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Title: Le pilote du Danube
Author: Verne, Jules, 1828-1905
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le pilote du Danube" ***


available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.



LE PILOTE DU DANUBE

PAR

JULES VERNE

1920



I

AU CONCOURS DE SIGMARINGEN


Ce jour-là, samedi 5 août 1876, une foule nombreuse et bruyante
remplissait le cabaret à l'enseigne du _Rendez-vous des Pêcheurs_.
Chansons, cris, chocs des verres, applaudissements, exclamations se
fondaient en un terrible vacarme que dominaient, à intervalles presque
réguliers, ces _hoch!_ par lesquels a coutume de s'exprimer la joie
allemande à son paroxysme.

Les fenêtres de ce cabaret donnaient directement sur le Danube, à
l'extrémité de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de
l'enclave prussienne de Hohenzollern, située, presque à l'origine de ce
grand fleuve de l'Europe centrale.

Obéissant à l'invitation de l'enseigne peinte en belles lettres
gothiques au-dessus de la porte d'entrée, c'est là que s'étaient réunis
les membres de la Ligue Danubienne, société internationale de pêcheurs
appartenant aux diverses nationalités riveraines. Il n'est pas de
joyeuse réunion sans notable beuverie. Aussi buvait-on de bonne bière de
Munich et de bon vin de Hongrie à pleines chopes et à pleins verres.
On fumait aussi, et la grande salle était tout obscurcie par la fumée
odorante que les longues pipes crachaient sans relâche. Mais, si les
sociétaires ne se voyaient plus, ils s'entendaient de reste, à moins
qu'ils ne fussent sourds.

Calmes et silencieux dans l'exercice de leurs fonctions, les pêcheurs à
la ligne sont, en effet, les gens les plus bruyants du monde dès qu'ils
ont remisé leurs attributs. Pour raconter leurs hauts faits, ils valent
les chasseurs, ce qui n'est pas peu dire.

On était à la fin d'un déjeuner des plus substantiels, qui avait
rassemblé autour des tables du cabaret une centaine de convives, tous
chevaliers de la gaule, enragés de la flotte, fanatiques de l'hameçon.
Les exercices de la matinée avaient sans doute singulièrement altéré
leurs gosiers, à en juger par le nombre de bouteilles figurant au milieu
de la desserte. Maintenant, c'était le tour des nombreuses liqueurs que
les hommes ont imaginées pour succéder au café.

Trois heures après midi sonnaient, lorsque les convives, de plus en plus
montés en couleur, quittèrent la table. Pour être franc, quelques-uns
titubaient et n'auraient pu se passer complètement du secours de leurs
voisins. Mais le plus grand nombre se tenaient fermes sur leurs jambes,
en braves et solides habitués de ces longues séances épulatoires, qui se
renouvelaient plusieurs fois dans l'année à propos des concours de la
Ligue Danubienne.

De ces concours très suivis, très fêtés, grande était la réputation sur
tout le cours du célèbre fleuve jaune, et non pas bleu comme le chante
la fameuse valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la
Bavière, de l'Autriche, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Serbie, et
même des provinces turques de Bulgarie et de Bessarabie, les concurrents
affluaient.

La Société comptait déjà cinq années d'existence. Très bien administrée
par son Président, le Hongrois Miclesco, elle prospérait. Ses ressources
toujours croissantes lui permettaient d'offrir des prix importants
dans ses concours, et sa bannière étincelait des glorieuses médailles
conquises de haute lutte sur des associations rivales. Très au courant
de la législation relative à la pêche fluviale, son Comité directeur
soutenait ses adhérents, tant contre l'État que contre les particuliers,
et défendait leurs droits et privilèges avec cette ténacité, on pourrait
dire cet entêtement professionnel, spécial au bipède que ses instincts
de pêcheur à la ligne rendent digne d'être classé dans une catégorie
particulière de l'humanité.

Le concours qui venait d'avoir lieu était le deuxième de cette année
1876. Dès cinq heures du matin, les concurrents avaient quitté la ville
pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval de Sigmaringen.
Ils portaient l'uniforme de la Société: blouse courte laissant aux
mouvements toute leur liberté, pantalon engagé dans des bottes à
forte semelle, casquette blanche à large visière. Bien entendu, ils
possédaient la collection complète des divers engins énumérés au _Manuel
du Pêcheur_: cannes, gaules, épuisettes, lignes empaquetées dans leur
enveloppe de peau de daim, flotteurs, sondes, grains de plomb fondus de
toutes tailles pour les plombées, mouches artificielles, cordonnet, crin
de Florence. La pêche devait être libre, en ce sens que les poissons,
quels qu'ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pêcheur
pourrait amorcer sa place comme il l'entendrait.

A six heures sonnant, quatre-vingt-dix-sept concurrents exactement
étaient à leur poste, la ligne flottante en main, prêts à
lancer l'hameçon. Un coup de clairon donna le signal, et les
quatre-vingt-dix-sept lignes se tendirent du même mouvement au-dessus du
courant.

Le concours était doté de plusieurs prix, dont les deux premiers, d'une
valeur de cent florins chacun, seraient attribués au pêcheur qui aurait
le plus grand nombre de poissons et à celui qui capturerait la plus
lourde pièce.

Il n'y eut aucun incident jusqu'au second coup de clairon, qui, à onze
heures moins cinq, clôtura le concours. Chaque lot fut alors soumis au
jury composé du Président Miclesco et de quatre membres de la Ligue
Danubienne. Que ces hauts et puissants personnages prissent leur
décision en toute impartialité et de telle sorte qu'aucune réclamation
ne fut possible, bien qu'on ait la tête chaude dans le monde particulier
des pêcheurs à la ligne, nul ne le mit en doute un seul instant.
Toutefois, il fallut s'armer de patience pour connaître le résultat de
leur consciencieux examen, l'attribution des divers prix, soit du poids,
soit du nombre, devant rester secrète jusqu'à l'heure de la distribution
des récompenses, précédée d'un repas qui allait réunir tous les
concurrents en de fraternelles agapes.

Cette heure était arrivée. Les pêcheurs, sans parler des curieux venus
de Sigmaringen, attendaient, confortablement assis, devant l'estrade sur
laquelle se tenaient le Président et les autres membres du Jury.

Et, en vérité, si les sièges, bancs ou escabeaux, ne faisaient point
défaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni, sur les tables, les
moss de bière, les flacons de liqueurs variées, ainsi que les verres
grands et petits.

Chacun ayant pris place, et les pipes continuant à fumer de plus belle,
le Président se leva.

«Écoutez!.. Écoutez!..» cria-t-on de tous côtés.

M. Miclesco vida au préalable un bock écumeux dont la mousse perla sur
la pointe de ses moustaches.

«Mes chers collègues, dit-il en allemand, langue comprise de tous
les membres de la Ligue Danubienne malgré la diversité de leurs
nationalités, ne vous attendez pas à un discours classiquement ordonné,
avec préambule, développement et conclusion. Non, nous ne sommes pas ici
pour nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer
de nos petites affaires, en bons camarades, je dirai même en frères,
si cette qualification vous paraît justifiée pour une assemblée
internationale.

Ces deux phrases, un peu longues comme toutes celles qui se débitent
généralement au commencement d'un discours, même quand l'orateur se
défend de discourir, furent accueillies par d'unanimes applaudissements,
auxquels se joignirent de nombreux _très bien! très bien!_ mélangés de
_hoch!_, voire de hoquets. Puis, au Président levant son verre, tous les
verres pleins firent raison.

M. Miclesco continua son discours en mettant le pêcheur à la ligne au
premier rang de l'humanité. Il fit valoir toutes les qualités, toutes
les vertus dont l'a pourvu la généreuse nature. Il dit ce qu'il lui faut
de patience, d'ingéniosité, de sang-froid, d'intelligence supérieure,
pour réussir dans cet art, car, plutôt qu'un métier, c'est un art, qu'il
plaça bien au-dessus des prouesses cynégétiques dont se vantent à tort
les chasseurs.

--Pourrait-on comparer, s'écria-t-il, la chasse à la pêche?

--Non! ... non!..., fut-il répondu par toute l'assistance.

--Quel mérite y a-t-il à tuer un perdreau ou un lièvre, lorsqu'on le
voit à bonne portée, et qu'un chien--est-ce que nous avons des chiens,
nous?--l'a dépisté à votre profit?... Ce gibier, vous l'apercevez de
loin, vous le visez à loisir et vous l'accablez d'innombrables grains
de plomb, dont la plupart sont tirés en pure perte!... Le poisson, au
contraire, vous ne pouvez le suivre du regard.... Il est caché sous les
eaux.... Ce qu'il faut de manoeuvres adroites, de délicates invites, de
dépense intellectuelle et d'adresse, pour le décider à mordre à votre
hameçon, pour le ferrer, pour le sortir de l'eau, tantôt pâmé à
l'extrémité de la ligne, tantôt frétillant et, pour ainsi dire,
applaudissant lui-même à la victoire du pêcheur!

Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos. Assurément, le Président
Miclesco répondait aux sentiments de la Ligue Danubienne. Comprenant
qu'il ne pourrait jamais aller trop loin dans l'éloge de ses confrères,
il n'hésita pas, sans craindre d'être taxé d'exagération, à placer leur
noble exercice au-dessus de tous les autres, à élever jusqu'aux nues les
fervents disciples de la science piscicaptologique, à évoquer même le
souvenir de la superbe déesse qui présidait aux jeux piscatoriens de
l'ancienne Rome dans les cérémonies halieutiques.

Ces mots furent-ils compris? Probablement, puisqu'ils provoquèrent de
véritables trépignements d'enthousiasme.

Alors, après avoir repris haleine en vidant une chope de bière neigeuse:

--Il ne me reste plus, dit-il, qu'à nous féliciter de la prospérité
croissante de notre Société, qui recruté chaque année de nouveaux
membres et dont la réputation est si bien établie dans toute l'Europe
centrale. Ses succès, je ne vous en parlerai pas. Vous les connaissez,
vous en avez votre part, et c'est un grand honneur que de figurer dans
ses concours! La presse allemande, la presse tchèque, la presse roumaine
ne lui ont jamais marchandé leurs éloges si précieux, j'ajoute si
mérités, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux
journalistes qui se dévouent à la cause internationale de la Ligue
Danubienne!

Certes, on fit raison au Président Miclesco. Les flacons se vidèrent
dans les verres, et les verres se vidèrent dans les gosiers, avec autant
de facilité que l'eau du grand fleuve et de ses affluents s'écoule dans
la mer.

On en fût demeuré là, si le discours présidentiel eût pris fin sur ce
dernier toast. Mais d'autres toasts s'imposaient, d'une aussi évidente
opportunité.

En effet, le Président s'était redressé de toute sa hauteur, entre le
secrétaire et le trésorier également debout. De la main droite, chacun
d'eux tenait une coupe de champagne, la main gauche posée sur le coeur.

--Je bois à la Ligue Danubienne, dit M. Miclesco en couvrant
l'assistance du regard.

Tous s'étaient levés, une coupe au niveau des lèvres. Les uns montés sur
les bancs, quelques autres sur les tables, on répondit avec un ensemble
parfait à la proposition de M. Miclesco.

Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, après avoir puisé aux
intarissables flacons placés devant ses assesseurs et lui:

--Aux nationalités diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux
Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux
Moldaves, aux Bulgares, aux Bessarabiens que la Ligue Danubienne compte
dans ses rangs!»

Et Bessarabiens, Bulgares, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois,
Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui répondirent comme un
seul homme en absorbant le contenu de leurs coupes.

Enfin le Président termina sa harangue, en annonçant qu'il buvait à la
santé de chacun des membres de la Société. Mais, leur nombre atteignant
quatre cent soixante-treize, il fut malheureusement obligé de les
grouper dans un seul toast.

On y répondit d'ailleurs par mille et mille _hoch!_ qui se prolongèrent
jusqu'à extinction des forces vocales.

Ainsi s'acheva le second numéro du programme, dont le premier avait pris
fin avec les exercices épulatoires. Le troisième allait consister dans
la proclamation des lauréats.

Chacun attendait avec une anxiété bien naturelle, car, ainsi qu'il a été
dit, le secret du Jury avait été gardé. Mais le moment était venu où on
le connaîtrait enfin.

Le Président Miclesco se mit en devoir de lire la liste officielle des
récompenses dans les deux catégories.

Conformément aux statuts de la Société, les prix de moindre valeur
seraient proclamés les premiers, ce qui donnerait à la lecture de cette
sorte de palmarès un intérêt Grandissant.

A l'appel de leur nom, les lauréats des prix inférieurs dans la
catégorie du nombre se présentèrent devant l'estrade. Le Président leur
donna l'accolade, en leur remettant un diplôme et une somme d'argent
variable suivant le rang obtenu.

Les poissons que contenaient les filets étaient de ceux que tout pêcheur
peut prendre dans les eaux du Danube: épinoches, gardons, goujons,
plies, perches, tanches, brochets, chevesnes et autres. Valaques,
Hongrois, Badois, Wurtembergeois figuraient dans la nomenclature de ces
prix inférieurs.

Le deuxième prix fut attribué, pour soixante-dix-sept poissons capturés,
à un Allemand du nom de Weber dont le succès fut accueilli par de
chaleureux applaudissements. Ledit Weber était, en effet, fort connu de
ses confrères. Maintes et maintes fois déjà, il avait été classé dans
les rangs supérieurs lors des précédents concours, et l'on s'attendait
généralement à ce qu'il remportât le premier prix du nombre, ce jour-là.

Non, soixante-dix-sept poissons seulement figuraient dans son filet,
soixante-dix-sept bien comptés et recomptés, alors qu'un concurrent,
sinon plus habile, du moins plus heureux, en avait rapporté
quatre-vingt-dix-neuf dans le sien.

Le nom de ce maître pêcheur fut alors proclamé. C'était le Hongrois Ilia
Brusch.

L'assemblée très surprise n'applaudit pas, en entendant le nom de ce
Hongrois inconnu des membres de la Ligue Danubienne, dans laquelle il
n'était entré que tout récemment.

Le lauréat n'ayant pas cru devoir se présenter pour toucher la prime de
cent florins, le Président Miclesco passa sans plus tarder à la liste
des vainqueurs dans la catégorie du poids. Les primés furent des
Roumains, des Slaves et des Autrichiens. Lorsque le nom auquel était
attribué le second prix fut prononcé, ce nom fut applaudi comme l'avait
été celui de l'Allemand Weber. M. Ivetozar, l'un des assesseurs,
triomphait avec un chevesne de trois livres et demie, qui eût assurément
échappé à un pêcheur possédant moins d'adresse et de sang-froid. C'était
l'un des membres les plus en vue, les plus actifs, les plus dévoués de
la Société, et c'est lui qui, à cette époque, avait remporté le
plus grand nombre de récompenses. Aussi fut-il salué par d'unanimes
applaudissements.

Il ne restait plus qu'à décerner le premier prix de cette catégorie, et
les coeurs palpitaient en attendant le nom du lauréat.

Quel ne fut pas l'étonnement, plus que l'étonnement, quelle ne fut pas
la stupéfaction générale, lorsque le Président Miclesco, d'une voix,
dont il ne pouvait modérer le tremblement, laissa tomber ces mots:

« Premier au poids pour un brochet de dix-sept livres, le Hongrois Ilia
Brusch! »

Un grand silence se fit dans l'assistance. Les mains prêtes à battre
demeurèrent immobiles, les bouches prêtes à acclamer le vainqueur se
turent. Un vif sentiment de curiosité immobilisait tout le monde.

Ilia Brusch allait-il enfin apparaître? Viendrait-il recevoir du
Président Miclesco les diplômes d'honneur et les deux cents florins qui
les accompagnaient?

Soudain un murmure courut à travers l'assemblée.

Un des assistants, qui, jusque-là, s'était tenu un peu à l'écart, se
dirigeait vers l'estrade.

C'était le Hongrois Ilia Brusch.

A en juger par son visage soigneusement rasé, que couronnait une épaisse
chevelure d'un noir d'encre, Ilia Brusch n'avait pas dépassé trente ans.
D'une stature au-dessus de la moyenne, large d'épaules, bien planté sur
ses jambes, il devait être d'une force peu commune. On pouvait être
surpris, en vérité, qu'un gaillard de cette trempe se complût aux
placides distractions de la pêche à la ligne, au point d'avoir acquis
dans cet art difficile la maîtrise dont le résultat du concours donnait
une irrécusable preuve.

Autre particularité assez bizarre, Ilia Brusch devait, d'une manière ou
d'une autre, être affligé d'une affection de la vue. De larges lunettes
noires cachaient, en effet, ses yeux, dont il eût été impossible de
reconnaître la couleur. Or, la vue est le plus précieux des sens pour
qui se passionne aux imperceptibles mouvements de la flotte, et de bons
yeux sont nécessaires à qui veut déjouer les multiples ruses du poisson.

Mais, que l'on fût ou que l'on ne fût pas étonné, il n'y avait qu'à
s'incliner. L'impartialité du Jury ne pouvant être suspectée, Ilia
Brusch était le vainqueur du concours, et cela dans des conditions que
personne, de mémoire de ligueur, n'avait jamais réunies. L'assemblée se
dégela donc, et des applaudissements suffisamment sonores saluèrent le
triomphateur, au moment où il recevait ses diplômes et ses primes des
mains du Président Miclesco.

Cela fait, Ilia Brusch, au lieu de descendre de l'estrade, eut un court
colloque avec le Président, puis se retourna vers l'assemblée intriguée,
en réclamant du geste un silence qu'il obtint comme par enchantement.

« Messieurs et chers collègues, dit Ilia Brusch, je vous demanderai la
permission de vous adresser quelques mots, ainsi que notre Président
veut bien m'y autoriser.

On aurait entendu voler une mouche dans la salle tout à l'heure si
bruyante. A quoi tendait cette allocution non prévue au programme?

--Je désire d'abord vous remercier, continuait Ilia Brusch, de votre
sympathie et de vos applaudissements, mais je vous prie de croire que
je ne m'enorgueillis pas plus qu'il ne convient du double succès que je
viens d'obtenir. Je n'ignore pas que ce succès, s'il eût appartenu au
plus digne, eût été remporté par quelque membre plus ancien de la Ligue
Danubienne, si riche en valeureux pêcheurs, et que je le dois, plutôt
qu'à mon mérite, à un hasard favorable.

La modestie de ce début fut vivement appréciée de l'assistance, d'où
plusieurs _très bien!_ s'élevèrent en sourdine.

--Ce hasard favorable, il me reste à le justifier, et j'ai conçu dans
ce but un projet que je crois de nature à intéresser cette réunion
d'illustres pêcheurs.

«La mode, vous ne l'ignorez pas, mes chers collègues, est aux records.
Pourquoi n'imiterions-nous pas les champions d'autres sports, inférieurs
au nôtre à coup sûr, et ne tenterions-nous pas d'établir le record de la
pêche?

Des exclamations étouffées coururent dans l'auditoire. On entendit des
_ah! ah!_, des _tiens! tiens!_, des _pourquoi pas?_, chaque sociétaire
traduisant son impression selon son tempérament particulier.

--Quand cette idée, poursuivait cependant l'orateur, m'est venue pour la
première fois à l'esprit, je l'ai adoptée sur-le-champ, et sur-le-champ
j'ai compris dans quelles conditions elle devait être réalisée. Mon
titre d'associé de la Ligue Danubienne limitait, d'ailleurs, le
problème. Ligueur du Danube, c'est au Danube seul qu'il me fallait
demander l'heureuse issue de mon entreprise. J'ai donc formé le projet
de descendre notre glorieux fleuve, de sa source même à la mer Noire, et
de vivre, durant ce parcours de trois mille kilomètres, exclusivement du
produit de ma pêche.

«La chance qui m'a favorisé aujourd'hui augmenterait encore, s'il était
possible, mon désir d'accomplir ce voyage, dont, j'en suis certain, vous
apprécierez l'intérêt, et c'est pourquoi, dès à présent, je vous annonce
mon départ, fixé au 10 août, c'est-à dire à jeudi prochain, en vous
donnant rendez-vous, ce jour-là, au point précis où commence le Danube.

Il est plus facile d'imaginer que de décrire l'enthousiasme que provoqua
cette communication inattendue. Pendant cinq minutes, ce fut une tempête
de _hoch!_ et d'applaudissements frénétiques.

Mais un tel incident ne pouvait se terminer ainsi. M. Miclesco le
comprit, et, comme toujours, il agit en véritable président. Un peu
lourdement peut-être, il se leva une fois de plus entre ses deux
assesseurs.

--A notre collègue Ilia Brusch! dit-il d'une voix émue, en brandissant
une coupe de champagne.

--A notre collègue Ilia Brusch!» répondit l'assemblée avec un bruit de
tonnerre, auquel succéda immédiatement un profond silence, les humains
n'étant pas conformés, par suite d'une regrettable lacune, de manière à
pouvoir crier et boire en même temps.

Toutefois, le silence fut de courte durée Le vin pétillant eut tôt fait
de rendre aux gosiers lassés une vigueur nouvelle, ce qui leur permit de
porter encore d'innombrables santés, jusqu'au moment où fut clôturé, au
milieu de l'allégresse générale, le fameux concours de pêche ouvert ce
jour-là, samedi 5 août 1876, par la Ligue Danubienne, dans la charmante
petite ville de Sigmaringen.



II

AUX SOURCES DU DANUBE


En annonçant à ses collègues réunis au _Rendez-vous des Pêcheurs_ son
projet de descendre le Danube, la ligne à la main, Ilia Brusch avait-il
ambitionné la gloire? Si tel était son but, il pouvait se vanter de
l'avoir Atteint.

La presse s'était emparée de l'incident, et tous les journaux de la
région danubienne, sans exception, avaient consacré au concours de
Sigmaringen une _copie_ plus ou moins abondante, mais toujours capable
de chatouiller agréablement l'amour-propre du vainqueur, dont le nom
était en passe de devenir tout à fait populaire.

Dès le lendemain, dans son numéro du 6 août, la _Neue Freie Press_, de
Vienne, notamment, avait inséré ce qui suit:

Le dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne s'est terminé hier
à Sigmaringen sur un véritable coup de théâtre, dont un Hongrois du
nom d'Ilia Brusch, hier inconnu, aujourd'hui presque célèbre, a été le
héros.

»Qu'a donc fait Ilia Brusch, demandez-vous, pour mériter une gloire
aussi soudaine?

»En premier lieu, cet habile homme a réussi à s'adjuger les deux
premiers prix du poids et du nombre, en distançant de loin tous ses
concurrents, ce qui, paraît-il, ne s'était jamais vu depuis qu'il existe
des concours de ce genre. Ce n'est déjà pas mal. Mais il y a mieux.

»Quand on a récolté une pareille moisson de lauriers, quand on a
remporté une aussi éclatante victoire, il semblerait qu'on soit en droit
de goûter un repos mérité. Or, tel n'est pas l'avis de ce Hongrois
étonnant, qui se prépare à nous étonner plus encore.

»Si nous sommes bien informés--et l'on connaît la sûreté de nos
informations--Ilia Brusch aurait annoncé à ses collègues qu'il se
proposait de descendre, la ligne à la main, tout le Danube, depuis sa
source, dans le duché de Bade, jusqu'à son embouchure, dans la mer
Noire, soit un parcours de trois mille kilomètres environ.

»Nous tiendrons nos lecteurs au courant des péripéties de cette
originale entreprise.

»C'est jeudi prochain, 10 août, qu'Ilia Brusch doit se mettre en route.
Souhaitons-lui bon voyage, mais souhaitons aussi que le terrible pêcheur
n'extermine pas, jusqu'au dernier représentant, la gent aquatique qui
peuple les eaux du grand fleuve international!»

Ainsi s'exprimait la _Neue Freie Press_ de Vienne. Le _Pester Lloyd_ de
Budapest ne se montrait pas moins chaleureux, non plus que le _Srbské
Noviné_ de Belgrade et le _Românul_ de Bucarest, dans lesquels la note
se haussait aux dimensions d'un véritable article.

Cette littérature était bien faite pour attirer l'attention sur Ilia
Brusch, et, s'il est vrai que la presse soit le reflet de l'opinion
publique, celui-ci pouvait s'attendre à exciter un intérêt grandissant à
mesure que se poursuivrait son voyage.

Dans les principales villes du parcours ne trouverait-il pas,
d'ailleurs, des membres de la Ligue Danubienne, qui considéreraient
comme un devoir de contribuer à la gloire de leur collègue? Nul doute
qu'il ne reçût d'eux assistance et secours, en cas de besoin.

Dès à présent, les commentaires de la presse obtenaient un franc
succès parmi les pêcheurs à la ligne. Aux yeux de ces professionnels,
l'entreprise d'Ilia Brusch acquérait une énorme importance, et nombre de
ligueurs, attirés à Sigmaringen par le concours qui venait de finir,
s'y étaient attardés, afin d'assister au départ du champion de la Ligue
Danubienne.

Quelqu'un qui n'avait pas à se plaindre de la prolongation de leur
séjour, c'était, à coup sûr, le patron du _Rendez-vous des Pêcheurs_.
Dans l'après-midi du 8 août, avant-veille du jour fixé par le
lauréat pour le début de son original voyage, plus de trente buveurs
continuaient à mener joyeuse vie dans la grande salle du cabaret, dont
la caisse, étant données les facultés absorbantes de cette clientèle de
choix, connaissait des recettes inespérées.

Pourtant, malgré la proximité de l'événement qui avait retenu ces
curieux dans la capitale du Hohenzollern, ce n'est pas du héros du
jour que l'on s'entretenait, le soir du 8 août, au _Rendez-vous des
Pêcheurs_. Un autre événement, plus important encore pour ces riverains
du grand fleuve, servait de thème à la conversation générale et mettait
tout ce monde en rumeur.

Cette émotion n'avait rien d'exagéré, et des faits du caractère le plus
sérieux la justifiaient amplement.

Depuis plusieurs mois, en effet, les rives du Danube étaient désolées
par un perpétuel brigandage. On ne comptait plus les fermes dévalisées,
les châteaux pillés, les villas cambriolées, les meurtres même,
plusieurs personnes ayant payé de leur vie la résistance qu'elles
tentaient d'opposer à d'insaisissables malfaiteurs.

De toute évidence, une telle série de crimes n'avait pu être accomplie
par quelques individus isolés. On avait certainement affaire à une
bande bien organisée, et sans doute fort nombreuse, à en juger par ses
exploits.

Circonstance singulière, cette bande n'opérait que dans le voisinage
immédiat du Danube. Au delà de deux kilomètres de part et d'autre du
fleuve, jamais un seul crime n'avait pu lui être légitimement attribué.
Toutefois, le théâtre de ses opérations ne paraissait ainsi limité que
dans le sens de la largeur, et les rives autrichiennes, hongroises,
serbes ou roumaines étaient pareillement mises à sac par ces bandits,
qu'on ne parvenait nulle part à prendre sur le fait.

Leur coup accompli, ils disparaissaient jusqu'au prochain crime, commis
parfois à des centaines de kilomètres du précédent. Dans l'intervalle,
on ne trouvait d'eux aucune trace. Ils semblaient s'être volatilisés,
ainsi que les objets matériels, parfois très encombrants, qui
représentaient leur butin.

Les gouvernements intéressés avaient fini par s'émouvoir de ces échecs
successifs, vraisemblablement imputables au défaut de cohésion des
forces répressives. Une conversation diplomatique s'était engagée à ce
sujet, et, ainsi que la presse en donnait la nouvelle ce matin même du
8 août, les négociations venaient d'aboutir à la création d'une police
internationale répartie sur tout le cours du Danube sous l'autorité
d'un chef unique. La désignation de ce chef avait été particulièrement
laborieuse, mais finalement on s'était mis d'accord sur le nom de Karl
Dragoch, détective hongrois bien connu dans la région.

Karl Dragoch était, en effet, un policier, remarquable, et la difficile
mission qui lui était confiée n'aurait pu l'être à un plus digne. Agé
de quarante-cinq ans, c'était un homme de complexion moyenne, plutôt
maigre, et doué de plus de force morale que de force physique. Il
avait assez de vigueur, cependant, pour supporter les fatigues
professionnelles de son état, comme il avait assez de bravoure pour en
affronter les dangers. Légalement, il demeurait à Budapest, mais le plus
souvent il était en campagne, occupé à quelque enquête délicate. Sa
connaissance parfaite de tous les idiomes du Sud-Est de l'Europe, de
l'allemand et du roumain, du serbe, du bulgare et du turc, sans parler
du hongrois, sa langue maternelle, lui permettait de n'être jamais
embarrassé, et, en sa qualité de célibataire, il n'avait pas à
craindre que des soucis de famille vinssent entraver la liberté de ses
mouvements.

Sa nomination avait, comme on dit, une bonne presse. Quant au public,
il l'approuvait à l'unanimité. Dans la grande salle du _Rendez-vous
des Pêcheurs_, la nouvelle en était accueillie d'une manière tout
particulièrement flatteuse.

«On ne pouvait mieux choisir, affirmait, au moment où s'allumaient les
lampes du cabaret, M. Ivetozar, titulaire du second prix du poids, lors
du concours qui venait de finir. Je connais Dragoch. C'est un homme.

--Et un habile homme, renchérit le Président Miclesco.

--Souhaitons, s'écria un Croate, du nom peu facile à prononcer de Svrb,
propriétaire d'une teinturerie dans un des faubourgs de Vienne, qu'il
réussisse à assainir les rives du fleuve. La vie n'y était plus
tolérable, en vérité!

--Karl Dragoch a affaire à forte partie, dit l'Allemand Weber, en
hochant la tête. Il faudra le voir à l'oeuvre.

--A l'oeuvre!... s'écria M. Ivetozar. Il y est déjà, n'en doutez pas.

--Certes! approuva M. Miclesco. Karl Dragoch n'est pas d'un caractère
à perdre son temps. Si sa nomination remonte à quatre jours, comme le
disent les journaux, il y en a au moins trois qu'il est en campagne.

--Par quel bout va-t-il commencer? demanda M. Piscéa, un Roumain au nom
prédestiné pour un pêcheur à la ligne. Je serais bien embarrassé, je
l'avoue, si j'étais à sa place.

--C'est précisément pour ça qu'on ne vous y a pas mis, mon cher,
répliqua plaisamment un Serbe. Soyez sûr que Dragoch n'est pas
embarrassé, lui. Quant à vous dire son plan, c'est autre chose.
Peut-être s'est-il dirigé sur Belgrade, peut-être est-il resté à
Budapest... A moins qu'il n'ait préféré venir précisément ici, à
Sigmaringen, et qu'il ne soit en ce moment parmi nous au _Rendez-vous
des Pêcheurs!_

Cette supposition obtint un grand succès d'hilarité.

--Parmi nous!... se récria M. Weber. Vous nous la baillez belle, Michael
Michaelovitch. Que viendrait-il faire ici, où, de mémoire d'homme, on
n'a jamais eu à déplorer le moindre crime?

--Eh! riposta Michael Michaelovitch, ne serait-ce que pour assister
après-demain au départ d'Ilia Brusch. Ça l'intéresse peut-être, cet
homme.... A moins, toutefois, qu'Ilia Brusch et Karl Dragoch ne fassent
qu'un.

--Comment, ne fassent qu'un! S'écria-t-on de toutes parts.
Qu'entendez-vous par là?

--Parbleu! ce serait très fort. Sous la peau du lauréat, personne ne
soupçonnerait le policier, qui pourrait ainsi inspecter le Danube en
parfaite liberté.

Cette fantaisiste boutade fit ouvrir de grands yeux aux autres buveurs.
Ce Michael Michaelovitch!... Il n'y avait que lui pour avoir des idées
pareilles!

Mais Michael Michaelovitch ne tenait pas autrement à celle qu'il venait
de risquer.

--A moins ... commença-t-il, en employant une tournure qui lui était
décidément familière.

--A moins?

--A moins que Karl Dragoch n'ait un autre motif de venir ici,
poursuivit-il, passant sans transition à une autre hypothèse non moins
fantaisiste.

--Quel motif?

--Supposez, par exemple, que ce projet de descendre le Danube la ligne à
la main lui paraisse louche.

--Louche!... Pourquoi louche?

--Dame! ce ne serait pas bête, non plus, pour un filou, de se cacher
dans la peau d'un pêcheur, et surtout d'un pêcheur aussi notoire. Une
telle célébrité vaut tous les incognitos du monde. On pourrait faire
les cent coups à son aise, à la condition de pêcher dans l'intervalle,
histoire de donner le change.

--Oui, mais il faudrait savoir pêcher, objecta doctoralement le
Président Miclesco, et c'est là un privilège réservé aux honnêtes gens.

Cette observation morale, peut-être un peu hasardeuse, fut
frénétiquement applaudie par tous ces passionnés pêcheurs. Michael
Michaelovitch profita avec un tact remarquable de l'enthousiasme
général.

--A la santé du Président! s'écria-t-il en levant son verre.

--A la santé du Président! répétèrent tous les buveurs, en vidant les
leurs comme un seul homme.

--A la santé du Président! répéta un consommateur solitairement attablé,
qui, depuis quelques instants, semblait prendre un vif intérêt aux
répliques échangées autour de lui.

M. Miclesco fut sensible à l'aimable procédé de cet inconnu, et, pour
l'en remercier, il esquissa à son adresse un geste de toast. Le buveur
solitaire, estimant sans doute la glace suffisamment rompue par ce geste
courtois, se considéra comme autorisé à faire part de ses impressions à
l'honorable assistance.

--Bien répondu, ma foi! dit-il. Oui, certes, la pêche est un plaisir
d'honnêtes gens.

--Aurions-nous l'avantage de parler à un confrère? demanda M. Miclesco,
en s'approchant de l'inconnu.

--Oh! répondit modestement celui-ci, un amateur tout au plus, qui se
passionne pour les beaux coups, mais n'a pas l'outrecuidance de chercher
à les imiter.

--Tant pis, monsieur...?

--Jaeger.

--Tant pis, monsieur Jaeger, car je dois en conclure que nous n'aurons
jamais l'honneur de vous compter au nombre des membres de la Ligue
Danubienne.

--Qui sait? répondit M. Jaeger. Je me déciderai peut-être un jour à
mettre moi aussi la main à la pâte ... à la ligne, je veux dire, et, ce
jour-là, je serai certainement des vôtres, si je réunis toutefois les
conditions requises pour l'admission.

--N'en doutez pas, affirma avec précipitation M. Miclesco excité par
l'espoir de recruter un nouvel adhérent. Ces conditions fort simples
ne sont qu'au nombre de quatre. La première est de payer une modeste
cotisation annuelle. C'est la principale.

--Bien entendu, approuva M. Jaeger en riant.

--La seconde, c'est d'aimer la pêche. La troisième, c'est d'être un
agréable compagnon, et je considère que cette troisième condition est
d'ores et déjà réalisée.

--Trop aimable! remercia M. Jaeger.

--Quant à la quatrième, elle consiste uniquement dans l'inscription du
nom et de l'adresse sur les listes de la Société. Or, ayant déjà votre
nom, quand j'aurai votre adresse....

--43, Leipzigerstrasse, à Vienne.

--Vous ferez un ligueur complet au prix de vingt couronnes par an.

Les deux interlocuteurs se mirent à rire de bon coeur.

--Pas d'autres formalités? demanda M. Jaeger.

--Pas d'autres.

--Pas de pièces d'identité à fournir?

--Voyons, monsieur Jaeger, objecta M. Miclesco, pour pêcher à la
ligne!...

--C'est juste, reconnut M. Jaeger. D'ailleurs, cela n'a guère
d'importance. Tout le monde doit se connaître à la Ligue Danubienne.

--C'est exactement le contraire, rectifia M. Miclesco. Songez donc!
certains de nos camarades habitent ici, à Sigmaringen, et d'autres sur
le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon
voisinage.

--En effet!

--Ainsi, par exemple, notre étonnant lauréat du dernier concours...

--Ilia Brusch?

--Lui-même. Eh bien! personne ne le connaît.

--Pas possible!

--C'est ainsi, affirma M. Miclesco. Il n'y a pas plus de quinze jours,
il est vrai, qu'il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia
Brusch a été une surprise, que dis-je! une véritable révélation.

--Ce qu'on appelle un _outsider_, en style de course.

--Précisément.

--De quel pays est-il, cet outsider?

--C'est un Hongrois.

--Comme vous alors. Car vous êtes Hongrois, je crois, monsieur le
Président?

--Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest.

--Tandis qu'Ilia Brusch?

--Est de Szalka.

--Où prenez-vous Szalka?

--C'est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive
droite de l'Ipoly, rivière qui se jette dans le Danube à quelques lieues
au-dessus de Budapest.

--Avec celui-là, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par
conséquent voisiner, fit observer M. Jaeger en riant.

--Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, répondit sur le même ton le
Président de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son
voyage...

--A moins qu'il ne le fasse pas! insinua le Serbe facétieux, en se
mêlant sans façon à la conversation.

D'autres pêcheurs se rapprochèrent. M. Jaeger et M. Miclesco devinrent
le centre d'un petit groupe.

--Qu'entendez-vous par là? interrogea M. Miclesco. Vous avez une
brillante imagination, Michael Michaelovitch.

--Simple plaisanterie, mon cher Président, répondit l'interrupteur.
Cependant, si Ilia Brusch ne peut être, selon vous, ni un policier ni un
malfaiteur, pourquoi n'aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre
tête, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur?

M. Miclesco prit la chose sur le mode grave.

--Votre esprit est malveillant, Michael Michaelovitch, répliqua-t-il.
Cela vous jouera un mauvais tour un jour ou l'autre. Ilia Brusch m'a
fait l'effet d'un brave homme et d'un homme sérieux. D'ailleurs, il est
membre de la Ligue Danubienne. C'est tout dire.

--Bravo! cria-t-on de tous côtés.

Michael Michaelovitch, sans paraître autrement confus de la leçon,
saisit avec une admirable présence d'esprit cette nouvelle occasion de
porter un toast.

--Dans ce cas, dit-il, en saisissant son moss, à la santé d'Ilia Brusch!

--A la santé d'Ilia Brusch!» répondit en choeur l'assistance, sans
excepter M. Jæger, qui vida consciencieusement son verre Jusqu'à la
dernière goutte.

Cette boutade de Michael Michaelovitch n'était cependant pas aussi
dénuée de bon sens que les précédentes. Après avoir annoncé son projet
à grand fracas, Ilia Brusch n'avait plus reparu. Nul n'en avait plus
entendu parler. N'était-il pas singulier qu'il se fût ainsi tenu à
l'écart, et ne pouvait-on légitimement supposer qu'il avait voulu en
faire accroire à ses trop crédules collègues? Pour que l'on fût fixé à
cet égard, l'attente, en tous cas, ne serait plus de longue durée. Dans
trente-six heures, on saurait à quoi s'en tenir.

Ceux qui s'intéressaient à ce projet n'avaient qu'à se transporter
à quelques lieues en amont de Sigmaringen. Ils y rencontreraient
assurément Ilia Brusch, si celui-ci était un homme aussi sérieux que le
Président Miclesco l'affirmait de confiance.

Toutefois, une difficulté pouvait se présenter. La situation de la
source du grand fleuve était-elle déterminée avec précision? Les
cartes l'indiquaient-elles avec exactitude? N'existait-il pas quelque
incertitude sur ce point, et, quand on essaierait de rejoindre Ilia
Brusch à tel endroit, ne serait-il pas à tel autre?

Certes, il n'est pas douteux que le Danube, l'Ister des Anciens, prenne
naissance dans le grand-duché de Bade. Les géographes affirment même que
c'est par six degrés dix minutes de longitude orientale et quarante-sept
degrés quarante-huit minutes de latitude septentrionale. Mais enfin
cette détermination, en admettant qu'elle soit juste, n'est poussée que
jusqu'à la minute d'arc et non jusqu'à la seconde, ce qui peut donner
lieu à une variation d'une certaine importance. Or, il s'agissait de
jeter la ligne à l'endroit même où la première goutte d'eau danubienne
commence à dévaler vers la mer Noire.

D'après une légende qui eut longtemps la valeur d'une donnée
géographique, le Danube naîtrait au milieu d'un jardin, celui des
princes de Furstenberg. Il aurait pour berceau un bassin en marbre, dans
lequel nombre de touristes viennent remplir leur gobelet. Serait-ce donc
au bord de cette vasque intarissable qu'il conviendrait d'attendre Ilia
Brusch le matin du 10 août?

Non, là n'est point la véritable, l'authentique source du grand fleuve.
On sait maintenant qu'il est formé par la réunion de deux ruisseaux, la
Breg et la Brigach, lesquels se déversent d'une altitude de huit cent
soixante-quinze mètres, à travers la forêt du Schwarzwald. Leurs eaux se
mélangent à Donaueschingen, quelques lieues en amont de Sigmaringen,
et se confondent alors sous l'appellation unique de Donau, d'où les
Français ont fait Danube.

Si l'un de ces ruisseaux méritait plus que l'autre d'être considéré
comme le fleuve lui-même, ce serait la Breg, dont la longueur l'emporte
de trente-sept kilomètres, et qui naît dans le Brisgau.

Mais, sans doute, les curieux plus avisés s'étaient dit que le point de
départ d'Ilia Brusch--s'il partait toutefois--serait Donaueschingen,
car c'est là qu'ils se rendirent, la plupart appartenant à la Ligue
Danubienne, en compagnie du Président Miclesco.

Dès le matin du 10 août, ils se mirent en faction sur la rive de la
Breg, au confluent des deux ruisseaux. Mais les heures s'écoulèrent,
sans que la présence de l'homme du jour eût été signalée.

«Il ne viendra pas, disait l'un.

--Ce n'est qu'un mystificateur, disait l'autre.

--Et nous ressemblons singulièrement à de bons niais! ajoutait Michael
Michaelovitch, qui n'avait pas le triomphe modeste.

Seul, le Président Miclesco persistait à prendre la défense d'Ilia
Brusch.

--Non, affirmait-il, je n'admettrai jamais qu'un membre de la Ligue
Danubienne ait pu avoir la pensée de mystifier ses collègues!... Ilia
Brusch aura été retardé. Patientons. Nous allons bientôt le voir
arriver.»

M. Miclesco avait raison de se montrer aussi confiant. Un peu avant neuf
heures, un cri s'échappa du groupe qui se tenait au confluent de la Breg
et de la Brigach.

«Le voilà!... le voilà!»

A deux cents pas, au tournant d'une pointe, apparaissait un canot
conduit à la godille, le long de la berge, en dehors du courant. Seul,
debout à l'arrière, un homme le dirigeait.

Cet homme était bien celui qui avait figuré quelques jours avant au
concours de la Ligue Danubienne, le gagnant des deux premiers prix, le
Hongrois Ilia Brusch.

Lorsque le canot eut atteint le confluent, il s'arrêta, et un grappin le
fixa à la berge. Ilia Brusch débarqua, et tous les curieux se réunirent
autour de lui. Sans doute, il ne s'attendait pas à trouver si nombreuse
assistance, car il en parut quelque peu gêné.

Le Président Miclesco vint le rejoindre, et lui tendit une main qu'Ilia
Brusch serra avec déférence, après avoir retiré sa casquette de loutre.

«Ilia Brusch, dit M. Miclesco avec une dignité vraiment présidentielle,
je suis heureux de revoir le grand lauréat de notre dernier concours.

Le grand lauréat s'inclina par manière de remerciement. Le Président
reprit:

--De ce que nous vous rencontrons aux sources de notre fleuve
international, nous en concluons que vous mettez à exécution votre
projet de le descendre, en pêchant à la ligne, jusqu'à son embouchure.

--En effet, monsieur le Président, répondit Ilia Brusch.

--Et c'est aujourd'hui même que vous commencez votre descente?

--Aujourd'hui même, monsieur le Président.

--Comment comptez-vous effectuer le parcours?

--En m'abandonnant au courant.

--Dans ce canot?

--Dans ce canot.

--Sans jamais relâcher?

--Si, la nuit.

--Vous n'ignorez pas qu'il s'agit de trois mille kilomètres?

--A dix lieues par jour, ce sera fait en deux mois environ.

--Alors bon voyage, Ilia Brusch!

--En vous remerciant, monsieur le Président!»

Ilia Brusch salua une dernière fois, et remonta dans son embarcation,
tandis que les curieux se pressaient pour le voir partir.

Il prit sa ligne, l'amorça, la déposa sur l'un des bancs, ramena le
grappin à bord, repoussa le canot d'un vigoureux coup de gaffe, puis,
s'asseyant à l'arrière, il lança la ligne.

Un instant après, il la retirait. Un barbeau frétillait à l'hameçon.
Cela parut d'un heureux présage, et, comme il tournait la pointe, toute
l'assistance acclama par de frénétiques _hoch!_ le lauréat de la Ligue
Danubienne.



III

LE PASSAGER D'ILIA BRUSCH


Elle était donc commencée, cette descente du grand fleuve, qui allait
promener Ilia Brusch à travers un duché: celui de Bade; deux royaumes:
le Wurtemberg et la Bavière; deux empires: l'Autriche-Hongrie et
la Turquie; trois principautés: le Hohenzollern, la Serbie et la
Roumanie[1]. L'original pêcheur n'avait à redouter aucune fatigue
pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du
Danube se chargerait de le transporter jusqu'à l'embouchure, à raison
d'un peu plus d'une lieue à l'heure, soit, en moyenne, une cinquantaine
de kilomètres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son
voyage, à condition qu'aucun incident ne l'arrêtât en route. Mais
pourquoi aurait-il éprouvé des retards?

[Note 1: Ces deux principautés ont été érigées depuis en royaumes, la
Roumanie en 1881 et la Serbie en 1882.]

Le canot d'Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C'était une sorte
de barge à fond plat, large de quatre pieds en son milieu. A l'avant,
s'arrondissait un rouf, un tôt, si l'on veut, sous lequel deux hommes
auraient pu s'abriter. A l'intérieur de ce rouf, deux coffres latéraux,
placés en abord, contenaient la garde-robe très réduite du propriétaire,
et pouvaient, une fois refermés, se transformer en couchettes. A
l'arrière un autre coffre formait banc, et servait à loger divers
ustensiles de cuisine.

Inutile d'ajouter que la barge était pourvue de tous les engins qui
constituent le matériel du véritable pêcheur. Ilia Brusch n'aurait
pu s'en passer, puisque, d'après le projet communiqué par lui à ses
collègues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre
exclusivement du produit de sa pêche, soit qu'il le consommât en nature,
soit qu'il l'échangeât contre espèces sonnantes et trébuchantes, qui lui
permettraient de composer des menus plus variés sans donner d'entorse à
son programme.

Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capturé
pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l'une et l'autre
rive, après le bruit fait autour du nom du pêcheur.

Ainsi s'écoula la première journée. Toutefois, un observateur, qui
aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait été à bon droit
surpris du peu d'ardeur que le lauréat de la Ligue Danubienne semblait
mettre à la pêche, seule raison d'être, pourtant, de son excentrique
entreprise. Se croyait-il à l'abri des regards, il s'empressait de
lâcher la ligne pour l'aviron, et godillait de toutes ses forces,
comme s'il eût voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux
apparaissaient-ils, au contraire, sur l'une des berges, ou croisait-il
un batelier, il saisissait aussitôt son arme professionnelle, et, son
habileté aidant, ne tardait pas à tirer hors de l'eau quelque beau
poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les
curieux cachés par un mouvement de la rive, le batelier disparu à un
tournant, il reprenait l'aviron, et imprimait à sa lourde barge une
vitesse qui s'ajoutait à celle de l'eau.

Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher à abréger un voyage
que personne, cependant, ne l'avait forcé à entreprendre? Quoi qu'il en
soit à cet égard, il avançait assez vite. Entraîné par un courant plus
rapide à l'origine du fleuve qu'il ne le sera plus tard, godillant
chaque fois qu'il estimait l'occasion favorable, il dérivait à raison de
huit kilomètres à l'heure, sinon davantage.

Après avoir passé devant quelques localités sans importance, il laissa
derrière lui Tuttlingen, centre plus considérable, sans s'y arrêter,
bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe
d'accoster. Ilia Brusch, déclinant du geste l'invitation, se refusa à
interrompre sa dérive.

Vers quatre heures de l'après-midi, il arrivait à la hauteur de la
petite ville de Fridingen, à quarante-huit kilomètres de son point de
départ. Volontiers il aurait brûlé--si toutefois cette expression est
de mise quand on suit un chemin liquide--Fridingen comme les stations
précédentes, mais l'enthousiasme public ne le lui permit pas. Dès qu'il
apparut, plusieurs barques, d'où s'élevaient d'innombrables _hoch!_, se
détachèrent de la rive et cernèrent le glorieux lauréat.

Celui-ci se rendit de bonne grâce. D'ailleurs n'avait-il pas à chercher
preneur pour le poisson capturé au cours de sa pêche intermittente?
Barbeaux, brèmes, gardons, épinoches frétillaient encore dans son filet,
sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement
désignés sous le nom de hottus. Evidemment il ne pouvait consommer tout
cela à lui seul. Du reste, il n'en était pas question. Les amateurs
étaient nombreux. Aussitôt que la barge fut arrêtée, une cinquantaine de
Badois se pressèrent autour de lui, l'appelant, l'entourant, lui rendant
les honneurs dus au lauréat de la Ligue Danubienne.

«Eh! par ici, Brusch!

--Un verre de bonne bière, Brusch?

--Nous achetons votre poisson, Brusch!

--Vingt kreutzers, celui-ci!

--Un florin, celui-là!»


Le lauréat ne savait à qui répondre, et sa pêche eut vite fait de lui
rapporter quelques jolies pièces sonnantes. Avec la prime déjà touchée
au concours cela finirait par former une belle somme, si l'enthousiasme
se propageait également des sources du grand fleuve à son embouchure.

Et pourquoi eût-il pris fin? Pourquoi cesserait-on de se disputer les
poissons d'Ilia Brusch? N'était-ce pas un honneur de posséder une pièce
sortie de ses mains? Certes, il n'aurait même pas la peine d'aller à
domicile débiter sa marchandise que le public se disputerait sur place.
Cette vente était décidément une idée géniale.

Ce soir-là, outre qu'il vendit aisément son poisson, les invitations ne
lui manquèrent pas. Ilia Brusch, qui semblait désireux de quitter son
embarcation le moins possible, les repoussa toutes, comme il refusa
avec énergie les bons verres de vin et les bons moss de bière, qu'on le
priait de tous côtés de venir boire dans les cabarets de la rive. Ses
admirateurs durent y renoncer et se séparer de leur héros, après avoir
pris rendez-vous pour le lendemain au moment du départ.

Mais, le lendemain, ils ne trouvèrent plus la barge. Ilia Brusch
était parti avant l'aube, et, profitant de la solitude de cette heure
matinale, il godillait avec ardeur en se maintenant au milieu du fleuve,
à égale distance de ses rives assez escarpées. Aidé par le courant
rapide, il passa vers cinq heures du matin à Sigmaringen, à quelques
mètres du _Rendez-vous des Pêcheurs_. Sans doute, un peu plus tard, l'un
ou l'autre des membres de la Ligue Danubienne viendrait s'accouder au
balcon du cabaret, afin de guetter l'arrivée de son glorieux collègue.
Il la guetterait vainement. Le pêcheur alors serait loin, s'il
continuait à aller de ce train.

A quelques kilomètres de Sigmaringen, Ilia Brusch laissa derrière lui
le premier affluent du Danube, un simple ruisseau, le Louchat, qui s'y
jette sur la rive gauche.

Profitant de l'éloignement relatif séparant les centres habités dans
cette partie de son parcours, Ilia Brusch activa, durant toute cette
journée, la marche de son embarcation, en ne pêchant que le minimum
indispensable. A la nuit, n'ayant capturé que tout juste le poisson
nécessaire à sa consommation personnelle, il s'arrêta en pleine
campagne, un peu en amont de la petite ville de Mundelkingen dont les
habitants ne le croyaient certainement pas si proche.

A cette deuxième journée de navigation succéda la troisième, qui fut
presque identique. Ilia Brusch dériva rapidement devant Mundelkingen
avant le lever du soleil, et il était encore de bonne heure qu'il avait
déjà dépassé le gros bourg d'Ehingen. A quatre heures, il coupait
l'Iller, important affluent de droite, et cinq heures n'avaient pas
sonné, qu'il était amarré à un anneau de fer scellé dans le quai d'Ulm,
première ville du royaume de Wurtemberg, après Stuttgart, sa capitale.

L'arrivée du célèbre lauréat n'avait pas été signalée. On ne l'attendait
que le lendemain vers les dernières heures du soir. Il n'y eut donc pas
l'empressement habituel. Très satisfait de son incognito, Ilia Brusch
résolut d'employer la fin du jour à une visite sommaire de la ville.

Toutefois, dire que le quai était désert ne serait pas scrupuleusement
exact. Il avait au moins un promeneur, et même tout portait à croire
que ce promeneur attendait Ilia Brusch, puisque, depuis le moment où la
barge était apparue, il l'avait suivie, en marchant le long de la rive.
Selon toute probabilité, le lauréat de la Ligue Danubienne n'éviterait
donc pas l'ovation habituelle.

Cependant, depuis que la barge était amarrée à quai, le promeneur
solitaire ne s'en était pas rapproché. Il restait à quelque distance,
paraissant observer, comme soucieux de n'être pas vu lui-même. C'était
un homme de taille moyenne, sec, l'oeil vif, bien qu'il eût certainement
dépassé la quarantaine, le corps serré dans un vêtement à la mode
hongroise. Il tenait à la main une valise de cuir.

Ilia Brusch, sans lui prêter aucune attention, amarra solidement son
bateau, ferma la porte du tôt, s'assura que le couvercle des coffres
était bien cadenassé, puis sauta à terre, et gagna la première rue
remontant vers la ville.

L'homme aussitôt de lui emboîter le pas, après avoir rapidement déposé
dans la barge la valise de cuir qu'il tenait à la main.

Traversée par le Danube, Ulm est wurtembergeoise sur la rive gauche, et
bavaroise sur la rive droite, mais, sur les deux rives, c'est une ville
bien allemande.

Ilia Brusch allait le long des vieilles rues bordées de vieilles
boutiques à guichets, boutiques dans lesquelles la pratique n'entre
guère et où les marchés se concluent à travers la devanture vitrée.
Quand le vent siffle, quel tapage de ferrailles sonores, alors que se
balancent, au bout de leurs bras, les pesantes enseignes découpées en
ours, en cerfs, en croix et en couronnes!

Ilia Brusch, après avoir gagné l'ancienne enceinte, parcourut le
quartier, où bouchers, tripiers et tanneurs ont leurs séchoirs, puis,
tout en flânant à l'aventure, il arriva devant la cathédrale, l'une des
plus hardies de l'Allemagne. Son munster avait l'ambition de s'élever
plus haut que celui de Strasbourg. Cette ambition a été déçue,
comme tant d'autres plus humaines, et l'extrême pointe de la flèche
wurtembergeoise s'arrête à la hauteur de trois cent trente-sept pieds.

Ilia Brusch n'appartenant pas à la famille des grimpeurs, l'idée ne lui
vint pas de monter au munster, d'où son regard aurait embrassé toute
la ville et la campagne environnante. S'il l'eût fait, il aurait été
certainement suivi par cet inconnu, qui ne le quittait pas, sans qu'il
s'aperçût de cette étrange poursuite. Du moins en fut-il accompagné,
lorsque, entré dans la cathédrale, il en admira le tabernacle, qu'un
voyageur français, M. Duruy, a pu comparer à un bastion avec logettes
et mâchicoulis, et les stalles du choeur, qu'un artiste du XVe siècle a
peuplées de personnages célèbres de l'époque.

L'un suivant l'autre, ils passèrent devant l'hôtel de ville, vénérable
édifice du XIIe siècle, puis redescendirent vers le fleuve.

Avant d'arriver au quai, Ilia Brusch fit une halte de quelques instants,
pour regarder une compagnie d'échassiers juchés sur leurs longues
échasses, exercice très goûté à Ulm, bien qu'il ne soit pas imposé aux
habitants, comme il l'est encore, dans l'antique cité universitaire de
Tubingue, par un sol humide et raviné impropre à la marche des simples
piétons.

Afin de mieux jouir de ce spectacle, dont les acteurs étaient une troupe
de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en
joie, Ilia Brusch avait pris place dans un café. L'inconnu ne manqua pas
de venir s'asseoir à une table voisine de la sienne, et tous deux se
firent servir un pot de la bière fameuse du pays.

Dix minutes après, ils se remettaient en route, mais dans un ordre
inverse à celui du départ. L'inconnu, maintenant, marchait le premier au
pas accéléré, et quand Ilia Brusch, qui le suivait à son tour sans
s'en douter, atteignit sa barge, il l'y trouva installé et paraissant
attendre depuis longtemps. Il faisait encore grand jour. Ilia Brusch
aperçut de loin cet intrus, confortablement assis sur le coffre
d'arrière, une valise de cuir jaune à ses pieds. Très surpris, il hâta
le pas.

«Pardon, Monsieur, dit-il, en sautant dans son embarcation, vous faites
erreur, je pense?

--Nullement, répondit l'inconnu. C'est bien à vous que je désire parler.

--A moi?

--A vous, monsieur Ilia Brusch.

--Dans quel but?

--Pour vous proposer une affaire.

--Une affaire! répéta le pêcheur très surpris.

--Et même une excellente affaire, affirma l'inconnu, qui invita du geste
son interlocuteur à s'asseoir.

Invitation quelque peu incorrecte, à coup sûr, car il n'est pas d'usage
d'offrir un siège à qui vous reçoit chez lui. Mais ce personnage parlait
avec tant de décision et de tranquille assurance, qu'Ilia Brusch en fut
impressionné. Sans mot dire, il obéit à l'offre incongrue.

--Comme tout le monde, reprit l'inconnu, je connais votre projet et je
sais par conséquent que vous comptez descendre le Danube, en vivant
exclusivement du produit de votre pêche. Je suis moi-même un amateur
passionné de l'art de la pêche, et je désirerais vivement m'intéresser a
votre entreprise.

--De quelle façon?

--Je vais vous le dire. Mais, auparavant, permettez-moi une question. A
combien estimez-vous la valeur du poisson que vous pécherez au cours de
votre voyage.

--Ce que pourra rapporter ma pêche?

--Oui. J'entends ce que vous en vendrez, sans tenir compte de ce que
vous consommerez personnellement.

--Peut-être une centaine de florins.

--Je vous en offre cinq cents.

--Cinq cents florins! répéta Ilia Brusch abasourdi.

--Oui, cinq cents florins payés comptant et d'avance.

Ilia Brusch regarda l'auteur de cette singulière proposition, et son
regard devait être très éloquent, car celui-ci répondit à la pensée que
le pêcheur n'exprimait pas.

--Soyez tranquille, monsieur Brusch. J'ai tout mon bon sens.

--Alors, quel est votre but? demanda le lauréat mal convaincu.

--Je vous l'ai dit, expliqua l'inconnu. Je désire m'intéresser à vos
prouesses, y assister même. Et puis, il y a aussi l'émotion du joueur.
Après avoir mis sur votre chance cinq cents florins, cela m'amusera de
voir la somme rentrer par fractions tous les soirs, au fur et à mesure
de vos ventes.

--Tous les soirs? insista Ilia Brusch. Vous auriez donc l'intention de
vous embarquer avec moi?

--Certainement, dit l'inconnu. Bien entendu, mon passage ne serait pas
compris dans nos conventions et serait payé par une égale somme de cinq
cents florins, ce qui fera mille florins au total, toujours comptant et
d'avance.

--Mille florins! répéta derechef Ilia Brusch de plus en plus surpris.

Certes, la proposition était tentante. Mais il est à supposer que le
pêcheur tenait à sa solitude, car il répondit brièvement:

--Mes regrets, Monsieur. Je refuse.

Devant une réponse aussi catégorique, formulée d'un ton péremptoire,
il n'y avait qu'à s'incliner. Tel n'était pas l'avis, sans doute, du
passionné amateur de pêche, qui ne parut aucunement impressionné par la
netteté du refus.

--Me permettrez-vous, monsieur Brusch, de vous demander pourquoi?
Interrogea-t-il placidement.

--Je n'ai pas de raisons à donner. Je, refuse, voilà tout. C'est mon
droit, je pense, répondit Ilia Brusch avec un commencement d'impatience.

--C'est votre droit, assurément, reconnut sans s'émouvoir son
interlocuteur. Mais je n'excède pas le mien en vous priant de bien
vouloir me faire connaître les motifs de votre décision. Ma proposition
n'était nullement désobligeante, au contraire, et il est naturel que je
sois traité avec courtoisie.

Ces mots avaient été débités d'une manière qui n'avait rien de
comminatoire, mais le ton était si ferme, si plein d'autorité même,
qu'Ilia Brusch en fut frappé. S'il tenait à sa solitude, il tenait
encore plus sans doute à éviter une discussion intempestive, car il fit
droit aussitôt à une observation en somme parfaitement justifiée.

--Vous avez raison, Monsieur, dit-il. Je vous dirai donc tout d'abord
que j'aurais scrupule à vous laisser faire une opération certainement
désastreuse.

--C'est mon affaire.

--C'est aussi la mienne, car mon intention n'est pas de pêcher au delà
d'une heure par jour.

--Et le reste du temps?

--Je godille pour activer la marche de mon bateau.

--Vous êtes donc pressé?

Ilia Brusch se mordit les lèvres.

--Pressé ou non, répondit-il plus sèchement, c'est ainsi. Vous devez
comprendre que, dans ces conditions, accepter vos cinq cents florins
serait un véritable vol.

--Pas maintenant que je suis prévenu, objecta l'acquéreur sans se
départir de son calme imperturbable.

--Tout de même, répliqua Ilia Brusch, à moins que je ne m'astreigne à
pêcher tous les jours, ne fût-ce qu'une heure. Or, je ne m'imposerai
jamais une telle obligation. J'entends agir à ma fantaisie. Je veux être
libre.

--Vous le serez, déclara l'inconnu. Vous pécherez quand il vous plaira,
et seulement quand il vous plaira. Cela augmentera même les charmes du
jeu. D'ailleurs, je vous sais assez habile pour que deux ou trois coups
heureux suffisent à m'assurer un bénéfice, et je considère toujours
l'affaire comme excellente. Je persiste donc à vous offrir cinq cents
florins à forfait, soit mille florins, passage compris.

--Et je persiste à les refuser.

--Alors, je répéterai ma question: Pourquoi?

Une telle insistance avait véritablement quelque chose de déplacé.
Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commençait néanmoins à perdre
patience.

--Pourquoi? répondit-il plus vivement. Je vous l'ai dit, je crois.
J'ajouterai, puisque vous l'exigez, que je ne veux personne à bord. Il
n'est pas défendu, je suppose, d'aimer la solitude.

--Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine
de quitter le banc sur lequel il semblait incrusté. Mais, avec moi, vous
serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et même je ne dirai pas un
mot, si vous m'imposez cette condition.

--Et la nuit? répliqua Ilia Brusch, que la colère gagnait. Pensez-vous
que deux personnes seraient à leur aise dans ma cabine?

--Elle est assez grande pour les contenir, répondit l'inconnu.
D'ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gêne.

--Je ne sais pas s'ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus
irrité, mais moi je ne le veux pas. C'est non, cent fois non, mille fois
non. Voilà qui est net, je pense.

--Très net, approuva l'inconnu.

--Alors?.. demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main.

Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si
clair. Il avait tiré une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un
pareil aplomb exaspéra Ilia Brusch.

--Faudra-t-il donc que je vous dépose à terre? s'écria-t-il hors de lui.

L'inconnu avait achevé de bourrer sa pipe.

--Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahît la moindre crainte.
Et cela, pour trois raisons. La première, c'est qu'une rixe ne pourrait
manquer de provoquer l'intervention de la police, ce qui nous obligerait
à aller tous deux chez le commissaire décliner nos noms et prénoms et
répondre à un interminable interrogatoire. Cela ne m'amuserait guère, je
l'avoue, et, d'un autre côté, cette aventure serait peu propre à abréger
votre voyage, comme vous semblez le désirer....

L'obstiné amateur de pêche comptait-il beaucoup sur cet argument? Si
tel était son espoir, il avait lieu d'être satisfait. Ilia Brusch,
subitement radouci, semblait disposé à écouter jusqu'au bout le
plaidoyer. Le disert orateur, très occupé à allumer sa pipe, ne
s'aperçut pas, d'ailleurs, de l'effet produit par ses paroles.

Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, à cet instant
précis, une troisième personne, qu'Ilia Brusch, absorbé par la
discussion, n'avait pas vue s'approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau
venu portait l'uniforme des gendarmes allemands.

--Monsieur Ilia Brusch? demanda ce représentant de la force publique.

--C'est moi, répondit l'interpellé.

--Vos papiers, s'il vous plaît?

La demande tomba comme une pierre au milieu d'une mare tranquille. Ilia
Brusch fut visiblement anéanti.

--Mes papiers?.. bégaya-t-il. Mais je n'ai pas de papiers, moi, si ce
n'est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la
maison que j'habite à Szalka. Cela vous suffit-il?

--Ce ne sont pas des papiers, ça, répliqua le gendarme d'un air dégoûté.
Un acte de baptême, une carte de circulation, un livret d'ouvrier, un
passeport, voilà des papiers! Avez-vous quelque chose de ce genre?

--Absolument rien, dit Ilia Brusch avec désolation.

--C'est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait très
sincèrement fâché d'être dans la nécessité de sévir.

--Pour moi! protesta le pêcheur. Mais je suis un honnête homme, je vous
prie de le croire.

--J'en suis convaincu, proclama le gendarme.

--Et je n'ai rien à craindre de personne. Je suis bien connu, du reste.
C'est moi qui suis le lauréat du dernier concours de pêche de la Ligue
Danubienne à Sigmaringen, dont toute la presse a parlé, et, ici même,
j'aurai sûrement des répondants.

--On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant,
je suis obligé de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui
s'assurera de votre identité.

--Chez le commissaire! se récria Ilia Brusch. De quoi m'accuse-t-on?

--De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j'ai une consigne,
moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d'amener chez le
commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers en règle.
Etes-vous sur le fleuve? Oui. Avez-vous des papiers? Non. Donc, je vous
emmène. Le reste ne me regarde pas.

--Mais c'est une indignité! protesta Ilia Brusch, qui semblait au
désespoir.

--C'est comme ça, déclara le gendarme avec flegme.

L'aspirant passager, dont le plaidoyer avait été si brusquement
interrompu, accordait à ce dialogue une attention telle qu'il en avait
laissé éteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d'intervenir.

--Si je répondais, moi, de M. Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il
pas?

--Ça dépend, prononça le gendarme. Qui êtes-vous, vous?

--Voici mon passeport, répondit l'amateur de pêche, en tendant une
feuille dépliée.

Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitôt ses allures changèrent du
tout au tout.

--C'est différent, dit-il.

Il replia soigneusement le passeport qu'il rendit à son propriétaire.
Après quoi, sautant sur le quai:

--A vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de
déférence au compagnon d'Ilia Brusch.

Quant à ce dernier, aussi étonné de la soudaineté de cet incident
inattendu que de la façon dont il avait été solutionné, il suivait des
yeux l'ennemi battant en retraite.

Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point
même où il avait été brisé, poursuivait impitoyablement:

--La deuxième raison, monsieur Brusch, c'est que le fleuve, pour des
motifs que vous ignorez peut-être, est étroitement surveillé, comme
vous en avez eu la preuve à l'instant. Cette surveillance se fera plus
étroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s'il est
possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de
l'Empire ottoman, pays fort troublés et qui sont même officiellement
en guerre depuis le 1er juillet. J'estime que plus d'un incident peut
naître au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fâché d'avoir,
le cas échéant, le concours d'un honnête bourgeois, qui a le bonheur de
disposer de quelque influence.

Que ce second argument, dont la valeur venait d'être démontrée avant
la lettre, fût de nature à porter, l'habile orateur était fondé à le
croire. Mais il n'espérait sans doute pas un succès si complet. Ilia
Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu'à céder. L'embarrassant
était seulement de trouver un prétexte plausible à son revirement.

--La troisième et dernière raison, continuait cependant le candidat
passager, c'est que je m'adresse à vous de la part de M. Miclesco, votre
président. Puisque vous avez placé votre entreprise sous le patronage
de la Ligue Danubienne, c'est bien le moins qu'elle surveille son
exécution, de manière à être en état d'en garantir, au besoin, la
loyauté. Quand M. Miclesco a connu mon intention de m'associer à votre
voyage, il m'a donné un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette
de n'avoir pas prévu votre incompréhensible résistance, et d'avoir
refusé les lettres de recommandation qu'il offrait de me remettre pour
vous.

Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister
meilleur prétexte d'accorder maintenant ce qu'il refusait avec tant
d'acharnement?

--Il fallait le dire! s'écria-t-il. Dans ce cas, c'est fort différent,
et j'aurais mauvaise grâce à repousser plus longtemps vos propositions.

--Vous les acceptez donc?

--Je les accepte.

--Fort bien! dit l'amateur de pêche enfin parvenu au comble de ses
voeux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille
florins.

--En voulez-vous un reçu? demanda Ilia Brusch.

--Si cela ne vous désoblige pas.

Le pêcheur tira de l'un des coffres de l'encre, une plume et un calepin,
dont il déchira un feuillet, puis, aux dernières lueurs du jour, se mit
en devoir de libeller le reçu qu'il lisait en même temps à haute voix.

«Reçu, en payement forfaitaire de ma pêche pendant toute la durée de
mon présent voyage et pour prix de son passage d'Ulm à la mer Noire, la
somme de mille florins de monsieur...

--De monsieur...? répéta-t-il, la plume levée, d'un ton interrogateur.

Le passager d'Ilia Brusch était en train de rallumer sa pipe.

--Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne,» répondit-il entre deux bouffées
de tabac.



IV

SERGE LADKO


Des diverses contrées de la terre, qui, depuis l'origine de la période
historique, ont été spécialement éprouvées par la guerre,--en admettant
qu'aucune contrée puisse se flatter d'avoir bénéficié d'une faveur
relative à cet égard!--le Sud et le Sud-Est de l'Europe méritent d'être
cités au premier rang. Par leur situation géographique, ces régions
sont, en effet, avec la fraction de l'Asie comprise entre la mer
Noire et l'Indus, l'arène où viennent fatalement se heurter les races
concurrentes qui peuplent l'ancien continent.

Phéniciens, Grecs, Romains, Perses, Huns, Goths, Slaves, Magyars, Turcs
et tant d'autres, se sont disputé tout ou partie de ces malheureuses
contrées, sans préjudice des hordes alors sauvages qui n'ont fait
que les traverser, pour aller s'établir dans l'Europe centrale et
occidentale, où, par une lente élaboration, elles ont engendré les
nationalités modernes.

Pas plus que leur tragique passé, l'avenir pour elles ne serait riant, à
en croire nombre de savants prophètes. D'après eux, l'invasion jaune y
ramènera nécessairement un jour ou l'autre les carnages de l'antiquité
et du moyen âge. Ce jour venu, la Russie méridionale, la Roumanie, la
Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, la Turquie même bien étonnée de jouer
un pareil rôle--si toutefois le pays qu'on nomme ainsi aujourd'hui est
encore à cette époque au pouvoir des fils d'Osman--seront par la force
des choses le rempart avancé de l'Europe, et c'est à leurs dépens que se
décideront les premiers chocs.

En attendant ces cataclysmes, dont l'échéance est, à tout le moins,
fort lointaine, les diverses races qui, au cours des âges, se sont
superposées entre la Méditerranée et les Karpathes ont fini par se
tasser vaille que vaille, et la paix--oh! cette paix relative des
nations dites civilisées--n'a cessé d'étendre son empire vers l'Est.
Les troubles, les pillages, les meurtres à l'état endémique paraissent
désormais limités à la partie de la péninsule des Balkans encore
gouvernée par les Osmanlis.

Entrés pour la première fois en Europe en 1356, maîtres de
Constantinople en 1453, les Turcs se heurtèrent aux précédents
envahisseurs, qui, venus avant eux de l'Asie centrale et depuis
longtemps convertis au christianisme, commençaient dès lors à
s'amalgamer aux populations indigènes et à s'organiser en nations
régulières et stables. Perpétuel recommencement de l'éternelle bataille
pour la vie, ces nations naissantes défendirent avec acharnement ce
qu'elles-mêmes avaient pris à d'autres. Slaves, Magyars, Grecs, Croates,
Teutons opposèrent à l'invasion turque une vivante barrière, qui,
si elle fléchit par endroits, ne put être nulle part complètement
renversée.

Contenus en deçà des Karpathes et du Danube, les Osmanlis furent même
incapables de se maintenir dans ces limites extrêmes, et ce qu'on
appelle la _Question d'Orient_ n'est que l'histoire de leur retraite
séculaire.

A la différence des envahisseurs qui les avaient précédés et qu'ils
prétendaient déloger à leur profit, ces musulmans asiatiques n'ont
jamais réussi à s'assimiler les peuples qu'ils soumettaient à leur
pouvoir. Établis par la conquête, ils sont restés des conquérants
commandant en maîtres à des esclaves. Aggravée par la différence des
religions, une telle méthode de gouvernement ne pouvait avoir d'autre
conséquence que la révolte permanente des vaincus.

L'histoire est pleine, en effet, de ces révoltes, qui, après des siècles
de luttes, avaient abouti, en 1875, à l'indépendance plus ou moins
complète de la Grèce, du Monténégro, de la Roumanie et de la Serbie.
Quant aux autres populations chrétiennes, elles continuaient à subir la
domination des sectateurs de Mahomet.

Cette domination, dans les premiers mois de 1875, se fit plus lourde et
plus vexatoire encore que de coutume. Sous l'influence d'une réaction
musulmane qui triomphait alors au palais du Sultan, les chrétiens de
l'Empire ottoman furent surchargés d'impôts, malmenés, tués, torturés de
mille manières. La réponse ne se fit pas attendre. Au début de l'été,
l'Herzégovine se souleva une fois de plus.

Des bandes de patriotes battirent la campagne, et, commandées par des
chefs de valeur, comme Peko-Paulowitch et Luibibratich, infligèrent
échecs sur échecs aux troupes régulières envoyées contre elles.

Bientôt l'incendie se propagea, gagna le Monténégro, la Bosnie, la
Serbie. Une nouvelle défaite subie par les armes turques aux défilés de
la Duga, en janvier 1876, acheva d'enflammer les courages, et la fureur
populaire commença à gronder en Bulgarie. Comme toujours, cela débuta
par de sourdes conspirations, par des réunions clandestines auxquelles
se rendait en grand secret la jeunesse ardente du pays.

Dans ces conciliabules, les chefs se dégagèrent rapidement et
affermirent leur autorité sur une clientèle plus ou moins nombreuse,
les uns par l'éloquence du verbe, d'autres par la valeur de leur
intelligence ou par l'ardeur de leur patriotisme. En peu de temps,
chaque groupement, et, au-dessus des groupements, chaque ville eut le
sien.

A Roustchouk, important centre bulgare situé au bord du Danube, presque
exactement en face de la ville roumaine de Giurgievo, l'autorité fut
dévolue sans conteste au pilote Serge Ladko. On n'aurait pu faire un
meilleur choix.

Agé de près de trente ans, de haute taille, blond comme un Slave du
Nord, d'une force herculéenne, d'une agilité peu commune, rompu à tous
les exercices du corps, Serge Ladko possédait cet ensemble de qualités
physiques qui facilite le commandement. Ce qui vaut mieux, il avait
aussi les qualités morales nécessaires à un chef: l'énergie dans la
décision, la prudence dans l'exécution, l'amour passionné de son pays.

Serge Ladko était né à Roustchouk, où il exerçait la profession de
pilote du Danube, et il n'avait jamais quitté la ville, si ce n'est pour
conduire, soit vers Vienne ou plus en amont encore, soit jusqu'aux
flots de la mer Noire, les barges et chalands qui s'en remettaient à
sa connaissance parfaite du grand fleuve. Dans l'intervalle de ces
navigations mi-fluviales, mi-maritimes, il consacrait ses loisirs à la
pêche, et, servi par des dons naturels exceptionnels, il avait acquis
une étonnante habileté dans cet art, dont les produits, joints à ses
honoraires de pilotage, lui assuraient la plus large aisance.

Obligé par son double métier de passer sur le fleuve les quatre
cinquièmes de sa vie, l'eau était peu à peu devenue son élément.
Traverser le Danube, large à Roustchouk comme un bras de mer, n'était
qu'un jeu pour lui, et l'on ne comptait plus les sauvetages de ce
merveilleux nageur.

Une existence si digne et si droite avait, bien avant les troubles
anti-turcs, rendu Serge Ladko populaire à Roustchouk. Innombrables y
étaient ses amis, parfois inconnus de lui. On pourrait même dire que ces
amis comprenaient l'unanimité des habitants de la ville, si Ivan Striga
n'avait pas existé.

C'était aussi un enfant du pays, cet Ivan Striga, comme Serge Ladko,
dont il réalisait la vivante antithèse.

Physiquement, il n'y avait entre eux rien de commun, et pourtant un
passeport, qui se contente de désignations sommaires, eût employé des
termes identiques pour les dépeindre l'un et l'autre.

De même que Ladko, Striga était grand, large d'épaules, robuste, blond
de cheveux et de barbe. Lui aussi avait les yeux bleus. Mais à ces
traits généraux se limitait la ressemblance. Autant le visage aux lignes
nobles de l'un exprimait la cordialité et la franchise, autant les
traits tourmentés de l'autre disaient l'astuce et la froide cruauté.

Au moral, la dissemblance s'accentuait encore. Tandis que Ladko vivait
au grand jour, nul n'aurait pu dire par quels moyens Striga se procurait
l'or qu'il dépensait sans compter. Faute de certitudes à cet égard,
l'imagination populaire se donnait libre carrière. On disait que Striga,
traître à son pays et à sa race, s'était fait l'espion appointé du
Turc oppresseur; on disait qu'à son métier d'espion il ajoutait,
quand l'occasion s'en présentait, celui de contrebandier, et que des
marchandises de toute nature passaient souvent grâce à lui de la rive
roumaine à la rive bulgare, ou réciproquement, sans payer de droits à la
Douane; on disait même, en hochant la tête, que tout cela était peu de
chose, et que Striga tirait le plus clair de ses ressources de rapines
vulgaires et de brigandages; on disait encore... Mais que ne disait-on
pas? La vérité est qu'on ne savait rien de précis des faits et gestes de
cet inquiétant personnage, qui, si les suppositions désobligeantes
du public répondaient à la réalité, avait eu, en tous cas, la grande
habileté de ne jamais se laisser prendre.

Ces suppositions, d'ailleurs, on se bornait à se les confier
discrètement. Personne ne se fût risqué à prononcer tout haut une parole
contre un homme dont on redoutait le cynisme et la violence. Striga
pouvait donc feindre d'ignorer l'opinion que l'on avait de lui,
attribuer à l'admiration générale la sympathie que beaucoup lui
témoignaient par lâcheté, parcourir la ville en pays conquis et la
troubler, en compagnie de ses habitants les plus tarés, du scandale de
ses orgies.

Entre un tel individu et Ladko, qui menait une existence si différente,
il ne semblait pas que le moindre rapport dût s'établir, et pendant
longtemps, en effet, ils ne connurent l'un de l'autre que ce que leur
en apprenait la rumeur publique. Logiquement même, il aurait dû en être
toujours ainsi. Mais le sort se rit de ce que nous appelons la logique,
et il était écrit quelque part que les deux hommes se trouveraient face
à face, transformés en irréconciliables adversaires.

Natcha Gregorevitch, célèbre dans toute la ville pour sa beauté, était
âgée de vingt ans. Avec sa mère d'abord, seule ensuite, elle demeurait
dans le voisinage de Ladko qu'elle avait ainsi connu dès sa première
enfance. Depuis longtemps, le secours d'un homme manquait à la maison.
Quinze ans avant l'époque où commence ce récit, le père était tombé, en
effet, sous les coups des Turcs, et le souvenir de ce meurtre abominable
faisait encore frémir d'indignation les patriotes opprimés, mais non
asservis. Sa veuve, réduite à ne compter que sur elle-même, s'était mise
courageusement au travail. Experte dans l'art de ces dentelles et de
ces broderies dont, chez les Slaves, la plus modeste paysanne agrémente
volontiers son humble parure, elle avait réussi par ce moyen à assurer
sa subsistance et celle de sa fille.

Cependant, c'est aux pauvres surtout que sont funestes les périodes
troublées, et plus d'une fois la dentellière aurait eu à souffrir de
l'anarchie permanente de la Bulgarie, si Ladko n'était venu discrètement
à son secours. Peu à peu, une grande intimité s'était établie entre le
jeune homme et les deux femmes qui offraient l'abri de leur paisible
demeure à ses désoeuvrements de garçon. Souvent, le soir, il frappait à
leur porte, et la veillée se prolongeait autour du samovar bouillant.
D'autres fois, c'est lui qui leur offrait, en échange de leur affectueux
accueil, la distraction d'une promenade ou d'une partie de pêche sur le
Danube.

Lorsque Mme Gregorevitch, usée par son incessant labeur, alla rejoindre
son mari, la protection de Ladko se continua à l'orpheline. Cette
protection se fit même plus vigilante encore, et, grâce à lui, jamais la
jeune fille n'eut à souffrir de la disparition de la pauvre mère, qui
avait donné deux fois la vie à son enfant.

C'est ainsi que, de jour en jour, sans même qu'ils en eussent
conscience, l'amour s'était éveillé dans le coeur des deux jeunes gens.
Ce fut à Striga qu'ils en durent la révélation.

Celui-ci, ayant aperçu celle qu'on appelait couramment la _beauté de
Roustchouk_, s'en était épris avec la soudaineté et la fureur qui
caractérisaient cette nature sans frein. En homme habitué à voir tout
plier devant ses caprices, il s'était présenté chez la jeune fille et,
sans autre formalité, l'avait demandée en mariage. Pour la première fois
de sa vie, il se heurta à une résistance invincible. Natcha, au risque
de s'attirer la haine d'un homme aussi redoutable, déclara que rien ne
pourrait jamais la décider à un pareil mariage. Striga revint vainement
à la charge. Tout ce qu'il obtint fut de se voir, à la troisième
tentative, refuser purement et simplement la porte.

Alors sa colère ne connut plus de bornes. Donnant libre cours à
sa nature sauvage, il se répandit en imprécations dont Natcha fut
épouvantée. Dans sa détresse, elle courut faire part de ses craintes à
Serge Ladko, que sa confidence enflamma d'une colère égale à celle qui
venait de l'effrayer si fort. Sans vouloir rien entendre, avec une
violence extraordinaire d'expressions, il vitupéra contre l'homme assez
osé pour lever les yeux sur elle.

Ladko consentit pourtant à se calmer. Des explications suivirent, très
confuses, mais dont le résultat fut parfaitement clair. Une heure plus
tard, Serge et Natcha, le ciel dans les yeux et la joie au coeur,
échangeaient leur premier baiser de fiançailles.

Lorsque Striga connut la nouvelle, il manqua mourir de rage.
Audacieusement, il se présenta à la maison Gregorevitch, l'injure et la
menace à la bouche. Jeté dehors par une main de fer, il apprit que la
maison avait désormais un homme pour la défendre.

Etre vaincu!... Avoir trouvé son maître, lui, Striga, qui
s'enorgueillissait tant de sa force athlétique!... C'était plus
d'humiliations qu'il n'en pouvait supporter, et il résolut de se venger.
Avec quelques aventuriers de son acabit, il attendit Ladko, un soir que
celui-ci remontait la berge du fleuve. Cette fois, il ne s'agissait plus
d'une simple rixe, mais bien d'un assassinat en règle. Les assaillants
brandissaient des couteaux.

Cette nouvelle attaque n'eut pas plus de succès que la précédente. Armé
d'un aviron qu'il manoeuvrait comme une massue, le pilote força ses
agresseurs à la retraite, et Striga, serré de près, fut obligé à une
fuite honteuse.

Cette leçon avait été suffisante, sans doute, car le louche personnage
ne recommença pas sa criminelle tentative. Au début de l'année 1875,
Serge Ladko épousa Natcha Gregorevitch, et depuis lors, on s'adorait à
plein coeur dans la confortable maison du pilote.

C'est au milieu de cette lune de miel, dont plus d'une année n'avait pas
atténué l'éclat, que survinrent les événements de Bulgarie, dans les
premiers mois de 1876. L'amour que Serge Ladko éprouvait pour sa femme
ne pouvait, quelque profond fût-il, lui faire oublier celui qu'il devait
à son pays. Sans hésiter, il fit partie de ceux qui, tout de suite,
se groupèrent, se concertèrent, s'ingéniant à chercher les moyens de
remédier aux misères de la patrie.

Avant tout, il fallait se procurer des armes. De nombreux jeunes gens
émigrèrent dans ce but, franchirent le fleuve, se répandirent en
Roumanie, et jusqu'en Russie. Serge Ladko fut de ceux-là. Le coeur
déchiré de regrets, mais ferme dans l'accomplissement de son devoir,
il partit, laissant loin de lui celle qu'il adorait exposée à tous les
dangers qui menacent, en temps de révolution, la femme d'un chef de
partisans.

A ce moment, le souvenir de Striga lui vint à l'esprit et aggrava ses
inquiétudes. Le bandit n'allait-il pas profiter de l'absence de son
heureux rival pour le frapper dans ce qu'il avait de plus cher? C'était
possible, en effet. Mais Serge Ladko passa outre à cette crainte
légitime. D'ailleurs, il semblait bien que, depuis plusieurs mois,
Striga avait quitté le pays sans esprit de retour.

A en croire le bruit public, il avait transporté plus au Nord le théâtre
principal de ses opérations. Si les racontars ne manquaient pas à ce
sujet, ils restaient incohérents et contradictoires. La rumeur populaire
l'accusait en gros de tous les crimes, sans que personne en précisât
aucun.

Le départ de Striga paraissait, du moins, chose certaine, et cela
seulement importait à Ladko.

L'événement donna raison à son courage. Pendant son absence, rien ne
menaça la sécurité de Natcha.

A peine arrivé, il dut repartir, et cette seconde expédition allait
être plus longue que la première. Les procédés adoptés jusqu'ici
ne permettaient, en effet, de se procurer des armes qu'en quantité
insuffisante. Les transports, en provenance de la Russie, étaient
effectués par terre, à travers la Hongrie et la Roumanie, c'est-à-dire
dans des contrées fort dépourvues à cette époque de lignes ferrées. Les
patriotes bulgares espérèrent arriver plus aisément au résultat désiré,
si l'un d'eux remontait à Budapest et y centralisait les envois d'armes
venus par rail, pour en charger des chalands qui descendraient ensuite
rapidement le Danube.

Ladko, désigné pour cette mission de confiance, se mit en route le soir
même. En compagnie d'un compatriote, qui devait ramener le bateau à
la rive bulgare, il traversa le fleuve, afin de gagner, le plus vite
possible, à travers la Roumanie, la capitale de la Hongrie. A ce moment,
un incident se produisit qui donna beaucoup à penser au délégué des
conspirateurs.

Son compagnon et lui n'étaient pas à cinquante mètres du bord quand un
coup de feu retentit. La balle leur était destinée sans aucun doute,
car ils l'entendirent siffler à leurs oreilles, et le pilote en douta
d'autant moins que, dans le tireur entrevu à l'obscure lumière du
crépuscule, il crut reconnaître Striga. Celui-ci était donc de retour à
Roustchouk?

L'angoisse mortelle que cette complication lui fit éprouver n'ébranla
pas la résolution de Ladko: Il avait fait d'avance à la patrie le
sacrifice de sa vie. Il saurait aussi, s'il le fallait, lui sacrifier
plus encore: son bonheur mille fois plus précieux. Au bruit du coup de
feu, il s'était laissé tomber au fond de l'embarcation. Mais ce n'était
là qu'une ruse de guerre destinée à éviter une nouvelle attaque, et la
détonation n'avait pas cessé de se répercuter dans la campagne, que
sa main, appuyant plus lourdement sur l'aviron, poussait plus vite
le bateau vers la ville roumaine de Giurgievo, dont les lumières
commençaient à piquer la nuit grandissante.

Parvenu à destination, Ladko s'occupa activement de sa mission.

Il se mit en rapport avec les émissaires du Gouvernement du Tzar, les
uns arrêtés à la frontière russe, certains fixés incognito à Budapest
et à Vienne. Plusieurs chalands, chargés par ses soins d'armes et de
munitions, descendirent le courant du Danube.

Fréquentes étaient les nouvelles qu'il recevait de Natcha, par des
lettres envoyées au nom d'emprunt qu'il avait choisi, et portées en
territoire roumain à la faveur de la nuit. Bonnes tout d'abord, ces
nouvelles ne tardèrent pas à devenir plus inquiétantes. Ce n'est pas que
Natcha prononçât le nom de Striga. Elle semblait même ignorer que le
bandit fût revenu en Bulgarie, et Ladko commença à douter du bien-fondé
de ses craintes. Par contre, il était certain que celui-ci avait été
dénoncé aux autorités turques, puisque la police avait fait irruption
dans sa demeure et s'était livrée à une perquisition, d'ailleurs sans
résultat. Il ne devait donc pas se hâter de revenir en Bulgarie, car
son retour eût été un véritable suicide. On connaissait son rôle, on le
guettait, jour et nuit, et il ne pourrait se montrer en ville sans être
arrêté au premier pas. Arrêté étant, chez les Turcs, synonyme d'exécuté,
il fallait donc que Ladko s'abstint de reparaître, jusqu'au moment où
la révolte serait ouvertement proclamée, sous peine d'attirer les pires
malheurs sur lui-même et sur sa femme, que l'on n'avait jusqu'ici
nullement inquiétée.

Ce moment ne tarda pas à arriver. La Bulgarie se souleva au mois de
mai, trop prématurément au gré du pilote qui augurait mal de cette
précipitation.

Quelle que fût son opinion à cet égard, il devait courir au secours de
son pays. Le train l'amena à Zombor, la dernière ville hongroise,
proche du Danube, qui fût alors desservie par le chemin de fer. Là, il
s'embarquerait et n'aurait plus qu'à s'abandonner au courant.

Les nouvelles qu'il trouva à Zombor le forcèrent à interrompre son
voyage. Ses craintes n'étaient que trop justifiées. La révolution
bulgare était écrasée dans l'oeuf. Déjà la Turquie concentrait des
troupes nombreuses dans un vaste triangle dont Roustchouk, Widdin et
Sofia formaient les sommets, et sa main de fer s'appesantissait plus
lourdement sur ces malheureuses contrées. Ladko dut revenir en arrière
et retourner attendre de meilleurs jours dans la petite ville où il
avait fixé sa résidence.

Les lettres de Natcha, qu'il y reçut bientôt, lui démontrèrent
l'impossibilité de prendre un autre parti. Sa maison était surveillée
plus que jamais, à ce point que Natcha devait se considérer comme
virtuellement prisonnière; plus que jamais on le guettait, et il lui
fallait, dans l'intérêt commun, s'abstenir soigneusement de toute
démarche imprudente.

Ladko rongea donc son frein dans l'inaction, les envois d'armes ayant
été forcément supprimés depuis l'avortement de la révolte et la
concentration des troupes turques sur les rives du fleuve. Mais cette
attente, déjà pénible par elle-même, lui devint tout à fait intolérable,
quand, vers la fin du mois de juin, il cessa de recevoir aucune nouvelle
de sa chère Natcha.

Il ne savait que penser, et ses inquiétudes devinrent de torturantes
angoisses à mesure que le temps s'écoula. Il était, en effet, en droit
de tout craindre. Le 1er juillet, la Serbie avait officiellement
déclaré la guerre au Sultan, et, depuis lors, la région du Danube était
sillonnée de troupes, dont le passage incessant s'accompagnait des plus
terribles excès. Fallait-il donc compter Natcha au nombre des victimes
de ces troubles, ou bien avait-elle été incarcérée par les autorités
turques, soit comme otage, soit comme complice présumée de son mari?

Après un mois de ce silence, il ne put le supporter davantage, et se
résolut à tout braver pour rentrer en Bulgarie afin d'en connaître la
véritable cause.

Toutefois, dans l'intérêt même de Natcha, il importait d'agir avec
prudence. Aller sottement se faire prendre par les sentinelles turques
n'eût servi de rien. Son retour n'aurait d'utilité que s'il pouvait
pénétrer dans la ville de Roustchouk et y circuler librement, malgré les
soupçons dont il était l'objet. Il agirait ensuite au mieux, selon
les circonstances. Au pis aller, et dût-il repasser précipitamment la
frontière, il aurait eu du moins la joie de serrer sa femme sur son
coeur.

Serge Ladko chercha pendant plusieurs jours la solution de ce difficile
problème. Il crut enfin l'avoir trouvée, et, sans se confier à personne,
mit immédiatement à exécution le plan imaginé par lui.

Ce plan réussirait-il? L'avenir le lui dirait. Il fallait, en tous cas,
tenter le sort, et c'est pourquoi, dans la matinée du 28 juillet 1876,
les plus proches voisins du pilote, dont nul ne connaissait le nom
véritable, aperçurent hermétiquement close la petite maison dans
laquelle, depuis plusieurs mois, il avait abrité sa solitude.

Quel était le plan de Ladko, les dangers auxquels il allait s'exposer en
s'efforçant de le réaliser, par quels côtés les événements de Bulgarie,
et de Roustchouk en particulier, se relient au concours de pêche de
Sigmaringen, c'est ce que le lecteur apprendra dans la suite de ce récit
nullement imaginaire, dont les principaux personnages vivent encore de
nos jours sur les bords du Danube.



V

KARL DRAGOCH


Aussitôt qu'il eut son reçu en poche, M. Jaeger procéda à son
installation. Après s'être enquis de la couchette qui lui était
attribuée, il disparut dans la cabine, en emportant sa valise. Dix
minutes plus tard, il en ressortait, transformé de la tête aux pieds.
Vêtu comme un pêcheur fini,--rude vareuse, bottes fortes, casquette de
loutre,--il semblait la copie d'Ilia Brusch.

M. Jaeger éprouva un peu de surprise, en constatant que, pendant sa
courte absence, son hôte avait quitté la barge. Respectueux de ses
engagements, il ne se permit toutefois aucune question, quand celui-ci
revint, une demi-heure plus tard. C'est sans l'avoir sollicité qu'il
apprit qu'Ilia Brusch avait cru devoir envoyer quelques lettres
aux journaux, afin de leur annoncer son arrivée à Neustadt pour le
surlendemain soir, et à Ratisbonne pour le jour suivant. Maintenant que
les intérêts de M. Jaeger étaient en jeu, il importait en effet de ne
plus rencontrer un désert pareil à celui qu'on avait trouvé à Ulm. Ilia
Brusch exprima même le regret de ne pouvoir s'arrêter aux villes qu'on
traverserait avant Neustadt, et notamment à Neubourg et à Ingolstadt,
qui sont des cités assez importantes. Ces arrêts, malheureusement, ne
cadraient pas avec son plan d'étapes et il était forcé d'y renoncer.

M. Jaeger parut enchanté de la réclame faite à son profit et ne
manifesta pas autrement d'ennui de ne pouvoir s'arrêter à Neubourg et à
Ingolstadt. Il approuva son hôte, au contraire, et l'assura une fois de
plus qu'il n'entendait aucunement diminuer sa liberté, ainsi qu'ils en
étaient convenus.

Les deux compagnons soupèrent ensuite face à face, à cheval sur l'un des
bancs. A titre de bienvenue, M. Jaeger corsa même le menu d'un superbe
jambon, qu'il sortit de son inépuisable valise, et ce produit de la
ville de Mayence fut fort apprécié d'Ilia Brusch, qui commença à estimer
que son convive avait du bon.

La nuit se passa sans incident. Avant le lever du soleil, Ilia Brusch
largua les amarres, en évitant de troubler le profond sommeil dans
lequel était plongé son aimable passager.

A Ulm, où il achève de traverser le petit royaume de Wurtemberg pour
pénétrer en Bavière, le Danube n'est encore qu'un modeste cours d'eau.
Il n'a pas reçu les grands tributaires qui accroissent sa puissance
en aval, et rien ne permet de présager qu'il va devenir l'un des plus
importants fleuves de l'Europe.

Le courant, déjà fort assagi, atteignait à peu près une lieue à l'heure.
Des barques de toutes dimensions, parmi lesquelles quelques lourds
bateaux chargés à couler, le descendaient, s'aidant parfois d'une large
voile que gonflait une brise de Nord-Ouest. Le temps s'annonçait beau,
sans menace de pluie.

Dès qu'il fut au milieu du courant, Ilia Brusch manoeuvra sa godille et
activa la marche de l'embarcation. M. Jaeger, quelques heures plus tard,
le trouva livré à cette occupation, et jusqu'au soir il en fut ainsi,
sauf un court repos au moment du déjeuner, pendant lequel la dérive ne
fut même pas interrompue. Le passager ne formula aucune observation, et,
s'il fut étonné de tant de hâte, il garda son étonnement pour lui.

Peu de paroles furent échangées au cours de cette journée. Ilia Brusch
godillait énergiquement. Quant à M. Jaeger, il observait avec une
attention, qui aurait certainement frappé son hôte, si celui-ci eût été
moins absorbé, les bateaux qui sillonnaient le Danube, à moins que son
regard n'en parcourût les deux rives. Ces rives étaient notablement
abaissées. Le fleuve montrait même une tendance à s'élargir aux dépens
des alentours. La berge de gauche, à demi submergée, ne se distinguait
plus avec précision, tandis que, sur la berge droite, élevée
artificiellement pour l'établissement de la voie ferrée, les trains
couraient, les locomotives haletaient, mêlant leurs fumées à celles des
dampsboots, dont les roues battaient l'eau à grand bruit.

A Offingen, devant lequel on passa dans l'après-midi, la voie ferrée
obliqua vers le Sud, définitivement repoussée par le fleuve et la
rive droite fut transformée à son tour en un vaste marais, dont rien
n'indiquait la fin, lorsqu'on s'arrêta, le soir, à Dillingen, pour la
nuit.

Le lendemain, après une étape aussi rude que celle de la veille, le
grappin fut jeté en un point désert, à quelques kilomètres au-dessus de
Neubourg, et, de nouveau, l'aube du 15 août se leva quand la barge était
déjà au milieu du courant.

C'est pour le soir de ce jour qu'Ilia Brusch avait annoncé son arrivée
à Neustadt. Il eût été honteux de s'y présenter les mains vides. Les
conditions atmosphériques étant favorables et l'étape devant être
sensiblement plus courte que les précédentes, Ilia Brusch se résolut
donc à pêcher.

Dès les premières heures du jour, il vérifia ses engins, avec un soin
minutieux. Son compagnon, assis à l'arrière de la barque, semblait
d'ailleurs s'intéresser à ses préparatifs, ainsi qu'il sied à un
véritable amateur. Tout en travaillant, Ilia Brusch ne dédaignait pas de
causer.

«Aujourd'hui, comme vous le voyez, monsieur Jaeger, je me dispose à
pêcher, et les apprêts de la pêche sont un peu longs. C'est que le
poisson est défiant de sa nature, et on ne saurait prendre trop de
précautions pour l'attirer. Certains ont une intelligence rare, entre
autres la tanche. Il faut lutter de ruse avec elle, et sa bouche est
tellement dure, qu'elle risque de casser la ligne.

--Pas fameux, la tanche, je crois, fit observer M. Jaeger.

--Non, car elle affectionne les eaux bourbeuses, ce qui communique
souvent à sa chair un goût désagréable.

--Et le brochet?

--Excellent, le brochet, déclara Ilia Brusch, à la condition de peser au
moins cinq ou six livres; quant aux petits, ils ne sont qu'arêtes. Mais,
dans tous les cas, le brochet ne saurait être rangé parmi les poissons
intelligents et rusés.

--Vraiment, monsieur Brusch! Ainsi donc, les requins d'eau douce, comme
on les appelle...

--Sont aussi bêtes que les requins d'eau salée, monsieur Jaeger. De
véritables brutes, au même niveau que la perche ou l'anguille! Leur
pêche peut donner du profit, de l'honneur jamais... Ce sont, comme l'a
écrit un fin connaisseur, des poissons «qui se prennent» et «qu'on ne
prend pas».

M. Jaeger ne pouvait qu'admirer la conviction si persuasive d'Ilia
Brusch, non moins que la minutieuse attention avec laquelle il préparait
ses engins.

Tout d'abord, il avait saisi sa canne à la fois flexible et légère, qui,
après avoir été ployée à son extrémité jusqu'à son point de rupture,
s'était redressée aussi droite qu'auparavant. Cette canne se composait
de deux parties, l'une forte à sa base de quatre centimètres et
diminuant jusqu'à n'avoir plus qu'un centimètre à l'endroit où
commençait la seconde, le scion, cette dernière en bois fin et
résistant. Faite d'une gaule de noisetier, elle mesurait près de quatre
mètres de longueur, ce qui permettait au pêcheur de s'attaquer, sans
s'éloigner de la rive, aux poissons de fond, tels que la brème et le
gardon rouge.

Ilia Brusch, montrant à M. Jaeger les hameçons qu'il venait de fixer
avec l'empile à l'extrémité du crin de Florence:

--Vous voyez, monsieur Jaeger, dit-il, ce sont des hameçons numéro onze,
très fins de corps. Comme amorce, ce qu'il y a de meilleur, pour le
gardon, c'est du blé cuit, crevé d'un côté seulement et bien amolli...
Allons! voilà qui est fini et je n'ai plus qu'à tenter la fortune.»

Tandis que M. Jaeger s'accotait contre le tôt, il s'assit sur le banc,
son épuisette à sa portée, puis la ligne fut lancée après un balancement
méthodique, qui n'était pas dépourvu d'une certaine grâce. Les hameçons
s'enfoncèrent sous les eaux jaunâtres, et la plombée leur donna une
position verticale, ce qui est préférable, de l'avis de tous les
professionnels. Au-dessus d'eux, surnageait la flotte, faite d'une plume
de cygne, qui, n'absorbant pas l'eau, est, par cela même, excellente.

Il va de soi qu'un profond silence régna dans l'embarcation à partir de
ce moment. Le bruit des voix effarouche trop facilement le poisson, et
d'ailleurs un pêcheur sérieux a autre chose à faire qu'à s'oublier en
bavardages. Il doit être attentif à tous les mouvements de sa flotte,
et ne pas laisser échapper l'instant précis où il convient de ferrer la
proie.

Pendant cette matinée, Ilia Brusch eut lieu d'être satisfait. Non
seulement il prit une vingtaine de gardons, mais encore douze chevesnes
et quelques dards. Si M. Jaeger avait en réalité les goûts du passionné
amateur qu'il s'était vanté d'être, il ne pouvait qu'admirer la
précision rapide avec laquelle son hôte ferrait, ainsi que cela est
nécessaire pour les poissons de cette espèce. Dès qu'il sentait que
«cela mordait», il se gardait bien de ramener aussitôt ses captures à
la surface de l'eau, il les laissait se débattre dans les fonds, se
fatiguer en vains efforts pour se décrocher, montrant ce sang-froid
imperturbable qui est l'une des qualités de tout pêcheur digne de ce
nom.

La pêche fut terminée vers onze heures. Pendant la belle saison, le
poisson ne mord pas, en effet, aux heures où le soleil, parvenu à
son point culminant, fait scintiller la surface des eaux. Le butin,
d'ailleurs, était suffisamment abondant. Ilia Brusch craignait même
qu'il ne le fût trop, en raison du peu d'importance de la ville de
Neustadt où la barge s'arrêta vers cinq heures.

Il se trompait. Vingt-cinq ou trente personnes guettaient son apparition
et le saluèrent de leurs applaudissements, dès que l'embarcation fut
amarrée. Bientôt il ne sut auquel entendre, et, en quelques instants,
les poissons furent échangés contre vingt-sept florins, qu'Ilia Brusch
versa, séance tenante, à M. Jaeger à titre de premier dividende.

Celui-ci, conscient de n'avoir aucun droit à l'admiration publique,
s'était modestement abrité sous le tôt, où Ilia Brusch vint le
rejoindre, aussitôt qu'il put se débarrasser de ses enthousiastes
admirateurs. Il convenait, en effet, de ne pas perdre de temps pour
chercher le sommeil, la nuit devant être fort écourtée. Désireux d'être
de bonne heure à Ratisbonne, dont près de soixante-dix kilomètres le
séparaient, Ilia Brusch avait décidé qu'il se remettrait en route dès
une heure du matin, ce qui lui donnerait le loisir de pêcher encore au
cours de la journée suivante, malgré la longueur de l'étape.

Une trentaine de livres de poissons furent prises par Ilia Brusch
avant midi, si bien que les curieux qui se pressaient sur le quai
de Ratisbonne n'eurent pas le regret de s'être dérangés en vain.
L'enthousiasme public augmentait visiblement. Il s'établit, en plein
air, de véritables enchères entre les amateurs, et les trente livres de
poissons ne rapportèrent pas moins de quarante et un florins au lauréat
de la Ligue Danubienne.

Celui-ci n'avait jamais rêvé pareil succès, et il en arrivait à penser
que M. Jaeger pourrait bien, en fin de compte, avoir fait une excellente
affaire. En attendant que ce point fût élucidé, il importait de remettre
les quarante et un florins à leur légitime propriétaire, mais Ilia
Brusch fut dans l'impossibilité de s'acquitter de ce devoir. M. Jaeger
avait, en effet, quitté discrètement la barge, en prévenant son
compagnon, par un mot laissé en évidence, que celui-ci n'eût pas à
l'attendre pour le souper et qu'il reviendrait seulement assez tard dans
la soirée.

Ilia Brusch trouva fort naturel que M. Jaeger voulût profiter de cette
occasion de visiter une ville qui fut pendant cinquante ans le siège de
la diète impériale. Peut-être, aurait-il éprouvé moins de satisfaction
et plus de surprise, s'il avait su à quelles occupations se livrait
alors son passager, et s'il en avait connu la véritable personnalité.

«M. Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne», avait docilement écrit Ilia
Brusch sous la dictée du nouveau venu. Mais celui-ci eût été fort
embarrassé si le pêcheur s'était montré plus curieux, et si, reprenant
pour son compte une requête dont il venait d'apprécier le désagrément,
il avait, à l'exemple de l'indiscret pandore, demandé à M. Jaeger de lui
montrer ses papiers.

Ilia Brusch négligea cette précaution, dont la légitimité lui avait
cependant été démontrée, et cette négligence devait avoir pour lui de
terribles résultats.

Quel nom le gendarme allemand avait lu sur le passeport que lui
présentait M. Jaeger, nul ne le sait; mais, si ce nom était bien
exactement celui du véritable propriétaire du passeport, le gendarme
n'avait pu en lire un autre que celui de Karl Dragoch.

Le passionné amateur de pêche et le chef de la police danubienne
ne faisaient, en effet, qu'une seule et unique personne. Résolu à
s'introduire, coûte que coûte, dans l'embarcation d'Ilia Brusch, Karl
Dragoch, prévoyant la possibilité d'une invincible résistance, avait
dressé ses batteries en conséquence. L'intervention du gendarme était
préparée, et la scène truquée comme une scène de théâtre. L'événement
démontrait que Karl Dragoch avait frappé juste, puisque Ilia Brusch
considérait maintenant comme une heureuse chance d'avoir, au milieu
des dangers qui lui étaient révélés, ce protecteur dont il ne pouvait
contester la puissance.

Le succès était même si complet que Dragoch en était troublé. Pourquoi,
après tout, Ilia Brusch avait-il montré tant d'émotion devant
l'injonction du gendarme? Pourquoi avait-il une telle crainte de voir
se rééditer une aventure de ce genre, qu'il sacrifiait à cette crainte
l'amour--dont la violence avait bien aussi, d'ailleurs, quelque chose
d'excessif--qu'il proclamait avoir pour la solitude? Un honnête homme,
que diable! n'a pas à redouter si fort une comparution devant un
commissaire de police. Le pis qui puisse en résulter, c'est un retard de
quelques heures, de quelques jours à la rigueur, et quand on n'est pas
pressé... Il est vrai qu'Ilia Brusch était pressé, ce qui ne laissait
pas de donner aussi à réfléchir.

Défiant par nature, comme tout bon policier, Karl Dragoch réfléchissait.
Mais il avait aussi trop de bon sens pour se laisser égarer par des
particularités fugitives, dont l'explication était probablement des plus
simples. Il enregistra donc purement et simplement ces petites remarques
dans sa mémoire, et appliqua les ressources de son esprit à la solution
du problème, plus sérieux celui-là, qu'il s'était posé.

Le projet que Karl Dragoch avait mis à exécution, en s'imposant à Ilia
Brusch à titre de passager, n'était pas né tout armé dans son cerveau.
Le véritable auteur en était Michael Michaelovitch, qui, d'ailleurs, ne
s'en doutait guère. Quand ce Serbe facétieux avait plaisamment insinué,
au _Rendez-vous des Pêcheurs_, que le lauréat de la Ligue Danubienne
pourrait bien être, au choix, soit le malfaiteur poursuivi, soit le
policier poursuivant, Karl Dragoch avait accordé une sérieuse attention
à ces propos émis à la légère. Certes, il ne les avait pas pris au pied
de la lettre. Il avait de bonnes raisons de savoir que le pêcheur et
le policier n'avaient rien de commun, et, procédant par analogie, il
considéra comme infiniment vraisemblable que ce pêcheur n'eût pas plus
de rapport avec le malfaiteur recherché. Mais, de ce qu'une chose n'a
pas été faite, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse l'être, et Karl
Dragoch avait pensé aussitôt que le joyeux Serbe avait raison, et qu'un
détective, désireux de surveiller le Danube tout à son aise, se fût, en
effet, montré très habile, en empruntant la personnalité d'un pêcheur
assez notoire pour que personne n'en puisse raisonnablement suspecter
l'identité professionnelle.

Quelque tentante que fût cette combinaison, il y fallait cependant
renoncer. Le concours de Sigmaringen avait eu lieu, Ilia Brusch,
vainqueur du tournoi, avait annoncé publiquement son projet, et
certainement il ne se prêterait pas de bonne grâce à une substitution de
personne, substitution très scabreuse, au surplus, puisque les traits du
lauréat étaient désormais connus d'un grand nombre de ses collègues.

Toutefois, s'il fallait renoncer à ce qu'Ilia Brusch consentît à laisser
effectuer sous son nom, par un autre que lui, le voyage qu'il avait
entrepris, il existait peut-être un moyen terme d'arriver au même but.
Dans l'impossibilité d'être Ilia Brusch, Karl Dragoch ne pouvait-il
se contenter de prendre passage à son bord? Qui ferait attention au
compagnon d'un homme devenu presque célèbre et qui monopoliserait
par conséquent à son profit l'intérêt général? Et même, si quelqu'un
laissait par inadvertance tomber un regard distrait sur ce compagnon
obscur, était-il admissible qu'il établît le moindre rapprochement entre
ce vague inconnu et le policier, qui accomplirait ainsi sa mission dans
une ombre protectrice?

Ce projet longuement examiné, Karl Dragoch, en dernière analyse, le
jugea excellent, et résolut de le réaliser. On a vu avec quelle maëstria
il avait machiné sa scène initiale, mais cette scène eût été, au besoin,
suivie de beaucoup d'autres. S'il l'avait fallu, Ilia Brusch eût été
traîné chez le commissaire, emprisonné même sous de spécieux prétextes,
effrayé de cent façons. Karl Dragoch, on peut en être sûr, eût joué de
l'arbitraire sans remords, jusqu'au moment où le pêcheur, terrifié,
n'aurait plus vu qu'un sauveur dans le passager qu'il repoussait.

Le détective s'estimait heureux, toutefois, d'avoir triomphé sans
employer cette violence morale et sans continuer la comédie plus loin
que le premier acte.

Maintenant, il était dans la place, bien certain que, s'il faisait mine
de vouloir la quitter, son hôte s'opposerait à son départ avec autant
d'énergie qu'il s'était opposé à son entrée. Restait à tirer parti de la
situation.

Pour cela, Karl Dragoch n'avait qu'à se laisser entraîner par le
courant. Pendant que son compagnon pêcherait ou godillerait, il
surveillerait le fleuve, où rien d'anormal n'échapperait à son regard
expérimenté. Chemin faisant, il s'aboucherait avec ses hommes disséminés
le long des rives. A la première nouvelle d'un délit ou d'un crime,
il se séparerait d'Ilia Brusch pour se lancer sur les traces des
malfaiteurs, et il en serait au besoin de même, si, en l'absence de tout
crime ou de tout délit, un indice suspect attirait son attention.

Tout cela était sagement combiné et, plus il y pensait, plus Karl
Dragoch s'applaudissait de son idée, qui, en lui assurant l'incognito
sur toute la longueur du Danube, multipliait les chances du succès.

Malheureusement, en raisonnant ainsi, le détective ne tenait pas compte
du hasard. Il ne se doutait guère qu'une série de faits des plus
singuliers allait, dans peu de jours, aiguiller ses recherches dans une
direction imprévue et donner à sa mission une ampleur inattendue.



VI

LES YEUX BLEUS


En quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il
connaissait Ratisbonne, et c'est sans hésiter sur la direction à suivre
qu'il s'engagea à travers les rues silencieuses, flanquées ça et là de
donjons féodaux à dix étages, de cette cité jadis bruyante, que n'anime
plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes.

Karl Dragoch ne songeait pas à visiter la ville, comme le croyait Ilia
Brusch. Ce n'est pas en qualité de touriste qu'il voyageait. A peu de
distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathédrale aux tours
inachevées, mais il ne jeta qu'un coup d'oeil distrait sur son curieux
portail de la fin du XVe siècle. Assurément, il n'irait pas admirer, au
Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître
ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, bizarre curiosité de cet
ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siège de la
Diète autrefois, et aujourd'hui simple Hôtel de Ville, dont la salle
est ornée de vieilles tapisseries, et où la chambre de torture avec ses
divers appareils est montrée, non sans orgueil, par le concierge de
l'endroit. Il ne dépenserait pas un _trinkgeld_, le pourboire allemand,
à payer les services d'un cicérone. Il n'en avait pas besoin, et c'est
sans le secours de personne qu'il se rendit au Bureau des Postes, où
plusieurs lettres l'attendaient à des initiales convenues. Karl Dragoch,
ayant lu ces lettres, sans que son visage décelât aucun sentiment, se
disposait à sortir du bureau, lorsqu'un homme assez vulgairement vêtu
l'accosta sur la porte.

Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d'un geste arrêta
le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole. Ce geste
signifiait évidemment: «Pas ici.» Tous deux se dirigèrent vers une place
voisine.

«Pourquoi ne m'as-tu pas attendu sur le bord du fleuve? demanda Karl
Dragoch, quand il s'estima à l'abri des oreilles indiscrètes.

--Je craignais de vous manquer, lui fut-il répondu. Et, comme je savais
que vous deviez venir à la poste....

--Enfin, te voilà, c'est l'essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de
neuf?

--Rien.

--Pas même un vulgaire cambriolage dans la région?

--Ni dans la région, ni ailleurs, le long du Danube s'entend.

--A quand remontent tes dernières nouvelles?

--Il n'y a pas deux heures que j'ai reçu un télégramme de notre bureau
central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne.

Karl Dragoch réfléchit un instant.

--Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick
Ulhmann, et tu prieras qu'on te tienne au courant s'il survenait la
moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne.

--Et nos hommes?

--Je m'en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous à Vienne,
d'aujourd'hui en huit, c'est le mot d'ordre.

--Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance? demanda Ulhmann.

--Les polices locales y suffiront, répondit Dragoch, et nous accourrons
à la moindre alerte. Jusqu'ici, d'ailleurs, il ne s'est jamais rien
passé, au-dessus de Vienne, qui soit de notre compétence. Pas si bêtes,
nos bonshommes, d'opérer si loin de leur base.

--Leur base?... répéta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements
particuliers?

--J'ai, en tous cas, une opinion.

--Qui est?...

--Trop curieux!... Quoi qu'il en soit, je te prédis que nous débuterons
entre Vienne et Budapest.

--Pourquoi là plutôt qu'ailleurs?

--Parce que c'est là que le dernier crime a été commis. Tu sais bien, ce
fermier qu'ils ont fait «chauffer» et qu'on a retrouvé brûlé jusqu'aux
genoux.

--Raison de plus pour qu'ils opèrent ailleurs la prochaine fois.

--Parce que?...

--Parce qu'ils se diront que le district où ce crime a été perpétré doit
être tout spécialement surveillé. Ils iront donc plus loin tenter la
fortune. C'est ce qu'ils ont fait jusqu'ici. Jamais deux fois de suite
au même endroit.»

--Ils ont raisonné comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick
Ulhmann, répliqua Karl Dragoch. Mais c'est bien sur leur sottise que je
compte. Tous les journaux, comme tu as dû le voir, m'ont attribué un
raisonnement analogue. Ils ont publié avec un parfait ensemble que je
quittais le Danube supérieur, où, selon moi, les malfaiteurs ne
se risqueraient pas à revenir, et que je partais pour la Hongrie
méridionale. Inutile de te dire qu'il n'y a pas un mot de vrai
là-dedans, mais tu peux être sûr que ces communications tendancieuses
n'ont pas manqué de toucher les intéressés.

--Vous en concluez?

--Qu'ils n'iront pas du côté de la Hongrie méridionale se jeter dans la
gueule du loup.

--Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la
Turquie...

--Et la guerre?.. Rien à faire par là pour eux. Nous verrons bien, au
surplus.

Karl Dragoch garda un instant le silence.

--A-t-on ponctuellement suivi mes instructions? reprit-il.

--Ponctuellement.

--La surveillance du fleuve a été continuée?

--Jour et nuit.

--Et l'on n'a rien découvert de suspect?

--Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs
papiers en règle. A ce propos, je dois vous dire que ces opérations de
contrôle soulèvent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si
vous voulez mon opinion, je trouve qu'elle n'a pas tort. Les bateaux
n'ont rien avoir dans ce que nous cherchons. Ce n'est pas sur l'eau que
des crimes sont commis.

Karl Dragoch fronça les sourcils.

--J'attache une grande importance à la visite des barges, des chalands
et même des plus petites embarcations, répliqua-t-il d'un ton sec.
J'ajouterai, une fois pour toutes, que je n'aime pas les observations.

Ulhmann fit le gros dos.

--C'est bon, Monsieur, dit-il.

Karl Dragoch reprît:

--Je ne sais encore ce que je ferai... Peut-être m'arrêterai-je à
Vienne. Peut-être pousserai-je jusqu'à Belgrade... Je ne suis pas
fixé... Comme il importe de ne pas perdre de contact, tiens-moi au
courant par un mot adressé en autant d'exemplaires qu'il sera nécessaire
à ceux de nos hommes échelonnés entre Ratisbonne et Vienne.

--Bien, Monsieur, répondit Ulhmann. Et moi?.. Où vous reverrai-je?

--A Vienne, dans huit jours, je te l'ai dit, répondit Dragoch.

Il réfléchit quelques instants.

--Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et
prends ensuite le premier train.

Ulhmann s'éloignait déjà. Karl Dragoch le rappela.

--Tu as entendu parler d'un certain Ilia Brusch? interrogea-t-il.

--Ce pêcheur qui s'est engagé à descendre le Danube la ligne à la main?

--Précisément. Eh bien, si tu me vois avec lui, n'aie pas l'air de me
connaître.»

Là-dessus, ils se séparèrent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut
quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l'hôtel de la
Croix-d'Or, où il comptait dîner.

Une dizaine de convives, causant de choses et d'autres, étaient déjà à
table, lorsqu'il prit place à son tour. S'il mangea de grand appétit,
Karl Dragoch ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, par
exemple, en homme qui a l'habitude de prêter l'oreille à tout ce qu'on
dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d'entendre, quand l'un des
convives demanda à son voisin:

«Eh bien, cette fameuse bande, on n'en a donc pas de nouvelles?

--Pas plus que du fameux Brusch, répondit l'autre. On attendait son
passage à Ratisbonne, et il n'a pas encore été signalé.

--C'est singulier.

--A moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu'un.

--Vous voulez rire?

--Eh!.. qui sait?..»

Karl Dragoch avait vivement relevé les yeux. C'était la seconde fois
que cette hypothèse, décidément dans l'air, venait s'imposer à son
attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d'épaules, et
acheva son dîner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela.
D'ailleurs, il était bien renseigné, ce bavard, qui ne connaissait même
pas l'arrivée d'Ilia Brusch à Ratisbonne.

Son dîner terminé, Karl Dragoch redescendit vers les quais. Là, au lieu
de regagner tout de suite la barge, il s'attarda quelques instants
sur le vieux pont de pierre qui réunit Ratisbonne à Stadt-am-Hof, son
faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, où quelques bateaux
glissaient encore en se hâtant de profiter de la lumière mourante du
jour.

Il s'oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son
épaule, en même temps que l'interpellait une voix familière.

«Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous intéresse.

Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le
regardait en souriant.

--Oui, répondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux. Je ne me
lasse pas de l'observer.

--Eh! monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch. cela vous intéressera davantage,
lorsque nous arriverons sur le bas fleuve, où les bateaux sont plus
nombreux. Vous verrez, quand nous serons aux Portes de Fer!.. Les
connaissez-vous?

--Non, répondit Dragoch.

--Il faut avoir vu cela! déclara Ilia Brusch. S'il n'y a pas au monde
un plus beau fleuve que le Danube, il n'y a pas, sur tout le cours du
Danube, un plus bel endroit que les Portes de Fer!..

Cependant la nuit était devenue complète. La grosse montre d'Ilia Brusch
marquait plus de neuf heures.

--J'étais en bas, dans la barge, lorsque je vous ai aperçu sur le pont,
monsieur Jaeger, dit-il. Si je suis venu vous trouver, c'est pour vous
rappeler que nous partons demain de très bonne heure, et que nous
ferions bien, par conséquent, d'aller nous coucher.

--Je vous suis, monsieur Brusch, approuva Karl Dragoch.

Tous deux descendirent vers la rive. Comme ils tournaient l'extrémité du
pont, le passager de dire:

--Et la vente de notre poisson, monsieur Brusch?.. Êtes-vous satisfait?

--Dites enchanté, monsieur Jaeger! Je n'ai pas à vous remettre moins de
quarante et un florins!.

--Ce qui fera soixante-huit, avec les vingt-sept précédemment encaissés.
Et nous ne sommes, qu'à Ratisbonne!.. Eh! eh! monsieur Brusch, l'affaire
ne me paraît pas si mauvaise!

--J'en arrive à le croire,» reconnut le pêcheur.

Un quart d'heure plus tard, tous deux dormaient l'un près de l'autre,
et, au soleil levant, l'embarcation était déjà à cinq kilomètres de
Ratisbonne.

En aval de cette ville, les rives du Danube présentent des aspects
très différents. Sur la droite se succèdent à perte de vue de fertiles
plaines, une riche et productive campagne, où ne manquent ni les fermes,
ni les villages, tandis que, sur la gauche, se massent des forêts
profondes et s'étagent des collines qui vont se souder au Bohmerwald.

En passant, M. Jaeger et Ilia Brusch purent apercevoir, au-dessus de la
bourgade de Donaustauf, le Palais d'été des Princes de Tour et Taxis,
et le vieux château épiscopal de Ratisbonne, puis, au delà, sur le
Savaltorberg, le Walhalla, ou «Séjour des élus», sorte de Parthénon
égaré sous le ciel bavarois, qui n'est point celui de l'Attique, et dont
la construction est due au roi Louis. A l'intérieur, c'est un musée, où
figurent les bustes des héros de la Germanie, musée moins admirable que
les belles dispositions architecturales de l'extérieur. Si le Walhalla
ne vaut pas, en effet, le Parthénon d'Athènes, il l'emporte sur celui
dont les Écossais ont décoré une des collines d'Édimbourg, la «vieille
enfumée».

Longue est la distance séparant Ratisbonne de Vienne, lorsqu'on suit les
méandres du Danube. Cependant, sur cette route liquide de près de quatre
cent soixante-quinze kilomètres, les cités de quelque importance sont
rares. On ne trouve guère a signaler que Straubing, entrepôt agricole
de la Bavière, où la barge s'arrêta le soir du 18 août; Passau, où elle
arriva le 20, et Lintz qu'elle dépassa dans la journée du 21. En
dehors de ces villes, dont les deux dernières ont une certaine valeur
stratégique, mais dont aucune n'atteint vingt mille âmes il n'existe que
d'insignifiantes agglomérations.

A défaut des oeuvres de l'homme, le touriste a, du moins, pour se
défendre contre l'ennui, le spectacle toujours varié des rives du grand
fleuve. Au-dessous de Straubing, où il s'étale déjà sur une largeur de
quatre cents mètres, le Danube ne cesse de se resserrer, tandis que les
premières ramifications des Alpes Rhétiques surélèvent peu à peu la rive
droite.

A Passau, bâtie au confluent de trois cours d'eau, le Danube, l'Inn et
l'Ils, dont les deux premiers comptent parmi les plus importants de
l'Europe, on quitte l'Allemagne, et cette même rive droite devient
autrichienne dans l'aval immédiat de la ville, tandis que c'est
seulement quelques kilomètres plus bas, au confluent de la Dadelsbach,
que la rive gauche commence à faire partie de l'empire des Habsbourg. En
ce point, le lit du fleuve est réduit à une étroite vallée de deux cents
mètres environ qui va le conduire jusqu'à Vienne, tantôt s'élargissant
au point de permettre la formation de véritables lacs parsemés d'îles
et d'îlots, tantôt rapprochant plus encore ses parois entre lesquelles
grondent les eaux furieuses.

Ilia Brusch paraissait n'accorder aucun intérêt à cette succession de
spectacles changeants et toujours sublimes, et semblait uniquement
préoccupé d'activer de toute la vigueur de ses bras l'allure de son
embarcation. L'attention qu'il lui fallait apporter à la conduite de
la barge eût, d'ailleurs, suffi à excuser son indifférence. Outre les
difficultés résultant des bancs de sable, difficultés qui sont monnaie
courante de la navigation danubienne, il en avait à vaincre de plus
sérieuses. Quelques kilomètres avant Passau, il avait dû affronter les
rapides de Wilshofen, puis, cent cinquante kilomètres plus bas, un
peu au-dessous de Grein, l'une des villes les plus misérables de la
Haute-Autriche, ce furent ceux autrement redoutables du Strudel et du
Wirbel.

En cet endroit, la vallée devient un étroit couloir limité par
des parois sauvages, entre lesquelles se précipitent les eaux
bouillonnantes. Autrefois, de nombreux récifs rendaient ce passage des
plus dangereux, et il n'était pas rare que la batellerie y éprouvât de
graves dommages. Maintenant, le danger a notablement diminué. On a fait
sauter à la mine les plus gênantes des roches qui s'échelonnaient
d'une rive à l'autre. Les rapides ont perdu de leur fureur, les remous
n'attirent plus les bateaux dans leurs tourbillons avec la même
violence, et les catastrophes sont devenues moins fréquentes. Beaucoup
de précautions, cependant, sont encore à prendre, autant pour les grands
chalands que pour les petites embarcations.

Tout cela n'était pas pour embarrasser Ilia Brusch. Il suivait les
passes, évitait les bancs de sable, dominait les remous et les rapides,
avec une étonnante habileté. Cette habileté, Karl Dragoch l'admirait,
mais il ne laissait pas aussi d'être surpris qu'un simple pêcheur eût
une science si parfaite du Danube et de ses traîtresses surprises.

Si Ilia Brusch étonnait Karl Dragoch, la réciproque n'était pas moins
vraie. Le pêcheur admirait, sans y rien comprendre, l'étendue des
relations de son passager. Si infime que fût le lieu choisi pour la
halte du soir, il était rare que M. Jaeger n'y trouvât pas quelqu'un de
connaissance. A peine la barge était-elle amarrée, il sautait à terre et
presque aussitôt il était abordé par une ou deux personnes. Jamais, du
reste, il ne s'oubliait en de longues conversations. Après un échange
de quelques mots, les interlocuteurs se séparaient, et M. Jaeger
réintégrait la barge, tandis que les étrangers s'éloignaient. A la fin
Ilia Brusch n'y put tenir.

«Vous ayez donc des amis un peu partout, monsieur Jaeger? demanda-t-il
un jour.

--En effet, monsieur Brusch, répondit Karl Dragoch. Cela tient à ce que
j'ai souvent parcouru ces contrées.

--En touriste, monsieur Jaeger?

--Non, monsieur Brusch, pas en touriste. Je voyageais à cette époque
pour une maison de commerce de Budapest, et, dans ce métier-là, non
seulement on voit du pays, mais on se crée de nombreuses relations, vous
le savez.»

Tels furent les seuls incidents--si l'on peut appeler cela des
incidents--qui marquèrent le voyage du 18 au 24 août. Ce jour-là, après
une nuit passée le long de la rive, loin de tout village, en dessous de
la petite ville de Tulln, Ilia Brusch se remit en route avant l'aube,
ainsi qu'il en avait coutume. Cette journée ne devait pas être pareille
aux précédentes. Le soir même, en effet, on serait à Vienne, et, pour la
première fois, depuis huit jours, Ilia Brusch allait pêcher, afin de ne
pas décevoir les admirateurs qu'il ne pouvait manquer d'avoir dans la
capitale, où il avait eu soin de faire annoncer son arrivée par les cent
voix de la Presse.

D'ailleurs, ne fallait-il pas penser aux intérêts de M. Jaeger, trop
négligés pendant cette semaine de navigation acharnée? Bien qu'il ne se
plaignit pas, ainsi qu'il s'y était engagé, celui-ci ne devait pas être
content, Ilia Brusch le comprenait de reste, et c'est pour être en
mesure de lui donner au moins une apparence de satisfaction, qu'il
s'était arrangé de manière à n'avoir qu'une trentaine de kilomètres à
franchir durant cette dernière journée. Ainsi, malgré la diminution de
sa vitesse, il lui serait quand même possible d'atteindre Vienne d'assez
bonne heure pour tirer parti du produit de sa pêche.

Au moment où Karl Dragoch sortit de la cabine, le butin était déjà
abondant, mais le pêcheur devait faire mieux encore. Vers onze heures,
sa ligne ramena un brochet de vingt livres. C'était une pièce royale qui
obtiendrait sûrement un haut prix des amateurs viennois.

Enhardi par ce succès, Ilia Brusch voulut tenter la chance une dernière
fois, ce en quoi il eut grand tort, ainsi que l'événement le prouva.

Comment s'y prit-il? Il eût été bien incapable de le dire. Le fait est
que, lui, toujours si adroit, eut à ce moment un coup malheureux. Que ce
soit le résultat d'un instant de distraction ou pour toute autre cause,
sa ligne, fut mal lancée, et l'hameçon, violemment ramené, vint frapper
son visage où il traça un sillon sanglant. Ilia Brusch poussa un cri de
douleur.

Après avoir labouré les chairs, l'hameçon, continuant sa route, agrippa
au passage les lunettes aux grands verres noirs que le pêcheur portait
jour et nuit, et cet instrument, enlevé comme une plume, se mit à
décrire des courbes éperdues à quelques centimètres au-dessus de la
surface de l'eau.

Étouffant une exclamation de dépit, Ilia Brusch, après un coup d'oeil
plein d'inquiétude à l'adresse de M. Jaeger, eut tôt fait de ramener à
lui les lunettes vagabondes, qu'il s'empressa de remettre à leur place
primitive. Alors seulement il parut soulagé.

Cet incident n'avait duré que quelques secondes, mais ces quelques
secondes avaient suffi à Karl Dragoch pour constater que son hôte
possédait de magnifiques yeux bleus, dont le regard très vif semblait
peu compatible avec une vue maladive.

Le détective ne put faire autrement que de réfléchir à cette
singularité, son tempérament le portant à réfléchir sur tous les sujets
qui sollicitaient son attention, et ses réflexions ne furent pas
terminées après que les yeux bleus eurent disparu de nouveau derrière
l'écran noir qui les dissimulait habituellement. Il est inutile de dire
qu'Ilia Brusch ne pêcha pas davantage ce jour-là. Son estafilade, plus
douloureuse que grave, sommairement pansée, il rangea avec soin ses
engins, tandis que le bateau suivait tout seul le fil du courant, puis
ce fut l'heure du déjeuner.

Peu d'instants auparavant, on était passé au pied du Kalhemberg, mont de
trois cent cinquante mètres, dont le sommet domine la ville de Vienne.
Maintenant, plus on avançait, plus l'animation des rives annonçait
l'approche d'une importante cité. Les villas, tout d'abord, s'étaient
succédé, de plus en plus rapprochées. Puis, des usines avaient souillé
le ciel des fumées de leurs hautes cheminées. Bientôt Ilia Brusch et son
compagnon aperçurent quelques fiacres mettant dans cette banlieue une
note franchement urbaine.

Dès les premières heures de l'après-midi, la barge dépassa Nussdorf,
point où s'arrêtent les bateaux à vapeur, en raison de leur tirant
d'eau. La modeste embarcation du pêcheur avait à cet égard de moindres
exigences. D'ailleurs, elle ne contenait pas, comme les dampsschiffs,
des voyageurs, qui eussent exigé d'être transportés par le canal
jusqu'au coeur même de la ville.

Libre de ses mouvements, Ilia Brusch suivit le grand bras du Danube.
Avant quatre heures, il s'arrêtait près de la rive et frappait son
amarre à l'un des arbres du Prater, promenade fameuse, qui est à Vienne
ce que le Bois de Boulogne est à Paris.

«Qu'avez-vous donc aux yeux, monsieur Brusch? demanda à ce moment Karl
Dragoch qui, depuis l'incident des lunettes, n'avait prononcé que de
rares paroles.

Ilia Brusch interrompit son travail et se tourna vers son passager.

--Aux yeux? répéta-t-il d'un ton interrogatif.

--Oui, aux yeux, dit M. Jaeger. Ce n'est pas pour votre plaisir, je
suppose, que vous portez ces lunettes noires?

--Ah! fit Ilia Brusch, mes lunettes!.. J'ai la vue faible, et la lumière
me fait mal, voilà tout.»

La vue faible?.. Avec des yeux pareils!..

Son explication donnée, Ilia Brusch acheva d'amarrer sa barge. Son
passager le regardait faire d'un air songeur.



VII

CHASSEURS ET GIBIERS


Quelques promeneurs animaient, en cette après-midi d'août, la rive du
Danube, qui forme, au Nord-Est, l'extrême limite de la promenade du
Prater. Ces promeneurs guettaient-ils Ilia Brusch? Probablement,
celui-ci ayant eu soin de faire préciser à l'avance par les journaux
le lieu et presque l'heure de son arrivée. Mais comment les curieux,
disséminés sur un aussi vaste espace, découvriraient-ils la barge que
rien ne signalait à leur attention?

Ilia Brusch avait prévu cette difficulté. Dès que son embarcation fut
amarrée, il s'empressa de dresser un mât portant une longue banderolle
sur laquelle on pouvait lire: _Ilia Brusch, Lauréat du concours de
Sigmaringen_; puis, sur le toit du rouf, il fit, des poissons capturés
pendant la matinée, une sorte d'étalage, en donnant au brochet la place
d'honneur.

Cette réclame à l'américaine eut un résultat immédiat. Quelques badauds
s'arrêtèrent en face de la barge et la contemplèrent d'un air désoeuvré.
Ces premiers badauds en attirant d'autres, le rassemblement prit en
quelques instants des proportions telles que les véritables curieux ne
purent faire autrement que de le remarquer. Ils accoururent, et, en
voyant tous ces gens se hâter dans la même direction, d'autres se mirent
à courir à leur exemple sans savoir pourquoi. En moins d'un quart
d'heure, cinq cents personnes étaient groupées en face de la barge. Ilia
Brusch n'avait jamais rêvé pareil succès:

Entre ce public et le pêcheur, le dialogue ne tarda pas à s'engager.

«Monsieur Brusch? demanda un des assistants.

--Présent, répondit l'interpellé.

--Permettez-moi de me présenter. M. Claudius Roth, un de vos collègues
de la Ligue Danubienne.

--Enchanté, monsieur Roth!

--Plusieurs autres de nos collègues sont ici, d'ailleurs. Voici M.
Hanisch, M. Tietze, M. Hugo Zwiedinek, sans compter ceux que je ne
connais pas.

--Moi, par exemple, Mathias Kasselick, de Budapest, dit un spectateur.

--Et moi, ajouta un autre, Wilhelm Bickel, de Vienne.

--Ravi, Messieurs, d'être en pays de connaissance, s'écria Ilia Brusch.

Les demandes et les réponses se croisèrent. La conversation devint
générale.

--Vous avez fait bon voyage, monsieur Brusch?

--Excellent.

--Voyage rapide, en tous cas. On ne vous attendait pas si tôt.

--Il y a pourtant quinze jours que je suis en route.

--Oui, mais il y a loin de Donaueschingen à Vienne!

--Neuf cents kilomètres, à peu près, ce qui fait une soixantaine de
kilomètres par jour en moyenne.

--Le courant les fait à peine en vingt-quatre heures.

--Ça dépend des endroits.

--C'est vrai. Et votre poisson? Le vendez-vous facilement?

--A merveille.

--Alors, vous êtes content?

--Très content.

--Aujourd'hui, votre pêche est fort belle. Il y a surtout un brochet
superbe.

--Il n'est pas mal, en effet.

--Combien le brochet?

--Ce qu'il vous plaira de le payer. Je vais, si vous le voulez bien,
mettre mon poisson aux enchères, en gardant le brochet pour la fin.

--Pour la bonne bouche, traduisit un plaisant.

--Excellente idée! s'écria M. Roth. L'acquéreur du brochet, au lieu
d'en manger la chair, pourra, s'il le préfère, le faire empailler, en
souvenir d'Ilia Brusch!»

Ce petit discours obtint un grand succès et les enchères commencèrent
avec animation. Un quart d'heure plus tard, le pêcheur avait encaissé
une somme rondelette, à laquelle le fameux brochet n'avait pas contribué
pour moins de trente-cinq florins.

La vente terminée, la conversation continua entre le lauréat et le
groupe d'admirateurs qui se pressait sur la berge. Renseigné sur le
passé, on s'enquérait de ses intentions pour l'avenir. Ilia Brusch
répondait, d'ailleurs, avec complaisance, et annonçait, sans en faire
mystère, qu'après avoir consacré à Vienne la journée du lendemain, il
irait, le soir du jour suivant, coucher à Presbourg.

Peu à peu, l'heure s'avançant, les curieux diminuèrent de nombre, chacun
regagnant son dîner. Obligé de penser au sien, Ilia Brusch disparut dans
le tôt, laissant son passager en pâture à l'admiration publique.

C'est pourquoi deux promeneurs, attirés par le rassemblement qui
comptait encore une centaine de personnes, n'aperçurent que Karl
Dragoch, solitairement assis au-dessous de la banderolle qui annonçait
_urbi et orbi_ le nom et la qualité du lauréat de la Ligue Danubienne.
L'un de ces nouveaux venus était un grand gaillard de trente ans
environ, large d'épaules, chevelure et barbe blondes, de ce blond slave
qui semble l'apanage de la race; l'autre, d'aspect robuste aussi, et
remarquable par l'insolite carrure de ses épaules, était plus âgé, et
ses cheveux grisonnants montraient qu'il avait dépassé la quarantaine.

Au premier regard que le plus jeune de ces personnages jeta vers la
barge, il tressaillit et fit un rapide mouvement de recul, en entraînant
son compagnon en arrière.

« C'est lui, dit-il, d'une voix étouffée, dès qu'ils furent sortis de la
foule.

--Tu crois?

--Sûr! Tu ne l'as donc pas reconnu?

--Comment l'aurais-je reconnu? Je ne l'ai jamais vu.

Un instant de silence suivit. Les deux interlocuteurs réfléchissaient.

--Il est seul dans la barque? demanda le plus âgé.

--Tout seul.

--Et c'est bien la barque d'Ilia Brusch?

--Pas d'erreur possible. Le nom est inscrit sur la banderolle.

--C'est à n'y rien comprendre.

Après un nouveau silence, ce fut le plus jeune qui reprit:

--Ce serait donc lui qui fait ce voyage à grand orchestre sous le nom
d'Ilia Brusch?

--Dans quel but?

Le personnage à la barbe blonde haussa les épaules.

--Dans le but de parcourir le Danube incognito, c'est clair.

--Diable! fit son compagnon grisonnant.

--Ça ne m'étonnerait pas, dit l'autre. C'est un malin, Dragoch, et son
coup aurait parfaitement réussi, sans le hasard qui nous a fait passer
par ici.

Le plus âgé des deux interlocuteurs paraissait mal convaincu.

--C'est du roman, murmura-t-il entre ses dents.

--Tout à fait, Titcha, tout à fait, approuva son compagnon, mais Dragoch
aime assez les moyens romanesques. Nous tirerons, d'ailleurs, la chose
au clair. On disait autour de nous que la barge resterait à Vienne
demain toute la journée. Nous n'aurons qu'à revenir. Si Dragoch est
toujours là, c'est que c'est bien lui qui est entré dans la peau d'Ilia
Brusch.

--Dans ce cas, demanda Titcha, que ferons-nous?

Son interlocuteur ne répondit pas tout de suite.

--Nous aviserons, » dit-il.

Tous deux s'éloignèrent du côté de la ville, laissant la barge entourée
d'un public de plus en plus clairsemé. La nuit s'écoula paisiblement
pour Ilia Brusch et son passager. Quand celui-ci sortit de la cabine,
il trouva le premier en train de faire subir à ses engins de pêche une
révision générale.

« Beau temps, monsieur Brusch, dit Karl Dragoch en manière de bonjour.

--Beau temps, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch.

--Ne comptez-vous pas en profiter, monsieur Brusch, pour visiter la
ville?

--Ma foi non, monsieur Jaeger. Je ne suis pas curieux de mon naturel,
et j'ai ici de quoi m'occuper toute la journée. Après deux semaines de
navigation, ce n'est pas du luxe de remettre un peu d'ordre.

--A votre aise, monsieur Brusch. Pour moi, je n'imiterai pas votre
indifférence et je compte rester à terre jusqu'au soir.

--Et bien vous ferez, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch, puisque
c'est à Vienne que vous demeurez. Peut-être avez-vous de la famille qui
ne sera pas fâchée de vous voir.

--C'est une erreur, monsieur Brusch, je suis garçon.

--Tant pis, monsieur Jaeger, tant pis. On n'est pas trop de deux pour
porter le fardeau de la vie.

Karl Dragoch se mit à rire.

--Fichtre! monsieur Brusch, vous n'êtes pas gai, ce matin.

--On a ses jours, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur. Mais que cela ne
vous empêche pas de vous amuser le mieux possible.

--Je tâcherai, monsieur Brusch, » répondit Karl Dragoch en s'éloignant.

A travers le Prater, il alla rejoindre la Haupt-Allée, rendez-vous des
élégances viennoises pendant la saison. Mais, à cette époque de l'année,
et à cette heure, la Haupt-Allée était presque déserte et il put hâter
le pas sans être gêné par la foule.

Il y avait, toutefois, assez de monde pour que son attention ne fût pas
attirée par deux promeneurs qu'il croisa, en même temps que plusieurs
autres, comme il arrivait à la hauteur du Constantins Hugel, colline
artificielle dont on a jugé bon de varier la perspective du Prater. Sans
s'occuper de ces deux promeneurs, Karl Dragoch continua tranquillement
sa route, et, dix minutes plus tard, il entrait dans un petit café du
rond-point du Prater, le Prater Stern en allemand. Il y était attendu.
Un consommateur déjà attablé se leva, en l'apercevant, et vint à sa
rencontre.

«Bonjour, Ulhmann, dit Karl Dragoch.

--Bonjour, Monsieur, répondit Friedrich Ulhmann.

--Toujours rien de neuf?

--Toujours rien.

--C'est bon. Cette fois, nous pouvons disposer de la journée et convenir
mûrement de ce que nous devons faire.»

Si Karl Dragoch n'avait pas remarqué les deux promeneurs de la
Haupt-Allée, ceux-ci--les mêmes individus que le hasard avait conduits,
la veille, près de la barge d'Ilia Brusch--l'avaient parfaitement vu,
au contraire. D'un même mouvement ils avaient fait volte-face, après le
passage du chef de la police danubienne, et l'avaient suivi, en gardant
une distance suffisante pour éviter toute surprise. Quand Dragoch
eut disparu dans le petit café, ils entrèrent dans un établissement
semblable situé vis-à-vis du premier, de l'autre côté du rond-point,
résolus à rester, s'il le fallait, toute la journée en embuscade.

Leur patience fut mise à l'épreuve. Après avoir consacré plusieurs
heures à convenir dans le détail de leurs faits et gestes, Dragoch et
Ulhmann déjeunèrent sans se presser. Leur déjeuner terminé, désireux
d'échapper à l'atmosphère étouffante de la salle, ils se firent servir à
l'air libre la tasse de café devenue le complément indispensable de tout
repas. Ils étaient en train de la savourer, quand Dragoch fit soudain
un geste d'étonnement et, comme désireux de n'être pas reconnu, rentra
rapidement dans l'intérieur du restaurant, d'où, à travers les rideaux
du vitrage, il surveilla un homme qui traversait la place en ce moment.

«C'est lui, Dieu me pardonne!» murmura Dragoch, en suivant des yeux Ilia
Brusch.

C'était Ilia Brusch, en effet, bien reconnaissable à sa figure rasée, à
ses lunettes et à ses cheveux noirs comme ceux d'un Italien du Sud.

Quand celui-ci se fut engagé dans la Kaiser-Josephstrasse, Dragoch
vint rejoindre Ulhmann demeuré sur la terrasse, lui intima l'ordre de
l'attendre autant qu'il serait nécessaire, et s'élança sur les traces du
pêcheur.

Ilia Brusch marchait, sans songer à se retourner, avec le calme d'une
conscience paisible. D'un pas tranquille, il marcha jusqu'au bout de
la Kaiser-Josephstrasse, puis, en droite ligne, à travers le parc de
l'Augarten, il arriva à la Brigittenau. Quelques instants, il parut
alors hésiter, et pénétra finalement dans une échoppe de sordide
apparence ouvrant sa pauvre devanture dans l'une des plus misérables
rues de ce quartier ouvrier.

Une demi-heure plus tard il ressortait. Toujours filé, sans le savoir,
par Karl Dragoch, qui ne manqua pas en passant de lire l'enseigne de
la boutique où son compagnon de voyage venait de s'arrêter, il prit la
Rembrandtgasse, puis, remontant la rive gauche du canal, atteignit
la Praterstrasse, qu'il suivit jusqu'au rond-point. Là, il tourna
délibérément à droite et s'éloigna par la Haupt-Allée, sous les arbres
du Prater. Il rentrait évidemment à bord de la barge, et Karl Dragoch
jugea inutile de continuer plus longtemps sa filature.

Celui-ci revint donc au petit café, devant lequel Friedrich Ulhmann
l'avait fidèlement attendu.

«Connais-tu un juif du nom de Simon Klein? demanda-t-il en l'abordant.

--Certainement, répondit Ulhmann.

--Qu'est-ce que c'est que ce juif?

--Pas grand'chose de bon. Brocanteur, usurier, au besoin receleur, je
crois que ces trois mots le peignent du haut en bas.

--C'est bien ce que je pensais, murmura Dragoch, qui paraissait plongé
en de profondes réflexions.

Après un instant, il reprit:

--Combien d'hommes avons-nous ici?

--Une quarantaine, répondit Ulhmann.

--C'est suffisant. Écoute-moi bien. Il faut faire table rase de ce que
nous avons dit ce matin. Je change mon plan, car, plus je vais, plus
j'ai le pressentiment que l'affaire arrivera près de l'endroit, quel
qu'il soit, où je serai moi-même.

--Où vous serez?... Je ne comprends pas.

--C'est inutile. Tu échelonneras tes hommes, deux par deux, sur la rive
gauche du Danube de cinq en cinq kilomètres, en commençant à vingt
kilomètres au delà de Presbourg. Leur mission unique sera de me
surveiller. Aussitôt que le dernier échelon m'aura aperçu, les deux
hommes qui le composent se hâteront d'aller cinq kilomètres en avant du
premier, et ainsi de suite. C'est compris?... Qu'ils ne me manquent pas
surtout!

--Et moi? interrogea Ulhmann.

--Toi, tu t'arrangeras pour ne pas me perdre de vue. Comme je suis dans
une barque, au beau milieu du fleuve, ce n'est pas très difficile...
Pour tes hommes, qu'ils prennent, bien entendu, en montant leur faction,
tous les renseignements possibles. En cas de besoin, le poste informé
d'un événement grave avisera les autres, dont il sera le point de
concentration.

--Compris.

--Qu'on se mette en route dès ce soir, et que demain je trouve tes
hommes à leur poste.

--Ils y seront,» dit Ulhmann.

Par deux et trois fois Karl Dragoch exposa son plan, sans se lasser,
jusqu'au moment où, certain d'avoir été parfaitement saisi par son
subordonné, il se décida, l'heure avançant, à regagner la barge.

Dans le petit café, de l'autre côté de la place, les deux promeneurs du
Prater n'avaient pas interrompu leur espionnage. Ils avaient vu Dragoch
sortir, sans en soupçonner la raison, Ilia Brusch n'ayant pas plus
attiré leur attention que ne l'aurait fait tout autre passant. Leur
premier mouvement avait été de se lancer à sa poursuite, mais la
présence de Friedrich Ulhmann les en avait empêchés. Rassurés,
d'ailleurs, par l'attente de celui-ci, ils avaient eux-mêmes attendu,
convaincus qu'ils ne tarderaient pas à voir revenir Karl Dragoch.

Le retour du détective prouva qu'ils avaient justement raisonné, et,
quand le détective disparut avec Ulhmann dans l'intérieur du café, ils
restèrent aux aguets, jusqu'au moment où se séparèrent le chef de police
et son subordonné.

Laissant ce dernier remonter vers le centre, les deux acolytes
s'attachèrent de nouveau à Karl Dragoch, et redescendirent à sa suite
la Haupt-Allée, qu'ils avaient suivie le matin même en sens contraire.
Après trois quarts d'heure de marche, ils s'arrêtèrent. La ligne
d'arbres bordant la berge du Danube apparaissait alors. Il ne pouvait
être douteux que Dragoch regagnât son embarcation.

«Inutile d'aller plus loin, dit le plus jeune. Nous sommes fixés,
maintenant. Ilia Brusch et Karl Dragoch sont bien le même homme.
La démonstration est faite, et, en le suivant plus longtemps, nous
risquerions d'être remarqués à notre tour.

--Qu'allons-nous faire? demanda son compagnon à carrure de lutteur.

--Nous en causerons, répondit l'autre. J'ai une idée.»

Pendant que les deux inconnus s'occupaient si fort de sa personne,
et élaboraient, en s'éloignant vers le Prater Stern, des plans dont
l'exécution ne devait pas être beaucoup différée, Karl Dragoch
réintégrait la barge, sans se douter de l'espionnage dont il avait été
l'objet au cours de cette journée. Il y trouva Ilia Brusch, fort affairé
à préparer le dîner, que les deux compagnons, une heure plus tard,
partagèrent comme de coutume, à cheval sur l'un des bancs.

«Eh bien, monsieur Jaeger, êtes-vous content de votre promenade? demanda
Ilia Brusch, quand les pipes commencèrent à répandre leurs nuages de
fumée.

--Enchanté, répondit Karl Dragoch. Et vous, monsieur Brusch, n'avez-vous
pas changé d'avis, et ne vous êtes-vous pas décidé à parcourir un peu la
ville de Vienne?.. A y faire quelque visite, peut-être?

--Que non pas, monsieur Jaeger, affirma Ilia Brusch. Je ne connais
personne ici, moi. Depuis que vous êtes parti, je n'ai pas mis le pied à
terre.

--Vraiment!

--C'est ainsi. Je n'ai pas quitté le bord, où j'avais d'ailleurs assez
de travail pour m'occuper jusqu'au soir.»

Karl Dragoch ne répliqua pas. Les pensées que le flagrant mensonge de
son hôte pouvait lui suggérer, il les garda pour lui, et l'on parla de
choses et d'autres jusqu'au moment où sonna l'heure du sommeil.



VIII

UN PORTRAIT DE FEMME


Ilia Brusch s'était-il rendu coupable d'un mensonge prémédité, ou
bien changea-t-il d'avis par simple caprice? Quoi qu'il en soit, les
renseignements fournis par lui sur son itinéraire se trouvèrent être de
la plus notoire inexactitude..

Parti deux heures avant l'aube, le matin du 26 août, il ne s'arrêta pas
à Presbourg, comme il l'avait annoncé. Vingt heures de godille acharnée
le menèrent d'une seule traite à plus de quinze kilomètres au delà de
cette ville, et il recommença cet effort surhumain après quelques brefs
instants de repos.

Pourquoi il s'efforçait avec une hâte si fébrile d'écourter son voyage,
Ilia Brusch ne se crut pas obligé d'en faire confidence à M. Jaeger,
dont les intérêts étaient ainsi gravement compromis cependant, et, de
son côté, celui-ci, respectueux de la foi jurée, ne manifesta par aucun
signe le désappointement que tant de précipitation devait lui faire
éprouver.

Les préoccupations de Karl Dragoch détournaient, d'ailleurs, l'attention
de M. Jaeger. Le petit dommage que le second risquait de subir n'avait
qu'une importance bien mince en regard des soucis du premier.

Dans cette matinée du 26 août, Karl Dragoch venait, en effet, de faire
une remarque du caractère le plus insolite, qui, s'ajoutant à celles des
jours précédents, achevait de le troubler profondément. C'est vers dix
heures du matin que la chose était arrivée. A ce moment, Dragoch, plongé
dans ses pensées, regardait machinalement Ilia Brusch godiller, debout
à l'arrière de la barge, avec un entêtement de boeuf au labour. A cause
d'une sinuosité du chenal qui l'obligeait à se diriger, pour quelques
instants, vers le Nord-Ouest, le pêcheur avait alors le soleil en plein
derrière lui. Il était tête nue, car, ruisselant littéralement de sueur,
il avait rejeté à ses pieds la casquette de loutre dont il se couvrait
d'ordinaire, et la lumière éclairait vivement par transparence son
abondante et noire chevelure.

Tout à coup, Karl Dragoch fut frappé par une particularité des plus
singulières. Si Ilia Brusch était brun, et cela n'était pas contestable,
il ne l'était du moins que partiellement. Noirs à leur extrémité,
ses cheveux, à leur base, s'accusaient, sur une longueur de quelques
millimètres, du plus indéniable blond.

Phénomène naturel que cette diversité de teintes? Peut-être. Mais, plus
vraisemblablement, simple résultat d'une vulgaire teinture dont on
aurait négligé de renouveler l'application.

Quand bien même un doute aurait pu, d'ailleurs, subsister à ce sujet
dans l'esprit de Karl Dragoch, celui-ci n'eût pas tardé à être
exactement renseigné, puisque, dès le lendemain matin, les cheveux
d'Ilia Brusch avaient perdu leur double coloration. Le pêcheur,
évidemment, s'était aperçu de sa négligence et y avait remédié pendant
la nuit.

Ces yeux que leur propriétaire dissimulait avec tant de soin derrière
d'impénétrables verres, ce mensonge certain au moment de l'escale à
Vienne, cette hâte incompréhensible si peu compatible avec le but avoué
du voyage, ces cheveux blonds transformés en cheveux noirs, tout cela
formait un faisceau de présomptions dont on devait nécessairement
conclure... Au fait, que devait-on en conclure? Karl Dragoch, après
tout, n'en savait rien. Que la conduite d'Ilia Brusch fût louche, ce
n'était que trop certain, mais quelle conclusion convenait-il d'en
tirer?

Pourtant, une hypothèse, cent fois repoussée d'abord, finit par
s'imposer à Karl Dragoch qui ne cessait de réfléchir au problème posé
à sa sagacité. Et cette hypothèse, c'était celle-là même que, par
deux fois, lui avait suggérée le hasard. Le joyeux Serbe, Michael
Michaelovitch, d'abord, les voyageurs de l'hôtel de Ratisbonne,
ensuite, n'avaient-ils pas, moitié sérieusement, moitié sous forme de
plaisanterie, émis l'idée que, sous le vêtement d'emprunt du lauréat, se
cachait le chef des malfaiteurs qui terrorisaient la région? Fallait-il
donc en arriver à examiner sérieusement une supposition à laquelle
ceux-mêmes qui l'avaient formulée n'accordaient sûrement pas la moindre
créance?

Pourquoi pas, après tout? Certes, les faits observés jusqu'ici
n'autorisaient pas une certitude. Ils autorisaient du moins tous les
soupçons. Et, en vérité, si des observations subséquentes établissaient
le bien-fondé de ces soupçons, ce serait une plaisante aventure que le
même bateau eût transporté pendant un si grand nombre de kilomètres ce
chef de bandits et le policier chargé de l'arrêter.

Par ce côté, le drame avait tendance à tourner au vaudeville, et Karl
Dragoch répugnait fort à admettre la possibilité d'une si merveilleuse
coïncidence. Mais les procédés techniques du vaudeville ne
consistent-ils pas uniquement dans la concentration en un même lieu et
en un court espace de temps de quiproquos et de surprises, qu'on ne
remarque pas, ou qui semblent moins hilarants dans la vie réelle, à
cause de leur éparpillement et, pour ainsi parler, de leur état de
dilution? Il ne serait donc pas d'une saine logique de rejeter _de
plano_ un fait, sous prétexte qu'il parait anormal ou invraisemblable.
Il convient d'être plus modeste, et d'admettre l'infinie richesse des
combinaisons du hasard.

C'est sous l'empire de ces préoccupations que Karl Dragoch, le matin du
28, après une nuit passée en pleine campagne à quelques kilomètres en
aval de Komorn, mit la conversation sur un sujet qui n'avait jamais été
effleuré jusqu'alors.

«Bonjour, monsieur Brusch, dit-il, en sortant, ce matin-là, de la
cabine, où il venait de dresser à loisir son plan d'attaque.

--Bonjour, monsieur Jaeger répondit le pêcheur qui godillait avec son
énergie coutumière.

--Vous avez bien dormi, monsieur Brusch?

--Parfaitement. Et vous, monsieur Jaeger?

--Euh!.. euh!.. Comme ci, comme ça.

--Vraiment! fit Ilia Brusch. Pourquoi, si vous avez été souffrant, ne
pas m'avoir appelé?

--Ma santé est parfaite, monsieur Brusch, répondit M. Jaeger. Cela
n'empêche pas que la nuit m'ait paru un peu longue. Je ne suis pas
fâché, je l'avoue, d'en avoir vu la fin.

--Parce que?..

--Parce que j'étais un peu inquiet, je peux le reconnaître maintenant.

--Inquiet!.. répéta Ilia Brusch d'un ton de sincère étonnement.

--Ce n'est même pas la première fois que je suis inquiet, expliqua M.
Jaeger. Je n'ai jamais été très à mon aise, quand la fantaisie vous a
pris de passer la nuit loin de toute ville et de tout village.

--Bah!.. fit Ilia Brusch qui semblait tomber des nues. Il fallait me le
dire, et je me serais arrangé autrement.

--Vous oubliez que je me suis engagé à vous laisser toute liberté d'agir
à votre guise. Chose promise, chose due, monsieur Brusch! Cela n'empêche
pas que je n'aie pas toujours été très rassuré. Que voulez-vous? Je
suis un citadin, moi, et je trouve impressionnants ce silence et cette
solitude de la campagne.

--Affaire d'habitude, monsieur Jaeger, répliqua gaiement Ilia Brusch.
Vous vous y feriez, si notre voyage devait être plus long. En réalité,
il y a moins de dangers en rase campagne qu'au coeur d'une grande ville
où pullulent les assassins et les rôdeurs.

--Vous avez probablement raison, monsieur Brusch, approuva M. Jauger,
mais les impressions ne se commandent pas. Au surplus, mes craintes ne
sont pas tout à fait déraisonnables dans le cas présent, puisque nous
traversons une région particulièrement mal famée.

--Mal famée!.. se récria Ilia Brusch. Où prenez-vous ça, monsieur
Jaeger?.. J'habite par ici, moi qui vous parle, et je n'ai jamais
entendu dire que le pays fût mal famé!

Ce fut au tour de M. Jaeger de manifester une vive surprise.

--Parlez-vous sérieusement, monsieur Brusch? s'écria-t-il. Vous seriez
le seul, alors, à ignorer ce que tout le monde sait de la Bavière à la
Roumanie.

--Quoi donc? demanda Ilia Brusch.

--Parbleu! qu'une bande d'insaisissables malfaiteurs met en coupe réglée
les deux rives du Danube, de Presbourg à son embouchure.

--C'est la première fois que j'entends parler de ça, déclara Ilia Brusch
avec l'accent de la sincérité.

--Pas possible!.. s'étonna M. Jaeger. Mais on ne s'occupe pas d'autre
chose d'un bout à l'autre du fleuve.

--On apprend du nouveau tous les jours, fit observer placidement Ilia
Brusch. Et il y a longtemps que ces vols auraient commencé?

--Dix-huit mois environ, répondit M. Jaeger. Si encore il ne s'agissait
que de vols!..

Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils
assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au
moins dix meurtres dont les auteurs sont demeurés inconnus. Le dernier
de ces meurtres, précisément, a été accompli à moins de cinquante
kilomètres d'ici.

--Je comprends maintenant vos inquiétudes, dit Ilia Brusch. Peut-être
même les aurais-je partagées, si j'avais été mieux renseigné. A
l'avenir, nous nous arrêterons, le soir, autant que possible à proximité
d'un village ou d'une ville, à commencer par notre halte d'aujourd'hui,
que nous ferons à Gran.

--Oh! approuva M. Jaeger, là nous serons tranquilles. Gran est une ville
importante.

--Je suis d'autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y
trouviez en sûreté, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine.

--Vous avez l'intention de vous absenter?

--Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement. De Gran, où
j'espère bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe
jusqu'à Szalka, qui n'en est pas fort éloigné. C'est là que j'habite,
comme vous le savez. Je serai, d'ailleurs, de retour avant l'aube, et
notre départ, demain matin, n'en sera nullement retardé.

--A votre aise, monsieur Brusch, conclut M. Jaeger. Je conçois que vous
ayez le désir de faire un tour chez vous, et à Gran, je le répète, il
n'y a rien à redouter.

Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Après cet
entr'acte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais.

--C'est vraiment curieux, dit-il, que vous n'ayez jamais entendu parler
de ces malfaiteurs du Danube. C'est d'autant plus curieux, qu'on s'est
particulièrement occupé de cette affaire quelques jours après le
concours de pêche de Sigmaringen.

--A quel propos? demanda Ilia Brusch.

--A propos de la constitution d'une brigade de police spéciale sous
les ordres d'un chef que l'on dit fort habile, un nommé Karl Dragoch,
détective de Budapest.

--Il aura fort à faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas
autrement frapper. C'est long, le Danube, et il est peu commode de
surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien.

--C'est ce qui vous trompe, répliqua M. Jaeger. La police ne serait
pas sans renseignements. De l'ensemble des témoignages recueillis
résulterait, d'abord, un signalement presque certain du chef de la
bande.

--Comment est-il fait, ce particulier-là? demanda Ilia Brusch.

--Comme aspect général, c'est un homme dans votre genre...

--Merci bien! interrompit en riant Ilia Brusch.

--Oui, poursuivit M. Jaeger, il serait à peu près de votre taille et de
votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport.

--Heureusement! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui
voulait être comique.

--Il aurait, dit-on, de très beaux yeux bleus, et ne serait pas obligé
comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous êtes très brun
et soigneusement rasé, il porterait toute sa barbe, que l'on dit blonde.
Sur ce dernier point, notamment, les témoignages recueillis sont
formels, à ce qu'on prétend.

--C'est une indication, évidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore
bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s'il faut les passer tous au
crible!..

--On sait encore autre chose. D'après les on dit, ce chef serait de
nationalité bulgare... comme vous-même, monsieur Brusch!

--Que voulez-vous dire? demanda Ilia Brusch d'une, voix troublée.

--D'après votre accent, s'excusa Karl Dragoch d'un air innocent, je vous
ai cru d'origine bulgare... Mais je me suis trompé, peut-être?.

--Vous ne vous êtes pas trompé, reconnut Ilia Brusch après une courte
hésitation.

--Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court
même de bouche en bouche.

--Oh alors!.. Si l'on sait son nom!..

--Bien entendu, cela n'a rien d'officiel.

--Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien.

--A tort ou à raison, les riverains du fleuve mettent les méfaits dont
ils ont à souffrir au compte d'un certain Ladko.

--Ladko!.. répéta Ilia Brusch qui, en proie à une évidente émotion,
arrêta brusquement le va-et-vient de sa godille.

--Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l'oeil son
interlocuteur.

Mais déjà celui-ci s'était ressaisi.

--C'est drôle, dit-il simplement, tandis que l'aviron reprenait entre
ses mains son éternel travail.

--Qu'est-ce qui est drôle? insista Karl Dragoch. Connaîtriez-vous ce
Ladko?

---Moi? protesta le pêcheur. Pas le moins du monde. Mais ce n'est pas un
nom bulgare que Ladko. Voilà tout ce que je vois de drôle là-dedans.»

Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus
clair, risquait de devenir dangereux, et dont les résultats pouvaient
d'ores et déjà être considérés comme satisfaisants. La surprise du
pêcheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en
connaissant la nationalité probable de celui-ci, son émotion en en
apprenant le nom, tout cela était indéniable et donnait une force
nouvelle aux présomptions antérieures, sans apporter toutefois aucune
preuve décisive.

Comme l'avait prévu Ilia Brusch, il n'était pas encore deux heures de
l'après-midi lorsque la barge arriva à Gran. Cinq cents mètres avant
les premières maisons, le pêcheur prit terre sur la rive gauche, afin
d'éviter, dit-il, d'être retardé par la curiosité populaire, et pria M.
Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, où il
s'arrêterait au coeur de la ville, ce à quoi le passager consentit avec
obligeance.

Son travail terminé, celui-ci se transforma en détective. La barge
amarrée, il sauta sur le quai, en quête de l'un de ses hommes.

Il n'avait pas fait vingt pas qu'il se heurtait à Friedrick Ulhmann. Un
dialogue rapide s'engagea entre les deux policiers.

«Tout va bien?

--Tout.

--Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes à un
kilomètre l'un de l'autre désormais.

--Ça chauffe, alors?

--Oui.

--Tant mieux.

--Demain, tâche de ne pas me perdre des yeux. J'ai idée que nous
brûlons.

---Compris.

--Et qu'on ne s'endorme pas! Du nerf! Qu'on se grouille!

--Comptez sur moi.

--Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n'est-ce pas?

--Entendu.»

Les deux interlocuteurs se séparèrent, et Karl Dragoch réintégra
l'embarcation.

Si son repos ne fut pas troublé par l'inquiétude qu'il prétendait
éprouver d'ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme
des éléments déchaînés. A minuit, une tempête de l'Est se leva, en
effet, et augmenta d'heure en heure, tandis que la pluie faisait rage.

Au moment où, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge,
la pluie tombait toujours à torrents et le vent soufflait avec fureur
dans une direction nettement opposée à celle du courant. Le pêcheur
n'hésita pas, cependant, à partir. Son amarre larguée, il poussa
aussitôt au milieu du fleuve et reprit son éternelle godille. Il lui
fallait un véritable courage pour se mettre au travail dans de telles
conditions, après une nuit qui n'avait pu manquer d'être fatigante.

La tempête ne montra, pendant les premières heures de la matinée, aucune
tendance à décroître, au contraire. La barge, malgré l'aide du courant,
ne gagnait que péniblement contre ce terrible vent debout, et c'est
à peine si, après quatre heures d'efforts, elle était parvenue à une
dizaine de kilomètres de la ville de Gran. Le confluent de l'Ipoly, sur
la rive droite duquel est situé Szalka, où Ilia Brusch disait s'être
rendu la nuit précédente, ne pouvait plus alors être bien éloigné.

A ce moment, la tempête redoubla de fureur, au point de rendre la
situation réellement critique. Si le Danube n'est pas comparable à
la mer, il est toutefois assez vaste pour que de véritables lames
réussissent à s'y former lorsque le vent acquiert une grande violence.
Il en était ainsi, ce jour-là, et, malgré la hâte dont Ilia Brusch
faisait preuve, force lui fut de se réfugier près de la rive gauche.

Il ne devait pas l'atteindre..

Plus de cinquante mètres l'en séparaient encore, quand surgit un
effrayant phénomène. A quelque distance en amont, les arbres qui
garnissaient la berge furent tout à coup précipités dans le fleuve,
cassés net au ras du sol, comme s'ils eussent été rasés par une faux
gigantesque. En même temps, l'eau, soulevée par une incommensurable
puissance, monta à l'assaut de la rive, puis se dressa en une lame
énorme qui roula en déferlant à la poursuite de la barge.

Evidemment, une trombe venait de se former dans les couches
atmosphériques et promenait à la surface du fleuve son irrésistible
ventouse.

Ilia Brusch comprit le danger. Faisant pivoter la barge d'un énergique
coup d'aviron, il s'efforça de se rapprocher de la rive droite. Si cette
manoeuvre n'eut pas tout le résultat qu'il en attendait, c'est pourtant
à elle que le pêcheur et son passager durent finalement leur salut.

Rattrapée par le météore continuant sa course furieuse, la barge évita
du moins la montagne d'eau qu'il soulevait sur son passage. C'est
pourquoi elle ne fut pas submergée, ce qui eût été fatal sans la
manoeuvre d'Ilia Brusch. Saisie par les spires les plus extérieures du
tourbillon, elle fut simplement lancée avec violence selon une courbe de
grand rayon.

A peine effleurée par la pieuvre aérienne, dont la tentacule avait,
cette fois, manqué le but, l'embarcation fut presque aussitôt lâchée
qu'aspirée. En quelques secondes, la trombe était passée et la vague
s'enfuyait en rugissant vers l'aval, tandis que la résistance de l'eau
neutralisait peu à peu la vitesse acquise de la barge.

Malheureusement, avant que ce résultat fût complètement atteint, un
nouveau danger se révéla à l'improviste. Droit devant l'étrave, qui
fendait l'eau avec la vitesse d'un express, le pêcheur aperçut tout
à coup un des arbres arrachés, qui, les racines en l'air, suivait
lentement le courant. L'embarcation, lancée dans l'enchevêtrement de ces
racines, ne pouvait manquer de chavirer, d'être gravement endommagée
tout au moins. Ilia Brusch poussa un cri d'effroi, en découvrant cet
obstacle imprévu.

Mais Karl Dragoch avait aussi vu le danger, il en avait compris
l'imminence. Sans hésiter, il s'élança à l'avant de la barge, ses
mains saisirent les racines qui s'échevelaient hors de l'eau, et,
s'arc-boutant pour mieux lutter contre l'impulsion du bateau, il
s'efforça de l'écarter de la direction dangereuse.

Il y parvint. La barge, déviée de sa route, passa comme une flèche, en
raclant les racines, puis la tête de l'arbre encore couverte de ses
feuilles. Un instant de plus, et elle allait laisser derrière elle
l'épave verdoyante mollement entraînée par le courant, lorsque Karl
Dragoch fut atteint en pleine poitrine par une des dernières ramures.
En vain, il voulut résister au choc. Perdant l'équilibre, il culbuta
par-dessus bord et disparut sous les eaux.

A sa chute en succéda immédiatement une autre, volontaire celle-ci. Ilia
Brusch, en voyant tomber son passager, s'était sans hésiter élancé à son
secours.

Mais ce n'était pas chose facile d'apercevoir quoi que ce fût dans
ces eaux limoneuses tout agitées par le passage d'un furieux météore.
Pendant une minute, Ilia Brusch s'y épuisa en vain, et il commençait à
désespérer de découvrir M. Jaeger, quand il saisit enfin le malheureux,
flottant; évanoui, entre deux eaux.

A tout prendre, cela valait mieux. Un homme qui se noie se débat
d'ordinaire et augmente ainsi sans le savoir la difficulté du sauvetage.
Un homme évanoui n'est plus qu'une masse inerte dont le salut dépend
uniquement de l'habileté du sauveteur.

Ilia Brusch eut tôt fait d'élever hors de l'eau la tête de M. Jaeger,
puis, d'un bras vigoureux, il nagea vers la barge, qui, pendant ce
temps, s'était éloignée d'une trentaine de mètres. Il s'en rapprocha en
quelques brasses, qui semblaient être un jeu pour le robuste nageur, et,
d'une main, il en saisit le bord, tandis que son autre main soutenait le
passager toujours privé de sentiment.

Restait maintenant à hisser M. Jaeger à bord de l'embarcation, et ce
n'était pas besogne aisée. Ilia Brusch, au prix de mille efforts,
réussit toutefois à la mener à bonne fin.

Dès qu'il eut déposé le noyé sur une des couchettes du tôt, il le
dépouilla de ses vêtements, et, ayant retiré de l'un des coffres
quelques morceaux de laine, se mit en devoir de le frictionner,
énergiquement. M. Jaeger ne tarda pas à ouvrir les yeux et à revenir au
sentiment du réel. L'immersion n'avait pas été longue, en somme, et il
était à espérer qu'elle n'aurait pas de suites fâcheuses.

«Eh! Eh! monsieur Jaeger, s'écria Ilia Brusch, dès qu'il vit son malade
reprendre connaissance, vous vous y entendez pour les plongeons!

M. Jaeger sourit faiblement sans répondre.

--Ça ne sera rien, poursuivait Ilia Brusch, en continuant ses énergiques
frictions. Rien de meilleur pour la santé qu'un bain au mois d'août!

--Merci, monsieur Brusch, balbutia Karl Dragoch.

--Il n'y a vraiment pas de quoi, répliqua gaiement le pêcheur. C'est
à moi de vous remercier, monsieur Jaeger, puisque vous m'avez donné
l'occasion d'un excellent bain.

Les forces de Karl Dragoch revenaient à vue d'oeil. Un bon coup
d'eau-de-vie, et il n'y paraîtrait plus. Malheureusement, Ilia Brusch,
plus ému qu'il ne voulait le paraître, bouleversa en vain tous ses
coffres. La provision d'alcool était épuisée, et il n'en restait pas une
goutte à bord de la barge.

--Voilà qui est vexant! s'écria Ilia Brusch. Pas une goutte de schnaps
dans notre cambuse!

--Peu importe, monsieur Brusch, affirma Karl Dragoch, d'une voix faible.
Je m'en passerai fort bien, je vous assure.

Karl Dragoch grelottait, cependant, en dépit de ses assurances, et un
cordial ne lui eût certes pas été inutile.

--C'est ce qui vous trompe, répondit Ilia Brusch, qui ne s'illusionnait
pas sur l'état de son passager, vous ne vous en passerez pas, monsieur
Jaeger. Laissez moi faire. Ce ne sera pas long.

En un tour de mains, le pêcheur eut échangé ses vêtements trempés contre
des vêtements secs, puis quelques coups de godille amenèrent la barge à
la rive gauche où elle fut amarrée solidement.

--Un peu de patience, monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch en sautant à
terre. Ici, je connais le pays, puisque voilà le confluent de l'Ipoly. A
moins de quinze cents mètres, il y a un village, où je trouverai tout ce
qu'il faut. Dans une demi-heure, je serai de retour.»

Cela dit, Ilia Brusch s'éloigna, sans attendre la réponse.

Quand il fut seul, Karl Dragoch se laissa retomber sur sa couchette.
Il était plus brisé qu'il ne lui plaisait de le dire, et, pendant un
instant, il ferma les yeux avec lassitude.

Mais la vie reprenait rapidement son cours; le sang battait dans ses
artères. Bientôt il rouvrit les yeux et laissa errer autour de lui un
regard plus ferme de minute eh minute.

La première chose qui sollicita ce regard encore vague, ce fut l'un des
coffres, qu'Ilia Brusch, dans la précipitation de son départ, avait
oublié de refermer. Bouleversé par la recherche infructueuse du pêcheur,
l'intérieur de ce coffre n'offrait à la vue qu'un amas d'objets
hétéroclites. Linge rude, grossiers vêtements, fortes chaussures y
étaient entassés dans le plus grand désordre.

Pourquoi les yeux de Karl Dragoch se mirent-ils à briller tout à coup?
Ce spectacle, pourtant peu passionnant, l'intéressait-il donc à ce point
qu'il se soulevât sur le coude, après quelques secondes d'attention, de
manière a voir plus commodément dans le coffre béant?

Certes, ce n'étaient ni les vêtements, ni le linge qui pouvaient exciter
ainsi la curiosité de l'indiscret passager, mais, entre ces divers
objets d'habillement, l'oeil fureteur du détective venait de découvrir
un objet plus digne de retenir son attention.

Ce n'était pas autre chose qu'un portefeuille à demi entr'ouvert,
et laissant fuir les nombreux papiers dont il était bourré. Un
portefeuille! Des papiers! C'est-à-dire une réponse, sans doute, aux
questions que Karl Dragoch se posait depuis quelques jours.

Le détective n'y put tenir. Après une courte hésitation, au risque de
trahir, ce faisant, les lois de l'hospitalité, sa main s'allongea
et plongea dans le coffre, d'où elle ressortit avec le portefeuille
tentateur et son contenu, dont l'inventaire fut aussitôt commencé.

Des lettres, d'abord, que Karl Dragoch ne s'attarda pas à lire, mais que
leur suscription montrait adressées à M. Ilia Brusch à Szalka; puis des
reçus, parmi lesquels des quittances de loyer libellées au même nom.
Rien d'intéressant dans tout cela.

Karl Dragoch allait peut-être y renoncer, quand un dernier document le
fit tressaillir. Rien ne pouvait être plus innocent cependant, et il
fallait être un policier pour éprouver, devant un tel «document», un
autre sentiment qu'une sympathique émotion.

C'était un portrait, le portrait d'une jeune femme dont la parfaite
beauté eût enthousiasmé un peintre. Mais un policier n'est pas un
artiste, et ce n'est pas d'admiration pour ce ravissant visage que
battait le coeur de Karl Dragoch. A peine même s'il en avait regardé
les traits. A vrai dire, il n'avait rien vu de ce portrait, rien
qu'une simple ligne d'écriture en langue bulgare tracée au bas de la
photographie. « A mon cher mari, Natcha Ladko », tels étaient les mots
que pouvait lire Karl Dragoch éperdu.

Ainsi, ses soupçons étaient justifiés, et logiques ses déductions basées
sur les singularités observées. Ladko! C'était bien avec Ladko, qu'il
descendait le Danube depuis tant de jours. C'était bien ce dangereux
malfaiteur, vainement pourchassé jusqu'alors, qui se cachait sous
l'inoffensive personnalité du lauréat de la Ligue Danubienne.

Quelle allait être la conduite de Karl Dragoch après une pareille
constatation? Il n'avait pas encore pris de décision, quand un bruit de
pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du
coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait être
Ilia Brusch parti depuis dix minutes à peine.

« Monsieur Dragoch! appela une voix au dehors.

--Friedrick Ulhmann! murmura Karl Dragoch qui parvint péniblement à se
mettre debout et sortit en chancelant de la cabine.

--Excusez-moi de vous avoir appelé, dit Friedrick Ulhmann dès qu'il
aperçut son chef. J'ai vu votre compagnon s'éloigner tout à l'heure et
je vous savais seul.

--Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch.

--Du nouveau, Monsieur. Un crime a été commis cette nuit.

--Cette nuit! s'écria Karl Dragoch en pensant aussitôt à l'absence
d'Ilia Brusch au cours de la nuit précédente.

--Une villa a été pillée à proximité d'ici. Le gardien a été frappé.

--Mort?

--Non, mais grièvement blessé.

--C'est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence à son
subordonné.

Il réfléchissait profondément. Que convenait-il de faire? Agir certes,
et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu'il venait
d'apprendre était le meilleur des remèdes. Il ne lui restait plus de
traces de l'accident dont il venait d'être victime. Il n'avait plus
besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous
le coup de fouet des nerfs, le sang revenait à flots à son visage.

Oui, il fallait agir, mais comment? Devait-il attendre le retour d'Ilia
Brusch, ou plutôt de Ladko, puisque tel était le véritable nom de son
compagnon de route, et lui mettre à l'improviste la main sur l'épaule
au nom de la loi? Cela paraissait le plus sage, puisque désormais il ne
pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité du soi-disant pêcheur.
Le soin avec lequel il dissimulait sa véritable personnalité, le mystère
dont il s'entourait, ce nom qui était le sien et, en même temps, celui
par lequel la rumeur publique désignait le chef des bandits, son absence
de la nuit dernière concordant avec la découverte d'un nouveau crime,
tout disait à Karl Dragoch qu'Ilia Brusch était bien le bandit
recherché.

Mais ce bandit lui avait sauvé la vie!.. Voilà qui compliquait
étrangement la situation!

Quelle apparence qu'un voleur, plus qu'un voleur, un assassin se
fût jeté à l'eau pour l'en retirer? Et, quand bien même cette chose
invraisemblable serait vraie, était-il possible, à qui venait d'être
arraché à la mort, de reconnaître ainsi le dévouement de son sauveur?
Quel risque, d'ailleurs, à surseoir à une arrestation? Maintenant que le
faux Ilia Brusch était démasqué, que sa personnalité était connue, il
lui serait impossible d'échapper aux forces de police disséminées le
long du fleuve, et, dans le cas où l'enquête aboutirait en effet au
soi-disant pêcheur, on disposerait alors d'un plus nombreux personnel,
et l'arrestation serait opérée plus sûrement pour avoir été différée.

Karl Dragoch, pendant cinq minutés, retourna sous toutes ses faces le
cas de conscience qui s'imposait à lui. Partir sans avoir revu Ilia
Brusch?.. Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la
cabine, et, quand le pêcheur apparaîtrait, sauter sur lui sans crier
gare, quitte à s'expliquer après?... Non, décidément. Répondre par cette
trahison à un tel acte de dévouement, cela lui soulevait le coeur.
Mieux valait, au risque de laisser à un coupable une chance de salut,
commencer l'enquête en oubliant provisoirement ce qu'il croyait savoir.
Si cette enquête le ramenait finalement à Ilia Brusch, si son devoir
l'obligeait alors à traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins
face à face qu'il le combattrait, et après lui avoir donné le temps de
se mettre en défense.

Acceptant du geste toutes les conséquences de sa décision, Karl Dragoch,
son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot déposé en évidence il
avertit Ilia Brusch de la nécessité où il était de s'absenter, en priant
son hôte de l'attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se
disposa à partir.

--Combien d'hommes avons-nous? demanda-t-il en sortant de la cabine.

--Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel.
Nous en aurons une dizaine avant ce soir.

--Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m'as-tu pas dit que le théâtre du
crime n'était pas éloigné?

--Deux kilomètres à peu près, répondit Ulhmann.

--Conduis-moi, » dit Karl Dragoch en sautant sur la rive.



IX

LES DEUX ÉCHECS DE DRAGOCH


Les Karpathes décrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un
immense arc de cercle, dont l'extrémité occidentale se divise en
deux branches secondaires. L'une va mourir au Danube à la hauteur de
Presbourg; l'autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, où elle
se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six mètres
du mont Pilis.

C'est au pied de cette médiocre montagne qu'un crime venait d'être
commis, et c'est là que Karl Dragoch allait pour la première fois se
trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu'il avait mission
de poursuivre.

Quelques heures avant le moment où, faussant compagnie à son hôte, il
se faisait violence pour obéir, malgré sa faiblesse, à l'invitation de
Friedrich Ulhmann, une charrette lourdement chargée s'était arrêtée
devant une misérable auberge construite à la base de l'une des collines
par lesquelles le mont Pilis se raccorde à la vallée du Danube.

La position de cette auberge avait été judicieusement choisie au point
de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes
se dirigeant, l'une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la
troisième vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube,
celle du Nord à la courbe qu'il décrit en face du mont Pilis, celle du
Sud-Est au bourg de Saint-André, celle du Nord-Ouest à la ville de Gran,
l'auberge était située, en quelque sorte, entre les branches d'un vaste
compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant
la batellerie.

Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l'Ouest à l'Est,
s'infléchit, en effet, vers le Sud, à quelque distance du confluent
de l'Ipoly, puis remonte au Nord, après avoir dessiné une
demi-circonférence de faible rayon. Mais, presque aussitôt, il se replie
sur lui-même, pour adopter une direction Nord-Sud, qu'il n'abandonnera
plus, en aval, pendant un très grand nombre de kilomètres.

Au moment où le véhicule faisait halte, le soleil se levait à peine.
Tout dormait encore dans la maison, dont les épais volets étaient
hermétiquement fermés.

«Holà, oh! de l'auberge!.. appela, en heurtant la porte du manche de son
fouet, l'un des deux hommes qui conduisaient la charrette.

--On y va! répondit de l'intérieur l'aubergiste réveillé en sursaut.

Un instant plus tard, une tête embroussaillée se montrait à une fenêtre
du premier.

--Que voulez-vous? interrogea sans aménité l'aubergiste.

--Manger, d'abord; dormir, ensuite, dit le charretier.

--On y va, répéta l'hôte qui disparut dans l'intérieur.

Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut pénétré dans la
cour, ses conducteurs s'empressèrent de dételer leurs deux chevaux et
de les conduire à l'écurie, où une large provende leur fut distribuée.
Pendant ce temps, l'hôte ne cessait de tourner autour de ces clients
matinaux. Évidemment, il n'eût pas demandé mieux que d'engager la
conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu désireux de
lui donner la réplique.

--Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l'aubergiste. Vous avez
donc voyagé pendant la nuit?

--Il parait, fit l'un des charretiers.

--Et vous allez loin comme ça?

--Loin ou près, c'est notre affaire, lui fut-il répliqué.

L'aubergiste se le tint pour dit.

--Pourquoi molester ce brave homme, Vogel? intervint l'autre charretier
qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Nous n'avons aucune raison de
cacher que nous allons à Saint-André.

--Possible que nous n'ayons pas à le cacher, répliqua Vogel d'un ton
bourru, mais ça ne regarde personne, j'imagine.

--Evidemment, approuva l'aubergiste, flagorneur comme tout bon
commerçant.

Ce que j'en disais, c'était histoire de parler, simplement.... Ces
messieurs désirent manger?

--Oui, répondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du
pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras.»

La charrette avait dû parcourir une longue route, car ses conducteurs
affamés firent largement honneur au repas. Ils étaient fatigués aussi,
et c'est pourquoi ils ne s'oublièrent pas à table. La dernière bouchée
prise, ils s'empressèrent d'aller chercher le sommeil, l'un sur la
paille de l'écurie, près des chevaux, l'autre sous la bâche de la
charrette.

Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour réclamer aussitôt un
second repas qui leur fut servi comme le précédent dans la grande
salle de l'auberge. Reposés maintenant, ils s'attardèrent. Au dessert
succédèrent les verres d'eau-de-vie qui disparaissaient comme de l'eau
dans ces rudes gosiers.

Au cours de l'après-midi, plusieurs voitures s'arrêtèrent à l'auberge
et de nombreux piétons entrèrent boire un coup. Des paysans, pour la
plupart, qui, la besace au dos, le bâton à la main, se rendaient à Gran
ou en revenaient. Presque tous étaient des habitués et l'hôtelier
ne pouvait que s'applaudir d'avoir la tête solide réclamée, par sa
profession, car il trinquait avec tous ses clients les uns après les
autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en
trinquant, et parler assèche le gosier, ce qui excite à de nouvelles
libations.

Ce jour-là précisément la conversation ne manquait pas d'aliment. Le
crime commis pendant la nuit mettait les cervelles à l'envers. La
nouvelle en avait été apportée par les premiers passants, et chacun
racontait un détail inédit ou émettait son avis personnel.

L'aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa
possédée par le comte Hagueneau à cinq cents mètres de la rive du Danube
avait été complètement dévalisée et que le gardien Christian était
grièvement blessé; que ce crime était sans doute l'oeuvre de
l'insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant
d'autres crimes impunis; que la police enfin sillonnait la campagne et
que les criminels étaient recherchés par la brigade récemment créée pour
la surveillance du fleuve.

Les deux rouliers ne se mêlaient pas aux conversations que suscitait
l'événement, conversations qui se développaient à grand accompagnement
d'exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient à l'écart,
mais sans doute ils ne perdaient rien des propos échangés autour d'eux,
car ils ne pouvaient manquer de s'intéresser à ce qui passionnait tout
le monde.

Cependant, le bruit s'apaisa peu à peu, et, vers six heures et demie du
soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d'où le dernier
consommateur venait de s'éloigner. L'un d'eux interpella aussitôt
l'aubergiste fort activé à rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci
s'empressa d'accourir.

«Que désirent ces messieurs? demanda-t-il.

--Dîner, répondit un charretier.

--Et coucher ensuite, sans doute? interrogea l'aubergiste.

--Non, mon maître, répliqua celui des deux rouliers qui paraissait le
plus sociable. Nous comptons repartir à la nuit...

--A la nuit!... s'étonna l'aubergiste.

--Afin, continua son client, d'être dès l'aube sur la place du marché.

--De Saint-André?

--Ou de Gran. Cela dépendra des circonstances. Nous attendons ici un ami
qui est allé aux informations. Il nous dira où nous avons le plus de
chances de nous défaire avantageusement de nos marchandises.»

L'aubergiste quitta la salle pour s'occuper des apprêts du repas.

«Tu as entendu, Kaiserlick? dit à voix basse le plus jeune des deux
rouliers en se penchant vers son compagnon.

--Oui.

--Le coup est découvert.

--Tu n'espérais pas, je suppose, qu'il demeurerait caché?

--Et la police bat la campagne.

--Qu'elle la batte.

--Sous la conduite de Dragoch, à ce qu'on prétend.

--Ça, c'est autre chose, Vogel. A mon idée, ceux qui n'ont que Dragoch à
craindre peuvent dormir sur les deux oreilles.

--Que veux-tu dire?

--Ce que je dis, Vogel.

--Dragoch serait donc?...

--Quoi?

--Supprimé?

--Tu le sauras demain. D'ici là, motus,» conclut le roulier, en voyant
revenir l'aubergiste.

Le personnage attendu par les deux charretiers n'arriva qu'à la nuit
close. Un rapide colloque s'engagea entre les trois compagnons.

«On affirmait ici que la police est sur la piste, dit à voix basse
Kaiserlick.

--Elle cherche, mais elle ne trouvera pas.

--Et Dragoch?

--Bouclé.

--Qui s'est chargé de l'opération?

--Titcha.

--Alors, il y a du bon ... Et nous, que devons-nous faire?

--Atteler sans tarder.

--Pour?...

--Pour Saint-André, mais à cinq cents mètres d'ici vous rebrousserez
chemin. L'auberge aura été fermée pendant ce temps-là. Vous passerez
inaperçus, et vous prendrez la route du Nord. Tandis que on vous croira
d'un côté, vous serez de l'autre.

--Où est donc, le chaland?

--A l'anse de Pilis.

--C'est là qu'est le rendez-vous?

--Non, un peu plus près, à la clairière, sur la gauche de la route. Tu
la connais?

--Oui.

--Une quinzaine des nôtres y sont déjà. Vous irez les rejoindre.

--Et toi?

--Je retourne en arrière rassembler le surplus de nos hommes que j'ai
laissés en surveillance. Je les ramènerai avec moi.

--En route donc,» approuvèrent les charretiers.

Cinq minutes plus tard, la voiture s'ébranlait. L'hôte, tout en
maintenant ouvert l'un des battants de la porte cochère, salua poliment
ses clients.

« Alors, décidément, c'est-il à Gran que vous allez? interrogea-t-il.

--Non, répondirent les rouliers, c'est à Saint-André, l'ami.

--Bon voyage, les gars! formula l'hôte.

--Merci, camarade. »

La charrette tourna à droite et prit, vers l'Est, le chemin de
Saint-André. Quand elle eut disparu dans la nuit, le personnage que
Kaiserlick et Vogel avaient attendu toute la journée, s'éloigna à son
tour, dans la direction opposée, sur la route de Gran.

L'aubergiste ne s'en aperçut même pas. Sans plus s'occuper de ces
passants que vraisemblablement il ne reverrait jamais, il se hâta de
fermer la maison et de gagner son lit.

La charrette qui, pendant ce temps, s'éloignait au pas tranquille de ses
chevaux, fit volte-face au bout de cinq cents mètres, conformément aux
instructions reçues, et suivit en sens inverse le chemin qu'elle venait
de parcourir.

Lorsqu'elle fut de nouveau à la hauteur de l'auberge, tout y était clos,
en effet, et elle aurait dépassé ce point sans incident, si un chien,
qui dormait au beau milieu de la chaussée, ne s'était enfui tout à coup
en aboyant si violemment, que le cheval de flèche effrayé se déroba par
un brusque écart jusque sur le bas côté de la route. Les charretiers
eurent vite fait de ramener l'animal en bonne direction, et, pour la
seconde fois, la voiture disparut dans la nuit.

Il était environ dix heures et demie quand, abandonnant le chemin tracé,
elle pénétra sous le couvert d'un petit bois, dont les masses sombres
s'élevaient sur la gauche. Elle fut arrêtée au troisième tour de roue.

«Qui va là? questionna une voix dans les ténèbres.

--Kaiserlick et Vogel, répondirent les rouliers.

--Passez,» dit la voix.

En arrière des premiers rangs d'arbres la charrette déboucha dans une
clairière, où une quinzaine d'hommes dormaient, étendus sur la mousse.
«Le chef est là? s'enquit Kaiserlick.

--Pas encore.

--Il nous a dit de l'attendre ici.»

L'attente ne fut pas longue. Une demi-heure à peine après la voiture, le
chef, ce même personnage qui était venu sur le tard à l'auberge, arriva
à son tour, accompagné d'une dizaine de compagnons, ce qui portait à
plus de vingt-cinq le nombre des membres de la troupe.

«Tout le monde est là? demanda-t-il.

--Oui, répondit Kaiserlick qui paraissait détenir quelque autorité dans
la bande.

--Et Titcha?

--Me voici, prononça une voix sonore.

--Eh bien?.. interrogea anxieusement le chef.

--Réussite sur toute la ligne. L'oiseau est en cage à bord du chaland.

--Partons, dans ce cas, et hâtons-nous, commanda le chef. Six hommes en
éclaireurs, le reste à l'arrière-garde, la voiture au milieu. Le Danube
n'est pas à cinq cents mètres d'ici, et le déchargement sera fait en un
tour de main. Vogel emmènera alors la charrette, et ceux qui sont du
pays rentreront tranquillement chez eux. Les autres embarqueront sur le
chaland.

On allait exécuter ces ordres, quand un des hommes laissés en
surveillance au bord de la route accourut en toute hâte.

--Alerte! dit-il en étouffant sa voix.

--Qu'y a-t-il? demanda le chef de la bande.

--Ecoute.

Tous tendirent l'oreille. Le bruit d'une troupe en marche se faisait
entendre sur la route. A ce bruit, bientôt quelques voix assourdies se
joignirent. La distance ne devait pas être supérieure à une centaine de
toises.

--Restons dans la clairière, commanda le chef. Ces gens-là passeront
sans nous voir.»

Assurément, étant donnée l'obscurité profonde, ils ne seraient pas
aperçus, mais il y avait ceci de grave: si, par mauvaise chance, c'était
une escouade de police qui suivait cette route, c'est qu'elle se
dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu'elle ne
découvrit pas le bateau, et, d'ailleurs, les précautions étaient
prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n'y
trouveraient rien de suspect. Mais, même en admettant que cette escouade
ne soupçonnât pas l'existence du chaland, peut-être resterait-elle en
embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eût été très imprudent
de faire sortir la charrette.

Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les
événements. Après avoir attendu dans cette clairière toute la journée
suivante, s'il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, à la
nuit, jusqu'au Danube, et s'assureraient de l'absence de toute force de
police.

Pour l'instant, l'essentiel était de ne pas être dépistés, et que rien
ne donnât l'éveil à cette troupe qui s'approchait.

Celle-ci ne tarda pas à atteindre le point où la route longeait la
clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu'elle se composait d'une
dizaine d'hommes, et de significatifs cliquetis d'acier indiquaient des
hommes armés.

Déjà, elle avait dépassé la clairière, lorsqu'un incident vint modifier
les choses du tout au tout.

Un des deux chevaux, effrayé par ce passage d'hommes sur la route,
s'ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par son
congénère.

La troupe en marche s'arrêta sur place.

C'était bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous
le commandement de Karl Dragoch complètement remis des suites de son
accident de la matinée.

Si les gens de la clairière avaient connu ce détail, peut-être leur
inquiétude en eût-elle été augmentée. Mais, ainsi qu'on l'a vu, leur
chef croyait hors de combat le policier redouté. Pourquoi il commettait
cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir à compter avec un
adversaire qu'il avait précisément en face de lui, c'est ce que la suite
du récit ne tardera pas à faire comprendre au lecteur.

Lorsque, dans la matinée de ce même jour, Karl Dragoch eut sauté sur la
berge, où l'attendait son subordonné, celui-ci l'avait entraîné vers
l'amont. Après deux ou trois cents mètres de marche, les deux policiers
étaient arrivés à un canot, dissimulé dans les herbes de la rive, à bord
duquel ils s'embarquèrent. Aussitôt, les avirons, vigoureusement maniés
par Friedrick Ulhmann, emportèrent rapidement la légère embarcation de
l'autre côté du fleuve.

«C'est donc sur la rive droite que le crime a été commis? demanda à ce
moment Karl Dragoch.

--Oui, répondit Friedrick Ulhmann.

--Dans quelle direction?

--En amont. Dans les environs de Gran.

--Comment! Dans les environs de Gran, se récria Dragoch. Ne me disais-tu
pas tout à l'heure que nous n'avions que peu de chemin à faire?

--Ce n'est pas loin, dit Ulhmann. Il y a peut-être bien trois
kilomètres, tout de même.»

Il y en avait quatre, en réalité, et cette longue étape ne put être
franchie sans difficulté par un homme qui venait à peine d'échapper à la
mort Plus d'une fois, Karl Dragoch dut s'étendre, afin de reprendre le
souffle qui lui manquait. Il était près de trois heures de l'après-midi,
quand il atteignit enfin la villa du comte Hagueneau, où l'appelait sa
fonction.

Dès qu'il se sentit, grâce à un cordial qu'il s'empressa de réclamer, en
possession de tous ses moyens, le premier soin de Karl Dragoch fut de
se faire conduire au chevet du gardien Christian Hoël. Pansé quelques
heures plus tôt par un chirurgien des environs, celui-ci, la face
blanche, les yeux clos, haletait péniblement. Bien que sa blessure fût
des plus graves et intéressât le poumon, il subsistait toutefois un
sérieux espoir de le sauver, à la condition que la plus légère fatigue
lui fût épargnée.

Karl Dragoch put néanmoins obtenir quelques renseignements, que le
gardien lui donna d'une voix étouffée, par monosyllabes largement
espacés. Au prix de beaucoup de patience, il apprit qu'une bande de
malfaiteurs, composée de cinq ou six hommes, au bas mot, avait, au
milieu de la nuit dernière, fait irruption dans la villa, après en avoir
enfoncé la porte. Le gardien Christian Hoël, réveillé par le bruit,
avait eu à peine le temps de se lever, qu'il retombait frappé d'un coup
de poignard entre les deux épaules. Il ignorait par conséquent ce qui
s'était passé ensuite, et il était incapable de donner aucune indication
sur ses agresseurs. Cependant, il savait quel était leur chef, un
certain Ladko, dont ses compagnons avaient, à plusieurs reprises,
prononcé le nom avec une sorte d'inexplicable forfanterie. Quant à ce
Ladko, dont un masque recouvrait le visage, c'était un grand gaillard
aux yeux bleus et porteur d'une abondante barbe blonde.

Ce dernier détail, de nature à infirmer les soupçons qu'il avait conçus
touchant Ilia Brusch, ne laissa pas de troubler Karl Dragoch. Qu'Ilia
Brusch fût blond, lui aussi, il n'en doutait pas, mais ce blond était
déguisé en brun, et on ne retire pas une teinture le soir pour la
remettre le lendemain, comme on ferait d'une perruque. Il y avait là une
sérieuse difficulté que Dragoch se réserva d'élucider à loisir.

Le gardien Christian ne put, d'ailleurs, lui fournir de plus amples
détails. Il n'avait rien remarqué concernant ses autres agresseurs,
ceux-ci ayant pris, comme leur chef, la précaution de se masquer.

Muni de ces renseignements, le détective posa ensuite quelques questions
touchant la villa même du comte Hagueneau. C'était, ainsi qu'il
l'apprit, une très riche habitation meublée avec un luxe princier. Les
bijoux, l'argenterie et les objets précieux abondaient dans les tiroirs,
les objets d'art sur les cheminées et les meubles, les tapisseries
anciennes et les tableaux de maître sur les murs. Des titres avaient
même été laissés en dépôt dans un coffre-fort, au premier étage. Nul
doute par conséquent que les envahisseurs n'aient eu l'occasion de faire
un merveilleux butin.

C'est ce que Karl Dragoch put, en effet, constater aisément en
parcourant les diverses pièces de l'habitation. C'était un pillage en
règle, accompli avec une parfaite méthode. Les voleurs, en gens de goût,
ne s'étaient pas encombrés des non-valeurs. La plupart des objets de
prix avaient disparu; à la place des tapisseries arrachées, de grands
carrés de muraille apparaissaient à nu, et, veufs des plus belles toiles
découpées avec art, des cadres vides pendaient lamentablement. Les
pillards s'étaient approprié jusqu'à des tentures choisies évidemment
parmi les plus somptueuses et jusqu'à des tapis sélectionnés parmi les
plus beaux. Quant au coffre-fort, il avait été forcé, et son contenu
avait disparu.

«On n'a pas emporté tout cela à dos d'hommes, se dit Karl Dragoch en
constatant cette dévastation. Il y avait là de quoi charger une voiture.
Reste à dénicher la voiture.»

Cet interrogatoire et ces premières recherches avaient nécessité un
temps fort long. La nuit était prochaine. Il importait, avant qu'elle
fût complète, de retrouver trace, si faire se pouvait, du véhicule dont
les voleurs, d'après le policier, avaient dû nécessairement faire usage.
Celui-ci se hâta donc de sortir.

Il n'eut pas loin à aller pour découvrir la preuve qu il recherchait.
Sur le sol de la vaste cour ménagée devant la villa, de larges roues
avaient laissé de profondes empreintes juste en face de la porte brisée,
et, à quelque distance, la terre était piétinée, comme elle aurait pu
l'être par des chevaux qui eussent longtemps attendu.

Ces constatations faites d'un coup d'oeil, Karl Dragoch s'approcha de
l'endroit où des chevaux paraissaient avoir stationné et examina le
sol avec attention. Puis, traversant la cour, il procéda, aux abords
immédiats de la grille donnant sur la route, à un nouvel et minutieux
examen, à l'issue duquel il suivit le chemin public pendant une centaine
de mètres, pour revenir ensuite sur ses pas.

«Ulhmann! appela-t-il en rentrant dans la cour.

--Monsieur? répondit l'agent, qui sortit de la maison et s'approcha de
son chef.

--Combien avons-nous d'hommes? demanda celui-ci.

--Onze.

--C'est peu, fit Dragoch.

--Cependant, objecta Ulhmann, le gardien Christian n'estime qu'à cinq ou
six le nombre de ses agresseurs.

--Le gardien Christian a son opinion, et moi j'ai la mienne, répliqua
Dragoch. N'importe, il faut nous contenter de ce que nous avons. Tu vas
laisser un homme ici, et prendre les dix autres. Avec nous deux, ça fera
douze. C'est quelque chose.

--Vous avez donc un indice? interrogea Friedrick Ulhmann.

--Je sais, où sont nos voleurs ... de quel côté ils sont du moins.

--Oserai-je vous demander?.. commença Ulhmann.

--D'où me vient cette assurance? acheva Karl Dragoch. Rien n'est plus
simple. C'est même véritablement enfantin. Je me suis d'abord dit qu'on
avait pris trop de choses ici pour ne pas avoir besoin d'un véhicule
quelconque. J'ai donc cherché ce véhicule et je l'ai trouvé. C'est une
charrette à quatre roues, attelée de deux chevaux, dont l'un, celui de
flèche, offre cette particularité qu'il manque un clou au fer de son
pied antérieur droit.

--Comment avez-vous pu savoir cela? interrogea Ulhmann ébahi.

--Parce qu'il a plu la nuit dernière et que la terre encore mal séchée a
gardé fidèlement les empreintes. J'ai appris de la même manière que la
charrette, on quittant la villa, avait tourné à gauche, c'est-à-dire
dans une direction opposée à celle de Gran. Nous allons nous diriger
du même côté et suivre au besoin à la piste le cheval dont le fer est
incomplet. Il n'y a pas apparence que nos gaillards aient voyagé pendant
le jour. Ils se sont sans doute terrés quelque part jusqu'au soir. Or,
la région est peu habitée et les maisons ne sont pas bien nombreuses.
Nous fouillerons au besoin toutes celles que nous trouverons sur la
route. Réunis tes hommes, car voici venir la nuit, et le gibier doit
commencer à se donner de l'air.»

Karl Dragoch et son escouade durent marcher longtemps avant de découvrir
un indice nouveau. Il était près de dix heures et demie quand, après
avoir visité inutilement deux ou trois fermes, ils arrivèrent, au
croisement des trois routes, à l'auberge où les deux rouliers avaient
passé la journée et d'où ils venaient de partir trois quarts d'heure
plus tôt. Karl Dragoch heurta rudement la porte.

«Au nom de la loi! prononça Dragoch lorsqu'il vit apparaître à sa
fenêtre l'aubergiste, dont il était écrit que le sommeil serait troublé
ce jour-là.

--Au nom de la loi!.. répéta l'aubergiste, épouvanté en voyant sa
demeure cernée par cette troupe nombreuse. Qu'ai-je donc fait?

--Descends, et l'on te le dira... Mais surtout ne tarde pas trop,»
répliqua Dragoch d'une voix impatiente.

Quand l'aubergiste, à demi vêtu, eut ouvert sa porte, le policier
procéda à un rapide interrogatoire. Une charrette était-elle venue ici
dans la matinée? Combien d'hommes la conduisaient? S'était-elle arrêtée?
Était-elle repartie? De quel côté s'était-elle dirigée?

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par
deux hommes était venue à l'auberge de bon matin. Elle y avait séjourné
jusqu'au soir, et n'était repartie qu'après la venue d'un troisième
personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures
avait déjà sonné, quand elle s'était éloignée dans la direction de
Saint-André.

«De Saint-André? insista Karl Dragoch. Tu en es sûr?

--Sûr, affirma l'aubergiste.

--On te l'a dit, ou tu l'as vu?

--Je l'ai vu.

--Hum!.. murmura Karl Dragoch, qui ajouta: C'est bon. Remonte te coucher
maintenant, mon brave, et tiens ta langue.»

L'aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et
l'escouade de police demeura seule sur la route.

«Un instant!» commanda Karl Dragoch à ses hommes qui restèrent
immobiles, tandis que lui-même, muni d'un fanal, examinait
minutieusement le sol.

D'abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n'en fut pas ainsi
quand, ayant traversé la route, il en eut atteint le bas côté. En
cet endroit, la terre moins foulée par le passage des véhicules,
et, d'ailleurs, moins solidement empierrée, avait conservé plus de
plasticité. Du premier regard, Karl Dragoch découvrit l'empreinte d'un
sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, propriétaire
de cette ferrure incomplète, se dirigeait non pas vers Saint-André, ni
vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C'est
donc par ce chemin que Dragoch s'avança à son tour à la tête de ses
hommes.

Trois kilomètres environ avaient été franchis sans incident à travers
un pays complètement désert, quand, sur la gauche de la route, le
hennissement d'un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl
Dragoch s'avança jusqu'à la lisière d'un petit bois qu'on distinguait
confusément dans l'ombre.

«Qui est là?..» héla-t-il d'une voix forte.

Nulle réponse n'étant faite à sa question, un des agents, sur son ordre,
alluma une torche de résine. Sa flamme fuligineuse brilla d'un vif éclat
dans cette nuit sans lune, mais sa lumière mourait à quelques pas,
impuissante à percer l'obscurité rendue plus épaisse encore par le
feuillage des arbres.

«En avant!» commanda Dragoch, en pénétrant dans le fourré à la tête de
l'escouade.

Mais le fourré avait des défenseurs. A peine en avait-on dépassé la
lisière, qu'une voix impérieuse prononça:

«Un pas de plus, et nous faisons feu!»

Cette menace n'était pas pour arrêter Karl Dragoch, d'autant plus qu'à
la vague lueur de la torche, il lui avait semblé apercevoir une masse
immobile, celle d'une charrette sans doute, autour de laquelle se
groupaient une troupe d'hommes, dont il n'avait pu reconnaître le
nombre.

«En avant!» commanda-t-il de nouveau.

Obéissant à cet ordre, l'escouade de police continua sa marche
fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulté ne tarda pas à
s'aggraver. Tout à coup, la torche fut arrachée des mains de l'agent qui
la portait. L'obscurité redevint profonde.

«Maladroit!.. gronda Dragoch. De la lumière, Frantz!.. De la lumière!..»

Son dépit était d'autant plus vif qu'au dernier éclat jeté par la torche
en s'éteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de
retraite et s'éloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait
être question de lui donner la chasse. C'est une vivante muraille
que l'escouade de police rencontrait devant elle. A chaque agent
s'opposaient deux ou trois adversaires, et Dragoch comprenait un peu
tard qu'il ne disposait pas de forces suffisantes pour s'assurer la
victoire. Jusqu'ici, aucun coup de feu n'avait été tiré, ni d'un côté,
ni de l'autre.

«Titcha!.. appela à ce moment une voix dans la nuit.

--Présent! répondit une autre voix.

--La voiture?

--Partie.

--Alors, il faut en finir.»

Ces voix, Dragoch les enregistra dans sa mémoire. Il ne devait jamais
les oublier.

Ce court dialogue échangé, les revolvers se mirent aussitôt de la
partie, ébranlant l'atmosphère de leurs sèches détonations. Quelques
agents furent atteints par les balles, et Karl Dragoch, se rendant
compte qu'il y aurait eu folie à s'obstiner, dut se résoudre à ordonner
la retraite.

L'escouade de police regagna donc la route, où les vainqueurs ne se
risqueront pas à la poursuivre, et la nuit reprit son calme un instant
troublé.

Il fallut d'abord s'occuper des blessés. Ils étaient au nombre de trois,
très légèrement frappés, d'ailleurs. Après un sommaire pansement, ils
furent renvoyés en arrière sous la garde de quatre de leurs camarades.
Quant à Dragoch, accompagné de Friedrick Ulhmann et des trois derniers
agents, il s'élança à travers champs, vers le Danube, en obliquant
légèrement dans la direction de Gran.

Il retrouva sans difficulté l'endroit où il avait abordé quelques heures
plus tôt, et l'embarcation dans laquelle Ulhmann et lui avaient passé le
fleuve. Les cinq hommes s'y embarquèrent, et, le Danube traversé en sens
inverse, ils en descendirent le cours sur la rive gauche.

Si Karl Dragoch venait de subir un échec, il entendait avoir sa
revanche. Qu'Ilia Brusch et le trop fameux Ladko fussent le même homme,
cela ne faisait plus pour lui l'ombre d'un doute, et c'est à son
compagnon de voyage, il en était convaincu, que le crime de la nuit
précédente devait être imputé. Selon toute vraisemblance, celui-ci,
après avoir mis son butin à l'abri, se hâterait de reprendre la
personnalité d'emprunt qu'il ne savait pas percée à jour et qui lui
avait permis de déjouer jusqu'ici les recherches de la police. Avant
l'aube, il aurait sûrement regagné la barge, et il y attendrait son
passager absent, ainsi que l'aurait fait l'inoffensif et honnête pêcheur
qu'il prétendait être.

Cinq hommes résolus seraient alors aux aguets. Ces cinq hommes, vaincus
par Ladko et sa bande, triompheraient plus aisément de la résistance que
pourrait leur opposer ce même Ladko, obligé à la solitude pour jouer son
rôle d'Ilia Brusch.

Ce plan très bien conçu fut malheureusement irréalisable. Karl Dragoch
et ses hommes eurent beau explorer la rive, il leur fut impossible de
découvrir la barge du pêcheur. Dragoch et Ulhmann n'eurent aucune
peine, il est vrai, à reconnaître la place précise où le premier avait
débarqué, mais, de la barge, pas la moindre trace. La barge avait
disparu, et Ilia Brusch avec elle.

Karl Dragoch était joué, décidément, et cela l'emplissait de fureur.

«Friedrick, dit-il à son subordonné, je suis à bout. Il me serait
impossible de faire un pas de plus. Nous allons dormir dans l'herbe pour
retrouver un peu de force. Mais un de nos hommes va prendre le canot et
remonter à Gran sur-le-champ. A l'ouverture du bureau, il fera jouer le
télégraphe. Allume un fanal. Je vais dicter. Ecris.

Friedrick Ulhmann obéit en silence:

«Crime commis cette nuit environs de Gran. Butin chargé sur chaland.
Exercer rigoureusement visites prescrites.»

--Voilà pour une, dit Dragoch en s'interrompant. A l'autre maintenant.

Il dicta de nouveau:

«Mandat d'amener contre le nommé Ladko, se disant faussement Ilia Brusch
et se prétendant lauréat de la Ligue Danubienne au dernier concours de
Sigmaringen, ledit Ladko, _alias_ Ilia Brusch, inculpé des crimes de
vols et de meurtres.»

--Que ceci soit télégraphié à la première heure à toutes les communes
riveraines sans exception,» commanda Karl Dragoch, en s'étendant épuisé
sur le sol.



X

PRISONNIER


Les soupçons conçus par Karl Dragoch et que la découverte du portrait
était venue confirmer, ces soupçons n'étaient point entièrement erronés,
il est temps de le dire au lecteur pour l'intelligence de ce récit. Sur
un point, tout au moins, Karl Dragoch avait justement raisonné. Oui,
Ilia Brusch et Serge Ladko n'étaient qu'un seul et même homme.

Mais Dragoch se trompait gravement au contraire quand il attribuait à
son compagnon de voyage la série de vols et de meurtres qui, depuis tant
de mois, désolaient la région du Danube, et en particulier le dernier
attentat, le pillage de la villa du comte Hagueneau et l'assassinat
du gardien Christian. Ladko, d'ailleurs, ne se doutait guère que son
passager eût de pareilles pensées. Tout ce qu'il savait, c'est que son
nom servait à désigner un criminel fameux, et il était incapable de
comprendre comment une telle confusion avait pu se produire.

Atterré tout d'abord en se découvrant un si redoutable homonyme, qui,
pour comble de malheur, se trouvait être en même temps son compatriote,
il s'était ressaisi après ce moment d'effroi instinctif. Que lui
importait en somme un malfaiteur avec lequel il n'avait de commun que le
nom? Un innocent n'a rien à craindre. Et, innocent de tous ces crimes,
il l'était assurément.

C'est donc sans inquiétude que Serge Ladko--on lui conservera désormais
son véritable nom--s'était absenté la nuit précédente, afin de se rendre
à Szalka ainsi qu'il l'avait annoncé. C'est dans cette petite ville,
en effet, que, dissimulé sous le nom d'Ilia Brusch, il avait fixé sa
résidence, après son départ de Roustchouk, et c'est là que, pendant
de trop longues semaines, il avait attendu des nouvelles de sa chère
Natcha.

L'attente, ainsi qu'on le sait déjà, avait fini par lui devenir
intolérable, et il se torturait l'esprit à rechercher un moyen de
pénétrer incognito en Bulgarie, quand le hasard lui fit tomber sous
les yeux un numéro du _Pester Lloyd_ dans lequel était annoncé à grand
fracas le concours de pêche de Sigmaringen. C'est on lisant l'article
consacré à ce concours que l'exilé, aussi habile pêcheur, on ne l'a
peut-être pas oublié, que pilote réputé, conçut l'idée d'un plan
d'action dont la bizarrerie assurerait peut-être le succès.

Sous le nom d'Ilia Brusch, le seul qu'il eût jamais porté à Szalka, il
s'enrôlerait dans la Ligue Danubienne, il participerait au concours de
Sigmaringen et, grâce à, sa virtuosité de pêcheur, il y remporterait
le premier prix. Après avoir ainsi donné à son nom d'emprunt un
commencement de notoriété, il annoncerait avec le plus de bruit
possible, et en engageant même des paris, si faire se pouvait, son
intention de descendre le Danube, la ligne à la main, depuis la source
jusqu'à l'embouchure. Nul doute que ce projet ne mît en révolution le
monde spécial des pêcheurs à la ligne et ne valût à son auteur quelque
réputation dans le reste du public.

Nanti dès lors d'un état civil hors de discussion, car on accorde,
d'ordinaire, une confiance aveugle aux gens en vedette, Serge Ladko
descendrait en effet le Danube. Bien entendu, il activerait de son mieux
la marche de son bateau et ne perdrait à pêcher que le minimum de temps
nécessaire à la vraisemblance. Toutefois, il ferait assez parler de lui
le long du parcours pour ne pas se laisser oublier et pour être en état
de débarquer ouvertement à Roustchouk sous la protection d'une notoriété
bien établie.

Pour que cet unique but de son entreprise fût heureusement atteint, il
fallait que nul ne soupçonnât son véritable nom, et que personne ne pût
reconnaître, dans les traits du pêcheur Ilia Brusch, ceux du pilote
Serge Ladko.

La première condition était facile à réaliser. Il suffirait, une fois
transformé en lauréat de la Ligue Danubienne, de jouer ce rôle sans
défaillance. Serge Ladko se jura donc à lui-même d'être Ilia Brusch
envers et contre tous, quels que fussent les incidents du voyage. Il
était a supposer, d'ailleurs, que ce voyage s'accomplirait lentement,
mais sûrement, et qu'aucun incident ne viendrait rendre le serment
difficile à tenir.

Satisfaire à la deuxième condition était plus simple encore. Un coup
de rasoir qui supprimerait la barbe, une application de teinture qui
changerait la couleur des cheveux, de larges lunettes noires qui
cacheraient celle des yeux, il n'en fallait pas davantage. Serge Ladko
procéda à ce déguisement sommaire dans la nuit qui précéda son départ,
puis se mit en route avant l'aube, assuré d'être méconnaissable pour
tout regard non prévenu.

A Sigmaringen, les événements s'étaient réalisés conformément, à ses
prévisions. Lauréat en vue du concours, l'annonce de son projet avait
été favorablement commentée par la Presse des régions riveraines. Devenu
ainsi un personnage assez notoire pour que son identité ne pût être
raisonnablement suspectée, assuré, d'autre part, de trouver du secours,
le cas échéant, près de ses collègues de la Ligue Danubienne disséminés
le long du fleuve, Serge Ladko s'était abandonné au courant.

A Ulm, il avait eu une première désillusion, en constatant que
sa célébrité relative ne le mettait pas à l'abri des foudres de
l'administration. Aussi avait-il été trop heureux d'accepter un passager
possédant des papiers bien en règle et dont la police semblait priser
l'honorabilité. Certes, quand on serait à Roustchouk et que la prétendue
gageure serait abandonnée par son auteur, la présence d'un étranger
pourrait présenter des inconvénients. Mais, alors, on s'expliquerait, et
jusque-là elle augmenterait les probabilités de succès d'un voyage que
Serge Ladko avait le plus passionné désir de mener à bonne fin.

Apprendre qu'il portait le même nom qu'un redoutable bandit et que
ce bandit était Bulgare avait fait éprouver à Serge Ladko sa seconde
émotion désagréable. Quelle que fût son innocence, et par conséquent
sa sécurité, il ne pouvait méconnaître qu'une telle homonymie était de
nature à provoquer les plus regrettables erreurs ou même les plus graves
complications.

Que le nom qu'il dissimulait sous celui d'Ilia Brusch vînt à être
connu, et non seulement son débarquement à Roustchouk s'en trouverait
compromis, mais encore il était à craindre qu'il n'en résultât de longs
retards.

Contre ces dangers, Serge Ladko ne pouvait rien. D'ailleurs, s'ils
étaient sérieux, il convenait de ne pas les exagérer. En réalité, il
était peu croyable que la police accordât, sans raison particulière, son
attention à un inoffensif pêcheur à la ligne, et surtout à un pêcheur
protégé par les lauriers cueillis au concours de Sigmaringen.

Venu à Szalka après le coucher du soleil et reparti bien avant le jour
sans être vu de personne, Serge Ladko n'avait fait que passer dans sa
maison, juste le temps de constater qu'aucune nouvelle de Natcha ne l'y
attendait. La persistance d'un tel silence avait véritablement quelque
chose d'affolant. Pourquoi la jeune femme n'écrivait-elle plus depuis
deux mois? Que lui était-il arrivé? Les périodes de troubles publics
sont fécondes en malheurs privés, et le pilote se demandait avec
angoisse si, en admettant qu'il débarquât heureusement à Roustchouk, il
n'y débarquerait pas trop tard.

Cette pensée, qui lui brisait le coeur, décuplait en même temps la
puissance de ses muscles. C'est elle qui lui avait donné, au départ de
Gran, la force de résister à la tempête et de lutter victorieusement
contre le vent déchaîné. C'est elle qui lui faisait hâter le pas, tandis
qu'il revenait vers la barge, muni du cordial destiné à M. Jaeger.

Sa surprise fut grande de n'y pas trouver le passager qu il avait quitté
si mal en point, et le petit mot d'avertissement écrit par celui-ci ne
la diminua pas. Quel motif si impérieux avait pu décider M. Jaeger à
s'éloigner malgré son état de faiblesse? Comment pouvait-il se faire
qu'un bourgeois de Vienne eût des affaires si pressantes en rase
campagne, loin de tout centre habité? Il y avait là un problème dont les
réflexions du pilote ne rendirent pas la solution plus prochaine.

Quelle qu'en fût la cause, l'absence de M. Jaeger avait, en tous cas, le
grave inconvénient d'allonger encore un voyage déjà trop long. Sans cet
incident inattendu, la barge aurait vite gagné le milieu du fleuve, et,
avant le soir, beaucoup de kilomètres eussent été ajoutés aux kilomètres
laissés jusqu'ici dans son sillage.

La tentation était bien forte de tenir pour nulle et non avenue la
prière de M. Jaeger, de pousser au large, et de continuer sans perdre
une minute un voyage dont le but attirait Serge Ladko comme l'aimant
attire le fer.

Le pilote se résigna pourtant à l'attente.

Il avait des obligations à l'égard de son passager, et, tout bien
considéré, mieux valait perdre une journée et ne fournir aucun prétexte
à des contestations ultérieures.

Pour utiliser la fin de cette journée plus qu'à demi écoulée déjà,
le travail heureusement ne manquerait pas. Elle suffirait à peine à
remettre de l'ordre dans la barge et à réparer quelques petits dégâts
causés par la tempête.

Serge Ladko s'occupa tout d'abord de ranger les coffres dont il avait
bouleversé le contenu pendant ses infructueuses recherches de la
matinée. Cela ne lui aurait pas demandé beaucoup de temps, si, en
achevant le rangement du dernier, son regard ne fût tombé sur ce même
portefeuille qui avait précédemment sollicité l'attention de Karl
Dragoch. Ce portefeuille, le pilote l'ouvrit comme l'avait ouvert le
policier, et, comme celui-ci, mais agité de sentiments tout autres, il
en retira le portrait que Natcha lui avait remis à l'instant de leur
séparation, avec une dédicace pleine de tendresse.

Un long moment, Serge Ladko contempla ce visage adorable. Natcha!..
C'était bien elle!.. C'étaient bien ses traits chéris, ses yeux si purs,
ses lèvres entr'ouvertes comme si elles allaient parler!..

Avec un soupir, il replaça enfin la chère image dans le portefeuille et
le portefeuille dans le coffre, qu'il referma avec soin et dont il mit
la clef dans sa poche, puis il sortit du tôt pour vaquer à d'autres
travaux.

Mais il n'avait plus de coeur à l'ouvrage. Bientôt ses mains demeurèrent
inactives, et, assis sur l'un des bancs, le dos tourné à la rive,
il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensée s'envola vers
Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons...
Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur à la patrie,
il le referait si c'était à refaire... Quelle douleur pourtant qu'un
si cruel sacrifice eût été à ce point inutile! La révolte éclatant
prématurément et écrasée sans recours, combien d'années encore
la Bulgarie gémirait-elle sous le joug des oppresseurs? Lui-même
pourrait-il franchir la frontière, et, s'il y parvenait, retrouverait-il
celle qu'il aimait? Les Turcs ne s'étaient-ils pas emparés, comme d'un
otage, de la femme d'un de leurs adversaires les plus déterminés? S'il
en était ainsi, qu'avaient-ils fait de Natcha?

Hélas! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui
secouait la région balkanique. Combien peu comptait cette misère de
deux êtres, au milieu de la détresse publique? Toute la péninsule était
parcourue à cette heure par des hordes féroces. Partout le galop sauvage
des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages
avaient passé la dévastation et la guerre.

Contre le colosse turc, deux pygmées: la Serbie et le Monténégro. Ces
David réussiraient-ils à vaincre Goliath? Ladko comprenait à quel point
la bataille était inégale, et, tout pensif, il plaçait son espoir dans
le père de tous les Slaves, le grand Tzar de Russie, qui, un jour
peut-être, daignerait étendre sa main puissante au-dessus de ses fils
opprimés.

Absorbé dans ses pensées, Serge Ladko avait perdu jusqu'au souvenir du
lieu où il se trouvait. Un régiment tout entier eût défilé derrière lui
sur la berge qu'il ne se fût pas retourné. _A fortiori_ ne s'aperçut-il
pas de l'arrivée de trois hommes qui venaient de l'amont et marchaient
avec précaution. Mais, si Ladko ne vit pas ces trois hommes, ceux-ci le
virent aisément, dès que la barge leur apparut au tournant du fleuve. Le
trio fit halte aussitôt et tint conciliabule à voix basse.

L'un de ces trois nouveaux venus a déjà été présenté au lecteur, lors de
l'escale à Vienne, sous le nom de Titcha. C'est lui qui, en compagnie
d'un acolyte, s'était attaché aux pas de Karl Dragoch, après que le
détective eut filé de son côté Ilia Brusch, tandis que ce dernier
faisait une innocente démarche près d'un des intermédiaires employés
lors des envois d'armes en Bulgarie. Cette filature avait, on s'en
souvient, amené jusqu'à proximité de la barge les deux espions, qui,
sûrs de connaître l'habitation flottante du policier, s'étaient alors
éloignés en projetant de tirer parti de leur découverte. Ces projets, il
s'agissait maintenant de les réaliser.

Les trois hommes s'étaient tapis dans l'herbe de la rive, et, de là, ils
épiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa méditation, ignorait leur
présence et n'avait aucun soupçon du danger qu'elle lui faisait courir.
Le danger était grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affiliés
de la bande de malfaiteurs qui parcourait alors la région du Danube,
n'étant pas de ceux qu'il fait bon rencontrer dans un lieu désert.

De cette bande, Titcha était même un membre important; il pouvait être
considéré comme le premier après le chef, dont les exploits valaient au
nom du pilote une honteuse célébrité. Quant aux deux autres, Sakmann et
Zerlang, simples comparses: des bras, non des têtes.

«C'est lui! murmura Titcha, en arrêtant de la main ses compagnons, dès
qu'il découvrit la barge au détour du fleuve.

--Dragoch? interrogea Sakmann.

--Oui.

--Tu en es sûr?

--Absolument.

--Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu'il a le dos tourné, objecta
Zerlang.

--Ça ne m'avancerait pas à grand'chose de voir sa figure; répondit
Titcha. Je ne le connais pas. A peine si je l'ai aperçu à Vienne.

--Dans ce cas!..

--Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j'ai eu
tout le loisir de l'examiner, pendant que Ladko et moi nous étions noyés
dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper.

--En route, alors! fit l'un des hommes.

--En route,» approuva Titcha, en dépliant un paquet qu'il tenait sous
son bras.

Le pilote continuait à ne pas se douter de la surveillance dont il était
l'objet. Il n'avait pas entendu les trois hommes arriver; il ne les
entendit pas davantage, lorsqu'ils s'approchèrent en étouffant le bruit
de leurs pas dans l'herbe épaisse de la rive. Perdu dans son rêve, il
laissait sa pensée fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays.

Tout à coup une multitude d'inextricables liens s'enroulèrent à la fois
autour de lui, l'aveuglant, le paralysant, l'étouffant.

Redressé d'une secousse, il se débattait instinctivement et s'épuisait
en vains efforts, quand un choc violent sur le crâne le jeta tout
étourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu'il n'ait eu
le temps de se voir prisonnier des mailles de l'un de ces vastes filets
désignés sous le nom d'éperviers, dont lui-même avait usé plus d'une
fois pour capturer le poisson.

Lorsque Serge Ladko sortit de ce demi-évanouissement, il n'était plus
enveloppé du filet à l'aide duquel on l'avait réduit à l'impuissance.
Par contre, étroitement ligotté par les multiples tours d'une corde
solide, il n'aurait pu faire le plus petit mouvement; un bâillon eût au
besoin étouffé ses cris, un impénétrable bandeau lui enlevait l'usage de
la vue.

La première sensation de Serge Ladko, en revenant à la vie, fut celle
d'un véritable ahurissement. Que lui était-il arrivé? Que signifiait
cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui? A tout
prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l'on
avait eu l'intention de le tuer, c'eût été chose faite. Puisqu'il était
encore de ce monde, c'est qu'on n'en voulait pas à sa vie, et que ses
agresseurs, quels qu'ils fussent, n'avaient d'autre intention que de
s'emparer de sa personne.

Mais pourquoi, dans quel but s'emparer de sa personne?

A cette question, il était malaisé de répondre. Des voleurs?.. Ils
n'eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de
précautions, quand un coup de couteau les eût servis plus rapidement et
plus sûrement. D'ailleurs, combien misérables les voleurs que le contenu
de la pauvre barge eût été capable de tenter!

Une vengeance?.. Impossibilité plus grande encore. Ilia Brusch n'avait
pas d'ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient
soupçonner que le patriote bulgare se cachât sous le nom du pêcheur,
et, quand bien même ils en auraient été informés, il n'était pas un
personnage si considérable qu'ils se fussent risqués à cet acte de
violence si loin de la frontière, en plein coeur de l'Empire d'Autriche.
Au surplus, des Turcs l'eussent supprimé, eux aussi, plus certainement
encore que de simples voleurs.

S'étant convaincu que, pour l'instant du moins, le mystère était
impénétrable, Serge Ladko, en homme pratique, cessa d'y penser, et
consacra toutes les forces de son intelligence à observer ce qui allait
suivre et à chercher les moyens, s'il en existait, de reconquérir sa
liberté.

A vrai dire, sa situation ne se prêtait pas à des observations
nombreuses. Raidi par l'étreinte d'une corde enroulée en spirales autour
de son corps, le moindre mouvement lui était interdit, et le bandeau
était si bien appliqué sur ses yeux qu'il n'aurait su dire s'il faisait
jour ou s'il faisait nuit. La première chose qu'il reconnut, en
concentrant toute son attention dans le sens de l'ouïe, c'est qu'il
reposait dans le fond d'un bateau, le sien sans aucun doute, et que ce
bateau avançait rapidement sous l'effort de bras robustes. Il entendait
distinctement, en effet, le grincement des avirons contre le bois
des tolets, et le bruissement de l'eau glissant sur les flancs de
l'embarcation.

Dans quelle direction se dirigeait-on? Tel fut le second problème dont
il trouva assez facilement la solution, en constatant une sensible
différence de température entre le côté gauche et le côté droit de sa
personne. Les secousses que lui communiquait la barge à chaque impulsion
des avirons lui montrant qu'il était couché dans le sens de la marche,
et le soleil, au moment de l'agression, n'étant guère éloigné du
méridien, il en conclut sans peine qu'une moitié de son corps était
à l'ombre produite par la paroi de l'embarcation et que celle-ci se
dirigeait de l'Ouest à l'Est, en continuant par conséquent à suivre le
courant, comme au temps où elle obéissait à son maître légitime.

Aucune parole n'était échangée entre ceux qui le tenaient en leur
pouvoir. Nul bruit humain ne frappait son oreille, hors les _han!_
des nautoniers lorsqu'ils pesaient sur les rames. Cette navigation
silencieuse durait depuis une heure et demie environ, quand la chaleur
du soleil gagna son visage et lui apprit ainsi que l'on obliquait vers
le Sud. Le pilote n'en fut pas étonné. Sa parfaite connaissance des
moindres détours du fleuve lui fit comprendre que l'on commençait à
suivre la courbe qu'il décrit en face du mont Pilis. Bientôt, sans
doute, on reprendrait la direction de l'Est, puis celle du Nord,
jusqu'au point extrême d'où le Danube commence à descendre franchement
vers la péninsule des Balkans.

Ces prévisions ne se réalisèrent qu'en partie. Au moment où Serge Ladko
calculait que l'on avait atteint le milieu de l'anse de Pilis, le bruit
des avirons cessa tout à coup. Tandis que la barge courait sur son erre,
une voix rude se fit entendre.

«Prends la gaffe,» commanda l'un des invisibles assaillants.

Presque aussitôt, il y eut un choc, que suivit un grincement tel qu'en
aurait pu produire le bordage éraflant un corps dur, puis Serge Ladko
fut soulevé et hissé de mains en mains.

Evidemment la barge avait accosté un autre bateau de dimensions plus
considérables, à bord duquel le prisonnier était embarqué à la façon
d'un colis. Celui-ci tendait vainement l'oreille afin de saisir au
passage quelques paroles. Pas un mot n'était prononcé. Les geôliers
ne se révélaient que par le contact de leurs mains brutales et par le
souffle de leurs poitrines haletantes.

Ballotté, tiraillé en tous sens, Serge Ladko, d'ailleurs, n'eut pas le
loisir de la réflexion. Après l'avoir monté, on le descendit le long
d'une échelle qui lui laboura cruellement les reins. Aux heurts dont
il était meurtri, il comprit qu'on le faisait passer par une ouverture
étroite, et enfin, bandeau et bâillon arrachés, il fût jeté bas comme un
paquet, tandis que le bruit sourd d'une trappe qui se ferme résonnait
au-dessus de lui.

Il fallut un long moment, à Serge Ladko, tout étourdi de la secousse,
pour reprendre conscience de lui-même. Quand il y fut parvenu, sa
situation ne lui parut pas améliorée, bien qu'il eût retrouvé l'usage
de la parole et de la vue. Si l'on avait jugé un bâillon inutile, c'est
évidemment que personne ne pouvait entendre ses cris, et la suppression
de son bandeau ne lui était pas d'un plus grand secours. C'est en vain
qu'il ouvrait les yeux. Autour de lui tout était ombre. Et quelle ombre!
Le prisonnier, qui, d'après la succession des sensations ressenties,
supposait avoir été déposé dans la cale d'un bateau, s'épuisait en
inutiles efforts pour découvrir la plus faible raie de lumière filtrant
à travers le joint d'un panneau. Il ne distinguait rien. Ce n'était pas
l'obscurité d'une cave, dans laquelle l'oeil parvient encore à discerner
quelque vague lueur: c'était le noir total, absolu, comparable seulement
à celui qui doit régner dans la tombe.

Combien d'heures s'écoulèrent ainsi? Serge Ladko estimait qu'on était
parvenu au milieu de la nuit, quand un vacarme, assourdi par la
distance, parvint jusqu'à lui. On courait, on piétinait. Puis le bruit
se rapprocha. De lourds colis étaient traînés directement au-dessus de
sa tête, et c'est à peine, il l'eût juré, si l'épaisseur d'une planche
le séparait des travailleurs inconnus.

Le bruit se rapprocha encore. On parlait maintenant à côté de lui, sans
doute derrière l'une des cloisons délimitant sa prison, mais, de ce
qu'on disait, il était impossible de deviner le sens.

Bientôt, d'ailleurs, le bruit s'apaisa, et de nouveau ce fut le silence
autour du malheureux pilote qu'environnait une ombre impénétrable.

Serge Ladko s'endormit



XI

AU POUVOIR D'UN ENNEMI


Après que Karl Dragoch et ses hommes eurent battu en retraite, les
vainqueurs étaient d'abord restés sur le lieu du combat, prêts à
s'opposer à un retour offensif, tandis que la charrette s'éloignait dans
la direction du Danube. Ce fut seulement quand le temps écoulé eut rendu
certain le départ définitif des forces de police que, sur un ordre de
son chef, la bande des malfaiteurs se mit en marche à son tour.

Ils eurent bientôt atteint le fleuve, qui coulait à moins de cinq cents
mètres. La charrette les y attendait, en face d'un chaland, dont on
apercevait la masse sombre à quelques mètres de la rive.

La distance était médiocre et les travailleurs nombreux. En peu
d'instants, le va-et-vient de deux bachots eut transporté à bord de ce
chaland le chargement de la voiture. Aussitôt, celle-ci s'éloigna et
disparut dans la nuit, tandis que la plupart des combattants de la
clairière se dispersaient à travers la campagne, après avoir reçu leur
part de butin. Du crime qui venait d'être commis, il ne subsistait plus
d'autre trace qu'un amoncellement de colis encombrant le pont de la
gabarre, à bord de laquelle ne s'étaient embarqués que huit hommes.

En réalité, la fameuse bande du Danube était exclusivement composée de
ces huit hommes. Quant aux autres, ils représentaient une faible partie
d'un personnel indéterminé de sous-ordres, dont telle ou telle fraction
était utilisée, selon la région exploitée: Ceux-ci demeuraient toujours
étrangers à l'exécution proprement dite des coups de main, et leur rôle,
limité aux fonctions de porteurs, de vedettes ou de gardes du corps, ne
commençait qu'au moment où il s'agissait d'évacuer vers le fleuve le
butin conquis.

Cette organisation était des plus habiles. Par ce moyen, la bande
disposait, sur tout le parcours du Danube, d'innombrables affiliés
dont bien peu se rendaient compte du genre d'opérations auxquelles ils
apportaient leur concours. Recrutés dans la classe la plus illettrée, de
véritables brutes en général, ils croyaient participer à de vulgaires
actes de contrebande et ne cherchaient pas à en savoir davantage. Jamais
ils n'avaient songé à établir le moindre rapprochement entre celui qui
commandait les expéditions auxquelles ils prenaient part et ce fameux
Ladko qui, tout en leur cachant son nom, semblait se complaire
étrangement à laisser une trace quelconque de son état civil sur chaque
théâtre de ses crimes.

Leur indifférence paraîtra moins surprenante, si l'on veut bien
considérer que ces crimes, commis sur tout le cours du Danube, étaient
éparpillés sur une immense étendue. L'émotion publique avait donc, entre
chacun d'eux, le temps de se calmer. C'est surtout dans les bureaux de
la police, où venaient se centraliser toutes les plaintes des régions
riveraines, que le nom de Ladko avait acquis sa triste célébrité. Dans
les villes, la classe bourgeoise, à cause des _manchettes_ ronflantes
des journaux, lui accordait encore un intérêt spécial. Mais pour la
masse du peuple, et, _a fortiori_, pour les paysans, il n'était qu'un
malfaiteur comme un autre, dont on a à souffrir une fois et qu'on ne
revoit plus ensuite.

Au contraire, les huit hommes restés à bord du chaland se connaissaient
tous entre eux et formaient une véritable bande. A l'aide de leur
bateau, ils montaient ou descendaient sans cesse le Danube. Que
l'occasion d'une profitable opération se présentât, ils s'arrêtaient,
recrutaient dans les environs le personnel nécessaire, puis, le butin
en sûreté dans leur cachette flottante, ils repartaient, en quête de
nouveaux exploits.

Quand le chaland était plein, ils gagnaient la mer Noire où un vapeur
à leur dévotion venait croiser au jour fixé. Transportées à bord de ce
vapeur, les richesses volées, et parfois acquises au prix d'un meurtre,
y devenaient brave et loyale cargaison, capable d'être échangée contre
de l'or, dans des contrées lointaines, au grand soleil des honnêtes
gens.

C'est exceptionnellement que la bande, la nuit précédente, avait fait
parler d'elle à si faible distance de son précédent méfait. Elle ne
commettait pas, d'ordinaire, une telle faute, qui, répétée, eût pu
donner l'éveil aux complices inconscients qu'elle embauchait dans le
pays. Mais, cette fois, son capitaine avait eu une raison particulière
de ne pas s'éloigner, et si cette raison n'était pas celle que lui avait
attribuée Karl Dragoch, en causant à Ulm avec Friedrich Ulhmann, la
personnalité du policier n'y était cependant pas étrangère.

Reconnu à Vienne par le chef de bande lui-même, alors accompagné de son
second, Titcha, il avait été, depuis cet instant, suivi à la piste, sans
le savoir, par une série d'affiliés locaux auxquels on n'avait dit que
l'essentiel, et le chaland s'était appliqué à ne précéder la barge que
de quelques kilomètres. Cet espionnage, des plus malaisés dans une
contrée souvent découverte et où abondaient en ce moment les gens de
police, avait été forcément intermittent, et le hasard avait voulu que
jamais Karl Dragoch et son hôte ne fussent aperçus en même temps. Rien
n'avait donc permis de supposer que la barge eût deux habitants, ni
d'admettre, par conséquent, la possibilité d'une erreur.

En instituant cette surveillance, le capitaine des bandits rêvait d'un
coup de maître. Supprimer le détective? Il n'y songeait pas. Pour le
moment tout au moins, il projetait seulement de s'en emparer, Karl
Dragoch en son pouvoir, il aurait ensuite la partie belle pour traiter
d'égal à égal, si jamais un sérieux danger le menaçait.

Pendant plusieurs jours, l'occasion de cet enlèvement ne s'était pas
présentée. Ou bien la barge s'arrêtait le soir à trop faible distance
d'un centre habité, ou bien on rencontrait dans son voisinage trop
immédiat quelques-uns des agents égrenés sur la rive et dont la qualité
ne pouvait échapper à un professionnel du crime.

Le matin du 29 août, enfin, les circonstances avaient paru favorables.
La tempête qui, la nuit précédente, avait protégé la bande pendant
qu'elle s'attaquait à la villa du comte Hagueneau, devait avoir plus ou
moins dispersé les policiers qui précédaient ou suivaient leur chef le
long du fleuve. Peut-être celui-ci serait-il momentanément seul et sans
défense. Il fallait en profiter.

Aussitôt la voiture chargée des dépouilles de la villa, Titcha avait été
dépêché avec deux des hommes les plus résolus. On a vu comment les trois
aventuriers s'étaient acquittés de leur mission, et comment le pilote
Serge Ladko était devenu leur prisonnier, au lieu et place du détective
Karl Dragoch.

Jusqu'ici, Titcha n'avait pu renseigner son capitaine sur l'heureuse
issue de sa mission que par les quelques mots brefs échangés dans la
clairière, au moment où l'escouade de police était survenue sur la
route. L'entretien serait nécessairement repris à ce sujet, mais, pour
l'instant, il ne pouvait en être question. Avant tout, il s'agissait de
faire disparaître et de mettre à l'abri les nombreux colis entassés
sur le pont, et c'est à quoi s'employèrent sans tarder les huit hommes
formant l'équipage de la gabarre.

Soit à bras, soit en les faisant glisser sur des plans inclinés, ces
colis furent d'abord introduits dans l'intérieur du bateau, premier
travail qui n'exigea que quelques minutes, puis on procéda à l'arrimage
définitif. Pour cela le plancher de la cale fut soulevé et laissa à
découvert une ouverture béante, à la place où l'on se fût légitimement
attendu a trouver l'eau du Danube. Une lanterne, descendue dans ce
deuxième compartiment, permit d'y distinguer un amoncellement d'objets
hétéroclites qui le remplissaient déjà en partie. Il restait assez de
place, cependant, pour que les dépouilles du comte Hagueneau pussent
être logées à leur tour dans l'introuvable cachette.

Merveilleusement truquée, en effet, était cette gabarre qui servait à
la fois de moyen de transport, d'habitation et de magasin inviolable.
Au-dessous du bateau visible, un autre plus petit s'appliquait, le
pont de celui-ci formant le fond de celui-là. Ce second bateau, d'une
profondeur de deux mètres environ, avait un déplacement tel, qu'il
fût capable de porter le premier et de le soulever d'un pied ou deux
au-dessus de la surface de l'eau. On avait remédié à cet inconvénient,
qui aurait, sans cela, dévoilé la supercherie, en chargeant le bateau
inférieur d'une quantité de lest suffisant à le noyer entièrement, de
telle sorte que le chaland supérieur gardât la ligne de flottaison qu'il
devait avoir à vide.

Vide, sa cale l'était toujours, les marchandises volées, qui allaient
s'entasser dans le double fond, y remplaçaient un poids correspondant de
lest, et l'aspect de l'extérieur n'était en rien modifié.

Par exemple cette gabarre, qui, lège, aurait dû normalement caler à
peine un pied, s'enfonçait dans l'eau de près de sept. Cela n'était
pas sans créer de réelles difficultés dans la navigation du Danube et
rendait nécessaire le concours d'un excellent pilote. Ce pilote, la
bande le possédait dans la personne de Yacoub Ogul, un israélite natif
lui aussi de Roustchouk. Très pratique du fleuve, Yacoub Ogul aurait
pu lutter avec Serge Ladko lui-même pour la parfaite connaissance des
passes, des chenals et des bancs de sable; d'une main sûre, il dirigeait
le chaland à travers les rapides semés de rochers que l'on rencontre
parfois sur son cours.

Quant à la police, elle pouvait examiner le bateau tant que cela lui
plairait. Elle pouvait en mesurer la hauteur intérieure et extérieure
sans trouver la plus petite différence. Elle pouvait sonder tout autour
sans rencontrer la cachette sous-marine, établie suffisamment en
retrait, et de lignes assez fuyantes pour qu'il fût impossible de
l'atteindre. Toutes ses investigations l'amèneraient uniquement à
constater que ce chaland était vide et que ce chaland vide enfonçait
dans l'eau de la quantité strictement suffisante pour équilibrer son
poids.

En ce qui concerne les papiers, les précautions n'étaient pas moins
bien prises. Dans tous les cas, soit qu'elle descendît le courant, soit
qu'elle le remontât, la gabarre, ou allait chercher des marchandises,
ou, marchandises débarquées, retournait à son port d'attache. Selon
le choix qui paraissait le meilleur, elle appartenait, tantôt à M.
Constantinesco, tantôt à M. Wenzel Meyer, tous deux commerçants, l'un de
Galatz, l'autre de Vienne. Les papiers, illustrés des cachets les plus
officiels, étaient à ce point en règle, que jamais personne n'avait
songé à les vérifier. L'eût-on fait, d'ailleurs, que l'on aurait
constaté l'existence d'un Constantinesco ou d'un Wenzel Meyer dans
l'une ou l'autre des deux villes indiquées. En réalité, le propriétaire
s'appelait Ivan Striga.

Le lecteur se rappellera peut-être que ce nom appartenait à un des
individus les moins recommandables de Roustchouk, qui, après s'être
vainement opposé au mariage de Serge Ladko et de Natcha Gregorevitch,
avait disparu ensuite de la ville. Sans qu'on entendît parler
positivement de lui, de mauvais bruits avaient alors couru sur son
compte, et la rumeur publique l'accusait de tous les crimes.

Pour une fois, la rumeur publique ne se trompait pas. Avec sept autres
misérables de son espèce, Ivan Striga avait, en effet, formé une bande
de véritables pirates, qui, depuis lors, écumait littéralement les deux
rives du Danube.

Avoir trouvé ainsi le chemin de la richesse facile, c'était quelque
chose; s'assurer la sécurité, c'était mieux encore. Dans ce but, au lieu
de cacher son nom et son visage, ainsi que l'aurait fait un malfaiteur
vulgaire, il s'était arrangé de manière, à ne pas être un anonyme pour
ses victimes. Bien, entendu, ce n'était pas son vrai nom qu'il leur
faisait connaître. Non, celui qu'il avait résolu de laisser deviner avec
une adroite imprudence, c'était celui de Serge Ladko.

S'abriter, afin d'échapper aux conséquences d'un forfait, derrière une
personnalité d'emprunt, c'est un stratagème assez commun, mais
Striga l'avait rénové par le choix intelligent du pseudonyme qu'il
s'attribuait.

Si le nom de Ladko n'était, ni plus ni moins qu'un autre, capable de
créer une confusion et, par suite, hors le cas de flagrant délit, de
détourner les soupçons au profit du coupable, il possédait quelques
avantages qui lui étaient propres.

En premier lieu, Serge Ladko n'était pas un mythe. Il existait, si le
coup de fusil qui l'avait salué à son départ de Roustchouk ne l'avait
pas abattu pour jamais. Bien que Striga se vantât volontiers d'avoir
supprimé son ennemi, la vérité est qu'il n'en savait rien. Peu
importait, d'ailleurs, au point de vue de l'enquête qui pouvait être
faite à Roustchouk. Si Ladko était mort, la police ne pourrait rien
comprendre aux accusations dont il serait l'objet. S'il était vivant,
elle trouverait un homme de chair et d'os, d'une honorabilité si bien
établie que l'enquête, selon toute vraisemblance, en resterait là. Sans
doute, on rechercherait alors ceux qui auraient la malchance d'être ses
homonymes. Mais, avant qu'on eût passé au crible tous les Ladkos du
monde, il coulerait de l'eau sous les ponts du Danube!

Que si, d'aventure, les soupçons, à force d'être dirigés dans la même
direction, finissaient par entamer la cuirasse d'honorabilité de Serge
Ladko, ce serait alors un résultat doublement heureux. Outre qu'il est
toujours agréable à un bandit de savoir qu'un autre est inquiété à sa
place, cette substitution lui devient plus agréable encore quand il a
voué à sa victime une haine mortelle.

Alors même que ces déductions eussent été déraisonnables, l'absence de
Serge Ladko, dont personne ne connaissait la patriotique mission, les
eût rendues logiques. Pourquoi le pilote était-il parti sans crier gare?
La section locale de la police du fleuve commençait précisément à se
poser cette question au moment où Karl Dragoch découvrait ce qu'il
croyait être la vérité, et, comme chacun sait, lorsque la police
commence à se poser des questions, il y a peu de chances qu'elle y
réponde avec bienveillance.

Ainsi, la situation était bien nette dans sa dramatique complication.
Une longue série de crimes que des maladresses voulues faisaient
toujours attribuer à un certain Ladko, de Roustchouk; le pilote du même
nom, vaguement, très vaguement encore soupçonné, à cause de son absence,
d'être le coupable, tandis qu'à des centaines de kilomètres un Ladko,
accusé par de plus sérieuses présomptions, était dépisté sous le
déguisement du pêcheur Ilia Brusch; et Striga, pendant ce temps,
reprenant, après chaque expédition, son état civil authentique, pour
circuler librement sur le Danube.

Toutefois, pour que sa sécurité ne fût pas menacée, la condition
essentielle était que l'on fit disparaître toute trace compromettante
dans le plus bref délai possible. C'est pourquoi, ce soir-là, le butin
nouvellement conquis fut, comme de coutume, rapidement déposé dans
l'introuvable cachette. C'est le bruit de cet arrimage que le véritable
Serge Ladko entendit dans son cachot pris aux dépens de cette même cale
sous-marine, au fond de laquelle nulle puissance humaine n'était capable
de le secourir. Puis, le parquet remis en place, les hommes remontèrent
sur le pont dont les panneaux furent refermés. La police pouvait venir
désormais.

Il était, à ce moment, près de trois heures du matin. L'équipage de la
gabarre, surmené par les fatigues de cette nuit et par celles de la nuit
précédente, aurait eu grand besoin de repos, mais il ne pouvait en être
question.

Striga, désireux de s'éloigner au plus vite du lieu de son dernier
crime, donna l'ordre de se mettre en route en profitant de l'aube
naissante, ordre qui fut exécuté sans un murmure, chacun comprenant la
force des raisons qui le dictaient.

Pendant qu'on s'occupait de ramener l'ancre à bord et de pousser
le chaland au milieu du fleuve, Striga s'enquit des péripéties de
l'expédition de la matinée.

«Ça a été tout seul, lui répondit Titcha. Le Dragoch a été pris au
premier coup de filet comme un simple brochet.

--Vous a-t-il vus?

--Je ne crois pas. Il avait autre chose à penser.

--Il ne s'est pas débattu?

--Il a essayé, la canaille. J'ai dû l'assommer à moitié pour le faire
tenir tranquille.

--Tu ne l'as pas tué, au moins? demanda vivement Striga.

--Que non pas! Étourdi tout au plus. J'en ai profité pour le ligotter
proprement. Mais je n'avais pas fini le paquetage que le colis respirait
comme père et mère.

--Et maintenant?

--Il est dans la cale. Dans le double fond, naturellement.

--Sait-il où on l'a transporté?

--Il faudrait alors qu'il soit rudement malin, déclara Titcha en riant
bruyamment. Tu dois bien penser que je n'ai oublié ni le bâillon, ni le
bandeau. On ne les a retirés que le particulier en cage. Là, il peut, si
ça lui convient, chanter des romances et admirer le paysage.

Striga sourit sans répondre. Titcha reprit:

---J'ai fait ce que tu as commandé, mais où cela nous mènera-t-il?

--Ne serait-ce qu'à désorganiser la brigade privée de son chef, répondit
Striga.

Titcha haussa les épaules.

--On en nommera un autre, dit-il.

--Possible, mais il ne vaudra peut-être pas celui que nous tenons. Dans
tous les cas, nous pourrons causer. Au besoin, nous le rendrions en
échange des passeports qui nous seraient nécessaires. Il est donc
essentiel de le garder vivant.

--Il l'est, affirma Titcha.

--A-t-on pensé à lui donner à manger?

--Diable!... fit Titcha en se grattant la tête. On l'a tout à fait
oublié. Mais douze heures d'abstinence n'ont jamais fait de mal à
personne, et je lui porterai son dîner dès que nous serons en marche ...
A moins que tu ne veuilles le lui porter toi-même, pour te rendre compte
par tes yeux?

--Non, dit vivement Striga. Je préfère qu'il ne me voie pas. Je le
connais et il ne me connaît pas. C'est un avantage que je ne veux pas
perdre.

--Tu pourrais mettre un masque.

--Ça ne prendrait pas avec Dragoch. Pas besoin qu'on lui montre son
visage. La taille, la carrure, le moindre détail lui suffît pour
reconnaître les gens.

--Alors, je suis frais, moi, qui suis obligé de lui porter sa pitance!

--Il faut bien que quelqu'un le fasse ... D'ailleurs, Dragoch n'est pas
bien dangereux actuellement, et, s'il le redevient jamais, c'est que
nous serons à l'abri.

--Amen!.. fit Titcha.

--Pour le moment, reprit Striga, on va le laisser dans sa boîte. Pas
trop longtemps, par exemple, sans quoi il finirait par mourir asphyxié.
On le remontera dans une cabine du pont quand nous aurons dépassé
Budapest, demain matin, après mon départ.

--Tu as donc l'intention de t'absenter? demanda Titcha.

--Oui, répondit Striga. Je quitterai le chaland de temps en temps afin
de recueillir des informations sur la rive. Je verrai ce qu'on dit de
notre dernière affaire et de la disparition de Dragoch.

--Et si tu te fais pincer? objecta Titcha.

--Pas de danger. Personne ne me connaît, et la police du fleuve doit
être dans le marasme. Pour les autres, j'aurai, s'il le faut, une
identité toute neuve.

--Laquelle?

--Celle du célèbre Ilia Brusch, pêcheur insigne et lauréat de la Ligue
Danubienne.

--Quelle idée!

--Excellente. J'ai le bateau d'Ilia Brusch. Je lui emprunterai sa peau,
à l'exemple de Karl Dragoch.

--Et si l'on te demande du poisson?

--J'en achèterai, s'il le faut, pour le revendre.

--Tu as réponse à tout.

--Parbleu!»

La conversation prit fin sur ce mot. Le chaland avait commencé a suivre
le fil du courant. Il soufflait une légère brise du Nord qui serait très
favorable quand, un peu au-dessus de Visegrad, le Danube, revenant sur
lui-même, suivrait la direction du Sud. Jusque-là, au contraire, cette
brise du Nord retardait singulièrement le bateau, et Striga, pressé de
s'éloigner du théâtre de ses exploits, donna l'ordre de border deux
longs avirons qui aideraient à gagner contre le vent.

Il fallut trois heures pour parcourir dix kilomètres et atteindre le
premier coude du fleuve, puis deux heures encore pour suivre la courbe
que dessine le Danube avant d'adopter franchement la direction du Sud.
Un peu en amont de Waitzen, on put enfin abandonner les avirons, et,
sous la poussée de la voile, la marche du bateau fut notablement
accélérée.

Vers onze heures on passa devant Saint-André où les deux charretiers
Kaiserlick et Vogel avaient prétendu se rendre au cours de la nuit
précédente. Il ne fut pas question de s'y arrêter, et le chaland
continua à dériver vers Budapest, encore distante de vingt-cinq à trente
kilomètres.

A mesure qu'on gagnait vers l'aval, l'aspect des rives devenait plus
sévère. Les îles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant
parfois entre elles que d'étroits canaux, interdits aux chalands, mais
suffisants pour la navigation de plaisance.

Dans cette partie du Danube, la batellerie commence à devenir assez
active. Il y a même de fréquents encombrements, car le cours du fleuve
est resserré entre les premières ramifications des Alpes Norriques et
les dernières ondulations des Karpathes. Quelquefois se produisent des
échouages ou des abordages, peu dommageables en somme, pour peu que
l'attention des pilotes soit un seul instant en défaut. En général,
le malheur se réduit à une perte de temps. Mais que de cris, que de
querelles, au moment de la collision!

Le chaland, dont Striga était le capitaine, devait être compté parmi
les mieux dirigés. De grande taille, puisque sa capacité dépassait deux
cents tonnes, le pont proprement dit en était recouvert d'une sorte de
superstructure, d'un spardeck, qui formait, à l'arrière, le toit du
rouf habité par le personnel. Un mâtereau à l'avant servait à hisser
le pavillon national, et, à la poupe, un gouvernail à large safran
permettait au pilote de maintenir le bateau en bonne direction.

A mesure qu'on descendait le courant, l'animation du fleuve allait
croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cités.
Des embarcations légères, à vapeur ou à voiles, chargées de promeneurs
ou de touristes, se glissaient entre les îles. Bientôt, dans le
lointain, la fumée de cheminées d'usines empâta l'horizon, annonçant les
faubourgs de Budapest.

A ce moment, il se produisit un fait singulier. Sur un signe de Striga,
Titcha pénétra dans le rouf de l'arrière, avec un de ses compagnons de
l'équipage. Les deux hommes en ressortirent bientôt. Ils escortaient
une femme d'une taille élancée, mais dont il était malaisé de voir les
traits à demi cachés par un bâillon. Les mains liées derrière le dos,
cette femme marchait entre ses deux gardiens, sans essayer d'une
résistance dont l'expérience lui avait sans doute démontré l'inutilité.
Docilement, elle descendit dans la cale par l'échelle du grand panneau,
puis dans un compartiment du double fond dont la trappe fut refermée sur
elle. Cela fait, Titcha et son compagnon reprirent leurs occupations,
comme si de rien n'était.

Vers trois heures de l'après-midi, le chaland s'engagea entre les quais
de la capitale de la Hongrie. A droite, c'était Buda, l'ancienne ville
turque; à gauche, Pest, la ville moderne. A cette époque, Buda était,
plus qu'elle ne l'est restée de nos jours, une de ces vieilles et
pittoresques cités que le progrès égalitaire tend à faire disparaître.
Par contre, Pest, si son importance était déjà considérable, n'avait pas
encore atteint le prodigieux développement qui a fait d'elle la plus
importante et la plus belle métropole de l'Europe orientale.

Sur les deux rives, et notamment sur la rive gauche, se succédaient
les maisons à arcades et à terrasses, que dominaient les clochers des
églises dorés par les rayons du soleil, et la longue enfilade des quais
ne manquait ni de noblesse ni de grandeur.

Le personnel du chaland n'accordait pas son attention à ce spectacle
enchanteur. La traversée de Budapest pouvant ménager de désagréables
surprises à des gens si sujets à caution, l'équipage n'avait d'yeux que
pour le fleuve où se croisaient de nombreuses embarcations. Ce prudent
souci permit à Striga de distinguer en temps voulu, au milieu des
autres, un bateau conduit par quatre hommes, qui se dirigeait en droite
ligne vers le chaland. Ayant reconnu un canot de la police fluviale, il
avertit d'un coup d'oeil Titcha, qui, sans autre explication, s'affala
par le panneau dans la cale.

Striga ne s'était pas trompé. En quelques minutes, ce canot eut rallié
la gabarre. Deux hommes montèrent à bord.

«Le patron? demanda l'un des nouveaux arrivants.

--C'est moi, répondit Striga en faisant un pas en avant de ses
compagnons.

--Votre nom?

--Ivan Striga.

--Votre nationalité?

--Bulgare.

--D'où vient cette gabarre?

--De Vienne.

--Où va-t-elle?

--A Galatz.

--Son propriétaire?

--M. Constantinesco, de Galatz.

--Chargement?

--Néant. Nous retournons à vide.

--Vos papiers?

--Les voici, dit Striga, en offrant au questionneur les documents
demandés.

--C'est bon, approuva celui-ci, qui les restitua après un examen
consciencieux. Nous allons jeter un coup d'oeil dans votre cale.

--A votre aise, concéda Striga. Je vous ferai toutefois remarquer que
c'est la quatrième visite que nous subissons depuis notre départ de
Vienne. Ce n'est pas agréable.»

Le policier, déclinant du geste toute responsabilité personnelle dans
les ordres dont il n'était que l'exécuteur, descendit sans répondre par
le panneau. Arrivé au bas de l'échelle, il s'avança de quelques pas dans
la cale dont son regard fit le tour, puis il remonta. Rien n'était venu
l'avertir que sous ses pieds gisaient deux créatures humaines, un homme,
d'un côté, une femme de l'autre, toutes deux réduites à l'impuissance
et hors d'état de demander du secours. La visite ne pouvait être plus
consciencieuse ni plus longue. Le chaland étant complètement vide, il
n'y avait pas lieu de s'enquérir de la provenance de son chargement, ce
qui simplifiait beaucoup les choses.

Le policier reparut donc au jour, et, sans poser d'autres questions,
regagna son canot, qui s'éloigna vers de nouvelles perquisitions, tandis
que la gabarre continuait lentement sa route vers l'aval.

Quand les dernières maisons de Budapest eurent été laissées en arrière,
le moment parut venu de s'occuper de la prisonnière de la cale. Titcha
et son compagnon disparurent dans l'intérieur, pour en ressortir
bientôt, escortant cette même femme qui y avait été incarcérée quelques
heures plus tôt, et qui fut réintégrée dans le rouf. Des autres hommes
de l'équipage, nul ne sembla prêter la moindre attention à cet incident.

On ne fit halte qu'à la nuit, entre les bourgs d'Ercsin et d'Adony, à
plus de trente kilomètres au-dessous de Budapest, et l'on repartit le
lendemain dès l'aube. Au cours de cette journée du 31 août, la dérive
fut interrompue par quelques arrêts, pendant lesquels Striga quitta le
bord, en utilisant la barge, conquise, à ce qu'il pensait, sur Karl
Dragoch. Loin de se cacher, il accostait dans les villages, se
présentait aux habitants comme étant ce fameux lauréat de la Ligue
Danubienne, dont la renommée n'avait pu manquer de parvenir jusqu'à eux,
et engageait des conversations qu'il aiguillait adroitement sur les
sujets qui lui tenaient au coeur.

Très maigre fut sa récolte de renseignements. Le nom d'Ilia Brusch ne
paraissait pas être populaire dans cette région. Sans doute, à Mohacs,
Apatin, Neusatz, Semlin ou Belgrade, qui sont des villes importantes, il
en serait autrement. Mais Striga n'avait pas l'intention de s'y risquer
et il comptait bien se borner à prendre langue dans des villages, où la
police exerçait nécessairement une surveillance moins effective. Par
malheur, les paysans ignoraient généralement le concours de Sigmaringen
et se montraient très rebelles aux interviews. D'ailleurs, ils ne
savaient rien. Ils ignoraient Karl Dragoch plus encore qu'Ilia Brusch,
et Striga déploya en vain tous les raffinements de sa diplomatie.

Ainsi que cela avait été convenu la veille, c'est pendant une des
absences de Striga que Serge Ladko fut remonté au jour et transporté
dans une petite cabine dont la porte fut soigneusement verrouillée.
Précaution peut-être exagérée, tout mouvement étant interdit au
prisonnier étroitement ligotté.

Les journées du 1er au 6 septembre s'écoulèrent paisiblement. Poussé à
la fois par le courant et par un vent favorable, le chaland continuait
à dériver, à raison d'une soixantaine de kilomètres par vingt-quatre
heures. La distance parcourue aurait même été sensiblement plus grande
sans les arrêts que rendaient nécessaires les absences de Striga.

Si les excursions de celui-ci étaient toujours aussi stériles au point
de vue spécial des renseignements, une fois, du moins, il réussit,
en utilisant ses talents professionnels,. à les rendre profitables à
d'autres égards.

Ceci se passait le 5 septembre. Ce jour-là, le chaland étant venu
mouiller à la nuit en face d'un petit bourg du nom de Szuszek, Striga
descendit à terre comme de coutume. La soirée était avancée. Les
paysans, qui se couchent d'ordinaire avec le soleil, ayant pour la
plupart réintégré leurs demeures, il déambulait solitairement, quand il
avisa une maison d'apparence assez cossue, dont le propriétaire, plein
de confiance dans la probité publique, avait laissé la porte ouverte, en
s'absentant pour quelque course dans le voisinage.

Sans hésiter, Striga s'introduisit dans cette maison, qui se trouva
être un magasin de détail, ainsi que l'existence d'un comptoir le
lui démontra. Prendre dans le tiroir de ce comptoir la recette de la
journée, cela ne demanda qu'un instant. Puis, non content de cette
modeste rapine, il eut tôt fait de découvrir dans le corps inférieur
d'un bahut, dont l'effraction ne fut qu'un jeu pour lui, un sac
rondelet, qui rendit au toucher un son métallique de bon augure.

Ainsi nanti, Striga s'empressa de regagner son chaland, qui, l'aube
venue, était déjà loin.

Telle fut la seule aventure du voyage.

A bord, Striga avait d'autres occupations. De temps à autre, il
disparaissait dans le rouf, et s'introduisait dans une cabine située en
face de celle où l'on avait déposé Serge Ladko. Parfois, sa visite ne
durait que quelques minutes, parfois elle se prolongeait davantage. Il
n'était pas rare, dans ce dernier cas, qu'on entendit jusque sur le pont
l'écho d'une violente discussion, où l'on discernait une voix de femme
répondant avec calme à un homme en fureur. Le résultat était alors
toujours le même: indifférence générale de l'équipage et sortie
furibonde de Striga, qui s'empressait de quitter le bord pour calmer ses
nerfs irrités.

C'est principalement sur la rive droite qu'il poursuivait ses
investigations. Rares, en effet, sont les bourgs et les villages de
la rive gauche au delà de laquelle s'étend à perte de vue l'immense
puzsta..

Cette puzsta, c'est la plaine hongroise par excellence, que limitent,
à près de cent lieues, les montagnes de la Transylvanie. Les lignes
de chemins de fer qui la desservent traversent une infinie étendue de
landes désertes, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le
gibier aquatique. Cette puzsta, c'est la table toujours généreusement
servie pour d'innombrables convives à quatre pattes, ces milliers et ces
milliers de ruminants qui constituent l'une des principales richesses du
royaume de Hongrie. A peine, s'il s'y rencontre quelques champs de blé
ou de maïs.

La largeur du fleuve est devenue considérable alors, et de nombreux
îlots ou îles en divisent le cours. Telles de ces dernières sont de
grande étendue et laissent de chaque côté deux bras où le courant
acquiert une certaine rapidité.

Ces îles ne sont point, fertiles. A leur surface ne poussent que des
bouleaux, des trembles, des saules, au milieu du limon déposé par les
inondations qui sont fréquentes. Cependant on y récolte du foin en
abondance, et les barques, chargées jusqu'au plat bord, le charrient aux
fermes ou aux bourgades de la rive.

Le 6 septembre, le chaland mouilla à la tombée de la nuit. Striga était
absent à ce moment. S'il n'avait voulu se risquer, ni à Neusatz, ni à
Peterwardein qui lui fait face, l'importance relative de ces villes
pouvant être une cause de dangers, il s'était du moins arrêté, afin d'y
continuer son enquête, au bourg de Karlovitz, situé une vingtaine de
kilomètres en aval. Sur son ordre, le chaland n'avait fait halte que
deux ou trois lieues plus bas, pour attendre son capitaine, qui le
rejoindrait en s'aidant du courant.

Vers neuf heures du soir, celui-ci n'en était plus fort éloigné. Il
ne se pressait pas. Laissant fuir la barge au gré du courant, il
s'abandonnait à des pensées en somme assez riantes. Son stratagème avait
pleinement réussi. Personne ne l'avait suspecté et rien ne s'était
opposé à ce qu'il se renseignât librement. A vrai dire, de
renseignements, il n'en avait guère récolté. Mais cette ignorance
publique, qui confinait à l'indifférence, était, en somme, un symptôme
favorable. Bien certainement, dans cette région, on n'avait que très
vaguement entendu parler de la bande du Danube, et l'on ignorait jusqu'à
l'existence de Karl Dragoch, dont la disparition ne pouvait, par suite,
causer d'émotion.

D'un autre côté, que ce fût à cause de la suppression de son chef ou en
raison de la pauvreté de la région traversée, la vigilance de la police
paraissait grandement diminuée. Depuis plusieurs jours, Striga n'avait
aperçu personne qui eût la tournure d'un agent, et nul ne parlait de la
surveillance fluviale si active deux ou trois cent kilomètres en amont.

Il y avait donc toutes chances pour que le chaland arrivât heureusement
au terme de son voyage, c'est-à-dire à la mer Noire, où son chargement
serait transporté à bord du vapeur accoutumé. Demain, on serait au delà
de Semlin et de Belgrade. Il suffirait ensuite de longer de préférence
la rive serbe pour se mettre à l'abri de toute fâcheuse surprise. La
Serbie devait être, en effet, plus ou moins désorganisée par la guerre
qu'elle soutenait contre la Turquie et il n'y avait pas apparence que
les autorités riveraines perdissent leur temps à s'occuper d'une gabarre
descendant à vide le cours du fleuve.

Qui sait? Ce serait peut-être le dernier voyage de Striga. Peut-être
se retirerait-il au loin, après fortune faite, riche, considéré--et
heureux, songeait-il, en pensant à la prisonnière enfermée dans la
gabarre.

Il en était là de ses réflexions quand ses yeux tombèrent sur les
coffres symétriques dont les couvercles avaient si longtemps servi de
couchettes à Karl Dragoch et à son hôte, et tout à coup cette pensée lui
vint que, depuis huit jours qu'il était maître de la barge, il n'avait
pas songé à en explorer le contenu. Il était grand temps de réparer cet
inconcevable oubli.

En premier lieu, il s'attaqua au coffre de tribord qu'il fractura en
un tour de main. Il n'y trouva que des piles de linge et de vêtements
rangés en bon ordre. Striga, qui n'avait que faire de cette défroque,
referma le coffre et s'attaqua au suivant.

Le contenu de celui-ci n'était pas fort différent du précédent, et
Striga désappointé allait y renoncer, quand il découvrit dans un des
coins un objet plus intéressant. Si les articles d'habillement ne
pouvaient rien lui apprendre, il n'en serait peut-être pas de même de ce
gros portefeuille qui, selon toute vraisemblance, devait contenir
des papiers. Or, les papiers ont beau être muets, rien n'égale, dans
certains cas, leur éloquence.

Striga ouvrit ce portefeuille, et, conformément à son espoir, il s'en
échappa de nombreux documents, dont il entreprit le patient examen. Les
quittances, les lettres défilèrent, toutes au nom d'Ilia Brusch, puis
ses yeux, agrandis par la surprise, s'arrêtèrent sur le portrait qui,
déjà, avait éveillé les soupçons de Karl Dragoch.

D'abord Striga ne comprit pas. Qu'il y eût dans cette barge des papiers
au nom d'Ilia Brusch, et qu'il n'y en eût aucun au nom du policier,
c'était déjà passablement étonnant. Toutefois, l'explication de cette
anomalie pouvait être des plus naturelles. Peut-être Karl Dragoch, au
lieu de doubler le lauréat de la Ligue Danubienne, comme Striga l'avait
cru jusqu'ici, avait-il emprunté à l'amiable la personnalité du pêcheur,
et peut-être, dans ce cas, avait-il conservé, d'un commun accord avec
le véritable Ilia Brusch, les documents nécessaires pour justifier au
besoin de son identité. Mais pourquoi ce nom de Ladko, ce nom dont, avec
une habileté diabolique, Striga signait tous ses crimes? Et que venait
faire là ce portrait d'une femme, à laquelle celui-ci n'avait jamais
renoncé malgré l'échec de ses précédentes tentatives? Quel était donc
le légitime propriétaire de cette barge pour avoir en sa possession
un document si intime et si singulier? A qui appartenait-elle en
définitive, à Karl Dragoch, à Ilia Brusch ou à Serge Ladko, et lequel
de ces trois hommes, dont deux l'intéressaient à un si haut point,
tenait-il prisonnier en fin de compte dans le chaland? Le dernier, il
proclamait, cependant, l'avoir tué, le soir où, d'un coup de feu,
il avait abattu l'un des deux hommes de ce canot qui s'éloignait
furtivement de Roustchouk. Vraiment, s'il avait mal visé alors, il
aimerait encore mieux, plutôt que le policier, tenir entre ses mains le
pilote, qu'il ne manquerait pas une seconde fois, dans ce cas. Celui-là,
il ne serait pas question de le garder comme otage. Une pierre au
cou ferait l'affaire, et, débarrassé ainsi d'un ennemi mortel, il
supprimerait en même temps le principal obstacle à des projets dont il
poursuivait âprement la réalisation.

Impatient d'être fixé, Striga, gardant par devers lui le portrait
qu'il venait de découvrir, saisit la godille et pressa la marche de
l'embarcation.

Bientôt la masse de la gabarre apparut dans la nuit. Il accosta
rapidement, sauta sur le pont, et, se dirigeant vers la cabine faisant
face à celle qu'il visitait d'ordinaire, introduisit la clef dans la
serrure.

Moins avancé que son geôlier, Serge Ladko n'avait même pas le choix
entre plusieurs explications de son aventure. Le mystère lui en
paraissait toujours aussi impénétrable, et il avait renoncé à imaginer
des conjectures sur les motifs que l'on pouvait avoir de le séquestrer.

Quand, après un fiévreux sommeil, il s'était réveillé au fond de son
cachot, la première sensation qu'il éprouva fut celle de la faim. Plus
de vingt-quatre heures s'étaient alors écoulées depuis son dernier
repas, et la nature ne perd jamais ses droits, quelle que soit la
violence de nos émotions.

Il patienta d'abord, puis, la sensation devenant de plus en plus
impérieuse, il perdit le beau calme qui l'avait soutenu jusque-là.
Allait-on le laisser mourir d'inanition? Il appela. Personne ne
répondit. Il appela plus fort. Même résultat. Il s'égosilla enfin en
hurlements furieux, sans obtenir plus de succès.

Exaspéré, il s'efforça de briser ses liens. Mais ceux-ci étaient solides
et c'est en vain qu'il se roula sur le parquet en tendant ses muscles à
les rompre.

Dans un de ces mouvements convulsifs, son visage heurta un objet
déposé près de lui. Le besoin affine les sens. Serge Ladko reconnut
immédiatement du pain et un morceau de lard qu'on avait sans doute mis
là pendant son sommeil. Profiter de cette attention de ses geôliers
n'était pas des plus faciles, dans la situation où il se trouvait. Mais
la nécessité rend industrieux, et, après plusieurs essais infructueux,
il réussit à se passer du secours de ses mains.

Sa faim satisfaite, les heures coulèrent lentes et monotones. Dans le
silence, un murmure, un frissonnement, semblable à celui des feuilles
agitées par une brise légère, venait frapper son oreille. Le bateau qui
le portait était évidemment en marche et fendait, comme un coin, l'eau
du fleuve.

Combien d'heures s'étaient-elles succédé, quand une trappe fut soulevée
au-dessus de lui? Suspendue au bout d'une ficelle, une ration semblable
à celle qu'il avait découverte à son premier réveil, oscilla dans
l'ouverture qu'éclairait une lumière incertaine et vint se poser à sa
portée.

Des heures coulèrent encore, puis la trappe s'ouvrit de nouveau. Un
homme descendit, s'approcha du corps inerte, et Serge Ladko, pour la
seconde fois, sentit qu'on lui recouvrait la bouche d'un large bâillon.
C'est donc qu'on avait peur de ses cris et qu'il passait à proximité
d'un secours? Sans doute, car, l'homme à peine remonté, le prisonnier
entendit que l'on marchait sur le plafond de son cachot. Il voulut
appeler ... aucun son ne sortit de ses lèvres ... Le bruit de pas cessa.

Le secours devait être déjà loin, quand, peu d'instants plus tard, on
revint, sans plus d'explications, supprimer son bâillon. Si on lui
permettait d'appeler, c'est que cela n'offrait plus de danger. Dès lors,
à quoi bon?

Après le troisième repas, identique aux deux premiers, l'attente fut
plus longue. C'était la nuit sans doute. Serge Ladko calculait que sa
captivité remontait environ à quarante-huit heures, lorsque, par la
trappe de nouveau ouverte, on insinua une échelle, à l'aide de laquelle
quatre hommes descendirent au fond du cachot.

Ces quatre hommes, Serge Ladko n'eut pas le temps de distinguer leurs
traits. Rapidement, un bâillon était encore appliqué sur sa bouche, un
bandeau sur ses yeux, et, redevenu colis aveugle et muet, il était comme
la première fois transporté de mains en mains.

Aux heurts qu'il subit, il reconnut l'ouverture étroite--la trappe,
il le comprenait--qu'il avait déjà franchie et qu'il franchissait
maintenant en sens inverse. L'échelle qui avait meurtri ses reins
pendant la descente, les meurtrit également, tandis qu'on le remontait.
Un bref trajet horizontal suivit, puis, brutalement jeté sur le parquet,
il sentit qu'on lui enlevait comme auparavant bandeau et bâillon. Il
ouvrait à peine les yeux, qu'une porte se refermait avec bruit.

Serge Ladko regarda autour de lui. S'il n'avait fait que changer de
prison, celle-ci était infiniment supérieure à la précédente. Par une
petite fenêtre, le jour entrait à flots, lui permettant d'apercevoir,
déposée auprès de lui, sa pitance ordinaire qu'il avait été contraint
jusqu'ici de chercher à tâtons. La lumière du soleil lui rendait le
courage et sa situation lui apparaissait moins désespérée. Derrière
cette fenêtre, c'était la liberté. Il s'agissait de la conquérir.

Longtemps il désespéra d'en trouver le moyen, quand enfin, en parcourant
pour la millième fois du regard la cabine exiguë qui lui servait de
prison, il découvrit, appliquée contre la paroi, une sorte de ferrure
plate qui, sortie du plancher et s'élevant verticalement jusqu'au
plafond, servait probablement à relier entre eux les madriers du bordé.
Cette ferrure formait saillie, et, bien qu'elle ne présentât aucun angle
tranchant, il n'était peut-être pas impossible de s'en servir pour user
ses liens, sinon pour les couper. Difficile à coup sûr, l'entreprise
méritait tout au moins d'être tentée.

Ayant réussi avec beaucoup de peine à ramper jusqu'à ce morceau de fer,
Serge Ladko commença aussitôt à limer contre lui la corde qui retenait
ses mains. L'immobilité presque totale que ses entraves lui imposaient
rendait ce travail extrêmement pénible, et le va-et-vient des bras, ne
pouvant être obtenu que par une série de contractions de tout le corps,
restait forcément contenu dans d'étroites limites. Outre que la besogne
avançait lentement ainsi, elle était en même temps véritablement
exténuante, et, toutes les cinq minutes, le pilote était contraint de
prendre du repos. Deux fois par jour, aux heures des repas, il lui
fallait s'interrompre. C'était toujours le même geôlier qui venait lui
apporter sa nourriture et, bien que celui-ci dissimulât son visage sous
un masque de toile, Serge Ladko le reconnaissait sans hésitation à ses
cheveux gris et à la remarquable largeur de ses épaules. D'ailleurs,
bien qu'il n'en pût discerner les traits, l'aspect de cet homme lui
donnait l'impression de quelque chose de déjà vu. Sans qu'il lui fût
possible de rien préciser, cette carrure puissante, cette démarche
lourde, ces cheveux grisonnants que l'on distinguait au-dessus du masque
de toile, ne lui semblaient pas inconnus.

Les rations lui étaient servies à heure fixe, et jamais, hors de ces
instants, on ne pénétrait dans sa prison. Rien n'en aurait même troublé
le silence, si, de temps à autre, il n'avait entendu une porte s'ouvrir
en face de la sienne. Presque toujours, le bruit de deux voix, celle
d'un homme et celle d'une femme, parvenait ensuite jusqu'à lui. Serge
Ladko tendait alors l'oreille, et, interrompant son patient travail, il
cherchait à mieux discerner ces voix qui remuaient en lui des sensations
vagues et profondes.

En dehors de ces incidents, le prisonnier mangeait d'abord, dès le
départ de son geôlier, puis il se remettait obstinément à l'oeuvre.

Cinq jours s'étaient écoulés depuis qu'il l'avait commencée, et il en
était encore à se demander s'il faisait ou non quelques progrès, quand,
à la tombée de la nuit, le soir du 6 septembre, le lien qui encerclait
ses poignets se brisa tout à coup.

Le pilote dut refouler le cri de joie qui allait lui échapper. On
ouvrait sa porte. Le même homme que chaque jour entrait dans sa cellule
et déposait près de lui le repas habituel.

Dès qu'il se retrouva seul, Serge Ladko voulut mouvoir ses membres
libérés. Il lui fut d'abord impossible d'y parvenir. Immobilisés pendant
toute une longue semaine, ses mains et ses bras étaient comme frappés de
paralysie. Peu à peu, cependant, le mouvement leur revint et augmenta
graduellement d'amplitude. Après une heure d'efforts, il put exécuter
des gestes encore maladroits et délivrer ses jambes à leur tour.

Il était libre. Du moins il avait fait le premier pas vers la liberté.
Le second, ce serait de franchir cette fenêtre qu'il était en son
pouvoir d'atteindre maintenant, et par laquelle il apercevait l'eau du
Danube, sinon la rive invisible dans l'obscurité. Les circonstances
étaient favorables. Il faisait dehors un noir d'encre. Bien malin qui le
rattraperait par cette nuit sans lune, où l'on ne voyait rien à dix pas.
D'ailleurs, on ne reviendrait plus dans sa cellule que le lendemain.
Quand on s'apercevrait de son évasion, il serait loin.

Une grave difficulté, plus qu'une difficulté, une impossibilité
matérielle l'arrêta à la première tentative. Assez large pour un
adolescent souple et svelte, la fenêtre était trop étroite pour
livrer passage à un homme dans la force de l'âge et doué d'une aussi
respectable carrure que Serge Ladko. Celui-ci, après s'être épuisé en
vain, dut reconnaître que l'obstacle était infranchissable et se laissa
retomber tout haletant dans sa prison.

Etait-il donc condamné à n'en plus sortir? Un long moment, il contempla
le carré de nuit dessiné par l'implacable fenêtre, puis, décidé à
de nouveaux efforts, il se dépouilla de ses vêtements et, d'un élan
furieux, se lança dans l'ouverture béante, résolu à la franchir coûte
que coûte.

Son sang coula, ses os craquèrent, mais une épaule d'abord, un bras
ensuite passèrent, et le montant de la fenêtre vint buter contre sa
hanche gauche. Malheureusement l'épaule droite avait buté, elle aussi,
de telle sorte que tout effort supplémentaire serait évidemment inutile.

Une partie du corps à l'air libre et surplombant le courant, l'autre
partie demeurée prisonnière, ses côtes écrasées par la pression, Serge
Ladko ne tarda pas à trouver la position intenable. Puisque s'enfuir
ainsi était impraticable, il fallait aviser à d'autres moyens.
Peut-être, pourrait-il arracher l'un des montants de la fenêtre et
agrandir ainsi l'infranchissable ouverture.

Mais, pour cela, il était nécessaire de réintégrer la prison, et Ladko
fut obligé de reconnaître l'impossibilité de ce retour en arrière. Il ne
lui était permis ni d'avancer, ni de reculer, et, à moins d'appeler à
son aide, il était irrémédiablement condamné à rester dans sa cruelle
position.

C'est en vain qu'il se débattit. Tout fut inutile. Il s'était lui-même
pris au piège par la violence de son élan.

Serge Ladko reprenait haleine, quand un bruit insolite le fit
tressaillir. Un nouveau danger se révélait, menaçant. Fait qui ne
s'était jamais produit à pareille heure depuis qu'il occupait cette
prison, on s'arrêtait à sa porte, une clef cherchait en tâtonnant le
trou de la serrure, s'y introduisait enfin...

Soulevé par le désespoir, le pilote raidit tous ses muscles dans un
effort surhumain...

Au dehors, cependant, la clef tournait dans la serrure... entraînait le
pène avec elle ... lui faisait faire un premier pas hors de la gâche...



XII

AU NOM DE LA LOI


Striga, la porte ouverte, s'arrêta hésitant sur le seuil. Une obscurité
profonde emplissait la cellule. Il ne distinguait rien, si ce n'est
un carré d'ombre plus claire vaguement découpé par l'ouverture de la
fenêtre. Dans un coin, quelque part, gisait le prisonnier. On ne pouvait
l'apercevoir.

«Titcha! appela Striga d'une voix impatiente, de la lumière!»

Titcha s'empressa d'apporter une lanterne dont la tremblante lueur,
soudainement projetée, parut illuminer la pièce. Les deux hommes,
l'ayant parcourue d'un rapide coup d'oeil, échangèrent un regard
troublé. La cabine était vide. Sur le parquet, des liens rompus, des
vêtements jetés à la volée: du prisonnier, nulle autre trace.

«M'expliqueras-tu?... commença Striga.

Avant de répondre, Titcha alla jusqu'à la fenêtre, et passa le doigt sur
l'un des montants.

--Envolé, dit-il, en montrant son doigt rouge.

--Envolé!... répéta Striga, qui proféra un juron.

--Mais pas depuis longtemps, continua Titcha. Le sang est encore frais.
D'ailleurs, il n'y a pas plus de deux heures que je lui ai apporté sa
ration.

--Et tu n'as rien vu d'anormal à ce moment?

--Absolument rien. Je l'ai laissé ficelé comme un saucisson.

--Imbécile! gronda Striga!

Titcha, ouvrant les bras, exprima clairement par ce geste qu'il ignorait
comment l'évasion avait pu s'accomplir et qu'il en déclinait, dans tous
les cas, la responsabilité. Striga n'accepta pas cette commode défaite.

--Oui, imbécile, répéta-t-il d'une voix furieuse en arrachant des mains
de son compagnon la lanterne qu'il promena sur le pourtour de la cabine.
Il fallait visiter ton prisonnier et ne pas te fier aux apparences....
Tiens! regarde ce morceau de fer poli par le frottement. C'est là qu'il
a usé la corde qui retenait ses mains.... Il a dû y mettre des jours et
des jours.... Et tu ne t'es aperçu de rien!... On n'est pas stupide à ce
point-là!

--Ah ça, mais, quand tu auras fini!... répliqua Titcha qui sentait la
colère le gagner à son tour. Est-ce que tu me prends pour ton chien?...
Après tout, puisque tu tenais tant à boucler le Dragoch, il fallait le
garder toi-même.

--J'aurais mieux fait, approuva Striga. Mais, d'abord, est-ce bien
Dragoch que nous tenions?

--Qui veux-tu que ce soit?

--Le sais-je?... Je suis en droit de m'attendre à tout, en voyant la
manière dont tu t'acquittes d'une mission. L'as-tu reconnu, quand tu
l'as pris?

--Je ne peux pas dire que je l'aie reconnu, confessa Titcha, vu qu'il
tournait le dos....

--Là!..

--Mais j'ai parfaitement reconnu le bateau. C'est bien celui que tu m'as
montré à Vienne. Ça, par exemple, j'en suis sûr.

--Le bateau!.. Le bateau!.. Enfin, comment était-il, ton prisonnier?
Etait-il grand?

Serge Ladko et Ivan Striga avaient en réalité une taille sensiblement
égale. Mais un homme couché paraît, on ne l'ignore pas, beaucoup plus
grand qu'un homme debout, et Titcha n'avait guère vu le pilote qu'étendu
sur le parquet de sa prison. C'est donc de la meilleure foi du monde
qu'il répondit:

--La tête de plus que toi.

--Ce n'est pas Dragoch!.. murmura Striga, qui se savait d'une stature
plus élevée que le détective.

Il réfléchit quelques instants, puis demanda:

--Le prisonnier ressemblait-il à quelqu'un de ta connaissance?

--De ma connaissance? protesta Titcha. Jamais de la vie!

--. Par exemple, il ne ressemblerait pas... à Ladko?

--En voilà une idée! s'écria Titcha. Pourquoi diable veux-tu que Dragoch
ressemble à Ladko?

--Et si notre prisonnier n'était pas Dragoch?

--Il ne serait pas davantage Ladko, que je connais assez, parbleu, pour
ne pas m'y tromper.

--Réponds toujours à ma question, insista Striga. Lui ressemblait-il?

--Tu rêves, protesta Titcha. D'abord, le prisonnier n'avait pas de
barbe, et Ladko en a.

--Ça se coupe, la barbe, fit observer Striga.

--Je ne dis pas non... Et puis, le prisonnier avait des lunettes.

Striga haussa les épaules.

--Etait-il brun ou blond? demanda-t-il.

--Brun, répondit Titcha avec conviction.

--Tu en es sûr?

--Sûr.

--Ce n'est pas Ladko!.. murmura de nouveau Striga. Ce serait donc Ilia
Brusch..

--Quel Ilia Brusch?

--Le pêcheur.

--Bah!.. fit Titcha abasourdi. Mais alors, si le prisonnier n'était ni
Ladko, ni Karl Dragoch, peu importe qu'il ait pris la clef des champs.

Striga, sans répondre, s'approcha à son tour de la fenêtre. Après
avoir examiné les traces de sang, il se pencha au dehors et s'efforça
vainement de percer les ténèbres.

--Depuis combien de temps est-il parti?., se demandait-il à demi-voix.

--Pas plus de deux heures, dit Titcha.

--S'il court depuis deux heures, il doit être loin! s'écria Striga, qui
maîtrisait, avec peine sa colère.

Après un instant de réflexion, il ajouta:

--Rien à faire pour le moment. La nuit est trop noire. Puisque l'oiseau
est envolé, bon voyage. Quant à nous, nous nous mettrons en route un
peu avant l'aube, de manière à être le plus tôt possible au delà de
Belgrade.»

Il resta un instant songeur, puis, sans rien ajouter, il quitta la
cabine pour entrer dans celle qui lui faisait face. Titcha prêta
l'oreille. D'abord, il n'entendit rien; mais bientôt, à travers la porte
fermée, arrivèrent jusqu'à lui des éclats de voix dont le diapason
montait progressivement. Haussant les épaules avec dédain, Titcha
s'éloigna et regagna son lit.

C'est à tort que Striga avait jugé inutile de se livrer à des recherches
immédiates. Ces recherches n'eussent peut-être pas été vaines, car le
fugitif n'était pas loin.

En entendant le bruit de la clef tournant dans la serrure, Serge Ladko,
d'un effort désespéré, avait vaincu l'obstacle. Sous la violente
traction des muscles, l'épaule d'abord, la hanche ensuite s'étaient
effacées, et il avait glissé comme une flèche hors de la fenêtre trop
étroite, pour tomber, la tête la première, dans l'eau du Danube,
qui s'était ouverte et refermée sans bruit. Quand, après une courte
immersion, il revint à la surface, le courant l'avait déjà emporté à
quelque distance de l'endroit de sa chute. Un instant plus tard, il
dépassait l'arrière du chaland, évité la proue vers l'amont. Devant lui
la route était libre.

Il n'avait pas à hésiter. Le seul parti à prendre était de se laisser
dériver quelque temps encore. Une fois hors d'atteinte, il nagerait
vigoureusement vers l'une des rives. Il y arriverait, il est vrai, dans
un état de nudité qui pouvait être une source de grandes difficultés
ultérieures, mais il n'avait pas le choix. Le plus pressé était de
s'éloigner de la prison flottante où il venait de passer de si pénibles
jours. Quand il aurait pris terre, il aviserait.

Tout à coup, dans la nuit, la masse sombre d'une seconde embarcation se
dressa devant lui. Quelle ne fut pas son émotion, en reconnaissant sa
barge retenue par une bosse amarrée au chaland et que tendait la poussée
du courant. Il se cramponna instinctivement au gouvernail, et, un
instant, demeura immobile.

Dans la paix nocturne, un bruit de voix parvenait jusqu'à lui. Sans
doute, on discutait les circonstances de sa fuite. Il attendit, la tête
seule hors de l'eau noire qui le couvrait de son impénétrable voile.

Les voix grandirent, puis se turent, et tout retomba dans le silence.
Serge Ladko, s'accrochant au plat bord, se hissa lentement dans la barge
et disparut sous le tôt. Là, l'oreille tendue, il écouta de nouveau.. Il
n'entendit rien. Plus aucun bruit autour de lui.

Sous le tôt, l'obscurité de la nuit se faisait plus épaisse encore. Dans
l'impossibilité de rien distinguer, Serge Ladko tâtonna comme un aveugle
pour reconnaître les objets familiers. Il ne semblait pas que l'on eût
rien touché. Là étaient ses instruments de pêche; à ce clou pendait
encore le bonnet de loutre qu'il y avait lui-même accroché. A droite,
c'était sa couchette; à gauche, celle où M. Jaeger avait si longtemps
dormi... Mais pourquoi étaient-ils ouverts, les coffres ménagés
au-dessous de ces couchettes? On les avait donc forcés?.. Invisibles
dans l'ombre, ses mains hésitantes firent l'inventaire de ses modestes
richesses... Non, on ne lui avait rien pris. Linge et vêtements
paraissaient en on ordre, comme il les avait laissés... Jusqu'à son
couteau qu'il retrouva à la place même où il l'avait rangé. Ce couteau,
Serge Ladko l'ouvrit, puis, rampant sur le ventre dans le fond de la
barge, il s'avança vers l'étrave.

Quel voyage! L'oreille aux aguets, les yeux vainement ouverts dans les
ténèbres, s'arrêtant, la respiration coupée, au moindre clapotis de
l'eau, il lui fallut dix minutes pour arriver au but. Enfin, sa main put
saisir la bosse, qu'il trancha d'un seul coup.

La corde coupée fouetta l'eau à grand bruit. Ladko, le coeur battant,
retomba dans la barge. Impossible qu'on n'ait pas entendu la chute de
cette corde, dans un silence si profond...

Non... rien ne bougeait... Le pilote, peu à peu redressé, comprit qu'il
était déjà foin de ses ennemis. A peine libre, en effet, la barge avait
commencé à dériver, et il n'avait fallu qu'un instant pour qu'entre elle
et le chaland s'élevât le mur inexpugnable de la nuit.

Quand il s'estima assez loin pour n'avoir plus rien à craindre, Serge
Ladko arma un aviron, et quelques coups de godille augmentèrent
rapidement la distance. Alors seulement, il s'aperçut qu'il grelottait
et s'occupa de se couvrir. Décidément, on n'avait pas touché au contenu
de ses coffres, où il trouva sans peine le linge et les vêtements
nécessaires. Cela fait, il saisit de nouveau l'aviron et se remit à
godiller avec rage.

Où était-il? Il n'en avait aucune idée. Rien ne pouvait le renseigner
sur le parcours effectué par le chaland dans lequel il avait été
incarcéré. Sa prison flottante avait-elle monté ou descendu le fleuve,
il l'ignorait.

En tous cas, c'est dans le sens du courant qu'il devait maintenant se
diriger, puisque c'est dans cette direction qu'étaient Roustchouk et
Natcha. Si on l'avait ramené en arrière, ce serait du temps à regagner à
grands renforts de bras, voilà tout. Pour le moment, il commencerait par
naviguer toute la nuit, de manière à s'éloigner le plus possible de
ses ennemis inconnus. Il pouvait compter sur environ sept heures
d'obscurité. En sept heures, on fait du chemin. Le jour venu, il
s'arrêterait, pour prendre du repos, dans la première ville rencontrée.

Serge Ladko godillait vigoureusement depuis une vingtaine de minutes,
quand un cri affaibli par la distance s'éleva dans la nuit. Ce qu'il
exprimait, joie, colère ou terreur, trop vague était ce cri lointain
pour que l'on pût le dire. Et pourtant, si vague qu'elle fût, cette
voix, qui lui arrivait des confins de l'horizon, emplit d'un trouble
obscur le coeur du pilote. Où avait-il entendu une voix semblable?.. Un
peu plus, il eût juré que c'était celle de Natcha... Il avait cessé de
godiller, l'oreille tendue aux sourdes rumeurs de la nuit.

Le cri ne se renouvela pas. L'espace était redevenu muet autour de la
barge que le courant entraînait en silence. Natcha!..

Il n'avait que ce nom-là en tête... Serge Ladko, d'un mouvement
d'épaules, rejeta cette obsession, cette idée fixe et se remit au
travail.

Le temps passa. Il pouvait être minuit, quand, sur la rive droite,
se dessinèrent confusément des maisons. Ce n'était qu'un village,
Szlankament, que Ladko laissa en arrière sans l'avoir reconnu.

Quelques heures plus tard, au moment du lever de l'aube, un autre bourg,
Nove Banoveze, apparut à son tour. Il ne le reconnut pas davantage et le
dépassa pareillement.

Puis les rives redevinrent désertes, tandis que le jour se levait.

Dès que la lumière fut suffisante, Serge Ladko s'empressa de réparer les
dégâts causés à son déguisement par une si longue captivité. En quelques
minutes, ses cheveux redevinrent noirs de leur racine à leur pointe, un
coup de rasoir fit tomber la barbe naissante et ses lunettes faussées
furent remplacées par des neuves. Cela fait, il se remit à godiller avec
le même inlassable courage.

De temps à autre, il jetait un coup d'oeil en arrière, sans rien
apercevoir de suspect. Les ennemis étaient loin, décidément.

Libérant son esprit de ses préoccupations les plus immédiates, le
sentiment de sa sécurité reconquise lui permettait de songer de nouveau
à l'étrangeté de sa situation. Quels étaient ces ennemis qui le
contraignaient à fuir? Que lui voulaient-ils? Pourquoi l'avaient-ils
tenu durant tant de jours en leur pouvoir? Autant de questions
auxquelles il était dans l'impossibilité de répondre. Quels que fussent
ces ennemis, il fallait, en tous cas, se défier d'eux à l'avenir, et ce
souci allait fâcheusement compliquer son voyage, à moins qu'il ne prît
le parti de réclamer, malgré les dangers d'une telle démarche, la
protection de la police contre ses ravisseurs inconnus, à la première
ville qu'il traverserait.

Cette ville, quelle serait-elle? Cela non plus, il ne le savait pas,
et rien n'était de nature à le renseigner, sur ces rives désertes où,
séparés par de longs espaces, s'égrenaient de rares et pauvres hameaux.

Ce fut seulement vers huit heures du matin, que, toujours sur la rive
droite, de hauts clochers piquèrent le ciel, tandis que, devant la
barge, une autre ville plus lointaine montait à l'horizon. Serge Ladko
eut un sursaut de joie. Ces villes, il les connaissait bien. L'une,
la plus proche, c'était Semlin, dernière cité danubienne de l'empire
austro-hongrois; l'autre, juste en face de lui, c'était Belgrade, la
capitale serbe, située également sur la rive droite, après un coude
brusque du fleuve, au confluent de la Save.

Ainsi donc, pendant son incarcération, il avait continué à descendre le
courant, sa prison flottante l'avait rapproché du but, et, sans même
s'en rendre compte, il avait franchi plus de cinq cents kilomètres.

Pour l'instant, Semlin, c'était le salut. Autant que besoin serait, il
y trouverait aide et protection. Mais se résoudrait-il à demander du
secours? S'il se plaignait, s'il racontait son inexplicable aventure,
n'allait-on pas ouvrir une enquête, dont il serait la première victime?
Peut-être voudrait-on savoir qui il était, d'où il venait, où il se
rendait, et peut-être parviendrait-on à découvrir le nom qu'il s'était
juré de ne jamais révéler, quoi qu'il arrivât.

Remettant à prendre un parti à ce sujet, Serge Ladko activa la marche
de son embarcation. La demie de huit heures sonnait aux horloges de la
ville comme il fixait son amarre à un anneau du quai. Il procéda ensuite
à quelques rapides rangements, puis examina de nouveau ce problème:
parler ou se taire. Finalement il se décida pour l'abstention. Tout bien
considéré, mieux valait garderie silence, aller chercher sous le tôt
un repos bien gagné, et s'éloigner inaperçu de Semlin comme il y était
arrivé.

A ce moment, quatre hommes parurent sur le quai et s'arrêtèrent en face
de la barge. Ces hommes sautèrent à bord, et l'un d'eux, s'approchant de
Serge Ladko, qui le regardait faire avec étonnement, demanda:

«Vous êtes bien le nommé Ilia Brusch?

--Oui, répondit le pilote, en fixant sur le questionneur un regard
inquiet.

Celui-ci entr'ouvrit son vêtement, afin de montrer une écharpe aux
couleurs hongroises, qui lui enserrait la taille.

--Au nom de la loi, je vous arrête,» dit-il en touchant le pilote à
l'épaule.



XIII

UNE COMMISSION ROGATOIRE


Karl Dragoch n'avait pas souvenir de s'être occupé, dans tout le cours
de sa carrière, d'une affaire aussi fertile en incidents inattendus et
ayant autant le caractère du mystère que cette affaire de la bande du
Danube. L'incroyable mobilité de l'insaisissable bande, son ubiquité, la
soudaineté de ses coups, avaient déjà quelque chose d'insolite. Et voici
que son chef, à peine dépisté, devenait introuvable, et semblait se rire
des mandats d'amener lancés contre lui dans toutes les directions!

Tout d'abord, on eût été fondé à croire qu'il s'était évaporé. De lui,
aucune trace, ni en amont, ni en aval. La police de Budapest, notamment,
malgré une surveillance incessante, n'avait rien signalé qui lui
ressemblât. Il fallait bien qu'il fût passé à Budapest, cependant,
puisque, dès le 31 août, il était vu à Duna Földvar, soit près de
quatre-vingt-dix kilomètres plus bas que la capitale de la Hongrie.
Ignorant que le rôle du pêcheur fût joué à ce moment par Ivan Striga,
à qui le chaland assurait un refuge, Karl Dragoch n'y pouvait rien
comprendre.

Les jours suivants, c'est à Szekszard, à Vukovar, à Cserevics, à
Karlovitz enfin que l'on signalait sa présence. Ilia Brusch ne se
cachait pas. Loin de là, il disait son nom à qui voulait l'entendre, et
parfois même vendait quelques livres de poissons. D'aucuns, il est vrai,
prétendaient aussi l'avoir surpris au moment où il en achetait, ce qui
ne laissait pas d'être assez singulier.

Le soi-disant pêcheur faisait preuve en tous cas d'une infernale
habileté. La police, aussitôt prévenue de son apparition, avait beau
faire diligence, elle arrivait toujours trop tard. C'est en vain qu'elle
sillonnait ensuite le fleuve en tous sens, elle n'y découvrait pas le
plus petit vestige de la barge qui semblait littéralement volatilisée.

Karl Dragoch se désespérait en apprenant les échecs successifs de ses
sous-ordres. Le gibier allait-il décidément lui glisser entre les mains?

Toutefois, deux choses étaient certaines. La première, c'est que le
prétendu lauréat continuait à descendre le fleuve. La seconde, c'est
qu'il semblait fuir les villes, dont, sans doute, il redoutait la
police.

Karl Dragoch fit donc redoubler de surveillance à toutes les cités de
quelque importance situées en aval de Budapest, telles que Mohacs,
Apatin et Neusatz, et lui-même établit son quartier général à Semlin.
Ces villes constituaient ainsi autant de barrages élevés sur la route du
fugitif.

Malheureusement, il paraissait bien que celui-ci ne fît que rire de la
série d'obstacles accumulés devant lui. De même qu'on avait appris son
passage en aval de Budapest, sa présence fut constatée, mais toujours
trop tard, en aval de Mohacs, d'Apatin et de Neusatz. Dragoch,
transporté de colère et comprenant qu'il jouait sa dernière carte,
réunit alors une véritable flottille. Sur son ordre, plus de trente
embarcations croisèrent nuit et jour au-dessous de Semlin. Bien adroit
serait l'adversaire s'il parvenait à franchir leur ligne serrée.

Pour remarquables qu'elles fussent, ces dispositions n'auraient eu
cependant aucun succès, si Serge Ladko fût resté prisonnier dans la
gabarre de Striga. Heureusement pour le repos de Dragoch, il ne devait
pas en être ainsi.

La journée du 6 septembre s'était écoulée dans ces conditions, sans que
rien de nouveau fût survenu, et Dragoch, dès les premières heures du 7,
se disposait à rejoindre sa flottille, quand il vit un agent accourir à
sa rencontre. Son homme, enfin arrêté, venait d'être incarcéré dans la
prison de Semlin.

Il se hâta de se rendre au parquet. L'agent avait dit vrai. Le trop
célèbre Ladko était bien réellement sous les verrous.

La nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair et mit la ville en
rumeur. On ne causait pas d'autre chose, et, sur le quai, des groupes
compacts stationnèrent toute la journée devant la barge du fameux
malfaiteur.

Ces groupes ne purent manquer d'attirer l'attention d'une gabarre qui,
vers trois heures de l'après-midi, passa au large de Semlin. Cette
gabarre qui descendait innocemment le fleuve, c'était celle de Striga.

«Qu'y a-t-il donc à Semlin? dit celui-ci à son fidèle Titcha, en
remarquant l'animation des quais. Serait-ce une émeute?

Il s'aida d'une jumelle, qu'il écarta de ses yeux après un rapide
examen.

--Le diable m'emporte, Titcha, s'écria-t-il, si ce n'est pas
l'embarcation de notre particulier!

--Tu crois?... fit Titcha en s'emparant de la jumelle.

--Il faut que j'en aie le coeur net, déclara Striga qui paraissait en
proie à une vive agitation. Je vais à terre.

--Pour te faire pincer. C'est malin!... Si cette embarcation est celle
de Dragoch, c'est que Dragoch est à Semlin. C'est se jeter dans la
gueule du loup.

--Tu as raison, approuva Striga, qui disparut dans le rouf. Mais nous
allons prendre nos précautions.»

Un quart d'heure plus tard, il revenait «camouflé» de main de maître,
si l'on veut bien nous permettre cette expression empruntée à l'argot
commun aux malfaiteurs et aux gens de police. Sa barbe coupée et
remplacée par des favoris postiches, ses cheveux dissimulés sous une
perruque, un large bandeau recouvrant l'un de ses yeux, il s'appuyait
péniblement sur une canne, comme un homme qui sortirait à peine d'une
grave maladie.

«Et maintenant?... demanda-t-il, non sans quelque vanité.

--Merveilleux! admira Titcha.

--Ecoute, reprit Striga. Tandis que je serai à Semlin, vous continuerez
votre route. Deux ou trois lieues au delà de Belgrade, vous mouillerez
et vous attendrez mon retour.

--Comment feras-tu pour nous rejoindre?

--Ne t'inquiète pas de ça, et dis à Ogul de me conduire dans le bachot.»

Pendant ce temps, le chaland avait laissé Semlin en arrière. Ayant
pris terre assez loin de la ville, Striga revint à grands pas vers les
maisons. Dès qu'il les eut atteintes, il modéra son allure, et, se
mêlant aux groupes qui stationnaient au bord du fleuve, il recueillit
avidement les propos échangés autour de lui.

Il ne s'attendait guère à ce que ces propos lui apprirent. Personne,
dans ces groupes animés, ne parlait de Dragoch. On ne s'entretenait
pas davantage d'Ilia Brusch. Il n'était question que de Ladko. De quel
Ladko? Non pas du pilote de Roustchouk, dont le nom avait été utilisé
par Striga de la manière qu'on sait, mais précisément de ce Ladko
imaginaire qu'il avait ainsi créé de toutes pièces, du Ladko malfaiteur,
du Ladko pirate, c'est-à-dire de lui-même, Striga. C'est sa propre
arrestation qui formait le sujet de la conversation générale.

Il ne parvenait pas à comprendre. Que la police commit une erreur et
arrêtât un innocent au lieu et place du coupable, il n'y avait à cela
rien de bien surprenant. Mais quel rapport avait cette erreur, dont il
pouvait mieux que personne certifier la réalité, avec la présence de ce
bateau, que son chaland, la veille encore, avait à la traîne?

On estimera, sans doute, qu'il faisait preuve de faiblesse en accordant
quelque intérêt à ce côté de la question. L'essentiel, c'était qu'un
autre fût poursuivi à sa place. Pendant qu'on suspecterait celui-là,
on ne songerait pas à s'occuper de lui. C'était le point important. Le
reste ne comptait pas.

Rien n'eût été plus vrai, s'il n'avait eu des motifs particuliers de
vouloir être renseigné à cet égard. A en juger d'après les apparences,
tout portait à croire que l'homme incarcéré et le maître de la barge
ne faisaient qu'un. Quel était cet inconnu, qui, après avoir été,
huit jours durant, prisonnier à bord du chaland, en remplaçait si
complaisamment le propriétaire entre les griffes de la police? Striga,
certes, ne quitterait pas Semlin avant d'être fixé sur ce point.

Il lui fallut s'armer de patience. M. Izar Rona, juge chargé de cette
affaire, ne paraissait pas disposé à mener rondement l'instruction.
Trois jours s'écoulèrent sans qu'il donnât signe de vie. Cette attente
préalable faisait partie de sa méthode. D'après lui, il est excellent de
laisser tout d'abord un accusé aux prises avec la solitude. L'isolement
est un grand destructeur de force nerveuse, et quelques jours de secret
dépriment merveilleusement l'adversaire que le juge va trouver en face
de lui.

M. Izar Rona, quarante-huit heures après l'arrestation, exprimait ces
idées à Karl Dragoch venu aux informations. Le détective ne pouvait que
donner aux théories de son chef une approbation hiérarchique.

«Enfin, monsieur le Juge, se risqua-t-il à demander, quand comptez-vous
procéder au premier interrogatoire?

--Demain.

--Je viendrai donc demain soir en apprendre le résultat. Inutile de vous
répéter, je pense, sur quoi se fondent les présomptions?

--Inutile, affirma M. Rona. J'ai nos conversations antérieures présentes
à l'esprit, et, d'ailleurs, mes notes sont très complètes.

--Vous me permettrez toutefois de vous rappeler, monsieur le Juge, le
désir que j'ai pris la liberté de vous exprimer?

--Quel désir?

--Celui de ne pas paraître dans cette affaire, au moins jusqu'à nouvel
ordre. Ainsi que je vous l'ai exposé, l'inculpé ne me connaît que sous
le nom de Jaeger. Cela peut éventuellement nous servir. Evidemment,
lorsque nous serons devant la Cour, il me faudra décliner mon nom
véritable. Mais nous n'en sommes pas là, et il me paraît préférable,
pour la recherche des complices, de ne pas me brûler avant l'heure....

--C'est entendu,» promit le juge.

Dans la cellule où on l'avait enfermé, Serge Ladko attendait qu'on
voulût bien s'occuper de lui. Suivant de si près sa précédente aventure,
ce nouveau malheur, aussi inexplicable pour lui que l'autre, n'avait pas
abattu son courage. Sans tenter la moindre résistance au moment de
son arrestation, il s'était laissé conduire à la prison, après avoir
vainement formulé une question restée sans réponse. Que risquait-il,
d'ailleurs? Cette arrestation résultait nécessairement d'une erreur qui
serait dissipée dès qu'on l'interrogerait.

Par malheur, le premier interrogatoire se faisait singulièrement
attendre. Serge Ladko, maintenu au secret le plus rigoureux, demeurait
seul, jour et nuit, dans sa cellule, où, de temps à autre, un gardien
venait jeter un furtif coup d'oeil par un judas percé dans la porte. Ce
gardien espérait-il, obéissant aux ordres de M. Izar Rona, constater les
résultats progressifs de la méthode d'isolement! En ce cas, il ne devait
pas se retirer satisfait. Les heures et les jours s'écoulaient, sans
que rien, dans l'attitude du prisonnier, révélât un changement de ses
intimes pensées. Assis sur une chaise, les mains appuyées sur les
genoux, les yeux baissés, la face froide, il semblait profondément
réfléchir, et gardait une immobilité presque absolue, sans donner aucun
signe d'impatience. Dès la première minute, Serge Ladko s'était résolu
au calme, et rien ne l'en ferait sortir; mais il en arrivait, en
constatant la fuite du temps, à regretter sa prison flottante qui, du
moins, le rapprochait de Roustchouk.

Le troisième jour, enfin,--on était alors au 10 septembre,--sa porte
s'ouvrit, et il fut invité à quitter sa cellule. Encadré par quatre
soldats, baïonnette au canon, il suivit un long couloir, descendit un
interminable escalier, puis traversa une rue, au delà de laquelle il
pénétra dans le Palais de Justice, bâti en face de la prison.

Dans cette rue, le populaire grouillait, se pressant derrière un cordon
d'agents de police. Quand le prisonnier apparut, de féroces clameurs
s'élevèrent de cette foule, avide d'exprimer sa haine pour le malfaiteur
redouté et si longtemps impuni. Quel que fût le sentiment de Serge Ladko
en se voyant en butte à cette injure imméritée, il n'en laissa rien
paraître. D'un pas ferme, il entra dans le Palais, et, après une
nouvelle attente, se trouva enfin devant son juge.

M. Izar Rona, petit homme malingre, blond, la barbe rare, au teint
jaune et bilieux, était un magistrat de la manière forte. Procédant
par affirmations tranchantes, par dénégations brutales, il attaquait
l'adversaire à coups de boutoir, plus désireux d'inspirer la terreur que
de gagner la confiance.

Les gardes s'étaient retirés sur un signe du juge. Debout au milieu de
la pièce, Serge Ladko attendait qu'il plût à celui-ci de l'interroger.
Dans un angle, le greffier prêt à écrire.

«Asseyez-vous, dit M. Rona d'un ton brusque.

Serge Ladko obéit. Le magistrat reprit:

--Votre nom?

--Ilia Brusch.

--Votre domicile?

--Szalka.

--Votre profession?

--Pêcheur.

--Vous mentez, formula le juge, en surveillant du regard le prévenu.

Une légère rougeur colora le visage de Serge Ladko dont les yeux eurent
un rapide éclair. Toutefois, il se contraignit au calme et garda le
silence.

--Vous mentez, répéta M. Rona. Vous vous appelez Ladko. Votre domicile
est Roustchouk.

Le pilote tressaillit. Ainsi son identité véritable était connue.
Comment cela avait-il pu se faire? Cependant, le juge, à qui le
tressaillement du prévenu n'avait pas échappé, poursuivait d'une voix
cinglante:

--Vous êtes accusé de trois vols simples, de dix-neuf vols qualifiés
perpétrés avec les circonstances aggravantes d'escalade et d'effraction,
de trois assassinats et de six tentatives de meurtre, lesdits crimes
et délits accomplis avec préméditation depuis moins de trois ans.
Qu'avez-vous à répondre?

Le pilote avait écouté, stupéfait, cette incroyable nomenclature. Eh
quoi! la confusion qu'il avait redoutée, en apprenant de la bouche de
M. Jaeger l'existence de son sinistre homonyme, cette confusion s'était
produite en effet. Dès lors, à quoi bon avouer qu'il s'appelait Serge
Ladko? Tout à l'heure, il avait eu la pensée de le reconnaître, en
implorant la discrétion du juge. Il comprenait maintenant qu'un tel
aveu serait plus nuisible qu'utile. C'était bien lui, Serge Ladko, de
Roustchouk, et non un autre, qui était accusé de cette effroyable série
de crimes. Sans doute, même définitivement identifié, il parviendrait à
établir son innocence. Mais combien de temps faudrait-il pour y arriver?
Non, mieux valait soutenir jusqu'au bout le rôle du pêcheur Ilia Brusch,
puisque Ilia Brusch était le nom d'un innocent.

--J'ai à répondre que vous vous trompez, répliqua-t-il d'une voix ferme.
Je me nomme Ilia Brusch et je demeure à Szalka. Il est bien facile,
d'ailleurs, de vous en assurer.

--Ce sera fait, dit le juge en prenant une note. En attendant, je vais
vous faire connaître quelques-unes des charges qui pèsent sur vous.

Serge Ladko se fit plus attentif. On touchait au point intéressant.

--Pour le moment, commença le juge, nous laisserons de côté la plus
grande partie des crimes qui vous sont reprochés, et nous nous
occuperons seulement des plus récents, de ceux qui ont été perpétrés
pendant le voyage au cours duquel vous avez été arrêté.

M. Rona, ayant repris haleine, poursuivit:

--C'est à Ulm que l'on signale pour la première fois votre présence.
C'est donc à Ulm que nous placerons l'origine de ce voyage.

--Pardon, Monsieur, interrompit vivement Serge Ladko. Mon voyage avait
commencé bien avant Ulm, puisque j'ai remporté deux prix au concours
de pêche de Sigmaringen et que j'ai ensuite remonté le fleuve jusqu'à
Donaueschingen.

--Il est exact, en effet, répliqua le juge, qu'un certain Ilia Brusch
a été proclamé lauréat du concours de pêche institué par la Ligue
Danubienne à Sigmaringen, et que cet Ilia Brusch a été vu à
Donaueschingen. Mais, ou bien vous aviez déjà adopté à Sigmaringen une
personnalité d'emprunt, ou bien vous vous êtes substitué audit Ilia
Brusch pendant qu'il allait de Donaueschingen à Ulm. C'est un point que
nous éluciderons en son temps, soyez tranquille.

Serge Ladko, les yeux écarquillés par la surprise, écoutait comme
dans un rêve ces fantaisistes déductions. Un peu plus, on eût compté
l'imaginaire Ilia Brusch au nombre de ses victimes! Sans prendre la
peine de répondre, il haussait dédaigneusement les épaules, quand
le juge, en le regardant fixement, lui demanda tout à coup à
brûle-pourpoint:

--Qu'êtes-vous allé faire à Vienne, le 26 août dernier, chez le juif
Simon Klein?

Malgré lui, Serge Ladko tressaillit une seconde fois. Voilà qu'on
connaissait cette visite, maintenant! Certes, elle n'avait rien de
répréhensible, mais l'avouer, c'était avouer en même temps son identité,
et, puisqu'il avait adopté le parti de la nier, force lui était de
persister dans cette voie.

--Simon Klein?... répéta-t-il d'un air interrogateur, en homme qui ne
comprend pas.

--Vous niez?... fit M. Rona. Je m'y attendais. C'est donc à moi de vous
apprendre qu'en vous rendant chez le juif Simon Klein--et le juge, ce
disant, se souleva à demi sur son siège pour donner à ses paroles une
plus écrasante autorité,--vous alliez vous entendre avec le receleur
ordinaire de votre bande.

--De ma bande!... répéta le pilote ahuri.

--Il est vrai, rectifia ironiquement le juge, que vous ne savez pas ce
que je veux dire, que vous ne faites partie d'aucune bande, que vous
n'êtes pas Ladko, mais bien un inoffensif pêcheur à la ligne du nom
d'Ilia Brusch; Mais alors, si vous vous nommez en effet Ilia Brusch,
pourquoi vous cachez-vous?

--Je me cache, moi?... protesta Serge Ladko.

--Dame! ça m'en a tout l'air, répondit M. Izar Rona, à moins que ce ne
soit pas se cacher que de dissimuler sous des lunettes noires des yeux
qui semblent les meilleurs du monde--au fait! ayez donc l'obligeance de
les enlever, ces lunettes!--et de teindre en noir des cheveux que l'on a
naturellement blonds.

Serge Ladko était accablé.

La police était bien renseignée et la trame se resserrait autour de lui;
sans paraître remarquer son trouble, M. Rona poursuivit son avantage:

--Eh! eh! vous voilà moins fringant, mon gaillard. Vous ne nous saviez
pas si avancés ... mais je continue. A Ulm, vous aviez pris un passager
avec vous.

--Oui, répondit Serge Ladko.

--Quel était son nom?

--M. Jaeger.

--Très exact. Voudriez-vous me dire ce qu'il est devenu, ce M. Jaeger?

--Je l'ignore. Il m'a quitté en pleine campagne, presque au confluent de
l'Ipoly. J'ai été bien surpris de ne plus le trouver en revenant à bord.

--En revenant, dites-vous. Vous vous étiez donc absenté? Où étiez-vous
allé?

--Dans un village des environs, afin de me procurer un cordial pour mon
passager.

--Il était donc malade?

--Très malade. Il avait failli se noyer tout bonnement.

--Et c'est vous qui l'avez sauvé, je présume?

--Qui voulez-vous que ce soit, puisqu'il n'y avait que moi?

--Hum!... fit le juge un peu ébranlé.

Mais, se ressaisissant:

--Vous comptez sans doute m'émouvoir avec cette histoire de sauvetage?

--Moi? protesta Ladko. Vous m'interrogez, je réponds. Voilà tout.

--C'est bon, conclut M. Izar Rona. Mais, dites-moi, avant cet incident,
vous n'aviez jamais quitté votre barge, je crois?

--Une seule fois, pour aller chez moi, à Szalka.

--Pourriez-vous me préciser la date de cette excursion?

--Pourquoi pas, en cherchant un peu.

--Je vais vous aider. Ne serait-ce pas dans la nuit du 28 au 29 août?

--Peut-être bien.

--Vous ne le niez pas?

--Non.

--Vous l'avouez?

--Si vous voulez.

--Nous sommes d'accord.... C'est sur la rive gauche du Danube, je crois,
que se trouve Szalka? demanda M. Rona d'un air bonhomme.

--En effet.

--Et il faisait noir, je crois, dans cette nuit du 28 au 29 août?

--Très noir. Un temps affreux.

--Cela explique que vous vous soyez trompé. C'est par une erreur toute
naturelle qu'en pensant aborder la rive gauche, vous avez débarqué sur
la rive droite.

--Sur la rive droite?

M. Izar Rona se leva tout à fait, et, fixant le prévenu dans les yeux,
prononça:

--Oui, sur la rive droite, juste en face de la villa du comte Hagueneau?

Serge Ladko chercha de bonne foi dans ses souvenirs. Hagueneau? Il ne
connaissait pas ce nom.

--Vous êtes très fort, déclara le juge déçu dans son essai
d'intimidation. Il est donc entendu que c'est la première fois que vous
entendez prononcer le nom du comte Hagueneau et que, si, au cours de la
nuit du 28 au 29 août, sa villa a été mise au pillage et son gardien
Christian Hoël grièvement blessé, c'est à votre insu. Où diable avais-je
la tête? Comment connaîtriez-vous ces crimes commis par un certain
Ladko? Ladko, que diable! ce n'est pas votre nom!

--Mon nom est Ilia Brusch, affirma le pilote d'une voix moins assurée
que la première fois.

--Parfait! parfait!... c'est convenu ... mais alors, si vous ne
vous appelez pas Ladko, pourquoi avez-vous disparu, juste après la
perpétration de ce crime, pour ne rompre votre incognito--et encore bien
modestement!--qu'à une distance respectable de la région qui en a été
le théâtre? Pourquoi ne vous a-t-on vu, vous qui montriez auparavant si
généreusement votre personne, ni à Budapest, ni à Neusatz, ni à aucune
ville un peu importante? Pourquoi avez-vous abandonné votre rôle de
pêcheur, au point même d'acheter parfois du poisson dans les villages où
vous consentiez à vous arrêter?

Tout cela était de l'hébreu pour le malheureux pilote. S'il avait
disparu, c'était bien malgré lui. Depuis cette nuit du 28 au 29 août,
n'avait-il pas été constamment prisonnier? Dans ces conditions, quoi de
surprenant à ce qu'il eût disparu? L'étonnant, au contraire, c'est qu'il
se trouvât quelqu'un pour prétendre l'avoir aperçu.

Cette erreur du moins serait facile à dissiper. Il suffirait de raconter
sincèrement l'aventure incompréhensible dont il avait été victime. La
justice serait peut-être plus clairvoyante et peut-être arriverait-elle
à débrouiller les fils de cet imbroglio. Bien décidé à faire ce récit,
Serge Ladko attendait impatiemment que M. Rona lui permit de placer un
mot. Mais le juge était lancé à toute vapeur. Il se promenait maintenant
de long en large dans son cabinet, en jetant au visage de son prisonnier
un flot d'arguments qu'il jugeait triomphants.

--Si vous n'êtes pas Ladko, continuait-il avec une véhémence croissante,
comment se fait-il que, succédant au pillage de la villa du comte
Hagueneau, pillage accompli, par un malheureux hasard, précisément au
moment où vous aviez quitté votre barge, un vol, oh! un vol simple,
celui-ci! ait été commis à Szuszek dans la nuit du 5 au 6 septembre,
nuit que vous avez dû nécessairement passer en face de ce village? Si
vous n'êtes pas Ladko, enfin, que faisait dans votre barge ce portrait
adressé à son mari par votre femme, Natcha Ladko?

M. Rona avait touché juste, cette fois, et le dernier argument était en
effet triomphant. Le pilote, anéanti, avait baissé la tête et de grosses
gouttes de sueur ruisselaient de son visage.

Cependant le juge poursuivait d'une voix plus haute:

--Si vous n'êtes pas Ladko, pourquoi ce portrait a-t-il été supprimé
du jour où vous vous êtes senti menacé? Il était dans votre coffre, ce
portrait; je précise, dans votre coffre de tribord. Il n'y est plus. Sa
présence vous accusait; sa disparition vous condamne. Qu'avez-vous à
répondre?

--Rien, murmura Ladko d'une voix sourde. Je ne comprends rien à ce qui
m'arrive.

--Vous comprendrez à merveille si vous voulez vous en donner la peine.
Pour le moment, nous allons interrompre cet intéressant entretien. On va
vous reconduire dans votre cellule, où vous aurez tout le temps de vous
livrer à vos réflexions. Récapitulons, en attendant, l'interrogatoire
d'aujourd'hui. Vous prétendez: 1° Vous nommer Ilia Brusch; 2° Avoir
remporté le prix au concours de pêche de Sigmaringen; 3° Habiter Szalka;
4° Avoir passé chez vous, à Szalka, la nuit du 28 au 29 août. Ces points
seront vérifiés. De mon côté je prétends: 1° Que votre nom est Ladko;
2° Que votre domicile est Roustchouk; 3° Que, dans la nuit du 28 au 29
août, avec l'aide de nombreux complices, vous avez mis au pillage la
villa du comte Hagueneau et vous êtes rendu coupable d'une tentative de
meurtre sur la personne du gardien Christian Hoël; 4° Qu'un vol dont
le nommé Kellermann, de Szuszek, a été victime, dans la nuit du 5 au 6
septembre, doit être mis à votre passif; 5° Que de nombreux autres vols
et meurtres commis dans les régions baignées par le Danube doivent
pareillement vous être imputés. L'instruction de ces crimes est ouverte.
Des témoins sont cités. Vous serez mis en leur présence... Voulez-vous
signer votre interrogatoire?.. Non?.. A votre aise!.. Gardes,
reconduisez le prévenu!»

Pour regagner sa prison, Serge Ladko dut passer de nouveau au milieu
de la foule et en subir encore les vociférations hostiles. La colère
populaire semblait s'être accrue pendant la durée de l'interrogatoire et
la police eut quelque peine à protéger le prisonnier.

Au premier rang de cette foule hurlante, figurait Ivan Striga.
Celui-ci dévora des yeux l'individu qui prenait sa place avec tant de
complaisance. Le pilote passa à deux mètres de lui et il put le voir
tout à son aise. Mais il ne reconnut pas cet homme imberbe, aux cheveux
bruns, dont le visage était orné d'une superbe paire de lunettes noires,
et ses perplexités n'en furent pas atténuées.

Striga s'éloigna tout songeur avec le reste de la foule quand furent
refermées les portes de la prison. Décidément, il ne connaissait pas
l'homme arrêté. Ce n'était, en tous cas, ni Dragoch, ni Ladko. Dès lors,
qu'il s'agît d'Ilia Brusch ou de tout autre, que lui importait? Quelle
que fût la personnalité de l'accusé, l'essentiel était qu'il absorbât
l'attention de la justice, et Striga n'avait plus de raison de
s'attarder à Semlin. C'est pourquoi il se résolut à partir dès le
lendemain peur regagner son chaland.

Mais, à son réveil, la lecture des journaux le fit changer d'avis. Cette
affaire Ladko étant menée dans le secret le plus rigoureux, c'était une
raison péremptoire pour que la Presse s'ingéniât à percer, le mystère.
Elle y avait réussi. Ample était sa moisson d'informations.

Les journaux relataient, en effet, assez exactement le premier
interrogatoire, en faisant suivre leur récit de commentaires qui
n'étaient pas précisément favorables à l'accusé. En général, ils
s'étonnaient de l'obstination avec laquelle celui-ci soutenait être un
simple pêcheur, du nom d'Ilia Brusch, habitant seul la petite ville de
Szalka. Quel intérêt pouvait-il avoir à soutenir un pareil système, dont
la fragilité était évidente? Déjà, d'après eux, le juge d'instruction,
M. Izar Rona, avait envoyé à Gran une commission rogatoire. D'ici
très peu de jours, un magistrat se transporterait donc à Szalka et
se livrerait à une enquête qui aurait comme résultat de ruiner les
allégations du prévenu. On chercherait cet Ilia Brusch, et on le
trouverait ... s'il existait, ce qui, en somme, était fort douteux.

Cette nouvelle modifia les projets de Striga. Tandis qu'il poursuivait
sa lecture, une idée singulière lui était venue, et l'idée prit corps,
quand il eut achevé de lire. Certes, il était très bon que la justice
tînt un innocent. Mais il serait meilleur encore qu'elle le gardât. Pour
cela, que fallait-il? Lui fournir un Ilia Brusch en chair et en os, ce
qui convaincrait _ipso facto_ d'imposture le véritable Ilia Brusch qu'on
retenait prisonnier à Semlin. Cette charge s'ajouterait à celles qu'on
possédait déjà forcément contre lui, puisqu'on l'avait arrêté, et
suffirait peut-être à motiver sa condamnation définitive, au grand
profit du vrai coupable.

Sans plus attendre, Striga quitta la ville. Seulement, au lieu de
regagner son chaland, il lui tournait le dos. Emporté par une rapide
voiture, il allait rejoindre la ligne ferrée qui l'emmènerait à toute
vapeur vers Budapest et vers le Nord.

Pendant ce temps, Serge Ladko, gardant son immobilité coutumière,
comptait tristement les heures. De sa première entrevue avec le juge,
il était revenu effrayé de la gravité des présomptions qui pesaient sur
lui. Certes, il réussirait fatalement avec le temps à faire triompher
son innocence. Mais il lui faudrait sans doute s'armer de patience, car
il ne pouvait méconnaître que les apparences fussent contre lui et que
la justice n'eût bâti avec logique son échafaudage d'hypothèses.

Toutefois, il y a loin entre de simples soupçons et des preuves
formelles. Or, des preuves, on n'arriverait jamais, et pour cause, à
en réunir contre lui. Le seul témoin qu'il eût à craindre, et encore
uniquement en ce qui concernait le secret de son nom, c'était le
juif Simon Klein. Mais Simon Klein, qui avait son point d'honneur
professionnel, ne consentirait vraisemblablement jamais à le
reconnaître. D'ailleurs, aurait-on même besoin de le mettre en présence
de son ancien correspondant de Vienne? Le juge n'avait-il pas déclaré
qu'il allait se renseigner à Szalka? Ces renseignements ne pouvant
manquer d'être excellents, la mise en liberté du prisonnier en
résulterait évidemment.

Plusieurs jours s'écoulèrent, durant lesquels Serge Ladko ressassa ces
pensées avec une fébrilité croissante. Szalka n'était pas si loin, et
il ne fallait pas si longtemps pour se renseigner. On était au septième
jour, depuis son premier interrogatoire, quand il fut introduit, de
nouveau dans le cabinet de M. Rona.

Le juge était à son bureau et paraissait fort occupé. Pendant dix
minutes, il laissa le pilote attendre debout, comme s'il eût ignoré sa
présence.

«Nous avons la réponse de Szalka, dit-il enfin d'une voix détachée, sans
même relever les yeux sur le prisonnier qu'il surveillait sournoisement
à travers ses cils baissés.

--Ah!.. fît Serge Ladko avec satisfaction.

--Vous aviez raison, continuait cependant M. Rona. Il existe bien à
Szalka un nommé Ilia Brusch, qui jouit de la meilleure réputation.

--Ah!.. fit pour la seconde fois le pilote, qui voyait déjà ouverte la
porte de sa prison.

Le juge, se faisant plus étranger et plus indifférent encore, murmura
sans paraître y attacher la moindre importance:

--Le commissaire de police de Gran, chargé de l'enquête, a eu la bonne
fortune de lui parler à lui-même.

--A lui-même? répéta Serge Ladko qui ne comprenait pas.

--A lui-même, affirma le juge.

Serge Ladko croyait rêver. Comment un autre Ilia Brusch avait-il pu être
trouvé à Szalka?

--Ce n'est pas possible, Monsieur, balbutia-t-il. Il y a erreur.

--Jugez-en vous-même, répliqua le juge. Voici le rapport du commissaire
de police de Gran. Il en résulte que ce magistrat, déférant à la
commission rogatoire que je lui ai adressée, s'est transporté le 14
septembre à Szalka et qu'il s'est rendu dans une maison sise au coin du
chemin de halage et de la route de Budapest.... C'est bien l'adresse que
vous avez donnée, je pense? demanda le juge en s'interrompant.

--Oui, Monsieur, répondit Serge Ladko d'un air égaré.

--... et de la route de Budapest, reprit M. Rona; qu'il a été reçu dans
la dite maison, par le sieur Ilia Brusch en personne, lequel a déclaré
n'être que tout récemment revenu d'une assez longue absence. Le
commissaire ajoute que les renseignements qu'il a pu recueillir sur
le sieur Ilia Brusch tendent à établir sa parfaite honorabilité, et
qu'aucun autre habitant de Szalka ne porte ce nom.... Avez-vous quelque
chose à dire? Ne vous gênez pas, je vous prie.

--Non, Monsieur, balbutia Serge Ladko qui se sentait devenir fou.

--Voilà donc un premier point élucidé,» conclut avec satisfaction M.
Rona, qui regardait son prisonnier comme le chat doit regarder une
souris.



XIV

ENTRE CIEL ET TERRE


Son deuxième interrogatoire terminé, Serge Ladko regagna sa cellule sans
se rendre compte de ce qu'il faisait. A peine s'il avait entendu les
questions du juge après que l'incident de la commission rogatoire eut
été vidé de la façon que l'on sait, et il n'avait plus répondu que
d'un air hébété. Ce qui lui arrivait dépassait les limites de son
intelligence. Que lui voulait-on à la fin? Enlevé, puis incarcéré à bord
d'un chaland par de mystérieux ennemis, il ne recouvrait sa liberté que
pour la perdre aussitôt; et voici maintenant qu'on trouvait, à Szalka,
un autre Ilia Brusch, c'est-à-dire un autre lui-même, dans sa propre
maison!.. Cela tenait de la fantasmagorie!

Stupéfait, affolé par cette succession d'événements inexplicables,
il avait la sensation d'être le jouet de puissances supérieures et
hostiles, d'être invinciblement entraîné, proie inerte et sans défense,
dans les engrenages de cette machine formidable qui s'appelle: la
Justice.

Cette dépression, cet anéantissement de toute énergie, son visage
l'exprimait avec tant d'éloquence, qu'un des gardiens qui lui faisaient
escorte en fut ému, bien qu'il considérât son prisonnier comme le plus
abominable criminel.

«Ça ne va donc pas comme vous voulez, camarade? demanda, en mettant dans
sa voix quelque désir de réconfort, ce fonctionnaire blasé cependant par
profession sur le spectacle des misères humaines.

Il aurait parlé à un sourd, que le résultat eût été le même.

--Allons! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison.
M. Izar Rona n'est pas un mauvais diable, et tout s'arrangera peut-être
mieux que vous ne pensez... En attendant, je vais vous laisser ça... Il
est question de votre pays là-dedans. Ça vous distraira.»

Le prisonnier garda son immobilité. Il n'avait pas entendu.

Il n'entendit pas davantage les verrous poussés à l'extérieur et pas
davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans
penser à mal le secret rigoureux auquel était astreint son prisonnier,
déposait sur la table en s'en allant.

Les heures coulèrent. Le jour s'acheva, puis la nuit, et ce fut une
nouvelle aurore. Ecroulé sur sa chaise, Serge Ladko n'avait pas
conscience de la fuite du temps.

Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut
sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra
par la cellule. La première chose qu'il aperçut alors, ce fut le journal
laissé la veille par le pitoyable gardien.

Tel que celui-ci l'y avait placé, ce journal s'étalait toujours sur
la table, découvrant une _manchette_ imprimée en grasses capitales
au-dessous du titre. «Les massacres de Bulgarie», annonçait cette
manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko. Il
tressaillit et s'empara fébrilement du journal. Son intelligence
réveillée revenait à flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu'il
poursuivait sa lecture.

Les événements qu'il apprenait ainsi étaient, au même instant, commentés
dans l'Europe entière, et y soulevaient une clameur générale de
réprobation. Depuis, ils sont entrés dans l'histoire, dont ils ne
forment pas la page la plus glorieuse.

Ainsi qu'il a été rappelé au début de ce récit, toute la région
balkanique était alors en ébullition. Dès l'été de 1875, l'Herzégovine
s'était révoltée, et les troupes ottomanes envoyées contre elle
n'avaient pu la réduire. En mai 1876, la Bulgarie s'étant soulevée à son
tour, la Porte répondit à l'insurrection en concentrant une nombreuse
armée dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et
Sofia. Enfin, le 1er et le 2 juillet de cette année 1876, la Serbie et
le Monténégro, entrant en scène à leur tour, avaient déclaré la guerre à
la Turquie. Les Serbes, commandés par le général russe Tchernaief,
après avoir tout d'abord remporté quelques succès, avaient dû battre en
retraite en deçà de leur frontière, et le 1er septembre le prince Milan
s'était vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant
lequel il sollicita, des puissances chrétiennes, une intervention que
celles-ci furent malheureusement trop longues à lui accorder.

«Alors,» dit M. Édouard Driault, dans son _Histoire de la Question
d'Orient_, «se produisit le plus affreux épisode de ces luttes; il
rappelle les massacres de Chio au temps de l'insurrection grecque. Ce
furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre
contre la Serbie et le Monténégro, craignait que l'insurrection bulgare,
sur les derrières de l'armée, ne compromît ses opérations. Le gouverneur
de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, reçut-il l'ordre d'écraser l'insurrection
sans regarder aux moyens? Cela est vraisemblable. Des bandes de
Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelées d'Asie furent lâchées sur
la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise à feu et à sang. Ils
assouvirent à l'aise leurs sauvages passions, brûlèrent les villages,
massacrèrent les hommes au milieu des tortures les plus raffinées,
éventrèrent les femmes, coupèrent en morceaux les enfants. Il y eut
environ vingt-cinq à trente mille victimes...»

Tandis qu'il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage
de Serge Ladko. Natcha!.. Qu'était devenue Natcha, au milieu de cet
effroyable bouleversement?.. Vivait-elle encore? Était-elle morte, au
contraire, et son cadavre éventré, coupé en morceaux, de même que celui
de tant d'autres innocentes victimes, traînait-il dans la boue, dans la
fange, dans le sang, écrasé sous le pied des chevaux?

Serge Ladko s'était levé, et, pareil à une bête fauve mise en cage,
courait furieusement autour de la cellule, comme s'il eût cherché une
issue pour voler au secours de Natcha.

Cet accès de désespoir fut de courte durée. Revenu bientôt à la raison,
il se contraignit au calme, d'un énergique effort, et, avec un cerveau
lucide, chercha les moyens de reconquérir sa liberté.

Aller trouver le juge, lui avouer sans détour la vérité, implorer au
besoin sa pitié?.. Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d'obtenir la
confiance d'un esprit prévenu, après avoir si longtemps persévéré dans
le mensonge? Etait-il en son pouvoir de détruire d'un seul mot la
suspicion attachée à son nom de Ladko, de ruiner en un instant les
présomptions qui l'accablaient? Non. Une enquête serait à tout le moins
nécessaire, et une enquête exigerait des semaines, sinon des mois.

Il fallait donc fuir.

Pour la première fois depuis qu'il y était entré, Serge Ladko examina
sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs percés de deux ouvertures:
la porte d'un coté, la fenêtre de l'autre. Derrière trois de ces murs,
d'autres cachots, d'autres prisons; derrière la fenêtre seulement,
l'espace et la liberté.

L'enseuillement de cette fenêtre, dont le linteau atteignait le plafond,
dépassait un mètre cinquante, et sa partie inférieure, ce qu'on eût
nommé l'appui pour une ouverture ordinaire, était inaccessible, une
rangée de gros barreaux scellés dans l'épaisseur du cadre en interdisant
l'approche. D'ailleurs, cette difficulté vaincue, il en serait resté
une autre. Au dehors, une sorte de hotte, dont les côtés venaient
s'appliquer de part et d'autre de la fenêtre, arrêtait tout regard vers
l'extérieur et ne laissait de visible qu'un étroit rectangle de ciel.
Non pas même pour fuir, mais pour être seulement en état d'en chercher
le moyen, il fallait donc tout d'abord forcer l'obstacle de la grille,
puis se hisser à force de bras au sommet de cette hotte, de manière à
pouvoir reconnaître les alentours.

A en juger par les escaliers descendus lors des convocations de M. Izar
Rona, Serge Ladko s'estimait enfermé au quatrième étage de la prison.
Douze à quatorze mètres à tout le moins devaient donc le séparer du sol.
Serait-il possible de les franchir? Impatient d'être renseigné à cet
égard, il résolut de se mettre à l'oeuvre sur-le-champ.

Au préalable, cependant, il convenait de se procurer un instrument de
travail. On lui avait tout pris, quand on l'avait écroué, et, dans son
cachot, rien ne pouvait être d'aucun secours. Une table, une chaise et
une couchette, représentée par une maigre paillasse recouvrant une voûte
en maçonnerie, c'était là tout son mobilier.

Serge Ladko cherchait en vain depuis longtemps, quand, en visitant pour
la centième fois ses vêtements, sa main rencontra enfin un corps dur.
Pas plus que ses geôliers eux-mêmes, il n'avait pensé jusqu'ici à cette
chose insignifiante qu'est une boucle de pantalon. Quelle importance
n'acquérait pas maintenant cette chose insignifiante, seul objet
métallique qui fût en sa possession!

Ayant détaché cette boucle, Serge Ladko, sans perdre une minute, attaqua
la muraille au pied de l'un des barreaux, et la pierre, obstinément
griffée par les ardillons d'acier, commença à tomber en poussière sur
le sol. Ce travail, déjà lent et pénible par lui-même, était encore
compliqué par la surveillance incessante à laquelle était soumis le
prisonnier. Une heure ne s'écoulait pas, sans qu'un gardien vînt mettre
l'oeil au guichet de la porte. De là, nécessité d'avoir toujours
l'oreille tendue vers les bruits extérieurs, et, au moindre signe de
danger, d'interrompre le travail en faisant disparaître toute trace
suspecte.

Dans ce but, Serge Ladko utilisait son pain. Ce pain, malaxé avec
la poussière qui tombait de la muraille, prit d'une manière assez
satisfaisante la couleur de la pierre et devint un véritable mastic, à
l'aide duquel le trou fut dissimulé à mesure qu'il était creusé. Quant
au surplus des débris produits par le grattage, il le cachait sous la
voûte de son lit.

Après douze heures d'efforts, le barreau était déchaussé sur une hauteur
de trois centimètres, mais la boucle n'avait plus de pointes. Serge
Ladko brisa l'armature, et, des morceaux, fit autant d'outils. Douze
heures plus tard, ces menus fragments d'acier avaient disparu à leur
tour.

Heureusement, la chance qui avait déjà souri au prisonnier semblait ne
plus vouloir l'abandonner. Au premier repas qui lui fut servi, il se
risqua à garder un couteau de table, et, personne n'ayant remarqué ce
larcin, il le recommença avec le même bonheur le jour suivant. Il se
trouvait ainsi maître de deux instruments plus sérieux que ceux dont il
avait disposé jusqu'ici. A vrai dire, il ne s'agissait que de méchants
couteaux très grossièrement fabriqués. Toutefois, leurs lames étaient
assez bonnes, et les manches en facilitaient le maniement.

Le travail, à partir de ce moment, avança plus vite, bien que trop
lentement encore. Le ciment, avec le temps, avait acquis la dureté du
granit et ne se laissait que difficilement effriter. A chaque instant,
d'ailleurs, le travail devait être interrompu, soit à cause d'une
ronde de gardiens, soit par suite d'une convocation de M. Rona, qui
multipliait les interrogatoires.

Le résultat de ces interrogatoires était toujours le même. L'instruction
piétinait sur place. A chaque séance, c'était un défilé de témoins dont
les déclarations n'apportaient aucune lumière. Si les uns semblaient
trouver quelque vague ressemblance entre Serge Ladko et le malfaiteur
qu'ils avaient plus ou moins nettement aperçu le jour où ils en avaient
été victimes, d'autres niaient catégoriquement cette ressemblance. M.
Rona avait beau affubler son prévenu de barbes postiches taillées selon
toutes les coupes imaginables, l'obliger à montrer ses yeux ou à les
dissimuler derrière les verres noirs des lunettes, il ne réussissait pas
à obtenir un seul témoignage formel. Aussi attendait-il avec impatience
que l'état de Christian Hoël, blessé lors du dernier attentat de la
bande du Danube, permît à celui-ci de se rendre à Semlin.

De ces interrogatoires, Serge Ladko se désintéressait d'ailleurs.
Docilement, il se prêtait à toutes les expériences du juge, s'affublait
de perruques et de fausses barbes, mettait ou retirait ses lunettes,
sans se permettre la plus petite observation. Sa pensée était absente de
ce cabinet. Elle restait dans sa cellule, où le barreau qui le séparait
de la liberté sortait peu à peu de la pierre.

Quatre jours lui furent nécessaires pour achever de le desceller.
C'est seulement le soir du 23 septembre qu'il en atteignit l'extrémité
inférieure. Il s'agissait maintenant d'en scier l'extrémité opposée.

Cette partie du travail était la plus pénible. Suspendu d'une main au
reste de la grille, Serge Ladko, de l'autre, activait le va-et-vient de
son outil. Celui-ci, simple lame de couteau, jouait mal son rôle de
scie et n'entamait que lentement le fer. D'autre part, cette position
exténuante obligeait à de fréquents repos.

Le 29 septembre, enfin, après six jours d'efforts héroïques, Serge Ladko
estima suffisante la profondeur de l'entaille. A quelques millimètres
près, le fer était en effet sectionné. Il n'aurait donc aucune peine à
vaincre la résistance du métal, lorsqu'il voudrait plier la barre. Il
était temps. La lame du second couteau était alors réduite à un fil.

Dès le lendemain matin, aussitôt après le passage de la première
ronde, ce qui lui assurait une heure environ de sécurité, Serge Ladko
poursuivit méthodiquement son entreprise. Conformément à ses prévisions,
le barreau fléchit sans difficulté. Par l'ouverture ainsi faite, il
passa de l'autre côté de la grille, puis, s'enlevant à la force des
bras, atteignit le sommet de la hotte. Avidement, il regarda autour de
lui.

Comme il l'avait supposé, quatorze mètres environ le séparaient du sol.
Cette distance n'était pas telle qu'il fût impossible de la franchir,
pourvu que l'on possédât une corde de longueur suffisante. Mais arriver
jusqu'au sol n'était que la difficulté la moins grave, et, cette
difficulté fût-elle vaincue, le problème n'en serait pas pour cela plus
près d'être résolu.

Ainsi que Serge Ladko put le constater, la prison était, en effet,
ceinturée par un chemin de ronde, que limitait, à la périphérie, un mur
d'environ huit mètres d'élévation, au delà duquel apparaissaient
des toits de maisons. Après être descendu, il faudrait donc passer
par-dessus cette muraille, ce qui, dès l'abord, semblait impraticable.

A en juger par l'éloignement des maisons, une rue entourait probablement
la prison. Une fois dans cette rue, un fugitif pouvait se considérer
comme sauvé. Mais le moyen existait-il d'y arriver sain et sauf?

Serge Ladko, en quête d'un expédient, commença par examiner
attentivement ce qu'il pouvait découvrir sur la gauche. S'il n'y trouva
pas la solution qu'il cherchait, ce qu'il aperçut fit battre son
coeur d'émotion. Dans cette direction, il voyait le Danube, dont
d'innombrables bateaux de toutes tailles sillonnaient les eaux jaunes.
Les uns suivaient ou remontaient le courant, d'autres tendaient la corde
de leur ancre ou l'amarre qui les retenait au quai.

Parmi ces derniers, le pilote, du premier coup d'oeil, reconnut sa
barge. Rien ne la distinguait des embarcations ses voisines, et il ne
semblait pas qu'elle fût l'objet d'une surveillance particulière. Ce
serait une heureuse chance, s'il parvenait à la reconquérir. En moins
d'une heure, grâce à elle, il aurait franchi la frontière, et, en
territoire serbe, il se rirait de la justice austro-hongroise.

Serge Ladko reporta ses regards vers la droite, et, de ce côté, il
remarqua aussitôt une particularité qui le rendit attentif. Retenue de
distance en distance par de solides crampons scellés dans le bâtiment,
une tige de fer venue du toit--la chaîne du paratonnerre selon toute
vraisemblance--passait à proximité de sa fenêtre, pour aller finalement
s'enfoncer dans le sol. Cette tige de fer eût rendu la descente assez
facile, si l'on avait pu arriver jusqu'à elle.

Or, ceci n'était peut-être pas irréalisable. A la hauteur du carrelage
de sa cellule, une sorte de bandeau, motivé par la décoration de
l'édifice, courait le long du mur en faisant une saillie de vingt ou
vingt-cinq centimètres. Peut-être, avec du sang-froid et de l'énergie,
n'eût-il pas été impossible de s'y tenir debout, et d'atteindre ainsi la
chaîne du paratonnerre.

Malheureusement, quand bien même on eût été capable d'une aussi
folle audace, la muraille extérieure n'en fût pas moins, demeurée
infranchissable. Prisonnier dans une cellule ou dans le chemin de ronde,
c'était toujours être prisonnier.

Serge Ladko, en examinant cette muraille avec plus de soin qu'il ne
l'avait fait jusqu'alors, observa que la partie supérieure, à peu de
distance au-dessous du chaperon, en était décorée intérieurement et
extérieurement par une série de bossages, formés de moellons carrés à
demi encastrés dans le reste de la maçonnerie. Un long moment Serge
Ladko contempla cet ornement architectural, puis, se laissant glisser
sur l'appui de la fenêtre, il réintégra sa cellule, et se hâta de faire
disparaître toute trace compromettante.

Son parti était pris. Le moyen d'être libre envers et contre tous, il
l'avait trouvé. Quelque risqué qu'il fût, ce moyen pouvait, devait
réussir. Au surplus, mieux valait la mort que la continuation de
pareilles angoisses.

Patiemment, il attendit le passage de la seconde ronde. Assuré dès lors
d'une nouvelle période de tranquillité, il se mit en devoir d'achever
ses préparatifs. De ses draps, il fit, à l'aide de ce qui subsistait
de son couteau, une cinquantaine de bandes de quelques centimètres de
largeur. Afin que l'attention des gardiens ne fût pas attirée, il eut
soin de réserver une quantité de toile suffisante pour que sa couchette
gardât son aspect extérieur. Quant au reste, nul n'aurait évidemment
l'idée de venir soulever la couverture.

Les bandes découpées, il les accoupla quatre par quatre sous forme
d'une tresse, dans laquelle les brins, se chevauchant l'un l'autre,
s'allongeaient d'une nouvelle bande lorsqu'ils étaient proches de leur
fin. Une journée fut consacrée à ce travail. Enfin, le 1er octobre,
un peu avant midi, Serge Ladko eut en sa possession une corde solide,
longue de quatorze à quinze mètres, qu'il dissimula soigneusement sous
sa couchette.

Tout étant prêt, il résolut que l'évasion aurait lieu le soir même, à
neuf heures.

Cette dernière journée, Serge Ladko l'occupa à examiner les plus petits
détails de son entreprise, à en calculer les chances et les dangers.
Quelle en serait l'issue: la liberté ou la mort? Un avenir prochain en
déciderait. Dans tous les cas, il la tenterait.

Toutefois, avant que l'instant d'agir sonnât, le sort lui réservait une
dernière épreuve. Il était près de trois heures de l'après-midi, quand
les verrous de sa porte furent tirés à grand bruit. Que lui voulait-on?
S'agissait-il encore d'un interrogatoire de M. Izar Rona? L'heure à
laquelle il convoquait d'ordinaire le prisonnier était passée cependant.

Non, il n'était pas question de se rendre à une convocation du juge. Par
la porte ouverte, Serge Ladko aperçut dans le couloir, outre l'un de
ses gardiens habituels, un groupe de trois personnes qui lui étaient
inconnues. L'une de ces personnes était une femme, une jeune femme de
vingt ans à peine, dont le visage exprimait la douceur et la bonté. Des
deux hommes qui l'accompagnaient, l'un était évidemment son mari. Le
langage et l'attitude du gardien permettaient de reconnaître dans
l'autre le directeur même de la prison.

Il s'agissait évidemment d'une visite. A en juger par la déférence
respectueuse qui leur était témoignée, les visiteurs étaient gens de
marque, peut-être quelque couple princier en voyage, auprès duquel le
directeur jouait le rôle de cicérone.

«L'occupant actuel de cette cellule, dit-il à ses hôtes, n'est autre
que le fameux Ladko, chef de la bande du Danube, dont le nom à dû
certainement parvenir jusqu'à vous.

La jeune femme glissa un regard timide à l'adresse du célèbre
malfaiteur. Il n'avait pas l'air bien terrible, ce célèbre malfaiteur.
Jamais on ne se serait imaginé un chef de bandits d'une cruauté
légendaire sous les traits de cet homme amaigri, émacié, à la figure
hâve, dont les jeux exprimaient tant de détresse et de profond
désespoir.

--Il est vrai qu'il s'entête à protester de son innocence, ajouta
impartialement le directeur; mais nous sommes habitués à cette chanson.»

Il fit ensuite remarquer aux visiteurs le bon ordre de la cellule et sa
parfaite propreté. Dans la chaleur de son discours, il en franchit même
le seuil, et alla s'adosser au-dessous de la fenêtre, afin de faire face
à son auditoire.

Tout à coup, le coeur de Serge Ladko Cessa de battre. Sans le savoir,
l'orateur frôlait l'endroit attaqué par le prisonnier et un peu de
ciment commençait à tomber en fine poussière. Ebranlé par un autre
mouvement, ce fut bientôt le tampon de mie de pain qui se détacha
d'un seul bloc et tomba sur le carreau. Serge Ladko eut un frisson
d'épouvanté, en constatant que l'extrémité du barreau descellé
apparaissait à nu au fond de son alvéole.

Quelqu'un avait-il vu? Oui, quelqu'un avait vu. Tandis que son mari et
le directeur examinaient la misérable table comme un objet du plus haut
intérêt, et que le gardien, respectueusement détourné, semblait regarder
quelque chose dans l'enfilade du couloir, la visiteuse tenait ses yeux
fixés sur l'excavation pratiquée dans la muraille, et l'expression de
son visage montrait qu'elle en comprenait le mystérieux langage.

Elle allait parler... d'un mot, ruiner tant d'efforts... Serge Ladko
attendait, et, par degrés, il se sentait mourir.

Un peu pâle, la jeune femme releva les yeux sur le prisonnier et
le couvrit de son regard limpide. Vit-elle les grosses larmes qui
s'échappaient lentement des paupières du misérable? Comprit-elle
sa supplication silencieuse? Eut-elle conscience de son horrible
désespoir?..

Dix secondes tragiques passèrent, et soudain elle se détourna en
poussant un cri de douleur. Ses deux compagnons se précipitèrent vers
elle. Que lui était-il arrivé? Rien de grave, affirma-t-elle, d'une
voix tremblante, en s'efforçant de sourire. Elle venait de se tordre
sottement le pied, voilà tout.

Tandis que Serge Ladko allait, sans être aperçu, se placer devant le
barreau accusateur, mari, directeur et gardien s'empressèrent. Les deux
premiers sortirent soutenant la prétendue blessée; le troisième repoussa
précipitamment les verrous. Serge Ladko était seul.

Quel élan de gratitude gonfla sa poitrine pour la douce créature, qui
avait eu pitié! Grâce à elle, il était sauvé. Il lui devait la vie; plus
que la vie, la liberté.

Il était retombé, accablé, sur sa couchette. L'émotion avait été trop
rude. Son cerveau vacillait sous ce dernier coup du sort.

Le reste du jour s'écoula sans autre incident, et neuf heures sonnèrent
enfin aux horloges lointaines de la ville. La nuit était tout à
fait venue. De gros nuages, roulant dans le ciel, en augmentaient
l'obscurité.

Dans le couloir, un bruit grandissant annonçait l'approche d'une ronde.
Arrivée devant la porte, elle fit halte. Un gardien appliqua son oeil au
guichet et se retira satisfait. Le prisonnier dormait, enfoncé jusqu'au
menton sous sa couverture. La ronde se remit en marche. Le bruit de ses
pas décrut, s'éteignit.

Le moment d'agir était arrivé.

Aussitôt, Serge Ladko sauta à bas de sa couchette, dont il disposa
le matelas de manière à simuler suffisamment, dans la pénombre de la
cellule, la présence d'un homme endormi. Cela fait, il se munit de sa
corde, puis, s'étant glissé de nouveau de l'autre côté de la grille;
il s'enleva comme la première fois et se mit à cheval sur l'arête
supérieure de la hotte.

Les bandeaux qui décoraient le bâtiment étant situés à la hauteur de
chaque plancher, Serge Ladko dominait ainsi de près de quatre mètres
celui de ces ornements sur lequel il s'agissait de prendre pied. Il
avait prévu cette difficulté. Embrassant l'un des barreaux de la grille
avec la corde dont il garda en main les deux extrémités, il se laissa
glisser sans trop de peine jusqu'à la saillie extérieure.

Le dos appliqué à la muraille, cramponné de la main gauche à la corde
qui le supportait, le fugitif se reposa un instant. Comment garder
l'équilibre sur cette surface étroite? A peine aurait-il lâché son
soutien, qu'il irait s'abîmer sur le sol du chemin de ronde.

Prudemment, s'astreignant a des mouvements d'une extrême lenteur, il
réussit à saisir la corde de la main droite, et, de la gauche, il
inspecta la paroi de la hotte. Celle-ci ne s'appliquait pas toute seule
devant la fenêtre et, pour la retenir, un organe quelconque existait
nécessairement. En la frôlant, sa main ne tarda pas, en effet, à
rencontrer un obstacle, qu'après, un peu d'hésitation il reconnut être
une patte scellée dans la maçonnerie.

Quelque faible que fût la prise offerte par cette patte, force lui était
de s'en contenter. S'y accrochant du bout de ses doigts crispés, il
attira lentement l'un des doubles de la corde, qui vint peu à peu
retomber sur ses épaules. Désormais, les ponts étaient coupés derrière
lui. L'eût-il voulu, il ne pouvait plus regagner sa cellule. Il fallait,
de toute nécessité, persévérer jusqu'au bout dans son entreprise.

Serge Ladko se risqua à tourner à demi la tête vers la chaîne du
paratonnerre dont il avait le plus escompté le secours. Quel ne fut
pas son effroi, en constatant que près de deux mètres séparaient cette
chaîne de la hotte dont il lui était, sous peine de mort, interdit de
s'éloigner!

Cependant, il lui fallait prendre un parti. Debout sur cette étroite
saillie, le dos appliqué contre la muraille, retenu au-dessus du vide
par un misérable morceau de fer que l'extrémité de ses doigts avait
peine à saisir, il ne pouvait s'éterniser dans cette situation. Dans
quelques minutes, ses doigts lassés relâcheraient leur étreinte, et ce
serait alors la chute inévitable. Mieux valait ne périr qu'après un
dernier effort vers le salut.

S'inclinant du côté de la fenêtre, le fugitif replia son bras gauche
comme un ressort prêt à se détendre, puis, abandonnant tout appui, il se
repoussa violemment vers la droite.

Il tomba. Son épaule heurta la saillie du bandeau. Mais, grâce à l'élan
qu'il s'était donné, ses mains étendues avaient enfin atteint le but. La
première difficulté était vaincue. Restait à vaincre la seconde.

Serge Ladko se laissa glisser le long de la chaîne et s'arrêta sur l'un
des crampons qui la fixaient à la muraille. Là, il fit une courte halte
et s'accorda le temps de la réflexion.

Le sol était invisible dans la nuit, mais, d'en bas, arrivait jusqu'au
fugitif le bruit d'un pas régulier. Un soldat montait évidemment la
garde. A en juger par ce bruit croissant et décroissant tour à tour, la
sentinelle, après avoir suivi la fraction du chemin de ronde longeant
cette partie de la prison, tournait ensuite dans la prolongation de ce
chemin qui passait devant une autre façade du bâtiment, puis revenait,
pour recommencer sans interruption son va-et-vient. Serge Ladko calcula
que l'absence du soldat durait de trois à quatre minutes. C'est donc
dans ce délai que la distance le séparant de la muraille extérieure
devait être franchie.

S'il devinait, au-dessous de lui, la crête de cette muraille dont la
blancheur se découpait vaguement dans l'ombre, il ne pouvait distinguer
les pierres en saillie qui en décoraient le sommet.

Serge Ladko, se laissant glisser un peu plus bas, s'arrêta à l'un des
crampons inférieurs. De ce point, il dominait encore de deux ou trois
mètres le sommet de la muraille qu'il s'agissait de franchir.

Solide, désormais, il lui était permis de procéder par mouvements plus
rapides. Il ne lui fallut qu'un instant pour dérouler sa corde, la faire
passer derrière la chaîne du paratonnerre et en nouer les deux bouts de
manière à la transformer en une corde sans fin. La longueur nécessaire
approximativement calculée, il en lança ensuite au-dessus de la muraille
de clôture, puis en ramena à lui l'extrémité en forme de boucle, comme
il l'aurait fait avec un lasso, en s'efforçant de saisir une des pierres
en saillie dont la muraille était extérieurement ornée.

L'entreprise était difficile. Au milieu de cette obscurité profonde, qui
lui cachait le but, il ne pouvait compter que sur le hasard.

Plus de vingt fois la corde avait été lancée sans résultat, quand elle
opposa enfin une résistance. Serge Ladko insista en vain. La prise
était bonne et ne céda pas. La tentative avait donc réussi. La boucle
terminale s'était enroulée autour d'un des bossages extérieurs, et une
sorte de passerelle était maintenant jetée au-dessus du chemin de ronde.

Passerelle fragile à coup sûr! N'allait-elle pas se rompre ou se
détacher de la pierre qui la retenait? Dans le premier cas, ce serait
une épouvantable chute de dix mètres de hauteur; dans le second, ramené
contre le mur de la prison à la manière d'un balancier, son fardeau
humain viendrait s'y écraser.

Pas un instant, Serge Ladko n'hésita devant la possibilité de ce danger.
Sa corde fortement tendue, il en réunit de nouveau les deux extrémités,
puis, prêt à s'élancer, il prêta l'oreille aux pas du soldat de garde.

Celui-ci était précisément juste en dessous du fugitif. Il s'éloignait.
Bientôt, il tourna le coin du bâtiment et le bruit de ses pas
s'éteignit. Il fallait, sans perdre une seconde, profiter de son
absence.

Serge Ladko s'avança sur le chemin aérien. Suspendu entre ciel et
terre, il avançait d'un mouvement égal et souple, sans s'inquiéter du
fléchissement de la corde, dont la courbure s'accentuait à mesure qu'il
approchait du milieu du parcours. Il voulait passer. Il passerait.

Il passa. En moins d'une minute, le vertigineux abîme franchi, il
atteignait la crête de la muraille.

Sans y prendre de repos, il se hâta de plus en plus, enfiévré par la
certitude du succès. Dix minutes à peine s'étaient écoulées depuis qu'il
avait quitté sa cellule, mais ces dix minutes lui semblaient avoir duré
plus d'une heure, et il redoutait qu'une ronde ne vînt l'inspecter. Son
évasion ne serait-elle pas découverte alors, malgré la manière dont il
avait disposé sa couchette? Il importait d'être loin auparavant. La
barge était là, à deux pas de lui! Quelques coups d'aviron suffiraient à
le mettre hors de l'atteinte de ses persécuteurs.

Interrompant son travail à chaque passage du soldat de garde, Serge
Ladko dénoua fébrilement sa corde, la ramena à lui en hâlant sur l'un
des brins, puis, la doublant de nouveau et entourant de la boucle ainsi
formée l'une des saillies intérieures, il commença sa descente, après
s'être assuré que la rue était déserte.

Arrivé heureusement à terre, il fît aussitôt retomber la corde à ses
pieds et la roula en paquet. Tout était terminé. Il était libre, et
aucune trace ne subsisterait de son audacieuse évasion.

Mais, comme il allait partir à la recherche de sa barge, une voix
s'éleva tout à coup dans la nuit.

«Parbleu! prononçait-on à moins de dix pas, c'est M. Ilia Brusch, ma
parole!

Serge Ladko eut un tressaillement de plaisir. Le sort décidément se
déclarait en sa faveur puisqu'il lui envoyait le secours d'un ami.

--M. Jaeger!» s'écria-t-il d'une voix joyeuse, tandis qu'un passant
sortait de l'ombre et se dirigeait vers lui.



XV

PRÈS DU BUT


Le 10 octobre, l'aube se leva pour la neuvième fois, depuis que la
barge avait recommencé à descendre le Danube. Pendant les huit jours
précédents, près de sept cents kilomètres avaient été laissés en
arrière. On approchait de Roustchouk, où l'on arriverait avant le soir.

A bord, rien ne semblait changé. La barge transportait, comme autrefois,
les deux mêmes compagnons: Serge Ladko et Karl Dragoch, redevenus, l'un
le pêcheur Ilia Brusch, l'autre, le débonnaire M. Jaeger.

Toutefois, la manière dont le premier jouait maintenant son rôle rendait
plus difficile à soutenir celui du second. Hypnotisé par le désir de se
rapprocher de Roustchouk, manoeuvrant l'aviron jour et nuit, Serge
Ladko négligeait, en effet, les précautions les plus élémentaires. Non
seulement il s'était débarrassé de ses lunettes, mais encore, supprimant
rasoir et teinture, il permettait aux changements survenus dans sa
personne pendant la durée de sa détention de s'accuser avec une netteté
croissante. Ses cheveux noirs pâlissaient de jour en jour, et sa barbe
blonde commençait à atteindre une longueur respectable.

Il eût été naturel que Karl Dragoch manifestât quelque étonnement d'une
pareille transformation. Celui-ci ne disait rien pourtant. Décidé à
suivre jusqu'au bout la voie dans laquelle il s'était engagé, il avait
pris le parti de ne rien voir de ce qui pouvait être gênant.

Au moment où il s'était trouvé face à face avec Serge Ladko, les
opinions antérieures de Karl Dragoch étaient fortement ébranlées, et
il se sentait moins enclin à admettre la culpabilité de son ancien
compagnon de voyage.

L'incident provoqué par la commission rogatoire de Szalka avait été la
première cause de ce revirement. Karl Dragoch avait, en effet, procédé à
son enquête personnelle. Plus difficile à satisfaire que le commissaire
de police de Gran, il avait longuement interrogé les habitants de la
ville, et les réponses obtenues n'avaient pas été sans le troubler.

Qu'un nommé Ilia Brusch, dont la vie était au demeurant des plus
régulières, eût élu domicile à Szalka et qu'il l'eût quittée peu de
temps avant le concours de Sigmaringen, ce premier point n'était pas
contestable. Cet Ilia Brusch avait-il été revu après ce concours, et
notamment dans la nuit du 28 au 29 août? Sur ce deuxième point, les
témoignages furent évasifs. Si les plus proches voisins croyaient bien
se rappeler que, vers la fin d'août, ils avaient remarqué de la lumière
dans la maison du pêcheur alors fermée depuis plus d'un mois, ils
n'osèrent cependant rien affirmer. Ces renseignements, tout vagues et
hésitants qu'ils fussent, augmentèrent naturellement les perplexités du
policier.

Restait un troisième point à élucider. Quel était le personnage à qui le
commissaire de Gran avait parlé au domicile indiqué par le prévenu? A
cet égard, Dragoch ne put recueillir aucune indication. Ilia Brusch
étant assez connu à Szalka, il fallait nécessairement, s'il y était
venu, qu'il fût arrivé et reparti pendant la nuit, puisque personne ne
l'avait aperçu. Un tel mystère, déjà suspect par lui-même, le devint
bien davantage, quand Karl Dragoch eut mis la main sur le tenancier
d'une petite auberge, auquel, dans la soirée du 12 septembre, trente-six
heures avant la visite du commissaire de police de Gran, un inconnu
avait demandé l'adresse d'Ilia Brusch. Le problème se compliquait. Il se
compliqua encore, quand cet aubergiste, pressé de questions, eut donné
de l'inconnu un signalement correspondant traits pour traits à celui
que, d'après la rumeur publique, il convenait d'attribuer au chef de la
bande du Danube.

Tout ceci rendit Karl Dragoch rêveur. Il flaira des choses louches. Il
eut le sentiment instinctif d'être en présence de quelque machination
ténébreuse dont le but lui demeurait inconnu, mais dont il n'était pas
impossible que le prévenu fût la victime.

Cette impression se trouva fortifiée, quand, à son retour à Semlin,
il connut la marche de l'instruction. En somme, après vingt jours
de secret, elle n'avait pas fait un pas. Aucun complice n'avait été
découvert, nul témoin n'avait formellement reconnu le prisonnier, contre
lequel il n'existait toujours d'autre charge que le fait d'avoir cherché
à modifier l'aspect de son visage et d'avoir possédé un portrait de
femme sur lequel figurait le nom de Ladko.

Ces présomptions, qui, corroborées par d'autres, eussent eu une grande
valeur, perdaient, isolées, beaucoup de leur importance. Peut-être,
après tout, ce déguisement et la présence du portrait avaient-ils une
cause avouable.

Karl Dragoch, dans cet état d'esprit, était particulièrement accessible
à la pitié. C'est pourquoi il n'avait pu s'empêcher d'être profondément
ému par la naïve confiance de Serge Ladko, dans une circonstance où
celui-ci aurait été excusable de se défier de son plus intime ami.

Etait-il impossible, d'ailleurs, de mettre ce sentiment de pitié
d'accord avec ses devoirs professionnels en reprenant comme devant sa
place dans la barge? Si Ilia Brusch se nommait en réalité Ladko, et si
ce Ladko était bien un malfaiteur, Karl Dragoch, en s'attachant à
lui, dépisterait ses complices. Innocent, au contraire, peut-être
conduirait-il quand même au vrai coupable, auquel l'incident de Szalka
eût prouvé, dans ce cas, qu'il portait ombrage.

Ces raisonnements, un peu spécieux, n'étaient pas dénués de toute
logique. L'aspect misérable de Serge Ladko, le courage surhumain qu'il
avait dû déployer pour accomplir sa fantastique évasion, et surtout le
souvenir du service autrefois rendu avec tant d'héroïque simplicité,
firent le reste. Karl Dragoch devait la vie à ce malheureux qui haletait
devant lui, les mains en sang, la sueur ruisselant sur son visage
décharné. Allait-il, en retour, le rejeter dans l'enfer? Le détective ne
put s'y résoudre.

«Venez!» dit-il simplement en réponse à l'exclamation joyeuse du
fugitif, qu'il entraîna vers le fleuve.

Peu de paroles avaient été échangées entre les deux compagnons
pendant les huit jours qui venaient de s'écouler. Serge Ladko gardait
généralement le silence et concentrait toutes les forces de son être
pour accroître la vitesse de l'embarcation.

En phrases hachées, qu'il fallait lui arracher en quelque sorte, il fit
toutefois le récit de ses inexplicables aventures depuis le confluent
de l'Ipoly. Il raconta sa longue détention dans la prison de Semlin,
succédant à une séquestration plus étrange encore à bord d un chaland
inconnu. Ils mentaient donc, ceux qui prétendaient l'avoir vu entre
Budapest et Semlin, puisque, durant tout ce parcours, il avait été
enfermé, pieds et mains liés, dans ce chaland.

À ce récit, les opinions primitives de Karl Dragoch évoluèrent de plus
en plus. Malgré lui, il établissait un rapprochement entre l'agression
dont Ilia Brusch avait été victime et l'intervention d'un sosie à
Szalka. A n'en pas douter, le pêcheur gênait quelqu'un et était en
butte aux coups d'un ennemi inconnu, mais dont le signalement semblait
correspondre à celui du véritable bandit.

Ainsi, peu à peu, Karl Dragoch s'acheminait vers la vérité. Hors d'état
de contrôler ses déductions, il sentait du moins décroître de jour en
jour les soupçons autrefois conçus.

Pas un instant, néanmoins, il ne songea à quitter la barge pour revenir
en arrière et recommencer son enquête sur nouveaux frais. Son flair
de policier lui disait que la piste était bonne, et que le pêcheur,
innocent peut-être, était d'une manière ou d'autre mêlé à l'histoire de
la bande du Danube. La tranquillité était parfaite, d'ailleurs, sur
le haut fleuve, et la succession des crimes commis prouvait que leurs
auteurs avaient, eux aussi, descendu le courant, au moins jusqu'aux
environs de Semlin. Il y avait donc toutes chances pour qu'ils eussent
continué à le descendre pendant la détention d'Ilia Brusch.

Sur ce point, Karl Dragoch ne se trompait pas. Ivan Striga continuait,
en effet, à se rapprocher de la mer Noire, avec douze jours d'avance sur
la barge au départ de Semlin. Mais, ces douze jours d'avance, il les
perdait peu à peu, la distance séparant les deux bateaux diminuait
graduellement, et, jour par jour, heure par heure, minute par minute, la
barge gagnait implacablement sur le chaland, sous l'effort furieux de
Serge Ladko.

Celui-ci n'avait qu'un but: Roustchouk; qu'une idée: Natcha. S'il
négligeait les précautions autrefois prises pour protéger son incognito,
c'est qu'il n'y pensait vraiment plus. D'ailleurs, de quel intérêt
eussent-elles été maintenant? Après son arrestation, après son évasion,
s'appeler Ilia Brusch devait être aussi compromettant que de s'appeler
Serge Ladko. Sous un nom ou sous un autre, il ne pouvait plus désormais
s'introduire que secrètement à Roustchouk, sous peine d'être appréhendé
sur-le-champ.

Absorbé par son idée fixe, il n'avait, pendant ces huit jours, accordé
aucune attention aux rives du fleuve. S'il s'était aperçu qu'on passât
devant Belgrade--la ville blanche--étagée sur une colline, que domine
le palais du prince, le Konak, et précédée d'un faubourg où viennent
transiter une immense quantité de marchandises, c'est parce que Belgrade
indique la frontière serbe où expiraient les pouvoirs de M. Izar Rona.
Mais, ensuite, il ne remarqua plus rien.

Il ne vit, ni Semendria, ancienne capitale de la Serbie, célèbre par
les vignobles dont elle est entourée; ni Colombals, où l'on montre une
caverne dans laquelle Saint-Georges aurait, d'après la légende, déposé
le corps du dragon tué de ses propres mains; ni Orsova, au delà de
laquelle le Danube coule entre deux anciennes provinces turques,
devenues depuis royaumes indépendants; ni les Portes de Fer, ce défilé
fameux bordé de murailles verticales de quatre cents mètres, où le
Danube se précipite et se brise avec fureur contre les blocs dont son
lit est semé; ni Widdin, première ville bulgare de quelque importance;
ni Nikopoli, ni Sistowa, les deux autres cités notoires qu'il lui fallut
dépasser en amont de Roustchouk.

De préférence, il longeait la rive serbe, où il s'estimait plus en
sûreté, et en effet, jusqu'à la sortie des Portes de Fer, il ne fut pas
inquiété par la police.

Ce fut seulement à Orsava que, pour la première fois, un canot de la
brigade fluviale intima à la barge l'ordre de s'arrêter. Serge Ladko,
très inquiet, obéit en se demandant ce qu'il répondrait aux questions
qu'on allait inévitablement lui poser.

On ne l'interrogea même pas. Sur un mot de Karl Dragoch, le chef du
détachement s'inclina avec déférence et il ne fut plus question de
perquisition.

Le pilote ne songea pas à s'étonner qu'un bourgeois de Vienne disposât
à son gré de la force publique. Trop heureux de s'en tirer à si bon
compte, il trouva toute naturelle une omnipotence qui s'exerçait à son
profit, et il ne manifesta pas plus de surprise, mais simplement une
impatience grandissante, en voyant se prolonger l'entretien entre
l'agent et son passager.

Conformément aux ordres, tant de M. Izar Rona, furieux de l'évasion de
son prévenu, que de Karl Dragoch lui-même, la police du fleuve avait
redoublé de vigueur. De distance en distance, on obligeait la navigation
à franchir une série de barrages, parmi lesquels celui d'Orsova était
d'une importance capitale. L'étranglement du fleuve en cette partie de
son cours facilitant la surveillance, il était impossible, en effet,
qu'aucun bateau réussît à passer sans avoir été minutieusement visité.

Karl Dragoch, en interrogeant son subordonné, eut l'ennui d'apprendre
à la fois, et que ces perquisitions n'avaient donné aucun résultat,
et qu'un nouveau crime, un cambriolage d'une certaine gravité, venait
d'être commis deux jours auparavant en territoire roumain, au confluent
du Jirel, presque exactement en face de la ville bulgare de Rahowa.

Ainsi donc, la bande du Danube avait réussi a passer entre les mailles
du filet. Cette bande ayant coutume de s'approprier non seulement l'or
et l'argent, mais les objets précieux de toute nature, son butin devait
être d'un volume encombrant, et il était vraiment inconcevable qu'on
n'en eût pas trouvé trace, alors qu'aucun bateau n'avait pu échapper à
la visite.

Il en était cependant ainsi.

Karl Dragoch était stupéfait d'une telle virtuosité. Toutefois, il
fallait bien se rendre à l'évidence, les malfaiteurs prouvant eux-mêmes
par des attentats leur descente vers l'aval.

La seule conclusion à tirer de ces faits, c'est qu'il convenait de se
hâter. Le lieu et la date du dernier vol signalé indiquaient que ses
auteurs avaient moins de trois cents kilomètres d'avance. En tenant
compte du temps pendant lequel Ilia Brusch avait été immobilisé, temps
que la bande du Danube avait certainement mis à profit, il fallait en
inférer que sa vitesse était à peine la moitié de celle de la barge. Il
n'était donc pas impossible de l'atteindre à la course.

On repartit donc sans plus attendre et, dès les premières heures du 6
octobre, la frontière bulgare était franchie. A partir de ce point,
Serge Ladko qui, jusque-là, avait suivi de son mieux la rive droite,
serra au contraire le plus possible le bord roumain dont, à partir de
Lom-Palamka, une succession de marais de huit à dix kilomètres de large
n'allait pas tarder, d'ailleurs, à interdire l'approche.

Quelque absorbé qu'il fût en lui-même, le fleuve, depuis qu'on était
entré dans les eaux bulgares, n'avait pu manquer de lui paraître
suspect. Un certain nombre de chaloupes à vapeur, de torpilleurs même,
voire de canonnières, battant pavillon ottoman, le sillonnaient en
effet. En prévision de la guerre qui allait, moins d'un an plus tard,
éclater avec la Russie, la Turquie commençait déjà à surveiller le
Danube, qu'elle devait peupler ensuite d'une véritable flottille.

Risque pour risque, le pilote préférait se tenir à distance de ces
navires turcs, dût-il pour cela se jeter dans les griffes des autorités
roumaines, contre lesquelles M. Jaeger serait peut-être capable de le
protéger, comme il l'avait fait à Orsova.

L'occasion ne se présenta pas de mettre à une nouvelle épreuve le
pouvoir du passager; aucun incident ne troubla cette dernière partie du
voyage, et, le 10 octobre, vers quatre heures de l'après-midi, la
barge parvenait enfin à la hauteur de Roustchouk, que l'on distinguait
confusément sur l'autre rive. Le pilote gagna alors le milieu du fleuve,
puis, arrêtant pour la première fois depuis tant de jours le mouvement
de son aviron, il laissa tomber le grappin par le fond.

«Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch surpris.

--Je suis arrivé, répondit laconiquement Serge Ladko.

--Arrivé?... Nous ne sommes pas encore à la mer Noire, cependant.

--Je vous ai trompé, monsieur Jaeger, déclara sans ambages Serge Ladko.
Je n'ai jamais eu l'intention d'aller jusqu'à la mer Noire.

--Bah! fit le détective dont l'attention s'éveilla.

--Non. Je suis parti dans l'idée de m'arrêter à Roustchouk. Nous y
sommes.

--Où prenez-vous Roustchouk?

--Là, répondit le pilote, en montrant les maisons de la ville lointaine.

--Pourquoi, dans ce cas, n'y allons-nous pas?

--Parce qu'il me faut attendre la nuit. Je suis traqué, poursuivi. Dans
le jour, je risquerais de me faire arrêter au premier pas.

Voilà qui devenait intéressant. Les soupçons primitivement conçus par
Dragoch étaient-ils donc justifiés?

--Comme à Semlin, murmura-t-il à demi-voix.

--Comme à Semlin, approuva Serge Ladko sans s'émouvoir, mais pas pour
les mêmes causes. Je suis un honnête homme, monsieur Jaeger.

--Je n'en doute pas, monsieur Brusch, bien qu'elles soient rarement
bonnes, les raisons que l'on a de redouter une arrestation.

--Les miennes le sont, monsieur Jaeger, affirma froidement Serge Ladko.
Excusez-moi de ne pas vous les révéler. Je me suis juré à moi-même de
garder mon secret. Je le garderai.

Karl Dragoch acquiesça d'un geste qui exprimait la plus parfaite
indifférence. Le pilote reprit:

--Je conçois, monsieur Jaeger, que vous ne soyez pas désireux d'être
mêlé à mes affaires. Si vous le voulez, je vous déposerai en terre
roumaine. Vous éviterez ainsi les dangers auxquels je peux être exposé.

--Combien de temps comptez-vous rester à Roustchouk? demanda Karl
Dragoch sans répondre directement.

--Je ne sais, dit Serge Ladko. Si les choses tournent à mon gré, je
serai revenu à bord avant le jour et, dans ce cas, je ne serai pas seul.
S'il en est autrement, j'ignore ce que je ferai.

--Je vous suivrai jusqu'au bout, monsieur Brusch, déclara sans hésiter
Karl Dragoch.

--A votre aise!» conclut Serge Ladko qui n'ajouta pas une parole.

A la nuit tombante, il reprit l'aviron et s'approcha de la rive bulgare.
L'obscurité était complète quand il y accosta, un peu en aval des
dernières maisons de la ville.

Tout son être tendu vers le but, Serge Ladko agissait à la manière d'un
somnambule. Ses gestes nets et précis faisaient sans hésitation ce qu'il
fallait faire, ce qu'il lui eût été impossible de ne pas faire. Aveugle
pour tout ce qui l'entourait, il ne vit pas son compagnon disparaître
dans la cabine dès que le grappin eut été ramené à bord. Le monde
extérieur avait perdu pour lui toute réalité. Son rêve seul existait.
Et, ce rêve, c'était, tout illuminée de soleil, en dépit de la nuit, sa
maison et, dans sa maison, Natcha!... En dehors de Natcha, il n'était
plus rien sous le ciel.

Dès que l'étrave de la barge eut touché la rive, il sauta à terre, fixa
solidement son amarre et s'éloigna d'un pas rapide.

Aussitôt, Karl Dragoch sortit de la cabine. Il n'y avait pas perdu son
temps. Qui aurait reconnu le policier, à la silhouette énergique et
sèche, dans ce balourd aux pesantes allures, merveilleuse copie d'un
paysan hongrois?

Le détective prit terre à son tour et, suivant le pilote à la piste,
partit en chasse une fois de plus.



XVI

LA MAISON VIDE


En cinq minutes Serge Ladko et Karl Dragoch eurent atteint les maisons.

Roustchouk ne possédant, à cette époque, malgré son importance
commerciale, aucun éclairage public, il leur eût été difficile, s'ils en
avaient eu le désir, de se faire une idée de la ville irrégulièrement
groupée autour d'un vaste débarcadère, sur la périphérie duquel se
tassaient des échoppes assez délabrées, à usage d'entrepôts ou de
cabarets. Mais, en vérité, ils n'y songeaient guère. Le premier marchait
d'un pas rapide, les yeux fixés devant lui, comme s'il eût été attiré
par un but étincelant dans la nuit. Quant au second, il mettait tant
d'attention à suivre le pilote, qu'il ne vit même pas deux hommes, qui
débouchaient d'une ruelle au moment où il la traversait.

Dès qu'ils furent sur le chemin longeant le fleuve, ces deux hommes se
séparèrent. L'un s'éloigna à droite, vers l'aval.

«Bonsoir, dit-il en bulgare.

--Bonsoir,» répondit l'autre, qui, tournant à gauche, emboîta le pas à
Karl Dragoch.

Au son de cette voix, celui-ci avait tressailli. Une seconde, il
hésita, en ralentissant instinctivement sa marche, puis, abandonnant sa
poursuite, il s'arrêta soudain et fit volte-face.

Tout un ensemble de dons naturels ou acquis est nécessaire au policier
qui a l'ambition de ne pas croupir dans les bas emplois de sa
profession. Mais, la plus précieuse des multiples qualités qu'il doit
posséder, c'est une parfaite mémoire de l'oeil et de l'oreille.

Karl Dragoch possédait cet avantage au plus haut degré. Ses nerfs
auditifs et visuels constituaient de véritables appareils enregistreurs,
et leurs sensations lumineuses ou sonores, il ne les oubliait jamais,
quelle que fût la longueur du temps écoulé. Après des mois, après des
années, il reconnaissait du premier coup un visage à peine aperçu, la
voix qui, une seule fois, avait fait vibrer son tympan.

Il en était précisément ainsi pour l'une de celles qu'il venait
d'entendre, et, dans la circonstance présente, il n'y avait pas si
longtemps qu'il s'était trouvé en face du propriétaire, pour qu'une
erreur fût à redouter. Cette voix, qui, dans la clairière, au pied du
mont Pilis, avait résonné à son oreille, c'était le fil conducteur
vainement cherché jusqu'ici. Pour ingénieuses qu'elles pussent paraître,
ses déductions relatives à son compagnon de voyage n'étaient en somme
que des hypothèses. La voix, au contraire, lui apportait enfin une
certitude. Entre le probable et le certain, l'hésitation était
impossible, et c'est pourquoi le détective, abandonnant sa filature,
s'était lancé sur une nouvelle piste.

«Bonsoir, Titcha, prononça en allemand Karl Dragoch lorsque l'homme fut
arrivé à proximité.

Celui-ci s'arrêta, cherchant à percer l'obscurité de la nuit.

--Qui me parle? interrogeait-il.

--Moi, répondit Dragoch.

--Qui ça, vous?

--Max Raynold.

--Connais pas.

--Mais je vous connais, moi, puisque je vous ai appelé par votre nom.

--C'est juste, reconnut Titcha. Il faut même que vous ayez de bons yeux,
camarade.

--Ils sont excellents, en effet.

Le dialogue fut interrompu un instant.

--Que me voulez-vous? reprit Titcha.

--Vous parler, déclara Dragoch, à vous et à un autre. Je ne suis à
Roustchouk que pour ça.

--Vous n'êtes donc pas d'ici?

--Non. Je suis arrivé aujourd'hui.

--Joli moment que vous avez choisi, ricana Titcha, qui faisait sans
doute allusion à l'anarchie actuelle de la Bulgarie.

Dragoch, ayant esquissé un geste d'indifférence, ajouta:

--Je suis de Gran.

Titcha garda le silence.

--Vous ne connaissez pas Gran? insista Dragoch.

--Non.

--C'est étonnant, après en être venu si près.

--Si près?... répéta Titcha. Où prenez vous que je sois allé près de
Gran?

--Parbleu! dit en riant Karl Dragoch, elle n'en est pas si loin, la
villa Hagueneau.

Ce fut au tour de Titcha de tressaillir. Il essaya, toutefois, de payer
d'audace.

--La villa Hagueneau?... balbutia-t-il d'un ton qu'il voulait rendre
plaisant. C'est juste comme pour vous, camarade. Connais pas.

--Vraiment?.. fit ironique ment Dragoch. Et la clairière de Pilis, la
connaissez-vous?

Titcha, se rapprochant vivement, saisit le bras de son interlocuteur.

--Plus bas, donc! dit-il sans chercher cette fois à dissimuler son
émotion. Vous êtes fou de crier comme ça.

--Puisqu'il n'y a personne, objecta Dragoch.

--On ne sait jamais, répliqua Titcha, qui demanda: Enfin, que
voulez-vous?

--Parler à Ladko, répondit Dragoch sans baisser la voix.

Titcha resserra son étreinte.

--Chut! fit-il en jetant autour de lui des regards apeurés. Vous avez
donc juré de nous faire pendre?

Karl Dragoch se mit à rire.

--Ah bien! dit-il, ça ne va pas être commode de nous entendre, s'il faut
parler à la muette!

--Aussi, gronda sourdement Titcha, on n'a pas idée d'aborder les gens au
milieu de la nuit sans crier gare. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne
pas dire en pleine rue.

--Je ne tiens pas à vous parler dans la rue, riposta Dragoch. Allons
ailleurs.

--Où?

--N'importe où. Il y a bien un cabaret dans les environs?

--A quelques pas d'ici.

--Allons-y.

--Soit, concéda Titcha. Suivez-moi.

Cinquante mètres plus loin, les deux compagnons arrivèrent sur une
petite place. En face d'eux, une fenêtre brillait faiblement dans la
nuit.

--C'est là, dit Titcha.

La porte ouverte, ils entrèrent de plain-pied dans la salle déserte d'un
modeste café dont une dizaine de tables garnissaient le pourtour.

--Nous serons à merveille ici, dit Dragoch.

Le patron accourait au-devant de ces clients inespérés.

--Qu'allons-nous boire?... C'est moi qui régale, annonça le détective,
en frappant sur son gousset.

--Un verre de racki? proposa Titcha.

--Va pour le racki!... Et du genièvre?... Ça ne vous dit rien?

--Bon aussi, le genièvre, approuva Titcha.

Karl Dragoch se tourna vers le patron attentif aux ordres.

--Vous avez entendu, l'ami?... Servez-nous, et vivement!

Pendant que l'hôte s'empressait, Dragoch, d'un coup d'oeil, pesa
l'adversaire qu'il allait avoir à combattre. Il l'eut vite jugé. Larges
épaules, cou de taureau, front étroit mangé par d'épais cheveux gris,
parfait exemplaire, en un mot, du lutteur forain de bas étage, c'était
une véritable brute qu'il avait en face de lui.

Aussitôt que les bouteilles et deux verres eurent été apportés, Titcha
reprit la conversation au point où elle avait débuté.

--Vous dites donc que vous me connaissez?

--Vous en doutez?

--Et que vous connaissez l'affaire de Gran?

--Aussi. Nous y avons travaillé ensemble.

--Pas possible!

--Mais certain.

--Je n'y comprends rien, murmura Titcha, qui cherchait de bonne foi dans
ses souvenirs. Nous n'étions que nous huit, cependant...

--Pardon, interrompit Dragoch, nous étions neuf, puisque j'y étais.

--Vous avez mis la main à la pâte? insista Titcha mal convaincu.

--Oui, à la villa, et à la clairière pareillement. C'est même moi qui ai
emmené la charrette.

--Avec Vogel?

--Avec Vogel.

Titcha réfléchit un instant.

--Ça ne se peut pas, protesta-t-il. C'est Kaiserlick qui était avec
Vogel.

--Non, c'est moi, répliqua Dragoch sans se troubler. Kaiserlick était
resté avec vous autres.

--Vous en êtes sûr?

--Absolument, affirma Dragoch.

Titcha paraissait ébranlé. Le bandit ne brillait pas précisément par
l'intelligence. Sans s'apercevoir qu'il venait lui-même de révéler
l'existence de Vogel et de Kaiserlick au prétendu Max Raynold, il
considérait comme une preuve que ce dernier connût leurs noms.

--Un verre de genièvre? proposa Dragoch.

--Ça n'est pas de refus, dit Titcha.

Puis, le verre vidé d'un trait:

--C'est curieux, murmura-t-il, à demi vaincu. C'est bien la première
fois que nous mêlons un étranger à nos affaires.

--Il faut un commencement à tout, répliqua Karl Dragoch. Je ne serai
plus un étranger quand j'aurai été admis dans la bande.

--Quelle bande?

--Inutile de finasser, camarade. Puisque je vous dis que c'est convenu.

--Qu'est-ce qui est convenu?

--Que je serai des vôtres.

--Convenu avec qui?

--Avec Ladko.

--Taisez-vous donc, interrompit rudement Titcha. Je vous ai déjà prévenu
qu'il fallait garder ce nom-là pour vous.

--Dans la rue, objecta Dragoch. Mais ici?

--Ici comme ailleurs, dans toute la ville, s'entend.

--Pourquoi? demanda Dragoch suivant la veine.

Mais Titcha conservait un reste de méfiance.

--Si on vous le demande, répondit-il prudemment, vous direz que vous
l'ignorez, camarade. Vous savez beaucoup de choses, mais vous ne savez
pas tout, je le vois, et ce n'est pas à un vieux renard comme moi que
vous tirerez les vers du nez.

Titcha se trompait, il n'était pas de force à lutter avec un jouteur
comme Dragoch, et le vieux renard avait trouvé son maître. La sobriété
n'était pas sa qualité dominante, et le détective, aussitôt qu'il l'eut
découvert, s'était ingénié à tirer parti de ce défaut à la cuirasse de
l'adversaire. Ses offres répétées avaient eu raison de la résistance,
d'ailleurs assez molle, du bandit. Les verres de genièvre succédaient
aux verres de racki, et réciproquement. L'effet de l'alcool commençait
déjà à se faire sentir. L'oeil de Titcha devenait trouble, sa langue
plus lourde, sa prudence moins éveillée. Or, comme chacun sait,
glissante est la route de l'ivresse, et d'ordinaire, plus on apaise la
soif, plus elle grandit.

--Nous disions donc, reprit Titcha d'une voix un peu pâteuse, que c'est
convenu avec le chef?

--Convenu, déclara Dragoch.

--Il a bien fait,... le chef, affirma Titcha, qui, sous l'influence de
l'ivresse, se mit à tutoyer son interlocuteur. Tu as l'air d'un bon et
d'un vrai camarade.

--Tu peux le dire, approuva Dragoch en s'accordant à l'unisson.

--Seulement, voilà!... Tu ne le verras pas,... le chef.

--Pourquoi ne le verrai-je pas?

Avant de répondre, Titcha, avisant la bouteille de racki, s'en versa
coup sur coup deux rasades. Quand il eut bu, il déclara d'une voix
rauque:

--Parti,... le chef.

--Il n'est pas à Roustchouk? insista Dragoch vivement désappointé.

--Il n'y est plus.

--Plus?.. Il y est donc venu?

--Il y a quatre jours.

--Et maintenant?

--Il continue à descendre jusqu'à la mer avec le chaland.

--Quand doit-il revenir?

--Dans une quinzaine.

--Quinze jours de retard! Voilà bien ma chance! s'écria Dragoch.

--Ça te démange donc bien d'entrer dans la compagnie? demanda Titcha
avec un gros rire.

--Dame! fit Dragoch. Je suis paysan, moi, et au coup de Gran j'ai touché
en une nuit plus que je ne gagne en un an à travailler la terre.

--Ça t'a mis en goût, conclut Titcha en riant aux éclats.

Dragoch parut s'apercevoir que le verre de son vis-à-vis était vide, et
s'empressa de le remplir.

--Mais tu ne bois pas, camarade, s'écria-t-il. A ta santé!

--A ta santé! répéta Titcha, qui lampa son verre d'un trait.

Abondante était la moisson de renseignements recueillie par le policier.
Il savait de combien d'affiliés se composait la bande du Danube: huit,
au dire de Titcha; le nom de trois d'entre eux et même de quatre, en
y comprenant le chef; sa destination: la mer, où sans doute un navire
serait chargé du butin; la base de ses opérations: Roustchouk.
Quand Ladko y reviendrait, dans une quinzaine de jours, toutes les
dispositions seraient prises pour qu'il fût appréhendé sur-le-champ, à
moins qu'on ne réussît à mettre la main sur lui aux bouches mêmes du
Danube.

Plus d'un point, toutefois, restaient encore obscurs. Karl Dragoch pensa
qu'il serait peut-être possible d'élucider tout au moins l'un d'eux, en
profitant de l'état d'ébriété de son interlocuteur.

--Pourquoi donc, demanda-t-il d'un ton indifférent après un instant de
silence, ne voulais-tu pas tout à l'heure que je prononce le nom de
Ladko?

Tout à fait gris, décidément, Titcha eut un regard mouillé à l'adresse
de son compagnon, auquel, dans une soudaine explosion de tendresse, il
tendit la main.

--Je vais te le dire, balbutia-t-il, car tu es un ami, toi!

--Oui, affirma Dragoch en répondant à l'étreinte de l'ivrogne.

--Un frère.

--Oui.

--Un luron, un gars d'attaque.

--Oui.

Titcha chercha des yeux les bouteilles.

--Un coup de genièvre? proposa-t-il.

--Il n'y en a plus, répondit Dragoch.

Estimant l'adversaire à point, et redoutant de le voir tomber ivre-mort,
le détective s'était arrangé pour répandre sur le sol une bonne partie
des flacons. Mais cela ne faisait pas l'affaire de Titcha qui, en
apprenant l'épuisement du genièvre, fit une grimace désolée.

--Du racki, alors? implora-t-il.

--Voilà, consentit Karl Dragoch en avançant sur la table la bouteille
qui contenait encore quelques gouttes de liqueur. Mais attention,
camarade!... Il ne faudrait pas nous griser.

--Moi!... protesta Titcha, qui s'adjugea le fond de la bouteille. Je le
voudrais que je ne pourrais pas!

--Nous disions donc que Ladko?... suggéra Dragoch reprenant patiemment
sa marche tortueuse vers le but.

--Ladko?... répéta Titcha qui ne savait plus de quoi il s'agissait.

--Pourquoi ne faut-il pas le nommer?

Titcha eut un rire aviné.

--Ça t'intrigue, ça, mon fils!... C'est qu'ici Ladko se prononce Striga,
voilà tout.

--Striga?... répéta Dragoch qui ne comprenait pas. Pourquoi Striga?...

--Parce que c'est son nom, à cet enfant... Ainsi, toi, tu t'appelles...
Au fait! comment t'appelles-tu?...

--Raynold.

--C'est ça... Raynold... Eh bien! Je t'appelle Raynold... Lui, il
s'appelle Striga... C'est clair.

--A Gran, cependant... insista Dragoch.

--Oh! interrompit Titcha, à Gran, c'était Ladko... Mais, à Roustchouk,
c'est Striga.

Il cligna de l'oeil d'un air malin.

--Comme ça, tu comprends, ni vu, ni connu.

Qu'un malfaiteur s'affuble d'un nom d'emprunt quand il accomplit ses
méfaits, cela n'est pas pour étonner un policier, mais pourquoi ce nom
de Ladko, ce même nom dont était signé le portrait trouvé dans la barge?

--Il existe bien un Ladko pourtant, s'écria avec impatience Dragoch
formulant ainsi la conclusion de sa pensée.

--Parbleu! fit Titcha. C'est même le plus beau de l'affaire.

--Qu'est-ce que c'est que ce Ladko?

--Une canaille, affirma énergiquement Titcha.

--Qu'est-ce qu'il t'a fait?

--A moi?... Rien... A Striga...

--Qu'est-ce qu'il a fait à Striga?.

--Il lui a soufflé la femme... la belle Natcha.

Natcha! ce même prénom qui figurait sur le portrait. Dragoch, assuré
d'être sur la bonne piste, écoutait avidement Titcha qui poursuivait
sans se faire prier:

--Depuis, ils ne sont pas amis, tu penses!... C'est pour ça que Striga a
pris son nom. C'est un malin, Striga.

--Tout cela, objecta Dragoch, ne me dit pas pourquoi il ne faut pas
prononcer le nom de Ladko.

--Parce qu'il est malsain, expliqua Titcha... A Gran... et ailleurs, tu
sais qui il désigne... Ici, c'est celui d'une espèce de pilote qui s'est
mis contre le-gouvernement... Il conspire, l'imbécile... Et les rues
sont pleines de Turcs à Roustchouk!

--Qu'est-il devenu? demanda Dragoch.

Titcha fit un geste d'ignorance.

--Il a disparu, répondit-il. Striga dit qu'il est mort.

--Mort!

--Et ça doit être vrai, puisque Striga a la femme maintenant.

--Quelle femme?

--Eh! la belle Natcha... Après le nom, la femme... Pas contente, la
colombe!... Mais Striga la tient bien à bord du chaland.

Tout s'éclaircissait pour Dragoch. Ce n'est pas en compagnie d'un
vulgaire malfaiteur qu'il avait passé de si longs jours, mais avec un
patriote exilé. Quelle ne devait pas être en ce moment la douleur du
malheureux, n'arrivant enfin chez lui après tant d'efforts, que pour
trouver sa maison vide!... Il fallait courir à son aide... Quant à la
bande du Danube, Dragoch, renseigné désormais, n'aurait aucune peine à
mettre ensuite la main sur elle.

--Il fait chaud!... soupira-t-il en faisant semblant d'être vaincu par
l'ivresse.

--Très chaud, approuva Titcha.

--C'est le racki, balbutia Dragoch.

Titcha abattit son poing sur la table.

--Tu n'as pas la tête solide, l'enfant!.. railla-t-il lourdement. Moi...
tu vois... Prêt à recommencer.

--Je ne peux pas lutter, reconnut Dragoch.

--Mauviette!.. ricana Titcha. Enfin, sortons, si le coeur t'en dit.

Le patron appelé et payé, les deux compagnons se retrouvèrent sur la
place. Ce changement ne parut pas favorable à Titcha. A peine à l'air
libre, son ivresse s'aggrava notablement. Dragoch eut peur d'avoir forcé
la dose.

--Dis donc, demanda-t-il en montrant l'aval, ce Ladko?...

--Quel Ladko?

--Le pilote. C'est par là qu'il demeurait?

--Non.

Karl Dragoch se tourna du côté de la ville.

--Par la?

--Non plus

--Par là, alors? interrogea Dragoch en indiquant l'amont.

--Oui, balbutia Titcha.

Le détective entraîna son compagnon. Celui-ci titubait et se laissait
conduire en mâchonnant des propos incohérents quand, après cinq minutes
de marche, il s'arrêta brusquement, s'efforçant de reprendre son aplomb.

--Qu'est-ce qu'il disait donc, Striga, bégayait-il, que Ladko était
mort?

--Eh bien?

--Il n'est pas mort, puisqu'il y a quelqu'un chez lui.

Et Titcha montrait, à quelques pas, des raies de lumière filtrant à
travers les volets d'une fenêtre et striant la chaussée. Dragoch se hâta
vers cette fenêtre. Par une fente des volets, Titcha et lui regardèrent
dans la maison.

Ils aperçurent une salle de proportions modestes, mais assez
confortablement meublée. Le désordre des meubles et la couche épaisse de
poussière qui les recouvrait incitaient à croire que cette salle
avait été le théâtre, depuis longtemps abandonné, de quelque scène de
violence. Le centre en était occupé par une grande table, sur laquelle
était accoudé un homme, qui semblait réfléchir profondément. La
contraction de ses doigts à demi disparus dans les cheveux en désordre
exprimait éloquemment le trouble douloureux de son âme. Des yeux de cet
homme, de grosses larmes coulaient.

Ainsi qu'il s'y attendait, Karl Dragoch reconnut son compagnon de
voyage. Mais il ne fut pas seul à reconnaître le désespéré songeur.

--C'est lui!... murmura Titcha en faisant d'énergiques efforts pour
chasser son ivresse.

--Lui?...

--Ladko.

Titcha se passa la main sur le visage et parvint à retrouver un peu de
sang-froid.

--Il n'est pas mort, la canaille... dit-il entre ses dents. Mais il n'en
vaut guère mieux... Les Turcs me payeront sa peau plus cher qu'elle ne
vaut... C'est Striga qui sera content!.. Ne bouge pas d'ici, camarade,
dit-il en s'adressant à Karl Dragoch. S'il veut sortir, assomme-le!..
Appelle à l'aide au besoin... Moi, je vais chercher la police...

Sans attendre de réponse, Titcha s'éloigna en courant. A peine s'il
faisait encore quelques zigzags. L'émotion lui avait rendu son
équilibre.

Dès qu'il fut seul, le détective entra dans la maison.

Serge Ladko ne fit pas un mouvement. Karl Dragoch lui mit la main sur
l'épaule.

Le malheureux releva la tête. Mais sa pensée restait absente, et son
regard vague montrait qu'il ne reconnaissait pas son passager. Celui-ci
ne prononça qu'un mot:

«Natcha!...

Serge Ladko se redressa avec violence. Ses yeux flambaient,
interrogateurs, rivés sur ceux de Karl Dragoch.

--Suivez-moi, dit le détective, et hâtons-nous.»



XVII

A LA NAGE


La barge volait sur les eaux. Ivre, exalté, en proie à une sorte de
rage, Serge Ladko, plus furieusement que jamais, pesait sur l'aviron.
Affranchi des lois communes par la violence de son désir, à peine s'il
s'accordait, chaque nuit, quelques instants de repos. Il tombait alors,
assommé, dans un sommeil de plomb, dont il s'éveillait soudainement,
comme appelé par un coup de cloche, deux heures plus tard, pour
reprendre aussitôt son effrayant labeur.

Témoin de cette poursuite acharnée, Karl Dragoch admirait qu'un
organisme humain pût être doué d'une telle force de résistance. C'était
un homme, cependant, qui lui donnait ce prodigieux spectacle, mais un
homme qui puisait une énergie surhumaine dans le plus affreux désespoir.

Soucieux d'épargner au malheureux pilote la plus légère distraction, le
détective s'appliquait à ne pas rompre le silence. Tout ce qu'il était
essentiel de dire, on l'avait dit au départ de Roustchouk. Dès que la
barge eut été repoussée dans le courant, Karl Dragoch avait, en effet,
donné les explications indispensables. Tout d'abord, il avait révélé sa
qualité. Puis, en quelques mots brefs, il avait expliqué pourquoi il
avait entrepris ce voyage, à la poursuite de la bande du Danube, à
laquelle la croyance populaire attribuait pour chef un certain Ladko, de
Roustchouk.

Ce récit, le pilote l'avait écouté distraitement, en manifestant une
fiévreuse impatience. Que lui importait tout cela? Il n'avait qu'une
pensée, qu'un but, qu'un espoir: Natcha!

Son attention ne s'était éveillée qu'au moment où Karl Dragoch avait
commencé à parler de la jeune femme, à dire comment, de la bouche de
Titcha, il avait appris que Natcha descendait le cours du fleuve,
prisonnière à bord d'un chaland commandé par le chef de cette bande,
dont le nom réel n'était pas Ladko, mais Striga.

A ce nom, Serge Ladko avait poussé un véritable rugissement.

«Striga!» s'était-il écrié tandis que sa main crispée étreignait
violemment l'aviron.

Il n'en avait pas demandé davantage. Depuis lors, il se hâtait sans
répit, sans trêve, sans repos, les sourcils froncés, les yeux fous,
toute son âme projetée en avant, vers le but. Ce but, il avait dans son
coeur la certitude de l'atteindre. Pourquoi? Il eût été incapable de le
dire. Il en était certain, voilà tout. Le chaland dans lequel Natcha
était prisonnière, il le découvrirait du premier coup d'oeil, fût-ce
au milieu de mille autres. Comment? Il n'en savait rien. Mais il le
découvrirait. Cela ne se discutait pas, ne faisait pas question. Il
s'expliquait maintenant pourquoi il lui avait semblé connaître celui
des geôliers chargé de lui apporter ses repas pendant sa première
incarcération, et pourquoi les voix entendues confusément avaient eu un
écho dans son coeur. Le geôlier, c'était Titcha. Les voix, c'étaient
celles de Striga et de Natcha. Et de même, le cri apporté par la nuit,
c'était encore Natcha appelant inutilement à l'aide. Que ne s'était-il
arrêté alors! Que de regrets, que de remords il se fût épargnés!

A peine si, au moment de sa fuite, il avait aperçu dans l'obscurité la
masse sombre de la prison flottante dans laquelle il abandonnait, sans
le savoir, celle qui lui était si chère. N'importe! cela suffirait. Il
était impossible qu'il passât en vue de ce chaland sans qu'au fond de
son être une voix mystérieuse ne l'en avertît.

En vérité, l'espoir de Serge Ladko était moins présomptueux qu'on ne
pourrait être tenté de le croire. Ses chances d'erreur étaient, en
effet, très réduites par la rareté des chalands sillonnant le Danube.
Leur nombre, qui, depuis Orsova, n'avait cessé de diminuer, était
devenu tout à fait insignifiant à partir de Roustchouk, et les derniers
s'étaient arrêtés à Silistrie. En aval de cette ville, que la barge eut
dépassée en vingt-quatre heures, il ne resta que deux gabarres sur le
fleuve, où régnaient presque exclusivement désormais les bâtiments à
vapeur.

C'est qu'à la hauteur de Roustchouk le Danube est immense. S'étalant sur
la rive gauche en interminables marais, son lit y dépasse deux lieues.
En aval, il est plus vaste encore, et, entre Silistrie et Braïla,
atteint parfois jusqu'à vingt kilomètres de largeur. Cette étendue
d'eau, c'est une véritable mer, à laquelle ne manquent ni les tempêtes,
ni les lames couronnées d'écume, et il est concevable que des chalands
plats, peu faits pour les houles du large, hésitent à s'y aventurer.

Il était même fort heureux pour Serge Ladko que le temps restât fixé
au beau. Dans une embarcation de si petite taille et de formes si peu
_marines_, il aurait été forcé, pour peu que le vent eût soufflé avec
quelque violence, de chercher refuge dans une anfractuosité de la rive.

Karl Dragoch, qui, tout en s'intéressant de grand coeur aux soucis de
son compagnon, visait aussi un autre but, ne laissait pas d'être troublé
en constatant le désert de cette morne étendue. Titcha ne lui avait-il
pas donné un renseignement mensonger? L'arrêt successif de tous les
chalands lui faisait craindre que Striga n'eût été dans la nécessité de
les imiter. Son inquiétude devint telle qu'il finit par s'en ouvrir à
Serge Ladko.

«Un chaland est-il capable d'aller jusqu'à la mer? demanda-t-il.

--Oui, répondit le pilote. Cela arrive rarement, mais ça se voit
cependant.

--Vous en avez conduit vous-même?

--Quelquefois.

--Comment font-ils pour décharger leur cargaison?

--En s'abritant dans une des criques qui existent au delà des bouches,
et où des vapeurs viennent les trouver.

--Les bouches, dites-vous. Il y en a plusieurs, en effet.

--Il y a deux branches principales, répondit Serge Ladko. L'une, au
Nord, celle de Kilia; l'autre, plus au Sud, celle de Sulina. Cette
dernière est la plus importante.

--Cela ne peut-il être pour nous une cause d'erreur? s'enquit Karl
Dragoch.

--Non, affirma le pilote. Des gens qui se cachent ne passent pas par
Sulina. Nous prendrons le bras du Nord.

Karl Dragoch ne fut qu'à demi rassuré par cette réponse. Pendant que
l'on suivrait une route, la bande pouvait parfaitement s'échapper par
l'autre. Mais que faire contre cette éventualité, sinon s'en remettre à
la chance, puisqu'on ne possédait pas le moyen de surveiller à la fois
toutes les bouches du fleuve? Comme s'il eût deviné sa pensée, Serge
Ladko compléta son explication de cette manière rassurante:

--D'ailleurs, au delà de la bouche de Kilia, il existe une anse, dans
laquelle un chaland peut procéder à un transbordement. Par la bouche de
Sulina, il lui faudrait au contraire décharger dans le port de ce nom,
qui est situé au bord même de la mer. Quant au bras Saint-Georges, qui
coule plus au Sud, il est à peine navigable, bien qu'il soit le plus
important au point de vue de la largeur. Aucune erreur n'est donc à
craindre.»

Dans la matinée du 14 octobre, le quatrième jour après le départ de
Roustchouk, la barge parvint enfin au delta du Danube.

Laissant sur la droite le bras de Sulina, elle s'engagea franchement
dans celui de Kilia. A midi, on passait devant Ismaïl, dernière ville de
quelque importance que l'on dût rencontrer. Dès les premières heures du
lendemain, on déboucherait dans la mer Noire.

Aurait-on rejoint auparavant le chaland de Striga? Rien n'autorisait à
le croire. Depuis qu'on avait abandonné le bras principal, la solitude
du fleuve était devenue complète. Si loin que s'étendit le regard,
plus une voile, plus un panache de fumée. Karl Dragoch était dévoré
d'inquiétude.

Quant à Serge Ladko, s'il était inquiet, il n'en laissait rien paraître.
Toujours courbé sur l'aviron, il poussait inlassablement la barge de
l'avant, attentif à suivre le chenal que seule une longue pratique lui
permettait de reconnaître entre les rives basses et marécageuses.

Son courage obstiné devait avoir sa récompense. Dans l'après-midi de ce
même jour, vers cinq heures, un chaland apparut enfin, mouillé à une
douzaine de kilomètres au-dessous de la ville forte de Kilia. Serge
Ladko, arrêtant le mouvement de son aviron, saisit une longue-vue et
examina attentivement ce chaland.

« C'est lui!... dit-il d'une voix étouffée en laissant retomber
l'instrument.

--Vous en êtes sûr?

--Sûr, affirma Serge Ladko. J'ai reconnu Yacoub Ogul, un habile pilote
de Roustchouk, âme damnée de Striga, dont il conduit certainement le
bateau.

--Qu'allons-nous faire? demanda Karl Dragoch.

Serge Ladko ne répondit pas sur-le-champ. Il réfléchissait. Le détective
reprit:

--Il faut revenir en arrière jusqu'à Kilia et au besoin jusqu'à Ismaïl.
La, nous nous procurerons du renfort.

Le pilote hocha négativement la tête.

--Remonter jusqu'à Ismaïl, en refoulant le courant, ou seulement jusqu'à
Kilia, dit-il, cela demanderait trop de temps. Le chaland prendrait de
l'avance, et, en mer, on ne pourrait plus le retrouver. Non, restons ici
et attendons la nuit. J'ai une idée. Si je ne réussis pas, nous suivrons
le chaland de loin, et, quand nous connaîtrons son lieu de relâche, nous
irons chercher de l'aide à Sulina.

A huit heures, l'obscurité devenue complète, Serge Ladko laissa
dériver la barge Jusqu'à deux cents mètres du chaland. Là, il mouilla
silencieusement son grappin. Puis, sans un mot d'explication à Karl
Dragoch qui le regardait faire avec étonnement, il quitta ses vêtements
et s'élança dans le fleuve.

Fendant l'eau d'un bras robuste, il se dirigea en droite ligne vers
le chaland qu'il distinguait confusément dans l'ombre. Quand il l'eut
dépassé, à distance suffisante pour ne pas être aperçu, il nagea en sens
contraire, et, refoulant le courant assez rapide, vint s'accrocher
au large safran du gouvernail. Il écouta. Presque étouffé par le
frissonnement soyeux de l'eau courant sur les flancs de la gabarre,
un air de danse parvint jusqu'à lui. Au-dessus de sa tête, quelqu'un
chantonnait à mi-voix. Cramponné des pieds et des mains à la surface
gluante du bois, Serge Ladko s'éleva d'un lent effort jusqu'à la partie
supérieure du safran et reconnut Yacoub Ogul.

A bord, tout était tranquille. Aucun bruit ne sortait du rouf, dans
lequel Ivan Striga s'était sans doute retiré. Des hommes de l'équipage,
cinq devisaient paisiblement, étendus sur le pont vers l'avant. Leurs
voix se fondaient en un murmure confus. Seul, Yacoub Ogul se trouvait
à l'arrière. Monté au-dessus du rouf, il s'était assis sur la barre du
gouvernail et se laissait bercer par la paix nocturne, en murmurant une
chanson familière.

La chanson s'éteignit tout à coup. Deux mains de fer broyaient la gorge
du chanteur, qui, basculant par-dessus le couronnement, vint tomber en
travers du safran. Était-il mort? Jambes et bras ballants, son corps
inerte pendait comme un linge de part et d'autre de cette arête étroite.
Serge Ladko desserra son étreinte et saisit l'homme par la ceinture,
puis diminuant graduellement la pression de ses genoux contre le safran,
il se laissa glisser peu à peu et s'enfonça silencieusement dans l'eau.

Nul, dans le chaland, n'avait soupçonné l'agression. Ivan Striga n'était
pas sorti du rouf. A l'avant, les cinq causeurs continuaient leur
paisible conversation.

Serge Ladko, cependant, nageait vers la barge. Le retour était plus
pénible que l'aller. Outre qu'il lui fallait maintenant remonter le
courant, il avait à soutenir le corps de Yacoub Ogul. Si celui-ci
n'était pas mort, il n'en valait guère mieux. La fraîcheur de l'eau
ne l'avait pas ranimé; il ne faisait pas un mouvement. Serge Ladko
commençait à craindre d'avoir eu la main trop lourde.

Alors que cinq minutes avaient suffi pour venir de la barge au chaland,
plus d'une demi-heure fut nécessaire pour refaire le même parcours en
sens inverse. Encore le pilote eut-il la chance de ne pas s'égarer dans
l'ombre.

« Aidez-moi, dit-il à Karl Dragoch en saisissant enfin l'embarcation. En
voici toujours un.

Avec le secours du détective, Yacoub Ogul fut passé par-dessus bord et
déposé dans la barge.

--Est-il mort? demanda Serge Ladko.

Karl Dragoch se pencha sur le captif.

--Non, dit-il. Il respire.

Serge Ladko eut un soupir de satisfaction et, reprenant aussitôt
l'aviron, commença à remonter le courant.

--Alors, attachez-le, et solidement, dit-il tout en godillant, si vous
ne voulez pas qu'il vous brûle la politesse quand je vous aurai déposé à
terre.

--Nous allons donc nous séparer? demanda Karl Dragoch.

--Oui, répondit Serge Ladko. Quand vous aurez pris terre, je retournerai
aux alentours du chaland, et demain je m'arrangerai pour m'introduire à
bord.

--En plein jour?

--En plein jour. J'ai mon idée. Soyez tranquille, pendant un certain
temps tout au moins, je ne courrai aucun danger. Plus tard, quand nous
serons près de la mer Noire, je ne dis pas que les choses ne risquent de
se gâter. Mais je compte sur vous à ce moment que je retarderai le plus
possible.

--Sur moi?... Que pourrai-je donc faire?

--M'amener du secours.

--Je m'y emploierai, n'en doutez pas, affirma chaleureusement Karl
Dragoch.

--Je n'en doute pas, mais vous aurez peut-être quelque difficulté. Vous
ferez pour le mieux, voilà tout. Ne perdez pas de vue que le chaland
quittera son mouillage demain à midi, et que, si rien ne l'arrête, il
sera en mer vers quatre heures. Basez-vous là-dessus.

--Pourquoi ne restez-vous pas avec moi? demanda Karl Dragoch très
inquiet pour son compagnon.

--Parce que vous pouvez éprouver du retard, ce qui permettrait à Striga
de prendre de l'avance et de disparaître. Il ne faut pas qu'il atteigne
la mer. Et il ne l'atteindra pas, même si vous arrivez trop tard pour me
prêter main-forte. Seulement, dans ce cas, il est probable que je serai
mort.»

Le ton du pilote était sans réplique. Comprenant que rien ne le ferait
changer d'avis, Karl Dragoch n'insista pas. La barge fut donc conduite à
la rive, et Yacoub Ogul, toujours évanoui, fut déposé sur le sol.

Aussitôt, Serge Ladko poussa au large. La barge disparut dans la nuit.



XVIII

LE PILOTE DU DANUBE


Quand Serge Ladko eut disparu dans l'ombre, Karl Dragoch hésita un
instant sur ce qu'il convenait de faire. Seul, au début de la nuit, en
ce point de la frontière de la Bessarabie, encombré du corps inerte d'un
prisonnier dont son devoir lui interdisait de se séparer, sa situation
ne laissait pas d'être fort embarrassante. Cependant, comme il était
évident qu'un secours ne lui arriverait pas sans qu'il allât le
chercher, il lui fallut bien prendre une décision. Le temps pressait.
D'une heure, d'une minute peut-être pouvait dépendre le salut de Serge
Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours évanoui, et
suffisamment ligotté, d'ailleurs, pour que la fuite lui fût interdite
en cas de retour à la vie, il remonta vers l'amont aussi vite que le
permettait la nature du terrain.

Après une demi-heure de marche dans un pays complètement désert, il
commençait à craindre d'être obligé de pousser jusqu'à Kilia, lorsqu'il
découvrit enfin une maison bâtie au bord du fleuve.

Ce ne fut pas une petite affaire que de se faire ouvrir la porte de
cette maison, qui semblait être une ferme de quelque importance. A
pareille heure, en pareil lieu, une certaine méfiance est excusable, et
les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d'en permettre
l'entrée. La difficulté s'aggravait de l'impossibilité où l'on était de
se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch,
malgré son polyglotisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon
de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands
figuraient chacun pour un tiers, il réussit toutefois à gagner
leur confiance, et la porte si énergiquement défendue finit par
s'entre-bâiller.

Une fois dans la place, il lui fallut répondre à un interrogatoire
serré, dont il sortit nécessairement à son honneur, puisque deux heures
ne s'étaient pas écoulées depuis son débarquement, qu'une charrette
l'avait ramené prés de Yacoub Ogul.

Celui-ci n'avait pas repris connaissance. Il ne donna même aucun signe
de conscience, quand, de l'herbe de la rive, il fut transporté dans la
charrette, qui repartit aussitôt vers Kilia. Jusqu'à la ferme, force fut
d'aller au pas, mais, au delà, on trouva un chemin, à la vérité fort
mauvais, qui permit néanmoins d'activer l'allure.

Il était plus de minuit, quand, après ces péripéties, Karl Dragoch entra
dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et découvrir le chef de la
police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit, sur
lui de réveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de
mauvaise humeur, se mit obligeamment à sa disposition.

Karl Dragoch en profita pour faire déposer en lieu sûr Yacoub Ogul, qui
commençait à ouvrir les yeux; puis, libre de ses mouvements, il put
enfin s'occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge
Ladko, qui le passionnait peut-être plus encore.

Dès le premier pas, il se heurta à d'insurmontables difficultés. Aucun
vapeur n'était alors à Kilia, et, d'autre part, le chef de la police se
refusait énergiquement à envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du
Danube étant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on était en
droit de craindre que leur intervention ne provoquât de la part de
la Sublime Porte des réclamations très regrettables à un moment où
grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain
avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre,
décrétée de toute éternité, éclaterait nécessairement quelques mois plus
tard, et cela l'aurait, sans doute, rendu moins timide; mais, dans
son ignorance de l'avenir, il tremblait à la pensée d'être mêlé
d'une manière quelconque à des complications diplomatiques, et il se
conformait au sage précepte: «Pas d'affaires», qui est, comme on ne
l'ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays.

Le maximum de ce qu'il osa faire, ce fut de donner à Karl Dragoch le
conseil de se rendre à Sulina et de lui indiquer l'homme capable de le
conduire dans ce difficile voyage de près de cinquante kilomètres à
travers le delta du Danube.

Aller réveiller cet homme, le décider, atteler la voiture, la faire
passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il était
près de trois heures du matin, quand le détective fut enfin emporté
au trot d'un petit cheval, dont la qualité était fort heureusement
supérieure à l'apparence.

Le chef de la police de Kilia avait eu raison en représentant comme
difficile la traversée du Delta. Sur des routes boueuses et parfois
recouvertes de plusieurs centimètres d'eau, la voiture avançait
péniblement, et, sans l'habileté du conducteur, elle se fût plus d'une
fois égarée dans cette plaine où n'existe aucun point de repère. On
n'avançait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps à autre laisser
souffler le cheval exténué.

Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait à Sulina. Le délai fixé par
Serge Ladko allait expirer dans quelques heures! Sans prendre le temps
de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorités
locales.

Sulina, devenue roumaine depuis le traité de Berlin, était ville turque
à l'époque de ces événements. Les relations étant alors des plus tendues
entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch,
sujet hongrois, ne pouvait espérer y être _persona grata_, malgré la
mission d'intérêt général dont il était investi. Moins mal reçu qu'il
ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver auprès des
autorités qu'une aide assez molle.

La police locale, lui dit-on, ne possédant pas d'embarcation qui lui
fût spécialement affectée, il ne devait compter que sur l'aviso de la
douane, dont le concours était tout indiqué dans la circonstance, une
bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, être assimilée à
une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire à vapeur
de marche d'ailleurs assez rapide, n'était pas présentement dans le
port. Il croisait en mer, mais sûrement à faible distance de la côte.
Karl Dragoch n'avait donc qu'à fréter une barque de pêche, et, dès qu il
serait hors des jetées, il le rencontrerait sans aucun doute.

Le détective, désespéré de son impuissance, se résigna à adopter ce
parti. A une heure et demie de l'après-midi, il mettait à la voile et
doublait le môle, à la recherche de l'aviso. Il ne disposait plus que de
cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko!

Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette série de
mésaventures, poursuivait méthodiquement l'exécution de son plan.

Toute la matinée, il était resté aux aguets, sa barge dissimulée dans
les roseaux de la rive, s'assurant que le chaland ne faisait aucun
préparatif de départ. En s'emparant, un peu brutalement peut-être--mais
il n'avait pas le choix des moyens--de Yacoub Ogul, c'est ce but
précisément qu'il avait visé. Ainsi qu'il l'avait prévu, Striga n'osait
s'aventurer sans guide dans une navigation des plus délicates et que
l'abondance des bancs de sable rend impraticable à qui n'en a pas
fait l'étude exclusive de sa vie. Il était à croire que les pirates,
incapables de s'expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la
première occasion de le remplacer. Mais les pilotes n'abondent pas sur
le bras de Kilia, et, jusqu'à onze heures du matin, les eaux, si l'on
fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible,
demeurèrent complètement désertes A onze heures seulement, deux
embarcations apparurent du côté de la mer. Serge Ladko, les ayant
examinées avec sa longue-vue, reconnut que l'une d'elles était celle
d'un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le
secours qu'il devait attendre avec impatience. Le moment d'intervenir
était arrivé.

La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

« Oh! du chaland!... héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

--Oh!... lui fut-il répondu.

Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c'était Ivan Striga.

Quelle fureur gronda dans le coeur de Serge Ladko, lorsqu'il aperçut cet
ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait
Natcha en son pouvoir!

Mais il s'attendait à cette rencontre qu'il avait cherchée. Il y était
préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence:

--Vous n'auriez pas besoin d'un pilote? demanda-t-il d'une voix calme.

Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un
long instant celui qui l'interpellait. A vrai dire, d'un seul regard
il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu'il eût
devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et,
on peut le dire, si inespéré, qu'il hésitait devant l'évidence.

--N'êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk? interrogea-t-il à son
tour.

--C'est bien moi, répondit le pilote.

--Ne me reconnaissez-vous pas?

--Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais
parfaitement, Ivan Striga.

--Et vous me faites vos offres de service?

--Pourquoi pas? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

Striga balança un instant. Que celui qu'il haïssait le plus au monde
vint ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c'était trop beau. Cela
ne cachait-il pas un piège?... Mais quel danger pouvait faire courir un
homme seul à un équipage nombreux et résolu? Qu'il conduisit le chaland
jusqu'à la mer, puisqu'il avait la sottise de le proposer! Une fois en
mer, par exemple!...

--Embarque! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel
que vit distinctement Serge Ladko.

Celui-ci ne se fit pas répéter l'invitation. Sa barge accosta le
chaland, à bord duquel il monta. Striga s'avança au-devant de lui.

--Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous
rencontrer aux bouches du Danube?

Le pilote garda le silence.

--On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez
disparu de Roustchouk.

Cette insinuation n'obtint pas plus de succès que la précédente.

--Qu'étiez-vous devenu? interrogea Striga sans se décourager.

--Je n'ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

--Si loin de Roustchouk! s'exclama Striga.

Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à
l'exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu'il s'était tracée, il
refréna toutefois son impatience et expliqua posément:

--Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires.

Striga le considéra d'un oeil narquois.

--Et l'on vous disait patriote! s'écria-t-il avec ironie.

--Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko.

A ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant
avait fait éviter à l'arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il
ne pouvait se tromper. C'était bien cette barge, dont il s'était servi
lui-même pendant huit jours, et qu'il avait retrouvée amarrée au quai de
Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté
le delta du Danube?

--Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné
de ces parages? insista Striga en scrutant de l'oeil son interlocuteur.

--Non, répondit Serge Ladko.

--Vous m'étonnez, fit Striga.

--Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs?

--Vous, non. Mais cette embarcation... Je jurerais l'avoir vue sur le
haut fleuve.

--C'est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l'ai
achetée, il y a trois jours, d'un homme qui disait arriver de Vienne.

--Comment était cet homme? demanda vivement Striga dont les soupçons
évoluaient vers Karl Dragoch.

--Un brun, avec des lunettes.

--Ah!... fit Striga tout songeur.

Les réponses du pilote l'avaient visiblement ébranlé. Il ne savait plus
ce qu'il devait croire. Mais il ne tarda pas à libérer son esprit de
toute préoccupation. Qu'importait après tout? Que Serge Ladko dît ou ne
dît pas la vérité, il n'en était pas moins entre ses mains. L'imbécile,
qui se jetait ainsi dans la gueule du loup!... Entré sur le chaland,
il n'en sortirait pas vivant. Voilà des mois que Striga mentait en
affirmant à Natcha qu'elle était veuve. Dès qu'on serait en mer, ce
mensonge deviendrait une vérité.

--Partons! dit-il en manière de conclusion à ses pensées.

--A midi, répondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des
provisions d'un sac qu'il portait à la main, se mit en devoir de
déjeuner.

Le pirate eut un geste d'impatience. Serge Ladko feignit de n'en rien
voir.

--Je dois vous prévenir, dit Striga, que je tiens à être à la mer avant
la nuit.

--Nous y serons,» affirma le pilote, sans montrer la moindre velléité de
modifier sa décision.

Striga s'éloigna vers l'avant. A en juger par l'expression réfléchie de
son visage, il lui restait un souci. Que le mari s'offrit à conduire
précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière,
cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes,
rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six
hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus
loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C'était
pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du
principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse
qu'il n'y eût cédé.

«Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l'avez
quitté? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait
paisiblement son repas.

--Jamais, répondit celui-ci.

--Ce silence ne vous a pas surpris?

--Pourquoi m'aurait-il surpris? demanda Serge Ladko en fixant son
interlocuteur.

Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

--Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

--Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu'un autre sujet de
conversation serait préférable entre nous.»

Striga se le tint pour dit.

Quelques minutes après midi, le pilote donna l'ordre de lever l'ancre,
puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. A ce moment
Striga s'approcha de lui.

«Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

--Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d'eau doivent
suffire.

--Il en faut sept, affirma Striga.

--Sept! s'écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu'ici à
toutes les poursuites! Son bateau était habilement truqué. Ce qu'on
en apercevait hors de l'eau n'était qu'une trompeuse apparence. Le
véritable chaland était sous-marin, et c'est dans cette cachette
qu'était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait,
au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en
inviolable cachot.

--Sept, avait répété Striga en réponse. à l'exclamation du pilote.

--C'est bien,» dit celui-ci sans faire d'autre observation.

Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui
conservait malgré tout un reste d'inquiétude, ne se départit pas d'une
surveillance rigoureuse. Mais l'attitude de Serge Ladko était de
nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait
visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation
d'habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait
docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision
mathématique les sinuosités de la passe.

Peu à peu, les dernières craintes du pirate s'évanouirent. La navigation
se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

Il était quatre heures quand on l'aperçut. Après un dernier coude du
fleuve, le ciel et l'eau se rejoignirent à l'horizon.

Striga interpella le pilote.

«Nous voici parés, je pense? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au
timonier habituel?

--Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n'est pas fait.»

A mesure qu'on gagnait vers l'embouchure, un champ plus vaste était
offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches
s'ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers
la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit
vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord,
puis, après un bref examen, donna l'ordre de hisser un pavillon en tête
de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui,
venant sur tribord, commença à se rapprocher de l'estuaire.

A ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le
chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit
son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

Striga étonné, regarda le pilote dont l'impassibilité le rassura. Un
dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette
route capricieuse.

Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans
le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c'est droit sur ce
banc que Serge Ladko gouvernait d'une main ferme.

Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé
jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au
ras de l'emplanture, et la voile s'abattit en grand, recouvrant de
ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l'avant. Le chaland,
irrémédiablement engravé, demeura immobile.

A bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se
releva ivre de rage.

Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému
de l'accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les
poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce
qui allait suivre.

« Canaille! » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers
l'arrière.

A la distance de trois pas, il tira.

Serge Ladko s'était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans
l'atteindre. Aussitôt redressé, il fut d'un bond sur son adversaire, que
son couteau frappa au coeur. Ivan Striga s'écroula comme une masse.

Le drame s'était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de
l'équipage, embarrassés, d'ailleurs, dans les plis de la voile,
n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Mais quel hurlement ils
poussèrent en voyant tomber leur chef!

Serge Ladko, s'élançant à l'avant du spardeck, se précipita à leur
rencontre. De la, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient
en tumulte.

«Arrière! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l'un
venait d'être arraché à Striga.

Les hommes s'arrêtèrent. Ils n'avaient point d'armes, et, pour s'en
procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c'est-à-dire passer
sous le feu de l'ennemi.

--Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude
menaçante. J'ai là onze coups. C'est plus qu'il n'en faut pour vous
descendre tous jusqu'au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous
ne reculez pas immédiatement vers l'avant.

L'équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s'ils se
ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre
quelques-uns, mais qu'il serait lui-même abattu par les autres.

--Attention!... Je compte jusqu'à trois, annonça-t-il, sans leur laisser
le temps de la réflexion. Un!...

Les hommes ne bougèrent pas.

--Deux!... prononça le pilote.

Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une
velléité d'attaque. Deux commencèrent à battre, en retraite.

--Trois!...» dit Serge Ladko en pressant la détente.

Un homme tomba, l'épaule traversée d'une balle. Ses compagnons
s'empressèrent de prendre la fuite.

Serge Ladko, sans quitter son poste d'observation, jeta un regard
vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était
maintenant à moins d'un mille. Lorsqu'il serait bord à bord avec le
chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était
nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus
graves.

Le steamer approchait toujours. Il n'était plus qu'à trois encablures,
quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et
s'éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manoeuvre? Avait-il
donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait
apercevoir?

Celui-ci, le coeur battant, attendit. Quelques minutes s'écoulèrent, et
un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait
des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute
vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l'avant une figure amie,
celle de son passager, M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il
était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police,
et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

Pendant ce temps, Serge Ladko s'était précipité dans le rouf. L'une
après l'autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée.
Il la renversa d'un coup d'épaule et s'arrêta sur le seuil, éperdu.

Natcha, reconquise, lui tendait les bras.



XIX

ÉPILOGUE


Le procès de la bande du Danube passa inaperçu dans le flamboiement de
la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisément cueilli
à Roustchouk, furent pendus haut et court, sans éveiller dans le public
l'attention qu'en de moins tragiques circonstances on eût accordé à leur
exécution.

---Toutefois, les débats donnèrent aux principaux intéressés
l'explication de ce qui était resté jusqu'ici incompréhensible pour eux.
Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo il avait été emprisonné dans
le chaland en lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant
appris par les journaux l'envoi d'une commission rogatoire à Szalka,
s'était introduit dans la maison du pêcheur Ilia Brusch, pour répondre
aux questions du commissaire de police de Gran.

Il sut également comment Natcha, enlevée par la bande du Danube, avait
eu à lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain
d'avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu'elle était
veuve. Un soir notamment, Striga, à l'appui de son dire, avait montré à
la jeune femme son propre portrait, qu'il prétendait avoir conquis de
haute lutte sur le légitime propriétaire. Il en était résulté une scène
violente, au cours de laquelle Striga s'était emporté jusqu'à la menace.
De là, le cri poussé par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la
nuit.

Mais c'était là de l'histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux
mauvais jours depuis qu'il avait eu le bonheur de retrouver sa chère
Natcha.

Le territoire de la Bulgarie lui étant interdit, l'heureux couple, après
les événements qui viennent d'être racontés, s'était fixé d'abord dans
la ville roumaine de Giurgievo. C'est là qu'il se trouvait, quand, au
mois de mai de l'année suivante, le Tzar déclara officiellement la
guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des
premiers qui s'engagèrent dans les rangs de l'armée russe, à laquelle,
grâce à sa connaissance du théâtre des opérations, il rendit
d'importants services.

La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la
maison de Roustchouk et reprit son métier de pilote. Tous deux y vivent
encore aujourd'hui, heureux et honorés.

Karl Dragoch est resté leur ami. Pendant longtemps, il n'a jamais manqué
de descendre le Danube, au moins une fois l'an, pour venir à Roustchouk.
Aujourd'hui, les voies ferrées, dont le réseau s'est progressivement
développé, lui permettent d'abréger le voyage. Mais c'est toujours
en suivant les méandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses
pilotages, lui rend ses visites à Budapest.

Des trois garçons que Natcha lui a donnés et qui sont maintenant des
hommes, le plus jeune, après un sévère apprentissage sous les ordres de
Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades
dans l'administration judiciaire de Bulgarie.

Le cadet, digne héritier d'un lauréat de la Ligue Danubienne, s'est
consacré au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a
perfectionné les méthodes de combat. Il doit à ses pêcheries d'esturgeon
une célébrité universelle et une fortune qui promet de devenir
considérable.

Quant à l'aîné, il succédera à son père, lorsque l'âge de la retraite
sonnera pour celui-ci. Par lui seront alors conduits vapeurs et
chalands, de Vienne à la mer, dans les passes sinueuses et entre les
bancs perfides du grand fleuve; par lui se perpétuera la race des
Pilotes du Danube.

Mais, quelle que soit la différence de leurs positions, des trois fils
de Serge Ladko le coeur bat à l'unisson. Aiguillés par la vie sur des
routes divergentes, ils se rencontrent toujours à ces carrefours: une
même vénération pour leur père, une égale tendresse pour leur mère, un
pareil amour de la patrie bulgare.



TABLE.

Chapitres.

I.--Au concours de Sigmaringen

II.--Aux sources du Danube

III.--Le passager d'Ilia Brusch

IV.--Serge Ladko

V.--Karl Dragoch

VI.--Les yeux bleus

VII.--Chasseurs et gibiers

VIII.--Un portrait de femme

IX.--Les deux échecs de Dragoch

X.--Prisonnier

XI.--Au pouvoir d'un ennemi

XII.--Au nom de la loi

XIII.--Une commission rogatoire

XIV.--Entre ciel et terre

XV.--Près du but

XVI.--La maison vide

XVII.--A la nage

XVIII.--Le pilote du Danube

XIX.--Épilogue





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