
malgré son impassibilité habituelle, parut ressentir quelque
désappointement.

-- Je vous ai prévenu, monsieur le comte, qu'on ne pouvait rien en
obtenir, répondit le directeur.

-- Ne saurait-il au moins nous prêter quelque attention?...

-- L'y décider sera peut-être difficile.» Et, se retournant vers
le gardien: «Adressez-lui la parole, Gaydon, et peut-être, en
entendant votre voix, viendra-t-il à vous répondre?...

-- Il me répondra, soyez-en certain, monsieur le directeur», dit
Gaydon. Puis, touchant son pensionnaire à l'épaule: «Thomas
Roch?...» prononça-t-il d'un ton assez doux.

Celui-ci releva la tête, et, de toutes les personnes présentes, il
ne vit sans doute que son gardien, bien que le comte d'Artigas, le
capitaine Spade qui venait de se rapprocher, et le directeur
formassent cercle autour de lui.

«Thomas Roch, dit Gaydon, qui s'exprimait en anglais, voici des
étrangers désireux de vous voir... Ils s'intéressent à votre
santé... à vos travaux...»

Ce dernier mot fut le seul qui parut tirer l'inventeur de son
indifférence.

«Mes travaux?...» répliqua-t-il en cette même langue anglaise
qu'il parlait comme sa langue originelle.

Prenant alors un caillou entre son index et son pouce repliés,
comme une bille entre les doigts d'un gamin, il le projeta contre
une des meules de sable et l'abattit. Un cri de joie lui échappa.

«Par terre!... Le bastion par terre!... Mon explosif a tout
détruit d'un seul coup!»

Thomas Roch s'était relevé, le feu du triomphe brillait dans ses
yeux.

«Vous le voyez, dit le directeur en s'adressant au comte
d'Artigas, l'idée de son invention ne l'abandonne jamais...

-- Et mourra avec lui! affirma le gardien.

-- Ne pourriez-vous, Gaydon, l'amener à causer de son
Fulgurateur?...

-- Si vous m'en donnez l'ordre, monsieur le directeur...
j'essaierai...

-- Je vous le donne, car je crois que cela peut intéresser le
comte d'Artigas...

-- En effet, répondit le comte d'Artigas, sans que sa froide
physionomie laissât rien voir des sentiments qui l'agitaient.

-- Je dois vous prévenir que je risque d'occasionner une nouvelle
crise... fit observer le gardien.

-- Vous arrêterez la conversation lorsque vous le jugerez
convenable. Dites à Thomas Roch qu'un étranger désire traiter avec
lui de l'achat de son Fulgurateur...

-- Mais ne craignez-vous pas que son secret ne lui échappe?...»
répliqua le comte d'Artigas.

Et cela fut dit avec tant de vivacité que Gaydon ne put retenir un
regard de défiance dont ne parut point s'inquiéter cet
impénétrable personnage.

«Il n'y a rien à craindre, répondit-il, et aucune promesse
n'arrachera son secret à Thomas Roch!... Tant qu'on ne lui aura
pas mis dans la main les millions qu'il exige...

-- Je ne les ai pas sur moi», répondit tranquillement le comte
d'Artigas. Gaydon revint à son pensionnaire, et, comme la première
fois, le touchant à l'épaule: «Thomas Roch, dit-il, voici des
étrangers qui se proposent d'acheter votre découverte...» Thomas
Roch se redressa. «Ma découverte... s'écria-t-il, mon explosif...
mon déflagrateur?...»

Et une animation croissante indiquait bien l'imminence de cette
crise dont Gaydon avait parlé, et que provoquaient toujours les
questions de ce genre.

«Combien voulez-vous me l'acheter... combien?...» ajouta Thomas
Roch. Il n'y avait aucun inconvénient à lui promettre une somme si
énorme qu'elle fût. «Combien... combien?... répétait-il.

-- Dix millions de dollars, répondit Gaydon.

-- Dix millions?... s'écria Thomas Roch. Dix millions... un
Fulgurateur dont la puissance est dix millions de fois supérieure
à tout ce qu'on a fait jusqu'ici?... Dix millions... un projectile
autopropulsif qui peut, en éclatant, étendre sa puissance
destructive sur dix mille mètres carrés!... Dix millions... le
seul déflagrateur capable de provoquer son explosion!... Mais
toutes les richesses du monde ne suffiraient pas à payer le secret
de mon engin, et plutôt que de le livrer à ce prix, je me
couperais la langue avec les dents!... Dix millions, quand cela
vaut un milliard... un milliard... un milliard!...»

Thomas Roch se montrait bien l'homme auquel toute notion des
choses faisait défaut, lorsqu'il s'agissait de traiter avec lui.
Et, lors même que Gaydon lui eût offert dix milliards, cet insensé
en aurait exigé davantage.

Le comte d'Artigas et le capitaine Spade n'avaient cessé de
l'observer depuis le début de cette crise, -- le comte, toujours
flegmatique, bien que son front se fût rembruni, -- le capitaine
secouant la tête en homme qui semblait dire: Décidément, il n'y a
rien à faire de ce malheureux!

Thomas Roch, du reste, venait de s'enfuir, et il courait à travers
le jardin, criant d'une voix étranglée par la colère:

«Des milliards... des milliards!»

Gaydon, s'adressant alors au directeur, lui dit:

«Je vous avais prévenu!»

Puis, il se mit à la poursuite de son pensionnaire, le rejoignit,
le prit par le bras, et, sans éprouver trop de résistance, le
ramena dans le pavillon, dont la porte fut aussitôt refermée.

Le comte d'Artigas demeura seul avec le directeur, tandis que le
capitaine Spade parcourait une dernière fois le jardin le long du
mur inférieur.

«Je n'avais point exagéré, monsieur le comte, déclara le
directeur. Il est constant que la maladie de Thomas Roch fait
chaque jour de nouveaux progrès. À mon avis, sa folie est déjà
incurable. Mît-on à sa disposition tout l'argent qu'il demande, on
n'en pourrait rien tirer...

-- C'est probable, répondit le comte d'Artigas, et cependant, si
ses exigences financières vont jusqu'à l'absurde, il n'en a pas
moins inventé un engin d'une puissance pour ainsi dire infinie...

-- C'est l'opinion des personnes compétentes, monsieur le comte.
Mais ce qu'il a découvert ne tardera pas à disparaître avec lui
dans une de ces crises qui deviennent plus intenses et plus
fréquentes. Bientôt, même, le mobile de l'intérêt, le seul qui
semble avoir survécu dans son âme, disparaîtra...

-- Restera peut-être le mobile de la haine!» murmura le comte
d'Artigas, au moment où le capitaine Spade venait de le rejoindre
devant la porte du jardin.

III
Double enlèvement


Une demi-heure après, le comte d'Artigas et le capitaine Spade
suivaient le chemin, bordé de hêtres séculaires, qui sépare de la
rive droite de la Neuze l'établissement de Healthful-House. Tous
deux avaient pris congé du directeur, -- celui-ci se disant très
honoré de leur visite, ceux-là le remerciant de son bienveillant
accueil. Une centaine de dollars, destinés au personnel de la
maison, témoignaient des généreuses dispositions du comte
d'Artigas. C'était, -- comment en douter? -- un étranger de la
plus haute distinction, si c'est à la générosité que la
distinction se mesure.

Sortis par la grille qui fermait Healthful-House à mi-colline, le
comte d'Artigas et le capitaine Spade avaient contourné le mur
d'enceinte, dont l'élévation défiait toute tentative d'escalade.
Le premier était pensif, et, d'ordinaire, son compagnon avait
l'habitude d'attendre qu'il lui adressât la parole.

Le comte d'Artigas ne s'y décida qu'au moment où, s'étant arrêté
sur le chemin, il put mesurer du regard la crête du mur derrière
lequel s'élevait le pavillon 17.

«Tu as eu le temps, demanda-t-il, de prendre une connaissance
exacte des lieux?...

-- Exacte, monsieur le comte, répondit le capitaine Spade, en
insistant sur le titre qu'il donnait à l'étranger.

-- Rien ne t'a échappé?...

-- Rien de ce qu'il était utile de savoir. Par sa situation
derrière ce mur, le pavillon est facilement abordable, et, si vous
persistez dans vos projets...

-- Je persiste, Spade.

-- Malgré l'état mental où se trouve Thomas Roch?...

-- Malgré cet état, et si nous parvenons à l'enlever...

-- Cela, c'est mon affaire. La nuit venue, je me charge de
pénétrer dans le parc de Healthful-House, puis dans l'enclos du
pavillon, sans être aperçu de personne...

-- Par la grille d'entrée?...

-- Non... de ce côté.

-- Mais, de ce côté, il y a le mur, et après l'avoir franchi,
comment le repasseras-tu avec Thomas Roch, si ce fou appelle...
s'il oppose quelque résistance... si son gardien donne l'alarme...

-- Que cela ne vous inquiète pas... Nous n'aurons qu'à entrer et à
sortir par cette porte.»

Le capitaine Spade montrait, à quelques pas, une étroite porte,
ménagée dans le milieu de l'enceinte, qui ne servait, sans doute,
qu'aux gens de la maison, lorsque leur service les appelait sur
les bords de la Neuze.

«C'est par là, reprit le capitaine Spade, que nous aurons accès
dans le parc, et sans avoir eu la peine d'employer une échelle.

-- Cette porte est fermée...

-- Elle s'ouvrira.

-- N'y a-t-il donc pas des verrous intérieurement?...

-- Je les ai repoussés pendant ma promenade au bas du jardin et le
directeur n'en a rien vu...»

Le comte d'Artigas s'approcha de la porte et dit: «Comment
l'ouvriras tu?

-- En voici la clé», répondit le capitaine Spade. Et il présenta
une clé qu'il avait retirée de la serrure, après avoir dégagé les
verrous de leur gâche. «On ne peut mieux, Spade, dit le comte
d'Artigas, et il est probable que l'enlèvement ne présentera pas
trop de difficultés. Rejoignons la goélette. Vers huit heures,
quand il fera nuit, une des embarcations te déposera avec cinq
hommes...

-- Oui... cinq hommes, répondit le capitaine Spade. Ils suffiront
même pour le cas où ce gardien aurait l'éveil, et qu'il fallût se
débarrasser de lui...

-- S'en débarrasser... répliqua le comte d'Artigas, soit... si
cela était absolument nécessaire... Mais il est préférable de
s'emparer de ce Gaydon et de l'amener à bord de l'_Ebba_. Qui sait
s'il n'a pas déjà surpris une partie du secret de Thomas Roch?...

-- C'est juste.

-- Et puis, Thomas Roch est habitué à lui, et j'entends ne rien
changer à ses habitudes.»

Cette réponse, le comte d'Artigas l'accompagna d'un sourire assez
significatif pour que le capitaine Spade ne pût se méprendre sur
le rôle réservé au surveillant de Healthful-House.

Le plan de ce double rapt était donc arrêté, et il paraissait
avoir toute chance de réussite. À moins que, pendant les deux
heures de jour qui restaient encore, on ne s'aperçût que la clé
manquait à la porte du parc, que les verrous en avaient été tirés,
le capitaine Spade et ses hommes étaient assurés de pouvoir
pénétrer à l'intérieur du parc de Healthful-House.

Il convient d'observer, d'ailleurs, que, à l'exception de Thomas
Roch, soumis à une surveillance spéciale, les autres pensionnaires
de l'établissement n'étaient l'objet d'aucune mesure de ce genre.
Ils occupaient les pavillons ou les chambres des principaux
bâtiments situés dans la partie supérieure du parc. Tout donnait à
penser que Thomas Roch et le gardien Gaydon, surpris isolément,
mis dans l'impossibilité d'opposer une résistance sérieuse, même
d'appeler au secours, seraient victimes de cet enlèvement
qu'allait tenter le capitaine Spade au profit du comte d'Artigas.

L'étranger et son compagnon se dirigèrent alors vers une petite
anse où les attendait un des canots de l'_Ebba_. La goélette était
mouillée à deux encablures, ses voiles serrées dans leurs étuis
jaunâtres, ses vergues régulièrement apiquées, ainsi que cela se
fait à bord des yachts de plaisance. Aucun pavillon ne se
déployait au-dessus du couronnement. En tête du grand mât flottait
seulement une légère flamme rouge que la brise de l'est, qui
tendait à calmir, déroulait à peine.

Le comte d'Artigas et le capitaine Spade embarquèrent dans le
canot. Quatre avirons les eurent en quelques instants conduits à
la goélette où ils montèrent par l'échelle latérale.

Le comte d'Artigas regagna aussitôt sa cabine à l'arrière, tandis
que le capitaine Spade se rendait à l'avant afin de donner ses
derniers ordres.

Arrivé près du gaillard, il se pencha au-dessus des bastingages de
tribord et chercha du regard un objet qui surnageait à quelques
brasses.

C'était une bouée de petit modèle, tremblotant au clapotis du
jusant de la Neuze.

La nuit tombait peu à peu. Vers la rive gauche de la sinueuse
rivière, l'indécise silhouette de New-Berne commençait à se
fondre. Les maisons se découpaient en noir sur un horizon encore
barré d'une longue raie de feu au rebord des nuages de l'ouest. À
l'opposé, le ciel s'estompait de quelques vapeurs épaisses. Mais
il ne semblait pas que la pluie fût à craindre, et ces vapeurs se
maintenaient dans les hautes zones du ciel.

Vers sept heures, les premières lumières de New-Berne
scintillèrent aux divers étages des maisons, tandis que les lueurs
des bas quartiers se reflétaient en longs zigzags, vacillant à
peine au-dessous des rives, car la brise mollissait avec le soir.
Les barques de pêche remontaient doucement en regagnant les
criques du port, les unes cherchant un dernier souffle avec leurs
voiles distendues, les autres mues par leurs avirons dont le coup
sec et rythmé se propageait au loin. Deux steamers passèrent en
lançant des jets d'étincelles par leur double cheminée couronnée
de fumée noirâtre, battant les eaux de leurs puissantes aubes,
tandis que le balancier de la machine s'élevait et s'abaissait au-
dessus du spardeck, en hennissant comme un monstre marin.

À huit heures le comte d'Artigas reparut sur le pont de la
goélette, accompagné d'un personnage, âgé de cinquante ans
environ, auquel il dit:

«Il est temps, Serkö...

-- Je vais prévenir Spade», répondit Serkö. Le capitaine les
rejoignit. «Prépare-toi à partir, lui dit le comte d'Artigas.

-- Nous sommes prêts.

-- Fais en sorte que personne n'ait l'éveil à Healthful-House et
ne puisse se douter que Thomas Roch et son gardien ont été
conduits à bord de l'_Ebba_...

-- Où on ne les trouverait pas, d'ailleurs, si l'on venait les y
chercher», ajouta Serkö. Et il haussa les épaules en riant de
bonne humeur. «Néanmoins, mieux vaut ne point exciter les
soupçons», répondit le comte d'Artigas.

L'embarcation était parée. Le capitaine Spade et cinq hommes y
prirent place. Quatre d'entre eux saisirent les avirons. Le
cinquième, le maître d'équipage Effrondat, qui devait garder le
canot, se mit à la barre près du capitaine Spade.

«Bonne chance, Spade, s'écria Serkö en souriant, et opère sans
bruit, comme un amoureux qui enlève sa belle...

-- Oui... à moins que ce Gaydon...

-- Il nous faut Roch et Gaydon, dit le comte d'Artigas.

-- C'est compris!» répliqua le capitaine Spade.

Le canot déborda, et les matelots le suivirent du regard jusqu'au
moment où il disparut au milieu de l'obscurité.

Il convient de noter qu'en attendant son retour, l'_Ebba_ ne fit
aucun préparatif d'appareillage. Sans doute, elle ne comptait
point quitter le mouillage de New-Berne après l'enlèvement. Et, au
vrai, comment aurait-elle pu gagner la pleine mer? On ne sentait
plus un souffle de brise, et le flot allait se faire sentir avant
une demi-heure jusqu'à plusieurs milles en amont de la Neuze.
Aussi la goélette ne se mit-elle pas à pic sur son ancre.

Mouillée à deux encablures de la berge, l'_Ebba_ aurait pu s'en
approcher davantage et trouver encore quinze ou vingt pieds de
fond, ce qui eût facilité l'embarquement, lorsque le canot serait
revenu l'accoster. Mais si cette manoeuvre ne s'était pas
effectuée, c'est que le comte d'Artigas avait eu des raisons pour
ne point l'ordonner.

La distance fut franchie en quelques minutes, le canot ayant passé
sans être aperçu.

La rive était déserte, -- désert aussi le chemin qui, sous le
couvert des grands hêtres, longeait le parc de Healthful-House.

Le grappin, envoyé sur la berge, fut solidement assujetti. Le
capitaine Spade et les quatre matelots débarquèrent, laissant le
maître d'équipage à l'arrière, et ils disparurent sous l'obscure
voûte des arbres.

Arrivés devant le mur du parc, le capitaine Spade s'arrêta, et ses
hommes se rangèrent de chaque côté de la porte.

Après la précaution prise par le capitaine Spade, celui-ci n'avait
plus qu'à introduire la clé dans la serrure, puis à repousser la
porte, à moins toutefois qu'un des domestiques de l'établissement,
remarquant qu'elle n'était pas fermée comme d'habitude, l'eût
verrouillée à l'intérieur.

Dans ce cas, l'enlèvement aurait été difficile, même en admettant
qu'il fût possible de franchir la crête du mur.

En premier lieu, le capitaine Spade posa son oreille contre le
vantail.

Aucun bruit de pas dans le parc, nulle allée et venue autour du
pavillon 17. Pas une feuille ne remuait aux branches des hêtres
qui abritaient le chemin. Partout ce silence étouffé de la rase
campagne par une nuit sans brise.

Le capitaine Spade tira la clé de sa poche et la glissa dans la
serrure. Le pêne joua et, sous une faible poussée, la porte
s'ouvrit du dehors au-dedans.

Les choses étaient donc en l'état où les avaient laissées les
visiteurs de Healthful-House.

Le capitaine Spade entra dans l'enclos, après s'être assuré que
personne ne se trouvait au voisinage du pavillon, et les matelots
le suivirent.

La porte fut simplement repoussée contre le chambranle, ce qui
permettrait au capitaine et aux matelots de s'élancer d'un pas
rapide hors du parc.

En cette partie ombragée de hauts arbres, coupée de massifs, il
faisait sombre à ce point qu'il aurait été malaisé de distinguer
le pavillon, si une des fenêtres n'eût brillé d'une vive clarté.

Nul doute que cette fenêtre fût celle de la chambre occupée par
Thomas Roch et par le gardien Gaydon, puisque celui-ci quittait ni
de jour ni de nuit le pensionnaire confié à sa surveillance. Aussi
le capitaine Spade s'attendait-il à le trouver là.

Ses quatre hommes et lui s'avancèrent prudemment, prenant garde
que le bruit d'une pierre heurtée ou d'une branche écrasée révélât
leur présence. Ils gagnèrent ainsi du côté du pavillon, de manière
à atteindre la porte latérale, près de laquelle la fenêtre
s'éclairait à travers les plis de ses rideaux.

Mais, si cette porte était close, comment pénétrerait-on dans la
chambre de Thomas Roch? c'est ce qu'avait dû se demander le
capitaine Spade. Puisqu'il ne possédait pas une clé qui pût
l'ouvrir, ne serait-il pas nécessaire de casser une des vitres de
la fenêtre, d'en faire jouer l'espagnolette d'un tour de main, de
se précipiter dans la chambre, d'y surprendre Gaydon par une
brusque agression, de le mettre hors d'état d'appeler à son
secours. Et, en effet, comment procéder d'une autre façon?...

Néanmoins, ce coup de force présentait certains dangers. Le
capitaine Spade s'en rendait parfaitement compte, en homme auquel,
d'ordinaire, la ruse allait mieux que la violence.

Mais il n'avait pas le choix. L'essentiel, d'ailleurs, c'était
d'enlever Thomas Roch, -- Gaydon par surcroît, conformément aux
intentions du comte d'Artigas, -- et il fallait y réussir à tout
prix.

Arrivé sous la fenêtre, le capitaine Spade se dressa sur la pointe
des pieds, et, par un interstice des rideaux, il put du regard
embrasser la chambre.

Gaydon était là, près de Thomas Roch, dont la crise n'avait pas
encore pris fin depuis le départ du comte d'Artigas. Cette crise
exigeait des soins spéciaux, que le gardien donnait au malade
suivant les indications d'un troisième personnage.

C'était un des médecins de Healthful-House, que le directeur avait
immédiatement envoyé au pavillon 17.

La présence de ce médecin ne pouvait évidemment que compliquer la
situation et rendre l'enlèvement plus difficile.

Thomas Roch était étendu sur une chaise longue tout habillé. En ce
moment, il paraissait assez calme. La crise, qui s'apaisait peu à
peu, allait être suivie de quelques heures de torpeur et
d'assoupissement.

À l'instant où le capitaine Spade s'était hissé à la hauteur de la
fenêtre, le médecin se préparait à se retirer. En prêtant
l'oreille, on put l'entendre affirmer à Gaydon que la nuit se
passerait sans autre alerte, et qu'il n'aurait pas à intervenir
une seconde fois.

Puis, cela dit, le médecin se dirigea vers la porte, laquelle, on
ne l'a point oublié, s'ouvrait près de cette fenêtre devant
laquelle attendaient le capitaine Spade et ses hommes. S'ils ne se
cachaient pas, s'ils ne se blottissaient pas derrière les massifs
voisins du pavillon, ils pouvaient être aperçus, non seulement du
docteur, mais du gardien qui se disposait à le reconduire au-
dehors.

Avant que tous deux eussent apparu sur le perron, le capitaine
Spade fit un signe, et les matelots se dispersèrent, tandis que
lui s'affalait au pied du mur.

Très heureusement, la lampe était restée dans la chambre et il n'y
avait point risque d'être trahis par un jet de lumière.

Au moment de prendre congé de Gaydon, le médecin, s'arrêtant sur
la première marche, dit:

«Voilà une des plus rudes attaques que notre malade ait subies!...
Il n'en faudrait pas deux ou trois de ce genre pour qu'il perdît
le peu de raison qui lui reste!

-- Aussi, répondit Gaydon, pourquoi le directeur n'interdit-il pas
à tout visiteur l'entrée du pavillon?... C'est à un certain comte
d'Artigas, aux choses dont il a parlé à Thomas Roch, que notre
pensionnaire doit d'être dans l'état où vous l'avez trouvé.

-- J'appellerai là-dessus l'attention du directeur», répliqua le
médecin.

Il descendit alors les degrés du perron, et Gaydon l'accompagna
jusqu'au fond de l'allée montante, après avoir laissé la porte du
pavillon entrouverte.

Dès que tous deux se furent éloignés d'une vingtaine de pas, le
capitaine Spade se releva, et les matelots le rejoignirent.

Ne fallait-il pas profiter de cette circonstance que le hasard
offrait pour pénétrer dans la chambre, s'emparer de Thomas Roch,
alors plongé dans un demi-sommeil, puis attendre que Gaydon fût de
retour pour le saisir?...

Mais dès que le gardien aurait constaté la disparition de Thomas
Roch, il se mettrait à sa recherche, il appellerait, il donnerait
l'éveil... Le médecin accourrait aussitôt... Le personnel de
Healthful-House serait sur pied... Le capitaine Spade n'aurait pas
le temps de gagner la porte de l'enceinte, de la franchir, de la
refermer derrière lui...

Du reste, il n'eut pas le loisir de réfléchir à ce sujet. Un bruit
de pas sur le sable indiquait que Gaydon gagnait le pavillon. Le
mieux était de se précipiter sur lui, d'étouffer ses cris avant
qu'il eût pu donner l'alarme, de le mettre dans l'impossibilité de
se défendre. À quatre, à cinq même, on aurait aisément raison de
sa résistance, et on l'entraînerait hors du parc. Quant à
l'enlèvement de Thomas Roch, il n'offrirait aucune difficulté,
puisque ce malheureux dément n'aurait même pas connaissance de ce
que l'on ferait de lui.

Cependant Gaydon venait de tourner le massif, et se dirigeait vers
le perron. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première
marche, les quatre matelots s'abattirent sur lui, l'étendirent à
terre sans lui avoir laissé la possibilité de pousser un cri, le
bâillonnèrent avec un mouchoir, lui appliquèrent un bandeau sur
les yeux, lui lièrent les bras et les jambes, et si étroitement
qu'il fut réduit à ne plus être qu'un corps inerte.

Deux des hommes restèrent à son côté, tandis que le capitaine
Spade et les autres s'introduisaient dans la chambre.

Ainsi que le pensait le capitaine, Thomas Roch se trouvait en un
tel état que le bruit ne l'avait même pas tiré de sa torpeur.
Étendu sur la chaise longue, les yeux clos, n'eût été sa
respiration fortement accentuée, on aurait pu le croire mort. Il
ne parut point indispensable de l'attacher ni de le bâillonner. Il
suffisait que l'un des deux hommes le saisît par les pieds,
l'autre par la tête, et ils le porteraient jusqu'à l'embarcation
gardée par le maître d'équipage de la goélette.

C'est ce qui fut fait en un instant.

Le capitaine Spade quitta le dernier la chambre, après avoir eu le
soin d'éteindre la lampe et de refermer la porte. De cette façon,
il y avait lieu d'admettre que l'enlèvement ne pourrait être
découvert avant le lendemain et au plus tôt dans les premières
heures de la matinée.

Même manoeuvre pour le transport de Gaydon, qui s'effectua sans
difficulté. Les deux autres hommes le soulevèrent, et, descendant
à travers le jardin en contournant les massifs, gagnèrent vers le
mur d'enceinte.

En cette partie du parc, toujours déserte, l'obscurité se faisait
plus profonde. On ne voyait même plus, au revers de la colline,
les lumières des bâtiments de la partie supérieure du parc et des
autres pavillons de Healthful-House.

Arrivé devant la porte, le capitaine Spade n'eut que la peine de
la tirer à lui.

Ceux des hommes qui portaient le gardien la franchirent les
premiers. Thomas Roch fut sorti le second aux bras des deux
autres. Puis, le capitaine Spade passa à son tour et referma la
porte avec cette clé qu'il se proposait de jeter dans les eaux de
la Neuze, dès qu'il aurait rejoint l'embarcation de l'_Ebba_.

Personne sur le chemin, personne sur la berge.

En vingt pas, on retrouva le maître d'équipage Effrondat, qui
attendait, assis contre le talus.

Thomas Roch et Gaydon furent déposés à l'arrière du canot, dans
lequel le capitaine Spade et ses matelots vinrent prendre place.

«Envoie le grappin et vite», commanda le capitaine Spade au maître
d'équipage.

Celui-ci exécuta l'ordre, puis, s'affalant le long de la berge,
embarqua le dernier.

Les quatre avirons frappèrent l'eau, et l'embarcation se dirigea
vers la goélette. Un feu, en tête du mât de misaine, indiquait son
mouillage, et, vingt minutes avant, elle venait d'éviter sur son
ancre avec le flot.

Deux minutes après, le canot se trouvait rendu bord à bord avec
l'_Ebba_.

Le comte d'Artigas était appuyé sur le bastingage, près de
l'échelle de coupée.

«C'est fait, Spade?... demanda-t-il.

-- C'est fait.

-- Tous les deux?...

-- Tous les deux... le gardien et le gardé!...

-- Personne ne se doute à Healthful-House?...

-- Personne.» Il n'était pas présumable que Gaydon, les oreilles
et les yeux sous le bandeau, eût pu reconnaître la voix du comte
d'Artigas et du capitaine Spade. Ce qu'il convient d'observer, au
surplus, c'est que ni Thomas Roch ni lui ne furent immédiatement
hissés à bord de la goélette. Il y eut des frôlements le long de
la coque. Une demi-heure se passa, avant que Gaydon, qui avait
conservé tout son sang-froid, se sentît soulevé, puis descendu à
fond de cale. L'enlèvement étant accompli, il semblait que l'_Ebba
_n'avait plus qu'à quitter son mouillage, afin de redescendre
l'estuaire, à traverser le Pamplico-Sound, à donner en pleine mer.
Et, cependant, il ne se fit à bord aucune de ces manoeuvres qui
accompagnent l'appareillage d'un navire. N'était-il donc pas
dangereux, pourtant, de demeurer à cette place, après le double
rapt opéré dans la soirée? Le comte d'Artigas avait-il assez
étroitement caché ses prisonniers pour qu'ils ne pussent être
découverts, si l'_Ebba_, dont la présence à proximité de
Healthful-House devait paraître suspecte, recevait la visite des
agents de New-Berne?...

Quoi qu'il en soit, une heure après le retour de l'embarcation, --
sauf les hommes de quart étendus à l'avant, -- l'équipage dans son
poste, le comte d'Artigas, Serkö, le capitaine Spade dans leurs
cabines, tous dormaient à bord de la goélette, immobile sur ce
tranquille estuaire de la Neuze.

IV
La goélette _Ebba_


Ce fut le lendemain seulement, et sans y mettre aucun
empressement, que l'_Ebba_ commença ses préparatifs. De
l'extrémité du quai de New-Berne, on put voir, après le lavage du
pont, l'équipage dégager les voiles de leurs étuis sous la
direction du maître Effrondat, larguer les garcettes, parer les
drisses, hisser les embarcations, en vue d'un appareillage.

À huit heures du matin, le comte d'Artigas ne s'était pas encore
montré. Son compagnon, l'ingénieur Serkö, -- ainsi le désignait-on
à bord, -- n'avait pas encore quitté sa cabine. Quant au capitaine
Spade, il s'occupait à donner aux matelots divers ordres qui
indiquaient le départ immédiat.

L'_Ebba_ était un yacht remarquablement taillé pour la course,
bien qu'il n'eût jamais figuré dans les matches de l'Amérique du
Nord ou du Royaume-Uni. Sa mâture élevée, sa surface de voilure,
la croisure de ses vergues, son tirant d'eau qui lui assurait une
grande stabilité même lorsqu'il se couvrait de toile, ses formes
élancées à l'avant, fines à l'arrière, ses lignes d'eau
admirablement dessinées, tout dénotait un navire très rapide, très
marin, capable de tenir par les plus gros temps.

En effet, au plus près du vent, par forte brise, la goélette
_Ebba_ pouvait aisément enlever ses douze milles à l'heure.

Il est vrai, les voiliers sont toujours soumis aux inconstances de
l'atmosphère. Lorsque les calmes surviennent, ils doivent se
résigner à ne plus faire route. Aussi, bien qu'ils possèdent des
qualités nautiques supérieures à celles des steam-yachts, ils
n'ont jamais les garanties de marche que la vapeur donne à ces
derniers.

Il semble de là que, tout pesé, la supériorité appartient au
navire qui réunit les avantages de la voile et de l'hélice. Mais
telle n'était pas, sans doute, l'opinion du comte d'Artigas,
puisqu'il se contentait d'une goélette pour ses excursions
maritimes, même lorsqu'il franchissait les limites de
l'Atlantique.

Ce matin-là, le vent soufflait de l'ouest en petite brise. L'_Ebba
_serait donc favorisée, d'abord pour sortir de l'estuaire de la
Neuze, ensuite pour atteindre, à travers le Pamplico-Sound, un de
ces inlets -- sortes de détroits -- qui établissent la
communication entre le lac et la haute mer.

Deux heures après, l'_Ebba _se balançait encore sur son ancre,
dont la chaîne commençait à raidir avec la marée descendante. La
goélette, évitée de jusant, présentait son avant à l'embouchure de
la Neuze. La petite bouée qui, la veille, flottait par bâbord,
devait avoir été relevée pendant la nuit, car on ne l'apercevait
plus dans le clapotis du courant.

Soudain, un coup de canon retentit à la distance d'un mille. Une
légère fumée couronna les batteries de la côte. Quelques
détonations lui répondirent, envoyées par les pièces échelonnées
sur la chaîne des longues îles, du côté du large.

À ce moment, le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö parurent sur
le pont.

Le capitaine Spade vint à eux.

«Un coup de canon... dit-il.

-- Nous l'attendions, répondit l'ingénieur Serkö, en haussant
légèrement l'épaule.

-- Cela indique que notre opération a été découverte par les gens
de Healthful-House, reprit le capitaine Spade.

-- Assurément, répliqua l'ingénieur Serkö, et ces détonations
signifient l'ordre de fermer les passes.

-- En quoi cela peut-il nous intéresser?... demanda d'un ton
tranquille le comte d'Artigas.

-- En rien», répondit l'ingénieur Serkö. Le capitaine Spade avait
eu raison de dire qu'à cette heure la disparition de Thomas Roch
et de son gardien était connue du personnel de Healthful-House. En
effet, au lever du jour, le médecin, qui s'était rendu au pavillon
17 pour sa visite habituelle, avait trouvé la chambre vide.
Aussitôt prévenu, le directeur fit opérer des recherches à
l'intérieur de l'enclos. L'enquête révéla que, si la porte du mur
d'enceinte, dans la partie qui longe la base de la colline, était
fermée à clé, la clé n'était plus sur la serrure, et, en outre,
que les verrous avaient été retirés de leurs gâches. Aucun doute,
c'était par cette porte que l'enlèvement s'était effectué pendant
la soirée ou pendant la nuit. À qui devait-il être attribué?... À
ce propos, impossible d'établir même une simple présomption, ni de
soupçonner qui que ce fût. Ce que l'on savait, c'est que, la
veille, vers sept heures et demie du soir, un des médecins de
l'établissement était venu voir Thomas Roth, en proie à une crise
violente. Après lui avoir donné ses soins, l'ayant laissé dans un
état qui lui enlevait toute conscience de ses actes, il avait
quitté le pavillon, accompagné du gardien Gaydon jusqu'au bout de
l'allée latérale.

Que s'était-il passé ensuite?... on l'ignorait.

La nouvelle de ce double rapt fut envoyée télégraphiquement à New-
Berne, et de là à Raleigh. Par dépêche, le gouverneur de la
Caroline du Nord donna aussitôt l'ordre de ne laisser sortir aucun
navire du Pamplico-Sound, sans qu'il eût été l'objet d'une visite
minutieuse. Une autre dépêche prévint le croiseur de station
_Falcon_ de se prêter à l'exécution de ces mesures. En même temps,
des prescriptions sévères furent prises à l'effet de mettre en
surveillance les villes et la campagne de toute la province.

Aussi, en conséquence de cet arrêté, le comte d'Artigas put-il
voir, à deux milles dans l'est de l'estuaire, le _Falcon
_commencer ses préparatifs d'appareillage. Or, pendant le temps
qui lui serait nécessaire pour se mettre en pression, la goélette
aurait pu faire route sans crainte d'être poursuivie -- du moins
durant une heure.

«Faut-il lever l'ancre?... demanda le capitaine Spade.

-- Oui, puisque le vent est bon, mais ne marquer aucune hâte,
répondit le comte d'Artigas.

-- Il est vrai, ajouta l'ingénieur Serkö, les passes du Pamplico-
Sound doivent être observées maintenant, et pas un navire ne
pourrait, avant de gagner le large, éviter la visite de gentlemen
aussi curieux qu'indiscrets...

-- Appareillons quand même, ordonna le comte d'Artigas. Lorsque
les officiers du croiseur ou les agents de la douane auront
perquisitionné à bord de l'_Ebba_, l'embargo sera levé pour elle,
et je serais bien étonné si on ne lui accordait pas libre
passage...

-- Avec mille excuses, mille souhaits de bon voyage et de prompt
retour!» répliqua l'ingénieur Serkö, dont la phrase se termina par
un rire prolongé.

Lorsque la nouvelle fut connue à New-Berne, les autorités se
demandèrent d'abord s'il y avait eu fuite ou enlèvement de Thomas
Roch et de son gardien. Comme une fuite n'aurait pu s'opérer sans
la connivence de Gaydon, cette idée fut abandonnée. Dans la pensée
du directeur et de l'administration, la conduite du gardien Gaydon
ne pouvait prêter à aucun soupçon.

Donc, il s'agissait d'un enlèvement, et on peut imaginer quel
effet cet événement produisit dans la ville. Quoi! l'inventeur
français, si sévèrement gardé, avait disparu, et avec lui le
secret de ce Fulgurateur dont personne n'avait encore pu se rendre
maître!... Est-ce qu'il n'en résulterait pas de très graves
conséquences?... La découverte du nouvel engin n'était-elle pas
définitivement perdue pour l'Amérique?... À supposer que le coup
eût été fait au profit d'une autre nation, cette nation
n'obtiendrait-elle pas enfin de Thomas Roch, tombé en son pouvoir,
ce que le gouvernement fédéral n'avait pu obtenir?... Et, de bonne
foi, comment admettre que les auteurs du rapt eussent agi pour le
compte d'un simple particulier?...

Aussi, les mesures s'étendirent-elles sur les divers comtés de la
Caroline du Nord. Une surveillance spéciale fut organisée le long
des routes, des _railroads_, autour des habitations des villes et
de la campagne. Quant à la mer, elle allait être fermée sur tout
le littoral depuis Wilmington jusqu'à Norfolk. Aucun bâtiment ne
serait exempté de la visite des officiers ou agents, et il devrait
être retenu au moindre indice suspect. Et, non seulement le
_Falcon_ faisait ses préparatifs d'appareillage, mais quelques
_steam-launches_, en réserve dans les eaux du Pamplico-Sound, se
disposaient à le parcourir en tous sens avec injonction de
fouiller, jusqu'à fond de cale, navires de commerce, navires de
plaisance, barques de pêche, -- aussi bien ceux qui demeuraient à
leur poste de mouillage que ceux qui s'apprêtaient à prendre le
large.

Et, cependant, la goélette _Ebba_ se mettait en mesure de lever
l'ancre. Au total, il ne paraissait pas que le comte d'Artigas
éprouvât le moindre souci des précautions ordonnées par
l'administration, ni des éventualités auxquelles il serait exposé,
si l'on trouvait à son bord Thomas Roch et le gardien Gaydon.

Vers neuf heures, les dernières manoeuvres furent achevées.
L'équipage de la goélette vira au cabestan. La chaîne remonta à
travers l'écubier, et, au moment où l'ancre était à pic, les
voiles furent rapidement bordées.

Quelques instants plus tard, sous ses deux focs, sa trinquette, sa
misaine, sa grande voile et ses flèches, l'_Ebba _mit le cap à
l'est, afin de doubler la rive gauche de la Neuze.

À vingt-cinq kilomètres de New-Berne, l'estuaire se coude
brusquement, et, sur une étendue à peu près égale, remonte vers le
nord-ouest en s'élargissant. Après avoir passé devant Croatan et
Havelock, l'_Ebba_ atteignit le coude, et fila dans la direction
du nord en serrant le vent le long de la rive gauche. Il était
onze heures, lorsque, favorisée par la brise, et n'ayant rencontré
ni le croiseur ni les _steam-launches_, elle évolua à la pointe de
l'île de Sivan, au-delà de laquelle se développe le Pamplico-
Sound.

Cette vaste surface liquide mesure une centaine de kilomètres
depuis l'île Sivan jusqu'à l'île Roadoke. Du côté de la mer
s'égrène un chapelet de longues et étroites îles, -- autant de
digues naturelles, qui courent sud et nord, depuis le cap Look-out
jusqu'au cap Hatteras, et depuis ce dernier jusqu'au cap Henri, à
la hauteur de la cité de Norfolk, située dans l'État de Virginie,
limitrophe de la Caroline du Nord.

Le Pamplico-Sound est éclairé par de multiples feux, disposés sur
les îlots et les îles, de manière à rendre possible la navigation
pendant la nuit. De là, grande facilité pour les bâtiments,
désireux de chercher un refuge contre les houles de l'Atlantique,
et qui sont assurés d'y trouver de bons mouillages.

Plusieurs passes établissent la communication entre le Pamplico-
Sound et l'océan Atlantique. Un peu en dehors des feux de l'île
Sivan, s'ouvrent l'Ocracoke-inlet, au-delà l'Hatteras-inlet, puis,
au-dessus, ces trois autres qui portent les noms de Logger-Head,
de New-inlet et d'Oregon.

Il résulte de cette disposition que la passe qui se présentait à
la goélette étant celle d'Ocracoke, on devait présumer que
l'_Ebba_ y donnerait, afin de ne pas changer ses amures.

Il est vrai, le _Falcon_ surveillait alors cette partie du
Pamplico-Sound, visitant les bâtiments de commerce et les barques
de pêche qui manoeuvraient pour sortir. Et, de fait, à cette
heure, par une entente commune des ordres reçus de
l'administration, chaque passe était observée par des navires de
l'État, sans parler des batteries qui commandaient le large.

Arrivée par le travers d'Ocracoke-inlet, l'_Ebba_ ne chercha point
à s'en rapprocher non plus qu'à éviter les chaloupes à vapeur qui
évoluaient à travers le Pamplico-Sound. Il semblait que ce yacht
de plaisance ne voulût faire qu'une promenade matinale, et il
continua sa marche indifférente en gagnant vers le détroit
d'Hatteras.

C'était par cette passe, sans doute, et pour des raisons de lui
connues, que le comte d'Artigas avait l'intention de sortir, car
sa goélette, arrivant d'un quart, prit alors cette direction.

Jusqu'à ce moment, l'_Ebba_ n'avait point été accostée par les
agents des douanes, ni par les officiers du croiseur, bien qu'elle
n'eût rien fait pour se dérober. D'ailleurs, comment serait-elle
parvenue à tromper leur surveillance?

L'autorité, par privilège spécial, consentait-elle donc à lui
épargner les ennuis d'une visite?... Estimait-on ce comte
d'Artigas un trop haut personnage pour contrarier sa navigation,
ne fût-ce qu'une heure?... C'eût été invraisemblable, puisque,
tout en le tenant pour un étranger, menant la grande existence des
favorisés de la fortune, personne ne savait, en somme, ni qui il
était, ni d'où il venait, ni où il allait.

La goélette poursuivit ainsi sa route d'une allure gracieuse et
rapide sur les eaux calmes du Pamplico-Sound. Son pavillon, -- un
croissant d'or frappé à l'angle d'une étamine rouge, flottant à sa
corne, -- se déployait largement sous la brise...

Le comte d'Artigas était assis, à l'arrière, dans un de ces
fauteuils d'osier, en usage à bord des bâtiments de plaisance.
L'ingénieur Serkö et le capitaine Spade causaient avec lui.

«Ils ne se pressent pas de nous honorer de leur coup de chapeau,
messieurs les officiers de la marine fédérale, fit observer
l'ingénieur Serkö.

-- Qu'ils viennent à bord quand ils le voudront, répondit le comte
d'Artigas du ton de la plus complète indifférence.

-- Sans doute, ils attendent l'_Ebba_ à l'entrée de l'inlet
d'Hatteras, observa le capitaine Spade.

-- Qu'ils l'attendent», conclut le riche yachtman. Et il retomba
dans cette flegmatique insouciance qui lui était habituelle. On
devait croire, d'ailleurs, que l'hypothèse du capitaine Spade se
réaliserait, car il était visible que l'_Ebba_ se dirigeait vers
l'inlet indiqué. Si le _Falcon_ ne se déplaçait pas encore pour
venir la «raisonner», il le ferait certainement lorsqu'elle se
présenterait à l'entrée de la passe. En cet endroit, il lui serait
impossible de se refuser à la visite prescrite, si elle voulait
sortir du Pamplico-Sound pour atteindre la pleine mer.

Et il ne paraissait point, au surplus, qu'elle voulût l'éviter en
aucune façon. Est-ce donc que Thomas Roch et Gaydon étaient si
bien cachés à bord que les agents de l'État ne pourraient les
découvrir?... Cette supposition était permise, mais peut-être le
comte d'Artigas eût-il montré moins de confiance s'il eût su que
l'_Ebba _avait été signalée d'une façon toute spéciale au croiseur
et aux chaloupes de douane.

En effet, la venue de l'étranger à Healthful-House n'avait fait
qu'attirer l'attention sur lui. Évidemment, le directeur ne
pouvait avoir eu aucun motif de suspecter les mobiles de sa
visite. Cependant, quelques heures seulement après son départ, le
pensionnaire et son surveillant avaient été enlevés, et, depuis,
personne n'avait été reçu au pavillon 17, personne ne s'était mis
en rapport avec Thomas Roch. Aussi, les soupçons éveillés,
l'administration se demanda-t-elle s'il ne fallait pas voir la
main de ce personnage dans cette affaire. Une fois la disposition
des lieux observée, les abords du pavillon reconnus, le compagnon
du comte d'Artigas n'avait-il pu repousser les verrous de la
porte, en retirer la clé, revenir à la nuit tombante, se glisser à
l'intérieur du parc, procéder à cet enlèvement dans des conditions
relativement faciles, puisque la goélette _Ebba_ n'était mouillée
qu'à deux ou trois encablures de l'enceinte?...

Or, ces suspicions, que ni le directeur ni le personnel de
l'établissement n'avaient éprouvées au début de l'enquête,
grandirent, lorsqu'on vit la goélette lever l'ancre, descendre
l'estuaire de la Neuze et manoeuvrer de façon à gagner l'une des
passes du Pamplico-Sound.

Ce fut donc par ordre des autorités de New-Berne que le croiseur
_Falcon_ et les embarcations à vapeur de la douane furent chargées
de suivre la goélette _Ebba_, de l'arrêter avant qu'elle eût
franchi l'un des inlets, de la soumettre aux fouilles les plus
sévères, de ne laisser inexplorée aucune partie de ses cabines, de
ses roufs, de ses postes, de sa cale. On ne lui accorderait pas la
libre pratique sans que la certitude fût acquise que Thomas Roch
et Gaydon n'étaient point à bord.

Assurément, le comte d'Artigas ne pouvait se douter que des
soupçons particuliers se portaient sur lui, que son yacht était
spécialement signalé aux officiers et aux agents. Mais, quand même
il l'eût su, est-ce que cet homme de si superbe dédain, de si
hautaine allure, eût daigné en prendre le moindre souci?...

Vers trois heures de l'après-midi, la goélette, qui croisait à
moins d'un mille d'Hatteras-inlet, évolua de manière à conserver
le milieu de la passe.

Après avoir visité quelques barques de pêche qui faisaient route
vers le large, le _Falcon_ attendait à l'entrée de l'inlet. Selon
toute probabilité, l'_Ebba _n'avait pas la prétention de sortir
inaperçue, ni de forcer de voile pour se soustraire aux formalités
qui concernaient tous les navires du Pamplico-Sound. Ce n'était
pas un simple voilier qui aurait pu échapper à la poursuite d'un
bâtiment de guerre, et si la goélette n'obéissait pas à
l'injonction de mettre en panne, un ou deux projectiles l'y
eussent bientôt contrainte.

En ce moment, une embarcation, portant deux officiers et une
dizaine de matelots, se détacha du croiseur; puis, ses avirons
bordés, elle fila de façon à couper la route de l'_Ebba_.

Le comte d'Artigas, de la place qu'il occupait à l'arrière,
regarda insoucieusement cette manoeuvre, après avoir allumé un
cigare de pur havane.

Lorsque l'embarcation ne fut plus qu'à une demi-encablure, un des
hommes se leva et agita un pavillon.

«Signal d'arrêt, dit l'ingénieur Serkö.

-- En effet, répondit le comte d'Artigas.

-- Ordre d'attendre...

-- Attendons.» Le capitaine Spade prit aussitôt ses dispositions
pour mettre en panne. La trinquette, les focs et la grande voile
furent traversés, tandis que le point de la misaine était relevé,
la barre dessous. L'erre de la goélette se cassa, et ne tarda pas
à s'immobiliser, ne subissant plus que l'action de la mer
descendante, qui dérivait vers la passe. Quelques coups d'aviron
amenèrent l'embarcation du _Falcon_ bord à bord avec l'_Ebba_. Une
gaffe la crocha aux porte-haubans du grand mât. L'échelle fut
déroulée à la coupée, et les deux officiers, suivis de huit
hommes, montèrent sur le pont, deux matelots restant à la garde du
canot. L'équipage de la goélette se rangea sur une ligne près du
gaillard d'avant. L'officier supérieur en grade, -- un lieutenant
de vaisseau, -- s'avança vers le propriétaire de l'_Ebba_, qui
venait de se lever, et voici quelles demandes et réponses furent
échangées entre eux:

«Cette goélette appartient au comte d'Artigas devant qui j'ai
l'honneur de me trouver?...

-- Oui, monsieur.

-- Elle se nomme?

-- _Ebba_.

-- Et elle est commandée?...

-- Par le capitaine Spade.

-- Sa nationalité?...

-- Indo-malaise.»

L'officier regarda le pavillon de la goélette, tandis que le comte
d'Artigas ajoutait:

«Puis-je savoir pour quel motif, monsieur, j'ai le plaisir de vous
voir à mon bord?

-- Ordre a été donné, répondit l'officier, de visiter tous les
navires qui sont mouillés en ce moment dans le Pamplico-Sound ou
qui veulent en sortir.»

Il ne crut pas devoir insister sur ce point que, plus que tout
autre bâtiment, l'_Ebba_ devait être soumise aux ennuis d'une
rigoureuse perquisition.

«Vous n'avez sans doute pas, monsieur le comte, l'intention de
vous refuser...

-- Nullement, monsieur, répondit le comte d'Artigas. Ma goélette
est à votre disposition depuis la pomme de ses mâts jusqu'au fond
de sa cale. Je vous demanderai seulement pourquoi les navires qui
se trouvent aujourd'hui à l'intérieur du Pamplico-Sound sont
astreints à ces formalités?...

-- Je ne vois aucune raison de vous laisser dans l'ignorance,
monsieur le comte, répondit l'officier. Un enlèvement, effectué à
Healthful-House, vient d'être signalé au gouverneur de la
Caroline, et l'administration veut s'assurer que ceux qui en
furent l'objet n'ont pas été embarqués pendant la nuit...

-- Est-ce possible?... dit le comte d'Artigas, en jouant la
surprise. Et quelles sont les personnes qui ont ainsi disparu de
Healthful-House?...

-- Un inventeur, un fou, qui a été victime de cet attentat ainsi
que son gardien...

-- Un fou, monsieur!... S'agirait-il, par hasard, du Français
Thomas Roch?...

-- De lui-même.

-- Ce Thomas Roch que j'ai vu hier pendant une visite à
l'établissement... que j'ai questionné en présence du directeur...
qui a été pris d'une violente crise au moment où nous l'avons
quitté, le capitaine Spade et moi?...»

L'officier observait l'étranger avec une extrême attention,
cherchant à surprendre quelque chose de suspect dans son attitude
ou dans ses paroles.

«Cela n'est pas croyable!» ajouta le comte d'Artigas. Et il dit
cela, comme s'il venait d'entendre parler pour la première fois du
rapt de Healthful-House. «Monsieur, reprit-il, je comprends ce que
doivent être les inquiétudes de l'administration, étant donné la
personnalité de ce Thomas Roch, et j'approuve les mesures qui ont
été décidées. Inutile de vous affirmer que ni l'inventeur français
ni son surveillant ne sont à bord de l'_Ebba_. Du reste, vous
pouvez vous en assurer en visitant la goélette aussi
minutieusement qu'il vous conviendra. -- Capitaine Spade, veuillez
accompagner ces messieurs.» Cette réponse faite, après avoir salué
froidement le lieutenant du _Falcon_, le comte d'Artigas revint
s'asseoir dans son fauteuil et replaça le cigare entre ses lèvres.
Les deux officiers et les huit matelots, conduits par le capitaine
Spade, commencèrent aussitôt leurs perquisitions. En premier lieu,
par le capot du rouf, ils descendirent au salon d'arrière, --
salon luxueusement aménagé, meublé, panneaux en bois précieux,
objets d'art de haute valeur, tapis et tentures d'étoffes de grand
prix.

Il va sans dire que ce salon, les cabines y attenant, la chambre
du comte d'Artigas, furent fouillés avec le soin qu'auraient été
capables d'y apporter les agents les plus expérimentés de la
police. Le capitaine Spade se prêtait d'ailleurs à ces recherches,
ne voulant pas que les officiers pussent conserver le moindre
soupçon à l'égard du propriétaire de l'_Ebba_.

Après le salon et les chambres de l'arrière, on passa dans la
salle à manger, richement ornée. On fouilla les offices, la
cuisine, et, sur l'avant, les cabines du capitaine Spade et du
maître d'équipage, puis le poste des hommes, sans que ni Thomas
Roch ni Gaydon eussent été découverts.

Restait alors la cale et ses divers aménagements, qui exigeaient
une très précise perquisition. Aussi, lorsque les panneaux furent
relevés, le capitaine Spade dut-il faire allumer deux fanaux afin
de faciliter la visite.

Cette cale ne contenait que des caisses à eau, des provisions de
toute sorte, des barriques de vin, des pipes d'alcool, des fûts de
gin, de brandevin et de whisky, des tonneaux de bière, un stock de
charbon, le tout en abondance, comme si la goélette eût été
pourvue pour un long voyage. Entre les vides de cette cargaison,
les matelots américains se glissèrent jusqu'au vaigrage intérieur,
jusqu'à la carlingue, s'introduisant dans les interstices des
ballots et des sacs... Ils en furent pour leur peine.

Évidemment, c'était à tort que le comte d'Artigas avait pu être
soupçonné d'avoir pris part à l'enlèvement du pensionnaire de
Healthful-House et de son gardien.

Cette perquisition, qui dura deux heures environ, se termina sans
avoir donné aucun résultat.

À cinq heures et demie, les officiers et les hommes du _Falcon
_remontèrent sur le pont de la goélette, après avoir
consciencieusement opéré à l'intérieur et acquis l'absolue
certitude que ni Thomas Roch ni Gaydon ne s'y trouvaient. À
l'extérieur, ils visitèrent inutilement le gaillard d'avant et les
embarcations. Leur conviction fut donc que l'_Ebba_ avait été
suspectée par erreur.

Les deux officiers n'avaient plus alors qu'à prendre congé du
comte d'Artigas, et ils s'avancèrent vers lui.

«Vous nous excuserez de vous avoir dérangé, monsieur le comte, dit
le lieutenant.

-- Vous ne pouviez qu'obéir aux ordres dont l'exécution vous était
confiée, messieurs...

-- Ce n'était d'ailleurs qu'une simple formalité», crut devoir
ajouter l'officier. Le comte d'Artigas, par un léger mouvement de
tête, indiqua qu'il voulait bien admettre cette réponse.

«Je vous avais affirmé, messieurs, que je n'étais pour rien dans
cet enlèvement...

-- Nous n'en doutons plus, monsieur le comte, et il ne nous reste
qu'à rejoindre notre bord.

-- Comme il vous plaira. -- La goélette _Ebba_ a-t-elle maintenant
libre passage?...

-- Assurément.

-- Au revoir, messieurs, au revoir, car je suis un habitué de ce
littoral, et je ne tarderai pas à y revenir. J'espère qu'à mon
retour vous aurez découvert l'auteur de ce rapt et réintégré
Thomas Roch à Healthful-House. Ce résultat est à désirer dans
l'intérêt des États-Unis, et j'ajouterai dans l'intérêt de
l'humanité.»

Ces paroles prononcées, les deux officiers saluèrent courtoisement
le comte d'Artigas, qui répondit par un léger mouvement de tête.

Le capitaine Spade les accompagna jusqu'à la coupée, et, suivis de
leurs matelots, ils rallièrent le croiseur, qui les attendait à
deux encablures.

Sur un signe du comte d'Artigas, le capitaine Spade commanda de
rétablir la voilure, telle qu'elle était avant que la goélette eût
mis en panne. La brise avait fraîchi, et, d'une rapide allure,
l'_Ebba_ se dirigea vers l'inlet d'Hatteras.

Une demi-heure après, la passe franchie, le yacht naviguait en
pleine mer.

Pendant une heure, le cap fut maintenu vers l'est-nord-est. Mais,
ainsi que cela se produit d'habitude, la brise, qui venait de
terre, ne se faisait plus sentir à quelques milles du littoral.
L'_Ebba_, encalminée, les voiles battant sur les mâts, l'action du
gouvernail nulle, demeura stationnaire à la surface d'une mer que
ne troublait pas le moindre souffle.

Il semblait, dès lors, que la goélette serait dans l'impossibilité
de continuer sa route de toute la nuit.

Le capitaine Spade était resté en observation à l'avant. Depuis la
sortie de l'inlet, son regard ne cessait de se porter tantôt à
bâbord, tantôt à tribord, comme s'il eût essayé d'apercevoir
quelque objet flottant dans ces parages.

En ce moment, il cria d'une voix forte:

«À carguer tout!»

En exécution de cet ordre, les matelots s'empressèrent de larguer
les drisses, et les voiles abattues furent serrées sur les
vergues, sans que l'on prît soin de les recouvrir de leurs étuis.

L'intention du comte d'Artigas était-elle d'attendre le retour de
l'aube à cette place, en même temps que la brise du matin? Mais il
est rare que l'on ne demeure pas sous voiles afin d'utiliser les
premiers souffles favorables.

Le canot fut mis à la mer, et le capitaine Spade y descendit
accompagné d'un matelot qui le dirigea à la godille vers un objet
surnageant à une dizaine de toises de bâbord.

Cet objet était une petite bouée semblable à celle qui flottait
sur les eaux de la Neuze, alors que l'_Ebba_ stationnait près de
la berge de Healthful-House.

Dès que cette bouée eut été relevée ainsi qu'une amarre qui y
était fixée, le canot la transporta sur l'avant de la goélette.

Au commandement du maître d'équipage, une remorque, envoyée du
bord, fut rattachée à la première amarre. Puis le capitaine Spade
et le matelot remontèrent sur le pont de la goélette, aux
portemanteaux de laquelle on hissa le canot.

Presque aussitôt, la remorque se tendit, et l'_Ebba_, à sec de
toile, prit direction vers l'est avec une vitesse qui ne pouvait
être inférieure à une dizaine de milles.

La nuit était close, et les feux du littoral américain eurent
bientôt disparu dans les brumes de l'horizon.

V
Où suis-je?


(Notes de l'ingénieur Simon Hart.)

Où suis-je?... Que s'est-il passé depuis cette agression soudaine,
dont j'ai été victime à quelques pas du pavillon?...

Je venais de quitter le docteur, j'allais gravir les marches du
perron, rentrer dans la chambre, en fermer la porte, reprendre mon
poste près de Thomas Roch, lorsque plusieurs hommes m'ont assailli
et terrassé?... Qui sont-ils?... Je n'ai pu les reconnaître, ayant
les yeux bandés... Je n'ai pu appeler au secours, ayant un bâillon
sur la bouche... Je n'ai pu résister, car ils m'avaient lié bras
et jambes... Puis, en cet état, j'ai senti qu'on me soulevait, que
l'on me transportait l'espace d'une centaine de pas... que l'on me
hissait... que l'on me descendait... que l'on me déposait...

Où?... où?...

Et Thomas Roch, qu'est-il devenu?... Est-ce à lui qu'on en voulait
plutôt qu'à moi?... Hypothèse infiniment probable. Pour tous, je
n'étais que le gardien Gaydon, non l'ingénieur Simon Hart, dont la
véritable qualité, la véritable nationalité n'ont jamais donné
prise au soupçon, et pourquoi aurait-on tenu à s'emparer d'un
simple surveillant d'hospice?...

Il y a donc eu enlèvement de l'inventeur français, cela ne fait
pas doute... Si on l'a arraché de Healthful-House, n'est-ce pas
avec l'espérance de lui tirer ses secrets?...

Mais je raisonne dans la supposition que Thomas Roch a disparu
avec moi... Cela est-il?... Oui... cela doit être... cela est...
Je ne puis hésiter à cet égard... Je ne suis pas entre les mains
de malfaiteurs qui n'auraient eu que le projet de voler... Ils
n'eussent pas agi de la sorte... Après m'avoir mis dans
l'impossibilité d'appeler, m'avoir jeté dans un coin du jardin au
milieu d'un massif... après avoir enlevé Thomas Roch, ils ne
m'auraient pas renfermé... où je suis maintenant...

Où?... C'est l'invariable question que, depuis quelques heures, je
ne parviens pas à résoudre.

Quoi qu'il en soit, me voici lancé dans une extraordinaire
aventure, qui se terminera... De quelle façon, je l'ignore... je
n'ose même en prévoir le dénouement. En tout cas, mon intention
est d'en fixer, minute par minute, les moindres circonstances dans
ma mémoire, puis, si cela est possible, de consigner par écrit mes
impressions quotidiennes... Qui sait ce que me réserve l'avenir,
et pourquoi ne finirais-je pas, dans les nouvelles conditions où
je me trouve, par découvrir le secret du Fulgurateur Roch?... Si
je dois être délivré un jour, il faut qu'on le connaisse, ce
secret, et que l'on sache aussi quel est l'auteur ou quels sont
les auteurs de ce criminel attentat dont les conséquences peuvent
être si graves!

J'en reviens sans cesse à cette question, espérant qu'un incident
se chargera d'y répondre:

Où suis-je?...

Reprenons les choses dès le début.

Après avoir été transporté à bras hors de Healthful-House, j'ai
senti que l'on me déposait, sans brutalité, d'ailleurs, sur les
bancs d'une embarcation qui a donné la bande, -- un canot, sans
doute, et de petite dimension...

À ce premier balancement en a succédé presque aussitôt un autre, -
- ce que j'attribue à l'embarquement d'une seconde personne. Dès
lors puis-je douter qu'il s'agit de Thomas Roch?... Lui, on n'aura
pas eu à prendre la précaution de le bâillonner, de lui voiler les
yeux, de lui attacher les pieds et les mains. Il devait encore
être dans un état de prostration qui lui interdisait toute
résistance, toute conscience de l'acte attentatoire dont il était
l'objet. La preuve que je ne me trompe pas, c'est qu'une odeur
caractéristique d'éther s'est introduite sous mon bâillon. Or,
hier, avant de nous quitter, le docteur avait administré quelques
gouttes d'éther au malade, et, -- je me le rappelle, -- un peu de
cette substance, si prompte à se volatiliser, était tombée sur ses
vêtements, alors qu'il se débattait au paroxysme de sa crise.
Donc, rien d'étonnant à ce que cette odeur eût persisté, ni que
mon odorat en ait été affecté sensiblement. Oui... Thomas Roch
était là, dans ce canot, étendu près de moi... Et si j'eusse tardé
de quelques minutes à regagner le pavillon, je ne l'y aurais pas
retrouvé...

J'y songe... pourquoi faut-il que ce comte d'Artigas ait eu la
malencontreuse fantaisie de visiter Healthful-House? Si mon
pensionnaire n'avait pas été mis en sa présence, rien de tout cela
ne serait arrivé. De lui avoir parlé de ses inventions a déterminé
chez Thomas Roch cette crise d'une exceptionnelle violence. Le
premier reproche revient au directeur, qui n'a pas tenu compte de
mes avertissements...

S'il m'eût écouté, le médecin n'aurait pas été appelé à donner ses
soins à mon pensionnaire, la porte du pavillon aurait été close,
et le coup eût manqué...

Quant à l'intérêt que peut présenter l'enlèvement de Thomas Roch,
soit au profit d'un particulier, soit au profit de l'un des États
de l'Ancien Continent, inutile d'insister à ce sujet. Là-dessus,
ce me semble, je dois être pleinement rassuré. Personne ne pourra
réussir là où j'ai échoué depuis quinze mois. Au degré
d'affaissement intellectuel où mon compatriote est réduit, toute
tentative pour lui arracher son secret sera sans résultat. Au
vrai, son état ne peut plus qu'empirer, sa folie devenir absolue,
même sur les points où sa raison est restée intacte jusqu'à ce
jour.

Somme toute, il ne s'agit pas de Thomas Roch en ce moment, il
s'agit de moi, et voici ce que je constate.

À la suite de quelques balancements assez vifs, le canot s'est mis
en mouvement sous la poussée des avirons. Le trajet n'a duré
qu'une minute à peine. Un léger choc s'est produit. À coup sûr,
l'embarcation, après avoir heurté une coque de navire, s'est
rangée contre. Il s'est fait une certaine agitation bruyante. On
parlait, on commandait, on manoeuvrait... Sous mon bandeau, sans
rien comprendre, j'ai perçu un murmure confus de voix, qui a
continué pendant cinq à six minutes...

La seule pensée qui ait pu me venir à l'esprit, c'est qu'on allait
me transborder du canot sur le bâtiment auquel il appartient,
m'enfermer à fond de cale jusqu'au moment où ledit bâtiment serait
en pleine mer. Tant qu'il naviguera sur les eaux du Pamplico-
Sound, il est évident qu'on ne laissera ni Thomas Roch ni son
gardien paraître sur le pont...

En effet, toujours bâillonné, on m'a saisi par les jambes et les
épaules. Mon impression a été, non point que des bras me
soulevaient au-dessus du bastingage d'un bâtiment, mais qu'ils
m'affalaient au contraire... Était-ce pour me lâcher... me
précipiter à l'eau, afin de se débarrasser d'un témoin gênant?...
Cette idée m'a traversé un instant l'esprit, un frisson d'angoisse
m'a couru de la tête aux pieds... Instinctivement, j'ai pris une
large respiration, et ma poitrine s'est gonflée de cet air qui ne
tarderait peut-être pas à lui manquer...

Non! on m'a descendu avec de certaines précautions sur un plancher
solide, qui m'a donné la sensation d'une froideur métallique.
J'étais couché en long. À mon extrême surprise, les liens qui
m'entravaient avaient été relâchés. Les piétinements ont cessé
autour de moi. Un instant après, j'ai entendu le bruit sonore
d'une porte qui se refermait...

Me voici... Où?... Et d'abord, suis-je seul?... J'arrache le
bâillon de ma bouche et le bandeau de mes yeux...

Tout est noir, profondément noir. Pas le plus mince rayon de
clarté, pas même cette vague perception de lumière que conserve la
prunelle dans les chambres closes hermétiquement...

J'appelle... j'appelle à plusieurs reprises... Aucune réponse. Ma
voix est étouffée, comme si elle traversait un milieu impropre à
transmettre des sons.

En outre, l'air que je respire est chaud, lourd, épaissi, et le
jeu de mes poumons va devenir difficile, impossible, si cet air
n'est pas renouvelé...

Alors, en étendant les bras, voici ce qu'il m'est permis de
reconnaître au toucher:

J'occupe un compartiment à parois de tôle, qui ne mesure pas plus
de trois à quatre mètres cubes. Lorsque je promène ma main sur ces
tôles, je constate qu'elles sont boulonnées comme les cloisons
étanches d'un navire.

En fait d'ouverture, il me semble que sur l'une des parois se
dessine le cadre d'une porte, dont les charnières excèdent la
cloison de quelques centimètres. Cette porte doit s'ouvrir du
dehors en dedans, et c'est par là sans doute que l'on m'a
introduit à l'intérieur de cet étroit compartiment.

Mon oreille collée contre la porte, je n'entends aucun bruit. Le
silence est aussi absolu que l'obscurité, -- silence bizarre,
troublé seulement, lorsque je remue, par la sonorité du plancher
métallique. Rien de ces rumeurs sourdes qui règnent d'habitude à
bord des navires, ni le vague frôlement du courant le long de sa
coque, ni le clapotis de la mer qui lèche sa carène. Rien non plus
de ce bercement qui eût dû se produire, car, dans l'estuaire de la
Neuze, la marée détermine toujours un mouvement ondulatoire très
sensible.

Mais, en réalité, ce compartiment où je suis emprisonné
appartient-il à un navire?... Puis-je affirmer qu'il flotte à la
surface des eaux de la Neuze, bien que j'aie été transporté par
une embarcation dont le trajet n'a duré qu'une minute?... En
effet, pourquoi ce canot, au lieu de rejoindre un bâtiment
quelconque qui l'attendait au pied de Healthful-House, n'aurait-il
point rallié un autre point de la rive?... Et, dans ce cas, ne
serait-il pas possible que j'eusse été déposé à terre, au fond
d'une cave?... Cela expliquerait cette immobilité complète du
compartiment. Il est vrai, il y a ces cloisons métalliques, ces
tôles boulonnées, et aussi cette vague émanation saline répandue
autour de moi -- cette odeur _sui generis_, dont l'air est
généralement imprégné à l'intérieur des navires, et sur la nature
de laquelle je ne puis me tromper...

Un intervalle de temps que j'estime à quatre heures s'est écoulé
depuis mon incarcération. Il doit donc être près de minuit. Vais-
je rester ainsi jusqu'au matin?... Il est heureux que j'aie dîné à
six heures, suivant les règlements de Healthful-House. Je ne
souffre pas de la faim, et je suis plutôt pris d'une forte envie
de dormir. Cependant, j'aurai, je l'espère, l'énergie de résister
au sommeil... Je ne me laisserai pas y succomber... Il faut me
ressaisir à quelque chose du dehors... À quoi?... Ni son ni
lumière ne pénètrent dans cette boite de tôle... Attendons!...
Peut-être, si faible qu'il soit, un bruit arrivera-t-il à mon
oreille?... Aussi est-ce dans le sens de l'ouïe que se concentre
toute ma puissance vitale... Et puis, je guette toujours, -- en
cas que je ne serais pas sur la terre ferme, -- un mouvement, une
oscillation, qui finira par se faire sentir... En admettant que le
bâtiment soit encore mouillé sur ses ancres, il ne peut tarder à
appareiller... ou... alors... je ne comprendrais plus pourquoi on
nous aurait enlevés, Thomas Roch et moi...

Enfin... ce n'est point une illusion... Un léger roulis me berce
et me donne la certitude que je ne suis point à terre... bien
qu'il soit peu sensible, sans choc, sans à-coups... C'est plutôt
une sorte de glissement à la surface des eaux...

Réfléchissons avec sang-froid. Je suis à bord d'un des navires
mouillés à l'embouchure de la Neuze, et qui attendait sous voile
ou sous vapeur le résultat de l'enlèvement. Le canot m'y a
transporté; mais, je le répète, je n'ai point eu la sensation
qu'on me hissait par-dessus des bastingages... Ai-je donc été
glissé à travers un sabord percé dans la coque? Peu importe, après
tout! Que l'on m'ait ou non descendu à fond de cale, je suis sur
un appareil flottant et mouvant...

Sans doute, la liberté me sera bientôt rendue, ainsi qu'à Thomas
Roch, -- en admettant qu'on l'ait enfermé avec autant de soin que
moi. Par liberté, j'entends la faculté d'aller à ma convenance sur
le pont de ce bâtiment. Toutefois, ce ne sera pas avant quelques
heures, car il ne faut pas que nous puissions être aperçus. Donc,
nous ne respirerons l'air du dehors qu'à l'heure où le bâtiment
aura gagné la pleine mer. Si c'est un navire à voiles, il aura dû
attendre que la brise s'établisse, -- cette brise qui vient de
terre au lever du jour et favorise la navigation sur le Pamplico-
Sound. Il est vrai, si c'est un bateau à vapeur...

Non!... À bord d'un steamer se propagent inévitablement des
exhalaisons de houille, de graisses, des odeurs échappées des
chambres de chauffe qui seraient arrivées jusqu'à moi... Et puis,
les mouvements de l'hélice ou des aubes, les trépidations des
machines, les à-coups des pistons, je les eusse ressentis...

En somme, le mieux est de patienter. Demain seulement, je serai
extrait de ce trou. D'ailleurs, si l'on ne me rend pas la liberté,
on m'apportera quelque nourriture. Quelle apparence y a-t-il que
l'on veuille me laisser mourir de faim?... Il eût été plus
expéditif de m'envoyer au fond de la rivière et de ne point
m'embarquer... Une fois au large, qu'y a-t-il à craindre de
moi?... Ma voix ne pourra plus se faire entendre... Quant à mes
réclamations, inutiles, à mes récriminations, plus inutiles
encore!

Et puis, que suis-je pour les auteurs de cet attentat?... Un
simple surveillant d'hospice, un Gaydon sans importance...

C'est Thomas Roch qu'il s'agissait d'enlever de Healthful-House...
Moi... je n'ai été pris que par surcroît... parce que je suis
revenu au pavillon à cet instant...

Dans tous les cas, quoi qu'il arrive, quels que soient les gens
qui ont conduit cette affaire, en quelque lieu qu'ils m'emmènent,
je m'en tiens à cette résolution: continuer à jouer mon rôle de
gardien. Personne, non! personne ne soupçonnera que, sous l'habit
de Gaydon, se cache l'ingénieur Simon Hart. À cela, deux
avantages: d'abord, on ne se défiera pas d'un pauvre diable de
surveillant, et, en second lieu, peut-être pourrai-je pénétrer les
mystères de cette machination et les mettre à profit, si je
parviens à m'enfuir...

Où ma pensée s'égare-t-elle?... Avant de prendre la fuite,
attendons d'être arrivé à destination. Il sera temps de songer à
s'évader, si quelque occasion se présente... Jusque-là,
l'essentiel est qu'on ne sache pas qui je suis, et on ne le saura
pas.

Maintenant, certitude complète à cet égard, nous sommes en cours
de navigation. Toutefois, je reviens sur ma première idée. Non!...
le navire qui nous emporte, s'il n'est pas un steamer, ne doit pas
être non plus un voilier. Il est incontestablement poussé par un
puissant engin de locomotion. Que je n'entende point ces bruits
spéciaux des machines à vapeur, quand elles actionnent des hélices
ou des roues, d'accord; que ce navire ne soit pas ébranlé sous le
va-et-vient des pistons dans les cylindres, je suis forcé de
l'admettre. C'est plutôt qu'un mouvement continu et régulier, une
sorte de rotation directe qui se communique au propulseur, quel
qu'il puisse être. Aucune erreur n'est possible: le bâtiment est
mu par un mécanisme particulier... Lequel?...

S'agirait-il d'une de ces turbines dont on a parlé depuis quelque
temps, et qui, manoeuvrées à l'intérieur d'un tube immergé, sont
destinées à remplacer les hélices, utilisant mieux qu'elles la
résistance de l'eau et imprimant une vitesse plus considérable?...

Encore quelques heures, et je saurai à quoi m'en tenir sur ce
genre de navigation, qui semble s'opérer dans un milieu
parfaitement homogène.

D'ailleurs, -- effet non moins extraordinaire, -- les mouvements
de roulis et de tangage ne sont aucunement sensibles. Or, comment
se fait-il que le Pamplico-Sound soit dans un tel état de
tranquillité?... Rien que les courants de mer montante et
descendante suffisent d'ordinaire à troubler sa surface.

Il est vrai, peut-être le flot est-il étale à cette heure, et, je
m'en souviens, la brise de terre était tombée hier avec le soir.
N'importe! Cela me paraît inexplicable, car un bâtiment, mû par un
propulseur, quelle que soit sa vitesse, éprouve toujours des
oscillations dont je ne puis saisir le plus léger indice.

Voilà de quelles pensées obsédantes ma tête est maintenant
remplie! Malgré une pressante envie de dormir, malgré la torpeur
qui m'envahit au milieu de cette atmosphère étouffante, j'ai
résolu de ne point m'abandonner au sommeil. Je veillerai jusqu'au
jour, et encore ne fera-t-il jour pour moi qu'au moment où ce
compartiment recevra la lumière extérieure. Et, peut-être ne
suffira-t-il pas que la porte s'ouvre, et faudra-t-il qu'on me
sorte de ce trou, qu'on me ramène sur le pont...

Je m'accote à l'un des angles des cloisons, car je n'ai pas même
un banc pour m'asseoir. Mais, comme mes paupières sont alourdies,
comme je me sens en proie à une sorte de somnolence, je me relève.
La colère me prend, je frappe les parois du poing, j'appelle... En
vain mes mains se meurtrissent contre les boulons des tôles, et
mes cris ne font venir personne.

Oui!... cela est indigne de moi. Je me suis promis de me modérer,
et voilà que, dès le début, je perds la possession de moi-même, et
me conduis en enfant...

Il est de toute certitude que l'absence de tangage et de roulis
prouve au moins que le navire n'a pas encore atteint la pleine
mer. Est-ce que, au lieu de traverser le Pamplico-Sound, il aurait
remonté le cours de la Neuze?... Non! Pourquoi s'enfoncerait-il au
milieu des territoires du comté?... Si Thomas Roch a été enlevé de
Healthful-House, c'est que ses ravisseurs avaient l'intention de
l'entraîner hors des États-Unis, -- probablement dans une île
lointaine de l'Atlantique, ou sur un point quelconque de l'Ancien
Continent. Donc, ce n'est pas la Neuze, de cours peu étendu, que
remonte notre appareil marin... Nous sommes sur les eaux du
Pamplico-Sound, qui doit être au calme blanc.

Soit! lorsque le navire aura pris le large, il ne pourra échapper
aux oscillations de la houle, qui, même alors que la brise est
tombée, se fait toujours sentir pour les bâtiments de moyenne
grandeur. À moins d'être à bord d'un croiseur ou d'un cuirassé...
et ce n'est pas le cas, j'imagine!

En ce moment, il me semble bien... En effet... je ne me trompe
pas... Un bruit se produit à l'intérieur... un bruit de pas... Ces
pas se rapprochent de la cloison de tôle, dans laquelle est percée
la porte du compartiment... Ce sont des hommes de l'équipage, sans
doute... Cette porte va-t-elle s'ouvrir enfin?... J'écoute... Des
gens parlent, et j'entends leur voix... mais je ne puis les
comprendre... Ils se servent d'une langue qui m'est inconnue...
J'appelle... je crie... Pas de réponse!

Il n'y a donc qu'à attendre, attendre, attendre! Ce mot-là, je me
le répète, et il bat dans ma pauvre tête comme le battant d'une
cloche!

Essayons de calculer le temps qui s'est écoulé.

En somme, je ne puis pas l'évaluer à moins de quatre ou cinq
heures depuis que le navire s'est mis en marche. À mon estime,
minuit est passé. Par malheur, ma montre ne peut me servir au
milieu de cette profonde obscurité.

Or, si nous naviguons depuis cinq heures, le navire est
actuellement en dehors du Pamplico-Sound, qu'il en soit sorti par
l'Ocracoke-inlet ou par l'Hatteras-inlet. J'en conclus qu'il doit
être au large du littoral -- d'un bon mille au moins... Et,
cependant, je ne ressens rien de la houle du large...

C'est là l'inexplicable, c'est là l'invraisemblable... Voyons...
Est-ce que je me suis trompé?... Est-ce que j'ai été dupe d'une
illusion?... Ne suis-je point renfermé à fond de cale d'un
bâtiment en marche?...

Une nouvelle heure vient de s'écouler, et, soudain, les
trépidations des machines ont cessé... Je me rends parfaitement
compte de l'immobilité du navire qui m'emporte... Était-il donc
rendu à destination?... Dans ce cas, ce ne pourrait être que dans
un des ports du littoral, au nord ou au sud du Pamplico-Sound...
Mais quelle apparence que Thomas Roch, arraché de Healthful-House,
ait été ramené en terre ferme?... L'enlèvement ne pourrait tarder
à être connu, et ses auteurs s'exposeraient à être découverts par
les autorités de l'Union...

D'ailleurs, si le bâtiment est actuellement au mouillage, je vais
entendre le bruit de la chaîne à travers l'écubier, et, quand il
viendra à l'appel de son ancre, une secousse se produira, -- une
secousse que je guette... que je reconnaîtrai... Cela ne saurait
tarder de quelques minutes.

J'attends... j'écoute...

Un morne et inquiétant silence règne à bord... C'est à se demander
s'il y a sur ce navire d'autres êtres vivants que moi...

À présent, je me sens envahir par une sorte de torpeur...
L'atmosphère est viciée... La respiration me manque... Ma poitrine
est comme écrasée d'un poids dont je ne puis me délivrer...

Je veux résister... C'est impossible... J'ai dû m'étendre dans un
coin et me débarrasser d'une partie de mes vêtements, tant la
température est élevée... Mes paupières s'alourdissent, se
ferment, et je tombe dans une prostration, qui va me plonger en un
lourd et irrésistible sommeil...

Combien de temps ai-je dormi?... Je l'ignore. Fait-il nuit, fait-
il jour?... Je ne saurais le dire. Mais, ce que j'observe en
premier lieu, c'est que ma respiration est plus facile. Mes
poumons s'emplissent d'un air qui n'est plus empoisonné d'acide
carbonique.

Est-ce que cet air a été renouvelé tandis que je dormais?... Le
compartiment a-t-il été ouvert?... Quelqu'un est-il entré dans cet
étroit réduit?...

Oui... et j'en ai la preuve.

Ma main -- au hasard -- vient de saisir un objet, un récipient
rempli d'un liquide dont l'odeur est engageante. Je le porte à mes
lèvres, qui sont brûlantes, car je suis torturé par la soif à ce
point que je me contenterais même d'une eau saumâtre.

C'est de l'ale, -- une ale de bonne qualité, -- qui me rafraîchit,
me réconforte, et dont j'absorbe une pinte entière.

Mais si on ne m'a pas condamné à mourir de soif, on ne m'a pas, je
suppose, condamné à mourir de faim?...

Non... Dans un des coins a été déposé un panier, et ce panier
contient une miche de pain avec un morceau de viande froide.

Je mange donc... je mange avidement, et les forces peu à peu me
reviennent.

Décidément, je ne suis pas aussi abandonné que je l'aurais pu
craindre. On s'est introduit dans ce trou obscur, et, par la
porte, a pénétré un peu de cet oxygène du dehors sans lequel
j'aurais été asphyxié. Puis, on a mis à ma disposition de quoi
calmer ma soif et ma faim jusqu'à l'heure où je serai délivré.

Combien de temps cette incarcération durera-t-elle encore?... Des
jours... des mois?... Il ne m'est pas possible, d'ailleurs, de
calculer le temps qui s'est écoulé pendant mon sommeil ni
d'établir avec quelque approximation l'heure qu'il est. J'avais
bien eu soin de remonter ma montre, mais ce n'est pas une montre à
répétition... Peut-être, en tâtant les aiguilles?... Oui... il me
semble que la petite est sur le chiffre huit... du matin, sans
doute...

Ce dont je suis certain, par exemple, c'est que le bâtiment n'est
plus en marche. Il ne se produit pas la plus légère secousse à
bord -- ce qui indique que le propulseur est au repos. Cependant
les heures se passent, des heures interminables, et je me demande
si l'on n'attendra pas la nuit pour entrer de nouveau dans ce
compartiment, afin de l'aérer comme on l'a fait pendant que je
dormais, en renouveler les provisions... Oui... on veut profiter
de mon sommeil...

Cette fois, j'y suis résolu... je résisterai... Et même, je
feindrai de dormir... et quelle que soit la personne qui entrera,
je saurai l'obliger à me répondre!

VI
Sur le pont


Me voici à l'air libre et je respire à pleins poumons... On m'a
enfin extrait de cette boîte étouffante et remonté sur le pont du
navire... Tout d'abord, en parcourant l'horizon du regard, je n'ai
plus aperçu aucune terre... Rien que cette ligne circulaire qui
délimite la mer et le ciel!

Non!... Il n'y a pas même une apparence de continent à l'ouest, de
ce côté où le littoral de l'Amérique du Nord se développe sur des
milliers de milles.

En ce moment, le soleil, à son déclin, n'envoie plus que des
rayons obliques à la surface de l'Océan... Il doit être environ
six heures du soir... Je consulte ma montre... Oui, six heures et
treize minutes.

Voici ce qui s'est passé pendant cette nuit du 17 juin.

J'attendais, comme je l'ai dit, que s'ouvrît la porte du
compartiment, bien décidé à ne point succomber au sommeil. Je ne
doutais pas qu'il fît jour alors, et la journée s'avançait, et
personne ne venait. Des provisions qui avaient été mises à ma
disposition, il ne restait plus rien. Je commençais à souffrir de
la faim, sinon de la soif, ayant conservé un peu d'ale.

Dès mon réveil, certains frémissements de la coque m'avaient donné
à penser que le bâtiment s'était remis en marche, après avoir
stationné depuis la veille, -- probablement dans quelque crique
déserte de la côte, puisque je n'avais rien ressenti des secousses
qui accompagnent l'opération du mouillage.

Il était donc six heures, lorsque des pas ont résonné derrière la
cloison métallique du compartiment. Allait-on entrer?... Oui... Un
grincement de serrure s'est produit, et la porte s'est ouverte. La
lueur d'un fanal a dissipé la profonde obscurité au milieu de
laquelle j'étais plongé depuis mon arrivée à bord.

Deux hommes ont apparu, que je n'ai pas eu le loisir de dévisager.
Ces deux hommes m'ont saisi par les bras, et un épais morceau de
toile a enveloppé ma tête, de telle sorte qu'il me fut impossible
de rien voir.

Que signifiait cette précaution?... Qu'allait-on faire de moi?...
J'ai voulu me débattre... On m'a solidement maintenu... J'ai
interrogé... Je n'ai pu obtenir aucune réponse. Quelques paroles
ont été échangées entre ces hommes, dans une langue que je ne
comprenais pas, et dont je n'ai pu reconnaître la provenance.

Décidément, on usait de peu d'égards envers moi! Il est vrai, un
gardien de fous, pourquoi se gêner avec un si infime
personnage?... Mais je ne suis pas bien sûr que l'ingénieur Simon
Hart eût été l'objet de meilleurs traitements.

Cette fois, cependant, on ne m'a pas bâillonné, on ne m'a lié ni
les bras ni les jambes. On s'est contenté de me tenir
vigoureusement, et je n'aurais pu fuir.

Un instant après, je suis entraîné hors du compartiment et poussé
à travers une étroite coursive. Sous mes pieds résonnent les
marches d'un escalier métallique. Puis, un air frais frappe mon
visage, et, à travers le morceau de toile, je respire avidement.

Alors on me soulève, et les deux hommes me déposent sur un
plancher qui, cette fois, n'est pas fait de plaques de tôle et
doit être le pont d'un navire.

Enfin les bras qui me serraient se relâchent. Me voici libre de
mes mouvements. J'arrache aussitôt la toile qui me recouvre la
tête, et je regarde...

Je suis à bord d'une goélette en pleine marche, dont le sillage
laisse une longue trace blanche.

Il m'a fallu saisir un des galhaubans pour ne pas choir, ébloui
que je suis par le grand jour, après cet emprisonnement de
quarante-huit heures au milieu d'une complète obscurité.

Sur le pont vont et viennent une dizaine d'hommes à la physionomie
rude, -- des types très dissemblables, auxquels je ne saurais
assurer une origine quelconque. D'ailleurs c'est à peine s'ils
font attention à moi.

Quant à la goélette, d'après mon estime, elle peut jauger de deux
cent cinquante à trois cents tonneaux. Assez large de flancs, sa
mâture est forte, et sa surface de voilure doit lui donner une
rapide allure par belle brise.

À l'arrière, un homme au visage hâlé est au gouvernail. Sa main,
sur les poignées de la roue, maintient la goélette contre des
embardées assez violentes.

J'aurais voulu lire le nom de ce navire, qui a l'aspect d'un yacht
de plaisance. Mais ce nom, est-il inscrit au tableau d'arrière ou
sur les pavois de l'avant?...

Je me dirige vers un des matelots, et lui dis:

«Quel est ce navire?...»

Nulle réponse, et j'ai même lieu de croire que cet homme ne me
comprend pas.

«Où est le capitaine?...» ai-je ajouté.

Le matelot n'a pas plus répondu à cette question qu'à la
précédente.

Je me transporte vers l'avant.

En cet endroit, au-dessus des montants du guindeau, est suspendue
une cloche... Sur le bronze de cette cloche, peut-être un nom est-
il gravé -- le nom de la goélette?...

Aucun nom.

Je reviens vers l'arrière, et, m'adressant à l'homme de barre, je
renouvelle ma question...

Cet homme me lance un regard peu sympathique, hausse les épaules,
et s'arc-boute solidement pour ramener la goélette jetée sur
bâbord dans un violent écart.

L'idée me vient de voir si Thomas Roch est là... Je ne l'aperçois
pas... N'est-il pas à bord?... Cela serait inexplicable. Pourquoi
aurait-on enlevé de Healthful-House le gardien Gaydon seul?...
Personne n'a jamais pu soupçonner que je fusse l'ingénieur Simon
Hart, et, lors même qu'on le saurait, quel intérêt y aurait-il eu
à s'emparer de ma personne, et que pourrait-on attendre de moi?...

Aussi, puisque Thomas Roch n'est pas sur le pont, j'imagine qu'il
doit être enfermé dans l'une des cabines, et puisse-t-il avoir été
traité avec plus d'égards que son ex-gardien!

Voyons donc -- et comment cela ne m'a-t-il pas frappé
immédiatement -- dans quelles conditions marche-t-elle, cette
goélette?... Les voiles sont serrées... il n'y a pas un pouce de
toile dehors... la brise est tombée... les quelques souffles
intermittents, qui viennent de l'est, sont contraires, puisque
nous avons le cap dans cette direction... Et, cependant, la
goélette file avec rapidité, piquant un peu du nez, tandis que son
étrave fend les eaux, dont l'écume glisse sur sa ligne de
flottaison. Un sillage, comme une moire onduleuse, s'étend au loin
en arrière.

Ce navire est-il donc un _steam-yacht_?... Non!... Aucune cheminée
ne se dresse entre son grand mât et son mât de misaine... Est-ce
un bateau mû par l'électricité, possédant soit une batterie
d'accumulateurs, soit des piles d'une puissance considérable, qui
actionnent son hélice et lui impriment une pareille vitesse?...

En effet, je ne saurais m'expliquer autrement cette navigation.
Dans tous les cas, puisque le propulseur ne peut être qu'une
hélice, en me penchant au-dessus du couronnement, je la verrai
fonctionner, et il ne me restera plus qu'à reconnaître de quelle
source mécanique provient son mouvement.

L'homme de barre me laisse approcher, non sans m'adresser un
regard ironique.

Je me penche en dehors, et j'observe...

Nulle trace de ces bouillonnements qu'aurait produits la rotation
d'une hélice... Rien qu'un sillage plat, s'étendant à trois ou
quatre encablures, tel qu'en laisse un bâtiment entraîné par une
voilure puissante...

Mais quel est donc l'engin propulsif qui donne à cette goélette
cette merveilleuse vitesse? Je l'ai dit, le vent est plutôt
défavorable, la mer ne se soulève qu'en de longues ondulations qui
ne déferlent pas...

Je le saurai pourtant, et, sans que l'équipage se préoccupe de ma
personne, je retourne vers l'avant.

Arrivé près du capot du poste, me voici en présence d'un homme
dont la figure ne m'est pas inconnue... Accoudé tout à côté, cet
homme me laisse approcher de lui et me regarde... Il semble
attendre que je lui adresse la parole...

La mémoire me revient... C'est le personnage qui accompagnait le
comte d'Artigas pendant sa visite à Healthful-House. Oui... il n'y
a pas d'erreur...

Ainsi, c'est ce riche étranger qui a enlevé Thomas Roch, et je
suis à bord de l'_Ebba_, son yacht bien connu sur ces parages de
l'Est-Amérique!... Soit! L'homme qui est devant moi me dira ce que
j'ai le droit de savoir. Je me souviens que le comte d'Artigas et
lui parlaient la langue anglaise... Il me comprendra et ne pourra
refuser de répondre à mes questions.

Dans ma pensée, cet homme doit être le capitaine de la goélette
_Ebba_.

«Capitaine, lui dis-je, c'est vous que j'ai vu à Healthful-
House... Vous me reconnaissez?...»

Lui se contente de me dévisager et ne daigne pas me répondre.

«Je suis le surveillant Gaydon, ai-je repris, le gardien de Thomas
Roch, et je veux savoir pourquoi vous m'avez enlevé et mis à bord
de cette goélette?...»

Ledit capitaine m'interrompt d'un signe, et encore, ce signe,
n'est-ce pas à moi qu'il s'adresse, mais à quelques matelots
postés près du gaillard d'avant.

Ceux-ci accourent, me prennent les bras, et, s'inquiétant peu du
mouvement de colère que je ne puis retenir, m'obligent à descendre
l'escalier du capot de l'équipage.

Cet escalier n'est à vrai dire qu'une échelle à barreaux de fer
perpendiculairement fixée à la cloison. Sur le palier, de chaque
côté, s'ouvre une porte, qui établit la communication entre le
poste, la cabine du capitaine et d'autres chambres contiguës.

Allait-on de nouveau me plonger dans le sombre réduit que j'ai
déjà occupé à fond de cale?...

Je tourne à gauche, l'on m'introduit à l'intérieur d'une cabine,
éclairée par un des hublots de la coque, repoussé en ce moment, et
qui laisse passer un air vif. L'ameublement comprend un cadre avec
sa literie, une table, un fauteuil, une toilette, une armoire.

Sur la table, mon couvert est mis. Je n'ai plus qu'à m'asseoir,
et, comme l'aide-cuisinier allait se retirer après avoir déposé
divers plats, je lui adresse la parole.

Encore un muet celui-là, -- un jeune garçon de race nègre, et
peut-être ne comprend-il pas ma langue?...

La porte refermée, je mange avec appétit, remettant à plus tard
des questions qui ne resteront pas toujours sans réponses.

Il est vrai, je suis prisonnier, -- mais cette fois, dans des
conditions de confort infiniment préférables, et qui me seront
conservées, je l'espère, jusqu'à notre arrivée à destination.

Et alors, je m'abandonne à un cours d'idées dont la première est
celle-ci: c'est le comte d'Artigas qui avait préparé cette affaire
d'enlèvement, c'est lui qui est l'auteur du rapt de Thomas Roch,
et nul doute que l'inventeur français ne soit installé dans une
non moins confortable cabine à bord de l'_Ebba_.

En somme, qui est-il, ce personnage?... D'où vient-il, cet
étranger?... S'il s'est emparé de Thomas Roch, est-ce donc qu'il
veut, à n'importe quel prix, s'approprier le secret de son
Fulgurateur?... C'est vraisemblable. Aussi devrai-je prendre garde
à ne point trahir mon identité, car toute chance de redevenir
libre m'échapperait, si l'on apprenait la vérité sur mon compte.

Mais que de mystères à percer, que d'inexplicable à expliquer, --
l'origine de ce d'Artigas, ses intentions pour l'avenir, la
direction que suit sa goélette, le port auquel elle est
attachée... et aussi cette navigation, sans voile et sans hélice,
avec une vitesse d'au moins dix milles à l'heure!...

Enfin, avec le soir, un air plus frais pénètre à travers le hublot
de la cabine. Je le ferme au moyen de sa vis, et, puisque ma porte
est verrouillée à l'extérieur, le mieux est de me jeter sur le
cadre, de m'endormir aux douces oscillations de cette singulière
_Ebba_ à la surface de l'Atlantique.

Le lendemain, je suis levé dès l'aube, je procède à ma toilette,
je m'habille, et j'attends.

L'idée me vient aussitôt de voir si la porte de la cabine est
fermée...

Non, elle ne l'est pas. Je pousse le vantail, je gravis l'échelle
de fer, et me voici sur le pont.

À l'arrière, tandis que les matelots vaquent aux travaux de
lavage, deux hommes, dont l'un est le capitaine, sont en train de
causer. Celui-ci ne manifeste aucune surprise en m'apercevant, et,
d'un signe de tête, me désigne à son compagnon.

L'autre, que je n'ai jamais vu, est un individu d'une cinquantaine
d'années, barbe et chevelure noires mélangées de fils d'argent,
figure ironique et fine, oeil agile, physionomie intelligente.
Celui-là se rapproche du type hellénique, et je n'ai plus douté
qu'il fût d'origine grecque, quand je l'ai entendu appeler Serkö -
- l'ingénieur Serkö -- par le capitaine de l'_Ebba_.

Quant à ce dernier, il se nomme Spade, -- le capitaine Spade, --
et ce nom a bien l'air d'être de provenance italienne. Ainsi un
Grec, un Italien, un équipage composé de gens recrutés en tous les
coins du globe, et embarqués sur une goélette à nom norvégien...
ce mélange me paraît, à bon droit, suspect.

Et le comte d'Artigas, avec son nom espagnol, son type
asiatique... d'où vient-il?...

Le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö s'entretiennent à voix
basse. Le premier surveille de près l'homme de barre, qui ne
semble pas avoir à se préoccuper des indications du compas placé
dans l'habitacle devant ses yeux. Il paraît plutôt obéir aux
gestes de l'un des matelots de l'avant, qui lui indique s'il doit
venir sur tribord ou sur bâbord.

Thomas Roch est là, près du roufle... Il regarde cette immense mer
déserte, qu'aucun contour de terre ne limite à l'horizon. Deux
matelots, placés près de lui, ne le perdent pas de vue. Ne
pouvait-on tout craindre de ce fou, -- même qu'il se jetât par-
dessus le bord?...

Je ne sais s'il me sera permis de communiquer avec mon ancien
pensionnaire?...

Tandis que je m'avance vers lui, le capitaine Spade et l'ingénieur
Serkö m'observent.

Je m'approche de Thomas Roch, qui ne me voit pas venir, et me
voici à son côté.

Thomas Roch n'a point l'air de me reconnaître, et ne fait pas un
seul mouvement. Ses yeux, qui brillent d'un vif éclat, ne cessent
de parcourir l'espace. Heureux de respirer cette atmosphère
vivifiante et chargée d'émanations salines, sa poitrine se gonfle
en de longues aspirations. À cet air suroxygéné se joint la
lumière d'un magnifique soleil, débordant un ciel sans nuages, et
dont les rayons le baignent tout entier. Se rend-il compte du
changement survenu dans sa situation?... Ne se souvient-il plus
déjà de Healthful-House, du pavillon où il était prisonnier, de
son gardien Gaydon?... C'est infiniment probable. Le passé s'est
effacé de son souvenir, et il est tout au présent.

Mais, à mon avis, même sur le pont de l'_Ebba_, dans ce milieu de
la pleine mer, Thomas Roch est toujours l'inconscient que j'ai
soigné durant quinze mois. Son état intellectuel n'a pas changé,
la raison ne lui reviendra que lorsqu'on l'entretiendra de ses
découvertes. Le comte d'Artigas connaît cette disposition mentale
pour en avoir fait l'expérience pendant sa visite, et c'est
évidemment sur cette disposition qu'il se fonde pour surprendre
tôt ou tard le secret de l'inventeur. Qu'en pourrait-il faire?...

«Thomas Roch?...» ai-je dit.

Ma voix le frappe, et, après s'être fixés un instant sur moi, ses
yeux se détournent vivement.

Je prends sa main, je la presse, mais il la retire brusquement,
puis s'éloigne, -- sans m'avoir reconnu, -- et il se dirige vers
l'arrière de la goélette, où se trouvent l'ingénieur Serkö et le
capitaine Spade.

A-t-il donc la pensée de s'adresser à l'un de ces deux hommes, et
s'ils lui parlent, leur répondra-t-il, -- ce dont il s'est
dispensé à mon égard?...

Juste à ce moment, sa physionomie vient de s'éclairer d'une lueur
d'intelligence, et son attention -- je ne puis en douter -- est
attirée par la marche bizarre de la goélette.

En effet, ses regards se portent sur la mâture de l'_Ebba_, dont
les voiles sont serrées, et qui glisse rapidement à la surface de
ces eaux calmes...

Thomas Roch rétrograde alors, il remonte la coursive de tribord,
il s'arrête à la place où devrait se dresser une cheminée, si
l'_Ebba _était un _steam-yacht_, -- une cheminée dont
s'échapperaient des tourbillons de fumée noire...

Ce qui m'a semblé si étrange paraît tel à Thomas Roch... Il ne
peut s'expliquer ce que j'ai trouvé inexplicable, et, comme je
l'ai fait, il gagne l'arrière afin de voir fonctionner l'hélice...

Sur les flancs de la goélette gambade une troupe de marsouins. Si
vite que file l'_Ebba_, ces agiles animaux la dépassent sans
peine, cabriolant, se culbutant, se jouant dans leur élément
naturel avec une merveilleuse souplesse.

Thomas Roch ne s'attache pas à les suivre du regard. Il se penche
au-dessus des bastingages...

Aussitôt l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade se rapprochent de
lui, et, craignant qu'il ne tombe à la mer, ils le retiennent
d'une main ferme, puis le ramènent sur le pont.

J'observe, d'ailleurs, -- car j'en ai la longue expérience, -- que
Thomas Roch est en proie à une vive surexcitation. Il tourne sur
lui-même, il gesticule, des phrases incohérentes, qui ne
s'adressent à personne, sortent de sa bouche...

Cela n'est que trop visible, une crise est prochaine, -- une crise
semblable à celle qui l'a saisi pendant la dernière soirée passée
au pavillon de Healthful-House, et dont les conséquences ont été
si funestes. Il va falloir s'emparer de lui, le descendre dans sa
cabine, où l'on m'appellera peut-être à lui donner ces soins
spéciaux dont j'ai l'habitude...

En attendant, l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade ne le
perdent pas de vue. Vraisemblablement, leur intention est de le
laisser faire, et voici ce qu'il fait:

Après s'être dirigé vers le grand mât, dont ses yeux ont vainement
cherché la voilure, il l'atteint, il l'entoure de ses bras, il
essaie de l'ébranler en le secouant par le râtelier de tournage,
comme s'il voulait l'abattre...

Et, alors, voyant ses efforts infructueux, ce qu'il a tenté au
grand mât, il va le tenter au mât de misaine. Sa nervosité croît
au fur et à mesure. Des cris inarticulés succèdent aux vagues
paroles qui lui échappent...

Soudain, il se précipite vers les haubans de bâbord et s'y
accroche. Je me demande s'il ne va pas s'élancer sur les
enfléchures, monter jusqu'aux barres du hunier... Si on ne
l'arrête pas, il risque de choir sur le pont, ou, dans un vif
mouvement de roulis, d'être jeté à la mer...

Sur un signe du capitaine Spade, des matelots accourent, le
prennent à bras-le-corps, sans pouvoir lui faire lâcher les
haubans, tant ses mains les serrent avec vigueur. Au cours d'une
crise, je le sais, ses forces sont décuplées. Pour le maîtriser,
il m'a fallu souvent appeler des gardiens à mon aide...

Cette fois, les hommes de la goélette -- des gaillards taillés en
force -- ont raison du malheureux dément. Thomas Roch est étendu
sur le pont, où deux matelots le contiennent malgré son
extraordinaire résistance.

Il n'y a plus qu'à le descendre dans sa cabine, à l'y laisser au
repos jusqu'à ce que cette crise ait pris fin. C'est même ce qui
va être fait conformément à l'ordre donné par un nouveau
personnage, dont la voix vient frapper mon oreille...

Je me retourne, et je le reconnais.

C'est le comte d'Artigas, la physionomie sombre, l'attitude
impérieuse, tel que je l'ai vu à Healthful-House.

Aussitôt je vais à lui. Il me faut une explication quand même...
et je l'aurai.

«De quel droit... monsieur?... ai-je demandé.

-- Du droit du plus fort!» me répond le comte d'Artigas.

Et il se dirige vers l'arrière, tandis que l'on emporte Thomas
Roch dans sa cabine.

VII
Deux jours de navigation


Peut-être -- si les circonstances l'exigent, -- serai-je amené à
dire au comte d'Artigas que je suis l'ingénieur Simon Hart. Qui
sait si je n'obtiendrai pas plus d'égards qu'en restant le gardien
Gaydon?... Toutefois, cette mesure mérite réflexion. En effet, je
suis toujours dominé par la pensée que, si le propriétaire de
l'_Ebba_ a fait enlever l'inventeur français, c'est dans l'espoir
de s'assurer la possession du Fulgurateur Roch, auquel ni l'Ancien
ni le Nouveau Continent n'ont voulu mettre le prix inacceptable
qui en était demandé. Eh bien, dans le cas où Thomas Roch
viendrait à livrer son secret, ne vaut-il pas mieux que j'aie
continué d'avoir accès près de lui, que l'on m'ait conservé mes
fonctions de surveillant, que je sois chargé des soins nécessités
par son état?... Oui, je dois me réserver cette possibilité de
tout voir, de tout entendre... qui sait?... d'apprendre enfin ce
qu'il m'a été impossible de découvrir à Healthful-House!

À présent, où va la goélette _Ebba_?... Première question.

Qui est ce comte d'Artigas?... Deuxième question.

La première sera résolue dans quelques jours, sans doute, étant
donné la rapidité avec laquelle marche ce fantastique yacht de
plaisance sous l'action d'un propulseur dont je finirai bien par
reconnaître le fonctionnement.

Quant à la seconde question, il est moins certain que je puisse
jamais l'éclaircir.

À mon avis, en effet, ce personnage énigmatique doit avoir un
intérêt majeur à cacher son origine, et, je le crains, nul indice
ne me permettra d'établir sa nationalité. Si ce comte d'Artigas
parle couramment l'anglais, -- j'ai pu m'en assurer pendant sa
visite au pavillon 17, -- il le fait avec un accent rude et
vibrant, qui ne se retrouve pas chez les peuples du Nord. Cela ne
me rappelle rien de ce que j'ai entendu au cours de mes voyages à
travers les deux mondes, -- si ce n'est peut-être cette dureté
caractéristique des idiomes de la Malaisie. Et, en vérité, avec
son teint chaud, presque olivâtre, tirant sur le cuivre, sa
chevelure crêpelée d'un noir d'ébène, son regard sortant d'une
profonde orbite et qui jaillit comme un dard d'une prunelle
immobile, sa taille élevée, la carrure de ses épaules, son relief
musculaire très accentué qui décèle une grande vigueur physique,
il ne serait pas impossible que le comte d'Artigas appartînt à
quelqu'une de ces races de l'Extrême-Orient.

Pour moi, ce nom d'Artigas n'est qu'un nom d'emprunt, comme doit
l'être aussi ce titre de comte. Si sa goélette porte une
appellation norvégienne, lui, à coup sûr, n'est point d'origine
scandinave. Il n'a rien des hommes de l'Europe septentrionale, ni
la physionomie calme, ni les cheveux blonds, ni ce doux regard qui
s'échappe de leurs yeux d'un bleu pâle.

Enfin, quel qu'il soit, cet homme a fait enlever Thomas Roch, --
moi avec, -- et ce ne peut-être que dans un mauvais dessein.

Maintenant, a-t-il opéré au profit d'une puissance étrangère, ou
dans son propre intérêt?... A-t-il voulu être seul à profiter de
l'invention de Thomas Roch et se trouve-t-il donc dans des
conditions à pouvoir en profiter?... C'est une troisième question
à laquelle je ne saurais encore répondre. Par tout ce que je
verrai dans la suite, tout ce que j'entendrai, peut-être
parviendrai-je à la résoudre, avant d'avoir pu m'enfuir, en
admettant que la fuite soit exécutable?...

L'_Ebba_ continue de naviguer dans les conditions inexplicables
que l'on connaît. Je suis libre de parcourir le pont, sans jamais
dépasser le poste d'équipage dont le capot s'ouvre sur l'avant du
mât de misaine.

En effet, une fois, j'ai voulu m'avancer jusqu'à l'emplanture du
beaupré, d'où j'aurais pu, en me penchant au-dehors, voir l'étrave
de la goélette fendre les eaux. Mais, en conséquence d'ordres
évidemment donnés, les matelots de quart se sont opposés à mon
passage, et l'un d'eux m'a dit d'un ton brusque en un rauque
anglais:

«À l'arrière... À l'arrière!... Vous gênez la manoeuvre!»

La manoeuvre?... On ne manoeuvre pas.

A-t-on compris que je cherchais à découvrir à quel genre de
propulsion obéissait la goélette?... C'est probable, et le
capitaine Spade, qui a été témoin de cette scène, a dû deviner que
je cherchais à me rendre compte de cette navigation. Même un
surveillant d'hospice ne saurait être que très étonné qu'un
navire, sans voilure, sans hélice, soit animé d'une pareille
vitesse. Enfin, pour une raison ou pour une autre, l'avant du pont
de l'_Ebba_ m'est défendu.

Vers dix heures, la brise se lève, -- une brise du nord-ouest très
favorable, -- et le capitaine Spade donne ses instructions au
maître d'équipage.

Aussitôt celui-ci, le sifflet aux lèvres, fait hisser la grande
voile, la misaine et les focs. On n'eût pas opéré avec plus de
régularité et de discipline à bord d'un navire de guerre.

L'_Ebba _s'incline légèrement sur bâbord, et sa vitesse s'accélère
notablement. Cependant le moteur n'a point cessé de fonctionner,
car les voiles ne sont pas aussi pleines qu'elles auraient dû
l'être, si la goélette n'eût été soumise qu'à leur seule action.
Toutefois elles n'en aident pas moins la marche, grâce à la
fraîche brise, qui s'est régulièrement établie.

Le ciel est beau, les nuages de l'ouest se dissipent dès qu'ils
atteignent les hauteurs du zénith, et la mer resplendit sous
l'averse des rayons solaires.

Ma préoccupation est alors de relever, dans la mesure du possible,
la route que nous suivons. J'ai assez voyagé sur mer pour savoir
évaluer la vitesse d'un bâtiment. À mon avis, celle de l'_Ebba
_doit être comprise entre dix et onze milles. Quant à la
direction, elle est toujours la même, et il m'est facile de le
vérifier, en m'approchant de l'habitacle placé devant l'homme de
barre. Si l'avant de l'_Ebba_ est interdit au gardien Gaydon, il
n'en est pas ainsi de l'arrière. À maintes reprises j'ai pu jeter
un rapide regard sur la boussole, dont l'aiguille marque
invariablement l'est, ou, avec plus d'exactitude, l'est-sud-est.

Voici donc dans quelles conditions nous naviguons à travers cette
partie de l'océan Atlantique, limitée au couchant par le littoral
des États-Unis d'Amérique.

Je fais appel à mes souvenirs: quels sont les îles ou groupes
d'îles qui se rencontrent dans cette direction, avant les terres
de l'Ancien Continent?

La Caroline du Nord, que la goélette a quittée depuis quarante-
huit heures, est traversée par le trente-cinquième parallèle, et
ce parallèle, prolongé vers le levant, doit, si je ne me trompe,
couper la côte africaine à peu près à la hauteur du Maroc. Mais,
sur son passage, gît l'archipel des Açores, à trois mille milles
environ de l'Amérique. Or, est-il présumable que l'_Ebba_ ait
l'intention de rallier cet archipel, que son port d'attache se
trouve dans l'une de ces îles qui forment un domaine insulaire du
Portugal?... Non, je ne saurais admettre cette hypothèse.

D'ailleurs, avant les Açores, sur la ligne du trente-cinquième
parallèle, à la distance de douze cents kilomètres seulement, se
rencontre le groupe des Bermudes, qui appartient à l'Angleterre.
Il me paraîtrait moins hypothétique que, si le comte d'Artigas
s'est chargé de l'enlèvement de Thomas Roch pour le compte d'une
puissance européenne, cette puissance fût le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande. À vrai dire, reste toujours le cas
où ce personnage n'aurait agi qu'en vue de son propre intérêt.

Pendant cette journée, à trois ou quatre reprises, le comte
d'Artigas est venu prendre place à l'arrière. De là, son regard
m'a paru interroger attentivement les divers points de l'horizon.
Lorsqu'une voile ou une fumée apparaît au large, il les observe
longuement, en se servant d'une puissante lorgnette marine.
J'ajoute qu'il n'a même pas daigné remarquer ma présence sur le
pont.

De temps en temps, le capitaine Spade le rejoint, et tous deux
échangent quelques paroles dans une langue que je ne puis ni
comprendre ni reconnaître.

C'est avec l'ingénieur Serkö que le propriétaire de l'_Ebba
_s'entretient le plus volontiers, lequel paraît être fort avant
dans son intimité. Assez loquace, moins rébarbatif, moins fermé
que ses compagnons de bord, à quel titre cet ingénieur se trouve-
t-il sur la goélette?... Est-ce un ami particulier du comte
d'Artigas?... Court-il les mers avec lui, partageant cette
existence si enviable d'un riche yachtman?... Au total, cet homme
est le seul qui paraisse me témoigner, sinon un peu de sympathie,
du moins un peu d'intérêt.

Quant à Thomas Roch, je ne l'ai pas aperçu de toute la matinée, et
il doit être enfermé dans sa cabine, sous l'influence de cette
crise de la veille qui n'a pas encore pris fin.

J'en ai même eu la certitude, lorsque, vers trois heures après
midi, le comte d'Artigas, au moment où il allait redescendre par
le capot, m'a fait signe de m'approcher.

J'ignore ce qu'il me veut, ce comte d'Artigas, mais je sais bien
ce que je vais lui dire.

«Est-ce que ces crises auxquelles est sujet Thomas Roch durent
longtemps?... me demande-t-il en anglais.

-- Parfois quarante-huit heures, ai-je répondu.

-- Et qu'y a-t-il à faire?...

-- Rien qu'à le laisser tranquille jusqu'à ce qu'il s'endorme.
Après une nuit de sommeil, l'accès est terminé, et Thomas Roch
reprend son état habituel d'inconscience.

-- Bien, gardien Gaydon, vous lui continuerez vos soins comme à
Healthful-House, si cela est nécessaire...

-- Mes soins?...

-- Oui... à bord de la goélette... en attendant que nous soyons
arrivés...

-- Où?...

-- Où nous serons demain dans l'après-midi», me répond le comte
d'Artigas.

Demain... pensai-je. Il ne s'agit donc pas d'atteindre la côte
d'Afrique, ni même l'archipel des Açores?... Subsisterait alors
l'hypothèse que l'_Ebba_ va relâcher aux Bermudes...

Le comte d'Artigas allait mettre le pied sur la première marche du
capot, lorsque je l'interpelle à mon tour. «Monsieur, dis-je, je
veux savoir... j'ai le droit de savoir où je vais... et...

-- Ici, gardien Gaydon, vous n'avez aucun droit. Bornez-vous à
répondre, lorsqu'on vous interroge.

-- Je proteste...

-- Protestez», me réplique ce personnage impérieux et hautain,
dont l'oeil me lance un mauvais regard. Et, descendant par le
capot du rouf, il me laisse en présence de l'ingénieur Serkö.

«À votre place, je me résignerais, gardien Gaydon... dit celui-ci
en souriant. Quand on est pris dans un engrenage...

-- Il est permis de crier... je suppose...

-- À quoi bon... lorsque personne n'est à portée de vous
entendre?...

-- On m'entendra plus tard, monsieur...

-- Plus tard... c'est long!... Enfin... criez à votre aise!» Et
c'est sur ce conseil ironique que l'ingénieur Serkö m'abandonne à
mes réflexions. Vers quatre heures, un grand navire est signalé à
six milles dans l'est, courant à contre-bord de nous. Sa marche
est rapide, et il grandit à vue d'oeil. Des tourbillons noirâtres
s'échappent de ses deux cheminées. C'est un bâtiment de guerre,
car une étroite flamme se déroule à la tête de son grand mât, et
bien qu'aucun pavillon ne flotte à sa corne, je crois reconnaître
un croiseur de la marine fédérale. Je me demande alors si l'_Ebba_
lui fera le salut d'usage, lorsqu'elle sera par son travers. Non,
et en ce moment, la goélette évolue avec l'évidente intention de
s'éloigner. Ces façons ne m'étonnent pas autrement de la part d'un
yacht si suspect. Mais, ce qui me cause la plus vive surprise,
c'est la manière de manoeuvrer du capitaine Spade. En effet, après
s'être rendu à l'avant près du guindeau, il s'arrête devant un
petit appareil signalétique, semblable à ceux qui sont destinés à
l'envoi des ordres dans la chambre des machines d'un steamer. Dès
qu'il a pressé un des boutons de cet appareil, l'_Ebba_ laisse
arriver d'un quart vers le sud-est en même temps que les écoutes
des voiles sont mollies en douceur par les hommes de l'équipage.
Évidemment, un ordre «quelconque» a été transmis au mécanicien de
la machine «quelconque», qui imprime à la goélette cet
inexplicable déplacement sous l'action d'un moteur «quelconque»
dont le principe m'échappe encore.

Il résulte de cette manoeuvre que l'_Ebba_ s'éloigne obliquement
du croiseur, dont la direction ne s'est point modifiée. Pourquoi
un bâtiment de guerre aurait-il cherché à détourner de sa route ce
yacht de plaisance, qui ne peut exciter aucun soupçon?...

Mais c'est de toute autre façon que se comporte l'_Ebba_, lorsque,
vers six heures du soir, un second bâtiment se montre par le
bossoir de bâbord. Cette fois, au lieu de l'éviter, le capitaine
Spade, après avoir envoyé un ordre au moyen de l'appareil, reprend
sa direction à l'est, -- ce qui va l'amener dans les eaux dudit
bâtiment.

Une heure plus tard, les deux navires sont par le travers l'un de
l'autre, séparés par une distance de trois ou quatre milles
environ.

La brise est alors complètement tombée. Le navire, qui est un
long-courrier, un trois-mâts de commerce, s'occupe de serrer ses
hautes voiles. Il est inutile de compter sur le retour du vent
pendant la nuit, et demain, sur cette mer si calme, ce trois-mâts
sera nécessairement à cette place. Quant à l'_Ebba_, mue par son
mystérieux propulseur, elle continue de s'en rapprocher.

Il va de soi que le capitaine Spade a commandé d'amener les
voiles, et l'opération est exécutée, sous la direction du maître
Effrondat, avec cette promptitude que l'on admire à bord des
yachts de course.

Au moment où l'obscurité commence à se faire, les deux bâtiments
ne sont plus qu'à un intervalle d'un mille et demi.

Le capitaine Spade se dirige alors vers moi, m'accoste près de la
coupée de tribord, et, sans plus de cérémonie, m'enjoint de
descendre dans ma cabine.

Je n'ai qu'à obéir. Cependant, avant de quitter le pont, j'observe
que le maître d'équipage ne fait point allumer les feux de
position, tandis que le trois-mâts a disposé les siens, -- feu
vert à tribord et feu rouge à bâbord. Je ne mets pas en doute que
la goélette ait l'intention de passer inaperçue dans les eaux de
ce navire. Quant à sa marche, elle a été quelque peu ralentie,
sans que sa direction se soit modifiée. J'estime que, depuis la
veille, l'_Ebba_ a dû gagner deux cents milles vers l'est. J'ai
réintégré ma cabine sous l'impression d'une vague appréhension.
Mon souper est déposé sur la table; mais, inquiet je ne sais
pourquoi, j'y touche à peine, et je me couche, attendant un
sommeil qui ne veut pas venir. Cet état de malaise se prolonge
pendant deux heures. Le silence n'est troublé que par les
frémissements de la goélette, le murmure de l'eau qui file sur le
bordage, les légers à-coups que produit son déplacement à la
surface de cette paisible mer... Mon esprit, hanté des souvenirs
de tout ce qui s'est accompli en ces deux dernières journées, n'a
trouvé aucun apaisement. C'est demain, dans l'après-midi, que nous
serons arrivés... C'est demain que mes fonctions devront reprendre
à terre auprès de Thomas Roch, «si cela est nécessaire», a dit le
comte d'Artigas. La première fois que j'ai été enfermé à fond de
cale, si je me suis aperçu que la goélette s'était mise en marche
au large du Pamplico-Sound, en ce moment, -- il devait être
environ dix heures, -- je sens qu'elle vient de s'arrêter.
Pourquoi cet arrêt?... Lorsque le capitaine Spade m'a ordonné de
quitter le pont, nous n'avions aucune terre en vue. En cette
direction, les cartes n'indiquent que le groupe des Bermudes, et,
à la nuit tombante, il s'en fallait encore de cinquante à soixante
milles que les vigies eussent été en mesure de le signaler.

Du reste, non seulement la marche de l'_Ebba_ est suspendue, mais
son immobilité est presque complète. À peine éprouve-t-elle un
faible balancement d'un bord sur l'autre, très doux, très égal. La
houle est peu sensible. Aucun souffle de vent ne se propage à la
surface de la mer.

Ma pensée se reporte alors sur ce navire de commerce que nous
avions à un mille et demi, lorsque j'ai regagné ma cabine. Si la
goélette a continué de se diriger vers lui, elle l'aura rejoint.
Maintenant qu'elle est stationnaire, les deux bâtiments ne doivent
plus être qu'à une ou deux encablures l'un de l'autre. Ce trois-
mâts, encalminé déjà au coucher du soleil, n'a pu se déplacer vers
l'ouest. Il est là, et, si la nuit était claire, je l'apercevrais
à travers le hublot.

L'idée me vient qu'il se présente peut-être une occasion dont il y
aurait lieu de profiter. Pourquoi ne tenterais-je pas de
m'échapper, puisque tout espoir de jamais recouvrer ma liberté
m'est interdit?... Je ne sais pas nager, il est vrai, mais, après
m'être jeté à la mer avec une des bouées du bord, me serait-il
impossible d'atteindre le trois-mâts, à la condition d'avoir su
tromper la surveillance des matelots de quart?...

Donc, en premier lieu, il s'agit de quitter ma cabine, de gravir
l'escalier du capot... Je n'entends aucun bruit dans le poste de
l'équipage ni sur le pont de l'_Ebba_... Les hommes doivent dormir
à cette heure... Essayons...

Lorsque je veux ouvrir la porte de ma cabine, je m'aperçois
qu'elle est fermée extérieurement, et cela était à prévoir.

Je dois abandonner ce projet qui, d'ailleurs, avait tant de
chances d'insuccès contre lui!...

Le mieux serait de dormir, car je suis très fatigué d'esprit, si
je ne le suis pas de corps. En proie à d'incessantes obsessions, à
des associations d'idées contradictoires, si je pouvais les noyer
dans le sommeil...

Il faut que j'y sois parvenu, puisque je viens d'être éveillé par
un bruit -- un bruit insolite, tel que je n'en ai point encore
entendu à bord de la goélette.

Le jour commençait à blanchir la vitre de mon hublot tourné à
l'est. Je consulte ma montre... Elle marque quatre heures et demie
du matin.

Mon premier soin est de me demander si l'_Ebba_ s'est remise en
marche.

Non, certainement... ni avec sa voilure, ni avec son moteur.
Certaines secousses se manifesteraient auxquelles je ne me
tromperais pas. D'ailleurs, la mer paraît être aussi tranquille au
lever du soleil qu'elle l'était la veille à son coucher. Si
l'_Ebba _a navigué pendant les quelques heures que j'ai dormi, du
moins est-elle immobile en ce moment.

Le bruit dont je parle provient de rapides allées et venues sur le
pont, -- des pas de gens lourdement chargés. En même temps, il me
semble qu'un tumulte du même genre emplit la cale au-dessous du
plancher de ma cabine, et à laquelle donne accès le grand panneau
en arrière du mât de misaine. Je constate aussi que la goélette
est frôlée extérieurement le long de ses flancs, dans la partie
émergée de sa coque. Est-ce que des embarcations l'ont
accostée?... Les hommes sont-ils occupés à charger ou à décharger
des marchandises?...

Et, cependant, il n'est pas possible que nous soyons à
destination. Le comte d'Artigas a dit que l'_Ebba_ ne serait pas
arrivée avant vingt-quatre heures. Or, je le répète, elle était
hier soir à cinquante ou soixante milles des terres les plus
rapprochées, le groupe des Bermudes. Qu'elle soit revenue vers
l'ouest, qu'elle se trouve à proximité de la côte américaine,
c'est inadmissible, étant donné la distance. Et puis, j'ai lieu de
croire que la goélette est restée stationnaire durant toute la
nuit. Avant de m'endormir, j'avais constaté qu'elle venait de
s'arrêter. En cet instant, je constate qu'elle ne s'est pas remise
en marche.

J'attends donc qu'il me soit permis de remonter sur le pont. La
porte de ma cabine est toujours fermée en dehors, je viens de m'en
assurer. Que l'on m'empêche d'en sortir, lorsqu'il fera grand
jour, cela me paraît improbable.

Une heure s'écoule. La clarté matinale pénètre par le hublot. Je
regarde au travers... Un léger brouillard couvre l'Océan, mais il
ne tardera pas à se fondre sous les premiers rayons solaires.

Comme ma vue peut s'étendre à la portée d'un demi-mille, si le
trois-mâts n'est pas visible, cela doit tenir à ce qu'il stationne
par bâbord de l'_Ebba_, du côté que je ne puis apercevoir.

Voici qu'un bruit de grincement se fait entendre, et la clé joue
dans la serrure. Je pousse la porte qui est ouverte, je gravis
l'échelle de fer, je mets le pied sur le pont, au moment où les
hommes referment le panneau de l'avant.

Je cherche le comte d'Artigas des yeux... Il n'est pas là et n'a
point quitté sa cabine.

Le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö surveillent l'arrimage
d'un certain nombre de ballots, qui, sans doute, viennent d'être
retirés de la cale et transportés à l'arrière. Cette opération
expliquerait les allées et venues bruyantes que j'ai entendues à
mon réveil. Il est évident que si l'équipage s'occupe de remonter
les marchandises, c'est que notre arrivée est prochaine... Nous ne
sommes plus éloignés du port, et peut-être la goélette y
mouillera-t-elle dans quelques heures...

Eh bien!... et le voilier qui était par notre hanche de bâbord?...
Il doit être à la même place, puisque la brise n'a pas repris
depuis la veille...

Mes regards se dirigent de ce côté...

Le trois-mâts a disparu, la mer est déserte, et il n'y a pas un
navire au large, pas une voile à l'horizon, ni vers le nord ni
vers le sud...

Après avoir réfléchi, voici la seule explication que je puisse me
donner, bien qu'elle ne soit acceptable que sous réserves: quoique
je ne m'en sois pas aperçu, l'_Ebba_ se sera remise en route
pendant que je dormais, laissant en arrière le trois-mâts
encalminé, et c'est la raison pour laquelle je ne le vois plus par
le travers de la goélette.

Du reste, je me garde bien d'aller interroger le capitaine Spade à
ce sujet, ni même l'ingénieur Serkö: ils ne daigneraient point
m'honorer d'une réponse.

À cet instant, d'ailleurs, le capitaine Spade se dirige vers
l'appareil des signaux, et presse un des boutons de la plaque
supérieure. Presque aussitôt, l'_Ebba_ éprouve une assez sensible
secousse à l'avant. Puis, ses voiles toujours serrées, elle
reprend son extraordinaire marche vers le levant.

Deux heures après, le comte d'Artigas apparaît à l'orifice du
capot du rouf et gagne sa place habituelle près du couronnement.
L'ingénieur Serkö et le capitaine Spade vont aussitôt échanger
quelques mots avec lui.

Tous trois braquent leurs lorgnettes marines et observent
l'horizon du sud-est au nord-est.

On ne s'étonnera pas si mes regards se fixent obstinément dans
cette direction. Mais, n'ayant pas de lorgnette, je n'ai rien pu
distinguer au large.

Le repas de midi terminé, nous sommes remontés sur le pont, --
tous à l'exception de Thomas Roch, qui n'est pas sorti de sa
cabine.

Vers une heure et demie, la terre est signalée par un des matelots
grimpé aux barres du mât de misaine. Étant donné que l'_Ebba _file
avec une extrême vitesse, je ne tarderai pas à voir se dessiner
les premiers contours d'un littoral.

En effet, deux heures après, une vague silhouette s'arrondit à
moins de huit milles. À mesure que la goélette s'approche, les
profils s'accusent plus nettement. Ce sont ceux d'une montagne, ou
tout au moins d'une terre assez élevée. De son sommet s'échappe un
panache qui se dresse vers le zénith.

Un volcan dans ces parages?... Alors ce serait donc...

VIII
Back-Cup


À mon avis, l'_Ebba _n'a pu rencontrer en cette partie de
l'Atlantique d'autre groupe que celui des Bermudes. Cela résulte à
la fois de la distance parcourue à partir de la côte américaine et
de la direction suivie depuis la sortie du Pamplico-Sound. Cette
direction a constamment été celle du sud-sud-est, et cette
distance, en la rapprochant de la vitesse de marche, doit être
approximativement évaluée entre neuf cents et mille kilomètres.

Cependant la goélette n'a pas ralenti sa rapide allure. Le comte
d'Artigas et l'ingénieur Serkö se tiennent à l'arrière, près de
l'homme de barre. Le capitaine Spade est venu se poster à l'avant.

Or, n'allons-nous pas dépasser cet îlot, qui paraît isolé, et le
laisser dans l'ouest?...

Ce n'est pas probable, puisque nous sommes au jour et à l'heure
indiqués pour l'arrivée de l'_Ebba_ à son port d'attache...

En ce moment, tous les matelots sont rangés sur le pont, prêts à
manoeuvrer, et le maître d'équipage Effrondat prend ses
dispositions pour un prochain mouillage.

Avant deux heures je saurai à quoi m'en tenir. Ce sera la première
réponse faite à l'une des questions qui m'ont préoccupé dès que la
goélette a donné en pleine mer.

Et pourtant, que le port d'attache de l'_Ebba_ soit précisément
situé en l'une des Bermudes, au milieu d'un archipel anglais,
c'est invraisemblable, -- à moins que le comte d'Artigas n'ait
enlevé Thomas Roch au profit de la Grande-Bretagne, hypothèse à
peu près inadmissible...

Ce qui n'est pas douteux, c'est que ce bizarre personnage
m'observe, en ce moment, avec une persistance tout au moins
singulière. Bien qu'il ne puisse soupçonner que je sois
l'ingénieur Simon Hart, il doit se demander ce que je pense de
cette aventure. Si le gardien Gaydon n'est qu'un pauvre diable, ce
pauvre diable ne saurait être moins soucieux de ce qui l'attend
que n'importe quel gentilhomme, -- fût-ce le propriétaire de cet
étrange yacht de plaisance. Aussi, suis-je un peu inquiet de
l'insistance avec laquelle ce regard s'attache à ma personne.

Et si le comte d'Artigas avait pu deviner quel éclaircissement
venait de se produire dans mon esprit, il ne m'est pas prouvé
qu'il eût hésité à me faire jeter par-dessus le bord...

La prudence me commande donc d'être plus circonspect que jamais.

En effet, sans que j'aie pu donner prise à la suspicion, -- même
dans l'esprit de l'ingénieur Serkö, si subtil pourtant, -- un coin
du mystérieux voile s'est relevé. L'avenir s'est éclairé d'une
légère lueur à mes yeux.

À l'approche de l'_Ebba_, les formes de cette île, ou mieux de cet
îlot vers lequel elle se dirige, se sont dessinées avec plus de
netteté sur le fond clair du ciel. Le soleil, qui a dépassé son
point de culmination, le baigne en plein sur sa face du couchant.
L'îlot est isolé, ou du moins, ni dans le nord ni dans le sud je
n'aperçois de groupe auquel il appartiendrait. À mesure que la
distance diminue, s'ouvre l'angle sous lequel il se présente,
tandis que l'horizon s'abaisse derrière lui.

Cet îlot, de contexture curieuse, figure assez exactement une
tasse renversée, du fond de laquelle s'échappe une montée de
vapeur fuligineuse. Son sommet, -- le fond de la tasse, si l'on
veut, -- doit s'élever d'une centaine de mètres au-dessus du
niveau de la mer, et ses flancs présentent des talus d'une raideur
régulière, qui paraissent aussi dénudés que les rochers de la base
incessamment battus du ressac.

Mais une particularité de nature à rendre cet îlot très
reconnaissable aux navigateurs qui l'aperçoivent en venant de
l'ouest, c'est une roche à jour. Cette arche naturelle semble
former l'anse de ladite tasse, et livre passage aux
tourbillonnants embruns des lames comme aux rayons du soleil,
alors que son disque déborde l'horizon de l'est. Aperçu dans ces
conditions, cet îlot justifie tout à fait le nom de Back-Cup qui
lui a été attribué.

Eh bien, je le connais et je le reconnais, cet îlot! Il est situé
en avant de l'archipel des Bermudes. C'est la «tasse renversée»
que j'ai eu l'occasion de visiter il y a quelques années... Non!
je ne me trompe pas!... À cette époque, mon pied a foulé ses
roches calcaires et contourné sa base du côté de l'est... Oui...
c'est Back-Cup...

Moins maître de moi, j'aurais laissé échapper une exclamation de
surprise... et de satisfaction, dont, à bon droit, se fût
préoccupé le comte d'Artigas.

Voici dans quelles circonstances je fus conduit à explorer l'îlot
de Back-Cup, alors que je me trouvais aux Bermudes.

Cet archipel, situé à mille kilomètres environ de la Caroline du
Nord, se compose de plusieurs centaines d'îles ou îlots. À sa
partie centrale se croisent le soixante-quatrième méridien et le
trente-deuxième parallèle. Depuis le naufrage de l'Anglais Lomer,
qui y fut jeté en 1609, les Bermudes appartiennent au Royaume-Uni,
dont, en conséquence de ce fait, la population coloniale s'est
accrue de dix mille habitants. Ce n'est pas pour ses productions
en coton, café, indigo, arrow-root, que l'Angleterre voulut
s'annexer ce groupe, l'accaparer, pourrait-on dire. Mais il y
avait là une station maritime tout indiquée en cette portion de
l'Océan, à proximité des États-Unis d'Amérique. La prise de
possession s'accomplit sans soulever aucune protestation de la
part des autres puissances, et les Bermudes sont actuellement
administrées par un gouverneur britannique, avec l'adjonction d'un
conseil et d'une assemblée générale.

Les principales îles de cet archipel s'appellent Saint-David,
Sommerset, Hamilton, Saint-Georges. Cette dernière île possède un
port franc, et la ville, appelée du même nom, est aussi la
capitale du groupe.

La plus étendue de ces îles ne dépasse pas vingt kilomètres en
longueur sur quatre en largeur. Si l'on déduit les moyennes, il ne
reste qu'une agglomération d'îlots et de récifs, répandus sur une
aire de douze lieues carrées.

Que le climat des Bermudes soit très sain, très salubre, ces îles
n'en sont pas moins effroyablement battues par les grandes
tempêtes hivernales de l'Atlantique, et les abords offrent des
difficultés aux navigateurs.

Ce qui fait surtout défaut à cet archipel, ce sont les rivières et
les rios. Toutefois, comme les pluies y tombent fréquemment, on a
remédié à ce manque d'eau en les recueillant pour les besoins des
habitants et les exigences de la culture. Cela a nécessité la
construction de vastes citernes que les averses se chargent de
remplir avec une générosité inépuisable. Ces ouvrages méritent une
juste admiration et font honneur au génie de l'homme.

C'était l'établissement de ces citernes qui avait motivé mon
voyage à cette époque, et aussi la curiosité de visiter ce beau
travail.

J'obtins de la société dont j'étais l'ingénieur dans le New-Jersey
un congé de quelques semaines, je partis et m'embarquai à New-York
pour les Bermudes.

Or, tandis que je séjournais à l'île Hamilton, dans le vaste port
de Southampton, il se produisit un fait de nature à intéresser les
géologues.

Un jour, on vit arriver toute une flottille de pêcheurs, hommes,
femmes, enfants, à Southampton-Harbour.

Depuis une cinquantaine d'années, ces familles étaient installées
sur la partie du littoral de Back-Cup exposée au levant. Des
cabanes de bois, des maisons de pierre y avaient été construites.
Les habitants demeuraient là dans des conditions très favorables
pour exploiter ces eaux poissonneuses, -- surtout en vue de la
pêche des cachalots qui abondent sur les parages bermudiens
pendant les mois de mars et d'avril.

Rien, jusqu'alors, n'était venu troubler ni la tranquillité ni
l'industrie de ces pêcheurs. Ils ne se plaignaient pas de cette
existence assez rude, adoucie d'ailleurs par la facilité des
communications avec Hamilton et Saint-Georges. Leurs solides
barques, gréées en cotres, exportaient le poisson et importaient,
en échange, les divers objets de consommation nécessaires à
l'entretien de la famille.

Pourquoi donc l'avaient-ils abandonné, cet îlot, et, ainsi qu'on
ne tarda pas à l'apprendre, sans avoir l'intention d'y jamais
revenir?... Cela tenait à ce que leur sécurité n'y était plus
assurée comme autrefois.

Deux mois avant, les pêcheurs avaient été surpris d'abord,
inquiétés ensuite, par de sourdes détonations qui se produisaient
à l'intérieur de Back-Cup. En même temps, le sommet de l'îlot, --
disons le fond de la tasse renversée, -- se couronnait de vapeurs
et de flammes. Or, que cet îlot fût d'origine volcanique, que son
sommet formât un cratère, on ne le soupçonnait pas, car telle
était l'inclinaison de ses pentes qu'il eût été impossible de les
gravir. Mais il n'y avait plus à douter que Back-Cup fût un ancien
volcan, qui menaçait le village d'une éruption prochaine.

Durant ces deux mois, il y eut redoublement de grondements
internes, secousses assez sensibles de l'ossature de l'îlot, longs
jets de flammes à sa cime, -- la nuit surtout, -- parfois
détonations formidables, -- autant de symptômes qui témoignaient
d'un travail plutonien dans la substruction sous-marine, prodrômes
non contestables d'un mouvement éruptif à court délai.

Les familles exposées à quelque imminente catastrophe sur cette
marge littorale qui ne leur offrait aucun abri contre la coulée
des laves, pouvant même craindre une complète destruction de Back-
Cup, n'hésitèrent pas à le fuir. Tout ce qu'elles possédaient fut
embarqué sur leurs chaloupes de pêche; elles y prirent passage et
vinrent se réfugier à Southampton-Harbour.

Aux Bermudes, on sentit un certain effroi à cette nouvelle qu'un
volcan, endormi depuis des siècles, venait de se réveiller à
l'extrémité occidentale du groupe. Mais, en même temps que la
terreur des uns, la curiosité des autres se manifesta. Je fus de
ces derniers. Il importait, au surplus, d'étudier le phénomène, de
reconnaître si les pêcheurs n'en exagéraient pas les conséquences.

Back-Cup, qui émerge tout d'un bloc à l'ouest de l'archipel, s'y
rattache par une capricieuse traînée de petits îlots et de récifs
inabordables du côté de l'est. On ne l'aperçoit ni de Saint-
Georges, ni de Hamilton, son sommet ne dépassant pas l'altitude
d'une centaine de mètres.

Un cutter, parti de Southampton-Harbour, nous débarqua, quelques
explorateurs et moi, sur le rivage, où s'élevaient les cabanes
abandonnées des pêcheurs bermudiens.

Les craquements intérieurs se faisaient toujours entendre, et une
gerbe de vapeurs s'échappait du cratère.

Il n'y eut aucun doute pour nous: l'ancien volcan de Back-Cup
s'était rallumé sous l'action des feux souterrains. On devait
craindre qu'une éruption ne se produisît avec toutes ses suites,
un jour ou l'autre.

En vain essayâmes-nous de monter jusqu'à l'orifice du volcan.
L'ascension était impossible sur ces pentes abruptes, lisses,
glissantes, n'offrant prise ni au pied ni à la main, se profilant
sous un angle de soixante-quinze à quatre-vingts degrés. Jamais je
n'avais rien rencontré de plus aride que cette carapace rocheuse,
sur laquelle végétaient seulement de rares touffes de luzerne
sauvage aux endroits pourvus d'un peu d'humus.

Après maintes tentatives infructueuses, on essaya de faire le tour
de l'îlot. Mais, sauf en la partie où les pêcheurs avaient bâti
leur village, la base était impraticable au milieu des éboulis du
nord, du sud et de l'ouest.

La reconnaissance de l'îlot fut donc limitée à cette exploration
très insuffisante. En somme, à voir les fumées mêlées de flammes
qui fusaient hors du cratère, tandis que de sourds roulements,
parfois des détonations ébranlaient l'intérieur, on ne pouvait
qu'approuver les pêcheurs d'avoir abandonné cet îlot, en prévision
de sa destruction prochaine.

Telles sont les circonstances dans lesquelles je fus amené à
visiter Back-Cup, et l'on ne s'étonnera pas si j'ai pu lui donner
ce nom, dès que sa bizarre structure s'était offerte à mes yeux.

Non! je le répète, cela n'aurait pas été pour plaire au comte
d'Artigas que le gardien Gaydon eût reconnu cet îlot, en admettant
que l'_Ebba _y dût relâcher, -- ce qui, faute de port, me
paraissait inadmissible.

À mesure que la goélette se rapproche, j'observe Back-Cup, où,
depuis leur départ, aucun Bermudien n'a voulu retourner. Ce lieu
de pêche est actuellement délaissé, et je ne puis m'expliquer que
l'_Ebba_ y vienne en relâche.

Peut-être, après tout, le comte d'Artigas et ses compagnons n'ont-
ils pas l'intention de débarquer sur le littoral de Back-Cup? Même
au cas où la goélette eût trouvé un abri temporaire entre les
roches au fond d'une étroite crique, quelle apparence qu'un riche
yachtman ait eu la pensée d'établir sa résidence sur ce cône
aride, exposé aux terribles tempêtes de l'Ouest-Atlantique? Vivre
en cet endroit, cela est bon pour de rustiques pêcheurs, non pour
le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade et son
équipage.

Back-Cup n'est plus qu'à un demi-mille, il n'a rien de l'aspect
que présentent les autres îles de l'archipel sous la sombre
verdure de leurs collines. À peine si, dans le pli de certaines
anfractuosités, poussent quelques genévriers, et se dessinent de
maigres échantillons de ces cedars qui constituent la principale
richesse des Bermudes. Quant aux roches du soubassement, elles
sont couvertes d'épaisses couches de varechs, sans cesse
renouvelées par les apports de la houle, et aussi de végétaux
filamenteux, ces sargasses innombrables de la mer de ce nom, entre
les Canaries et les îles du Cap-Vert, et dont les courants jettent
des quantités énormes sur les récifs de Back-Cup.

En ce qui concerne les seuls habitants de cet îlot désolé, ils se
réduisent à quelques volatiles, des bouvreuils, des «mota cyllas
cyalis» au plumage bleuâtre, tandis que, par myriades, les
goélands et les mouettes traversent d'une aile rapide les vapeurs
tourbillonnantes du cratère.

Quand elle n'est plus qu'à deux encablures, la goélette ralentit
sa marche, stoppe, -- c'est le mot propre, -- à l'entrée d'une
passe ménagée au milieu d'un semis de roches à fleur d'eau.

Je me demande si l'_Ebba_ va se risquer à travers cette sinueuse
passe...

Non, l'hypothèse la plus acceptable, c'est que, après une relâche
de quelques heures, -- et encore ne devinai-je pas à quel propos,
-- elle reprendra sa route vers l'est.

Ce qui est certain, c'est que je ne vois faire aucun préparatif de
mouillage. Les ancres restent aux bossoirs, les chaînes ne sont
point parées, l'équipage ne se dispose aucunement à mettre les
canots à la mer.

En ce moment, le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine
Spade vont se placer à l'avant, et alors se fait une manoeuvre qui
est inexplicable pour moi.

Ayant suivi le bastingage de bâbord, presque à la hauteur du mât
de misaine, j'aperçois une petite bouée flottante qu'un des
matelots s'occupe de hisser sur l'avant.

Presque aussitôt, l'eau, qui est très claire en cet endroit,
s'assombrit, et il me semble voir une sorte de masse noire monter
du fond. Est-ce donc un énorme cachalot qui vient respirer à la
surface de la mer?... L'_Ebba_ est-elle menacée de quelque coup de
queue formidable?...

J'ai tout compris... Je sais à quel engin la goélette doit de se
mouvoir avec cette extraordinaire vitesse, sans voiles ni
hélice... Le voici qui émerge, son infatigable propulseur, après
l'avoir entraînée depuis le littoral américain jusqu'à l'archipel
des Bermudes... Il est là, flottant à son côté... C'est un bateau
submersible, un remorqueur sous-marin, un «tug», mû par une
hélice, sous l'action du courant d'une batterie d'accumulateurs ou
des puissantes piles en usage à cette époque...

À la partie supérieure de ce tug, -- long fuseau de tôle, --
s'étend une plate-forme, au centre de laquelle un panneau établit
la communication avec l'intérieur. À l'avant de cette plate-forme
saillit un périscope, un «look-out», sorte d'habitacle dont les
parois, percées de hublots à verres lenticulaires, permettent
d'éclairer électriquement les couches sous-marines. Maintenant,
allégé de son lest d'eau, le tug est revenu à la surface. Son
panneau supérieur va s'ouvrir, -- un air pur le pénétrera tout
entier. Et même, ne peut-on supposer que, s'il est immergé pendant
le jour, il émerge la nuit et remorque l'_Ebba_ en restant à la
surface de la mer?...

Une question, cependant. Si c'est l'électricité qui produit la
force mécanique de ce tug, il est indispensable qu'une fabrique
d'énergie la lui fournisse, quelle que soit son origine. Or, cette
fabrique, où se trouve-t-elle?... Ce n'est pas sur l'îlot de Back-
Cup, je suppose...

Et puis, pourquoi la goélette recourt-elle à ce genre de
remorqueur qui se meut sous les eaux?... Pourquoi n'a-t-elle pas
en elle-même sa puissance de locomotion, comme tant d'autres
yachts de plaisance?...

Mais je n'ai pas, en cet instant, le loisir de me livrer à de
telles réflexions, ou plutôt de chercher l'explication de tant
d'inexplicables choses.

Le tug est le long de l'_Ebba_. Le panneau vient de s'ouvrir.
Plusieurs hommes ont apparu sur la plate-forme, -- l'équipage de
ce bateau sous-marin avec lequel le capitaine Spade peut
communiquer au moyen des signaux électriques disposés sur l'avant
de la goélette, et qu'un fil relie au tug. C'est de l'_Ebba_, en
effet, que partent les indications sur la direction à suivre.

L'ingénieur Serkö s'approche alors de moi, et il me dit ce seul
mot:

«Embarquons.

-- Embarquer?... ai-je répliqué.

-- Oui... dans le tug... vite!» Comme toujours, je n'ai qu'à obéir
à ces paroles impératives, et je me hâte d'enjamber les
bastingages. En ce moment, Thomas Roch remonte sur le pont,
accompagné de l'un des hommes. Il me paraît très calme, très
indifférent aussi, et n'oppose aucune résistance à son passage à
bord du remorqueur. Lorsqu'il est près de moi, à l'orifice du
panneau, le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö nous rejoignent.
Quant au capitaine Spade et à l'équipage, ils demeurent sur la
goélette, -- moins quatre hommes qui descendent dans le petit
canot, lequel vient d'être mis à la mer. Ces hommes emportent une
longue aussière, probablement destinée à touer l'_Ebba _à travers
les récifs. Existe-t-il donc, au milieu de ces roches, une crique
où le yacht du comte d'Artigas trouve un sûr abri contre les
houles du large?... Est-ce là son port d'attache?... L'_Ebba_
séparée du tug, l'aussière qui la relie au canot se tend, et, une
demi-encablure plus loin, des matelots vont l'amarrer sur des
organeaux de fer fixés aux récifs. Alors l'équipage, halant
dessus, toue lentement la goélette.

Cinq minutes après, l'_Ebba_ a disparu derrière l'amoncellement
des roches, et il est certain que, du large, on ne peut même pas
apercevoir l'extrémité de sa mâture.

Qui se douterait, aux Bermudes, qu'un navire vient d'habitude
relâcher en cette crique secrète?... Qui se douterait, en
Amérique, que le riche yachtman, si connu dans tous les ports de
l'ouest, est l'hôte des solitudes de Back-Cup?...

Vingt minutes plus tard, le canot revient vers le tug, ramenant
les quatre hommes.

Il est clair que le bateau sous-marin les attendait avant de
repartir... pour aller... où?...

En effet, l'équipage au complet passe sur la plate-forme, le canot
est mis à la traîne, un mouvement se produit, l'hélice bat à
petits tours, et, à la surface des eaux, le tug se dirige vers
Back-Cup, en contournant les récifs par le sud.

À trois encablures de là se dessine une seconde passe qui aboutit
à l'îlot, et dont le tug suit les sinuosités. Dès qu'il accoste
les premières assises de la base, ordre est donné à deux hommes de
tirer le canot sur une étroite grève de sable que ne peuvent
atteindre ni la houle ni le ressac, et où il est aisé de venir le
reprendre, lorsque recommencent les campagnes de l'_Ebba_.

Cela fait, ces deux matelots remontent à bord du tug, et
l'ingénieur Serkö me fait signe de descendre à l'intérieur.

Quelques marches d'un escalier de fer accèdent à une salle
centrale, où sont entassés divers colis et ballots qui, sans
doute, n'ont pu trouver place dans la cale déjà encombrée. Je suis
poussé vers une cabine latérale, la porte se referme, et me voici
de nouveau plongé au milieu d'une obscurité profonde.

Je l'ai reconnue, cette cabine, au moment où j'y suis entré. C'est
bien celle où j'ai passé de si longues heures, après l'enlèvement
de Healthful-House, et dont je ne suis sorti qu'au large du
Pamplico-Sound.

Il est évident qu'il doit en être de Thomas Roch comme de moi,
qu'il est chambré dans un autre compartiment.

Un bruit sonore se produit -- le bruit du panneau qui se referme,
et l'appareil ne tarde pas à s'immerger.

En effet, je sens un mouvement descensionnel, dû à l'introduction
de l'eau dans les caissons du tug.

À ce mouvement en succède un autre, -- un mouvement qui pousse le
bateau sous-marin à travers les couches liquides.

Trois minutes plus tard, il stoppe, et j'ai l'impression que nous
remontons à la surface...

Nouveau bruit du panneau, qui se rouvre cette fois.

La porte de ma cabine me livre passage, et, en quelques bonds, me
voici sur la plate-forme.

Je regarde...

Le tug vient de pénétrer à l'intérieur même de l'îlot de Back-Cup.

Là est cette mystérieuse retraite, où le comte d'Artigas vit avec
ses compagnons, -- pour ainsi dire, -- en dehors de l'humanité!

IX
Dedans


Le lendemain, sans que personne m'ait empêché d'aller et de venir,
j'ai pu opérer une première reconnaissance à travers la vaste
caverne de Back-Cup.

Quelle nuit j'ai passée sous l'empire de visions étranges, et avec
quelle impatience j'attendais le jour!

On m'avait conduit au fond d'une grotte, à une centaine de pas de
la berge près de laquelle s'était arrêté le tug. À cette grotte,
de dix pieds sur douze, qu'éclairait une ampoule à incandescence,
on accédait par une porte qui fut refermée derrière moi.

Je n'ai pas à m'étonner que l'électricité soit employée comme
agent lumineux à l'intérieur de cette caverne, puisqu'elle l'est
également à bord du remorqueur sous-marin. Mais où la fabrique-t-
on?... D'où vient-elle?... Est-ce qu'une usine est installée à
l'intérieur de cette énorme crypte, avec sa machinerie, ses
dynamos, ses accumulateurs?...

Ma cellule est meublée d'une table sur laquelle des aliments sont
déposés, d'un cadre et de sa literie, d'un fauteuil d'osier, d'une
armoire contenant du linge et divers vêtements de rechange. Dans
le tiroir de la table, du papier, un encrier, des plumes. Au coin
de droite, une toilette garnie de ses ustensiles. Le tout très
propre.

Du poisson frais, des conserves de viande, du pain de bonne
qualité, de l'ale et du whisky, voilà le menu de ce premier repas.
Je n'ai mangé que du bout des lèvres, -- à mi-dents comme on dit,
-- tant je me sens énervé.

Il faudra pourtant que je me ressaisisse, que je revienne au calme
de l'esprit et du coeur, que le moral reprenne le dessus. Le
secret de cette poignée d'hommes, enfouis dans les entrailles de
cet îlot, je veux le découvrir... je le découvrirai...

Ainsi, c'est sous la carapace de Back-Cup que le comte d'Artigas
est venu s'établir. Cette cavité dont personne ne soupçonne
l'existence, lui sert de demeure habituelle, lorsque l'_Ebba _ne
le promène pas le long du littoral du nouveau monde et peut-être
jusqu'aux parages de l'ancien. Là est la retraite inconnue qu'il a
découverte, et où l'on accède par cette entrée sous-marine, cette
porte d'eau, qui s'ouvre à douze ou quinze pieds au-dessous de la
surface océanique.

Pourquoi s'être séparé des habitants de la terre?... Que
trouverait-on dans le passé de ce personnage?... Si ce nom
d'Artigas, ce titre de comte, ne sont qu'empruntés, comme je
l'imagine, quel motif cet homme a-t-il eu de cacher son
identité?... Est-il un banni, un proscrit, qui a préféré ce lieu
d'exil à tout autre?... N'ai-je pas plutôt affaire à un
malfaiteur, soucieux d'assurer l'impunité de ses crimes, l'inanité
des poursuites judiciaires, en se terrant au fond de cette
substruction indécouvrable?... Mon droit est de tout supposer,
quand il s'agit de cet étranger suspect, et je suppose tout.

Alors revient à mon esprit cette question à laquelle je ne puis
encore trouver une réponse satisfaisante. Pourquoi Thomas Roch a-
t-il été enlevé de Healthful-House dans les conditions que l'on
sait?... Le comte d'Artigas espère-t-il lui arracher le secret de
son Fulgurateur, l'utiliser pour défendre Back-Cup, au cas qu'un
hasard trahirait le lieu de sa retraite?... Mais, si cela
arrivait, on saurait bien réduire par la famine l'îlot de Back-
Cup, que le tug ne suffirait pas à ravitailler!... La goélette,
d'autre part, n'aurait plus aucune chance de franchir la ligne
d'investissement, et, d'ailleurs, elle serait signalée dans tous
les ports!... Dès lors, à quoi pourrait servir l'invention de
Thomas Roch entre les mains du comte d'Artigas?... Décidément, je
ne comprends pas!

Vers sept heures du matin, je saute hors de mon lit. Si je suis
emprisonné entre les parois de cette caverne, du moins ne le suis-
je pas à l'intérieur de ma cellule. Rien ne m'empêche de la
quitter, et j'en sors...

À trente mètres en avant se prolonge un entablement rocheux, une
sorte de quai, qui se développe à droite et à gauche.

Plusieurs matelots de l'_Ebba_ sont occupés à débarquer les
ballots, à vider la cale du tug, lequel stationne à fleur d'eau le
long d'une petite jetée de pierre.

Un demi-jour, auquel mes yeux s'habituent graduellement, éclaire
la caverne, qui est ouverte à la partie centrale de sa voûte.

«C'est par là, me dis-je, que s'échappaient ces vapeurs, ou plutôt
cette fumée, qui nous a signalé l'îlot à une distance de trois ou
quatre milles.»

Et, à l'instant même, toute cette série de réflexions me traverse
l'esprit.

«Ce n'est donc pas un volcan, comme on l'a cru, ce Back-Cup, comme
je l'ai cru moi-même... Les vapeurs, les flammes qui ont été
aperçues, il y a quelques années, n'étaient qu'artificielles. Les
grondements qui épouvantèrent les pêcheurs bermudiens n'avaient
point pour cause une lutte des forces souterraines... Ces divers
phénomènes étaient factices... Ils se manifestaient à la seule
volonté du maître de cet îlot, de celui qui voulait en éloigner
les habitants installés sur son littoral... Et il y a réussi, ce
comte d'Artigas... Il est resté l'unique maître de Back-Cup...
Rien qu'avec le bruit de ces détonations, rien qu'en dirigeant
vers ce faux cratère la fumée de ces varechs et des sargasses que
les courants lui apportent, il a pu laisser croire à l'existence
d'un volcan, à son réveil inattendu, à l'imminence d'une éruption
qui ne s'est jamais produite!...»

Telles les choses ont dû se passer, et, en effet, depuis le départ
des pêcheurs bermudiens, Back-Cup n'a cessé d'entretenir
d'épaisses volutes de fumée à sa cime.

Cependant la clarté interne s'accroît, le jour pénètre par le faux
cratère, à mesure que le soleil monte sur l'horizon. Il me sera
donc possible d'évaluer d'une manière assez précise les dimensions
de cette caverne. Voici, d'ailleurs, les chiffres que j'ai pu
établir par la suite.

Extérieurement, l'îlot de Back-Cup, de forme à peu près
circulaire, mesure douze cents mètres de circonférence et présente
une superficie intérieure de cinquante mille mètres ou cinq
hectares. Ses parois ont, à leur base, une épaisseur qui varie
entre trente et cent mètres.

Il suit de là que, moins l'épaisseur des parois, cette excavation
occupe tout le massif de Back-Cup qui s'élève au-dessus de la mer.
Quant à la longueur du tunnel sous-marin, qui met le dehors et le
dedans en communication, et par lequel a pénétré le tug, j'estime
qu'elle doit être de quarante mètres à peu près.

Ces chiffres approximatifs permettent de se représenter la
grandeur de cette caverne. Mais, si vaste qu'elle soit, je
rappellerai que l'Ancien et le Nouveau Monde en possèdent
quelques-unes dont les dimensions sont plus considérables et qui
ont été l'objet d'études spéléologiques très exactes.

En effet, dans la Carniole, dans le Northumberland, dans le
Derbyshire, au Piémont, en Morée, aux Baléares, en Hongrie, en
Californie, se creusent des grottes d'une capacité supérieure à
celle de Back-Cup. Telles aussi celle de Han-sur-Lesse, en
Belgique, aux États-Unis, celles de Mammouth du Kentucky, qui ne
comprennent pas moins de deux cent vingt-six dômes, sept rivières,
huit cataractes, trente-deux puits d'une profondeur ignorée, une
mer intérieure sur une étendue de cinq à six lieues, dont les
explorateurs n'ont encore pu atteindre l'extrême limite.

Je connais ces grottes du Kentucky pour les avoir visitées, comme
l'ont fait des milliers de touristes. La principale me servira de
terme de comparaison avec Back-Cup. À Mammouth, comme ici, la
voûte est supportée par des piliers de formes et de hauteurs
diverses, qui lui donnent l'aspect d'une cathédrale gothique, avec
nef, contre-nefs, bas-côtés, n'ayant rien, d'ailleurs, de la
régularité architectonique des édifices religieux. La seule
différence est que, si le plafond des grottes du Kentucky se
déploie à cent trente mètres de hauteur, celui de Back-Cup ne
dépasse pas une soixantaine de mètres à la partie de la voûte que
troue circulairement l'ouverture centrale, -- par laquelle
s'échappaient les fumées et les flammes.

Autre particularité, -- très importante, -- qu'il convient
d'indiquer, c'est que la plupart des grottes dont j'ai cité les
noms sont aisément accessibles et devaient par conséquent être
découvertes un jour ou l'autre.

Or il n'en est pas ainsi de Back-Cup. Indiqué sur les cartes de
ces parages comme un îlot du groupe des Bermudes, comment se fût-
on douté qu'une énorme caverne s'évidait à l'intérieur de son
massif. Pour le savoir, il fallait y pénétrer, et, pour y
pénétrer, il fallait disposer d'un appareil sous-marin, analogue
au tug que possédait le comte d'Artigas.

Et, à mon avis, c'est au hasard seul que cet étrange yachtman aura
dû de découvrir ce tunnel, qui lui a permis de fonder cette
inquiétante colonie de Back-Cup.

Maintenant, en me livrant à l'examen de la portion de mer contenue
entre les parois de cette caverne, je constate que ses dimensions
sont assez restreintes. À peine mesure-t-elle de trois cents à
trois cent cinquante mètres de circonférence. Ce n'est, à vrai
dire, qu'un lagon, encadré de rochers à pic, très suffisant pour
les manoeuvres du tug, car sa profondeur, ainsi que je l'ai
appris, n'est pas inférieure à quarante mètres.

Il va de soi que cette crypte, étant donné sa situation et sa
structure, appartient à la catégorie de celles qui sont dues à
l'envahissement des eaux de la mer. À la fois d'origine
neptunienne et plutonienne, telles se voient les grottes de Crozon
et de Morgate sur la baie de Douarnenez en France, de Bonifacio
sur le littoral de la Corse, telle celle de Thorgatten sur la côte
de Norvège, dont la hauteur n'est pas estimée à moins de cinq
cents mètres, telles enfin les catavôtres de la Grèce, les grottes
de Gibraltar en Espagne, de Tourane en Cochinchine. En somme, la
nature de leur carapace indique qu'elles sont le produit de ce
double travail géologique.

L'îlot de Back-Cup est en grande partie formé de roches calcaires.
À partir de la berge du lagon, ces roches remontent vers les
parois, en talus à pentes douces, laissant entre elles des tapis
sablonneux d'un grain très menu, agrémentés çà et là des jaunâtres
bouquets durs et serrés du perce-pierre. Puis, par épaisses
couches, s'étalent des amas de varechs et de sargasses, les uns
très secs, les autres mouillés, exhalant encore les âcres senteurs
marines, alors que le flux, après les avoir poussés à travers le
tunnel, vient de les jeter sur les rives du lagon. Ce n'est pas
là, d'ailleurs, le seul combustible employé aux multiples besoins
de Back-Cup. J'aperçois un énorme stock de houille, qui a dû être
rapporté par le tug et la goélette. Mais, je le répète, c'est de
l'incinération de ces masses herbeuses, préalablement desséchées,
que provenaient les fumées vomies par le cratère de l'îlot.

En continuant ma promenade, je distingue sur le côté septentrional
du lagon les habitations de cette colonie de troglodytes, -- ne
méritent-ils pas ce nom? Cette partie de la caverne, qui est
appelée Bee-Hive, c'est-à-dire «la Ruche», justifie pleinement
cette qualification. En effet, là sont creusées de main d'homme
plusieurs rangées d'alvéoles, dans le massif calcaire des parois,
et dans lesquels demeurent ces guêpes humaines.

Vers l'est, la disposition de la caverne est très différente. De
ce côté, se profilent, se dressent, se multiplient, se
contournent, des centaines de piliers naturels, qui soutiennent
l'intrados de la voûte. Une véritable forêt d'arbres de pierre,
dont la superficie s'étend jusqu'aux extrêmes limites de la
caverne. À travers ces piliers s'entrecroisent des sentiers
sinueux, qui permettent d'atteindre le fond de Back-Cup.

À compter les alvéoles de Bee-Hive, on peut chiffrer de quatre-
vingts à cent le nombre des compagnons du comte d'Artigas.

Précisément, devant l'une de ces cellules, isolée des autres, se
tient ce personnage que le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö
ont rejoint depuis un instant. À la suite de quelques mots
échangés, ils descendent tous les trois vers la berge et
s'arrêtent devant la jetée près de laquelle flotte le tug.

À cette heure, une douzaine d'hommes, après avoir débarqué les
marchandises, les transportent en canot sur l'autre rive où de
larges réduits, évidés dans le massif latéral, forment les
entrepôts de Back-Cup.

Quant à l'orifice du tunnel sous les eaux du lagon, il n'est pas
visible. J'ai observé, en effet, que, pour y pénétrer en venant du
large, le remorqueur a dû s'enfoncer de quelques mètres au-dessous
de la surface de l'eau. Il n'en est donc pas de la grotte de Back-
Cup comme des grottes de Staffa ou de Morgate, dont l'entrée est
toujours libre même à l'époque des hautes marées. Existe-t-il un
autre passage communiquant avec le littoral, un couloir naturel ou
artificiel?... Il importe que je sois fixé à ce sujet.

En réalité, l'îlot de Back-Cup mérite son nom. C'est bien une
énorme tasse renversée. Non seulement il en affecte la forme
extérieure, mais, -- ce qu'on ignorait, -- il en reproduit aussi
la forme intérieure.

J'ai dit que Bee-Hive occupe la partie de la caverne qui
s'arrondit au nord du lagon, c'est-à-dire la gauche en pénétrant
par le tunnel. À l'opposé sont établis les magasins, ou
s'entreposent les approvisionnements de toute sorte, ballots de
marchandises, pièces de vin et d'eau-de-vie, barils de bière,
caisses de conserves, colis multiples désignés par des marques de
diverses provenances. On dirait que les cargaisons de vingt
navires ont été débarquées en cet endroit. Un peu plus loin
s'élève une assez importante construction, entourée d'un mur de
planches, dont la destination est aisée à reconnaître. D'un poteau
qui la domine, partent les gros fils de cuivre qui alimentent de
leur courant les puissantes lampes électriques suspendues sous la
voûte et les ampoules à incandescence servant à chaque alvéole de
la ruche. Il y a même bon nombre de ces appareils d'éclairage,
installés entre les piliers de la caverne, qui permettent de
l'éclairer jusqu'à son extrême profondeur.

À présent se pose cette question: Me laissera-t-on aller librement
à l'intérieur de Back-Cup?... Je l'espère. Pourquoi le comte
d'Artigas prétendrait-il entraver ma liberté, m'interdire de
circuler à travers son mystérieux domaine?... Ne suis-je pas
enfermé entre les parois de cet îlot?... Est-il possible d'en
sortir autrement que par le tunnel?... Or, comment franchir cette
porte d'eau, qui est toujours close?...

Et puis, pour ce qui me concerne, en admettant que j'eusse pu
traverser le tunnel, est-ce que ma disparition tarderait à être
constatée?... Le tug conduirait une douzaine d'hommes sur le
littoral, qui serait fouillé jusque dans ses plus secrètes
anfractuosités... Je serais inévitablement repris, ramené à Bee-
Hive, et, cette fois, privé de la liberté d'aller et venir...

Je dois donc rejeter toute idée de fuite, tant que je n'aurai pu
mettre de mon côté quelque sérieuse chance de succès. Qu'une
circonstance favorable se présente, je ne la laisserai pas
échapper.

En circulant le long des rangées d'alvéoles, il m'a été permis
d'observer quelques-uns de ces compagnons du comte d'Artigas, qui
ont accepté cette monotone existence dans les profondeurs de Back-
Cup. Je le répète, leur nombre peut être évalué à une centaine,
d'après celui des cellules de Bee-Hive.

Lorsque je passe, ces gens ne font aucune attention à moi. À les
examiner de près, ils me paraissent s'être recrutés d'un peu
partout. Entre eux, je ne distingue aucune communauté d'origine, -
- pas même ce lien qui en ferait soit des Américains du Nord, soit
des Européens, soit des Asiatiques. La coloration de leur peau va
du blanc au cuivre et au noir, -- le noir de l'Australasie plutôt
que celui de l'Afrique. En résumé, ils semblent pour la plupart
appartenir aux races malaises, et ce type est même très
reconnaissable chez le plus grand nombre. J'ajoute que le comte
d'Artigas est certainement sorti de cette spéciale race des îles
néerlandaises de l'Ouest-Pacifique, alors que l'ingénieur Serkö
serait Levantin, le capitaine Spade d'origine italienne.

Mais, si ces habitants de Back-Cup ne sont pas reliés par un lien
de race, ils le sont certainement par celui des instincts et des
appétits. Quelles inquiétantes physionomies, quelles figures
farouches, quels types foncièrement sauvages! Ce sont des natures
violentes, cela se voit, qui n'ont jamais su refréner leurs
passions ni reculer devant aucun excès. Et, -- cette idée me
vient, -- pourquoi ne serait-ce pas à la suite d'une longue série
de crimes, vols, incendies, meurtres, attentats de toute sorte
exercés en commun, qu'ils auraient eu la pensée de se réfugier au
fond de cette caverne, où ils peuvent se croire assurés d'une
absolue impunité?... Le comte d'Artigas ne serait plus alors que
le chef d'une bande de malfaiteurs, avec ses deux lieutenants
Spade et Serkö, et Back-Cup un repaire de pirates...

Telle est la pensée qui s'est décidément incrustée en mon cerveau.
Je serai bien surpris si l'avenir démontre que je me suis trompé.
D'ailleurs, ce que je remarque au cours de cette première
exploration est fait pour confirmer mon opinion, et autoriser les
plus suspectes hypothèses.

Dans tous les cas, quels qu'ils soient et quelles que soient les
circonstances qui les ont réunis en ce lieu, les compagnons du
comte d'Artigas me paraissent avoir accepté sans réserve sa toute-
puissante domination. En revanche, si une sévère discipline les
maintient sous sa main de fer, il est probable que certains
avantages doivent compenser cette espèce de servitude à laquelle
ils ont consenti... Lesquels?...

Après avoir contourné la partie de la berge sous laquelle débouche
le tunnel, j'atteins la rive opposée du lagon. Ainsi que je l'ai
reconnu déjà, sur cette rive est établi l'entrepôt des
marchandises apportées par la goélette _Ebba_ à chacun de ses
voyages. De vastes excavations, creusées dans les parois, peuvent
contenir et contiennent un nombre considérable de ballots.

Au-delà se trouve la fabrique d'énergie électrique. En passant
devant les fenêtres, j'aperçois certains appareils, d'invention
récente, peu encombrants et très perfectionnés.

Point de ces machines à vapeur, qui nécessitent l'emploi de la
houille et exigent un mécanisme compliqué. Ainsi que je l'avais
pressenti, ce sont des piles d'une extraordinaire puissance, qui
fournissent le courant aux lampes de la caverne comme aux dynamos
du tug. Sans doute aussi, ce courant sert aux divers usages
domestiques, au chauffage de Bee-Hive, à la cuisson des aliments.
Ce que je constate, c'est qu'il est appliqué, dans une cavité
voisine, aux alambics qui servent à la production de l'eau douce.
Les colons de Back-Cup n'en sont pas réduits à recueillir pour
leur boisson les pluies abondamment versées sur le littoral de
l'îlot. À quelques pas de la fabrique d'énergie électrique
s'arrondit une large citerne que je puis comparer, toute
proportion gardée, à celles que j'avais visitées aux Bermudes. Là,
il s'agissait de pourvoir aux besoins d'une population de dix
mille habitants... ici d'une centaine de...

Je ne sais encore comment les qualifier. Que leur chef et eux
aient eu de sérieuses raisons pour habiter dans les entrailles de
cet îlot, cela est l'évidence même, mais quelles sont-elles?...
Lorsque des religieux s'enferment entre les murs de leur couvent
avec l'intention de se séparer du reste des humains, cela
s'explique. À vrai dire, ils n'ont l'air ni de bénédictins ni de
chartreux, les sujets du comte d'Artigas!

En poursuivant ma promenade à travers la forêt de piliers, je suis
arrivé à l'extrême limite de la caverne. Personne ne m'a gêné,
personne ne m'a parlé, personne n'a même paru s'inquiéter de mon
individu. Cette portion de Back-Cup est extrêmement curieuse,
comparable à ce qu'offrent de plus merveilleux les grottes du
Kentucky ou des Baléares. Il va de soi que le travail de l'homme
ne se montre nulle part. Seul apparaît le travail de la nature, et
ce n'est pas sans un certain étonnement, mêlé d'effroi, que l'on
songe à ces forces telluriques, qui sont capables d'engendrer de
si prodigieuses substructions. La partie située au-delà du lagon
ne reçoit que très obliquement les rayons lumineux du cratère
central. Le soir, éclairée de lampes électriques, elle doit
prendre un aspect fantastique. En aucun endroit, malgré mes
recherches, je n'ai trouvé d'issue communiquant avec l'extérieur.

À noter que l'îlot offre asile à de nombreux couples d'oiseaux,
goélands, mouettes, hirondelles de mer, -- hôtes habituels des
plages bermudiennes. Ici, semble-t-il, on ne leur a jamais donné
la chasse, on les laisse se multiplier à loisir, et ils ne
s'effraient pas du voisinage de l'homme.

Au surplus, Back-Cup possède également d'autres animaux que ces
volatiles d'essence marine. Du côté de Bee-Hive sont ménagés des
enclos destinés aux vaches, aux porcs, aux moutons, aux volailles.
L'alimentation est donc non moins assurée que variée, grâce,
également, aux produits de la pêche, soit entre les récifs du
dehors, soit dans les eaux du lagon, où abondent des poissons
d'espèces très variées.

En somme, pour se convaincre que les hôtes de Back-Cup ne manquent
d'aucune ressource, il suffit de les regarder. Ce sont tous gens
vigoureux, robustes types de marins cuits et recuits sous le hâle
des chaudes latitudes, au sang riche et suroxygéné par les brises
de l'Océan. Il n'y a ni enfants ni vieillards, -- rien que des
hommes dont l'âge est compris entre trente et cinquante ans.

Mais pourquoi ont-ils accepté de se soumettre à ce genre
d'existence?... Et puis, ne quittent-ils donc jamais cette
retraite de Back-Cup?...

Peut-être ne tarderai-je pas à l'apprendre.

X
Ker Karraje


L'alvéole que j'occupe est situé à une centaine de pas de
l'habitation du comte d'Artigas, l'une des dernières de cette
rangée de Bee-Hive. Si je ne dois pas la partager avec Thomas
Roch, je pense du moins qu'elle se trouve voisine de la sienne?
Pour que le gardien Gaydon puisse continuer ses soins au
pensionnaire de Healthful-House, il faut que les deux cellules
soient contiguës... Je serai, j'imagine, bientôt fixé à cet égard.

Le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö demeurent séparément à
proximité de l'hôtel d'Artigas.

Un hôtel?... Oui, pourquoi ne point lui donner ce nom, puisque
cette habitation a été arrangée avec un certain art? Des mains
habiles ont taillé la roche, de manière à figurer une façade
ornementale. Une large porte y donne accès. Le jour pénètre par
plusieurs fenêtres, percées dans le calcaire, et que ferment des
châssis à carreaux de couleurs. L'intérieur comprend diverses
chambres, une salle à manger et un salon éclairés par un vitrail,
-- le tout aménagé de manière que l'aération s'opère dans des
conditions parfaites. Les meubles sont d'origines différentes, de
formes très fantaisistes, avec les marques de fabrication
française, anglaise, américaine. Évidemment, leur propriétaire
tient à la variété des styles.

Quant à l'office et à la cuisine, on les a disposées dans des
cellules annexes, en arrière de Bee-Hive.

L'après-midi, au moment où je sortais avec la ferme intention
d'» obtenir une audience» du comte d'Artigas, j'aperçois ce
personnage alors qu'il remontait des rives du lagon vers la ruche.
Soit qu'il ne m'ait point vu, soit qu'il ait voulu m'éviter, il a
hâté le pas, et je n'ai pu le rejoindre.

«Il faut pourtant qu'il me reçoive!» me suis-je dit.

Je me hâte et m'arrête devant la porte de l'habitation qui venait
de se refermer.

Une espèce de grand diable, d'origine malaise, très foncé de
couleur, paraît aussitôt sur le seuil. D'une voix rude, il me
signifie de m'éloigner.

Je résiste à cette injonction, et j'insiste, en répétant par deux
fois cette phrase en bon anglais:

«Prévenez le comte d'Artigas que je désire être reçu à l'instant
même.»

Autant eût valu m'adresser aux roches de Back-Cup! Ce sauvage ne
comprend sans doute pas un mot de la langue anglaise et ne me
répond que par un cri menaçant.

L'idée me prend alors de forcer la porte, d'appeler de façon à
être entendu du comte d'Artigas. Mais, selon toute probabilité,
cela n'aurait d'autre résultat que de provoquer la colère du
Malais, dont la force doit être herculéenne.

Je remets à un autre moment l'explication qui m'est due, -- que
j'aurai tôt ou tard. En longeant la rangée de Bee-Hive dans la
direction de l'est, ma pensée s'est reportée sur Thomas Roch. Je
suis très surpris de ne pas l'avoir encore aperçu pendant cette
première journée. Est-ce qu'il serait en proie à une nouvelle
crise?...

Cette hypothèse n'est guère admissible. Le comte d'Artigas, -- à
s'en rapporter à ce qu'il m'a dit, -- aurait eu soin de mander
près de l'inventeur son gardien Gaydon.

À peine ai-je fait une centaine de pas que je rencontre
l'ingénieur Serkö.

De manières engageantes, de bonne humeur comme à l'habitude, cet
ironiste sourit en m'apercevant, et ne cherche point à m'éviter.
S'il savait que je suis un confrère, un ingénieur, -- en admettant
qu'il le soit, -- peut-être me ferait-il meilleur accueil?... Mais
je me garderai bien de lui décliner mes nom et qualités.

L'ingénieur Serkö s'est arrêté, les yeux brillants, la bouche
moqueuse, et il accompagne le bonjour qu'il me souhaite d'un geste
des plus gracieux.

Je réponds froidement à sa politesse, -- ce qu'il affecte de ne
point remarquer.

«Que saint Jonathan vous protège, monsieur Gaydon! me dit-il de sa
voix fraîche et sonore. Vous ne vous plaindrez pas, je l'espère,
de l'heureuse circonstance qui vous a permis de visiter cette
caverne, merveilleuse entre toutes... oui! l'une des plus
belles... et pourtant des moins connues de notre sphéroïde!...»

Ce mot de la langue scientifique, au cours d'une conversation avec
un simple gardien, me surprend, je l'avoue, et je me borne à
répondre:

«Je n'aurai pas à me plaindre, monsieur Serkö, à la condition
qu'après avoir eu le plaisir de visiter cette caverne, j'aie la
liberté d'en sortir...

-- Quoi! vous songeriez déjà à nous quitter, monsieur Gaydon... à
retourner dans votre triste pavillon de Healthful-House?... C'est
à peine si vous avez exploré notre magnifique domaine, si vous
avez pu en admirer les beautés incomparables, dont la nature seule
a fait tous les frais...

-- Ce que j'ai vu me suffit, ai-je répliqué, et en cas que vous me
parleriez sérieusement, je vous répondrais sérieusement que je ne
désire pas en voir davantage.

-- Allons, monsieur Gaydon, permettez-moi de vous faire observer
que vous n'avez pas encore pu apprécier les avantages d'une
existence qui se passe dans ce milieu sans rival!... Vie douce et
tranquille, exempte de tout souci, avenir assure, conditions
matérielles comme il ne s'en rencontre nulle part, égalité de
climat, rien à craindre des tempêtes qui désolent ces parages de
l'Atlantique, pas plus des glaces de l'hiver que des feux de
l'été!... C'est à peine si les changements de saison modifient
cette atmosphère tempérée et salubre!... Ici, nous n'avons point à
redouter les colères de Pluton ou de Neptune...»

Cette évocation de noms mythologiques me paraît on ne peut moins à
sa place. Il est visible que l'ingénieur Serkö se moque de moi.
Est-ce que le surveillant Gaydon a jamais entendu parler de Pluton
et de Neptune?...

«Monsieur, dis-je, il est possible que ce climat vous convienne,
que vous appréciez comme ils le méritent les avantages de vivre au
fond de cette grotte de...»

J'ai été sur le point de prononcer ce nom de Back-Cup... je me
suis retenu à temps. Qu'arriverait-il, si l'on me soupçonnait de
connaître le nom de l'îlot, et, par suite, son gisement à
l'extrémité ouest du groupe des Bermudes!

Aussi ai-je continué en disant:

«Mais, si ce climat ne me convient pas, j'ai le droit d'en
changer, ce me semble...

-- Le droit, en effet.

-- Et j'entends qu'il me soit permis de partir et que l'on me
fournisse les moyens de retourner en Amérique.

-- Je n'ai aucune bonne raison à vous opposer, monsieur Gaydon,
répond l'ingénieur Serkö. Votre prétention est même de tous points
fondée. Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble
et superbe indépendance, que nous ne relevons d'aucune puissance
étrangère, que nous échappons à toute autorité du dehors, que nous
ne sommes les colons d'aucun État de l'ancien ni du nouveau
monde... Cela mérite considération de quiconque a l'âme fière, le
coeur haut placé... Et puis, quels souvenirs évoquent chez un
esprit cultivé ces grottes qui semblent avoir été creusées de la
main des dieux, et dans lesquelles ils rendaient autrefois leurs
oracles par la bouche de Trophonius...»

Décidément, l'ingénieur Serkö se plaît aux citations de la Fable!
Trophonius après Pluton et Neptune! Ah çà! se figure-t-il qu'un
gardien d'hospice connaisse Trophonius?... Il est visible que ce
moqueur continue à se moquer, et je fais appel à toute ma patience
pour ne pas lui répondre sur le même ton.

«Il y a un instant, dis-je d'une voix brève, j'ai voulu entrer
dans cette habitation, qui est, si je ne me trompe, celle du comte
d'Artigas, et j'en ai été empêché...

-- Par qui, monsieur Gaydon?...

-- Par un homme au service du comte.

-- C'est que, très probablement, cet homme avait reçu des ordres
formels à votre égard.

-- Il faut pourtant, qu'il le veuille ou non, que le comte
d'Artigas m'écoute...

-- Je crains bien que ce ne soit difficile... et même impossible,
répond en souriant l'ingénieur Serkö.

-- Et pourquoi?...

-- Parce qu'il n'y a plus, ici, de comte d'Artigas.

-- Vous raillez, je pense!... Je viens de l'apercevoir...

-- Ce n'est pas le comte d'Artigas que vous avez aperçu, monsieur
Gaydon...

-- Et qui est-ce donc, s'il vous plaît?...

-- C'est le pirate Ker Karraje.» Ce nom me fut jeté d'une voix
dure, et l'ingénieur Serkö est parti sans que j'aie eu la pensée
de le retenir.

Le pirate Ker Karraje!

Oui!... Ce nom est toute une révélation pour moi!... Ce nom, je le
connais, et quels souvenirs il évoque!... Il m'explique, à lui
seul, ce que je regardais comme inexplicable! Il me dit quel est
l'homme entre les mains duquel je suis tombé!...

Avec ce que je savais déjà, avec ce que j'ai appris depuis mon
arrivée à Back-Cup de la bouche même de l'ingénieur Serkö, voici
ce qu'il m'est loisible de raconter sur le passé et le présent de
ce Ker Karraje.

Il y a de cela huit à neuf ans, les mers de l'Ouest-Pacifique
furent désolées par des attentats sans nombre, des faits de
piraterie, qui s'accomplissaient avec une rare audace. À cette
époque, une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs
des contingents coloniaux, échappés des pénitenciers, matelots
ayant abandonné leurs navires, opérait sous un chef redoutable. Le
noyau de cette bande s'était d'abord formé de ces gens, rebut des
populations européenne et américaine, qu'avait attirés la
découverte de riches placers dans les districts de la Nouvelle-
Galles du Sud en Australie.

Parmi ces chercheurs d'or, se trouvaient le capitaine Spade et
l'ingénieur Serkö, deux déclassés, qu'une certaine communauté
d'idées et de caractère ne tarda pas à lier très intimement.

Ces hommes, instruits, résolus, eussent certainement réussi en
toute carrière, rien que par leur intelligence. Mais, sans
conscience ni scrupules, déterminés à s'enrichir par n'importe
quels moyens, demandant à la spéculation et au jeu ce qu'ils
auraient pu obtenir par le travail patient et régulier, ils se
jetèrent à travers les plus invraisemblables aventures, riches un
jour, ruinés le lendemain, comme la plupart de ces gens sans aveu,
qui vinrent chercher fortune sur les gisements aurifères.

Il y avait alors aux placers de la Nouvelle-Galles du Sud un homme
d'une audace incomparable, un de ces oseurs qui ne reculent devant
rien, -- pas même devant le crime, -- et dont l'influence est
irrésistible sur les natures violentes et mauvaises.

Cet homme se nommait Ker Karraje.

Quelles étaient l'origine et la nationalité de ce pirate, quels
étaient ses antécédents, cela n'avait jamais pu être établi dans
les enquêtes qui furent ordonnées à son sujet. Mais s'il avait su
échapper à toutes les poursuites, son nom, -- du moins celui qu'il
se donnait, -- courut le monde. On ne le prononçait qu'avec
horreur et terreur, comme celui d'un personnage légendaire,
invisible, insaisissable.

Moi, maintenant, j'ai lieu de croire que ce Ker Karraje est de
race malaise. Peu importe, en somme. Ce qui est certain, c'est
qu'on le tenait à bon droit pour un forban redoutable, l'auteur
des multiples attentats commis dans ces mers lointaines.

Après avoir passé quelques années sur les placers de l'Australie,
où il fit la connaissance de l'ingénieur Serkö et du capitaine
Spade, Ker Karraje parvint à s'emparer d'un navire dans le port de
Melbourne, de la province de Victoria. Une trentaine de coquins,
dont le nombre devait bientôt être triplé, se firent ses
compagnons. En cette partie de l'océan Pacifique, où la piraterie
est encore si facile, et, disons-le, si fructueuse -- combien de
bâtiments furent pillés, combien d'équipages massacrés, combien de
razzias organisées dans certaines îles de l'Ouest que les colons
n'étaient pas de force à défendre. Quoique le navire de Ker
Karraje, commandé par le capitaine Spade, eût été plusieurs fois
signalé, on ne put jamais s'en emparer. Il semblait qu'il eût la
faculté de disparaître à sa fantaisie au milieu de ces labyrinthes
d'archipels dont le forban connaissait toutes les passes et toutes
les criques.

L'épouvante régnait donc en ces parages. Les Anglais, les
Français, les Allemands, les Russes, les Américains envoyèrent
vainement des vaisseaux à la poursuite de cette sorte de navire-
spectre, qui s'élançait on ne sait d'où, se cachait on ne sait où,
après des pillages et des massacres que l'on désespérait de
pouvoir arrêter ou punir.

Un jour, ces actes criminels prirent fin. On n'entendit plus
parler de Ker Karraje. Avait-il abandonné le Pacifique pour
d'autres mers?... La piraterie allait-elle recommencer
ailleurs?... Comme elle ne se reproduisit pas de quelque temps, on
eut cette idée: c'est que, sans parler de ce qui avait dû être
dépensé en orgies et en débauches, il restait assez du produit de
ces vols si longtemps exercés pour constituer un trésor d'une
énorme valeur. Et, maintenant, sans doute, Ker Karraje et ses
compagnons en jouissaient, l'ayant mis en sûreté en quelque
retraite connue d'eux seuls.

Où s'était réfugiée la bande depuis sa disparition?... Toutes
recherches à ce sujet furent stériles. L'inquiétude ayant cessé
avec le danger, l'oubli commença de se faire sur les attentats
dont l'Ouest-Pacifique avait été le théâtre.

Voilà ce qui s'était passé, -- voici maintenant ce qu'on ne saura
jamais, si je ne parviens pas à m'échapper de Back-Cup:

Oui, ces malfaiteurs étaient possesseurs de richesses
considérables, lorsqu'ils abandonnèrent les mers occidentales du
Pacifique. Après avoir détruit leur navire, ils se dispersèrent
par des voies diverses, non sans être convenus de se retrouver sur
le continent américain.

À cette époque, l'ingénieur Serkö, très instruit en sa partie,
très habile mécanicien, et qui avait étudié de préférence le
système des bateaux sous-marins, proposa à Ker Karraje de faire
construire un de ces appareils, afin de reprendre sa criminelle
existence dans des conditions plus secrètes et plus redoutables.

Ker Karraje saisit tout ce qu'avait de pratique l'idée de son
complice, et, l'argent ne manquant point, il n'y eut qu'à se
mettre à l'oeuvre.

Tandis que le soi-disant comte d'Artigas commandait la goélette
_Ebba_ aux chantiers de Gotteborg, en Suède, il donna aux
chantiers Cramps de Philadelphie, en Amérique, les plans d'un
bateau sous-marin, dont la construction ne donna lieu à aucun
soupçon. D'ailleurs, ainsi qu'on va le voir, il ne devait pas
tarder à disparaître corps et biens.

Ce fut sur les gabarits de l'ingénieur Serkö et sous sa
surveillance spéciale que cet appareil fut établi, en utilisant
les divers perfectionnements de la science nautique d'alors. Un
courant, produit par des piles de nouvelle invention, actionnant
les réceptrices calées sur l'arbre de l'hélice, devait donner à
son moteur une énorme puissance propulsive.

Il va de soi que personne n'aurait pu deviner dans le comte
d'Artigas Ker Karraje, l'ancien pirate du Pacifique, ni dans
l'ingénieur Serkö le plus déterminé de ses complices. On ne voyait
en lui qu'un étranger de haute origine, de grande fortune, qui,
depuis un an, fréquentait avec sa goélette _Ebba _les ports des
États-Unis, la goélette ayant pris la mer bien avant que la
construction du tug eût été terminée.

Ce travail n'exigea pas moins de dix-huit mois. Quand il fut
achevé, le nouveau bateau excita l'admiration de tous ceux qui
s'intéressaient à ces engins de navigation sous-marine. Par sa
forme extérieure, son appropriation intérieure, son système
d'aération, son habitabilité, sa stabilité, sa rapidité
d'immersion, sa maniabilité, sa facilité d'évolution en portées et
en plongées, son aptitude à gouverner, sa vitesse extraordinaire,
le rendement des piles auxquelles il empruntait sa force
mécanique, il dépassait, et de beaucoup, les successeurs des
_Goubet_, des_ Gymnote_, des _Zédé_ et autres échantillons déjà si
perfectionnés à cette époque.

On allait pouvoir en juger, au surplus, car, après divers essais
très réussis, une expérience publique fut faite en pleine mer, à
quatre milles au large de Charleston, en présence de nombreux
navires de guerre, de commerce, de plaisance, américains et
étrangers, convoqués à cet effet.

Il va sans dire que l'_Ebba_ se trouvait au nombre de ces navires,
ayant à son bord le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le
capitaine Spade et son équipage, -- moins une demi-douzaine
d'hommes destinés à la manoeuvre du bateau sous-marin, que
dirigeait le mécanicien Gibson, un Anglais très hardi et très
habile.

Le programme de cette expérience définitive comportait diverses
évolutions à la surface de l'Océan, puis une immersion qui devait
se prolonger un certain nombre d'heures, après lesquelles
l'appareil avait ordre de réapparaître, quand il aurait atteint
une bouée placée à plusieurs milles au large.

Le moment venu, lorsque le panneau supérieur eut été fermé, le
bateau manoeuvra d'abord sur la mer, et ses résultats de vitesse,
ses essais de virages, provoquèrent chez les spectateurs une
admiration justifiée.

Puis, à un signal parti de l'_Ebba_, l'appareil sous-marin
s'enfonça lentement et disparut à tous les regards.

Quelques-uns des navires se dirigèrent vers le but, qui était
assigné pour la réapparition.

Trois heures s'écoulèrent... le bateau n'avait pas remonté à la
surface de la mer.

Ce que l'on ne pouvait savoir, c'est que, d'accord avec le comte
d'Artigas et l'ingénieur Serkö, cet appareil, destiné au
remorquage secret de la goélette, ne devait réémerger qu'à
plusieurs milles de là. Mais, excepté chez ceux qui étaient dans
le secret, il n'y eut doute pour personne qu'il eût péri par suite
d'un accident survenu soit à sa coque, soit à sa machine. À bord
de l'_Ebba_, la consternation fut remarquablement jouée, tandis
qu'elle était des plus réelles à bord des autres bâtiments. On fit
des sondages, on envoya des scaphandriers sur le parcours supposé
du bateau. Recherches vaines, il ne parut que trop certain qu'il
était englouti dans les profondeurs de l'Atlantique.

À deux jours de là, le comte d'Artigas reprenait la mer, et,
quarante-huit heures plus tard, il retrouvait le tug à l'endroit
convenu d'avance.

Voilà comment Ker Karraje devint possesseur d'un admirable engin,
qui fut destiné à cette double fonction: le remorquage de la
goélette, l'attaque des navires. Avec ce terrible instrument de
destruction, dont on ne soupçonnait pas l'existence, le comte
d'Artigas allait pouvoir recommencer le cours de ses pirateries
dans les meilleures conditions de sécurité et d'impunité.

Ces détails, je les appris par l'ingénieur Serkö, très fier de son
oeuvre, -- très certain aussi que le prisonnier de Back-Cup ne
pourrait jamais en dévoiler le secret. En effet, on comprend de
quelle puissance offensive disposait Ker Karraje. Pendant la nuit,
le tug se jetait sur les bâtiments qui ne peuvent se défier d'un
yacht de plaisance. Quand il les a défoncés de son éperon, la
goélette les aborde, ses hommes massacrent les équipages, pillent
les cargaisons. Et c'est ainsi que nombre de navires ne figurent
plus aux nouvelles de mer que sous cette désespérante rubrique:
disparus corps et biens.

Pendant une année, après cette odieuse comédie de la baie de
Charleston, Ker Karraje exploita les parages de l'Atlantique au
large des États-Unis. Ses richesses s'accrurent dans une
proportion énorme. Les marchandises dont il n'avait pas l'emploi,
on les vendait sur des marchés lointains, et le produit de ces
pillages se transformait en argent et en or. Mais ce qui manquait
toujours, c'était un lieu secret, où les pirates pussent déposer
ces trésors en attendant le jour du partage.

Le hasard leur vint en aide. Alors qu'ils exploraient les couches
sous-marines aux approches des Bermudes, l'ingénieur Serkö et le
mécanicien Gibson découvrirent à la base de l'îlot ce tunnel qui
donnait accès à l'intérieur de Back-Cup. Où Ker Karraje eût-il
jamais pu trouver pareil refuge, plus à l'abri de toutes
perquisitions?... Et c'est ainsi qu'un des îlots de cet archipel
bermudien, qui avait été un repaire de forbans, devint celui d'une
bande bien autrement redoutable.

Cette retraite de Back-Cup adoptée, sous sa vaste voûte s'organisa
la nouvelle existence du comte d'Artigas et de ses compagnons,
telle que j'étais à même de l'observer. L'ingénieur Serkö installa
une fabrique d'énergie électrique, sans recourir à ces machines
dont la construction à l'étranger eût pu paraître suspecte, et
rien qu'avec ces piles d'un montage facile, n'exigeant que
l'emploi de plaques de métaux, de substances chimiques, dont
l'_Ebba _s'approvisionnait pendant ses relâches aux États-Unis.

On devine sans peine ce qui s'était passé dans la nuit du 19 au
20. Si le trois-mâts, qui ne pouvait se déplacer faute de vent,
n'était plus en vue au lever du jour, c'est qu'il avait été abordé
par le tug, attaqué par la goélette, pillé, coulé avec son
équipage... Et c'est une partie de sa cargaison qui se trouvait à
bord de l'_Ebba_, alors qu'il avait disparu dans les abîmes de
l'Atlantique!...

En quelles mains je suis tombé, et comment finira cette
aventure?... Pourrai-je jamais m'échapper de cette prison de Back-
Cup, dénoncer ce faux comte d'Artigas, délivrer les mers des
pirates de Ker Karraje?...

Et, si terrible qu'il soit déjà, Ker Karraje ne le sera-t-il pas
plus encore, en cas qu'il devienne possesseur du Fulgurateur
Roch?... Oui, cent fois! S'il utilise ces nouveaux engins de
destruction, aucun bâtiment de commerce ne pourra lui résister,
aucun navire de guerre échapper à une destruction totale.

Je reste longtemps obsédé de ces réflexions que me suggère la
révélation du nom de Ker Karraje. Tout ce que je connaissais de ce
fameux pirate est revenu à ma mémoire, -- son existence alors
qu'il écumait les parages du Pacifique, les expéditions engagées
par les puissances maritimes contre son navire, l'inutilité de
leurs campagnes. C'était à lui qu'il fallait attribuer, depuis
quelques années, ces inexplicables disparitions de bâtiments au
large du continent américain... Il n'avait fait que changer le
théâtre de ses attentats... On pensait en être débarrassé, et il
continuait ses pirateries sur ces mers si fréquentées de
l'Atlantique, avec l'aide de ce tug que l'on croyait englouti sous
les eaux de la baie Charleston...

«Maintenant, me dis-je, voici que je connais son véritable nom et
sa véritable retraite, -- Ker Karraje et Back-Cup! Mais, si Serkö
a prononcé ce nom devant moi, c'est qu'il y était autorisé...
N'est-ce pas m'avoir fait comprendre que je dois renoncer à jamais
recouvrer ma liberté?...»

L'ingénieur Serkö avait manifestement vu l'effet produit sur moi
par cette révélation. En me quittant, je me le rappelle, il
s'était dirigé vers l'habitation de Ker Karraje, voulant sans
doute le mettre au courant de ce qui s'était passé. Après une
assez longue promenade sur les berges du lagon, je me disposais à
regagner ma cellule, lorsqu'un bruit de pas se fait entendre
derrière moi. Je me retourne.

Le comte d'Artigas, accompagné du capitaine Spade, est là. Il me
jette un regard inquisiteur. Et alors ces mots de m'échapper dans
un mouvement d'irritation dont je ne suis pas maître:

«Monsieur, vous me gardez ici contre tout droit!... Si c'est pour
soigner Thomas Roch que vous m'avez enlevé de Healthful-House, je
refuse de lui donner mes soins, et je vous somme de me
renvoyer...»

Le chef de pirates ne fait pas un geste, ne prononce pas une
parole.

La colère m'emporte alors au-delà de toute mesure.

«Répondez, comte d'Artigas, -- ou plutôt, -- car je sais qui vous
êtes... répondez... Ker Karraje...»

Et il répond:

«Le comte d'Artigas est Ker Karraje... comme le gardien Gaydon est
l'ingénieur Simon Hart, et Ker Karraje ne rendra jamais la liberté
à l'ingénieur Simon Hart qui connaît ses secrets!...»

XI
Pendant cinq semaines


La situation est nette. Ker Karraje sait qui je suis... Il me
connaissait, lorsqu'il a fait procéder au double enlèvement de
Thomas Roch et de son gardien...

Comment cet homme y est-il arrivé, comment a-t-il appris ce que
j'avais pu cacher à tout le personnel de Healthful-House, comment
a-t-il su qu'un ingénieur français remplissait les fonctions de
surveillant près de Thomas Roch?... J'ignore de quelle façon cela
s'est fait, mais cela est.

Évidemment, cet homme possédait des moyens d'informations qui
devaient lui coûter cher, mais dont il a tiré grand profit. Un
personnage de cette trempe ne regarde pas à l'argent, d'ailleurs,
lorsqu'il s'agit d'atteindre son but.

Et désormais, c'est ce Ker Karraje, ou plutôt son complice
l'ingénieur Serkö, qui va me remplacer près de l'inventeur Thomas
Roch. Ses efforts réussiront-ils mieux que les miens?... Dieu
veuille qu'il n'en soit rien, et que ce malheur soit épargné au
monde civilisé!

Je n'ai pas répondu à la dernière phrase de Ker Karraje. Elle m'a
produit l'effet d'une balle tirée à bout portant. Je ne suis pas
tombé, cependant, comme s'y attendait peut-être le prétendu comte
d'Artigas.

Non! mon regard est allé droit au sien, qui ne s'est pas abaissé
et dont jaillissaient des étincelles. J'avais croisé les bras, à
son exemple. Et pourtant, il était le maître de ma vie... Il
suffisait d'un signe pour qu'un coup de revolver m'étendît à ses
pieds... Puis, mon corps, précipité dans ce lagon, aurait été
emporté à travers le tunnel au large de Back-Cup...

Après cette scène, on m'a laissé libre comme avant. Aucune mesure
n'est prise contre moi. Je puis circuler entre les piliers
jusqu'aux extrêmes limites de la caverne, qui, -- cela n'est que
trop évident, -- ne possède pas d'autre issue que le tunnel.

Lorsque j'eus regagné mon alvéole à l'extrémité de Bee-Hive, en
proie aux mille réflexions que me suggère cette situation
nouvelle, je me dis:

«Si Ker Karraje sait que je suis l'ingénieur Simon Hart, qu'il ne
sache jamais, du moins, que je connais l'exact gisement de cet
îlot de Back-Cup.»

Quant au projet de confier Thomas Roch à mes soins, j'imagine que
le comte d'Artigas ne l'a jamais eu sérieusement, puisque mon
identité lui était révélée. Je le regrette dans une certaine
mesure, car il est indubitable que l'inventeur sera l'objet de
sollicitations pressantes, que l'ingénieur Serkö va employer tous
les moyens pour obtenir la composition de l'explosif et du
déflagrateur dont il saura faire un si détestable usage au cours
de ses futures pirateries... Oui! mieux vaudrait que je fusse
resté le gardien de Thomas Roch... ici comme à Healthful-House.

Durant les quinze jours qui suivent, je n'ai pas aperçu une seule
fois mon ancien pensionnaire. Personne, je le répète, ne m'a gêné
dans mes promenades quotidiennes. De la partie matérielle de
l'existence je n'ai aucunement à me préoccuper. Mes repas viennent
avec une régularité réglementaire de la cuisine du comte
d'Artigas, -- nom et titre dont je ne me suis pas déshabitué et
que parfois je lui donne encore. Que sur la question de nourriture
je ne sois pas difficile, d'accord; mais il serait injuste
néanmoins de formuler la moindre plainte à ce sujet.
L'alimentation ne laisse rien à désirer, grâce aux
approvisionnements renouvelés à chaque voyage de l'_Ebba_.

Il est heureux aussi que la possibilité d'écrire ne m'ait jamais
manqué pendant ces longues heures de désoeuvrement. J'ai donc pu
consigner sur mon carnet les plus menus faits depuis l'enlèvement
de Healthful-House et tenir mes notes jour par jour. Je
continuerai ce travail tant que la plume ne me sera pas arrachée
des mains. Peut-être servira-t-il dans l'avenir à dévoiler les
mystères de Back-Cup.

-- _Du 5 au 25 juillet. _-- Deux semaines d'écoulées, et aucune
tentative, pour me rapprocher de Thomas Roch, n'a pu réussir. Il
est évident que des mesures sont prises pour le soustraire à mon
influence, si inefficace qu'elle ait été jusqu'alors. Mon seul
espoir est que le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine
Spade perdront leur temps et leurs peines à vouloir s'approprier
les secrets de l'inventeur.

Trois ou quatre fois, -- à ma connaissance du moins, -- Thomas
Roch et l'ingénieur Serkö se sont promenés ensemble, en faisant le
tour du lagon. Autant que j'ai pu en juger, le premier semblait
écouter avec une certaine attention ce que lui disait le second.
Celui-ci lui a fait visiter toute la caverne, l'a conduit à la
fabrique d'énergie électrique, lui a montré en détail la
machinerie du tug... Visiblement, l'état mental de Thomas Roch
s'est amélioré depuis son départ de Healthful-House.

C'est dans l'habitation de Ker Karraje que Thomas Roch occupe une
chambre à part. Je ne mets pas en doute qu'il ne soit
journellement circonvenu, surtout par l'ingénieur Serkö. À l'offre
de lui payer son engin du prix exorbitant qu'il demande, -- et se
rend-il compte de la valeur de l'argent? -- aura-t-il la force de
résister?... Ces misérables peuvent l'éblouir de tant d'or,
provenant des rapines accumulées durant tant d'années!... En
l'état d'esprit où il se trouve, ne se laissera-t-il pas aller à
communiquer la composition de son Fulgurateur?... Il suffirait
alors de rapporter à Back-Cup les substances nécessaires, et
Thomas Roch aura tout le loisir de se livrer à ses combinaisons
chimiques. Quant aux engins, quoi de plus facile que d'en
commander un certain nombre dans une usine du continent, d'en
ordonner la fabrication par pièces séparées, de manière à ne point
éveiller les soupçons?... Et ce que peut devenir un tel agent de
destruction entre les mains de ces pirates, mes cheveux se
dressent rien que d'y penser!

Ces intolérables appréhensions ne me laissent plus une heure de
répit, elles me rongent, ma santé s'en ressent. Bien qu'un air pur
emplisse l'intérieur de Back-Cup, je suis parfois pris
d'étouffements. Il me semble que ces épaisses parois m'écrasent de
tout leur poids. Et puis, je me sens séparé du reste du monde, --
comme en dehors de notre globe, -- ne sachant rien de ce qui se
passe dans les pays d'outre-mer!... Ah! à travers cette ouverture
à la voûte qui s'évide au-dessus du lagon, s'il était possible de
s'enfuir... de se sauver par la cime de l'îlot... de redescendre à
sa base!...

Dans la matinée du 25 juillet, je rencontre enfin Thomas Roch. Il
est seul sur la rive opposée, et je me demande même, puisque je ne
les ai pas vus depuis la veille, si Ker Karraje, l'ingénieur Serkö
et le capitaine Spade ne sont pas partis pour quelque «expédition»
au large de Back-Cup...

Je me dirige vers Thomas Roch et, avant qu'il ait pu m'apercevoir,
je l'examine avec attention.

Sa physionomie sérieuse, pensive, n'est plus celle d'un fou. Il
marche à pas lents, les yeux baissés, ne regardant pas autour de
lui, et porte sous son bras une planchette tendue d'une feuille de
papier où sont dessinées différentes épures.

Soudain, sa tête se relève vers moi, il s'avance d'un pas et me
reconnaît:

«Ah! toi... Gaydon!... s'écrie-t-il. Je t'ai donc échappé!... Je
suis libre!»

Il peut se croire libre, en effet, -- plus libre à Back-Cup qu'il
ne l'était à Healthful-House. Mais ma présence est de nature à lui
rappeler de mauvais souvenirs et va peut-être déterminer une
crise, car il m'interpelle avec une extraordinaire animation:

«Oui... toi... Gaydon!... Ne m'approche pas... ne m'approche
pas!... Tu voudrais me reprendre... me ramener au cabanon...
Jamais!... Ici j'ai des amis pour me défendre!... Ils sont
puissants, ils sont riches!... Le comte d'Artigas est mon
commanditaire!... L'ingénieur Serkö est mon associé!... Nous
allons exploiter mon invention!... C'est ici que nous fabriquerons
le Fulgurateur Roch... Va-t'en!... Va-t'en!...»

Thomas Roch est en proie à une véritable fureur. En même temps que
sa voix s'élève, ses bras s'agitent, et il tire de sa poche des
paquets de dollars-papier et de bank-notes. Puis, des pièces d'or
anglaises, françaises, américaines, allemandes, s'échappent de ses
doigts. Et d'où lui vient cet argent, si ce n'est de Ker Karraje,
et pour prix du secret qu'il a vendu?...

Cependant, au bruit de cette pénible scène, accourent quelques
hommes qui nous observaient à courte distance. Ils saisissent
Thomas Roch, ils le contiennent, ils l'entraînent. D'ailleurs, dès
que je suis hors de sa vue, il se laisse faire, il retrouve le
calme du corps et de l'esprit.

-- _27 juillet. _-- À deux jours de là, en descendant vers la
berge, aux premières heures du matin, je me suis avancé jusqu'à
l'extrémité de la petite jetée de pierre.

Le tug n'est plus à son mouillage habituel le long des roches, et
n'apparaît en aucun autre point du lagon. Du reste, Ker Karraje et
l'ingénieur Serkö n'étaient pas partis, comme je le supposais, car
je les ai aperçus dans la soirée d'hier.

Mais, aujourd'hui, il y a tout lieu de croire qu'ils se sont
embarqués à bord du tug avec le capitaine Spade et son équipage,
qu'ils ont rejoint la goélette dans la crique de l'îlot, et que
l'_Ebba_, à cette heure, est en cours de navigation.

S'agit-il de quelque coup de piraterie?... c'est possible.
Toutefois il est également possible que Ker Karraje, redevenu le
comte d'Artigas à bord de son yacht de plaisance, ait voulu
rallier quelque point du littoral, afin de se procurer les
substances nécessaires à la préparation du Fulgurateur Roch...

Ah! si j'avais eu la possibilité de me cacher à bord du tug, de me
glisser dans la cale de l'_Ebba_, d'y demeurer caché jusqu'à
l'arrivée au port!... Alors, peut-être, eussé-je pu m'échapper...
délivrer le monde de cette bande de pirates!...

On voit à quelles pensées je m'abandonne obstinément... Fuir...
fuir à tout prix ce repaire!... Mais la fuite n'est possible que
par le tunnel avec le bateau sous-marin!... N'est-ce pas folie que
d'y songer?... Oui!... folie... Et pourtant, quel autre moyen de
s'évader de Back-Cup?...

Tandis que je me livre à ces réflexions, voici que les eaux du
lagon s'entrouvrent à vingt mètres de la jetée pour livrer passage
au tug. Presque aussitôt, son panneau se rabat, le mécanicien
Gibson et les hommes montent sur la plate-forme. D'autres
accourent sur les roches afin de recevoir une amarre. On la
saisit, on hale dessus, et l'appareil vient reprendre son
mouillage.

Donc, cette fois, la goélette navigue sans l'aide de son
remorqueur, lequel n'est sorti que pour mettre Ker Karraje et ses
compagnons à bord de l'_Ebba_ et la dégager des passes de l'îlot.

Cela me confirme dans l'idée que ce voyage n'a d'autre objet que
de gagner un des ports américains, ou le comte d'Artigas pourra se
procurer les matières qui composent l'explosif et commander les
engins à quelque usine. Puis, au jour fixé pour son retour, le tug
repassera le tunnel, rejoindra la goélette, et Ker Karraje
rentrera à Back-Cup...

Décidément, les desseins de ce malfaiteur sont en cours
d'exécution, et cela marche plus vite que je ne le supposais!

-- _3 août. _-- Aujourd'hui s'est produit un incident dont le
lagon a été le théâtre, -- incident très curieux, et qui doit être
extrêmement rare.

Vers trois heures de l'après-midi, un vif bouillonnement trouble
les eaux pendant une minute, cesse pendant deux ou trois, et
recommence dans la partie centrale du lagon.

Une quinzaine de pirates, dont l'attention est attirée par ce
phénomène assez inexplicable, sont descendus sur la berge, non
sans donner des marques d'étonnement auquel se mêle un certain
effroi, -- à ce qu'il me semble.

Ce n'est point le tug qui cause cette agitation des eaux,
puisqu'il est amarré près de la jetée. Quant à supposer qu'un
autre appareil submersible serait parvenu à s'introduire par le
tunnel, cela paraît, à tout le moins, invraisemblable.

Presque aussitôt, des cris retentissent sur la rive opposée.
D'autres hommes s'adressent aux premiers en un langage
inintelligible, et, à la suite d'un échange de dix à douze phrases
rauques, ceux-ci retournent en toute hâte du côté de Bee-Hive.

Ont-ils donc aperçu quelque monstre marin engagé sous les eaux du
lagon?... Vont-ils chercher des armes pour l'attaquer, des engins
de pêche pour en opérer la capture?...

J'ai deviné, et, un instant plus tard, je les vois revenir sur les
berges, armés de fusils à balles explosibles et de harpons munis
de longues lignes.

C'est, en effet, une baleine, -- de l'espèce de ces cachalots si
nombreux aux Bermudes, -- qui, après avoir traversé le tunnel, se
débat maintenant dans les profondeurs du lagon. Puisque l'animal a
été contraint de chercher un refuge à l'intérieur de Back-Cup,
dois-je en conclure qu'il était poursuivi, que des baleiniers lui
donnaient la chasse?...

Quelques minutes s'écoulent avant que le cétacé remonte à la
surface du lagon. On entrevoit sa masse énorme, luisante et
verdâtre, évoluer comme s'il luttait contre un redoutable ennemi.
Lorsqu'il reparaît, deux colonnes liquides jaillissent à grand
bruit de ses évents.

«Si c'est par nécessité d'échapper à la chasse des baleiniers que
cet animal s'est jeté à travers le tunnel, me dis-je alors, c'est
qu'il y a un navire à proximité de Back-Cup... peut-être à
quelques encablures du littoral... C'est que ses embarcations ont
suivi les passes de l'ouest jusqu'au pied de l'îlot... Et ne
pouvoir communiquer avec elles!...»

Et quand cela serait, est-ce qu'il m'est possible de les rejoindre
à travers ces parois de Back-Cup?...

Au surplus, je ne tarde pas à être fixé sur la cause qui a
provoqué l'apparition du cachalot. Il ne s'agit point de pêcheurs
acharnés à sa poursuite, mais d'une bande de requins, -- de ces
formidables squales qui infectent les parages des Bermudes. Je les
distingue sans peine entre deux eaux. Au nombre de cinq ou six,
ils se retournent sur le flanc, ouvrant leurs énormes mâchoires
hérissées de dents comme une étrille est hérissée de pointes. Ils
se précipitent sur la baleine qui ne peut se défendre qu'en les
assommant à coups de queue. Elle a déjà reçu de larges blessures,
et les eaux se teignent de colorations rougeâtres, tandis qu'elle
plonge, remonte, émerge, sans parvenir à éviter les morsures des
squales.

Et, pourtant, ce ne seront pas ces voraces animaux qui sortiront
vainqueurs de la lutte. Cette proie va leur échapper, car l'homme,
avec ses engins, est plus puissant qu'eux. Il y a là, sur les
berges, nombre des compagnons de Ker Karraje, qui ne valent pas
mieux que ces requins, car pirates ou tigres de mer, c'est tout
un!... Ils vont essayer de capturer le cachalot, et cet animal
sera de bonne prise pour les gens de Back-Cup!...

En ce moment, la baleine se rapproche de la jetée, sur laquelle
sont postés le Malais du comte d'Artigas et plusieurs autres des
plus robustes. Ledit Malais est armé d'un harpon auquel se
rattache une longue corde. Il le brandit d'un bras vigoureux et le
lance avec autant de force que d'adresse.

Grièvement atteinte sous sa nageoire gauche, la baleine s'enfonce
d'un coup brusque, escortée des squales qui s'immergent à sa
suite. La corde du harpon se déroule sur une longueur de cinquante
à soixante mètres. Il n'y a plus qu'à haler dessus, et l'animal
reviendra du fond pour exhaler son dernier souffle à la surface.

C'est ce qu'exécutent le Malais et ses camarades, sans y mettre
trop de hâte, de manière à ne point arracher le harpon des flancs
de la baleine, qui ne tarde pas à reparaître près de la paroi où
s'ouvre l'orifice du tunnel.

Frappé à mort, l'énorme mammifère se démène dans une agonie
furieuse, lançant des gerbes de vapeurs, des colonnes d'air et
d'eau mélangées d'un flux de sang. Et alors, d'un terrible coup,
il envoie un des squales tout pantelant sur les roches.

Par suite de la secousse, le harpon s'est détaché de son flanc et
le cachalot plonge encore. Quand il revient une dernière fois,
c'est pour battre les eaux d'un revers de queue si formidable
qu'une forte dépression se produit, laissant voir en partie
l'entrée du tunnel.

Les requins se précipitent alors sur leur proie; mais une grêle de
balles frappe les uns et met en fuite les autres.

La bande des squales a-t-elle pu retrouver l'orifice, sortir de
Back-Cup, regagner le large?... C'est probable. Néanmoins, pendant
quelques jours, mieux vaudra, par prudence, ne point se baigner
dans les eaux du lagon. Quant à la baleine, deux hommes se sont
embarqués dans le canot pour aller l'amarrer. Puis, lorsqu'elle a
été halée vers la jetée, elle est dépecée par le Malais, qui ne
semble pas novice en ce genre de travail.

Finalement, ce que je connais avec exactitude, c'est l'endroit
précis où débouche le tunnel à travers la paroi de l'ouest... Cet
orifice se trouve à trois mètres seulement au-dessous de la berge.
Il est vrai, à quoi cela peut-il me servir?

-- _7 août. _-- Voici douze jours que le comte d'Artigas,
l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade ont pris la mer. Rien ne
fait encore présager que le retour de la goélette soit prochain.
Cependant j'ai remarqué que le tug se tient prêt à appareiller
comme le serait un steamer resté sous vapeur, et ses piles sont
toujours tenues en tension par le mécanicien Gibson. Si la
goélette _Ebba _ne craint pas de gagner en plein jour les ports
des États-Unis, il est probable qu'elle choisira de préférence le
soir pour s'engager dans le chenal de Back-Cup. Aussi je pense que
Ker Karraje et ses compagnons reviendront la nuit.

-- _10 août._ -- Hier soir, vers huit heures, comme je le
prévoyais, le tug a plongé et franchi le tunnel juste à temps pour
aller donner la remorque à l'_Ebba_ à travers la passe, et il a
ramené ses passagers avec son équipage.

En sortant, ce matin, j'aperçois Thomas Roch et l'ingénieur Serkö
qui s'entretiennent en descendant vers le lagon. De quoi ils
parlent tous deux, on le devine. Je stationne à une vingtaine de
pas, ce qui me permet d'observer mon ex-pensionnaire.

Ses yeux brillent, son front s'éclaircit, sa physionomie se
transforme, tandis que l'ingénieur Serkö répond à ses questions.
C'est à peine s'il peut rester en place. Aussi se hâte-t-il de
gagner la jetée.

L'ingénieur Serkö le suit, et tous deux s'arrêtent sur la berge,
près du tug.

L'équipage, occupé au déchargement de la cargaison, vient de
déposer entre les roches dix caisses de moyenne grandeur. Le
couvercle de ces caisses porte en lettres rouges une marque
particulière, -- des initiales que Thomas Roch regarde avec
attention.

L'ingénieur Serkö donne ordre alors que les caisses, dont la
contenance peut être évaluée à un hectolitre chacune, soient
transportées dans les magasins de la rive gauche. Ce transport est
immédiatement effectué avec le canot.

À mon avis, ces caisses doivent renfermer les substances dont la
combinaison ou le mélange produisent l'explosif et le
déflagrateur... Quant aux engins, ils ont dû être commandés à
quelque usine du continent. Lorsque leur fabrication sera
terminée, la goélette les ira chercher et les rapportera à Back-
Cup...

Ainsi, cette fois, l'_Ebba _n'est point revenue avec des
marchandises volées, elle ne s'est pas rendue coupable de nouveaux
actes de piraterie. Mais de quelle puissance terrible va être armé
Ker Karraje pour l'offensive et la défensive sur mer! À en croire
Thomas Roch, son Fulgurateur n'est-il pas capable d'anéantir d'un
seul coup le sphéroïde terrestre?... Et qui sait s'il ne le
tentera pas un jour?...

XII
Les conseils de l'ingénieur Serkö


Thomas Roch, qui s'est mis à l'oeuvre, reste de longues heures à
l'intérieur d'un hangar de la rive gauche, dont on a fait son
laboratoire. Personne n'y entre que lui. Veut-il donc travailler
seul à ses préparations, sans en indiquer les formules?... Cela
est assez vraisemblable. Quant aux dispositions qu'exige l'emploi
du Fulgurateur Roch, j'ai lieu de croire qu'elles sont extrêmement
simples. En effet, ce genre de projectile ne nécessite ni canon,
ni mortier, ni tube de lancement comme le boulet Zalinski. Par
cela même qu'il est autopropulsif, il porte en lui sa puissance de
projection, et tout navire qui passerait dans une certaine zone
risquerait d'être anéanti, rien que par l'effroyable trouble des
couches atmosphériques. Que pourra-t-on contre Ker Karraje, s'il
dispose jamais d'un pareil engin de destruction?...

-- _Du 11 au 17 août_. -- Pendant cette semaine, le travail de
Thomas Roch s'est poursuivi sans interruption. Chaque matin,
l'inventeur se rend à son laboratoire, et il n'en revient qu'à la
nuit tombante. Tenter de le rejoindre, de lui parler, je ne
l'essaie même pas. Quoiqu'il soit toujours indifférent à ce qui ne
se rapporte pas à son oeuvre, il paraît être en complète
possession de lui-même. Et pourquoi ne jouirait-il pas de sa
pleine cérébralité?... N'est-il pas arrivé à l'entière
satisfaction de son génie?... Ses plans, conçus de longue date,
n'est-il pas en train de les exécuter?...

-- _Nuit du 17 au 18 août. _-- À une heure du matin, des
détonations, qui viennent de l'extérieur, m'ont réveillé en
sursaut.

Est-ce une attaque contre Back-Cup?... me suis-je demandé. Aurait-
on suspecté les allures de la goélette du comte d'Artigas, et
serait-elle pourchassée à l'entrée des passes?... Essaie-t-on de
détruire l'îlot à coups de canon?... Justice va-t-elle être enfin
faite de ses malfaiteurs, avant que Thomas Roch ait achevé la
fabrication de son explosif, avant que les engins aient été
rapportés à Back-Cup?...

À plusieurs reprises, ces détonations, très violentes, éclatent
presque à des intervalles réguliers. Et l'idée me vient que, si la
goélette _Ebba_ est anéantie, toute communication avec le
continent étant impossible, le ravitaillement de l'îlot ne pourra
plus s'effectuer...

Il est vrai, le tug suffirait à transporter le comte d'Artigas sur
quelque point du littoral américain, et l'argent ne lui manquerait
pas pour faire construire un autre navire de plaisance...
N'importe!... Le ciel soit loué, s'il permet que Back-Cup soit
détruit avant que Ker Karraje ait à sa disposition le Fulgurateur
Roch!...

Le lendemain, dès la première heure, je me précipite hors de ma
cellule...

Rien de nouveau aux abords de Bee-Hive.

Les hommes vaquent à leurs travaux habituels. Le tug est à son
mouillage. J'aperçois Thomas Roch qui se rend à son laboratoire.
Ker Karraje et l'ingénieur Serkö arpentent tranquillement la berge
du lagon. On n'a point attaqué l'îlot pendant la nuit... Pourtant,
le bruit de détonations rapprochées m'a tiré de mon sommeil...

En ce moment, Ker Karraje remonte vers sa demeure, et l'ingénieur
Serkö se dirige vers moi, l'air souriant, la physionomie moqueuse,
comme à l'ordinaire.

«Eh bien, monsieur Simon Hart, me dit-il, vous faites-vous enfin à
notre existence en ce milieu si tranquille?... Appréciez-vous,
comme ils le méritent, les avantages de notre grotte enchantée?...
Avez-vous renoncé à l'espoir de recouvrer votre liberté un jour ou
l'autre... de fuir cette ravissante spélonque... et de quitter,
ajoute-t-il en fredonnant la vieille romance française:

    ... ces lieux charmants
    Où mon âme ravie
    Aimait à contempler Sylvie...

À quoi bon me mettre en colère contre ce railleur?... Aussi, ai-je
répondu avec calme:

«Non, monsieur, je n'y ai pas renoncé et je compte toujours que
l'on me rendra la liberté...

-- Quoi! monsieur Hart, nous séparer d'un homme que nous estimons
tous, -- et moi d'un confrère qui a peut-être surpris, à travers
les incohérences de Thomas Roch, une partie de ses secrets!... Ce
n'est pas sérieux!...»

Ah! c'est pour cette raison qu'ils tiennent à me garder dans leur
prison de Back-Cup?... On suppose que l'invention de Thomas Roch
m'est en partie connue... On espère m'obliger à parler si Thomas
Roch se refuse à le faire... Et voilà pourquoi j'ai été enlevé
avec lui... pourquoi on ne m'a pas encore envoyé au fond du lagon,
une pierre au cou!... Cela est bon à savoir!

Et alors, aux derniers mots de l'ingénieur Serkö, je réponds par
ceux-ci:

«Très sérieux, ai-je affirmé.

-- Eh bien! reprend mon interlocuteur, si j'avais l'honneur d'être
l'ingénieur Simon Hart, je me tiendrais le raisonnement suivant:
Étant donné, d'une part, la personnalité de Ker Karraje, les
raisons qui l'ont incité à choisir une retraite aussi mystérieuse
que cette caverne, la nécessité que ladite caverne échappe à toute
tentative de découverte, non seulement dans l'intérêt du comte
d'Artigas, mais dans celui de ses compagnons...

-- De ses complices, si vous le voulez bien...

-- De ses complices, soit!... Et, d'autre part, étant donné que
vous connaissez le vrai nom du comte d'Artigas et en quel
mystérieux coffre-fort sont renfermées nos richesses...

-- Richesses volées et souillées de sang, monsieur Serkö!

-- Soit encore!... Vous devez comprendre que cette question de
liberté ne puisse jamais être résolue à votre convenance.»

Inutile de discuter dans ces conditions. Aussi, j'aiguille la
conversation sur mon autre voie.

«Pourrais-je savoir, ai-je demandé, comment vous avez appris que
le surveillant Gaydon était l'ingénieur Simon Hart?...

-- Il n'y a aucun inconvénient à vous l'apprendre, mon cher
collègue... C'est un peu l'effet du hasard... Nous avions
certaines relations avec l'usine à laquelle vous étiez attaché, et
que vous avez quittée un jour dans des conditions assez
singulières... Or, au cours d'une visite que j'ai faite à
Healthful-House quelques mois avant le comte d'Artigas, je vous ai
vu... reconnu...

-- Vous?...

-- Moi-même, et, de ce moment-là, je me suis bien promis de vous
avoir pour compagnon de voyage à bord de l'_Ebba_...»

Il ne me revenait pas à la mémoire d'avoir jamais rencontré ce
Serkö à Healthful-House; mais il est probable qu'il disait la
vérité.

«Et j'espère, pensai-je, que cette fantaisie vous coûtera cher, un
jour ou l'autre!» Puis, brusquement: «Si je ne me trompe, dis-je,
vous avez pu décider Thomas Roch à vous livrer le secret de son
Fulgurateur?...

-- Oui, monsieur Hart, contre des millions... Oh! les millions ne
nous coûtent que la peine de les prendre!... Aussi nous lui en
avons bourré les poches!

-- Et à quoi lui serviront-ils, ces millions, s'il n'est pas libre
de les emporter, d'en jouir au-dehors?...

-- Voilà ce qui ne l'inquiète guère, monsieur Hart!... L'avenir
n'est point pour préoccuper cet homme de génie!... N'est-il pas
tout au présent?... Tandis que, là-bas, en Amérique, on fabrique
les engins d'après ses plans, il s'occupe ici de manipuler les
substances chimiques dont il est abondamment pourvu. Hé! hé!...
fameux, cet engin autopropulsif, qui entretient lui-même sa
vitesse et l'accélère jusqu'à l'arrivée au but, grâce aux
propriétés d'une certaine poudre à combustion progressive!...
C'est là une invention qui amènera un changement radical dans
l'art de la guerre...

-- Défensive, monsieur Serkö?...

-- Et offensive, monsieur Hart.

-- Naturellement», répondis-je. Et, serrant l'ingénieur Serkö,
j'ajoutai: «Ainsi... ce que personne encore n'avait pu obtenir de
Roch...

-- Nous l'avons obtenu sans grande difficulté...

-- En le payant...

-- D'un prix invraisemblable... et, de plus, en faisant vibrer une
corde très sensible chez cet homme...

-- Quelle corde?...

-- Celle de la vengeance!

-- La vengeance?... Et contre qui?...

-- Contre tous ceux qui se sont faits ses ennemis, en le
décourageant, en le rebutant, en le chassant, en le contraignant à
mendier de pays en pays le prix d'une invention d'une si
incontestable supériorité! Maintenant, toute idée de patriotisme
est éteinte dans son âme! Il n'a plus qu'une pensée, un désir
féroce: se venger de ceux qui l'ont méconnu... et même de
l'humanité tout entière!... Vraiment, vos gouvernements de
l'Europe et de l'Amérique, monsieur Hart, sont injustifiables de
n'avoir pas voulu payer à sa valeur le Fulgurateur Roch!»

Et l'ingénieur Serkö me décrit avec enthousiasme les divers
avantages du nouvel explosif, incontestablement supérieur, me dit-
il, à celui que l'on tire du nitro-méthane, en substituant un
atome de sodium à l'un des trois atomes d'hydrogène, et dont on
parlait beaucoup à cette époque.

«Et quel effet destructif! ajoute-t-il. Il est analogue à celui du
boulet Zalinski, mais cent fois plus considérable, et ne nécessite
aucun appareil de lancement, puisqu'il vole pour ainsi dire de ses
propres ailes à travers l'espace!»

J'écoutais avec l'espoir de surprendre une partie du secret.
Non... l'ingénieur Serkö n'en a pas dit plus qu'il ne voulait...

«Est-ce que Thomas Roch, demandai-je, vous a fait connaître la
composition de son explosif?...

-- Oui, monsieur Hart, -- ne vous déplaise, -- et bientôt nous en
posséderons des quantités considérables, qui seront emmagasinées
en lieu sûr.

-- Et n'y a-t-il pas un danger... danger de tous les instants, à
entasser de telles masses de cette substance?... Qu'un accident se
produise, et l'explosion détruirait l'îlot de...»

Encore une fois, le nom de Back-Cup fut sur le point de
m'échapper. Connaître à la fois l'identité de Ker Karraje et le
gisement de la caverne, peut-être trouverait-on Simon Hart mieux
informé qu'il ne convenait.

Heureusement, l'ingénieur Serkö n'a point remarqué ma réticence,
et il me répond en disant:

«Nous n'avons rien à craindre. L'explosif de Thomas Roch ne peut
s'enflammer qu'au moyen d'un déflagrateur spécial. Ni le choc ni
le feu ne le feraient exploser.

-- Et Thomas Roch vous a également vendu le secret de ce
déflagrateur?...

-- Pas encore, monsieur Hart, répond l'ingénieur Serkö, mais le
marché ne tardera pas à se conclure! Donc, je vous le répète,
aucun danger, et vous pouvez dormir en parfaite tranquillité!...
Mille et mille diables! nous n'avons point envie de sauter avec
notre caverne et nos trésors! Encore quelques années de bonnes
affaires, nous en partagerons les profits, et ils seront assez
considérables pour que la part attribuée à chacun lui constitue
une honnête fortune dont il pourra jouir à sa guise... après
liquidation de la société Ker Karraje and Co! J'ajoute que, si
nous sommes à l'abri d'une explosion, nous ne redoutons pas
davantage une dénonciation... que vous seriez seul en mesure de
faire, mon cher monsieur Hart! Aussi je vous conseille d'en
prendre votre parti, de vous résigner en homme pratique, de
patienter jusqu'à la liquidation de la société... Ce jour-là, on
verra ce que notre sécurité exigera en ce qui vous concerne!»

Convenons-en, ces paroles ne sont rien moins que rassurantes. Il
est vrai, nous verrons d'ici là. Ce que je retiens de cette
conversation, c'est que si Thomas Roch a vendu son explosif à la
société Ker Karraje and Co., il a du moins gardé le secret du
déflagrateur, sans lequel l'explosif n'a pas plus de valeur que la
poussière des grandes routes.

Cependant, avant de terminer cet entretien, je crois devoir
présenter à l'ingénieur Serkö une observation, très naturelle,
après tout:

«Monsieur, lui dis-je, vous connaissez actuellement la composition
de l'explosif du Fulgurateur Roch, bien. En somme, a-t-il
réellement la puissance destructive que son inventeur lui
attribue?... L'a-t-on jamais essayé?... N'avez-vous pas acheté un
composé aussi inerte qu'une pincée de tabac?...

-- Peut-être êtes-vous plus fixé à cet égard que vous ne voulez le
paraître, monsieur Hart. Néanmoins, je vous remercie de l'intérêt
que vous prenez à notre affaire, et soyez entièrement rassuré.
L'autre nuit, nous avons fait une série d'expériences décisives.
Rien qu'avec quelques grammes de cette substance, d'énormes
quartiers de roches de notre littoral ont été réduits en une
poussière impalpable.»

L'explication s'appliquait évidemment aux détonations que j'avais
entendues.

«Ainsi, mon cher collègue, continue l'ingénieur Serkö, je puis
vous affirmer que nous n'éprouverons aucun déboire. Les effets de
cet explosif dépassent tout ce qu'on peut imaginer. Il serait
assez puissant, avec une charge de plusieurs milliers de tonnes,
pour démolir notre sphéroïde et en disperser les morceaux dans
l'espace comme ceux de cette planète éclatée entre Mars et
Jupiter. Tenez pour certain qu'il est capable d'anéantir n'importe
quel navire à une distance qui défie les plus longues trajectoires
des projectiles actuels, et sur une zone dangereuse d'un bon
mille... Le point faible de l'invention est encore dans le réglage
du tir, lequel exige un temps assez long pour être modifié...»

L'ingénieur Serkö s'arrête, -- comme un homme qui n'en veut pas
dire davantage, -- et il ajoute:

«Donc, je finis ainsi que j'ai commencé, monsieur Hart. Résignez-
vous!... Acceptez cette nouvelle existence sans arrière-pensée!...
Rangez-vous aux tranquilles délices de cette vie souterraine!...
On y conserve sa santé, lorsqu'elle est bonne, on l'y rétablit,
quand elle est compromise... C'est ce qui est arrivé pour votre
compatriote!... Oui!... Résignez-vous à votre sort... C'est le
plus sage parti que vous puissiez prendre!»

Et, là-dessus, ce donneur de bons conseils me quitte, après
m'avoir salué d'un geste amical, en homme dont les obligeantes
intentions méritent d'être appréciées. Mais, que d'ironie dans ses
paroles, dans ses regards, dans son attitude, et me sera-t-il
jamais permis de m'en venger?...

Dans tous les cas, j'ai retenu de cet entretien que le réglage du
tir est assez compliqué. Il est donc probable que cette zone d'un
mille où les effets du Fulgurateur Roch sont terribles, n'est pas
facilement modifiable, et que, au-delà comme en deçà de cette
zone, un bâtiment est à l'abri de ses effets... Si je pouvais en
informer les intéressés!...

-- _20 août._ -- Pendant deux jours, aucun incident à reproduire.
J'ai poussé mes promenades quotidiennes jusqu'aux extrêmes limites
de Back-Cup. Le soir, lorsque les lampes électriques illuminent la
longue perspective des arceaux, je ne puis me défendre d'une
impression quasi religieuse à contempler les merveilles naturelles
de cette caverne, devenue ma prison. D'ailleurs, je n'ai jamais
perdu l'espoir de découvrir, à travers les parois, quelque fissure
ignorée des pirates, par laquelle il me serait possible de
fuir!... Il est vrai... une fois dehors, il me faudrait attendre
qu'un navire passât en vue... Mon évasion serait vite connue à
Bee-Hive... Je ne tarderais pas à être repris... à moins que...
j'y pense... le canot... le canot de l'_Ebba_, qui est remisé au
fond de la crique... Si je parvenais à m'en emparer... à sortir
des passes... à me diriger vers Saint-Georges ou Hamilton...»

Dans la soirée, -- il était neuf heures environ, -- je suis allé
m'étendre sur un tapis de sable, au pied de l'un des piliers, une
centaine de mètres à l'est du lagon. Peu d'instants après, des pas
d'abord, des voix ensuite, se sont fait entendre à courte
distance.

Blotti de mon mieux derrière la base rocheuse du pilier, je prête
une oreille attentive...

Ces voix, je les reconnais. Ce sont celles de Ker Karraje et de
l'ingénieur Serkö. Ces deux hommes se sont arrêtés et causent en
anglais, -- langue qui est généralement employée à Back-Cup. Il me
sera donc possible de comprendre ce qu'ils disent.

Précisément, il est question de Thomas Roch, ou plutôt de son
Fulgurateur.

«Dans huit jours, dit Ker Karraje, je compte prendre la mer avec
l'_Ebba_, et je rapporterai les diverses pièces, qui doivent être
achevées dans l'usine de la Virginie...

-- Et lorsqu'elles seront en notre possession, répond l'ingénieur
Serkö, je m'occuperai d'en opérer ici le montage et d'établir les
châssis de lancement. Mais, auparavant, il est nécessaire de
procéder à un travail qui me paraît indispensable...

-- Et qui consistera?... demande Ker Karraje.

-- À percer la paroi de l'îlot.

-- La percer?...

-- Oh! rien qu'un couloir assez étroit pour ne donner passage qu'à
un seul homme, une sorte de boyau facile à obstruer, et dont
l'orifice extérieur sera dissimulé au milieu des roches.

-- À quoi bon, Serkö?...

-- J'ai souvent réfléchi à l'utilité d'avoir une communication
avec le dehors autrement que par le tunnel sous-marin... On ne
sait ce qui peut arriver dans l'avenir...

-- Mais ces parois sont si épaisses et d'une substance si dure...
fait observer Ker Karraje.

-- Avec quelques grains de l'explosif Roch, répond l'ingénieur
Serkö, je me charge de réduire la roche en si fine poussière qu'il
n'y aura plus qu'à souffler dessus!»

On comprend de quel intérêt devait être pour moi ce sujet de
conversation.

Voici qu'il était question d'ouvrir une communication, autre que
le tunnel, entre l'intérieur et l'extérieur de Back-Cup... Qui
sait s'il ne se présenterait pas quelque chance?...

Or, au moment où je me faisais cette réflexion, Ker Karraje
répondait:

«C'est entendu, Serkö, et s'il était nécessaire un jour de
défendre Back-Cup, empêcher qu'aucun navire pût en approcher... Il
faudrait, il est vrai, que notre retraite eut été découverte, soit
par hasard... soit par suite d'une dénonciation...

-- Nous n'avons à craindre, répond l'ingénieur Serkö, ni hasard ni
dénonciation...

-- De la part d'un de nos compagnons, non, sans doute, mais de la
part de ce Simon Hart...

-- Lui! s'écrie l'ingénieur Serkö. C'est qu'alors il serait
parvenu à s'échapper... et l'on ne s'échappe pas de Back-Cup!...
D'ailleurs, je l'avoue, ce brave homme m'intéresse... C'est un
collègue, après tout, et j'ai toujours le soupçon qu'il en sait
plus qu'il ne dit sur l'invention de Thomas Roch... Je le
chapitrerai de telle sorte que nous finirons par nous entendre,
par causer physique, mécanique, balistique, comme une paire
d'amis...

-- N'importe! reprend ce généreux et sensible comte d'Artigas.
Lorsque nous serons en possession du secret tout entier, mieux
vaudra se débarrasser de...

-- Nous avons le temps, Ker Karraje...» «Si Dieu vous le laisse,
misérables!...» ai-je pensé, en comprimant mon coeur qui battait
avec violence. Et pourtant, sans une prochaine intervention de la
Providence, que pourrais-je espérer?... La conversation change
alors de cours, et Ker Karraje de faire cette observation:
«Maintenant que nous connaissons la composition de l'explosif,
Serkö, il faut à tout prix que Thomas Roch nous livre celle du
déflagrateur...

-- En effet, réplique l'ingénieur Serkö, et je m'applique à l'y
décider. Par malheur, Thomas Roch refuse de discuter là-dessus.
D'ailleurs, il a déjà fabriqué quelques gouttes de ce déflagrateur
qui ont servi à essayer l'explosif, et il nous en fournira
lorsqu'il s'agira de percer le couloir...

-- Mais... pour nos expéditions en mer... demanda Ker Karraje.

-- Patience... nous finirons par avoir entre nos mains toutes les
foudres de son Fulgurateur...

-- Es-tu sûr, Serkö?...

-- Sûr... en y mettant le prix, Ker Karraje.»

L'entretien se termina sur ces mots, puis les deux hommes
s'éloignent, sans m'avoir aperçu, -- très heureusement. Si
l'ingénieur Serkö a pris quelque peu la défense d'un collègue, le
comte d'Artigas me paraît animé d'intentions moins bienveillantes
à mon égard. Au moindre soupçon, on m'enverrait dans le lagon, et,
si je franchissais le tunnel, ce ne serait qu'à l'état de cadavre,
emporté par la mer descendante.

-- _21 août._ -- Le lendemain, l'ingénieur Serkö est venu
reconnaître en quel endroit il conviendrait d'effectuer le
percement du couloir, de manière qu'au-dehors on ne pût soupçonner
son existence. Après de minutieuses recherches, il est décidé que
le percement s'effectuera dans la paroi du nord, à vingt mètres
avant les premières cellules de Bee-Hive.

J'ai hâte que ce couloir soit achevé. Qui sait s'il ne servira pas
à ma fuite?... Ah! si j'avais su nager, peut-être aurais-je déjà
tenté de m'évader par le tunnel, puisque je connais exactement la
place de son orifice. Lors de la lutte dont le lagon a été le
théâtre, quand les eaux se sont dénivelées sous le dernier coup de
queue de la baleine, la partie supérieure de cet orifice s'est un
instant dégagée... Je l'ai vu... Eh bien, est-ce qu'il ne découvre
pas dans les grandes marées?... Aux époques de pleine et de
nouvelle lune, alors que la mer atteint son maximum de dépression
au-dessous du niveau moyen, il est possible que... Je m'en
assurerai!

À quoi cette constatation pourra me servir, je l'ignore, mais je
ne dois rien négliger pour m'enfuir de Back-Cup.

-- _29 août. _-- Ce matin, j'assiste au départ du tug. Il s'agit
sans doute de ce voyage à l'un des ports d'Amérique afin de
prendre livraison des engins qui doivent être fabriqués.

Le comte d'Artigas s'entretient quelques instants avec l'ingénieur
Serkö, qui, paraît-il, ne doit point l'accompagner, et auquel il
me semble faire certaines recommandations dont je pourrais bien
être l'objet. Puis, après avoir mis le pied sur la plate-forme de
l'appareil, il descend à l'intérieur, suivi du capitaine Spade et
de l'équipage de l'_Ebba_. Dès que son panneau est refermé, le tug
s'enfonce sous les eaux, dont un léger bouillonnement trouble un
instant la surface.

Les heures se passent, la journée s'achève. Puisque le tug n'est
pas revenu à son poste, j'en conclus qu'il va remorquer la
goélette pendant ce voyage... peut-être aussi détruire les navires
qui croisent sur ces parages?...

Cependant, il est probable que l'absence de la goélette sera de
courte durée, car une huitaine de jours doivent suffire pour
l'aller et le retour.

Du reste, l'_Ebba_ a chance d'être favorisée par le temps, si j'en
juge par le calme de l'atmosphère qui règne à l'intérieur de la
caverne. Nous sommes, d'ailleurs, dans la belle saison, étant
donné la latitude des Bermudes. Ah! si je pouvais trouver une
issue à travers les parois de ma prison!...

XIII
À Dieu vat!


-- _Du 29 août au 10 septembre._ -- Treize jours se sont écoulés,
et l'_Ebba_ n'est pas encore de retour. N'est-elle donc pas
directement allée à la côte américaine?... S'est-elle attardée à
quelques pirateries au large de Back-Cup?... Il me semble,
cependant, que Ker Karraje ne devrait se préoccuper que de
rapporter les engins. Il est vrai, peut-être l'usine de la
Virginie n'avait-elle pas achevé leur fabrication?...

Au surplus, l'ingénieur Serkö ne me paraît pas autrement pris
d'impatience. Il me fait toujours l'accueil que l'on sait, avec
son air bon enfant, auquel je n'ai point lieu de me fier, et pour
cause. Il affecte de s'informer de mon état de santé, m'engage à
la plus complète résignation, m'appelle Ali Baba, m'assure qu'il
n'existe pas à la surface de la terre un lieu plus enchanteur que
cette caverne des Mille et Une Nuits, que j'y suis nourri,
chauffé, logé, habillé, sans avoir à payer ni impôt ni taxe, et
que, même à Monaco, les habitants de cette heureuse principauté ne
jouissent pas d'une existence plus exempte de soucis...

Quelquefois, devant ce verbiage ironique, je sens la rougeur me
monter au visage. La tentation me vient de sauter à la gorge de
cet impitoyable railleur, de l'étrangler en un tour de main... On
me tuera après... Et qu'importe?... Ne vaut-il pas mieux finir
ainsi que d'être condamné à vivre des années et des années dans
cet infâme milieu de Back-Cup?...

Toutefois, la raison retrouve son empire et, finalement, je me
borne à hausser les épaules.

Quant à Thomas Roch, c'est à peine si je l'ai aperçu pendant les
premiers jours qui ont suivi le départ de l'_Ebba_. Enfermé dans
son laboratoire, il s'occupe sans cesse de ses manipulations
multiples. À supposer qu'il utilise toutes les substances mises à
sa disposition, il aura de quoi faire sauter Back-Cup et les
Bermudes avec!

Je me rattache toujours à l'espoir qu'il ne consentira jamais à
livrer la composition du déflagrateur, et que les efforts de
l'ingénieur Serkö n'aboutiront point à lui acheter ce dernier
secret... Cet espoir ne sera-t-il pas déçu?...

-- _13 septembre._ -- Aujourd'hui, de mes yeux, j'ai pu constater
la puissance de l'explosif et observer, en même temps, de quelle
façon s'emploie le déflagrateur.

Dans la matinée, les hommes ont commencé le percement de la paroi
à l'endroit préalablement choisi pour établir la communication
avec la base extérieure de l'îlot.

Sous la direction de l'ingénieur, les travailleurs ont débuté en
attaquant le pied de la muraille, dont le calcaire, extrêmement
dur, pourrait être comparé au granit. C'est avec le pic, manié par
des bras vigoureux, que furent portés les premiers coups. À
n'employer que cet instrument, le travail eût été très long et
très pénible, puisque la paroi ne mesure pas moins de vingt à
vingt-cinq mètres d'épaisseur en cette partie du soubassement de
Back-Cup. Mais, grâce au Fulgurateur Roch, il sera possible
d'achever ce travail en un assez court délai.

Ce que j'ai vu est bien pour me stupéfier. Le désagrégement de la
paroi que le pic n'entamait pas sans grande dépense de force,
s'est opéré avec une facilité vraiment extraordinaire.

Oui! quelques grammes de cet explosif suffisent à broyer la masse
rocheuse, à l'émietter, à la réduire en une poussière presque
impalpable que le moindre souffle disperse comme une vapeur! Oui!
-- je le répète, -- cinq à dix grammes, dont l'explosion produit
une excavation d'un mètre cube, avec un bruit sec que l'on peut
comparer à la détonation d'une pièce d'artillerie, due au
formidable ébranlement des couches d'air.

La première fois qu'on s'est servi de cet explosif, bien qu'il fût
employé à une si minuscule dose, plusieurs des hommes, qui se
trouvaient trop rapprochés de la paroi, furent renversés. Deux se
relevèrent blessés grièvement, et l'ingénieur Serkö lui-même, qui
avait été rejeté à quelques pas, ne s'en tira pas sans de rudes
contusions.

Voici comment on opère avec cette substance, dont la force
brisante dépasse tout ce qu'on a inventé jusqu'à ce jour:

Un trou, long de cinq centimètres sur une section de dix
millimètres, est préalablement percé en sens oblique dans la
roche. Quelques grammes de l'explosif y sont introduits, et il
n'est même pas nécessaire d'obstruer le trou au moyen d'une
bourre.

Alors intervient Thomas Roch. Sa main tient un petit étui de
verre, contenant un liquide bleuâtre, d'apparence huileuse, et
très prompt à se coaguler dès qu'il subit le contact de l'air.

Il en verse une goutte à l'orifice du trou, puis se retire sans
trop de hâte. Il faut, en effet, un certain temps, -- trente-cinq
secondes environ, -- pour que la combinaison du déflagrateur et de
l'explosif se produise. Et alors, quand elle est faite, la
puissance de désagrégement est telle, -- j'y insiste, -- qu'on
peut la croire illimitée, et, en tout cas, des milliers de fois
supérieure à celle des centaines d'explosifs actuellement connus.

Dans ces conditions, on le conçoit, le percement de cette épaisse
et dure paroi sera achevé en une huitaine de jours.

-- _19 septembre. _-- Depuis quelque temps, j'ai observé que le
phénomène du flux et du reflux, qui se manifeste très sensiblement
à travers le tunnel sous-marin, produit des courants en sens
contraire, deux fois par vingt-quatre heures. Il n'est donc pas
douteux qu'un objet flottant, jeté à la surface du lagon, serait
entraîné au-dehors par le jusant, si l'orifice du tunnel
découvrait à sa partie supérieure. Or ce découvrement n'arrive-t-
il pas au plus bas étiage des marées d'équinoxe?... Je vais
pouvoir m'en assurer, puisque nous sommes précisément à cette
époque. Après-demain, c'est le 21 septembre, et aujourd'hui, 19,
j'ai déjà vu se dessiner le sommet de la courbure au-dessus de
l'eau à mer basse.

Eh bien, si je ne puis moi-même tenter le passage du tunnel, est-
ce qu'une bouteille, jetée à la surface du lagon, n'aurait pas
quelque chance de passer pendant les dernières minutes du
jusant?... Et pourquoi un hasard, -- hasard ultra-providentiel,
j'en conviens, -- ne ferait-il pas que cette bouteille fût
recueillie par un navire au large de Back-Cup?... Pourquoi même
les courants ne la jetteraient-ils pas sur une des plages des
Bermudes?... Et si cette bouteille contenait une notice...

Telle est l'idée qui me travaille l'esprit. Puis les objections se
présentent, -- celle-ci entre autres: c'est qu'une bouteille
risque de se briser soit en traversant le tunnel, soit en heurtant
les récifs extérieurs avant d'avoir atteint le large... Oui...
mais si elle était remplacée par un baril, hermétiquement fermé,
un tonnelet semblable à ceux qui soutiennent les filets de pêche,
ce baril ne serait pas exposé aux mêmes chances de bris que la
fragile bouteille et pourrait gagner la pleine mer...

-- _20 septembre. _-- Ce soir, je suis entré inaperçu dans l'un
des magasins où sont entassés divers objets provenant du pillage
des navires, et j'ai pu me procurer un tonnelet très convenable
pour ma tentative.

Après avoir caché ce tonnelet sous mon vêtement, je retourne à
Bee-Hive et je rentre dans ma cellule. Puis, sans perdre un
instant, je me mets à l'oeuvre. Papier, encre, plume, rien ne me
manque, puisque voilà trois mois que j'ai pu prendre les notes
quotidiennes qui sont consignées en ce récit.

Je trace sur une feuille les lignes suivantes: «Depuis le 19 juin,
après un double enlèvement opéré le 15 du même mois, Thomas Roch
et son gardien Gaydon, ou plutôt l'ingénieur français Simon Hart,
qui occupaient le pavillon 17, à Healthful-House, près New-Berne,
Caroline du Nord, États-Unis d'Amérique, ont été conduits à bord
de la goélette _Ebba_, appartenant au comte d'Artigas. Tous deux,
actuellement, sont enfermés à l'intérieur d'une caverne, qui sert
de retraite au susdit comte d'Artigas, de son vrai nom Ker
Karraje, le pirate qui exerçait autrefois sur les parages de
l'Ouest-Pacifique, et à la centaine d'hommes dont se compose la
bande de ce redoutable malfaiteur. Lorsqu'il aura en sa possession
le Fulgurateur Roch, d'une puissance pour ainsi dire sans limites,
Ker Karraje pourra continuer ses actes de piraterie dans des
conditions où l'impunité de ses crimes lui sera plus assurée.

«Ainsi il est urgent que les États intéressés détruisent son
repaire dans le plus bref délai.

«La caverne où s'est réfugié le pirate Ker Karraje est ménagée à
l'intérieur de l'îlot de Back-Cup, qui est à tort considéré comme
un volcan en éruption. Situé à l'extrémité ouest de l'archipel des
Bermudes, défendu par des récifs à l'est, il est d'abord franc au
sud, à l'ouest et au nord.

«Quant à la communication entre le dehors et le dedans, elle n'est
encore possible que par un tunnel, qui s'ouvre à quelques mètres
au-dessous de la surface moyenne des eaux, au fond d'une étroite
passe à l'ouest. Aussi, pour pénétrer à l'intérieur de Back-Cup,
est-il nécessaire d'avoir un appareil sous-marin -- du moins tant
que ne sera pas achevé le couloir que l'on est en train de percer
dans la partie nord-ouest.

«Le pirate Ker Karraje dispose d'un appareil de ce genre, --
celui-là même que le comte d'Artigas avait fait construire et qui
est censé avoir péri, pendant ses expériences, dans la baie de
Charleston. Ce tug s'emploie non seulement aux entrées et aux
sorties par le tunnel, mais aussi à remorquer la goélette comme à
attaquer les navires de commerce qui fréquentent les parages des
Bermudes.

«Cette goélette, l'_Ebba_, bien connue sur le littoral de l'Ouest-
Amérique, a pour unique port d'attache une petite crique, abritée
derrière un entassement de roches, invisible du large, et située à
l'ouest de l'îlot.

«Ce qu'il convient de faire, avant d'opérer un débarquement sur
Back-Cup et de préférence sur la partie de l'ouest, où s'étaient
installés autrefois les pêcheurs bermudiens, c'est d'ouvrir une
brèche dans sa paroi avec les plus puissants projectiles à la
mélinite. Après le débarquement, cette brèche permettra de
pénétrer à l'intérieur de Back-Cup.

«Il faut aussi prévoir le cas où le Fulgurateur Roch serait en
mesure de fonctionner. Il serait possible que Ker Karraje, surpris
par une attaque, cherchât à l'employer pour défendre Back-Cup.
Qu'on le sache bien, si sa puissance destructive dépasse tout ce
qu'on a imaginé jusqu'à ce jour, elle ne s'étend que sur une zone
de dix-sept à dix-huit cents mètres. Quant à la distance de cette
zone dangereuse, elle est variable; mais le réglage du tir une
fois établi est très long à modifier, et un navire qui aurait
dépassé ladite zone pourrait s'approcher impunément de l'îlot.

«Ce document est écrit aujourd'hui, 20 septembre, huit heures du
soir, et signé de mon nom. «Ingénieur SIMON HART.»

Tel est le libellé de la notice que je viens de rédiger. Elle dit
tout ce qu'il y avait à dire au sujet de l'îlot, dont le gisement
exact est porté sur les cartes modernes, comme au sujet de la
défense de Back-Cup, que Ker Karraje tentera peut-être
d'organiser, et de l'importance qu'il y a d'agir sans retard. J'y
ai joint un plan de la caverne, indiquant sa configuration
interne, l'emplacement du lagon, les dispositions de Bee-Hive, les
places qu'occupent l'habitation de Ker Karraje, ma cellule, le
laboratoire de Thomas Roch. Mais il faut que cette notice soit
recueillie, et le sera-t-elle jamais?...

Enfin, après avoir enveloppé ce document d'un fort morceau de
toile goudronnée, je le place dans le tonnelet, cerclé de fer, qui
mesure environ quinze centimètres de long sur huit centimètres de
large. Il est parfaitement étanche, ainsi que je m'en suis assuré,
et en état de résister aux chocs, soit pendant la traversée du
tunnel, soit contre les récifs du dehors.

Il est vrai, au lieu d'arriver en mains sûres, ne court-il pas le
risque d'être lancé par le reflux sur les roches de l'îlot, d'être
trouvé par l'équipage de l'_Ebba_, lorsque la goélette se rend au
fond de la crique?... Si ce document tombe en la possession de Ker
Karraje, signé de mon nom, révélant le sien, je n'aurai plus à me
préoccuper des moyens de fuir Back-Cup, et mon sort sera vite
réglé.

La nuit est venue. On devine si je l'ai attendue avec une
fiévreuse impatience! D'après mes calculs, basés sur des
observations précédentes, l'étale de la mer basse doit se produire
à huit heures quarante-cinq. À ce moment, la partie supérieure de
l'orifice découvrira de cinquante centimètres à peu près. La
hauteur entre la surface des eaux et la voûte du tunnel sera plus
que suffisante pour le passage du tonnelet. Je compte, d'ailleurs,
l'envoyer une demi-heure avant l'étale, afin que le jusant, qui se
propagera encore du dedans au-dehors, puisse l'entraîner.

Vers huit heures, au milieu de la pénombre, je quitte ma cellule.
Personne sur les berges. Je me dirige vers la paroi dans laquelle
est percé le tunnel. À la clarté de la dernière lampe électrique
allumée de ce côté, je vois l'orifice arrondir son arc supérieur
au-dessus des eaux, et le courant prendre cette direction.

Après être descendu sur les roches jusqu'au niveau du lagon, je
lance le tonnelet, qui renferme la précieuse notice, et, avec
elle, tout mon espoir:

«À Dieu vat, ai-je répété, à Dieu vat! comme disent nos marins
français.»

Le petit baril, d'abord stationnaire, revient vers la berge sous
l'action d'un remous. Il me faut le repousser avec force, afin que
le reflux le saisisse...

C'est fait, et, en moins de vingt secondes, il a disparu à travers
le tunnel...

-- Oui!... À Dieu vat!... Que le Ciel te conduise, mon petit
tonnelet!... Qu'il protège tous ceux que Ker Karraje menace, et
puisse cette bande de pirates ne pas échapper aux châtiments de la
justice humaine!

XIV
Le _Sword_ aux prises avec le tug


Toute cette nuit sans sommeil, j'ai suivi ce tonnelet par la
pensée. Que de fois il m'a semblé le voir se heurter aux roches,
accoster la crique, s'arrêter dans quelque excavation... Une sueur
froide me courait de la tête aux pieds... Enfin, le tunnel est
franchi... le tonnelet s'engage à travers la passe... le jusant le
conduit en pleine mer... Grand Dieu! si le flot allait le ramener
à l'entrée, puis à l'intérieur de Back-Cup... si, le jour venu, je
l'apercevais...

Levé dès les premières lueurs de l'aube, je m'achemine vers la
grève...

Aucun objet ne flotte sur les eaux tranquilles du lagon.

Les jours suivants, on a continué le travail de percement du
couloir dans les conditions que l'on sait. L'ingénieur Serkö fait
sauter la dernière roche à quatre heures de l'après-midi du 23
septembre. La communication est établie, -- rien qu'un étroit
boyau, où il faut se courber, mais cela suffit. À l'extérieur, son
orifice se perd au milieu des éboulis du littoral, et il serait
facile de l'obstruer, si cette mesure devenait nécessaire.

Il va sans dire qu'à partir de ce jour ce couloir va être
sévèrement gardé. Personne, sans autorisation, ne pourra y passer
ni pour pénétrer dans la caverne ni pour en sortir... Donc,
impossible de s'échapper par là...

-- _25 septembre. _-- Aujourd'hui, dans la matinée, le tug est
remonté des profondeurs du lagon à sa surface. Le comte d'Artigas,
le capitaine Spade, l'équipage de la goélette accostent la jetée.
On procède au débarquement des marchandises rapportées par
l'_Ebba_. J'aperçois un certain nombre de ballots pour le
ravitaillement de Back-Cup, des caisses de viandes et de
conserves, des fûts de vin et d'eau-de-vie, -- en outre, plusieurs
colis destinés à Thomas Roch. En même temps, les hommes mettent à
terre les diverses pièces des engins qui affectent la forme
discoïde.

Thomas Roch assiste à cette opération. Son oeil brille d'un feu
extraordinaire. Après avoir saisi une de ces pièces, il l'examine,
il hoche la tête en signe de satisfaction. J'observe que sa joie
n'éclate point en propos incohérents, qu'il n'a plus rien en lui
de l'ancien pensionnaire de Healthful-House. J'en viens même à me
demander si cette folie partielle, que l'on croyait incurable,
n'est pas radicalement guérie?...

Enfin, Thomas Roch s'embarque dans le canot affecté au service du
lagon, et l'ingénieur Serkö l'accompagne à son laboratoire. En une
heure, toute la cargaison du tug a été transportée sur l'autre
rive.

Quant à Ker Karraje, il n'a échangé que quelques mots avec
l'ingénieur Serkö. Plus tard, tous deux se sont rencontrés dans
l'après-midi, et ont conversé longuement en se promenant devant
Bee-Hive.

L'entretien terminé, ils se dirigent vers le couloir, et y
pénètrent, suivis du capitaine Spade. Que ne puis-je m'y
introduire derrière eux!... Que ne puis-je aller respirer, ne fût-
ce qu'un instant, cet air vivifiant de l'Atlantique, dont Back-Cup
ne reçoit, pour ainsi dire, que les souffles épuisés!...

-- _Du 26 septembre au 10 octobre_. -- Quinze jours viennent de
s'écouler. Sous la direction de l'ingénieur Serkö et de Thomas
Roch, on a travaillé à l'ajustement des engins. Puis, on s'est
occupé du montage des supports de lancement. Ce sont de simples
chevalets, munis d'augets, dont l'inclinaison est variable, et
qu'il sera facile d'installer à bord de l'_Ebba_ ou même sur la
plate-forme du tug maintenu à fleur d'eau.

Ainsi donc, Ker Karraje va être maître des océans rien qu'avec sa
goélette!... Aucun navire de guerre ne pourra traverser la zone
dangereuse et l'_Ebba _se tiendra hors de portée de ses
projectiles!... Ah! si du moins ma notice avait été recueillie...
si l'on connaissait ce repaire de Back-Cup!... On saurait bien,
sinon le détruire, du moins empêcher son ravitaillement...

-- _20 octobre._ -- À mon extrême surprise, ce matin, je n'ai plus
aperçu le tug à son poste habituel. Je me rappelle que, la veille,
on a renouvelé les éléments de ses piles; mais je pensais que
c'était pour les avoir en état. S'il est parti, à présent que le
nouveau couloir est praticable, c'est qu'il s'agit de quelque
expédition sur ces parages. En effet, rien ne manque plus à Back-
Cup des pièces et substances nécessaires à Thomas Roch.

Cependant, nous voici dans la saison de l'équinoxe. La mer des
Bermudes est troublée par de fréquentes tempêtes.

Les rafales s'y déchaînent avec une effroyable turbulence. Cela se
sent aux violents coups d'air, qui s'engouffrent par le cratère de
Back-Cup, aux tourbillonnantes vapeurs mêlées de pluie dont
s'emplit la vaste caverne, et aussi à l'agitation des eaux du
lagon, qui balaient de leurs embruns les roches des berges.

Mais est-il certain que la goélette ait quitté la crique de Back-
Cup?... N'est-elle pas d'un trop faible gabarit, -- même avec
l'aide de son remorqueur, -- pour affronter des mers si
mauvaises?...

D'autre part, comment admettre que le tug, bien qu'il ne doive
rien craindre de la houle, puisqu'il retrouve les eaux calmes à
quelques mètres au-dessous de leur surface, ait entrepris un
voyage sans accompagner la goélette?...

Je ne sais à quelle cause attribuer ce départ de l'appareil sous-
marin, -- départ qui va se prolonger, car il n'est pas revenu dans
la journée.

Cette fois, l'ingénieur Serkö est resté à Back-Cup. Seuls Ker
Karraje, le capitaine Spade, les équipages du tug et de l'_Ebba_
ont quitté l'îlot...

L'existence se continue dans son habituelle et affadissante
monotonie, au milieu de cette colonie d'emmurés. Je passe des
heures entières au fond de mon alvéole, méditant, espérant,
désespérant, me rattachant, par un lien qui s'affaiblit chaque
jour, à ce tonnelet abandonné au caprice des courants, -- et
rédigeant ces notes, qui ne me survivront probablement pas...

Thomas Roch est constamment occupé dans son laboratoire -- à la
fabrication de son déflagrateur. Je suis toujours féru de cette
idée qu'il ne voudra vendre à aucun prix la composition de ce
liquide... Mais je sais aussi qu'il n'hésiterait pas à mettre son
invention au service de Ker Karraje.

Je rencontre souvent l'ingénieur Serkö, alors que mes promenades
m'amènent aux environs de Bee-Hive. Cet homme se montre chaque
fois disposé à s'entretenir avec moi... sur le ton d'une
impertinente légèreté, il est vrai.

Nous causons de choses et d'autres, -- rarement de ma situation, à
propos de laquelle il est inutile de récriminer, ce qui
m'attirerait de nouvelles railleries.

-- _22 octobre. _-- Aujourd'hui, j'ai cru devoir demander à
l'ingénieur Serkö si la goélette avait repris la mer avec le tug.

«Oui, monsieur Simon Hart, répondit-il, et, quoique le temps soit
détestable au large, de vrais coups de chien, n'ayez point de
crainte pour notre chère _Ebba!_...

-- Est-ce que son absence doit se prolonger?...

-- Nous l'attendons sous quarante-huit heures... C'est le dernier
voyage que le comte d'Artigas s'est décidé à entreprendre avant
que les tempêtes de l'hiver aient rendu ces parages absolument
impraticables.

-- Voyage d'agrément... ou d'affaires?...» ai-je répliqué.
L'ingénieur Serkö me répond en souriant: «Voyage d'affaires,
monsieur Hart, voyage d'affaires! À l'heure qu'il est, nos engins
sont achevés, et, le beau temps revenu, nous n'aurons plus qu'à
reprendre l'offensive...

-- Contre de malheureux navires...

-- Aussi malheureux... que richement chargés!

-- Actes de piraterie dont l'impunité ne vous sera pas toujours
assurée, je l'espère! me suis-je écrié.

-- Calmez-vous, mon cher collègue, calmez-vous!... Vous le savez
de reste, personne ne découvrira jamais notre retraite de Back-
Cup, personne ne pourra jamais en dévoiler le secret!... Et
d'ailleurs, avec ces engins d'un si facile maniement et d'une
puissance si terrible, il nous serait facile d'anéantir tout
navire qui passerait dans un certain rayon de l'îlot...

-- À la condition, ai-je dit, que Thomas Roch vous ait vendu la
composition de son déflagrateur comme il vous a vendu celle de son
Fulgurateur...

-- Cela est fait, monsieur Hart, et je dois vous enlever toute
inquiétude à cet égard.»

De cette réponse catégorique, j'aurais dû conclure que le malheur
est consommé, si, à l'intonation hésitante de sa voix, je n'avais
senti une fois de plus qu'il ne fallait pas s'en rapporter aux
paroles de l'ingénieur Serkö.

-- _25 octobre._ -- L'effrayante aventure à laquelle je viens
d'être mêlé, et comment n'y ai-je pas laissé la vie!... C'est
miracle que je puisse aujourd'hui reprendre le cours de ces notes
interrompu pendant quarante-huit heures!... Avec un peu plus de
bonne chance, j'eusse été délivré!... Je serais présentement dans
un des ports des Bermudes, Saint-Georges ou Hamilton... Les
mystères de Back-Cup seraient dévoilés... La goélette, signalée à
toutes les nations, ne pourrait se montrer dans aucun port. Le
ravitaillement de Back-Cup deviendrait impossible... Les bandits
de Ker Karraje seraient condamnés à y mourir de faim!...

Voici ce qui s'est passé:

Le soir du 23 octobre, vers huit heures, j'avais quitté ma cellule
dans un indéfinissable état de nervosité, comme si j'eusse éprouvé
le pressentiment de quelque événement grave et prochain. En vain
avais-je voulu demander un peu de calme au sommeil. Désespérant de
dormir, j'étais sorti.

Au-dehors de Back-Cup, il devait faire très mauvais temps. Les
rafales pénétraient à travers le cratère et soulevaient une sorte
de houle à la surface du lagon.

Je me dirigeai du côté de la berge de Bee-Hive.

Personne, à cette heure. Température assez basse, atmosphère
humide. Tous les frelons de la ruche étaient blottis au fond de
leurs alvéoles.

Un homme gardait l'orifice du couloir, bien que, par surcroît de
précaution, ce couloir fût obstrué à son issue sur le littoral. De
la place qu'il occupait, cet homme ne pouvait apercevoir les
berges. Au surplus, je ne vis que deux lampes allumées au-dessus
de la rive droite et de la rive gauche du lagon, en sorte qu'une
profonde obscurité régnait sous la forêt de piliers.

J'allais ainsi au milieu de l'ombre, lorsque quelqu'un vint à
passer près de moi.

Je reconnus Thomas Roch.

Thomas Roch marchait lentement, absorbé dans ses réflexions comme
d'habitude, l'imagination toujours tendue, l'esprit toujours en
travail.

Ne s'offrait-il pas là une occasion favorable de lui parler, de
l'instruire de ce que vraisemblablement il ne savait pas... Il
ignore... il doit ignorer en quelles mains est tombée sa
personne... Il ne peut se douter que le comte d'Artigas n'est
autre que le pirate Ker Karraje... Il ne soupçonne pas à quel
bandit il a livré une partie de son invention... Il faut lui
apprendre que des millions qui l'ont payée il n'aura jamais la
jouissance... Pas plus que moi, il n'aura la liberté de quitter
cette prison de Back-Cup... Oui!... Je ferai appel à ses
sentiments d'humanité, aux malheurs dont il sera responsable, s'il
ne garde pas ses derniers secrets...

J'en étais là de mes réflexions, lorsque je me sentis vivement
saisir par-derrière.

Deux hommes me tenaient les bras, et un troisième se dressa devant
moi.

Je voulus appeler.

«Pas un cri! me dit cet homme qui s'exprimait en anglais. N'êtes-
vous pas Simon Hart?...

-- Comment savez-vous?...

-- Je vous ai vu sortir de votre cellule...

-- Qui êtes-vous donc?...

-- Le lieutenant Davon, de la marine britannique, officier à bord
du _Standard_, en station aux Bermudes.» Il me fut impossible de
répondre, tant j'étais suffoqué par l'émotion.

«Nous venons vous arracher des mains de Ker Karraje, et enlever
avec vous l'inventeur français Thomas Roch... ajoute le lieutenant
Davon.

-- Thomas Roch!... ai-je balbutié.

-- Oui... Le document, signé de votre nom, a été recueilli sur une
grève de Saint-Georges...

-- Dans un tonnelet, lieutenant Davon... un tonnelet que j'ai
lancé sur les eaux de ce lagon...

-- Et qui contenait, répondit l'officier, la notice par laquelle
nous avons appris que l'îlot de Back-Cup servait de refuge à Ker
Karraje et à sa bande... Ker Karraje, ce faux comte d'Artigas,
l'auteur du double enlèvement de Healthful-House...

-- Ah! lieutenant Davon...

-- Maintenant, pas un instant à perdre... Il faut profiter de
l'obscurité...

-- Un seul mot, lieutenant Davon... Comment avez-vous pu pénétrer
à l'intérieur de Back-Cup?...

-- Au moyen du bateau sous-marin le _Sword_, qui, depuis six mois,
était en expérience à Saint-Georges...

-- Un bateau sous-marin?...

-- Oui... il nous attend au pied de ces roches.

-- Là... là!... ai-je répété.

-- Monsieur Hart, où est le tug de Ker Karraje?...

-- Parti depuis trois semaines...

-- Ker Karraje n'est pas à Back-Cup?...

-- Non... mais nous l'attendons d'un jour et même d'une heure à
l'autre...

-- Qu'importe! répondit le lieutenant Davon. Ce n'est pas de Ker
Karraje qu'il s'agit... c'est Thomas Roch que nous avons mission
d'enlever... avec vous, monsieur Hart... Le _Sword _ne quittera
pas le lagon, sans que vous soyez tous deux à bord!... S'il ne
reparaissait pas à Saint-Georges, cela signifierait que j'aurais
échoué... et on recommencerait...

-- Où est le _Sword_, lieutenant?...

-- De ce côté... dans l'ombre de la grève, où l'on ne peut
l'apercevoir. Grâce à vos indications, mon équipage et moi, nous
avons reconnu l'entrée du tunnel sous-marin. Le _Sword _l'a
heureusement franchi... Il y a dix minutes qu'il est remonté à la
surface du lagon... Deux de mes hommes m'ont accompagné sur cette
berge... Je vous ai vu sortir de la cellule indiquée sur votre
plan... Savez-vous où est à présent Thomas Roch?...

-- À quelques pas d'ici... Il vient de passer et se dirigeait vers
son laboratoire...

-- Dieu soit béni, monsieur Hart!

-- Oui!... qu'il le soit, lieutenant Davon!» Le lieutenant, les
deux hommes et moi, nous prîmes le sentier qui contourne le lagon.
À peine fûmes-nous éloignés d'une dizaine de mètres que j'aperçus
Thomas Roch. Se jeter sur lui, le bâillonner avant qu'il eût pu
pousser un cri, l'attacher avant qu'il eût pu faire un mouvement,
le transporter à l'endroit où était amarré le _Sword_, cela
s'accomplit en moins d'une minute. Ce _Sword_ était une
embarcation submersible d'une douzaine de tonneaux seulement, --
par conséquent, de dimensions et de puissance très inférieures à
celles du tug. Deux dynamos, actionnées par des accumulateurs, qui
avaient été chargés douze heures auparavant dans le port de Saint-
Georges, imprimaient le mouvement à son hélice. Mais, quel qu'il
fût, ce _Sword_ devait suffire à nous sortir de notre prison, à
nous rendre la liberté, -- cette liberté à laquelle je ne croyais
plus!... Enfin, Thomas Roch allait être arraché des mains de Ker
Karraje et de l'ingénieur Serkö... Ces coquins ne pourraient
utiliser son invention... Et rien n'empêcherait des navires
d'approcher de l'îlot, d'opérer un débarquement, de forcer
l'entrée du couloir, de s'emparer des pirates!...

Nous n'avions rencontré personne pendant que les deux hommes
transportaient Thomas Roch. Nous sommes descendus tous à
l'intérieur du _Sword_... Le panneau supérieur s'est fermé... les
compartiments à eau se sont remplis... le _Sword_ s'est immergé...
Nous étions sauvés...

Le _Sword_, divisé en trois sections par des cloisons étanches,
était aménagé de la sorte. La première section, contenant les
accumulateurs et la machinerie, s'étendait depuis le maître-bau
jusqu'à l'arrière. La seconde, celle du pilote, occupait le milieu
de l'embarcation, surmontée d'un périscope à verres lenticulaires,
d'où partaient les rayons d'un fanal électrique qui permettait de
se diriger sous les eaux. La troisième était à l'avant, et c'est
là que Thomas Roch et moi, nous avions été renfermés.

Il va sans dire que mon compagnon, s'il avait été délivré du
bâillon qui l'étouffait, n'était pas dégagé de ses liens, et je
doutais qu'il eût conscience de ce qui se passait...

Mais nous avions hâte de partir, avec l'espoir d'être à Saint-
Georges cette nuit même, si aucun obstacle ne nous arrêtait...

Après avoir poussé la porte de la cloison, je rejoignis le
lieutenant Davon dans le second compartiment, près de l'homme
préposé à la manoeuvre du gouvernail.

Dans celui de l'arrière, trois autres hommes, y compris le
mécanicien, attendaient les ordres du lieutenant pour mettre le
propulseur en mouvement.

«Lieutenant Davon, dis-je alors, je pense qu'il n'y a aucun
inconvénient à laisser Thomas Roch seul... Si je puis vous être
utile pour gagner l'orifice du tunnel...

-- Oui... restez près de moi, monsieur Hart.» Il était alors huit
heures trente-sept -- exactement. Les rayons électriques, projetés
à travers le périscope, éclairaient d'une vague lueur les couches
dans lesquelles se maintenait le _Sword_. À partir de la berge
près de laquelle il stationnait, il serait nécessaire de traverser
le lagon sur toute sa longueur. Trouver l'orifice du tunnel serait
certainement une difficulté, non insurmontable. Dût-on longer
l'accore des rives, il était impossible qu'on ne le découvrît pas,
même en un temps relativement court. Puis, le tunnel franchi à
petite vitesse, en évitant de heurter ses parois, le _Sword_
remonterait à la surface de la mer et ferait route sur Saint-
Georges.

«À quelle profondeur sommes-nous?... demandai-je au lieutenant.

-- À quatre mètres cinquante.

-- Il n'est pas nécessaire de s'immerger davantage, répondis-je.
D'après ce que j'ai observé pendant la grande marée d'équinoxe,
nous devons être dans l'axe du tunnel.

-- _All right!_» répondit le lieutenant. Oui! _All right_, et il
me semblait que la Providence prononçait ces mots par la bouche de
l'officier... De fait, elle n'aurait pu choisir un meilleur agent
de ses volontés! J'ai regardé le lieutenant à la lueur du fanal.
C'est un homme de trente ans, froid, flegmatique, la physionomie
résolue, -- l'officier anglais dans toute son impassibilité
native, -- pas plus ému qu'il ne l'eût été à bord du Standard,
opérant avec un extraordinaire sang-froid, je dirais même avec la
précision d'une machine.

«En traversant le tunnel, me dit-il, j'ai estimé sa longueur à une
quarantaine de mètres...

-- Oui... d'une extrémité à l'autre, lieutenant Davon... une
quarantaine de mètres.»

Et, en effet, ce chiffre devait être exact, puisque le couloir
percé au niveau du littoral ne mesurait que trente mètres environ.

Ordre fut donné au mécanicien d'actionner l'hélice. Le _Sword_
avança avec une extrême lenteur, par crainte de collision contre
la berge.

Parfois il s'en approchait assez pour qu'une masse noirâtre
s'estompât au fond du fuseau lumineux projeté par le fanal. Un
coup de barre rectifiait alors la direction. Mais si la conduite
d'un bateau sous-marin est déjà difficile en pleine mer, combien
davantage sous les eaux de ce lagon!

Après cinq minutes de marche, le _Sword_, dont la plongée était
maintenue entre quatre et cinq mètres, n'avait pas encore atteint
l'orifice du tunnel.

En ce moment, je dis: «Lieutenant Davon, peut-être serait-il sage
de revenir à la surface, afin de mieux reconnaître la paroi où se
trouve l'orifice?...

-- C'est mon avis, monsieur Hart, si vous pouvez l'indiquer
exactement...

-- Je le puis.

-- Bien.»

Par prudence, le courant du fanal fut interrompu, le milieu
liquide redevint obscur. Sur l'ordre qu'il reçut, le mécanicien
mit les pompes en fonction, et le _Sword_, délesté, remonta peu à
peu à la surface du lagon.

Je restai à ma place, afin de relever la position à travers les
lentilles du périscope.

Enfin, le _Sword _arrêta son mouvement ascensionnel, émergeant
d'un pied au plus.

De ce côté, éclairé par la lampe de la berge, je reconnus Bee-
Hive.

«Votre avis!... me demanda le lieutenant Davon.

-- Nous sommes trop au nord... L'orifice est dans l'ouest de la
caverne.

-- Il n'y a personne sur les berges?...

-- Personne.

-- C'est au mieux, monsieur Hart. Nous allons rester à fleur
d'eau. Puis, lorsque le _Sword_, sur votre indication, sera devant
la paroi, il se laissera couler...»

C'était le meilleur parti à prendre, et le pilote mit le _Sword
_dans l'axe même du tunnel, après l'avoir éloigné de la berge dont
il l'avait trop rapproché. La barre fut redressée légèrement, et,
poussé par son hélice, l'appareil se mit en bonne direction.

Lorsque nous n'étions plus qu'à une dizaine de mètres, je
commandai de stopper. Dès que le courant fut interrompu, le _Sword
_s'arrêta, ouvrit ses prises d'eau, remplit ses réservoirs,
s'enfonça avec lenteur.

Alors le fanal du périscope fut remis en activité, et, désignant
dans la partie sombre de la paroi une sorte de cercle noir qui ne
réfléchissait pas les rayons du fanal:

«Là... là... le tunnel!» m'écriai-je.

N'était-ce pas la porte par laquelle j'allais m'échapper de cette
prison?... N'était-ce pas la liberté qui m'attendait au large?...

Le _Sword_ se mut en douceur vers l'orifice...

Ah!... l'horrible malchance, et comment avais-je pu résister à ce
coup?... Comment mon coeur ne s'était-il pas brisé?...

Une vague lueur apparaissait à travers les profondeurs du tunnel,
moins de vingt mètres en avant. Cette lumière, qui s'avançait sur
nous, ne pouvait être que la lumière projetée par le look-out du
bateau sous-marin de Ker Karraje.

«Le tug!... ai-je crié. Lieutenant... voici le tug qui rentre à
Back-Cup!...

-- Machine arrière!» ordonna le lieutenant Davon. Et le _Sword_
recula au moment où il allait s'engager à travers le tunnel. Peut-
être une chance nous restait-elle d'échapper, car d'une main
rapide, le lieutenant avait éteint notre fanal, et il était
possible que ni le capitaine Spade ni aucun de ses compagnons
n'eussent aperçu le _Sword_... Peut-être, en s'écartant,
livrerait-il passage au tug... Peut-être sa masse obscure se
confondrait-elle avec les basses couches du lagon... Peut-être le
tug passerait-il sans le voir?... Lorsqu'il aurait regagné son
poste de mouillage, le _Sword_ se remettrait en direction... et
donnerait dans l'orifice...

L'hélice du _Sword_ tournant à contre, nous avons rebroussé vers
la berge du côté sud... Encore quelques instants et le _Sword_
n'aurait plus qu'à stopper...

Non!... Le capitaine Spade avait reconnu la présence d'un bateau
sous-marin, prêt à s'engager à travers le tunnel, et il se
disposait à le poursuivre sous les eaux du lagon... Que pourrait
cette frêle embarcation lorsqu'elle serait attaquée par le
puissant appareil de Ker Karraje?...

Le lieutenant Davon me dit alors:

«Retournez dans le compartiment où se trouve Thomas Roch, monsieur
Hart... Fermez la porte, tandis que je vais fermer celle du
compartiment de l'arrière... Si nous sommes abordés, il est
possible que, grâce à ses cloisons, le _Sword_ se soutienne entre
deux eaux...»

Après avoir serré la main du lieutenant, dont le sang-froid ne se
démentait pas devant ce danger, je regagnai l'avant, près de
Thomas Roch... Je refermai la porte et j'attendis dans une
obscurité complète.

Alors j'eus le sentiment ou plutôt l'impression des manoeuvres que
faisait le _Sword _pour échapper au tug, ses portées, ses
girations, ses plongées. Tantôt il évoluait brusquement, afin
d'éviter un choc; tantôt il remontait à la surface, ou
s'immergeait jusqu'aux extrêmes profondeurs du lagon. S'imagine-t-
on cette lutte des deux appareils sous ces eaux troublées,
évoluant comme deux monstres marins d'inégale puissance?

Quelques minutes s'écoulèrent... Je me demandais si la poursuite
n'était pas suspendue, si le _Sword_ n'avait pas enfin pu
s'élancer à travers le tunnel...

Une collision se produisit... Il ne sembla pas que ce choc eût été
très violent... Mais je ne pus me faire illusion, -- c'était bien
le _Sword _qui venait d'être abordé par sa hanche de tribord...
Peut-être, cependant, sa coque de tôle avait-elle résisté?... Et
même, dans le cas contraire, peut-être l'eau n'avait-elle envahi
qu'un des compartiments?...

Presque aussitôt, un second choc repoussa le _Sword_, avec une
extrême violence, cette fois. Il fut comme soulevé par l'éperon du
tug, contre lequel il se scia, pour ainsi dire, en se rabattant.
Puis, je sentis qu'il se redressait, l'avant en haut, et qu'il
coulait à pic sous la surcharge d'eau dont s'était rempli le
compartiment de l'arrière...

Brusquement, sans avoir pu nous retenir aux parois, Thomas Roch et
moi, nous fûmes culbutés l'un sur l'autre... Enfin, après un
dernier heurt qui provoqua un bruit de tôle déchirées, le _Sword_
ragua le fond et devint immobile...

À partir de ce moment, que s'était-il passé?... Je ne savais,
ayant perdu connaissance.

Depuis, je viens d'apprendre que des heures, -- de longues heures,
-- s'étaient écoulées. Tout ce qui me revient à la mémoire, c'est
que ma dernière pensée avait été:

«Si je meurs, du moins Thomas Roch et son secret meurent avec
moi... et les pirates de Back-Cup n'échapperont pas au châtiment
de leurs crimes!»

XV
Attente


Aussitôt mes sens repris, j'observe que je suis étendu sur le
cadre de ma cellule, où, parait-il, je repose depuis trente
heures.

Je ne suis pas seul. L'ingénieur Serkö est près de moi. Il m'a
fait donner tous les soins nécessaires, il m'a soigné lui-même, --
non comme un ami, je pense, mais comme l'homme dont on attend
d'indispensables explications, quitte à se débarrasser de lui, si
l'intérêt commun l'exige.

Assez faible encore, je serais incapable de faire un pas. Peu s'en
est fallu que j'aie été asphyxié au fond de cet étroit
compartiment du _Sword_, tandis qu'il gisait sous les eaux du
lagon. Suis-je en état de répondre aux questions que l'ingénieur
Serkö brûle de m'adresser relativement à cette aventure?... Oui...
mais je me tiendrai sur une extrême réserve.

Et, tout d'abord, je me demande où sont le lieutenant Davon et
l'équipage du _Sword_. Ces courageux Anglais ont-ils péri dans la
collision?... Sont-ils sains et saufs, ainsi que nous le sommes, -
- car je suppose que Thomas Roch a survécu comme moi, après le
double choc du tug et du _Sword?_...

La première question de l'ingénieur Serkö est celle-ci:

«Expliquez-moi ce qui s'est passé, monsieur Hart?» Au lieu de
répondre, l'idée me vient d'interroger.

«Et Thomas Roch?... ai-je demandé.

-- En bonne santé, monsieur Hart... Que s'est-il passé?... répète-
t-il d'un ton impérieux.

-- Avant tout, apprenez-moi, ai-je dit, ce que sont devenus... les
autres?...

-- Quels autres?... réplique l'ingénieur Serkö, dont l'oeil
commence à me lancer de mauvais regards.

-- Ces hommes qui se sont jetés sur moi et sur Thomas Roch, ces
hommes qui nous ont bâillonnés... emportés... enfermés... où?...
je ne le sais même pas!»

Toute réflexion faite, le mieux est de soutenir que j'ai été
surpris, ce soir-là, par une agression brusque, pendant laquelle
je n'ai eu le temps ni de me reconnaître ni de reconnaître les
auteurs de cette agression.

«Ces hommes, répond l'ingénieur Serkö, vous saurez de quelle
manière l'affaire a fini pour eux... Auparavant, dites-moi comment
les choses se sont passées...»

Et, à l'intonation menaçante que prend sa voix en répétant cette
question formulée pour la troisième fois, je comprends de quels
soupçons je suis l'objet. Et, cependant, pour être en mesure de
m'accuser de relations avec le dehors, il faudrait que le tonnelet
contenant ma notice fût tombé entre les mains de Ker Karraje... Or
cela n'est pas, puisque ce tonnelet a été recueilli par les
autorités des Bermudes... Une telle accusation à mon égard ne
reposerait sur rien de sérieux.

Aussi me suis-je borné à raconter que, la veille, vers huit heures
du soir, je me promenais sur la berge, après avoir vu Thomas Roch
se diriger du côté de son laboratoire, lorsque trois hommes m'ont
saisi par-derrière... Un bâillon sur la bouche et les yeux bandés,
je me suis senti entraîné, puis descendu dans une sorte de trou
avec une autre personne que j'ai cru reconnaître à ses
gémissements pour mon ancien pensionnaire... J'eus la pensée que
nous étions à bord d'un appareil flottant... et, tout
naturellement, que ce devait être à bord du tug qui était de
retour?... Puis il m'a semblé que cet appareil s'enfonçait sous
les eaux... Alors un choc m'a renversé au fond de ce trou, l'air a
bientôt manqué... et, finalement, j'ai perdu connaissance... Je ne
savais rien de plus...

L'ingénieur Serkö m'écoute avec une profonde attention, l'oeil
dur, le front plissé, et, cependant, rien ne l'autorise à croire
que je ne lui aie pas dit la vérité.

«Vous prétendez que trois hommes se sont jetés sur vous?... me
demande-t-il.

-- Oui... et j'ai cru que c'étaient de vos gens... Je ne les avais
pas vus s'approcher... Qui sont-ils?

-- Des étrangers que vous avez dû reconnaître à leur langage?...

-- Ils n'ont pas parlé.

-- Vous ne soupçonnez pas de quelle nationalité?...

-- Aucunement.

-- Vous ignorez quelles étaient leurs intentions en pénétrant à
l'intérieur de la caverne?...

-- Je l'ignore.

-- Et quelle est votre idée là-dessus?...

-- Mon idée, monsieur Serkö?... Je vous le répète, j'ai cru que
deux ou trois de vos pirates étaient chargés de me jeter dans le
lagon par ordre du comte d'Artigas... qu'ils allaient en faire
autant de Thomas Roch... que, possesseurs de tous ses secrets, --
ainsi que vous me l'avez affirmé, -- vous n'aviez plus qu'à vous
débarrasser de lui comme de moi...

-- Vraiment, monsieur Hart, cette pensée a pu naître dans votre
cerveau... répond l'ingénieur Serkö, sans reprendre néanmoins son
ton d'habituelle raillerie.

-- Oui... mais elle n'a pas persisté, lorsque, m'étant débarrassé
de mon bandeau, j'ai pu voir qu'on m'avait descendu dans un des
compartiments du tug.

-- Ce n'était pas le tug, c'était un bateau du même genre qui
s'est introduit par le tunnel...

-- Un bateau sous-marin?... me suis-je écrié.

-- Oui... et monté par des hommes chargés de vous enlever avec
Thomas Roch...

-- Nous enlever?... dis-je, en continuant de feindre la surprise.

-- Et, ajouta l'ingénieur Serkö, je vous demande ce que vous
pensez de cette affaire...

-- Ce que j'en pense?... Mais elle ne me paraît comporter qu'une
seule explication plausible. Si le secret de votre retraite n'a
pas été trahi, -- et je ne sais comment une trahison aurait pu se
produire ni quelle imprudence vous et les vôtres auriez pu
commettre, -- mon avis est que ce bateau sous-marin, en cours
d'expériences sur ces parages, a découvert par hasard l'orifice du
tunnel... qu'après s'y être engagé, il a remonté à la surface du
lagon... que son équipage, très surpris de se trouver à
l'intérieur d'une caverne habitée s'est emparé des premiers
habitants qu'il a rencontrés... Thomas Roch... moi... d'autres
peut-être... car enfin j'ignore...»

L'ingénieur Serkö est redevenu très sérieux. Sent-il l'inanité de
l'hypothèse que j'essaie de lui suggérer?... Croit-il que j'en
sais plus que je ne veux dire?... Quoi qu'il en soit, il semble
accepter ma réponse, et il ajoute:

«En effet, monsieur Hart, les choses ont dû se passer de cette
façon, et lorsque le bateau étranger a voulu s'engager à travers
le tunnel, au moment où le tug en sortait, il y a eu collision...
une collision dont il a été la victime... Mais nous ne sommes
point gens à laisser périr nos semblables... D'ailleurs, votre
disparition et celle de Thomas Roch avaient été presque aussitôt
constatées... Il fallait à tout prix sauver deux existences si
précieuses... On s'est mis à la besogne... Nous avons d'habiles
scaphandriers parmi nos hommes. Ils sont descendus dans les
profondeurs du lagon... ils ont passé des amarres sous la coque du
_Sword_...

-- Le _Sword?_... ai-je observé.

-- C'est le nom que nous avons lu sur l'avant de ce bateau, quand
il fut ramené à la surface... Quelle satisfaction, lorsque nous
vous avons retrouvé, -- sans connaissance, il est vrai, -- mais
respirant encore, et quel bonheur d'avoir pu vous rappeler à la
vie!... Par malheur, à l'égard de l'officier qui commandait le
_Sword_ et de son équipage, nos soins ont été inutiles... Le choc
avait crevé les compartiments du milieu et de l'arrière qu'ils
occupaient, et ils ont payé de leur existence cette mauvaise
chance... due au seul hasard, comme vous dites... d'avoir envahi
notre mystérieuse retraite.»

En apprenant la mort du lieutenant Davon et de ses compagnons, mon
coeur s'est serré affreusement. Mais, pour rester fidèle à mon
rôle, comme c'étaient des gens que je ne connaissais pas... que
j'étais censé ne pas connaître... il a fallu me contenir...
L'essentiel, en effet, est de ne donner aucun motif de soupçonner
une connivence entre l'officier du _Sword_ et moi... Qui sait, en
somme, si l'ingénieur Serkö attribue cette arrivée du _Sword _au
«seul hasard», s'il n'a pas ses raisons pour admettre,
provisoirement du moins, l'explication que j'ai imaginée?...

En fin de compte, cette inespérée occasion de recouvrer ma liberté
est perdue... Se représentera-t-elle?... Dans tous les cas, on
sait à quoi s'en tenir sur le pirate Ker Karraje, puisque ma
notice est parvenue entre les mains des autorités anglaises de
l'archipel... Le _Sword_ ne reparaissant pas aux Bermudes, nul
doute que de nouveaux efforts soient tentés contre l'îlot de Back-
Cup, où, sans cette malencontreuse coïncidence, -- la rentrée du
tug au moment de la sortie du _Sword_, -- je ne serais plus
prisonnier à cette heure!

J'ai repris mon existence habituelle, et, n'ayant inspiré aucune
défiance, je suis toujours libre d'aller et de venir à l'intérieur
de la caverne.

Il est constant que cette dernière aventure n'a eu aucune fâcheuse
conséquence pour Thomas Roch. Des soins intelligents l'ont sauvé
comme ils m'ont sauvé moi-même. En toute plénitude de ses facultés
intellectuelles, il s'est remis au travail et passe des journées
entières dans son laboratoire.

Quant à l'_Ebba_, elle a rapporté de son dernier voyage des
ballots, des caisses, quantité d'objets de provenances diverses,
et j'en conclus que plusieurs bâtiments ont été pillés au cours de
cette dernière campagne de piraterie.

Cependant, le travail est poursuivi avec activité en ce qui
concerne l'établissement des chevalets. Le nombre des engins
s'élève à une cinquantaine. Si Ker Karraje et l'ingénieur Serkö se
voyaient dans l'obligation de défendre Back-Cup, trois ou quatre
suffiraient à garantir l'îlot de toute approche, étant donné
qu'ils couvriraient une zone sur laquelle aucun navire ne pourrait
entrer sans être anéanti. Et, j'y songe, n'est-il pas probable
qu'ils vont mettre Back-Cup en état de défense, après avoir
raisonné de la façon suivante:

«Si l'apparition du _Sword_ dans les eaux du lagon n'a été que
l'effet du hasard, rien n'est changé à notre situation, et nulle
puissance, pas même l'Angleterre, n'aura la pensée d'aller
rechercher le _Sword_ sous la carapace de l'îlot. Si, au
contraire, par suite d'une incompréhensible révélation, on a
appris que Back-Cup est devenu la retraite de Ker Karraje, si
l'expédition du _Sword_ a été une première tentative faite contre
l'îlot, on doit s'attendre à une seconde dans des conditions
différentes, soit une attaque à distance, soit une tentative de
débarquement. Donc, avant que nous ayons pu quitter Back-Cup et
emporter nos richesses, il faut employer le Fulgurateur Roch pour
la défensive.»

À mon sens, ce raisonnement a dû même être poussé plus loin, et
ces malfaiteurs se seront dit:

«Y a-t-il connexité entre cette révélation, de quelque façon
qu'elle ait eu lieu, et le double enlèvement de Healthful-
House?... Sait-on que Thomas Roch et son gardien sont enfermés à
Back-Cup?... Sait-on que c'est au profit du pirate Ker Karraje que
cet enlèvement a été effectué?... Américains, Anglais, Français,
Allemands, Russes, ont-ils lieu de craindre que toute attaque de
vive force contre l'îlot ne soit condamnée à l'insuccès?...»

Pourtant, à supposer que tout cela soit connu, si grands même que
soient les dangers, Ker Karraje a dû comprendre que l'on ne
reculerait pas. Un intérêt de premier ordre, un devoir de salut
public et d'humanité, exigent l'anéantissement de son repaire.
Après avoir écumé autrefois les mers de l'Ouest-Pacifique, le
pirate et ses complices infestent maintenant les parages de
l'Ouest-Atlantique... Il faut les détruire à n'importe quel prix!

Dans tous les cas, et rien qu'à tenir compte de cette dernière
hypothèse, une surveillance constante s'impose à ceux qui habitent
la caverne de Back-Cup. Aussi, à partir de ce jour, est-elle
organisée dans les conditions les plus sévères. Grâce au couloir,
et sans qu'il soit besoin de franchir le tunnel, les pirates ne
cessent de veiller au-dehors. Cachés entre les basses roches du
littoral, ils observent nuit et jour les divers points de
l'horizon, se relevant matin et soir par escouades de douze
hommes. Toute apparition de navire au large, toute approche
d'embarcation quelconque seraient immédiatement relevées.

Rien de nouveau pendant les journées suivantes, qui se succèdent
avec une désespérante monotonie. En réalité, on sent que Back-Cup
ne jouit plus de sa sécurité d'autrefois. Il y règne comme une
vague et décourageante inquiétude. À chaque instant, on craint
d'entendre ce cri: Alerte! alerte! jeté par les veilleurs du
littoral. La situation n'est plus ce qu'elle était avant l'arrivée
du _Sword_. Brave lieutenant Davon, brave équipage, que
l'Angleterre, que les États civilisés n'oublient jamais que vous
avez sacrifié votre vie pour la cause de l'humanité!

Il est évident que, maintenant, et quelque puissants que soient
leurs moyens de défense, plus encore que ne le serait un barrage
torpédique, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade
sont en proie à des troubles qu'ils essaient vainement de
dissimuler. Aussi ont-ils de fréquents conciliabules. Peut-être
agitent-ils la question d'abandonner Back-Cup en emportant leurs
richesses, car si cette retraite est connue, on saura bien la
réduire, ne fût-ce que par la famine.

J'ignore ce qu'il y a de vrai à cet égard, mais l'essentiel est
qu'on ne me soupçonne pas d'avoir lancé à travers le tunnel ce
tonnelet si providentiellement recueilli aux Bermudes. Jamais, --
je le constate, -- l'ingénieur Serkö ne m'a fait d'allusion à cet
égard. Non! Je ne suis ni suspecté, ni suspect. S'il en était
autrement, je connais assez le caractère du comte d'Artigas pour
savoir qu'il m'aurait déjà envoyé rejoindre dans l'abîme le
lieutenant Davon et l'équipage du _Sword_.

Ces parages sont désormais visités journellement par les grandes
tempêtes hivernales. D'effroyables rafales hurlent à la cime de
l'îlot.

Les tourbillons d'air, qui se propagent à travers la forêt des
piliers, produisent de superbes sonorités, comme si cette caverne
formait la caisse d'harmonie d'un gigantesque instrument. Et ces
mugissements sont tels, par instants, qu'ils couvriraient les
détonations d'une artillerie d'escadre. Nombre d'oiseaux marins,
fuyant la tourmente, pénètrent à l'intérieur et, durant les rares
accalmies, nous assourdissent de leurs cris aigus.

Il est à présumer que, par de si mauvais temps, la goélette ne
pourrait tenir la mer. Il n'en est pas question, d'ailleurs,
puisque l'approvisionnement de Back-Cup est assuré pour toute la
saison. J'imagine aussi que le comte d'Artigas sera dorénavant
moins empressé d'aller promener son _Ebba_ le long du littoral
américain, où il y risquerait d'être reçu non plus avec les égards
dus à un riche yachtman, mais avec l'accueil que mérite le pirate
Ker Karraje!

Toutefois, j'y songe, si l'apparition du _Sword_ a été le début
d'une campagne contre l'îlot dénoncé à la vindicte publique, une
question se pose, -- question de la dernière gravité pour l'avenir
de Back-Cup.

Aussi, un jour, -- très prudemment, ne voulant exciter aucun
soupçon, -- je me hasarde à tâter l'ingénieur Serkö sur ce sujet.

Nous étions dans le voisinage du laboratoire de Thomas Roch. La
conversation durait depuis quelques minutes, lorsque l'ingénieur
Serkö revint à me parler de cette extraordinaire apparition d'un
bateau sous-marin de nationalité anglaise dans les eaux du lagon.
Cette fois, il me parut incliner à croire qu'il y avait peut-être
eu là une tentative faite contre la bande de Ker Karraje.

«Ce n'est pas mon avis, ai-je répondu, afin d'arriver à la
question que je voulais lui poser.

-- Et pourquoi?... me demanda-t-il.

-- Parce que si votre retraite était connue, un nouvel effort
aurait été tenté déjà, sinon pour pénétrer dans la caverne, du
moins pour détruire Back-Cup.

-- Le détruire!... s'écrie l'ingénieur Serkö, le détruire!... Ce
serait au moins très dangereux avec les moyens de défense dont
nous disposons maintenant!...

-- Cela, on l'ignore, monsieur Serkö. On ne sait ni dans l'ancien
ni dans le nouveau continent que l'enlèvement de Healthful-House a
été effectué à votre profit... que vous êtes parvenu à traiter de
son invention avec Thomas Roch...»

L'ingénieur Serkö ne répond rien à cette observation, qui,
d'ailleurs, est sans réplique.

Je continue en disant:

«Donc, une escadre, envoyée par les puissances maritimes qui ont
intérêt à l'anéantissement de cet îlot, n'hésiterait pas à s'en
approcher... à l'accabler de ses projectiles... Or, puisque cela
ne s'est pas encore fait, c'est que cela ne doit pas se faire,
c'est qu'on ne sait rien de ce qui concerne Ker Karraje... Et,
vous voudrez bien en convenir, c'est l'hypothèse la plus heureuse
pour vous...

-- Soit, répond l'ingénieur Serkö, mais ce qui est... est. Qu'on
le sache ou non, si des navires de guerre s'approchent à quatre ou
cinq milles de l'îlot, ils seront coulés avant d'avoir pu faire
usage de leurs pièces!

-- Soit, dis-je à mon tour, et après?...

-- Après?... La probabilité est que d'autres n'oseront plus s'y
risquer...

-- Soit, toujours! Mais ces navires vous investiront en dehors de
la zone dangereuse, et, d'autre part, l'_Ebba_ ne pourra plus se
rendre dans les ports qu'elle fréquentait autrefois avec le comte
d'Artigas!... Dès lors, comment parviendrez-vous à assurer le
ravitaillement de l'îlot!»

L'ingénieur Serkö garde le silence.

Cette question qui a dû déjà le préoccuper, il est incontestable
qu'il n'a pu la résoudre... Et je pense bien que les pirates
songent à abandonner Back-Cup...

Cependant, ne voulant point se laisser, par mes observations,
mettre au pied du mur:

«Il nous restera toujours le tug, dit-il, et ce que l'_Ebba_ ne
pourrait plus faire, il le ferait...

-- Le tug!... me suis-je écrié. Si l'on connaît les secrets de Ker
Karraje, serait-il admissible qu'on ne connût pas aussi
l'existence du bateau sous-marin du comte d'Artigas?...»

L'ingénieur Serkö me jette un regard soupçonneux. «Monsieur Simon
Hart, dit-il, vous me paraissez pousser un peu loin vos
déductions...

-- Moi, monsieur Serkö?...

-- Oui... et je trouve que vous parlez de tout cela en homme qui
en saurait plus long qu'il ne convient!»

Cette remarque me coupe net. Il est évident que mon argumentation
risque de donner à penser que j'ai pu être pour une part dans ces
derniers événements. Les yeux de l'ingénieur Serkö sont
implacablement dardés sur moi, ils me percent le crâne, ils me
fouillent le cerveau...

Toutefois, je ne perds rien de mon sang-froid, et, d'un ton
tranquille, je réponds:

«Monsieur Serkö, par métier comme par goût, je suis habitué à
raisonner sur toutes choses. C'est pourquoi je vous ai communiqué
le résultat de mon raisonnement, dont vous tiendrez ou ne tiendrez
pas compte, à votre convenance.»

Là-dessus, nous nous séparons. Mais, faute d'avoir gardé une
suffisante réserve, peut-être ai-je inspiré des soupçons contre
lesquels il ne me sera pas aisé de réagir...

De cet entretien, en somme, je garde ce précieux renseignement:
c'est que la zone que le Fulgurateur Roch interdit aux bâtiments
est établie entre quatre et cinq milles... Peut-être à la
prochaine marée d'équinoxe... une notice dans un second
tonnelet?... Il est vrai, que de longs mois à attendre avant que
l'orifice du tunnel découvre à mer basse!... Et puis, cette
nouvelle notice arriverait-elle à bon port comme la première?...

Le mauvais temps continue, et les rafales sont plus effroyables
que jamais, -- ce qui est habituel à la période hivernale des
Bermudes. Est-ce donc l'état de la mer qui retarde une autre
campagne contre Back-Cup?... Le lieutenant Davon m'avait pourtant
affirmé que, si son expédition échouait, si on ne voyait pas
revenir le _Sword_ à Saint-Georges, la tentative serait reprise
dans des conditions différentes, afin d'en finir avec ce repaire
de bandits... Il faut bien que l'oeuvre de justice s'accomplisse
tôt ou tard et amène la destruction complète de Back-Cup... dussé-
je ne pas survivre à cette destruction!...

Ah! que ne puis-je aller respirer, ne fût-ce qu'un instant, l'air
vivifiant du dehors!... Que ne m'est-il permis de jeter un regard
au lointain horizon des Bermudes!... Toute ma vie se concentre sur
ce désir, -- franchir le couloir, atteindre le littoral, me cacher
entre les roches... Et qui sait si je ne serais pas le premier à
apercevoir les fumées d'une escadre faisant route vers l'îlot?...

Par malheur, ce projet est irréalisable, puisque des hommes de
garde sont postés, jour et nuit, aux deux extrémités du couloir.
Personne ne peut y pénétrer sans l'autorisation de l'ingénieur
Serkö. À l'essayer, je me verrais menacé de perdre la liberté de
circuler à l'intérieur de la caverne -- et même de pis...

En effet, depuis notre dernière conversation, il me semble que
l'ingénieur Serkö a changé d'allure vis-à-vis de moi. Son regard,
jusque-là railleur, est devenu défiant, soupçonneux, inquisiteur,
aussi dur que celui de Ker Karraje!

-- _17 novembre_. -- Aujourd'hui, dans l'après-midi, une vive
agitation s'est produite à Bee-Hive. On se précipite hors des
cellules... Des cris éclatent de toutes parts.

Je me jette à bas de mon cadre, je sors en toute hâte. Les pirates
courent du côté du couloir, à l'entrée duquel se trouvent Ker
Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade, le maître
d'équipage Effrondat, le mécanicien Gibson, le Malais au service
du comte d'Artigas. Ce qui provoque ce tumulte, je ne tarde pas à
l'apprendre, car les veilleurs viennent de rentrer en jetant le
cri d'alarme. Plusieurs navires sont signalés vers le nord-ouest,
-- des bâtiments de guerre, qui marchent à toute vapeur dans la
direction de Back-Cup.

XVI
Encore quelques heures


Quel effet produit sur moi cette nouvelle, et de quelle indicible
émotion toute mon âme est saisie!... Le dénouement de cette
situation approche, je le sens... Puisse-t-il être tel que le
réclament la civilisation et l'humanité!

Jusqu'à présent, j'ai rédigé mes notes jour par jour. Désormais,
il importe que je les tienne au courant heure par heure, minute
par minute. Qui sait si le dernier secret de Thomas Roch ne va pas
m'être révélé, si je n'aurai pas eu le temps de l'y consigner?...
Si je péris pendant l'attaque, Dieu veuille qu'on retrouve sur mon
cadavre le récit des cinq mois que j'ai passés dans la caverne de
Back-Cup!

Tout d'abord, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade
et plusieurs autres de leurs compagnons sont allés prendre leur
poste sur la base extérieure de l'îlot. Que ne donnerais-je pas
pour qu'il me fût possible de les suivre, de me blottir entre les
roches, d'observer les navires signalés au large...

Une heure plus tard, tous reviennent à Bee-Hive, après avoir
laissé une vingtaine d'hommes en surveillance. Comme, à cette
époque, les jours sont déjà de très courte durée, il n'y a rien à
craindre avant le lendemain. Du moment qu'il ne s'agit pas d'un
débarquement, et dans l'état de défense où les assaillants doivent
supposer Back-Cup, il est inadmissible qu'ils puissent songer à
une attaque de nuit.

Jusqu'au soir, on a travaillé à disposer les chevalets sur divers
points du littoral. Il y en a six, qui ont été transportés par le
couloir aux places choisies d'avance.

Cela fait, l'ingénieur Serkö rejoint Thomas Roch dans son
laboratoire. Veut-il donc l'instruire de ce qui se passe... lui
apprendre qu'une escadre est en vue de Back-Cup... lui dire que
son Fulgurateur va servir à la défense de l'îlot?...

Ce qui est certain, c'est qu'une cinquantaine d'engins, chargés
chacun de plusieurs kilogrammes de l'explosif et de la matière
fusante qui leur assure une trajectoire supérieure à celle de tout
autre projectile, sont prêts à faire leur oeuvre de destruction.

Quant au liquide du déflagrateur, Thomas Roch en a fabriqué un
certain nombre d'étuis, et, -- je ne le sais que trop, -- il ne
refusera pas son concours aux pirates de Ker Karraje! Pendant ces
préparatifs, la nuit est venue. Une demi-obscurité règne au-dedans
de la caverne, car on n'a allumé que les lampes de Bee-Hive. Je
regagne ma cellule, ayant intérêt à me montrer le moins possible.
Les soupçons que j'ai pu inspirer à l'ingénieur Serkö ne se
raviveront-ils pas à cette heure où l'escadre s'approche de Back-
Cup?... Mais les navires aperçus conserveront-ils cette
direction?... Ne vont-ils pas passer au large des Bermudes et
disparaître à l'horizon?... Un instant, ce doute s'est présenté à
mon esprit... Non... non!... Et, d'ailleurs, d'après les
relèvements du capitaine Spade, -- je viens de l'entendre dire à
lui-même, -- il est certain que les bâtiments sont restés en vue
de l'îlot.

À quelle nation appartiennent-ils?... Les Anglais, désireux de
venger la destruction du _Sword_, ont-ils pris seuls la charge de
cette expédition?... Des croiseurs d'autres nations ne se sont-ils
pas joints à eux?... Je ne sais rien... il m'est impossible de
rien savoir!... Eh! qu'importe?... Ce qu'il faut, c'est que cet
antre soit détruit, dussé-je être écrasé sous ses ruines, dussé-je
périr comme l'héroïque lieutenant Davon et son brave équipage!

Les préparatifs de défense se continuent avec sang-froid et
méthode, sous la surveillance de l'ingénieur Serkö. Il est visible
que ces pirates se croient assurés d'anéantir les assaillants dès
qu'ils s'engageront sur la zone dangereuse. Leur confiance dans le
Fulgurateur Roch est absolue. Tout à cette pensée féroce que ces
navires ne peuvent rien contre eux, ils ne songent ni aux
difficultés ni aux menaces de l'avenir!...

À ce que je suppose, les chevalets ont dû être établis sur la
partie nord-ouest du littoral, les augets orientés pour envoyer
les engins dans les directions du nord, de l'ouest et du sud.
Quant à l'est de l'îlot, on le sait, il est défendu par les récifs
qui se prolongent du côté des premières Bermudes.

Vers neuf heures, je me hasarde à sortir de ma cellule. On ne fera
point attention à moi et peut-être passerai-je inaperçu au milieu
de l'obscurité. Ah! si je parvenais à m'introduire dans le
couloir, à gagner le littoral, à me cacher derrière quelque
roche!... Être là au lever du jour!... Et pourquoi n'y réussirais-
je pas, maintenant que Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine Spade, les pirates ont pris leur poste au-dehors?...

En ce moment, les berges du lagon sont désertes, mais l'entrée du
couloir est gardée par le Malais du comte d'Artigas. Je sors,
cependant, et, sans idée arrêtée, je m'achemine vers le
laboratoire de Thomas Roch. Mes pensées sont concentrées sur mon
compatriote!... En y réfléchissant, je suis porté à croire qu'il
ignore la présence d'une escadre dans les eaux de Back-Cup. Ce ne
sera qu'au dernier instant, sans doute, que l'ingénieur Serkö le
mettra brusquement en face de sa vengeance à accomplir!...

Alors cette idée me vient tout à coup de mettre, moi, Thomas Roch
en face de la responsabilité de ses actes, de lui révéler, à cette
heure suprême, quels sont ces hommes qui veulent le faire
concourir à leurs criminels projets...

Oui... je le tenterai, et, au fond de cette âme révoltée contre
l'injustice humaine, puissé-je faire vibrer un reste de
patriotisme!

Thomas Roch est enfermé dans son laboratoire. Il y doit être seul,
car jamais personne n'y a été admis tandis qu'il préparait les
substances du déflagrateur...

Je me dirige de ce côté et, en passant près de la berge du lagon,
je constate que le tug est toujours mouillé le long de la petite
jetée.

Arrivé en cet endroit, je crois prudent de me glisser entre les
premières rangées de piliers, de manière à gagner le laboratoire
latéralement, -- ce qui me permettra de voir si personne n'est
avec Thomas Roch.

Dès que je me suis enfoncé sous ces sombres arceaux, une vive
lumière m'apparaît, qui pointe sur l'autre rive du lagon.

Cette lumière s'échappe de l'ampoule du laboratoire, et elle
projette ses rayons à travers une étroite fenêtre de la devanture.

Sauf à cette place, la berge méridionale est obscure tandis que, à
l'opposé, Bee-Hive est en partie éclairée jusqu'à la paroi du
nord. À l'ouverture supérieure de la voûte, au-dessus de l'obscur
lagon, brillent quelques scintillantes étoiles. Le ciel est pur,
la tempête s'est apaisée, le tourbillon des bourrasques ne pénètre
plus à l'intérieur de Back-Cup.

Arrivé près du laboratoire, je rampe le long de la paroi et, après
m'être haussé jusqu'à la vitre, j'aperçois Thomas Roch...

Il est seul. Sa tête, vivement illuminée, se présente de trois
quarts. Si ses traits sont tirés, si le pli de son front est plus
accusé, du moins sa physionomie dénote une tranquillité parfaite,
une pleine possession de lui-même. Non! ce n'est plus le
pensionnaire du pavillon 17, le fou de Healthful-House, et je me
demande s'il n'est pas radicalement guéri, s'il n'y a plus à
redouter que sa raison sombre dans une dernière crise?...

Thomas Roch vient de poser sur un établi deux étuis de verre, et
il en tient un troisième à la main. En l'exposant à la lumière de
l'ampoule, il observe la limpidité du liquide que cet étui
renferme. J'ai un instant l'envie de me précipiter dans le
laboratoire, de saisir ces tubes, de les briser... Mais Thomas
Roch n'aurait-il pas le temps d'en fabriquer d'autres?... Mieux
vaut m'en tenir à mon premier projet.

Je pousse la porte, j'entre, et je dis:

«Thomas Roch?...»

Il ne m'a pas vu, il ne m'a pas entendu.

«Thomas Roch?...» répétai-je. Il relève la tête, se retourne, me
regarde... «Ah! c'est vous, Simon Hart!» répond-il d'un ton calme,
-- indifférent même. Il connaît mon nom. L'ingénieur Serkö a voulu
lui apprendre que c'était, non le gardien Gaydon, mais Simon Hart,
qui le surveillait à Healthful-House. «Vous savez?... dis-je.

-- Comme je sais dans quel but vous avez rempli près de moi ces
fonctions... Oui! vous aviez l'espoir de surprendre un secret
qu'on n'avait pas voulu m'acheter à son prix!»

Thomas Roch n'ignore rien, et peut-être est-il préférable que cela
soit, eu égard à ce que je veux lui dire.

«Eh bien! vous n'avez pas réussi, Simon Hart, et, en ce qui
concerne ceci, ajoute-t-il, tandis qu'il agite le tube de verre,
personne n'a réussi encore... ni ne réussira!»

Thomas Roch, ainsi que je m'en doutais, n'a donc pas fait
connaître la composition de son déflagrateur!... Après l'avoir
regardé bien en face, je réponds: «Vous savez qui je suis, Thomas
Roch... mais savez-vous chez qui vous êtes ici?...

-- Chez moi!» s'écrie-t-il. Oui! c'est ce que Ker Karraje lui a
laissé croire!... À Back-Cup, l'inventeur se croit chez lui... Les
richesses accumulées dans cette caverne lui appartiennent... Si on
vient attaquer Back-Cup, c'est pour lui voler son bien... et il le
défendra... et il a le droit de le défendre! «Thomas Roch, repris-
je, écoutez-moi...

-- Qu'avez-vous à me dire, Simon Hart?...

-- Cette caverne où nous avons été entraînés tous les deux est
occupée par une bande de pirates...» Thomas Roch ne me laisse pas
achever, -- je ne sais même s'il m'a compris, -- et il s'écrie
avec véhémence:

«Je vous répète que les trésors entassés ici sont le prix de mon
invention... Ils m'appartiennent... On m'a payé le Fulgurateur
Roch ce que j'en demandais... ce qui m'avait été refusé partout
ailleurs... même dans mon propre pays... qui est le vôtre... et je
ne me laisserai pas dépouiller!»

Que répondre à ces affirmations insensées?... Je continue
cependant en disant: «Thomas Roch, avez-vous conservé le souvenir
de Healthful-House?

-- Healthful-House... où l'on m'avait séquestré, après avoir donné
mission au gardien Gaydon d'épier mes moindres paroles... de me
voler mon secret...

-- Ce secret, Thomas Roch, je n'ai jamais songé à vous en enlever
le bénéfice... Je n'aurais pas accepté une telle mission... Mais
vous étiez malade... votre raison était atteinte... et il ne
fallait pas qu'une telle invention fût perdue... Oui... si vous me
l'aviez livrée dans une de vos crises, vous en eussiez conservé
tout le bénéfice et tout l'honneur!

-- Vraiment, Simon Hart! répond dédaigneusement Thomas Roch.
Honneur et bénéfice... c'est me dire cela un peu tard!... Vous
oubliez que l'on m'avait fait jeter dans un cabanon... sous
prétexte de folie... oui! prétexte, car ma raison ne m'a jamais
abandonné, pas même une heure, et vous le voyez bien par tout ce
que j'ai fait depuis que je suis libre...

-- Libre!... Vous vous croyez libre, Thomas Roch!... Entre les
parois de cette caverne, n'êtes-vous pas enfermé plus étroitement
que vous ne l'étiez entre les murs de Healthful-House!

-- L'homme qui est chez lui, réplique Thomas Roch d'une voix que
la colère commence à surélever, sort comme il lui plaît et quand
il lui plaît!... Je n'ai qu'un mot à dire pour que toutes les
portes s'ouvrent devant moi!... Cette demeure est la mienne!... Le
comte d'Artigas m'en a donné la propriété avec tout ce qu'elle
contient!... Malheur à ceux qui viendraient l'attaquer!... J'ai là
de quoi les anéantir, Simon Hart!»

Et, en parlant ainsi, l'inventeur agite fébrilement le tube de
verre qu'il tient à la main.

Je m'écrie alors:

«Le comte d'Artigas vous a trompé, Thomas Roch, comme il en a
trompé tant d'autres!... Sous ce nom se cache l'un des plus
redoutables malfaiteurs qui aient désolé les mers du Pacifique et
de l'Atlantique!... C'est un bandit chargé de crimes... c'est
l'odieux Ker Karraje...

-- Ker Karraje!» répète Thomas Roch. Et je me demande si ce nom ne
lui cause pas une certaine impression, si sa mémoire ne lui
rappelle pas ce que fut celui qui le porte... En tout cas, je
constate que cette impression s'efface presque aussitôt. «Je ne
connais pas ce Ker Karraje, dit Thomas Roch en tendant le bras
vers la porte pour m'enjoindre de sortir. Je ne connais que le
comte d'Artigas...

-- Thomas Roch, ai-je repris en faisant un dernier effort, le
comte d'Artigas et Ker Karraje ne sont qu'un seul et même
homme!... Si cet homme vous a acheté votre secret, c'est dans le
but d'assurer l'impunité de ses crimes, la facilité d'en commettre
de nouveaux. Oui... le chef de ces pirates...

-- Les pirates... s'écrie Thomas Roch, dont l'irritation s'accroît
à mesure qu'il se sent pressé davantage, les pirates, ce sont ceux
qui oseraient me menacer jusque dans cette retraite, qui l'ont
essayé avec le _Sword_, car Serkö m'a tout appris... qui ont voulu
me voler chez moi ce qui m'appartient... ce qui n'est que le juste
prix de ma découverte...

-- Non, Thomas Roch, ce sont ceux qui vous ont emprisonné dans
cette caverne de Back-Cup, qui vont employer votre génie à les
défendre, et qui se déferont de vous lorsqu'ils auront l'entière
possession de vos secrets!...»

Thomas Roch m'interrompt à ces mots... Il ne semble plus rien
entendre de ce que je lui dis... C'est sa propre pensée qu'il suit
et non la mienne, -- cette obsédante pensée de vengeance,
habilement exploitée par l'ingénieur Serkö, et dans laquelle s'est
concentrée toute sa haine.

«Les bandits, reprend-il, ce sont ces hommes qui m'ont repoussé
sans vouloir m'entendre... qui m'ont abreuvé d'injustices... qui
m'ont écrasé sous les dédains et les rebuts... qui m'ont chassé de
pays en pays, alors que je leur apportais la supériorité,
l'invincibilité, la toute-puissance!...»

Oui! l'éternelle histoire de l'inventeur qu'on ne veut pas
écouter, auquel des indifférents ou des envieux refusent les
moyens d'expérimenter ses inventions, de les acheter au prix qu'il
les estime... Je la connais... et n'ignore rien non plus de tout
ce qui s'est écrit d'exagéré à ce sujet...

À vrai dire, ce n'est pas le moment de discuter avec Thomas
Roch... Ce que je comprends, c'est que mes arguments n'ont plus
prise sur cette âme bouleversée, sur ce coeur dans lequel les
déceptions ont attisé tant de haine, sur ce malheureux qui est la
dupe de Ker Karraje et de ses complices!... En lui révélant le
véritable nom du comte d'Artigas, en lui dénonçant cette bande et
son chef, j'espérais l'arracher à leur influence, lui montrer le
but criminel vers lequel on le poussait... Je me suis trompé!...
Il ne me croit pas!... Et puis, Artigas ou Ker Karraje,
qu'importe!... N'est-ce pas lui, Thomas Roch, le maître de Back-
Cup?... N'est-il pas le possesseur de ces richesses que vingt
années de meurtres et de rapines y ont entassées?...

Désarmé devant une telle dégénérescence morale, ne sachant plus à
quel endroit toucher cette nature ulcérée, cette âme inconsciente
de la responsabilité de ses actes, je recule peu à peu vers la
porte du laboratoire... Il ne me reste plus qu'à me retirer... Ce
qui doit s'accomplir s'accomplira, puisqu'il n'aura pas été en mon
pouvoir d'empêcher l'effroyable dénouement dont nous séparent
quelques heures à peine.

D'ailleurs, Thomas Roch ne me voit même pas... Il me paraît avoir
oublié que je suis là, comme il a oublié tout ce qui vient de se
dire entre nous. Il s'est remis à ses manipulations, sans prendre
garde qu'il n'est pas seul...

Il n'y a qu'un moyen pour prévenir l'imminente catastrophe... Me
précipiter sur Thomas Roch... le mettre hors d'état de nuire... le
frapper... le tuer... Oui! le tuer!... C'est mon droit... c'est
mon devoir...

Je n'ai pas d'armes, mais sur cet établi, j'aperçois des outils...
un ciseau, un marteau... Qui me retient de fracasser la tête de
l'inventeur?... Lui mort, je brise ses tubes, et son invention est
morte avec lui!... Les navires pourront s'approcher... débarquer
leurs hommes sur Back-Cup... démolir l'îlot à coups de canon!...
Ker Karraje et ses complices seront détruits jusqu'au dernier...
Devant un meurtre qui amènera le châtiment de tant de crimes,
puis-je hésiter?...

Je me dirige vers l'établi... Un ciseau d'acier est là... Ma main
va le saisir...

Thomas Roch se retourne.

Il est trop tard pour le frapper... Une lutte s'ensuivrait... La
lutte, c'est le bruit... Les cris seraient entendus... Il y a
encore quelques pirates de ce côté... J'entends même des pas qui
font grincer le sable de la berge... Je n'ai que le temps de
m'enfuir, si je ne veux pas être surpris...

Cependant, une dernière fois, je tente d'éveiller chez l'inventeur
les sentiments de patriotisme, et je lui dis:

«Thomas Roch, des navires sont en vue... Ils viennent pour
détruire ce repaire!... Peut-être l'un d'eux porte-t-il le
pavillon de la France?...»

Thomas Roch me regarde... Il ne savait pas que Back-Cup allait
être attaqué, et je viens de le lui apprendre... Les plis de son
front se creusent... Son regard s'allume...

«Thomas Roch... oserez-vous tirer sur le pavillon de votre pays...
le pavillon tricolore?...»

Thomas Roch relève la tête, la secoue nerveusement, puis fait un
geste de dédain.

«Quoi!... votre patrie?...

-- Je n'ai plus de patrie, Simon Hart! s'écrie-t-il. L'inventeur
rebuté n'a plus de patrie!... Là où il a trouvé asile, là est son
pays!... On veut s'emparer de mon bien... je vais me défendre...
et malheur... malheur à ceux qui osent m'attaquer!...»

Puis, se précipitant vers la porte du laboratoire, l'ouvrant avec
violence:

«Sortez... sortez!...» répète-t-il d'une voix si puissante qu'on
doit l'entendre de la berge de Bee-Hive.

Je n'ai pas une seconde à perdre et je m'enfuis.

XVII
Un contre cinq


Une heure durant, j'ai erré sous les obscurs arceaux de Back-Cup,
entre les arbres de pierre, jusqu'à l'extrême limite de la
caverne. C'est de ce côté que j'ai tant de fois cherché une issue,
une faille, une lézarde de la paroi, à travers laquelle j'aurais
pu me glisser, jusqu'au littoral de l'îlot.

Mes recherches ont été inutiles. À présent, dans l'état où je
suis, en proie à d'indéfinissables hallucinations, il me semble
que ces parois s'épaississent encore... que les murs de ma prison
se rétrécissent peu à peu... qu'ils vont m'écraser...

Combien de temps a duré ce trouble intellectuel?... je ne saurais
le dire.

Je me suis alors retrouvé du côté de Bee-Hive, en face de cette
cellule où je ne puis espérer ni repos ni sommeil... Dormir,
lorsqu'on est en proie à une telle surexcitation cérébrale...
dormir, lorsque je touche au dénouement d'une situation qui
menaçait de se prolonger pendant de longues années...

Mais, ce dénouement, quel sera-t-il en ce qui me concerne?... Que
dois-je attendre de l'attaque préparée contre Back-Cup, dont je
n'ai pas réussi à assurer le succès en mettant Thomas Roch hors
d'état de nuire?... Ses engins sont prêts à s'élancer, dès que les
bâtiments auront pénétré sur la zone dangereuse, et, même sans
avoir été atteints, ils seront anéantis...

Quoi qu'il en soit, ces dernières heures de la nuit, je suis
condamné à les passer au fond de ma cellule. Le moment est venu
d'y rentrer. Le jour levé, je verrai ce qu'il conviendra de faire.
Et sais-je même si, cette nuit, des détonations ne vont pas
ébranler les rochers de Back-Cup, celles du Fulgurateur Roch qui
foudroiera les navires avant qu'ils aient pu s'embosser contre
l'îlot?...

À cet instant, je jette un dernier regard aux alentours de Bee-
Hive. À l'opposé brille une lumière... une seule... celle du
laboratoire dont le reflet frissonne entre les eaux du lagon.

Les berges sont désertes, personne sur la jetée... L'idée me vient
que Bee-Hive doit être vide à cette heure, et que les pirates sont
allés occuper leur poste de combat...

Alors, poussé par un irrésistible instinct, au lieu de regagner ma
cellule, voici que je me glisse le long de la paroi, écoutant,
épiant, prêt à me blottir en quelque anfractuosité, si des pas ou
des voix se font entendre...

J'arrive ainsi devant l'orifice du couloir...

Dieu puissant!... Personne n'est de garde en cet endroit... Le
passage est libre...

Sans prendre le temps de raisonner, je m'élance à travers l'obscur
boyau... J'en longe les parois en tâtonnant... Bientôt, un air
plus frais me baigne le visage, -- l'air salin, l'air de la mer,
cet air que je n'ai pas respiré depuis cinq longs mois... cet air
vivifiant que je hume à pleins poumons...

L'autre extrémité du couloir se découpe sur un ciel pointillé
d'étoiles. Aucune ombre ne l'obstrue... et peut-être vais-je
pouvoir sortir de Back-Cup...

Après m'être couché à plat ventre, je rampe lentement, sans bruit.

Parvenu près de l'orifice que ma tête dépasse, je regarde...

Personne... personne!

En rasant la base de l'îlot vers l'est, du côté que les récifs
rendent inabordable et qui ne doit pas être surveillé, j'atteins
une étroite excavation -- à deux cents mètres environ de l'endroit
où la pointe du littoral s'avance vers le nord-ouest.

Enfin... je suis hors de cette caverne, -- non pas libre, mais
c'est un commencement de liberté.

Sur la pointe se détache la silhouette de quelques veilleurs
immobiles que l'on pourrait confondre avec les roches.

Le firmament est pur, et les constellations brillent de cet éclat
intense que leur donnent les froides nuits de l'hiver.

À l'horizon, vers le nord-ouest, comme une ligne lumineuse, se
montrent les feux de position des navires.

À diverses ébauches de blancheurs dans la direction du levant,
j'estime qu'il doit être environ cinq heures du matin.

-- _18 novembre._ -- Déjà, la clarté est suffisante, et je vais
pouvoir compléter mes notes en relatant les détails de ma visite
au laboratoire de Thomas Roch -- les dernières lignes que ma main
va tracer, peut-être...

Je commence à écrire, et, à mesure que des incidents se produiront
pendant l'attaque, ils trouveront place sur mon carnet.

La légère et humide vapeur, qui embrume la mer, ne tarde pas à se
dissiper au souffle de la brise. Je distingue enfin les navires
signalés...

Ces navires, au nombre de cinq, sont rangés en ligne, à une
distance d'au moins six milles, -- conséquemment hors de la portée
des engins Roch.

Une des craintes que j'avais est donc dissipée, -- la crainte que
ces bâtiments, après avoir passé en vue des Bermudes, n'eussent
continué leur route vers les parages des Antilles et du Mexique...
Non! ils sont là, stationnaires... attendant le plein jour pour
attaquer Back-Cup...

En cet instant, un certain mouvement se produit sur le littoral.
Trois ou quatre pirates surgissent d'entre les dernières roches.
Les veilleurs de la pointe reviennent en arrière. Toute la bande
est là, au complet.

Elle n'a point cherché un abri à l'intérieur de la caverne,
sachant bien que les bâtiments ne peuvent s'approcher assez pour
que les projectiles de leurs grosses pièces atteignent l'îlot.

Au fond de cette anfractuosité où je suis enfoncé jusqu'à la tête,
je ne risque pas d'être découvert, et il n'est pas présumable que
l'on vienne de ce côté. Une fâcheuse circonstance pourrait se
produire, toutefois: ce serait que l'ingénieur Serkö ou tout autre
voulût s'assurer que je suis dans ma cellule et au besoin m'y
enfermer... Il est vrai, qu'a-t-on à redouter de moi?...

À sept heures vingt-cinq, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine Spade se portent à l'extrémité de la pointe, d'où ils
observent l'horizon du nord-ouest. Derrière eux sont installés les
six chevalets, dont les augets soutiennent les engins
autopropulsifs. Après avoir été enflammés par le déflagrateur,
c'est de là qu'ils partiront en décrivant une longue trajectoire
jusqu'à la zone où leur explosion bouleversera l'atmosphère
ambiante.

Sept heures trente-cinq, -- quelques fumées se déroulent au-dessus
des navires, qui vont appareiller, et venir à portée des engins de
Back-Cup.

D'horribles cris de joie, une salve de hourrahs, -- je devrais
dire de hurlements de bêtes fauves, -- sont poussés par cette
horde de bandits.

À ce moment, l'ingénieur Serkö quitte Ker Karraje, qu'il laisse
avec le capitaine Spade; il se dirige vers l'ouverture du couloir
et pénètre dans la caverne, où il va certainement chercher Thomas
Roch.

À l'ordre que lui donnera Ker Karraje de lancer ses engins contre
les navires, Thomas Roch se souviendra-t-il de ce que je viens de
lui dire?... Son crime ne lui apparaîtra-t-il pas dans toute son
horreur?... Refusera-t-il d'obéir?... Non... je n'en ai que trop
la certitude!... Et pourquoi conserverais-je une illusion à ce
sujet?... L'inventeur n'est-il pas ici chez lui?... Il l'a
répété... il le croit... On vient l'attaquer... il se défend!

Cependant, les cinq bâtiments marchent à petite vitesse, le cap
sur la pointe de l'îlot. Peut-être, à bord, a-t-on l'idée que
Thomas Roch n'a pas encore livré son dernier secret aux pirates de
Back-Cup, -- et il ne l'était point, en effet, le jour où j'ai
jeté le tonnelet dans les eaux du lagon. Or, si les commandants
ont l'intention d'opérer un débarquement sur l'îlot, si leurs
navires se risquent sur cette zone large d'un mille, il n'en
restera bientôt plus que d'informes débris à la surface de la
mer!...

Voici Thomas Roch, accompagné de l'ingénieur Serkö. Au sortir du
couloir, tous deux se dirigent vers celui des chevalets qui est
pointé dans la direction du navire de tête.

Ker Karraje et le capitaine Spade les attendent l'un et l'autre en
cet endroit.

Autant que j'en puis juger, Thomas Roch est calme. Il sait ce
qu'il va faire. Aucune hésitation ne troublera l'âme de ce
malheureux, égaré par ses haines!

Entre ses doigts brille un des étuis de verre dans lequel est
enfermé le liquide du déflagrateur.

Ses regards se portent alors vers le navire le moins éloigné, qui
se trouve à la distance de cinq milles environ.

C'est un croiseur de moyenne dimension, -- deux mille cinq cents
tonnes au plus.

Le pavillon n'est pas hissé; mais, par sa construction, il me
semble bien que ce navire est d'une nationalité qui ne saurait
être très sympathique à un Français.

Les quatre autres bâtiments restent en arrière.

C'est ce croiseur qui a mission de commencer l'attaque contre
l'îlot.

Que son artillerie tire donc, puisque les pirates le laissent
s'approcher, et, dès qu'il sera à portée, puisse le premier de ses
projectiles frapper Thomas Roch!...

Tandis que l'ingénieur Serkö relève avec précision la marche du
croiseur, Thomas Roch vient se placer devant le chevalet. Ce
chevalet porte trois engins, chargés de l'explosif, auxquels la
matière fusante doit assurer une longue trajectoire, sans qu'il
ait été nécessaire de leur imprimer un mouvement de giration, --
ce que l'inventeur Turpin avait imaginé pour ses projectiles
gyroscopiques. Il suffit, d'ailleurs, qu'ils éclatent à quelques
centaines de mètres du bâtiment pour que celui-ci soit anéanti du
coup.

Le moment est venu.

«Thomas Roch!» s'écrie l'ingénieur Serkö.

Il lui montre du doigt le croiseur. Celui-ci gagne lentement vers
la pointe nord-ouest et n'est plus qu'à une distance comprise
entre quatre et cinq milles...

Thomas Roch fait un signe affirmatif, indiquant d'un geste qu'il
veut être seul devant le chevalet.

Ker Karraje, le capitaine Spade et les autres reculent d'une
cinquantaine de pas.

Alors, Thomas Roch débouche l'étui de verre qu'il tient de la main
droite, verse successivement sur les trois engins, par une
ouverture ménagée à leur tige, quelques gouttes du liquide, qui se
mêle à la matière fusante...

Quarante-cinq secondes s'écoulent, -- temps nécessaire pour que la
combinaison se produise, -- quarante-cinq secondes pendant
lesquelles il semble que mon coeur ait cessé de battre...

Un effroyable sifflement déchire l'air, et les trois engins,
décrivant une courbe très allongée à cent mètres dans l'air,
dépassent le croiseur...

L'ont-ils donc manqué?... Le danger a-t-il disparu?...

Non! ces engins, à la façon du projectile discoïde du commandant
d'artillerie Chapel, reviennent sur eux-mêmes comme un boomerang
australien...

Presque aussitôt, l'espace est secoué avec une violence comparable
à celle d'une poudrière de mélinite ou de dynamite qui ferait
explosion. Les basses couches atmosphériques sont refoulées
jusqu'à l'îlot de Back-Cup, lequel tremble sur sa base...

Je regarde...

Le croiseur a disparu, démembré, éventré, coulé par le fond. C'est
l'effet du boulet Zalinski, mais centuplé par l'infinie puissance
du Fulgurateur Roch.

Quelles vociférations poussent ces bandits, en se précipitant vers
l'extrémité de la pointe. Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine Spade, immobiles, peuvent à peine croire ce qu'ont vu
leurs propres yeux!

Quant à Thomas Roch, il est là, les bras croisés, l'oeil
étincelant, la figure rayonnante.

Je comprends, en l'abhorrant, ce triomphe de l'inventeur, dont la
haine est doublée d'une vengeance satisfaite!...

Et si les autres navires s'approchent, il en sera d'eux comme du
croiseur. Ils seront inévitablement détruits, dans les mêmes
circonstances, sans qu'ils puissent échapper à leur sort! Eh bien!
quoique mon dernier espoir doive disparaître avec eux, qu'ils
prennent la fuite, qu'ils regagnent la haute mer, qu'ils
abandonnent une attaque inutile!... Les nations s'entendront pour
procéder autrement à l'anéantissement de l'îlot!... On entourera
Back-Cup d'une ceinture de bâtiments que les pirates ne pourront
franchir, et ils mourront de faim dans leur repaire comme des
bêtes fauves dans leur antre!...

Mais, -- je le sais, -- ce n'est pas à des navires de guerre qu'il
faut demander de reculer, même s'ils courent à une perte certaine.
Ceux-ci n'hésiteront pas à s'engager l'un après l'autre, dussent-
ils être engloutis dans les profondeurs de l'Océan!

Et, en effet, voici que des signaux multiples sont échangés de
bord à bord. Presque aussitôt, l'horizon se noircit d'une fumée
plus épaisse, rabattue par le vent du nord-ouest, et les quatre
navires se sont mis en marche.

L'un d'eux les devance, au tirage forcé, ayant hâte d'être à
portée pour faire feu de ses grosses pièces...

Moi, à tout risque, je sors de mon trou... Je regarde, les yeux
enfiévrés... J'attends, sans pouvoir l'empêcher, une seconde
catastrophe...

Ce navire, qui grandit à vue d'oeil, est un croiseur d'un tonnage
à peu près égal à celui du bâtiment qui l'avait précédé. Aucun
pavillon ne flotte à sa corne, et je ne puis reconnaître à quelle
nation il appartient. Il est visible qu'il pousse ses feux, afin
de franchir la zone dangereuse, avant que de nouveaux engins aient
été lancés. Mais comment échappera-t-il à leur puissance
destructive, puisqu'ils peuvent le prendre à revers?...

Thomas Roch s'est placé devant le deuxième chevalet, au moment où
le navire passe à la surface de l'abîme dans lequel, après l'autre
vaisseau, il va s'engloutir à son tour...

Rien ne trouble le silence de l'espace, bien qu'il vienne quelques
souffles du large.

Soudain, le tambour bat à bord du croiseur... Des sonneries se
font entendre. Leurs voix de cuivre arrivent jusqu'à moi...

Je les reconnais, ces sonneries... des sonneries françaises...
Grand Dieu!... c'est un bâtiment de mon pays qui a devancé les
autres et qu'un inventeur français va anéantir!...

Non!... Cela ne sera pas... Je vais m'élancer sur Thomas Roch...
Je vais lui crier que ce bâtiment est français... Il ne l'a pas
reconnu... il le reconnaîtra...

En cet instant, sur un signe de l'ingénieur Serkö, Thomas Roch
lève sa main qui tient l'étui de verre...

Alors les sonneries jettent des éclats plus vibrants. C'est le
salut au drapeau... Un pavillon se déploie à la brise... le
pavillon tricolore, dont le bleu, le blanc, le rouge se détachent
lumineusement sur le ciel.

Ah!... que se passe-t-il?... Je comprends!... À la vue de son
pavillon national, Thomas Roch est comme fasciné!... Son bras
s'abaisse peu à peu à mesure que ce pavillon monte lentement dans
les airs!... Puis il recule... il couvre ses yeux de sa main,
comme pour leur cacher les plis de l'étamine aux trois couleurs...

Ciel puissant!... tout sentiment de patriotisme n'est donc pas
éteint dans ce coeur ulcéré, puisqu'il bat encore à la vue du
drapeau de son pays!...

Mon émotion n'est pas moindre que la sienne!... Au risque d'être
aperçu, -- et que m'importe? -- je rampe le long des roches... Je
veux être là pour soutenir Thomas Roch et l'empêcher de
faiblir!... Dussé-je le payer de ma vie, je l'adjurerai une
dernière fois au nom de sa patrie!... Je lui crierai:

«Français, c'est le pavillon tricolore qui est arboré sur ce
navire!... Français, c'est un morceau de la France qui
s'approche!... Français, seras-tu assez criminel pour le
frapper?...»

Mais mon intervention ne sera pas nécessaire... Thomas Roch n'est
pas en proie à une de ces crises qui le terrassaient autrefois...
Il est maître de lui même...

Et, lorsqu'il s'est vu face au drapeau, il a compris... il s'est
rejeté en arrière...

Quelques pirates se rapprochent afin de le ramener devant le
chevalet... Il les repousse... il se débat...

Ker Karraje et l'ingénieur Serkö accourent... Ils lui montrent le
navire qui s'avance rapidement... Ils lui ordonnent de lancer ses
engins...

Thomas Roch refuse.

Le capitaine Spade, les autres, au comble de la fureur, le
menacent... l'invectivent... le frappent... ils veulent lui
arracher l'étui de la main...

Thomas Roch jette l'étui à terre et l'écrase sous son talon...

Quelle épouvante s'empare alors de tous ces misérables!... Ce
croiseur a franchi la zone, et ils ne peuvent répondre aux
projectiles, qui commencent à tomber sur l'îlot, dont les roches
volent en éclats...

Mais où est donc Thomas Roch?... A-t-il été atteint par un de ces
projectiles?... Non... je l'aperçois une dernière fois, au moment
où il s'élance à travers le couloir...

Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, les autres vont, à sa suite,
chercher un abri à l'intérieur de Back-Cup...

Moi... à aucun prix je ne veux rentrer dans la caverne, -- dussé-
je être tué à cette place! Je vais prendre mes dernières notes et,
lorsque les marins français débarqueront sur la pointe, j'irai...

FIN DES NOTES DE L'INGÉNIEUR SIMON HART

XVIII
À bord du _Tonnant_


Après la tentative faite par le lieutenant Davon, auquel mission
avait été donnée de pénétrer à l'intérieur de Back-Cup avec le
_Sword_, les autorités anglaises ne purent mettre en doute que ces
hardis marins n'eussent succombé. En effet, le _Sword_ n'avait pas
reparu aux Bermudes. S'était-il brisé contre les récifs sous-
marins en cherchant l'entrée du tunnel? Avait-il été détruit par
les pirates de Ker Karraje? On ne savait.

Le but de cette expédition, en se conformant aux indications du
document recueilli dans le tonnelet sur la grève de Saint-Georges,
était d'enlever Thomas Roch avant que la fabrication de ses engins
fût achevée. L'inventeur français repris, -- sans oublier
l'ingénieur Simon Hart, -- il serait remis entre les mains des
autorités bermudiennes. Cela fait, on n'aurait plus rien à
redouter du Fulgurateur Roch en accostant l'îlot de Back-Cup.

Mais, quelques jours s'étant écoulés sans que le _Sword_ fût de
retour, on dut le considérer comme perdu. Les autorités décidèrent
alors qu'une seconde expédition serait tentée dans d'autres
conditions d'offensive.

En effet, il fallait tenir compte du temps qui s'était écoulé --
près de huit semaines -- depuis le jour où la notice de Simon Hart
avait été confiée au tonnelet. Peut-être Ker Karraje possédait-il
actuellement tous les secrets de Thomas Roch?

Une entente, conclue entre les puissances maritimes, décida
l'envoi de cinq navires de guerre sur les parages des Bermudes.
Puisqu'il existait une vaste caverne à l'intérieur du massif de
Back-Cup, on tenterait d'abattre ses parois comme les murs d'un
bastion sous les coups de la puissante artillerie moderne.

L'escadre se réunit à l'entrée de la Chesapeake, en Virginie, et
se dirigea vers l'archipel, en vue duquel elle arriva dans la
soirée du 17 novembre.

Le lendemain matin, le navire désigné pour la première attaque se
mit en marche. Il était encore à quatre milles et demi de l'îlot
lorsque trois engins, après l'avoir dépassé, revinrent sur eux-
mêmes, le prirent à revers, éclatèrent à cinquante mètres de son
bord, et il coula en quelques secondes.

L'effet de cette explosion, due à un formidable bouleversement des
couches atmosphériques, à un ébranlement de l'espace, supérieur à
tout ce que l'on avait obtenu jusqu'alors des nouveaux explosifs,
avait été instantané. Les quatre navires restés en arrière en
éprouvèrent un effroyable contrecoup à la distance où ils se
trouvaient.

Deux conséquences étaient à déduire de cette soudaine catastrophe:

1° Le pirate Ker Karraje disposait du Fulgurateur Roch.

2° Le nouvel engin possédait la puissance destructive que lui
attribuait son inventeur.

Après cette disparition du croiseur d'avant-garde, les autres
bâtiments envoyèrent leurs canots afin de recueillir les
survivants de ce désastre, accrochés à quelques épaves.

C'est alors que les navires échangèrent des signaux et se
lancèrent vers l'îlot de Back-Cup.

Le plus rapide, le _Tonnant_, -- un navire de guerre français, --
prit l'avance à toute vapeur, tandis que les autres bâtiments
forçaient leurs feux pour le rejoindre.

Le _Tonnant _pénétra d'un demi-mille sur la zone qui venait d'être
bouleversée par l'explosion, au risque d'être anéanti par d'autres
engins. Au moment où il évoluait afin de mettre ses grosses pièces
en direction, il arbora le pavillon tricolore.

Du haut des passerelles, les officiers pouvaient apercevoir la
bande de Ker Karraje éparpillée sur les roches de l'îlot.

L'occasion était favorable pour écraser ces malfaiteurs, en
attendant qu'on pût éventrer leur retraite à coups de canon. Aussi
le _Tonnant_ envoya-t-il ses premières décharges, auxquelles
répondit une fuite précipitée des pirates à l'intérieur de Back-
Cup...

Quelques minutes après, l'espace fut secoué par une commotion
telle que la voûte du ciel sembla s'écrouler dans les abîmes de
l'Atlantique.

À la place de l'îlot, il n'y avait plus qu'un amas de roches
fumantes, roulant les unes sur les autres comme les pierres d'une
avalanche. Au lieu de la coupe renversée, la coupe brisée!... Au
lieu de Back-Cup, un entassement de récifs, sur lesquels écumait
la mer que l'explosion avait soulevée en un énorme mascaret!...

Quelle avait été la cause de cette explosion?... Était-ce
volontairement qu'elle avait été provoquée par les pirates, qui
voyaient toute défense impossible?...

Le _Tonnant_ n'avait été que légèrement atteint par les débris de
l'îlot. Son commandant fit mettre les embarcations à la mer, et
elles se dirigèrent vers ce qui émergeait de Back-Cup.

Après avoir débarqué sous les ordres de leurs officiers, les
équipages explorèrent ces débris, qui se confondaient avec le banc
rocheux dans la direction des Bermudes.

Çà et là furent recueillis quelques cadavres affreusement mutilés,
des membres épars, une boue ensanglantée de chair humaine... De la
caverne, on ne voyait plus rien. Tout était enseveli sous ses
ruines.

Un seul corps se retrouva intact sur la partie nord-est du récif.
Bien que ce corps n'eût plus que le souffle, on garda l'espoir de
le ramener à la vie. Étendu sur le côté, sa main crispée tenait un
carnet de notes, où se lisait une dernière ligne inachevée...

C'était l'ingénieur français Simon Hart, qui fut transporté à bord
du _Tonnant_. Malgré les soins qui lui furent donnés, on ne
parvint pas à lui faire reprendre connaissance.

Toutefois, par la lecture des notes, rédigées jusqu'au moment où
s'était produite l'explosion de la caverne, il fut possible de
reconstituer une partie de ce qui s'était passé pendant les
dernières heures de Back-Cup.

D'ailleurs, Simon Hart devait survivre à cette catastrophe, --
seul de tous ceux qui en avaient été les trop justes victimes. Dès
qu'il se trouva en état de répondre aux questions, voici ce qu'il
y eut lieu d'admettre d'après son récit, -- ce qui, en somme,
était la vérité.

Remué dans toute son âme à la vue du pavillon tricolore, ayant
enfin conscience du crime de lèse-patrie qu'il allait commettre,
Thomas Roch, s'élançant à travers le couloir, avait gagné le
magasin dans lequel étaient entassées des quantités considérables
de son explosif. Puis, avant qu'on eût pu l'en empêcher, il avait
provoqué la terrible explosion et détruit l'îlot de Back-Cup.

Et, maintenant, ont disparu Ker Karraje et ses pirates, -- et avec
eux, Thomas Roch et le secret de son invention!





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Face au drapeau" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home