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Title: Histore de la République de Gênes
Author: Vincens, Émile, 1764-1850
Language: French
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HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES

Par M. Émile Vincens, Conseiller d'État

Bruxelles
Wouters, Raspoet et Ce, Imprimeurs-Libraires
8, Rue d'Assaut

1843



Table de Matières.


AVANT-PROPOS

LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
Corse; état intérieur.
CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
Noblesse.

LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
extérieures et traités. - Administration des finances.

LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU
PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
CHAPITRE II. - Henri VI.
CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
voisins.
CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
CHAPITRE VIII. - Innocent IV. - Les Fieschi.
CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.

LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
XIIIe au XIVe siècle.
CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
Variations dans le gouvernement de Gênes.
CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.

LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta,
doge noble.
CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
Chio.
CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
l'archevêque Visconti, duc de Milan.
CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
CHAPITRE V. Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
Guarco, doge.
CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.

LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
première fois.
CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
CHAPITRE III. - Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations
successives au pouvoir.
CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
France.
CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
devient doge.

LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET
DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET
DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE
MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. -
PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488)
CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan.
CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les
fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.
CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause
de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La
place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et
Pierre Fregose.
CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de
France et sous le gouvernement du duc de Calabre.
CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose
se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de
Gênes.
CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais;
le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord
vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.
CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est
supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur
de Gênes.
CHAPITRE X. - Gouvernement d'Augustin Adorno.

LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
CHAPITRE I. - Charles VIII.
CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
doge.
CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
CHAPITRE VI. - François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria
alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto
Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.
CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.

LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
Charles-Quint à Gênes.
CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
CHAPITRE IV. - Jalousies et intrigues intérieures.
CHAPITRE V. - Conjuration de Fieschi.

LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
abandonné au portique Saint-Pierre.
CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
puissances. - Compromis.
CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.

LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.

LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
1815)
CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.


APPENDICE.
NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée
française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte
anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le
général en chef français Masséna.
ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
armées autrichienne et française en Italie.
CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts,
le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre
les généraux en chef Berthier et Mélas.
ACTE DU CONGRES DE VIENNE DU 9 JUIN 1815 (Articles sur les États de
Gênes)
CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
ceux de Sa Majesté Sarde



AVANT-PROPOS


Les Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et
du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades,
habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de
l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée
aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat:
celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de
Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire.

Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient
quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses
murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour
territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où
l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers,
premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une
noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre.

Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent
chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme
national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des
luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides
empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans
Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent
alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se
font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et
de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se
ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures
prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la
noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la
seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se
multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un
maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui
tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une
nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des
partis produit à l'improviste un gouvernement régulier.

Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits
États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de
la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la
république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas
dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre
tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage
d'un dénoûment final.

A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous,
devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car
dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul
livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au
récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire
que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de
la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé.

La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les
souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien
connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des
temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu
un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté
de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans
quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu
recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu
faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis
imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires,
et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que
j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années.

L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains:
ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles
furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie
d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a
vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires
de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans
une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il
recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de
sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui
mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers
successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264.
Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de
ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et
dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement,
atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop
difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille
il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles
s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu.

C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de
ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort
incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides.
Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant
tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les
témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des
historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de
Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs,
mais révélant des faits importants.

Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont
encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans
les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre
temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont
précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella
et Senarega.

Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa
narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que
ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains
les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du
témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son
chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un
écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune
partialité.

Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a
vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est
peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien.

Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui
embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella,
qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati.

Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les
précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque.

Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France,
compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une
grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des
Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi
reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses.
Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une
histoire.

Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante,
sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans
sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république
génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il
composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin.
L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son
frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir
cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio.

Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y
professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour
son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna
d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans
doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est
tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires;
elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette
année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure.

Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins
celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe
siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries
génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les
mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les
facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils
pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux
siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre
en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme
accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne
voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en
copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les
puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour
en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et
il n'a rien enseigné à personne.

Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle
(l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération
par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès,
attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet
des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit
bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli.

Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par
Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays,
qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de
l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est
regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483.
Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à
sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la
refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797
l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura
bien moins laissé la liberté.

On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour
nous au défaut d'une histoire complète de la république.

Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue
les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de
citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé
Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points
principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il
avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations
ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite.
Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination
est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont
l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait
cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il
s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation
de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une
investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies
génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres.

Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que
renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de
personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien
gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut
de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis
dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques,
un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement
provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une
réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père
Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son
travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne
put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de
faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires
manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le
rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me
félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles
informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire,
appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres
d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des
recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et
fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les
secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des
monuments génois.

Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également
à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua;
et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint
à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un
rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut
voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés
ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans
les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce
sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que
j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je
n'aurais pu les atteindre.

Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire
commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres
parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices
manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à
Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un
grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les
manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le
savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré
les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières
transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses
successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en
quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait
qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les
récits à dessein.

Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives
des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés
d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la
Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se
passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce
sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les
faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour
contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que
nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses
recherches11.

Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période
de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire
français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin
impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être.
Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des
vicissitudes de cette époque.


Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions
connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque
ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose,
ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino
ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en
génois.



LIVRE PREMIER.
PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS
1157.

CHAPITRE PREMIER.
Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état
intérieur.

Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne
me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée
d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois
Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la
pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie
(549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que
les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité;
ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de
quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans
leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent
étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines
cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de
populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de
remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les
Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait
son butin en sûreté2.

Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui,
dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations
réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur
laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes
romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date
marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par
le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare
formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor
commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à
exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la
justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la
Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain.

Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les
inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en
fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques
de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute
pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes
troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus,
petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la
cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques,
une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par
Dardanus, roi d'Italie4.

Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut
croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois.

Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous
Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui
leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps
l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On
assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses
forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le
pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6.

(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la
Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs
dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût
pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son
importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se
glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du
monde, Pavie et Gênes8.

(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs
revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses
prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut
quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise,
elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares
chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque
aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des
possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir
les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est
immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes
resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de
pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté
de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les
Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions
dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un
siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal
de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer
de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps,
le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste
du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps.

On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième
siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en
connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de
Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un
Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes
ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette
expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806).

Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui
succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit
en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement
échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des
suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se
disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la
puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la
mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en
fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien
conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et
de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces
progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à
certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger
II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives
génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité
comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une
confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé
par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce
qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il
convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets,
pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on
confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés
mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit
maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs
terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux
sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs
maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou
injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres
d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de
Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple
condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens
ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques
reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait
ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien
ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette
prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas
rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de
la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient
obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral.
Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas;
des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui
n'avaient pas encore existé.

Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le
onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils
agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour
s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs
ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette
position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les
époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et
l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres
comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre,
hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller
à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain.

Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les
Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs
repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la
population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en
936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les
vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes
étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages
soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent
après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le
défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles
délivrées de l'esclavage13.

Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se
rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au
loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent
sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et,
pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent
compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits
au dehors.

C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières
occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent
dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure.
Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en
forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient
déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux
voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza,
que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là
menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient
qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des
ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent
Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du
More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois,
enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité
d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires.
L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants;
Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une
jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de
fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des
Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022),
devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les
Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin,
après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au
traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les
alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques
années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties
contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape,
l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore
une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la
Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les
Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui
n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs
militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent
détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise.

Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était
pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si
éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux
seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à
l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois
s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est
en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans
les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est
difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois
ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans
les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est
constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en
restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs
confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les
environs d'Algheri et s'y maintinrent.

La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À
l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné
l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un
gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des
juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces
arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas
rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque
des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si
commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais
les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des
jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni
chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins
avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et
les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que
c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les
premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car
les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la
libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne.
N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas
impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté
les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou
qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après
vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse
reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés
d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours
maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre,
et commanda de les chasser.

Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la
Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y
poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la
retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils
alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et
la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques
histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les
chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en
Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples
d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce
fut le prélude des croisades16.

Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et
singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin
l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de
ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du
onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses
chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves,
destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires
l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les
dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les
antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part
ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur
demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez
de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement
distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses.

Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville
seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même
de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait
la désavouer.

La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien
loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste
sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville
sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la
place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie
confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces
fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient
encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des
entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour
fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de
dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de
ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et
ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide
comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer.
La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle
ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une
épargne bien employée.

Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association
mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire
la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à
d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des
habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais
pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous
permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont
nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier
des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le
concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes
les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait
un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la
voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter
main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage
des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître
de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et
réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association
était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se
décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était
qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques
génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la
compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent
aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était
l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de
l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir
pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes
et les autres aux mêmes mains.

Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude
qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout
y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne
pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne
rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe
héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins
une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des
intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors
d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de
conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit
appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent
moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y
fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît
enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas
au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et
ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en
tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités
politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire
sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer
dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes
que les résultats se présenteront.

Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte.


CHAPITRE II.
Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.

(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le
voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à
Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour
retourner en Europe1.

Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs,
avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes
des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé
d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les
rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi
ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au
pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les
transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de
Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours
donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps
partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se
trouvait des marchands génois.

Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs
d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une
pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie
chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris
naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les
matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange
important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres
villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie.
Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux
sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres.
Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem
durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe
tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et
de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien
que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces
villes comme un intérêt de commerce.

Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la
mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur
éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été
attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils
l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de
croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger
longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit,
aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le
guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au
XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente.
Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne
semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île:
on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on
n'arrive point sans toucher en Chypre.

La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce
que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009).
Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises
furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris
(1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs,
vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux
Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint
insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les
calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient
souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre
les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en
racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les
violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple
fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du
tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des
orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer
les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des
esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher
promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en
voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs
infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien.

(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre
se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les
publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent:
Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort
des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les
événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que
rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure,
les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans
discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition,
l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints
guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté,
lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de
cette ville fut entrepris (1097)3.

On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse
milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à
la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils
avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des
passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes
de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de
la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le
rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours
ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins
utiles.

(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait
passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient
été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs
chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et
de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon,
de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait
pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix
milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des
ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de
l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond,
marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy
de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte.
Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4.

Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y
entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les
assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils
connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments
de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs.
Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du
livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés,
s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut
en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au
port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait
d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que
l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à
couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de
s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux
le départ de la petite flotte5.

Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce
serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de
Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient
pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très-
révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de
leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir
le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux
moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en
explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous
la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des
navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient
déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des
mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les
cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments
les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut
trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur
est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la
Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de
saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en
triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de
la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites
au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir
de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées
sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de
dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses,
le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après.

(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de
la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une
victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux
dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait
adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de
Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les
murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient
lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de
guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre
flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour
conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au
rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent
avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les
cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne
vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces
irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les
voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les
bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi.

Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas
à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était
Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput
mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son
industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme
ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient
de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et
de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs
bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile
secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre
forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins
militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de
Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée
du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces
deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit
emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué
qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant
eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter
dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids
énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la
muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers
plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7.

L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les
Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y
établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains
de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne
remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en
adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de
suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée
sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante
des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit
effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services
rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons
aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés
français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée,
nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils
peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait
l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non-
seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour
ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont
débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur
les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus
voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours
les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut
établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des
approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation
continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que
le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces
fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la
pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à
leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces
chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources
apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour
avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les
trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout
des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur
les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer
dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils
avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les
princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à
chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux
riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins
réduits à l'aumône.

Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la
dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui,
venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure
que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à
la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus
internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas
d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner
des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des
chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq
cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion
donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans
péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic
vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans
des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt
à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une
des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des
hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en
Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se
mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de
Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce
n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur
assistance aux opérations militaires.

Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples
maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle
la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus
habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes
d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés
dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs
affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues,
se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance
et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois
sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux
l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a
essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles.

Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et
flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de
ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils
coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne
voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans
négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les
biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par
leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la
Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait
recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan.

Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux
Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire,
on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos
croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt
les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien
su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de
Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais
l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des
paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée.
Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant
Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise.

C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste
de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire
d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef
suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût
tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de
la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche.
Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire
grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en
enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité
impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient
pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté
cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce
légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque
d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort
et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun
de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon
avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut
rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir
accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il
vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de
leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour
comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à
l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné
aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de
la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé,
disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins
de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours,
leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient
préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités
désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien;
car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes
acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des
Génois.

Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse,
momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue
de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette
haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien
archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on
accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples.

Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque
(1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de
bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie.
Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à
la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse.

Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des
Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne
les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des
frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin
indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la
croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient
adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que
Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête
du saint sépulcre.


CHAPITRE III.
Les Génois à Césarée.

(1100) Godefroy de Bouillon mourut et Baudouin son frère fut élu pour lui
succéder. Ce prince était dans son comté d'Édesse, et il ne lui était pas
facile de parvenir sûrement à Jérusalem. L'intrigant patriarche tâchait
d'en profiter pour susciter des troubles et un compétiteur au nouveau
roi. Il manda au prince d'Antioche de venir prendre le sceptre, mais
Bohémond n'était pas en état de répondre à l'invitation. Surpris dans une
expédition malheureuse, il était prisonnier chez les Sarrasins. En ce
moment une flotte génoise de vingt-huit galères et de huit vaisseaux
entra dans le port de Laodicée. Ici nous commençons à trouver pour guide
les chroniques contemporaines des Génois. Caffaro, qui les écrivit le
premier, était sur la flotte; il rapporte ce qu'il a vu, et, quelques
années après, ayant fait hommage de son récit à ses concitoyens,
l'approbation du parlement en fit un document authentique.

A Gênes, le premier événement que les annales racontent, c'est la
formation d'une compagnie réunie pour expédier une flotte à la terre
sainte. Les préparatifs durèrent dix-huit mois, et enfin la flotte était
partie au mois d'août 1100. Nous ne savons pas si on recourait à une
association aussi générale pour la première fois, ou si c'était le
renouvellement d'une précédente société arrivée à son terme; cette
dernière opinion est très probable; le nouvel armement semble la suite
de celui qui avait déjà porté Embriaco à Joppé, et qui avait fait
concourir les Génois au siège de Jérusalem. Mais Caffaro ne commence son
récit qu'aux choses où il a pris part. Quoi qu'il en soit, avec dix-huit
mois d'efforts, les Génois ne faisaient encore qu'une entreprise de
marchands, tandis que nous voyons les Vénitiens, à la même époque,
marcher en corps de nation et d'armée, avec leur prince à la tête. C'est,
d'un côté, la consistance d'un gouvernement de forme presque monarchique;
c'est, de l'autre, la modeste contenance d'une simple commune qui n'a pas
de trésor public pour y puiser et qui n'ose pas même attacher au concours
spontané de ses concitoyens le sceau de l'autorité nationale.

En arrivant, l'on apprit qu'il n'y avait ni roi à Jérusalem depuis la
mort de Godefroy, ni prince à Antioche depuis la captivité de Bohémond.
Les Génois prirent d'abord sa principauté sous leur garde; et, secondant
un légat du pape qu'ils s'étaient chargés de conduire, ils dépêchèrent à
Tancrède, parent de Bohémond, pour le presser de venir prendre le
gouvernement d'Antioche, et à Baudouin pour l'encourager à se rendre à sa
capitale afin d'y recevoir la couronne. Sur leur invitation, il vint les
trouver à Laodicée, et, s'il faut les en croire, il n'accepta le trône
qui lui était déféré que sur le serment que les Génois lui firent de
l'aider de tout leur pouvoir. Il est certain qu'il se montra favorable
pour eux pendant tout son règne. Cependant ce n'est pas sur leur flotte
qu'il se mit en chemin vers Jérusalem. Baudouin suivit le rivage par
terre jusqu'à Joppé. Il est dit seulement qu'il embarqua sa femme et ses
richesses sur les bâtiments qui côtoyaient la rive à sa vue. C'est peut-
être toute l'assistance que les Génois lui prêtèrent en ce moment.

Guillaume Embriaco était le consul de la flotte génoise, et, comme nous
voyons qu'il n'était pas au nombre des consuls de la compagnie qui
l'avait armée, probablement demeurés à Gênes où ils furent aussi les
magistrats de la république, il était sans doute leur lieutenant et leur
mandataire dans l'expédition. Le nom de consul, commun, dans les villes
municipales, aux syndics des professions comme aux magistrats supérieurs,
servait, chez les Génois, au dehors comme au dedans, à désigner leurs
chefs élus partout où ils avaient à en choisir (1101).

Dès les premiers jours du printemps, la flotte qui avait passé l'hiver à
Laodicée, mit à la voile, car la fête de Pâques approchait, et l'on
aspirait à voir en ce saint temps Jérusalem et le sépulcre de Jésus-
Christ. Le roi Baudouin vint recevoir les Génois au port de Joppé, le
seul qui fût alors tenu par les chrétiens. Il les loua et les remercia
des services qu'ils venaient rendre à Dieu. Il les conduisit à Jérusalem,
ils y furent rendus la veille du grand jour de la résurrection.

Là, ils furent témoins du prodige de la descente du feu sacré sur les
lampes du saint sépulcre. Les Génois le voyaient pour la première fois.
Caffaro raconte les impressions qu'ils reçurent à ce spectacle avec trop
de naïveté et de foi, pour que l'histoire doive craindre de le reproduire
dans sa caractéristique simplicité. Il paraît que ce feu céleste
descendait comme le sang de saint Janvier coule à Naples; l'opération
est aisée ou difficile suivant les temps; quelquefois elle menace même
de manquer absolument, d'après certaines circonstances mondaines et
politiques qui exigent que le ciel se montre en courroux, surtout quand
il doit prendre parti pour ses ministres mécontents. A Jérusalem, le
cardinal Maurice, nouveau légat, avait suspendu Daimbert de ses fonctions
épiscopales. Le temps des cérémonies pascales était arrivé, et le
patriarche humilié frémissait de l'affront de voir passer à d'autres ses
attributions les plus solennelles. Il priait, il négociait, enfin il
offrit au roi une grande somme d'argent: par ce marché simoniaque il
obtint de Baudouin une sorte de pardon, et par lui l'indulgence du légat.
On convint des formes suivant lesquelles le patriarche serait admis à se
justifier facilement; la suspension fut levée pour lui, et son premier
triomphe fut de bénir le chrême du saint jeudi1. Ce ne sont pas ces
intrigues que vit ou que voulut nous raconter Caffaro. Tout entier à la
dévotion due à ces solennités redoutables, il nous peint ses compatriotes
et les chrétiens de tant de nations, pieusement prosternés autour du
tombeau du Christ, la veille du jour de Pâques: l'obscurité règne, tous
les feux sont éteints en commémoration de la mort et de l'ensevelissement
du Sauveur. On attend, on invoque le signe de sa résurrection que doit
manifester une flamme nouvelle dans son sépulcre. Mais c'est en vain, le
jour finit, la nuit entière se passe et le feu ne paraît point. On
priait, on pleurait dans un morne silence interrompu un moment par ce cri
douloureux: Seigneur, ayez pitié de nous! L'inquiétude, les murmures
étaient au comble. Le légat essaya de les tempérer. Il adressa à la
multitude des paroles d'encouragement. «Les miracles, dit-il, sont pour
confondre les mécréants; la foi des fidèles n'en a pas besoin.»
Cependant à cause des faibles celui-ci se fera. On l'obtiendra du ciel en
redoublant les dévotes supplications et les saints exercices. Une
procession fut ordonnée; elle quitta l'église en chantant les hymnes de
la pénitence, et poussa sa longue marche jusqu'au temple de Salomon. De
retour, les voeux de la componction avaient été exaucés. Le légat et le
patriarche virent la flamme céleste éclatant dans le saint tombeau. La
joie succéda à la douleur. On rendit grâce à Dieu, et, après cet acte
solennel, les fidèles allèrent se reposer et se refaire des fatigues de
cette pénible attente. Mais pendant ce temps le miracle s'agrandit;
l'église de toute part brilla de la céleste lumière. On frappait trois
coups sur chaque lampe et elles s'allumaient d'elles-mêmes. Ce prodige se
répéta seize fois; et Caffaro s'interrompt pour déclarer à ses
compatriotes de Gênes, que c'est ce qu'il a vu; que sans le témoignage
de ses yeux, il n'eût pu le croire, et que ce grand prodige doit être
tenu pour la chose du monde la plus certaine et la plus incontestable. Ce
récit, écrit de conviction, est confirmé par nos autres annalistes des
croisades. Le seul Guillaume de Tyr le passe sous silence, soit que, né
dans le pays, le miracle répété tous les ans n'eût pour lui rien que de
commun, soit qu'ayant traité assez légèrement l'invention de la sainte
lance miraculeusement trouvée à Antioche, il n'ait cru avoir qu'à se
taire sur le feu sacré. Suivant Guibert de Nogent, l'allocution du légat
fut une vive exhortation à abjurer les désordres et à confesser les
péchés. Ce jour-là, dit-il, il en fut déclaré de si énormes, que si la
pénitence n'y eût remédié, il eût été téméraire d'attendre le feu
céleste.

Les actes religieux accomplis, une négociation sérieuse fut ouverte. Les
Génois étaient en force; ils pouvaient surtout servir utilement dans le
siège des places maritimes, ou plutôt on ne pouvait le tenter sans eux.
Mais ils n'étaient point engagés, on n'avait pas le droit d'exiger leur
assistance; et, ouvertement venus pour le profit, il leur fallait des
dédommagements pour consentir à changer leurs voies mercantiles. La
considération des intérêts publics des chrétiens était puissante, mais ne
suffisait pas à une compagnie d'armateurs. Suivant un historien2, les
Génois demandèrent eux-mêmes la permission de foire quelque conquête sur
les Sarrasins; suivant les autres3 le roi envoya des négociateurs sages
et insinuants qui parlèrent au consul et aux plus accrédités de la
flotte. On les sollicita de ne pas reprendre immédiatement le chemin de
l'Italie. On était disposé à leur faire des avantages considérables s'ils
voulaient prêter leurs forces à quelques opérations contre l'ennemi; ils
répondirent qu'en venant à la terre sainte, leur projet avait été de s'y
arrêter quelque temps, d'essayer d'y rendre leur séjour utile à la cause
commune et profitable à leur compagnie. Un traité fut bientôt conclu. Le
roi consentit à leur assurer, dans toutes les places qui, pendant leur
séjour en Syrie, seraient prises par leur secours, le tiers du butin
qu'on y trouverait et un quartier de la ville à perpétuité.

La convention s'exécuta d'abord à la conquête d'Arsur. Cette cité
maritime fut attaquée par terre et par mer. Après trois jours de
résistance elle fut rendue. Les habitants obtinrent de se retirer à
Ascalon sans rien emporter avec eux. Leur entière dépouille fut partagée
suivant le traité.

On alla mettre le siège devant Césarée. Les habitants envoyèrent d'abord
demander pourquoi on les attaquait. Le légat et le patriarche leur firent
savoir que leur cité appartenait à saint Pierre, et que ses délégués,
chargés de récupérer son héritage, avaient tout droit d'y employer la
force. L'entreprise, qui promettait de bien plus riches fruits que celle
d'Arsur, était aussi beaucoup plus difficile. Les murailles étaient
fortes. Des mâts et des vergues de leurs vaisseaux les Génois
construisirent des machines et des tours pour s'élever au-dessus des
remparts; mais ces travaux traînaient en longueur ou souffraient des
échecs. On se décourageait, on se reprochait la mollesse contractée dans
l'hiver de Laodicée. Le vingtième jour du siège, un vendredi (le vendredi
est particulièrement vénérable sur la terre même, où à pareil jour le
Sauveur monta sur la croix), on assembla toute l'armée. Le patriarche
l'exhorta, lui prophétisa la victoire, lui promit les bénédictions
célestes et d'abord le pillage. Les Génois répondirent: Fiat! fiat! Les
péchés furent confessés, le pain eucharistique distribué, et tous,
laissant là les machines, armés d'épées et chargés d'échelles, coururent
aux murs. Les assiégés ne purent résister à l'impétuosité de l'assaut. Le
courageux Embriaco monta le premier; l'échelle qui l'avait porté se
brisa sous le poids de ceux qui le suivaient; un moment il se vit seul
sur le rempart et lutta avec un Sarrasin qui s'y trouvait encore. Mais
les croisés accoururent, ils s'emparèrent bientôt des portes et
poussèrent leurs succès de rue en rue. Les plus riches habitants
s'étaient réfugiés dans la mosquée. Ils demandaient la vie au prix de
l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le patriarche, à qui ils firent
porter cette humble supplication, ne voulut rien promettre sans l'aveu
des Génois, et ceux-ci, se hâtant de le donner, volèrent au pillage,
parcoururent la ville entière afin de prendre les hommes, les femmes, et
de s'emparer de toutes les richesses. On forçait les maisons, souvent on
massacrait ceux qui y étaient réfugiés, on enlevait l'argent, les vases,
tout ce qui pouvait s'emporter à l'instant, puis on mettait des gardes à
la porte pour que les autres biens ne pussent être détournés. Tout
prisonnier était soupçonné d'avoir caché sur soi ou d'avoir avalé son or,
et les plus singulières violences étaient prodiguées pour ne pas le
perdre. On égorgeait enfin les malheureux pour le retrouver dans leur
sein. La plupart des hommes périrent, les jeunes garçons et les femmes
furent réservés pour l'esclavage, et, dit un auteur, belles ou laides, on
les troquait, on se les revendait sur la place. Ainsi l'esprit
mercantile, au milieu de ces horreurs, se maintenait froidement; parmi
les combattants il y avait des marchands d'esclaves, et ils faisaient
leur métier sans perte de temps et sans distraction4.

A la peinture de cette scène atroce où c'est par la rapacité que la
cruauté est inspirée, à ces promptes ventes de captifs au milieu des
massacres, il faut bien croire que chacun pillait pour soi. En effet, un
auteur du temps qui s'écrie: Combien on trouva d'argent, de vases
précieux de toutes formes, c'est ce qui ne saurait s'exprimer, ajoute que
beaucoup de pauvres devinrent riches tout à coup. Mais si tout ce qui fut
pris en ce premier moment n'entra pas dans la masse des dépouilles
publiquement partagées, celles-ci furent encore immenses. Jérusalem, où
l'on manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le
tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à
part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous,
monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul
ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro.

On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de
l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident
qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont
demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce
d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative
tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres
guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans
celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de
l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever
ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de
captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour
les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient
pour les gens de Gênes.

C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase
connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car
ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y
attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles
postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de
Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince
était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le
Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de
l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin
oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient.
C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée
dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la
demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel
ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une
merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils
s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a
la couleur6.


CHAPITRE IV.
Établissements des Génois dans la terre sainte.

Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise
quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le
port de Gênes au mois d'octobre.

(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre
pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en
période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première
société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par
la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit
soixante et dix à la mer.

Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il
s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le
précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta
de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la
république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles
fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude.

L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans
l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de
grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où
Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait
obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte
envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et
toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient
en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni
les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses
qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le
passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes
chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise.
L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de
les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait
inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne
pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on
voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé.

Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada
d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et
Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le
comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La
ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1.

Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne
s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte
cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans
celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les
avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et
leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont
l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des
revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon,
ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur
accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument
tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse,
en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font
expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et
d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait
réduire.

Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères
bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent
les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de
souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour
chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu
emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation
déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants
pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que
rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le
consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux
Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés
mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y
entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils
regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et
donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart
des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir
involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire
cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire
charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le
calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet
incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à
Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des
Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal
à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait.

Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des
services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois
fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des
propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux
faits et les mérites de chacun3.

(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la
conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues
passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les
intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou
confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont
écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a
donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles
serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée
des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem,
d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5,
Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est
pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une
autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon.

Après chaque expédition, les galères laissaient en Syrie une partie des
hommes qu'elles y avaient transportés, et retournaient à Gênes. Chaque
printemps ces courses étaient renouvelées. Un de ces armements apporta en
Syrie (1109) Bertrand, fils du comte de Toulouse, et les Génois avec
lesquels il avait pris passage, s'attachant à ses intérêts, vinrent
l'aider à fonder une grande puissance. Le vieux comte était mort sans
avoir pu satisfaire sa dernière ambition. Il voulait enlever Tripoli aux
ennemis, afin d'en faire le siège d'une principauté respectable. Il avait
bâti en face de la ville un château nommé le Mont-Pèlerin; c'est de là
qu'il menaçait la place et la tenait en un état continuel de siège ou de
blocus. A sa mort, son neveu Jourdain le remplaça d'abord, et continua
ses travaux; mais Bertrand vint revendiquer la succession de son père et
jusqu'à ses prétentions sur la ville à conquérir. La flotte de Gênes
était de soixante et dix galères, comme la précédente; Ansaldo et
Hugues, petits-fils ou neveux de Guillaume Embriaco, la commandaient.
Toutes ces forces furent à la disposition de Bertrand, qui lui-même
conduisait des galères armées dans ses États. Une contestation violente
s'éleva d'abord entre les deux cousins. Baudouin s'entremit d'un accord
et d'un partage entre eux. Au milieu d'une réconciliation apparente, une
querelle entre leurs suivants excita un moment de tumulte, et Jourdain y
périt. Bertrand délivré d'un compétiteur, et en possession de toute la
succession paternelle, ne pensa plus qu'à presser le siège de sa future
capitale. Pendant les préparatifs nécessaires pour y faire concourir
Baudouin par terre, et les Génois par mer, les deux Embriaco conduisirent
la flotte contre Biblos (le grand Gibel6) et s'en emparèrent. Après cette
courte expédition, ils retournèrent devant Tripoli.

Les opérations furent conduites avec grande vigueur, l'appareil des
machines génoises n'y fut pas épargné; enfin, les habitants connurent
qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps. On leur offrit une
capitulation favorable, mais ils se méfiaient de la foi de ceux qui
avaient saccagé Ptolémaïs, et ils ne voulaient se mettre qu'entre les
mains du roi. Ils n'évitèrent pas la violence qu'ils redoutaient. Tandis
qu'on réglait dans une conférence la capitulation, à la condition que
chaque habitant emporterait de ses biens ce qu'il pourrait en charger sur
soi, les Génois coururent sans ordre à la ville, y pénétrèrent et
commencèrent le massacre. Tripoli tomba ainsi au pouvoir de Bertrand de
Toulouse. Il s'efforça d'arrêter le pillage. Il devait ménager une ville
si importante pour lui et si riche, où, dit-on, se trouvaient quatre
mille ouvriers en lin, en soie, ou en laine. Suivant un autre récit, on
ne maltraita pas les habitants. Ceux qui furent passés au fil de l'épée
étaient des étrangers venus pour renforcer la garnison, qui s'étaient
cachés en embuscade. Au reste, les écrivains arabes absolvent les Génois
du sang versé; on ne fit, disent-ils, qu'user du droit cruel de la
guerre.

(1111) Les utiles auxiliaires du nouveau comte de Tripoli l'aidèrent à
réunir à sa principauté Béryte et Sarepta. Ils reçurent le prix de tant
de services par les établissements qu'ils formèrent dans ce nouvel État.
Ces exploits furent les derniers auxquels ils prirent part pendant le
règne de Baudouin. On ne les trouve nommés, ni à l'occasion d'un siège
mis inutilement devant Tyr, ni à la prise de Sidon où l'assistance par
mer fut prêtée par les Vénitiens et par les pèlerins de Norwége.

(1118) Sous Baudouin II, qui succéda à son cousin Baudouin Ier, ce furent
encore les Vénitiens qui procurèrent la conquête de Tyr (1118), et qui
par cet exploit compensèrent la disgrâce dont le royaume était affligé.
Le prince d'Antioche avait perdu la vie avec sept mille combattants dans
une bataille (1123). Josselin, comte d'Edesse, était tombé aux mains des
ennemis. Le roi lui-même, dans un combat malheureux, fut fait prisonnier.
Sa captivité dura dix-huit mois, et quand il en sortit, sa rançon pensa
ruiner le royaume.

La conquête de Tyr fut d'un grand prix. La continuité des possessions
chrétiennes, sur les bords de la mer, était désormais établie de Laodicée
jusqu'aux frontières d'Égypte, avantage immense pour la sûreté du royaume
et des navigateurs. Il ne resta plus aux ennemis, en Syrie, d'autre port
qu'Ascalon, la position la plus méridionale de ce rivage.

L'acquisition de Tyr eut d'autres conséquences; elle mit en contact,
avec des droits semblables, les Vénitiens, les Génois et les Pisans,
tandis que la concorde entre ces deux derniers peuples était mal
affermie. Ces rivalités furent fatales au maintien des chrétiens dans la
terre sainte; pour en faire comprendre la cause et l'occasion, nous nous
arrêterons sur le système d'établissements que les Génois avaient fondé
les premiers et que l'admission des Vénitiens venait consolider.

Les chevaliers français ou allemands, et les guerriers de la Pouille de
race normande, prenaient ou bâtissaient des châteaux, les érigeaient en
fief, chacun isolément et pour lui-même. Les Génois ni les Pisans
n'avaient rien de pareil. Ils avaient des colonies nationales et
marchandes. Il leur fallait moins d'honneurs, point de titres, mais
autant d'indépendance, des privilèges solides, en un mot rien de
chevaleresque et plus de profit. Les Vénitiens suivirent cet exemple,
quoique la présence et la dignité de leur doge et de leurs nobles les fît
toucher au rang des princes et des barons. Quoi qu'il en soit, parmi tant
de comtes et de seigneurs on n'entend jamais parler d'aucun Génois. Nul
d'entre eux ne rapporta dans son pays des titres féodaux de seigneurie;
on ne les voit point compter parmi les chevaliers. Guillaume de Tyr
appelle les Embriaco de nobles hommes; cet exemple est unique, et nous
avons lieu de croire que lui-même il entend exprimer une considération et
une importance individuelle plutôt qu'une noblesse proprement dite de
rang et de race. Il est même fort remarquable qu'aucun autre nom propre
génois ne se trouve dans les annalistes de la croisade. Pas un n'y semble
distingué de la nation en général, à la différence de tant de personnages
que les historiens nous font connaître individuellement parmi les
guerriers des autres pays.

Les décrets de Baudouin Ier, avant et après la prise de Césarée, sont les
premiers modèles des privilèges donnés aux auxiliaires navigateurs,
libres des engagements ordinaires des croisés. Ces concessions furent
élargies par le traité fait à l'occasion du siège de Ptolémaïs. Celles
qui furent accordées aux Vénitiens à la prise de Sidon et ensuite de Tyr
sont sur le même plan. Le prince d'Antioche, le comte de Tripoli s'y
conformèrent en traitant avec les Génois. Les seigneurs de moindre
importance suivirent ces exemples à leur tour.

Les privilèges qui constituaient ces sortes de colonies étaient d'abord
le don d'une église, d'une enceinte pour y bâtir des magasins, telle qu'a
été depuis, à Gênes, le local du Port-Franc. On eut ensuite la propriété
d'une rue entière à Jérusalem, à Jaffa, à Accon. Là on était indépendant;
et, comme porte le traité des Vénitiens, ces rues étaient possédées
avec le même pouvoir que le roi tenait le reste de la ville. La colonie
qui habitait ce quartier vivait sous ses propres lois, avec ses usages;
et tout autre que ses membres, qui y prenait ou y conservait son
domicile, était sujet au même régime. Le consul y était l'unique
magistrat; lui seul traitait et répondait pour tous les siens envers le
gouvernement local. Des mesures étaient prises pour qu'aucun Génois
rebelle ou réfractaire ne pût désavouer l'autorité de son consul; et, au
moyen de cette précaution jalouse, ce peuple, qui naguère dans ses
traités faisait exclure des ports de la terre sainte ses voisins de
Savone, faisait maintenant déclarer Génois, c'est-à-dire dépendant du
consulat, tout ce qui habitait la Ligurie, de Vintimille à Porto-Venere.

Un four banal, un bain public, sont accordés aux colons, et il leur est
permis d'y admettre les autres habitants en concurrence des
établissements privilégiés de même nature appartenant au roi et aux
barons dans les autres quartiers de la ville.

Il en est de même de l'usage des poids et des mesures, et des droits
levés sous prétexte de ce service public; ou plutôt, il est stipulé que
les colons ne connaîtront que leurs propres poids, soit entre eux, soit
en vendant aux autres habitants; quand les Génois achètent hors de leur
enceinte, alors seulement ils doivent recourir au poids ou à la mesure du
roi, et en payer les droits.

Les successions de leurs morts sont réglées suivant les lois de leur
métropole. Le consul recueille les biens de ceux qui meurent sans
héritiers présents. Si le consul était absent, le gouvernement local s'en
rendrait fidèle dépositaire.

Le consul exerce les fonctions judiciaires. Au criminel, le meurtre et le
brigandage sont ordinairement seuls réservés à la justice du roi. Au
civil, le consul juge entre ses concitoyens suivant leur loi. Pour mieux
les protéger dans leurs rapports avec les gens du pays, il est également
le juge des contestations où l'un de ses nationaux se défend. Ce n'est
que lorsqu'un Génois appelle en justice des sujets du royaume, qu'il est
tenu d'aller plaider devant les juges royaux.

Cette application singulière du principe, qui attache la juridiction au
juge de celui qui est attaqué, et qui, pour cet effet, reconnaît le
consul d'une population étrangère parmi les magistrats territoriaux, fut
le premier fondement de l'institution que nous nommons encore le
consulat. Ce que l'on avait exigé dans le royaume de Jérusalem fut
demandé dans les pays musulmans ou chrétiens, où l'on alla négocier par
mer. L'empereur grec l'admit; et c'est ce qui a fait les établissements
de Péra. On peut dire qu'il en subsiste encore une ombre, car les
conventions de la terre sainte ont servi de tradition et de précédent aux
capitulations des Français en Turquie; elles vivent encore en partie
dans notre régime et dans nos privilèges des échelles du Levant. Enfin,
ces principes, généralisés, modifiés par le temps et par la jalousie des
puissances qui admettent des consuls étrangers, adoptés par tous les
peuples chrétiens avec plus ou moins de leurs conséquences, ont été si
purement conservés par les Génois, leurs premiers auteurs, qu'encore en
1797 la juridiction du consulat de France à Gênes entre Français, ou
entre Français défendeur et Génois demandeur, était exactement celle que
les traités dont nous parlons donnèrent, il y a sept cents ans, aux
consuls de Gênes en Syrie. Le consul français était magistrat génois de
première instance pour les affaires civiles où l'un de ses nationaux
était intimé.

Les concessions du tiers des droits royaux et des revenus d'une ville
sont des faveurs spéciales indépendantes de ces privilèges généraux
constitutifs des établissements. Les Génois obtinrent ce don à Césarée, à
Arsur, à Ptolémaïs, les Vénitiens à Tyr: dons immenses si les donataires
prenaient une si grosse portion de la recette, sans participer aux
charges publiques qu'elle avait été destinée à couvrir. Entre autres
droits, il en était levé sur les navires qui portaient ou emportaient les
pèlerins, et nous avons vu mentionner des chargements de cinq cents
personnes. On nous parle d'arrivées et de retours par centaines de mille.
Cet impôt devait être de haute importance; dans le traité fait avec les
Vénitiens, en leur accordant à Ptolémaïs la franchise de tout péage, on
en excepte le droit sur l'arrivée et le départ des navires chargés de
passagers; ils n'en sont affranchis que pour les deux tiers. De même, à
Tripoli, les Génois, libres de tout autre impôt, restent soumis à celui
qui est perçu sur ce transport; ou plutôt le gouvernement se réserve de
l'exiger des pèlerins eux-mêmes.

Les Génois obtinrent aussi comme récompense de leurs services, dans
Antioche et dans les autres villes de cette principauté, rue et magasin,
juridiction et franchise de commerce; enfin le tiers des revenus de
Laodicée. Le comte Bertrand de Tripoli leur donne de même le tiers de sa
capitale. Il leur reconnaît en outre la propriété de Gibel et du château
du connétable Roger. Gibel est le Byblos des anciens, entre Tripoli et
Béryte. C'est la ville que les Génois tenus avec Bertrand de Toulouse
prirent pendant les préparatifs du siège de Tripoli, et cependant nous
voyons que ce même Bertrand leur en fait don. Il est probable que,
simples colons dans les villes voisines, n'ayant point par eux-mêmes de
grande principauté, ils crurent rendre leur possession plus respectable à
d'avides voisins, en la tenant du comte de Tripoli. D'ailleurs il avait
servi d'auxiliaire à la conquête en attaquant la ville du côté de terre,
et peut-être la propriété aurait-elle fait naître quelques prétentions
opposées. Quoi qu'il en soit, cette donation de ce qui semblait leur
appartenir déjà est confondue avec de simples libéralités; il est même
remarquable que ce n'est pas à la commune de Gênes que ce présent est
fait, c'est à l'église de Saint-Laurent de Gênes7.

Il existe une autre singularité. Quelques années auparavant, le vieux
Raymond, père de Bertrand, avait donné la moitié de la même ville de
Gibel à l'abbaye Saint-Victor de Marseille8; mais les historiens du
Languedoc qui nous l'apprennent, remarquent que cette libéralité, quoique
écrite de la manière la plus absolue, n'était qu'éventuelle, car à cette
époque, et à sa mort, il n'était pas plus maître de Gibel que de Tripoli.
Peut-être, cependant, que dans quelque expédition passagère dont la trace
ne s'est pas même conservée, il avait momentanément occupé la première de
ces villes, et s'en était cru maître assez paisible pour en faire don.
Aussi cette première donation fut-elle sans effet.

(1109) Celle de Bertrand, faite aux Génois, leur accorde aussi des
exemptions d'impôts dans sa terre, à eux, à tous les Liguriens de Nice à
Porto-Venere, et à tout Lombard qu'ils se seraient associé9. Les
historiens ont regardé ce titre comme le fondement des établissements
génois et lombards dans tout le Languedoc: cette opinion peut être
admise, à en juger sur les faits ultérieurs. On pourrait demander
cependant, si plutôt ce n'est pas à sa terre du royaume de Jérusalem que
se rapportait la concession de Bertrand.

Guillaume de Tyr, en racontant la prise de Byblos, dit qu'Hugues
Embriaco, l'un des neveux de Guillaume, la garda un certain temps, sous
une redevance qu'il payait au trésor de Gênes. Un autre Hugues, petit-
fils de celui-ci, en était encore gouverneur au moment où l'archevêque
écrivait. C'était probablement à l'église Saint-Laurent, et non au fisc,
que profitait la redevance, distinction qui peut facilement avoir échappé
à l'écrivain tyrien.

Plus tard, l'autre Gibel (le petit Gibel), première conquête des Génois,
fut cédé par la commune de Gênes à un autre Embriaco, pour vingt-neuf
ans, au prix de deux cent soixante besants par an, au profit du trésor,
et de dix besants pour l'ornement de l'autel de Saint-Laurent10. Ce que
la commune possédait dans les territoires d'Accon et d'Antioche est
également affermé à un autre membre de la même famille, Nicolas Embriaco,
au prix de cinquante besants pour la première propriété, et de quatre-
vingts pour la seconde. Il s'agit, sans doute, des immeubles dont la
république était propriétaire. On ne dit point que les droits à
percevoir, ni surtout les revenus du port d'Accon, fussent compris dans
ce marché. Au reste, toutes ces valeurs avaient déjà baissé de prix. La
principauté d'Antioche avait été envahie plusieurs fois, et Noureddin,
menaçant les villes maritimes, s'était montré jusque sur le rivage.

Les écrivains génois postérieurs, interprétant les mêmes textes du XIIe
siècle que nous avons sous les yeux, disent que ces concessions pour 29
ans furent données aux Embriaco en fief. Ils ont appliqué ici des
expressions qui, pour Gênes, n'ont commencé que dans un autre âge, et qui
même n'y ont jamais eu la signification qu'elles ont ailleurs. Quoique,
par ces conventions, on ait probablement voulu favoriser et récompenser
une famille qui avait si heureusement guidé les entreprises génoises en
Syrie, on ne trouve rien qui y donne une couleur féodale. On n'y voit
qu'un bail à ferme; et il semble que le terme de vingt-neuf ans suffit
pour écarter l'idée d'une constitution de fief telle que les peuples
guerriers l'entendaient alors. On trouve seulement que les barons de la
terre sainte, avant fait de la ville d'Accon une vicomté, les actes du
royaume qualifiaient du titre de vicomtes d'Accon les consuls de Gênes en
Syrie, représentants de leur commune dans cette copropriété. Une lettre
apostolique de 1155 enjoignait au roi, aux princes et aux barons de
Jérusalem de faire jouir les Génois des droits qui leur appartiennent;
parmi ces droits, on compte la vicomté d'Accon.

Il est curieux de voir autour de Jérusalem la monarchie, l'aristocratie
militaire et nobiliaire et trois républiques, créant de toute part, et
chacune à son image, des institutions si opposées. Quelque flexible que
fût le système féodal qui, en n'exigeant que l'hommage, laissait les
membres de l'État à leur indépendance, un tel mélange de démocratie, de
consulats indépendants, de châtellenies et de principautés; ces hommes
étrangers les uns aux autres, ces émules différents de langue,
d'habitudes, d'intérêts, admis au partage de droits communs, tous en
usant aux dépens du gouvernement royal, tout cela ne pouvait se trouver
ailleurs. Nulle autre part tant d'éléments discordants et tant de hasard
n'avaient fondé et constitué un royaume. On s'aperçut plus d'une fois de
ce défaut d'ensemble, quand il fallut réunir les efforts de tous les
membres pour la défense commune. Tandis que les derrières et les
extrémités étaient en proie aux attaques de l'ennemi, la partie baignée
par la mer eut d'assez longues années de sécurité, depuis que la
possession continue du rivage eut été assurée par la conquête de Tyr.
Aussi l'histoire, qui compte sept flottes envoyées par les Génois à la
première croisade, ne signale plus désormais de nouveaux efforts de leur
part. On ne parle pas davantage de nouvelles expéditions tentées par
leurs émules. Venise, Pise et Gênes ne voyaient plus d'acquisition à
faire où la nature de leurs forces leur permît de faire acheter leur
assistance. Par ce motif, ou sous ce prétexte, ils se bornaient à garder
les rivages. Dans le mouvement de leur commerce, ces navigateurs armés
arrivaient et partaient sans cesse; et leur présence en Syrie n'était
plus un événement remarqué. Quand le royaume fut menacé sur les
frontières de terre, il se peut que les consulats aient fourni leur
contingent pour le salut commun; mais personne n'en fait mention; et le
danger venant de loin, il est probable que les colonies maritimes prirent
le moins de part qu'elles purent au fardeau de la défense publique.
D'ailleurs la jalousie des trois peuples maritimes nuisait au concours
des efforts qu'ils devaient à la cause générale. Le pieux Jacques de
Vitry en exprime vivement le regret. Il reconnaît que ces colons, enfants
dont les pères avaient acquis la couronne immortelle par leur courage et
par leurs oeuvres pour le royaume du Christ, n'avaient pas dégénéré en
Syrie comme les fils amollis de tant d'illustres croisés. Ils seraient,
dit-il, encore redoutables aux Sarrasins, s'ils n'étaient bien plus
livrés à leurs trafics, à leurs jalousies mercantiles, aux discordes que
leur avidité sème entre eux, qu'occupés de la garde de la terre sainte.
Ils effrayeraient l'ennemi autant que faisaient leurs ancêtres; ils le
réjouissent par leurs dissensions et par les combats qu'ils se livrent.
Ces dissensions en Syrie, se faisant sentir aux métropoles en Italie, y
retenaient leurs forces divisées; attentives à envoyer, chaque année,
des galères au-devant des flottes marchandes de leurs colonies, elles ne
faisaient plus de grandes expéditions.

Cependant ces colonies étaient une source abondante de richesses qui
refluaient sans cesse vers l'Occident. Elles n'étaient pas seulement
importantes par les concessions obtenues; leurs avantages ne se
bornaient pas aux profits industriels sur le transport des pèlerins, sur
les consommations de tous les habitants latins de la terre sainte; les
trêves, les alliances même faites à plusieurs reprises avec les
gouverneurs de Damas ou de l'Égypte, avec d'autres princes musulmans; le
besoin, qui, plus pressant que la voix du fanatisme et de la haine,
poussait Orientaux et chrétiens, malgré la guerre, à échanger entre eux
les jouissances et les marchandises de l'Asie et de l'Europe, donnaient
une activité extrême à ces relations lucratives. Le bénéfice en restait
aux plus habiles, aux plus actifs, aux plus économes; telle fut la source
longtemps inépuisable de la fortune de Gênes.


CHAPITRE V.
Agrandissements en Ligurie.

(1115 à 1154) Tandis que les Génois formaient des établissements
considérables en Syrie, que, pressé entre tant de résistances et de
rivalités, ce peuple apprenait de la nécessité à donner à ses
institutions une constitution forte et vraiment nationale, la métropole
de ces colonies, sur laquelle refluaient les richesses du commerce
lointain, la commune de Gênes, était restée dans sa simplicité primitive.
Vingt ans (1112) après la prise de Césarée on eut pour la première fois
des chanceliers, des archivistes, des greffiers ou notaires, enfin la
forme d'un gouvernement régulier, substitué au simple lien d'une
association maritime et mercantile.

Cependant les affaires publiques s'étaient déjà compliquées. On se
sentait riche en force; on éprouvait le besoin de franchir les murs
étroits de la cité; on s'indignait de ne pouvoir soumettre de faibles
voisins à la domination d'une république qui possédait des villes en
Asie, en commun avec les rois et les princes. On avait des trésors pour
acheter ce qui était à vendre; on était résolu d'enlever le reste par la
force.

(1115) Le butin de Césarée fournit la première monnaie qui fut battue à
Gênes. Jusque-là celle de Pavie avait été seule connue. Les premiers
essais que l'on fit furent sans doute exécutés grossièrement, car peu
d'années après on fabriqua de nouvelles espèces, et ce ne fut qu'après un
nouvel intervalle de vingt-cinq ans que le système monétaire fut fixé. Il
conserva longtemps l'empreinte de l'empereur Conrad III, qui, survenu en
Italie, autorisa par un diplôme la monnaie de Gênes, car la commune ne
refusait pas d'être réputée ville impériale; mais c'était avec le soin
de se soustraire, autant qu'il était possible, à toute dépendance réelle,
et surtout à toute contribution.

Peu à peu s'établissait l'ordre public. Le consulat cessait de dépendre
des compagnies formées pour l'armement des galères de la croisade. Mais,
à mesure, on voit la jalousie de la liberté prendre ses précautions
contre la longue habitude du pouvoir. Les consuls n'eurent plus quatre
ans d'exercice. Dans la dernière élection, où il est encore question de
ce terme, il fut réellement réduit à deux ans, et on stipula que les
consuls nommés se partageraient par moitié les quatre années, en se
succédant les uns aux autres. Immédiatement après, le consulat fut
purement annuel, et ce fut alors que la commune acquit une chancellerie1.

Il existe un curieux monument de cette organisation municipale; c'est le
modèle du serment que prêtaient les consuls, en prenant possession de
leur charge, le jour de la Purification (2 février), et en jurant de la
déposer à pareil jour de l'année suivante. La formule ajoute: La
compagnie étant terminée, ce qui ferait croire que la compagnie, cette
société, ce lien de la commune, était censée annuelle comme le consulat
l'était devenu.

Les consuls stipulent des précautions assez étranges pour rendre la
compagnie obligatoire. Quiconque, invité par le consulat ou par le peuple
à y adhérer, ne se présentera pas dans le délai de onze jours, n'y sera
plus à temps pendant les trois années suivantes; on ne le nommera à
aucun emploi public; il ne sera pas admis en justice, si ce n'est quand
il sera défendeur. Il sera interdit à tout membre de la compagnie de
servir ce réfractaire sur ses navires, ou de le défendre devant les
tribunaux. Quand un étranger aura été accepté dans la compagnie, les
consuls l'obligeront, sous serment, à une habitation non interrompue,
pareille à celle des autres citoyens. Seulement, il suffira pour les
comtes ou marquis, et pour les personnes domiciliées entre Chiavari et
Porto-Venere, d'habiter dans la cité trois mois par an.

Les consuls ne feront ni guerre, ni expédition, sans le consentement du
parlement2. Le parlement réglera le salaire des ambassadeurs, et cette
fixation précédera leur nomination. Le même consentement sera nécessaire
à l'établissement des nouveaux impôts. On n'augmentera pas les droits sur
la navigation à moins de nouvelles guerres. Le poids des charges
publiques sera également réparti sur tous. Les consuls empêcheront
l'importation des marchandises étrangères en concurrence avec celles du
pays, les bois de construction et les munitions navales exceptés.

Avant même ces stipulations politiques ou économiques, le serment des
consuls, comme autrefois à Rome l'album du préteur, fixe le mode et les
conditions sous lesquelles ils exerceront les fonctions judiciaires au
civil et au criminel. Ils jurent, enfin, qu'ils opéreront pour l'utilité
de l'évêché et commune de Gênes, et à l'honneur de la sainte mère
Église3.

On voit que les consuls étaient les juges des procès de leurs concitoyens;
mais quand les affaires de l'État exigèrent plus de soin, la
distribution de la justice, détachée de la direction de la république,
fut déléguée à des magistrats électifs et temporaires qu'on appela
consuls des plaids, pour les distinguer des consuls de la commune. Comme
ceux-ci, ces juges étaient renouvelés tous les ans: leur nombre varia;
mais, en général, il y en avait un pour chacune des compagnies entre
lesquelles les citoyens étaient répartis et organisés par quartiers. Il
est probable que ces compagnies nommaient les magistrats; mais on ne
sait rien de certain sur la forme de l'élection. Quand, la population
croissant, on eut beaucoup dépassé l'antique enceinte, il y eut quatre
compagnies intérieures et quatre dans le bourg: ainsi fut appelée la
partie nouvellement habitée, qui prolongea la ville le long de la mer
vers le couchant. Dans chacune de ces deux grandes divisions, les juges
des quatre compagnies qui les composaient, paraissent avoir formé un
tribunal commun4.

Ainsi la république fondait ses institutions. Mais si déjà l'on voit
quelques signes de réserve et de défiance contre les abus du pouvoir
confié aux magistrats, on ne remarque rien qui trouble la pure
démocratie, lien de cette société. Les élections annuelles (car nous
possédons en entier les fastes du consulat) amènent toujours de nouveaux
noms. Peu d'individus y sont rappelés plusieurs fois dans cette première
époque; quelques noms seulement reparaissent parmi les consuls des
plaids. Bientôt, sans doute, les notables ou les meilleurs, comme on les
désigne, tentèrent de concentrer la magistrature entre leurs mains, d'en
faire le patrimoine de leurs races; enfin, d'établir une aristocratie de
caste entre les familles riches et puissantes. Mais il fallut du temps
pour que cette entreprise fût formée et avouée, et pour qu'elle réussît.
Il restait trop à faire au dehors, et autour des murs même de la ville,
pour s'abandonner aux dissensions internes.

(1130) On a vu que dans un court intervalle, d'abord les Génois avaient
intrigué auprès de leurs alliés de la terre sainte pour en faire exclure
les vaisseaux de leur voisinage le plus immédiat de Savone; mais que
bientôt ils avaient stipulé que tout ce qui habitait de Vintimille au
couchant, jusqu'aux frontières de la Toscane au levant, serait reconnu
pour Génois, et tenu de se ranger sous la jalouse protection de leurs
consulats. Ce changement de disposition répond à celui qui s'était fait
dans leurs relations avec leurs voisins. Ils avaient ménagé des
acquisitions et entrepris des conquêtes des deux côtés du littoral; ils
marquaient déjà le Var et la Magra pour les limites de leur domination,
bornes qu'elle n'a point dépassées dans la suite du temps. Ils
affectaient déjà d'en occuper l'espace. Mais entre ces deux frontières,
leurs possessions étaient précaires et leurs prétentions mal reconnues.

Cent cinquante milles de côtes sont le territoire de cette Ligurie
maritime dont ils ambitionnaient la souveraineté. Elles sont formées par
une longue chaîne de montagnes, dont la partie occidentale joignant
l'Apennin aux Alpes de Nice, borde immédiatement la mer, en courant au
levant jusqu'à la ville de Gênes. Là la chaîne se plie, tourne au sud-
est, et se prolonge vers la Toscane; elle est une portion de cette
grande arête qui divise l'Italie entre les deux mers. Là où le flot n'a
pas envahi le pied des monts, se trouvent d'étroites plages de tout temps
peuplées de navigateurs. Une pénible culture tire quelque parti des
vallées courtes et resserrées qui remontent le long du lit des torrents
dont les montagnes sont sillonnées: l'olivier les enrichit et les pare.
Là où les hauteurs donnent des abris favorables, s'unissent le citronnier
et l'oranger; on y voit même le palmier apporté d'Afrique. Au delà des
monts sont les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie. Mais cette
terre promise n'a pas été réservée aux Génois. Au temps dont nous
parlons, toute l'épaisseur de cette barrière de montagnes était loin de
leur appartenir; l'ambition, non pas de descendre dans la plaine, mais de
s'établir sur le revers qui la regarde par delà la crête des monts,
n'était entrevue que dans le lointain.

Gênes, en voulant s'étendre, rencontrait un grand nombre d'obstacles dans
toutes les directions. Des populations du littoral qu'elle a
successivement agrégées à sa seigneurie, il n'en est aucune qui n'ait
fréquemment secoué ce joug. Au couchant était Savone, Albenga,
Vintimille, les principales des petites villes ou bourgades de Gênes au
Var. Toutes trois étaient antiques; les deux dernières avaient été, sous
les Romains, des cités qui servaient de chefs-lieux à toute cette portion
de la Ligurie maritime. Savone et Albenga étaient, au douzième siècle, de
petites républiques; et entre elles, Noli réclamait les mêmes droits.
Gênes n'était pas beaucoup au-dessus de ses voisines. Nous ne connaissons
pas les titres en vertu desquels elle prétendit les soumettre. Le plus
apparent n'est que le droit de convenance, et celui du plus fort en a
seul décidé à la longue.

Vintimille était tombée sous le pouvoir d'un comte héréditaire, car des
débris des institutions de Charlemagne et de ses successeurs, il restait
dans ces pays des marquis et des comtes. De nombreux seigneurs, se
glorifiant d'être vassaux de l'empire, avaient planté leurs châtellenies
féodales parmi les croupes et les pics de l'Apennin. De là ils enviaient
le rivage de la mer, et les richesses qui commençaient à s'y répandre.
Quelques-uns y avaient mis le pied, comme le comte de Vintimille: la
famille des Caretto tenait le marquisat de Final. Dans les montagnes, il
y avait des marquis de Ceva, de Clavesana, etc. Au nord était le marquis
de Gavi. Au delà régnaient des seigneurs plus puissants: le comte de
Piémont, le marquis de Montferrat. Des services réciproques à la terre
sainte tenaient ordinairement ce dernier en bonne intelligence avec Gênes;
mais plus d'une fois son ambition se heurta contre celle de la
république. C'est ainsi que, pendant le cours des croisades, nous
trouvons Gênes au milieu de petites communes mal soumises, et de nobles
voisins plus guerriers que ses bourgeois: elle étend lentement son
pouvoir contesté et envié dans la rivière du ponent. On sait que l'usage
a conservé le nom de rivière (Riparia de la basse latinité) aux deux
portions du rivage dont Gênes occupe le milieu.

La rivière du levant n'avait point alors de ville municipale; l'antique
cité de Luni avait péri, mais les hauteurs étaient occupées par la
puissante famille féodale de Malaspina, la même que nous avons vue
associée avec les Génois dans une expédition de Sardaigne. Il y avait des
comtes de Lavagna, dont les possessions tenaient de la montagne à la mer.
Enfin, la frontière orientale confinait avec celle des Pisans, dont
l'inimitié et les forces ne laissaient aucune sécurité.

Aussi les premiers efforts que nous voyons faire aux Génois, aussitôt que
les biens recueillis à la croisade les ont fortifiés, sont dirigés de ce
côté. Ce ne fut pas sans peine qu'ils établirent sur les populations
maritimes une domination qui resta longtemps douteuse. Ils pensèrent
bientôt à se donner un point d'appui plus solide. A l'extrémité de leur
territoire est le beau golfe de la Spezia, enfoncé dans les terres avec
une ouverture défendue par des îles. Les Pisans en tenaient le fond et la
côte orientale. Les Génois bâtirent et fortifièrent Porto-Venere à
l'occident et à l'entrée du golfe (1113). Cette position, en dominant les
îles qui resserrent l'entrée de ce vaste bassin, y donne un passage
assuré.

Une autre acquisition n'était pas moins importante pour s'assurer contre
l'invasion. La vallée de l'un des deux torrents, de la Polcévera et du
Bisagno, entre lesquels la ville de Gênes, au pied d'une haute montagne,
est assise sur la mer, offre à ceux qui la remontent une voie pénible,
mais alors la seule praticable pour communiquer aux plaines lombardes.
Celui qui pouvait l'ouvrir à des ennemis était le maître d'exposer Gênes
à des coups de main imprévus. Le marquis de Gavi possédait cet avantage;
au moyen de son château et de celui de Voltaggio, il fermait les gorges
de l'Apennin, et il n'avait pas manqué d'y établir un péage à son profit.
C'était la moindre oppression qu'il fallait attendre de ce voisinage. Les
Génois voulurent s'y soustraire à tout prix. Ils s'emparèrent d'abord de
vive force de quelques positions qui dominaient ces défilés: mais ils
s'estimèrent heureux que leurs succès servissent à faciliter une
négociation, et ils ne craignirent pas d'acheter au prix de quatre cents
livres d'or Voltaggio et les revenus qui en dépendaient (1121).
Avertissons cependant que lorsqu'ils eurent donné l'exemple de livrer
leurs trésors à leurs nobles voisins, ils furent bientôt réduits à payer
plusieurs fois et à racheter sans cesse les territoires qu'on leur avait
vendus le plus solennellement.


CHAPITRE VI.
Expéditions maritimes.

Tandis qu'on employait ainsi les richesses publiques rapportées de Syrie,
on continuait à naviguer vers la terre sainte, mais le négoce, et non
plus le zèle ou l'ardeur belliqueuse, y conduisait les vaisseaux génois.
On se contentait de renforcer les colonies maritimes (1131). Cependant
elles étaient déjà menacées (1144). Sous Foulque d'Anjou, gendre et
successeur de Baudouin II, sous Baudouin III, fils de Foulque, tout
commençait à présager la dissolution du royaume. L'empereur des Grecs, en
attaquant la principauté d'Antioche, avait affaibli l'une des barrières
de la terre sainte: un autre boulevard était tombé. Zenghi, émir de
Mossoul, s'empara d'Édesse (1148). Noureddin, fils et successeur de
Zenghi, pénétra jusqu'au port Saint-Siméon et affecta de se baigner dans
cette mer dont il voulait enlever le rivage aux chrétiens. Damas tomba en
son pouvoir, et devint le siège d'une grande puissance qui devait
détruire celle des Latins (1152). Au milieu de ces désastres, Baudouin
III eut le bonheur d'acquérir Ascalon, la dernière et la plus méridionale
des villes de Syrie. Elle avait été tenue jusque-là par les Egyptiens,
dont elle avoisinait la frontière. Cette ville servit, de ce côté, de
rempart aux établissements chrétiens et retarda leur ruine. Ces
événements occupèrent la scène jusqu'au milieu du douzième siècle.

Quand les intérêts des colonies génoises furent menacés de si près, on
vit la république faire des efforts pour les secourir efficacement.
Jusque-là elle ne paraît pas avoir montré un grand empressement pour la
défense du royaume de Jérusalem. Il en eût été autrement s'il eût été
permis aux Génois d'avoir pour leur évêque notre fameux abbé de
Clairvaux. Les voyages de saint Bernard à Rome l'avaient fait connaître
et révérer partout sur son passage, et l'épiscopat de Gênes lui fut
offert. Cette nomination fut rendue inutile par la désapprobation du pape
Gélase II. Il manda de laisser Bernard aux plus grandes choses auxquelles
le ciel l'appelait. Le saint abbé, afin de marquer son affection envers
le troupeau qui l'avait désiré pour pasteur, adressa à Gênes une lettre
pleine d'exhortations pieuses. Il y recommanda de secourir la terre
sainte, et de se défendre, au dedans, de l'hérésie. Il n'y a pas soixante
ans que l'autorité de son épître fut citée au sénat contre un étranger
devenu citoyen.

Sous ce grand promoteur de la croisade et de la paix de la chrétienté,
Gênes, plus zélée pour l'oeuvre commune, n'eût point employé ses forces
dans une guerre contre les Pisans excitée par la duplicité du pape
Gélase. Elle fut ensanglantée par les souvenirs de l'ancienne rivalité
comme par la jalousie nouvelle du commerce et de l'influence en Syrie.

Gélase avait été chassé de Rome. Il se sauva en Toscane. Il vint, en
suppliant, à Pise, de là à Gênes, mendiant partout des secours. Les
Génois lui prodiguèrent les soins et les respects; il consacra leur
nouvelle cathédrale; ils le conduisirent en sûreté jusqu'en Provence.
Or, en ce temps, la domination de la Corse était prétendue entre les deux
républiques rivales. Chacune y avait quelques établissements, toutes deux
s'appuyaient des concessions accordées par les papes; et Gênes, en
preuve de la sienne, payait au saint-siège un tribut annuel d'une livre
d'or. Le droit de consacrer les évêques de Corse dans l'église de Gênes
ou dans celle de Pise était controversé depuis longtemps, et Rome ne se
pressait pas de décider. L'archevêque de Pise, en vertu de son grade,
réclamait les privilèges de métropolitain sur l'île entière. Les Génois
n'avaient point d'archevêque chez eux, mais ils ne voulaient pas laisser
dépendre d'un étranger les diocèses soumis à leur domination. Les deux
partis sollicitèrent Gélase à son passage. Il avait entendu les Pisans
les premiers, et ils assurent qu'il leur avait donné gain de cause. Mais,
recueilli, aidé à Gênes, il lui resta sans doute assez de bonnes paroles
à y prodiguer. C'est de ce moment que la guerre éclata avec une grande
animosité; d'abord les Génois débarquèrent à l'improviste sur les côtes
d'une des provinces de la Sardaigne; les établissements des Pisans
furent ravagés: le butin fut considérable. L'année suivante on arma
quatre-vingts galères pour attaquer les ennemis dans leur métropole.
Vingt-deux mille combattants sortirent de Gênes: parmi eux cinq mille
étaient couverts d'armes brillantes, disent les chroniques, et cette
distinction des guerriers et de la foule qui les suivait peut faire
considérer l'expédition entière comme une levée en masse. Elle donne
aussi une idée des forces de la république en ce temps. L'annaliste
Caffaro, alors un des consuls et l'un des chefs de l'entreprise, assure
qu'on poussa jusque dans la ville ennemie, et que la terreur fit conclure
une paix immédiate; aussi fut-elle passagère. Les Pisans reprirent les
armes, mais la fortune continua à être favorable à Gênes. Le pape
Calixte, successeur de Gélase, intervint; il évoqua à son siège la
querelle des évêchés de Corse, et cita les parties au concile de Latran.
On y fit tourner l'affaire en négociations inutiles; après un long
délai, on la remit au jugement d'une junte d'archevêques et d'évêques;
les anciens titres furent compulsés; et quelle fut enfin la décision
tant attendue? On rejeta les prétentions des deux parties, et le droit de
sacrer les Corses fut réservé au pape. Il suffit à l'animosité des Génois
que Pise ne l'emportât pas sur eux. La sentence du pape fut rapportée à
Gênes en triomphe; mais à Pise, on y résista, les hostilités reprirent
leur cours, et Calixte ne s'en inquiéta guère.

Les flottes ennemies épiaient les convois marchands. On se mettait comme
en embuscade entre la Corse et la Sardaigne, entre ces îles et le
continent. On aimait mieux s'attacher à la poursuite lucrative des riches
cargaisons ou des galères chargées de voyageurs que l'on pût rançonner,
que de se chercher en force et de se combattre. Ainsi se prolongea la
guerre de saison en saison. Cependant les Génois établissaient leur
croisière à la bouche de l'Arno, défiaient leurs émules et se vantaient
que ceux-ci ne venaient pas les braver si près de Gênes. En poursuivant
une flotte pisane ils débarquèrent (1126) à Piombino, ravagèrent le pays
et amenèrent les habitants en esclavage. Dans une autre rencontre, ils
allèrent chercher l'ennemi jusqu'en Sicile et dans le port de Messine
(1129). Les Messinois voulant s'opposer à la violation de leur
territoire, les Génois débarquèrent et s'attaquèrent à tout ce qui se
présenta devant eux. Dès ces temps, les droits de la neutralité n'étaient
pas interprétés par les plus forts autrement que de nos jours. Le roi de
Sicile fut obligé d'accourir pour s'opposer à ces audacieux étrangers,
et, à en croire leur annaliste, ils ne s'arrêtèrent que devant le palais
du prince, et n'abandonnèrent qu'à sa prière le butin qu'ils n'avaient
pas manqué de faire sur le chemin qu'ils avaient parcouru.

Enfin le pape Innocent II entreprit d'éteindre une guerre qui troublait
l'Italie, qui détournait des soins dus à la conservation de la terre
sainte, mais surtout qui l'empêchait d'être secouru lui-même dans ses
querelles. Le pontife éleva le siège de Gênes à la dignité d'archevêché,
et, en vertu de l'égalité de titre et de juridiction, les deux métropoles
se partagèrent pour suffragants les évêques de Corse. C'était faire
gagner le procès aux Génois; mais ils avaient envoyé au pape huit de
leurs galères pour l'aider à remettre sous son joug les Romains révoltés.
La faveur des souverains pontifes s'arrêtait avec complaisance sur des
enfants du saint-siège, si dociles et si respectueux. Lucius II, dans son
court pontificat, se hâta de leur donner par une bulle la confirmation de
leurs propriétés et de leurs privilèges à la terre sainte, et, par une
autre largesse médiocrement coûteuse, il leur fit remise de la livre d'or
qu'ils payaient en tribut pour leurs possessions de Corse. Leurs
écrivains postérieurs ont beaucoup exalté ce don. Ils avaient besoin d'en
tirer la preuve que la seigneurie que Gênes s'arrogeait sur l'île n'était
pas imaginaire, qu'elle pouvait être réclamée en conscience et sans
péché.

(1132) La guerre de Pise avait duré quatorze ans. Elle ne paraît pas
avoir affaibli Gênes, ni retardé ses progrès. En obligeant à des
armements continuels, en tenant la population maritime en haleine, elle
tendait le principal ressort de la grandeur de la république; elle
développait l'énergie. Au sortir de cette lutte, on voit les Génois
étendre leur prépondérance et porter fort loin leurs entreprises
maritimes, commerciales et guerrières.

Quoique le comte de Toulouse eût enseigné à ses sujets le chemin de
l'Orient, il ne paraît pas qu'ils eussent été aussi diligents que les
Italiens à en rapporter le commerce. Les Génois étaient en possession
d'approvisionner de denrées et de marchandises étrangères la Provence, le
Languedoc, la Catalogne, et toute la côte espagnole. Les seigneurs les
rançonnaient quelquefois; mais parfois aussi, quand ces nobles
châtelains avaient besoin d'assistance, ils briguaient celle de ces
puissants navigateurs. Ceux-ci sentant leur force, habiles à ne pas
l'employer sans s'en assurer le prix, ne répugnaient pas aux occasions
d'accroître leur influence. Au nom du pape, leur secours fut sollicité
par Guillaume VI, comte de Montpellier. Il avait été chassé de sa ville,
favorisée dans sa révolte par le comte de Toulouse, Innocent II avait mis
d'abord la cité rebelle en interdit. Il excommunia ceux qui, dit sa
bulle, s'en faisaient appeler consuls; et avec eux le comte de Toulouse;
mais il fallait d'autres armes. Guillaume obtint (1143) des troupes du
comte de Barcelone et quatre galères des Génois. Ceux-ci, avaient eu à se
plaindre des exactions que le comte leur avait fait souffrir. Il fut
obligé, pour premier prix de l'assistance qu'il obtenait, de payer mille
marcs d'argent en restitution de ce qu'il avait exigé; et lorsque, avec
l'aide de ses auxiliaires et après un long siège, il fut enfin rentré
dans sa ville, les Génois, fidèles à leur système d'établissement, se
firent accorder des privilèges étendus pour leur commerce, l'exemption
des droits, et une enceinte franche pour leurs magasins1.

(1144) La nièce du comte de Montpellier était dame de la petite ville de
Melgueil (Magdelonne); elle avait épousé le comte de Provence frère du
comte de Barcelone. Les Provençaux étaient alors en hostilité avec les
Génois qui leur reprochaient de favoriser les fréquents soulèvements de
Vintimille. Le comte de Provence eut peu d'égards pour les alliés de son
oncle; il arma contre eux, et essaya de prendre leurs navires à leur
approche du port de Melgueil; la tentative fut malheureuse, il fut tu
par les Génois.

Cet événement ne rompit pas les alliances de sa famille avec la
république. Peu après, les comtes de Barcelone et de Montpellier
concouraient avec elle dans une très entreprise sur les côtes d'Espagne2.

Par delà la Catalogne, elles étaient habitées par les Mores. Les
Génoisque le commerce et la course de leurs galères portaient par toute
la Méditerranée, négociaient sans scrupule avec les mahométans d'Afrique
et d'Espagne; mais quand la rencontre de quelque riche cargaison faisait
juger que le profit du corsaire passerait ceux du marchand, on traitait
les Sarrasins d'ennemis naturels des chrétiens, et on prenait leurs
vaisseaux. Les Sarrasins croisaient à leur tour; et, pour mieux dominer
sur les mers, ils avaient fait de Minorque le siège de leurs armements.
Les Génois essayèrent, seuls d'abord, de les chasser de cette île (1146).
Ils expédièrent vingt-deux galères et six grands vaisseaux, qui portaient
des tours mobiles et des machines. On y embarqua des combattants et même
cent cavaliers. Notre historien Caffaro, consul de cette année, fut le
chef de l'expédition, avec Hubert della Torre, qu'il demanda pour
adjoint. L'arrivée de cette flotte répandit la terreur dans l'île. Les
Mores ne firent pas longue résistance: on pilla, on enleva tout ce qui
fut rencontré. De là, profitant de ce qui restait de temps avant la
mauvaise saison, on passa sur la côte d'Espagne. On se présenta devant
Almérie. On s'empara d'abord de tous les vaisseaux qui étaient dans le
port; ensuite les machines furent dressées pour attaquer la ville. Elle
n'était pas préparée à la défense. Le roi de cette contrée demanda la
paix et offrit de l'acheter. On ne voulut lui vendre qu'une trêve. Elle
fut négociée au prix de cent trente mille marabotins3. Il en payait
vingt-cinq mille comptant. Des otages devaient répondre que le reste
serait acquitté dans huit jours. On apporta aux Génois les deniers du
premier payement. Mais, tandis qu'on les comptait, et que les vainqueurs
étaient attentifs à les partager à mesure, le roi more, profitant de la
préoccupation commune, s'était enfui, enlevant sur deux galères tous les
trésors qu'il avait pu réunir. Les assiégeants et les assiégés furent
également troublés de cette disparition. Les Sarrasins se choisirent un
autre chef, et protestèrent de leur bonne intention pour accomplir le
traité. Mais il ne fut pas en leur pouvoir de le faire, et au terme
convenu, leur impuissance ne laissa aux Génois que la triste ressource de
multiplier les ravages autour d'Almérie. Ils les exercèrent vingt jours,
sans que les portes de la ville s'ouvrissent. L'hiver approchait, il
était temps de remonter sur les galères. Le siège fut levé et l'on revint
à Gênes.

L'annaliste consul, qui se complaît dans les détails de l'entreprise
qu'il avait commandée, passe si rapidement sur les conséquences qu'elle
eut dans les deux années qui suivent, que nous pouvons soupçonner qu'à
son retour on fut mécontent de lui, et qu'il le fut de la république.
C'était le temps où la démocratie et une sorte d'aristocratie
commençaient à lutter sourdement, et Caffaro paraît avoir été un des
ardents fauteurs de la dernière. Le peu de succès de son consulat était
une occasion favorable de le décrier. Être trompé par le More, avoir
laissé fuir une riche proie, aura pu être un double sujet de reproche.
L'expédition aura paru trop peu lucrative en proportion de la dépense. Il
est certain du moins qu'on balançait à retourner à Almérie. Il fallut
qu'Eugène III fît des efforts pour ranimer les courages contre les
infidèles (1147); tout le crédit de l'archevêque de Gênes y fut employé.
Il fallut aussi les sollicitations et les offres d'Alphonse VIII, roi de
Castille et de Léon, vivement intéressé à enlever aux Mores les places
maritimes de son voisinage. Des traités intervinrent, la guerre devait se
faire par des efforts communs. Les Génois avaient soin de stipuler,
suivant leur usage, que le tiers des conquêtes leur serait remis;
Alphonse promettait des troupes, et, comme il disposait de peu de forces
et qu'il comptait sur celles du comte de Barcelone, il se réservait de
confier à celui-ci le commandement de son armée; mais si les Génois
étaient mécontents de la coopération du comte, la faculté de se séparer
leur était réservée.

Une fois l'impulsion donnée à Gênes, toutes les ressources furent
prodiguées au nouvel armement. Il se composa de soixante-trois galères et
de plus de cent soixante bâtiments de transport. On y monta en foule. On
augmenta le nombre ordinaire des consuls de la république pour porter à
la tête de l'expédition quatre d'entre eux, assistés de deux consuls des
plaids. Entre les premiers était Hubert della Torre, le compagnon de
Caffaro dans la campagne précédente. Guillaume, comte de Montpellier,
prit part à l'expédition avec Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Il
paraîtrait que quelques Pisans s'y joignirent4. Quand la Catalogne et
l'Aragon furent en mouvement, les historiens espagnols disent que cette
guerre n'occupa pas moins de mille bâtiments, grands ou petits (1148). On
attaqua Almérie par terre et par mer; mais la résistance fut longue.
Alphonse était sans forces, l'argent manquait au comte de Barcelone, et
les troupes commençaient à déserter. Les Mores tâchaient de détacher à
prix d'argent les Castillans et les Catalans. Les alliés n'acceptèrent
pas ces offres corruptrices; mais les consuls génois se méfièrent de
l'effet de ces manoeuvres, et, pour le prévenir, ils brusquèrent l'assaut.
La ville fut prise de vive force. La bannière de Gênes y fut arborée avec
celles des deux comtes. Les Sarrasins, réfugiés dans un fort, se
rachetèrent au prix de trente mille marabotins. Dix mille femmes ou
enfants furent envoyés captifs à Gênes. Sur tout le butin on préleva cent
cinquante mille marabotins, consacrés à l'extinction de la dette
publique, estimée à dix-sept mille livres d'or. Le surplus fut réparti
entre les galères et les vaisseaux.

Après la conquête, et dans Almérie même, les traités furent refaits; sans
doute que les Génois avaient, su se prévaloir de l'infériorité des
secours de leurs alliés pour faire mieux payer leur assistance. La
possession d'Almérie et de ses dépendances fut remise à Othon Bonvillani
au nom de la commune de Gênes, pour en jouir pendant trente ans.

La flotte se rendit ensuite à Barcelone. On y tint parlement. Le terme de
l'autorité des consuls arrivait; on y fit un nouveau consulat pour
l'année. Deux des magistrats sortant de charge, della Torre et Doria,
retournèrent à Gênes sur deux galères chargées de l'argent réservé au
trésor de la république. Le reste hiverna en Catalogne pour entreprendre
le siège de Tortose à la nouvelle saison. Les machines des Génois, leurs
approches à travers tous les obstacles, déterminèrent la capitulation;
après une vaine attente de secours la place fut rendue. Le comte de
Barcelone, qui en prit possession, en remit un tiers au comte de
Montpellier et un tiers aux Génois. On trouve aussi qu'il fit don à
l'église de Gênes d'une île sur l'Ebre, voisine de Tortose. Plus tard les
Génois lui rétrocédèrent leurs droits sur la copropriété de la ville.

Ces brillantes expéditions rendirent le nom de Gênes imposant pour tous
les peuples qui habitent les deux bords de la mer Méditerranée (1149).
Les princes mores voisins étaient obligés de rechercher, d'acheter même
l'amitié de ces nouvelles colonies. Sur la côte de Valence qu'infestaient
les corsaires, il suffit à Hubert Spinola de montrer cinq galères, et les
Mores, tirant à terre leurs bâtiments, demandèrent à traiter de la paix.
Boabdil Mahomet, roi de Valence5, reconnaît pour ambassadeur Guillaume
Lusio6, qu'il appelle un des principaux citoyens de Gênes. Il fait une
paix de dix ans avec les consuls, les magistrats et tous les sages
marchands de la république. Par amour pour elle, il donne aux Génois,
dans Valence et à Denia, des quartiers pour leurs magasins, où nul autre
qu'eux ne pourra habiter. Ils auront libre commerce et totale exemption
d'impôt; mais les étrangers qui viendraient négocier avec eux payeront
au roi ses droits ordinaires. Par une singulière concession, dans toutes
les terres du royaume de Valence, les Génois jouirent gratuitement d'un
bain par semaine. Enfin, pour prix de ces faveurs, ceux d'Almérie et de
Tortose promettent de ne pas offenser les sujets du roi; celui-ci donne
à la république dix mille marabotins; il prend un an de terme pour en
payer la moitié. Du surplus, Lusio a reçu et emporte avec lui deux mille
marabotins, tant en or qu'en étoffes de soie; les trois mille restants
seront soldés dans deux mois.

La terreur était grande devant ces navigateurs victorieux. Un de leurs
navires marchands, qui revenait d'Alexandrie, rencontrant les galères
d'un prince sarrasin, avait refusé de se faire reconnaître. De
provocation en provocation, il s'ensuivit un combat que le marchand ne
pouvait soutenir. Il fut conduit en Sardaigne. Mais à peine les Mores
eurent reconnu que leur prise était génoise qu'ils s'alarmèrent des
suites de leur victoire, et restituèrent le navire et la cargaison sans y
toucher. Le juge ou seigneur de Cagliari, allié des Génois, médiateur
dans cette circonstance, renvoya le bâtiment à ses propres frais. Si,
malgré ces soins, la restitution ne compensa pas le dommage, c'est, dit
le pieux annaliste, qu'ainsi peut-être Dieu châtie ses enfants pour les
détourner de se livrer au commerce avec les infidèles.


CHAPITRE VII.
Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse.

La navigation des Génois au couchant n'arrêtait pas le cours de celle du
levant. Ils faisaient un trafic considérable dans les ports de l'empire
grec. Déjà leur assistance était briguée dans les fréquentes révolutions
de ce pays. L'empereur Manuel Comnène ne dédaigna pas de leur envoyer son
patriarche Démétrius, pour traiter d'une alliance avec la république.
Manuel se méfiait de l'empereur d'Occident Frédéric Barberousse, et
encore plus des entreprises des princes normands des Deux-Siciles. Les
croisades mettaient son empire en contact avec ces conquérants, et leurs
fréquents passages le menaçaient jusque dans Constantinople. Ses
successeurs en éprouvèrent bientôt le danger. Pour lui, il cherchait des
amis et des créatures en Italie1. A Gênes, il envoyait des présents; il
prodiguait les faveurs, et surtout les promesses. La république se fit
accorder par lui les privilèges dont les Vénitiens et les Pisans
jouissaient dans l'empire. Elle obtint la liberté du commerce, et, avec
une église, une enceinte de magasin, une cale de débarquement, le rabais
au vingt-cinquième des droits de douane, qui étaient perçus au dixième.
Prodigue d'engagements, l'empereur promit d'envoyer pendant dix ans cinq
cents perperi à la république, et soixante à son église2, avec des
ornements pour la commune et pour l'archevêque3.

On voit qu'en toute négociation importante le consulat faisait la part de
l'église et de son pasteur. Choisis par leur troupeau et parmi leurs
concitoyens, les archevêques obtenaient toujours considération et crédit;
mais, confirmés et institués par les papes, il est naturel qu'ils aient
usé de leur pouvoir pour retenir leurs fidèles dans une soumission
habituelle envers la cour de Rome. Là aussi où leur dévouement était
connu et leurs secours appréciés, les Génois trouvaient une protection
paternelle. Quand ils croyaient avoir à se plaindre en Syrie, le pape
écrivait des lettres menaçantes au roi de Jérusalem et à ses barons pour
les obliger à respecter les droits de la république. Il écrivait aux
évêques de Nîmes, de Béziers et d'Agde, pour leur ordonner d'excommunier
leurs seigneurs s'ils ne rendaient à Gênes les sommes extorquées à ses
navigateurs. L'archevêque fut décoré du titre honorifique de légat
perpétuel dans la terre sainte, où il ne mit jamais le pied. A l'époque
où notre histoire arrive, ces démonstrations redoublèrent, et en même
temps le roi de Sicile, dont les navigateurs génois avaient fréquemment
éprouvé de vexations, se rapprochait d'eux sensiblement. La venue du
redoutable empereur Frédéric Barberousse, dont l'incursion soulevait
l'Italie, était la cause de ces nouvelles dispositions. L'occasion fut
saisie. Guillaume Vento et Ansaldo Doria furent expédiés en Sicile. Un
traité favorable fut conclu. Le roi en jura l'accomplissement devant eux;
ils s'engagèrent à le faire jurer dans Gênes à leur retour par trois
cents notables. Les avantages étaient pour les Génois. Leur serment ne
les obligeait qu'à ne conspirer ni la mort ni la détention du roi, et à
indemniser la Sicile des déprédations que quelques-uns de leurs
navigateurs pourraient commettre. Mais, dit l'historien, ce n'est là que
ce que sans traité ni serment, la justice de la république accorde à tout
le monde; et la négociation faisait acquérir sans rien céder (1157).

Ce traité fait avec Guillaume, roi de Sicile4, est tout commercial et
nous donne une idée précise du négoce de ce temps. Un droit était perçu
dans le port de Messine, probablement à l'entrée des bâtiments; les
Génois en sont exemptés; à l'exportation ils doivent un tarin pour deux
ballots de marchandises ou pour quatre sacs de blé, mais ils ne peuvent
prendre du grain que pour le porter à Gênes et nullement pour en
trafiquer. Arrivant en Sicile d'Alexandrie ou de Syrie, et soit des
terres des chrétiens, soit de celles des mahométans, ils doivent trois
pour cent de la valeur des cargaisons qu'ils vendent; ce qu'ils
remportent invendu ne doit rien. A Palerme, ils doivent, à l'entrée, un
tarin et demi par cent livres de cuir ou par cent livres de coton. La
sortie est gratuite. Ils doivent un vingtième de la valeur des draps
qu'ils apportent de chez eux; les autres articles, s'ils ressortent
invendus, sont francs d'impôt.

Par la notice de ces traités et des expéditions lointaines que nous avons
indiquées, il semble qu'on peut prendre l'idée d'une nation formée et
consistante. L'importance génoise paraît l'emporter, du moins dans les
parties occidentales de la Méditerranée, sur celle de Pise. Mais cet
empire qui s'étend au loin est encore troublé et disputé dans la Ligurie.
Cependant on commence à sentir une force capable de faire plier des
voisins indociles.

Les comtes de Lavagna, vers la fin de la guerre pisane, avaient donné de
l'inquiétude sur une frontière qui touchait à celle de l'ennemi. Des
capitulations les liaient aux Génois, mais leur foi était devenue
douteuse; ils étaient armés, on les soupçonna d'intelligence avec Pise
qui pourrait leur donner la main. On marcha sur leur territoire, on le
dévasta; le château de Rivarola fut bâti pour dominer leurs possessions.
Eux-mêmes jurèrent obéissance perpétuelle au consulat. Cinquante ans
après, nous trouvons, sous le nom de Fiesque, leur famille, divisée en
plusieurs branches, établie à Lavagna, et dans Gênes au rang des
citoyens; il est probable qu'à la paix et à la soumission dont nous
venons de parler quelques-uns d'entre eux vinrent à la ville comme otages
et furent forcés d'y accepter le domicile et la bourgeoisie.

Dans la province occidentale on avait également profité de ce que les
forces et l'attention de la république étaient occupées au dehors.
Vintimille, se débattant sous le joug, le secouait à chaque occasion
favorable. Cette ville avait des seigneurs, et ils avaient été réduits à
faire hommage de leur seigneurie à saint Cyr et à prêter serment à la
commune de Gênes. Mais quand on fut libre de soins extérieurs, on revint
sur ce traité qui avait cessé d'être exécuté fidèlement. Les comtes
furent accusés d'y avoir forfait. Leur ville fut assiégée par terre et
par mer; elle fut prise, dit l'annaliste, à la gloire de Dieu et de la
commune de Gênes. Les habitants subirent le serment d'obéissance.
Quelques années après, Guido Guerra, l'un des comtes, accepta le domicile
à Gênes et donna ses terres à la république pour les reprendre d'elle en
fief. Il en reçut l'investiture dans un parlement solennel où, après
avoir exigé son serment, les consuls le revêtirent de pourpre. Ce
singulier jeu de fief était usité. D'autres seigneurs féodaux en avaient
donné l'exemple dans la même contrée. Ils avaient consenti à vendre leurs
domaines à la république, à condition d'en devenir les détenteurs à titre
de vassaux. Frédéric Barberousse, qui se regardait comme le seigneur
dominant de l'Italie entière, et que ces translations privaient de
l'hommage immédiat, fut obligé bientôt après de défendre à ses vassaux de
tels marchés sous peine de la perte de la main droite.

Nous avons vu en quoi consistait le droit, ou plutôt l'obligation du
domicile. Celui que jurait la compagnie était supposé devenir habitant de
la ville de Gênes. Il n'en était censé absent que par permission; et les
consuls pouvaient l'obliger à y paraître à la première sommation.

C'est ainsi que peu à peu sous la prépondérance d'une commune de
marchands s'abaissait l'orgueil des nobles châtelains cantonnés autour
d'elle. Ils s'en indignaient; alternativement ils prêtaient et
faussaient le serment de fidélité. Mais ils retombaient dans la
dépendance; et la soumission leur était d'autant plus onéreuse qu'elle
était moins sincère.

Othon de Fresingue, témoin et narrateur des expéditions de son neveu
l'empereur Frédéric, remarque, en le déplorant, que les cités d'Italie
avaient étendu leur domination sur les territoires dont elles étaient
entourées. Il restait à peine un seigneur assez puissant pour avoir sauvé
son indépendance. Dans la haute Italie, dit-il, il n'y avait presque que
le marquis de Montferrat qui eût évité le joug des villes. Elles
obligeaient les autres nobles à prendre place dans leurs communautés
organisées avec un reste des institutions romaines. Elles se régissaient
par leurs consuls, magistrats que pour la plupart on ne laissait en place
qu'un an, tant on était jaloux du pouvoir qu'on leur confiait. Par le
même sentiment on ne réservait pas ces magistratures aux ordres
supérieurs. On prenait les consuls indifféremment parmi les capitaines
(les grands seigneurs), les vavasseurs et le peuple. Pour assujettir
leurs voisins, ces municipalités ne craignaient pas d'admettre à la
chevalerie et aux dignités la jeunesse des rangs inférieurs, jusqu'aux
fils des artisans ignobles, gens que les autres nations repoussent comme
une peste de toutes les occupations honorables ou libérales. C'est ainsi
que s'exprime la hauteur tudesque du noble évêque. Dans l'orgueil
méprisant de son antique noblesse, il voit chez ces républicains une
véritable rouille de barbarie, et cependant, dit-il encore, c'est par ces
moyens que ces villes surpassent celles du monde entier en richesses et
en puissance.

Ce tableau répond très-bien à l'état où Gênes nous apparaît à la même
époque et à ses rapports avec les seigneurs de son voisinage. Nous
remarquons seulement que si les autres communes avaient obligé leurs
nobles voisins à prendre une résidence réelle dans leurs villes, les
Génois avaient fait peu d'usage de ce droit, et vraisemblablement ils
auraient pris plus d'ombrage que de confiance du séjour habituel parmi
eux de personnages trop élevés. Si ailleurs ces nobles participaient au
consulat, on n'en voit aucun exemple à Gênes. Dans les fastes consulaires
on ne trouve aucun de ces marquis ou de ces comtes dont nous avons eu
occasion de parler, ni rien qui ressemble à des noms de seigneurs. Les
Fiesque eux-mêmes ne paraissent mêlés à la conduite des affaires qu'à une
époque postérieure, après qu'un des membres de la famille a été élevé à
la papauté. À la venue de Barberousse tout était encore, dans Gênes,
municipal et bourgeois.

Les occupations maritimes, qui avaient fait la force de toutes les
principales familles, ne s'accordaient pas avec les établissements de
châteaux et avec les devoirs ou les habitudes des possesseurs de fiefs.
Sans doute les maisons les plus riches acquirent des terres autour de
Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers
et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous
en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs
domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée
de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire
propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient
affecté le nom.

Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque
de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait
peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le
cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs
nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes
recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine
respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien
s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à
la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque.

Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie,
les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et
l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les
citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous
touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une
commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie
régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé
aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à
l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont
besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les
avoir révélés.

L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières
familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont
les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la
liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces
fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien
de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des
écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques
antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires
domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne
distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination
confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des
familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.»

Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours,
avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido
Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à
l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître
des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme
Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au
commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve
l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace
honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va
être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus,
parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants
de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que
les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia,
ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus
les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni
Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des
temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles
qu'on vient de nommer.

L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des
honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles.
Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi
active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à
Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la
première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On
trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et
deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et
treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition
lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les
plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute
l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés
eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des
scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce
qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains.
Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle.

Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls
année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à
désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes.

Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit
propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque,
l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années
suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il
ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout
raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages
témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il
n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui
suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats,
quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous
trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien
voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années
précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait
plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus
étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port,
les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient
riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes
paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un
navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où
les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le
silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait
de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur
office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était-
il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou
seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et
marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement
hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur
refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint
sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en
punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le
firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en
charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à
vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été
nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur
consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de
l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des
créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept
ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il
commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est
témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir.

Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de
près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du
peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au
pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les
consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats
qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une
autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne
leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et
leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La
gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain
fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de
plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro
n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand
on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore de distingués que ceux
qui portaient des cuirasses blanches comme la neige. Si une seule fois il
est écrit que les consuls s'embarquèrent avec une très-noble escorte, ce
n'est là qu'une épithète et non une qualification. Mais maintenant nous
entendons à chaque pas parler des meilleurs de la ville, et bientôt ce
n'est plus une dénomination vague, c'est le nom d'une classe. On a pris
parmi ces meilleurs des ambassadeurs; et Caffaro, qui est du nombre, se
donne cette qualité à lui-même, comme un titre convenu qui vient à son
rang dans l'État et que la modestie ne peut empêcher de prendre. D'année
en année, on voit les magistrats, travaillant tous dans le même sens,
s'attacher à circonscrire le choix de leurs successeurs dans cette classe
de notables qui tend à devenir une caste privilégiée. Enfin, ceux de 1157
ayant réussi, comme Caffaro s'en vante expressément, à diriger l'élection
du consulat, et à le faire tomber aux mains des meilleurs, un seul mot
des annales nous fait voir qu'alors un changement fut opéré. Les consuls
firent jurer une compagnie nouvelle. On se souvient que la constitution
de la commune de Gênes avait été une sorte de société dont les armements
pour les croisades furent le principal intérêt. Nous ne savons si ce
pacte social était écrit, ou simplement consacré par la tradition. Mais
le voici renouvelé, la charte municipale est refaite sous l'influence des
meilleurs, qui ont tiré à eux le consulat; cette charte est jurée. C'est
là une circonstance remarquable, et, puisqu'elle coïncide avec le temps
où le gouvernement a repris une nouvelle vigueur, où il s'est resserré,
où les maisons en crédit s'attribuent des distinctions ostensibles, nous
pouvons conclure que ce nouveau pacte, s'il ne consacra pas l'usurpation,
renferma plus ou moins implicitement le germe du pouvoir et du privilège
aristocratique. Telle fut la solennité de la compagnie nouvelle, que
Caffaro se glorifie d'avoir prononcé en un même jour trois harangues,
pour les consuls sortant de charge, pour ceux qui entraient en fonction,
et pour le peuple génois, en invoquant sur la cité les premiers dons du
ciel, la paix et la concorde.

Dès ce moment, la dénomination de noble commence à paraître et à
remplacer celle sous laquelle elle avait été cachée. Dix ans après, un
annaliste, successeur de Caffaro, consacre expressément son oeuvre à un
double but, l'utilité de la république et l'émulation parmi les nobles7.


LIVRE DEUXIÈME.
FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. -
COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES.
1157 - 1190.

CHAPITRE PREMIER.
Frédéric Barberousse.

L'an 1154, l'empereur Frédéric Barberousse était descendu en Lombardie:
à son approche l'Italie entière fut en confusion. C'est l'année même où
Gênes ne trouvait plus de consuls qui osassent la gouverner. Mais on a vu
qu'il se rencontra des magistrats fermes en même temps qu'ambitieux, qui
se firent de leur résistance affectée un titre à de plus amples pouvoirs.
Cette autorité qui fonda l'aristocratie était tombée dans des mains
habiles, si nous en jugeons par la conduite tenue dans les rapports avec
Frédéric, et par l'impulsion donnée aux citoyens.

Depuis longtemps les empereurs et les papes s'étaient fait la guerre, et
leur discorde avait bouleversé l'Italie. Les premiers se croyaient
toujours successeurs des Césars et surtout rois de Rome. L'évêque de
cette métropole de l'Occident n'était pour eux qu'un sujet qui ne pouvait
être ni élu ni installé sans leur congé. A son tour, le successeur de
saint Pierre se croyait supérieur au souverain temporel; et le titre
d'empereur ne se prenant qu'après le couronnement dans Rome, les papes en
possession d'en accomplir la cérémonie regardaient le monarque qui venait
se prosterner à leurs pieds comme un candidat qui n'allait tenir la
couronne que de leur acquiescement à son élévation. La querelle longue et
sanglante des investitures avait été enfin étouffée après des malheurs
et des affronts réciproques. A son issue, les papes se trouvaient en
jouissance d'une souveraineté territoriale considérable; mais ils
n'étaient pas les maîtres de Rome où était leur siège épiscopal, et ils
s'en indignaient. Là, les empereurs, quoique absents, faisaient sentir le
poids de leurs prétentions souveraines toujours vivantes. Sous leur
influence les grandes familles romaines réprimaient l'ambition des
pontifes, et le peuple lui-même y opposait des souvenirs de république de
temps en temps réveillés. Ces agitations et l'impuissance où les
empereurs allemands avaient été de rendre effective, par une
administration suivie, leur souveraineté sur les Italiens, avaient
habitué chaque ville à un régime municipal tout à fait libre. On ne
proclamait pas une indépendance absolue de tout devoir envers le chef de
l'empire, mais l'obéissance, rarement réclamée, avait cessé d'être
connue.

Cependant la venue d'un nouvel empereur, se rendant à Rome pour son
couronnement, était une époque de crise. Suivant l'usage, ses envoyés, le
précédant, se répandaient dans toutes les cités pour rappeler aux peuples
leurs devoirs, surtout pour exiger des tributs que d'Allemagne en eût
vainement réclamés, et dont l'approche du prince et de ses forces rendait
seule la levée possible. L'empereur convoquait tous ses vassaux pour
grossir son cortège, et pour venir renouveler les serments d'obéissance
et de fidélité. Il les appelait aussi pour leur rendre la justice dans sa
cour.

Frédéric Barberousse était jeune, vaillant, avide de gloire et de biens;
il venait en force, et il amenait avec lui des docteurs disposés à
l'assurer qu'il était le maître absolu de toutes choses dans l'empire.
Son langage était conforme à ces maximes: souvent ses actions y
répondaient. Les Italiens le regardaient d'avance comme le chef
impitoyable d'une horde de nouveaux barbares.

Il trouvait pourtant des partisans. Ces villes si multipliées dans la
haute Italie, en se gouvernant en républiques indépendantes, étaient
ennemies l'une de l'autre. Elles se faisaient la guerre; les plus fortes
opprimaient les faibles, et les opprimés ne manquèrent pas de recourir à
l'empereur, dont la politique s'en fit autant d'appuis.

Gênes, protégée par son éloignement, n'avait pris aucune part aux
rivalités lombardes, ni aux querelles de l'investiture. Ses pieux
habitants penchaient évidemment pour les papes, mais ils avaient évité
d'offenser les empereurs.

Leurs premiers rapports avec Frédéric n'eurent rien que de bienveillant.
Comme les autres, ils députèrent vers lui. Caffaro et un archidiacre lui
furent envoyés avec des présents. Les dépouilles des Sarrasins d'Espagne,
les riches tissus de soie d'Almérie, les lions, les autruches et les
perroquets d'Afrique firent l'admiration de la cour impériale. L'empereur
reçut les députés avec bonté. Loin de leur faire aucune injonction, il
évita d'entrer en discussion sur ses droits, il leur témoigna son estime
pour leur ville; enfin, dit l'ambassadeur historien, il leur confia ses
projets les plus secrets.

La suite nous fait connaître et la nature de ces projets et les motifs de
tant de ménagements. Frédéric convoitait les Deux-Siciles. Il n'avait
point de flotte; il fallait s'aider des Génois ou des Pisans, et de tous
deux s'il était possible. Les ouvertures qu'il fit aux envoyés de Gênes
sont ces secrets mystérieusement rapportés aux consuls, et que ces
magistrats transmirent à leurs successeurs en les dérobant au peuple. Le
véritable usage qui en fut fait à Gênes paraît avoir été de les dévoiler
au roi normand de Sicile, pour tirer parti de ses craintes afin d'obtenir
de lui le traité avantageux dont nous avons déjà parlé. La négociation en
fut probablement ouverte dès lors; elle fut terminée quand, peu après,
Gênes, se voyant plus menacée par Frédéric, s'engagea plus avant dans la
cause des papes.

(1155) Milan fut la première ville qui brava la colère de Frédéric.
Ensuite Tortone, qui avait embrassé la cause des Milanais, fut la victime
de cette alliance. L'empereur l'assiégea, et, après de longs combats, il
s'en rendit maître, la ruina de fond en comble et en chassa les
habitants. Dans cette expédition il avait appelé tous ceux qui lui
devaient obéissance. Les Génois ne se pressèrent pas de marcher, malgré
les menaces portées contre les réfractaires. Des voisins, qui avaient
fait leur soumission, et qui devenaient jaloux de les voir s'en
dispenser, les pressaient avec une amitié affectée de ne pas exciter la
colère de l'empereur qui avait déjà manifesté son déplaisir. Mais les
moyens dilatoires n'étaient pas encore épuisés, et ceux-là ont été de
tout temps agréables, souvent utiles, à un peuple accoutumé à marchander
en toute chose. Ses consuls furent mandés: l'un d'eux, accompagné
d'autres envoyés, se rendit aux ordres de Frédéric; mais cette entrevue
fut encore pacifique. La discussion des droits et des devoirs s'ajourna
d'elle-même: en renvoyant les députés, il les assura de l'intention où
il était d'honorer Gênes au-dessus de toutes les villes d'Italie. Tout le
pays se divisait en deux alliances, pour ou contre lui; ou voit qu'il
voulait attirer les Génois dans la sienne. D'ailleurs le temps lui eût
manqué pour les réduire par la voie de la rigueur. Il n'ignorait pas que
les consuls avaient fait des préparatifs de défense. On commençait à
élever des murailles. Tous les hommes de la ville et de son district, en
état de servir, étaient requis, en vertu de leur serment de citoyens, de
se tenir prêts à s'armer. On avait déjà envoyé quelques forces dans les
châteaux placés entre Gênes et Tortone.

Frédéric, reçu par le pape, fut couronné à Rome avec cette circonstance
singulière, que les Romains ne voulurent pas lui ouvrir leurs portes. Il
fallut en occuper une par surprise dans un quartier éloigné, barricader
les issues qui communiquaient avec le reste de la ville, brusquer la
cérémonie d'un couronnement furtif, et se hâter de regagner la campagne,
tandis que le peuple furieux forçait les barrières: étrange solennité
par laquelle était conféré le titre fastueux d'empereur des Romains.
Poursuivi en se retirant, Frédéric s'éloigna; les combats, les maladies,
la lassitude et la désertion des vassaux qui l'avaient accompagné,
l'obligèrent à prendre le chemin du retour; il le marqua par des
ravages. Mais, parvenu devant Ancône, il cessa d'avoir une armée. Ce ne
fut pas sans danger qu'avec une simple escorte il put sortir de l'Italie
et regagner l'Allemagne.

(1156) Ce départ, après un an de séjour et de domination violente, était
un événement considérable pour tout le monde. Les faibles respirèrent,
les opprimés levèrent la tête; les Milanais rebâtirent Tortone et
attaquèrent ceux de leurs voisins qui s'étaient donnés à Frédéric. Ce fut
le premier signal du nouveau caractère que prirent les rivalités
italiennes, et l'époque de la séparation de ce pays en deux partis
permanents et irréconciliables, les fauteurs et les adversaires de
l'autorité impériale, animosité qui, après avoir opposé ville à ville,
porta bientôt la division de famille à famille dans une même cité.

Les Génois n'étaient entrés dans aucune alliance, ni contre l'empereur ni
pour lui. Ils se tenaient encore séparés de la politique lombarde: leur
indépendance était leur unique pensée; et s'ils s'étaient vus assurés de
la sauver, ils auraient accordé peu d'intérêt à la cause de la liberté du
reste de l'Italie. Echappant d'abord à la nécessité d'aider Frédéric dans
ses projets contre la Sicile et la Pouille, ils gagnaient à l'événement
de ne pas se commettre avec Guillaume, roi de ces pays. Le commerce
considérable qu'ils y exerçaient avait été récemment assuré par le traité
qu'ils venaient d'obtenir de lui. Mais aussi Frédéric, n'ayant plus
besoin d'eux, allait avoir ce motif de moins pour les ménager, et cet
empereur redoutable menaçait de repasser les Alpes. La république ne
regarda la paix où elle se voyait que comme une trêve dont elle devait
profiter pour se mettre en état de défense. (1158) En effet, l'empereur
revint dans cette Italie qu'il avait appris à regarder comme un digne
objet de son ambition. Sa querelle avec Milan recommença aussitôt. Après
des succès divers et de grands efforts des deux côtés, les Milanais
affaiblis furent obligés de se rendre. Enflé de ses succès qui
intimidaient toutes les cités, Frédéric alla tenir son parlement solennel
à Roncaglia. Tous ses vassaux et dépendants y comparurent: il y dicta
ses lois: les jurisconsultes impériaux les rédigèrent dans le plus
impudent système de despotisme absolu, et l'assemblée y donna un
consentement servile. Là, il fut décidé qu'en présence de l'empereur
cesse toute dignité, toute magistrature; que tout pouvoir indépendant,
toute liberté publique sont nécessairement des usurpations sur l'autorité
du souverain; qu'à lui seul appartenaient les duchés, les comtés, les
magistratures; à lui seul le droit d'imposer des tributs, tous les droits
des monnaies, des ports, des douanes, des péages, des moutures; tout
profit dérivant des rivières; enfin, non-seulement le cens sur le revenu
des terres des particuliers, mais encore sur leurs têtes. Dans les
campagnes, excepté les boeufs du labourage et la semence des terres, il
n'est rien que les armées de l'empereur ne puissent prendre à leur
bienséance, à concurrence de leurs besoins. C'est la ce que les évêques,
les grands, les députés des villes s'empressèrent de reconnaître d'une
seule voix, en résignant leurs titres et leurs privilèges. Mais le droit
une fois constaté, et tous ces biens recensés sur les registres du fisc,
l'empereur fut si généreux qu'à tous ceux qui eurent des titres bien
réguliers, il daigna rendre leurs propriétés; celles qui ne furent pas
remises gratuitement assurèrent à l'épargne impériale un gros revenu
annuel, dont le latin classique des chroniques fait une somme de plus de
trente mille talents.

L'empereur se réserva de nommer, à l'avenir, les consuls et les podestats
des villes, toutefois avec l'assentiment des citoyens. Il défendit les
guerres privées entre les cités, et dans leur intérieur entre les
habitants. Citant tout le monde à sa cour, il rendit ou fit rendre la
justice aux particuliers. C'est à cette occasion qu'il donna un exemple
qui servit bientôt, et pour longtemps, de règle générale; le juge assigné
à une ville fut nécessairement pris dans une ville différente. Surtout
Frédéric se fit justice à lui-même; il infligea arbitrairement des
peines et des amendes aux réfractaires, à la contumace et à la
négligence.

Les Génois se virent appelés à ce tribunal menaçant, et le temps se
trouva venu de défendre ou de perdre cette liberté si chère au peuple. On
leur reprochait de n'avoir fourni aucun contingent aux forces impériales
pendant le siège de Milan. On les accusait, ainsi que les Pisans, d'avoir
contrarié par leurs intrigues le succès des envoyés de l'empereur dans la
Sardaigne et dans la Corse, que Frédéric regardait comme des dépendances
de l'empire. Gênes et Pise, qui s'en disputaient la domination, n'avaient
eu garde de contribuer à y faire régner un autre maître. Les Génois
continuèrent à plaider leur cause de loin, sans comparaître à Roncaglia.
On les pressait d'envoyer des otages et des tributs, ils n'envoyèrent que
des représentations. Ils rappelaient les services rendus à l'empire
pendant plusieurs siècles; la garde des côtes depuis Rome jusqu'à
Barcelone leur avait été confiée; ils en avaient repoussé les barbares,
et ils en écartaient encore les Sarrasins. A eux était due la sûreté de
l'Italie, et cette garde leur coûtait plus de dix mille marcs: n'était-ce
pas un tribut suffisant? Et quelle autre contribution pourraient-ils
devoir? Ils n'ont de l'empire qu'un territoire sans produit, incapable de
les nourrir. Leurs subsistances, leurs ressources ne sont que dans ce
commerce qu'ils font au loin et que les étrangers soumettent à d'énormes
impôts; et n'est-ce pas une loi des empereurs romains que, si eux seuls
lèvent des tributs dans leur empire, ils n'ont rien à prétendre sur ce
qui contribue ailleurs? Gênes doit hommage et fidélité à l'empire, et
rien de plus.

On voit que dès ces temps-là les Génois ne manquaient ni d'adresse, ni
même d'arguties. Ces raisons, que les consuls tâchaient de faire valoir,
le peuple les répétait avec un patriotique enthousiasme. Frédéric
entreprit de vaincre la résistance d'une cité indocile. Elle lui semblait
incapable de tenir contre la moindre attaque. De riches quartiers qui
s'étaient établis en dehors de ses anciens murs, et que rien ne couvrait,
en faisaient une place sans défense. Il crut n'avoir qu'à s'en approcher
avec ses forces. Ce mouvement eut l'effet le plus contraire à son
attente. Un soulèvement universel éclata contre ses menaces; tout se mit
sérieusement en défense. Une enceinte projetée autour des nouveaux
quartiers avait été déjà tracée; tout à coup le mur s'élève et la
population entière accourt à l'ouvrage. Le jour, la nuit, hommes et
femmes traînent les pierres et le sable. On fit, en une semaine, dit
l'annaliste, ce qu'une autre ville n'eût pas fait en un an. Là où le
temps manque pour exhausser le rempart, on construit des palissades et
des redoutes avec les bois et les mâtures des navires. En quelques jours
la ville a des défenses à l'abri d'un coup de main. Les consuls, qui
savent par où pourrait faiblir la résistance du peuple s'il se voyait aux
prises avec des troupes exercées, soldent des archers et des
arbalétriers, les placent au dedans, au dehors, et sur tous les points de
la montagne.

A cette démonstration courageuse, l'empereur s'arrête et se modère enfin.
Parvenu au château du Bosco, il ne passe pas au delà, il demande une
ambassade des Génois, promettant de leur prêter une oreille indulgente.
L'un des consuls et quelques sages, au nombre desquels est encore le
vieux Caffaro, se présentent sur cet appel et sont favorablement reçus.
La crise se termine par un accord, ou, si l'on veut, par une trêve, car
un terme jusqu'à la fête de saint Jean y est exprimé. La construction
tumultuaire des murs de Gênes doit cesser. Un serment de fidélité sera
prêté par quarante notables entre les mains des délégués impériaux, qui
viendront le recevoir dans le palais de la république: mais les devoirs
de cette fidélité ne comprendront ni l'obligation d'aucun service
militaire, ni le payement d'aucune contribution. Les Génois s'engagent
seulement à payer les anciens droits régaliens, sur la fixation desquels
ils s'en remettent à la propre conscience de l'empereur. Les droits
nouveaux que la diète avait reconnus, il en laisse la jouissance à la
république. L'empereur leur promet de ne point admettre de réclamation au
sujet de leurs possessions justement ou injustement tenues. Il ne se
réserve contre eux que de faire justice s'ils dépouillaient les
voyageurs. En terminant cet accord, les Génois payèrent au fisc impérial
mille marcs à titre de don gratuit, disent-ils, à titre d'amende selon
leurs ennemis. Un présent si médiocre fait conjecturer qu'au milieu de
ses magnificences l'empereur n'était pas riche en argent comptant. Pour
Gênes ce sacrifice était peu considérable, s'il est vrai que dans le même
temps la seule nourriture des hommes armés qu'on employait à la défense
coûtait à la république cent marcs d'argent tous les jours.

L'historien de Frédéric attribue à une inspiration céleste cette terreur
salutaire qui disposa le coeur des Génois à la soumission et qui permit
une paix également désirable pour les deux parties, qui surtout arrêta le
mauvais exemple donné à l'insubordination des autres villes. Car la
difficulté des abords à travers ces montagnes, la force de la position,
et la grandeur des préparatifs de défense rendaient, dit-il, l'entreprise
de forcer Gênes aussi périlleuse que pénible, quoique la magnanimité de
César ne calculât pas ces obstacles et s'assurât de les vaincre. On peut
estimer sur ces réflexions l'importance de la république dans l'opinion,
la crainte même qu'elle inspirait au plus puissant souverain du temps.

Quelques tribulations nouvelles n'en suivirent pas moins cette paix. Les
délégués impériaux allèrent exiger le serment à Savone, et dans tout le
Comté: c'est ainsi qu'on nommait le pays jusqu'au Var. Les Génois le
réputaient compris dans ces possessions justes ou injustes que Frédéric
avait naguère confirmées. Ils regardaient comme leurs vassaux les
châtelains établis sur ce territoire. Nous avons vu le seigneur de
Vintimille prendre l'investiture à Gênes: sa ville même était liée aux
Génois par un engagement plus ancien. Quand ils l'avaient conquise, ils y
avaient élevé un château, et dans le serment de fidélité prêté par tous
les habitants de la ville au-dessus de quatorze ans, avait été stipulée
la promesse de maintenir cette citadelle sans l'attaquer et sans en
souffrir aucune attaque, ou du moins en présence et avec la connivence
des délégués de Frédéric. Les Génois, touchés de cet affront, en
portèrent plainte. Ce château, disaient-ils, ils l'avaient élevé sur
l'invitation de l'empereur Conrad, quand, recevant de toute part des
réclamations contre Vintimille, il avait ordonné aux Génois de purger ce
repaire de pirates et de brigands.

Aucune satisfaction ne fut donnée. La république n'ignorait pas que si
Frédéric s'était contenté de quelques soumissions sous l'apparence
desquelles il avait laissé indécis la question de l'indépendance, il
était loin d'être favorablement disposé. Il poursuivait le cours de ses
prétentions despotiques et de ses vengeances sur les cités qui ne
portaient pas son joug. Il brûlait Crème: sur l'autorité de ses décrets
de Roncaglia (1159), il regardait comme annulée les concessions qu'il
avait faites aux Milanais, et rallumait la guerre contre Milan; il
rompait avec le pape Adrien; à la mort de ce pontife, il suscitait le
schisme en opposant un compétiteur à Alexandre III. Ce pape, dès les
premiers jours de la querelle, avait intéressé à sa cause, par les
lettres les plus suppliantes, les Génois enfants si dévots de l'Eglise.
Tout enfin les avertissait de ne pas compter sur l'amitié de Frédéric.

C'est alors qu'ils reprirent le travail de leurs fortifications1 et
qu'ils le poursuivirent sans relâche avec une unanimité et une constance
toute patriotique. Nous ne craindrons pas de nous arrêter sur ce détail;
il est honorable pour un peuple amant de sa liberté, et il porte avec lui
la mesure des progrès et des ressources d'une ville intéressante.

En soixante ans de prospérité les habitations, franchissant l'ancienne
enceinte, s'étaient étendues au nord et au couchant sur les collines et
le long du rivage de la mer2.

La nouvelle muraille embrassa ces augmentations. On y mit un tel zèle,
que, suivant les annales, en cinquante-trois jours on en construisit près
des quatre cinquièmes. Toute la population se fit honneur d'y travailler
avec le même zèle qu'au temps des menaces instantes de Frédéric. Les
villages voisins y concoururent. Les maçons de profession et les
indigents étaient seuls payés. Les habitants des divers quartiers de la
ville se relevaient chaque jour, et les sections d'un même quartier se
partageaient le travail. Le consulat qui éleva les tours y dépensa trois
cents livres d'argent et paya neuf cents livres pour les dettes que ses
prédécesseurs avaient contractées, outre cent livres pour retirer le
château de Voltaggio des mains des capitalistes de qui l'on avait
emprunté sur ce gage. J'aime à noter ces résultats du budget d'une
république du douzième siècle. L'année suivante on construisit les
murailles de Porto-Venere, de Voltaggio et de plusieurs autres positions
au nord et à l'est. Ainsi se suivait le système de mettre les approches
de Gênes et le territoire en état respectable de défense.

(1162) La guerre rallumée par l'empereur contre les Milanais, et le siège
de leur ville, durèrent trois ans. Enfin ils se rendirent. Frédéric
battit leurs murailles et jusqu'à leurs habitations. Il voulut que la
cité rebelle perdit son existence et son nom (1162): vengeances
farouches d'un despote, que nous avons vues imitées par un gouvernement
de terreur, soi-disant républicain. Les populations ennemies du voisinage
furent chargées de l'exécution de cet odieux décret.

Les Génois avaient suivi leur système; ils s'étaient tenus à l'écart, se
gardant d'attirer le courroux de l'empereur, mais se dispensant de lui
envoyer des soldats. Quoiqu'un long siège, si voisin de leurs frontières,
ne pût manquer de les préoccuper, leurs annales gardent un silence
prudent sur cette grande lutte et ne le rompent qu'au dénoûment.
L'illustre historien des républiques italiennes fait justement remarquer
comme une preuve de la terreur que l'événement inspirait, qu'alors le
style et les expressions changent. Barberousse est le magnanime,
l'invincible César, qui fait courber toutes les têtes sous le joug de son
glorieux triomphe. On peut ajouter que l'adulation ne manque ni pour les
courtisans ni pour les ministres de ce maître redoutable. Ceux avec qui
les Génois sont forcés de traiter sont doués des qualités les plus
hautes. L'archevêque de Cologne, archichancelier du royaume d'Italie,
laisse partout après lui la trace de la renommée d'un autre Cicéron. Il
n'est pas jusqu'au chapelain de cet archevêque, délégué subalterne, qui,
dans le langage barbare de l'écrivain, ne soit orné de toute virtuosité.
Mais au milieu de ces éloges paraissent contre ces vertueux personnages
les reproches de corruption et de partialité vénale. Malgré les
protestations les plus soumises, Gênes haïssait et craignait l'empereur:
on y reconnaissait le pape qu'il rejetait (1161), Alexandre, persécuté à
Rome, trouvait chez les Génois la réception la plus solennelle et
l'hospitalité la plus filiale. On prodigua avec joie et avec amour, pour
lui des subsides magnifiques, pour ses cardinaux et ses prélats des
secours considérables. Pour faire éclater sa gratitude, le pape prodigua
les bienfaits spirituels à l'église de Gênes; on peut être certain que
ce n'était pas à des sujets sincèrement dévoués à Barberousse que le pape
accordait ses largesses apostoliques.

(1162) Le conquérant jouit à Pavie de son triomphe sur les Milanais, et
parmi ceux qui vinrent humblement le féliciter d'un événement qui leur
était fâcheux, étaient les envoyés de Gênes. Il les mandait, et, cette
fois, ils se gardèrent de se faire attendre. Cette ambassade fut confiée
aux hommes les plus accrédités de la république. Deux des consuls la
présidaient; et, sur neuf personnages, on y voit un Spinola, un
Grimaldi, un Doria, un Vento, un Volta. Cette députation fut reçue avec
assez de faveur. Frédéric se voyant maître absolu en Lombardie, reprenait
le dessein de conquérir le royaume de Sicile. Il demanda aux Génois de le
servir: ceux-ci protestèrent qu'ils étaient toujours prêts à
l'obéissance; mais ils représentaient avec humilité, que, contribuant
plus qu'aucune autre ville d'Italie, par leur soin, à la défense des
côtes de l'empire, il serait juste de leur assigner une indemnité pour un
service extraordinaire. Cette insinuation ne déplut pas. Frédéric renvoya
les députés en les chargeant de lettres adressées en son nom aux consuls
et à tout le peuple. Il y exprimait ses dispositions favorables pour
Gênes. Il voulait qu'une réponse positive sur ses demandes lui fût
apportée dans huit jours, pour tout délai, par de nouveaux envoyés. Cette
seconde députation fut renforcée du chancelier de la commune,
jurisconsulte expert que l'on supposait propre à discuter le droit avec
les commissaires impériaux. Après une négociation assez longue, le traité
fut conclu. Les Génois s'obligèrent à mettre aux ordres de l'empereur,
dans le délai d'un an, une flotte qui agirait contre la Sicile. Au moyen
de cet engagement il les dispensait de le suivre à la guerre contre tout
autre ennemi que les Siciliens ou les Provençaux. Pour indemnité de leur
armement, il leur donnait d'avance sur les conquêtes qu'ils aideraient à
faire, la ville de Syracuse et deux cent cinquante fiefs de chevaliers
dans le Val di nota: il leur concédait des privilèges de commerce, même
exclusifs au préjudice des Vénitiens alors réfractaires. Il ne devait
faire avec le roi de Sicile aucun traité sans leur concours. Toutes les
possessions de Gênes étaient confirmées. A la guerre, c'est sous la
bannière de leur commune que devaient marcher toutes les milices de
Porto-Venere à Vintimille, sans préjudice toutefois de la juridiction des
comtes et des marquis, et de la fidélité des feudataires impériaux. Enfin
Barberousse laissait à Gênes le libre choix de ses consuls. Une bulle
d'or, remise aux ambassadeurs, convertit ce traité en concession
solennelle.


CHAPITRE II.
Guerre pisane. - Barisone.

(1162) Au moment où la république se voyait délivrée de ce que sa
situation avait de menaçant, un incident malheureux la fit rentrer en
guerre avec Pise. L'état de paix entre les deux républiques était fondé
sur une convention qui excluait toute hostilité non-seulement sur leur
territoire, mais sur la mer et en tout lieu, excepté en Sardaigne. Là
même, le négoce, les relations et les propriétés respectives étaient
exploités sans user du droit d'y vivre en ennemis. Mais quand les
bienfaits du commerce, au lieu d'être accessibles à tous, sont une sorte
de secret et de monopole, il est impossible que la jalousie ne règne pas
entre les commerçants qui y prennent part. Les nations qui vivaient en
paix sont ainsi entraînées à des guerres funestes par leurs colonies, ou
par leurs facteurs dans les pays étrangers.

Gênes et Pise avaient des établissements rivaux à Constantinople. Une
rixe y devint une guerre nationale. Les Pisans s'y trouvant fortuitement
en plus grand nombre, assaillirent leurs ennemis. Trois cents Génois,
dît-on, se défendirent un jour entier contre mille adversaires. A la nuit
ceux-ci proposèrent de cesser le combat; mais les Génois, endormis par
cet accord, furent surpris au point du jour suivant. Ils ne purent
résister davantage; ils se sauvèrent sur leurs bâtiments, abandonnant
leurs magasins et leurs effets dont les Pisans firent leur proie.
Quelques victimes périrent dans le combat, et parmi elles, le fils
d'Othon Rossi, personnage considérable à Gênes. La ville apprit ces
tristes nouvelles par l'arrivée des vaisseaux qui rapportaient les
fugitifs. Aussitôt on se soulève. Douze galères de particuliers sont à
l'instant armées et vont mettre à la voile pour courir à la vengeance sur
les Pisans, sans vouloir même attendre que le consulat en donne l'ordre;
mais les magistrats arrêtèrent ce transport. Les usages de la guerre et
du droit des gens devaient être accomplis. Un messager, solennellement
expédié à Pise, y porta des lettres de défiance. La teneur de cet acte
diplomatique nous a été conservée: je la rapporterai.

«Vous nous provoquez dès longtemps; vous avez troublé notre paix sur
tous les rivages du monde. Nous n'avons eu de sécurité nulle part où vous
vous êtes sentis en force, et c'est trop peu pour vous si vous n'y
ajoutez d'horribles massacres, l'assassinat non d'obscures victimes, mais
de nos nobles, un pillage odieux, et encore ces imprécations furibondes
par lesquelles vous nous insultez en ennemis perfides. Nous ne
supporterons pas plus longtemps l'usurpation de cette Sardaigne que Gênes
seule a délivrée du joug des Sarrasins, ni l'enlèvement de nos titres que
vous retenez par une violence inouïe. Nous abrogeons les traités d'une
paix si mal observée. Libres des liens d'une trêve rompue, nous vous
portons, dans notre bon droit, un défi solennel.»

On voit ici dans un acte politique la qualification de noble attribuée
aux victimes comme une circonstance qui aggrave le meurtre. On y voit
aussi réveillée la querelle sur la Sardaigne. On ignore si le reproche
des titres enlevés et injustement retenus se rapporte à autre chose qu'à
la spoliation des magasins de Constantinople.

Le messager revenu sans réponse, les galères sortirent, et les hostilités
prirent cours. On entra d'abord dans l'Arno, pour insulter le port de
Pise. D'autres galères allèrent chercher les ennemis dans les eaux de la
Sardaigne et de la Corse. Othon Rossi, le père du jeune homme tué à
Constantinople, était de cette expédition; il vengea cruellement son
fils sur les prisonniers qui tombèrent entre ses mains.

Dans une rencontre, douze galères génoises se trouvèrent en présence de
trente-six galères de Pise. La difficulté n'était pas d'échapper au
péril, mais il en coûtait de reculer devant des rivaux. Les Génois
s'avisèrent de proposer à leurs adversaires de combattre douze contre
douze, et s'irritèrent d'être moqués par un ennemi peu disposé à se
départir de son avantage. Il fallut donc se retirer avant de se voir
enveloppés. Sur ce récit, les consuls assemblent les citoyens en
parlement public; ils proposent l'armement général, et le peuple entier
répond: Fiat. Cependant, sur le bruit de ce renouvellement des voies de
fait, l'archichancelier accourt pour les interdire. Il ordonne que huit
députés de chaque ville comparaissent promptement à Turin devant
l'empereur. On s'y rendit: les parties se préparaient à traiter leur
cause; mais Frédéric, toujours prêt à mander, ne l'était pas à entendre:
il imposa silence en déclarant qu'il était pressé de retourner en
Allemagne; il ordonna que les parties jurassent d'observer la trêve
jusqu'à son retour.

(1164) L'empereur revint en Italie quelque temps après, et le procès
qu'il devait juger se compliqua d'un incident assez curieux. On vint lui
demander, au nom de Barisone, juge d'Arborea, le titre de roi et
l'investiture de la Sardaigne entière, moyennant un prix raisonnable,
argent comptant. Les quatre provinces de cette île étaient tenues par
autant de gouverneurs qui, en conservant leur titre antique de juges, en
étaient devenus princes héréditaires. Les Pisans, qui les avaient
constitués dès le temps où avec les Génois ils avaient chassé les Mores,
affectaient chez eux de regarder ces juges comme leurs vassaux: en
Sardaigne, ils se contentaient de cultiver leur alliance. Les Génois la
briguaient afin de regagner par leur appui la prépondérance dans l'île où
il leur restait quelques possessions.

Barisone était loin d'être le plus puissant des quatre juges, et
l'événement prouva que ses forces ne répondaient pas à son ambition et à
son orgueil. Mais Frédéric, flatté d'être reconnu pour suzerain, et
charmé de tirer quelque argent d'une domination qu'il n'aurait pas été
capable de rendre plus lucrative, ne fit aucune difficulté d'accorder la
demande: le traité s'accomplit. Barisone s'engagea à payer à Frédéric
quatre mille marcs d'argent1. Des délégués impériaux le conduisirent
d'abord d'Arborea à Gênes où son entreprise était favorisée. L'empereur
l'appela à Pavie: il manda à sa suite les consuls génois, qui obéirent,
non sans quelque anxiété; mais la réception fut favorable. Le juge fut
roi. Frédéric lui mit sur la tête une couronne que les consuls avaient
apportée avec eux.

La cérémonie à peine achevée, le consul de Pise comparut et protesta
contre tout ce qui s'était fait. L'empereur avait donné ce qui ne lui
appartenait pas, ce qui appartenait aux Pisans: il avait fait roi un
ignoble paysan, vassal de Pise. Le consul de Gênes, élevant la voix,
repoussa ces assertions. Ce serait à Gênes et non à Pise de revendiquer
la Sardaigne par droit de conquête. César en donne la couronne, non à un
homme vulgaire, mais à un seigneur très-noble, riche de possessions
immenses, et qui a pour vassaux les nombreux Pisans établis dans l'île,
loin qu'il soit le vassal de leur république. Frédéric prononça que ce
qu'il avait fait était bien fait, qu'il avait usé de sa pleine puissance
et donné ce qui lui appartenait. Les Pisans se retirèrent irrités.

L'empereur demanda ensuite s'il lui restait à accomplir quelque promesse
qu'eussent faite ses ambassadeurs. Barisone témoigna sa satisfaction et
sa reconnaissance. Maintenant c'était donc à lui de remplir son
engagement. Les quatre mille marcs convenus lui furent demandés. Il avoua
avec embarras que ce n'était pas à Pavie qu'il avait compté les payer;
mais, à peine rendu dans son royaume, il les ferait tenir ponctuellement
à son auguste bienfaiteur. Le bouillant Barberousse s'enflammant à cette
réponse, s'écria: «Je pars, j'ai le pied à l'étrier, et ne puis
attendre. A me remettre ainsi, autant vaut me déclarer que tu ne me
payeras jamais. Quand et comment, de l'on île, tes deniers pourraient-ils
me parvenir au fond de l'Allemagne? Apprends que ce n'est pas ainsi qu'un
roi tient sa parole. Que sont d'ailleurs quatre mille marcs au prix d'une
couronne acquise et de ses profits? Tu dois avoir reçu au delà de cette
somme de ceux à qui tu as destiné les nouvelles dignités de ta cour. Ni
paroles ni délais, il faut payer sa dette.»

Barisone désolé n'obtint que le temps de recourir à ses amis. Il n'avait
de ressource que dans l'assistance de Gênes, il l'employa; la somme
était forte, le recouvrement peu certain, à en juger par l'impuissance
dans laquelle le roi se trouvait dès les premiers pas, et déjà ses
préparatifs et les équipages assortis à son nouveau rang avaient
constitué la république en avances qu'elle répugnait à grossir. Mais si
la royauté de Barisone était caduque, Gênes perdait avec ses premiers
frais tout le fruit de sa politique. On avait connivé à la vanité de ce
petit prince dans la vue de se faire de lui une puissante créature en
Sardaigne; la dérision et le mépris allaient tomber du protégé sur les
protecteurs. L'intérêt et l'amour-propre étaient blessés; l'amour-propre
national dicta la réponse.

On retourna donc à Barberousse, et, marchandant d'abord, on essaya de
faire accorder de longs délais sous la caution des Génois. L'impatient
empereur jura que s'il n'était payé à l'instant, il enlèverait Barisone
et le conduirait en Allemagne. Les consuls génois furent forcés de
prendre des arrangements plus effectifs. L'empereur fut payé; Barisone,
libéré envers un créancier, resta entre les mains d'un autre, moins
violent que le premier, mais non moins attentif à ses sûretés. Le roi dut
promettre de fournir des garanties en arrivant à Gênes.

Mais là, il n'avait pas plus qu'à Pavie les moyens de s'acquitter. Toutes
ses ressources étaient en Sardaigne. Les consuls s'en convainquirent avec
d'autant plus de regret que pour le secourir il avait fallu mettre les
propriétés de la république en gage entre les mains des citoyens les plus
riches. On sentit douloureusement surtout la nécessité d'ajouter de
nouveaux deniers à ceux qu'on avait fournis. Barisone, en présence des
Pisans, ne pouvait passer dans son royaume sans forces et sans appareil.
Il demandait un nouveau prêt pour armer sept galères et trois grands
vaisseaux, pour solder des troupes, des archers. Pendant ces préparatifs
il vivait à Gênes avec un faste royal. Il montrait gratitude et
magnificence. Il souscrivait un acte authentique qui accordait aux Génois
les privilèges les plus étendus, les plus exclusifs, dans toute la
Sardaigne. Il prodiguait les investitures de ses terres aux citoyens les
plus distingués, et probablement à ceux qui lui prêtaient de l'argent,
car, en tout, il se trouva devoir jusqu'à vingt-quatre mille livres, tant
à la commune qu'aux particuliers. Ainsi un petit prince riche se vit tout
à coup devenu un roi pauvre et nécessiteux, destiné à vivre prisonnier
pour dettes, soit sur le territoire des étrangers, soit sur leurs
vaisseaux.

Picamilia, l'un des consuls, assisté de prudents et vigilants
personnages, monta sur la flotte préparée afin d'amener le nouveau roi
dans sa capitale d'Arborea avec l'honneur dû à sa couronne; mais les
instructions portèrent de ne pas souffrir son débarquement que le
payement de sa dette ne fût effectué et l'argent mis en sûreté à bord des
galères.

On arriva devant Arborea. Le roi assura que le payement allait être fait,
et il fit passer à terre ses ordres portés par des envoyés génois. Ils
revinrent annoncer qu'il ne leur avait pas même été permis de débarquer.
Les officiers du roi, sa femme même, avaient signifié qu'on ne payerait
rien avant que Barisone leur eût été librement rendu. Il offrit de faire
cesser ce malentendu sur-le-champ; il lui suffisait d'aller à terre.
Mais les Génois n'étaient pas disposés à le laisser sur sa bonne foi;
pendant cette négociation ils demandaient au roi de faire du moins
apporter des vivres sur les vaisseaux, puisque le retard qu'on mettait à
remplir ses engagements prolongeait le séjour à la mer. Le roi promettait
chaque jour; mais les approvisionnements n'arrivaient pas. La saison
devenait mauvaise. Picamilia craignit qu'on ne lui dérobât la personne
qui lui était confiée en gage, et, se défiant de Barisone, des Sardes,
des Pisans et d'une surprise, il remit à la voile pour Gênes, et y ramena
le royal débiteur. Là il fut consigné à quelques nobles qui en
répondirent. La république leur assigna une pension pour son entretien et
pour les frais de garde.

(1165) Les Génois et les Pisans étaient intéressés de trop près et trop
en contact dans cette affaire pour qu'entre eux la trêve pût subsister,
La cargaison d'un vaisseau naufragé retenue par les Pisans avait ému une
querelle, et donné occasion de tenir pour la débattre un congrès à Porto-
Venere. Les Pisans ne pouvaient se refuser à la restitution: mais ils
opposaient qu'il fallait d'abord régler d'autres comptes. Les Génois en
bons marchands, qui déjà ne manquaient pas de légistes exercés pour
consulteurs, soutenaient qu'il fallait avant tout solder le compte
liquide et la dette reconnue. Enfin le consul de Pise éleva la vraie
prétention. Gênes, disait-il, a commis la première violence et rompu la
trêve en retenant prisonnier Barisone vassal des Pisans. Le consul
génois, sans s'arrêter à discuter les qualités, répondit que s'il en
était ainsi, et s'ils voulaient que leur vassal fût libre, ils payassent
sa dette. Le Pisan sembla prêt à consentir à ce marché. Mais quand, dans
le cours des explications, il entendit porter la somme à vingt-huit mille
livres, il reprocha à l'avare créancier d'avoir fait recevoir pour
argent, des poivres et du coton à des prix doubles et triples de leur
valeur véritable, et déclara que sa ville n'était pas assez riche pour se
charger d'un tel fardeau. Il offrait seulement d'obliger les sujets de
Barisone à reconnaître la dette et à jurer de l'acquitter. Puis il
offrait six mille marcs; les Sardes auraient fait le reste. Un incident
vint troubler cette singulière négociation marchande.

Un Pisan, exilé de son pays et réfugié à Gênes, s'y était fait corsaire.
Sa galère parut tout à coup à Porto-Venere. Le consul génois craignit
qu'on ne lui imputât les violences que l'armateur irait commettre au
milieu des conférences d'une paix. Il l'astreignit à jurer de s'abstenir
de toute voie de fait jusqu'à nouvel ordre, et lui-même il cautionna
cette promesse au consul de Pise. Mais celui-ci ne se crut tenu d'aucun
ménagement pour châtier un transfuge rebelle. Il fit venir secrètement
une galère de sa république, et le corsaire se vit attaqué. Le consul
génois accourut dans un canot et fut témoin d'un furieux combat (1166):
la galère pisane était abordée par le corsaire. Le consul de Pise qui s'y
était rendu se jeta à la mer pour sauver sa vie à la nage. Recueilli par
le consul de Gênes, il supplia celui-ci de monter sur le bord, pour
arrêter le carnage. Le Génois le crut, et une blessure presque mortelle
fut le prix de son dévouement. Cependant, après avoir reproché au
magistrat pisan son imprudence et sa perfidie, il le renvoya libre et les
autres prisonniers avec lui. Il se contenta d'emmener à Gênes la galère
prise.

Peu après les Pisans tentèrent une autre voie. Ils dépêchèrent
secrètement des négociateurs en Allemagne, et traitèrent avec
l'archevêque de Mayence. Quand Frédéric revint en Italie, ils parurent
devant sa cour. Là ils représentaient qu'ils avaient payé au fisc
impérial, entre les mains de l'archevêque, treize mille livres, et qu'à
ce prix celui-ci leur ayant donné de sa part l'investiture de la
Sardaigne, leur avait fait serment qu'il serait ordonné aux Génois de
s'abstenir de tout rapport avec cette île. Le Mayençais attesta que telle
était la vérité et qu'il avait ainsi juré par ordre de l'empereur.
Frédéric reconnut le fait, et, s'adressant aux consuls génois, il leur
intima d'abandonner la Sardaigne aux Pisans. Les consuls de Gênes
présents étaient Hubert Spinola et Simon Doria, hommes de coeur et
habiles. Sans s'intimider, ils répondirent à l'archevêque qu'il avait mal
et injustement conseillé l'empereur; à l'empereur qu'il était trop juste
pour avoir voulu donner ce qui ne lui appartenait pas; qu'il oubliait
sans doute que l'investiture royale avait été solennellement conférée à
Barisone; que Gênes avait d'ailleurs des droits supérieurs et
incontestables, qu'elle ne saurait en être dépouillée sans jugement, et
que si avant qu'il en eût été régulièrement décidé, les parties
entendues, les Pisans se prévalaient d'une concession de pure faveur,
aucun respect n'empêcherait de les chasser comme usurpateurs du bien
d'autrui.

L'empereur, indifférent au fond de la querelle, pourvu qu'il n'eût à
rendre ni les treize mille livres ni les quatre mille marcs, convint
qu'il avait couronné Barisone, qu'il l'avait fait sans préjudice du droit
des Génois, le nouveau roi ayant consenti à cette réserve. En voulant
gratifier Pise, il n'avait pas entendu dépouiller les Génois de ce qui
serait à eux, et la chose devait être examinée. Alors les parties
essayèrent de produire ce qu'elles regardaient comme leurs titres; mais,
à ce qu'avançait une partie, l'autre opposait d'abord des dénégations,
enfin des démentis: un défi en fut la suite. Frédéric fit apporter
l'Evangile et ordonna que deux Pisans et deux Génois jurassent de vider
la querelle en un combat singulier, tel qu'il se réservait de l'ordonner.
Comme il s'agissait d'en marquer le terme. «Les Pisans et nous, dit
Spinola, nous devons marcher ensemble à l'expédition que l'empereur
projette; son service ne doit pas souffrir de nos débats. Nous sommes
prêts à jurer de ne faire dommage à nos adversaires ni dans leurs
personnes ni dans leurs biens pendant la durée de la campagne et un mois
après le retour. Qu'ils s'engagent ici envers vous par le même serment;
nous leur ferons volontiers présent de mille marcs d'argent, s'ils
veulent nous donner cette garantie. Puis, à l'expiration de cette trêve,
nous promettons de n'aller importuner personne pour nous plaindre du mal
que nous nous laisserions faire par eux.»

Frédéric expédia bientôt à Pise l'archevêque de Mayence, à Gênes celui de
Cologne, pour faire cesser les hostilités. Mais les Génois prétendent que
l'arbitre qu'on leur envoyait était déjà corrompu par les dons des
Pisans, et ils accusent la partialité de l'un et l'autre délégué. Aussi
la guerre fut-elle continuée sans égard pour les défenses de l'empereur
occupé d'autres soins.

Avant d'en raconter les principaux événements, nous épuiserons ce qui
concerne la Sardaigne. Le malheureux Barisone languissait à Gênes, tandis
que les juges ses voisins, plus blessés de ce que leur égal avait voulu
s'appeler roi, que touchés de sa disgrâce, profitant de son absence,
ravageaient ses terres et menaçaient de le dépouiller tout à fait. Après
quatre ans (1168) d'une pénible attente dans Gênes, il se présenta aux
consuls et au conseil; il les entretint de la nécessité de le laisser
reparaître en Sardaigne, si on ne voulait lui faire tout perdre. C'était
la seule manière de le mettre en état de payer sa dette, et les Génois
devaient sentir que si sa mort leur enlevait leur gage, tout espoir de
rien récupérer leur échapperait. Il avait préparé les voies pour parvenir
à une extinction certaine de leur créance. A son arrivée en Sardaigne
quatre mille livres leur seraient comptées. Une imposition serait mise
pour solder la dette, ils la lèveraient par leurs mains. Pour garantie,
il leur livrerait ses places, il donnerait en otage, outre un nombre de
ses vassaux, sa femme, ses enfants, et lui-même encore, après une courte
apparition dans son pays.

Ces raisons étaient palpables. On se décida à tenter cette voie de
recouvrement. La commune ne voulut dépenser que l'armement d'une seule
galère. Les citoyens qui avaient reçu des investitures de terres en
Sardaigne en équipèrent trois autres à leurs frais. Les choses convenues
s'exécutèrent de bonne foi; les Génois furent mis en possession de la
principale forteresse. La contribution fut établie, ils la perçurent. Le
roi, sa famille, les otages qu'il avait promis se rembarquèrent sur la
flotte et revinrent habiter Gênes. Après trois années (1171), la dette
éteinte, Barisone, escorté par un des consuls, rentra dans sa province,
heureux de la retrouver et conservant le vain titre de roi, chèrement
payé, sans plus rien prétendre sur le reste de la Sardaigne.


CHAPITRE III.
Suite de la guerre pisane.

La guerre avec les Pisans, que la jalousie irréconciliable des deux
républiques commerçantes était propre à perpétuer, convenait peut-être
aux intérêts des principaux citoyens (1165). Elle les faisait écouter
dans les conseils, les rendait nécessaires aux négociations, leur donnait
de l'autorité sur les flottes ou à l'armée. Si elle épuisait le trésor,
c'est encore à eux qu'on recourait, et leurs secours intéressés se
changeaient en spéculations lucratives, en fructueux emplois de leurs
richesses privées. Ils prenaient en nantissement les revenus et jusqu'aux
propriétés de l'État; un vif enthousiasme de vanité nationale soutenait
les dispositions du peuple, qui d'ailleurs tout dévoué à la navigation,
trouvait sa subsistance dans les expéditions où il était appelé. Le
commerce n'éprouvait pas un dérangement extrême, parce que quelques
flottes ennemies ne suffisaient pas pour interrompre son cours parmi tant
d'échelles et de ports de refuge qu'offraient toutes les côtes de la
Méditerranée. Chaque bâtiment naviguait armé; on spéculait autant sur la
chance de prendre que sur celle d'être pris; on craignait beaucoup moins
qu'aujourd'hui la rencontre d'une force supérieure. Il était bien plus
facile d'y échapper. Les coups n'atteignaient pas de loin avant l'usage
de l'artillerie, et il suffisait d'éviter l'abordage. Enfin les Génois
avaient un avantage; s'ils croisaient à l'embouchure de l'Arno, il
fallait les combattre pour sortir de Pise ou pour y entrer. L'ennemi ne
pouvait de même leur fermer l'entrée de leur port, ni occuper les avenues
de leur golfe immense.

Tous les printemps, les Génois envoyaient quelques galères en station à
Porto-Venere. De là s'ils n'empêchaient pas la sortie des grandes
flottes, ils donnaient la chasse aux bâtiments isolés qui fréquentaient
le port de Pise. Une autre partie des galères allait croiser autour de la
Corse et de la Sardaigne. On courait jusque sur les côtes d'Afrique pour
enlever les vaisseaux qui allaient y trafiquer. Mais la région les plus
fréquentées par le commerce des deux peuples, c'étaient les rivages de la
Provence et du Languedoc. Sur ce point se dirigeaient souvent les forces
des parties belligérantes pour y protéger leur négoce ou pour y détruire
leur ennemi. Les galères convoyaient les marchands aux foires de Fréjus
et de Saint-Raphaël, et tâchaient d'en intercepter à leurs concurrents
les abords ou le retour. De tous côtés on se faisait des créatures dans
ces pays pour obtenir des informations sur la marche des adversaires ou
pour faire parvenir à propos de faux avis qui donnaient le change aux
croiseurs quand il y avait de riches proies à leur dérober.

Les armements qui se rendaient tous les ans aux bouches du Rhône ne
cherchaient pas seulement des marchands à dépouiller. C'était une vraie
guerre navale, il s'agissait pour les flottes de se détruire; et, comme
elles se poursuivaient en remontant le fleuve, les riverains ne pouvaient
rester spectateurs désintéressés de la lutte. Ceux de Saint-Gilles
étaient alors favorables aux Pisans: ceux-ci avaient huit galères dans
ces parages; Gênes en expédia quatorze sous la conduite d'Améric Grillo,
un de ses consuls. Informé que les ennemis étaient à Saint-Gilles, il
conduisit sa flotte dans le Rhône pour essayer de les joindre. Les
magistrats d'Arles, incertains de ses intentions, vinrent lui demander
s'il était ami ou ennemi: il les rassura et passa outre. Mais, vers
Saint-Gilles, les habitants lui affirmèrent que les galères pisanes
n'étaient pas de leur côté, et, grâce à ce mensonge, tandis qu'il
rétrogradait, on ménageait leur sortie furtive par une autre issue du
fleuve. Désespérant de trouver l'ennemi, Grillo revint à Gênes. Comme il
y arrivait, on apprit qu'une nouvelle flotte pisane s'était présentée sur
la côte de Ligurie, avait pris, saccagé et incendié la ville d'Albenga.
De là elle avait continué sa route vers la Provence. Gênes ressentit cet
événement comme un sanglant outrage. En quatre jours trente-cinq galères
furent à la voile. Grillo y remonta et courut au Rhône. Les Pisans
étaient à Saint-Gilles. Les Génois entrèrent dans le fleuve, appelant
leurs ennemis à grands cris, et suivant leur route sans consulter ni
écouter personne. Telle était leur furie qu'arrivée de nuit entre
Fourques et Saint-Gilles, la flotte s'embarrassa dans le petit bras du
Rhône, où l'eau manqua sous les galères; elles se poussaient et
s'échouaient l'une sur l'autre; elles brisèrent leurs rames, leurs
apparaux, et ne purent se remettre à flot sans perte de temps et sans
dommage.

Au jour, les consuls et les notables de Saint-Gilles se présentèrent:
ils demandèrent à Grillo de s'abstenir de toute hostilité. Ils se
chargeaient d'obliger les Pisans à n'en commettre aucune. Ils répondaient
de la sûreté des Génois comme il avait répondu de celle des adversaires.
Grillo leur reprocha le traitement peu amical qu'il avait reçu d'eux au
précédent voyage; mais puisqu'ils étaient neutres, ils ne devaient pas
refuser de lui vendre les vivres dont ils avaient besoin. Ils s'en
excusèrent; les Pisans étaient arrivés chez eux les premiers; ils leurs
devaient pleine hospitalité et ne pouvaient justement donner aucune aide
à ceux qui venaient contre eux. Ils écoutèrent encore moins la demande de
Grillo qui les sollicitait de congédier les Pisans. Ils lui déclarèrent
qu'ils les assisteraient envers et contre tous; et en ce moment une
grande foire réunissant à Saint-Gilles beaucoup d'habitants des contrées
voisines qui, tous, paraissaient disposés à prêter la main contre les
Génois, ceux-ci n'eurent qu'un parti à tenter; ils députèrent quelques-
uns d'entre eux à Beaucaire, auprès de Raymond, comte de Toulouse et de
Saint-Gilles, pour lui porter plainte contre la partialité de ses gens.
Ils rappelèrent au comte l'amitié que son père, à la terre sainte, et
lui-même, avaient toujours témoignée à Gênes; des propositions d'alliance
et des offres d'argent appuyèrent ces souvenirs. Un traité fut
promptement conclu; moyennant une promesse de mille trois cents marcs
d'argent, le comte devait, à son choix, ou joindre ses armes à celles des
Génois, ou les laisser attaquer les Pisans en toute liberté, ou enfin
accorder le champ libre pour que la querelle fût régulièrement vidée
entre les deux parties. Il avait à peine donné sa parole que l'abbé de
Saint-Gilles vint interrompre la conférence et tenir avec le comte un
colloque secret. Cependant, à l'heure convenue pour recevoir le serment
des Génois choisis pour lui être garants de la somme promise» il fît
procéder à leur appel. Soixante et dix avaient déjà répondu et juré,
quand de nouveaux messagers arrivèrent. Après les avoir entendus, Raymond
déclara que le traité ne serait pas maintenu. On apprit que l'abbé et ses
religieux avaient consenti à prendre sur leur conscience, à la décharge
de celle du comte, le péché du parjure. Raymond s'était mis à la solde
des Pisans pour un salaire supérieur à celui qu'il avait accepté de
Grillo. Il fallut donc que les Génois renonçassent à l'espérance de
brûler la flotte pisane ou de la combattre. Ils se contentèrent de
séjourner deux jours pour braver tous les ennemis. Personne ne vint les
assaillir. Ils payèrent largement les secours que les habitants d'un lieu
voisin (les Baux) leur avaient prêtés. Ensuite ils redescendirent le
Rhône. A leur grande surprise, il était barricadé devant Arles. Ils se
préparaient à s'ouvrir la voie par force, mais le comte de Provence
accourut pour leur donner les explications les plus amicales; l'obstacle
avait été élevé en son absence et sans son aveu; il en ordonnait la
destruction, et la ville d'Arles prêterait toute assistance au consul.
Les galères séjournèrent quelques semaines autour de cette ville. Grillo
tenta d'y conclure une alliance offensive contre les Pisans; mais le
comte de Provence était engagé en trop de rapports avec le comte de
Toulouse pour porter la guerre sur le territoire de ce voisin. Il promit
seulement de n'admettre aucun vaisseau pisan dans ses ports pendant un
espace de temps déterminé. Il reçut quatre mille livres de sa monnaie de
Melgueil pour cette promesse et pour les services qu'il avait rendus.

Dans ces expéditions annuelles, toujours présidées par un des consuls de
Gênes en personne, on ne négligeait rien pour se faire des alliances
profitables, et pour éliminer, s'il était possible, les concurrents du
commerce. Ainsi un traité d'alliance fut conclu avec Narbonne (1166).
Deux frères, chargés des pouvoirs de l'archevêque et de la vicomtesse
Ermengarde, vinrent à Gênes en jurer l'observation, circonstance qui rend
doublement singulier le silence que les annalistes de Gênes gardent sur
cette transaction. On a conservé à Narbonne tant l'instrument qui
contenait les promesses des Génois que la copie qu'y rapportèrent les
députés, des engagements que Narbonne avait contractés envers Gênes1. Cet
acte vaut la peine d'être mentionné pour faire voir que les abus de la
force érigés en droit maritime sont fort anciens.

L'alliance ou la paix est pour cinq ans: la paix, car c'est ainsi que
parlent tous ces traités, comme si l'état naturel était la guerre tant
que des conventions n'étaient pas intervenues, et c'est encore le
principe fondamental du droit des gens chez les puissances barbaresques.

Les personnes et les propriétés sont garanties: et l'on a soin de
marquer que c'est jusqu'au terme du même délai, qu'en cas de naufrage il
y aura assistance et que les effets sauvés seront restitués au
propriétaire.

Les droits de navigation et de commerce seront réciproquement reportés
aux tarifs en usage vingt-six ans en arrière: toute augmentation
postérieure est annulée et l'on ne mettra pas d'imposition nouvelle.
Malgré la réciprocité apparente, la stipulation était toute au profit des
Génois, qui commerçaient plus sur la côte de Languedoc que les Narbonnais
en Ligurie.

Les gens de Narbonne pourront naviguer comme les Génois et s'associer
avec eux, mais ils ne pourront entreprendre le transport des pèlerins de
la terre sainte. Une fois l'an seulement un navire unique pourra partir
pour cette destination, à condition que les pèlerins reçus à son bord ne
seront ni templiers, ni hospitaliers, ni de Montpellier, ni de Saint-
Gilles, ni de la Provence entre le Rhône et Nice.

Dans les autres voyages, les Narbonnais ne peuvent transporter ni les
personnes ni les effets, si ce n'est de leurs compatriotes. Ils pourront
cependant prendre au dehors les hommes salariés dont ils auront besoin
pour la navigation, pourvu qu'aucun de ceux-ci n'embarque sur le vaisseau
pour plus de dix livres de valeur. On pourra aussi donner passage à ceux
qui iraient racheter des prisonniers, et à l'argent des rançons. Mais
cette destination doit être justifiée par serment. Quant aux Pisans, tant
qu'ils seront en guerre avec Gênes, ils ne seront reçus eux ni leurs
biens; si les Génois en découvrent sur des bâtiments de Narbonne, les
enlever, sans porter d'ailleurs de préjudice aux Narbonnais, ne sera pas
enfreindre la paix.

(1167) Par de telles alliances les Génois étaient impliqués dans les
intrigues et mêlés aux querelles des pays qu'ils fréquentaient. Rodoan de
Mauro, consul, fit un traité avec Alphonse II, roi d'Aragon, comte de
Barcelone. Ce roi avait enlevé à Raymond, comte de Toulouse, l'héritage
du comte de Provence qui venait de mourir. Raymond le revendiquait
encore, et il avait occupé un château2 en Camargue, sur tes confins de
ses propres États. L'Aragonais acheta pour en faire le siège,
l'assistance des Génois, de leurs galères et de leurs machines. Pour prix
de ce service il s'engagea à fermer son royaume et ses terres aux Pisans,
à s'emparer de la personne et des biens de ceux qu'on y trouverait, à
partager ces dépouilles avec les Génois. Ce contrat reçut son exécution.
Deux navires pisans entrèrent à Barcelone, on les saisit, et la moitié de
la confiscation fut remise au consul génois.

(1174) Quelques années plus tard, il se fit une paix entre la république
et le comte de Saint-Gilles3. Des exemptions de droits et des privilèges
furent concédés dans tous les ports du comte, de Narbonne à Monaco; car
Raymond agissait comme maître de la Provence, et il faisait bon marché
d'un héritage qui lui échappait. Le traité portait une sorte de
renonciation à la liberté du commerce maritime pour les Provençaux, comme
Gênes l'avait exigée des Narbonnais.

Les navigateurs génois et leurs nobles armateurs étaient, dans ces temps,
en perpétuel contact avec les seigneurs du littoral. On trouve un
Grimaldi, amiral génois, déclaré par Raymond son lieutenant général, dans
une expédition contre les Nissards révoltés4. Les Vento, les Grillo
fréquentent la Provence, y forment des établissements; ils y sont au
premier rang des nobles du pays5, et leurs descendants s'y sont maintenus
jusqu'à nos jours.

Une des années de la guerre pisane fut marquée pour les Génois par
plusieurs disgrâces. Leur flotte prit la fuite devant l'ennemi. Dans
d'autres rencontres plusieurs de leurs galères furent prises, et
l'annaliste n'indique que trop la cause de ces pertes. La ville était
alors en proie aux factions, et la division était passée sur les flottes.
Dans une occasion où se trouvaient ensemble des galères armées par des
propriétaires de partis opposés, une portion aima mieux se rendre à
l'ennemi que d'appeler ou de recevoir les secours de leurs compétiteurs.

Pendant ces expéditions maritimes, Frédéric était aux prises avec la
ligue lombarde soulevée contre lui. Il avait été obligé d'aller chercher
une armée en Allemagne pour réduire ces confédérés. A son retour, il
trouvait le pape Alexandre devenu le chef de leur alliance et rentré dans
Rome réconcilié avec ses Romains. On commençait à relever les murs de
Milan. Quinze villes de plus entraient dans l'alliance. Frédéric ouvrit
les hostilités en assiégeant Ancône. Ses deux archichanceliers étaient
vers Rome, et ils pressaient l'empereur d'y marcher rapidement sans
perdre du temps à un siège.

Gênes et Pise étaient toujours réputées dans l'obéissance de l'empereur.
C'était, à Gênes du moins, avec une médiocre affection. Ou n'y voulait
rendre de soumission que ce qu'il en fallait pour n'être pas rebelle. La
république était engagée, comme on l'a vu, à fournir une flotte pour
attaquer la Sicile. La première fois que Barberousse avait reparu en
Italie après ce traité, des ambassadeurs étaient venus lui demander ses
ordres pour cette expédition qu'au fond on était loin de désirer.
L'empereur n'était pas en mesure et on le savait d'avance. Il avait remis
de s'expliquer à un autre temps, et, après avoir fait assigner des
entrevues à Fano, à Parme, à Pavie, il n'en avait plus été question.
Maintenant, en marchant sur Rome, il mandait à Pise et à Gênes de lui
envoyer promptement des soldats. Les Pisans répondirent qu'en guerre avec
les Génois, ils ne sauraient marcher sous les mêmes drapeaux; mais ils
offraient de doubler leur contingent, si l'on excluait leurs ennemis de
l'armée impériale, et Frédéric reçut favorablement leur offre. Les Génois
offrirent de marcher quoiqu'ils n'eussent aucune obligation de servir
ailleurs que sur la mer; mais ils demandaient que l'empereur leur fît
rendre leurs prisonniers retenus à Pise, et qu'il portât enfin la
sentence trop longtemps suspendue qu'il s'était réservé de rendre entre
les deux villes rivales. Frédéric différa de leur répondre. Il attendait
ces doubles secours que les Pisans devaient lui envoyer; mais bientôt
les épidémies, communes autour de Rome, mirent son armée en péril, il ne
pensa plus qu'à la retraite, et, regagnant la Toscane, il se déroba
secrètement aux ennemis qui menaçaient de lui fermer ce passage (1168).
Cette fuite valut de nouveaux confédérés à la ligue. Elle bâtit enfin
dans les plaines du Piémont la nouvelle Alexandrie élevée au nom du pape,
que la ligue regardait comme son chef, et, ce qui peint assez bien la
politique des Génois invités par les consuls de la ville nouvelle à aider
à leur établissement naissant, cette commune de Gênes que Frédéric
comptait dans son obéissance et qui s'y tenait, fournit aux Alexandrins
un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante.

La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane.
Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies
ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans
une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre
de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois
expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs
félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers
faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange
la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des
mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu
cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire
demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté.

(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux
essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins
pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois
républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux.
Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en
référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne
resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que
conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à
plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer.

(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se
présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement
public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait
proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi
commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour
ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer.
Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce
temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en
silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter
sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus,
dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement
leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils
promettaient de mieux employer.

(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage
singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de
guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait
explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux
yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les
adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur
préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en
vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente
reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du
héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de
réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par
mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia
des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise
concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques
un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un
ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle
ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin,
au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie
cette forteresse élevée contre eux.

Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint
Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en
Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas
laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son
représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le
secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y
chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient
point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre
elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A
Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner
pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination
secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au
chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de
faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu
exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de
plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de
l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les
Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec
Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables
à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au
grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards,
ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres
qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et
enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui
promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois
cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois
retenus à Pise.

(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence,
archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il
ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César;
mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il
ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville
au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière.
Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur
recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour
laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise
demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que
les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de
Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les
premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un
décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de
propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de
Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour
cette sentence.

Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans
une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait
arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces
prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits,
il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et
1,500 par la seconde.

L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était
impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur
des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer
de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux
alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un
long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne
paraît pas que les Génois y aient pris part.

Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de
la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui
invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt
traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre,
mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer
des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement
cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande,
et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les
comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de
querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs
terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les
droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce
qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations
qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils
assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et
leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs
attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait
en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le
marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour
l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles.
Cependant un arrangement fut conclu avec eux; ils vendirent à la
république le château de Lerici dans le golfe de la Spezia, sur les
confins des possessions de Pise; on le rasa immédiatement.

(1175) Frédéric, délivré de la guerre qui l'avait retenu en Allemagne,
reparut enfin. Pressé de consolider le parti qui reconnaissait ses
droits, il manda à Pavie les Génois et les Pisans, avec les Lucquois et
les Florentins. Là il prononça en maître sur leurs différends. Il ordonna
que la nouvelle forteresse de Viareggio, odieux aux Pisans et notoirement
érigée contre eux, serait abattue. Il commanda aux Pisans de remettre à
Gênes la moitié de la souveraineté de la Sardaigne. Sur ces bases, il fit
jurer la paix devant lui.

(1176)Ce fut peu après que se termina une plus grande lutte. L'empereur
et les forces qu'il avait réunies, les Lombards et leur confédération
entière se rencontrèrent à Legnano. La victoire se déclara pour la
liberté de l'Italie. L'armée de Frédéric fut entièrement détruite. Il se
sauva du champ de bataille avec si peu de ressources qu'on perdit sa
trace, et qu'il passa pour mort.

Eclairé par l'événement, il eut le bon esprit de se conformer à sa
situation et d'en tirer parti avec dextérité. Son antipape était mort, le
point d'honneur ne l'empêchait plus de reconnaître Alexandre pour le
véritable pontife. Il se hâta de négocier sa réconciliation (1177). Le
pape ne voulut entendre à aucun accord, si l'on ne faisait entrer dans le
traité les Lombards et le roi de Sicile; et c'était le résultat auquel
Frédéric tendait de son côté. Enfin l'ouvrage assez compliqué fut mené à
bien dans Venise. L'empereur, absous par le pape, se soumit dans leur
rencontre au cérémonial désagréable que déjà Adrien lui avait appris. On
prétend qu'en prenant les rênes de la haquenée d'Alexandre, il lui dit:
Pas à toi, mais à saint Pierre, et qu'Alexandre répondit: Et à saint
Pierre et à moi. Enfin une paix perpétuelle fut conclue avec l'Église,
ainsi que des trêves, l'une de quinze ans avec le roi de Sicile, l'autre
de six ans, avec les Lombards.

On trouve Gênes au nombre des villes auxquelles Frédéric fait rendre
commune la trêve. Quand ce prince, avant de quitter l'Italie, visita les
amis qui l'avaient aidé, il se recommanda à leur fidèle affection; il
passa par Gênes avec sa femme et son fils; il y reçut les plus grands
honneurs6.

Pendant les six ans qui suivirent l'accord, sa politique fut de détacher
des membres de la confédération opposée, de faire des paix séparées,
d'exciter des jalousies entre les Lombards afin de dissoudre leur ligue
et d'être plus fort à la conclusion de la paix générale. Ainsi il rendit
son amitié à Tortone qu'il avait si sévèrement traitée. Il acquit à son
parti jusqu'à la ville d'Alexandrie, qui, par une fiction singulière,
consentit à recevoir de lui un nouveau nom et une fondation nouvelle. A
un jour marqué la ville fut vidée, et les habitants y furent reconduits
sous ses auspices comme une colonie à laquelle il aurait fait préparer ce
séjour. Il décora la ville du nom impérial de Césarée, nom qu'elle ne
conserva pas longtemps. Les habitants de cette ville et ceux de Gênes
eurent alors une convention pour vivre en bons voisins en s'accordant des
exemptions de péage7.

La paix définitive fut faite à Constance. Par ce fameux traité, les
républiques italiennes eurent leur indépendance réelle reconnue, en
conservant quelque ombre de déférence pour la souveraineté de l'empire.
L'empereur se réservait la confirmation de leurs consuls et la délégation
d'un juge d'appel; enfin, le serment de fidélité, qui devait être
renouvelé tous les dix ans. Les ligues établies entre ces villes étaient
maintenues, elles étaient libres d'en former à leur volonté. Les Génois
ne semblent pas avoir comparu comme parties à cette transaction.
L'empereur les nomme seulement parmi ceux qu'il déclare ses alliés. Les
conditions du traité ne paraissent pas non plus avoir rien changé à
l'état où se trouvait la république.


CHAPITRE IV.
Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et
traités. - Administration des finances.

Aussitôt que l'on avait pu se soustraire à l'obligation de suivre
Frédéric dans les projets dont il avait menacé la Sicile, des
négociateurs y avaient été envoyés au roi Guillaume pour rétablir la paix
et le commerce dans ses États. Ce raccommodement fut difficile et
nécessita plusieurs ambassades. Au bout de six ans seulement les anciens
traités furent renouvelés.

Il faut rendre justice aux conducteurs du peuple génois. Nous venons de
parcourir trente ans de guerre; nous allons voir que c'étaient encore
trente ans de désordre et de troubles sanglants dans l'intérieur. Sous le
seul rapport de la finance ce devait être un temps d'embarras extrême
dans un État d'un territoire si borné et si peu fertile, jeté en une
suite d'entreprises dispendieuses. Cependant ni la pénurie du trésor, ni
la guerre pisane, ni la guerre civile n'arrêtèrent jamais aucun des soins
nécessaires à la protection du commerce, aucune des mesures capables de
l'agrandir. A la louable unanimité des efforts, au milieu des factions et
des tempêtes, on voyait bien que ceux qui disposaient du timon des
affaires étaient les principaux commerçants du pays, plus éclairés sur un
intérêt solide qu'éblouis par l'ambition ou par l'esprit de parti; ainsi
les particuliers continuèrent à accumuler des richesses, alors même que
l'État épuisé demeurait pauvre.

Les établissements de Syrie ne cessaient pas de rendre de grands profits,
mais leur position commençait à devenir précaire. Si les villes maritimes
n'avaient ressenti jusque-là que les contrecoups des secousses qui
ébranlaient le royaume de Jérusalem, si les colonies rivales qui les
habitaient n'avaient pas encore poussé leurs jalousies jusqu'aux
violences qui les ruinèrent plus tard (1163), de grandes vicissitudes
suivaient la mort de Baudouin III. Amaury, son frère, qui lui avait
succédé, se voyait pressé entre deux rivaux puissants, le Soudan d'Égypte
et Noureddin, soudan de Damas (1167). Il servait d'auxiliaire au premier
quand, sur le champ même de bataille, tous deux se réunirent contre lui.
Bientôt Noureddin fut maître de l'Égypte. Saladin, neveu du lieutenant
qu'il avait envoyé au Caire, y devint vizir et ne connut point de maître.
Peu après (1170) il se fit successeur de toute la domination de
Noureddin. Amaury invoquait en vain des secours pour lui résister. Ce roi
mourut en envisageant la chute de son trône. Il le laissait à Baudouin
IV, affligé de la lèpre et incapable de soutenir un État chancelant. Une
trêve retenait encore les entreprises du redoutable maître de Damas: on
la viola, la guerre recommença, le royaume fut ravagé. Le roi, succombant
sous son infirmité, céda la régence au second mari de sa soeur, Sibylle:
c'était Guy de Lusignan, régent de peu de mérite (1183). Baudouin mourut,
le trône appartint quelques mois à un enfant de cinq ans, fils de Sibylle
et du marquis de Montferrat, son premier mari. A la mort de ce jeune
prince (1185), dans une assemblée religieuse, l'ambitieuse Sibylle prit
la couronne entre ses mains, et, sans consulter personne, la mit sur le
front de Lusignan son époux (1186). La défection du comte de Tripoli qui
ne voulut pas reconnaître le nouveau roi, les dissensions des templiers
et des hospitaliers, les jalousies et les querelles sanglantes des
Génois, des Pisans et des Vénitiens, le trouble qu'ils mirent dans les
villes qu'ils habitaient ensemble, furent le triste prélude et les
circonstances qui amenèrent et accompagnèrent la fatale bataille de
Tibériade. Tout fut perdu: Lusignan fut fait prisonnier, la vraie croix
tomba au pouvoir des Sarrasins (1187). Le comte de Tripoli alla mourir de
désespoir, accusé de trahison, et, disait-on, reconnu pour circoncis par
ceux qui l'ensevelirent; car jusqu'à quelle absurdité ne va pas la
prévention populaire?

Après la bataille, la célèbre, la forte ville de Ptolémaïs, mal défendue
par la discorde de ses habitants, ne tint que trois jours devant Saladin
(1189). Césarée, Assur, Jaffa, Béryte se rendirent; il ne resta aux
chrétiens sur la mer que Tyr, Tripoli et Ascalon: cette dernière cité
capitula peu après.

Jérusalem passa au pouvoir de Saladin par une capitulation qu'il exécuta
avec fidélité et générosité. Les chrétiens, sortis de cette ville et
cherchant une retraite, se présentèrent à Tripoli; on leur ferma les
portes. Partout éconduits, ils se traînèrent jusque devant Alexandrie. Là
du moins ils furent charitablement recueillis par les officiers de
Saladin. On prit soin de leur procurer un asile au pied des remparts, ils
y passèrent l'hiver; on leur distribua des vivres et des secours.

Malgré la guerre, les Génois avaient eu l'habileté de se mettre avec les
musulmans d'Égypte en état de paix et de neutralité. Trente-huit
vaisseaux chrétiens, génois la plupart, hivernaient à cette époque dans
le port d'Alexandrie. La venue des fugitifs de Jérusalem fut une occasion
de commerce. Ceux qui avaient emporté de l'argent en achetèrent des
marchandises; ils les mirent sur les nefs, dit un narrateur1, et y
gagnèrent grand avoir. Au mois de mars, les maîtres de navires y
donnèrent des places pour le retour de tous ceux qui purent les payer
chèrement (1187). Mais il restait mille pauvres chrétiens délaissés. Ce
fut encore l'humanité des magistrats d'Alexandrie qui veilla à leur
conservation. Le départ était prochain. Les Génois venaient déjà payer
les droits de port et redemander leurs timons et leurs voiles qu'on
tenait en dépôt pour la sûreté de la perception. Mais, avant de rendre
ces apparaux, on demanda aux capitaines pourquoi ils n'embarquaient pas
les hommes qui restaient sur le rivage. Ils répondirent qu'ils ne
pouvaient s'en charger puisque ces hommes n'avaient ni de quoi payer leur
passage, ni de quoi se fournir de vivres: «Eh bien, s'écria le
mahométan, ne sont-ils pas chrétiens? Entendez-vous les abandonner pour
être esclaves de Saladin? Cela ne sera pas. Vous les recevrez à bord et
je leur donnerai des vivres. Vous jurerez de ne les débarquer qu'en
chrétienté, de la même manière et aux mêmes lieux que les passagers
riches qui vous payent; et si j'apprends que vous ayez fait tort ou
injure à ces pauvres gens, sachez que je m'en prendrai aux marchands de
votre terre qui viendront en ce pays.» Ces conditions furent remplies,
le gouvernail ne fut pas rendu que les capitaines ne s'y fussent soumis.

Après la prise de Jérusalem, Saladin assiégea Tyr. Mais le jeune marquis
de Montferrat possédait cette ville, et, par son courage, aidé d'une
poignée de Génois, il brava toute la puissance du vainqueur. Il méprisa
les offres, et ne prêta pas l'oreille aux menaces, car on lui demandait
de rendre la place pour sauver la vie de son père, prisonnier des
Sarrasins. Attaqué par terre et par mer, il défit à l'entrée du port les
galères envoyées contre lui; il repoussa les assauts. Saladin leva le
siège et ne réussit pas mieux devant Tripoli, que Montferrat courut
défendre. Le sultan honora ce valeureux ennemi; en se retirant il
délivra et lui renvoya ce père dont les jours avaient été en péril. Il
rendit aussi la liberté au roi Lusignan et à dix chevaliers dont il lui
laissa le choix. A peine libéré, Lusignan accourut à Tyr. Mais
Montferrat, non plus que le nouveau comte de Tripoli, ne voulut le
reconnaître ni le recevoir. Ce roi sans royaume choisit alors le plus
extraordinaire des asiles: presque seul il alla camper devant Acre, il
annonça qu'il assiégeait la ville, et il requit tous ceux qui pouvaient
fournir assistance de venir le joindre. La flotte sicilienne s'approcha
pour le soutenir. Les forces éparses se réunirent. A son tour il fut
bloqué dans son camp, mais il n'y fut point forcé. Un an se passa dans
cette bizarre position et dans l'attente des secours d'une nouvelle
croisade.

(1189) La perte de Jérusalem avait été douloureusement ressentie dans
toute l'Europe. Les rois qui avaient négligé ou retardé d'y porter
assistance, s'en accusèrent. Les peuples, que leurs discordes avaient
distraits de la défense de la terre sainte, suspendirent leurs
différends. Aussi bien ils sentaient ce qu'ils allaient perdre et ce
qu'ils avaient déjà perdu. Gênes, qui envoya des ambassadeurs aux rois de
France et d'Angleterre pour les inviter à se réunir dans l'intérêt de la
cause sainte, déféra elle-même aux remontrances des souverains pontifes.
Elle fit une trêve avec les Pisans. Les Vénitiens s'unirent à leurs
rivaux. Leurs flottes combinées partirent sous la direction des
archevêques de Pise et de Ravenne2. Un des consuls de Gênes, Gilles
Spinola, fut expédié au siège d'Acre. Des Embriaco, des Castello, des
Volta, des Doria, une foule d'autres s'embarquèrent avec lui. Bientôt les
plus puissants princes se mirent en route dans l'espérance de reprendre
Ptolémaïs. Frédéric Barberousse fut prêt le premier. Il prit la voie de
Constantinople et se fit jour à travers l'Asie mineure; maïs il alla
mourir misérablement près du terme de son voyage. Philippe Auguste et
Richard d'Angleterre, prenant le chemin de la mer, se rencontrèrent à
Gênes. Ces amis, ces frères d'armes se retrouvèrent en Sicile, et n'en
repartirent pas sans avoir donné le spectacle d'une jalousie haineuse qui
devait ruiner toute entreprise commune. Après de longs incidents toutes
les forces fuient réunies devant Acre (1191). Saladin les combattit et ne
put les distraire du siège. On nous a conservé le souvenir de la place
des campements. Nous voyons que les Génois n'étaient pas restés dans
leurs galères; selon leur ancien usage, ils avaient pris le soin des
machines de guerre. Le siège dura plus d'un an après l'arrivée des deux
rois. Enfin Saladin consentit à un traité qui remit Acre aux mains des
chrétiens. Il promit d'échanger un de ses prisonniers de Tibériade contre
chacun des musulmans qui se trouveraient dans la ville. La vraie croix,
ce trophée tombé entre ses mains, devait être rendue. On dit qu'il prit
des prétextes pour retarder l'exécution de cette promesse; que les
princes, pressés de l'obliger à restituer la croix, le menacèrent de
mettre à mort leurs prisonniers, et que, par une égale inhumanité, il les
laissa effectuer cette menace. Ils eurent soin seulement de conserver les
captifs capables de riches rançons, et ils se les partagèrent.

La rentrée dans Acre amena de nouvelles dissensions. Les conquérants
s'emparèrent des propriétés à leur bienséance: les anciens possesseurs
voulurent reprendre leurs biens; les uns et les autres en vinrent aux
mains. Il fallut une négociation compliquée pour ménager un accord qui
devait encore donner de continuelles occasions de querelles. Dans chaque
maison celui qui y rentrait fut tenu d'admettre au partage du logement
l'hôte qui s'y était établi, et qui eut le droit d'y séjourner à volonté.
L'ancien propriétaire ne devait jouir de cette portion qu'à la retraite
de cet incommode voisin.

Philippe avait regagné la France, content d'avoir vu Ptolémaïs hors des
mains des infidèles, et peu soigneux de pousser l'exécution de son voeu
jusque sous les murs de Jérusalem. La guerre s'étant rallumée, Richard
annonça qu'il marchait à la conquête de la terre sainte; mais il n'alla
pas loin sur ce chemin, arrêté, disait-il, parce que les lieutenants à
qui Philippe avait laissé son armée refusaient de le suivre. Il n'en
exerça pas moins sa valeur brillante, dont la renommée passa en proverbe
chez les Sarrasins. Mais il combattit sans s'éloigner des côtes, en
négociant toujours. Il lui tardait de retourner en Occident, et l'on
sentait qu'il ne demandait qu'une voie honorable pour repartir. Saladin
devait désirer, à son tour, la retraite d'un ennemi si puissant, après
lequel il ne resterait aux chrétiens que des forces sans chefs dans des
établissements prêts à tomber par leurs propres discordes. Déjà Richard
et Conrad, marquis de Montferrat, étaient en querelle déclarée. Le vain
titre de roi de Jérusalem retenu par Lusignan, après la mort de cette
reine qui l'avait couronné seule, était revendiqué par Conrad, et cette
contention divisait tous les croisés. Les hospitaliers et les templiers
suivaient des partis différents; les Pisans avaient adhéré à Richard,
protecteur de Lusignan; les Génois devaient être pour Montferrat. Les
deux peuples en vinrent aux mains dans Ptolémaïs. Richard qui y dominait
chassa les Génois de cette ville. Le marquis les reçut dans Tyr (1192).
Bientôt ce prince, le plus puissant de ceux que leurs possessions
destinaient à se fixer en Syrie, fut tué par des Arabes de cette tribu
que nos annalistes nomment les assassins. Saladin, pour tenir le sort des
croisés entre ses mains, n'eut plus qu'à désirer le prompt départ du roi
d'Angleterre. Il le hâta par un traité dans lequel il déploya une
générosité au moins apparente. L'accès de Jérusalem fut libre à la piété
des chrétiens. Une trêve consolida les établissements maritimes. Saladin
rendit Caïpha, Assur, Césarée, Jaffa, et, quand il eut fait démolir
Ascalon, il laissa aux Latins tout le rivage de Jaffa jusqu'à Tyr.

Tout fut réglé sans faire mention de Guy de Lusignan, et de son titre de
roi de Jérusalem. Mais il acquit une souveraineté plus réelle. Il acheta
la couronne de Chypre, de Richard d'Angleterre qui avait pris possession
de cette île à son arrivée, et qui, repartant, n'avait plus qu'à la
revendre.

Après la trêve, le royaume de Jérusalem n'existait guère que de nom. Les
chrétiens n'y avaient plus de centre commun; les affaires des chevaliers
et des barons déclinèrent. Mais les peuples marchands et navigateurs
peuvent se passer de domination là où ils négocient. A défaut de
protection publique, ils savent au besoin se protéger eux-mêmes par la
promptitude des mouvements, par la souplesse et la vigilance. Ils ne
demandent que libre accès et des magasins un peu sûrs. Là où ils trouvent
ces avantages, ils se rangent aisément à la neutralité. Ils font même
leurs affaires chez l'ennemi si le profit paye le risque. Les Génois
n'interrompirent point leur commerce, ils firent avec les villes de
Syrie, soumises à Saladin, ce qu'ils avaient fait à Alexandrie, qu'ils
fréquentaient malgré la guerre. Ils se répandirent à l'intérieur, ils
connurent Alep et Damas. Cependant, attentifs à tous les intérêts au
milieu des croisés, toutes les fois qu'un nouveau maître ou un nouveau
compétiteur parvient au pouvoir dans une principauté, nous trouvons de
nouveaux décrets qui confirment et souvent augmentent leurs privilèges.
Guy, ce roi de Jérusalem sans territoire, leur accorde et leur renouvelle
des concessions étendues3. Un de ses prédécesseurs avait renoncé pour eux
à l'alliance des Pisans, et s'engageait à ne pas y rentrer de cinq ans.
Le marquis de Montferrat ajoute des jardins à leurs possessions de Tyr4.
Il est à peine mort, Henri de Champagne, qui épousa sa veuve trois jours
après, succède à peine à la principauté, qu'il renouvelle les privilèges
des Génois, avec la faculté de bâtir une église dans Tyr et une tour dans
Acre5.

(1150 - 1190) On voit que la politique ne leur manquait pas plus que
l'activité. On naviguait, on trafiquait de tout côté, et, dans les années
plus funestes de guerres et de soulèvements, l'annaliste répète
volontiers que les vaisseaux marchands allèrent au trafic comme en pleine
paix. On expédiait partout où la négociation pouvait être profitable. On
envoyait des flottes partout où leur présence pouvait appuyer les
ambassades. Un envoyé fut dépêché à Mohadin, roi des côtes d'Afrique, qui
résidait à Maroc. Ce prince accorda aux Génois la paix et la liberté du
commerce dans tous ses États. Les droits de douane furent réglés pour eux
à 8 pour cent, excepté à Bougie où l'on percevait 10 pour cent, dont deux
étaient restitués à un chancelier que la république y établit,
arrangement singulier qui associait les Génois aux profits de l'impôt
levé sur leurs marchands dans un port étranger: ce revenu fut affermé
dans la suite parmi les ressources du trésor.

(1181) Nous avons déjà parlé d'un traité avec le roi more de Valence en
11496. Rodoan de Moro conclut une paix de dix ans avec Abon Ibrahim,
seigneur des Baléares7. Quelques années après (1188), Lecanozze obtint du
nouveau maître de ces îles des privilèges, avec les concessions d'une
église, de magasins, de bain gratuit une fois la semaine, exemption de
certains droits, sauvegarde et réception favorable tant en Espagne qu'au
pays de Garba en Afrique. L'émir se réserva un seul point, celui de se
faire justice sur les Génois qu'il trouverait parmi ses ennemis.
(1200 - 1208) En aucun temps on ne néglige de cultiver les relations avec
l'Égypte. Rosso della Volta y fit un traité avec Saladin. Les successeurs
de ce prince furent visités par les hommes les plus importants de la
république, par Foulques de Castello, par Guillaume Spinola. Le dernier
avait été demandé par le soudan; lé premier avait rapporté des présents
considérables en allant solliciter la liberté de quelques prisonniers. On
ne l'obtint pas, mais on se concilia la tolérance du commerce. C'est
ainsi qu'après que les chrétiens eurent été chassés de la Palestine, les
Génois trouvèrent des amis et des liaisons profitables parmi les
Sarrasins.

(1201) A l'extrémité de la Syrie opposée à l'Égypte, ils obtinrent de
nouveaux établissements à peu près à la même époque, et avec ces mêmes
concessions qui constituaient leur colonie de la terre sainte. Des
princes chrétiens, chassés par les mahométans de la grande Arménie,
s'étaient retirés dans la petite. Ils avaient enlevé à l'empereur de
Constantinople plusieurs villes de Cilicie. Ils briguaient la dignité
royale: les Génois secondèrent, et probablement transportèrent les
ambassadeurs qui allaient solliciter auprès de l'empereur d'Allemagne le
titre de roi pour leur maître. Léon, de la famille des Ruppins, obtint en
effet cette couronne. Ce prince et ses successeurs montrèrent leur
reconnaissance envers les Génois, en leur accordant le privilège et
l'autorité du consulat8.

Nous avons vu Gênes cultiver l'amitié de l'empereur de Constantinople et
recevoir de lui des privilèges aussi magnifiques que lucratifs. Mais
l'exécution n'avait pas répondu aux promesses: Ami de Morta fut envoyé
pour la hâter. On demandait les établissements promis et les subsides
annuels qui avaient été stipulés, et probablement des indemnités pour le
dommage que l'empereur avait paisiblement laissé porter aux Génois par
les Pisans. L'ambassadeur, après deux ans d'absence (1170), était attendu
à Gênes, quand deux délégués de l'empereur y arrivèrent avant lui. Ils
parlèrent dans les termes les plus choisis de l'amitié de leur maître, et
ils étalèrent cinquante-six mille perperi qu'il envoyait aux Génois. La
somme était d'un grand attrait au milieu des embarras du temps; un des
traits les plus marqués du caractère génois, la méfiance, l'emporta. Il a
toujours régné dans leur pays un scrupule excessif de porter atteinte au
moindre droit litigieux: crainte superstitieuse, si l'on peut parler
ainsi, qui introduit les conseils du légiste dans la politique et dans
les transactions journalières du commerce. On refusa l'argent tant que
Morta ne fut pas de retour; on le refusa encore quand, à son arrivée, il
assura que l'offre des ambassadeurs n'était pas égale au dernier mot de
leurs instructions. Morta, qui, à ce que raconte l'annaliste, très-bien
accueilli à Constantinople, en revenait fort riche, y fut renvoyé sur les
pas des ambassadeurs grecs pour ôter tout malentendu sur la quotité de
l'indemnité (1180)9. Nous ne savons si l'argent fut recouvré, mais huit
ou neuf ans plus tard Morta négocia encore un traité avec Alexis Comnène
qui avait succédé à Manuel. Le procès-verbal de la prise de possession
des établissements concédés aux Génois et la description des lieux sont
conservés dans les archives de Gênes. On y trouve aussi les instructions
données postérieurement à un autre ambassadeur (1201)10: il était chargé
d'aller demander, avec un peu plus de facilités pour le commerce, un
rabais sur les droits, et surtout de réclamer justice en faveur des
Génois créanciers des Grecs. Il lui est imposé, au surplus, de rapporter
au trésor six cents perperi sur les dons que lui fera l'empereur. Mais
c'était le temps des sanglantes révolutions d'Alexis III, d'Isaac Lange
et de l'usurpateur Murzufle. Probablement la négociation n'avança pas, et
peu après, la conquête des Latins vint renverser toutes choses.

On voit que les hommes qui, consuls ou conseillers, s'occupaient des
affaires de l'État ne manquaient ni de soin ni de vigilance. Dans une
année (1163) où il n'y avait pas d'arriéré, le budget de la république se
montait à six mille huit cent cinquante livres en recette et en dépense.
La somme était devenue bien médiocre pour le temps et pour la
circonstance. Quand un délégué impérial vendait son appui pour deux ou
trois mille livres, il est évident qu'il fallait d'autres ressources. On
remarque cependant que jamais dans ces temps difficiles un parti
convenable à la sûreté ou à l'honneur du pays ne manqua faute d'argent.
La bourse des particuliers suppléait sans difficulté à l'épargne épuisée,
et c'est ainsi que les richesses privées servaient au bien public. Rien
n'empêche de croire que, parmi les citoyens opulents, il y en eut de
généreux, capables de sacrifices désintéressés à la patrie; mais
communément, il fallait recourir aux emprunts; les prêteurs exigeaient
des gages; ils s'emparaient des diverses branches des revenus publics
afin d'assurer leurs remboursements par leurs propres mains.

Quand autrefois la république était bornée aux expéditions maritimes, le
plus souvent elle n'avait qu'à laisser aux particuliers le soin de s'en
charger. L'appât des captures espérées suscitait assez d'armateurs
volontaires et d'hommes qui spéculaient sur le profit à faire en
s'associant à l'entreprise. Les flottes partaient sans exiger beaucoup
d'avances du trésor public. Quand on s'étendait davantage, ou quand il
convenait d'aller établir des croisières qui promettaient peu de profits
directs, il fallait bien que l'État armât à ses frais. A cette occasion
commencèrent les emprunts. Le premier qui nous est signalé eut pour cause
l'expédition d'Almérie; mais le butin de cette ville et celui de Tortose
surpassèrent la dépense. Toutes les expéditions n'étaient pas si
lucratives: celles de Grillo aux bouches du Rhône coûta sans produire.
Mais il n'était pas pour Gênes d'expédition maritime qui pût être aussi
onéreuse que les moindres mouvements par terre. A leur occasion on voit
les revenus engagés, alternativement rachetés et réengagés de nouveau.
L'approche de Barberousse, la construction des murs, la protection donnée
à Barisone, la diplomatie vénale de l'empereur, exigèrent les plus grands
sacrifices. Enfin, pour faire la guerre sur terre, il fallait des
cavaliers; il n'y en avait point à Gênes; on en soldait en Lombardie.
Pour en fournir promptement aux Lucquois pendant l'alliance, on demandait
l'assistance des marquis et des comtes de la Ligurie: ils arrivaient
avec leurs suivants; or ces nobles auxiliaires ne servaient ni
gratuitement, ni à peu de frais. Une de ces convocations, qui devint
inutile, endetta la république de 3,000 livres.

On levait des collectes imposées sur les citoyens. Nous ne savons quand
on commença à recourir à cette ressource; mais nous la trouvons annuelle
dès 1165. L'impôt devint permanent, sa quotité resta variable; le plus
souvent elle était de 6 deniers par livre (deux et demi pour cent);
quelquefois elle fut de 8 deniers (trois et un tiers) et au delà. On
n'explique pas si c'est sur le revenu ou sur le capital de chacun.
L'annaliste avertit quelquefois que la collecte est indépendante de la
taxe des vaisseaux. On trouve aussi des années où le droit de douane est
élevé à 3 deniers par livre sur la valeur des marchandises importées et
de 9 deniers sur les exportations (1169). Dans certaines occasions on
essaye de soumettre à la collecte Savone et Noli, sous le prétexte que
ces villes sont de la compagnie de la commune de Gênes. Ces impositions
devaient servir à l'amortissement des emprunts et au retrait des revenus
engagés. Et telles étaient, après tout, les ressources d'une république
mal dotée, mais riche en citoyens opulents, que, la guerre de Pise
terminée (1185), quand la paix de Constance laissa respirer l'Italie
(1186), en deux années les consuls payèrent les deux moitiés de la dette
entière et libérèrent les revenus publics. Les embarras pécuniaires
étaient plus faciles à faire disparaître que les factions à éteindre et
leurs violences à contenir.


LIVRE TROISIÈME.
DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC
II.
1160 - 1237.

CHAPITRE PREMIER.
Établissement du podestat.

En recherchant la situation du pays aux premiers moments du gouvernement
échu à la noblesse, le vieux historien Caffaro nous sert encore de guide.
Dès la troisième année de la nouvelle compagnie jurée en 1157, et à
laquelle nous avons cru pouvoir rapporter l'établissement aristocratique,
il nous dit, sans détailler les événements, sans nommer personne, que les
citoyens étaient en violente inimitié, mais que le consulat veilla si
bien qu'ils n'osèrent entreprendre ni combat, ni voies de fait. L'année
d'après (1161), la vigilance des consuls, tournée à remettre la paix dans
la ville, leur inspira d'exiger des parties contendantes la promesse
qu'on ne se livrerait point aux rixes accoutumées, et que nul ne
commencerait des querelles. Dans le serment étaient stipulées de fortes
peines en cas de contravention, et, dit l'historien, ceux qui, au mépris
de cet engagement, prirent les armes ou insultèrent quelque membre de la
compagnie payèrent, l'amende (1163): ils résistaient; mais on les y
forçait en abattant leurs maisons et leurs tours, quand ils tardaient à
donner satisfaction. La dernière année où Caffaro écrit encore, il loue
les consuls d'avoir entretenu la concorde en défendant et en réprimant
toute violence, surtout en se débarrassant des instruments de ces
méfaits. Depuis plusieurs années les brigands et les sicaires avaient
pullulé dans Gênes; le gouvernement les fit rechercher: un grand nombre
fut arrêté et jeté à la mer. Alors on respira. Ce qui restait de fauteurs
de crimes, découragé, se tint en repos tout le temps de ce consulat. Tel
est le tableau que nous laisse, en prenant congé de nous, l'écrivain qui
avait célébré la concorde publique florissant sous le nouvel ordre de
choses.

La cause des troubles à ce moment était-elle dans l'opposition des
populaires dépouillés de leurs droits par les nobles? Cela ne semble pas
être, du moins encore; ce sont des tours que l'on rase pour punir ceux
qui troublent la paix. Quand l'histoire nomme les combattants, ce sont
des nobles. Si elle parle du peuple, il ne paraît qu'à la suite des chefs;
ou, plus souvent, il se montre appuyant le consulat, et prêtant la main
pour forcer les nobles rivaux à se désister des voies de fait. Car toutes
ces dissensions procédaient par la prise d'armes, la guerre intérieure.

Quand des nobles ont pris le pouvoir pour eux seuls, entre eux leurs
dispositions jalouses sont entretenues de jour en jour par les intrigues
de la candidature, par le choc des intérêts matériels, chacun prétendant
bien que le moindre avantage de sa position soit de faire pencher sous le
poids de son crédit la balance de la justice. De là les injures
réciproques: l'esprit de famille devient au dehors un esprit de haine et
de vengeance; les alliances de parenté se changent en faction, et quand
les circonstances extérieures présentent deux partis qui divisent le
monde politique, le choix fait par les uns jette nécessairement les
autres dans la direction opposée.

Deux familles ambitieuses et alliées tendaient ensemble à se saisir de la
prépondérance. C'étaient les Castello et les Volta. Ouvertement dévoués à
la faction impériale avant qu'elle s'appelât gibeline, ils sont parties
principales dans toutes les commotions civiles. Souvent ils bravent les
magistrats et provoquent la répression; et cependant on les voit, chaque
année, chargés de négociations ou de commandements importants. On les
trouve presque sans interruption sur les tables consulaires de la
république; et, chose notable, toutes les fois que leurs noms y
paraissent, ils sont à la tête de la liste. Foulques de Castello va
bientôt marquer parmi les siens; c'est le premier individu que nous
pouvons surprendre au milieu des menées d'une ambition flagrante.

Une cérémonie publique met en présence Foulques de Castello et Roland
Avocato, membre d'une autre famille puissante. Ils sont l'un et l'autre à
la tête de nombreux suivants. S'il y avait quelque opposition politique
entre eux, on l'ignore: mais une rixe s'éleva entre les deux cortèges;
l'annaliste la représente comme accidentelle et due à l'insolence de
quelques jeunes gens. N'était-ce pas plutôt l'occasion saisie par deux
rivaux de se braver, de se heurter, de se combattre? Car ils étaient en
force et en armes. Les archers de Volta tuèrent le fils d'Avocato et avec
lui deux autres nobles. La république en fut bouleversée. Peu de temps
après, Marchio Volta, alors consul, paisiblement retiré à sa campagne au
temps des vendanges, fut massacré par une bande de misérables sicaires.
On reconnut la main qui les conduisait, c'était la vengeance d'Avocato.
Ce fut, dit l'annaliste, le réveil de ce furieux esprit de discorde qu'on
croyait endormi pour jamais; ce fut le signal de six ans de guerre
civile et de dommage pour la patrie.

(1165) Chaque parti, chaque famille avait ses clients; et quand les chefs
auraient voulu la paix, la scélératesse de leurs suivants l'aurait
rompue. On faisait renouveler, tous les ans, quelques serments de
concorde, et du moins on jurait des trêves. Quand on l'avait obtenu, ce
serment procurait quelque répit dont les consuls profitaient pour
expédier les galères aux destinations que demandait la guerre. Mais les
troubles reprenaient bientôt. La république, dit l'historien, était en
lambeaux, tous lui causaient des maux, nul ne pensait à son bien.

Enfin des consuls, plus fermes que leurs prédécesseurs, se procurèrent au
dehors deux cents clients qui reconnaissaient exclusivement leurs ordres.
Ils les armèrent et les conduisirent aux maisons des Volta et des
Castello; ils les y établirent en garnison malgré la résistance des
maîtres; puis ils assemblèrent le peuple. Le serment que, pour cette
fois, ils exigèrent des principaux citoyens exprima l'obligation de
porter leurs querelles au consulat pour en ordonner paix ou guerre; le
reste de l'assemblée jura de prêter main-forte contre quiconque
résisterait.

Fort de ce soutien, on appela les chefs des partis et on leur proposa la
médiation des consuls pour faciliter entre eux une réconciliation. Ils
refusèrent, et demandèrent qu'avant tout les griefs réciproques fussent
débattus. En consentant à les entendre, les consuls se formèrent en
tribunal et donnèrent audience aux causes. On rejeta d'abord les
plaidoyers écrits que les parties prétendaient produire. On en vint à la
franche explication des raisons de chacun. Les juges s'étaient promis de
se montrer impassibles pendant cette longue discussion. Le jour se
consuma à entendre les parties; la nuit presque entière se passa à
délibérer. On fixa les points de la controverse. On reconnut un nombre
d'offenses capitales, qui méritaient le combat judiciaire: on examina
s'il fallait l'exiger. Avouer qu'on reculait devant ce parti rigoureux
eût donné la mesure de trop de faiblesse dans le gouvernement. La
sentence ordonna que les querelles seraient vidées par six duels qui
furent appointés parmi les acteurs principaux des scènes passées. C'est
sur la violence du remède que l'on compta pour en faire désirer de plus
doux. On fit sur-le-champ afficher la sentence, l'archevêque fut averti
de cette grave résolution. Tandis que les femmes et les enfants des
champions désignés couraient en larmes auprès des consuls, les
suppliaient de rétracter ce jugement homicide, le pasteur, répondant sans
doute à l'intention secrète du gouvernement, rassemblait tous ses
prêtres, et, faisant retentir les cloches sans attendre le jour pour
mieux frapper les esprits au milieu des ténèbres, appelait l'assemblée et
l'assistance du peuple entier comme en une calamité publique. Ceux qui
accoururent trouvèrent les cendres du saint Jean-Baptiste exposées, les
saintes croix, bannières ordinaires des fidèles, dressées aux portes de
l'église, le clergé dans le plus grand appareil en prières, les familles
intéressées en émoi. L'archevêque éleva sa voix vénérable et somma les
consuls et fous les citoyens de s'opposer à l'effusion du sang. Les
consuls rappelèrent ce qu'ils avaient fait pour être dispensés d'ordonner
le combat. Une renonciation volontaire, le sacrifice des outrages
réciproques pouvait seul maintenant, mais pouvait encore arrêter le cours
de l'impassible justice. Le peuple entier l'exigea en témoignant son
horreur des duels. Des parties, celles qui étaient présentes cédèrent à
ce voeu, mais les principales s'étaient tenues absentes. On courut
chercher Roland Avocato, celui dont le fils avait péri le premier. Quand
il apprit qu'on lui demandait de se départir de la vengeance de ce
meurtre, il déchira ses vêtements, il se jeta sur le seuil de sa maison,
protestant qu'il n'en sortirait pas. Il évoqua son fils et les victimes
de son parti; mais on ne le quitta point; l'archevêque, le clergé en
procession, vinrent lui présenter la croix et l'Evangile. Entraîné par
cette sorte de violence, conduit au milieu de l'église, pressé de
supplications et d'exhortations religieuses, il céda enfin et promit
d'obéir à ce que les consuls exigeaient. Foulques de Castello, alors
mandé, répondit avec modestie que les magistrats de la patrie étaient ses
maîtres, que son voeu était d'exécuter leurs ordres, mais qu'il les
suppliait de l'excuser s'il ne le pouvait sans l'aveu de son beau-père
Ingon della Volta. Sur cette réponse on se rendit dans le même appareil
chez celui-ci. Le beau-père et le gendre se laissèrent conduire à
l'église, et, après quelque résistance, ils cédèrent à leur tour. Le
pardon réciproque fut prononcé, juré, confirmé par le baiser de paix. Les
autres parties suivirent sans hésiter l'exemple de leurs chefs, et de
solennelles actions de grâces, entonnées par l'archevêque au pied des
autels, terminèrent cette scène religieuse et patriotique à laquelle il
ne manqua que la sincérité.

A l'ombre des grandes querelles, les animosités privées s'étaient donné
carrière. Toutes les passions sordides et violentes, instruments dont les
parties se servaient, travaillaient pour leur propre compte aux dépens de
la sécurité et de la propriété. Les clients, dont les hommes puissants se
faisaient suivre, étaient surtout les habitants des domaines que ceux-ci
possédaient autour de la ville ou sur les autres points du territoire.
Mais des paysans, des montagnards, ainsi formés à exécuter les vengeances
de leurs maîtres, se familiarisaient avec les meurtres et prenaient goût
aux pillages. Ils se rendaient redoutables à ceux mêmes qui les avaient
excités.

Bientôt ce sont les familles des Vento et des Grillo qui sont en guerre.
A peine l'autorité leur a fait poser les armes, ces mêmes Grillo sont
coalisés avec Foulques de Castello qui reparaît pour livrer un furieux
combat aux de Turca ou Curia (une même famille est désignée sous ce
double nom). C'est évidemment ici la lutte de l'ambition. Lanfranc della
Turca, suivi d'une bande de sicaires, assassine Angelo de Mari, consul en
fonction. Cet attentat excite l'indignation et l'horreur: les populaires
comme les nobles prêtent la main aux consuls pour venger leur collègue:
on poursuit les meurtriers: ils fuient et l'on prononce leur
bannissement; on dévaste leurs maisons, on démolit leurs tours: enfin
tandis qu'un légat du pape vient prêcher la concorde et opère quelques
raccommodements, les Vento rompent avec les Volta naguère leurs alliés;
ils se livrent une bataille sanglante sur les places publiques. La cause
de ce trouble ne nous est pas cachée cette fois, c'est la jalousie des
prétentions au consulat; c'est pour ce prix que se divisent ceux qui
s'étaient unis contre les autres concurrents.

(1190) Ces désordres étaient devenus intolérables. C'est alors qu'on
insinua aux citoyens paisibles, aux hommes impartiaux, la pensée
d'enlever à tous les prétendants, sans distinction, ce consulat trop
envié. Ceux dont l'ambition n'était pas assez accréditée pour le disputer
connivèrent au projet de suspendre cette magistrature. Quant à la faction
opposée aux Volta, contente de faire tomber de leurs mains le pouvoir
qu'elle n'avait pu s'assurer pour elle, elle se donnait l'apparence de
sacrifier ses propres prétentions et de se soumettre à un remède qui
était au fond son ouvrage. On proposa donc de conférer à l'avenir
l'autorité et la majesté du gouvernement à un magistrat unique qu'on
élirait chaque année sous le nom de podestat1 et qui serait
nécessairement étranger. Cette singulière invention d'aller chercher
ailleurs un gouverneur et des juges afin d'éviter les jalousies des
candidats nationaux et la partialité des compatriotes, s'était déjà
répandue en Italie depuis les institutions analogues imposées par
Barberousse. Mais elle devait répugner à la défiance de Gênes, à ses
sentiments de fierté, d'indépendance, de nationalité, si l'on peut parler
ainsi. Il fallait, pour la faire admettre, toute l'importunité, tout le
dommage de ces tumultes journaliers où un petit nombre de prétentions
blessaient toutes les autres et troublaient la sécurité de la masse. Mais
il fallut aussi, pour que cette mesure pût être prise, que le prétendant
le plus ambitieux, Foulques de Castello, fût absent. Il était parti pour
voler au secours de Ptolémaïs. Une circonstance nous fait connaître que
la révolution était faite contre lui et les siens. Ses deux fils et son
neveu, ayant épié les consuls qui allaient sortir d'exercice, les
assaillent à la tête d'hommes armés, et massacrent Lanfranc Pevere, l'un
d'eux. La ville est remplie de troubles. Le podestat élu, appelé et
installé à la hâte, rassemble le peuple et lui demande s'il veut qu'un
tel forfait reste impuni. Il appelle l'assistance des gens de bien; on
s'arme; il marche à la tête de cette foule. On fait le siège de la maison
de Foulques. Ce redoutable château est pris et ruiné de fond en comble:
les meurtriers du consul se sauvent par la fuite: tels furent les
auspices sous lesquels s'installa le régime des podestats. On doit juger
par là si c'est avec fondement que le rédacteur des chroniques a pu
assurer que cette institution fut unanimement résolue. Au reste, en
recourant à cette innovation (1190), le parlement avait déclaré que le
consulat n'était pas abrogé, mais seulement suspendu. On semblait n'avoir
voulu donner à la république en désordre qu'une sorte de dictature
temporaire. Cependant quand cette innovation eut acquis quelque
consistance, on la constitua avec des règlements qui en supposaient la
continuité2. Le podestat était déclaré gouverneur politique et militaire.
La présidence des conseils lui était dévolue; il exerçait le pouvoir
exécutif et la police coercitive. L'autorité de la justice criminelle
était en ses mains. Les consuls des plaids étaient conservés et maintenus
dans leur juridiction pour les affaires civiles seulement, encore paraît-
il qu'en certains cas leurs sentences pouvaient être révisées par le
podestat3.

Son élection était confiée à trente notables; leurs choix ne pouvaient
porter que sur un absent. Ce devait être un chevalier distingué dans les
armes, ou un docteur, jurisconsulte de haute réputation. On devait le
prendre dans une ville amie. Aussitôt le choix des électeurs déclaré,
deux délégués partaient pour aller le notifier à l'élu. S'il acceptait la
dignité offerte, les ambassadeurs recevaient son serment solennel en
présence du conseil de sa propre ville. Il était tenu de donner une
caution pour garantie spéciale de la promesse de remettre le pouvoir le
jour même où expirerait l'année de sa charge, de se soumettre à un
syndicat où son administration serait jugée, et de s'éloigner aussitôt
l'absolution obtenue. En venant à Gênes il ne pouvait y introduire ni
femme, ni enfants, ni frères. Son cortège et sa maison étaient de vingt
personnes, y compris trois chevaliers et deux jurisconsultes, tous cinq
étrangers comme lui, pour lui servir les uns de lieutenants, les autres
d'assesseurs ou de vicaires. Toute sa suite devait repartir après ses
fonctions finies: ceux mêmes de ses compatriotes qui se trouvaient à
Gênes devaient en ressortir avec lui.

Mais, tandis qu'on donnait ainsi des règlements à cette sorte de
gouvernement comme à un ordre stable, d'année en année on eut
alternativement des podestats ou des consuls. Nous pouvons bien croire
que ce n'est qu'au gré des factions qu'on variait ainsi. Quand Foulques
de Castello et les siens dominaient, sûrs du consulat ils le faisaient
rétablir et ils ne souffraient pas qu'un étranger fut appelé pour leur
mettre un frein. Quand les autres nobles étaient en état de résister au
crédit de ces puissants adversaires, ils exigeaient la nomination d'un
podestat. Ce régime fut maintenu le plus souvent et le plus longtemps
quand la couleur dominante du gouvernement était guelfe: sous
l'influence de la cour de Rome on prenait les podestats dans les villes
de la ligue lombarde; mais Castello, engagé dans la faction opposée, en
insistait d'autant plus pour le consulat, qui d'ailleurs lui convenait si
bien.

(1202) Cependant, une année, par un exemple unique, on voit un podestat
génois contre la condition principale de l'institution, et ce Génois
n'est autre que Foulques lui-même. L'annaliste enregistre ce nom comme il
a écrit tout autre aux années précédentes. Il n'accompagne d'aucune
réflexion ce fait singulier, ce pas évidemment tenté vers l'usurpation.
Une émeute avait précédé cette nomination inconstitutionnelle: mais
l'année suivante, on nomme un podestat étranger. Nous ignorons sa patrie
et par conséquent le parti qui l'a choisi; mais après lui on retrouve
plusieurs consulats de suite, les Volta et les Castello y ayant toujours
la part principale, et l'on ne retourne aux podestats que lorsque de
nouvelles combinaisons extérieures altérèrent l'équilibre des factions.
À l'institution des podestats (1190), ceux des six premières années
gouvernaient seuls et sans contrepoids; ce fut seulement à la septième
nomination (1196) que l'on se ravisa, et que les correcteurs de lois
firent imposer aux podestats des adjoints ou conseillers qu'on appela
d'abord recteurs. C'était un conseil qui devait concourir à la direction
des affaires. Il ne paraît pas qu'avant cela les consuls eussent de
pareils assistants; réunis, ils étaient eux-mêmes le conseil de la
république, et l'on ne voit pas d'intermédiaire entre eux et le parlement
ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut
représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui
donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est
ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre
des affaires publiques.


CHAPITRE II.
Henri VI.

L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la
pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de
l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait
tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de
Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume
son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder,
de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord
sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les
flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes
lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu.
L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était
procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux
dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner
sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des
Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une
forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands
privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche
province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des
deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père.
Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés
des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre.
Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux
bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies
avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant
lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à
repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au
moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile
aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les
esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout
en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri
vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux
Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons
l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui
en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours
il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines
de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains.

Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité
ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les
Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait
si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en
Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle.

Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu
arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait
enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient
été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces
affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la
mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la
Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties
remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait
réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de
Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le
sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois
personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à
l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva
une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent
l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux
avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient
réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara
de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer.
Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les
opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une
réconciliation.

L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus
invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les
Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri.
Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer.
Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils
s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à
Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour
capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition,
réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons
et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses
engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir
les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin
elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole,
le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la
mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime
représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires
régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire,
irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les
ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien
en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se
répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des
privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne
veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le
titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de
ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers
d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux
quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à
Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant
qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour
l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les
violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de
gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant
de quelques années sur leur usage.

C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de
la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions
italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le
mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient
semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique,
officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se
trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la
république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces
méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins.
Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques.

Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore
en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue.
Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme
l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments
génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour
débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les
déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise
répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas
pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme
les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition
commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes
n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On
débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois
résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin
d'en augmenter les fortifications.

Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois,
faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas
que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée.
L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent
aussitôt. Ils apportaient l'instrument du traité fait entre Henri et la
commune, et ils commencèrent à en lire les clauses devant lui. Il
interrompit la lecture; elle était fort inutile, dit-il, il savait par
coeur le contenu de l'acte, et d'ailleurs il en possédait la copie.
Entendait-on venir plaider contre lui avec ces papiers? Il ne pouvait
rien donner aux Génois en Sicile. Il n'irait pas partager son royaume
avec eux; mais s'ils voulaient conquérir celui d'Aragon, il consentirait
à les aider, et il leur laisserait la conquête entière. Les députés
prirent cette offre pour une nouvelle insulte. Ils se retirèrent plus
aliénés que jamais. Henri passa en Allemagne. Gênes persista dans
l'alliance lombarde et prit chez elle ses podestats (1196). C'est à cette
époque que les correcteurs des lois réglèrent qu'à ce gouverneur seraient
adjoints, sous le nom de recteurs, huit nobles, quatre de chacune des
grandes divisions de la ville, la cité et le bourg.

La ville s'était remplie de voleurs, de sicaires. En une même nuit ils
furent enlevés; on trancha la tête à quelques-uns; on creva les yeux à
tout le reste. Le podestat entreprit aussi de faire la guerre à ces
forteresses domestiques dont les citoyens puissants avaient hérissé la
ville, à ces tours de hauteur démesurée qui donnaient à leurs
propriétaires l'avantage d'écraser au loin leurs ennemis. Une ancienne
loi, dont les magistrats promettaient l'observation chaque année, ne
permettait aux tours que quatre-vingts pieds d'élévation; et cette
mesure donne à la fois pour l'époque celle des ressources de l'art de
bâtir solidement et l'idée de l'état hostile dans lequel vivaient les
habitants2. Ce serment n'avait jamais été tenu. Le podestat le prit à la
lettre. Il alla lui-même, avec les forces dont il disposait, faire
abaisser ce qui dépassait la mesure légale. Nous ne savons pas si cette
sévérité fut impartiale; mais celle qu'il déploya bientôt par des moyens
semblables pour soutenir une loi de parti, enfanta de nouvelles haines et
de nouveaux troubles. Depuis que la république s'était soustraite à
l'alliance de l'empereur Henri, elle avait défendu à ses citoyens de
fréquenter le royaume de Sicile. Cette défense était très-défavorable à
leur commerce, elle blessait surtout ceux des nobles qui s'étaient
adonnés au parti impérial, les mêmes sans doute que nous avons vus
accusés de conseiller Henri au préjudice de leur patrie. Cette loi fut
donc méprisée par eux. Ils dirigèrent leurs vaisseaux sur la Sicile, et
le podestat entreprit de les en punir. Ido Mallon, noble navigateur,
arrivait dans le port avec un navire richement chargé. Le débarquement
lui en fut interdit. Il n'en tint compte; il mit ses marchandises à
terre, d'abord secrètement, bientôt ouvertement et à main armée. Le
podestat assemble le peuple à cri public, marche contre le réfractaire,
fait démolir sa maison, et, de peur d'être accusé de s'en approprier le
pillage, fait porter tout ce qui s'y trouve de précieux sur la place
publique en plein parlement, et de là au fisc. Quant aux autres nobles
passés en Sicile malgré les inhibitions, le podestat suivit à leur égard
cette manière de procéder qui paraît lui avoir été propre; il rasa leurs
maisons et leurs tours (1197). L'un d'eux, Nicolas Doria, revint et tenta
de se venger sur la personne du podestat; mais les autres membres de
cette puissante famille intervinrent. Nicolas Doria, peu après,
commandait une flotte de la république au Levant (1201); il avait fait le
traité avec Léon, roi d'Arménie, et rapportait à la commune de Gênes plus
de mille cinq cents livres en argent et en pierres précieuses. Il est
probable que cette mission avait été une sorte d'honorable exil après sa
violente tentative.

Les populations du territoire que Gênes considérait comme son État ne
donnaient pas moins d'inquiétude que les troubles internes. Nous ne
savons si c'est aussi la querelle générale des deux grands partis de
l'Italie qui les agitait; mais à cette époque oh vit de moment en moment
et tour à tour les bourgs de la Ligurie soulevés (1198), en état de
résistance et de guerre (1199). Chaque podestat pendant son exercice se
trouve obligé de marcher contre ces réfractaires (1204). La manière de
procéder, en ce cas, est de dévaster le pays, de couper les arbres, de
ruiner les habitations autour des lieux qu'on ne peut entièrement
soumettre. Là où l'on pénètre on lève des contributions, on prend des
otages, et l'on impose des amendes. En un mot, Gênes est la plus forte,
mais elle s'entoure de voisins de plus en plus ennemis, et si elle les
compte pour des sujets, elle ne peut ignorer combien leur foi est
douteuse. Ceux que les poursuites ou les menaces font sortir de leurs
foyers se font pirates sur la côte et troublent le commerce. Il faut
prendre soin de les détruire, et la république n'y réussit pas toujours.
Bientôt les émigrés de la ville même firent en grand cette guerre de
corsaires.

Dans les expéditions du podestat, outre les gardes, serviteurs ou clients
qu'il s'était attachés, il faisait marcher comme fantassins les hommes en
état de porter les armes tant de la ville que de la banlieue. Mais
surtout les chevaliers de Gênes se rangeaient à sa suite. C'est ici qu'on
en parle pour la première fois. Jadis on requérait ou l'on invitait à
grands frais les seigneurs châtelains, vassaux ou amis de la république.
Mais l'économie et la méfiance tout à la fois avaient conseillé d'avoir
dans Gênes même le moyen de suppléer ce secours étranger. On avait formé
un corps de plus de cent chevaliers parmi les jeunes gens le plus en état
de s'adonner à l'exercice militaire et les moins engagés dans d'autres
carrières, afin qu'ils fussent prêts à marcher à toute heure. A cette
époque où combattre à cheval était, chez les autres nations, le privilège
et la marque de la noblesse, nous pensons que l'institution des
chevaliers de Gênes fut ce qu'elle était ailleurs. L'annaliste, pour en
relever l'éclat, la représente comme un retour aux nobles usages de leurs
aïeux, et si ce n'est là qu'une supposition, c'est la preuve de
l'importance attachée alors à cette chevalerie. Elle fut certainement
composée des nobles en état d'y prendre part, et il se peut qu'elle ait
servi à faire quelques nobles nouveaux. Précisément à cette époque nous
savons que la ville de Narbonne, alliée de Gênes, se maintenait dans la
possession de donner à ses bourgeois la ceinture militaire, c'est-à-dire
l'ordre de chevalerie, en un mot, la noblesse. Il n'y aura pas eu plus de
scrupule à Gênes, qui déjà avait fait des nobles de ses magistrats.
Quelques années plus tard la commune de Gênes arma chevalier le fils du
noble Hubert de Montobbio, probablement un Fiesque. Quoi qu'il en soit,
les chevaliers de Gênes et la part qu'ils prennent aux excursions de la
force publique sont souvent mentionnés pendant quelques années, après
quoi l'on cesse d'en parler. La guerre maritime répandit toujours plus
d'éclat dans ce pays que la guerre de terre. Cependant il ne tarda pas à
fournir des stipendiaires aux étrangers; et probablement les capitaines
génois de ces compagnies d'archers qui servirent en Angleterre et en
France ne négligèrent pas de se décorer du grade de chevalerie.

(1202) La plus importante des soumissions extérieures obtenues à cette
époque de notre histoire est celle des marquis de Gavi. Les seigneurs de
ce nom, deux frères et leurs neveux fils d'un troisième, abandonnèrent à
la république leur château, leurs domaines et tout ce qu'ils possédaient
à Gavi, y compris les droits attachés à leur seigneurie, sous la réserve
seulement de la moitié du péage qui se levait au défilé de la Bochetta
que Gavi domine. Ils reçurent de la commune de Gênes pour cette cession
3,200 livres en argent; et, pour en porter le prix à 4,000 livres, il
fut établi, avec le consentement des villes de Lombardie intéressées à
l'usage de ce chemin, un droit extraordinaire et temporaire sur les
passants qui durerait jusqu'à ce qu'il eût rendu les 800 liv. dues encore
aux marquis. De leur personne, non-seulement ils jurèrent à Gênes la
compagnie et le domicile, mais ils se soumirent à ne pas se remontrer
plus de trois fois par an dans les environs de leur ancienne seigneurie.
On ne voit pas que ces nouveaux hôtes aient pris de l'ascendant à Gênes.
Leur nom ne paraît pas, soit dans la liste des consuls, soit parmi les
conseillers. Seulement on trouve, cinquante ans plus tard, un des marquis
de Gavi au nombre des nobles commissaires chargés de la rédaction des
annales; et c'est tout ce qu'on en sait.


CHAPITRE III.
Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.

L'empereur Henri était mort. En Allemagne deux compétiteurs se
disputaient la couronne impériale. Celle de Sicile fut dévolue à
Frédéric, enfant que Henri laissait au berceau. Constance, veuve de
l'empereur, ne survécut pas longtemps à son époux, et en mourant elle
légua la tutelle de son fils au pape Innocent III; mais le sénéchal
Marcuard occupait le royaume et le gouvernait à son gré.

La querelle des Génois avec le gouvernement sicilien n'était pas finie.
Il y eut cependant quelques rapprochements d'après lesquels les rapports
commerciaux reprirent leur cours, et la république cessa de prohiber à
ses citoyens la fréquentation de la Sicile. Mais les Génois n'avaient pas
oublié que Henri leur avait promis Syracuse et ils cherchaient l'occasion
de se faire justice sur cette promesse; la guerre pisane en fournit le
moyen.

Cette guerre se poursuivait sur la mer; à chaque saison on entreprenait
de nouvelles croisières. Une flotte partie de Gênes se donna rendez-vous
avec les galères que l'automne ramenait de Syrie et d'Égypte. La réunion
se fit sur l'île de Candie. Un aventurier, Henri le pêcheur, comte de
Malte, se réunit aux Génois. Tous ensemble allèrent assiéger Syracuse
sous prétexte d'en chasser une garnison pisane qui y dominait, et d'y
rétablir l'évêque qu'elle en avait expulsé. L'on occupa la ville. La
possession en fut prise au nom de la commune de Gênes, et, sous son
autorité, les chefs de l'expédition en nommèrent comte Allaman della
Costa que l'annaliste qualifie de brave et excellent ami des Génois1,
mais qui, par le reste du récit, semblerait Génois lui-même. Une étroite
alliance s'établit entre ce nouveau seigneur et le comte de Malte. Leurs
courses maritimes se firent en commun. Syracuse fut le point d'appui de
celles des Génois. En partant de ce port on allait au-devant des galères
qui retournaient du Levant. On rassemblait ainsi des flottes formidables.
Le comte Henri en fut nommé commandant, et, après plusieurs exploits, il
se servit de ces forces pour s'emparer de Candie2 et pour s'en faire
souverain. Mais cette propriété fut disputée par les Vénitiens3, et les
suites de cette entreprise donneront bientôt un aliment tout nouveau à
notre histoire. Les Génois ne furent d'abord mêlés à la querelle que
comme simples auxiliaires. Le comte leur demanda des secours; ils lui
accordèrent des galères, des hommes, beaucoup de vivres et de l'argent.
Cependant, après quelques pertes réciproques, Gênes désira 1a suspension
d'hostilités qui retombaient sur le commerce. Leur trêve avec les
Vénitiens fut jurée pour trois ans. La république obligea le comte de
Malte à y souscrire: on ne l'obtint pas sans difficulté.

Ainsi s'était compliquée la querelle avec les Pisans. Il fallait la
soutenir non-seulement sur les côtes de la Ligurie et de la Toscane, mais
en Sicile, vers le Levant, dans les eaux de la Sardaigne, de la Corse, de
la Provence, de l'Espagne. Soit que ces croisières fussent l'occasion
d'actes peu agréables aux neutres, soit que d'autres causes les
aliénassent, les Génois paraissent avoir été partout traités, à cette
époque, avec peu de faveur.

(1212) Le roi d'Aragon se comportait généralement en ennemi; et comme son
pouvoir et celui de son frère, comte de Provence, s'étendaient alors
jusqu'à Nice, c'était pour Gênes un mauvais voisinage. Cependant les
Marseillais avaient déjà fini ou ajourné leurs anciennes querelles avec
les Génois par un procédé singulier. Hugues de Baux, suivi de dix
gentilshommes de son pays, se présente dans le port de Gênes et vient
proposer de faire la paix. Cette démarche noble, la considération due à
de tels ambassadeurs font accepter leur offre sans autre délibération, et
la paix est conclue pour vingt et un ans.

(1215) Nice secoue en ce moment le joug des Aragonais et recherche une
étroite alliance avec Gênes. Ses députés viennent jurer la compagnie de
la commune génoise, et s'y associent pour la guerre et pour la paix, se
soumettant à leur part de contribution dans les levées d'hommes et
d'impositions maritimes. Le château enlevé aux Aragonais fut livré à
Hubert Spinola, consul de Gênes; mais cette occupation ne fut pas de
longue durée.

Avec les Pisans les hostilités étaient mêlées de trêves. Tour à tour les
empereurs d'autorité, les papes dans l'intérêt de leur influence,
réclamaient le droit de juger ou de concilier les deux républiques4. Les
abbés de quelques monastères situés à la frontière des deux territoires,
gens révérés des deux côtés, provoquaient des rapprochements. Ils
obtenaient que l'on compromît entre leurs mains; ils portaient des
sentences arbitrales, ils faisaient donner des baisers de paix, et au
même moment les parties réconciliées s'accusaient de mauvaise foi; enfin
on se retrouvait toujours en état de guerre.

(1211) On n'était pas ainsi avec Pise sans avoir à craindre les
fluctuations et les perfidies de la politique des seigneurs feudataires
voisins des deux États. Les puissants marquis de Malaspina étaient
surtout redoutés. Le propriétaire du château de la Corvara l'avait vendu
à Gênes. Cette transaction déplut aux Malaspina. Après quelques mois
d'hostilité ils acceptèrent une somme pour se désister de leur opposition
et souscrivirent la cession la plus authentique et la plus ample de tous
leurs droits sur la Corvara. Mais, à leur instigation, le fils du premier
vendeur y rentre par surprise (1216), et leur livre immédiatement le
château. Les Malaspina n'hésitent pas à se mettre en possession de ce
qu'ils avaient solennellement abandonné. Nouvel armement pour les chasser
de cette place usurpée. Ils en sont quittes pour faire une fois de plus
ce qu'ils ont fait si souvent, ils jurent obéissance à la république et
soumission à ses jugements (1218).

De l'autre côté du territoire, la république reçut (1214) d'Othon,
marquis de Caretto, l'abandon de certaines terres et les lui rendit en
fief sous serment de fidélité. Foulques de Castello prit ensuite (1215)
un parti vigoureux pour mettre une barrière entre Nice et Vintimille.
Pendant un de ses consulats, il conduisit trois galères où montèrent un
grand nombre de nobles avec lui. Elles étaient accompagnées de bâtiments
de transport, chargés d'ouvriers et de matériaux de toute espèce. Le
convoi débarqua sur le rivage de Monaco, pays que la république
prétendait compris dans les concessions de l'empereur Henri IV. Sur ce
promontoire élevé au-dessus de la mer, on traça une forteresse défendue
par quatre tours entourées d'un rempart. On se mit incessamment à
l'ouvrage. Foulques ne rembarqua qu'après avoir vu les murailles à
trente-cinq pieds au-dessus du sol.

(1219) Malgré ces mesures, Vintimille donnait sans cesse de l'inquiétude.
Un soulèvement nouveau suivait promptement une vaine soumission. Une
révolte déclarée avait éclaté. Pour la réprimer, on ravagea le
territoire, mais c'est tout ce qu'on put faire dans une première
campagne. La seconde année (1220) on eut à la solde de Gênes Manuel, l'un
des comtes de Vintimille. Il avait, ainsi que son frère, cédé ses droits
sur la ville, mais on ne devait pas s'attendre à les voir les oppresseurs
de leurs anciens vassaux. Manuel, qui stipulait aussi pour son frère
Guillaume, s'engagea à leur faire une guerre sincère et sanglante de sa
personne et avec quinze chevaliers et dix arbalétriers. Il promit de
plus, sous bonne caution, de céder aux Génois les prisonniers qu'il
ferait, pour le même prix qu'il aurait pu tirer d'eux par rançon, et
cette odieuse partie du traité fut accomplie (1221). La guerre continua.
Il fallut cinq ans pour lasser les Provençaux et les seigneurs qui
étaient venus défendre la ville. Ce comte qui avait déserté ses vassaux
pour les assiéger avec les Génois, était retourné au milieu d'eux:
enfin, quand la constance des habitants fut épuisée et qu'ils furent
réduits à se rendre, l'on s'estima heureux de recevoir leur soumission.

Les guerres, les troubles intérieurs, les mesures répressives sans cesse
rendues urgentes devaient rendre très-difficile le maniement des finances
d'un État sans territoire. Il nous en reste des détails assez curieux
pour les indiquer.

(1208) L'armement de la flotte pour la guerre pisane coûte 10,000 liv. On
dépense 20,000 liv. par le second secours accordé au comte de Malte quand
il devait lutter contre les Vénitiens. Afin de le fournir, on eut recours
à une contribution extraordinaire et temporaire pendant six ans, de deux
deniers par livre sur les marchandises exportées et importées. La recette
de cette imposition fut vendue à l'encan et produisit une somme de 12,452
liv. A la nouvelle qui se trouva fausse d'un armement des Pisans d'une
force supérieure (1210), on en décréta un dont les préparatifs ne furent
pas achevés, mais qui donna lieu à une autre contribution. Tous les
citoyens furent obligés (1216) de déclarer le montant de leur fortune
pour en payer trois deniers par livre, et, en outre, sur chaque 1,000
liv. ils devaient fournir les vivres de guerre pour deux hommes. La
seconde campagne de la guerre de Vintimille se fit au moyen d'une
réquisition d'hommes sur tous les habitants au-dessus de quatorze ans, de
Cogoleto à Porto-Venere. Cinq hommes devaient en faire marcher un ou
payer trente sous en s'unissant riches et pauvres, de sorte que la taxe
pour ceux-ci fût de cinq sous, et de neuf pour ceux-là. L'année suivante,
on fit un emprunt forcé de 20 sous par 100 livres.

Enfin une opération de l'un des consulats de l'époque qui nous occupe
nous fait connaître les ressources de l'État et la difficulté de les
conserver disponibles et égales au besoin.

(1214) On aliéna pour six ans la recette de l'imposition ordinaire de
quatre deniers pour livre sur le commerce maritime d'entrée et de sortie.
Cette ferme fut adjugée pour la somme de 38,050 liv.; elle fut consacrée
à racheter des droits ou gabelles qui se trouvaient engagés5, non compris
toutefois la gabelle du sel; car ce monopole existait déjà: la moitié
de cette ressource était aliénée alors pour vingt-quatre ans. Une
imposition extraordinaire fut mise sur les immeubles, à raison de 6
deniers par livre. La moitié du produit fut réservée pour le rachat de la
portion engagée de la gabelle; l'autre moitié, consacrée aux travaux du
port, qui, de la droite du vieux môle, s'étendait maintenant jusqu'à la
nouvelle darse. L'année suivante, l'imposition fut répétée, à moins que
les annales qui en parlent deux fois, ne se rapportent à une seule
mesure, d'abord pour la promulgation, ensuite pour l'exécution6.

En rentrant dans la jouissance du revenu des droits sur le sel, une loi
expresse fut portée, pour défendre à l'avenir d'aliéner les impositions
et gabelles, excepté celle du sel, les droits du palais que la république
possédait à Messine, les revenus de Tyr (1214), et les chancelleries de
Ceuta et de Buzea (Bougie). Nous avons vu (1222) qu'en vertu d'un
arrangement singulier dans une de ces villes d'Afrique, et probablement
dans toutes deux, sur les impôts que le gouvernement des Mores exigeait
du commerce génois qui fréquentait leurs ports, une partie du droit
revenait au fisc de la république par les mains des officiers qu'elle y
entretenait. Ces revenus, par exception, pouvaient être légitimement
affermés, mais pour deux ans seulement. Au delà ou pour tout autre,
l'aliénation était déclarée nulle de plein droit, et les prêteurs étaient
avertis que la république reprendrait ce qu'on leur aurait
irrégulièrement engagé en son nom. Tous les citoyens de quinze ans
jusqu'à soixante et dix furent tenus de prêter un vain serment pour le
maintien de ce nouvel article ajouté aux statuts. En même temps des
nobles furent institués commissaires pour la gestion des finances.


CHAPITRE IV.
Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins.

La domination germanique était, en Italie, comme en suspens depuis la
mort de Henri VI. Son frère Philippe de Souabe et Othon d'Aquitaine,
descendant du duc Guelfe de Bavière, se disputaient la couronne
impériale. De leur opposition naquirent en Allemagne ces fameux noms de
partis de gibelins et de guelfes, qui, passés en Italie, s'y
appliquèrent, non pas au choix entre deux empereurs, mais d'abord à la
lutte des amis de l'indépendance et des fauteurs de l'autorité impériale,
et bientôt à des intérêts purement italiens; ainsi ils survécurent
longtemps aux causes qui leur avaient donné naissance.

Le pape devait être opposé au parti de la maison de Souabe, bien qu'il se
portât pour protecteur du jeune rejeton qu'elle avait laissé (1198) dans
le royaume de Naples. Cependant Philippe l'ayant emporté sur son
compétiteur, Innocent III ne dédaigna pas de négocier pour se rapprocher
de l'empereur gibelin. Il avait déjà levé (1208) l'interdit dont il
l'avait frappé, quand ce prince mourut assassiné. Othon IV lui succéda
paisiblement: il épousa (1209) la fille du mort, et se présenta comme
devant recueillir les affections des deux partis. Il vint (1214) en
Italie, et, chef des guelfes, il y caressa les gibelins (1222).

Othon se rendant à Rome, manda les Génois pour lui prêter serment et pour
soumettre à son jugement leurs querelles avec Pise. Il ordonna une trêve;
pour en assurer le maintien, il exigea que de part et d'autre des
otages lui fussent remis.

L'empereur fut couronné dans Rome. Mais Innocent III, auquel il faut
rapporter l'établissement solide de la monarchie temporelle des papes,
avait mis le temps à profit pendant l'éloignement et les discordes des
compétiteurs à l'empire. Il avait soulevé la Toscane, entraînant toutes
ses villes dans une ligue dont il s'était fait le chef. Les Pisans seuls
avaient refusé d'y adhérer et persistaient dans leur attachement aux
empereurs. En même temps, le pape réclamait la tutelle du jeune Frédéric,
fils de Henri, dans l'espérance d'étendre sa propre autorité sur Naples
et sur la Sicile. C'est dans ces conjonctures qu'Othon se présentait.
S'il était le chef des guelfes d'Allemagne, ce n'est pas pour lui
qu'Innocent avait suscité ceux d'Italie. Ces deux hommes ne se virent
qu'en rivaux. Othon, résolu à l'invasion du royaume de Naples, est
excommunié pour cette entreprise. Il y appelait à la fois les Génois et
les Pisans. Les derniers s'y prêtent avec zèle; les Génois se disent
retenus par l'excommunication qu'ils ne sauraient braver. Frédéric, grâce
aux intrigues du pape, devenu gendre du roi d'Aragon, favorisé par le roi
de France, ennemi d'Othon, va tenter la fortune en Allemagne. C'est à
Gênes que le pontife lui ménage les premiers secours. Accueilli à son
passage (1212), aidé d'un don de 1,500 liv., il part de là et exécute
heureusement son voyage périlleux. En ce moment, tout à Gênes était réuni
pour lui. Le gouvernement était encore guelfe et le pape en disposait en
faveur de Frédéric; le parti gibelin, qui se renforçait de jour en jour,
était favorable à sa personne.

(1214) La bataille célèbre de Bouvines, perdue par Othon contre Philippe
Auguste, ébranla le trône de cet empereur; Frédéric s'en prévalut. Il
fut reconnu roi des Romains à Aix-la-Chapelle. Deux ans après il eut le
champ libre dans l'empire par la mort d'Othon.

Mais à mesure que le pupille se fortifiait, le tuteur lui retirait son
appui. L'ambitieux Innocent n'avait voulu faire de Frédéric que sa
créature, et le jeune roi était né pour un autre rôle. Ce prince, que le
pape avait opposé à Othon comme le vrai César, ne put jamais obtenir de
ce même pontife la reconnaissance formelle de son titre impérial. Toutes
ses démarches furent croisées, son royaume de Naples fut une source de
prétentions et de chicanes. Innocent mourut; Honorius III et Grégoire IX
qui lui succédèrent (1217) agirent dans le même esprit. Honorius avait
été longtemps ministre de Frédéric dans Palerme. A peine élevé au
pontificat, il fit sentir à son maître que leur position avait changé.
Avant de renoncer aux apparences de l'amitié il en employa les séductions
pour éloigner Frédéric sous un prétexte honorable. Ceci nous ramène un
moment aux affaires de la Syrie1.

Tandis que Guy de Lusignan était allé régner en Chypre, son frère Amaury
était devenu roi de Jérusalem, du chef de sa femme Isabelle, soeur et
héritière de la reine Sibylle. A proprement parler, son autorité n'était
reconnue que dans les murs de Ptolémaïs. Il s'y maintint avec des succès
divers, attendant le secours d'une nouvelle croisade. Mais, promise à la
terre sainte, elle alla éclater (1203) d'abord sur la ville chrétienne de
Zara, ensuite sur l'empire chrétien de Constantinople. Les Génois
n'avaient point eu de part à cette expédition. Loin de là, elle blessait
leurs intérêts en les privant des fruits de leurs alliances avec les
empereurs grecs dépouillés. Elle excitait leur plus vive jalousie par
l'accroissement de pouvoir et de commerce échu aux Vénitiens. L'annaliste
de Gênes parle avec mépris de ces seigneurs qui feignirent de se croiser
et qui allèrent à Venise conspirer des usurpations.

Une nièce de Sibylle, fille d'Isabelle et du marquis de Montferrat, l'un
de ses maris, succéda au titre royal d'Amaury (1210). L'on appelle du
fond de la France Jean de Brienne pour épouser cette princesse et pour
partager une couronne si difficile à soutenir. Le nouveau roi reçut
quelques secours; mais plusieurs fois les chevaliers venus à la défense
du pays se découragèrent et se rembarquèrent sans persévérer. Cependant
ce roi conduisit (1219) une armée en Égypte et conquit Damiette. Les
Génois l'avaient assisté dans cette entreprise. L'un d'eux, Pierre de
Castello, fut dépêché pour en donner la nouvelle, qui retentit dans toute
la chrétienté. Ce succès pouvait porter des fruits immenses. Le soudan
d'Égypte offrait de rendre en échange de Damiette, Jérusalem et tout ce
qu'il avait possédé dans la terre sainte. Le roi croyait assurer la paix
et sa couronne par cette glorieuse négociation. Le cardinal Pélage, le
plus hautain des légats, s'y oppose d'autorité. Les mesures furent mal
prises; Damiette échappa aux chrétiens: dix galères promptement envoyées
de Gênes, sous le commandement d'un Doria et d'un Volta, arrivèrent trop
tard pour sauver la ville. Ce secours remonta du moins les courages
abattus et contint les attaques des Sarrasins. L'armée put rentrer en
sûreté dans les murs d'Acre. Jean de Brienne passa bientôt la mer pour
aller solliciter à Rome une assistance sans laquelle il ne pouvait plus
se maintenir. Sur cette circonstance le pape fonda son projet pour se
débarrasser de Frédéric. Ce prince était veuf de Constance d'Aragon.
Honorius mit en usage jusqu'à son autorité pontificale pour l'obliger à
épouser (1225) la fille de Jean de Brienne qui lai apportait pour dot la
succession au titre de roi de Jérusalem; le pape l'excite à réaliser le
nom que ce mariage lui assure, à relever le trône de la sainte cité; il
lui déclare enfin qu'il ne le couronnera point empereur avant d'avoir
reçu son serment de passer promptement la mer pour la défense du saint
sépulcre. Frédéric opposa la ruse aux exigences du pontife. Il feignit de
partir, envoya une flotte avec quelques secours en Palestine et resta en
Italie. Excommunié par Grégoire IX (1227), successeur d'Honorius, comme
désobéissant et parjure, il partit enfin; il arriva en Syrie, il
combattit, il négocia, il obtint que Jérusalem et le saint sépulcre
fussent restitués aux chrétiens. Mais pour les services signalés qu'il
rendait à la cause sacrée, il ne trouva qu'ingratitude et persécution.
Les malédictions pontificales le suivirent partout. En Syrie, les
chevaliers de l'Hôpital et du Temple ne voulurent prendre part ni à ses
conquêtes ni à ses traités inespérés. Le clergé rejeta (1229) toute
communication avec lui. Les concessions qu'il avait obtenues lui furent
reprochées comme autant de sacrilèges et de pactes avec l'enfer. En
Europe les anathèmes redoublèrent. On fit déclarer contre lui jusqu'à
Jean de Brienne, son beau-père. A ces nouvelles, et son voeu accompli au
saint sépulcre, il se hâta de repasser en Italie pour y défendre ses
droits attaqués, et, quoiqu'il obtînt du pape intimidé la suppression des
censures qui l'avaient frappé, c'est en ennemi qu'il revint et qu'il fut
reçu.

Dans la première période de la querelle avant le pèlerinage de Frédéric,
le gouvernement génois, toujours guelfe, avait suivi sa politique
ordinaire. Ce prince si bien accueilli au temps où, hôte de la
république, elle le voyait protégé par le pape et adversaire d'un
empereur régnant, ne trouva plus qu'éloignement et défiance quand il fut
devenu le chef effectif de l'empire. De son côté, il ne montra pas plus
de bienveillance. Lorsqu'il se rendit d'Allemagne en Italie pour venir
prendre la couronne, il manda les Génois, les appela au serment qu'ils
lui devaient, et les somma de soumettre à son jugement leur différend
avec Pise. On obéit: une députation et le podestat en personne allèrent
au-devant de lui à Modène. Le serment lui fut prêté; il confirma en
faveur de Gênes les concessions qu'elle tenait de l'empire (1220). Mais,
quand on lui demanda la confirmation de celles du royaume de Sicile, il
remit à la faire jusqu'à ce qu'il fût rendu dans cet État. Frédéric
requit les députés de le suivre à Rome pour assister à son couronnement.
Ils s'en excusèrent sur ce que la mission qu'ils tenaient du conseil de
la république ne s'étendait pas jusque-là. L'empereur s'offensa de cette
réponse évasive. Cependant son chancelier, l'évêque de Metz, ne cessa pas
de caresser les ambassadeurs. L'annaliste se complaît à nous apprendre
qu'il les admit trois fois à sa table; il est vrai, ajoute-t-il
naïvement, qu'ils lui apportèrent de riches présents.

Quand Frédéric eut passé de Rome à Naples et en Sicile, une nouvelle
députation vint le sommer de s'expliquer sur les privilèges des Génois
dans son royaume (1221); mais, loin de les confirmer, il les révoqua
durement. Le palais qui leur avait été donné dans Messine leur fut
repris. Allaman fut expulsé de son comté de Syracuse. Les procédés
sévères étaient pour Gênes et la faveur pour Pise. Telles étaient les
dispositions de l'empereur avant sa croisade. Au retour, en guerre
ouverte avec le pape, disposant des forces pisanes, c'était pour Gênes
décidément un ennemi. Deux nouvelles ambassades n'obtinrent point de
dispositions plus amicales, quoique Foulques de Castello, ce grand
personnage évidemment attaché au parti impérial, eût été chargé de la
dernière.

Gênes, en disgrâce auprès de l'empereur, n'en éprouvait pas plus de
bienveillance de ses voisins de Lombardie. Alors cette loi d'un peuple
antique, qui punissait quiconque prétendait rester neutre dans les
guerres civiles, avait de ville à ville une application immanquable et
rigoureuse. Gênes, où les opinions étaient déjà mi-parties, se donnait
encore comme attachée à la confédération lombarde; elle y prenait ses
podestats; mais elle ne s'en déclarait pas membre actif: elle
tergiversait avec tout le monde, elle faisait trop ou trop peu pour
chacun.

On avait annoncé que Frédéric venait tenir une diète à Crémone. C'était
encore pendant ses préparatifs apparents pour le voyage d'outre-mer
(1226). Les voisins ennemis ou envieux de la république spéculèrent sur
la partialité de l'empereur contre elle. Savone avait un podestat de
Crémone, par conséquent gibelin. Appelé à Gênes pour prêter le serment
accoutumé, il comparut, mais il refusa de jurer. Les députés qui
l'accompagnaient feignirent de désavouer son refus et de vouloir le
contraindre: il persista. La république assigna un bref délai pour la
réception du serment sous la commination d'une forte amende. Alors Savone
affecta de destituer le podestat réfractaire et d'en nommer un autre à sa
place. Celui-ci vint à Gênes et jura sans difficulté avant le terme fatal;
mais le prédécesseur reprit ses fonctions, et les habitants de Savone
se vantèrent d'avoir échappé à l'amende et éludé le serment en le
laissant prêter par un intrus sans qualité. Bientôt après, ils
comparurent à Crémone et y portèrent plainte contre l'oppression que les
Génois faisaient peser sur eux. Ils n'obtinrent rien de l'empereur
directement; mais Thomas de Savoie, celui que les Génois soudoyaient
naguère, était devenu vicaire impérial. Par l'entremise de Henri de
Caretto, ils acquirent toute sa protection. Ils lui faisaient espérer de
le rendre seigneur de toute la rivière. Leur premier soin avait été de
s'affranchir de la gabelle du sel dont Gênes imposait le monopole à tout
le pays. Ils en établirent un dont ils promettaient le profit au comte
Thomas. Il vint résider au milieu d'eux: Albenga le reconnut. Noli seule
refusa de se détacher de Gênes. La république fut obligée d'armer pour
soumettre les populations soulevées. Le peuple en armes fut appelé sur la
place publique et de là entraîné à la guerre sous la conduite du
podestat. En marchant contre Savone l'armée fut renforcée par les comtes
de Massa, par ceux de Lavagna, par Othon de Caretto et son fils, opposés
à Henri leur parent. Les chevaliers de Parme accoururent; il en vint de
plusieurs villes de Lombardie (1227). Gênes défrayait cinq cents hommes
d'armes étrangers, sans compter plus de trois cents placés en observation
sur la frontière lombarde. On prit Savone, et, sur un décret rigoureux du
conseil de Gênes, le podestat fit combler les fossés, raser les
murailles, subvertir le port par la destruction du môle. Une forteresse
fut bâtie sur une hauteur pour dominer la ville. Cent cinquante otages
furent pris parmi les principaux citoyens et conduits à Gênes. Deux
podestats, nobles génois, furent mis en possession du gouvernement de la
ville. Ils arrivèrent suivis de leurs juges et de tout le cortège de
leurs officiers de justice. Henri de Caretto vint à son tour faire sa
soumission. On la reçut sans y croire. Les victoires obtenues furent
pompeusement célébrées. Le podestat, homme magnifique, qui devant Savone
n'avait pas manqué de créer des chevaliers sur le champ de bataille, de
retour à la ville, fêta son triomphe avec un faste royal. Il tint cour
plénière au palais archiépiscopal. Les princes, les seigneurs de la
Lombardie et de la Toscane furent invités. Les troubadours italiens et
provençaux accoururent aux festins. Des dons, de riches vêtements leur
furent prodigués par le podestat et par les principaux nobles génois.


CHAPITRE V.
Entreprise de Guillaume Mari.

(1227) On touchait en ce moment même à une crise extraordinaire qui
menaçait de changer la face du gouvernement. Le consulat, quand on
préférait des consuls à un podestat, les places des conseillers ou
sénateurs, véritables arbitres des affaires, les autres offices de la
république étaient des objets naturels d'ambition. Si les familles
considérables non encore réputées nobles étaient absolument privées de
toute part aux magistratures, ce que nous ne savons pas, du moins elles
concouraient à l'élection médiate ou immédiate, et elles n'étaient pas
disposées à renoncer à toute influence sur les choix de leurs
gouverneurs. Enfin les grandes factions toujours en présence, intéressées
à faire prévaloir leurs candidats, mêlaient les intrigues de parti aux
brigues personnelles.

Il paraît que chacun des huit quartiers fournissait son contingent dans
chaque magistrature, ou du moins nommait séparément des électeurs qui,
réunis, choisissaient les magistrats. Il semble aussi qu'il y avait
plusieurs degrés, et peut-être le sort y avait part. Enfin parmi les
candidats désignés un petit nombre d'électeurs devaient terminer la
nomination. Quelques exemples feraient croire que ces derniers suffrages
devaient être unanimes. Quoi qu'il en soit, l'ordre patent était modifié,
comme il arrive toujours, par des associations de parti. Il s'était formé
des compagnies particulières, insidieusement organisées pour s'assurer la
majorité dans les élections. L'uniformité des votes de leurs membres
était garantie par la foi du serment, profané et respecté tout ensemble.
Par là on imposait à la république des magistrats désignés par des
coteries, secrètement, si même ceux qui étaient les plus forts prenaient
la peine de s'en cacher. Des podestats exclusivement pris dans les villes
guelfes indiquent assez quel était le parti auquel ces compagnies étaient
vouées; mais rien ne dit que leur majorité représentât fidèlement celle
des citoyens. Au moment dont nous parlons, depuis dix ans le consulat
était en oubli. Il avait été abandonné depuis qu'un légat du pape avait
séjourné à Gênes; et c'est peut-être aux compagnies particulières
qu'était due cette période assez longue de podestats se succédant sans
interruption.

Quelques nobles se plaignaient de se voir éloignés des emplois par cela
seul qu'ils n'étaient pas membres de ces compagnies privées. Un d'entre
eux, déjà fort distingué dans la république, Guillaume Mari, se rendit
l'organe de tous. Il forma une compagnie de son côté pour réunir ceux que
les autres sociétaires avaient laissés à l'écart. Non-seulement les
nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y
prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y
adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut
devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline
se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une
nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec
l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette
grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé.

Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le
podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte
d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa
position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du
conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la
nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit
que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le
peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On
l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans
le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à
cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari
notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des
greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y
recevoir le serment.

Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse
nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour
lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des
suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des
écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui
en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il
pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier
son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui
chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut
hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il
s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était
du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu
d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble
quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine
et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des
Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de
réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires
furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et
les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient
pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller
de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de
l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître
et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le
palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez
d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste
de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans
l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un
parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à
jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui
existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent
sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le
sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une
contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses
adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains.
Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu
favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait
appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition
particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de
la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de
la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer
et servir l'empereur Frédéric contre la patrie.

Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur
garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la
Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de
Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est
bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents
fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le
traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les
personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu),
contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à
Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur
accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol
provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le
transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les
marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non
comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes.
Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction
de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à
condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à
Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles
d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence
n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais
seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une
certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens
d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit.

En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la
franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le
payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en
possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont
particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou
percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances
sur les blés, les huiles et quelques autres denrées.

Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1,
et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de
l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en
deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de
chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts.
Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité
des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et
accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait
tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil,
qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles
dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante-
quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en
présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi
tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat
d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco.

La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette
ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber
jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant
lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les
rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les
actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute,
n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du
podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation
des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la
grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de
leurs pères.

(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires
publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent
une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque
chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent
ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des
conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de
Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande
vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait
besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle
se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer
dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois
pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au conseil le
droit de nommer les correcteurs. Baldini se fit élire correcteur unique.
S'adonnant à la refonte des statuts, il les divisa et les classa en
livres par ordre de matières. Le travail était utile, mais cette
attribution insolite, cette entreprise d'être seul arbitre de la
constitution, excita déjà une vive clameur. La rumeur fut bien plus
grande, quand, au temps ordinaire de l'élection du podestat futur, on
apprit que Baldini manoeuvrait pour rester en charge. Il avait fait venir
de Rome Godefroy, chapelain du pape, chargé par le pontife d'absoudre de
tout serment tant le podestat qui, à son installation, avait juré de ne
pas garder le pouvoir au delà de son année, que les électeurs, le
conseil, la commune entière qui juraient tous les ans de ne souffrir ni
la prorogation ni la réélection de ce souverain magistrat. Déjà les
électeurs étaient renfermés, le scrutin leur avait été remis et leur
séance se prolongeait aux yeux du public soupçonneux. Ils avaient expédié
un message à l'archevêque, au chapelain et aux frères mineurs dont le
crédit était fort grand, pour qu'on leur dît si en effet ils pouvaient
sans péché renommer le podestat actuel contre la teneur de leur serment.
L'impatience publique trancha la question. Il y eut un soulèvement
universel; on protesta que ce parjure et cet opprobre ne seraient pas
soufferts, et comme il plut à Dieu, l'archevêque et les frères mineurs
répondirent aux électeurs de ne pas songer à la réélection: Spino de
Sorexino, Milanais, fut nommé.

(1230) La magistrature de Sorexino fut troublée et terminée par un
incident qui fait connaître le peuple et le siècle. On avait fait capture
de quelques pirates de Porto-Venere. On condamna les complices à la
mutilation de la main droite, et les chefs au dernier supplice. Mais dans
ce pays où le sang se répandait avec si peu de scrupule et souvent pour
des intérêts si indignes, il régnait une horreur invincible pour les
exécutions de la justice. Ce sentiment favorable à l'impunité, perpétué
jusqu'à nos jours, y était entretenu par les soins des prêtres, et
surtout des religieux qui avaient ordinairement les honneurs de toute
grâce obtenue pour les malfaiteurs convertis. Dans cette occasion les
dominicains et les frères minimes sollicitèrent pour les condamnés. Le
podestat, peu disposé à céder, pour couper court à tout délai, ordonna
d'exécuter la sentence sans remise au lendemain; c'était un dimanche et
le jour de la fête de Nazaire et Celse, saints martyrs de Gênes. Cette
circonstance souleva d'indignation les femmes de tous les rangs et avec
elles l'archevêque et le reste du clergé. Le podestat voulait être obéi;
il convoqua un parlement à Saint-Laurent. Les femmes se précipitèrent
dans l'église et rendirent la convocation inutile. Dans le tumulte un
cheval effrayé emporta le malheureux Sorexino et le précipita sur le
perron de Saint-Laurent. Il eut une jambe cassée. A peine transporté chez
lui et le premier appareil mis, les officiers qu'il avait chargés de
veiller à l'exécution des condamnés vinrent lui annoncer un miracle
inouï. Sur quatre coupables, deux qui en marchant à la mort s'étaient
recommandés à Dieu et à saint Jean-Baptiste, pendus avec leurs compagnons
n'étaient pas morts comme eux. Ils respiraient encore. On venait demander
de nouveaux ordres sur un incident si peu croyable. Le podestat, dont
l'accident passait déjà pour un jugement de Dieu, se hâta d'ordonner que
les deux malheureux fussent ramenés. Le conseil, appelé, consentit que
leur grâce et leur liberté fussent prononcées. Enfin, comme pour imprimer
plus avant les terreurs superstitieuses, le podestat ne se rétablit des
suites de sa chute que pour être frappé de mort subite au milieu des
réjouissances de sa guérison.


CHAPITRE VI.
Frédéric II. - Expédition de Ceuta.

(1231) L'état de l'Italie était toujours précaire. L'empereur Frédéric
indiqua une diète à Ravenne, où il voulait, d'accord, disait-il, avec le
saint-père, pourvoir aux discordes et aux guerres intestines dont les
villes étaient agitées. C'est en ces termes qu'il manda les représentants
de la commune de Gênes. Dans cette assemblée il promulgua un décret
général pour défendre à toute cité de prendre ses podestats ou ses
gouverneurs parmi les citoyens des villes lombardes en rébellion contre
la souveraine puissance impériale. Les députés de Gênes eurent peine à
obtenir la parole pour lui représenter humblement que le podestat de
l'année prochaine était déjà nommé, que l'élection, toujours faite à
l'avance et au temps déterminé par les lois du pays, était tombée sur un
Milanais1; qu'à cette époque l'intention de l'empereur n'était ni
annoncée ni prévue; Gênes à l'avenir se garderait bien de tout choix qui
pourrait déplaire, mais on réclamait son indulgence pour ce qui était
déjà fait. On ne pouvait faire affront au podestat désigné; on ne
pouvait, sans manquer à toutes les lois de la commune et aux serments les
plus sacrés, rétracter une nomination régulière et solennelle qui n'avait
pas même été faite par acclamation, mais qui était sortie de l'urne d'un
scrutin2. Frédéric ne donna point de réponse. Les députés de retour ayant
rendu compte de leur mission, les partisans impériaux élevèrent la voix
et demandèrent que le podestat élu fût contremandé. Ils prirent les armes
pour appuyer leur voeu. Cependant le parti opposé l'emporta dans le
conseil, et l'installation du nouveau magistrat fut délibérée. Frédéric,
irrité, fit emprisonner les Génois qui se trouvaient dans son royaume de
Sicile, et saisit leurs biens (1232). Gênes tint un grand parlement sur
cette fâcheuse nouvelle. Les opinions divergentes s'y donnèrent pleine
carrière. On proposa d'entrer franchement dans la ligue lombarde. La
majorité du conseil fit du moins résoudre une ambassade à cette ligue. La
minorité, qui voulait députer à l'empereur, parut assez imposante pour ne
pas refuser d'expédier à Frédéric un chanoine de Saint-Laurent, comme
négociateur secret; mais il fut promptement éconduit. Les amiraux de
l'empereur donnèrent la chasse aux bâtiments génois. Frédéric, occupé
d'autres combinaisons, affecta la miséricorde (1233). Il écrivit à Gênes
des lettres pacifiques. Les messagers se succédèrent; enfin la
négociation tourna heureusement. Les Génois détenus à Naples et en Sicile
furent remis en liberté, ils reprirent leurs propriétés séquestrées.
L'effet de ce raccommodement dura quelques années, pendant lesquelles les
Génois continuèrent à recevoir leur podestat de Florence, de Bologne, de
Milan. La république, dans cet intervalle, adhéra de plus en plus au
pape, envoya des ambassadeurs traiter avec Venise, et mit le plus grand
soin à rétablir la concorde troublée dans les villes guelfes de son
voisinage.

Le commerce maritime était toujours l'intérêt principal. On expédiait
fréquemment des galères pour protéger la navigation, particulièrement
pour tenir en respect les Mores d'Espagne et de Barbarie, tantôt amis,
tantôt ennemis, et toujours prêts à prendre leurs avantages quand ils
voyaient de riches proies et peu de forces pour leur imposer. Dix galères
et quelques bâtiments légers devant Ceuta avaient ramené (1231) à
l'alliance de Gênes l'émir qui y commandait et le soudan de Maroc,
suzerain de ce pays. Malocello et un Spinola en avaient rapporté au
trésor de Gênes huit mille besants et avaient montré au peuple, comme un
don de l'émir à la république, un cheval couvert de drap d'or et ferré
d'argent. Ceuta était alors un des points les plus importants du commerce
des Génois; ils y avaient beaucoup de marchands et de capitaux, quand
tout à coup on apprit qu'une croisade avait été prêchée en Espagne contre
cette ville, et qu'elle était menacée d'un siège par les chrétiens. Les
croisés avaient déjà pris les bâtiments génois qu'ils avaient rencontrés
dans ces parages. Il y avait tout à craindre pour les propriétés et pour
les personnes, si l'on ne s'opposait à cette entreprise. Le risque et le
scrupule de combattre contre des chrétiens pour les païens affligeaient
vivement, mais un intérêt humain si puissant devait passer avant tout. On
se hâta d'expédier une flotte. On espéra qu'en déployant ces forces
devant les Espagnols et en employant les voies de la conciliation, les
hostilités pourraient être évitées. On obtint en effet quelques
promesses, mais si vaines que les croisés tentèrent ouvertement
d'incendier la flotte génoise. En même temps le soudan invoquait le
secours des Génois et s'engageait à payer la moitié des frais des
armements qu'ils enverraient pour la défense des intérêts communs. Cet
appel détermina un effort; on fit partir vingt-huit galères et quatre
grands vaisseaux (1234). Il paraît que ce puissant secours détourna
l'orage et rendit la sécurité à Ceuta. Mais quand on en vint à réclamer
du soudan le remboursement des dépenses suivant sa promesse, il fut peu
disposé à la tenir. Les Génois qui étaient en force la revendiquèrent
avec une hauteur menaçante; le soudan traînant la négociation en
longueur, fit venir de l'intérieur des troupes nombreuses de ses
barbares. Une rixe entre cette soldatesque et les équipages des galères
ne tarda pas à s'élever; ce fut le signal d'un massacre et surtout du
pillage et de l'incendie des magasins et des maisons des Génois. Rien ne
put induire le soudan à la réparation de ce dommage et à l'exécution de
ses engagements. On n'eut pas d'autre ressource que de déclarer
formellement la guerre à ce prince barbare, tandis que les galères
croisaient devant ses ports. La république, informée de cette fâcheuse
conjoncture, envoya de nouveaux renforts de provisions et d'armes; mais
ses amiraux lui demandaient des hommes, et personne à Gênes ne
s'embarqua. Cependant les ennemis se lassèrent d'être renfermés sans
communication avec la mer; une paix fut faite: sans nous en faire
connaître les conditions, on nous dit qu'elle fut honorable pour Gênes et
que la flotte revint triomphante.

La dépense subite du secours envoyé à Ceuta, si mal remboursée par le
More, avait exigé des ressources extraordinaires. Douze deniers du
produit de la gabelle du sel, probablement le vingtième du total, furent
aliénés pour dix ans et produisirent vingt-huit mille livres. On avait eu
recours également à des emprunts et sur de singuliers gages. A la fin de
l'année (1235) où se fit la paix de Ceuta et où l'ordre put être remis
dans les finances, Ingon Grimaldi rendit la vraie croix que le podestat
lui avait remise, du consentement de l'archevêque et du chapitre de
Gênes. Il fut dressé acte authentique de cette restitution. Je ne pense
pas que ce fait puisse être entendu autrement que d'un prêt sur
nantissement et de sa libération. Nous savons que les croix produisaient
un revenu, soit qu'elles eussent un casuel attaché à leur emploi dans les
cérémonies du culte, soit plutôt que, traitées en reliques, elles
attirassent des aumônes: ce revenu avait été sans doute, comme ceux de
la gabelle, ou aliéné temporairement aux prêteurs, ou assigné pour le
nantissement de leur créance.

La vraie croix, et en général les croix de la ville, jouaient à Gênes un
grand rôle. Les annales ne manquent jamais de signaler leur apparition
efficace toutes les fois que l'archevêque et ses prêtres viennent
entremettre leur ministère de paix au milieu des partis et imposer des
réconciliations au nom du Dieu de miséricorde. Les croix contribuent avec
les cendres de saint Jean-Baptiste à calmer les tempêtes de la mer comme
celles de la place publique. Aussi quelques années avant l'époque dont
nous nous occupons, un malheureux reçu dans l'église de Saint-Laurent
sous prétexte d'y chercher un asile, ayant une nuit forcé le coffre qui
renfermait les croix et les ayant enlevées, le trouble dans la ville fut
tel que peu d'événements sinistres en eussent produit un semblable. On
courut de toutes parts après le larron; il fut saisi à Alexandrie, mais
son butin n'était plus entre ses mains, il en avait été dépouillé lui-
même. On découvrit enfin le détenteur. La ville racheta son palladium
sacré, il lui en coûta plus de quatre cents livres. On replaça ces
précieuses croix, mais elles furent mieux gardées; le coffre fut couvert
de lames de fer. L'archevêque institua un anniversaire solennel pour
célébrer leur réintégration dans l'église, et il fut ordonné que leur
revenu dans cette journée serait employé à la rédemption des captifs. Ce
prélèvement spécial excepté, le revenu des croix fut assignée la commune,
en indemnité de ce qu'elle avait payé pour leur rachat; elle en affecta
le produit aux constructions du môle et du port.

Chez ce peuple dévot, la superstition qui attachait légalement le
jugement de Dieu à l'événement d'un duel n'avait pas encore perdu son
autorité. Mais des exemples que nous en rencontrons précisément à cette
époque, prêtent à une autre observation de moeurs. Les parties ne
combattaient point en personne; elles abandonnaient le sort de leur tête
à des champions mercenaires. Parmi ces hommes si hardis à la mer, qui sur
terre s'étaient faits chevaliers pour marcher à la guerre, qui n'avaient
nulle horreur du sang et qui ne craignaient pas de payer de leur personne
dans les affaires de partis, il paraît que l'usage de descendre en champ
clos répugnait à toutes les idées admises. Dans les temps modernes l'on
observait à Gênes plus de rencontres fortuites ou plus de vengeances par
le poignard et par le guet-apens que de duels tels qu'on les connaît
ailleurs. Cette disposition parait avoir été très-ancienne. Nous avons vu
quel effroi causa la menace de dix combats singuliers ordonnés par
l'autorité: maintenant on en cite d'ordonnés, soutenus par procureur.
Jacques Grillo, accusé d'un crime, ne peut être ni convaincu ni justifié.
Le podestat ordonne le combat, et il a lieu. Le champion de l'accusé
était de Cumes; celui de l'adversaire, de Florence; le Florentin tua son
antagoniste, Grillo eut la tête tranchée.

La guerre de l'empereur avec les Lombards avait recommencé. Le prince les
rencontra près de Brescia, et remporta sur eux une victoire signalée. Ces
succès donnaient de l'audace aux gibelins répandus dans les villes
guelfes: ils réveillèrent ceux de Gênes, et soulevèrent de nouveau les
populations gibelines, de Vintimille à Savone. On conçut à Gênes qu'il
fallait plier devant le vainqueur, ou du moins essayer de fléchir sa
colère. On lui expédia, comme des messagers qui ne pouvaient lui être
désagréables, des Volta et des Castello. Mais, dans l'intervalle de ces
négociations, on s'était un peu rassuré; l'insurrection des voisins
était moins pressante, et les principaux guelfes craignaient moins de se
faire entendre. Dans ces circonstances des délégués de l'empereur se
présentèrent au conseil pour exiger le serment qui lui était dû. Foulques
Guercio, l'un des conseillers, se leva et déclara qu'une telle matière
méritait une délibération plus solennelle et devait être mise à la
connaissance de toute la commune. Le lendemain un grand parlement
s'assembla dans l'église Saint-Laurent. On y donna lecture des lettres de
Frédéric. Il paraissait imposer à Gênes le serment de fidélité et
d'obéissance à sa domination. Le podestat fit ressortir cette exigence:
il rappela au peuple comment celui qui voulait être leur maître les avait
traités en Sicile. A cette harangue, à ce mot de domination des clameurs
s'élevèrent; le serment fut refusé, le parlement se rompit; le podestat
prit des mesures pour que le gouvernement restât le plus fort dans
l'intérieur. Les écrivains allemands assurent que le podestat fit ici une
erreur, c'est-à-dire un mensonge: la lettre impériale ne requérait que
le serment de fidélité et de vasselage (fidelitatis et hominii): on
affecta de lire: fidélité et souveraineté (fidelitatis et dominii)3.
Quoi qu'il en soit de cette équivoque, elle fit son effet sur l'esprit
public. On expédia des ambassades à Rome, afin d'y contracter, sous les
auspices du pape, une étroite alliance avec les Vénitiens alors en guerre
avec Frédéric. Le pontife, à cette occasion, déclara publiquement que la
république de Gênes était placée sous la protection immédiate des
bienheureux apôtres Pierre et Paul.

La force était donc restée aux guelfes dans Gênes (1239). Un nouveau
podestat fut demandé à Milan (1240), et l'on prêcha, au nom du pape,
contre les ennemis du saint-siège une croisade avec les mêmes indulgences
attachées à celles d'outre-mer; mais en ce moment, Alexandrie passait au
parti impérial et contribuait à soutenir l'insurrection de Savone et
d'Albenga. Le marquis Caretto la dirigeait: de l'autre côté du
territoire, Hubert Pallavicini, vicaire impérial, menaçait la ville.
Gênes avait des ennemis de tous les côtés.


CHAPITRE VII.
Concile convoqué à Rome.

Cependant le pape Grégoire, se sentant appuyé par une partie des villes
de la Toscane et de la Lombardie, décidé à pousser aux termes extrêmes sa
querelle avec l'empereur, convoqua un concile à Rome dans l'église de
Saint-Jean de Latran. Empêcher la tenue de cette assemblée devint la
principale affaire de Frédéric. Déjà un grand nombre de prélats de
diverses nations s'étaient réunis à Nice, recrutés et conduits par le
cardinal de Préneste. Il s'agissait de les faire arriver jusqu'à Rome.
Les flottes de Frédéric furent destinées à leur fermer le passage; un
Spinola avait été son amiral; il venait de le perdre. Pour le remplacer,
Ansaldo Mari fut appelé; il s'échappa mystérieusement de Gênes et fut
bientôt sur la flotte impériale occupé à donner la chasse aux Pères du
futur concile.

Les Pisans n'étaient plus en guerre avec Gênes. Ils y envoyèrent une
ambassade solennelle pour notifier que les ordres de l'empereur les
obligeaient à s'opposer à force ouverte au passage des évêques que le
pape mandait à son concile. Ils priaient donc les Génois de s'abstenir de
prêter leurs galères pour ce voyage, car il serait trop pénible d'avoir à
combattre des voisins avec qui l'on désirait conserver la concorde
rétablie (1241). Le podestat répondit avec hauteur que les Génois avaient
toujours été les fidèles de la sainte Eglise, toujours prêts à la défense
de la foi; qu'on avait promis de conduire à Rome les prélats, et
qu'aucune menace n'empêcherait de tenir parole. Jacques Malocello, amiral
de la république, fut immédiatement expédié à Nice avec tous les
bâtiments que l'on put mettre à la mer. Là il prit à bord les cardinaux
légats, les évêques et leur suite et les conduisit à Gênes. Quelques-uns
cependant, alléguant que ces bâtiments ne suffisaient pas à tous les
passagers, saisirent ce prétexte pour se dispenser d'un voyage périlleux
et d'un concile non moins fâcheux; ils s'en retournèrent de Nice à leurs
demeures.

Ceux qu'on avait conduits à Gênes y séjournèrent plusieurs semaines,
d'abord afin d'attendre l'arrivée des prélats et des ambassadeurs des
villes lombardes. Il s'éleva d'ailleurs des obstacles avant-coureurs d'un
dénoûment fatal. Tandis que les forces maritimes de Frédéric et des
Pisans se préparaient à disputer le passage sur la mer, la voie de terre
était interceptée par les excursions de Pallavicini et d'autres vicaires
impériaux. Dans la ville même il s'ourdissait des trames pour s'opposer
au départ de la flotte.

Un émigré florentin avait été arrêté comme espion. Rosso della Volta
l'enleva aux sbires: le podestat fit sonner le tocsin et prendre les
armes; il dénonça en plein parlement non-seulement cette dernière
violence, mais les manoeuvres des factieux contre la tenue du concile, la
conjuration découverte contre la vie des meilleurs citoyens, enfin les
préparatifs hostiles qui remplissaient les maisons des Doria, des Volta,
des Thomas Spinola d'Avocato1, de leurs adhérents, maisons dont on avait
fait autant de citadelles menaçantes. «Génois, dit le podestat en
terminant ce tableau, Génois serviteurs de Dieu, armés pour sa défense et
pour votre liberté, que faut-il faire? - Meurent les traîtres!» ce fut
la réponse. Le podestat chargea aussitôt les officiers d'aller punir
exemplairement les coupables. On commença par envahir la demeure d'un des
nobles accusés. Elle fut ravagée et livrée au pillage, ce qui intéressa
sur-le-champ la populace à concourir à de semblables exécutions. On
marcha à l'attaque des maisons des Doria et des Volta; et, pour cet
effet, on fit descendre à l'improviste tous les équipages de la flotte.
Après un combat long et sanglant, les gibelins se jugèrent hors d'état de
se défendre, ils abandonnèrent sans bruit les maisons qui allaient être
assiégées: la plupart prirent la fuite; le podestat s'empara des postes
qu'ils avaient quittés et les fortifia pour son parti. Maître alors de la
ville, il put ordonner le prompt départ de la flotte. Les Pères du
concile y montèrent. On gagna Porto-Venere. A Gênes on armait encore
d'autres galères pour rejoindre la flotte, et pour éclairer la marche
d'un si précieux convoi. Mais sans attendre ce renfort Malocello et ses
conseillers crurent que le parti le plus sûr était de brusquer le voyage.
On remit en mer; ce fut pour essuyer le plus grand désastre. Les galères
de Frédéric, commandées par Hensius son bâtard et par Andriolo Mari, fils
de l'amiral Ansaldo, renforcées par tout ce que Pise avait pu armer de
bâtiments, enveloppèrent, entre le rivage pisan et l'île Meloria, la
flotte génoise encombrée de ses vénérables passagers et gênée dans ses
mouvements par leur terreur. La défaite fut complète; sur vingt-deux
galères dix-sept furent prises; cinq seulement échappèrent. Trois légats,
desquels deux étaient cardinaux, une foule de prélats, évêques,
archevêques, abbés, clercs, députés des villes guelfes, furent
prisonniers avec un bagage immense. Ces illustres captifs furent
renfermés dans les prisons de Pise. Quant aux Génois qui étaient sur les
galères capturées, la plupart trouvèrent le moyen d'échapper à leurs
conducteurs pendant qu'on débarquait tant de prisonniers notables.

A cette fatale nouvelle, la terreur fut grande dans la ville. Cependant
le podestat et le conseil écrivirent au pape une lettre pleine de noble
fermeté, et même de consolations et d'encouragements pour le pontife.
Mais ce fut en vain. Ses espérances étaient détruites, son concile
ajourné. Sa haine contre Frédéric trompée au moment où il croyait le
satisfaire, il ne put soutenir ce coup inattendu; l'inflexible vieillard
n'y survécut pas longtemps.

(1242) Autour de Gênes, Pallavicini redoubla ses efforts et occupa
plusieurs châteaux sur les sommités de l'Apennin. La république implora
des secours pour se garantir des entreprises de l'ennemi dans un moment
si critique. Il lui vint de Milan des fantassins et quelques cavaliers.
Mais la plus grande crainte du public était pour le convoi des bâtiments
du commerce de la Syrie, d'Alexandrie et de Chypre, dont le retour était
attendu à tout moment et dont Mari et les Pisans ne manqueraient pas de
tenter la capture. Tout ce qu'on put armer de bâtiments fut envoyé au-
devant; et quand le convoi parut, il se trouva assez de forces devant
ceux qui le poursuivaient pour les arrêter et pour lui donner le temps
d'entrer en sûreté dans le port de Gênes: c'étaient des richesses
immenses mises à couvert. Cet événement remonta les courages. Par un
nouvel effort de Gênes on eut cinquante et une galères armées sous le
drapeau de Saint-George. Les flottes opposées firent alors une longue
guerre d'évolutions et de chicane. Quand les galères génoises allaient à
la recherche de leurs adversaires, Mari venait braver la ville et se
montrer jusque dans le port. Repoussé, il s'écartait devant la flotte
ramenée au secours de Gênes par les signaux du phare.


CHAPITRE VIII.
Innocent IV. - Les Fieschi.

(1243) Le cardinal Sinibalde Fiesco, frère du comte de Lavagna, citoyen
de Gênes, fut nommé souverain pontife sous le nom d'Innocent IV. Un
successeur donné à Grégoire, peu après sa mort, n'avait vécu que peu de
jours. Les cardinaux étaient tellement dispersés que six ou sept
seulement se réunirent pour une nouvelle élection. Parmi eux quelques-uns
passaient pour dévoués à l'empereur, disposition qui rendait difficile
l'accord d'où la nomination devait sortir. Ils étaient d'ailleurs peut-
être autant de candidats que d'électeurs, et le petit nombre excluait ces
combinaisons où la foule entraîne les volontés et emporte les espérances.
Chacun pouvait s'opiniâtrer longtemps dans ses prétentions personnelles.
La vacance fut de plus d'un an. Frédéric affectait de s'en plaindre. Il
appelait enfants de Bélial les cardinaux qui tardaient à donner à
l'Église un pasteur, et par lui la paix au monde. Enfin le cardinal
Fieschi fut nommé. Jusque-là il avait paru favorable à l'empereur et même
attaché à sa personne. Néanmoins celui-ci ne s'y trompa pas; il prévit
qu'il avait perdu un ami dans le collège des cardinaux et acquis un
ennemi nouveau dans la chaire de Saint-Pierre. Il essaya cependant de se
prévaloir de l'ancienne familiarité. Il proposa de marier Conrad son fils
et son héritier à une nièce d'Innocent. Il offrit de grandes concessions
à l'Église. On l'amusa de promesses et on lui demanda incessamment de
nouveaux sacrifices. Il sollicitait une entrevue du pape; il n'aurait pu
ni être reçu ni s'aventurer dans Rome, mais on pouvait se rencontrer au
dehors, et à cet effet le pape vint à Sutri; mais il ne tarda pas à
croire que l'empereur lui tendait un piège et voulait attenter à sa
liberté.

(1244) Gênes avait été dans la joie à la nouvelle de l'exaltation
d'Innocent. On avait alors Philippe Visdomini pour podestat; c'était un
noble de Plaisance qui, ayant déjà rempli les mêmes fonctions, il y avait
quelques années, savait bien ce qui convenait aux Génois et par quels
moyens on pouvait influer sur eux. Il avait entrepris de concilier au
gouvernement ceux des gibelins qui étaient encore dans la ville; le
rapprochement qui se traitait entre Frédéric et le pape avait secondé
cette louable intention. Mais un frère mineur lui fut secrètement dépêché
par Innocent. Immédiatement après on répandit que Frédéric, toujours
irrité contre les Génois, envoyait une flotte à Tunis pour y intercepter
le commerce de la république; qu'il était indispensable d'armer, et
d'expédier dans ces parages pour la protection des convois. Quand, sous
ce prétexte, une flotte de vingt-deux galères fut prête, une nuit le
podestat y monta avec Albert, Jacques et Hugues Fieschi, neveux du pape,
et avec quelques autres nobles à qui fut révélé le mystère de
l'expédition. On mit à la voile et l'on gagna la haute mer, afin qu'au
jour on ne fût vu d'aucune des côtes de l'Italie. On reconnut le cap
Corse, et de là, tournant rapidement vers le rivage romain, on parvint
heureusement à Civita-Vecchia. Innocent, qui en attendait impatiemment
l'avis, sortit de Sutri aussitôt, il se rendit sur la flotte; ses
cardinaux, ses prélats le suivirent. On repartit, on pressa la
navigation, on n'eut de repos qu'en se voyant dans le port de Gênes. La
réception y fut magnifique; la joie d'avoir pour hôte un pape concitoyen
était au comble. Les galères qui avaient porté ce précieux fardeau et son
cortège sacré se couvrirent de drap d'or et de soie. L'archevêque et son
clergé, les nobles, les chevaliers et les matrones, toute la population
enfin vinrent au-devant du successeur de saint Pierre; et à travers les
rues, toutes tendues de riches étoffes jusqu'aux plus misérables
passages, on le conduisit en triomphe au palais archiépiscopal.

Frédéric était à Pise. La nouvelle de la fuite du pape et de son arrivée
à Gênes le frappa d'un coup inattendu. Il essaya de renouer la
négociation. Innocent, dans ce qu'on lui offrait prétendit ne voir que
des paroles sans garanties, il n'entendit à rien et se décida à se mettre
en sûreté à Lyon. Gênes avait pourvu à sa garde par une escorte
convenable, et tous les secours nécessaires lui furent libéralement
prodigués. Parvenu à Lyon il convoqua aussitôt un concile; l'un des
Fieschi fut au nombre des ambassadeurs que Gênes y envoya. Frédéric y fut
cité et montra quelque intention de s'y rendre. Il passa à Pavie et de là
à Alexandrie, dont les habitants lui livrèrent les clefs de leur ville.
Il parut à Tortone, et ce voisinage inquiéta beaucoup Gênes. Cependant la
nouvelle de son excommunication et de sa déposition prononcée au concile
l'offensa vivement. Il alla raffermir ses partisans de Crémone et de
Parme.

(1245) L'assistance donnée au pape redoublait l'animosité contre Gênes.
La guerre maritime ne s'arrêtait point. Les succès en étaient variés, le
commerce payait toujours les pertes.

Frédéric était fatigué à l'excès de cette contention longue et cruelle
qui l'empêchait de jouir de son pouvoir et du repos, qui avait troublé la
paix jusque dans ses foyers domestiques et dans ses affections privées.
Il haïssait, dit-on, les partis et leurs noms, quoiqu'il fût obligé de se
servir d'une faction pour se défendre. Il eût volontiers transigé avec le
pontife. Innocent s'était hâté de consolider l'anathème qu'il lui avait
lancé de Lyon, en reconnaissant un nouveau César. C'était le landgrave de
Thuringe. Ce prince, qu'on appela l'empereur des prêtres, avait notifié
(1246) son avènement aux Génois par des lettres flatteuses, où les
assurances de sa dérisoire protection impériale n'étaient probablement
pas séparées de quelques demandes de subsides. Mais la mort débarrassa
bientôt la scène politique de ce personnage importun (1247). C'était un
obstacle de moins à la réconciliation de Frédéric. Il trouvait aussi un
médiateur puissant; il recourait à saint Louis pour obtenir l'indulgence
du pape; Louis s'adressait à lui à son tour pour un grand intérêt.
C'était le temps où ce roi se préparait à partir pour la croisade. Les
guelfes n'avaient pas manqué de répandre que Frédéric, en digne
excommunié, avait résolu de fermer les passages au saint roi. Louis avait
à s'assurer qu'un tel obstacle ne lui serait pas opposé. Il obtint
aisément le démenti des projets hostiles attribués à Frédéric contre son
pieux dessein (1248). La négociation, pour réconcilier le pape et
l'empereur, fut moins facile. Frédéric parut déterminé se rendre à Lyon
pour y faire une pleine soumission. Mais, au moment du départ, il apprit
que Parme avait enfin secoué son joug et renoncé à son parti. Sa colère
se réveilla et l'emporta sur toute autre résolution. Il rétrograda
aussitôt, appelant ses fidèles Crémonais et toutes ses forces devant la
ville révoltée. En arrivant sous les murs, il jura solennellement de ne
pas les abandonner qu'il n'en fût devenu maître; prévoyant un long siège,
pour gage de sa résolution sur la place où il campait, il jeta les
fondements d'une ville nouvelle destinée à remplacer celle qu'il allait
détruire, et il l'appela Vittoria par anticipation de sa prochaine
victoire. Ses ennemis ne laissèrent pas les Parmesans sans secours. A la
sollicitation des Plaisantins accourus à leur défense, Gênes envoya
quatre cent cinquante arbalétriers pour son contingent. Mais les assiégés
ne perdirent pas courage. Dans une sortie heureuse ils surprirent
l'empereur, ils dispersèrent et détruisirent son armée. Frédéric se sauva
presque seul, son trésor Tut pillé, l'enceinte de Vittoria fut forcée,
les Parmesans détruisirent les fondements de cette cité nouvelle qui
s'élevait pour leur honte. Le malheureux Frédéric, après avoir vainement
tenté de nouveau de se réconcilier avec le pape, abandonna la haute
Italie à elle-même et se retira dans la Pouille; mais deux ans après il
y termina tristement sa vie toujours agitée et à la fin si malheureuse.

Sa disgrâce et surtout sa mort mirent en Italie une vive agitation dans
les esprits. Les guelfes étaient triomphants et les gibelins abattus
(1250). Déjà une partie de la Ligurie orientale, qui s'était donnée à
l'empereur, avait embrassé le parti contraire et emprisonné son vicaire
impérial. Plusieurs lieux détachés de l'obéissance des Génois s'y étaient
volontairement remis. A la nouvelle de la mort de Frédéric, des députés
de Savone et d'Albenga et avec eux Jacques de Caretto qui avait dirigé
l'insurrection, vinrent demander à être reçus en grâce. Des conditions
furent dictées; Savone consentit de nouveau à la démolition de ses
murailles; enfin la rivière occidentale rentra paisiblement sous la
juridiction de la république. Pise même envoya un religieux pour
témoigner le désir de rétablir la concorde, afin, disait-elle, que le
Pisan pût librement aller à Gênes et le Génois à Pise. Gênes mettait pour
seule condition à la paix que Lerici, au fond du golfe de la Spezia, lui
serait abandonné. Mais les Pisans répondirent qu'ils céderaient plutôt un
quartier de leur propre ville. Les Vénitiens, à cette époque,
renouvelèrent avec Gênes le traité existant dont le terme était près
d'expirer.

Mais la république obtint une paix qui, sincère, aurait été la meilleure.
Elle rappela ses émigrés. Tous avaient dans la ville leurs plus proches
parents et leurs amis. La plupart de ceux-ci partageaient les sentiments
des exilés, mais, plus circonspects ou moins compromis, ils n'avaient pas
abandonné la place, ils n'étaient pas exclus des conseils et ils
pouvaient y servir les absents dans les conjonctures favorables. Leur
retour fut essentiellement l'ouvrage des Fieschi. L'exaltation de leur
oncle leur avait donné dans Gênes autant d'autorité que de lustre, et il
y a des indices qui permettent de croire que leur ambition méditait de
plus grands desseins sur leur patrie. Il leur convenait d'y ramener la
paix. On ne voit pas que, dans les événements antérieurs, leur famille
eût été signalée comme fort avant dans les partis; Innocent lui-même
avait été cru gibelin avant d'être pape. Si, par le changement de sa
fortune, les siens devinrent guelfes prononcés, soit en changeant, soit
seulement en ravivant leur couleur politique, elle était chez eux sans
animosité, et, après la mort de Frédéric, loin de regarder les nobles
Génois de la faction opposée comme des ennemis irréconciliables, ils
essayèrent de les rattacher au saint-siège par l'indulgence. Ce fut
principalement par les soins de Jacques Fieschi que tous ces émigrés
soumirent à la décision du pape leurs querelles et leurs prétentions
envers leurs compatriotes, acceptant d'avance les conditions de la paix
et les alliances de famille par lesquelles il voudrait en affermir les
liens.

Bientôt on vit à Gênes le pape retournant en triomphe (1251). Conrad,
fils et successeur de Frédéric, de son côté venait de l'Allemagne. Il
alla se montrer aux gibelins fidèles et opiniâtres de Crémone. Puis il
rétrograda jusqu'au bord de la mer Adriatique, et sa flotte sicilienne
qui l'attendait à l'écart le transporta dans la Pouille. Ce pays lui
avait été conservé par Mainfroy son frère bâtard. Tout le reconnut. La
seule ville de Naples tenta de se maintenir indépendante, mais elle fut
enfin obligée d'ouvrir ses portes. Innocent et Conrad vécurent en état
d'hostilités. Mais l'empereur mourut (1254) dès la seconde année de sa
venue en Italie, et le pape le suivit de près au tombeau.


CHAPITRE IX.
Saint Louis à la terre sainte.

(1252) Dans l'intervalle, les Florentins avaient eu une courte guerre
avec les Pisans. Après des succès divers, elle avait été suivie d'un
traité de paix. Florence invita les Génois à prendre part à cette
réconciliation. Les Lucquois y accédaient. Enfin, dans un congrès et
après une négociation assez longue, tous les différends furent abandonnés
à la décision souveraine de la commune de Florence, devenue, de partie,
médiatrice et arbitre. La sentence des Florentins ne se fit pas attendre;
si ce fut avec impartialité on peut en juger. Ils s'adjugèrent à eux-
mêmes le château de Ripafratta, pour être tenu en gage aux frais des
Pisans jusqu'au parfait payement des dépenses que Florence avait faites
pour la guerre. Ce que réclamaient Lucques et son évêque devait leur être
rendu. Corvara et Massa, occupées par les Pisans, devaient être
abandonnées par eux; Lerici, ce poste important envié par les Génois,
leur était cédé. Une forteresse que les Pisans avaient élevée pour
couvrir Pontedera, devait être rasée, avec défense perpétuelle de la
rebâtir.

(1255) Pise refusa de se soumettre à des conditions si rigoureuses: les
Génois pressèrent leurs alliés d'en assurer l'exécution par la force. Au
printemps on se mit en campagne. Les Génois marchèrent droit à
l'investissement de Lerici. Les Lucquois, que suivaient les Florentins,
allèrent chercher l'ennemi commun. Mais les Pisans attentifs prirent leur
temps, surprirent la troupe de Lucques et la mirent en déroute. Les
Florentins accoururent, rétablirent le combat, et la chance tournant, Pise
fut en tel péril qu'on imputa à la mauvaise volonté du podestat de
Florence de ne l'avoir pas conquise. Content de sa victoire, il regagna
promptement sa cité pour mettre en sûreté ses prisonniers. Cette retraite
des Florentins engagea les Lucquois à rentrer chez eux, et ils donnèrent
avis aux Génois d'en faire autant. Mais quand un intérêt est devenu
populaire à Gênes, ce n'est pas ainsi qu'on l'abandonne. On se promit de
ne pas quitter la campagne avant d'avoir Lerici entre les mains. La place
fut resserrée de plus près. Les Pisans y avaient ajouté une sorte de
forteresse murée, où une partie des habitants avaient transporté leur
demeure. La porte était chargée d'inscriptions injurieuses qui défiaient
Lucques, Gênes et Porto-Venere. Cette citadelle fut d'abord forcée et
rasée, et bientôt les Génois achevèrent leur précieuse conquête.

(1256) Les Pisans abattus se soumirent à exécuter envers Florence et
Lucques la sentence qui les avait révoltés. Les Génois ne furent pas
compris dans ce dernier arrangement. Ils avaient une querelle plus
récente avec Pise au sujet d'une place de Sardaigne. Leurs alliés, en
faisant la paix, n'avaient pas tenu compte de cette réclamation tardive,
et ils restèrent seuls en état d'hostilités.

Des événements si voisins, des périls si journaliers laissaient peu de
place aux efforts qu'aurait exigés la défense des établissements de
Syrie, et cependant un double danger les menaçait. La domination
chrétienne chancelait dans la terre sainte, et la jalousie mercantile
parmi les colonies maritimes rendait chaque jour plus sanglants les
contrecoups de la discorde des métropoles1.

(1230-1253) Frédéric II avait à peine regagné l'Europe que tout, en
Palestine, avait été en confusion. On avait mal gardé les trêves avec les
Sarrasins. Les barons du royaume avaient cessé de respecter les
lieutenants de l'empereur. Les galères impériales assiégèrent dans Béryte
les Lusignans de Chypre qui venaient revendiquer la souveraineté de la
terre sainte. Les consuls de Gênes et de Pise, d'accord eu ce moment se
présentèrent avec les évêques pour médiateurs, mais, n'ayant pu rien
obtenir, ils se retirèrent dans Acre. Les galères génoises allèrent
combattre celles de Frédéric; le dénoûment de cette guerre civile arriva
par une nouvelle catastrophe (1244): la horde des Carismiens prit
Jérusalem et ravagea le pays en tout sens. Le Soudan de Damas vint s'unir
aux chrétiens sous les murs de Jaffa pour combattre ces nouveaux
assaillants réunis aux Égyptiens. Mais une journée sanglante près de Gaza
fut favorable à ceux-ci. Le soudan d'Égypte en recueillit seul le fruit;
les Carismiens se dispersèrent après leur victoire, pillèrent la Syrie et
disparurent comme un torrent.

Conrad, fils de Frédéric II, devenu héritier du titre de roi qu'il tenait
de son aïeul Brienne, ne parut point dans la terre sainte. Les barons
confièrent la conduite des affaires à un bailli ou gouverneur électif. Ce
gouvernement était misérable. La querelle européenne des guelfes et des
gibelins avait passé la mer, même avant la venue de Frédéric, et elle
resta après lui pour envenimer les autres sujets de discorde. Quand les
templiers avaient négocié une trêve, les hospitaliers la faisaient
rompre. Les Pisans s'étaient battus dans Acre avec leurs voisins, et,
obligés de fuir, pour vengeance ils avaient mis le feu à la tour et au
quartier des Génois. Gênes, pour les contraindre à réparer le dommage et
à relever la tour, avait envoyé des galères contre eux, bravant toute
prohibition; car on avait imposé à ces rivaux des trêves permanentes
dans les colonies communes. Maintenant ils s'acharnaient dans Acre à des
combats qu'on vit durer des mois entiers. Ils étaient livrés avec une
telle fureur, que, suivant la remarque des historiens, on employa jusqu'à
vingt-deux sortes de machines de destruction dans ces batailles données
au milieu de la ville.

L'arrivée du saint roi Louis, ses vertus, sa dignité dans le malheur
vinrent arrêter quelque temps le cours de ces discordes scandaleuses. Son
autorité contint tout le monde en paix.

(1250) Quand Louis avait voulu partir pour la croisade, il avait envoyé
des messages à Gênes afin de négocier son passage. Mais il avait cru de
sa dignité de ne monter sur la mer que du bord d'une terre de sa
domination. Il donna rendez-vous, dans le port d'Aigues-Mortes, à Lercari
et Levanto, les deux amiraux génois élus pour le conduire. On partit de
là. Il se rendit en Chypre et s'y arrêta jusqu'au printemps. Il
paraîtrait, suivant Joinville, qu'en repartant il remonta sur les mêmes
vaisseaux; suivant d'autres narrateurs, la flotte qui l'avait porté
n'attendit pas l'hivernage; il fallut demander des navires aux colons
génois et pisans des villes de Syrie, et l'on ne les obtint qu'à des
conditions abusivement onéreuses. Enfin on fit voile vers l'Égypte. Nous
ne redirons pas les tristes événements d'une expédition si connue.
Lorsque le roi prisonnier dut être remis en liberté, un vaisseau génois
se trouva prêt à le recevoir; il paraissait négligemment confié à un
seul matelot qu'on voyait sur le tillac. Quand Louis et les musulmans qui
le gardaient encore touchèrent au bord, un signal fit sortir du fond du
navire cinquante hommes l'arbalète tendue, dont la présence subite écarta
les Sarrasins et assura la délivrance du roi2. Ce prince et les débris de
son armée furent transportés par les marins génois à Ptolémaïs. Il y
séjourna deux ans afin de ne rien laisser en arrière de ses malheureux
compagnons d'armes (1256).

Cependant les Vénitiens, pendant la décadence de l'empire latin de
Constantinople, s'étaient appliqués avec une nouvelle ardeur au commerce
de Syrie. On reconnaît aux procédés des Génois, racontés par eux-mêmes,
que ceux-ci voyaient de mauvais oeil des concurrents si puissants. La
possession en commun de l'église de Saint-Sabbas dans la ville d'Acre
devint un sujet d'animosité pour deux colonies jalouses resserrées entre
les mêmes murailles. Un matelot maltraité dans une rixe fortuite suffit
pour soulever les Génois. Ils coururent contre les Vénitiens, en
blessèrent un grand nombre et poursuivirent les autres jusqu'au palais de
Venise. Ils reconnurent cependant que cette violence avait été
imprudente. On s'en excusa du mieux que l'on put, mais les offensés en
conservèrent un vif ressentiment. A peine cet orage était apaisé qu'un
navigateur génois ayant amené dans le port d'Acre un vaisseau qu'il
disait avoir acheté d'un pirate, les Vénitiens qui le reconnurent pour
leur propriété le revendiquèrent et s'en emparèrent sans autre
explication. Une nouvelle émeute s'ensuivit. Les Génois prirent les
armes, descendirent dans le port, attaquèrent les Vénitiens, et non-
seulement leur arrachèrent le navire objet de la querelle, mais encore se
rendirent maîtres de tous les bâtiments vénitiens qui se trouvaient à
l'ancre. Un accord fut pourtant ménagé sur ces voies de fait, on convint
de payer les dommages qu'on s'était faits; mais, pour en faire
l'évacuation, il fut impossible de s'entendre. Les deux gouvernements
auxquels leurs colonies en référèrent s'occupèrent de ce fâcheux
incident. On avait pris rendez-vous à Bologne pour traiter, quand Venise
accusant les Génois des longueurs qui faisaient traîner l'affaire,
entreprit de se faire justice à elle-même. Le convoi ordinaire de ses
vaisseaux marchands pour la Syrie fut renforcé de bâtiments armés en
guerre qui, en arrivant, capturèrent tout ce qui se trouva de navires
génois. On brûla même des maisons dans Acre. Mais la supériorité des
Vénitiens ne tenait qu'à la présence de leurs flottes: dans l'intervalle
de leur retour, les Génois étaient les plus forts, d'autant mieux que
Gênes et Pise étaient alors en paix et que leurs établissements se
prêtaient appui. Cette union alarma tellement les Vénitiens d'Acre qu'ils
crurent nécessaire de se couvrir de la protection ecclésiastique; le
pavillon du patriarche fut arboré sur leur palais public. Qu'on ne
s'étonne pas de l'animosité excessive qui règne entre ces émules, ce
n'est pas seulement d'ambition et de pouvoir qu'il s'agit entre eux. Ils
se débattent pour les intérêts mercantiles, pour ces intérêts qui font
dans les deux États, mais surtout à Gênes, toute la richesse publique et
privée, qui couvrent toutes les fautes, qui réparent tous les désastres
au milieu même des guerres civiles. Venise, sous les Latins de
Constantinople, avait enlevé un grand commerce aux Génois; probablement
elle leur avait fermé l'accès de la mer Noire. En Syrie, en Chypre, en
Égypte elle balançait tout au moins leur ascendant; redoutable sur la
mer, elle pouvait troubler la navigation là même où les habitudes et les
alliances avaient le mieux établi les Génois. Il n'en fallait pas tant
pour que les deux peuples marchands fussent irréconciliables.


LIVRE QUATRIÈME.
PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU
PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE
AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE
ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON
BOCCANEGRA, DOGE.
1257 - 1339.

CHAPITRE PREMIER.
Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. -
Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.

L'autorité n'était pas contestée aux nobles; mais il y avait des familles
devenues si considérables qu'un partage égal du pouvoir ne pouvait plus
leur suffire, et l'équilibre menaçait de se rompre.

La nation commençait aussi à se lasser de n'avoir pas la sécurité
intérieure pour prix de l'abnégation avec laquelle elle se laissait
gouverner. Les plébéiens riches devenaient exigeants et il fallait bien
que l'on comptât avec eux, car eux aussi étaient gibelins ou guelfes tout
autant que les nobles; et si ceux-ci fournissaient des chefs aux partis,
c'est de l'accession des masses que venait la force de ces chefs mêmes:
c'est par là précisément que les Spinola et les Doria chez les gibelins,
les Grimaldi et les Fieschi chez les guelfes possédaient une supériorité
reconnue, à laquelle les autres nobles ne pouvaient atteindre.

C'est par là aussi que ces races privilégiées pouvait être tentées de
s'emparer de l'autorité suprême, avec l'espoir de réussir là où Mari
avait échoué.

Depuis cette aventure, de sourdes rumeurs avaient souvent donné crédit
aux apparences d'un complot qui mettrait la république aux mains d'un
chef unique, ou de deux, si les ambitions principales ne pouvaient
s'accommoder d'un seul.

On sentait que cette concentration du pouvoir ne pouvait se faire
qu'autant que le gouvernement serait ou tout gibelin ou tout guelfe; le
mélange des deux factions était inconciliable avec l'unité d'un tel
régime. Comme c'était sur la noblesse qu'un dictateur aurait à usurper,
il fallait y faire concourir le peuple; aussi le caressait-on par
avance. On avait déjà résolu d'adopter le nom de capitaine du peuple, et
les nobles les plus fiers se seraient fait honneur de le porter. On
supposait déjà qu'on pourrait au besoin donner aux populaires la
satisfaction d'avoir un représentant de leur classe, une sorte de tribun,
siégeant avec les capitaines en paraissant partager leur autorité. Tout
cela semblait en quelque manière concerté; mais ce qui ne l'était pas
sans doute, c'est que, soit timidité dans l'exécution de ce plan, soit
ruse ou maladresse, les populaires prévalurent tellement qu'à l'essai un
plébéien se trouva capitaine au désappointement des promoteurs de cette
innovation.

Quoi qu'il en soit, le nom d'une famille plébéienne occupera la première
et la dernière page de ce livre; mais entre les deux il y a quatre-vingts
ans pendant lesquels c'est la noblesse qui continue à prévaloir.

Un podestat guelfe sortant de charge n'avait pas fait louer sa probité et
ses moeurs (1257): c'est tout ce que les annalistes disent de lui. On
avait déjà nommé son successeur. A l'arrivée de celui-ci, il y eut une
émeute contre le précédent. A la faveur de ce soulèvement quelques nobles
invitèrent le peuple à prendre les armes et crièrent qu'au lieu d'un
podestat pris au dehors, il fallait à la république un capitaine choisi
parmi les citoyens. Les populaires répondirent à l'appel avec
empressement; mais ce fut pour tromper l'ambition de l'orgueilleuse
noblesse qui les poussait. Ils s'assemblèrent tumultuairement et
nommèrent par acclamation et à grand bruit Guillaume Boccanegra,
capitaine du peuple et de la commune. On alla le chercher dans sa maison,
on le porta en triomphe, on lui prêta serment avec enthousiasme.

Le nom de la famille Boccanegra ne se trouve pas avant ce temps dans les
fastes du consulat ou des conseils, ce qui prouve qu'elle n'avait pas
compté parmi la noblesse. Sept ans avant cette élection, le peuple de
Florence (1250) avait ôté le pouvoir aux nobles: les Milanais en firent
autant en même temps que les Génois (1256). Le cours des idées inclinait
vers la domination démocratique. Cependant la noblesse avait trop de
force, de crédit et de richesses, sa puissance avait poussé des racines
trop profondes pour qu'on ne dût pas prévoir une longue résistance de sa
part et de fréquentes convulsions. Il est même évident que, pour
consolider le pouvoir de Boccanegra, une transaction intervint. Une
émeute l'avait porté au pouvoir sans conditions; le lendemain
l'obéissance qu'on lui avait jurée fut expliquée et ratifiée avec des
formes plus légales et plus réfléchies. Un parlement fut tenu; douze
réformateurs, tous plébéiens de la classe intéressée à l'ordre par ses
richesses, reçurent la puissance de donner à la république des lois
organiques qui dureraient dix ans. L'État eut deux chefs apparents, un
podestat, chef de justice, étranger, et le capitaine du peuple, celui-ci
véritable recteur de la république. Tous deux présidaient ensemble les
conseils. Le grand conseil qui, à ce qu'il paraît, devait tenir lieu des
parlements, se composait d'abord des huit nobles chargés des finances, de
trente anciens et de deux cents conseillers. Parmi ceux-ci comptèrent de
droit les deux consuls de chaque métier ou profession au nombre de
trente-trois, sept députés du territoire, deux des colonies: l'élection
populaire désignait les autres sans distinction de condition, excepté
quatorze pris exclusivement parmi les plus nobles, meilleurs et
distingués: mais ceux-ci n'entraient au conseil que lorsqu'ils y étaient
expressément appelés. On voit ici d'assez grands ménagements obtenus par
la noblesse au milieu des marques de la méfiance populaire. Écartée de la
place suprême, soumise à un chef plébéien, elle n'était pas encore
déshéritée de toute part au gouvernement, et elle se tenait en mesure de
faire valoir son influence.

Le podestat, le capitaine, les huit nobles du trésor et les trente
anciens composaient le petit conseil, véritable siège du gouvernement:
ses résolutions sur la paix, sur la guerre et les traités, avaient seules
besoin de la ratification du grand conseil. Le capitaine avait la
représentation de la république, le pouvoir exécutif, l'initiative de
toutes les propositions dans les conseils. Il nommait un juge civil et un
juge criminel. Le podestat avait l'appel des causes civiles et la
révision des sentences capitales.

Le gouvernement, guelfe jusque-là, ne fut pas encore ouvertement déclaré
gibelin, mais cette faction fit de grands progrès. Boccanegra était de ce
parti et, comme nous l'avons observé, il eût été impossible que le
pouvoir étant concentré dans une seule main, l'État fût censé d'une
couleur et son chef d'une autre.

Cependant le capitaine n'avait pas gouverné un an entier que l'on avait
conspiré pour le renverser. Il profita de ce qu'on avait entrepris contre
lui pour accroître son pouvoir et pour le rehausser par plus d'éclat. Il
fit d'un palais près de Saint-Laurent le siège de son gouvernement et s'y
fortifia aux frais de l'État. Il exigea un supplément à son traitement
annuel, et ses adversaires prirent cette occasion de décrier auprès d'une
nation économe une administration qui se rendait coûteuse. On se
plaignait d'ailleurs de sa hauteur, mais le peuple était encore pour lui.
Le capitaine accorda bientôt une amnistie aux ennemis qu'il avait bannis.
Mais ce ne fut point une mesure de sa politique; ce fut une des bonnes
oeuvres qu'inspira la dévotion bizarre et contagieuse des flagellants. Sur
je ne sais quel miracle et à quelle voix divine, les habitants de
Pérouse, les premiers, dépouillent leurs vêtements, se répandent dans la
ville, courent d'église en église, criant miséricorde et se déchirant le
sein à coups redoublés. Ce fanatisme gagna Rome, la Toscane, Gênes, ses
rivières, la Provence. Partout, si l'on en croit les annales, il porta
une abondante moisson de bons fruits. Il y eut à Gênes de nombreuses
réconciliations. Le capitaine voulut faire la sienne avec ceux qu'il
avait traités en ennemis.

(1258-1264) Une dévotion si vive n'arrêtait pas la guerre acharnée entre
Gênes et Venise. On expédiait en Syrie pour défendre ses établissements
et pour ruiner ceux de l'ennemi. Une flotte génoise était parvenue à Tyr;
les Vénitiens, qui l'avaient devancée dans Acre, en sortirent pour la
bloquer. Les Génois, peu habitués à se laisser défier patiemment, mirent
à la voile pour joindre leurs adversaires; mais ce fut en n'écoutant que
leur impétuosité, sans ordre, sans s'attendre. Les premières galères qui
s'étaient élancées se trouvèrent séparées; enveloppées, elles furent
prises. Sur le bruit de cet échec, on fit partir de Gênes trente-trois
galères et quatre grands vaisseaux sous les ordres de Rosso della Turca.
Cette flotte se porta d'abord à Tyr, et ensuite devant Acre. Les
Vénitiens, les Pisans, les Provençaux armèrent tous les combattants
qu'ils purent solder et vinrent à la rencontre. Le combat fut sanglant;
la fortune fut contraire aux Génois. Ils ne perdirent pas moins de vingt-
cinq galères. Les messagers qui apportaient la nouvelle d'une trêve que
les deux métropoles venaient de conclure assistèrent, en quelque sorte, à
cette catastrophe. La colonie d'Acre subit les conséquences du désastre.
Les Génois en sortirent, et Tyr devint leur seul refuge. La place qu'ils
abandonnèrent fut occupée par leurs ennemis. Leur rue fut envahie, leurs
tours renversées. Les Vénitiens et les Pisans en portèrent les matériaux
dans leurs quartiers et se firent honneur d'en fortifier leurs propres
édifices. Le consulat et la juridiction de Gênes furent abolis dans Acre.
Les navires génois qui entraient dans le port devaient s'abstenir de
déployer aucun pavillon1. Cependant, à leur tour les Vénitiens, passés au
siège de Tyr, y avaient éprouvé un affront. Les réfugiés d'Acre les
repoussèrent; sur mer ils leur enlevèrent de riches convois. On avait la
guerre en Italie, on venait se la faire sur le rivage syrien; ce dont on
s'occupait le moins c'était de l'assistance due à la cause commune
chancelante sur la terre sainte.

(1260) Malgré ces calamités, les autres relations extérieures étaient
prospères, et de nouveaux avantages à prendre sur les Vénitiens se
présentaient aux Génois. Michel Paléologue, le successeur des empereurs
grecs réfugiés à Nicée pendant que les Latins tenaient Constantinople, se
promettait de rentrer dans cette capitale. Les Génois n'avaient jamais
cessé d'entretenir l'amitié de cet ancien allié; ils commerçaient
partout où son autorité était reconnue ou rétablie, tandis que les
Vénitiens régnaient en quelque sorte dans l'empire des princes latins.
Gênes expédia des ambassadeurs à Nicée. Ils furent accueillis, un traité
s'ensuivit. Paléologue promit aux Génois dans ses États l'accès et le
commerce aussi libres que si c'étaient des possessions génoises. Ses
députés venus à Gênes pour voir ratifier le traité obtinrent pour leur
maître l'assistance de dix galères et de six gros vaisseaux. Martin
Boccanegra, frère du capitaine, en fut l'amiral. Avec ce secours les
forces de Michel s'étaient portées devant Constantinople (1261). Un coup
de main d'un de ses lieutenants, une entreprise hardie, où, pour profiter
d'un heureux hasard, ses ordres furent enfreints, lui ouvrit les portes
bien plus tôt qu'il ne l'espérait. Ainsi finit l'empire des Latins.

Les Génois recueillirent le fruit de ce succès; et d'abord leur vanité
nationale ou leur haine contre leurs ennemis furent gratifiées.

Le palais public des Vénitiens leur fut livré. En représailles des
affronts d'Acre, ils le démolirent au son des instruments et aux
acclamations d'un triomphe. Les pierres principales de l'édifice,
soigneusement chargées sur des bâtiments, furent envoyées à Gênes pour y
servir de trophée.

Les historiens grecs dissimulent tant qu'ils peuvent l'assistance des
Génois à la prise de Constantinople. Cependant dans leur récit perce ce
qu'ils veulent taire. Suivant Grégoras, on laissa vivre dans la ville
quelques artisans pisans ou vénitiens qu'on y retrouva; mais, pour la
sûreté et pour la paix de l'empire, il n'était pas bon que les Génois
habitassent dans la capitale. Or, avant la conquête, l'empereur leur
avait promis un établissement s'ils l'aidaient contre les Latins, et il
leur tint parole, quoiqu'il eût pris la ville sans leur secours2. Il leur
assigna Galata pour siège de leurs colonies3. Certes si Paléologue
n'avait reçu l'aide promise, il n'eût pas été si généreux que d'en payer
le prix sans le devoir. Il l'accorde avec défiance; on sent que sa
libéralité est forcée. En un mot, le récit de Grégoras justifie cette
judicieuse réflexion de Gibbon: Les services des Génois et leur
puissance méritaient à la fois la reconnaissance et la jalousie des
Grecs4.

Galata fut bientôt trop voisin de Constantinople; la colonie ne tarda
pas à se rendre importune et redoutable; mais ce n'était pas au moment
où la restauration de Paléologue venait d'être si bien secondée, que les
mécontentements pouvaient éclater.

Le traité fait avec Michel, tandis qu'il était encore à Nicée, nous a été
conservé5. Nous y voyons les avantages qu'il prodiguait aux auxiliaires
dont il avait besoin. Il leur accorde exemption de droits, palais,
magasins, partout où sa puissance est reconnue, à Smyrne à Salonique, à
Cassandre, à Mételin, à Scio, et, s'il plaît à Dieu, à Constantinople et
dans les îles de Chypre et de Candie. Après sa rentrée dans la capitale,
et au moyen de rétablissement de Galata, les relations que les Génois
avaient entretenues dans la Romanie et dans la Natolie prirent une
nouvelle activité. Quatre ans après ils établirent un consul de Romanie.

Une circonstance particulière étendit leur influence et multiplia leurs
occasions de trafic. Les empereurs latins avaient été obligés
d'abandonner aux compagnons de leurs conquêtes la souveraineté d'un grand
nombre d'îles, et même de provinces démembrées de l'empire. Maintenant
Paléologue, à qui il importait de se débarrasser du voisinage de tant de
puissants ennemis, offrit en fief la possession de ses terres, à
quiconque de ses alliés pourrait les reprendre. Excités par cette
invitation, les nobles armateurs de Gênes se mirent à l'oeuvre, et
plusieurs réussirent. Les Embriachi s'emparèrent de Lemnos, les
Centurioni de Mytilène, les Gatilusi d'Énos. L'amiral Zaccaria chassa de
l'Eubée un Vénitien qui y dominait, et fit prisonnier le duc d'Athènes
qui était venu défendre la place6. Deux Cattaneo occupèrent Phocée. Ils
exploitèrent dans le voisinage de riches mines d'alun, dont les bénéfices
furent assez considérables pour exciter dans la suite l'envie des
empereurs grecs7.

Toutes ces seigneuries génoises devenaient autant de points d'appui pour
les navigateurs; mais les colons de Galata s'emparèrent immédiatement
d'une source abondante de profits. Les habitants de Constantinople
devinrent leurs tributaires pour la plupart de leurs consommations, et
tous spécialement pour leurs subsistances, à ce point que plus tard,
quand les Génois, dans leurs brouilleries avec l'empereur, fermaient
leurs marchés quelques jours, il y avait dans la capitale disette,
crainte de famine et insurrection8. Les Grecs sans activité, sans marine,
ne furent approvisionnés que par eux de grains et de poissons. Seuls ils
firent le trafic entre la mer Noire et la capitale, et bientôt tout le
commerce entre cette mer et l'Europe entière fut leur patrimoine. Leur
alliance avec l'empereur était offensive contre les Vénitiens. Ils firent
tous leurs efforts pour chasser ceux-ci du Pont-Euxin. Paléologue promit
d'en laisser l'entrée toujours libre à ses alliés et de la fermer à tout
autre peuple, excepté aux Pisans. Ainsi, maîtres de la mer, favorisés par
l'affranchissement des droits, les Génois usèrent de leurs avantages avec
une habileté, avec une activité qui étonnent les historiens grecs si peu
prévenus pour eux. La rigueur même de l'hiver, disent ces écrivains, ne
les retient pas de courir l'Euxin en tout sens et d'affronter le péril;
ce n'est pas même sur de grands vaisseaux, mais sur des bâtiments longs
et bas qu'ils appellent des Tarides. Par cette audace, par cette
diligence ils s'emparent exclusivement de toutes les voies de la
navigation, ils attirent à eux le monopole et les fruits du commerce
maritime tout entier.

Toutes les côtes de la mer Noire abondaient en denrées qu'ils portaient à
Constantinople. Le pays donnait du sel en abondance: ses pâturages
fournissaient avec les bestiaux, les cuirs et la laine. Gênes avait déjà
des rapports et mêmes des alliances avec les Tartares qui dominaient en
Crimée et aux embouchures du Tanaïs: mais l'établissement de Galata
permit de tirer bien mieux parti de la connaissance du pays et de
l'amitié de ses princes. En attendant de leur devenir redoutables, on
sollicita une sorte d'hospitalité, et, avec des commencements modestes,
une ville se forma peu à peu dans cette Tauride encore peu connue des
Occidentaux. Bientôt Caffa fut la plus brillante des colonies
commerciales de ces siècles. Elle devint comme la capitale d'un grand
État qui fut nommé Gazzarie. Soldaja (Sudak), Cembalo (l'anc. Symbolum),
d'autres villes florissantes étendaient tout autour la domination
génoise, et cependant l'époque de la fondation de Caffa est ignorée: ce
puissant établissement a commencé inaperçu. Les chroniques génoises
négligent d'en faire mention. Un historien qui écrit au milieu du XIVe
siècle9, en parlant de l'agrandissement récent de Caffa dit, qu'il tient
des vieillards que la première fondation ne remonte guère au delà de leur
âge. Il paraît certain que les Génois obtinrent ou achetèrent la
permission de s'abriter sur le territoire d'un prince tartare descendant
de Gengis, et qui a régné de 1256 à 1266. A cela se rapporte le curieux
récit de Nicéphore Grégoras: «Les Latins, mais surtout les Génois,
étant abandonnés au commerce et a la navigation dont ils tirent
principalement leur subsistance, la première instruction qu'ils reçoivent
de leur république c'est que partout où ils rencontrent un port commode,
bien défendu des vents et propre au trafic, ils cherchent d'abord à
contracter amitié avec les naturels du pays; ils entrent en alliance et
se les rendent favorables. Ils ne croient pas pouvoir commercer avec
sécurité sans ces précautions. Quand ils ont découvert un poste semblable
ils se hâtent d'y négocier. Ils conviennent des droits qu'ils payeront.
Ils offrent d'ouvrir un marché libre à qui voudra acheter. Les pactes
convenus et la place accordée» ils fabriquent des logements, des
magasins, des boutiques, tout ce qu'il faut pour habiter et pour mettre
leurs marchandises en sûreté. C'est ainsi que depuis peu d'années ils ont
fondé Caffa, après en avoir obtenu la licence du prince des Scythes, mais
l'établissement ne fut pas d'abord comme il est aujourd'hui, vaste et
entouré de fortes murailles. Ils se contentèrent d'un peu de terrain clos
par une petite tranchée et sans aucune protection de murs. Puis, sans
permission et peu à peu, ils transportèrent des pierres par terre et par
mer; ils s'étendirent en long et en large; ils donnèrent plus
d'élévation à leurs maisons, ils usurpèrent furtivement plus de terrain
qu'on ne leur en avait accordé. Non contents de cela, sous le prétexte de
l'affluence des marchandises, ils poussèrent plus loin le fossé, et
jetèrent de tels fondements qu'ils annonçaient bien d'autres vues. Ainsi,
petit à petit ils fortifièrent si bien leur ville qu'ils y furent en
sûreté et à l'abri des attaques. Alors, devenus plus hardis, ils
traitèrent les Scythes avec moins de réserve, ou plutôt avec cette
hauteur qui leur est naturellement propre10.»

Ce n'est pas une main amie qui a tracé ce portrait, mais il est empreint
d'une grande vérité. Jusque sous les yeux de l'empereur grec, la même
politique, la même astuce, la même audace agrandirent et fortifièrent
Galata.


CHAPITRE II.
Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.

Cependant, à Gênes, l'alliance avec Paléologue était une sorte de
rébellion contre te saint-siège (1261), et, pour avoir tant osé, il
fallait s'être déjà détaché secrètement du parti dont le pape était le
chef. Dès le premier moment où cette union fut connue, et à l'envoi des
secours génois contre l'empire latin (1262), Urbain IV fit éclater son
déplaisir et mit Gênes en interdit. Ce fut un embarras de plus pour
Boccanegra. Déjà accusé de despotisme, on fit valoir qu'il faisait des
alliances à son caprice sans consulter personne, qu'il ne tenait plus
compte des résolutions de la majorité des conseils, quand elles
n'entraient pas dans ses vues. On lui imputa même de substituer sa
volonté absolue aux décisions des tribunaux. Ces accusations étaient
admises et répétées par les principaux nobles et par tes plus riches des
plébéiens, ce qui doit faire supposer qu'il avait encore pour lui le
peuple des classes moyennes et inférieures. Une grande conspiration fut
donc ourdie. Il le savait; il crut la prévenir en faisant appeler des
hommes armés tirés des campagnes, et des bourgs voisins. Il devait, avec
ce renfort, faire arrêter les conjurés; mais ils le devancèrent, se
mirent en armes et s'emparèrent des portes de la ville afin d'en fermer
l'accès aux gens du dehors. Un des frères du capitaine rassembla du monde
à l'intérieur, il fut repoussé, mortellement blessé, et ses adhérents se
dispersèrent. Boccanegra, après ce désastre, reconnaissant qu'il était
abandonné, recourut à la médiation de l'archevêque; il se démit de sa
charge; son abdication fut acceptée. La noblesse reprit son influence et
remit le gouvernement à un podestat comme par le passé.

Ce changement ne rendit pas le pape moins inflexible aux supplications
des Génois qui lui demandaient de lever l'interdit. C'est de longue main
qu'il leur était contraire. Il avait été patriarche de Jérusalem,
résidant dans Acre lorsqu'ils étaient en guerre avec les Pisans, et il
avait embrassé la cause des derniers avec grande partialité (1263)1. Les
ambassades de la république furent sans fruit, un légat vint de la part
du saint-siège dicter les conditions auxquelles elle serait réconciliée,
conditions qui étaient sans doute si dures qu'elles ne purent être
acceptées, et ce n'était pas après la conquête de Constantinople et après
les avantages que cet événement avait fait obtenir que Gênes pouvait
renier l'alliance des Grecs.

En y persistant on continua les expéditions maritimes contre les
Vénitiens, et Paléologue eut un moment à sa solde soixante galères
génoises; mais la discorde était sur la flotte et tout s'en ressentit.
L'empereur voulait empêcher les Vénitiens de ravitailler Malvoisie. Les
Génois, avec des forces supérieures, laissèrent passer l'ennemi: une
division nombreuse s'écarta du combat en mettant volontairement les
autres en péril. On se réunit dans le port de Constantinople, et telle
fut l'animosité entre ceux qui étaient venus conduits par le frère de
Boccanegra, et ceux qui avaient été dépêchés depuis la chute du doge, que
Michel, mécontent, refusa leur service et les licencia tous. Cette grande
flotte revint à Gênes sans gloire et sans profit, après avoir compromis
la république dans l'amitié de Paléologue; elle fut reçue avec les
murmures de l'indignation publique2.

(1265) Un grand événement venait de réveiller les factions italiennes, en
donnant au parti guelfe un nouveau but. Le pape Urbain avait appelé
Charles d'Anjou, frère de saint Louis et mari de l'héritière du comte de
Provence; il avait entrepris de la faire régner sur Naples et sur la
Sicile, au détriment des restes de la maison de Souabe. Les nouveaux
guelfes étaient, non plus ceux qui défendaient la liberté contre le
despotisme des empereurs germaniques, mais les partisans de la maison
d'Anjou, soulevés contre des princes nés italiens et devenus étrangers à
l'Allemagne et à l'empire.

L'opinion publique des Génois commençait à pencher vers les gibelins,
mais le gouvernement était encore guelfe; on craignait Charles, et lui-
même n'oubliait rien pour attirer la république à son parti. Elle était
encore sous l'interdit; il s'intéressa pour obtenir du pape son
absolution. Il demandait à Gênes si, dans les traités avec la couronne de
Naples, quelque clause nouvelle serait agréable; ce qui lui serait le
plus cher, disait-il, ce serait que les Génois consentissent à prendre
part à la conquête qu'il allait faire. Cependant les événements se
pressaient; une armée française avait envahi la Pouille; Mainfroy, le
concurrent de Charles, avait perdu la bataille, le trône et la vie. Le
prince français se vit en paisible possession de ses nouveaux États.
Gênes lui adressa alors une ambassade solennelle pour le féliciter, en
tâchant d'acquérir quelque faveur dans son royaume. Il accueille
honorablement les ambassadeurs; mais ils n'obtiennent rien. Il n'était
pas temps de traiter à Gênes avant sa victoire; à Naples il n'est plus
temps.

Il en est encore de même au dernier acte de cette tragédie. Corradin,
seul reste de la postérité des Frédéric, arrive en Italie avec une armée.
Charles demande aux Génois de refuser le passage à ce prince, tandis que
les Pisans demandent qu'on lui donne accès en offrant paix et alliance
aux conditions les plus avantageuses. On hésite à Gênes, et, pendant
qu'on s'y perd en délibérations, Corradin pénètre à l'improviste près de
Savone. La flotte pisane le reçoit et le transporte dans ses provinces.
Charles le rencontre à Tagliacozzo et le défait entièrement. Le
malheureux fugitif est trahi et livré au vainqueur. Il est conduit à
Naples sur les galères de Robert de Levanto, Génois, amiral de Charles:
on sait le tragique dénoûment de cette histoire. Nouvelle ambassade des
Génois, ils tâchent de reprendre les négociations trop longtemps
différées: ce n'est qu'après plusieurs messages qu'ils obtiennent le
rétablissement des anciennes relations commerciales.

Ce n'était pas assez que Charles régnât dans les Deux-Siciles, il agitait
la Toscane et la Lombardie. Avec des troupes françaises pour auxiliaires,
il faisait guerroyer Florence et Lucques contre Pise et Sienne. Il
faisait guelfes les villes gibelines. Les nombreux bannis de toutes les
cités qui avaient changé de drapeau tenaient la campagne et se
présentaient de jour en jour aux portes de leurs patries pour les
surprendre ou pour les soulever.

Le premier inconvénient que Gênes ressentit de ces troubles, ce fut la
disette des subsistances. Bientôt on éprouva l'influence d'un état de
guerre qui remplissait les grands chemins de gens armés et de vagabonds.
On ne pouvait aller avec sécurité de Gênes au bourg le plus voisin. Avec
ce levain, la discorde régnait partout; les partis étaient toujours en
présence.

Les fluctuations de l'autorité devaient réagir sur le succès des
affaires. Il y parut dans la conduite de la guerre contre les Vénitiens.
On fait amiral d'une flotte de vingt-sept galères Lanfranc Barbarino,
dont le nom de famille ne se lit qu'une fois dans l'histoire, et c'est
pour être déshonoré. En présence des ennemis, au lieu d'aller à eux il
s'obstine à les attendre à l'ancre sur le rivage de Messine, et à
enchaîner pour le combat ses galères les unes aux autres. Tout est pris,
brûlé ou amené en triomphe à Venise. Tout homme qui ne se sauva pas à la
nage fut prisonnier. Cette bataille compte parmi les souvenirs des plus
grands désastres de la république.

Luchetto Grimaldi conduit vingt-cinq galères en Syrie. Il ne s'inquiète
pas du mauvais état des affaires de la croisade; il va faire du dommage
aux Vénitiens s'il le peut; il bloque le port d'Acre, de cette ville
d'où la prépondérance de l'ennemi et la partialité de l'autorité locale
ont chassé les Génois. Mais, tandis qu'il passe à Tyr avec une partie de
ses navires, les Vénitiens paraissent; les galères laissées au blocus
sont prises. L'amiral, ne se trouvant plus en force pour combattre,
revient en Sicile. Là, Grimaldi, soigneux des intérêts du parti auquel sa
famille est liée, emploie ses galères pour retenir sous l'obéissance du
roi Charles les villes de la côte sollicitées par les gibelins et prêtes
à se donner à eux.

Hubert Doria fut plus heureux. Il conduisit une flotte dans le golfe
Adriatique; il parcourut les rades, brûlant les navires, enlevant des
prisonniers. De là il parut devant la Canée; la place appartenait aux
Vénitiens et elle était bien gardée. Doria débarqua; il renversa tout ce
qui se présenta sur son passage, il escalada les murailles, prit et pilla
la ville. Le butin fut partagé en trois lots, pour les équipages, pour
les armateurs des galères et pour le fisc. La république recevait alors
de singuliers trophées. Les pierres du palais des Vénitiens à
Constantinople étaient incrustées dans les halles de Gênes. La cloche de
la Canée sonnait à l'église de Saint-Mathieu, paroisse de la noble
famille Doria.

Le régime des podestats durait encore; les Grimaldi, les plus puissants
des guelfes génois, étaient l'âme et les gardiens de ce gouvernement.
Mais de moment en moment, on pressentait ou l'on éprouvait des tentatives
en sens contraire. La faction gibeline essayait de prévaloir, et un
double intérêt poussait ses chefs à l'entreprise; ils voulaient devenir
capitaines. Les Spinola étaient les plus ambitieux et les plus hardis.
Hubert, l'un d'eux, s'était absenté de la ville, il avait assemblé, sous
un prétexte, quelques mercenaires, et beaucoup de gens étaient sortis
pour aller le joindre. Le bruit était général qu'il y avait un complot
pour renverser le gouvernement et pour en faire un populaire et gibelin.
Les Grimaldi en prirent l'alarme. Cependant Spinola revint, on
s'entremit, il s'expliqua, et les deux partis promirent de ne point faire
d'innovation; l'accord fut scellé dans un festin. Malheureusement Hubert
sortant de la fête fut blessé par des inconnus, si toutefois l'attaque et
la blessure ne furent pas sa propre manoeuvre. Bientôt il se fait suivre
par les populaires, sans avoir pour lui, dit-on, ni les riches, ni les
bons (car les annalistes qui le disent ainsi écrivaient sous les auspices
de l'autorité), il va surprendre le podestat et l'enlève. Tous ces
mouvements s'exécutent au cri de: Vive Hubert Spinola capitaine du
peuple! Hubert, trouvant de la résistance sur ses pas, livre quelques
maisons au pillage; ces actes le décrient. Un parlement avait été
assemblé, l'affaire y tourne en négociations; Hubert ne sera pas
recherché pour ce qu'il a tenté, mais il ne sera pas capitaine; c'est une
révolution ajournée. Ce ne fut pas pour longtemps. Luchetto Grimaldi,
podestat à Vintimille, ayant eu à débattre avec la faction opposée à la
sienne, avait fait prisonniers quelques nobles de Gênes. Les parents et
les amis de ceux-ci s'adressèrent à la famille Grimaldi et aux autres
membres de son parti afin d'obtenir la délivrance des détenus. On promit
de l'exiger de Luchetto, mais elle ne s'effectuait pas: les
interpellations, de jour en jour plus menaçantes, ne produisaient aucun
fruit. On perdit patience, ou plutôt des ambitieux saisirent cette
occasion d'en appeler au peuple contre ceux qui attentaient à la liberté
de leurs concitoyens. L'entreprise fut si bien menée que le résultat d'un
seul conseil convoqué fut une révolution tout entière (1270). On proclama
que le gouvernement de Gênes était rendu au peuple. Des nobles, des
plébéiens se trouvèrent prêts à jurer aussitôt le soutien de cette
résolution; mais non moins promptement des nobles et des plébéiens
furent en armes pour s'y opposer. Au milieu d'un combat sanglant les
Spinola et les Doria, promoteurs de la délibération, s'emparèrent du
palais public. C'est sous ces auspices que Hubert Spinola et Hubert Doria
furent proclamés capitaines du peuple pour vingt-deux ans. On réserva à
un podestat étranger le soin de rendre la justice avec l'assistance de
trois juges inférieurs. Huit anciens, nobles ou plébéiens indifféremment,
durent concourir à toutes les mesures importantes. Un parlement devait se
tenir tous les mois. Avec ces seules précautions on déféra aux capitaines
une absolue puissance dans la ville et sur tout le territoire. Ils
l'exercèrent dans toute son étendue; ils firent poser les armes; toute
agression fut défendue sous les peines les plus graves, à leurs partisans
comme aux autres. Assis sur leur tribunal, ils firent jurer, sur
l'Evangile, obéissance à leurs ordres: amis, ennemis, nobles, populaire,
tout le monde fut astreint à ce serment. Toutes les communes se
soumirent. Luchetto Grimaldi ouvrit la porte à ses prisonniers, comparut
en personne et prêta serment. Les capitaines intéressèrent l'archevêque,
le clergé, les religieux, à coopérer au rétablissement de la concorde.
Des mariages furent provoqués entre les familles opposées. Par ces
moyens, tout fut pacifié et tranquille: voilà ce que nous disent les
nouveaux rédacteurs des annales, car les capitaines ne manquèrent pas
d'en substituer de leur couleur à ceux qui écrivaient sous les podestats
guelfes: au milieu de cette heureuse harmonie, ils sont pourtant obligés
d'avouer qu'après quelques mois (1271) la plupart des Grimaldi reçurent
l'ordre de sortir de la ville et d'aller habiter au delà des frontières.

Ainsi fut accomplie la tentative, naguère manquée, de rendre le
gouvernement gibelin, en le livrant à un ou deux nobles éminents. On
affecta la couleur d'une révolution démocratique. Il est vrai qu'il y eut
alors une restitution faite aux plébéiens, qu'on leur donna place dans
les conseils d'où la noblesse les avait probablement éliminés: mais il
serait dérisoire de représenter cet esprit comme triomphant dans cette
occasion. Les chroniques disent dans leur latin qu'alors on fit le
peuple3; mais enfin la république abandonnée à la dictature presque
arbitraire de deux nobles, tel fut le fruit de cette prétendue révolution
dans laquelle on persuada au peuple qu'il avait ressaisi ses droits. Dans
cette revendication de son pouvoir, conduit par quelques membres de
l'aristocratie, il les accepte pour ses maîtres, et son transport pour la
liberté n'est qu'un instrument saisi par des ambitieux pour leur propre
profit. Quant aux nobles entre eux, ce n'est qu'une substitution violente
de faction et de personnes.


CHAPITRE III.
Démêlés avec Charles d'Anjou.

Le saint roi de France Louis mourait sur le rivage de Tunis pendant que
ces événements se passaient en Italie. L'assistance des Génois ne lui
manqua pas. Quelques années (1267) avant son expédition, le pape et le
roi de Naples avaient fait demander à Gênes de favoriser le voyage
d'outre-mer. Ils avaient même profité de cette circonstance pour obliger
la république à faire la paix avec Venise afin que rien ne contrariât la
croisade. Non-seulement on avait assuré qu'en paix comme en guerre tout
serait fait pour seconder les vues du roi de France, mais des
ambassadeurs furent envoyés à lui-même pour offrir les services et la
marine du pays. Une négociation s'établit et occasionna de fréquents
messages réciproques (1269). Il paraît cependant que le roi s'excusa
d'affréter les galères de la république1, mais les équipages des siennes
furent pris à Gênes. Nombre d'armateurs joignirent leurs bâtiments à sa
flotte (1270). En partant d'Aigues-Mortes il y trouva dix mille Génois,
engagés à son service ou volontaires, qui, se voyant en si grand nombre,
et suivant leur antique usage, convinrent d'élire entre eux des consuls
pour prendre soin de tous les intérêts communs. Ils déférèrent cette
autorité à deux nobles, Antoine Doria et Philippe Cavaronco. Quand la
flotte toucha à Cagliari, les Pisans, qui y dominaient, furent effrayés
du grand nombre de leurs ennemis que l'on remarquait dans l'armée
française.

Longtemps on avait cru que le roi retournait en Syrie et on l'y suivait
avec joie. On fut bien moins satisfait quand l'ordre fut donné de faire
voile vers les côtes de Tunis. C'était, à cette époque, une contrée d'un
très-grand commerce pour les Génois. Ils avaient leurs alliances avec le
roi de ce pays. A l'ombre des franchises et des privilèges obtenus, les
marchands y affluaient et y avaient formé des établissements stables.
L'expédition allait compromettre tous ces intérêts. En effet, quand la
flotte des croisés parut sur le rivage et qu'on y distingua le pavillon
de Gênes, le roi more fit arrêter tous les Génois qui se trouvaient dans
ses États et s'empara de leurs propriétés. Il les traita cependant avec
modération et seulement comme otages. Ils furent renfermés dans un de ses
palais. On ne les accusa point d'avoir attiré cette tempête, et il est
vrai que sur la flotte même on n'avait appris la direction de la croisade
qu'en pleine mer.

On débarqua sous les murs de Carthage. Les Génois se distinguèrent à
l'attaque de cette ville. Quand elle fut prise, leur bannière y fut
arborée auprès de celle des Français.

Bientôt la peste étendit ses ravages sur cette armée. Le plus jeune fils
de Louis mourut, lui-même fut frappé à mort. Ses derniers moments sont
connus de tout le monde. Le roi de Naples, qui ne survint qu'au moment où
son frère venait d'expirer, veilla au soin de l'armée. A Tunis on était
disposé à se délivrer, par une prudente négociation, du danger dont avait
menacé une agression si imposante. Une trêve fut bientôt conclue. Les
chrétiens s'engagèrent pour un certain nombre d'armées à ne pas
renouveler la guerre. Le More consentit sans difficulté à indemniser les
Génois pour ce qu'il leur avait enlevé, et la bonne harmonie avec eux fut
rétablie sans nuage et consolidée peu après (1272) par un renouvellement
de l'ancien traité. C'est ainsi qu'on quitta le rivage d'Afrique. A peine
on s'en éloignait qu'une tempête affreuse dispersa la flotte; elle en
reçut les plus grands dommages. Beaucoup de vaisseaux génois échouèrent
sur les côtes de Sicile; et là, tout ce qu'on put sauver de ces navires
naufragés, Charles se l'adjugea par droit royal en vertu d'une odieuse
coutume venue des siècles et des pays les plus barbares. Les Génois
faisaient valoir des traités qui les exemptaient de ce droit inhumain.
Charles n'en tint pas plus compte que de la communauté du malheur, des
services rendus à son frère, du titre de croisés, de l'occasion qui avait
fait aller ces bâtiments en Afrique et qui les ramenait sur les écueils
de Sicile, tous motifs sans valeur aux yeux d'un despote avare.

Philippe le Hardi, dans son retour, traversait l'Italie. Son oncle
Charles l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent à Viterbe pour solliciter les
cardinaux à nommer un pape: le siège était vacant depuis la mort de
Clément IV. Après deux ans d'intrigues, les réclamations publiques
amenèrent enfin l'élection de Grégoire X.

Les Génois, depuis qu'ils s'étaient donnés à des chefs gibelins, ne
pouvaient prétendre aux faveurs du pape. Il était entouré de leurs
ennemis, et Rome était le foyer d'où leur étaient suscités des embarras
chaque jour renaissants. Leur administration fut constamment agitée, au
dehors, sur le territoire, dans la ville même, où, indépendamment du jeu
des factions générales, faire subsister un gouvernement censé populaire,
représenté par deux dictateurs nobles, était un problème étrangement
difficile.

(1272) On apprit que le cardinal Ottobon Fieschi avait appelé à Rome les
principaux émigrés guelfes, et avait ménagé entre eux un traité avec le
roi Charles sous les auspices du pape. On devait donner à ces fugitifs
les moyens de rentrer en force dans leur patrie; ils promettaient à leur
tour d'y établir cette autorité dont l'ambitieux Charles menaçait
l'Italie entière.

Un coup très-rude et qui confirmait ces accords menaçants frappa tout à
coup la république: en un même jour, en présence même de ses
ambassadeurs à qui rien n'avait révélé une violence, tous les Génois qui
étaient sur le sol du royaume de Charles furent emprisonnés et leurs
biens séquestrés. Les ordres secrets envoyés en Sicile y firent saisir à
la fois comptoirs, navires, hommes et propriétés sans distinction.

Au bruit de cette violation du droit des gens Gênes pouvait user de
représailles; on s'en abstint. Un délai de cinquante jours fut accordé à
tout sujet du roi de Naples et de Sicile, comte de Provence, pour sortir
du territoire de la république et pour emporter ses effets.

Charles, toujours vicaire en Toscane, obligea toutes les villes dont il
disposait à déclarer la guerre aux Génois (1273); Plaisance seule
résista à cet ordre.

En même temps une grande partie de la rivière orientale est soulevée par
les Fieschi. Les marquis del Bosco, vassaux de la république, font
publiquement hommage à Charles de ce qu'ils tenaient d'elle. A l'autre
extrémité, Menton est livré par Guillaume Vento2 qui en avait la garde.
Roquebrune, Vintimille se rendent au sénéchal de Provence; un autre
émigré le conduit devant Savone qu'il pense surprendre. Les marquis de
Caretto et de Ceva participent à ce mouvement. Gênes, ainsi entourée
d'ennemis, ne s'abandonne pas. Les capitaines portent ou envoient partout
des secours; leurs nombreux parents leur servent de lieutenants, le
peuple les seconde. Les habitants de Savone se défendent contre les
Provençaux. Anciens gibelins, ils ne disputent pas cette fois contre
l'autorité de Gênes qui a embrassé leur vieille cause. Les secours
surabondent, ils arrivent par terre et par mer. Mais du côté de la
Toscane, les villes dont Charles disposait déployèrent tant de forces
qu'elles firent reculer en désordre les mercenaires employés par les
Génois. Quarante galères armées en Sicile parurent devant Gênes. Un
Grimaldi et plusieurs autres émigrés d'importance étaient à bord. Une
division passa en Corse et enleva Ajaccio. A son tour un des amiraux de
la république poursuit les Provençaux sur la mer, brûle les navires dans
le port de Trapani, ravage les côtes siciliennes et l'île de Gozo. Au
retour (1274), il s'avance à l'embouchure du port de Naples, y salue le
roi et la ville de malédictions, et fait défiler une à une ses galères
traînant le pavillon de la maison d'Anjou renversé dans la mer.

Il n'y avait, dans ces alternatives, que beaucoup de malheurs et rien de
décisif. Les Génois furent réduits à s'allier contre Charles avec le
marquis de Montferrat et avec les villes d'Asti et de Pavie. Cette
alliance reçut un petit renfort de la part d'Alphonse X, roi de Castille.
Après une longue vacance de la couronne impériale, Alphonse s'était mis
au nombre des concurrents, et avait obtenu une nomination contestée. Il
croyait faire acte d'empereur en envoyant quelques renforts aux gibelins
d'Italie (1275); mais Rodolphe de Habsbourg fut solennellement élu en
Allemagne, proclamé au concile de Lyon, et les prétentions du Castillan
furent bientôt abandonnées.

A ce même concile où le pape s'était rendu, il fit un dernier acte de
sévérité contre les Génois. Il les frappa d'un nouvel interdit, à la
demande du cardinal Ottobon Fieschi, qui se plaignait de la confiscation
de quelques parties de son revenu. Cette rigueur dura jusqu'à la mort de
Grégoire X (1276). Innocent V, son successeur, était favorable aux
Génois. Dès les premiers jours de son pontificat, il leur adressa des
lettres pleines de bonté paternelle et leur demanda des ambassadeurs,
afin qu'il pût terminer les différends et les réconcilier à l'Eglise;
mais il n'eut pas le temps de mettre à effet ses intentions favorables.
Adrien V, son successeur, était ce même Ottobon Fieschi, fils d'un frère
d'Innocent IV, l'âme du parti guelfe parmi les Génois; il s'empressa
cependant de délivrer sa patrie de cet interdit que ses réclamations et
ses intérêts personnels avaient fait infliger. Il conclut un prompt
accord qui rouvrit les portes de Gênes aux émigrés; si ce pape eût vécu,
son crédit eût porté atteinte à l'administration gibeline, mais, au bout
de quelques semaines, il céda la place à Jean XXII (Pierre de Tolède).
Tout ce que les Génois ont su de ce dernier pape (1277), c'est que le
siège archiépiscopal de leur ville étant vacant, Jean, sans tenir compte
du droit d'élection, y nomma un archidiacre de Narbonne, habitué de la
cour de Rome3. On se soumit, le nouvel archevêque fut même reçu à son
entrée avec un faste inaccoutumé: mais il demeura haï de la commune et
du peuple, expression qu'il faut traduire sans doute par le gouvernement
et le public.

Le traité commencé avec Innocent et fini avec Adrien avait fait revenir
les émigrés; mais la concorde ne pouvait survivre longtemps aux papes
qui l'avaient imposé. Les émigrés rentrés ressortirent en armes (1278),
et d'abord ils accusèrent à Rome le gouvernement des capitaines d'avoir
violé la paix jurée. Martin IV, instrument docile dans la main du roi
Charles, délégua pour procéder contre les Génois un évêque qui établit
son tribunal à Plaisance (1281). Les Génois cités devant ce juge
alléguèrent un privilège qui les dispensait de plaider hors de chez eux.
Ils furent frappés d'un nouvel interdit pour cette contumace, sentence
fâcheuse à un peuple dévot et ordinairement obéissant au saint-siège
Mais, soit que l'abus d'un moyen violent si souvent répété commençât à en
amortir la force même chez les plus craintifs, soit qu'il n'y ait pas de
scrupules qui ne cèdent au fanatisme des partis, et que devenir gibelin
ce fût apprendre à braver les excommunications guelfes, cette fois
l'interdit fut méprisé; ce ne fut pas sans précaution, il est vrai. On
prétendit avoir retrouvé une bulle d'Innocent IV, premier pape génois,
qui réservait à la seule personne du successeur de saint Pierre le droit
de mettre Gênes en interdit. Notre annaliste de l'époque, chancelier de
la république, est fier de pouvoir insérer dans ses chroniques que c'est
lui-même à qui appartint le bonheur de déterrer dans les archives un
document si précieux. Son authenticité ne fut pas mise en doute. On
assembla avec éclat les théologiens et les jurisconsultes du pays; ils
déclarèrent qu'en vertu de la bulle, la commination du légat était nulle
sans difficulté. Les consciences se tranquillisèrent, le culte recommença
dans toutes les églises sans trouble, et à la grande joie des fidèles.

Cependant le roi Charles ménageait les Génois. En ce moment même il leur
envoyait des ambassadeurs et leur proposait de s'associer aux nouvelles
conquêtes qu'il méditait; en d'autres termes, il avait besoin de leurs
forces navales. Il se prétendait le représentant légitime du dernier
empereur latin de Constantinople, et il s'était flatté de l'espoir de
revendiquer effectivement cet héritage. Le pape Martin lui ouvrit la voie
en excommuniant tous les Grecs. Charles offrit aux Génois de leur payer
par les plus utiles privilèges dans Constantinople le prix des services
qu'ils lui rendraient si, s'engageant à ne point porter de secours à
Paléologue, ils aidaient à l'invasion de l'empire d'Orient. La république
écouta la proposition, demanda le temps d'en délibérer, et finit par
s'excuser de l'accepter, en se fondant sur les autres soins dont elle se
voyait entourée. Une galère expédiée à Constantinople alla donner à
l'empereur allié et ami de Gênes la communication de cette étrange
ouverture et l'utile avis de se tenir sur ses gardes.

Charles fit avec Venise l'alliance offensive que Gênes avait refusée.
Mais bientôt son attention fut violemment détournée de la pensée d'une
conquête lointaine. C'est en ce moment qu'éclata la fameuse conspiration
des Vêpres siciliennes conduite par Jean de Procida, suscitée et payée
par Paléologue4 Pierre, roi d'Aragon, qui sur sa flotte faisait alors la
guerre aux Mores de Tunis, fut appelé pour venir régner sur la Sicile
enlevée à la maison d'Anjou en quelques heures.


CHAPITRE IV.
Guerre pisane.

Tandis que ces grands événements attiraient l'attention de toute
l'Italie, Gênes et Pise, deux villes qui appartenaient alors au même
parti politique, donnaient un nouvel essor à leur antique haine et
commençaient une guerre plus sanglante qu'au temps où Gênes guelfe se
battait contre les Pisans toujours gibelins.

Malgré les trêves et les paix, il était difficile que des colonies
marchandes et jalouses de leur commerce s'entretinssent sans querelle
entre des murailles communes dans des pays lointains, ou que des
navigateurs rivaux, des corsaires, des flottes se rencontrassent en mer
ou dans des ports éloignés sans insulte, sans que celui qui se trouvait
le plus fort fût tenté de se servir de ses avantages. Il est probable que
la part que Paléologue avait réservée aux Pisans dans son alliance, leur
admission dans la mer Noire qui troublait le monopole ambitionné par les
Génois, produisaient de nouveaux sujets de plainte (1280); mais de plus
graves occasionnèrent enfin la rupture. Un noble corse, juge de Cinarca,
qui jadis avait été armé chevalier des mains de Guillaume Boccanegra,
alors capitaine du peuple de Gênes, gouvernait son district sous la
protection de la république. Avide et peu scrupuleux, il rançonnait amis
et ennemis. Ses brigandages devinrent surtout insupportables aux Génois
de Bonifacio. De Gênes on envoya quelques forces pour réduire au devoir
ce petit tyran. Il résista, et quand il dut céder, il mit le feu aux
châteaux qu'il abandonnait, se sauva à Pise et y fit hommage de ses
domaines. Les Génois députèrent aux Pisans, pour les prier de ne point
accepter un vassal qui ne pouvait se soustraire à son suzerain. Les
Pisans, après quelques délais pendant lesquels ils firent des préparatifs
hostiles, envoyèrent une réponse altière. Le juge de Cinarca était leur
vassal, et ils étaient obligés de le défendre. En effet, ils le firent
reconduire en Corse avec quelques soldats, et le rétablirent dans ses
possessions.

Quelques explications entre deux villes gibelines devaient les ramener à
la paix; mais on reconnut qu'elles étaient irréconciliables. La
conformité de parti en politique n'empêchait pas, à Gênes, que
l'unanimité des voeux ne fût pour la guerre. Un conseil spécial de créance
fut muni de grands pouvoirs pour la diriger. L'État n'avait alors en
propriété que douze galères, le conseil ordonna d'en fabriquer cinquante.
Saint-Pierre-d'Arène se couvrit de chantiers; des flottes nombreuses
furent mises à la mer, tantôt armées à la solde du trésor public ou
défrayées par une contribution générale extraordinaire1, tantôt composées
des galères fournies par les armateurs particuliers, encouragés à
concourir aux expéditions communes. A cette occasion il fut réglé que le
titre d'amiral et le droit d'arborer le pavillon de saint George
n'appartiendrait qu'au chef de dix galères au moins; le commandant d'un
moindre nombre ne fut qualifié que de capitaine. Les efforts étaient
considérables. On voit mettre à la mer de chaque côté des flottes de
soixante et quatre-vingts galères. Les nobles et les populaires s'y
embarquaient indifféremment; personne, dit l'annaliste génois, ne
pouvait ni ne voulait s'en excuser.

Chaque année le nombre des armements se décidait d'après ce qu'on
apprenait de ceux de l'ennemi; car l'usage avait continué d'expédier des
explorateurs d'une ville à l'autre. Il restait même des anciennes
relations de fréquentation réciproque, à Pise un greffier des Génois, et
un greffier des Pisans à Gênes; mais, à l'occasion de la guerre
présente, l'un et l'autre furent congédiés.

L'on se fit tout le mal que l'on put. On captura, on pilla de toutes
parts. A chaque pas les annales font mention de cargaisons de grande
valeur alternativement perdues ou gagnées. Les Génois ravagèrent à
plusieurs reprises les îles d'Elbe et de Planuse. Les Pisans, unis en
Sardaigne au juge d'Arborea, y ruinèrent les établissements génois; mais
sur la mer la fortune ne fut pas favorable aux Pisans; chaque campagne
est marquée par des désastres où l'ascendant de leurs rivaux est signalé.

Un convoi très-riche, escorté par des forces respectables, est rencontré
par une flotte génoise. Une tempête violente empêche l'attaque; mais,
bravant les vents déchaînés, l'amiral Thomas Spinola ne perd la trace de
sa proie ni de jour ni de nuit. La tempête s'apaise. Les Pisans, ne
pouvant éviter le combat, se serrent en une masse compacte, suivant la
tactique de ce temps. Les Génois attaquent, abordent, s'emparent de tout;
ils enlèvent tout ce qui peut s'emporter et mettent le feu aux
bâtiments; ils rentrent à Gênes et remettent à la commune neuf cent
trente prisonniers et 28,000 livres d'argent; 10,000 liv. de ces
dépouilles pisanes servent à la fondation de la darse du port de Gênes
sur l'emplacement où elle existe aujourd'hui.

Cinquante autres galères armées par le concours des nobles et des
populaires de la cité et des rivières étaient sorties sous les ordres de
Conrad Doria, fils de l'un des capitaines de la république. Il va droit
dans le port pisan et y stationne un jour et une nuit à un jet de pierre
des tours. Personne ne sort des enceintes intérieures pour le combattre.
La flotte pisane était déjà en mer. Il va la chercher. Les vents
l'avaient séparée. Signalée à son retour, Doria lui donne la chasse, en
enlève nombre de galères et ramène à Gênes six cents captifs.

Henri de Mari attaque vingt-quatre galères, une est coulée à fond, huit
sont conduites en triomphe à Gênes. Quand on a fait de telles prises, on
les montre, dans le port de Pise, sous leur propre pavillon, et, à la
faveur de cette supercherie, on fait prisonniers jusqu'aux magistrats qui
se rendent à bord dans l'ignorance de la capture.

Tous les efforts d'un grand armement de soixante-quatre galères sorties
de Pise se bornèrent à ravager Porto-Venere, bientôt secouru par le
Génois. Cependant ce peu de succès ne décourage point. On promet dans
Pise de venir incessamment assez près de Gênes pour jeter au-dessus de
ses murs des pierres enveloppées d'écarlate. Sur cette bravade, Benoît
Zacharie, l'un des plus hardis marins de Gênes, amiral de trente galères
années par souscription, entre fièrement dans le port de Pise et s'y
maintient quelques jours. Le capitaine de la république, Hubert Doria,
sort de Gênes à la tête d'une flotte considérable. Zacharie va le
rejoindre; ils unissent ensemble quatre-vingt-huit galères et sept
vaisseaux. La flotte pisane était à la mer. On la cherche sur la
Sardaigne; on y apprend qu'elle avait paru au cap Corse et qu'elle avait
tourné ses proues pour regagner la Toscane. On fait voile pour lui couper
le chemin; elle était déjà devant son port, et, quand les Génois
parurent, elle se présenta valeureusement en bel ordre de bataille. Le
podestat de Pise, Morosino, noble Vénitien, la commandait. Les forces
paraissent avoir été à peu près égales. Jamais les deux ennemis ne
s'étaient engagés dans un combat si général. Il fut horriblement acharné,
mais décisif. Le champ de bataille s'étendit de l'embouchure de l'Arno à
l'île Meloria, derrière laquelle, dit-on, Zacharie s'était posté en
réserve et d'où il sortit au milieu de la mêlée pour mettre en déroute
les Pisans. On s'aborda avec fureur. Le capitaine génois et Zacharie
s'attachèrent à la galère du podestat pisan; celle qui portait le grand
étendard de Pise fut attaquée par les autres membres de la famille Doria,
réunis sous la bannière de Saint-Mathieu; l'une et l'autre furent
prises, et leur capture fut le dernier signal d'une pleine défaite.
Vingt-neuf galères tombèrent au pouvoir des Génois, sept furent
submergées, le reste ne se sauva qu'à la faveur de la proximité du port
et ne fut en sûreté que derrière les chaînes tendues à l'intérieur. Il
périt, dit-on, cinq mille combattants; onze mille captifs furent emmenés
par les vainqueurs, et l'Italie dit alors: «Qui veut voir Pise aille à
Gênes.»

Pise ne se releva jamais de ce coup fatal, qui fut, au reste, l'occasion
d'intrigues et de négociations nouvelles. Deux franciscains vinrent à
Gênes demander la paix pour les Pisans et les mettre à la discrétion de
leurs adversaires. Mais l'animosité était si grande qu'on ne voulut pas
croire que cet abaissement ne cachât pas un piège. On prêta donc plutôt
l'oreille aux négociateurs de Florence et de Lucques qui proposèrent une
alliance de trente ans pour la ruine totale de Pise. Sienne, Pistoia
entrèrent dans cette ligue. Mais les Toscans la tramaient sans bonne foi;
il ne s'agissait pas pour eux de détruire la malheureuse cité des
Pisans, ils ne voulaient que l'obliger à se jeter enfin entre leurs mains
pour échapper aux Génois. Cette ruse eut son effet. On entrevit à Pise la
possibilité de rompre cette alliance funeste en recherchant l'appui des
guelfes. On eut recours au crédit du comte Ugolin, et ce nom rappelle une
catastrophe horrible (1285). Né gibelin, il était connu pour avoir traité
avec les guelfes, et l'on crut qu'il serait propre à réconcilier son pays
avec les villes de ce parti, puisqu'on était forcé de mendier leur appui.
On le mit à la tête du gouvernement. Il parut demander la paix aux
Génois, et d'abord il avait offert de céder Castro (Castello) en
Sardaigne, la forteresse voisine de Cagliari qui avait été l'objet des
premières rivalités. Cette proposition fut au nombre de celles que le
premier orgueil de la victoire fit rejeter. Cependant les nombreux
prisonniers détenus à Gênes, parmi lesquels se trouvaient les personnages
les plus importants, négociaient sans cesse pour racheter leur liberté et
pour ménager une paix2. Ils représentaient aux Génois que leur absence
seule faisait perdre Pise à la cause gibeline; leur retour ferait cesser
les intrigues d'Ugolin, qui vendait leur patrie aux guelfes; et Ugolin,
non moins prévoyant, se gardait bien de seconder leurs efforts. Au milieu
de ces dispositions diverses, la haine nationale remportant sur l'intérêt
de parti le plus évident, fit refuser tout traité et toute espèce de
rançon pour ces malheureux captifs. Les écrivains étrangers attribuent
aux Génois cette diabolique pensée, que retenir à jamais toute cette
fleur de la population et de la jeunesse pisane loin de leurs foyers,
c'était empêcher de naître une génération ennemie.

Dans l'état de dépression où les Pisans étaient réduits, le vainqueur les
outrageait impunément. Henri Spinola allait ravager les côtes et détruire
jusqu'aux défenses des ports (1286). Zacharie stationnait à plaisir dans
celui de Pise, poursuivant partout les bâtiments qui s'exposaient encore
sur la mer, et il alla réclamer jusqu'à Tunis comme ses prisonniers les
hommes qui s'y étaient réfugiés.

(1288) Cependant une paix que les prisonniers pisans avaient trouvé le
moyen de conclure après de longs traités, attendait depuis treize mois la
ratification de leur république. Ugolin avait tout fait pour éviter cet
accord qui, en ramenant tant de gibelins considérables, allait renverser
son empire. Mais enfin il n'avait pu s'empêcher d'accéder à la paix
demandée avec des instances si pressantes; ce fut toutefois avec la
malheureuse espérance de la faire rompre. Tandis que de Gênes on
expédiait de tous côtés pour faire cesser les captures maritimes et pour
rappeler les flottes, Ugolin faisait tenir à son fils, qui commandait à
Oristano et à Cagliari, en Sardaigne, l'ordre de continuer les
hostilités. Beaucoup de bâtiments furent victimes de cette mauvaise foi.
Ugolin s'excusa sur un malentendu passager, mais les déprédations
continuaient. Gênes envoya trois galères en Sardaigne afin de se faire
justice. Les ordres portaient de détruire les corsaires et de ne faire
aucun mal aux autres Pisans. Ce nouveau cours d'hostilité excita dans
Pise un soulèvement. L'archevêque se mit à la tête du peuple; on alla
arracher de sa demeure le perfide Ugolin et les siens. On voulait les
livrer à Gênes comme les otages responsables de la paix violée: les
Génois refusèrent, en se contentant de cette réparation. Le malheureux
comte, deux de ses fils, ses deux petits-fils, furent jetés dans une
tour; elle fut murée sur eux..... Le Dante a immortalisé leurs
souffrances. Ils moururent de faim3.

(1290) La guerre recommencée reprit toute sa fureur. Les révolutions
intérieures qui survinrent à Gênes n'en arrêtèrent pas l'activité et les
succès, car les Pisans étaient hors d'état d'accomplir les conditions
rigoureuses du dernier traité. Conrad Doria, l'un des deux capitaines de
la république (Hubert Doria son père paraît avoir obtenu de lui céder sa
place4); Conrad Doria reprend le projet d'aller subvertir le port de
Pise; il y conduit vingt galères, des pontons, tous les engins capables
de détruire des murs et de briser des chaînes. Là, il procède
paisiblement à démolir les fortifications. Après son expédition finie, il
revient en triomphe. Cette grande chaîne du port de Pise, si souvent
attaquée, en est le premier trophée. Mise en pièces avec celle que le
lieutenant de Zacharie avait déjà rapportée, les morceaux en sont
suspendus aux portes de la ville, aux portiques de Saint-Laurent et des
églises principales: on les y voit encore avec les inscriptions qui
conservent la glorieuse mémoire du fait.

Les Pisans disparurent des mers et se renfermèrent dans leurs murailles.
Les historiens de Gênes semblent les oublier dix ans. Nous anticipons sur
cette époque pour dire l'issue de cette guerre terrible. En 1293, Pise
avait été admise par ses voisins de Toscane à un traité par lequel elle
faisait abandon à ceux-ci de tous les territoires qu'ils lui avaient
enlevés. En 1299 elle obtint des Génois, au lieu d'une paix, une trêve de
vingt-sept ans. Les Pisans abandonnèrent la Corse à leurs adversaires,
leur livrèrent Sassari en Sardaigne et payèrent 135,000 livres5 pour les
frais de la guerre. A ce prix les prisonniers de la Meloria furent enfin
relâchés; les historiens étrangers disent que sur les seize mille, après
seize ans de captivité, il n'en restait plus que mille vivants.


CHAPITRE V.
Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe
siècle.

Les succès des Génois jetaient un éclat nouveau sur leur république: sa
considération s'était accrue parmi les puissances. Cette époque brillante
était pourtant marquée par une grande calamité, l'expulsion des chrétiens
de la Syrie. Les villes maritimes dont la possession lui restait seule ne
recevaient plus de secours. Longtemps Charles d'Anjou, secondant les
prédications des papes, avait paru faire de grands efforts pour réunir
les forces italiennes afin de les conduire en bonne harmonie à la défense
de la terre sainte. Ce n'était là qu'un prétexte pour ses menées et pour
son ambition. La concorde ne se rétablit ni en Syrie ni en Italie.
Charles ne partit point. Au milieu des hostilités d'Acre contre Tyr,
Bihor ou Bondocar, soudan du Caire, suivi de forces irrésistibles, avait
déjà pris Assur, Sophie, Jaffa (1263), Antioche (1267), quand il vint
mettre le siège devant Acre (1272). Un traité, une sorte de répit qu'il
accorda, n'avait laissé au roi Hugues de Lusignan, pour tout royaume, que
la plaine d'Acre et le chemin de Nazareth. Tyr et Tripoli tenaient aussi,
mais comme des principautés indépendantes (1274). Cet abaissement et
l'état précaire de possessions ainsi réduites n'avaient pas empêché le
concile de Lyon de délibérer sérieusement sur les lois de la terre sainte
et sur les moeurs de ses habitants si dignes de correction et de réforme.
Il paraissait des légats, et, soit impéritie, soit intrigue, au milieu
des dissensions auxquelles les chrétiens de Syrie étaient en proie, ces
envoyés venaient ordinairement rompre des trêves et provoquer les
Sarrasins. Bondocar ravagea de nouveau tout le pays (1275): heureux qui
put fuir et sauver sa vie et quelques débris! Ce conquérant mourut, mais
Kélaoun, son fils, se rendit encore plus terrible. Il assiégea, prit et
ruina Tripoli. De là il revint devant Ptolémaïs. La lutte fut longue. On
doit distinguer les derniers efforts des Génois pour sauver la place.
Zacharie, leur amiral, prit en Chypre tous ses compatriotes en état de
porter les armes et les transporta devant Acre (1289). Du fond de la mer
Noire, Paulin Doria, consul de la colonie de Caffa, accourut avec du
secours (1291). Tout fut inutile. Ptolémaïs tomba, ses défenseurs y
périrent. De tout ce qui restait de Latins un petit nombre purent
s'échapper par mer: les croisades furent finies; l'ombre même du trône
de Jérusalem n'exista plus.

C'était sans doute une grande perte pour les Génois, mais leur habileté
les rendait capables de réparer bientôt leurs dommages; ils perdaient une
domination partagée; comme marchands ils conservaient des consommateurs
et de riches marchés, mais il y fallait toute leur souplesse. Déjà un
commerce aussi assuré que lucratif leur avait fait désirer de se ménager
à tout prix la faculté de fréquenter l'Égypte. Avant la dernière
catastrophe ils y avaient obtenu une sorte de neutralité mercantile
auprès du plus redoutable ennemi de la chrétienté. Cependant l'amiral
Zacharie était resté à courir les mers. Il avait porté assistance au
petit royaume chrétien d'Arménie, il y avait renouvelé les anciens
traités. En continuant sa croisière il avait été joint par Paulin Doria,
ce consul de Caffa venu au secours de Ptolémaïs amené par son zèle et par
celui de sa colonie. Arrivé trop tard pour défendre la ville assiégée, il
cherchait des ennemis pour tirer vengeance du désastre des croisés. Ces
deux amiraux réunis s'emparèrent de tous les bâtiments mahométans qu'ils
rencontrèrent et ne firent pas distinction de ceux qui appartenaient au
soudan d'Alexandrie. Cette imprudence attira une représaille fatale. Tous
les Génois trouvés en Égypte furent mis en captivité. On saisit leurs
biens; ce ne fut pas sans peine qu'un envoyé de la république parvint à
faire cesser ces rigueurs et à rétablir les relations.

(1290) Le traité qui en résulta, et qui existe aux archives de Gênes, en
deux instruments, est d'autant plus curieux que l'un, rédigé en latin,
est celui que l'ambassadeur rapporta comme le titre des concessions
faites aux Génois; l'autre, en arabe1 est la copie qui lui fut remise des
engagements consentis par l'ambassadeur envers le soudan. Dans tous les
deux les promesses sont semblables, mais ce sont deux rédactions
différentes. Il est dit dans l'arabe qu'après qu'une traduction, mot par
mot, a été écrite entre les lignes de l'original, l'ambassadeur Albert
Spinola l'a signée avec l'interprète secrétaire de la commune de Gênes et
de l'ambassade. Un secrétaire mahométan a lu la version franque
interlignée en la traduisant à mesure. Deux docteurs ont assisté à la
lecture pour vérifier l'exactitude de cette traduction et sa conformité
au texte originaire: on a prêté des serments réciproques. Des évêques,
des moines, ont été appelés pour faire foi qu'ils ont reçu celui de
Spinola prêté sur l'Évangile. Chargé de restituer la valeur des prises
faites par Zacharie, il jure que la somme qu'il remet est le vrai produit
qu'on a tiré à Gênes de la vente des effets capturés, et que, de la somme
qui lui a été confiée par la commune pour cette restitution, il n'en
retient rien; s'il déguise la vérité, il veut être réputé apostat de sa
religion, hérétique et ennemi de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa
divinité. L'émir qui stipule au nom du soudan Kélaoun et de son fils et
en leur âme, consent, s'ils rompent le traité, non-seulement que le
Seigneur Jésus-Christ leur soit contraire, mais qu'ils soient tenus pour
des chiens, infidèles et hors de leur loi.

L'indemnité étant réglée pour le passé, les stipulations pour l'avenir
sont des plus favorables. Pleine sécurité même en cas de rupture pour les
vaisseaux qui entreraient dans les ports musulmans avant d'en être
instruits. Le consulat génois est admis et reconnu, avec les prérogatives
et la juridiction ordinaires. Le mahométan, l'étranger ne peuvent
attaquer les Génois que devant leur consul; ceux-ci ne sont soumis à la
justice du pays que lorsqu'ils sont plaignants. Si le consul établi dans
Alexandrie a lieu, pour lui ou pour les siens, d'en appeler au soudan de
quelque tort, on doit à l'instant lui fournir, aux frais de l'État, un
messager ou le guider lui-même jusqu'au Caire. L'église de Sainte-Marie,
déjà occupée par les Génois, leur reste dévolue et ne sera pas détruite
si elle ne tombe d'elle-même. Des magasins leur sont réservés, ils en ont
seuls la clef; l'administration des douanes les garde au dehors; cette
administration est responsable du prix tant de ce qu'ils vendent dans la
douane où tout doit être mis à l'encan, que de ce qu'ils revendent au
dehors par le ministère des courtiers publics. L'or et l'argent peuvent
seuls être vendus par eux sans formalité; mais s'ils ne s'en font pas
payer le prix comptant, on ne leur garantit pas ce genre de créance.
Quand le chancelier de leur consulat répond à la douane pour un Génois,
on ne peut retenir les marchandises de celui-ci pour les droits dont il
serait débiteur. On ne peut refuser à celui qui part de prendre de lui,
en compensation de ces droits, les sommes qui lui sont dues dans le pays.
Par une clause dont la réciprocité sera assurée dans Gênes aux sujets du
soudan, nul Génois en Égypte n'est responsable de la faute ou de la dette
d'autrui s'il ne s'en est porté pour caution. Le soudan se réserve
d'adresser ses réclamations à la république contre ceux qui donneraient
lieu à des plaintes.

Ce traité, qui constitue une sorte de colonie au milieu d'une domination
étrangère, conserve, comme on le voit, l'empreinte de la politique
mercantile adoptée pas les Génois dès qu'ils ont paru aux croisades. Ce
système de consulat, les mêmes concessions partout obtenues, les mêmes
sûretés pour les transactions, se retrouvent uniformément dans toutes les
négociations de la république; au traité d'Alexandrie sont presque
entièrement conformes ceux qui, dans le cours de quatre-vingts ans,
qu'embrasse ce livre, furent conclus avec les Sarrasins de la Mauritanie,
à Tripoli, à Tunis, puis à Grenade pour les côtes du royaume de Garbe
comme pour celles d'Espagne. A Tunis2, les droits sont fixés à dix pour
cent sur ce que les Génois apportent, à cinq pour cent sur ce qu'ils
exportent; le salaire des courtiers responsables du prix des ventes est
taxé à demi pour cent. Il est recommandé aux Génois de n'apporter que des
monnaies légales, à peine de confiscation. Le roi de Tunis, s'il a besoin
de bâtiments de transport, se réserve, moyennant un loyer raisonnable, le
droit de mettre en réquisition le tiers des navires génois qui seront
dans ses ports, ce qui semble indiquer une fréquentation considérable. La
faculté d'extraire de Tunis cinq cargaisons de grains chaque année est
promise, pourvu que dans le pays le prix n'ait pas dépassé une certaine
limite; mais ces grains ne sont accordés que pour subvenir aux besoins de
Gênes, et non pour en trafiquer ailleurs. Cette clause, si facile à
éluder, se lit aussi dans une convention de la même époque faite avec le
roi de Sicile. Partout chez les Sarrasins il y a promesse de respecter
les propriétés sauvées du naufrage; il y a sûreté contre toute avanie,
contre toute prétention de rendre responsable un Génois pour un autre:
c'est à chacun, dit un de ces traités, de pleurer ses fautes3.

Négliger ces détails quand ils se présentent ne serait pas faire
l'histoire du peuple génois; son esprit, sa civilisation, sa politique
étaient essentiellement dans son commerce.

Ce commerce était alors le même que nous avons vu fonder dès le temps des
croisades, depuis que l'achat et la vente des marchandises avaient
remplacé la spéculation sur le transport des pèlerins. On avait continué
à fournir aux Latins de Syrie, et, de proche en proche, aux musulmans,
les produits du sol et de l'industrie de l'Europe, dont les uns n'avaient
pas oublié l'usage, dont les autres ne pouvaient plus perdre l'habitude,
même après s'être délivrés du voisinage des Occidentaux. En retour, les
produits de l'Orient étaient apportés à l'Occident et se répandaient par
les mains des Génois en France, en Flandre, en Angleterre, en Espagne et
dans cette Mauritanie peuplée de consommateurs arabes à qui les
jouissances du luxe étaient aussi nécessaires qu'à la cour européenne la
plus civilisée. Toutes les côtes étaient fréquentées; la Sicile, Chypre,
toutes les îles servaient de lieux de relâche et de ralliement. Partout
on trouvait des acheteurs ou des vendeurs, et les Génois allaient des uns
aux autres avec une infatigable activité4. Les grains, les vins, l'huile
se transportaient de port en port. Les toiles de Champagne, les draps
fins et grossiers, J'écarlate dont Gênes avait alors une manufacture, les
armes de luxe, les coraux s'échangeaient contre le sucre, le cuivre, les
teintures du Levant, contre la soie et les tissus de Damas, le coton, le
lin, la laine, surtout contre les produits de l'Inde, contre ses
épiceries, partout demandées et presque aussi chères que l'or. L'Égypte
en était le marché principal. La mer Rouge et les caravanes y apportaient
ces riches denrées avec l'or, les perles, les pierres précieuses, les
plumes, l'hermine et les autres pelleteries. Mais par cela même que
c'était la voie la plus connue au commerce des productions de l'Asie
lointaine, tout en la cultivant il était dans l'esprit des Génois d'en
rechercher de nouvelles où il se trouvât moins de concurrence, afin d'en
exploiter le secret ou le monopole.

Quelques années après le temps dont nous parlons, on sait que le Vénitien
Marin Sanudo, enflammé de zèle contre les maîtres profanes de la terre
sainte, adressa à toutes les puissances chrétiennes de pressantes
exhortations pour les porter à attaquer l'Égypte. Il les appuya de
curieuses considérations sur la possibilité de renverser le pouvoir du
soudan par les armes, et d'abord sur la facilité de l'affaiblir en
s'interdisant tout commerce avec ses États. Il entreprit de prouver qu'il
n'était besoin de sacrifier aucune jouissance. On pouvait cultiver
ailleurs le sucre, le coton, le lin; on pouvait imiter les tissus où les
Égyptiens mêlent la soie. Mais leur principale richesse, dit-il, c'est le
commerce des épices, et il est une voie par laquelle l'Europe peut les
recevoir sans passer sur les terres du Soudan, sans lui payer tribut. Les
marchandises de l'Inde lui parviennent par Aden; mais elles arrivent
aussi dans les ports du golfe Persique qui ne sont pas soumis à sa
domination. De là elles remontent l'Euphrate, et de ce fleuve plusieurs
chemins peuvent les conduire dans notre mer. On faisait ce commerce
autrefois par Antioche et le long des côtes de l'Asie mineure. Les épices
en revenaient meilleur marché, et cette route est encore suivie, ajoute
Sanudo, pour les articles précieux qui ne sont pas d'un grand poids. En
évitant le monopole fiscal du Soudan, on y trouve de l'économie, et
encore les marchands éprouvent que le gingembre qui n'a pas passé en
Égypte vaut vingt pour cent de plus que celui qu'on y prend. Le bon
Vénitien insiste donc pour qu'on s'attache à la route de Perse; mais ce
qu'il conseille les Génois le faisaient en silence, non sans doute par
les sentiments chrétiens qu'il prêchait aux fidèles de la croix, mais par
un calcul sur les profits d'une voie privilégiée. Le traité de Zacharie
avec le roi d'Arménie a pour but essentiel d'assurer le transit des
marchandises par Gogalat, entre le port de Layasso, à l'angle de l'Asie
mineure et de la Syrie dans la Méditerranée, et Alep, où, par peu de
jours de marche, on communique avec l'Euphrate. Nous trouvons inscrit sur
le tarif des droits de ce passage les soies et les draps de soie, les
épices, les bois de teinture5, l'indigo, le coton, le sucre, et d'autre
part les produits des manufactures de l'Europe.
Mais Gênes, dominant dans la mer Noire, eut bientôt une autre route plus
importante et où elle fut bien plus maîtresse: elle ouvrit un commerce
immense à Tana dans la mer d'Asoff. Là, venaient les produits de l'Inde
et de la haute Asie; un court trajet faisait passer sur le Tanaïs ce qui
descendait le Volga ou ce qui le remontait de la mer Caspienne. Ces pays
n'attendaient que la présence d'un peuple industrieux et hardi pour
devenir l'entrepôt de ces richesses. C'est en allant les chercher à ces
sources, c'est en les échangeant, en les apportant aux consommateurs de
toutes les autres régions, que les Génois, pour prix de leurs fatigues,
de leur intelligence active et fie leur sévère économie, firent et
maintinrent tant de grandes fortunes6.

On voudrait seulement pouvoir douter qu'ils fussent abandonnés au trafic
des esclaves, et même au commerce des esclaves chrétiens livrés aux
mahométans; mais dans leurs traités avec l'Arménie on voit qu'ils étaient
acheteurs de cette marchandise, et le serment qu'on exigeait d'eux qu'ils
ne la revendraient pas aux infidèles, donne plutôt une présomption
fâcheuse qu'une garantie. Ce que nous connaissons des lois de Caffa fait
grande mention de l'esclavage domestique et ne parle pas, il est vrai, de
la traite des hommes; mais, par les soins des Génois, le soudan
d'Alexandrie obtient de l'empereur de Constantinople la faculté d'envoyer
deux vaisseaux par an dans la mer Noire7, et les cargaisons qu'ils en
rapportent sont composées d'esclaves dont une partie se vendent
volontairement, dont les autres sont vendus par leurs parents ou par
leurs maîtres. Il serait difficile de croire que les Génois n'eussent pas
été les entremetteurs de cette fourniture; mais, au commencement du XVe
siècle, parmi les chefs de réclamation qui font envoyer une ambassade au
soudan, se trouve la demande de seize mille ducats dus pour les esclaves
de Caffa.

Comme nous avons vu les Génois courir à toutes les sources où l'on peut
se pourvoir de marchandises, nous les voyons rechercher les consommateurs
avec le même soin; on les trouve établis sur tous les marchés. Il ne
manque pas de témoignages sur la navigation des Génois dans l'Océan, au
commencement du XIVe siècle (1316)8. Le roi d'Angleterre, Edouard II,
invite les Italiens, et nommément les Génois, à porter du blé dans son
royaume pendant une année de disette. Il fait réclamer la libération d'un
de leurs vaisseaux pris par les gens de Calais, vaisseau qui portait du
froment, de l'huile, du miel et d'autres provisions. Peu après (1328) on
trouve les privilèges accordés en Angleterre aux marchands étrangers. On
voit parmi les importations mentionnées les tissus de soie de toute
espèce, articles que les Génois apportent de l'Asie; il en est même qui
sont nommés draps de Tarse, probablement comme provenant de leur commerce
d'Arménie. On voit par les actes anglais de ce temps qu'une multitude de
marchands génois, et, sous ce nom (1329), des Doria, des Spinola, des
Fieschi, etc., fréquentent l'Angleterre et les provinces françaises
(1338) qui obéissent à ses rois. On en voit (1340) plusieurs parvenir à
la confiance des princes, être employés (1345) comme agents, négociateurs
ou au service maritime et militaire. Par eux est ménagée (1361) une sorte
d'alliance ou d'amitié perpétuelle entre l'Angleterre et la république. A
la faveur de ces relations il est fréquemment questions d'emprunts
obtenus des capitalistes de Gênes, dans les XIVe et XVe siècles.
Ordinairement le Génois se fait assigner son remboursement sur les droits
de douane, en obtenant la faculté d'exporter des laines d'Angleterre; et
quelquefois aussi nous voyons qu'on n'ignorait pas l'art de faire ces
exportations en contrebande. Les Génois fournissent des lettres de change
payables à Rome pour acquitter les annates des évêques anglais; et, pour
y satisfaire, ils se laissent volontiers défendre d'emporter les monnaies
d'or ou d'argent pourvu qu'on les autorise à extraire la laine, le plomb
et l'étain. Au reste, fidèles à leur esprit d'association nationale, ils
ont un consul appelé par les Anglais maître de la société des marchands
génois, et à quelques époques leur activité excite la jalousie des
nationaux. On restreint leur commerce; on ne veut pas qu'ils aillent
faire le trafic des productions anglaises dans les pays voisins. Un acte
exprès ne leur permet de charger que pour débarquer à Calais ou pour
passer au delà du détroit de Gibraltar.

Nous ne trouvons pas des traces aussi fréquentes des relations du
commerce génois avec les Pays-Bas9. Mais, entre autres faits, nous
rencontrons précisément un navire destiné pour l'Écluse, chargé de
gingembre, de fleurs d'oranger, de sucre candi, de fruits secs, de riz,
de soufre, de salpêtre et de papier pour écrire (carta scrivabilis),
expédié par de Negri, de Ferrari, Spinola, Lomellino, pris par les
Anglais, réclamé à Londres par Doria et Gentile, et rendu sous la caution
de Pinello, marchand génois.

(1277) Pour la France les rapports sont multipliés et bien connus.
Jacques Pinelli, autorisé par la république de Gênes, concourt, avec les
autres marchands italiens habitant dans le royaume, au traité par lequel
Philippe le Hardi leur accorde domicile et privilèges. Dans cette sorte
de colonie fédérative les Lombards et les Florentins étaient plutôt
banquiers et financiers, les Génois marchands et navigateurs. Il faut,
certes, que cette fréquentation fût lucrative, à voir ces étrangers y
tenir malgré les vexations énormes et répétées dont ils sont l'objet.
Philippe (1274), sous les plus vains prétextes, les avait fait tous
arrêter en un même jour, les avait rançonnés avant de leur octroyer ces
concessions. Philippe le Bel, suivant l'exemple de son père, leur fit
éprouver deux fois en deux ans les mêmes rigueurs et toujours par des
mesures secrètes qui les atteignent tous à la fois à un jour marqué.
Jadis saint Louis, cédant aux préjugés de son temps, avait prohibé le
prêt à intérêt sous de grandes peines et comme une violation des lois
divines; ce sont ces peines que les marchands italiens étaient facilement
convaincus d'avoir encourues et dont les descendants du saint roi les
obligeaient par la terreur à se racheter à prix d'argent. Après cela,
l'orage se calme, et sans doute si les emprunteurs trouvaient encore du
crédit chez ces banquiers, il fallait bien que l'intérêt des prêts payât
le risque du capital et de la personne du prêteur. Vingt ans après ses
premières ordonnances, Philippe le Bel, si fameux par sa fausse monnaie
et si avide d'argent, ne voit rien de mieux que de détourner les
malédictions de son peuple sur les Italiens; il les chasse en leur
ordonnant de payer tout ce qu'ils doivent et en confisquant toutes leurs
créances. Ils reviennent cependant si bien que son successeur Louis le
Hutin, considérant dans un édit royal que depuis trois ans (1315), ils
n'ont été soumis à aucune contribution extraordinaire, les taxe à lui
payer pendant dix ans cinq pour cent par année de leurs capitaux; et
immédiatement un autre édit établit sur eux une imposition de deux
deniers par livre du montant de leurs achats et de leurs ventes. Les
persécutions, les déclarations que leurs prêts sont annulés ou confisqués
(1320) au profit de l'État se répètent de règne en règne (1324).
Indépendamment de ces violences, ils devaient être spéculateurs bien
attentifs (1330) si les seules variations de la monnaie n'avaient pas
détruit cent fois leur ouvrage (1337). Il est vrai que le bouleversement
du système monétaire est souvent un temps propice à la subtilité et à
l'audace pour tirer parti de la mauvaise foi et de l'ignorance des
gouvernements10.

On voit, dans le traité de Philippe le Hardi, que les Italiens avaient
déjà des établissements aux foires de Champagne: cette convention en
étend les privilèges à d'autres lieux: nous savons que dès longtemps les
Génois en particulier fréquentaient toute la côte française de la
Méditerranée. Ils avaient des magasins et toute une colonie à
Montpellier, ville longtemps demeurée sous la seigneurie des rois
d'Aragon et qui ne fut définitivement unie au royaume de France qu'au
milieu du quatorzième siècle. Le traité mentionné ci-dessus les établit à
Nîmes (1277), ou y confirme leur établissement. Ils y auront un recteur
et des consuls, un poids public, un comptoir de change; un juge des
conventions y sera institué par le roi pour leur maintenir les
concessions qui leur sont faites: juridiction expéditive et d'exception
à laquelle les nationaux mêmes pouvaient se soumettre dans leurs contrats
et qui, survivant à la colonie des Génois, durait encore de nos jours.
Entre eux, leur recteur les juge suivant leurs propres lois; elles
règlent seules leurs successions. La force publique serait prêtée au
besoin à leur magistrat, pour se faire obéir de ses subordonnés. Si les
propriétaires de maisons font la loi trop dure à ces hôtes privilégiés,
le prix des loyers sera fixé par des arbitres et, en cas de discords, le
juge royal y interviendra. Les marchandises apportées par les Génois ne
payeront pas plus de droits à Nîmes qu'on n'en impose sur eux à
Montpellier. Pour prix de ces avantages ils promettent de ne débarquer
qu'à Aigues-Mortes et de conduire à Nîmes tout ce qu'ils auront introduit
dans ce port.

L'édit de Louis le Hutin ne laisse subsister dans le royaume que quatre
établissements pour les Italiens et leur défend de négocier ailleurs si
ce n'est dans les foires. Nîmes est au nombre des quatre villes
privilégiées avec Paris, Saint-Omer et la Rochelle. Si des rois avides et
des débiteurs obérés étaient envieux des profits de ces étrangers, on a
la preuve que les villes qu'ils fréquentaient en jugeaient autrement
(1293). Il existe un grand nombre d'actes par lesquels les autorités
nîmoises recourent au roi et à sa justice, afin qu'on empêche les Génois
d'aller commercer en Provence ou à Montpellier. Pour ôter tout prétexte à
la contravention, on supplie le roi de faire creuser à ses frais un canal
d'Aigues-Mortes à Nîmes (1285). Le sénéchal d'Aragon est sommé de
repousser de Montpellier la fréquentation des Génois (1349); et quand la
réunion de cette ville à la France fut consommée, ce fut encore là un
long sujet de querelle entre les deux cités voisines (1317). Enfin
Philippe le Long, s'informant à Nîmes des effets de la retraite des
Italiens que les concussions de son frère Louis X avaient mis en fuite,
on lui répond que cette retraite ruinait la sénéchaussée, la ville, le
fisc et les particuliers. Philippe de Valois voulait introduire la
gabelle à Nîmes (1341), on lui allègue la pauvreté du pays depuis la
retraite des marchands génois. Traités avec faveur pendant leur séjour,
l'un d'eux, George Ratti, fut fait chevalier à Nîmes (1322)11. Un Donato
Obriaqui (probablement Embriaqui) y devint notaire et greffier. Après la
disparition de la colonie, une loge qu'elle avait élevée, fut vendue
comme bien abandonné; et ce ne fut qu'en 1441, tant pendant de longues
années on avait espéré le retour de ces industrieux étrangers12! C'est
apparemment quand ces utiles rapports eurent été interrompus que les
Génois témoignèrent leur humeur par la plus chimérique des prétentions.
On assure13 que le gouvernement écrivit au sénéchal de Beaucaire et aux
consuls de Nîmes pour se plaindre que les habitants de ces contrées
osassent faire le commerce maritime, tandis que le comte de Toulouse en
avait octroyé le privilège exclusif aux Génois dès 1174.

Mais les Français et les Génois avaient eu à la fois à s'élever contre
l'abus énorme d'un privilège moins fantastique et plus récent. Philippe
de Valois s'était laissé induire à concéder, c'est-à-dire indubitablement
à vendre, à deux nobles trafiquants de Gênes, Charles Grimaldi et Jean
Doria, le droit exclusif du commerce des côtes de la Méditerranée et de
l'exportation des marchandises françaises de ce côté. On n'avait pas
manqué de motiver cette concession sur ce qu'eux seuls étaient en état de
soutenir la navigation et de faire le bien du royaume; défense était donc
faite à tous marchands de trafiquer sans leur permission; ce privilège
devait durer deux ans: le pays, les rois d'Aragon, de Majorque, la
commune de Gênes elle-même réclamèrent contre ce monopole. Il fut révoqué
le 4 avril 133914.

J'ai cru devoir réunir ici les traits épars qui font connaître le
commerce des Génois du treizième au quinzième siècle, commerce qui n'a
changé d'aspect qu'après la révolution produite par le passage du cap de
Bonne-Espérance et par la découverte de l'Amérique. On y trouvera les
preuves de l'intelligence, de l'infatigable activité d'un peuple chez qui
le citoyen le plus noble et le plus riche s'honorait alors du négoce et
de la navigation mercantile; on ne sera pas étonné des richesses qu'il a
su accumuler, surtout si l'on se souvient que la première vertu du Génois
fut toujours l'économie. Tant d'opulence permettait le faste aux premiers
de l'État, leur politique l'exigeait; il était éclatant dans les
occasions solennelles, mais la vie commune était fondée sur une épargne
qui allait généralement à la parcimonie. On élevait des palais pour s'en
faire des forteresses; aux grands jours on se couvrait de perles rares et
de diamants; soigneusement replacés dans le coffre-fort, c'étaient des
effets de commerce achetés par spéculation comme un emploi de fonds, ou
incorporés aux fidéicommis perpétuels des familles.

Puisque j'ai été conduit à parler de cette opulence, fruit du négoce des
Génois, on me permettra d'en emprunter une vive peinture à la plume
brillante de Pétrarque, en rapportant une lettre écrite' à un de ses amis:

«Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas; tu verras
au flanc d'une colline pierreuse cette ville superbe, fière de son peuple
et de ses murailles. A son aspect seul on reconnaît la maîtresse des
mers. Viens admirer l'activité de sa population, la majesté de son site,
de ses édifices et surtout cette flotte menaçante, redoutée de tous et
terrible aux rivages ennemis; ce môle, barrière de la mer, ce port que
l'on a creusé avec une dépense inestimable, avec d'incomparables travaux
que n'interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que
dis-je? c'est peu de cette belle rive qui se prolonge à droite et à
gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les
ceignent. Si tu étudies le génie, les moeurs, le régime de ces hommes, tu
croiras voir revivre ces vertus que jadis une longue constance, un long
exercice aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville, et pour un jour
entier ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir
plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire,
vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont
l'aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d'une
admirable fertilité. Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux
villages, palais de marbre resplendissants d'or, c'est ce que tu verras
de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t'étonneras qu'une ville si
superbe puisse le céder encore à ses campagnes en magnificence et en
délices15.»


CHAPITRE VI.
Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans
le gouvernement de Gênes.

Au milieu de ces prospérités, Gênes trouvait partout la concurrence de
Venise dans le commerce et dans les alliances. Quelque paix que l'on
ménageât entre ces rivales, à chaque rencontre on se heurtait sur le
moindre prétexte, sans prétexte même. Avant la perte de la terre sainte
on se battait à Tyr, à Acre, à Tripoli. Maintenant il restait aux
chrétiens l'île de Chypre. La cour de Rome encourageait les fidèles à y
porter des secours, et beaucoup d'intérêts en recommandaient la défense
aux puissances maritimes et commerçantes. Toutefois c'est en allant
concourir à cette défense que s'émut sans cause apparente une funeste
querelle. Des galères se rencontrent. On s'approche pour se reconnaître.
Suivant le récit des Génois, il n'y eut d'abord que des salutations
amicales (1293), mais bientôt ils virent les Vénitiens s'armer et enfin
tourner leurs proues pour commencer une attaque sans provocation. Ceux de
Gênes passèrent promptement à l'offensive. Après une lutte vivement
disputée, les Génois l'emportèrent. Cependant, la chaleur du combat
apaisée, ils remirent en liberté les hommes, et rendirent les galères et
tout ce qui avait été pris. Sur la nouvelle de cet événement, Gênes porta
ses plaintes à Venise. Deux dominicains furent chargés de ce message. Les
moines étaient alors les négociateurs officieux de toutes les affaires
diplomatiques. Trouvant partout des maisons de leur ordre et des frères,
plus respectés que les hérauts de l'antiquité, ils avaient abord libre et
favorable audience. Leur caractère ostensible les autorisait à prêcher la
paix. Leur souplesse les rendait propres à toute intrigue. Dans cette
occasion les dominicains de Gênes et ceux de Venise ménagèrent un
congrès. On y négocia trois mois sans s'entendre, et chacun prit ses
précautions (1294). Toutes les galères génoises envoyées en marchandise
dans les mers du Levant se réunirent à Péra, leurs cargaisons furent
déposées à terre. Tout s'arma: Nicolas Doria fut choisi pour commandant
de cette expédition de volontaires. Il chercha les ennemis; il les
rencontra, et leurs forces étant supérieures, il attendit le temps et le
lieu de les attaquer avec le moins de désavantage possible: il en saisit
l'occasion à l'entrée des Dardanelles. Le succès répondit à son habileté
et à son courage. Sur vingt-cinq galères il en prit seize, et, maître de
la mer, il alla ravager Candie.

(1295) L'année suivante, la république mit à la mer cent soixante-cinq
galères: cent cinq étaient nouvellement construites. Le moindre équipage
était de deux cent vingt hommes; il y en avait de trois cent cinquante.
On voyait briller sur cette flotte quinze mille habits d'or ou de soie,
disent les mémoires du temps, et encore ils s'en prennent aux discordes
civiles d'avoir réduit le nombre des citoyens notables qui montèrent sur
les galères. Hubert Doria était l'amiral. Cependant il n'y eut point de
rencontre. Le pape, c'était alors Boniface VIII, avait ordonné avec la
hauteur qui lui était propre, que des deux républiques on vint devant lui
éclaircir le différend et recevoir l'ordre de cesser les hostilités.
Cette intervention fut sans succès, mais elle ralentit un moment les
opérations de la guerre.

(1296) Les Vénitiens ressaisirent l'offensive. Roger Morosini, leur
amiral, parut devant Constantinople; et là, se mettant peu en peine
d'offenser Andronic1, il attaqua Galata alors sans défense, croyant y
surprendre les Génois. Mais ceux-ci avaient mis en sûreté dans les murs
de Constantinople leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. Les hommes
valides étaient montés sur leurs navires et s'étaient réfugiés dans la
mer Noire. Les assaillants déchargèrent leur furie sur les maisons, ils y
mirent le feu, même à celles qui appartenaient aux Grecs, à qui ils
reprochaient d'avoir soustrait à leur pillage les biens des Génois. Ces
violences soulevèrent contre eux le peuple de la capitale; les Vénitiens
qui s'y trouvaient furent maltraités. Cependant Morosini était passé dans
la mer Noire à la poursuite de ses ennemis fugitifs; il saccagea leurs
colonies de Crimée: Caffa, à cette époque, n'avait pas plus que Galata
des moyens de résistance. La perte qui s'y fit fut très-considérable.
Mais l'hiver survenu, les glaces ne permirent pas aux Vénitiens de
regagner le Bosphore; ils eurent beaucoup à souffrir. Au printemps, sur
vingt-cinq galères, ils n'eurent pas assez de monde pour en manoeuvrer
plus de seize. Cette flotte ainsi réduite vint menacer (1297)
Constantinople et demander à l'empereur indemnité pour les torts que,
dans le soulèvement populaire, avaient éprouvé leurs concitoyens. Loin de
là, Andronic demandait à Venise 40,000 écus d'or, pour le dommage fait à
Galata et dont les Génois voulaient être satisfaits. L'amiral vénitien,
pour toute réponse, alla ravager les îles de la Propontide, et cette
expédition brillante finit tristement2.

(1298) Mais, dans une nouvelle campagne, l'ascendant revint glorieusement
aux Génois. A Curzola, à l'entrée du golfe Adriatique, leur triomphe fut
aussi éclatant que celui qu'ils avaient obtenu sur Pise dix ans
auparavant. Lamba Doria, alors capitaine du peuple, conduit soixante et
dix-huit galères; il en attaque quatre-vingt-dix-sept. De ce nombre douze
seulement se sauvent, et Venise les voit poursuivies par le pavillon
génois jusqu'à l'entrée de son port. Des quatre-vingt-cinq dont il s'est
emparé l'amiral en brûle soixante-sept et conduit à Gênes les dix-huit
autres avec sept mille quatre cents prisonniers. André Dandolo, l'amiral
vénitien, se voit les mains liées, destiné à servir de trophée au
vainqueur; il se soustrait à cette honte en se fracassant la tête contre
le bord du bâtiment.

Après cette perte immense, Venise sentit l'impossibilité de renouveler un
si grand effort, et probablement Gênes avait chèrement acheté sa
victoire. La médiation de Mathieu Visconti, alors seigneur de Milan,
ménagea une paix entre les deux républiques. Quand elles étaient lasses
de combattre, un traité entre elles était aussi facile à rédiger que
difficile à rendre stable. Elles avaient peu d'intérêts matériels
susceptibles d'être réglés d'une manière précise; et le vrai sujet de la
guerre était une rivalité jalouse qui ne pouvait admettre sous le nom de
trêve ou de paix que des instants de repos, quand les forces des
contendants se trouvaient épuisées.

Il y a d'assez grandes différences dans ce que les historiens des deux
côtés ont raconté des conditions de cette paix. Suivant les Génois, leur
patrie eut tous les avantages. Les Vénitiens consentirent à s'abstenir,
pendant treize ans, de la navigation en Syrie et dans la mer Noire. Ils
se soumirent à payer les dommages qu'ils avaient faits à Galata, à Caffa
et à Saint-Jean-d'Acre. Selon le récit vénitien, les deux nations se
réservaient de se faire indemniser par Andronic, et comme elles
l'entendraient, pour les dommages dont respectivement elles le rendaient
responsable3. Cependant si les Vénitiens attaquaient l'empereur dans ses
États, Gênes pouvait le secourir sans infraction de la paix.

A compter tant d'armements dispendieux, à voir les brillants succès qui
attestent une direction habile et qui se meut sans obstacle, qui pourrait
croire que durant cette guerre, la république de Gênes était plus agitée
que jamais? Que l'ambition nationale et la haine de l'ennemi aient fait
concourir à l'unanimité des efforts, des volontés d'ailleurs
discordantes, c'est ce que la réussite démontre cette fois, et c'est un
phénomène digne d'admiration.

Les causes toujours vivantes de jalousie intestine étaient plus que
jamais excitées par le contact des événements extérieurs. Les intrigues
de la maison d'Anjou, l'esprit qui agitait toutes les villes voisines de
Gênes, exerçaient une double influence plus marquée que jamais.

(1185) Charles d'Anjou, le frère de saint Louis, était mort trois ans
après les Vêpres siciliennes. Son fils Charles le Boiteux ou Charles II,
qui lui avait succédé sur le trône de Naples et dans ses prétentions sur
la Sicile (1291), en cherchant partout des secours, vint à Gênes, voir si
au milieu de tant de divisions il trouverait des partisans. Il multiplia
les promesses, il caressa tout le monde, nobles et populaires. Quand il
reçut quelques réponses favorables, il les enregistra comme autant
d'engagements pris. Bientôt après (1292), il envoya une ambassade
solennelle que le comte d'Artois accompagnait au nom du roi de France.
Ces envoyés venaient proposer une étroite alliance offensive et
défensive. La discussion de leurs demandes eut lieu publiquement dans un
parlement; mais la majorité voulut conserver la neutralité, et, pour cet
effet, il fut ordonné à tous les Génois de sortir dans un délai fixé,
soit des États des rois de Naples et de France, soit de ceux des rois de
Sicile et d'Aragon; ceux qui ne s'en retireraient pas seraient hors de la
protection de la république, quoi qu'il leur arrivât en leurs personnes
ou en leurs propriétés. La tendance de cette négociation, mais surtout
cette décision préalable, qui allait fermer tant d'issues au commerce de
Gênes, trouvait un grand nombre d'opposants. Les marchands refusèrent
hautement de laisser sacrifier leurs intérêts à une lâche politique: on
revint sur la mesure. Cependant, irrités de ne point obtenir l'alliance
qui importait au roi, les ambassadeurs s'éloignèrent. Suivant l'annaliste
de Gênes, rentrés en France par la Provence et parvenus à Nîmes, ces
envoyés prirent sur eux de faire emprisonner quatre-vingt-quatorze
marchands, de saisir leurs propriétés et les nombreux bâtiments chargés
d'étoffes et de draperies qui se trouvaient dans le port d'Aigues-Mortes.
A cette fâcheuse nouvelle la république fut fort blessée. Elle nomma des
ambassadeurs pour aller en France réclamer les conventions auprès de
Philippe. Mais ceux qui avaient ordonné cette violence, effrayés
d'apprendre qu'elle allait être dénoncée au roi, mirent les Génois en
liberté et leur rendirent leurs effets séquestrés, ce qui ne répara
qu'imparfaitement un dommage si considérable. Il faut dire que l'histoire
très-détaillée de la ville de Nîmes ne fait mention ni de l'arrivée des
négociateurs ni de la voie de fait qu'ils auraient hasardée, mais c'est
l'époque d'une des avanies faites aux marchands italiens par toute la
France. Ou les annalistes de Gênes ont faussement attribué au
ressentiment du mauvais succès de la négociation la part que leurs
compatriotes auraient soufferte dans cette vexation commune, ou, à la
faveur de la rigueur générale, la malveillance particulière aura pesé sur
les Génois.

Quoi qu'il en soit, la négociation du roi de Naples donna lieu à de si
grandes intrigues que l'écrivain officiel ne peut s'empêcher de déplorer
les nouvelles discordes qui en naquirent. Ce n'était plus, dit-il, une
opposition de famille guelfe à famille gibeline. Le voisin se sépara du
voisin, le noble du noble, le populaire du populaire; dans la même
maison les frères furent divisés. Sur la place publique le père et le
fils s'invectivaient et se menaçaient l'un l'autre sans respect et sans
pudeur.

Dans cet état de choses nous avons peu à nous étonner de voir éclater ou
tenter des révolutions. Au temps (1288) où les Pisans avaient été le plus
abaissés et un peu avant la rupture avec Venise, Gênes était gouvernée
depuis dix-huit ans par ses deux capitaines gibelins, un Doria et un
Spinola. Cette perpétuité de pouvoir déplaisait aux amis mêmes des
capitaines, tous plus ou moins envieux d'avoir part à la puissance
publique, tandis que les guelfes se révoltaient sans cesse contre leur
gouvernement. Le peuple avait été favorable aux capitaines, cependant on
voit quelques traces de mécontentement. Ils avaient été obligés
d'accepter sous eux un podestat pour exercer la police et pourvoir à la
justice, et ces magistrats étrangers étaient si éminemment justes, que
les capitaines, quoiqu'il leur eût été réservé d'en ordonner
supérieurement, s'abstenaient de prendre la moindre part aux affaires de
la compétence du podestat. En ces termes faciles à entendre, la chronique
officielle nous apprend que toute ingérence de leur part dans ces
matières délicates était vue de mauvais oeil.

Enfin on avait créé une magistrature plébéienne, une sorte de tribun sous
le nom d'abbé du peuple, que le peuple élisait réellement. Nous n'avons
rien de précis sur ses fonctions, sinon qu'elles s'exerçaient
conjointement avec celles des capitaines. Mais nous pouvons en juger par
analogie avec les institutions de quelques autres villes où il y avait
deux podestats ou capitaines, un noble, l'autre plébéien, et chacun
commandant à sa classe. On ne trouve pas, au reste, que l'abbé du peuple
ait été redoutable aux capitaines; le peuple fut longtemps pour eux, et
il est probable qu'ils influaient sur le choix de ce tribun au petit
pied.

(1289) Cependant le terme assigné à leurs fonctions s'était rapproché, et
ce qui devait arriver à ce moment préoccupait de plus en plus et les
nobles et les populaires. On négocia beaucoup et longtemps; enfin, à
force de manoeuvres on fit décerner aux capitaines une prorogation de
leurs pouvoirs pour cinq ans. Ils opposèrent à ce voeu une modestie
affectée, et ne voulurent prêter leur nouveau serment que pour trois ans.
Cette réélection grossit le nombre des conjurés qui entreprirent à force
ouverte de mettre fin à cet empire perpétué. Le 1er janvier 1290, à la
nuit, une rumeur s'éleva; un grand nombre de nobles prirent les armes à
un même signal. C'étaient tous les Grimaldi, presque tous les Fieschi,
les Embriachi, les Malleone, en un mot les guelfes. Mais bientôt Philippe
Volta, à la tête de tous les siens, vint au secours du gouvernement
gibelin et souleva le peuple. Une capitulation s'ensuivit, les conjurés
se soumirent. Mais si les capitaines restèrent maîtres du terrain, leurs
amis et leurs parents sentirent l'impossibilité de les maintenir
longtemps; ils leur déclarèrent qu'au terme des trois ans de la dernière
prorogation il fallait renoncer au pouvoir; et il en fut ainsi. Après les
capitaines on eut des podestats étrangers, mais gibelins, et, au surplus,
l'autorité resta à un conseil de dix-huit nobles à qui la dictature fut
confiée. Le podestat ne fut que l'exécuteur de leurs volontés: quand les
deux tiers des voix du conseil concouraient à une résolution, elle était
absolue. En même temps on nous dit, sans aucune explication, que la
famille Spinola, pour le bien public et pour éviter tout soupçon
d'ambition, renonça en plein parlement à exercer pendant trois ans aucun
commandement dans la république et sur son territoire. On ajoute que le
conseil des dix-huit remplit sa mission avec zèle et fit rentrer au
domaine de la république les terres que certains citoyens avaient
usurpées. Ainsi, ou les Spinola étaient accusés de faire leur propriété
des lieux dont ils se faisaient confier le commandement militaire, ou
plutôt ils avaient menacé d'une usurpation plus importante, et l'on avait
besoin de recourir à un ostracisme qui n'était pas même commun à la
famille Doria jusqu'ici leur égale.

Cette concorde si difficile à établir était toujours l'objet des soins du
clergé, mû, soit par un juste zèle, soit par le désir d'entretenir son
influence. Gênes avait alors pour archevêque Jacques de Varagine,
écrivain misérable de l'histoire ancienne de son pays, mais pasteur fort
occupé de la paix de son troupeau. Il conclut (1295) un accord entre ses
guelfes et ses gibelins, et il se flatta d'avoir rétabli une bonne
intelligence perpétuelle dans sa patrie. Un an après, on se battait dans
les rues de Gênes, et cette guerre civile dura deux mois. Les Grimaldi et
les Fieschi ne purent résister et se réfugièrent à Monaco. Conrad Doria4,
Conrad Spinola, puis Lamba Doria furent successivement capitaines. L'un
d'eux, Spinola, en sortant de charge, passa en Sicile et alla servir le
roi aragonais.

De cette île et de Naples sortaient sans cesse de nouveaux incidents qui,
combinés au grand foyer des intrigues, à la cour de Rome, répandaient la
discorde et l'alarme dans l'Italie. A Gênes, on n'était jamais exempt
d'en ressentir les conséquences.

Le cardinal Cajetan, si fameux sous le nom de Boniface VIII, était devenu
pape. Alors chaud partisan de la maison d'Anjou, il entreprit de rendre
la Sicile au roi de Naples par les voies de la négociation.

Jacques, roi de Sicile, montait sur le trône d'Aragon. Le pape l'induit à
céder ses droits sur la Sicile, à reconnaître Charles dont il lui fait
épouser une fille. Mais, pour plus ample dédommagement, il n'hésite pas à
le déclarer roi de Sardaigne et de Corse (1295), de ces possessions que
les Pisans et les Génois s'étaient si longtemps disputées et qu'ils se
partageaient encore. Le pape ne s'arrête point à leurs droits, il dispose
des deux îles comme si le saint-siège n'avait jamais cessé d'en être le
vrai propriétaire.

Cette concession mortifia extrêmement les Génois, et quand ils apprirent
que les Siciliens ne voulaient pas reconnaître le traité par lequel leur
roi les cédait à un autre, les Doria et les Spinola persuadèrent aisément
de leur envoyer des secours. Theodisio Doria conduisit les galères de
Gênes en Sicile. Pour cette assistance prêtée à des insulaires rebelles
aux volontés du chef de l'Église, Boniface mit Gênes en interdit.

Le roi d'Aragon avait promis d'ordonner à Frédéric son frère et son vice-
roi d'abandonner l'île; il avait promis d'aller au besoin le chasser lui-
même. Au lieu de déférer à ces ordres, Frédéric fut couronné par le
peuple soulevé. Jacques alla réellement faire la guerre au nouveau roi
(1296): il lui avait ravi la moitié de l'île quand, ayant honte de se
prêter à l'oppression de son frère, il abandonna la Sicile (1301). Le
pape y fit venir Charles de Valois, à qui déjà il avait déféré le titre
de Pacificateur de la Toscane. Ce pacificateur avait plongé le pays dans
la guerre civile plus profondément que jamais par l'effet de sa
partialité et de son ambition. Quand il parvint en Sicile, Frédéric
venait de gagner une bataille importante. Le climat et les maladies
firent de grands ravages dans l'armée de Valois, il fut obligé d'en
ramener les restes. Pour reprendre les négociations il fallut en changer
les bases. Les royaumes de Naples et de Sicile restèrent séparés et
pacifiés. Gênes fut comprise dans cette paix, l'interdit fut levé. Le
pape, occupé dans ses dernières années de sa violente querelle avec
Philippe le Bel, ne pensa plus à la république.


CHAPITRE VII.
Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.-
Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles
guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.

Ici notre histoire devient un peu difficile à exposer. Nous distinguions
aisément les guelfes et les gibelins; la présence d'un Grimaldi ou d'un
Fieschi, celle d'un Doria ou d'un Spinola suffisait pour reconnaître ces
partis. Nous avions vu le gouvernement des nobles longtemps livré à la
faction guelfe, puis les intrigues des mécontents qui avaient embrassé la
couleur opposée. Les gibelins ont gouverné à leur tour. La part des
populaires dans ces contestations était un peu moins facile à assigner.
Il a paru en général que le bas peuple suivait l'impulsion des
gouvernants, mais que la bourgeoisie riche avait pris parti pour les
gibelins. Elle avait aidé à ôter le pouvoir aux guelfes; ensuite,
contents du droit de concourir aux offices du gouvernement et du tribunat
de leur abbé du peuple, on croit voir les plébéiens moins jaloux de la
prépondérance des patriciens. Ils semblent entraînés par les liens de ces
factions politiques auxquelles ils s'étaient engagés et dont certains
nobles étaient les chefs incontestablement reconnus.

Maintenant nous allons voir ces grandes factions se diviser de famille à
famille dans le même parti et d'individus à individus dans une même
maison. Des alliances bizarres vont l'emporter sur cette couleur uniforme
et tranchée qui séparait la république en deux grands corps. Un fil nous
restera cependant pour nous aider à nous reconnaître et il est donné par
une observation fort simple. C'est le parti le plus fort, le parti en
possession du gouvernement qui se divise, parce que ses membres ont le
pouvoir à se disputer et ne peuvent plus s'accorder sur le partage. Les
nobles guelfes déchus restent unis, habiles à se mêler parmi leurs
ennemis tantôt comme des médiateurs apparents, tantôt comme portant leur
appui aux plus faibles. Quelquefois ils paraissent eux-mêmes prêts a
fournir des auxiliaires aux deux camps pour mieux en entretenir la
discorde, mais ils sont toujours d'accord entre eux secrètement, tout
prêts à profiter de l'affaiblissement de leurs adversaires, rentrant au
pouvoir et s'y tenant fermes par leur étroite alliance, tandis que les
nobles gibelins, plusieurs fois rapprochés par de communs désastres, ont
peine à rattacher leurs liens quand ils sont rompus.

Ce sont en effet les nobles gibelins qui se divisent en ce moment; ce
sont des Spinola que l'ambition personnelle rend infidèles à leurs
alliés: c'est la jalousie qui pousse ceux-ci à la défection. On sait que
le fougueux Boniface VIII, distribuant les cendres du carême, les jeta
aux yeux de l'archevêque de Gênes, Porchetto Spinola, en prononçant cette
sentence: «Souviens-toi que tu es gibelin et que tu retourneras en
poudre avec les gibelins.» Ce qui est moins connu c'est l'effet de cette
menace. Elle suffit pour convertir secrètement l'archevêque à la foi
guelfe. Du moins, afin de se concilier le colérique pontife, il prodigua
auprès des siens les insinuations et les intrigues. Il ébranla une partie
de ces Spinola qui se vantaient d'être distingués au premier rang des
gibelins d'Italie et se portaient pour les chefs de ceux de Gênes. Ils
n'abjurèrent pas le nom de leur faction, mais ils en trahirent sans
scrupule les intérêts pour ceux de leur propre fortune.

Les grandes familles nobles de Gênes réunissaient volontiers leurs
habitations chacune dans un quartier. La race nombreuse des Spinola
s'était étendue autour de deux points. Les palais des uns occupaient la
place Saint Luc, les autres tenaient le quartier de Lucoli, et les noms
de ces deux stations distinguaient les deux branches d'une même tige. Les
Spinola de Lucoli furent les premiers à embrasser des vues personnelles
d'agrandissement indépendamment de l'autre portion de la famille.

Ce fut dans leurs palais qu'une hospitalité somptueuse fut donnée au duc
de Pouille, fils du roi de Naples et qui fut, bientôt après, le roi
Robert; peut-être cette circonstance ne fut pas étrangère aux complots de
ses hôtes. Occupés à se faire des amis et à ourdir une conspiration, ils
n'engagèrent avec eux qu'un seul de tous les Doria, Bernabo; mais c'est
le peuple qu'ils caressèrent et qu'ils mirent en mouvement. En un seul
jour la querelle fut vidée. Opicino Spinola et Bernabo Doria, cet émule
qui s'était donné à eux, furent proclamés capitaines. Mais bientôt, c'est
entre eux qu'une vive jalousie se fit remarquer; elle fut excitée par
leurs alliances. Opicino Spinola devint le beau-père de Théodore
Paléologue. C'était un enfant du second lit de l'empereur Andronic. Sa
mère ayant échoué dans les intrigues qu'elle avait suscitées pour faire
monter son fils sur le trône de Constantinople, l'envoya en Italie pour
recueillir l'héritage du vieux marquis de Montferrat dont elle était la
petite-fille. Ce jeune prince trouva envahie une portion de cet héritage;
il avait un compétiteur redoutable dans le marquis de Saluces. L'appui
des Spinola lui parut utile. Cette maison était devenue puissante en
possessions territoriales voisines des États de Théodore. Pour s'assurer
cette assistance il épousa la fille d'Opicino. Un historien grec
contemporain, très-vain comme ils le sont tous, connaissant peu
l'Occident et au surplus très-ennemi de l'impératrice mère de Théodore,
parle de cette union avec mépris. L'épouse, dit-il, était la fille d'un
certain Spinola qui n'avait ni la splendeur de la naissance ni l'éminence
des dignités. Comme les grands d'Italie ont la prétention de ne pas tenir
à singulier honneur une alliance de la famille impériale, si Spinola eût
été un grand seigneur, il n'aurait pas accordé sa fille à Théodore1.
Tandis qu'on parlait ainsi à Constantinople, les Italiens en jugeaient
bien différemment. Ce mariage donnait à Opicino un relief qui excita
aussitôt l'envie et la défiance. Entre tous les nobles génois que blessa
cet honneur fait à l'un de leurs égaux, les plus jaloux, les plus irrités
furent les Spinola de l'autre branche. Dans le dépit de l'ascendant que
leur parent acquérait, ils s'adressèrent à la famille Doria et
manoeuvrèrent si bien avec elle qu'ils parvinrent à marier au marquis de
Saluces la fille de Bernabo Doria, réconcilié avec les siens. Ainsi les
deux capitaines se trouvèrent avoir pour gendres, deux très-puissants
seigneurs opposés l'un à l'autre. Opicino ne put empêcher l'alliance que
contractait son collègue, mais il en conçut un vif déplaisir et une haine
concentrée.

(1308) Le marquis de Montferrat vint se montrer à Gênes. Son beau-père
lui fit une réception royale. Les Doria, furieux, ne craignirent pas de
contracter avec les guelfes Grimaldi une ligue tellement avouée que les
membres des deux familles, adoptèrent un vêtement uniforme mi-parti des
couleurs de l'une et de l'autre. Ces démonstrations furent suivies de
préparatifs hostiles. Les semences de discorde ne tardèrent pas à porter
leurs fruits. Le capitaine Opicino ne voulut plus supporter son collègue
et s'arrangea pour s'en débarrasser. Un grand parlement est assemblé
(1310), on y fait sans peine déclarer Opicino Spinola seul capitaine et
capitaine perpétuel. C'est le signal d'une nouvelle émigration de la
noblesse, et de la gibeline autant que de la guelfe. Tous se réunissent à
Port-Maurice autour de Bernabo Doria, le capitaine éliminé; les Spinola
de Saint-Luc y fuient, comme les Doria, la tyrannie de leurs parents de
Lucoli. Opicino marche contre cette réunion, mais il est battu; le retour
lui est fermé à Gênes tandis que ses adversaires y arrivent en
vainqueurs. Le premier moment est donné à l'éclat de la vengeance; les
palais de Lucoli sont incendiés; l'abbé du peuple est changé; le
nouveau est choisi sans daigner consulter ce peuple dont ce magistrat est
censé l'élu et le représentant: ce sont les Fieschi, les Grimaldi et les
Doria disposant du pouvoir qui l'ont nommé et qui l'imposent de leur
pleine puissance. Cependant on négocie encore une sorte de paix. Opicino
seul, qu'on s'était hâté de déclarer banni à perpétuité, consent à rester
absent deux années.

(1311) Il est probable que la nécessité pressante de finir la guerre
civile avait été sentie à l'approche de Henri de Luxembourg, nouvel
empereur germanique qui venait se montrer à l'Italie. Il avait reçu la
couronne de fer dans Milan. Il avait conféré à Mathieu Visconti qui
l'avait aidé, le titre de vicaire impérial. L'empereur, se mettant en
marche pour se rendre à Rome, prit sa route par Gênes. Il y reçut
l'accueil le plus respectueux et le plus flatteur. Un grand nombre de
citoyens prirent des habits à ses couleurs pour marque de leur
dévouement. Il affecta la popularité, l'impartialité. Il détestait, dit-
on, les noms de partis et se vantait de ne pas pencher pour les gibelins
plus que pour les guelfes. Mais, cependant, on voit assez de quel parti
il s'appuyait, puisque à sa suite il amenait Opicino Spinola qui,
introduit par lui, se dispensait de tenir la promesse de ne pas rentrer à
Gênes avant deux ans. Henri donna de grands soins au rétablissement de la
concorde de tous les Spinola et au renouvellement d'une étroite alliance
entre ceux-ci et les Doria. Il s'attacha particulièrement ceux de cette
noble maison, il décora leur écu de l'aigle impériale qu'ils ont toujours
conservée, et pour laquelle ils s'honorèrent de quitter les emblèmes
divers qui avaient distingué jusque-là les branches de la famille.

Non-seulement on prêta ce vain serment de fidélité à l'empire, que l'on
n'avait pas disputé aux prédécesseurs de Henri et qui n'était pas regardé
comme une dérogation à la liberté, mais les Génois se laissèrent induire
(1312) à prendre cet empereur personnellement pour leur seigneur
particulier. Ils lui conférèrent le pouvoir suprême pour vingt ans. En
les quittant il leur nomma un vicaire impérial, et ils acceptèrent cet
étranger à la place d'un podestat. C'est ici le premier exemple à Gênes
de la seigneurie abandonnée à un prince, avec la prétention de garder
l'indépendance à l'abri d'un haut patronage, remède périlleux auquel la
lassitude des guerres intestines fit souvent recourir depuis; et que
chaque fois le sentiment de la liberté et de la nationalité, si je puis
parler ainsi, fit bientôt trouver pire que le mal. L'essai qu'on en fit
avec Henri n'eut que des conséquences peu importantes. Ce prince, après
son couronnement à Rome, marchant contre le roi français de Naples,
succomba à la maladie à Buonconvento.

La concession toute récente de la seigneurie de Gênes devenait caduque
par la mort de ce prince (1313). Ugoccione della Faggiola, le vicaire
impérial, reconnut la difficulté de se maintenir. Les Pisans, plus
fidèles à la mémoire de son maître, le demandaient pour gouverneur. Les
Génois l'autorisèrent volontiers à faire retraite, et aussitôt les Doria,
les Spinola, cette fois d'accord ensemble et sans appeler ni consulter
les guelfes, s'emparèrent du pouvoir; mais aussitôt ils se l'envièrent.
Les deux branches de Spinola avaient étroitement resserré leur alliance.
Mais les Doria avaient gagné du terrain; la plupart des nobles gibelins
et beaucoup de populaires s'étaient adonnés à eux (1314); les guelfes
leur étaient bien moins défavorables qu'aux Spinola. Dans un bourg
voisin, des protégés de chacune des deux familles allaient en venir aux
mains. Sous prétexte de leur donner assistance, elles se trouvèrent en
collision. Les Spinola attaquent les premiers dans la ville. Alors les
Grimaldi se joignent à eux, la plupart des autres guelfes les favorisent
plus ou moins ouvertement. Les Fieschi seuls penchent pour le parti
Spinola; et les Salvaghi, autres guelfes, fournissent assistance aux
deux partis. Les Spinola se sentent faibles, ils abandonnent le champ de
bataille de la ville et vont reprendre leur station hostile ordinaire de
Busalla.

Ayant à lutter contre toutes les forces dont on disposait dans Gênes, ils
avaient pris à leur solde des Allemands. Avec leur aide ils battirent
plusieurs fois les troupes qui leur étaient opposées. Lamba Doria et ses
enfants furent faits prisonniers, et les chaînes de ces captifs ne
tombèrent point avant que leurs vainqueurs eussent reçu dix-sept mille
livres qu'ils prétendaient leur être dues par la république et qui leur
étaient nécessaires pour payer leurs stipendiés. Eux-mêmes éprouvèrent
bientôt combien sont dangereux de tels secours. Dans une rixe que le
hasard amena avec les hommes du pays, un Allemand est tué. Ses
compagnons, sans rien entendre, le vengent sur tout ce qui se présente.
Un jeune Spinola, ignorant la cause du tumulte, accourt au-devant d'eux,
ils le massacrent, et aussitôt ils se mettent en devoir d'abandonner leur
poste. C'était laisser ceux qui les avaient appelés à la merci de
l'ennemi. On est contraint de faire tous les sacrifices pour fléchir la
colère de cette soldatesque, et le père même de la victime immolée par
leur fureur est obligé de les supplier et de les caresser en dissimulant
sa douleur.

L'issue de la guerre fut digne de son principe, si toutefois il y avait
une issue, et si l'on pouvait regarder comme une fin une révolution qui
n'était qu'une des phases de la querelle interminable des ambitions.

(1317) Tout était tranquille à l'intérieur. Les Doria exerçaient la
principale influence; les Grimaldi et les Fieschi même paraissaient leur
être liés d'une intime amitié. Tout à coup les émigrés, les Spinola,
demandent modestement la paix, l'oubli du passé et leur rentrée dans la
ville. Les principaux guelfes proposent d'y consentir. Conrad Doria, le
chef de la famille, s'y oppose; sous aucune condition il n'oserait se
fier aux Spinola. Tandis qu'il croit les avoir écartés par son refus, un
jour on les voit arriver paisiblement, sans armes, comme des citoyens qui
reviennent de leurs champs dans leurs maisons. Les Fieschi, les Grimaldi
ont préparé cette surprise, ils assurent aux Doria offensés et alarmés
que cette rentrée est pour le bien et pour la paix. Ces garanties ne
trompent point des hommes qui voient leur influence ruinée et leur sûreté
en péril. C'est à leur tour d'émigrer. Un parti attentif en profite; on
nomme des capitaines, et le choix tombe sur Charles Fieschi et Gaspard
Grimaldi. Ainsi la révolution est faite au profit des guelfes; et les
Spinola que ce parti venait de ramener et dont le retour n'a servi qu'à
se défaire des Doria, les Spinola joués ressortent de la ville. Ils vont
se rallier à ceux qui naguère étaient leurs seuls ennemis. La querelle
redevient alors de gibelins à guelfes, et en cela Gênes n'avait que sa
part de la guerre générale que le renouvellement de ces partis rallumait
dans toute l'Italie. L'historien qui nous sert de guide avait conféré les
mémoires de deux témoins opposés; ni l'un ni l'autre, dit-il, ne désavoue
les agressions des siens, ils les racontent avec orgueil, chacun empressé
de vanter la valeur de son parti, ne calomniant que le courage de ses
adversaires et ne s'embarrassant pas de la justice.

(1318) Savone ouvre ses portes aux gibelins. Affectionnée à ce parti,
cette ville en devient la place d'armes. On ajoute à ses fortifications;
on y contracte une étroite alliance avec Mathieu Visconti, le seigneur de
Milan, et avec toute la ligue lombarde devenue gibeline. Alors ce ne
furent plus des émeutes dans Gênes pour s'arracher le pouvoir. Ce fut une
longue guerre civile et intérieure avec toutes ses plus graves
circonstances. Can della Scala, seigneur de Vérone, les seigneurs de
Parme et de Crémone favorisaient la ligue. Tous voulaient que Gênes ne
restât pas aux mains des guelfes. C'est avec leurs secours que les
émigrés descendirent dans les deux vallées qui embrassent Gênes.

Ils affectèrent d'abord d'aller célébrer dans l'église de Coronata, à la
vue des hauteurs de la ville, de pieuses et solennelles supplications à
la Madone protectrice de tout Génois. Bientôt ils plantèrent leurs
pavillons sur le mont Peraldo, au bas duquel la cité de Gênes est bâtie;
ils assiégèrent la tour du Phare ou de la Lanterne, élevée sur un petit
promontoire qui s'avance dans la mer et domine le port. Ils bloquèrent
cette forteresse du côté de la terre, et les pierres lancées par leurs
machines n'en permettaient aucun accès aux moindres barques. Ce siège
dura deux mois, et les assiégés étaient à la famine. Longtemps ceux de la
ville furent repoussés chaque fois qu'ils se présentèrent pour apporter
des secours. Une singulière industrie en fit parvenir. Un homme seul,
parti de la ville dans la nuit, se glissa jusque dans la tour; là il fit
attacher à une ouverture de la muraille l'extrémité d'un long câble dont
l'autre bout fut lancé à la mer; un vaisseau à bords exhaussés vint le
relever et le lier au sommet de son grand mât; un panier chargé de
vivres y fut suspendu; un homme qui s'y tapissait faisait courir cet
appareil en se traînant le long de la corde que faisait tendre la
manoeuvre du bâtiment: il allait et venait du vaisseau à la tour. Les
ennemis, témoins de cette pratique, essayèrent en vain de la troubler;
convaincus que, grâce à ce secours, ils ne prendraient pas la petite
garnison par famine, ils eurent recours à la sape. La tour fut minée par
un long travail. Quand elle ne fut plus soutenue d'un côté que par des
étançons, les gardiens, avertis du danger, virent qu'il était temps
d'abandonner la place; mais ils ne voulaient pas le faire avant que la
nécessité en fût connue à la ville. Un d'entre eux se plaça dans le
panier mobile pour aller rendre compte à Gênes de l'urgence de leur
situation. Malheureusement pour eux la mer était en tourmente, le
vaisseau dérivait, le câble ne pouvait se tendre, et une demi-journée
entière se consuma en vains efforts, sans que le messager pût atteindre
le navire. En attendant, le danger était devenu si imminent qu'il n'y eut
plus à balancer, ils rendirent la tour en obtenant la liberté de se
retirer dans Gênes. Après une résistance si constante ils n'étaient plus
qu'au nombre de sept. Mais à peine ils entraient dans la ville que, sans
leur donner le temps d'exposer les justes motifs de leur conduite, ils se
virent accusés de trahison par la voix publique, et, sur cette rumeur
populaire, mis à la torture et condamnés à mort par le podestat, ils
furent lancés par les machines par-dessus les murs comme pour les
renvoyer aux assiégeants.

Encouragés par le succès, ceux-ci descendirent de la montagne qu'occupait
leur camp et forcèrent deux faubourgs. Du côté de la ville on mit le feu
aux maisons contiguës aux murs pour empêcher les assaillants de s'y
établir. Dans les quartiers qu'ils occupèrent ils respectèrent la vie des
citoyens, mais ils firent un grand butin.


CHAPITRE VIII.
Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.

Cependant, lorsque le gouvernement guelfe s'était vu attaqué par les
forces des Lombards, il avait cherché à son tour un puissant auxiliaire,
et ses démarches ne furent pas vaines. Robert, roi de Naples, arriva en
personne, et sa venue fut un grand événement (1318). Les capitaines
guelfes, en présence du peuple assemblé autour de l'église Saint-Laurent,
se démirent de leur charge. Le pape Jean XXII et le roi Robert furent
proclamés seigneurs gouverneurs de Gênes, pour dix ans, avec toutes les
prérogatives souveraines. Le roi qui devait rester seul seigneur si le
pape mourait, aurait lui-même, en cas de décès, son fils pour successeur
jusqu'au terme des dix ans. Le pape n'était nommé que par honneur, la
domination de Robert était effective, et il s'occupa immédiatement de la
défense de sa nouvelle acquisition.

Le roi tenta d'abord de chasser les ennemis des postes qu'ils occupaient.
Ses premiers efforts ne réussirent pas. On remarqua que, dans ces
combats, les Génois des deux côtés ménageaient volontiers leurs
compatriotes et combattaient les étrangers avec acharnement. Les
prisonniers tombés aux mains de leurs concitoyens étaient renvoyés
librement ou pour de médiocres rançons. Les femmes furent surtout
respectées. Les auxiliaires étaient loin de se conformer à cette
modération.

(1319) La cause des gibelins souffrit un moment du peu d'union qui
présidait à leurs démarches. La confiance était mal rétablie entre les
Doria et les Spinola; et, pour rendre suspects ces derniers, il suffisait
bien que Conrad Spinola eût un commandement dans l'armée du roi de
Naples.

Après que Robert eut vainement tenté de chasser loin de Gênes les
assaillants qui en occupaient un faubourg et les hauteurs, il exécuta un
mouvement plus heureux. Des troupes embarquées dans le port allèrent
descendre sur la côte du ponant et manoeuvrer sur les derrières de
l'ennemi. Les gibelins furent battus dans un combat vivement disputé, on
les repoussa du rivage de la mer dans les montagnes. Visconti, leur
puissant allié, craignit que ses Lombards ne fussent enveloppés; il les
retira. Les émigrés, restés seuls, ne purent se soutenir autour de Gênes,
ils abandonnèrent leur camp et se retirèrent en désordre; Robert rentra
triomphant. Les cendres de saint Jean-Baptiste furent promenées en
actions de grâces pour la victoire sanglante d'un roi étranger sur les
fils les plus illustres de la patrie.

Mais Robert était appelé auprès du pape dans Avignon; il partit, et les
émigrés reprirent l'offensive. Leur parti dominait toujours dans la
rivière occidentale. Savone était le point d'appui de leurs opérations de
ce côté. Ils armaient des galères et déployaient le drapeau de saint
George, ce grand étendard de la république. Les galères de la ville
poursuivaient à leur tour celles de Savone, et plus d'une fois la tempête
fit naufrager ensemble des combattants acharnés.

(1320) Ce n'était pas seulement l'assaut que l'on avait à redouter au
dedans. On manquait de vivres. Telle était la disette que pendant trois
jours on n'eut pour provisions à distribuer que dix mesures de vin et
quatre-vingts mines de blé. Quelques navires napolitains ou provençaux,
enfin un convoi de Constantinople rentré sans perte, pourvurent au besoin;
il était temps. Mais on manquait encore de toutes les menues denrées
que la campagne fournit à la ville, et la privation en était
insupportable. Les propriétaires n'entendaient parler que de ravages; le
secours des auxiliaires était funeste. Les hommes de Lavagna que les
Fieschi avaient fait marcher, les Provençaux, les Calabrais envoyés par
Robert, dévastaient le pays; les Siciliens qui se montrèrent un moment
pour soutenir l'autre parti, tous, exerçaient d'affreuses violences, et
ne distinguaient guère l'ami de l'ennemi; enfin, pour comble d'effroi,
on annonçait que ce terrible Castruccio Castracani, le fameux tyran de
Lucques, venait renforcer les gibelins.

Le peuple de Gênes murmurait de ce que lui coûtait une querelle qui,
après tout, n'était pas la sienne, qui était bien plutôt celle de ses
usurpateurs. Lassé, il s'en prit d'abord à ceux qui l'assiégeaient. Il
alla brûler de nouveau les palais des Spinola à Lucoli et des Doria à
Saint-Mathieu. Il préparait le même sort aux demeures des Mari et des
Pallavicini, car une branche de la famille de l'ancien vicaire impérial,
si longtemps le chef militaire des gibelins lombards, s'était établie à
Gênes.

(1321) Cette émeute avait un caractère très-grave. Les nobles guelfes ne
s'y méprirent pas, et quoique la fureur populaire ne tombât que sur leurs
ennemis, ils s'en effrayèrent. Ils dépêchèrent l'abbé du peuple pour
apaiser le mouvement; on sauva quelques-unes des maisons menacées; mais
bientôt le peuple se plaignit de ne pas être mieux traité par les guelfes
dominant dans la ville que par les gibelins qui l'assiégeaient au dehors.
Il pensa à se faire craindre, à exiger qu'on lui fît justice, ou plutôt à
se faire raison à lui-même, car de justice il disait qu'il n'y en avait
plus. Mauvais traitements, offenses, impossibilité d'en obtenir
réparation, c'est tout ce que le plébéien devait attendre du noble. Pour
y remédier les citoyens populaires formèrent une nouvelle association
patente qui prit le nom d'union du peuple. Elle se donna dix chefs et des
assesseurs. Ce conseil, auquel l'abbé du peuple était invité, prenait
connaissance des injustices commises par les nobles envers les
particuliers, ou même des torts faits par un citoyen à un autre sans
distinction. Il les dénonçait au lieutenant du roi et en requérait le
redressement. Si les magistrats n'y avaient pas pourvu en trois jours, la
sentence populaire, à l'instant portée, était mise à effet par les
membres de l'association convoquée au son du tocsin. Des comités
d'exécution se formèrent à la suite, au nom du peuple et des métiers
d'artisans. Ce fut une organisation démocratique spontanée, mais
complète, et qui se fit reconnaître et craindre. Une semblable
institution dans une ville assiégée, au milieu d'une guerre civile,
annonçait peu de dévouement à la cause apparente pour laquelle la ville
avait fermé ses portes aux exilés, et surtout présageait peu de
dispositions à souffrir longtemps le joug du gouvernement aristocratique.

(1322) Ceux qui soutenaient le siège reçurent de la part du pape un
secours singulier. Jean XXII dans Avignon, protecteur docile de la maison
d'Anjou, avait excommunié Mathieu Visconti avec ses adhérents et publié
une croisade contre les chefs de la cause gibeline. Il expédia sa bulle
aux Génois. Elle fut reçue avec une solennité qu'on tâcha de rendre
populaire, et, soit pour défier les ennemis, soit pour intimider les
consciences encore fidèles à l'Église, on imagina de placarder cette
bulle à la porte extérieure de la ville à la vue des assiégeants; mais
ils bravèrent la sentence, et l'affiche servit de but à leurs arbalètes.
Les Génois eurent seulement la satisfaction d'envoyer au saint-père son
parchemin lacéré en témoignage de l'impiété de leurs adversaires.

Cependant les Visconti avaient beaucoup d'ennemis; la croisade rassembla
des forces sous les ordres du légat, qui ne négligea pas de solder des
troupes allemandes. Les guelfes firent des progrès. Des gibelins,
changeant de couleur, procurèrent successivement au pape, Plaisance,
Tortone, Parme. Mathieu Visconti vint à mourir. A peine Galéas, son fils,
lui succédait, qu'il fut chassé par le peuple de Milan et contraint de se
réfugier à Lodi; il rentra bientôt dans sa ville, mais les nobles qui
s'étaient opposés à lui sortirent à leur tour et se donnèrent au parti
guelfe. Ces mouvements privèrent les émigrés génois de l'appui de leurs
principaux alliés. En même temps le frère du roi Robert arriva et
conduisit du secours (1323). Les assiégeants, affaiblis, gênés dans leurs
communications par ceux de la ville qui commençaient à se répandre plus
librement au dehors, manquèrent de vivres à leur tour, tandis que
l'abondance était revenue dans la cité. On nous conserve ici un fait
singulier. Des nobles guelfes fortifièrent dans le Bisagno une tour qui
fermait le passage par lequel une partie des émigrés recevaient leurs
subsistances, mais ce ne fut pour eux qu'une spéculation afin de lever un
péage à leur profit sur les approvisionnements de leurs adversaires.
Enfin ceux-ci attaqués furent battus, chassés presque sans résistance;
on leur reprit le faubourg qu'ils occupaient, la forteresse de la
lanterne, on pilla leur camp sur la montagne; en un mot, le siège fut
levé et la ville demeura libre.

La nouvelle d'un triste désastre vint troubler la joie du succès. La
guerre civile dans la métropole mettait aux mains les Génois des deux
factions dans toutes leurs colonies, et partout où ils habitaient, le
parti le plus faible était chassé par le plus fort et cherchait partout
des appuis1. Le gouvernement guelfe avait armé une flotte contre les
colonies de Galata et de la Crimée restées gibelines et même contre
l'empereur grec qui les protégeait. Dix galères étaient parties, on n'en
vit revenir que trois, fugitives et ayant perdu leurs chefs. On avait
couru les côtes de la Romanie, pris et brûlé des navires; on avait
pénétré dans le Pont-Euxin et menacé les établissements de cette mer.
Mais ceux de Péra, aidés par les Grecs, avaient armé pour la défense des
comptoirs et pour réprimer les insultes des adversaires. Sur cette
nouvelle les capitaines guelfes avaient recherché asile et assistance
chez le Tartare Zalabi, seigneur de Sinople2, voisin jaloux des colonies
génoises. Ce prince reçut favorablement leurs ouvertures et leur visite.
Il fut prompt à convenir d'une ligue offensive; il fit équiper deux
grands vaisseaux destinés à renforcer la flotte génoise. Pendant ces
préparatifs, son hospitalité et son urbanité charmaient ses hôtes. Les
galères étaient à l'ancre sous les murs de la ville; les hommes
descendaient et communiquaient librement. Il invitait les officiers à ses
fêtes. Au milieu de ces jeux, à un signal, les Tartares passent des quais
sur les galères, s'en emparent, y massacrent tout ce qui résiste; de
dix, six furent prises; quatre échappèrent; trois seulement, dans un
état de détresse et poursuivies par les galères de Péra, ressortirent de
la mer Noire et reparurent à Gênes. Le deuil s'y répandit dans les
familles. Tous les chefs, tous les nobles étaient restés aux mains des
Tartares: exemple déplorable des excès auxquels pousse l'esprit de
faction! On aimait mieux perdre les plus belles colonies que de les voir
au pouvoir des siens attachés à une autre couleur; on craignait moins un
ennemi perfide qu'on ne haïssait la prospérité des compatriotes engagés
dans un autre parti.

Il est à croire que Robert désirait que la paix se rétablît à Gênes et
que les puissantes familles, qui, quoique exilées, tenaient encore tant
de place dans l'État, fussent induites à reconnaître sa domination; alors
seulement elle pouvait être affermie. Le pape écrivit des lettres
affectueuses aux chefs de ce parti, leur prêcha la concorde et les invita
à venir devant lui traiter de leur réconciliation. La réponse fut faite
au pontife au nom du conseil de créance des Génois émigrés fidèles de la
sainte mère Église et de l'empire. On y demandait des sauf-conduits du
roi Robert pour les députés que le conseil enverrait à Avignon. En effet,
ils y vinrent et y trouvèrent des ambassadeurs de leurs adversaires. On
négocia plusieurs mois, mais sans succès. Bientôt après Robert parut à
Gênes en personne (1324) et s'y occupa d'intrigues afin de prévenir le
terme où son pouvoir devait expirer. D'abord, écoutant les conseils de la
noblesse, il cassa l'association de l'union du peuple qui était devenue
le véritable gouvernement de la ville, il abolit les autres corporations
populaires qui s'étaient spontanément formées. Il affecta de supprimer en
même temps un comité, que la noblesse guelfe s'était donné, mais il le
recréa aussitôt en autorisant l'action de huit commissaires nobles
chargés des intérêts de la caste et du parti. Ensuite la question de la
prorogation du terme de son gouvernement fut indiquée à l'opinion, et
bientôt occupa tous les esprits; plus elle s'agitait, plus la ville
était divisée. Presque toutes les classes inférieures, travaillées et
gagnées, particulièrement tout ce qui servait le palais, criait hautement
qu'il fallait continuer la seigneurie pour vingt-cinq ans, pour cinquante
ans, pour la vie de Robert et de son fils, enfin à perpétuité. Quelques
nobles et l'immense majorité des bonnes maisons populaires, de cette
nombreuse bourgeoisie notable qui de père en fils se maintenait dans
Gênes et dans le reste de l'État, toute cette classe supérieure amie de
la liberté, instruite par ses traditions de famille à rejeter le joug
d'un maître, se refusait à toute prolongation. Après une négociation
orageuse, Robert, dont le pouvoir avait encore deux ans à durer, fut
content qu'il fût continué pour six ans de plus. La concession parut
faite avec assez d'unanimité. Le roi partit aussitôt pour son royaume de
Naples. Les galères génoises étaient à ses ordres, il les employa dans
une expédition contre la Sicile commandée par son fils, mais dont le
fruit, après plusieurs mois de séjour dans l'île, se borna à dévaster les
environs de Palerme sans pouvoir pénétrer dans la ville.

Les Génois furent regardés apparemment comme simples auxiliaires. Peu
après, le roi de Sicile les invita à reprendre leur commerce avec ses
sujets et à fréquenter son île comme autrefois; il leur donna d'amples
sauvegardes pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Ils en
profitèrent avec joie, non sans déplaire à leur seigneur le roi de
Naples, jaloux de ces rapports. Il y a longtemps que le commerce est
accusé d'être neutre, surtout par les ambitieux qui font des intérêts
personnels de leur domination le seul intérêt des États.

A cette époque les princes d'Aragon entrèrent dans une autre relation
avec les républiques d'Italie. Un juge d'Arborea, mécontent des Pisans,
introduisit en Sardaigne le roi Jacques, qui, amené par cette intrigue,
vint se prévaloir du titre de roi de l'île que Boniface VIII lui avait
concédé autrefois. Les villes des Pisans furent attaquées; ils firent de
grands efforts pour les défendre. Ils prirent à leur service les galères
des émigrés de Savone, et Gaspard Doria les commanda; mais leurs troupes
de débarquement furent défaites, et la Sardaigne fut perdue pour Pise. A
Gênes on fut loin de se réjouir du nouveau désastre de cette ancienne
émule et de la part que les émigrés génois en ressentaient. La conquête
du roi d'Aragon était fâcheuse et son voisinage menaçant pour tous. Il
semble aussi que les factions étaient moins animées. Gaspard Doria
ramenant ses galères de Pise à Savone, rencontra des bâtiments de Gênes;
il les respecta. Il fit bon accueil à ceux qui les montaient et les
assura qu'il n'entendait faire dommage à aucun de ses compatriotes.

Bientôt l'Italie fut occupée d'un autre incident. L'empereur Louis de
Bavière vint chercher la couronne de fer à Milan et la couronne d'or à
Rome. Les gibelins prirent une nouvelle confiance à sa venue; les
guelfes de Gênes tremblaient que Louis ne se détournât de son chemin pour
leur ruine; mais il ne les menaça que de loin. Cependant, de Rome
l'empereur se disposait à marcher sur Naples. Les deux factions génoises
étaient à la veille de prendre une part sanglante à ce démêlé. Ceux de la
ville avaient à la solde du roi Robert quarante galères; trente-cinq,
armées à Savone par les émigrés, avaient joint celles du roi de Sicile.
Cette flotte, réunie dans le golfe de Naples, attendait pour agir
l'apparition de l'empereur; mais Louis séjournait à Rome avec son armée
et y fatiguait les Romains de hauteurs et d'exactions. Bientôt, craignant
un soulèvement, il se mit en sûreté à Viterbe. Aussitôt le peuple romain
éclata, s'empara du gouvernement et se régit en république. Le roi de
Naples accourut sous prétexte de le défendre: révolution et invasion que
les guelfes de Gênes célébrèrent comme l'événement le plus fortuné pour
leur cause. Les flottes se retirèrent sans combat.

Bientôt, décrié dans l'Italie entière, Louis ne songe plus qu'à retourner
en Allemagne, et bassement fait argent de toutes ses conquêtes. Il ne
s'embarrasse ni des voeux des peuples ni des intérêts des princes. Les
Visconti qu'il avait dépouillés retournent à la seigneurie de Milan
(1329), Marc, l'un d'eux, s'était mis au service de l'empereur comme
condottiere avec des troupes allemandes qu'il avait levées. La solde lui
était due pour lui et pour ses compagnons. Lucques, faute d'autre valeur,
lui fut donnée en payement. Mais il n'était ni assez fort pour garder
cette acquisition ni assez riche pour se libérer envers ses troupes sans
la revendre. Il la mit aux enchères, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les
Florentins la marchandèrent et furent sur le point de l'obtenir. Les
Pisans firent les plus grands efforts pour rompre un marché qui donnait à
leurs émules et à une république guelfe une telle augmentation de
territoire et de puissance. Par leurs intrigues un émigré génois, Gérard
Spinola, fut l'acheteur de cette seigneurie. Il désintéressa les
créanciers allemands.

En ce temps et après la retraite de l'empereur, tout était en révolution.
Le duc de Calabre, que les Florentins avaient accepté pour seigneur, vint
à mourir, et ce peuple se garda de chercher un autre maître; il reprit
son indépendance et constitua sa démocratie. Au même moment les Pisans se
débarrassaient du lieutenant impérial que l'empereur leur avait laissé.
On ressentait à Gênes l'effet de ces agitations. On enviait ces exemples,
la moindre occasion appelait à tenter de les imiter, et de moment en
moment le peuple faisait sentir sa force (1327). Si un noble a querelle
avec les matelots des équipages de ses galères, le peuple prend parti
pour ceux-ci avec la violence d'une émeute. La famille Cattaneo est
accusée d'avoir fait disparaître un prisonnier; la foule prête main-
forte en tumulte à l'abbé du peuple qui va prendre vengeance de la
témérité de ces nobles. De cette affaire, quand elle s'assoupit, non-
seulement l'aigreur et les jalousies restent entre le peuple et la
noblesse, mais il en naît entre les nobles mêmes. Les Grimaldi, les
Fieschi et leurs partisans s'étaient dispensés de venir au secours des
Cattaneo. On les accusa, dans cette prétendue neutralité, de se servir du
peuple pour s'élever au-dessus de leurs égaux, et pour s'emparer de la
domination. On protestait hautement que plutôt que d'accepter leur
tyrannie, on rendrait la ville aux gibelins.

Ces sentiments préparaient du moins la réconciliation avec les exilés de
ce parti, et d'autres motifs y conduisaient. La guerre était onéreuse à
tout le monde et n'avait que trop duré. Si on la considérait comme née de
la jalousie du gouvernement de la patrie commune, les gens sages
s'apercevaient que la querelle était intempestive, puisqu'on avait un
maître étranger. Si l'on rapportait les divisions à celle qui séparait
les guelfes et les gibelins, on reconnaissait qu'elle avait tous les
jours moins de fondement et d'intérêt, et proprement l'on ne savait plus
à quels chefs et à quels motifs rattacher ces noms funestes tristement
héréditaires.

Le roi de France, Philippe de Valois, avait entrepris de se rendre
arbitre de la paix de Gênes. Il manda à Paris les députés des deux partis
et ceux du roi Robert. On n'avait pu conclure quand de nouvelles
circonstances vinrent presser le rapprochement. Les hostilités des
Catalans menaçaient les Génois sans distinction, et le péril commun
devait les réunir. Mais Jean de Bohême en Italie eut plus d'influence
encore (1331). Ce prince, fils de l'empereur Henri VII, élevé en France,
brave, léger, bouillant, après avoir rendu des services essentiels à
Louis de Bavière en Allemagne, vint en aventurier au milieu des Italiens.
Il se portait pour chef des gibelins, à cause de ses liaisons avec
l'empereur, et il arrivait d'Avignon, ami des Français, approuvé par le
pape, en intelligence avec le légat. Usant de tous ces avantages et
s'annonçant en pacificateur, il se fit accepter pour seigneur dans
plusieurs villes. Gérard Spinola, l'acheteur de la seigneurie de Lucques,
assiégé par les Florentins (1332), l'appela dans sa ville et fut obligé
de la lui abandonner sans avoir retiré le prix de son acquisition.
Cependant les deux factions et les communes s'aperçurent que Jean de
Bohême ne travaillait que pour lui; on finit par le traiter partout en
ennemi (1333.) Alors, à l'exemple de l'empereur Louis, il ne craignit pas
de vendre les villes qui s'étaient données à lui; de nouveaux tyrans lui
durent leurs petites dominations. C'est la pacification qu'il laissa à
l'Italie; il en disparut; mais pendant que son ambition y tenait les
princes en défiance, Robert avait senti la nécessité de ne pas laisser
les Génois divisés plus longtemps et prêts à prendre, les uns ou les
autres, la protection d'un tel arbitre. Il y eut d'abord des trêves;
puis, quand la négociation eut été assez avancée, douze députés choisis
par chaque parti se rendirent en commun à Naples afin de prier le roi de
dicter lui-même la paix. Il les reçut avec une égale faveur. Il arma
chevalier de sa propre main Tasan Doria, l'un des ambassadeurs gibelins.
La paix fut conclue; le retour fut ouvert à tous les émigrés; il y eut
entière abolition du passé; pour l'avenir, sous le gouvernement royal,
les magistratures et les emplois furent répartis en nombre égal aux
gibelins et aux guelfes. La nouvelle du traité fut célébrée à Gênes par
les actions de grâces de l'Église et par les démonstrations de la joie
populaire. On vit arriver ensemble et en parfaite union les négociateurs
de retour de Naples. Ceux des gibelins, après avoir été accueillis à
Gênes, allèrent à Savone rendre compte de leur mission; mais là,
quelques membres de l'une des familles les plus puissantes, on ne nous
dit pas si ce furent des Doria ou des Spinola, soulevés contre cet
accord, entreprirent de le faire rejeter dans les conseils du parti. On
n'avait pu, disaient-ils, conclure la paix sans l'aveu du roi de Sicile,
leur allié. Pour empêcher la publication du traité, ils eurent recours
aux armes; mais leur propre famille désavoua ces ennemis de la concorde
publique, et les cris de mort à qui s'oppose à la paix, décidèrent enfin
le petit gouvernement des émigrés; le traité fut ratifié, proclamé dans
Savone; et des envoyés allèrent aussitôt à Gênes opérer la réunion si
longtemps attendue.


CHAPITRE IX.
Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.-
Nobles et guelfes exclus du gouvernement.

La guerre civile avait duré quatorze ans (1317 à 1331). Elle avait abondé
en désastres pour les deux partis. Elle avait fait d'un roi étranger le
seigneur d'une république libre. Les Lombards, les Toscans et jusqu'aux
mercenaires allemands avaient ravagé plus d'une fois le territoire. A dix
lieues de Gênes le port de Savone avait recélé des flottes de corsaires
qui n'avaient point laissé de sécurité au commerce maritime. La mer comme
la terre avait été un théâtre de déprédations.

Il faut entendre sur ces calamités un historien du pays1 qui avait
conversé avec les contemporains de l'époque, qui, avec le témoignage des
vieillards, avait recueilli les mémoires domestiques des familles; il
faut s'en rapporter surtout à une lettre citée par cet écrivain, adressée
à l'issue de cette triste querelle à Salogro de Negri, l'un des Génois
guelfes les plus distingués, par Gérard Spinola, ce gibelin qui acheta et
revendit Lucques, en paya le prix et en perdit le remboursement. Ces
récits énumèrent les ravages, incendies des édifices et des navires,
récoltes détruites, arbres abattus à plaisir, vignes arrachées, capitaux
dilapidés. La dégradation morale avait suivi les infortunes. Ces pertes,
les longues privations de l'exil avaient réduit beaucoup de familles
nobles à la misère et à l'avilissement. Un grand nombre d'individus
étaient allés errant et cherchant à gagner leur vie dans les pays
lointains; les plus braves s'étaient faits soldats aventuriers; plus
d'un pour toute industrie s'était adonné au brigandage et aux bassesses.
On avait fait un honteux trafic de captifs; tel spéculait sur la rançon
de ses plus proches, s'il pouvait les avoir prisonniers entre ses mains.
Les mariages interrompus ne rendaient plus de fruits; trop souvent les
femmes, en suivant leurs maris dans les hasards de la guerre, en étaient
devenues les victimes, outragées et enlevées par les vainqueurs; ou,
éloignées de leurs époux, elles avaient oublié dans ce long abandon leur
rang et leur vertu. On avait vu des matrones de noms illustres réduites à
la condition de courtisanes et vivant du prix de leur infamie. La triste
consolation du patriotisme de celui qui a tracé ce sombre tableau est
d'avertir que le vertige n'avait pas atteint les Génois seuls. La cause
et ses funestes et honteux effets régnaient sur l'Italie entière. La
discorde agitait à la fois la Lombardie et la Toscane. Les vains noms de
gibelins et de guelfes n'étaient pas les symboles uniques des factions.
Ceux de noirs, de blancs, vingt autres signes de ralliement divisaient
chaque ville, y mettaient aux mains les citoyens entre eux, les gibelins
dans Pise, les guelfes dans Florence et dans Bologne. Partout le peuple
était apposé à la noblesse; les nobles se disputaient le pouvoir; de
petits tyrans voulaient devenir souverains, et par-dessus tout,
l'ambitieuse maison d'Anjou agitait toutes les passions pour fonder une
grande domination monarchique sur tant de républiques indépendantes.

La paix, rétablie sous son influence intéressée parmi les Génois épuisés
par la guerre, dura du moins quatre années. La nécessité de résister à
des ennemis extérieurs inspira des efforts communs et fit ajourner les
prétentions et les querelles. On avait eu souvent à se plaindre des
corsaires catalans et quelquefois on les avait sévèrement réprimés. Ce
peuple belliqueux, aventureux et avide de pillage, avait profité de
l'affaiblissement des Génois pendant leurs dissensions pour se rendre
plus redoutable sur la mer. Leur seigneur, le roi d'Aragon, depuis son
établissement en Sardaigne était ennemi des Génois, gouvernés d'ailleurs
par l'émule de sa maison.

Avant même que les émigrés eussent effectué leur rentrée, les Catalans
avec quarante galères avaient insulté les côtes de la république de
Monaco, jusqu'à Porto-Venere. Quand les Génois eurent complété leur
réunion, Antoine Grimaldi, élu amiral, conduisit quarante-cinq galères
sur les côtes de la Catalogne. Il brûla des vaisseaux et rendit ravage
pour ravage. Le roi d'Aragon, qu'il envoya défier, lui fit répondre qu'il
trouverait sa flotte à Majorque. Le Génois y vint en effet, il entra dans
le port et y détruisit des galères; il remit rapidement à la voile, força
les obstacles opposés à sa retraite et revint à Gênes après cet exploit
(1333). Ottobon de Marini, Jean Cicala, Salogro de Negri furent
successivement chargés de continuer cette guerre (1334). Ils
poursuivirent l'ennemi sur les côtes de Provence, en Sicile, en Corse, en
Sardaigne. Un grand convoi catalan portait dans cette île des troupes
destinées à y enlever à la famille des Doria les seigneuries qui leur
étaient restées: mille huit cents combattants montaient cette flotte;
cent quatre-vingts nobles qui en étaient les chefs y avaient embarqué
leurs femmes, leurs familles et leurs richesses. De Negri les attaqua.
Dix jours et dix nuits il les poursuivit sans relâche, combattant tout ce
qui se laissait atteindre. Les vaisseaux furent capturés dans leur fuite.
Peu de ceux qui les montaient échappèrent. Le plus grand nombre périt;
trois cents captifs furent envoyés à Gênes. On déposa sur la côte de
Sardaigne six cents blessés. Les femmes furent reconduites jusqu'à
Cagliari, religieusement gardées de toute insulte. Un noble espagnol qui
n'avait pas espéré tant d'égards avait poignardé la sienne au moment où
le vainqueur montait à l'abordage: de Negri indigné fit trancher la tête
à ce barbare. Les Catalans avaient quelquefois massacré ou pendu leurs
prisonniers; de Negri, usant de représailles, descendit devant Cagliari
et fit pendre deux de leurs capitaines aux fourches que les Catalans eux-
mêmes avaient dressées. Cette guerre maritime s'étendait partout. Les
galères des Génois de Péra allèrent chercher les Catalans dans les eaux
de l'île de Chypre et les poursuivirent sur les côtes d'Égypte. Gênes et
ses colonies étaient en paix avec le soudan. Bernabo Doria, l'amiral
génois, fit une descente, il s'abstint de toute hostilité envers les
habitants, mais, sans ménagement ni scrupule pour la neutralité des
Égyptiens, il détruisit par le feu les corsaires ennemis.

(1315) Cependant, il semblait à Gênes que la paix intérieure avait déjà
trop duré. Le gouverneur que le roi Robert avait laissé après lui avait
entretenu la concorde. Son impartialité avait obtenu la confiance. Tout à
coup un successeur lui fut nommé. Les gibelins furent blessés d'un
changement dont le dessein leur avait été caché, ils le jugèrent concerté
avec le parti guelfe et destiné à les remettre sous la prépondérance de
leurs ennemis. Vainement la magistrature mi-partie qui administrait la
république réunissait ses efforts pour calmer la méfiance et écarter les
sujets de trouble, la fermentation croissait de jour en jour. Les guelfes
furent contraints de céder. Le lieutenant du roi de Naples fut remercié,
gardé de tout outrage, lui et les siens, et honorablement renvoyé. Les
nobles et le peuple réunis nommèrent capitaines de la république, pour
dix ans, Raphaël Doria qui avait été amiral de Sicile, et Galeotto
Spinola de Lucoli. On régla que sous leur autorité le gouvernement se
composerait d'un abbé du peuple et de conseillers ou anciens. Quand ce
régime eut pris son assiette, plusieurs guelfes, de ceux qui s'étaient
absentés au premier moment, revinrent et jurèrent obéissance au
gouvernement reconnu. A la même époque, nombre de populaires guelfes
renoncèrent à leur couleur et se déclarèrent gibelins; mais les Fieschi
se montrèrent irréconciliables avec cette révolution.

Sous le nouveau gouvernement, au bout d'un an, on parvint à faire la paix
avec les rois d'Aragon et de Majorque; mais il fallut recommencer à
combattre avec les guelfes, nouveaux émigrés réfugiés à Monaco. C'était
maintenant à eux de faire le métier de corsaires.

Une telle guerre dégénérait en piraterie de la part des Génois de Monaco.
Mais neuf de leurs galères, commandées par François de Marini, pour aller
protéger leur faction dans les colonies du Levant, furent rencontrées à
l'entrée de la mer Adriatique par dix galères des Vénitiens. En vertu de
la domination exclusive que ceux-ci affectaient sur ce golfe, l'amiral
génois fut sommé de rendre compte de sa navigation dans ces parages. De
Marini répondit que ni lui ni sa patrie n'avaient affaire ni ne devaient
rendre raison aux Vénitiens. Il fut défié et attaqué sur cette réponse.
Après un long combat, il prit ou brûla six des dix galères de Venise.
Tandis que le gouvernement des gibelins se renforçait, leurs propres
partisans n'étaient ni d'accord ni obéissants. Un Spinola fit révolter le
bourg de Voltaggio et s'empara à son profit de l'important péage qu'on y
levait.

A Albenga deux familles se faisaient une guerre à mort. Les Spinola
soutenaient l'une, les Doria ne se firent pas scrupule d'amener à la
défense de l'autre quarante barques pleines d'hommes armés.
Une révolution plus décisive devait cependant arriver, et, chose bizarre,
c'est un démêlé de matelots et de capitaines, en France, sur les côtes de
l'Océan, qui allait en amener l'occasion.

Des Génois étaient depuis longtemps à la solde des puissances étrangères.
Edouard III et Philippe de Valois les avaient employés tour à tour2. La
supériorité, la bravoure de leurs marins, étaient appréciées et leurs
secours enviés dans la guerre maritime. Les émigrations causées par les
troubles civils avaient multiplié cette fréquentation; en tout sens la
dextérité génoise avait été distinguée et accueillie. On trouve un
Léonard Pessagno qui avait capté la confiance d'Edouard. Il l'avait
honoré du titre de sénéchal d'Aquitaine et l'avait expédié à Gênes avec
ses pouvoirs afin d'affréter des galères pour ses guerres d'Ecosse. Il
est vrai que peu après le roi le destitue, lui demande compte et le
constitue reliquataire, tandis que Pessagno se prétend créancier. Nicolas
Usodimare est à son tour connétable de Bordeaux et vice-amiral de la
flotte anglaise. Edouard, près d'entrer en guerre avec les Français,
avait encore à sa solde des galères de Jean Doria et de Nicolas Fieschi.
Il écrivait à la commune de Gênes, et, au nom de l'antique amitié, il la
conjurait de ne pas donner de secours à son adversaire; mais Philippe
l'avait gagné de vitesse. Il venait de conclure des traités qui lui
engageaient vingt galères de Gênes et autant de Monaco3. Un ancien
armateur de Porto-Venere, Pierre Barbavera, qui servait en France depuis
quelque temps, commanda ces galères4. Elles renforçaient une flotte de
bâtiments normands ou bretons sous des amiraux français. Ils commencèrent
les hostilités. On ravagea la côte anglaise, on pilla Southampton5. Mais
la chance tourna plus tard. Edouard arma une flotte nombreuse. A son
approche, Barbavera avait insisté pour l'attaquer en haute mer. Les
amiraux français s'obstinèrent à serrer le rivage, et là, combattant avec
désavantage, ils furent écrasés. Le Génois se mit à couvert avec les
galères de son pays6. Plus tard on le voit fixé au service de la France,
y établissant sa famille, et récompensé d'une pension de deux cents
livres assignée sur la sénéchaussée de Beaucaire7. Cependant, suivant les
récits français de ce temps, on disait qu'à cette malheureuse bataille
navale, l'amiral génois avait d'habiles matelots, mais de très-mauvais
combattants8. Les archers de Gênes étaient fameux et ils ne manquaient
pas; mais les commandants des galères s'étaient procuré des recrues moins
coûteuses. Ces témoignages recueillis sur le théâtre de la guerre
expliquent la narration génoise. Une partie des équipages qui servaient
Philippe se révoltèrent contre l'avarice d'Antoine Doria, un de leurs
chefs, et contre les autres nobles commandants de la flotte. Ils leur
imputaient de retenir le salaire des pauvres gens de mer et de leur
donner des comptes infidèles du profit commun. Le principal auteur de
l'insurrection était Pierre Cappuro, marinier natif de Voltri près de
Gênes. Guidés par lui, les matelots chassèrent leurs capitaines et
s'emparèrent des galères. Les chefs, appuyés par le gouvernement
français, eurent bientôt raison de cette violence. Cappuro, qui avait
soutenu sa cause devant le roi, fut envoyé en prison. Alors une grande
partie des équipages abandonna la flotte. Ces marins regagnèrent leur
patrie, marchant unis et accusant à grands cris la noblesse d'avidité,
d'injustice et d'insolence. Dans cette disposition, à leur entrée dans
Savone, ils criaient Vive Cappuro, et le faux bruit que, depuis leur
départ on l'avait fait mourir, vint encore les exaspérer. Le peuple, les
artisans, les mécontents de toute espèce se joignirent à eux, et leur
bande devint une ligue. On convint d'un jour où l'on prendrait les armes
dans Savone. Ce jour venu, le peuple s'organisa comme une armée. Des gens
sages faisaient des efforts pour détourner cette tempête. Edouard Doria
fut envoyé de Gênes pour la calmer, sa présence la fit éclater, il fut
mis en prison; les insurgés établirent régulièrement leur gouvernement,
composé de deux recteurs et de quarante conseillers (vingt mariniers et
vingt artisans). Cette troupe se répandit dans les campagnes, et, en
marchant vers Gênes, elle occupa plusieurs bourgs où l'on fit cause
commune avec eux. Alors un esprit public se manifesta dans la ville même;
non sans doute qu'on voulût y donner l'autorité à la populace, mais de
toute part on déclara aux capitaines qu'on ne resterait pas sous leur
pouvoir absolu. On réclama la nomination de l'abbé du peuple, maison la
voulait réelle et non abandonnée à leur désignation au moyen de laquelle
les familles notables, regardant cette magistrature comme trop au-dessous
d'elles, l'abandonnaient à des hommes obscurs et serviles. Tout était
changé, on exigeait une élection régulière et libre. Doria et Spinola y
consentirent sans résistance, si ce n'est avec plaisir. Vingt électeurs
populaires furent pris tant dans la ville que dans les trois districts ou
vallées de sa banlieue (1339); cette fois l'opinion était fortement
agitée par l'attente de la nomination. Les électeurs étaient renfermés
pour y procéder. Ils devaient proclamer leur choix dans le prétoire du
palais public, où les deux capitaines siégeaient sur leur tribunal. La
foule remplissait la salle; le bas peuple et la haute bourgeoisie s'y
étaient portés avec une égale curiosité: on y voyait avec les artisans
les commerçants les plus considérables, entre autres, Boccanegra, neveu
du premier capitaine populaire de la république. Le choix, difficile à
faire sans doute, se faisait désirer depuis longtemps et l'impatience
populaire se manifestait par des murmures. Un ouvrier doreur, grossier et
qui passait pour fou, s'avise de monter à la tribune sans congé des
magistrats et se prend à demander si l'on veut qu'il dise ce qu'il faut
faire pour le salut du pays. On prit sa demande pour une bouffonnerie,
et, tandis que les uns voulaient l'obliger à se taire, d'autres
trouvaient amusant de l'inviter à parler. «Mais, leur répondit-il, ce
que je dirai le ferez-vous?» Certainement, lui criaient les mêmes voix.
Les autres lui imposaient encore silence. «Il n'importe, s'écria-t-il
enfin, je le dirai, ce que nous avons à faire; choisissons Simon
Boccanegra.» A ce nom, les yeux se tournent vers le citoyen désigné par
cette invitation bizarre, fortuite ou concertée, c'est ce qu'on ne
saurait dire. Au milieu de la rumeur élevée, le cri de Boccanegra,
Boccanegra! prend consistance et bientôt étouffe toute autre clameur.
Simon est entouré, enlevé malgré sa résistance et porté sur le tribunal
auprès des capitaines. On lui met l'épée de la république entre les
mains. Au bruit, les électeurs sortent de leur séance et voient assez
qu'ils n'ont pas d'élection à faire. Cependant, quand Boccanegra parvient
enfin à se faire entendre, il remercie ses concitoyens populaires de la
confiance qu'ils mettent en lui et de l'honneur qu'ils prétendent lui
faire; mais, faisant allusion à ce qu'avait été son oncle et à l'espèce
d'hommes qu'on avait faits abbés du peuple jusqu'alors, il proteste qu'il
ne le sera point. Ce n'est pas ce qu'ont été les auteurs de sa famille9,
et il rend l'épée. Son refus trouble la multitude; des voix confuses se
font entendre et au milieu d'elles quelques-unes s'écrient: «S'il ne
veut être abbé, qu'il soit seigneur.» Les capitaines, attentifs à ce qui
se passait et commençant à craindre l'effet de cette proposition
nouvelle, s'emparent de lui et le conjurent de se rendre au voeu général.
Boccanegra, comme encouragé par eux, mais répondant à la fois à tout ce
qu'on lui offre, s'avance et crie au peuple: «Eh bien! mes maîtres, je
serai tout ce que vous voudrez, seigneur, abbé du peuple, il n'importe,
j'obéirai.» «Plus d'abbé, répond le peuple, qu'il soit seigneur, qu'il
soit seigneur.» «Je le vois, réplique Boccanegra, vous m'ordonnez d'être
votre seigneur. Je le serai donc. Voulez-vous aussi avoir des capitaines?»
«Non! non!» c'est le cri universel. «Qu'il soit notre duc, notre
doge!» Sous ce nouveau titre de seigneurie, Simon Boccanegra, aux
acclamations de vivent le peuple, la commune et le doge! est promené en
triomphe à l'église de Saint-Cyr, à sa propre maison, enfin au palais
public, dont il prend possession. Les capitaines déchus s'en étaient
dérobés, et ils ne regagnèrent pas leurs demeures sans péril et sans
insulte; bientôt ils sortirent de la ville. La population se livra à
quelques excès pour signaler la défaite de la noblesse. Les matelots, en
souvenir de la querelle occasion de ce tumulte, allèrent piller quelques
palais Doria. Le doge monta à cheval aussitôt pour réprimer ces
désordres. Un brigand fut rencontré chargé du butin d'une maison pillée.
Boccanegra, pour premier acte d'autorité, lui fit trancher la tête. Mais
l'ordre ne se rétablit pas avant que le peuple se fût emparé des
registres des redevances dues au trésor par les particuliers, du rôle des
impôts, des livres de la douane et de ceux des autres perceptions
fiscales pour en faire des feux de joie sur les places publiques.

Cependant cette élection tumultuaire fut ratifiée le lendemain par des
serments solennels. Les citoyens de la ville et de ses vallées, rangés
sous les armes en entourant l'église de Saint-Laurent, saluèrent
d'acclamations réitérées le nouveau doge, qui se rendit au milieu d'eux.
Sa dignité fut confirmée et déclarée à vie. Les conseillers, au nombre de
quinze, nommés pour l'assister et pour gérer les affaires publiques,
furent tous populaires, et l'ancienne division politique se ranimant, on
ne nomma dans ce conseil de plébéiens que des gibelins. Les nobles
guelfes furent même relégués à leurs champs; mais plusieurs vinrent
d'eux-mêmes offrir leur personne et leur fortune au gouvernement nouveau.
Quant aux nobles gibelins, on exila quelques membres des deux principales
familles; il fut libre aux autres de rester; en somme, la révolution fut
contre toute la noblesse. La dernière violence de ces journées tomba sur
Robello Grimaldi; rencontré dans la rue, il fut attaqué par le peuple.
Quand le doge vint au secours, on lui cria de laisser exercer la
vengeance de sa famille sur la race qui avait causé la ruine de son oncle:
tel était en ce moment l'esprit de la multitude; Grimaldi leur fut
dérobé à grande peine.

Enfin le gouvernement prit son libre cours. On institua des anniversaires
pour remercier Dieu et les saints protecteurs de ce grand événement;
avant la fin de l'année tout l'État, excepté ses deux points extrêmes,
Vintimille et Lerici, reconnaissait les lois du doge de Gênes.


LIVRE CINQUIÈME.
LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. -
GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES
NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES.
- GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA.
1339 - 1381.

CHAPITRE PREMIER.
Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, doge noble.

Les historiens et les traditions du pays ont attaché à l'élévation du
premier doge une si haute importance dont l'impression durait encore de
nos jours, qu'on pourrait s'en étonner en voyant bientôt que le pouvoir
sous ce nouveau titre ne fut pas plus stable que sous tant de
magistratures créées et détruites avant celle-ci. Mais le nom de doge,
conservé pendant deux cent cinquante ans, quoique rien ne ressemblât
moins à la souveraineté destinée à Boccanegra que la présidence biennale
des doges de la république moderne, reportait les souvenirs populaires
sur l'homme pour qui ce nom avait été emprunté à Venise.

L'événement avait aussi des conséquences faites pour laisser de longues
traces, et aucune autre époque n'est plus propre à s'y arrêter un moment
pour observer dans la constitution de la république génoise les progrès
de la lutte des éléments de la démocratie et de l'aristocratie.

Et d'abord, ce nom de constitution ne signifie pas ici une législation
positive et permanente, une charte; on a pu remarquer et l'on verra
encore que le plus souvent chaque changement de personne dans le
gouvernement amenait un remaniement de ses lois organiques. Quand celui
qui gouvernait devenait odieux, ou qu'il s'élevait contre lui un
compétiteur plus puissant, le pacte juré entre la république et lui
n'était ni l'arme capable de le défendre, ni une pièce de son procès; la
force le renversait, et pour un autre chef on faisait une loi nouvelle.
Il ne surnageait dans ce chaos de statuts que quelques usages, maximes
plutôt transmises qu'écrites, qui, devenues la foi publique,
circonscrivaient les pouvoirs et conservaient la tradition des libertés.

Gênes n'avait d'abord réglé son gouvernement que sur le modèle de ses
associations maritimes: dans la navigation mercantile, le patron dirige,
mais tous les habitants du bord sont appelés à son conseil dans les cas
difficiles; de même, ce peuple avait abandonné la conduite des affaires
de la république à des consuls, en se réservant d'être consulté en
parlement pour décider des plus importantes.

Quand les familles consulaires notables devinrent une noblesse, l'opinion
publique s'y accoutuma bientôt; car les mains qui avaient saisi le timon
étaient les mêmes par lesquelles on était habitué à le voir manié, et
rien ne semblait changé à la tenue des parlements.

La jalousie des nobles entre eux, leur hauteur et leur despotisme
excitèrent souvent des plaintes dans le peuple; mais leur caste n'en
reste pas moins une institution révérée, enracinée dans les moeurs,
indépendante du pouvoir qu'on lui avait laissé prendre; plus tard on le
lui dispute, on l'en dépouille même: ce fut toujours sans cesser
d'attacher à son illustration la vanité nationale. L'ostracisme dont on
frappait les nobles impliquait encore la reconnaissance de leur grande
existence dans la république. Enfin, avec le temps, d'éminents populaires
se firent presque princes sans oser se dire nobles.

Or, c'est l'établissement du premier doge qui est l'installation
définitive de la bourgeoisie au pouvoir. Alors finit réellement le règne
de la noblesse; aucune incapacité, il est vrai, ne fut prononcée au
premier moment contre les nobles gibelins individuellement; mais,
humiliés et révoltés, ils s'attirèrent l'interdiction pour tout noble,
bientôt de la dignité de doge, ensuite de la première place du
gouvernement, sous quelque nom qu'elle fût déguisée; exclusion qui,
devenue la principale loi traditionnelle de la république, a duré cent
quatre-vingt-dix ans.

Mais on n'avait longtemps distingué que la noblesse et le peuple. Le
peuple n'était qu'un seul corps sous la loi de l'égalité, et cette masse
commença à se désunir. Les classes inférieures pressentaient dans leur
propre sein une seconde aristocratie que préparait la richesse. Les
artisans étaient jaloux des marchands, et ils ne voulaient pas supporter
le poids d'une double supériorité. Forts de leur nombre, ils
revendiquaient une part d'autorité. Quant à l'élévation du capitaine
Boccanegra, on forma un grand conseil qui devait faire tomber en
désuétude les parlements ouverts à tous les citoyens: parmi les
catégories dont on le composa, les consuls de trente-trois métiers furent
appelés comme membres essentiels de cette représentation de la
république. De ce moment, les artisans prétendirent compter comme un
corps politique. La prévoyance des nobles fortifia cette prétention pour
l'opposer à celle de la haute bourgeoisie. Ils caressèrent jusqu'à la
populace et s'en firent suivre. Mari, dans sa tentative pour saisir le
pouvoir, avait effrayé la classe moyenne en recourant à l'assistance des
ouvriers. Hubert Doria, marchant à l'usurpation, n'ayant dans son cortège
ni les riches, ni les bons, abandonne au pillage les maisons qui sur son
passage lui faisaient obstacle. On s'avise d'imposer aux capitaines
gibelins pour collègue un tribun, un abbé du peuple. Il siège avec eux;
l'épée de la république est même le symbole dont on le décore; et cette
fonction, si relevée en apparence, tombe si bas que les citoyens notables
la refusent comme au-dessous d'eux. Quand de nouvelles dissensions entre
les nobles mettent Gênes au pouvoir du roi de Naples, Robert, une réunion
populaire se forme pour exercer spontanément la justice distributive et
répressive: ce sont les artisans qui y dominent et qui se chargent de
l'exécution (tentative que plusieurs fois ils renouvellent dans la
suite). Les matelots revenant de France, soulevés contre leurs nobles
capitaines, composent leur gouvernement d'artisans et de mariniers
exclusivement. Enfin c'est un artisan qui prend à Gênes l'initiative de
la nomination du doge Boccanegra. Ces premiers faits avertissent
suffisamment qu'il y a là un élément de plus à compter avec les nobles et
les bourgeois; et nous allons le voir croître en importance d'époque en
époque.

Pour compléter l'idée qu'on peut se faire de ce gouvernement populaire,
il serait curieux de savoir quelles étaient au juste la forme et
l'autorité de ses parlements. Rarement les annales s'expliquent nettement
sur de tels sujets. Mais en observant ce qu'elles indiquent en diverses
occasions, il paraîtrait que là aussi les usages ont changé plus d'une
fois. Cependant, même quand la délibération n'était plus laissée à la
masse des citoyens, longtemps l'influence prépondérante de l'institution
s'était assez bien conservée, grâce à la puissance de la publicité. Dès
les anciens temps on trouve les parlements rassemblés au son de la cloche
dans l'église ou sur la place Saint-Laurent, et c'est à l'époque même où
le conseil dispose des affaires. Là, souvent on reçoit les ambassadeurs.
Quelquefois c'est eux qui ne veulent parler au conseil que devant le
peuple réuni, quand ils viennent offrir l'alternative menaçante de la
paix ou de la guerre. Dans ces assemblées, le conseil prononce, mais
l'assentiment, les acclamations du peuple semblent y dicter les
résolutions. C'est un appel à l'opinion nationale, irrégulier, mais
certainement imposant. Que des hommes apostés entreprissent de diriger
cette opinion au gré des magistrats, c'est ce qui est fort probable;
mais on ne peut considérer comme une vaine forme une telle consultation,
où l'opposition, pour peu qu'elle fût consistante, devait se résoudre en
tumulte.

En certain temps, le conseil, dans les cas graves, se renforçait d'un
nombre de notables. Nous rencontrons des exemples de convocations tantôt
de cent, tantôt de trois cents citoyens. Nous ne savons rien sur la
manière de désigner ces adjoints temporaires. Le conseil était
probablement seul arbitre de ce choix, guelfe, gibelin, ou mi-parti,
suivant qu'une des deux factions régnait exclusivement, ou qu'elles se
partageaient les sièges des sénateurs comme il fut souvent convenu. On ne
peut douter que ces convocations, sous prétexte d'urgence et de promptes
résolutions, n'eussent été inventées pour substituer les conseils secrets
à huis clos aux parlements assemblés sur la place publique. Nous avons
remarqué le conseil de deux cents votants formé de catégories au temps du
premier Boccanegra. Mais la réaction populaire qui fit doge le second
rétablit l'usage, sinon des parlements délibérant en souverains, du moins
des conseils tenus sous les yeux du public. Cette forme était réservée à
la séance du second dimanche de chaque mois. La cloche qui le convoquait
invitait tous les citoyens à y être présents. Étrangers ou Génois, tout
le monde y était admis comme spectateurs: devant eux on traitait les
affaires, on opinait. Cette institution chère au peuple se conserva
longtemps; seulement il serait difficile de croire qu'elle se maintint
quand l'usurpation et la violence eurent fait de la magistrature suprême
une tyrannie despotique. L'historien Stella se souvient d'avoir assisté
enfant à une de ces assemblées dans une occasion mémorable (1383); mais
son récit nous fait bien voir qu'au temps où il écrivait elles étaient
tombées en désuétude. Quant au conseil ou sénat que les populaires
composaient seuls sous le doge Boccanegra, les nobles ne tardèrent pas à
y rentrer. Enfin on n'a pas oublié que le maniement des finances avait
été confié par le peuple à huit nobles: il paraîtrait même que c'est par
cette institution que la reconnaissance de la noblesse avait commencé.
Cet usage se conserva, soit défiance des populaires entre eux et
confiance en ceux mêmes dont on repoussait l'ambition aristocratique,
soit sentiment de cette justice qui appelle les plus forts contribuables
à surveiller l'épargne où ils versent plus que les autres. La garde du
trésor et le soin du fisc restèrent à des nobles au temps même qu'ils
étaient exclus du sénat. On ne trouve qu'assez tard des exceptions
avérées à cet usage singulier si propre, au milieu des jalousies
populaires, à maintenir pour la noblesse respect, crédit et influence1.

Un doge, arrivé au pouvoir comme par hasard, du moins sans préparation ni
alliance patente, avait une tâche difficile à remplir au milieu de ces
éléments discordants; il devait les dominer tous. Il avait à faire
régner l'ordre et la concorde. Quoique bien vu du peuple, Boccanegra
n'avait pas gouverné un an qu'il se voyait menacé de toute part (1340).
Les nobles émigrés de Monaco s'étaient adonnés au métier de corsaires.
Cette nouvelle puissance maritime donnait la main à tous les mouvements
qui se tentaient sur le territoire. Les Doria avaient soulevé les vallées
d'Oneille; le marquis de Caretto ravageait le territoire d'Albenga en
assiégeant cette ville.

Mais le doge gouvernait avec vigueur; il faisait marcher des forces; le
marquis s'effraya. Il envoya des ambassadeurs pour traiter: le doge
répondit qu'il n'entendrait à rien avant que Caretto eût comparu en
personne. Il se soumit à cette sommation menaçante; il se rendit à Gênes
où les cris du peuple sur son passage le dévouaient à la mort. Boccanegra
le fait jeter dans une étroite prison: après l'avoir endurée trois mois,
il céda à la république, Finale et le Cervo. A ce prix il recouvra la
liberté (1342).

A l'autre extrémité du territoire le doge se faisait rendre le château de
Lerici. Il n'y eut plus alors qui méconnut son autorité que Monaco où les
Grimaldi étaient cantonnés, et Vintimille où les mécontents des quatre
familles2 avaient cherché une retraite commune. Cependant les menées
continuaient. On ne put savoir si des trahisons véritables se succédaient
ou venaient échouer devant la vigilance ou la justice de Boccanegra, ou
si, défiant et jaloux de son autorité, il sacrifiait des malheureux à un
soupçon, et rêvait des complots imaginaires. L'annaliste qui célèbre
d'ailleurs la magnanimité du doge fait entendre que l'opinion d'une
partie des citoyens était aliénée par la faute de ses conseillers,
toujours prompts à condamner et à punir.

(1334) Il est probable qu'une autre cause acheva de nuire à la popularité
de Boccanegra et de son gouvernement. Le doge ne devait recevoir de
l'État qu'un médiocre salaire de 8,500 livres; mais il se croyait obligé
de s'entourer de soldats stipendiés: il en avait sept cents auprès de
lui. Leur solde était une dépense supérieure aux ressources ordinaires de
la république. Dès la seconde année de ce régime, on frappa la ville
d'une contribution de cent mille génuines: rien n'était plus propre à
exciter des murmures. Ces germes de mécontentement vinrent enfin à
maturité, soigneusement cultivés par l'intrigue.

Les émigrés mettent en mouvement des troupes nombreuses, ils se répandent
dans la vallée jusqu'aux portes de Gênes; leurs étendards portent réunis
les écussons des quatre familles si longtemps opposées. Ce drapeau est
promené sur tout le territoire pour engager les populations à suivre
leurs anciens chefs. Boccanegra menacé de si près voit le péril et ne
trouve personne pour l'aider à y résister, il est réduit à le conjurer.
Il recourt aux nobles de la ville pour les intéresser soit à la défense,
soit à la paix, et dès ce moment son pouvoir est perdu; les affronts se
multiplient pour sa personne et surtout pour la liberté populaire. Quatre
commissaires de la noblesse commencent à dicter une première loi: sous
leur influence le conseil plébéien du doge fait place à un nouveau
conseil composé en nombre égal de nobles et de bourgeois, mais ceux-ci
des moins énergiques. La noblesse, de plus en plus exigeante, dicte des
règlements nouveaux qui limitent le pouvoir du magistrat suprême, il
n'est plus que l'exécuteur disgracié de leurs volontés. Cependant les
émigrés sont sous les murs; loin que personne les attaque ou s'en
défende, on voit sortir de la ville à toute heure d'autres nobles qui
vont à eux et des populaires serviles qui courent leur prodiguer les
félicitations, les hommages, les offres de les servir. Les amis de la
liberté s'indignent, ils sentent que la patrie est vendue; on leur impose
silence; des commissaires du gouvernement, et toujours un populaire
complaisant à la suite d'un noble, vont de rue en rue signifier aux
habitants que chacun doit rester sur ses foyers, ne se mêler que de les
défendre; si l'on se permet une acclamation, ce doit être vivent le doge
et le bon État; le cri factieux de vive le peuple est interdit, il est
temps de s'en abstenir. Boccanegra, que personne ne soutient, voit trop
bien où les choses en sont venues. Maudissant ceux qui ont si mal tenu
les promesses qu'on lui avait faites, il se démet de son pouvoir et sort
du palais avec les siens. Il part et va chercher une retraite à Pise3.

(1345) Dès que le jour reparaît, tous les nobles restés dans la ville,
les Imperiali, les Mari, les Squarciafichi, descendent sur les places de
leurs palais, y arborent leurs drapeaux et se montrent en armes pour
imposer au peuple ou pour en détacher leurs partisans. Ce fut un jour
d'incertitude et de tumulte, mais on s'observa sans s'attaquer. Le
lendemain matin, la troupe soldée se retira, et aussitôt il fut convenu
que les émigrés feraient leur rentrée le même jour. Mais le
mécontentement du peuple contre eux voulait être ménagé, et, après tout,
les nobles de l'intérieur craignaient de se mettre à la merci de cette
noblesse insurgée qui viendrait en triomphe reprendre possession de la
ville et du pouvoir. On convint que des commissaires ouvriraient les
portes, que les arrivants marcheraient en ordre, que les nobles de la
ville seraient rangés sur leur passage, que de part et d'autre tous
seraient sans armes. L'événement dérangea ces conventions. Les
commissaires qui étaient allés au-devant du cortège, virent un des
Spinola s'avancer hors de son rang comme s'il venait surprendre une
conquête. Ils rétrogradèrent aussitôt, les portes furent précipitamment
fermées, les citoyens soulevés retrouvèrent leur cri favori de vive le
peuple, et tout traité avec les émigrés se trouva rompu par ce singulier
incident.

Cependant la ville était sans gouvernement, il fallait y pourvoir. Les
nobles prétendirent se prévaloir des concessions qu'ils avaient
dernièrement arrachées à Boccanegra, pour le partage égal entre eux et
les populaires des charges du gouvernement. Pour appliquer cette règle au
choix d'un doge, on convint de présenter aux suffrages une liste de
quatre candidats, deux de chaque ordre. L'assemblée générale se laissa
induire à nommer un noble; mais, pour faire acte d'indépendance, elle
affecta de refuser les quatre noms qu'on lui présentait; elle élut doge
Jean de Murta, noble de bonne réputation4. C'était un homme estimé et
modéré; son élection fut ratifiée le lendemain avec les formalités
requises. On l'entendit avec plaisir déclarer qu'il se regardait comme un
simple président des conseils de la république. On n'avait qu'à régler
l'état convenable à cette présidence, la force dont on jugerait à propos
de l'assister: il n'entendait coûter au trésor public rien au delà; son
conseil fut mi-parti de nobles et de plébéiens.

L'influence de la noblesse continuait autour du gouvernement, mais la
majorité des citoyens était loin d'y acquiescer. Ils ne doutaient pas
qu'on n'eût renoué les traités pour livrer de nouveau la ville aux
émigrés qui se tenaient à portée, qui occupaient même les faubourgs en
attendant qu'on leur ouvrît les portes. C'était un grand sujet de
murmures. Le voisinage de ces ennemis était d'autant plus à charge que
dans les habitants des campagnes et des vallées ils trouvaient ou se
faisaient des auxiliaires et grossissaient leurs forces. Un mouvement
éclata à Savone où l'aristocratie était haïe plus unanimement qu'à Gênes,
un soulèvement populaire, qui en chassa violemment les nobles, donna le
signal aux Génois. Le parti plébéien se rendit maître du terrain. Il
conserva le doge, mais il licencia son conseil mi-parti, et lui en donna
un autre exclusivement composé de populaires, comme au temps de
Boccanegra. On enleva les armes à tous les nobles; quelques-uns furent
retenus en otage et avec eux nombre de ces plébéiens qui s'étaient faits
les fauteurs de la noblesse. Bientôt on sortit par terre et par mer pour
aller chasser les émigrés des faubourgs, où ils s'étaient fortifiés. Il y
eut du sang de répandu; mais enfin le peuple mit en fuite ses
adversaires et les poursuivit à une assez grande distance. Certains
nobles, de bonne volonté, participaient à ces expéditions avec le peuple;
seulement il paraîtrait par le récit de l'historien qu'ils se tenaient
dans des compagnies séparées.

Cependant, par l'entremise d'un cardinal légat du pape, les deux partis
acceptèrent pour juge Luchino Visconti, seigneur de Milan. Cet arbitre se
hâta d'interrompre les hostilités. Bientôt après il publia une sentence,
elle n'était rien moins que définitive; il se réservait de prononcer
ultérieurement sur les griefs réciproques, et se bornait à ordonner que
les émigrés rentrassent et fussent réintégrés dans leurs biens. Trois
Spinola et trois Fieschi, seuls exceptés, étaient privés du droit de
rentrer immédiatement. Ils devaient se tenir à dis milles de la ville
jusqu'à ce que le gouvernement les rappelât.


CHAPITRE II.
Génois en France à la bataille de Crécy. -Acquisition de Chio.

(1346) Les Grimaldi de Monaco et quelques autres nobles réfugiés avec eux
ne souscrivirent pas à ce jugement arbitral: au lieu de rentrer à Gênes,
ils s'occupèrent d'un armement de trente galères; et ils furent assez
forts pour y faire monter dix mille combattants. La république s'alarma
extrêmement à cette nouvelle, et, se croyant menacée par de si grandes
forces, elle fit de prodigieux efforts pour en opposer d'égales. Mais
cette peur était vaine; la flotte de Monaco passa dans l'Océan au
service de Philippe de Valois.

Antoine Doria, après le soulèvement de ses matelots, était resté en
France. Comme lui, Charles Grimaldi y portait le titre d'amiral, et tous
deux avaient pris une grande part à la guerre que la maison de Blois
faisait en Bretagne à la maison de Montfort. On leur attribua la prise de
Nantes, d'Hennebont et de Guérande. Mais, après des courses fructueuses,
ils avaient perdu beaucoup de leurs gens et une partie de leurs
bâtiments. Le roi Philippe, au moment où, après des alternatives
d'hostilités et des trêves, il voyait la France envahie par Edouard,
demanda de nouveaux renforts à des auxiliaires éprouvés. Ce n'est pas
seulement pour le service de la mer qu'ils étaient recherchés, les Génois
passaient pour des archers excellents. Les guerres civiles les avaient
exercés à manier l'arc et l'arbalète. Leurs exilés, qui, répandus dans
tous les États, avaient adopté pour ressource le métier de soldats
mercenaires, peu habitués à se ranger parmi les cavaliers, avaient mis
leur industrie à se distinguer dans une arme qui exige l'adresse avec la
bravoure. Tout ce que les réfugiés de Monaco purent réunir de forces vint
en France courir cette fortune. Elle souriait à des hommes accoutumés à
la vie de l'émigration. Ils aimaient mieux chercher les chances de la
guerre, du butin et des faveurs d'un puissant roi, que de rentrer à Gênes
avec des conditions douteuses, ou de languir sur le rocher de Monaco.
Quinze mille archers génois se trouvèrent à la journée de Crécy Cinq
mille avaient été détachés d'abord sous les ordres d'un commandant
français qui, avec mille hommes d'armes, devait garder le gué de la
Somme, et fermer à Edouard l'entrée de la Picardie. Mais, après un rude
combat, l'armée anglaise força le passage; devançant Philippe qui la
suivait, elle eut plus d'un jour d'avance pour choisir son champ de
bataille et pour s'y reposer pendant que les Français enduraient les
fatigues d'une marche précipitée et les injures d'une saison pluvieuse.
Quand ceux-ci arrivèrent près de Crécy, c'était déjà le soir du second
jour après le passage de la Somme. Ils marchaient, la gendarmerie en
colonne, les archers génois en arrière-garde. Des conseillers prudents,
modérant l'ardeur du roi et sa confiance dans la grande supériorité de
son armée, lui avaient fait entendre qu'on devait faire halte, se refaire
cette nuit d'une course pénible et remettre la bataille au nouveau jour.
Les ordres furent donnés et les premiers rangs de l'avant-garde
s'arrêtèrent; mais ceux qui suivaient, aussi insubordonnés que braves,
s'écrièrent qu'à l'approche du combat il était de leur honneur de ne
s'arrêter point, qu'ils ne fussent aussi près de l'ennemi que ceux qui
marchaient devant, et ils s'avancèrent en effet. Ceux de l'avant-garde,
jaloux de garder leur rang et poussés par le même mouvement, se remirent
en marche. Ainsi on se trouva en présence des Anglais, sans ordre, sans
disposition prise et ne pensant qu'à bien combattre. L'orgueilleux
Philippe, cédant à l'impétuosité française, ne voulut plus entendre
parler de délai. Il donna l'ordre de faire passer les Génois au front de
l'armée et de les envoyer engager l'affaire à l'instant. Les archers
représentaient qu'ils venaient de faire six lieues à pied, chargés de
leurs armes, souffrant de la pluie contre laquelle ils n'avaient pu
mettre à couvert les cordes de leurs arcs; ils venaient encore d'essuyer
un grand orage sur le champ de bataille. Ils craignaient de ne pas bien
faire, il était fort tard, et ils serviraient mieux le lendemain. Ces
représentations contrariaient l'empressement et l'orgueil chevaleresque.
Le comte d'Alençon, frère du roi, prodiguant l'injure, les traita de
misérables qui se faisaient payer et hésitaient à servir quand on avait
besoin d'eux. Les Génois blessés ne se firent plus attendre. Ils
s'avancèrent en poussant trois fois leur cri de guerre, ils attaquèrent
avec ordre. Mais les archers anglais dispos, avec leurs armes mieux en
état, lançaient leurs traits avec avantage. De plus, il paraît certain
que c'est dans cette bataille que pour la première fois on entendit le
bruit effrayant des armes à feu et qu'on en éprouva au loin l'effet
meurtrier. Les Génois reculèrent. La chevalerie française s'avançait non
pour les soutenir, mais pour voler au-devant des Anglais. Les archers,
repoussés sur ses rangs déjà mal ordonnés, y portèrent quelque confusion.
Philippe indigné cria qu'on tuât cette canaille génoise qui ne faisait
qu'obstruer la voie. Cet ordre imprudent et cruel ne fut que trop
sérieusement entendu. Les hommes d'armes chargèrent et massacrèrent ces
auxiliaires malheureux, ils se livrèrent avec acharnement à ce premier
exploit en présence de l'ennemi, sous les flèches des archers anglais qui
les atteignaient à leur tour. Dans cet état ils s'abandonnèrent en
désordre à la gendarmerie d'Edouard. Ainsi commença la funeste bataille
ou plutôt la sanglante déroute de Crécy Pendant ce combat, ceux des
Génois qui échappèrent au massacre ordonné contre eux, avaient brisé
leurs armes plutôt que de les employer plus longtemps pour ceux qui les
avaient ainsi insultés et sacrifiés1. Tout se ressentit des suites d'une
affaire si malheureuse. Sur mer, ils ne purent l'emporter sur les
Anglais. L'historien de Gênes observe que, de toute cette flotte de
Monaco, il ne rentra jamais une galère dans la Méditerranée.

Quand la république s'était crue menacée par ces armements de Monaco
destinés à finir si loin de Gênes, le trésor public était vide et le
péril semblait imminent. Par des moyens extraordinaires on obtint
cependant un armement de vingt-neuf galères parfaitement équipées. Aucune
n'était montée de moins de deux cents hommes, parmi lesquels on comptait
de cinquante à cent arbalétriers, bien armés, vêtus d'habits uniformes,
ceux de chaque galère distingués par la couleur. Un populaire, Simon
Vignoso, fut nommé amiral de cette belle flotte: il reçut solennellement
le grand étendard de la république des mains du doge, et mit promptement
à la voile. Mais quand on se fut assuré qu'il n'y avait rien à craindre
et rien d'utile à faire du côté de Monaco, on convint d'expédier ces
forces vers le Levant pour protéger la navigation marchande et les
colonies de la mer Noire. La flotte fit voile pour la Grèce. Elle se
hâtait de joindre à Négrepont les Vénitiens et les chevaliers de Saint-
Jean de Jérusalem réunis sous les ordres de Humbert, dauphin de Viennois,
avec le but apparent d'aller secourir Smyrne. Cette ville conquise par
les chrétiens, comme nous l'avons vu, et à la prise de laquelle les
Génois se glorifiaient d'avoir contribué, était maintenant attaquée par
les Turcs, et c'était un devoir de la défendre; mais Vignoso trouva le
dauphin en disposition de conquérir l'île de Chio. Ce projet blessait les
intérêts des Génois. Dès longtemps ils avaient fréquenté cette île et
s'étaient emparés du monopole du mastic qu'elle fournit et qui était
alors l'objet d'un grand commerce mystérieusement exploité. Ils avaient
même réclamé la propriété de l'île au nom d'une de leurs plus illustres
familles à qui, disaient-ils, elle avait été injustement enlevée.
L'amiral Zacharia, utile auxiliaire de Michel Paléologue dans sa
restauration à l'empire, ayant remis en son pouvoir l'île d'Eubée, avait
reçu en récompense l'investiture de Chio avec de grands titres d'honneur.
Ses fils après lui avaient gardé cette possession; mais elle leur fut
enviée, parce que le revenu en surpassait de beaucoup le tribut qu'ils en
payaient au fisc impérial. On commença par prétendre que la concession
originaire n'avait été faite que pour dix ans, qu'elle ne se perpétuait
que par tolérance et par abus. Une querelle entre les deux frères
Zacharia survint, et elle fournit à la cour de Constantinople l'occasion
de rentrer dans ce fief précieux. Comme le cadet, exclu de l'héritage par
son aîné, réclama assistance contre lui, les forces de l'empereur
Andronic débarquèrent dans l'île. Le frère aîné mourut en se défendant.
Son frère crut alors recueillir l'héritage sans obstacle, mais il
n'obtint que l'offre d'un commandement subalterne au lieu de ce qu'il
regardait comme sa propriété. Il se retira mécontent et prit inutilement
les armes sans pouvoir rentrer en possession2. De là naissaient les
prétentions des Génois; elles sommeillaient et ils se contentaient bien
d'une sorte de monopole commercial que les Grecs leur laissaient exercer:
mais tout allait changer si ce pays tombait au pouvoir d'émules
occidentaux. Vignoso fit valoir les droits de la république, et réclama
contre le projet d'invasion. Le dauphin essaya de vaincre cette
opposition par l'appât de l'intérêt personnel. Ces offres corruptrices
furent rejetées. Vignoso fit mettre à la voile, résolu de devancer à Chio
le dauphin et sa flotte.

En y arrivant, il essaya d'effrayer les habitants en les avertissant du
danger qu'ils allaient courir. Il leur présentait le seul moyen de s'y
soustraire. Il leur suffisait d'arborer le drapeau de la république, de
recevoir quelques Génois dans leur citadelle. Avec ces garanties, le
dauphin, les Vénitiens, personne n'oserait attaquer un poste qui
paraîtrait appartenir à la seigneurie de Gênes. La cour de Constantinople
(l'impératrice Anne de Savoie était alors régente) avouerait avec plaisir
une précaution qui lui conserverait Chio: mais si elle ne l'approuvait
pas, l'amiral, qui ne voulait que prêter à bonne intention le pavillon et
la petite garnison, s'engageait à les retirer à l'instant.

Cette offre cauteleuse ne séduisit pas les Grecs: ils répondirent que,
loin d'avoir besoin d'un pareil secours, ils permettaient aux Génois
d'aller se joindre aux Latins; ils les défiaient tous. Vignoso se
présenta dans le port malgré cette réponse altière. Le peuple de Chio fit
pleuvoir sur les galères des pierres et des traits; le cri universel
était Mort aux Génois! Ce fut pour ceux-ci une occasion de vengeance ou
un prétexte de prévenir les autres conquérants. Après de violents
combats, l'île fut gagnée3. Maître de Chio, Vignoso voulut assurer sa
conquête et l'agrandir. Dans le voisinage sur le continent, au milieu
d'un pays où les Turcs s'étaient établis, était la ville de Fockia, la
nouvelle Phocée. Les Génois convoitaient cette possession. Ils s'y
prétendaient des droits analogues à ceux qu'ils supposaient avoir sur
Chio. La ville de Fockia avait été bâtie en quelque sorte par deux frères
Cattaneo, nobles génois. L'un d'eux, s'étant rendu indépendant, avait
fait dessein de conquérir Mytilène (1330). L'empereur grec, en se faisant
aider par les Turcs, le chassa d'abord de Mytilène et ensuite de Fockia4.
De cette ancienne possession -Vignoso se faisait une sorte de titre.
Pendant qu'il acquérait Chio, les habitants de Fockia lui avaient montré
peu de faveur; ils se défendirent quand il les attaqua. Ils recoururent
à l'assistance des Turcs; mais ils furent contraints de se donner à Gênes
comme leurs voisins insulaires. L'amiral voulait encore s'emparer de
Mételin et de Ténédos; mais, quand la flotte fut à la voile, tous ces
hommes de mer se soulevèrent. Assez chargés de butin, ils étaient pressés
d'aller mettre leur proie en sûreté dans leurs foyers. Il fallut
renoncer à pousser l'expédition plus loin. On revint immédiatement à
Gênes. Smyrne, attaquée en ce moment et qu'on eût pu défendre, privée de
secours, fut perdue pour les chrétiens.

La liquidation financière des comptes de l'expédition de Vignoso mérite
d'être remarquée. Lorsqu'on croyait armer contre les forces des émigrés
de Monaco, les commissaires, à qui le gouvernement avait délégué la
dépense de l'État, ne trouvant aucune ressource dans le trésor public,
avaient convoqué d'abord les citoyens les plus riches et les plus zélés.
On leur avait exposé le danger, les besoins; on leur demanda ce qu'ils
voulaient faire: l'assemblée décida qu'il serait ouvert parmi les
particuliers une souscription pour faire les avances nécessaires à la
construction de vingt-cinq galères au moins; que l'État garantirait aux
prêteurs la sûreté de leurs deniers, quoi qu'il arrivât aux bâtiments;
que, pour gage, on leur déléguerait provisoirement un tiers des recettes
du fisc. Ils en jouiraient jusqu'au remboursement qui serait
ultérieurement réglé.

La souscription publiée, trente-sept plébéiens et sept nobles
s'engagèrent à fournir une galère chacun. Mais les commissaires,
craignant que l'effet de ces promesses ne manquât au besoin, exigèrent
que chaque souscripteur déposât pour garantie 400 liv., en forme de
cautionnement. Cette précaution réduisit le nombre effectif à vingt-neuf
galères, vingt-six fournies par autant de populaires, trois par des
nobles.

Au retour, les avances furent réglées et fixées à 7,000 génuines par
galère ou 203,000 génuines entre les vingt-neuf. Le gouvernement promit
de payer cette somme dans le terme de vingt-neuf ans avec les intérêts à
sept pour cent. Pendant ce délai, tous les revenus de Chio et des places
conquises appartenaient aux créanciers pour leur servir d'indemnité. La
république ne s'y réservait que la souveraineté et la justice. Si au
terme de vingt-neuf ans les 203,000 génuines ne s'acquittaient pas, le
domaine utile de ces conquêtes restait en propriété perpétuelle aux
créanciers pour leur payement, sous la réserve des frais de la garde et
de la défense de l'île.

C'est ici un exemple de ces conventions que le gouvernement faisait
fréquemment avec ses capitalistes ou avec ses fournisseurs; une
délégation de certaines branches de revenus leur était donnée comme gage
pour un temps déterminé, passé cela, comme payement en propriété. C'est
la réunion des sociétés diverses formées entre les créanciers intéressés
à la perception de ces revenus et à la distribution de leurs produits,
qui, plus tard, a donné naissance à la fameuse banque de Saint-George.

L'aliénation de Chio resta définitive, le gage ne fut point racheté. La
presque totalité des fractions de la créance commune se trouvèrent
réunies par le laps de temps dans la propriété d'une famille
Giustiniani5. Elle était composée elle-même de six races qui, étrangères
l'une à l'autre par leur origine, s'étaient alliées en une sorte de
parenté, de fraternité volontaire, abandonnant leurs noms particuliers
pour en adopter un en commun. Cet exemple n'était pas unique à Gênes; le
nom des de Franchi et quelques autres ont une origine semblable. Quand la
famille Giustiniani se trouva en majorité parmi les propriétaires de
Chio, elle s'attacha à cette colonie comme à une habitation de famille;
elle racheta successivement les portions des autres intéressés. Chio
resta la vraie patrie d'une foule de membres de cette famille illustre
que nous verrons s'y maintenir après la chute de Constantinople. De nos
jours, ils n'avaient pas tous renoncé à ce séjour, malgré les incidents
qui avaient ruiné leur domination, et il est impossible qu'il n'ait pas
été répandu de leur noble sang dans les horribles malheurs de cette île
infortunée dont l'Europe a été témoin de nos jours.


CHAPITRE III.
Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque
Visconti, duc de Milan.

Peu après l'expédition de Chio, Gênes eut sa part du désastre d'une peste
terrible qui ravagea l'Italie. Longtemps après, le peuple appelait encore
ce temps (1348) l'année de la grande mortalité. C'est le seul événement
marqué par les chroniques dans les quatre dernières années de la
magistrature de Jean de Murta. Il mourut respecté, et nomma les pauvres
pour ses héritiers (1349).

La possession de son titre fut à l'instant disputée: heureusement que la
querelle ne fut ni sanglante ni longue. Le fils du doge mort avait
prétendu succéder à son père: mais son ambition trouva peu de soutiens.
La famille Spinola de Lucoli voulait donner à la république un chef
populaire qui fût sa créature; elle avait réuni près de deux mille
citoyens qui nommèrent doge par acclamations Luchino de Facio. On le
conduisait au palais, mais la bourgeoisie commerçante s'était assemblée
dans l'église de Saint-George; on y avait fait choix de Jean de Valente;
son cortège devançait au palais celui de Facio. Il semble que le plus
souvent, dans ces temps, chaque parti nommait et proclamait
tumultuairement son candidat. Celui qui pouvait le premier s'installer,
faire sonner la cloche de la Tour et se maintenir un jour à son poste,
était le doge. L'élection officielle n'était qu'une vaine formalité qui
ne faisait que ratifier le lendemain ce que l'intrigue ou la violence
avaient fait la veille. Facio, la créature des Spinola, apprenant sous
quels auspices Valente se rendait au palais, eut la prudence ou la
modestie de s'arrêter dans sa marche, de remercier et de congédier ceux
qui l'accompagnaient et d'aller faire hommage au nouveau doge.

Sous le gouvernement de celui-ci, le conseil fut mi-parti de plébéiens et
de nobles. Les plus grandes affaires de la république en ce temps furent
la suite de la conquête de Chio, les relations avec l'empire grec, et
bientôt une guerre avec les Vénitiens, toutes choses qui ne tardèrent pas
à se compliquer ensemble.

L'impératrice régente de Constantinople ne pouvait voir avec plaisir les
conquêtes des Génois sur ses possessions; et elle sentait combien ces
nouvelles colonies donnaient de force à celle de Galata, déjà si
menaçante, quoique si utile à la capitale qu'elle nourrissait. Anne
envoya quelques forces attaquer Chio et Fockia. Les habitants de Galata
prirent parti pour leurs compatriotes, et ils n'eurent qu'à suspendre
pendant quelques jours les approvisionnements qu'ils étaient dans l'usage
d'apporter en ville; on en fut si effrayé que l'impératrice fit cesser
les hostilités, et rendre les prises qu'on avait faites. Alors
l'abondance reparut et tout reprit son cours ordinaire1.

(1349) Une révolution survint à Constantinople. Cantacuzène, longtemps
serviteur dévoué des Paléologues, et d'abord tuteur fidèle de leur
héritier enfant, avait perdu l'amitié de la régente grâce à l'intrigue
des courtisans; la persécution finit par le pousser à la révolte.
Soutenu par les Vénitiens, tandis que les Génois appuyaient Paléologue,
le rejeton de leur ancien allié, Cantacuzène empereur fut naturellement
leur ennemi2. Il avait d'ailleurs assez de coeur, si ce n'est assez de
forces, pour désirer d'être le maître dans sa capitale et pour vouloir se
délivrer de la dépendance de ces hôtes turbulents. Il voulait disposer
des passages du Bosphore, ouvrir et fermer à sa volonté les portes de la
mer Noire. S'il n'avait pas des forces maritimes capables de s'opposer
aux flottes génoises, son amitié ou sa haine était une source de
prospérité ou une calamité pour une nation maritime dont le principal
commerce, en ces temps, était au fond du Pont-Euxin. De l'établissement
de Galata ils avaient fait le centre de leurs colonies de Gazzarie. Ils
en faisaient hommage à l'empereur, mais ils s'y tenaient indépendants, et
souvent ils traitaient d'égal à égal avec le faible gouvernement qui les
comptait pour ses sujets. Assaillis, sur ce rivage ouvert, par les
Vénitiens dans leurs premières querelles, ils avaient profité de cette
insulte pour mettre leur station en état de défense, non sans prévoir
qu'au besoin ils se trouveraient fortifiés contre l'empereur. L'eau de la
mer avait été introduite dans leurs fossés, ils avaient élevé de fortes
murailles3. Actifs, tour à tour hardis et insinuants, sachant se rendre
nécessaires ou tirer parti de leurs services, ils étaient fermiers des
droits du Bosphore, et s'en regardaient comme propriétaires. Ils en
rendaient trente mille pièces d'or et ils en tiraient deux cent mille4. A
mesure que les discordes affaiblissaient l'empire, ils devenaient plus
exigeants et plus hautains. Ils voulaient obliger l'empereur à désarmer
ses vaisseaux5. Se croyant à l'abri d'un siège et maîtres de la mer, ils
menaçaient d'attaquer Constantinople. Ils réclamaient certains nouveaux
terrains pour s'agrandir sur la hauteur de Péra, et, sur le refus qu'on
leur en avait fait, ils les avaient pris; ils s'étaient hâtés d'y élever
des murailles et des tours. Cantacuzène se résolut à les punir. On fit
sortir contre eux des troupes et des galères; mais celles-ci furent
manoeuvrées avec une extrême ignorance, et les Génois les prirent à la
bouche du port. A ce spectacle, les soldats s'enfuirent. Ces prises,
avant d'être conduites à Galata, furent promenées en triomphe devant le
palais impérial. Cantacuzène fut obligé de subir cette ignominie et
d'abandonner aux Génois la concession des terrains qu'ils s'étaient
adjugés. Des fortifications redoutables y furent aussitôt élevées6. Un
historien grec, qui d'ailleurs mêle à ses récits mille circonstances de
rencontres glorieuses pour les siens et honteuses pour les ennemis,
déplore cette terreur panique qui tout à coup dispersa les défenseurs, à
tel point qu'il avoue que les Génois de Galata eussent pu s'emparer de la
capitale. Il bénit la Providence qui inspira la modération aux vainqueurs
dans les négociations de cette paix forcée. Il avoue qu'un envoyé de
Gênes vint ordonner aux colons de Péra de restituer leurs conquêtes,
d'indemniser ceux à qui ils avaient fait dommage et de faire des
soumissions à l'empereur. Mais il termine ce récit en peignant l'empire
laissant aux mains des ennemis une flotte qui avait coûté tant de
dépenses, et privé, sinon en totalité, du moins dans la plus grande
partie, de l'espoir des revenus annuels du fisc7.

Gênes ne pouvait supposer qu'un accord si humiliant pour Cantacuzène
laissât ce prince dans des dispositions amicales et sans désir de venger
ses affronts. Les Vénitiens vinrent lui en offrir l'occasion peu après.
La rivalité n'avait pas cessé entre les deux républiques; Venise se
ressentait de ce qui s'était passé à la conquête de Chio. Les Génois,
dont les relations commerciales à Tana étaient suspendues, étaient jaloux
que les Vénitiens y conservassent les leurs; vainement ils avaient
représenté à ceux-ci qu'il serait honorable à deux puissances chrétiennes
de faire cause commune contre une nation barbare. Ils avaient offert à
leurs émules de les admettre à commercer à Caffa; ils leur auraient
concédé des privilèges: tout fut inutile; l'animosité s'accrut; la
moindre rencontre sur mer devait donner naissance à la guerre; elle
éclata8. Le premier hasard fut pour les Vénitiens: trente-cinq de leurs
galères en rencontrèrent quatorze de Gênes qui allaient en marchandises,
et les enveloppèrent. Dix furent prises, quatre en portèrent la nouvelle
à Chio; mais là se trouvait Simon Vignoso, le conquérant de cette île;
il en était alors le podestat pour la république de Gênes. Il arma
aussitôt tous les bâtiments qu'il put rassembler. Neuf galères, sous le
commandement de Philippe Doria, allèrent assaillir la colonie vénitienne
de Négrepont et y enlevèrent vingt-trois vaisseaux marchands9.

C'est au milieu de ces hostilités que Venise excite les ressentiments de
Cantacuzène contre les Génois. Ceux de Galata, instruits de cette
négociation, tandis qu'il balançait encore, se complurent à lui rappeler
leur force et sa faiblesse. Les machines de Péra lançaient des pierres
dans Constantinople par-dessus les murs. On s'excusait de cette insolence
sur une maladresse de l'ingénieur, et elle recommençait sans cesse.
Cantacuzène, irrité, contracta contre de si méchants voisins une triple
alliance avec Venise et le roi d'Aragon. Nicolas Pisani conduisit
quarante-cinq galères vénitiennes; Pons de Saint-Paul commandait trente
galères catalanes; quatorze furent ajoutées par les Grecs à cette flotte
combinée. La république de Gênes avait expédié soixante galères sous
Pagan Doria, célèbre amiral. Les flottes se rencontrèrent dans le détroit
des Dardanelles, à peu de milles de Constantinople. Sans attendre le
premier choc, les Grecs prirent la fuite et cherchèrent leur salut dans
leur port. Il n'en fut pas ainsi des autres combattants; la bataille fut
sanglante pour tous. On disputa la victoire une journée; elle resta aux
Génois, et elle n'était pas encore assurée quand une effroyable tempête10
vint séparer, submerger, jeter ou briser sur les côtes les vainqueurs et
les vaincus. Les Catalans et les Vénitiens perdirent mille hommes; les
Génois avaient plus de sept cents morts, treize de leurs galères étaient
échouées; sur ce nombre ils en sauvèrent dix. Ils en prirent ou coulèrent
à fond dix aragonaises et vingt-quatre vénitiennes. L'amiral espagnol fut
tué: les Catalans portèrent le plus grand poids de la journée. Après une
nuit funeste, l'amiral vénitien abandonna le champ de bataille emmenant
les débris de ses forces à Candie11. Cantacuzène, pliant sous la
nécessité, rompit ses alliances; non-seulement il confirma aux Génois
autant de privilèges qu'ils en réclamaient, mais il leur abandonna des
places dans la Propontide, et mit entre leurs mains les deux châteaux qui
ferment la mer Noire. Enfin les Grecs consentirent, pour plusieurs
années, à ne fréquenter Tana qu'en compagnie et à la suite des navires
génois, à moins d'une permission spéciale du doge12.

Tel fut le succès de la république, glorieux, mais si chèrement acheté,
qu'on s'abstint de célébrer la victoire par des cérémonies publiques au
milieu du deuil des familles. L'amiral Pagan Doria, rentrant à Gênes
couvert de gloire, n'en fut pas moins mal reçu de cette ingrate patrie à
laquelle il apportait un traité si avantageux. L'esprit de parti qui le
poursuivait s'était déjà manifesté sur la flotte avant la victoire et lui
avait suscité de grandes difficultés. Son autorité avait été bravée. Un
factieux, del Moro, capitaine d'une de ses galères, avait ourdi contre
lui une sédition pour le détourner de ses plans de campagne et pour le
forcer à assiéger Héraclée13. Il avait ouvertement menacé l'amiral de la
justice populaire à laquelle il aurait à rendre compte. Doria n'avait pu
calmer le soulèvement qu'en y cédant. Il avait pris Héraclée; et, au
pillage qu'il y permit, il dut probablement la bonne volonté de ses
équipages dans la bataille navale; mais, revenus à Gênes, ses ennemis
n'avaient pas renoncé à le poursuivre. On le dénonçait aux familles comme
responsable de leurs pertes. On l'accusait d'avoir outrepassé ses
pouvoirs; en un mot, on l'écarta du commandement d'une nouvelle
expédition préparée contre Venise. On lui donna pour successeur un
Grimaldi; et de ce nom on peut conclure que ce n'était pas là une
querelle de populaires contre le noble, mais de guelfes contre le
gibelin.

L'amiral vénitien Pisani prit sur Grimaldi une revanche fatale à la
gloire, à la puissance de Gênes et à sa liberté. La flotte de Venise,
réunie aux forces du roi d'Aragon, comptait quatre-vingts galères, les
Génois en avaient soixante. Antoine Grimaldi fut surpris et attaqué sur
les côtes de Sardaigne: le combat lui fut malheureux à un point
tellement inouï qu'il rentra tristement à Gênes avec dix-neuf galères;
il en laissa quarante et une aux mains de l'ennemi.

Gênes n'avait jamais éprouvé une calamité pareille. La rumeur fut
générale. Les affections de chaque famille, tous les intérêts, tous les
sentiments nationaux et privés étaient blessés par ce cruel événement.
L'État était sans ressource pour se venger ou pour se défendre.
L'autorité était décriée; les récriminations du peuple contre les
nobles, des guelfes contre les gibelins recommençaient de toute part.
Dans un pays où le siège du gouvernement était si glissant, il n'y avait
aucun régime qui pût tenir à une si effroyable secousse. Nous perdons le
fil de l'intrigue qui vint mettre à profit les ressentiments du
désespoir. Mais enfin on vit proposer au conseil, délibérer, décider de
résigner Gênes et tout l'État dans les mains de Jean Visconti, archevêque
et duc de Milan14. On crut prendre des précautions suffisantes pour
conserver la liberté nationale sous sa seigneurie. Elle n'était acceptée
que pour la vie seulement. De son côté, il promit de défendre la
république, de faire, s'il le fallait, la guerre aux Vénitiens. Pour
commencer, il prêta de grandes sommes d'argent afin de créer de nouvelles
flottes. N'oublions pas de dire que Visconti est fort loué dans les
chroniques génoises pour avoir donné à la ville une horloge sonnante,
invention qu'on n'y connaissait pas jusque-là. Le marquis Guillaume
Pallavicini vint commander au nom de l'archevêque. Le doge Valente
résigna sa dignité et céda la place.

CHAPITRE IV.
Boccanegra redevenu doge.

(1354) Aussitôt qu'on put mettre à la mer vingt-cinq galères, elles
partirent. On en rendit le commandement à Pagan Doria, le vainqueur de
Pisani aux Dardanelles. Dix autres galères aux ordres de Grimaldi
allèrent le rejoindre. Cette flotte se montra dans l'Adriatique, ravagea
l'Istrie et brûla Parenzo au fond du golfe: elle en sortit pour gagner
la Morée, et là seulement elle se rencontra avec trente-six galères et
cinq gros vaisseaux ennemis. C'était encore Pisani qui les commandait;
il allait tenter, pour la troisième fois, l'inconstante fortune. Il avait
devancé les Génois au port de Sapienza. Sa flotte formait deux divisions:
l'une était rangée à l'embouchure du port; Pisani la commandait en
personne: le reste de ses galères, qui eût manqué de place pour se
mettre en ligne, occupait les derrières dans l'intérieur, sous les ordres
de Morosini. Par une hardie manoeuvre, une partie de la flotte génoise se
lance d'une ardeur irrésistible entre le bord et l'extrémité de la ligne
vénitienne, et pénètre dans le port où Morosini ne s'attendait pas à être
attaqué et n'était pas en défense. Les Génois prennent et brûlent tout ce
qui se trouve en cette enceinte et, jetant partout la confusion, ils
reviennent assaillir la division de Pisani sur ses derrières, tandis que
Pagan l'attaque en face. Tout fut pris, la flotte vénitienne fut
détruite. De ceux qui la montaient un grand nombre périrent par le fer ou
dans les flots; on ramena à Gênes cinq mille prisonniers, l'amiral lui-
même, l'illustre Pisani, et pour trophée le grand étendard de Venise. Le
triomphe cette fois fut célébré avec ivresse. C'est à Saint-Mathieu,
l'église de la famille de Doria, que furent accomplies les actions de
grâces et qu'on institua un solennel anniversaire. Sur la même place de
Saint-Mathieu, un palais, acheté des deniers de l'État, fut donné à Pagan
Doria, comme un monument perpétuel de la reconnaissance nationale. Ainsi
le grand citoyen fut vengé de ses détracteurs.

(1355) Les calamités s'étaient partagées; les revers et les embarras
financiers avaient été réciproques. Les deux républiques n'avaient rien
de mieux à faire que de souscrire à une paix pour terminer une querelle
sans but, presque sans motifs qu'elles pussent alléguer, et qui les
ruinait l'une et l'autre. L'archevêque Visconti avait tenté cette oeuvre.
Pétrarque lui avait servi d'intermédiaire. Il reste des pièces de cette
négociation, où l'illustre ambassadeur, plus rhéteur que diplomate,
espérait désarmer par son éloquence et au nom du patriotisme italique,
deux républiques jalouses et acharnées. Les Vénitiens, au lieu de céder,
avaient déclaré la guerre à l'archevêque Visconti. Il mourut peu après,
avant d'avoir pu terminer cette querelle. Ses trois neveux lui
succédaient tandis que Venise éprouvait le revers de la Sapienza. Cet
événement changea les esprits; on fit une trêve. Les neveux de Visconti,
que les Génois n'avaient pas balancé à reconnaître, quoique leur traité
avec l'archevêque ne déférât la seigneurie qu'à sa personne1, devinrent
les arbitres de la paix. Venise paya aux Génois deux cent mille florins
pour les frais de la guerre, renonça à commercer à Tana pendant trois
ans, et se contenta d'avoir, pendant le même temps, un comptoir dans la
colonie de Caffa. C'était s'abaisser sous le monopole génois dans la mer
Noire2.

Le roi d'Aragon n'avait point encore accédé à cette paix. Gênes, pour l'y
décider, arma quinze galères que Philippe Doria commanda. L'historien de
Gênes se borne à dire que cette flotte s'empara de Tripoli de Barbarie et
en ramena des esclaves et un grand butin. Les écrivains étrangers
ajoutent que Doria apprit en Sicile qu'une révolution avait donné Tripoli
à un usurpateur, en enlevant cette ville à la domination du roi de Tunis.
Il calcula qu'au milieu des dissensions, suite de cette entreprise
récente, on pourrait surprendre le pays et y faire un coup de main
profitable. Il s'y présenta d'abord en ami; là, pendant plusieurs jours,
il étudia le port et la place, et prépara les mesures qu'il avait à
prendre. Cette exploration secrète étant finie, il prit congé; mais à
peine éloigné du bord, il s'ouvrit de son dessein à ses compagnons que
l'espoir du profit y fit consentir facilement. On tourna la proue la
nuit, on revint dans le port, on attaqua les murailles. La ville fut
pillée ou plutôt dépouillée. Doria la vendit ensuite à un autre tyran, et
ramassa ainsi une somme considérable. Le gouvernement de Gênes, auquel il
fit parvenir l'avis de son expédition, la désavoua, craignant que cette
trahison, cette violence sans prétexte ne soulevassent tous les peuples
de la Mauritanie avec lesquels les Génois faisaient alors le commerce;
mais personne ne parut s'intéresser à l'usurpateur de Tripoli ni à sa
ville. Doria, enrichi par le pillage, fut reçu facilement en grâce; au
lieu du bannissement prononcé contre lui, on lui imposa pour pénitence
d'aller croiser trois mois contre les Aragonais, sans recevoir aucune
solde de la république3.

Un autre événement, encore dû à une grande hardiesse, rehaussait en même
temps le crédit et les espérances des Génois au dehors. François
Gatilusio, un de leurs nobles, entreprit de ramener sur le trône de
Constantinople Jean Paléologue. Cet héritier d'une race favorable à
Gênes, dépossédé par son ancien tuteur, avait été tenu loin de la
capitale et presque prisonnier avec le vain titre de collègue de
Cantacuzène. Il était mécontent de son sort et il avait fait déjà
quelques démonstrations inutiles. Une nuit, deux galères de Gatilusio
demandent asile dans le port de Constantinople, comme pour échapper à un
accident de navigation. A peine elles ont obtenu accès que le prince et
une troupe de combattants en descendent et font retentir le cri de vive
Paléologue. Tout ce qui leur résiste est renversé. Ce coup de main suffit
pour faire une révolution complète. Cantacuzène se démet et va
s'ensevelir dans un cloître. Gatilusio obtint pour récompense la main
d'une soeur de l'empereur et la seigneurie de l'île de Mételin qui resta
longtemps à sa famille: Gênes y gagna de nouvelles faveurs dans l'empire
et la confirmation de tous ses privilèges4.

Tandis que la prépondérance de la république se rétablissait au loin,
tenue par ses revers mêmes hors des mouvements de la politique italienne
et comme perdue parmi les nombreux domaines de la maison Visconti, elle
échappait aux contrecoups des révolutions de la Lombardie et de la
Toscane.

L'empereur Charles IV vint se faire couronner à Rome, et réveilla en
Italie la discorde gibeline. Une circonstance rendait ces divisions bien
funestes, c'était l'emploi des compagnies de mercenaires qui servaient
d'auxiliaires aux partis, et qui souvent, faisant la loi à ceux qui les
avaient appelés, ne souffraient plus de paix dans toute l'Italie. Des
débris, des licenciements successifs, du rebut des armées des rois de
France et d'Angleterre, s'étaient formées ces dangereuses bandes
d'aventuriers gascons, espagnols, allemands, gens de toutes nations, ne
connaissant plus de domicile, d'industrie, de ressources que les camps,
la guerre et ses profits. Là se mêlaient en foule des Italiens exilés,
vagabonds, désormais sans patrie. Ils se louaient en détail à des
capitaines qui revendaient en gros les services de leur troupe à titre de
spéculation. Indifférents à la cause pour laquelle ils trouvaient à se
faire payer, changeant de maîtres suivant les meilleures conditions qu'on
leur faisait, se ménageant quand on les opposait les uns aux autres, mais
terribles aux citoyens, c'était un fléau destructeur partout où ils
passaient. Ceux qui les employaient s'épuisaient à les soudoyer; et le
pillage du pays même qu'ils venaient servir était immanquablement le
supplément ou l'acompte de leur solde. Quelques chefs très accrédités
conduisaient ces bandes redoutables. Une, entre autres, nommée la grande
compagnie, désola longtemps l'Italie supérieure. Ces capitaines, qui
devaient vivre de leur métier, eux et leur troupe, étaient assez
puissants pour faire la guerre à leur propre compte, quand l'emploi et la
demande manquaient d'ailleurs. S'ils ne s'acquéraient pas de domination
stable, comme François Sforza le fit plus tard, les dépouilles publiques
leur servaient de conquêtes.

La grande compagnie attaqua les Visconti qui s'étaient aliéné l'empereur
à son retour en Allemagne. Non-seulement cet orage levé sur leur tête
n'atteignit pas les Génois, mais ils virent dans les embarras qui
assiégeaient leurs seigneurs, l'occasion de se soustraire impunément à la
domination de ceux-ci. Leur protection embrassée par désespoir, était
devenue odieuse dès le jour où l'on avait cessé de la croire nécessaire.
Avec les prospérités nouvelles avait reparu le désir de l'indépendance.
Le prétexte de la reprendre fut fourni par ces périls mêmes qui
assiégeaient alors les Visconti; rassemblant toutes leurs ressources,
ils demandèrent des secours au lieutenant qui gouvernait Gênes en leur
nom. Ce qu'on exigeait dépassait la limite des conventions réciproques et
excitait des murmures. A la publication officielle de l'ordre des ducs,
le noble Melian Cattaneo éleva la voix et protesta contre l'illégitimité
de cette réquisition. Sur le compte qui en est rendu à Milan, Cattaneo y
est mandé. Avant d'obéir, il paraît sur la place publique; il raconte
l'ordre qui lui est notifié, il avise les autres nobles de se tenir pour
avertis; s'ils le laissent aller à Milan, ils y seront bientôt traduits à
leur tour. A la suite de cet éclat, une conjuration se forme pour se
débarrasser du joug des Visconti; mais en même temps tous les nobles
conspirent secrètement à rétablir le gouvernement de leur caste. Ils
conviennent d'un jour où ils prendront les armes pour ce double dessein.
Mais le peuple se soulève aussitôt qu'eux, et tandis qu'on en est aux
mains, reparaît Simon Boccanegra, l'ancien doge: il vient revendiquer sa
place. Il se dirige vers le palais public en évitant le lieu du combat où
sa marche est encore ignorée. La foule qui le suit grossit et le seconde.
Arrivé devant le palais, le capitaine milanais qui y commandait encore
essaye de lui en disputer l'entrée. On lui fait entendre que cette
résistance est vaine. Le doge entre, il s'installe; il fait sonner
aussitôt la grosse cloche de la république; ce signal bien connu annonce
aux nobles que, tandis qu'ils soutiennent un combat inégal, le trône
ducal est rempli et qu'il n'est plus temps de le disputer. Leur troupe se
rompt et se dissipe. Boccanegra est proclamé avec les formalités
accoutumées.

La révolution et le triomphe furent exclusivement populaires. Le conseil
du doge fut composé des seuls plébéiens, les gibelins et les guelfes y
furent mêlés. Quelques-uns des principaux nobles furent exilés. Enfin un
décret solennel déclara les nobles incapables de tout office de la
république. On leur interdit jusqu'à l'armement des galères et même des
vaisseaux de commerce5. Cette dernière rigueur ne dura pas. On voit même
Boccanegra confier immédiatement après à des nobles les magistratures
supérieures de la colonie de Caffa.

Le territoire de la république resta tranquille et en sûreté6. La
navigation génoise fut toujours libre et sans obstacles.

Quelques années se passeraient sans événements remarquables et sans
révolutions. Mais les nobles ne pouvaient se réconcilier à une
constitution qui les traitait avec une inégalité révoltante. Parmi les
populaires, il s'élevait quelques maisons ambitieuses qui se lassaient
d'attendre la fin du règne de Boccanegra. Au milieu de ces ennemis
divers, le doge, cherchant à se défendre, était hautain, soupçonneux,
despotique, du moins s'il faut en croire des témoignages qui peut-être ne
sont pas exempts de partialité. Il avait cependant son parti et ses amis.
Il possédait surtout deux excellents conseillers qui lui assuraient la
faveur de certaines parties du public, et à qui l'on attribuait
volontiers ce qu'il faisait de bien. Nicolas de Ganetto était un marchand
riche et très-accrédité parmi les guelfes; Léonard de Montaldo,
jurisconsulte gibelin, était universellement respecté. On ignorait sa
dissimulation profonde; mais son ambition commençait à paraître, et on
le regardait dès lors comme le futur doge; l'on ajoute que ce bruit
excitant la jalousie de Boccanegra, il fit nommer Montaldo capitaine
général de tous les établissements génois du Levant, afin de le
soustraire aux regards et à la bienveillance publique. Exilé en Romanie,
sous ce titre honorable, on s'aperçut bientôt qu'il manquait aux conseils
du doge. Des complots réels ou prétendus effrayent le gouvernement et le
public. Tantôt on voit déporter des particuliers suspects, tantôt la
ville est témoin de supplices. Enfin une catastrophe arriva: Pierre de
Lusignan, roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, passa par Gênes,
accompagné de son fils. Il venait exciter le zèle des chrétiens
occidentaux pour le recouvrement de la terre sainte (1363). Il fut reçu
avec de grands honneurs, et vécut en familiarité avec le doge. Il arma
chevalier le fils encore enfant de Boccanegra. Un festin fut donné au roi
par le noble Malocello, Boccanegra y assista; ce fut, dit-on, pour y
être empoisonné; on le rapporta demi-mort. Son agonie se prolongeant
quelques jours, ceux qui voulaient sa succession ne purent se résoudre à
attendre. Le peuple se rendit au palais en foule et armé, il demanda
qu'on lui montrât le doge: on répondit qu'il n'était pas en état de
paraître. La troupe cria que cette réponse prouvait assez que Boccanegra
était mort; on le tint pour tel, après s'être assuré de la personne de
ses frères, et l'on procéda à l'élection d'un successeur. Cette élection
fut faite paisiblement avec des formes compliquées, empruntées des usages
de Venise, mais qui probablement ne donnaient dans cette occasion qu'un
résultat convenu. Les électeurs proclamèrent doge Gabriel Adorno,
populaire et marchand. Six commissaires furent nommés pour constituer le
gouvernement de ce nouveau chef.

Pendant ce temps, Boccanegra dépossédé, sur son lit de mort, paya enfin
le dernier tribut dans le plus triste abandon. Il avait plusieurs
factions contre lui et beaucoup d'envieux: peu le regrettaient. Odieux
au nouveau doge et par conséquent délaissé par ceux qui se tournent
volontiers vers le soleil levant, il fut porté au tombeau sans cortège et
enseveli sans honneurs7.


CHAPITRE V.
Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.

Simon Boccanegra, revenu sur son siège ducal, en mourant dans sa dignité
avait consolidé, malgré sa triste fin, le régime des doges populaires.
C'était un grand héritage qu'il laissait aux plébéiens ambitieux; il ne
manqua pas de mains avides pour s'en emparer, ni de familles assez
considérables pour espérer de s'en faire un patrimoine.

Parmi ces races bourgeoises qui s'érigeaient aux dépens de la noblesse en
une sorte d'aristocratie nouvelle, deux maisons, les Adorno et les
Fregoso, s'élevèrent au-dessus des autres. Elles se ravirent
alternativement le pouvoir, et l'une et l'autre se virent au moment de le
rendre héréditaire. Bientôt, se conduisant en princes, les frères, les
plus proches parents furent entre eux des compétiteurs acharnés, assez
grands pour que l'intérêt de leur grandeur dût passer avant celui de leur
patrie. Enfin vient le temps que tout doge qui ne peut se soutenir vend
sa république à une puissance étrangère. C'est, pendant cent cinquante
ans l'histoire que nous allons parcourir.

(1363) Gabriel Adorno, premier doge de son nom, eut naturellement à
combattre l'opposition de la noblesse dépossédée qui résistait à son
abaissement et qui disputait le pouvoir. Il avait à se défendre contre le
duc de Milan, qui traitait les Génois de révoltés et qui leur taisait une
guerre ouverte. Ses forces enhardissaient les émigrés dans leurs attaques
et les ennemis intérieurs dans leurs complots. Adorno comprit sa
position; il traita avec Visconti. Il offrit de lui assurer les avantages
que le duc tirait de sa seigneurie précédente, quatre mille écus d'or de
tribut annuel, et un secours de quatre cents arbalétriers. Ce marché fut
accepté. Ce n'est qu'à ce prix que le doge fut reconnu par le duc de
Milan et que l'assistance de celui-ci fut retirée aux émigrés.
(1370) Cet arrangement donna quelques années de stabilité au gouvernement
d'Adorno, mais les finances étaient en désordre, épuisées par les
expéditions militaires et par les préparatifs de défense qu'il avait
fallu multiplier. Le doge et son conseil, obligés d'y pourvoir,
imposaient de nouvelles charges, demandaient et levaient de l'argent de
toute part. Un grand nombre de citoyens refusaient d'obéir à ces
réquisitions. La malveillance et la jalousie en profitèrent: une
assemblée nombreuse et animée se tint dans l'église des Vignes. A son
tour, Dominique Campo Fregoso (Fregose), riche marchand plébéien, avait
réuni les guelfes dans son quartier. Après une négociation, sa troupe
vint se réunir, à l'autre assemblée, et, par un mouvement unanime, on se
porta tous ensemble au palais public. On y traîna les machines de guerre
pour l'assiéger. Adorno, espérant se défendre, fit sonner le tocsin de la
tour pour appeler à son aide, mais il ne se présenta personne pour
soutenir sa cause. Appuyé par tous les voeux il y avait si peu d'années,
choisi pour sa réputation de justice et comme incapable de s'adonner à la
tyrannie, c'est à ce point que maintenant sa faveur était passée; il
subit sa destinée. Quand il vit le feu déjà mis aux portes du palais, il
se rendit. Fregoso, proclamé doge à sa place, le fit immédiatement
conduire en captivité dans la forteresse de Voltaggio.

Ainsi parut sur ce théâtre cette nouvelle famille des Fregoso qui devait
disputer si longtemps aux Adorno l'empire de Gênes. Quelques populaires,
et avec eux beaucoup de nobles, s'élevèrent contre une élection
tumultuaire et violente; assemblés dans une église éloignée, ils
prétendaient procéder à un autre choix. Fregoso eut l'adresse de parer ce
coup. Il déclara que si le voeu spontané de ses concitoyens l'avait fait
doge, il ne voulait exercer sa dignité qu'avec leur assentiment réfléchi,
ni gouverner qu'avec des lois qui limitassent son autorité. Il demandait
que des règles lui fussent imposées. L'opposition fut vaincue par cette
démarche modeste. Fregoso resta paisiblement au pouvoir avec un conseil
exclusivement composé de populaires.

L'accession d'un guelfe à la magistrature suprême ne suffisait pas pour
réconcilier les nobles guelfes au gouvernement plébéien. Les Fieschi
inspiraient de loin des complots et persévéraient dans leurs hostilités.
Jean Fieschi, évêque de Verceil, puis d'Albenga, et bientôt cardinal,
tenait la campagne à la tête de huit cents gendarmes.


CHAPITRE VI.
Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge.

Gênes touchait alors à une de ces grandes époques où l'intérêt commun et
l'orgueil national compromis au dehors savent détourner les esprits des
dissensions domestiques et inspirer des efforts unanimes. Les expéditions
maritimes n'avaient pas été négligées. Les flottes génoises se faisaient
partout respecter. Les populaires et les nobles se signalaient à l'envi
dans cette carrière. Les colonies de Péra et de la mer Noire dans tout
leur éclat excitaient l'envie des Vénitiens. Les deux nations partout en
concurrence se disputaient dans le royaume de Chypre l'influence
politique et la préférence mercantile. Il en naquit des guerres
sanglantes.

L'île de Chypre, possédée par des chrétiens et ayant un trafic nécessaire
avec ses voisins mahométans de l'Égypte et de la Syrie, était un des
points les plus favorables au commerce des navigateurs de la
Méditerranée. Pendant que les Latins résidaient en Syrie et depuis que
cette île était tombée en partage à la famille des Lusignan, plusieurs
traités y avaient donné aux Génois accès au commerce, sauvegarde,
privilèges, et enfin avaient consolidé les établissements de leurs
colonies. Ils avaient été autorisés à bâtir des comptoirs à Nicosie et à
Famagouste, les deux capitales de l'île. Leurs relations avec le royaume
de Chypre avaient redoublé depuis que Gênes avait prodigué une honorable
hospitalité au roi Pierre de Lusignan dans son voyage en Occident. Mais
ce prince ne vivait plus. Ses frères, qui s'étaient défaits de lui,
faisaient régner sous leur tutelle son jeune fils, comme lui nommé
Pierre.

Au couronnement de ce nouveau roi, ses oncles, le prince d'Antioche et
surtout Jacques de Lusignan montrèrent plus de faveur aux Vénitiens
qu'aux Génois. Ceux-ci en furent offensés; ils s'obstinèrent à réclamer
les vains honneurs de la préséance dans la cérémonie. On décida contre
leurs prétentions: ils ne s'en désistèrent point, ils soutinrent leur
cause avec hauteur et enfin avec violence. Une émeute sanglante s'éleva
contre eux. Huit des plus distingués furent saisis et précipités d'une
tour; un noble, Malocello, était de ce nombre. On fit ensuite main basse
dans toute l'île sur les personnes et sur les propriétés de ces anciens
hôtes.

(1373) La république ressentit vivement le malheur et l'outrage. On
résolut d'un tirer une prompte vengeance. Pierre Fregoso, frère du doge,
fut l'amiral suprême d'une grande flotte de quarante-trois galères
montées, dit-on, par quinze mille combattants, parmi lesquels se
distinguaient un grand nombre de volontaires. Déjà une division de sept
galères, confiée à la direction de Damian Cattaneo, avait précédé le
corps d'armée. Cet habile capitaine établit sa croisière autour de
Chypre, de manière à fermer l'accès à tout secours du dehors. Il avait
surpris la ville de Paphos (Bassa). Là, avec un butin considérable on lui
présenta soixante et dix captives vierges ou jeunes épouses. Le généreux
amiral les renvoya libres en prenant soin de les protéger contre toute
insulte. Les maris qui avaient partagé le sort de leurs femmes furent mis
en liberté avec elles. Cette générosité excita les murmures des
compagnons de Cattaneo. «Pensez-vous, leur dit l'amiral, en leur
imposant silence, que ce soit pour prendre des femmes que la république
nous envoie?» Un soldat prisonnier lui était amené, convaincu, disait-
on, d'être le meurtrier de Malocello dans la fatale journée du
couronnement du roi. Toute la troupe voulait sa mort et le malheureux
l'attendait. Cattaneo le sauva. «Il est, dit-il, à la solde des gens de
Chypre; il n'est pas coupable de ce que ses chefs lui ont fait faire.»

Les excellentes dispositions de Cattaneo avaient ainsi ouvert la voie aux
succès de la flotte qui le rejoignit devant l'île. L'amiral suprême livra
de nouveaux combats, détruisit et brûla les vaisseaux de Chypre; le
découragement des insulaires fut tel que Famagouste se rendit sans
combat. Ainsi la guerre finit. Le premier soin de Fregoso fut pour la
vengeance que Gênes l'envoyait accomplir. Il fit trancher la tête à trois
seigneurs auteurs reconnus du massacre des Génois. Jacques de Lusignan et
les deux fils du prince d'Antioche furent envoyés (1375) à Gênes avec
environ soixante seigneurs ou chevaliers de l'île. Cette justice faite,
l'amiral accorda la paix au jeune roi; il le maintint sur son trône en
exigeant pour la république un tribut annuel de 40,000 florins1, et pour
les armateurs qui avaient fait les frais de l'expédition, 4,012,400
florins pour l'armement et 90,000 pour les frais du retour: ces sommes
payables en douze termes d'une année, Famagouste restant aux mains des
Génois jusqu'à l'extinction de cette dette. Fregoso ayant pourvu à la
garde et au gouvernement de la ville qui lui était donnée en gage,
reparut en triomphe dans le port de Gênes.

La guerre de Chypre n'avait pas ouvertement mis aux mains les Vénitiens
et les Génois. Mais leur rivalité qui en avait fourni l'occasion
s'envenimait par son issue. Un nouvel incident produisit une rupture
déclarée et de grands événements.

L'empereur Jean Paléologue, celui même que les Génois avaient si
utilement aidé à remonter sur son trône, choisissant Manuel, son fils
cadet, pour héritier, avait fait crever les yeux à l'aîné, Andronic, et
même au fils encore enfant de celui-ci. La prison des princes aveugles
était voisine de Péra. Les Génois de cette colonie avaient pris le parti
d'Andronic, ils avaient procuré son évasion, ils le reconnurent hautement
pour le successeur légitime de l'empire. Ils firent plus: ils
l'amenèrent à Constantinople et le mirent sur le trône. Andronic, pour
condition ou pour récompense de ce service, leur accordait Ténédos.
Cependant le père détrôné et prisonnier à son tour, implorant du secours,
avait signé un édit qui donnait cette même île à la république de Venise.
Un amiral vénitien, prenant sur lui de s'en prévaloir, n'avait pas
attendu les ordres de son gouvernement pour se mettre en possession de
l'île dès longtemps enviée. Elle fut immédiatement fortifiée; Venise
envoya des renforts. Gênes se mit en devoir de revendiquer le don
d'Andronic, et les deux peuples s'engagèrent dans une guerre sérieuse2.

(1378) Elle se compliqua de beaucoup d'éléments. Tandis qu'avant de la
déclarer, des deux côtés on expédiait des forces au Levant, François de
Carrara, tyran de Padoue à qui les Vénitiens avaient imposé naguère une
paix onéreuse, se coalisa contre eux avec les Génois. Par cette alliance
ils entrèrent dans la grande ligue des ennemis de Venise où se trouvaient
le roi de Hongrie, le duc d'Autriche et la reine de Naples. François
Spinola fut en leur nom l'un des ambassadeurs qui allèrent proposer la
paix et intimer la guerre aux Vénitiens3. Ceux-ci à leur tour se
liguèrent avec le seigneur de Milan, Bernabo Visconti; ils firent donner
une fille de ce prince pour femme au roi de Chypre qui s'attacha à leur
cause, pressé de se soustraire au traité que lui avaient dicté les Génois
et d'arracher de leurs mains Famagouste. En Ligurie, à l'instigation de
Visconti, le marquis de Caretto se mit en campagne et enleva aux Génois
Noli, Castelfranco et Albenga. Cette dernière ville fut perdue par la
trahison de son podestat. C'était un des lieutenants et des plus intimes
confidents de Fregose. Sur quelque mécontentement il avait été éloigné de
la personne du doge et il se crut exilé dans son gouvernement. Pour s'en
venger il vendit la place à Caretto et à Jean Fieschi, évêque de cette
même ville d'Albenga, toujours soulevée et en armes contre la république.
Pendant qu'un Fieschi persistait ainsi dans sa rébellion, un autre membre
de la même famille était nommé amiral d'une des flottes génoises, car la
nécessité d'appeler à la défense quiconque pouvait y prêter la main avait
fait révoquer toutes les sentences de bannissement. Fregose avait
persisté huit ans dans son gouvernement; parmi tant de capitaines ou de
doges nommés à vie, aucun n'avait tenu si longtemps. Les émules
impatients qui ne voulaient que sa place et ceux qui désiraient un régime
plus au gré de leur faction, s'unirent enfin. Les mécontentements
mûrissaient et il devint évident que pourvu que l'on pût mettre le peuplé
sous les armes, il attaquerait le doge. Fregoso, qui s'y attendait, se
refusait à tout armement. On employa les manoeuvres les plus perfides
contre sa résistance. Le bruit se répandit que la grande compagnie,
soudoyée par Visconti, venait de franchir les monts à l'improviste et
descendait en ravageant les vallées. A tout moment et de divers côtés des
messages accouraient et confirmaient ces bruits. Bientôt arrive l'annonce
qu'une grande flotte vénitienne est à Porto-Venere et vient assaillir
Gênes. Toute la ville est imbue de ces nouvelles, certaines, détaillées,
confirmées; on demande à grands cris que les citoyens se mettent en
défense contre des dangers si imminents; le doge lui-même en reçoit de
tels avis qu'il leur donne une pleine créance. Il appelle les habitants
aux armes; au bout de quelques heures les armes étaient tournées contre
lui. Le palais est assiégé, forcé: il est contraint de se rendre. On le
dépose, on le jette dans un cachot, on fait subir le même traitement à
son frère Pierre, celui-là même qui avait fini d'une manière si brillante
la guerre de Famagouste et à qui la république venait de prodiguer les
marques de la reconnaissance nationale. Mais Pierre, habile à s'aider
dans sa triste situation, parvint bientôt à se sauver et se réserva pour
une meilleure fortune. La famille Fregoso fut bannie à perpétuité: les
vengeances journalières et réciproques, les dignités éphémères, tout est
proclamé perpétuel dans les temps de révolutions.

Les partis qui venaient de vaincre ne pouvaient s'accorder. En
s'unissant, ils s'étaient trompés, et cette aventure assez commune eut
cela de particulier que les chefs se jouèrent l'un l'autre. Des électeurs
apostés, gens de peu de consistance, élurent d'abord pour nouveau doge
Antoniotto Adorno, chef, à cette époque, de son ambitieuse race; une
poignée de prolétaires proclama dans les rues son nom et son règne. Saisi
du pouvoir pendant quelques heures, il se crut maître sans contestation.
Mais le reste des citoyens ne tint pas compte de cette élection
subreptice. Ils procédèrent de leur côté. Nicolas de Guarco fut nommé par
eux; Adorno se voyant mal soutenu, ajourna ses espérances et consentit à
céder la place à son compétiteur, prompt, disait-il, à déférer aux
résolutions de la majorité.

Ainsi le gouvernement de Guarco prit consistance. Réputé gibelin, il se
montra favorable aux guelfes. Il traita les nobles avec égards, il
affecta de prendre leur avis. Dès la première année de son règne il les
admit dans son conseil et dans les charges publiques en partage égal avec
les populaires. Enfin il souffrit que des statuts précis limitassent ses
droits et son pouvoir.


CHAPITRE VII.
Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.

(1379) Cependant Lucien Doria conduisait une flotte dans l'Adriatique.
Trois galères qui l'avaient précédé avaient déjà troublé la navigation
mercantile des Vénitiens et semé l'effroi sur les côtes de leurs
provinces. Quand Lucien se montra dans ces parages, il se trouva à la
tête de vingt-quatre galères, y compris deux que fournirent Zara et
Raguse. En même temps François de Carrara, par terre, effrayait l'ennemi
en lui enlevant Mestre et en menaçant Trévise.

L'amiral vénitien Victor Pisani revenait de la Pouille, il ramenait avec
vingt-deux galères un approvisionnement de grains porté sur trois grands
bâtiments, défendus chacun par deux cent cinquante soldats. Cette flotte
était parvenue devant le port de Pola quand Doria la découvrit. Il se
détermina à l'attaquer. Parmi les récits de cette bataille nous en avons
un qu'on peut appeler le bulletin officiel. C'est la lettre même qui le
lendemain fut écrite de Zara par les Génois à leur allié le seigneur de
Padoue pour lui notifier leur victoire.

Les Vénitiens étaient voisins de la terre et de leur port. Lucien
escarmoucha avec quatre galères et parut éviter un engagement sérieux en
s'écartant. Il fut poursuivi, et quand cette fuite simulée eut détaché
les Vénitiens du rivage à une distance de trois milles, il fondit sur
eux. Ce mouvement subit répandit la confusion parmi les galères de
Pisani. On combattit avec une extrême fureur. La fortune couronna les
efforts des Génois. Sur vingt-quatre galères quinze furent prises, sept à
huit cents hommes périrent par le fer dans le combat ou furent engloutis
dans les eaux. Il y eut plus de deux mille quatre cents prisonniers. Le
récit du lendemain nomme entre eux vingt-quatre nobles capitaines ou
principaux officiers des galères prises, et, quant aux étrangers soudoyés
par les Vénitiens, les Génois assurent le seigneur de Padoue qu'ils ont
tranché la tête à tous ceux qui leur sont tombés entre les mains. Les
grains que la flotte convoyait furent la proie des vainqueurs. De leur
côté un seul officier de marque périt, mais ce fut l'amiral victorieux,
le brave Lucien Doria. Il vit la bataille gagnée, mais il ne put jouir de
son triomphe. La flotte, honorant son nom, lui donna pour successeur
Ambroisie Doria, et quand à Gênes en apprenant une si grande perte on
nomma un nouvel amiral, ce fut Pierre Doria que fit choisir la faveur
méritée de sa famille.

Pendant ce temps Pisani rentrait tristement à Venise avec six galères que
la fuite avait dérobées au vainqueur. En arrivant il alla rendre compte
au sénat de sa fatale rencontre, mais il était envié par les grands,
d'autant plus qu'il était cher au peuple, et son infortune était une
première occasion de l'opprimer; sa justification fut brusquement
interrompue. Il fut condamné à un an de prison et à une grosse amende.

Ambroisie Doria, longeant et ravageant le rivage, s'empara de Rovigno, de
Grado, de Ciorli, se montra devant la rive qui sépare Venise de la mer et
y brûla des bâtiments à la vue des Vénitiens, qui n'osèrent rien faire
pour s'y opposer. De là il passa devant Chioggia, et, débarquant dans le
voisinage, il incendia le faubourg de cette ville appelé la petite
Chioggia qu'un pont sépare de la ville. Remontant sur leurs vaisseaux et
repassant devant Venise, les Génois y firent montre des pavillons de
leurs prises, les traînant abaissés sous celui de leur république. C'est
ainsi qu'ils regagnèrent Zara pour y attendre leur nouvel amiral.

Chez les Vénitiens l'abattement répondait à ces progrès de l'ennemi. On
ne sut que renforcer le port de chaînes et de digues. Un Giustiniano fut
nommé amiral de seize galères, et jamais il ne put en armer plus de six,
parce que le peuple n'avait ni amour ni confiance pour ce chef et ne
voulait servir que sous Pisani.

Par une combinaison politique plus habile, Venise parvint à susciter une
diversion qui mit dans le plus grand embarras chez eux ces Génois si
orgueilleux et si menaçants dans l'Adriatique. Bernabo Visconti se hâta
d'envoyer sur leur territoire la bande d'aventuriers à sa solde surnommée
la compagnie de l'Étoile. Elle s'avança sans obstacle, envoyant la
terreur devant elle jusqu'aux portes de Gênes: les familles qui
jouissaient hors des murs des délices de la belle saison n'avaient pas le
temps de se mettre en sûreté. Cette troupe s'arrêta sept jours à Saint-
Pierre-d'Arène, vivant de rapines et de violences. On vit alors une
preuve honteuse de la faiblesse du gouvernement, ou, si l'on veut, l'on
vit le plus coupable sacrifice de l'honneur national à l'intérêt du doge.
Se souvenant de la mésaventure de son prédécesseur, jamais il ne voulut
permettre aux citoyens de s'armer pour se délivrer d'une troupe peu
nombreuse de brigands. Il aima mieux, pour se libérer de ce double péril,
négocier un traité ignoble avec les ennemis. Il acheta leur retraite au
prix de 9,000 écus d'or, et il consentit bassement par une clause
expresse qu'ils emmenassent les captifs et le butin qu'ils avaient
amassé. Cette infâme transaction eut les suites qu'on en devait prévoir
et qu'elle méritait: trois mois après, la compagnie était de retour à la
porte de Gênes.

Dans l'intervalle la ville eut une autre alarme. Avant qu'Ambroise Doria
eût bloqué les approches de Venise, une petite flotte en était sortie,
sous les ordres de Carlo Zeno. Elle vint tenter la fortune sur la côte
ligurienne où l'on était loin de se croire menacé. Porto-Venere fut
surpris et pillé. Les Vénitiens enlevèrent pour trophées les reliques de
saint Venerio. L'effroi fut à Gênes, et l'affront y fut vivement
ressenti. Cependant les Vénitiens se retirèrent devant neuf galères
sorties de Gênes pour les attaquer.

Les Vénitiens avaient suscité ailleurs d'autres difficultés. Ils avaient
échauffé les ressentiments de Jean Paléologue remonté sur le trône de
Constantinople, et toujours offensé de la partialité des Génois pour les
deux Andronic, son fils et son petit-fils1. La colonie de Péra se
trouvait dans un état précaire. Assez puissante pour résister à une
attaque de vive force du faible empereur, elle n'avait pas moins son
commerce, ses subsistances et toutes ses relations en péril quand elle
était en hostilité avec la capitale dont Péra et Galata sont proprement
des faubourgs. Les intrigues des Vénitiens la mettaient d'ailleurs en
état de guerre avec les Turcs, voisins plus redoutables que les Grecs. La
plus grande calamité présente était la disette des vivres: Nicolas de
Marchi, qui dirigeait les opérations militaires de la colonie, entreprit
d'approvisionner Péra des grains attendus à Constantinople. Il prit des
mesures pour intercepter les bateaux qui les portaient. Paléologue,
informé de ce dessein, envoya promptement au secours une galère et
quelques bâtiments légers. Les Génois, à leur tour, eu trois heures
eurent équipé et mis à la mer un renfort; et le soir du même jour la
galère impériale était conduite à Péra; de Marco l'avait enlevée à
l'abordage. Cette action hardie qui se passait sous les yeux des Turcs et
des Grecs inspira assez de terreur ou d'admiration aux ennemis pour les
disposer à la paix. Les Vénitiens leurs alliés s'y opposèrent en vain. La
colonie de Péra resta en sûreté, et la république de Gênes fut délivrée
des embarras qui lui étaient suscités.

Pierre Doria allait prendre devant Venise le commandement suprême de la
flotte génoise à laquelle il conduisait un renfort de quinze galères. Son
départ avait été solennel, et les plus hautes espérances étaient fondées
sur son expédition. Il allait achever un ouvrage qu'un heureux préjugé
semblait faire croire réservé à sa famille. Les avantages, fruits de la
victoire de Lucien, Ambroisie les avait poursuivis; Pierre partait avec
le dessein de les rendre non-seulement plus éclatants encore, mais
décisifs. Si cet homme, d'une bravoure incontestable et dont l'habileté
était vantée, fit bientôt éprouver aux siens les tristes conséquences de
l'abus de la victoire, s'il montra une hauteur insolente et une
obstination fatale, il ne faut pas l'en accuser lui seul. Aucun Génois ne
doutait que Venise ne fût perdue; Doria était envoyé pour prendre
possession d'une conquête certaine, et sa dureté s'explique par les
instructions qui lui étaient données. Selon les historiens du temps, s'il
prenait la ville de Venise il devait la dépouiller. Il n'y laisserait pas
un seul noble grand ni petit; tous seraient embarqués et envoyés
prisonniers à Gênes, excepté toutefois ceux dont le seigneur de Padoue
lui demanderait la tête2.

Venise était prise au dépourvu; elle avait perdu à Pola ses galères, ses
matelots et l'énergie populaire; ce qui lui restait de forces maritimes
était dispersé à Constantinople, à Ténédos, en Chypre. Charles Zeno
faisait une excursion brillante, mais il n'en manquait pas moins à la
défense de la patrie. C'est lui qui, de Porto-Venere, avait fait trembler
Gênes au milieu des triomphes de cette superbe rivale. On le rappelait,
il devait réunir et ramener les galères éparses, mais on ne le voyait pas
paraître et l'on ne savait s'il reviendrait à temps3. Pisani était dans
sa prison; son émule Thaddée Giustiniani, déclaré amiral, haï du peuple,
ne ranimait aucune confiance. Au dehors, les côtes du Frioul, sous la
seigneurie du patriarche d'Aquilée ou sous l'empire du roi de Hongrie,
étaient des pays ennemis. Le reste des côtes orientales qui
reconnaissaient la république étaient désolées par les Génois, ils
prenaient les villes, les pillaient et donnaient même leurs conquêtes au
patriarche. François de Carrara occupait la terre ferme au nord et au
couchant de la ville. Trévise qu'il menaçait était presque la seule cité
qui restât à la république et qui pût lui fournir des vivres, quand les
secours de la mer étaient interceptés. C'est dans cet état que la reine
de l'Adriatique se voyait menacée jusque dans ses lagunes.

Bâtie sur un groupe d'îles embrassées et liées par son enceinte, Venise
est au milieu des eaux que l'Adige, la Brenta et le Silo versent à leur
embouchure sur un terrain bas qu'elles inondent. Elles y sont retenues
par une langue de terre étroite et longue qui sépare ces marais ou
lagunes de la haute mer. Ce banc nommé la rive, qui se prolonge près de
dix lieues des environs de l'embouchure de la Piave au nord-est jusqu'à
celle de l'Adige au sud-ouest, sert de boulevard à Venise et de mur de
clôture à tout le bassin interne qu'elle domine. Les courants ont percé
plusieurs ouvertures dans cette digue naturelle et l'ont coupée ainsi en
une suite de longues îles alignées; c'est par leurs intervalles que de
la mer aux lagunes on communique. La coupure la plus voisine de Venise
lui tient lieu de port et en porte le nom. Plus loin au midi est la passe
qui sert de port à la ville de Chioggia, puis le port de Brondolo, enfin
l'ouverture de l'Adige. Ce sont autant de passages par lesquels on peut
entrer dans les lagunes; mais ce bassin, où tant d'eaux abondent, n'est
navigable que dans les canaux naturels ou faits de main d'homme qui le
sillonnent en serpentant à travers les îles et les bas-fonds de ce vaste
marais. Tels étaient les facilités et les obstacles que la disposition
des lieux présentait pour l'attaque et pour la défense, au moment où, par
une fatalité inouïe, Venise se voyait entourée d'ennemis.

La noblesse conserva son courage. Le doge Contarini, brave et respectable
vieillard, en donna l'exemple en toute rencontre. On essaya de remonter
l'esprit public. On fit des processions et des voeux. On obligea tous les
citoyens en état de prendre les armes, nobles, bourgeois, étrangers même,
à se porter à la garde de la rive. On mit en défense les ouvertures qui
conduisaient de la mer à la ville. On renforça de mille hommes la
garnison de Chioggia.

Pierre Doria, parti de Zara, longea la rive, se montra aux Vénitiens et
vit leurs préparatifs. Il n'eût pas convenu d'essayer de forcer le
passage devant la ville; la place était trop bien gardée; il valait
mieux pénétrer dans les lagunes par quelque ouverture plus éloignée, s'y
établir et revenir par les canaux pour attaquer Venise derrière sa
principale ligne de défense. La ville de Chioggia, située dans le bassin
intérieur, offrait, si l'on pouvait s'en rendre maître, un excellent
point d'appui pour effectuer ce plan. Elle était assez éloignée de Venise
pour n'être que difficilement et imparfaitement secourue dans ces
circonstances de terreur qui faisaient concentrer les ressources autour
de la capitale; et par l'Adige Carrara pourrait donner la main aux
Génois.

Dès que ce projet fut aperçu, les Vénitiens firent tous leurs efforts
pour en prévenir les conséquences; ils détruisirent tous les jalons qui,
au milieu d'un vaste terrain inondé, marquaient le cours tortueux des
canaux, afin que si les Génois s'introduisaient dans les lagunes, les
voies praticables leur en fussent dérobées. Ils essayèrent surtout de les
empêcher d'entrer. Ils amarrèrent dans la passe qui conduit de Chioggia à
la mer un gros vaisseau chargé de bombardes et d'arbalétriers et protégé
par une redoute qu'ils élevèrent sur le bord. Les bombardes étaient de
grosses pièces d'artillerie qui lançaient des pierres.

Les Génois ne pouvaient forcer ces obstacles du côté de la mer. Ils
conçurent le hardi dessein de les attaquer par les derrières. Pour y
parvenir, les passages fermés, c'était à l'habileté et à l'audace d'y
suppléer.

Chioggia est bâtie dans les lagunes sur un îlot très voisin de la langue
de terre qui regarde la mer. Sur cette langue ou rive est le faubourg
appelé Chioggia la Petite, que les Génois avaient déjà ravagé une fois;
un pont d'un quart de mille le joint à la cité. Une redoute en charpente
avait été bâtie pour défendre la porte de la ville; elle y communiquait
par un pont-levis.

Chioggia la Petite était voisine de la pointe de l'île qui fait un des
côtés du port de Chioggia, au levant; mais au couchant, du côté de
l'Adige et de Brondolo, la rive se prolongeait et Carrara avait accès sur
cette portion. Il y porta du monde, tandis que du côté de la mer la
flotte génoise, stationnée à peu de distance du rivage et couvrant les
opérations, détacha douze barques légères qui vinrent aborder la rive
sous la protection de leurs alliés. Là, par leurs travaux combinés, à
force de cabestans, de poulies et de bras, les douze bateaux furent tirés
de la mer sur la rive et redescendus de la rive dans la lagune et dans le
canal de Chioggia. Ils se remplirent aussitôt d'hommes audacieux qui
vinrent attaquer par derrière la redoute et le gros navire qui fermait
l'entrée de la passe. Sous un feu terrible et sous une grêle de traits et
de pierres, des grappins saisirent le vaisseau et enfin l'enlevèrent de
sa place et l'entraînèrent; le port de Chioggia ainsi ouvert, les
galères génoises passèrent aussitôt de la mer dans le canal. Chioggia la
Petite et la tête du pont qui, de ce faubourg, conduisait à la ville,
furent conquis le lendemain. Les Vénitiens se retirèrent à mesure dans la
cité de Chioggia; elle avait alors trois mille cinq cents combattants
sous trois capitaines stipendiés et hommes de guerre de quelque renom. Un
Contarini, un Mocenigo présidaient à la défense en qualité de
provéditeurs de la république. L'importance de ce poste était sentie.

Les assaillants s'avancèrent sur le pont à plusieurs reprises et avec peu
de succès durant les premiers jours. Mais un grand assaut fut résolu et
mieux conduit. Les redoutes furent attaquées par les barques génoises.
Les galères vinrent tirer leurs traits et leurs bombardes sur les troupes
vénitiennes rangées sous la ville, tandis que les gens de Carrara
attaquaient le pont. Les Vénitiens y tenaient ferme. Les chefs carrarais
publient qu'ils donnent 150 ducats d'or à quiconque saura incendier le
pont. A peine cette promesse est proférée, un Génois s'est déjà jeté dans
une barque, il l'a chargée de paille, de fascines, de goudron et de
poudre à canon; il vogue inaperçu, place son brûlot et y met le feu. La
détonation et le nuage de fumée qui s'élève font croire aux Vénitiens que
le pont est déjà enflammé, ils l'abandonnent avec précipitation, ils ne
se croient pas en sûreté contre le feu sur les charpentes de leur
redoute, ils rentrent dans la ville en désordre, ils ne pensent pas même
à retirer le pont-levis. Ceux qui les attaquent, témoins de ce mouvement,
s'élancent après les fuyards. Tous entrent à la fois dans la place. Les
soldats font retentir le cri de guerre de Carrara. Les Génois ne laissent
pas leurs alliés courir seuls à la conquête, ils affluent en tel nombre,
que les défenseurs de la ville renoncent à l'espoir de la sauver. Ils se
dispersent; les uns se jettent dans des barques et tâchent de gagner
Venise ou Ferrare. Cinquante hommes seulement restent autour du podestat
de la ville; ils se défendent de rue en rue jusqu'au palais. Assiégés,
ils se rendent enfin. Le drapeau de Saint-Marc est déchiré; on arbore à
la fois celui du roi de Hongrie, chef de la ligue, et ceux de Carrara et
de Gênes. Cependant la ville est horriblement pillée. L'historien de
Padoue ne veut pas, dit-il, conserver la mémoire des cruautés que les
Génois commirent. Il est attesté seulement que l'on veilla religieusement
à l'honneur des femmes.

Le seigneur de Padoue n'avait pas assisté en personne à cette victoire. A
son entrée à Chioggia, Doria le reçut avec les plus grands honneurs: et,
au nom de la république de Gênes, il lui résigna sa conquête. Carrara
reçut sa nouvelle seigneurie et signala sa prise de possession en
conférant d'abord l'ordre de chevalerie à Ambroisie Doria et à quelques
autres Génois. Immédiatement après, il se fit prêter serment de fidélité
par ses nouveaux sujets. Habile à se les rendre favorables, il se fit
amener tous ceux des habitants qu'on avait déjà traités en prisonniers;
il paya de ses deniers leurs rançons aux capteurs, et les renvoya libres.
Les étrangers soudoyés, les Vénitiens restèrent captifs; ils étaient
nombreux: parmi eux étaient beaucoup de nobles et plusieurs hommes de
marque.


CHAPITRE VIII.
Désastre de Chioggia.

La consternation fut grande à Venise; une défaite sanglante, la perle
d'une place importante, les ennemis établis dans les lagunes, maîtres de
la mer et des accès intérieurs, c'était la république à leur discrétion.
On ne balança pas longtemps à s'humilier devant la mauvaise fortune.
Trois ambassadeurs du sénat se présentèrent aux alliés. Ils demandaient
la paix, presque la miséricorde; pour toute instruction, dit-on, ils
portaient une carte blanche; ils invitaient le vainqueur à y dicter ses
conditions.

La délibération qui suivit cette démarche mit Carrara et Doria en
opposition déclarée. Le seigneur de Padoue voulait une paix prompte, qui
assurât les avantages auxquels les succès obtenus donnaient droit de
prétendre. Doria insista pour pousser les choses à l'extrême; il allégua
les instructions de sa république. On ne put s'accorder. Carrara,
mécontent, finit par abandonner aux Génois le soin de répondre aux
ambassadeurs. «Point d'accord aujourd'hui,» leur dit Doria: et,
faisant allusion aux chevaux de Corinthe que dans sa pensée il menaçait
d'avance d'un nouveau voyage, «point d'accord que nous n'ayons bridé ces
chevaux qui se cabrent sur votre place Saint-Marc; quand nous en
tiendrons les rênes, ils seront domptés et dociles, et alors nous vous
donnerons la paix.» Les ambassadeurs lui ramenaient sept prisonniers
génois, espérant que ce procédé le disposerait favorablement: «Qu'ils
retournent avec vous, ajouta-t-il, je ne les veux pas de vos mains;
incessamment j'irai les délivrer moi-même.» Ainsi finit la négociation.
Par cette réponse plus imprudente encore qu'insolente, Doria préparait sa
propre perte, la ruine de toute sa flotte, l'affaiblissement de sa
patrie.

L'intelligence troublée à cette occasion entre Carrara et lui ne se
rétablit jamais bien. Carrara voulait que les galères génoises
retournassent promptement pour bloquer le port de Venise, afin d'en
fermer l'accès à Charles Zeno toujours attendu, et la sortie aux
armements que les Vénitiens pouvaient encore mettre à la mer pour venir à
leur tour assiéger les vainqueurs de Chioggia. Mais les Génois ne
voulaient pas se rembarquer sitôt; Doria reprochait à ses alliés le peu
de part qu'ils avaient laissé à ses gens dans le butin. Il voulait que
Carrara, qui s'était approprié les magasins de sel, de grains et d'huile,
payât 300 mille ducats à la flotte, et obligeât ses soldats à rapporter
leurs captures à la masse commune. Ces prétentions et ces reproches
laissèrent beaucoup d'aigreur. Doria, sollicité de ne pas tenir sa flotte
renfermée dans les lagunes, opposa à tout conseil l'orgueil et
l'entêtement de son caractère. Carrara quitta Chioggia, Brondolo et
l'embouchure de la Brenta, laissant aux Génois quelques troupes; il alla
avec le reste de ses forces porter la guerre sur le territoire de
Trévise, qui restait seul aux Vénitiens, bloquer cette ville qui leur
envoyait encore quelque secours par le Silo, et leur enlever les
positions intermédiaires de la terre ferme. Une portion des galères de
Gênes ressortit enfin, et vint bloquer le port de Venise.

Alors le peuple effrayé demanda à grands cris que Pisani sortît de prison
et vint le défendre. Le gouvernement aristocratique s'indignait de céder
à des injonctions populaires dont l'objet était d'ailleurs haï et envié
par plusieurs de ces nobles. Cependant il fallut donner cette
satisfaction à l'opinion publique. Pisani mis en liberté fut appelé au
palais. «Il y a le temps pour la justice, il y a le temps pour la grâce,
lui dit le doge; celui de la grâce est arrivé.» - «Mes jours
appartiennent à la patrie, soit qu'elle fasse grâce ou justice,»
répondit l'illustre citoyen. Les sénateurs l'embrassèrent, le peuple
applaudit, et les gens de mer crièrent: Vive Pisani! «Enfants, leur
dit-il, criez vive Saint-Marc, ou taisez-vous.» Le bruit courut dès le
même jour qu'on lui avait déféré le commandement de la mer. Aussitôt on
vient en foule se faire inscrire pour ce service. Les greffiers ne
pouvaient y suffire. De là, on alla demander ses ordres. Il remercia les
citoyens de leur zèle et les renvoya à la seigneurie qui leur dirait ce
qu'ils avaient à faire. Mais quand on apprit que Pisani n'était chargé
que de la défense de la ville, sans commandement maritime; que ce
commandement restait à Thaddée Giustiniani, les murmures éclatèrent de
nouveau avec violence; enfin, le sénat les apaisa en publiant qu'un
armement de 40 galères était décrété, que le doge en personne en était
l'amiral suprême, et que Pisani serait son premier lieutenant.

Les obstacles dont les Vénitiens avaient hérissé le cours de leurs canaux
et entouré leur ville arrêtaient les entreprises des Génois. Ceux-ci
résolurent d'établir un camp sur l'île de Malamocco: c'est l'une des
parties de cette rive étroite qui court en avant de Venise; sa pointe
fait l'un des côtés du port. C'était s'établir sur la ville. Dans ces
positions rapprochées, on escarmouchait à toute heure. Une galère génoise
était amarrée par le flanc le long de la rive. La nuit, cinquante
chaloupes sortirent de Venise et s'avancèrent en grand silence. Les
chaloupes, séparées en trois divisions, se portèrent les unes à la poupe,
les autres à la proue de la galère; le reste vint la heurter par le
travers. Les Génois ne s'aperçurent de ces approches qu'au moment où la
trompette donna le signal de l'alarme. Ils furent enveloppés de toute
part. On avait choisi l'heure où la marée est basse. La galère était sur
le fond et ne pouvait se mouvoir, elle fut prise. Ne pouvant l'emmener,
les Vénitiens la brûlèrent. Le butin qu'ils en retirèrent, l'équipage
prisonnier, deux bâtiments légers qui accompagnaient la galère entrèrent
en triomphe dans la ville. Les Génois furent honteux qu'une telle
négligence eût montré à leurs dépens ce qui ne s'était peut-être jamais
vu, une galère capturée par des chaloupes.

Cependant il y avait tout à craindre à Venise si l'ennemi restait à
Malamocco, et si, à de si grandes forces maritimes on n'avait que des
chaloupes à opposer. C'est alors qu'on décréta l'armement. On en demanda
les moyens au patriotisme des citoyens, et ils répondirent à l'appel. En
peu de semaines trente-quatre galères étaient armées et le vieux doge y
commandait en personne. Les Génois en ayant un plus grand nombre, on ne
se présentait pas encore à eux. On attendait toujours Charles Zeno pour
leur opposer une force égale. Mais chaque jour les galères sortaient de
Venise pour exercer leurs équipages à la navigation, car un grand nombre
de ces hommes de si bonne volonté étaient étrangers à la marine.

Cette flotte avait la libre sortie sur la mer, elle pouvait tourner
Malamocco. Les Génois ne voulaient pas s'exposer à y être attaqués de
deux côtés. Ils levèrent leur camp de cette île, détruisirent les
fortifications qu'ils y avaient élevées et se retirèrent dans Chioggia.
Ainsi ils persistaient dans cette imprudence que Carrara avait combattue,
ils allaient passer l'hiver enfoncés dans un coin des lagunes. Leur
prévoyance se borna à y amasser des vivres. Ils chargèrent de sel vingt-
quatre de leurs galères1 et les envoyèrent au Frioul pour échanger leurs
cargaisons contre des grains.

L'éloignement de ces forces inspira à Pisani de tenter une entreprise sur
Chioggia. Encouragé par les clameurs du public à qui le danger toujours
imminent devenait insupportable, il fît résoudre d'agir sans plus
attendre. On appela tout le peuple. Le doge monta sur la mer, et jura
solennellement de ne plus rentrer dans Venise que Chioggia ne fût rendue
à la république. Les trente-quatre galères, soixante barques, plus de
quatre cents chaloupes armées sortirent du port pendant une nuit de
décembre et arrivèrent à la hauteur de Chioggia sans que les Génois en
eussent réveil. Le projet de Pisani était essentiellement de barrer la
communication entre Chioggia et la mer, afin d'enfermer les Génois et
leur flotte dans les lagunes. Il destinait deux grands vaisseaux à être
coulés à fond dans le canal ou port de Chioggia. Il les y conduisit et
marqua leur place. Avant de les échouer, on descendit sur la rive près de
Chioggia la Petite, et on se mit en devoir d'y bâtir un fortin. Jusque-là
les opérations n'avaient pas été troublées. Mais les Génois de Chioggia
accoururent par le pont sur la rive, ils culbutèrent les Vénitiens, il en
périt six cents tués ou noyés, le fortin commencé fut détruit. Le doge,
qui de sa galère observait ce désastre, fit manoeuvrer sa flotte et donna
ordre de fixer sur ses ancres dans l'embouchure du port l'un des
vaisseaux qu'on y avait conduits. On commença à élever une redoute sur ce
bâtiment. Doria se hâta de le faire attaquer de son côté; de la mer les
galères du doge le défendirent. Les bombardes tonnèrent de part et
d'autre. Les Génois l'emportèrent enfin: ceux qui manoeuvraient le
vaisseau, ceux qui y plantaient des machines furent contraints de tout
abandonner. Les Génois se saisirent du bâtiment et, dans leur transport
sans ordre et sans réflexion, ils l'incendièrent. Il brûla à fleur d'eau,
la coque coula à fond là où elle avait été conduite, elle ferma le
passage. Ce que Pisani avait voulu faire, les Génois l'avaient exécuté;
ils célébraient leur victoire, elle assurait leur défaite immanquable.

Alors malgré les efforts des Génois, les Vénitiens revinrent à la rive
devant Chioggia et se fortifièrent sur les deux îles qui forment l'entrée
du port. De là ils protégeaient le batardeau dont ils l'avaient fermé.
Les galères croisaient en dehors dans le même but. Ainsi resserrés dans
Chioggia, les Génois, tranquilles d'ailleurs dans cette ville, comprirent
que pendant l'hiver la flotte allait rester inutile et mal placée dans
les lagunes. Ils ne pensèrent plus qu'à l'envoyer à Zara ou même à Gênes.
Au printemps les galères seraient revenues en force pour délivrer la
ville et pour continuer le cours des conquêtes. Il s'agissait cependant
de sortir de Chioggia, le passage devant son port était intercepté. A
l'occident, un canal assez large conduisait à Brondolo où la Brenta
formait un bassin qui avait son embouchure dans la mer. Quatorze galères
génoises s'avancèrent par cette voie. On ignorait encore que la clôture
du port de Chioggia n'était qu'une partie du plan de Pisani, et qu'il
n'avait pas négligé de fermer les autres issues. Quatre galères avaient
été détachées par ses soins avec l'ordre de couler des barques au travers
des canaux de manière à en rendre la navigation impossible vers le bassin
ou le port de Brondolo et même dans les eaux par lesquelles on aurait pu
tourner derrière Venise et aller gagner au loin d'autres passages à l'est
de la ville. Les Génois se virent dans l'impossibilité de passer de vive
force, ils reculèrent à Chioggia. Aussitôt on compléta les travaux qui
devaient leur fermer la voie. Treize galères vénitiennes s'établirent en
station à Brondolo pour veiller sur le batardeau qu'on avait élevé au
travers du canal et sur les mouvements de l'ennemi. Pisani commandait
cette division.

La rive qui s'étend de Chioggia la Petite au port de Brondolo portait à
l'extrémité qui domine ce port et en forme un côté, un couvent solidement
bâti. Doria fit sortir des troupes de Chioggia, passa le pont, gagna la
rive, la suivit et se rendit maître du couvent; il en lit aussitôt une
citadelle redoutable. Elle incendiait les galères dans le bassin et
éloignait celles qui croisaient du côté de la mer. Mais Doria ne put
empêcher Pisani d'élever une redoute sur la pointe opposée. Ce fortin et
le couvent ne cessèrent de tirer l'un sur l'autre. Les Vénitiens avaient
vingt-deux grosses bombardes. Il paraît qu'une de ces pièces exigeait
pour la charger autant de travail qu'une mine. On y passait la nuit
entière, et, au point du jour, la batterie tirait sur le couvent. Les
Génois répondaient avec la même furie. Il se lança de part et d'autre,
disent les auteurs, plus de cinq cents décharges de grosses pierres.

Outre le grand canal qui allait dans le bassin de la Brenta et que Pisani
avait fermé, il en était un plus étroit qui longeait la rive et se
rendait dans le port même de Brondolo, tout auprès de son ouverture. On
n'eût pu croire ni qu'une galère eût place pour y naviguer, ni surtout
qu'elle pût y être transportée à flot, car ce fossé ne communiquait pas
avec le grand canal. Doria avait cependant conçu l'espérance de faire
sortir sa flotte par cette voie qui l'eût conduite tout près de la mer au
delà des barrières élevées par les Vénitiens. C'est dans cette vue qu'il
avait voulu se rendre maître des deux pointes de l'embouchure du port de
Brondolo. Il n'avait pu en garder qu'une, mais elle protégeait le petit
canal, et, s'il parvenait à y établir ses galères, il n'était pas sans
espérance de dérober leur sortie à l'ennemi en les faisant filer l'une
après l'autre. Car ce n'était pas autrement qu'elles pouvaient se ranger
dans ce défilé. Dix-neuf y furent transportées du grand canal à force de
bras et de machines. Après ce travail immense et tandis que l'artillerie
tonnait de toute part pour essayer de donner le change, la galère la plus
voisine de l'issue essaya de la franchir. Mais elle trouva aussitôt les
Vénitiens qui la repoussèrent. Cependant Pisani sentit le danger qui
menaçait de faire échouer tout son plan. Une de ces longues nuits d'hiver
(on était à la fin de décembre) suffisait pour faire échapper ceux qu'il
regardait comme ses prisonniers. Il redoubla de vigilance autour d'eux,
il fit la garde jour et nuit de tous côtés. Mais cette garde était si
pénible et si rebutante dans une saison rigoureuse, que les équipages de
ses galères refusaient le service; ils voulaient abandonner la redoute
et la station, et demandaient en tumulte qu'on les ramenât à Venise. On
leur promettait toujours l'arrivée imminente de Zeno qui venait les
renforcer et relever ceux qui souffraient; mais personne ne voulait plus
croire à ce secours attendu si longtemps. Les Génois allaient être sauvés
au moment qui devait assurer leur perte. Pisani, désespéré d'abandonner
sa proie, obtint, par un dernier effort de sa popularité, que ses gens
garderaient encore leur poste deux jours sans plus, les deux derniers
jours de décembre 1379. Le 1er janvier, Zeno parut avec quatorze galères
chargées de vivres, de richesses, de butin de toute espèce. Il se
montrait à peine devant Venise qu'un ordre lui fut expédié de continuer
jusque devant Chioggia, d'où le doge l'envoya immédiatement à la station
de Brondolo. La confiance des Vénitiens fut alors remontée. Ils avaient
cinquante galères à opposer aux forces des Génois, trente-six furent
consacrées aux opérations du passage de Brondolo: de ce côté étaient
tous les efforts de l'ennemi.

Les galères qui remplissaient le petit canal faisaient chaque jour
quelque démonstration pour tenter de déboucher. Un jour une galère
vénitienne de garde, sans attendre les renforts que ses signaux devaient
amener, se détacha pour repousser celle qui s'était avancée et la
combattit corps à corps. Mais, pendant la lutte, par une singulière
manoeuvre, les Génois jetèrent des grappins sur la proue ennemie, et
aussitôt toutes les galères génoises remontant à force leur canal se
remorquèrent l'une l'autre, et, tirées par les matelots montés sur les
deux bords, entraînèrent à leur suite la galère vénitienne; prise dans
cet étroit passage, elle ne put s'en délivrer. C'était une de celles de
la division de Zeno, richement chargée, et à qui il n'avait pas été
permis d'aller mettre son butin en sûreté. Tout retomba aux mains des
Génois.

Au milieu de ces événements, Pierre Doria, toujours actif, toujours
passant d'une attaque à une autre, fut frappé au couvent de Brondolo d'un
éclat de pierre détaché d'une brèche par un coup de bombarde, et mourut
sur le coup. Il échappa ainsi à la catastrophe qui menaçait son armée;
si la position périlleuse des Génois était due à son entêtement, il leur
restait la confiance en son habileté pour en sortir: sa perte dissipa
leurs espérances.

Cependant ils ne pouvaient voir leurs galères rangées contre une rive
étroite qui seule les séparait de la mer, et où ils possédaient une
forteresse, et s'accoutumer à l'idée qu'ils ne sauraient franchir une si
simple barrière. Puisqu'à ses deux extrémités on leur fermait les issues,
ils songèrent à couper l'île qui les arrêtait et à s'ouvrir un passage
fait de leurs mains. Ils le tracèrent sans perte de temps auprès des murs
du couvent qui leur servait de citadelle. Ce travail fut pressé avec
toute l'activité propre à un peuple ingénieux et patient, mis en
mouvement par le plus capital des intérêts. On y employait à l'envi les
équipages des quarante-huit galères enfermées entre Chioggia et Brondolo.
Un peu de temps eût suffi pour mener ce grand travail à sa fin, et alors
en peu d'heures la flotte était sauvée.

Les Vénitiens s'alarmèrent de cette hardie tentative et comprirent qu'il
ne fallait pas laisser le loisir de l'exécuter. Ils réunirent toutes
leurs forces de terre et de mer, résolus à déposter les Génois du couvent
et de la rive de Brondolo. Venise avait reçu de grands renforts; elle
soudoyait la compagnie de l'Etoile, celle qui avait fait trembler Gênes,
et une autre compagnie plus redoutable encore sous un capitaine anglais;
deux mille cinq cents lances et un corps d'infanterie permettaient
d'entreprendre toute opération. Les Génois étaient au nombre de quinze
mille, soit à Chioggia, soit à l'entour; et la rive, de Chioggia la
Petite à la pointe de Brondolo, était le seul champ de bataille que leur
offrît cette singulière région.

Le doge et ses troupes occupaient à terre les deux extrémités de
l'ouverture qui sert de port à Chioggia et qui se trouvaient réunies par
la digue dont ils avaient fermé ce port. Ils y firent monter huit mille
hommes pour aller d'abord s'emparer de Chioggia la Petite. Dans cette
attaque une tour bien défendue fit une vive résistance. Tandis qu'on
employait la sape pour la faire crouler sur ses gardiens, les Génois
envoyèrent pour la secourir, d'un côté huit mille hommes sortant de la
ville par le pont, de l'autre quinze cents hommes tirés du couvent de
Brondolo, afin de mettre les Vénitiens entre deux feux. Mais, loin de
s'en effrayer, les assaillants faisaient face des deux côtés, et un
combat acharné se livrait de toute part. Les mouvements de la cavalerie à
la solde des Vénitiens étonnèrent les Génois et firent hésiter la tête de
leurs colonnes. L'ennemi en profita pour les charger, et porta le
désordre dans les rangs. Ceux qui venaient de Brondolo furent d'abord
dispersés, ils cherchèrent leur salut le long des canaux, où, en tâchant
de les traverser, ils se noyaient sous le poids de leurs armes. La
colonne de Chioggia, également rompue et poursuivie, se reporta sur le
pont pour regagner la ville. Ils s'y précipitèrent avec tant
d'impétuosité que le pont surchargé se brisa sous eux. Un très-grand
nombre tombèrent et périrent; près de mille hommes furent coupés et
faits prisonniers.

Le désastre du pont sauva la ville en ce moment. S'il ne se fût rompu, il
est probable que les assaillants auraient pénétré dans la cité avec les
fuyards, et Chioggia aurait été reprise par les Vénitiens comme ils
l'avaient perdue.

Ils se préparaient à marcher vers la pointe de Brondolo, dont le chemin
leur était ouvert. Les Génois ne les attendirent pas. Ils mirent le feu
au couvent déjà ruiné par l'artillerie. Ils détruisirent leurs machines.
Enfin ils incendièrent douze galères qu'ils avaient encore dans le canal.
Après cette destruction chacun chercha à se sauver en gagnant dans
quelque canot Padoue ou les terres voisines. Dix galères se trouvaient
aussi auprès des moulins de Chioggia. Pisani les fit attaquer, les
équipages les abandonnèrent, elles furent prises sans combat et conduites
à Venise avec tout leur armement encore à bord.

Chioggia eût été conquise si les Vénitiens l'eussent attaquée dans ce
moment de trouble et de stupeur. Ils se contentèrent d'un blocus très-
resserré. Ils fermèrent toutes les issues. Il ne passait plus un de ces
bateaux qui par le fleuve avaient toujours entretenu quelques
approvisionnements. Il ne pénétrait plus un seul message. Les habitants
furent mis à la ration. Les femmes et les enfants furent renvoyés hors de
la ville; le doge les fit recueillir avec humanité.

Une seule fois Carrara, profitant d'une négligence des ennemis, força un
passage et fit parvenir à Chioggia un convoi de vivres et surtout de
poudre dont on manquait. Ce secours, qui ne put se renouveler, grâce à la
vigilance de Zeno, donna un répit de plusieurs mois aux assiégés, sans
rien changer à leur position.

Quand ces dernières provisions commencèrent à s'épuiser, on ne put se
dissimuler l'issue nécessaire d'une situation désespérée. Une première
négociation s'entama, mais elle fut inutile. La fatale réponse de Doria,
quand c'était aux Vénitiens de demander grâce, fut durement reprochée aux
Génois. On leur déclara que pas un d'eux ne sortirait de Chioggia que ce
ne fût pour entrer dans les prisons de Venise. Cette sentence ranima les
courages; on supporta les privations; on attendit la délivrance de
quelque heureux hasard; et six mois encore se passèrent ainsi.

Le gouvernement de Gênes, sur la nouvelle de la mort de Pierre Doria,
avait d'abord nommé pour lui succéder Gaspard Spinola de Saint-Luc. Il
partit par terre, il parvint à Padoue, mais il ne put pénétrer jusqu'à
Chioggia.

Une flotte de treize galères fut expédiée avec l'espérance qu'elle
porterait un secours efficace. Mathieu Maruffo, plébéien considérable, la
commandait. En passant vers la Sicile il avait trouvé Thaddée Giustiniani
envoyé à Manfredonia avec six galères qui devaient faire charger et
escorter douze cargaisons de grains. Maruffo attaqua le convoi et
l'escorte. Giustiniani, ne pouvant résister, brûla ses vaisseaux et ses
galères, et tomba lui-même avec deux cents prisonniers aux mains des
Génois. Le reste de son monde s'était sauvé à terre. Une autre division
de cinq galères partit de Gênes à la suite de celle de Maruffo; toutes
ces forces parurent devant Chioggia au mois de juin.

Leur vue excitait des transports de joie chez ceux de la ville, ils
montaient sur le toit des maisons, ils agitaient des drapeaux; ils
saluaient leurs compatriotes, et leur demandaient de prompts secours. Une
fatale barrière les séparait; elle rendait inutiles ces forces
déployées, et encore plus déplorable la catastrophe qu'elles ne pouvaient
empêcher. Les Vénitiens ne quittaient pas leurs postes. Ils ne
s'avançaient point hors des embouchures dont ils étaient maîtres. Les
provocations, les outrages des équipages de Maruffo ne purent les attirer
en pleine mer. Des flottilles de bateaux venaient escarmoucher avec les
Génois; les galères ne se commettaient point.

La garnison fit un dernier effort pour regagner Chioggia la Petite; si
elle avait pu se rétablir sur la rive, elle aurait en quelque sorte donné
la main à Maruffo, et quelque voie de salut eût pu s'ouvrir. Cette
tentative fut inutile. De cette époque on vit les assiégés disposés à
entrer en pourparler avec quiconque s'approchait de leurs murailles. Ils
avaient cessé de tirer sur tout ce qui paraissait à portée. Ils avaient
déjà repris leur finesse à la place de leur hauteur: pour conjurer s'il
se pouvait quelques-unes des conséquences de leur mauvais sort, ils
s'efforçaient d'opposer à la haine des Vénitiens qui les voulaient
captifs dans Venise, l'avidité de ces compagnies de mercenaires pour qui
la guerre n'était qu'un commerce de butin et de rançons. Ils les
flattaient de se rendre à eux et ils traitaient d'avance de leur rachat.
Cette politique pensa les bien servir.

Leurs députés en venant proposer de capituler s'adressèrent non-seulement
à Zeno, mais officiellement aux capitaines des auxiliaires. Le sénat,
mécontent de la part que ceux-ci se disposaient à prendre au traité,
envoya des commissaires à l'armée pour s'emparer de la négociation et
pour déclarer avant tout à leurs soldats qu'aucun prisonnier génois ne
leur serait laissé, qu'aucun ne serait mis à rançon, parce que tous
devaient entrer et rester dans les prisons de la république. Cette
déclaration pensa causer un soulèvement; une extrême dextérité fut
nécessaire pour négocier avec les compagnies avant d'entendre à un traité
avec les assiégés. Enfin, avec assez de peine, on parvint à un accord sur
le partage des fruits de la victoire, et il fut solennellement convenu
que le gouvernement parlementerait seul avec les Génois pour leur
reddition.

Après cet incident une nouvelle députation vint auprès de Zeno implorer
dans les termes les plus humbles une capitulation. Le général leur
confirma que, pour toute grâce, ils iraient à Venise prisonniers et que
rien ne les sauverait de cette humiliation.

Dès que cette triste réponse fut rapportée à la ville, des signaux de
détresse amenèrent à la vue Maruffo et sa flotte; il s'approcha de cette
même barrière qu'il ne pouvait briser, que ses compatriotes ne pouvaient
franchir, qui paralysait des deux côtés tant de forces et tant de valeur,
qui rendait enfin une flotte redoutable témoin de la défaite et de la
captivité d'une telle armée. Les assiégés en présence de la flotte
élevèrent une grande voile, et la laissèrent tomber pour ne plus la
relever. Maruffo reconnut le signal et l'emblème; il n'avait rien à y
répondre, il regagna tristement une station voisine. La garnison accepta
son sort et la reddition s'ensuivit.

Alors s'exécuta la convention faite entre Venise et ses compagnies
auxiliaires. Tout se passa sans tumulte et en bon ordre. On procéda pour
première opération au choix des prisonniers. Les Génois et les Padouans,
les hommes natifs des terres dont la seigneurie de Venise se prétendait
maîtresse, et en outre tous les hommes de mer appartenaient aux Vénitiens
sans aucune exception. Les auxiliaires avaient à disposer de tous les
soldats étrangers à la solde des Génois. Quant aux prisonniers des
Vénitiens, on leur enleva tout ce qu'ils avaient; avant d'être embarqués
ils essuyèrent trois inspections différentes afin que rien n'échappât. À
peine quelques hommes de marque furent ménagés. On recherchait ce que les
autres pouvaient avoir de caché sur leur personne avec un soin minutieux;
il y en eut qu'on dépouilla de leurs vêtements. Cependant le doge,
Pisani, Zeno, quelques autres nobles s'étaient prêtés secrètement à
faciliter aux principaux Génois les moyens de déposer sur les galères
vénitiennes leur argent et tours effets les plus précieux, afin que dans
leur prison ils ne fussent pas sans ressource.

Après l'évacuation des prisonniers, les compagnies entrèrent seules dans
la ville et procédèrent méthodiquement et dans le meilleur ordre au
pillage universel. Venise eut pour butin l'artillerie des Génois, leurs
magasins, leurs bâtiments de toute espèce, vingt et une galères et plus
de quatre mille prisonniers. C'était le résultat d'une expédition qui
avait promis à Gênes l'entier abaissement de sa rivale. Cette malheureuse
campagne, à compter de l'arrivée de Pierre Doria sur la flotte, avait
duré depuis le commencement du mois d'août 1379 jusque vers la fin du
mois de juin 1380.

Maruffo alla signaler sa colère et la vengeance de Gênes sur Trieste, sur
Capo-d'Istria, sur Pola qu'il prit et ravagea et qu'il donna au
patriarche du Frioul. Tous les lieux où sa flotte put pénétrer furent
abandonnés au pillage. Il fit prisonniers tous ceux qui tombèrent en ses
mains. Mais Pisani rendait vains la plupart de ses efforts, en reprenant
les places que les Génois avaient occupées. Cette guerre se prolongea
plusieurs mois. Gênes envoyait sans cesse des renforts dans l'Adriatique
comme si elle avait pu espérer y ressaisir l'occasion perdue. On levait
taxe sur taxe. Tous les citoyens avaient été requis pour servir sur les
galères, on les avait divisés en trois tiers qu'on appelait
alternativement. Il n'y avait point d'exception: ainsi, qui ne pouvait
marcher en personne était tenu de fournir un remplaçant. Bientôt la
compagnie de l'Étoile reparut sur le territoire, envoyée de nouveau par
Visconti; elle surprit et occupa Novi. Ces revers et ces inquiétudes
favorisaient les mécontents.

Cependant la paix se traitait depuis longtemps. Le pape la recommandait
et expédiait de tout côté des légats pour la prêcher et surtout pour en
être les arbitres. Le roi de Hongrie la voulait. Pour les deux
républiques, elles en avaient un besoin pressant. La négociation n'en fut
pas moins lente et pénible. Le comte de Savoie eut enfin la gloire de
faire signer dans Turin cette paix si attendue. Le traité entre les deux
républiques offrit des difficultés particulières. Il fallait prendre un
parti sur cette île de Ténédos qui avait fait commencer la querelle et
sur laquelle ni les uns ni les autres ne voulaient abandonner leurs
droits. On convint que le comte de Savoie la prendrait en dépôt et la
garderait deux ans aux frais des parties: passé ce terme il en
détruirait les fortifications, et, en cet état, elle serait abandonnée
par tous. En exécutant cette clause, le comte éprouva de la résistance de
la part du gouverneur vénitien; il refusait de rendre l'île et
méconnaissait l'ordre de ses maîtres. On ne sut s'ils étaient sincèrement
courroucés ou même innocents de sa résistance. Enfin il céda; au bout
des deux ans, un syndic de la commune de Gênes alla assister à la
destruction des forts.

On pourvut aussi à un autre sujet de contention. À la paix précédente
Gênes triomphante avait obligé les Vénitiens à renoncer pour trois ans au
commerce de Tana à l'orient de la mer Noire. Cette fois il fut stipulé
que cette navigation serait interdite pendant deux ans aux sujets des
deux républiques. Elles possédaient chacune une forteresse dans ce pays.
On allégua la crainte que les navires qui s'en approcheraient n'y fussent
insultés avant que la paix fût bien connue dans ces établissements
réputés si lointains. La raison n'était ni bonne ni sincère. Mais ces
régions étaient aux mains de princes tartares. Chacun intriguait auprès
d'eux et craignait la rivalité. Ne pouvant s'accorder sur ces relations,
ou les sacrifiait pour un temps. On prétendit qu'en ce point les Génois
avaient été les plus habiles. Leur colonie de Caffa avait les moyens de
conserver son trafic de Tana: elle ne pouvait manquer d'attirer sur son
marché les denrées qu'on allait chercher ci-devant aux bouches du Tanaïs.
Par là les Génois s'en assuraient le monopole, parce qu'en vertu d'un
usage dont Venise avait donné l'exemple dans ses colonies, eux seuls
avaient le privilège d'acheter à Caffa; et, pour avoir part au commerce
des produits qui y étaient apportés, il fallait les racheter de leurs
mains.

Les prisonniers, suivant le traité, se rendaient sans rançon de part et
d'autre, car ceux du combat de Pola étaient encore à Gênes2. Quand les
malheureux Génois sortirent du lieu où ils avaient été reclus, les dames
vénitiennes signalèrent leur humanité; elles firent une grande quête
pour les pourvoir d'habits, de secours de toute espèce qu'elles leur
départirent elles-mêmes avec le zèle le plus louable. Ils avaient
beaucoup souffert pendant quelque temps. Il n'avait plus été permis de
leur vendre des aliments que ceux à qui il restait quelque ressource
ajoutaient à leur misérable ration. Ces rigueurs s'adoucirent ensuite,
mais sur environ cinq mille hommes, mille cinq cents périrent de misère.
On calcula qu'il manquait à Gênes huit mille habitants à l'issue de la
guerre.

L'histoire génoise s'était transportée dans les lagunes de Venise. Ici
finit ce grand épisode. Nous voulons dire pour l'achever qu'un an après
Trévise fut un nouveau sujet de guerre entre Carrara et les Vénitiens;
mais les Génois n'y prirent point de part. Ajoutons qu'avant la paix
l'illustre amiral Victor Pisani était mort en Sicile sur la flotte qu'il
conduisait contre les galères de Gênes. Charles Zeno fut son digne
successeur, il hérita de la faveur populaire et de la jalousie des autres
nobles. Après avoir continué de servir glorieusement sa patrie, il se
vit, sur ses vieux jours, dépouillé de ses emplois, et condamné à la
prison sous un odieux prétexte.


LIVRE SIXIÈME.
ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE
FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. -GEORGE ADORNO DEVENU DOGE.
1382 - 1413.

CHAPITRE PREMIER.
Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois.

(1382) Le gouvernement de Guarco ne réparait pas les maux de la guerre et
ne laissait pas jouir des avantages de la paix. Élu presque par hasard et
pour empêcher le pouvoir souverain d'être ravi de force par Antoniotto
Adorno, il sentait que son crédit n'avait pas de profondes racines. Il
vivait dans la défiance et, suivant l'usage des gouvernants qui ont moins
de force d'âme que de puissance, il recourait à l'arme pesante du
despotisme et la maniait maladroitement. Le public était accablé de
taxes; et le doge n'employait les deniers publics qu'à soudoyer des
soldats pour garder sa personne. Par là il s'attira l'opposition de la
magistrature des huit, cette commission indépendante du conseil, et à
laquelle de tout temps étaient délégués le maniement des deniers et le
contrôle des dépenses. L'humeur que le doge ressentit de cet incident le
jeta dans une démarche d'une inconvenance d'autant plus étrange qu'il lui
restait moins de popularité.

(1383) Dans un des conseils qui se tenaient en présence du peuple, le
doge éleva la voie et dénonça au public les Huit qui s'attachaient à
contrarier ses vues. Il déclama contre ses adversaires, il entra dans une
longue justification1. Il n'ignorait pas qu'il était calomnié, qu'on le
disait lié par un traité aux volontés de certains nobles et vendu aux
guelfes: rien n'était plus faux, il était né plébéien et bon gibelin;
il l'était toujours. Cette défense inopportune contre des reproches au-
devant desquels il semblait courir, cet appel au peuple, cet appel
surtout à des factions qu'il convenait si peu au magistral suprême de
réveiller, tout excita l'étonnement et le mépris. Il ne lui manquait pas
d'ennemis habiles à en profiter. Guarco se sentait pressé entre
Antoniotto Adorno, porté par les gibelins, et par Fregose que soutenaient
les guelfes, et il ne comptait pas assez un troisième rival plus
dangereux encore. Léonard Montaldo était alors le chef et le moteur caché
de tous les mouvements du peuple. Plusieurs fois désigné pour monter au
rang suprême, autant de fois éconduit, il n'avait jamais perdu de vue ce
grand objet d'ambition, et, attendant les occasions favorables, il se
contentait du rôle apparent de conseil et de modérateur du peuple.

Un droit sur la boucherie avait été décrété; les bouchers mécontents
eurent à s'assembler pendant la semaine sainte pour convenir du taux
auquel, à raison de ce droit, il faudrait élever le prix de leur denrée
au moment où la vente et la consommation allaient recommencer. Ils se
réunirent le soir après les offices du jeudi saint dans le couvent de
Saint-Bénigne, et le résultat de leur délibération violente fut qu'il
fallait exiger la suppression d'un impôt inique; que pour cet effet il
était temps de se faire justice par soi-même. Pour première mesure ils
commencèrent sur-le-champ à sonner le tocsin du clocher de Saint-Bénigne,
entreprise qui parut d'autant plus effrayante que c'était dans les jours
où, comme on sait, l'Église interdit le son de toutes les cloches. La
ville s'en alarma; la vallée de la Polcevera, qui entendit cet appel
aussi bien que la cité, sut bientôt qu'il s'agissait de se débarrasser
des odieuses gabelles. Ses habitants vinrent en foule se réunir aux
bouchers. Toute cette populace se répandit le vendredi dans la ville. Les
offices sacrés furent interrompus, les fidèles furent dispersés. Parmi
les cris qui demandaient la suppression des impôts, il s'en élevait qui
réclamaient le changement du gouvernement. Enfin plus de deux mille
hommes s'assemblèrent dans l'église de Saint-Dominique. Les citoyens
influents s'y présentèrent et Montaldo s'y trouva parmi eux. Quelque
ordre succédant au tumulte, on dépêcha au doge quatre députés, et
Montaldo à la tête.

Le palais était presque désert. Les frères de Guarco n'avaient pu y
assembler qu'une poignée de défenseurs derrière les grilles, qu'on avait
fermées; déjà le chef des gardes du doge, son juge, l'un des régisseurs
des gabelles, rencontrés au dehors par la foule soulevée, avaient été
massacrés. Déjà aux imprécations du peuple contre les impôts on avait
répondu du palais qu'ils seraient abolis. On avait jeté sur la place un
registre pris au hasard qui passa pour le livre des nouveaux règlements
fiscaux et que les assistants déchirèrent: ainsi le doge était préparé
aux concessions quand Montaldo lui notifia les volontés de l'assemblée de
Saint-Dominique. Tous les nobles furent d'abord exclus de son conseil;
on appela cent citoyens, et ceux-ci, réunis en assemblée extraordinaire,
sans déposer Guarco, mirent tous les pouvoirs de la république entre les
mains d'une sorte de dictature temporaire de huit membres. Montaldo en
fut encore le premier nommé. On était convenu de composer cet office de
la provision, comme il fut appelé, de quatre marchands et de quatre
artisans, parmi lesquels les bouchers ne furent pas oubliés. C'est comme
artisan que Léonard Montaldo, jurisconsulte et d'une des plus notables
familles populaires, voulut être désigné. Le notariat comptait alors
parmi les métiers, et quoiqu'il n'en exerçât pas la profession, il se fit
agréger au collège des notaires2. Tous les nobles qui tenaient des
emplois ou des commandements sur le territoire furent à l'instant
remplacés par des plébéiens.

Cependant l'agitation n'était pas apaisée. Le gouvernement et l'office de
la provision ordonnaient en vain aux habitants de poser les armes, et aux
gens de la campagne de se retirer dans leurs foyers: personne
n'obéissait, on entendait crier: Vive le peuple, et quelques voix
demander un nouveau doge; un parti nombreux dans les classes inférieures
appelait Adorno à haute voix. Le doge, toujours plus embarrassé, s'avisa
de convoquer le peuple sur la place publique au son de la cloche; il se
montra sur la porte de son palais, et un greffier de la république vint
demander aux assistants de déclarer s'ils voulaient que Guarco fût encore
leur doge et de le faire connaître en levant la main. Les mains se
levèrent, et Guarco triompha dans cette épreuve insignifiante.

Antoniotto Adorno était passé à Savone, pour attendre prudemment le
moment favorable de se montrer. A Gênes ses partisans répandaient le
bruit de sa mort. Il était noyé, disaient les uns; on lui avait tranché
la tête, suivant les autres. Ces rumeurs agitaient le peuple; huit cents
hommes armés vinrent au palais pour se faire rendre compte de ce qu'on
avait fait de lui. Le doge assurait qu'il était à Savone: on refusait
d'y entendre. Ce fut encore Montaldo qui fut seul écouté. Il se donnait
pour ami d'Adorno; il se portait garant de sa vie et de son retour pour
le lendemain. Le peuple s'apaisa sur sa foi.

Antoniotto Adorno arrivé, une grande assemblée populaire spontanément
réunie se tenait à Saint-Cyr; Pierre Fregose s'y était rendu. Léonard
Montaldo s'y joint, et là tous ensemble ils partent pour aller assiéger
Guarco. Le petit peuple criait en marchant: Vive le doge Adorno; le
reste ne grossissait ni ne contredisait cette clameur. On semblait ne
penser encore qu'à débarrasser la république d'un mauvais magistrat sans
s'occuper du successeur qu'il pourrait avoir. Les portes du palais furent
bientôt forcées, et le doge fugitif se réfugia à Final.

Dans cette nuit le palais présentait un singulier spectacle. Tout le
monde y veillait en armes. Antoniotto Adorno, assis dans l'appartement
ducal, recevait les hommages du bas peuple qui le proclamait doge
Montaldo et dix notables, assemblés dans un autre appartement, n'en
délibéraient pas moins sur l'élection à faire, feignant d'ignorer cette
installation prématurée. Ils firent avertir Adorno, comme leur collègue,
de venir prendre part à leur délibération. Il ne vint point, et l'on
passa outre. Frédéric de Pagano fut nommé doge; mais, menacé par les
partisans d'Antoniotto, ce candidat refusa d'accepter et prit la fuite.
Pendant le reste de la nuit, Montaldo reçut message sur message de la
part d'Adorno pour le supplier d'adhérer à la nomination que le peuple
avait faite. Léonard s'en excusa, et le lendemain il appela dans l'église
de Saint-Cyr tous les notables populaires. L'assemblée fut nombreuse et
imposante; elle nomma d'abord Montaldo pour son président. Celui-ci,
appelant par leur nom environ, quarante des plus considérables, leur
demanda à l'un après l'autre quel doge ils voulaient élever. Tous lui
répondaient: Vous-même. Montaldo avertit alors que si l'on exige qu'il
soit doge, il ne peut s'engager à l'être pendant plus de six mois.
Cependant Adorno au palais se croyait sûr de sa place, plus de six cents
hommes armés étaient autour de lui, quand Montaldo le fit inviter comme
un simple citoyen notable à venir prendre sa place dans l'assemblée de
Saint-Cyr. Les assistants entendirent ce message avec indignation, ils
avaient un doge et ils n'en souffriraient pas d'autre. Mais des amis plus
prudents rapportèrent mieux ce qui se passait. Hormis ceux qui
entouraient Adorno, tous les citoyens puissants, la bourgeoisie entière,
appuyaient Montaldo et marchaient avec lui. Pour la seconde fois
Antoniotto, bien instruit, remit ses prétentions à un autre temps, et
quitta le palais. Léonard Montaldo y fut conduit en triomphe et installé
doge sans opposition. Pierre Fregose lui-même honorait son cortège;
bientôt Adorno se présenta pour rendre hommage comme les autres. Cette
entrevue se passa sous les yeux du public avec les formes les plus
recherchées de l'urbanité et d'un égard réciproque. On fit asseoir Adorno
près du doge et à la tête du conseil. Montaldo, paisible possesseur du
pouvoir, renvoya les gens armés, et dès le jour même il fit rentrer le
palais et la ville dans leur état de paix. Ainsi parvint à ses fins cet
ambitieux habile et souple, qui avait caressé et peut-être déchaîné la
multitude, et qui, lorsqu'elle s'était prononcée pour un autre favori,
avait su disposer contre elle des suffrages et des forces de la portion
la plus saine des citoyens. Le lendemain de son élévation toutes les
familles nobles allèrent lui rendre leurs hommages.

Son conseil fut de quinze anciens, tous populaires. Il proclama une
amnistie générale: elle comprenait une pleine indemnité pour tous les
actes du gouvernement de Guarco, excepté en ce qui touchait les intérêts
particuliers; ceux qui croyaient avoir éprouvé des dommages pouvaient
les débattre devant la justice. La proclamation assurait à la famille de
Guarco et à lui-même la liberté de revenir et de rester à Gênes en
sûreté, pourvu que l'intention en fût déclarée dans un délai de quinze
jours. Les frères de l'ancien doge en profitèrent sans inconvénient; de
sa personne il resta à Final. On sut bon gré à Montaldo de cette
modération; la sentence d'exil contre la maison Fregose avait fait tort
à son prédécesseur; car on laissait bien les ambitieux faire leurs
révolutions, mais on les avait vues si fréquentes qu'on les tenait pour
passagères, et l'on ne voulait pas que chacune amenât des injustices
durables et perpétuât les exils et les vengeances.

Il restait à contenter le peuple sur l'affaire des impôts qui l'avaient
soulevé. Un seul fut aboli. Les taxes sur la viande et sur le vin furent
réduites, mais elles subsistèrent.

Un événement notable marqua cette époque: Jacques de Lusignan, l'oncle
du roi de Chypre, était resté prisonnier dans Gênes depuis huit ans. Son
neveu mourut, et la couronne lui fut dévolue. La république eut bientôt
traité avec son captif. On convint de le renvoyer en Chypre; il donna
Famagouste aux Génois, il reconnut les dettes qu'il avait contractées
envers plusieurs d'entre eux, et il assigna des annuités pour leur
extinction. Ce traité, conclu dans les derniers jours de l'administration
de Guarco, fut ratifié par Montaldo. Le nouveau roi et la reine son
épouse furent traités au palais avec une magnificence royale. Dix galères
armées par la république transportèrent Lusignan et sa famille dans son
royaume.

(1384) Les six mois pour lesquels Montaldo avait accepté sa place
s'écoulèrent sans embarras. A leur expiration on attendait avec curiosité
de voir ce qu'il ferait. On ne vit rien. Il ne parut pas même se souvenir
de la réserve qu'il avait imposée à son acceptation. Il continua de
gouverner en paix la république et elle prospérait entre ses mains. Mais
bientôt une fièvre épidémique ravagea la ville, elle reparut à plusieurs
intervalles; pendant quelque temps elle emportait neuf cents individus
par semaine. Le doge en fut atteint à son tour; elle le mit au tombeau,
après quinze mois de règne. Cette fois Antoniotto Adorno fut élu doge
sans difficulté et à l'instant même. Il maintint le gouvernement tel que
Montaldo l'avait heureusement composé, il en changea cependant une
maxime, car il se fit livrer par le marquis Caretto l'ancien doge Guarco
qui était resté à Final, et il le fit enfermer à Lerici dans une étroite
prison.


CHAPITRE II.
Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.

Adorno, que nous venons de voir arriver à la suprême magistrature, fut un
des plus obstinés ambitieux que notre histoire ait à signaler: et
cependant cet homme si entêté du pouvoir, si hardi pour le rechercher,
mêlait à son audace une incertitude, une hésitation singulière qui lui
faisait perdre ce qu'il avait tant brigué. Nous l'avons vu deux fois se
mettre en évidence, éconduit, tantôt par Guarco, tantôt par Montaldo,
jamais rebuté, et s'insinuant pour ainsi dire à la suite de ce dernier;
nous allons le voir, trois fois chassé de ce siège glissant, y remontant
chaque fois, ne le perdant jamais de vue pendant douze années, le
disputant comme un patrimoine, et faisant tellement du gouvernement de sa
patrie une propriété dont on a droit d'user et d'abuser, que, menacé de
la reperdre encore, il ne craignit pas de la livrer à un roi étranger. On
ne peut lui refuser la justice d'avoir été dans son administration,
vigilant, habile, et tempérant dans sa vie privée. Il mit aussi un grand
zèle à relever le nom de Gênes au dehors.

Au commencement de son gouvernement il saisit une occasion qu'il crut
propre à l'illustrer et à lui donner une haute influence. Il accorda
assistance et hospitalité à Urbain VI, ce pape dont la violence avait
fait le grand schisme en obligeant ceux qui venaient de l'élever à le
renier, et à lui nommer un successeur. Habile à se faire partout des
ennemis, il se faisait assiéger dans Nocera par Charles de Duras qui
avait adhéré à lui et qu'il avait couronné roi de Naples. Adorno fit
armer dix galères sous la conduite de Clément Fazio, gibelin populaire,
son plus intime confident. Le secret de l'expédition fut gardé; le pape
fut retiré de Nocera à l'improviste, embarqué et conduit en triomphe à
Gênes. Là, toutes les espérances que le doge avait fondées sur ce service
furent bientôt démenties, grâce aux procédés hautains de ce nouvel hôte.
Il commença par effrayer la ville de sa cruauté. On sait que lorsque les
cardinaux qui avaient eu le malheur de faire de lui un pape furent
obligés de l'abandonner, Urbain s'était créé un nouveau sacré collège.
Mais bientôt ses propres créatures lui devinrent fâcheuses, puis
suspectes. Il accusa six de ses cardinaux d'avoir tramé contre lui un
assassinat. Il les envoya de la torture dans un cachot, et quand il
sortit de Nocera, l'impitoyable pontife se garda bien d'abandonner ses
victimes. Il les fît traîner chargées de chaînes sur les galères
génoises; en arrivant à Gênes son premier soin fut d'avoir auprès de lui
une prison pour eux. Peu après il acheva ses vengeances; cinq furent mis
à mort1; le sixième, réclamé par le roi d'Angleterre, fut seul arraché à
sa tyrannie.

(1339) Adorno tenant le pape entre ses mains n'avait pas douté de devenir
l'arbitre de la paix de l'Église. Il s'attribuait d'avance le mérite de
supprimer le schisme; il avait écrit au roi de France et aux autres
souverains qui reconnaissaient Clément. Mais les réponses lui montrèrent
que ses démarches avaient attiré peu de confiance; en même temps il
apprenait combien Urbain était peu maniable. Le pape s'était établi en
arrivant chez les hospitaliers de Saint-Jean, dont l'hospice n'était pas
encore embrassé par l'enceinte de la ville. Il refusa obstinément,
pendant tout son séjour, de mettre le pied au dehors. Rien ne put obtenir
de lui la déférence de visiter la cité. Adorno, enfin, avait fait le
calcul vulgaire du bénéfice qu'apporteraient à Gênes l'affluence des
fidèles et ce concours qui amène les étrangers auprès de la cour
pontificale. Cette spéculation se réalisa aussi peu que les autres.
L'armement avait coûté soixante mille écus d'or, et Gênes était en grand
péril de les perdre. On les réclamait auprès du pape. Il voulut bien
cependant en donner une compensation ou un gage, bien entendu aux dépens
d'autrui. Il enleva à l'évêché d'Albenga certaines terres, et les assigna
en payement à la république. Il exerça aussi un autre genre de
libéralité. Il accorda à ceux qui visiteraient la basilique de Saint-
Laurent, le jour de la fête de saint Jean, une indulgence plénière et
pour tous méfaits, avec les mêmes privilèges attachés pour les Vénitiens
à la visite de l'église de Saint-Marc au grand jour de l'Ascension. Le
bienfait et cette comparaison avec Venise paraissaient d'importance et
satisfaisaient les Génois; mais le pape et le doge s'aliénaient chaque
jour davantage. Urbain voulut quitter Gênes; le doge s'estima heureux
d'être débarrassé d'un hôte si difficile. On s'empressa d'armer deux
galères; le pontife partit et alla tenir sa cour à Lucques.

(1389) Adorno s'appliqua ensuite à réprimer les excursions des pirates de
la Barbarie qui infestaient la mer et troublaient la navigation et le
commerce; et comme toutes les nations maritimes de l'Italie se
plaignaient des déprédations de ces corsaires, il se flatta de les faire
concourir toutes à son entreprise. Il fit plus; il expédia des lettres et
des ambassadeurs jusqu'en Angleterre, mais surtout en France où il
cultivait d'étroites relations, pour engager les chevaliers dans une
sorte de croisade dont le centre et la direction auraient été à Gênes.

(1388) Une première expédition partit pour l'Afrique. Raphaël Adorno,
frère du doge, la commanda. Gênes y avait fourni douze galères, trois
autres avaient été armées aux frais de Mainfroy de Clermont, amiral de
Sicile; son roi et la ville de Pise en fournirent quelques autres. Le
fruit de cette première campagne fut la conquête de l'île de Gerbi, dans
le royaume de Tunis, à l'extrémité méridionale de la petite Syrte. L'île
fut cédée à Mainfroy par accord entre les vainqueurs, et pour la part des
Génois il leur paya trente-six mille florins d'or. Ils revinrent
satisfaits du profit, et l'on pensa à de plus grandes choses pour l'année
suivante.
Les ambassadeurs envoyés à Paris2 sollicitaient un des princes de la
maison royale à venir se mettre à la tête des opérations militaires;
l'exemple des premiers succès racontés par les Génois, la tradition des
croisades encore vivante, le désir de combattre les infidèles, tout
excitait le zèle des guerriers; et une trêve renouvelée pour plusieurs
années entre l'Angleterre et la France leur laissait la liberté de porter
leurs armes de cet autre côté. Le duc d'Orléans, frère du roi Charles VI,
s'obstinait à partir, et l'on eut peine à retenir son jeune courage. Le
duc de Bourbon, oncle du roi, fut reconnu chef de ces brillants
volontaires. Le sire de Coucy, le comte d'Eu, le dauphin d'Auvergne
s'inscrivirent les premiers. Les étrangers vinrent se réunir à la troupe;
une foule de princes et de seigneurs se rendirent à Gênes, lieu de
l'embarquement. Le roi de France fut obligé de limiter les permissions de
départ pour que sa cour et son armée ne fussent pas dégarnies. On ne
laissa marcher que des chevaliers et des écuyers, les Génois se chargeant
de fournir à chacun les suivants dont la réunion complétait ce qu'on
appelait alors une lance. Ils avaient huit mille hommes pour ce service
et douze mille arbalétriers (1389). Ils faisaient leur affaire du
transport des volontaires et des forces maritimes. Quarante galères et
une vingtaine de grands vaisseaux composaient la flotte. Elle était
commandée par Jean Centurione, de l'ancienne famille des Oltramarini.
Froissart, trompé par le nom, parle du centurion des archers génois, qui,
prêt à débarquer en Afrique, invita les Français à prendre soin de la
conduite des opérations à terre, genre de guerre qu'ils entendaient mieux
que ses compatriotes.

Le débarquement eut lieu avec peu de difficulté. On le fit sur la côte
qui va de la Syrte au cap Bon et qui regarde le levant; ce fut sous les
murs d'une ville de Madhia qu'on appelait en ce temps Afrique. Elle était
forte, bien défendue, et à l'abri d'un coup de main. Pour l'emporter il
eût fallu un long siège dont les soins ne convenaient pas à l'impatiente
bravoure de tant de volontaires. Ils commencèrent par se répandre dans la
campagne cherchant des ennemis qui voulussent rompre des lances, défiant,
escarmouchant de toutes parts. Mais bientôt les Sarrasins se renfermèrent
dans leurs murs et laissèrent cette valeur s'exhaler en bravades. Ils
conçurent que le climat, le soleil du mois d'août et bientôt la disette
consumeraient ou décourageraient ces nouveaux venus, et les détruiraient
sans combat. En attendant ils les amusaient de messages et de
pourparlers. Ils faisaient demander aux Français le motif de leur
agression; car si les Génois avaient des intérêts maritimes à démêler
avec les barbaresques, les gens de Paris n'en avaient point. Nos braves
chevaliers répondaient qu'ils venaient combattre pour l'honneur de la foi
et du baptême, et pour venger sur les païens le tort fait à Notre-
Seigneur Jésus-Christ, injustement condamné à mort par leurs ancêtres.
Les mahométans répondaient qu'on se méprenait et que leurs ancêtres
n'étaient pas les juifs. Un été brûlant se passait ainsi. Enfin les
chevaliers donnèrent dans un piége funeste. L'un d'eux, rencontré par un
guerrier more, lui proposa un combat singulier de dix contre dix; le
défi fut accepté et le jour pris. Le chevalier rentra au camp et chercha
neuf compagnons d'armes; tous voulaient être choisis. Coucy avertit de se
défier d'un engagement légèrement contracté sans précautions ni
garanties. On n'en crut pas sa prudence: les champions allèrent au
rendez-vous suivis pour témoins et pour spectateurs par la fleur de cette
chevalerie. Ils ne trouvent personne au lieu indiqué sous les murs de la
ville. Ils vont aux portes sommer leurs adversaires et les piquer
d'honneur par leurs reproches; persuadés qu'ils ont imprimé à tous leurs
ennemis une salutaire terreur, ils forcent une barrière mal défendue, ils
se précipitent en avant, jusqu'à ce qu'engagés dans une seconde enceinte,
ils se voient enveloppés et écrasés par le nombre. Plus de soixante
périrent. Cette fatale journée mit le comble au découragement et au
dégoût. Centurione se plaignait qu'une expédition si coûteuse se passât
en escarmouches dont le succès même n'eût pu apporter aucun résultat.
Chacun accusait l'impéritie du duc de Bourbon qui n'avait montré ni
énergie ni talent. Sa hauteur révoltait, son inertie le faisait mépriser.
Tout le jour assis à l'entrée de sa tente, il semblait accablé par la
chaleur dévorante du pays. On disait de toute part que si Coucy eût
commandé à sa place, la guerre aurait été autrement conduite. Il n'était
plus temps. On trouva qu'il fallait repartir. La saison était trop
avancée pour rien entreprendre. Il valait mieux aller hiverner chez soi
pour revenir avec de plus grandes forces au printemps. On remonta dans
les vaisseaux, on regagna Gênes, et les volontaires la France. A la
saison suivante personne ne fut tenté de recommencer ce funeste voyage.
Le roi Charles VI seul voulait aller en Afrique combattre les infidèles.
On lui fit entendre que s'il voulait servir la foi chrétienne contre ses
ennemis, il avait d'abord, et sans aller si loin, le schisme à combattre.
On eût pu ajouter le conseil de ne pas aller chercher des embarras et des
dangers; il en avait assez près de lui.


CHAPITRE III.
Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations successives au
pouvoir.

(1390) Adorno aurait eu besoin d'un grand succès au dehors pour se
maintenir au dedans. Sa méfiance inquiète et sa politique malheureuse
multipliaient les ennemis autour de lui. Enfin, préoccupé de l'idée
qu'une conspiration allait éclater, persuadé d'être trahi et en péril, il
prit le singulier parti de fuir sans avoir été attaqué. Dans une feinte
promenade il se jeta sur une galère et se fit immédiatement transporter à
Final, laissant le palais et la ville à l'abandon. Il s'était fait
accompagner à la promenade par un de ses familiers, en qui, dans ce
moment, il avait cru voir son successeur. En s'embarquant il le fit
entraîner à bord, pour l'empêcher d'être élu, et il ne le libéra que
lorsqu'il sut que le choix avait porté sur un autre.

Après cette désertion, on vit la dignité ducale emportée ou disputée par
quatre nouveaux personnages au moins. Il y eut un usurpateur qui ne fut
qu'une seule journée au pouvoir. Des autres concurrents, il y en eut qui
furent doges trois jours, d'autres une quinzaine; l'un d'eux remonta
deux fois sur le siège. Deux enfin, s'étant réunis pour le conquérir,
osèrent le tirer publiquement au sort.

Cette anarchie dura quatre ans. Il serait indigne de l'histoire de
s'appesantir sur ces obscures mutations. A chacune s'entremêlent de
nouvelles apparitions d'Antoniotto; sans cesse il remonte sur le trône
et sans cesse il en redescend. Nous considérons donc les mouvements de ce
temps comme de simples interruptions passagères de son règne.

(1391) A la première retraite d'Adorno on avait élu pour le remplacer
Jacques Fregose, fils de celui qui avait été doge vingt ans auparavant.
On eût pu lui préférer son oncle Pierre, le vainqueur de la guerre de
Chypre; mais il paraît que cette orgueilleuse famille, se flattant déjà
de la pensée de rendre héréditaire à son profit la seigneurie de Gênes,
jugeait que le droit de primogéniture devait être suivi. Ce droit était
le principal avantage de Jacques, homme au surplus studieux, appliqué à
l'étude des lettres et de la philosophie, mais à qui manquait sinon
l'ambition, du moins l'énergie propre au rôle qu'il venait de jouer.
Adorno s'encouragea facilement à reparaître pour disputer la place à un
si faible ennemi; et après avoir lui-même, au gré de ses incertitudes
hésité, avancé, rétrogradé, il marcha ouvertement de Final à Gênes.
Pierre Fregose avait averti le doge que si Antoniotto mettait le pied
dans Gênes, il n'y aurait qu'à lui céder la place. Aussi Jacques avait
engagé à son service l'un des marquis Caretto de Final et lui avait donné
pour instruction de surveiller les mouvements d'Antoniotto, et si celui-
ci se mettait en route, de côtoyer sa marche avec quatre-vingts gendarmes
dont le marquis disposait. Cet ordre n'impliquant point de mettre
obstacle au voyage, qu'on devait seulement observer, Adorno parvint à
Gênes, et là Caretto, qui ne l'avait pas perdu de vue, demandant quels
ordres il avait à suivre, le doge le remercia et lui fit dire de s'en
retourner sans prendre autre peine. Antoniotto fit bientôt signifier à
Fregose de se retirer du palais où lui-même il avait à se rendre. Fregose
ne balança pas à s'y disposer; il faisait enlever ses derniers meubles
quand Adorno se présenta et s'installa comme si jamais il n'eût cessé
d'être doge. L'entrevue fut affectueuse; Fregose fut retenu à la table
du doge, et après le repas on le reconduisit honorablement à sa maison.

Quoique reprise sans obstacle cette seconde administration ne fut pas
plus tranquille que la précédente. Les prétentions au pouvoir héréditaire
ne se concentraient pas dans les deux seules races des Adorno et des
Fregose. Trois autres fils d'anciens doges en prirent exemple,
Boccanegra, Guarco et Montaldo. Antoniotto eut à les combattre. Il
vainquit les deux premiers qui s'étaient unis contre lui. Le jeune
Montaldo fut un compétiteur plus redoutable. Il avait rassemblé une
troupe de soldats et il vint assiéger une des portes de la ville; à ce
bruit seul, Adorno, qui écrivait, jetant sa plume et s'enfuit plus
rapidement qu'à sa première sortie.

(1392) Montaldo fut nommé doge: c'était un jeune homme de vingt-trois
ans, que le hasard poussait à une place peu faite pour son âge, et dont
pourtant il n'était pas absolument indigne par son brillant courage et
par quelques sentiments généreux. Mais tous les ennemis qu'Antoniotto
avait eus se coalisèrent contre le nouveau doge; et Antoniotto lui-même
épiait sans cesse le moment de se remontrer. Montaldo se défendit contre
tous. Un des tumultes qu'il réprima avait pour chef Boccanegra, le fils
du premier doge. Pris les armes à la main, on le conduisit au podestat
qui exerçait le pouvoir judiciaire. Le procès ne fut pas long:
Boccanegra fut condamné à mort. L'exécution allait se faire devant le
palais ducal. Le patient aperçut le doge, et, lui tendant les mains, il
l'implora en lui demandant la vie. Montaldo en fut ému, il envoya son
frère pour faire surseoir. Le podestat inflexible feignit de méconnaître
le message et pressa le supplice; mais le doge accourut pour sauver le
criminel, et, sans tenir compte de la colère du juge, il conserva son
ennemi.

Cependant, après s'être maintenu presque un an entier au pouvoir,
Montaldo se vit forcé de le déposer: il laissa le champ libre aux
concurrents, et parut se vouer à la retraite. Mais quand, au milieu des
prétendants, Antoniotto Adorno revint conduisant avec lui des bandes de
mercenaires, Montaldo indigné ne put s'empêcher d'accourir pour s'opposer
au doge qui venait s'imposer à la patrie en la déchirant. Les meilleurs
citoyens s'unissaient pour résister à cette invasion, Montaldo sortit de
chez lui pour se joindre à eux et vint combattre au premier rang. La
mêlée fut sanglante, mais pour cette fois Adorno ne put atteindre son
but, et reprendre sa place. Montaldo, à qui l'on devait principalement
cette victoire, n'en usurpa ni n'en exigea le prix. Il rentra modestement
dans ses foyers, mais le lendemain une élection nouvelle lui décerna pour
la seconde fois le titre de doge. Cependant son pouvoir non plus que la
suspension de celui d'Adorno ne furent que passagers: car, à son tour,
Montaldo (1394) fatigué désespéra du gouvernement, et, comme on ne devait
pas l'attendre de lui, il déserta son rang presque aussi honteusement
qu'autrefois Antoniotto.

Une cause fatale rendait les discordes plus cruelles que jamais. De
mauvais citoyens, jaloux du doge, s'étaient appliqués à ranimer l'esprit
des factions au sein des campagnes: on criait vive l'aigle de toutes
parts. Ce signal gibelin venait d'être donné en Toscane, mais on ne
l'avait pas entendu dans la république de Gênes, où, si la distinction
des partis existait encore, elle était presque sans influence comme
désormais sans prétexte; aussi dans la ville depuis longtemps cet
antagonisme des factions, quoiqu'on prononçât encore leurs noms, ajoutait
peu d'animosité aux troubles qui éclataient. Quand il ne s'agissait que
de savoir à qui resterait le nom de doge pour la journée, il se
commettait peu d'excès, et l'on peut en juger par l'indignation des
écrivains chaque fois qu'ils avaient à parler de quelque accident funeste
arrivé dans un tumulte. Le peuple était plutôt spectateur qu'agent dans
ces discordes. Elles portaient de grands dommages, elles faisaient verser
peu de sang; c'étaient des luttes plutôt que des batailles. Mais, au
dehors, quand les gibelins et les guelfes étaient véritablement en jeu,
il fallait le fer et le feu, les meurtres et l'incendie, et surtout le
pillage.

Ce fut avec des gibelins de la campagne qu'Antoniotto Adorno revint
encore à la charge attaquer un doge éphémère qu'on avait nommé au départ
de Montaldo. Ils arrivaient furieux, parce qu'ils avaient ouï dire que ce
doge était défendu par des guelfes. Au moment où le sang allait couler,
Montaldo ayant réuni quelques suivants reparut à son tour et se posa
entre les deux partis. Celui qui soutenait le doge fut bientôt dissous;
on reconnut que l'homme qu'on avait voulu soutenir était incapable.
Montaldo se trouva donc en face d'Antoniotto; mais il s'empressa de
déclarer que son intention n'était pas de revendiquer la dignité qu'il
avait sérieusement abandonnée. Il venait seulement s'opposer à ce
qu'Adorno vînt la reprendre une fois de plus. Sur cette protestation on
s'entremit entre eux; les deux chefs convinrent qu'aucun d'eux ne serait
doge; que la place serait réservée à celui des amis communs que nommerait
l'assemblée des citoyens. Une grande réunion fut donc convoquée; les
guelfes n'en furent pas exclus. Montaldo et Adorno s'y présentèrent
ensemble se tenant par la main. Quatre-vingt-seize notables s'y assirent
pour procéder à l'élection. Adorno leur adressa une harangue étudiée pour
faire son apologie, demandant pardon à ceux que le malheur des temps lui
aurait fait offenser. Ses amis apostés répondirent en le demandant pour
doge. Soixante et douze suffrages, sur les quatre-vingt-seize, le
nommèrent. Il accepta sur-le-champ, et il courut au palais prendre
possession de sa dignité. La foule le suivait: les hommes considérables
s'écartaient pour ne pas grossir son cortège. Montaldo, indigné d'avoir
été joué par la mauvaise foi d'Antoniotto, regagna Gavi et s'y cantonna.


CHAPITRE IV.
Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France.

Le gouvernement s'organisa. Les nobles furent admis dans le conseil. Mais
Adorno éprouva qu'il est plus facile de prendre le pouvoir, de l'enlever
même à ses rivaux, que d'administrer un pays si bouleversé. Les troubles
continuaient de tout côté. Savone soulevée avait déclaré rompre tout lien
avec Gênes et s'était rangée sous la seigneurie du duc d'Orléans frère de
Charles VI et gendre du duc de Milan1. Jean Grimaldi, sénéchal de Nice
pour le comte de Savoie, et Louis son frère s'emparèrent de Monaco,
séparèrent cette ville de toute dépendance de la république et y
établirent leur propre domination. Ce fut de nouveau la retraite des
nobles guelfes mécontents qui s'exilaient de Gênes. Leur émigration ne
faisait que prévenir les rigueurs du doge; il bannit huit cents citoyens
à la fois. Les Fieschi ravagèrent plusieurs parties du territoire. Guarco
qui s'était emparé de Ronco, Montaldo qui tenait toujours Gavi, faisaient
des excursions répétées jusqu'aux portes de Gênes. Leurs succès n'étaient
pas décisifs. Adorno avait à leur opposer 3000 fantassins soldés, avec
1000 chevaux, sans compter 1000 combattants levés sur le territoire. Mais
il connut enfin le ressort secret que mettaient en jeu ses rivaux, et il
cessa de se méprendre sur le sort que tant d'attaques lui réservaient.

Antoniotto Adorno avait cultivé en tout temps la faveur de Jean Galéas
Visconti. Mais, tout digne qu'il était de l'amitié de ce tyran, elle
était toujours subordonnée chez celui-ci à l'intérêt de l'ambitieux, qui,
non content du lot échu pour sa part dans le partage de l'ancienne
souveraineté des Visconti, avait pris en trahison Bernabo son oncle, et,
s'étant fait duc de Milan, avait ensuite dépouillé ses voisins par la
guerre et par la perfidie. Adorno, tandis qu'il était doge pour la
seconde fois, l'avait assez bien servi. Choisi pour arbitre entre le duc
de Milan et les Florentins, il avait été si partial, que Florence avait
protesté contre la sentence d'un tel juge. De là sans doute la faveur et
les bons offices que Jean Galéas lui avait accordés: mais, s'il avait
toujours fourni des secours à Adorno pendant sa déchéance pour troubler
tout gouvernement qui s'établissait, s'il l'encourageait dans ses efforts
pour reprendre la place qu'il avait perdue, les soins de ce protecteur
n'étaient pas désintéressés. Il se souvenait que la seigneurie de Gênes
avait été tenue par les chefs de sa famille, il la convoitait à son tour;
il y fomentait les désordres qui devaient tôt ou tard lui livrer sa
proie. Dans ce but, après avoir aidé à remettre Adorno sur le siège
ducal, il ne lui convenait pas de l'y laisser tranquille. Il devait, ou
l'obliger à se jeter de lui-même dans ses bras, ou enfin le renverser et
le supplanter, Antoniotto apprit que les troupes conduites contre lui par
Montaldo et par Guarco étaient salariées des deniers de Visconti. Il vit
alors comment il devait compter sur l'appui de celui-ci, et jusqu'à
quelle issue seraient poussées ses perfides manoeuvres. Enflammé de colère
contre tant de duplicité, il se décida sur-le-champ à chercher ailleurs
un défenseur, un maître s'il le fallait, plutôt que de tomber sous le
joug d'un faux ami.

Les embarras qu'on lui suscitait au dehors n'étaient pas les seuls qui
empêchaient son gouvernement de se soutenir. L'état intérieur faisait
sentir, à lui, l'impossibilité de conduire les affaires publiques, et à
beaucoup de citoyens le besoin d'un abri sous lequel on pût mettre fin à
l'anarchie et permettre à Gênes de se rétablir. On était pressé par la
nécessité, et par la nécessité la plus instante. L'argent manquait.
L'obligation de soudoyer des mercenaires sans lesquels on ne faisait plus
rien, était devenue à cette époque un fardeau qui ruinait les
contribuables et écrasait la république. Aussi il est remarquable que
depuis plusieurs années, il n'est plus question d'armements et
d'expéditions maritimes. Dans le moment où Venise réparait les malheurs
passés par une activité nouvelle, les Génois semblaient n'avoir plus de
ressources pour armer leurs flottes, pour rendre à leur commerce de mer
la protection et l'encouragement. On peut juger de la dépense des
stipendiés par un seul fait: treize ans auparavant un doge était devenu
odieux pour avoir voulu ajouter soixante et quinze gendarmes aux vingt-
cinq qui composaient sa garde ordinaire. On salariait maintenant quatre
mille hommes, sans parler des habitants qu'on tenait sous les armes. Mais
la république n'avait point de ressources disponibles, ses revenus
annuels étaient affectés aux créanciers qui avaient fourni avant cette
époque aux besoins des armements ou des guerres étrangères; et rien ne
pouvait être soustrait à cette délégation dans un pays où la fortune
privée et l'existence de l'État semblaient réputées une même chose. Pour
des dépenses nouvelles et toujours croissantes il fallait exiger sans
cesse des contributions extraordinaires, et elles frappaient sur des
campagnes ou ravagées par l'ennemi ou épuisées par la soldatesque, et sur
un commerce interrompu par les révolutions, dérangé par l'instabilité de
la sécurité publique. Pour faire payer les citoyens mécontents et sans
confiance, il n'y avait plus ni entraînement spontané, ni persuasion
officieuse; il ne restait que les voies de la contrainte, et il n'y en
avait pas qui ne poussât à la révolte.

Dès le commencement de cette magistrature si péniblement reprise, Adorno
avait reconnu le besoin d'un puissant appui: les invasions de Guarco et
de Montaldo lui firent comprendre qu'il était temps d'y recourir. Il
avait entretenu des liaisons à la cour de France; il se tourna de ce
côté et songea à placer Gênes sous la seigneurie de Charles VI.

La soumission volontaire de la république à la seigneurie des étrangers
n'était pas une chose nouvelle. Nous l'avons vu: tour à tour, un jour
d'enthousiasme gibelin, une intrigue au temps de la prépondérance guelfe,
une disgrâce imprévue dans la lutte avec les Vénitiens, avaient remis
Gênes aux mains de l'empereur Henri VII, de Robert de Naples et des
Visconti de Milan. Maintenant, après tant d'années de troubles, ce qui
résignait à la pensée de chercher au dehors un maître qui se fît obéir,
c'était la lassitude de l'anarchie, la désorganisation du gouvernement
national, l'impossibilité d'accorder entre eux les citoyens ambitieux qui
venaient s'arracher le pouvoir, car d'ailleurs on l'eût facilement laissé
prendre à quiconque eût su le garder. On voulait, en un mot, retrouver à
tout prix la protection, la sûreté et la paix publiques, premiers besoins
des sociétés. Déjà, dans une des dernières mutations que nous avons
signalées, la résolution d'appeler un arbitre suprême pris parmi les
princes étrangers avait été sérieusement agitée. Le recours au roi de
France avait été formellement proposé. Les guelfes y inclinaient; ils
étaient accoutumés depuis l'apparition des Angevins en Italie, à regarder
la cour de France comme la protectrice de leur faction, quoique, suivant
la remarque d'un judicieux historien2, les Français n'entendissent rien à
cette obscure politique des partis italiens. Quant aux nobles des deux
couleurs, ils pensaient que le prince et la cour d'une grande et illustre
monarchie leur seraient favorables; si l'autorité française
s'établissait réellement à Gênes, les distinctions seraient pour eux: si
cette protection laissait quelque indépendance à la république,
l'expulsion du premier rang étendue quelquefois à toute part au
gouvernement ne subsisterait pas à leur préjudice sous l'influence
royale. Le roi de France ne pouvait ni goûter la démocratie, ni préférer
une aristocratie plébéienne à une noblesse antique. Telles étaient les
dispositions diverses qu'Adorno allait rencontrer en développant ses
projets; et si ce qu'il méditait était une intrigue contre
l'indépendance de sa patrie, il n'en était pas seul coupable. Nous avons
à ce sujet quelques lumières que les historiens de Gênes ne paraissent
pas avoir connues. Trois ans auparavant, une négociation avait été
entamée, et poussée fort loin, par des délégués des émigrés ou des
mécontents; nous avons un traité3 en ce sens, fait au nom des nobles de
Gênes, ayant pour but la destruction du gouvernement populaire et le
rétablissement de celui de la noblesse sous les auspices et avec la
participation de la France. L'instrument original que nous en possédons
ne porte pas l'assentiment du roi. Il est vraisemblable que la rapidité
des changements survenus à Gênes prévint l'effet de ce projet. Peut-être
aussi les commissaires qui l'avaient signé ne purent-ils le faire
ratifier par leurs commettants. On démêle dans la teneur l'embarras de
ces nobles guelfes et gibelins si peu accoutumés à délibérer et à
négocier en commun; ayant à stipuler pour leur gouvernement futur, ils
sont encore loin d'être d'accord pour pouvoir en désigner les membres à
l'approbation du roi, et à plusieurs reprises ils répètent l'expression
du doute sur la possibilité de s'accorder pour la nomination d'un seul
chef. Mais ce qu'il leur faut au prix de l'invasion violente de leur
patrie, c'est la destruction du régime des doges: et maintenant Adorno
venait lui-même leur rendre ce service. On ne peut donc s'étonner de voir
les nobles se rendre à ses propositions; c'était servir leurs propres
vues.

Quant à Adorno, était-il de bonne foi? Toujours préoccupé du pouvoir
suprême, prompt à y porter la main, mais timide et malhabile à le
conserver, nous l'avons vu déserter lâchement le trône ducal, et, en
fuyant devant les obstacles, devancer même l'heure de la nécessité. Nous
l'avons vu, toujours dissimulé, attendre l'instant propice de se
ressaisir de cette proie qu'il avait si mal gardée, mais que son ambition
n'avait jamais résignée sincèrement. Pressé par l'impossibilité de faire
marcher son gouvernement, il ne demandait peut-être qu'à emprunter le nom
redouté d'un roi de France; mais quel appui réel pouvait-il attendre d'un
gouvernement déjà désorganisé, d'un prince insensé et d'une cour divisée?

A s'en tenir aux apparences, il faudrait rendre à Antoniotto cette
justice, que s'il avait eu à inspirer à sa république la plus patriotique
détermination, il n'aurait pu agir avec plus de ménagement pour tous les
partis, de respect pour toutes les opinions, avec des formes plus
conciliantes.

Les historiens français parlent avec peu de détail de cette singulière
transaction. Les conséquences s'en sont prolongées pendant le cours d'un
siècle et demi: cependant, comme elle n'eut alors aucune influence
immédiate sur les événements d'une époque malheureuse, une possession
lointaine bientôt perdue n'attira pas longtemps l'attention
contemporaine. Mais il reste dans nos archives de nombreux documents qui,
expliquant ou complétant les récits imparfaits des Génois, révèlent
quelques faits curieux.

On y voit que la première ouverture faite par Adorno à ses conseillers
avait suivi de près la révolution qui l'avait enfin rassis sur son siège
ébranlé, nouveau témoignage des variations de cet esprit malade, qui
s'effrayait si vite sur les suites de ce qu'il avait fait avec le plus de
hardiesse. Des négociateurs furent d'abord envoyés à Paris4. Là tout se
faisait alors par l'intrigue et sous l'influence des haines de parti. Le
duc d'Orléans, frère du roi, mari de Valentine, fille du duc de Milan,
avait eu par ce mariage la seigneurie d'Asti en Piémont. Il y tenait un
gouverneur et une garnison. De là on travaillait à s'agrandir. C'est à la
faveur de ce voisinage que la protection du duc d'Orléans avait été
réclamée par Savone, quand cette ville entendit se détacher de Gênes. On
croit que le doge avait été tenté de s'adresser au même prince. Il est
probable que la défiance du beau-père le détourna de se mettre entre les
mains du gendre. Mais Orléans n'abandonna pas volontiers l'espérance
d'une si belle acquisition: il s'opposa à ce qu'elle échût au roi son
frère. A son tour, le roi, dans ses moments lucides, se montrait flatté
de ce nouveau domaine. Auprès de lui était le duc de Bourgogne, ennemi
irréconciliable du duc d'Orléans dont il méditait la perte. Il
s'attaquait souvent à Jean Galéas pour contrarier le duc. Il ne voulait
laisser tomber Gênes au pouvoir ni de l'un ni de l'autre. Les ouvertures
d'Adorno furent donc acceptées au nom de Charles VI.

A Gênes, pour arriver au résultat, le doge avait assemblé d'abord deux
cents gibelins tous populaires, et les avait fait délibérer sur son
projet. Ils y avaient donné leur assentiment; douze voix seules l'avaient
refusé. Il convoqua ensuite une réunion de guelfes; elle eut un succès
semblable. Après ces consultations particulières, un grand parlement
solennel fut tenu; huit cents citoyens y furent appelés mi-partis des
deux factions et dans chacune de nobles et de plébéiens. La grande
majorité accepta la seigneurie du roi de France. Adorno ne voulut pas
négliger de demander l'accession des guelfes émigrés. Il monta sur une
galère et alla trouver en Toscane leur chef le cardinal Jean Fieschi,
l'évêque guerrier de Verceil et puis d'Albenga. Ils furent bientôt
d'accord; et, en signe d'union, ils revinrent ensemble à Gênes. La
galère qui les portait avait arboré une branche d'olivier pour symbole de
la paix dont on se flattait de jouir désormais. Dieu sait quels
sentiments secrets étaient cachés sous ce pacifique emblème!

Des ambassadeurs français se rendirent à Gênes. Le traité fut préparé,
mais plusieurs mois s'écoulèrent en intrigues et en difficultés. Des
lettres patentes du roi nous apprennent d'abord qu'il fallut
désintéresser le duc d'Orléans. On y voit que celui-ci avait entrepris
d'avoir la seigneurie de Gênes, et tant fait à cette intention qu'il
avait en sa main les ville et château de Savone. Mais les doge et
gouverneurs de Gênes, ou plus de la semi-part d'iceulx, ayant plusieurs
fois sollicité le roi d'accepter la seigneurie de leur État, et Charles
ayant condescendu à leur désir, il déclare avoir traité et accordé avec
le duc son frère. Celui-ci lui cède tous ses droits, et lui remet Savone
et toutes les autres dépendances qu'il avait acquises sur le territoire
génois; et, pour le contenter et défrayer des très-grands frais par lui
en plusieurs manières faits et soutenus, le roi lui accorde une somme de
trois cent mille écus d'or payable aussitôt après la remise effective des
villes et châteaux. Le duc donne à son tour des lettres patentes
conformes, et intime à ses commandants de rendre sans autre mandement les
places qu'ils tiennent pour lui, intimation donnée à contrecoeur, qui fut
mal exécutée: il est vrai que nous ne saurions dire si les trois cent
mille écus furent jamais payés.

Force était au roi d'acheter Savone, car c'était la condition
essentiellement déterminante pour les Génois. Dans l'apathie universelle
des sentiments patriotiques, une seule passion populaire était réveillée
chez eux, la passion de remettre Savone sous le joug. Le populaire ne
voulait pas même qu'on insistât sur aucune autre demande. Quoi qu'il en
soit, la conclusion et la rédaction exigèrent de nouveaux pouvoirs du
roi, de nouvelles délibérations à Gênes; mais à ce point, si les procès-
verbaux qui nous en restent disent tout, la délibération n'était plus que
d'apparat pour constater les choses convenues. Six cent huit votants
prennent part à une de ces assemblées. Dix orateurs choisis y sont
entendus avant le vote. L'un d'eux sollicite la prompte signature du
traité, par pitié pour la triste situation des pauvres. Un autre prend
dans la Cité de Dieu de saint Augustin quatre conditions qu'un État doit
rechercher et qu'il trouve réunies dans la seigneurie du roi de France,
roi si grand que le servir c'est liberté, «Si ce roi est bon, dit le
dernier orateur, il n'est pas besoin de pactes; s'il est mauvais, les
pactes ne serviront de rien; finissons promptement, mais que Savone nous
soit rendue.» Celui-là seul, comme on voit, parlait d'affaires.

Les historiens génois disent qu'au moment même que les ambassadeurs
français mettaient la dernière main à la convention, Jean-Galéas avait
envoyé un nouveau messager et de nouvelles offres qui furent rejetées.
Cependant nous avons le procès-verbal d'une assemblée où le doge
demandant conseil pour conclure avec le roi, expose qu'il avait d'abord
dépêché à Milan des ambassadeurs, et il les fait connaître par leurs
noms, pour faire expliquer Jean-Galéas; mais que le duc avait déclaré que
par révérence pour le roi de France, il ne voulait plus tenir la promesse
qu'il avait faite de se charger du gouvernement de Gênes. Dans ce siècle
de dissimulation et de mensonges politiques, il n'y a rien d'étonnant à
voir Galéas travailler presque à découvert à ressaisir par l'intrigue ce
qu'au moment même il refuse officiellement. Il n'est pas surprenant non
plus que, dans les circonstances orageuses des dissensions violentes de
Gênes, Adorno eût été forcé d'offrir au duc de Milan ce que pour rien au
monde il n'eût voulu laisser tomber dans ses mains avides5.

Enfin tout fut entièrement convenu: les Génois élisaient le roi de
France pour leur seigneur à perpétuité. La république se donnait à titre
de seigneurie avec toutes ses terres et tous ses droits. Elle devait se
gouverner par ses lois propres. Aucun impôt ne serait levé au profit du
roi: il ne pourrait exiger aucun emprunt: s'il usait des navires des
Génois, il devait les affréter à ses dépens. Gênes ne devait supporter
que les frais de la garde de son territoire et le salaire de son
gouverneur, qui, sous le titre de défenseur du peuple et de la commune,
avait le traitement des anciens doges.

Les ennemis du roi deviennent ceux de la république, sauf les alliances
de celle-ci avec l'empereur de Constantinople et le roi de Chypre. Quant
à l'empire d'Allemagne, il est remarquable que les Génois, si fiers de
leur indépendance et qui depuis tant de siècles avaient si peu de
rapports réels avec les successeurs de Conrad et de Barberousse, se
croyaient obligés de stipuler qu'ils se donnaient à Charles VI, sauf les
droits et les honneurs dus à l'empire romain, aveu que les écrivains du
pays ont défiguré en le traduisant, contre la teneur des actes, par ces
mots, «sans préjudice des droits de l'empire romain s'il en existe.» En
ajoutant sur leur pavillon l'écusson de France, ils y accolèrent l'aigle
impériale, restes insignifiants de l'influence gibeline. On se réserva
avec un soin particulier la dispense de suivre dans les schismes de
l'Église le parti et les déterminations de la France.

Charles VI promettait de faire rendre à Gênes, dans le délai de quatre
mois, tous les territoires qui auraient été détachés de l'État depuis
quatre ans en arrière. Une convention particulière obligeait le roi à
remettre Savone dans la dépendance génoise immédiatement. Il devait tenir
la main à ce que les Savonais restituassent les prises qu'ils avaient
faîtes.

Le roi se mettait immédiatement en possession des châteaux et forteresses
de la république. Il y constituait des commandants français; mais si, à
l'expiration des quatre mois convenus, les places qu'il s'engageait à
faire rentrer dans le devoir n'y étaient pas rendues, le conseil de la
république reprendrait ses forteresses et les retiendrait, notamment
jusqu'à la reddition de Savone.

Le gouverneur et le conseil administraient les affaires. Le gouverneur
présidait et jouissait de deux suffrages; mais, s'il n'assistait pas au
conseil, les résolutions prises en son absence n'en étaient pas moins
valables. Les conseillers étaient au nombre de douze au moins, pris en
nombre égal parmi les nobles et les populaires, parmi les gibelins et les
guelfes. Leur doyen devait être gibelin populaire. Les principales
magistratures étaient conservées.

Mais ici arrivait la clause fatale à Adorno, la clause qui venait lui
arracher le fruit de toutes ses manoeuvres. Le gouverneur et son
lieutenant devaient être envoyés par le roi et natifs de son royaume
ultramontain. Charles VI eût pu se réserver de donner à Gênes des
gouverneurs français; mais il n'avait point d'intérêt à s'en imposer la
loi à lui-même: c'était donc une condition demandée par les Génois.
L'ambitieux, trompé dans l'espoir de rester le maître de sa patrie en
achetant la protection française, en échangeant seulement son titre de
doge, essaya pourtant d'éluder l'exclusion stipulée. Le roi fit ajouter
au traité, qu'il pourrait d'abord, à son bon plaisir, nommer Adorno
gouverneur provisoire; mais le sort de celui-ci était décidé, il avait
obtenu un article secret qui lui garantissait deux fiefs et une pension
en France; probablement un autre article secret, traité sans lui,
limitait à un temps fort court son gouvernement provisoire.

Ainsi on se donnait à la France; la bourgeoisie pour avoir la paix et la
sécurité; le peuple pour opprimer Savone; les nobles pour ruiner le
gouvernement populaire, et avant tout pour se défaire d'Adorno. Grâce à
ces passions satisfaites, la nation croyait n'avoir pas été vendue et que
c'était elle qui se donnait. Dans l'espoir d'échapper à l'anarchie, la
république accomplissait ce singulier mélange d'une indépendance douteuse
avec la domination d'un monarque étranger atteint de folie.

(1396) Au jour fixé, le nouvel étendard fut déployé. Le doge résigna son
pouvoir et en déposa les insignes. Les commissaires du roi reçurent le
serment de fidélité. Ils proclamèrent Adorno gouverneur royal, lui
rendirent le sceptre du commandement et lui abandonnèrent le palais
public6.

Mais, au bout de deux mois, on vit arriver de Paris Valeran de
Luxembourg, comte de Saint-Pol, nommé gouverneur. Il conduisait deux
cents lances françaises. Plusieurs nobles chevaliers l'accompagnaient en
volontaires. Ce brillant cortège fut renforcé par des stipendiés que les
seigneurs des environs se hâtèrent d'y réunir. L'évêque de Meaux
accompagnait le gouverneur en qualité de commissaire du roi (1397).
Adorno ne put refuser de remettre le gouvernement: il se retira chez lui
s mais il essaya de retenir la citadelle de Castelletto, sous prétexte
qu'elle devait lui servir de gage pour une créance qu'il réclamait de la
république. Le gouverneur, d'autorité, se fit remettre cette forteresse
et y établit un commandant français. Ici finit la carrière de l'ambitieux
Antoniotto. On peut croire qu'il s'était réservé pour de nouveaux
troubles: renvoyé à la Pietra, résidence de sa famille, apparemment il
s'y fortifia, car Saint-Pol se crut obligé de faire marcher des troupes
pour réduire ce château à l'obéissance de la république. Adorno n'y
attendit pas un siège; il se réfugia à Final, et, l'année suivante, il
fut une des victimes de la peste.



CHAPITRE V.
Gouvernement français. - Mouvements populaires.

Dans la suite des événements et des récriminations qu'ils amenèrent, les
Français ont dit que pour la rédaction des traités ils s'en étaient
rapportés aux Génois. On mettait sans doute, à Paris, peu d'importance à
ce qu'on accordait. On ne voyait d'essentiel que la seigneurie obtenue et
la position prise, sans s'embarrasser des formules et du style du
contrat. Quand on occupe militairement un pays où l'on se sent étranger,
surtout par la langue, c'est chose commune que la distinction soit assez
mal établie entre la soumission volontaire et la sujétion par droit de
conquête. Il arriva donc que bientôt on voulut gouverner indépendamment
de la teneur du traité, et quand les Génois en réclamèrent les
conditions, on les prit pour des sujets révoltés. Mais, à leur tour, ces
pactes qu'ils venaient de souscrire, ils ne pensaient qu'à s'en
affranchir.
Cependant les commencements de ce nouveau régime n'eurent rien de
pénible. Le gouverneur procéda promptement à l'exécution de la clause à
laquelle le pays attachait le plus d'importance. Les habitants de Savone
n'avaient pas voulu se remettre sous la dépendance de Gênes et l'on
s'indignait qu'ils fissent difficulté de reconnaître la cession qui les
remettait sous l'ancien joug. Saint-Pol marcha contre eux et ne les
réduisit qu'après une assez longue résistance. Il fit rentrer aussi dans
le domaine de la république Port-Maurice qui s'en était détaché. Après
quelque hésitation, Montaldo traita et restitua Gavi.

L'assistance due aux colonies du Levant ne fut pas oubliée. Mais, tandis
que l'invasion des Turcs de Bajazet, menaçant Constantinople, rendait
précaire la position de ces établissements, les secours qu'on leur
envoyait ne ressemblaient plus à ces flottes formidables des temps
antérieurs. Les expéditions mercantiles avaient pareillement déchu.
L'issue de l'une de celles-ci devint funeste. De deux galères chargées de
marchandises, une tomba entre les mains des Turcs (1398), l'autre
rapporta la peste à Gênes. La contagion n'épargna pas le reste du
territoire; pendant longtemps elle reparut à de courts intervalles.

Cependant le gouverneur retourna à Paris, et aussitôt qu'on s'aperçut que
les rênes n'étaient plus tenues par des mains fermes, des meneurs secrets
semèrent le désordre comme pour essayer l'indépendance. On mit en jeu le
réveil des vieilles factions, bien que, pour y donner prétexte, il n'y
eût, ni plus rien de leurs anciens intérêts, ni cause qui en fournît de
nouveaux. Les tumultes commencèrent dans les rivières aux cris de Vive
l'aigle! Bientôt ils pénétrèrent dans la ville, et puisqu'on allait
combattre au nom des gibelins et des guelfes, ce ne pouvait être que sous
la conduite des Doria, des Spinola, des Fieschi. Ils reprirent leur place
à la tête des partis, et s'organisèrent en deux camps au milieu de la
cité. L'autorité française ne fut pas écoutée, et bientôt on la mit
absolument à l'écart. A l'évêque de Meaux, qui en était le principal
dépositaire, on reprocha d'être vendu aux guelfes, on lui insinua que sa
présence à Gênes était inopportune; et, quand il eut cédé à cette
sommation, on répandit qu'il était allé chercher des troupes pour revenir
eu force au secours des guelfes. Ce fut un prétexte nouveau pour presser
les hostilités; elles furent longues et sanglantes; le lieutenant du
gouverneur en resta tristement spectateur impuissant. La calamité ne
cessa que lorsque, l'habitude d'incendier les maisons de rue en rue
s'étant établie, les propriétaires des deux couleurs avisèrent que la
guerre se faisait aux dépens des riches et au seul profit des pillards et
des brigands. On fit donc la paix; si l'on considère quel fut l'article
principal du traité, on peut s'étonner que de telles querelles pussent
finir par de semblables accommodements. Le grief des gibelins était que,
malgré l'égalité du nombre des membres des deux partis dans le conseil,
la partialité du gouverneur et sa voix prépondérante faisaient tout
décider contre eux. Ils demandaient pour y remédier, d'avoir, sur dix-
huit votants, dix membres de leur côté contre huit guelfes. Ce fut là le
pacte accordé. Mais on stipula aussi que les fortifications de
Castelletto seraient démolies, qu'il n'y resterait que la tour, et cette
clause était contre le gouverneur français bien plus que contre les
guelfes.

Ce fut le résultat d'une guerre intestine de quarante jours. On en estima
le dommage à un million de florins. Il y périt un grand nombre de
citoyens, et en un seul jour quinze nobles ou notables des deux partis.

Pendant ces événements tragiques, Montaldo mourut victime de la maladie
épidémique. Après avoir brillé de quelque éclat dans les premières
époques de son élévation, il n'avait plus joué que le rôle douteux et
subalterne d'un intrigant aux ordres du tyran milanais.

La cour de France résolut, après quelque hésitation, de rétablir son
autorité dans Gênes. Elle expédia un nouveau gouverneur. Ce fut Colard de
Caleville, chambellan du roi. Quand sa venue fut annoncée; quatre députés
furent envoyés à Asti au-devant de lui. Ils allaient s'assurer si le
gouverneur n'amenait pas plus de forces que le traité ne l'avait réglé.
Mais ils ne trouvèrent dans sa compagnie qu'une vingtaine de chevaliers
ou de gens d'armes. Sur cet avis on se prépara à recevoir honorablement
le nouveau représentant du roi. Il entra à la tête d'un brillant cortège;
mais la foule qui le précédait criait encore Vive l'aigle!

(1399) Il ne fallut que quelques mois pour voir les fruits des sentiments
populaires éveillés dans les derniers troubles. Environ deux cent
cinquante artisans se lièrent en confraternité et tinrent des assemblées
politiques. Leur but était de faire exclure les nobles du conseil. Le
gouverneur manda le président de cette société; au lieu d'obéir, elle
prit les armes aux cris de Vivent le peuple et le roi! Tandis que le
gouverneur, se faisant assister des principaux populaires, allait à eux
désarmé pour employer la persuasion à les apaiser, ils s'emparèrent du
palais, ils s'occupèrent à y organiser le gouvernement, et ils mandèrent
à Caleville de venir y vaquer avec eux. Déjà les forts étaient entre
leurs mains; les paysans des vallées accouraient pour se joindre à eux:
des gens habiles commençaient à se montrer à la tête de ces mouvements
désordonnés et à s'en saisir pour leurs fins particulières. Le gouverneur
faiblit, les classes supérieures s'alarmèrent, et enfin la noblesse céda
au temps. Les nobles sortirent du conseil sur la promesse secrète d'y
être rétablis aussitôt qu'on le pourrait avec moins de danger. Tout se
soumit alors: il y eut amnistie générale et paix dans la ville. Mais
tout à coup la plus bizarre des diversions vint changer le cours des
idées. Des processions dévotes d'hommes, de femmes, d'enfants cachés sous
le sac du pénitent, coururent en tous sens de la Provence à Rome, et
jusqu'au fond de l'Italie. Cette dévotion nouvelle ou renouvelée des
flagellants fut spontanée; le pape ne l'avait pas indiquée, et même il
la condamna sans que le peuple y fût moins obstiné. Une vision divine,
dit-on, l'avait déterminée; à mesure qu'elle se répandit, de nouveaux
miracles s'opérèrent et la recommandèrent de province en province. De ces
miracles le plus grand fut sans doute de suspendre la fureur des partis
et d'opérer, parmi les haines invétérées, des réconciliations nombreuses,
si ce n'est solides. En ce moment l'Italie n'entendit parler d'aucun
événement, de nulle autre affaire. Dans ces louables dispositions on
partait d'une ville, marchant deux à deux, sous le sac et le capuce; les
habitants des villages venaient sur le passage se joindre à ces longues
processions. Les prêtres et les croix précédaient les fidèles. Ils
chantaient des hymnes; le Stabat mater était le cantique favori de ces
pèlerins. De distance en distance, ils se prosternaient en criant tantôt
miséricorde! et tantôt paix! paix! Quand ils avaient atteint quelque
cité assez éloignée, qu'ils l'avaient édifiée en visitant ses églises et
ses sanctuaires, la procession rétrogradait et rentrait dans ses foyers.
C'est du lieu où elle s'était arrêtée qu'il en partait une semblable qui
allait propager plus loin leur nouvelle dévotion. Ainsi, comme une
contagion, la pratique s'en étendit de proche en proche à une grande
distance et en tout sens. Mais en plusieurs lieux cette dévote mascarade
fut suspecte à la soupçonneuse tyrannie ou à la liberté ombrageuse. Jean-
Galéas ne voulut point l'admettre à Milan. A Venise quelques moines
voulurent y initier le peuple, la république sévit contre eux. A Savone
on ne laissa pas entrer les pèlerins qu'ils ne se fussent découverts.
Mais à Gênes cette superstition fut accueillie avec enthousiasme, elle y
prit une nouvelle vigueur. Les habitants si divisés des campagnes se
réunirent soudain dans la concorde et dans l'humilité. Les nobles de la
ville qui se trouvaient aux champs se mêlèrent aux processions rustiques
qui se dirigèrent vers la cité. Les citadins, touchés de ces merveilles,
y répondirent avec transport. Il sortit de leurs murs une procession
solennelle où les sexes, les âges, les conditions se mêlèrent à l'envi.
Tous les travaux furent suspendus neuf jours; quand les ateliers se
rouvrirent, les heures de la soirée furent encore réservées pour répéter
dans la ville les stations d'église en église. Toutes les dévotions des
confréries déjà formées, les exercices même des flagellants, reprirent
une nouvelle ferveur. Les miracles ne manquèrent pas à la foule crédule.
Enfin l'on remarqua comme l'un des prodiges, et qui ne fut pas le
moindre, qu'au milieu de tant et de si longues courses, jamais pèlerin,
homme ou femme, ne souffrit ni ne se plaignit de la fatigue.

Pendant un an les processions continuèrent dans Gênes. Quand le zèle fut
tout à fait épuisé, l'habit conservé dans les oratoires de confrères et
une confrérie permanente établie à cette occasion perpétuèrent le
souvenir de ce grand et singulier mouvement.

(1400) Il avait donné assez de relâche à la chaleur des partis pour que
le gouvernement crût pouvoir en profiter en rouvrant la porte des
conseils aux nobles qu'on en avait exclus quelques mois auparavant; mais
déjà hors de la ville, les prières finies, la discorde avait reparu. Dans
la ville il s'élevait d'autres nouveautés. L'association populaire déjà
tentée s'y ranima avec des forces singulières et ne craignit pas de
traiter l'autorité du roi de France, comme on en avait usé avec celle du
roi Robert. Les artisans assemblés déclarèrent publiquement que la
république leur paraissait mal ordonnée et qu'ils entendaient prêter la
main pour y remédier. Ils investirent de leur pouvoir quatre prieurs avec
douze conseillers nommés parmi eux et qui devaient être renouvelés de
quatre en quatre mois. Ils étaient mi-partis de gibelins et de guelfes.
Leur fonction était de dénoncer les abus, de les poursuivre et d'appeler
le peuple entier au secours du bon droit, si quelque obstacle était
opposé à la justice. Les artisans avaient juré d'obéir en tout à ces
tribuns et de n'obéir qu'à eux. Cette magistrature eut d'abord un grand
crédit. Les opprimés y recouraient. Des notables, sans appartenir aux
professions associées, des nobles même fréquentaient leurs assemblées, et
venaient y suggérer leurs vues sous le prétexte du bien public. Les
prieurs avaient établi leur séance au palais; ils assemblaient leur
conseil au son de la cloche; ils s'entouraient, en un mot, de formes
ambitieuses. Il est pourtant possible qu'ils ne fussent là que pour
répondre au gouvernement de la direction des classes inférieures,
secrètement serviles tandis qu'ils paraissaient menaçants.

Quoi qu'il en soit, l'institution dénotait la grande impuissance du
gouverneur qui la souffrait, ou l'aveu de bien peu de ressources s'il la
provoquait pour en appuyer son autorité. Aussi, il suffit qu'un factieux
banni parût aux portes de la ville avec une poignée d'hommes, qu'il fit
crier Vive le peuple! et à cette voix un grand nombre de citoyens prirent
les armes. Le gouverneur, se voyant abandonné, sortit du palais et
s'enfuit. Les prieurs furent laissés seuls. Les artisans allèrent se
ranger de nouveau sous la direction des grands personnages du parti
populaire aussitôt accourus pour empêcher la noblesse de s'emparer de la
place vacante. Guarco et les frères de Montaldo, héritiers de ses
prétentions, essayèrent de s'emparer du pouvoir. Baptiste Boccanegra,
fils du premier doge, concurrent déjà tant de fois signalé, fut enfin
nommé pour régir la république sous le titre de capitaine pour le roi de
France. Il s'empressa de faire porter ses obéissances à Paris et d'y
demander la confirmation de sa dignité. Son envoyé n'obtint pas même
audience. Caleville, réfugié à Savone, fut autorisé par sa cour à
requérir les secours du duc de Milan et des marquis Caretto pour faire
prévaloir la puissance royale et pour en venger les affronts.

Mais si Boccanegra devait se voir bientôt la victime de cette menace, le
pouvoir lui échappa bien avant. Les Adorno expulsèrent le capitaine. Il y
eut alors une confusion dont il n'est pas facile de suivre les
mouvements. D'abord un des Fregose se joignit aux frères Adorno avec
lesquels un mariage l'avait allié. On cria vivent Adorno et Fregose!
d'une même voix, et des couleurs si longtemps rivales flottèrent réunies
dans les rues de Gênes. Leur adversaire était Guarco, qui, après avoir
soutenu Boccanegra, combattait maintenant pour ses propres prétentions.
Boccanegra lui-même se représenta; il vit son parti grossi par
l'accession des frères Montaldo, Bientôt après, les Fregose entrèrent
dans la même ligue, malgré leur alliance avec les Adorno. Mais entre ces
contendants seuls existait la guerre. Cette querelle si compliquée
d'intrigues n'excita dans la masse des citoyens que l'indifférence et le
mépris. Tous se saisirent et s'expulsèrent du palais tour à tour. Le
public fut également froid pour les soutenir ou pour les repousser. Mais
l'anarchie ne pouvait durer toujours. Le voeu du peuple prononça le nom de
Baptiste de Franchi, l'un des anciens du conseil, et la puissance tomba
entre ses mains, du consentement des prétendants; car, dans leur
impuissance commune, il ne restait plus à chacun d'eux qu'à donner
l'exclusion à ses rivaux. De Franchi était un plébéien gibelin, membre de
cette agrégation de plusieurs familles qui depuis soixante ans avaient
contracté une parenté volontaire. La dénomination de Franchi exprimait
leurs sentiments populaires; mais celui-ci paraît avoir été un de ces
hommes timides qui, flottant dans les temps de trouble entre l'ordre
légal et l'impulsion populaire, font sans cesse trop ou trop peu, et ne
réussissent qu'à se compromettre; il se démit et se retira effrayé.
Enfin, à l'insinuation du duc de Milan dont le roi de France avait
demandé la médiation, il fut convenu que Gênes recevrait un lieutenant du
gouverneur français, car, pour le gouverneur lui-même, on répugnait
invinciblement à le revoir. Les causes de la haine qu'il avait inspirée
ne sont pas marquées, mais l'historien de Boucicault, son successeur,
accuse les premiers gouverneurs de Gênes de s'être fait haïr par une
conduite imprudente envers les femmes; il est probable que cette
accusation porte sur Caleville1.

Le lieutenant de celui-ci fit donc l'office de gouverneur; mais il
n'acquit aucune prépondérance. Des attentats particuliers troublèrent la
ville et les campagnes et ne furent pas réprimés. On essaya plusieurs
fois d'émouvoir la cité par le cri de vive le peuple; et enfin les
habitants des vallées firent dans Gênes une irruption qui intimida le
lieutenant. Il quitta le palais et alla se placer dans la forteresse de
Castelletto. Les citoyens, assemblés afin de pourvoir à cette occurrence,
rappelèrent de Franchi et proposèrent de le donner pour collègue au
lieutenant français. De Franchi refusa cette autorité partagée; alors on
le nomma seul; quelques voix lui décernaient le titre de doge; il
s'obstina à n'accepter que celui de capitaine pour le roi. Cette
nomination fut suivie de quelques jours de calme sans qu'on en fût mieux
d'accord. De Franchi était cher aux classes inférieures; les populaires
d'un ordre plus relevé se divisaient suivant la faveur qu'ils accordaient
aux Adorno, aux Fregose, aux Guarco, aux Montaldo; les nobles voulaient
un gouverneur qui vînt de France. De moment en moment, des querelles, de
nouveaux désordres naissaient de la situation chancelante de l'autorité.


CHAPITRE VI.
Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.

(1401) Un nouveau gouverneur français avait été nommé enfin, et, sur ces
entrefaites, il était arrivé à Milan. Celui-ci, connu des Génois, avait
déjà bien mérité de la république, et tous ceux qui s'accommodaient de la
seigneurie du roi de France l'avaient désiré. C'était le brave maréchal
Boucicault. Il avait combattu à la bataille de Nicopolis, perdue par les
chrétiens contre les Turcs. Il fut au nombre des prisonniers avec le duc
de Nevers, qui fut depuis le duc de Bourgogne. Les marchands génois et
vénitiens avaient été employés à négocier et à solder la rançon de ces
nobles captifs1. Boucicault, qui brûlait d'aller venger sa disgrâce dans
de nouveaux combats contre les musulmans, avait profité d'une occasion
qui s'en était offerte. En 1398, la république envoyait quelques forces à
Constantinople pour secourir ses établissements de Péra et son allié
l'empereur grec contre les efforts de Bajazet. Le roi de France fit armer
à Gênes, à ses frais, deux galères pour concourir à cette expédition,
Boucicault vint s'y embarquer avec quelques preux compagnons. Cette
petite troupe de chevaliers se répandit sur les bords de l'Asie et y fit
d'assez grands exploits. Au milieu de ces brillantes aventures,
Boucicault apprit que Péra et les faubourgs de Constantinople étaient
attaqués par les Turcs; il y conduisit ses braves; leur secours inattendu
déconcerta les ennemis, Péra fut sauvé. Les nobles aventuriers
protégèrent le pays un an entier. L'empereur vint alors en Occident
implorer de plus grands secours, le maréchal le devança. C'est en ce
moment que les Génois, mécontents de Caleville, et ne pouvant ni
s'accorder entre eux pour se passer d'un modérateur étranger, ni
d'ailleurs rompre le contrat fait avec le roi de France, pensèrent à
demander Boucicault. Suivant les mémoires du maréchal, une délibération
et une ambassade formelle sollicitèrent sa nomination; suivant les
historiens du pays, ce fut après les premiers temps de son administration
que deux ambassadeurs allèrent à Paris demander que son gouvernement fût
déclaré à vie. Quoi qu'il en soit, à son arrivée on le reçut avec
confiance et avec honneur.

Boucicault s'était arrêté à Milan. Il avait pris le temps de se faire
instruire de ce qui s'était passé à Gênes; il connaissait les choses et
les hommes, il venait avec un plan arrêté et il conduisait près de mille
hommes d'armes. Il en mit d'abord une partie à la solde de l'État et en
forma les garnisons des forts.

On était allé au-devant de lui à son entrée, et les personnages les plus
impliqués dans les derniers troubles n'avaient pas hésité à paraître
parmi ceux qui lui rendaient leurs respects. Mais dès le jour même il fit
rappeler au palais Baptiste Boccanegra et Baptiste de Franchi. Ils furent
arrêtés, une sentence rendue à l'instant par des juges français les
déclara coupables de lèse-majesté pour avoir usurpé le titre et les
fonctions de capitaines pour le roi. Sans leur donner le temps d'entrer
en prison, ils furent conduits au supplice. Ils s'excusaient en vain sur
la nécessité, sur leurs intentions; ils demandaient du moins le temps de
pourvoir à leurs affaires et à leurs consciences. Avant la fin du jour,
Boccanegra, moins heureux cette fois que lorsqu'il était condamné sous
les yeux de Montaldo, eut la tête tranchée en présence du peuple effrayé
de cette prompte rigueur. De Franchi, les mains liées, attendait le même
sort. Les assistants émus de pitié, profitant de l'obscurité, se
précipitèrent sur lui et le séparèrent de ses gardes; on lui jeta un
manteau pour qu'il pût se perdre dans la foule. Il y eut des hommes
prompts à couper ses liens et on le fit disparaître2.

Bientôt fut publié un ordre sévère pour le désarmement de tous les
citoyens de la ville et des vallées. Après ces premières mesures
Boucicault fit proclamer une pleine amnistie d'où ne furent exclus que
six gibelins et un guelfe. Avec l'abolition des délits commis, le
gouverneur fit marcher une justice sans rémission pour les manquements
nouveaux. Il ne confia point l'autorité répressive à un podestat italien;
un Français, Pierre de Villeneuve, en remplit, sous un autre titre, les
fonctions rigoureuses. Gênes n'était pas accoutumée à une fermeté si
soutenue. L'habitude du pardon qui s'accordait à chaque mutation avait
tellement enhardi à des désordres sans cesse renouvelés, que les
amnisties en étaient décriées. Depuis peu de mois l'on venait de décréter
que tout meurtrier qui aurait échappé à la peine ne pourrait, sous aucun
prétexte de pardon ou d'innovation dans le régime, être dispensé de
cinquante ans d'exil. Boucicault ne se tint pas à cette règle, et il
pardonna tous les crimes antérieurs, en empêchant bien que cette grâce
n'autorisât personne à de nouvelles violences. Tout méfait fut puni d'un
prompt supplice. De nombreux exemples apprirent aux habitants si redoutés
des vallées à s'abstenir de tout désordre. Un noble, qui avait cru
pouvoir intervenir à main armée dans l'élection d'un prieur de couvent,
paya de sa tête un abus de la force qu'il avait à peine considéré comme
une témérité3.

Dans les derniers mouvements les classes inférieures avaient revendiqué
leur part dans l'administration des affaires communes. C'était à la
faveur et par l'organe des corporations de métiers qu'avait éclaté cette
prétention redoutable. Appuyée des mêmes institutions, la démocratie
avait triomphée Florence, elle pouvait se remontrer à Gênes et prévaloir
par la vigueur tumultueuse du peuple. Les aristocraties de fait et
d'opinion qui circonvenaient le gouverneur ne craignaient rien tant, et
lui-même n'était pas disposé à donner carrière aux entreprises
populaires. A l'époque annuelle où les artisans changeaient leurs
consuls, il défendit d'y procéder. On ne tint pas compte de son ordre,
une élection eut lieu. Il fit emprisonner à l'instant les nouveaux
officiers et les anciens qui les avaient fait nommer. Les corps de
métiers furent taxés à une amende de 2,000 florins. Dès lors les réunions
populaires furent interrompues, les confréries de pénitents n'osaient
plus s'assembler dans les oratoires, même pour vaquer à leurs dévotions
communes. A la place des consuls des métiers on érigea une magistrature
nouvelle de deux nobles et de deux plébéiens qui présidèrent aux
professions industrieuses. Les hommes de loi, les notaires, les médecins,
avaient compté parmi les artisans; on les en sépara à cette occasion.
Boucicault, encore agréable aux classes supérieures, commença dès ce
moment à décliner, du moins dans l'affection du peuple. On se préoccupa
des moindres circonstances qui portaient atteinte à cette ombre
d'indépendance qu'on avait cru conserver sous un seigneur étranger. On
murmura quand les fleurs de lis prirent place dans les armes de la
république, et quand les actes publics qu'on rédigeait au nom du peuple
ne se firent plus qu'au nom du roi.

(1402) Le gouverneur ne tarda pas à faire rebâtir la citadelle élevée du
Castelletto, qu'il rendit d'une force imposante. Il fortifia également la
darse au bord de la mer; par là il tenait en respect la ville
turbulente. Les forteresses de la Spezia et de Chiavari furent aussi
édifiées. Il faut cependant rendre justice à son administration, il donna
beaucoup de soins aux intérêts de la république. Il expédia des galères
dans tous les établissements du Levant et de la mer Noire, à Chio, à
Famagouste. Autour de lui il s'occupa à faire rentrer au domaine public
les terres que l'usurpation en avait démembrées. Bientôt il ne restait
plus à recouvrer que Monaco tenu par Louis Grimaldi, et la Pieve dans la
vallée d'Arocia conservée par les Caretto. Il enleva Monaco et força
Caretto à rendre la Pieve.

En même temps il s'appliquait à décrier ces misérables distinctions de
partis, occasions de tant de désordres et déjà si éloignées de leur
origine et si dépouillées de motifs; car, disait-il aux Génois, comment
les citoyens d'une même ville peuvent-ils être ennemis mortels, sans
procès, sans intérêt de propriété de terrain, ou d'argent? Comment
peuvent-ils se dire l'un à l'autre: «Tu es du lignage guelfe et je suis
gibelin; nos devanciers se haïrent, ainsi ferons-nous?»

Les mémoires du maréchal nous donnent une idée de la prospérité et de la
richesse du pays. Peu d'années auparavant, au milieu des troubles nous
aurions pu noter une promulgation de lois somptuaires dirigées
spécialement contre le faste des vêtements, lois tristement motivées sur
ce que la dépense des femmes éloignait la jeunesse du mariage; c'était
un signe de détresse qu'une telle nouveauté dans une ville de grandes
fortunes et d'un commerce extérieur qui y multipliait les objets des
jouissances de luxe. Mais maintenant les dames avaient repris la soie et
l'or, les perles et les pierreries de grande valeur. Quand Boucicault, se
voyant solidement établi, appela auprès de lui sa femme Antoinette de
Turenne, tous les Génois, en allant à sa rencontre, se vêtirent d'habits
nouveaux à ses couleurs, depuis les artisans jusqu'aux grands, couverts
de velours et de nobles draps. Les présents qu'elle reçut, les fêtes
splendides qui célébrèrent sa bienvenue répondirent à ces magnificences.

Les intérêts de la république au Levant exigeaient de plus en plus la
vigilance; ils se compliquaient chaque jour. Les Turcs menaçaient
toujours la colonie de Péra qu'ils regardaient comme le meilleur
boulevard de Constantinople. C'est alors que Tamerlan parut. Instruit que
les chrétiens étaient comme lui ennemis de Bajazet, il envoya aux Génois
des encouragements et des présents4; ils y répondirent par des
démonstrations assez vaines, ils arborèrent solennellement dans Péra le
drapeau du conquérant tartare. Bientôt il les eut délivrés de Bajazet;
mais le vainqueur ne fut pas moins redoutable qu'aurait pu l'être son
captif; il ravagea Smyrne et Fochia, villes chrétiennes où les Génois
avaient des colons. Les fils de Bajazet s'étaient sauvés à Gallipoli avec
ses trésors et quarante mille hommes, débris de ses armées. Les vaisseaux
chrétiens abordaient dans le port de cette ville. Dans la terreur commune
les Turcs et les chrétiens y firent une sorte de paix précaire; les
Génois y gagnèrent d'avoir leurs établissements garantis pour un temps5.

Dans l'intervalle, l'empereur Manuel, celui que Boucicault avait défendu
dans sa capitale et qui était venu mendier les secours de l'Occident,
regagnait lentement le chemin de ses États; car il ignorait encore
l'issue de la lutte des Tartares contre son redoutable ennemi. Après
avoir parcouru l'Angleterre et la France, il parut à Gênes6. Le maréchal
revit avec joie et reçut avec magnificence un prince qu'il avait protégé.
On alla à sa rencontre, il entra sous le dais; les principaux des nobles
et des citoyens lui servirent de cortège. Les plus belles femmes de Gênes
vinrent orner les fêtes qui lui furent prodiguées. L'État lui fit présent
de 3,000 florins, secours fort nécessaire à l'auguste voyageur: enfin,
pour son assistance on promit l'envoi de trois galères armées. En
secourant Constantinople, on avait en vue la défense de Péra.

Dans ces entrefaites éclatait une autre nouveauté. Jacques de Lusignan,
si longtemps prisonnier de la république, et dont elle avait favorisé
l'accession au trône de Chypre, était mort. Sa couronne avait passé à son
fils qui, né à Gênes durant la captivité de son père, en avait eu le nom
de Janus. Les Génois croyaient avoir de grands droits à la reconnaissance
de ce jeune prince. Il en jugeait autrement; ils possédaient toujours
Famagouste dans son île, et il supportait impatiemment leur voisinage, et
ce qui lui semblait une usurpation. Le roi entreprit d'employer la force.
Sur ses démonstrations Antoine Grimaldi, chevalier de Saint-Jean de
Jérusalem, fut envoyé de Gênes avec trois galères pour la défense de la
place. Sa seule apparition mit en fuite l'armée de Janus; celui-ci
n'échappa qu'avec peine. Grimaldi entra triomphant dans Famagouste, mais
il fallait de nouveaux renforts; Boucicault déclara qu'il les conduirait
lui-même. Dans son humeur chevaleresque un gouvernement politique et
civil ne suffisait pas à son activité belliqueuse. Il voulait encore
revoir ces contrées d'Orient où il avait combattu, et se retrouver aux
prises avec les infidèles, tout en mettant à la raison le jeune roi de
Chypre. Quand cette résolution fut connue, Janus se hâta d'expédier un
négociateur à Gênes; mais ce fut vainement: le maréchal, laissant le
gouvernement pendant son absence à Lavieuville, son lieutenant,
s'embarqua et partit.

A peine sa flotte avait atteint le golfe Adriatique qu'elle se vit
veillée et en quelque sorte poursuivie par treize galères de Venise
commandées par Carlo Zeno. Les derniers événements dans lesquels les deux
républiques s'étaient trouvées en contact les avaient laissées en
dispositions peu amicales, mais en paix et sans sujet de querelles.
Boucicault, assez mécontent d'être ainsi épié, se tint sur ses gardes,
déterminé néanmoins à ne point donner de prétexte à un commencement
d'hostilités. Il toucha sans crainte au port de Modon qui dépendait des
Vénitiens. Les galères de Zeno se rapprochèrent aussitôt et entrèrent
dans le port aussi promptement que les Génois. L'empereur Manuel, qui se
savait enfin délivré de Bajazet, se rendait dans ce même port pour se
faire conduire à Constantinople. Boucicault lui donnant quatre galères,
Zeno voulut en fournir quatre des siennes. Boucicault affecta de
témoigner de la satisfaction de ce concours dans une assistance
honorable. Il demanda au Vénitien de concourir de même à d'autres
expéditions; il se rendait à Rhodes où il espérait trouver l'assurance de
n'avoir point de guerre à faire en Chypre, et, libre de ce soin, il
proposait que les deux flottes allassent en commun porter la guerre aux
Sarrasins au profit de la chrétienté. Zeno annonça que pareillement il
allait à Rhodes et que là il ferait réponse. Parvenu dans cette île, il
s'excusa sur ce que n'ayant pas d'instruction de sa république, il ne
pouvait se permettre aucune entreprise.

Le grand maître de Rhodes s'était entremis pour négocier la paix avec le
roi de Chypre; mais les réponses décisives se faisaient attendre.
L'impatient Boucicault demanda quelle place des infidèles on pouvait
aller attaquer pour ne pas rester oisifs. On lui indiqua Escandalour dans
le golfe de Satalie7. Cette place était occupée par un seigneur mahométan
qui, se voyant assiégé, demanda d'abord ce qu'il avait fait aux Français
et aux Génois pour être traité par eux en ennemi. On s'empara du port et
de la ville basse qui le bordait. On pilla et l'on incendia les vaisseaux
et les magasins. On renversa à grands coups de lance les défenseurs qui
se présentèrent en campagne, on ravagea les faubourgs et les jardins qui
leur servaient de refuge. Boucicault eut le plaisir de donner l'ordre de
chevalerie sur le champ de bataille à des Français et à des Génois; mais
la ville tenait: on n'avait rien de ce qu'il fallait pour la réduire, et
rien à en faire quand on l'aurait conquise. Le Sarrasin négocia et offrit
de marcher comme auxiliaire contre le roi de Chypre; il fit valoir les
secours que son pays pouvait offrir; enfin il eut l'habileté de renvoyer
à Rhodes le maréchal et ses chevaliers. Ce n'avait été pour Boucicault
qu'un passe-temps de quinze jours.

Cependant le traité avec Janus avait été conduit à sa fin. Le roi paya
les frais de la guerre. Boucicault ne resta que quatre jours en Chypre,
pressé de retourner au combat contre des infidèles. Janus fit partir deux
galères avec la flotte génoise; mais l'une des deux déserta dès le
premier jour. Tout ce qui pouvait être utile à la république était obtenu
par la paix de Chypre, et sur la flotte on ne demandait plus qu'à
regagner Gênes; mais Boucicault ne calculait pas ainsi, il ne voulait
pas retourner sans batailler. Il se fit conduire à Tripoli, il y débarqua
et y prodigua des exploits inutiles. S'il ne surprit pas la ville, il se
persuada que la faute en était aux Vénitiens qui avaient eu la perfidie
d'avertir les Mores de sa venue. De là il alla sur la côte de Syrie,
insultant les villes du bord de la mer, ravageant, brûlant ce qu'il
pouvait atteindre, et laissant partout des marques d'une bravoure exercée
sans motif et sans fruit. Il s'obstinait à se porter sur Alexandrie; le
vent l'en écarta ou plutôt la mauvaise volonté et la prudence de ses
pilotes. La saison des tempêtes approchait, les maladies se faisaient
craindre: on obtint enfin l'ordre de retourner en Occident, on regagna
l'Adriatique; neuf galères génoises étaient renforcées d'une de Chio et
d'une de Rhodes. Alors se présentèrent les treize galères vénitiennes
toujours à la poursuite. Le rivage de Modon, à cette apparition, se
couvrit d'hommes armés. Deux grands vaisseaux à bords relevés chargés de
combattants stipendiaires se détachèrent du port et vinrent joindre les
Vénitiens. Boucicault doutait encore que cet appareil fût destiné à
l'attaquer. Les Génois l'avertirent qu'il était temps de se préparer au
combat. Il l'attendit, mais ce ne fut pas longtemps. Les Vénitiens
assaillirent avec vigueur. Les deux grands navires vinrent presser la
galère du maréchal; elle ne fut dégagée qu'à force de bravoure. Quand,
après une sanglante mêlée de plusieurs heures, les deux flottes se
séparèrent, celle de Venise emmena avec elle à Modon trois galères
génoises, et laissa Boucicault se glorifier d'avoir gardé le champ de
bataille.

On se demanda pour quelle cause les deux républiques étaient ainsi
entrées en guerre. Les Vénitiens se justifiaient de leur agression en
exposant leurs griefs. Quand ils avaient vu Boucicault parcourir leurs
rivages et s'approcher de leurs établissements, ils avaient dû faire
surveiller sa marche. Il avait semé dans le Levant des accusations
odieuses; il avait pris un de leurs bâtiments sans provocation. A Barut8
leurs marchandises avaient été pillées. Le maréchal répondait que dans
une ville ennemie on avait profité des droits de la guerre, qu'il aurait
fait respecter ou rendre les propriétés des Vénitiens si quelqu'un
s'était présenté à Barut pour les réclamer. Il avait pris, mais remis en
liberté un bâtiment, et il aurait pu le retenir, car ce navire était
expédié en Syrie pour avertir de sa venue et pour faire mettre les
Sarrasins en défense contre lui, ainsi qu'on l'avait fait à Tripoli. Le
bon maréchal traitait une telle démarche de perfidie énorme entre
chrétiens, et cependant si ces chrétiens avaient les produits de leur
commerce compromis dans une ville menacée d'une invasion imprévue, la
sollicitude pour les sauver était aussi légitime que raisonnable.

Quoi qu'il en soit, Boucicault de retour à Gênes voulait employer toutes
les forces de la république pour pousser une guerre où son amour-propre
et ses ressentiments personnels étaient engagés. Il ordonna à ses Génois
d'arrêter les navires vénitiens partout où ils les rencontreraient. Mais
Gênes semble avoir mis peu de zèle à soutenir cette lutte dispendieuse et
inattendue. Les Vénitiens s'étaient adressés à la cour de France pour
s'expliquer et pour accommoder le différend. Les chevaliers français,
faits prisonniers sur les trois galères capturées, ennuyés de leur
captivité, écrivaient, à Gênes au maréchal, et à Paris à toute la cour de
France, de ne pas prolonger leur captivité par des résolutions violentes.
Boucicault reçut du roi l'ordre de ne faire ni de ne permettre aucune
hostilité nouvelle et de se prêter à la pacification des deux peuples. Un
ambassadeur ou syndic de Gênes fut envoyé à Venise, et, après quelques
semaines de négociations, la paix fut proclamée et les prisonniers
délivrés. Alors Boucicault fit partir pour Venise un héraut chargé de ses
lettres écrites non par le gouverneur de Gênes, mais par le chevalier et
le maréchal de France. Il déclarait qu'il s'était abstenu de mettre
obstacle à la paix que les Génois avaient traitée en ce qui les
concernait, mais que de sa personne il restait ennemi des Vénitiens et
leur demandait raison de leurs actes et de leurs mensonges. Il défiait en
combat singulier le doge et Charles Zeno. Il offrait pour cette rencontre
les conditions les plus variées; ou corps à corps, ou lui cinquième
contre six Vénitiens, dixième contre douze, quinzième contre dix-huit,
vingt-cinquième contre trente; ou bien, comme il faut présenter des armes
égales à ses adversaires, il proposait la bataille sur mer, galère contre
galère. Ces défis étaient faits sous la seule réserve que les champions
des ennemis seraient exclusivement Vénitiens, ceux du maréchal seraient
Français ou Génois.

Il fut extrêmement blessé quand son héraut revint de Venise sans lui
rapporter aucune réponse. Dans sa colère il donna commission encore à
quelques armateurs de courir sur les Vénitiens à son profit et sous sa
responsabilité; mais il eut bientôt d'autres embarras et d'autres
ennemis.


CHAPITRE VII.
Derniers temps du gouvernement de Boucicault.

Pendant le voyage de Boucicault, la tranquillité de Gênes n'avait pas été
parfaite. Le lieutenant n'avait pas obtenu le respect et l'obéissance
réservés à la personne et à l'autorité du gouverneur. D'anciens
mécontents s'étaient remontrés. Ils étaient probablement envoyés par les
Visconti, pour qui la souveraineté de Gênes était sans cesse un objet
d'envie. On voit nommés à la tête ou à la suite des insurrections, des
Doria, des Lomellini, des Mari. Leurs incursions mettaient la frayeur
parmi les citadins dans leurs maisons des champs; quant aux habitants
des campagnes, ils s'exposaient pour favoriser les bannis et leur
donnaient asile. Plusieurs populations avaient pris les armes, et ce qui
était le plus fâcheux, elles avaient protesté que l'impossibilité de
satisfaire aux impositions dont on les accablait les poussait à la
révolte. Leurs magistrats locaux qui essayaient de les remettre dans
l'ordre furent plus d'une fois leurs premières victimes. Les forces
envoyées contre eux ne remportaient pas toujours la victoire.
Le gouvernement français de Gênes penchait évidemment pour les guelfes,
et c'était une des principales causes qui lui aliénaient le plus grand
nombre. Il montrait cette disposition dans les moindres choses. Il
faisait effacer minutieusement les aigles que les gibelins modernes
avaient reprises pour emblème, symbole qui assurément n'impliquait plus
un appel à la puissance impériale, mais cette partialité éclatait avec
d'autres conséquences dans les affaires du dehors et multipliait les
difficultés et les ennemis.

Chaque jour Boucicault devenait moins agréable aux Génois. Déjà pour
faire haïr ce gouvernement, il eût suffi qu'il fût devenu dispendieux, et
il l'était excessivement. Les augmentations que le salaire du gouverneur
avait subies en étaient le moindre article. Suivant le traité primitif,
8,500 livres lui étaient assignées, comme autrefois aux doges; mais, dit
un historien, les livres étaient devenues des écus. Comme les doges il
devait payer sur son traitement celui de ses officiers: la république
fut successivement forcée de soudoyer un nombreux état-major et une foule
de stipendiés. Les armements de Chypre avaient exigé beaucoup d'argent;
on n'en put faire qu'à force de taxes. Le génie fiscal s'épuisa à en
inventer. Il en fut établi de nouvelles non-seulement sur les
consommations de viande, de poisson, de bois, sur les chevaux, sur
l'usage des perles, mais même sur les actes publics; car les droits
d'enregistrement ne sont pas d'une invention moderne, et ce sont là les
institutions qui ne s'abrogent jamais. On mit même un impôt sur le
salaire des gens de mer; plusieurs de ces taxes s'étendaient sur les
campagnes, et elles suffisaient pour en soulever les habitants, ce qui se
répéta à plusieurs reprises.

D'autre part, la Corse était révoltée. Gênes régissait cette île par des
magistrats qui s'y érigeaient en vice-rois. Boucicault fit bien ordonner
qu'aucun gouverneur ne pourrait y rester en place plus de cinq ans; mais
la précaution fut insuffisante. Dès leur arrivée, oppresseurs, par
système, des naturels réputés sujets, jaloux des autres Génois puissants
possessionnés dans l'île, accoutumés à se défaire violemment des hommes
qui leur étaient suspects après les avoir attirés par des invitations
perfides, ces administrateurs superbes ne firent que des ennemis à leur
patrie. Les factions et les révolutions qui l'agitaient elle-même mirent
la Corse en feu et la tinrent dans une longue anarchie dont Boucicault ne
vit pas la fin.

Les mêmes semences de division pénétrèrent jusqu'au Levant, dans ces
colonies où les exploits du maréchal et son zèle valeureux, si ce n'est
éclairé, avaient dû lui faire des partisans. L'île de Scio se révolta:
elle était gouvernée par un délégué de la république, tandis que le
domaine en appartenait, comme on sait, aux actionnaires cessionnaires de
l'État. Nous trouvons à Gênes des Giustiniani parmi les compétiteurs du
pouvoir que le régime français avait déshérités. C'est à Scio qu'éclata
leur malveillance quand la fortune de Boucicault parut chanceler. Ils
soulevèrent la population de l'île au nom de saint George et du peuple.
On chassa le podestat venu de Gênes, on désarma la garnison, on organisa
des forces sous prétexte de se mettre en défense. On ne négligea pas de
s'emparer des objets trouvés sur les vaisseaux de Gênes. A cette nouvelle
Boucicault fit arrêter tous les parents des habitants de Scio. Il envoya
contre l'île Conrad Doria avec trois galères et trois vaisseaux; mais
l'amiral, dans ses vues personnelles, pensait plus à la pacification qu'à
la vengeance. Après quelques démonstrations, il se mit bientôt d'accord
avec ses compatriotes; l'ordre fut rétabli; quelques chefs de
l'insurrection se laissèrent exiler; l'île parut rentrer sous la
domination du gouvernement français de Gênes, et en attendre patiemment
la fin qui devenait imminente.

(1405) Dans l'intervalle Boucicault avait eu le malheur de se livrer à
une grande entreprise, il avait voulu forcer les Génois dans leurs
opinions religieuses. La France, pendant le grand schisme, n'avait pas le
même pape qu'eux, le gouverneur s'obstina à leur faire abjurer le leur
pour prendre le sien.

L'obligation de se ranger à l'obédience du pape d'Avignon et de renoncer
à celle du pape de Rome eût suffi pour empêcher Gênes de se soumettre à
la seigneurie de Charles VI; mais une parfaite liberté avait été
stipulée à cet égard. Les Français pouvaient d'autant plus facilement
laisser Gênes à son indépendance sur ce point qu'eux-mêmes au moment du
traité tenaient médiocrement à leur pontife. Ils avaient adhéré aux
successeurs de ce Clément que les cardinaux, effrayés de leur ouvrage,
avaient essayé de substituer au farouche archevêque de Bari. Fatigué
cependant de la longueur du schisme quand cette tiare était passée à
Pierre de Luna, sous le nom de Benoît XIII, le clergé de France n'avait
voulu le reconnaître que sous la promesse de travailler à la paix de
l'Église. Mais Benoît, le plus opiniâtre et le plus hautain des
Aragonais, se conduisit dans un sens diamétralement opposé à ses
promesses. On lui adressa vainement des remontrances et des sommations
suivies de la suspension de toute obédience. A ces mesures il répondit
par des démonstrations si hostiles qu'on fit marcher des troupes pour
s'emparer de sa personne; Boucicault, avant d'être gouverneur de Gênes,
avait commandé cette bizarre expédition. Il avait assiégé dans le château
d'Avignon le pape réfractaire; il l'avait forcé à capituler. Benoît
avait promis de se démettre quand son compétiteur en ferait autant. Dans
cette attente il était resté en un état voisin de la captivité; mais
enfin échappé à ses gardiens par la connivence du duc d'Orléans, frère du
roi, il avait repris avec sa liberté toute sa hauteur, et les Français
s'étaient remis d'eux-mêmes sous son joug sacré.

Le maréchal avisa qu'il importait à sa conscience et à son autorité de
faire reconnaître par les Génois, son ancien prisonnier pour le véritable
souverain pontife. Avec toute l'Italie ils avaient tenu pour le pape de
Rome dès le commencement. Urbain, venu à Gênes, y traînant ses cardinaux
enchaînés, les faisant pendre dans sa demeure. Urbain, dégoûtant, par ses
violences, les fidèles les plus dévoués et repartant haï, n'en avait pas
moins été le seul vicaire de Jésus-Christ. Sa légitimité n'était pas de
celles que les Génois eussent jamais pu mettre en doute: elle avait
passé à ses successeurs. C'est contre ces dispositions que Boucicault
essaya son autorité. Le pape de Rome venait de répondre par un refus aux
ambassadeurs français qui étaient allés l'exhorter à se démettre.
Boucicault saisit cette occasion pour inviter les Génois à rejeter un
pontife qui résistait aux volontés du roi leur seigneur1. Il assembla les
citoyens non en parlement public, mais devant lui par familles et par
quartiers, et leur demanda de choisir entre les deux papes. Ils se
contentèrent de référer ce choix à la discrétion de leur gouverneur; et
avec les sentiments connus de l'immense majorité parmi eux dans une
matière qui touchait de si près leur conscience timorée, cette réponse
est une lâcheté qui fait foi de la dépendance où ils se sentaient.
Boucicault fut prompt à s'en prévaloir. Deux hommes seuls entrèrent dans
ses conseils; l'un fut Baptiste Lomellini, l'autre le cardinal Louis
Fieschi, qui se laissa retrancher du sacré collège de Rome, pour devenir
cardinal du collège d'Avignon. Par ses intrigues il arracha au clergé de
Gênes la reconnaissance de Benoît, elle ne fut pas plus unanime que
sincère: plusieurs prêtres s'exilèrent à cette occasion. Benoît, jaloux
de se montrer aux régions qui venaient de se soumettre à lui et qui
ouvraient à son ambition le chemin de Rome, passa de la Provence à Nice
et à Savone qui l'avait reconnu plus librement et plus promptement que
Gênes. Enfin il se rendit dans cette dernière ville: Boucicault le reçut
avec magnificence. Rien de ce qu'il peut y avoir d'officiel ne fut
négligé. Le clergé marcha l'archevêque à la tête; les fonctionnaires n'y
manquèrent pas. On étala de riches livrées; on ordonna aux familles en
deuil de changer d'habits ou de se renfermer; par ordre, les travaux
furent suspendus trois jours. Mais parmi ceux que leur devoir n'obligeait
pas à paraître, peu se pressèrent sur les pas du pontife. De tous les
papes qui avaient visité Gênes aucun n'avait moins attiré de fidèles ou
de curieux. Les femmes comme les hommes s'écartaient pour se soustraire à
la bénédiction que leur départait un pape qu'ils ne pouvaient croire
légitime. Cependant il occupait le Castelletto et il se faisait garder
par ses propres soldats. Une galerie couverte y joignait pour son usage
l'église et le couvent de Saint-François; là, il régnait et déployait
une magnificence bizarre. Il annonçait son voyage à Rome, il allait y
prendre sa place; s'il fallait y employer la force, il était décidé à en
user, et il comptait sur l'assistance des Génois.

(1407) Cependant on annonçait que la paix de l'Eglise allait se conclure.
Les deux papes devaient se démettre; mais, de peur d'être trompé, chacun
ne voulait faire le sacrifice qu'en présence de son rival et en même
temps que lui. Le rendez-vous fut pris à Savone. Des envoyés du roi de
France s'y rendirent pour être témoins de ce grand acte (1408); mais
Grégoire, le compétiteur de Benoît, manqua à la réunion convenue: il ne
pouvait, disait-il, être en sûreté dans une ville maritime ouverte aux
forces d'un gouverneur fauteur de son adversaire. Benoît revint à Gênes
et se prépara à y célébrer avec toute la pompe pontificale la fête de
l'Ascension; mais, au moment de la cérémonie, l'archevêque avait pris la
fuite, désertant sa cathédrale et son diocèse pour rompre toute
communication avec un pape schismatique qu'il s'accusait d'avoir reconnu.
Cet incident augmenta l'aliénation publique, et c'est gratuitement que
Boucicault l'avait provoquée en s'obstinant en faveur de Benoît; car,
tandis que celui-ci s'était rendu à Porto-Venere, prétextant qu'il
voulait se rapprocher de son compétiteur, on apprit qu'à Paris la cour de
France et l'université avaient déclaré que le royaume cessait de le
reconnaître et surtout de lui en payer aucun tribut; cette même fête de
l'Ascension était le terme auquel il avait été déclaré qu'on rétracterait
toute obédience si les prétendants à la tiare n'avaient donné la paix à
l'Eglise. Le terme passé, la France tenait rigoureusement parole. Benoît,
enflammé de courroux à cette nouvelle, excommunia les conseillers du roi,
mit le royaume en interdit, et, ne pouvant rester désormais sur le
territoire de Gênes, il s'enfuit de Porto-Venere; il se fit conduire à
Barcelone, où, reconnu par le seul roi d'Aragon, il se cantonna contre
tout le reste de la chrétienté. Ses cardinaux l'avaient abandonné pour se
réunir à ceux qui désertaient de même la cour du pape Grégoire. Un
concile général fut indiqué à Pise pour y aviser à ce qu'on devait faire.

Telle était cependant l'animosité que ces tristes divisions semaient chez
un peuple dévot, ou telle était déjà la haine que l'administration du
gouvernement faisait reporter au nom français, qu'à Voltri, à quatre
lieues de Gênes, le passage des prélats de France qui se rendaient au
concile fut l'occasion d'une émeute violente. Une insignifiante querelle
d'un artisan et d'un officier du cardinal de Bar, fils du duc de
Lorraine, y donna naissance. L'archevêque de Reims, qui ne se présentait
au peuple que pour le calmer, fut indignement massacré. Le magistrat de
la ville, délégué de Boucicault, partagea le même sort pour avoir
interposé son autorité. Le peuple forçait les portes pour mettre à mort
le cardinal de Lorraine et les autres prélats; ils se sauvèrent par une
prompte fuite: poursuivis de village en village au son du tocsin, ils ne
furent en sûreté que lorsque Boucicault, averti de ce tumulte, eut pu
conduire une forte escorte au-devant d'eux et les eut recueillis.

Mais ce n'est pas la querelle des papes qui seule compromit le maréchal,
perdu dans les détours de la politique italienne, poussé par l'ambition
et aveuglé par un esprit chevaleresque si peu assorti aux moeurs de ce
pays. Il soutenait contre les Vénitiens François de Carrara, le seigneur
de Padoue; et de toutes ses alliances celle-ci eût été la moins
désagréable aux Génois, si l'assistance n'eût été prêtée avec leur
argent, et si le succès eût répondu aux efforts. Carrara, vaincu, alla
périr avec sa famille dans les prisons de Venise.

Les relations du maréchal avec les Visconti furent plus compliquées.
Gabriel-Marie était un fils naturel du duc Galéas. La seigneurie de Pise
lui avait été laissée pour apanage, car cette malheureuse république
gibeline était tombée sous des usurpateurs qui l'avaient vendue et
revendue. Elle supportait impatiemment ce joug honteux, et Gabriel
n'était pas en situation de vaincre leur résistance; il était encore
moins en force pour les défendre contre l'agression des Florentins qui
s'étaient promis la conquête et l'assujettissement de leurs voisins, sans
autre motif que le droit de convenance. Gabriel vint implorer
l'assistance de Boucicault, et, pour mieux se l'assurer, il se déclara
vassal du roi et requit l'appui de son suzerain. Il remit dès ce moment
la ville de Livourne entre les mains du maréchal, sous la condition
patente de le garantir contre les entreprises des Florentins et
probablement avec la clause secrète de le garder contre les efforts de
ses Pisans. Bientôt ceux-ci, las de supporter un petit tyran incapable de
les sauver, se soulevèrent et le chassèrent. Il recourut à Boucicault. Le
maréchal manda des députés pisans et les exhorta à rappeler leur
seigneur. Sur leurs refus opiniâtres il menaçait de l'animadversion du
roi encourue pour le traitement qu'ils faisaient à un de ses vassaux. Ce
reproche conduisit à une ouverture qui eût détourné la menace; les
Pisans proposèrent de se donner eux-mêmes au roi de France sans aucune
intervention de Gabriel. Boucicault fut flatté de l'espérance de cette
acquisition, mais elle ne put s'accomplir. Les Pisans voulaient la
protection des Français et non leur domination; ils voulaient que la
forteresse qui tenait leur ville en échec, et que Gabriel possédait
encore, leur fût remise pour la raser; Boucicault prétendait l'avoir;
sans elle son gouvernement eût été imaginaire. Tout fut rompu. Pour
vaincre cette obstination, le maréchal parut prêt à employer la force
ouverte. Les Florentins profitèrent de la circonstance. Ils achetèrent
les droits de Gabriel. Boucicault, désespérant de faire les Pisans sujets
de la France, favorisa cette odieuse négociation qui devait donner pour
tyran à des républicains une république au lieu d'un seigneur et qui
mettait un peuple gibelin sous le joug d'un peuple guelfe. Les Pisans
avertis essayèrent de parer le coup en déférant la seigneurie de leur
ville au duc de Bourgogne. Boucicault reçut l'ordre de protéger ce nouvel
arrangement et de s'opposer aux entreprises des Florentins. Étonné et
contrarié, il prit sur lui de ne pas se tenir à ces ordres. Il était
accoutumé à se regarder comme un arbitre presque indépendant dans le
gouvernement de Gênes et dans la part qu'il prenait aux affaires
d'Italie. L'anarchie, qui déjà se faisait sentir en France et qui bientôt
y régna, le sauva du compte rigoureux qu'il eût dû rendre de sa
désobéissance. Quoi qu'il en soit la vente aux Florentins était
consommée. Boucicault y avait apposé son consentement à condition que
Livourne ne sortirait pas de ses mains, et avec cette clause
extraordinaire que les Florentins ne feraient de commerce maritime que
sous le pavillon et par l'entremise des Génois; ceux-ci pouvaient du
moins savoir gré à leur gouverneur des stipulations qu'il faisait dans
leur intérêt mercantile. Le maréchal soumettait surtout les Florentins à
renoncer au pape de Rome, à reconnaître celui qu'adoptait la France et à
le faire reconnaître par leurs nouveaux sujets les Pisans, car ces
événements se passaient avant le temps où les deux papes furent également
désavoués et où dans cette même ville de Pise, leurs cardinaux réunis en
élurent un troisième. Enfin les Florentins faisaient hommage pour leur
possession de Pise au roi de France. Sur ces accords la forteresse pisane
leur fut livrée. Alors l'indignation et le désespoir doublèrent les
forces des malheureux Pisans; ils surprirent cette citadelle qui devait
les faire plier sous le joug, les Florentins furent chassés; cependant
ils revinrent bientôt attaquer la ville par terre et par mer. Boucicault,
pour les y aider, entraîna à sa suite toutes les forces de la république
de Gênes, assistance détestée comme odieuse par le plus grand nombre des
citoyens: mais les guelfes triomphaient, et quand, après un long siège,
les malheureux Pisans, trahis à prix d'argent par Gambacorti qu'ils
avaient appelé pour capitaine, virent leurs portes ouvertes à leurs
tyrans, deux nobles génois, Jean-Luc Fieschi et Cosme Grimaldi,
commandaient l'un la flotte, et l'autre la gendarmerie des Florentins
vainqueurs.

Livourne restait à Boucicault, il voulut bien remettre cette possession
aux Génois; il eut soin seulement de se faire payer par eux 26,000
ducats, somme à laquelle il affirma par serment que se montait la dépense
qu'il avait faite pour garder et pour réparer la place.

Gênes lui dut en même temps une acquisition plus solide. Sarzana avait
appartenu comme Pise à Gabriel Visconti et les Florentins voulaient
joindre cette ville à leurs possessions. Gabriel était sans ressources
pour payer les capitaines qui en tenaient les forts en son nom. Les
habitants obtinrent de lui la permission de disposer d'eux-mêmes. Ils en
usèrent pour adhérer à la république de Gênes en se rangeant par là sous
la seigneurie du roi de France. Les Génois s'empressèrent de faciliter
cette incorporation. Pour la terminer il fallut racheter les forts des
mains de leurs gardiens. Gênes non-seulement leur paya les arrérages de
leur solde, mais acheta d'eux les munitions qui se trouvèrent dans les
forteresses.

Gabriel, ce lâche vendeur de villes, réfugié en Lombardie, avait
entrepris d'enlever la citadelle de Milan au frère qui l'avait recueilli.
On lui avait fait grâce de la vie en le reléguant à Asti où les officiers
du duc d'Orléans, seigneur de cette ville, auraient répondu de sa
conduite; mais il échappa à cette surveillance, et se jeta dans les bras
de Facino Cane, devenu usurpateur d'Alexandrie et ennemi des deux
Visconti de Milan et de Pavie. Après quelque séjour chez lui, Gabriel
témoigna le désir de venir vivre auprès de Boucicault. Sa précédente
demeure chez un ennemi acharné de Gênes et du maréchal le rendait
suspect; il obtint cependant un sauf-conduit; mais si une telle
sauvegarde promettait l'hospitalité, elle ne devait pas s'étendre jusqu'à
mettre à l'abri celui qui venait tramer de nouvelles intrigues. Après
quelques mois Gabriel se fit soupçonner d'un projet d'assassinat sur la
personne du gouverneur, et du dessein de livrer Gênes au tyran
d'Alexandrie. Une menace imprudente échappée à Thomas Malaspina, qui, au
dehors, était impliqué dans la conjuration, mit sur la voie. Un piège fut
tendu à un messager que lui adressait Gabriel. Les lettres de celui-ci
furent arrêtées et lues. C'était un complot gibelin, il ne put le nier:
il eut la tête tranchée. C'est la relation du biographe de Boucicault.
Les écrivains génois, qui parlent d'une manière moins assurée des preuves
de la conspiration, nous apprennent que le maréchal insista sur ce que la
confiscation du condamné appartenait au roi de France et qu'elle
produisit une grande somme d'argent. Un autre va jusqu'à dire, suivant un
bruit répandu, que Gabriel n'aurait pas subi la mort, s'il n'avait eu à
toucher 80,000 florins que le maréchal s'était chargé de lui compter à la
décharge des Florentins, sur le marché de Pise. Cette imputation est
certainement calomnieuse; mais il y a des traces de quelques transactions
pécuniaires dans lesquelles le maréchal est impliqué et dont
l'explication est assez obscure. Il dispose de Livourne comme de son bien
et en exige une indemnité. Il avait payé pour le roi de Chypre, quand
celui-ci s'était soumis à compter 30,000 ducats aux Génois pour les frais
de la guerre et qu'il avait donné ses joyaux en nantissement. Boucicault,
suivant un document émané de lui, avait fourni l'argent pour faire
racheter ses gages. Le prieur de Toulouse, de l'ordre des chevaliers de
Rhodes, son grand confident, avait paru dans cette affaire. Or, suivant
la même pièce originale, le maréchal proposait à ce même roi de Chypre de
s'associer dans une expédition contre Alexandrie dont les préparatifs se
feraient à Gênes. On ferait crédit au roi pour une partie de son
contingent de la dépense, mais il devait envoyer immédiatement 40,000
ducats; et, s'il n'avait pas cet argent prêt, c'est encore le prieur de
Toulouse que le maréchal lui indique comme l'homme à ressources qui les
lui fera trouver.

Mais, sans pénétrer dans ces arrangements mystérieux, il faut admirer du
moins comment Boucicault s'était fait tant d'opulence, ou à quel point il
disposait des ressources qu'il tirait ou empruntait de Gênes. Ce projet
de conquérir Alexandrie avec le roi de Chypre à frais et à profits
communs roulait sur un budget dont la dépense détaillée devait se monter
à 132,000 florins; et le maréchal, en se soumettant à en fournir une
moitié, offrait de souffrir l'avance d'une portion de l'autre. Le roi de
Chypre ne fut pas disposé à se livrer à cette périlleuse spéculation;
mais une autre expédition inutile, coûteuse, contraire à l'inclination
des Génois, prit la place de ce dessein. Avant l'exclusion donnée aux
deux papes rivaux, le roi de Naples, Ladislas, marcha sous prétexte
d'appuyer la cause de Grégoire XII, le successeur d'Innocent. Boucicault
se chargea, au nom de Benoît, d'aller lui défendre l'entrée de Rome. Il
partit avec huit galères et trois vaisseaux, et un grand nombre de
combattants français et génois. Mais la tempête le retint, Ladislas fut
reçu dans Rome; l'armement fut en pure perte.

Le maréchal fit encore un nouvel emploi, qui fut le dernier, de ses
richesses et de celles dont il disposait. A force d'emprunts il eut à sa
solde personnelle cinq mille cinq cents gendarmes et six mille
fantassins. Il les cantonna vers Gavi et Novi, et, avec cette force, il
entreprit de se faire l'arbitre de la Lombardie. Des deux frères
Visconti, Jean-Marie régnait à Milan, Philippe-Marie à Pavie: frères
divisés, dont les États étaient déchirés par les factions. Boucicault
offrit sa médiation appuyée de ses armes. Il fut appelé à Milan, où le
titre de gouverneur devait lui être déféré. Rien ne lui annonçait qu'il y
eût du péril à répondre à cet appel. Sans inconvénient il s'était absenté
de Gênes plusieurs fois pour passer en France, et d'abord pour aller à la
guerre de Chypre. Il ne devait pas craindre de soulèvement pour quelques
excursions en Lombardie et en présence de ses nouvelles forces.

(1409) Mais ces Génois, qui avaient fléchi devant leur gouverneur et
gardé si longtemps le silence, qui récemment encore n'avaient osé se
refuser à ses emprunts, à cause de cela même peut-être, avaient épuisé
leur patience. Ils murmuraient publiquement. La partialité pour les
nobles guelfes était impopulaire auprès des classes les plus nombreuses.
Pour toutes, tant d'entreprises militaires et politiques qui
compromettaient la république pour la seule fantaisie chevaleresque de ce
Français ou pour ses intérêts privés, tant de dépenses inutiles, tant
d'argent arraché, ou d'autorité, ou par une sorte de contrainte morale,
ne pouvaient plus se supporter. Gênes, disait-on, se fondait dans une
consomption visible. Ces mécontentements, recueillis et fomentés par
l'intrigue, attirèrent des ennemis prompts à les appuyer. Ce furent
Facino Cane et Théodore, marquis de Montferrat, le dernier excité par
Baptiste de Franchi, celui à qui Boucicault avait fait voir la mort de si
près. Après le départ du maréchal pour Milan, ils se liguèrent pour lui
fermer le retour. Ils mirent en campagne deux mille six cents chevaux et
quatre mille huit cents fantassins, et parurent dans les deux vallées de
Gênes et sous les murs de la ville. Boucicault en avait laissé le
commandement à Cholletton2, son lieutenant, assisté de quatre capitaines
génois; mais, dès l'approche de l'ennemi, leur autorité fut décriée dans
l'intérieur. Gibelins et guelfes, nobles et bourgeois, tous proclamèrent
unanimement que Boucicault n'était plus reconnu pour gouverneur. Le
lieutenant, sans forces pour résister, sortit du palais pour se retirer
dans la citadelle de Castelletto. Quelques citoyens notables croyaient
devoir encore l'accompagner et protéger sa marche; mais le peuple des
campagnes s'était déjà répandu dans la ville. Assailli par des hommes
dont il avait condamné la famille, le lieutenant fut massacré. En ce
moment la populace demeura seule maîtresse. Tout Français rencontré dans
les rues fut sacrifié: Montferrat et Facino Cane étaient aux portes. On
les fit remercier comme les auteurs de la délivrance de Gênes. On invita
le marquis à venir dans la ville: cette offre ne fut pas faite à Facino.
Ses soldats étaient réputés des brigands, et les habitants des campagnes
qui remplissaient Gênes, et qui ne les connaissaient que trop bien par
leurs oeuvres, se seraient mal accordés avec ces hôtes. Facino n'insista
pas. Il rétrograda vers Alexandrie; mais en passant, sous prétexte de
chasser de Novi une garnison française, il s'empara de cette place et en
fit sa conquête au préjudice de la république.

Le marquis fut reçu à Gênes avec des transports de joie, il se montra
bienveillant et populaire. On ne tarda pas à déclarer qu'avec le
gouvernement de Boucicault Gênes abjurait la seigneurie du roi de France.
Montferrat fut proclamé capitaine et président de la république avec le
pouvoir et les attributions d'un doge. Il fut installé au palais. Son
premier soin fut d'assiéger les citadelles que des garnisons françaises
tenaient encore. Celle de la darse se rendit la première. Le Castelletto
tint plus longtemps, mais enfin il capitula. Les Génois laissèrent le
marquis se charger de cette redoutable forteresse, et ils se réservèrent
la garde des autres forts de la ville. Boucicault, qui, en entrant à
Milan, avait appris sa déchéance, avait fait rétrograder ses troupes;
mais arrivé à Gavi, après quelque hésitation, il avait connu que la
révolution était accomplie et sa ruine irréparable. Il n'avança pas plus
près. Bientôt, sans ressource pour soudoyer ses troupes, il les perdit.
Privé de la puissance et du crédit que lui prêtait Gênes, il n'avait plus
de service à faire valoir auprès des Visconti; son importance politique
fut finie. Il rentra en France. Déjà, sur le bruit de la révolution
opérée, tous les Génois qui habitaient le royaume avaient été
emprisonnés. Leurs biens étaient mis sous le séquestre. Boucicault, en
arrivant à Paris, demanda qu'on procédât contre la république réfractaire
à son suzerain et à son gouverneur3. Les Génois furent juridiquement
assignés pour rendre compte de leur conduite; mais cette inutile
procédure n'eut pas d'autre suite. Boucicault vécut assez obscur pendant
les discordes civiles du temps; il combattit à la fatale journée
d'Azincourt et il mourut prisonnier des Anglais4.


CHAPITRE VIII.
Banque de Saint-George.

Des dernières années du gouvernement de Boucicault date l'érection de la
fameuse banque de Saint-George. On a vu que lorsque la république était
entraînée à une dépense extraordinaire, sa pratique ancienne était de
faire une ressource anticipée de quelque branche du revenu public. Tantôt
elle abandonnait la perception à des prêteurs qui se payaient par leurs
mains sur les produits jusqu'à parfait amortissement de la dette. Tantôt
elle vendait, pour une somme fixe, un droit ou gabelle à lever pendant un
certain nombre d'années sur quelque article de consommation ou de
commerce. Quelquefois elle avait stipulé que si le revenu donné pour gage
n'était pas racheté dans un délai fixé, l'aliénation en deviendrait
perpétuelle. D'année en année ces affaires s'étaient multipliées à
l'excès: chacune exigeait des commissaires spéciaux du gouvernement
chargés de compter avec les intéressés et des syndics de créanciers unis.
En général, magistrats et capitalistes c'étaient bien les mêmes hommes,
ce qui rendait les transactions moins difficiles; mais on commençait à
ne plus trouver assez de personnages capables pour tant de gestions
séparées. Il était raisonnable de les réunir toutes en une seule masse,
sous une administration et une comptabilité communes. Une immense
économie de faux frais était le moindre avantage de cette grande mesure;
elle fut accomplie en 1407.

La banque de Saint-George perçut alors tous les produits ci-devant
affectés aux associations qu'elle remplaçait, et distribua aux porteurs
d'actions, à titre de dividende, le net produit de ces recettes
annuelles. On conserva l'habitude dès longtemps introduite de diviser le
capital dû aux intéressés en parcelles de 100 livres (actions ou luoghi).
Les annalistes n'ont pas pris la peine de nous dire au juste comment
s'opéra cette fusion des actions originaires, productives de dividendes
inégaux, en une seule valeur, en la valeur uniforme des nouvelles actions
de Saint-George; mais les explorations d'un anonyme plus moderne qui
paraît avoir fouillé dans les archives les plus secrètes du pays, nous
apprennent qu'au mois d'avril 1407, huit citoyens furent solennellement
commis pour examiner les anciens contrats de la république et pour
déclarer, suivant Dieu et leur conscience, si l'État, offrant à chaque
créancier son capital de 100 livres, n'avait pas le droit de racheter sa
dette et de s'en faire transférer l'inscription immédiatement et
d'office, sans attendre la signature du titulaire. L'affirmative de ce
droit, les commissaires la déclarèrent; il fut aussitôt appliqué: le
remboursement du capital fut sans doute le remède extrême avec lequel les
créanciers furent conduits à consentir à la conversion de leurs anciens
titres à l'amiable; et, eu définitive, il en résulta, en 1408, un
recensement de vingt-neuf mille trois cent quatre-vingt-quatre actions
converties1. A ce procédé se rapporte évidemment la réflexion d'un
écrivain un peu postérieur à l'époque de l'opération financière2. Les
anciens emprunts, dit-il, avaient été contractés à des intérêts de 10, 9,
8, 7 p. cent, suivant les temps. Or, un dividende variable suivant des
chances aléatoires est beaucoup plus sûr pour le bien des consciences que
l'intérêt fixe d'un argent prêt. Nous ignorons si cette considération
théologique eut une grande influence; mais, dans un pays où chacun
adhérait fortement à son propre droit, une telle fusion menée à bien
prouve une intelligence supérieure des matières économiques et peut
passer pour un chef-d'oeuvre de l'esprit d'association et de prévoyance.
L'administration de la banque ou, comme on disait, de la maison de Saint-
George, fut fortement constituée, et d'abord les plus justes comme les
plus sages principes en furent la base. On en fit une république
financière représentative. La souveraineté en appartint légalement à
l'universalité des actionnaires. Leur assemblée générale nommait les
membres de leur gouvernement. Elle avait décrété sa charte; elle
rejetait ou ratifiait les lois que lui proposaient les magistrats à qui
elle avait confié le pouvoir exécutif dans son sein. Huit protecteurs
élus temporairement composaient le sénat de Saint-George à l'image de ces
huit nobles auxquels l'État avait commis si longtemps le soin de ses
finances. Sous eux, des magistratures inférieures se partageaient les
détails de l'administration sociale; elles participaient au pouvoir
public en ce sens que l'État, en aliénant ses gabelles, avait confié à la
réunion de ses cessionnaires le droit d'en contraindre les débiteurs et
de réprimer les contraventions. Le tribunal des protecteurs de la banque
était une sorte de cour supérieure sur les décisions de laquelle le
gouvernement lui-même ne portait pas la main légèrement.

Ainsi établie, la maison de Saint-George était en état de faire respecter
dans la république, la grande, la plus fondamentale de ses bases,
l'indépendance absolue de son trésor et de ses droits. Grands
capitalistes aussi bien que grands citoyens, les chefs de la république
eurent presque toujours la prudence de conniver comme magistrats à
consacrer cette inviolabilité qui leur convenait comme intéressés
principaux. Dans les discordes civiles mêmes, les plus riches étant à la
tête des factions, le parti le plus fort était averti par la prévoyance
des représailles, de respecter le dépôt des fortunes privées. Nous
verrons dans quelques rares occasions la tyrannie tenter de le violer, et
la clameur publique se soulever contre ces entreprises. Gênes eut des
maîtres étrangers, et ceux-là pouvaient avoir moins de respect pour les
trésors de Saint-George. La défiance des fondateurs de la banque n'avait
pas négligé toute précaution pour ce cas extrême. Ils ménagèrent la
formation d'un fonds de réserve qui devint le secret de l'administration.
Les dividendes annuellement distribués furent loin d'épuiser les profits.
Sous le prétexte de créances en suspens, de liquidations à long terme, on
s'exempta de manifester toutes les richesses de la banque. Trente-sept
ans après sa fondation, une magistrature nouvelle fut établie (1444) à
Saint-George avec la mission patente de veiller aux rentrées arriérées,
mais en réalité pour administrer secrètement ce trésor de réserve
accumulé; secrètement, disent les historiens, afin de ne pas donner aux
tyrans l'occasion de le convoiter.

Mais si le gouvernement était sans droit pour puiser dans les caisses de
la banque, si elle pouvait se refuser à des exigences indiscrètes, quelle
ressource l'État ne trouvait-il pas dans ces mêmes coffres lorsque
l'intérêt public exigeait un prompt secours? C'étaient, encore une fois,
les mêmes familles qui gouvernaient la république et régissaient Saint-
George. A Saint-George affluaient les plus abondantes perceptions; des
sommes immenses y séjournaient sans cesse. Pour les faire prêter à des
entreprises publiques approuvées par l'opinion générale, pour les faire
consacrer à des besoins unanimement sentis, une proposition des
protecteurs, un vote de l'assemblée générale suffisaient. De très-grandes
choses furent faites par ce secours. Les gouvernements ne thésaurisent
guère. Dans un vrai besoin le doge et le sénat retrouvaient à Saint-
George le même argent qui se fût dissipé entre leurs mains. Sans doute
l'on abusa plusieurs fois de cette ressource. Saint-George accepta plus
d'une fois la concession onéreuse de possessions dont la république ne
pouvait plus porter le fardeau. Mais, après tout, ce qui ne convenait pas
à une république obérée ne passait pas les forces d'une si riche
association; elle y gagnait du relief, une importance politique dans le
monde entier, et quelque chose que l'on peut comparer, proportion gardée,
à l'état de la compagnie anglaise des Indes. La maison de Saint-George
devint la maîtresse des colonies génoises du Levant, la reine de la Corse:
exemple unique, disent les écrivains, de deux républiques renfermées
dans les mêmes murailles, l'une appauvrie, turbulente, travaillée par les
séditions, déchirée par la discorde; l'autre riche, paisible, réglée,
conservant l'antique probité, modèle au dedans et au dehors de la bonne
foi publique.

Comme la propriété de la banque en général était sacrée, de même toute
propriété que le particulier pouvait y avoir en dépôt était intangible, à
l'abri de toute prétention et de toute recherche3. Sous ce rapport
l'institution de Saint-George a exercé une salutaire influence sur
l'accumulation des patrimoines. Elle se trouva merveilleusement favorable
au développement de l'aristocratie opulente qui s'agrandissait de jour en
jour. Cet établissement fut réputé l'un des plus solides du monde. Les
actions devinrent immédiatement un objet de commerce et de placement de
capitaux, mais surtout elles présentèrent un emploi admirablement propre
aux fondations perpétuelles. Les riches s'en servirent pour établir des
majorats dans leurs familles. Quelques-uns firent des dépôts de
prévoyance pour les besoins qui pouvaient atteindre leur postérité; on
eut un nombre prodigieux de fondations pieuses sous les formes les plus
variées. Les hôpitaux, les chapelles, les confréries, toutes les églises
eurent leurs dotations placées sur la banque de Saint-George. Les
corporations y placèrent leurs économies, et jusqu'aux religieux leur
pécule. Il en fut de même des établissements civils. Les administrations
y employèrent le fonds des revenus destinés à leur service. Une famille
construisait un pont, un grand chemin; elle assignait des actions de
banque dont le dividende devait en défrayer l'entretien à perpétuité.
Souvent les fondateurs eurent soin d'ordonner que le revenu de ces
actions ne serait appliqué à leur destination qu'à partir d'une certaine
époque, ou, en attendant, seulement jusqu'à une certaine concurrence,
afin que leur produit accumulé ou la portion mise en réserve servît à
l'acquisition d'actions nouvelles, en accroissement du capital
inaliénable. On appela ces fondations multiplicats ou colonnes de Saint-
George. Dès le siècle précédent, François Vivaldi avait donné l'exemple
d'appliquer cette méthode à l'amortissement, au profit de l'État, des
portions engagées du revenu public. C'est le premier exemple cité parmi
les Génois de cette institution, aussi recommandable par l'esprit de
prévoyance qui l'a inspirée et par la combinaison économique qui en est
le fondement que par le noble sentiment de patriotisme à qui elle est
due. Toute simple qu'elle est, cette combinaison ne pouvait frapper que
des esprits solides, spéculateurs, sachant compter sur le temps et
appréciant les bienfaits de l'avenir. Depuis l'établissement de Saint-
George ou vit fréquemment de ces combinaisons patriotiques. Au seizième
siècle Ansaldo Grimaldi établit une colonne que ses accroissements
successifs jusqu'à nos jours avaient portée à trente-sept mille actions
correspondant à 3,700,000, livres de la valeur primitive de la monnaie de
1407. Il en donnait le revenu pour racheter ses descendants à perpétuité
de toute imposition publique, et quoiqu'il pourvût ainsi à l'avantage des
siens, on estima que c'était pour le trésor une libéralité si grande
qu'on lui décerna une statue. Le palais de Saint-George, tous les
hôpitaux sont pleins de monuments semblables érigés pour consacrer la
munificence des bienfaiteurs de la patrie et des pauvres.

Nous signalons ici les avantages de la prospérité, mais leur éclat ne
saurait déguiser le vice radical de l'institution; elle est fondée sur
l'aliénation à perpétuité des principales ressources du gouvernement,
aliénation dont le moindre défaut est d'être usuraire. Quelle excessive
imprudence, en effet, dans le sacrifice fait pour toujours des revenus
les plus productifs, dans cette renonciation au droit et à la possibilité
de diminuer les charges présentes, puisqu'il appartient à d'autres qu'à
l'État de les percevoir et d'en disposer, dans cette impuissance où l'on
se réduit en se dépouillant des ressources fiscales les plus certaines!
Sans doute on dut compter que le gouvernement conserverait sur Saint-
George une influence irrésistible. En ayant abandonné là tout l'argent
des contribuables, on eut bien l'intention de se réserver d'y puiser pour
les besoins publics, et l'appui que la république demanda sans cesse à la
banque était une condition naturelle, forcée et sous-entendue, de leurs
rapports. Cependant ces rapports ne tenaient qu'à une bonne volonté qui
n'était pas toujours sans opposition et sans résistance: il fallait
recourir sans cesse à la négociation. Le gouvernement en restait
dépendant et faible. Voulait-il avoir des ressources en propre, il
fallait recourir à une fiscalité odieuse aux citoyens, il fallait
s'ingénier pour inventer de nouvelles gabelles en sus de celles que
Saint-George ne rendait ni ne supprimait; il en résultait l'oppression
des contribuables sans que l'État en fût plus opulent. Quand l'écrivain
que nous avons cité comparait, dans une sorte d'antithèse, deux
républiques, l'une riche et l'autre pauvre, il disait exactement vrai, et
ses paroles avaient plus de portée qu'il no croyait peut-être leur en
donner. La république pauvre a fini par abuser du capital de celle qui
l'avait dépouillée des revenus. Les derniers temps modernes nous en ont
révélé le mystère. Quand à une aristocratie large et flottante, si l'on
peut parler ainsi, qui, au quinzième siècle, admettait les prétentions de
tous les riches, eut succédé une oligarchie toujours plus compacte; quand
les sénateurs sortant de charge se firent élire protecteurs de Saint-
George par un usage constant, le mur de séparation toujours censé
maintenu entre les coffres pleins de la banque et les caisses vides du
trésor public, s'affaiblit et reçut plus d'une atteinte secrète.
L'administration de Saint-George ne s'exerça pas dans l'intérêt des
actionnaires en général, mais dans celui du gouvernement.

Les familles y avaient trouvé, avec les avantages de la stabilité, les
inconvénients d'une restriction perpétuelle de la propriété privée. Ces
restrictions ont cessé en 1797, et, par une réaction malheureusement
naturelle, l'effet immédiat de la liberté a été trop souvent la
dilapidation. Mais ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur les
circonstances et sur les effets de la destruction de cet antique
établissement.

On demandera quelle influence cette grande institution eut sur le
commerce de Gênes? D'abord les droits de douane étant au premier rang de
ceux qui appartenaient à la banque, il faut rendre justice non-seulement
aux habitudes paternelles et peu fiscales que Saint-George apportait dans
son régime en général et dans ses tarifs, mais encore aux excellentes
traditions, au discernement éclairé sur les vrais intérêts du commerce,
qui établirent les règlements, qui les amendèrent avec le temps, et qui,
s'ils avaient été conçus avec quelque préjugé, les firent exécuter dans
le sens le plus libéral.

Comme banque, la maison de Saint-George était un établissement de dépôt
et non de crédit. Elle ne faisait point le commerce d'escompte; elle
n'émettait point un papier de confiance qui, pour tenir lieu de monnaie,
reposât sur un portefeuille de créances à terme. Elle ne prêtait à
personne; elle se bornait à conserver sans intérêts, soit les dividendes
que les particuliers lui laissaient entre les mains, soit les sommes
qu'ils lui apportaient; cette garde était gratuite. Les fonds restaient
inscrits au compte des créanciers ou des déposants. Quand ils voulaient
en faire usage, on leur délivrait des billets ou plutôt des récépissés,
pour le tout ou pour telle fraction de leur créance qu'ils désiraient.
Ces billets circulaient dans le public comme du numéraire: l'argent pour
les acquitter était toujours prêt, puisque aucun billet n'était délivré
sans correspondre à une somme déposée dans la caisse. On pouvait
également disposer de ses fonds par un simple transfert sur les livres de
Saint-George. La rapidité des compensations, la facilité dans les
affaires, dans celles surtout où beaucoup d'intéressés avaient part,
l'avantage de se libérer envers de nombreuses parties prenantes au moyen
d'une seule liste remise à Saint-George, la sûreté des payements, grâce à
ce que les teneurs de livres de la banque étaient des notaires publics,
présentaient autant de combinaisons favorables qui attestent
d'excellentes vues dans les auteurs de ce régime et qui portèrent de
très-bons fruits.

Dans les grandes places de commerce on fait cas encore de ces moyens de
hâter la circulation; mais ce qui fait essentiellement estimer les
banques modernes, c'est le crédit qu'elles offrent, moyennant celui que
le public accorde à leur papier de confiance. Un établissement qui
n'émettrait pas en billets faisant l'office de monnaie, la valeur de ses
portefeuilles, qui n'en créerait habituellement qu'à la place des écus
resserrés dans ses caisses, qui n'en donnerait qu'à ceux qui lui
apporteraient de l'argent, au lieu de leur en confier sur leurs
signatures, ne satisferait pas aux besoins et aux demandes du commerce.
Telle est la différence des époques. Aujourd'hui il y a plus d'affaires
et surtout plus de concurrents pour les faire qu'il n'y a de moyens
disponibles toujours prêts pour chacun d'eux. Il faut en créer, en
simuler, il faut des banques pour les emprunteurs. A Gênes, au XVe
siècle, il fallait une banque aux capitalistes. Il leur fallait des
dépôts assurés pour leurs fonds exorbitants, jusqu'à ce qu'ils
trouvassent à les prêter ou à les employer pour eux-mêmes. C'était là le
signe d'une grande opulence, peut-être aussi le symptôme d'une industrie
parvenue à son apogée et qui va devenir stationnaire.

Je demande grâce pour cette digression. La grande et fameuse institution
de la banque de Saint-George méritait de nous arrêter au milieu d'une
histoire à laquelle elle aura désormais une grande part.


CHAPITRE IX.
Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge.

(1409) Le marquis de Montferrat, nouveau maître dans Gênes, se disait
impartial entre les factions; mais trop d'animosités s'étaient rallumées
pour que la révolution s'accomplît sans réaction. Une nouvelle nomination
des membres du conseil fut réclamée de toute part pour le purger de sa
moitié guelfe. Tout ce qui appartenait à cette faction fut successivement
opprimé.

La persécution appelle la résistance et la révolte. La famille Fieschi,
surtout le cardinal Louis, et Jean-Luc, cet homme de guerre qui avait eu
le plus de part à la faveur et aux opérations de Boucicault, se mirent à
la tête des mécontents. Ils armèrent les vassaux de leur maison et
soulevèrent une grande partie de la rivière orientale: on marcha contre
eux avec des succès divers et sans pouvoir se faire rendre Porto-Venere
encore occupé par les Français. Après un an de blocus, la garnison vendit
la place aux Florentins par la médiation des guelfes. De même, Gavi fut
cédé par ses gardiens à Facino Cane. Dans la rivière occidentale, Savone
avait été sur le point d'être livrée aux Français. Vintimille était
restée à la France. Les Génois l'assiégèrent et enfin s'en rendirent
maîtres quand ils eurent fait proclamer parmi leurs gens que tout ce que
prendraient ceux qui entreraient dans la ville leur serait bien acquis.
Tel était l'état du pays.

Dans Gênes la faction gibeline dominait; le marquis concourait avec elle
de tout son pouvoir. Un parlement de près de trois cents citoyens tous de
cette couleur lui déféra pour cinq années les pouvoirs qui d'abord ne lui
avaient été donnés que pour un an. Après ces mesures, la persécution
contre les guelfes redoubla; elle fut d'autant plus odieuse qu'elle viola
les droits les plus respectés de la propriété. On ne se contenta pas de
décider que les actions de banque des émigrés seraient mises en vente
pour en employer le prix à leur faire la guerre; exemple qui
heureusement n'a été que rarement imité à Gênes. Dans cette occasion on
fit plus. On entreprit d'obliger les gens notés comme guelfes ou fauteurs
des Fieschi à se porter acquéreurs en argent comptant de ces propriétés
de leurs chefs ou de leurs amis. On fit sur eux d'odieuses répartitions
de ces achats imposés de force. Ces mesures n'étaient pas faites pour
ramener les hommes de coeur engagés dans le parti opprimé, mais elles ne
furent pas sans influence sur les faibles; et, soutenues par les
intrigues du marquis, elles produisirent un effet assez étrange. Jean
Centurion et Lionel Lomellino, membres de deux illustres familles,
déclarèrent renoncer à la faction guelfe, se constituèrent gibelins et
requirent qu'un acte authentique en fût dressé par les notaires. Leur
exemple fut suivi par un assez grand nombre d'individus et de familles
considérables tant nobles que populaires. Montferrat, qui voulait assurer
son pouvoir par la tranquillité publique, sut employer une autre
politique envers ceux dont on ne pouvait acheter la conversion; il
négocia; il n'armait pas volontiers les Doria pour repousser les Fieschi;
il fit une paix avec ceux-ci. Ils acceptèrent une amnistie; leurs
actions sur la banque leur furent restituées, et tout parut tranquille.

(1411) Alors la république, attaquée sur mer par un ennemi puissant, put
déployer contre lui quelque énergie. Les Catalans, plus corsaires que
marchands, s'étaient rendus redoutables aux autres navigateurs. Le roi
d'Aragon, leur seigneur, possédait la Sicile, la Sardaigne, la Corse
presque tout entière, qui leur assuraient partout des forces et des
points d'appui. Une jalousie réciproque les avait mis souvent aux mains
avec les Génois. Une de leurs flottes alla insulter l'île de Chio et
tirer ses bombardes contre le rivage. La colonie se souleva d'indignation
pour repousser cet outrage et pour en tirer vengeance. Les armateurs de
Gênes dont les vaisseaux se trouvaient dans le port fournirent leurs
navires; les propriétaires de l'île contribuèrent de leur bourse pour
les équiper et les approvisionner. Deux consuls envoyés par la république
à Caffa, étaient en relâche à Chio; ils acceptèrent la conduite de
l'expédition, avec la condition bizarre de commander alternativement
quinze jours chacun. Ils cherchèrent l'ennemi et le joignirent dans le
port d'Alexandrie; on jeta l'ancre bord à bord et l'on commença à se
combattre dans cette situation. Les bombardes de ces flottes ne devaient
avoir encore rien de semblable avec notre redoutable artillerie, car dans
cette position si rapprochée on voit ces rivaux prolonger plusieurs jours
une guerre de chicane qui n'avait rien de décisif. On se battait jusqu'à
l'heure des repas, alors on s'écartait pour se reposer. Les chaloupes
s'épiaient et se poursuivaient. Les Catalans lançaient des bâtiments
enflammés contre la flotte ennemie; les Génois les détournaient et
renvoyaient ces incendies aux Catalans. Les Alexandrins se lassèrent de
voir leur port servir de théâtre aux violences de ces étrangers
chrétiens. Ils prirent parti contre les Génois. Ceux-ci, manquant de
vivres, furent obligés de regagner Chio.

La république par cette expédition se retrouva en guerre active avec le
roi d'Aragon et les Catalans; guerre d'autant plus fâcheuse que l'ennemi,
courant sur les navires du commerce, prit une assez grande quantité de
cargaisons de grains que Gênes attendait au milieu d'une grande disette
et d'un hiver rigoureux. Antoine Doria fut envoyé pour réprimer les
entreprises de ces adversaires. Il releva la réputation maritime de sa
patrie. Il courut de l'Adriatique en Espagne, prit ou détruisit tout ce
qu'il trouva de bâtiments, soit en mer, soit dans les ports, où il ne
craignit jamais de pénétrer. Il fit des excursions sur les bords ennemis,
brûla des redoutes et en emporta des trophées. Il montra ses galères à la
vue de Barcelone, et les forces ennemies se renfermèrent dans leurs ports
(1412). Cependant le trône d'Aragon devint vacant. Ferdinand Ier, prince
de la maison de Castille, y fut appelé; il avait été favorable aux
Génois avant son avènement. Ils se hâtèrent de lui envoyer des
ambassadeurs, de lui proposer la paix et de réclamer son amitié. Une
trêve de cinq ans fut immédiatement conclue.

Une trêve fut aussi accordée avec Louis, ce roi titulaire dépouillé du
royaume de Naples, mais qui, établi en Provence, pouvait encore être d'un
fâcheux voisinage.

Facino Cane, qui avait gardé pour lui Novi et acquis Gavi, mourut à cette
époque; mais la mort de cet ancien allié du marquis de Montferrat ne
promettait pas pour cela un meilleur voisin aux Génois. Sa veuve épousa
Jean-Marie Visconti, devenu, de seigneur de Pavie, duc de Milan par la
mort imprévue de son frère, changements qui présageaient des combinaisons
nouvelles aux États limitrophes.

Il restait aux Génois leur guerre avec les Florentins. Livourne, que
ceux-ci voulaient ravir à la république, en était le véritable objet. Les
garnisons françaises restées dans quelques places de la frontière les
avaient vendues à Florence. Des efforts devinrent nécessaires pour mettre
en sûreté le territoire génois. On reprit quelques bourgs, d'autres
retournèrent d'eux-mêmes à l'obéissance. On recouvra la Spezia; mais il
fallait reprendre Porto-Venere: c'était le boulevard oriental de Gênes.
Les expéditions de terre et de mer se succédèrent à grands frais
inutilement. Pendant le reste de la durée du gouvernement du marquis on
ne put rentrer dans la place. Plus de 200,000 livres furent sacrifiées;
le trésor public s'y épuisa sans succès.

Cette disgrâce, ces dépenses, ces divers contretemps aliénaient le public
d'un maître étranger qui ne procurait au pays ni plus de sécurité ni plus
d'économie que le gouvernement dont il avait pris la place. La disette
avait ressemblé à une famine. Les lieux ordinaires où le peuple trouvait
du pain à acheter s'étaient fermés. Un seul bureau de distribution
restait ouvert. On y dispensait de faibles rations et non pas à toute
heure. Le grain était monté à un prix jusque-là inouï, et ce prix aurait
été bien plus élevé si on ne l'avait défendu, dit un historien du temps.
Il ajoute que le commerce y pourvut enfin en allant chercher des blés au
dehors; mais il a oublié de nous apprendre comment une limite imposée aux
prix marchands ne fit pas obstacle aux approvisionnements commerciaux.
Dans l'intérieur du gouvernement, des mécontentements et des plaintes se
faisaient entendre.

(1413) C'était un symptôme d'inquiétude et un présage de révolution. Le
marquis ne pouvait s'absenter de Gênes sans qu'il y éclatât quelque
mouvement. Pendant un de ses voyages dans ses terres du Montferrat, une
querelle s'éleva à Savone entre les Doria et les Spinola; le conseil de
Gênes y expédie promptement deux cents hommes pour rétablir la paix, et
c'est à George Adorno qu'il en confie le commandement. Un grand nombre
d'amis et de volontaires accompagnent ce chef populaire, frère de
l'ancien doge Antoniotto. Aidé de la faveur publique à Savone, il arrête
les voies de fait et contient les partis. Mais le marquis inquiet et
jaloux accourt de son côté. Les habitants de Savone répugnent à
l'admettre dans la ville. Adorno cherche à le détourner d'y entrer;
Montferrat n'en est que plus pressé de surmonter les obstacles, et, à
peine entré, il s'assure de la personne d'Adorno.

Pendant ce temps, muni d'un sauf-conduit, mais ayant eu soin d'attendre
l'absence du marquis pour en user, Thomas Fregose, beau-frère d'Adorno,
était venu à Gênes. Le peuple l'avait reçu avec faveur: appelé au
palais, il refusa de comparaître. Deux cents soldais sont envoyés pour le
prendre, le tocsin appelle les Génois à sa défense. On s'assemble en
armes. Le palais, abandonné par le lieutenant du marquis, est
immédiatement pillé par la populace. Le gouvernement ainsi déserté, un
conseil de trois cents citoyens est convoqué; on y délibère qu'un doge
populaire sera nommé; les nobles auront la moitié des autres emplois. La
chance de cette nomination semblait pour Fregose, mais avant que
l'élection soit consommée, George Adorno entre dans la ville à la tête de
ses amis. Il avait recouvré sa liberté à Savone. Adorno était riche,
puissant, agréable au peuple. On le conduit immédiatement au palais. Plus
de quatorze cents citoyens attroupés sur ses pas lui servaient de cortège
en le demandant pour doge. Il est bientôt élu et installé. Le marquis de
Montferrat était resté dans la ville de Savone, mais la forteresse lui
avait été fermée. Jacques de Passano qui y commandait refusa à la fois de
la lui rendre et de reconnaître un envoyé du doge qui ne se présentait
qu'au nom d'Adorno. Il déclara que la place qui lui était confiée ne
serait rendue qu'à la république. Le marquis l'assiégea inutilement. Les
murailles furent à moitié détruites sous les coups de huit bombardes.
Mais l'intrépide commandant resta inébranlable. Le siège fut levé.
Bientôt Montferrat consentit à faire la paix avec le doge. Il reçut
24,000 ducats; à ce prix il renonça à la seigneurie de Gênes et rendit
ce qu'il tenait encore du territoire de la république. Le défenseur de
Savone vint recevoir de solennelles récompenses de sa fidélité et de sa
fermeté.

Les conditions sous lesquelles les doges recevaient le pouvoir, ou que
parfois ils affectaient de s'imposer à eux-mêmes, ont une médiocre
importance si l'on considère la durée éphémère de ces dignités prétendues
perpétuelles. Cependant il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un moment
sur une sorte de charte dressée à l'occasion de l'installation de George
Adorno. Un document authentique qui nous en est resté1 est curieux par sa
forme et au fond; si les pactes qui y sont énoncés ne furent pas gardés
longtemps, ils représentent les règles tantôt écrites tantôt
traditionnelles et sous-entendues que l'opinion publique regardait comme
les bases du gouvernement.

Cet acte est d'abord le procès-verbal d'un parlement public tenu sur la
place du Dôme. Le chancelier y expose que les étrangers ayant été
expulsés, et le peuple guidé par l'inspiration de Dieu ayant élevé George
Adorno à la dignité de doge, ce digne chef de l'État préfère à une
puissance arbitraire, ou à un pouvoir qui ne serait limité que par des
usages incertains, un gouvernement réglé par des lois écrites, populaires
et sanctionnées par l'autorité d'un parlement solennel. On propose donc
de confier à douze réformateurs, six pour l'ordre de la noblesse, trois
pour l'ordre des marchands, et trois pour les artisans, le soin de revoir
les lois et le droit d'en promulguer de nouvelles, sauf la conservation
du gouvernement populaire et la dignité du doge. Ces lois deviendront
obligatoires comme si le parlement lui-même les avait votées. Le
chancelier invitait ceux à qui plaisait la proposition à crier placet, en
levant les mains. Les opposants n'avaient qu'à ne pas répondre.

L'assentiment fut presque général, et l'assemblée se sépara avec des
transports de joie.

Les lois des réformateurs furent bientôt publiées; elles forment cent
cinquante-quatre articles, dont le dernier abroge toutes lois
antérieures.

L'État est déclaré gibelin et populaire: mais les guelfes sont admis à
se faire gibelins; les nobles sont admissibles à toutes les places,
exceptée celle de doge. Le gouvernement se compose du doge, du podestat,
de douze anciens, du petit conseil de quarante membres, du grand conseil
de trois cent vingt, des suprêmes (syndicateurs), des officiers de la
monnaie, c'est-à-dire des finances.

Le doge est à vie; il régit la république, il préside les conseils avec
double suffrage. Il lui est défendu de créer de nouvelles charges,
d'altérer les juridictions, de recommander aucun procès ou d'en
connaître. Son traitement est de 8,000 génuines, tant pour son entretien
que pour celui de sa cour, composée de deux lieutenants et de deux
vicaires2.

Des formes solennelles et compliquées sont établies pour l'élection des
doges; et toute nomination où elles n'auraient pas été suivies est
déclarée d'avance illégitime et nulle. Sur cet article, un historien, qui
bientôt après vit violer cette règle de mille manières, ajoute cette
réflexion maligne, qu'en recourant à cette loi, on peut reconnaître qui
sont les vrais doges et qui les usurpateurs.

Le podestat devait être étranger, docteur en loi, de maison princière ou
du moins de famille patricienne; il se donnait trois vicaires approuvés
par le doge et le conseil des anciens. Deux l'assistaient dans les
jugements civils, le troisième dans les causes criminelles. Mais le
podestat prononce seul sur les délits commis dans la ville de Gênes ou à
cinquante milles à la ronde. Il est défendu de manger ou de contracter
familiarité avec le podestat ou ses vicaires.

Le conseil des anciens est inséparable du doge, qui doit le consulter en
toutes choses, excepté pour ordonner l'arrestation des conspirateurs, des
séditieux ou des bannis réfractaires. Le petit conseil intervient dans la
délibération des affaires graves. On ne peut sans son concours accorder
des immunités, nommer des amiraux, démolir des forteresses. Le grand
conseil délibère sur la guerre, sur la paix, et fait les traités.
S'il y a lieu d'établir quelque loi nouvelle ou quelque amendement à
celles qui existent, le doge et le conseil des anciens, à qui appartient
ici l'initiative, en font lire la proposition au petit conseil. Si elle y
est approuvée, le doge et les anciens avec les officiers de la monnaie
nomment une baillie spéciale, qui a l'autorité de rédiger la loi dans le
sens et dans les limites de la proposition approuvée. Ainsi le parlement,
l'assemblée générale, se trouve implicitement supprimé et remplacé par un
conseil.

On voit que cette législation formait une véritable charte3; comme à
tant d'autres, il n'y manquait que la durée.


LIVRE SEPTIÈME.
LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE
MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A
PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN;
AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE
PÉRA ET DE CAFFA.
1413 - 1488.

CHAPITRE PREMIER.
Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.

Le gouvernement d'Adorno parut s'affermir. Dans un congrès tenu à Pise,
la paix fut enfin conclue avec les Florentins. Porto Vénère fut rendu aux
Génois; Sarzana resta en leur possession. Le bourg de Gavi secoua le joug
du fils de Facino Cane. On racheta de lui la forteresse au prix de 10,000
ducats. Un annaliste nous apprend qu'il y eut dans cette négociation un
intermédiaire qui reçut 350 ducats pour son droit de courtage.

Le doge s'appliqua à se tenir hors de toute complication d'intérêts
politiques avec les étrangers. Le pape Jean XXIII, chassé de Rome par le
roi de Naples, Ladislas, demanda refuge aux Génois; on en délibéra, et
l'hospitalité lui fut refusée, de crainte de se brouiller avec le
Napolitain.

Vers ce temps, l'empereur Sigismond était venu en Lombardie. Ennemi des
Visconti, il n'amenait aucune force contre eux. Errant de ville en ville
autour de Milan, et recevant de vains hommages sans secours utiles, il
témoigna l'envie de se montrer à Gênes, le gouvernement ne fut pas
disposé à le recevoir mieux que le pape. Néanmoins on lui adressa à
plusieurs reprises de solennelles ambassades qu'il caressa soigneusement.
Un des premiers envoyés, François Giustiniani, fut fait de sa main
chevalier et créé comte palatin. L'écusson de sa famille fut orné de
l'aigle impériale qu'elle a toujours conservée. C'étaient des comtes
impériaux populaires à Gênes.

Il est remarquable qu'en députant à l'empereur, Gênes demanda et obtint
de lui un rescrit qui déliait la république des engagements contractés
avec le roi de France; c'était comme la réponse à la citation intimée au
nom du roi Charles; mais avoir recours à ce remède contre un seigneur
qu'on désavoue, n'était-ce pas, pour des républicains indépendants,
l'acte d'une double servilité?

Le dedans s'organisa paisiblement, et les dernières lois semblaient
assurer la tranquillité publique. Les guelfes cependant se plaignaient
d'être maltraités. La clause qui les excluait du gouvernement comme
guelfes, mais qui leur permettait de se déclarer gibelins pour être
éligibles, ne paraît pas avoir été exécutée à la rigueur; on les
admettait sans exiger l'abjuration de leur parti; mais dès lors ils se
croyaient en droit de réclamer l'effet des anciennes transactions qui
réglaient le partage des charges par moitié. On en vint à faire des
recensements; et il fut reconnu qu'il n'y avait sur la population entière
qu'un quart de guelfes, et, qu'en proportion de leur nombre, ils ne
pouvaient réclamer plus de charges qu'ils n'en avaient obtenu. Après la
dernière révolution, on avait cru devoir demander à ceux qui, sous
l'influence du gouvernement du marquis de Montferrat, s'étaient faits
gibelins, s'ils voulaient retourner à leur ancienne couleur ou ratifier
leur changement. Ces nouveaux gibelins persistèrent pour la plupart.

Un historien patriote remarque ici que Gênes en paix ordonnant avec calme
sa législation, était alors plus heureuse que les autres villes d'Italie.
Seule entre toutes, peut-être, elle n'avait alors ni bannis ni émigrés.
Mais l'ambition des hommes puissants ne pouvait laisser la république
sans troubles ni le gouvernement d'un d'entre eux sans compétiteur
(1414). Il s'en éleva plusieurs tour à tour, et la dernière (1415) de ces
entreprises produisit dans la ville trois mois de désordres et de
combats. C'était un des Montaldo qui venait réclamer le pouvoir comme le
juste héritage de son frère et de leur père. Le doge fut réduit à
souffrir que ses droits et les prétentions de son adversaire fussent
soumis à des arbitres, et par le jugement de ceux-ci les deux parties
contendantes furent également évincées1. Montaldo fut éconduit, mais on
força le doge Adorno à se démettre. Un parlement fut assemblé: huit
cents citoyens y concoururent. On procéda à l'élection d'un nouveau doge.
Le choix tomba sur Bernabo Guano, l'un des auteurs de la pacification,
homme estimé de tous les partis, mais peu en état de les tenir en frein.
Cependant la confiance parut renaître un moment; et, dès ce temps comme
aujourd'hui, le prix vénal des actions de la dette publique étant estimé
un symptôme important de la sécurité, on remarqua que leur valeur, tombée
à cinquante livres pour les cent livres nominales dans les derniers
troubles, se releva rapidement à quatre-vingt-dix. De toute part on
rebâtit les maisons incendiées: en effaçant les traces de la discorde,
la cité s'embellissait d'édifices modernes. Mais le dernier mot n'avait
pas été dit à l'élection de Guano; bientôt éclatèrent de nouveaux
troubles. Le doge, attaqué, et ne se voyant défendu par personne, renonça
à sa dignité. L'élection de son successeur mit au jour enfin la source de
tant d'agitations. Quand George Adorno avait été élevé sur le siège
ducal, il avait auprès de lui un ami, un allié, mais un rival caché qui
épiait l'occasion de lui ravir sa place. C'était Thomas Fregose, qui dès
lors eût été doge lui-même, si l'arrivée d'Adorno à point nommé n'avait
réveillé en faveur de celui-ci l'enthousiasme populaire. Fregose ne put
lui disputer la préférence; il parut acquiescer; mais il attendit. Il
se montra défenseur d'Adorno contre Montaldo, mais il attendit encore.
L'événement le trompa quand Guano fut nommé, ou peut-être lui convint-il,
au lieu de prendre immédiatement la place d'Adorno, d'y laisser passer un
homme incapable de la garder. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Guano fut
sorti du palais (1416), le peuple cria vive Fregose; il porta l'ambitieux
en triomphe en le demandant pour doge. D'abord installé aux acclamations
publiques, le lendemain son élection fut proclamée dans un conseil de
trois cents citoyens. C'était déroger à la loi nouvelle qui avait réglé
d'autres formes et déclaré nulle toute élection où l'on s'en serait
écarté; mais le conseil décida qu'en des circonstances urgentes se
départir de l'ordre c'est l'ordre même.

Thomas était le second fils de l'illustre Pierre Fregose, le conquérant
de Famagouste. Si celui-ci n'avait pu faire régner longtemps son
incapable neveu, il avait laissé en mourant sept enfants disposés à
revendiquer l'héritage de leur oncle, le premier doge du nom.

L'aîné, Roland, était mort en tentant un coup de main dans cette vue.
Introduit dans la ville, pendant la seigneurie du marquis de Montferrat,
il avait appelé les partisans de la famille pour le soutenir. Ils
accoururent trop tard; il fut forcé de transiger et de faire retraite à
l'instant; embarqué, la tempête le fît échouer à Savone; il y fut
massacré.

Thomas, qui avait été compagnon de son entreprise et qui avait payé de sa
personne, s'appuyait maintenant à son tour sur les frères qui lui
restaient. Ils lui servirent de lieutenants et d'amiraux. Spinetta, l'un
d'eux, chargé de veiller sur la rivière occidentale, fut élu gouverneur à
vie par les habitants de Savone toujours disposés à regarder leur ville
comme une république alliée des Génois plutôt que comme sujette. On
ignore si le doge désira cet établissement, ou fut contraint de le subir;
s'il chercha un point d'appui pour sa famille, ou si Spinetta n'exigea
pas une sorte d'indépendance.

Abraham était destiné à gouverner la Corse, à y rétablir le pouvoir des
Génois à peine reconnu, et contre lequel s'était révolté Vincentello
d'Istria qui s'était fait comte, sous la protection des Aragonais. Il
occupait Ginarca. Abraham Fregose vint assiéger la ville; mais il fut
battu. Un historien de Corse dit qu'Abraham, ayant voulu prendre à son
profit un pouvoir que sa république lui avait confié, paya cette
entreprise de sa tête. Les annales génoises ne disent rien de pareil.

Baptiste Fregose était le personnage le plus marquant parmi les frères
cadets du doge. Il servit son frère avec dévouement en toute occasion.
Mais après de longues années de fidélité, un jour Thomas étant au milieu
d'une solennité religieuse, on vint lui annoncer que son palais était
envahi et qu'au moment même un usurpateur se faisait proclamer doge:
c'était Baptiste. Cette folle et inexplicable tentative coûta peu de
peine à réprimer. Baptiste se rendit; Thomas pardonna, et le premier
continua à servir son frère comme par le passé, conservé dans ses emplois
avec la même confiance.

Dans l'intérieur la sagesse du doge avait ranimé l'esprit public et
l'émulation. Il comprît et embrassa les vrais intérêts de son pays. Par
des mesures bien prises il paya 60,000 ducats de dettes et libéra
l'important revenu de la gabelle du sel. L'État entreprit les plus utiles
travaux. Des jardins et des terrains vagues qui bordaient la mer à
l'extrémité occidentale de la ville devinrent une vaste darse pour servir
de port aux galères2.

Chez lui, le doge vivait avec somptuosité, et, à son imitation, dans les
moments de tranquillité, le luxe des citoyens répondait à la magnificence
du chef de la république.

Le commerce maritime, qui fournissait ou augmentait ces trésors, avait
repris tout son lustre. Les vaisseaux des Génois couvraient la
Méditerranée et l'Océan. Si, au milieu des puissances en guerre, les
richesses dont ils étaient chargés les faisaient attaquer, ils savaient
se défendre avec une habileté qui leur était propre. Les Anglais
traitaient alors le pavillon de la république en ennemi; elle avait
fourni des combattants aux Français. Car si la cour de Charles VI avait
considéré d'abord les Génois comme des sujets révoltés, dans les malheurs
de cette fatale époque elle avait plus affaire de secours que de vaines
prétentions de souveraineté. On fit promptement une trêve de dix ans, et
le roi prit à son service six compagnies d'arbalétriers, huit grands
vaisseaux et huit galères. Dans cette expédition, les Génois, déployant
une bravoure inutile, participèrent à la calamité qui en ce temps pesait
sur la France. Les Anglais avaient pris Bailleur, il fallait à tout prix
leur enlever cette conquête. Deux flottes puissantes se trouvèrent en
présence. L'anglaise était la plus nombreuse. Les vaisseaux génois, qui
attaquèrent avec vivacité, ne furent pas suivis par les autres
auxiliaires que la France avait réunis de toutes parts. Le commandant
Janus Grimaldi fut tué; ces braves se virent enveloppés sans espoir de
secours: trois vaisseaux furent pris; le reste eut encore le courage et
le bonheur de se faire jour.

Gênes resta quatre ans en état de guerre avec les Anglais, guerre peu
active faute de point de contact. Cependant, à la paix, la république eut
à payer 6,000 livres sterling aux citoyens de Londres dont ses vaisseaux
avaient capturé les laines et les autres marchandises, et à qui leur roi
avait accordé des lettres de représailles. Le doge, pour conclure ce
traité, avait envoyé à la cour d'Angleterre deux nobles ambassadeurs,
Raphaël Spinola et Etienne Lomellini.

Cependant, au milieu d'une période de prospérité publique, ce n'était pas
sans inquiétude que le gouvernement le mieux organisé pouvait se conduire
dans un pays si accoutumé au changement, entouré de voisins jaloux, et
toujours peuplé de mécontents. Le duc de Milan mit en jeu une intrigue
secrète pour essayer de renverser le doge (1417). Visconti s'était
entouré de Génois fugitifs; Thomas Malaspina, le plus mauvais voisin que
cette illustre famille eût donné à Gênes, moitié seigneur féodal, moitié
brigand, recommençait à troubler le pays. Une coalition menaçante se
forma. Visconti, Montferrat, Caretto se déclarèrent protecteurs d'une
opposition armée contre le doge, composée d'Isnard de Guarco, des frères
Montaldo et de leurs partisans, mais surtout de la famille Adorno. Un
Fregose, porté au siège ducal par le concours des Adorno, avait été une
étrange circonstance; elle confondait ensemble les deux grandes
fractions de la bourgeoisie. Une alliance de famille l'avait amenée. Il
est difficile de concevoir comment ces rivaux avaient pu contracter cette
parenté ou comment ce lien avait suffi pour imposer silence aux ambitions
qui opposaient ces deux races. Ce rapprochement assura le succès des
Fregose; mais une telle concorde ne pouvait être que de courte durée, car
à peine Fregose fut doge, les Adorno furent bientôt ses ennemis. Thérame,
qui l'avait le plus secondé, le plus ambitieux, sans doute, de cette
génération, se sépara de lui et quitta Gênes; Visconti ne tarda pas à
l'attirer près de lui, et quand, sous les auspices des coalisés, tous ces
émigrés marchèrent en armes, c'est Thérame qu'ils reconnurent pour chef;
ils l'élurent et le proclamèrent leur doge. Sans attendre les troupes de
leurs protecteurs ils s'approchèrent de Gênes (1418). Les habitants des
vallées suivirent le mouvement, et la ville se vit près d'être assiégée.
Alors la méfiance y régna. Le doge, jusque-là modéré et retenu, adopte
les mesures de la terreur. Les proclamations se succèdent, les armes sont
interdites à la masse des citoyens. L'autorité désigne expressément ceux
à qui seuls elle permet et enjoint de les prendre. Nul de ceux qui ne
sont pas commandés ne peut sortir de sa maison après l'heure du couvre-
feu. On se bat hors des murs et dans les environs. Enfin, quand les
ennemis se retirent, tout ce qui est au delà des monts est perdu pour la
république. Visconti prend pour lui Gavi, Voltaggio et Bolzaneto (1419);
à ce prix Fregose a obtenu qu'il abandonne la cause des insurgés3. Jean-
Jacques, marquis de Montferrat, qui venait de succéder à Théodore son
père, se fait donner plusieurs châteaux; le marquis de Caretto retient
celui de la Pietra. Les émigrés souscrivent à ces partages; enfin
Capriata et Tajolo sont adjugés à Thérame Adorno: il se dit le doge, et
il dépouille sa patrie!

La rivière orientale présentait aussi l'aspect de la rébellion et de
l'anarchie. Le doge qui, épuisant toutes ses ressources, avait mis en
gage ses propres effets pour soutenir les guerres, implorait en vain les
secours des Florentins contre ses ennemis. Les Florentins avaient un but
que l'occasion favorisait, et ils se gardaient bien de se compromettre
pour tirer leurs voisins d'embarras; après de longues intrigues, ils
obtinrent la possession qu'ils briguaient. Gênes leur vendit Livourne
pour 120,000 ducats d'or4.

(1420) Quand le gouvernement put respirer, cet argent servit à s'opposer
aux progrès menaçants des Aragonais. Alphonse V, prince ambitieux,
brillant de talents et de valeur, était peu content des limites que les
lois d'Aragon mettaient à la puissance royale, et il cherchait au dehors
des combats, de la gloire et des conquêtes. A la Sardaigne qui était
entre ses mains il voulait joindre la Corse. L'occupation de cette île
était le premier exploit qu'il résolut d'entreprendre. Il surprit Calvi,
il assiégea Bonifacio; et de l'île entière c'était tout ce qui rendait
obéissance à la république de Gênes; car quelques seigneuries tenues par
des Mari et des Gentile ne reconnaissaient sa suzeraineté que de nom.
C'est pendant ce siège de Bonifacio qu'Alphonse reçut un message de la
reine de Naples Jeanne II. Elle lui offrait de l'adopter pour fils s'il
voulait prendre en main sa défense et sa vengeance contre deux princes
français, Bourbon, comte de la Marche, dont elle avait fait imprudemment
son mari, et Louis d'Anjou, qui réclamait contre elle les anciens droits
que la maison d'Anjou tenait de Jeanne Ire. En ce même temps Louis avait
rassemblé une flotte à Gênes, et Baptiste Fregose, le frère du doge, la
commandait avec le titre de grand amiral. Alphonse, flatté de l'espoir
d'hériter du royaume de Naples, ou même de s'en rendre maître après son
adoption, accepta les propositions de la reine et n'en fut que plus
pressé d'achever la conquête de Bonifacio qu'il lui coûtait d'abandonner.
Il avait tellement poussé les assauts que la place était entrée en
capitulation. Elle devait se rendre à un jour fixé si elle n'était
ravitaillée dans l'intervalle; vingt otages avaient été livrés à
l'Aragonais. Sur cette nouvelle Jean Fregose, l'un des plus jeunes frères
du doge, commandant à vingt et un ans d'une expédition difficile, fit
voile sans différer un moment. Bonifacio était une colonie acquise à la
république depuis trois cent seize ans, le doge ne voulait pas la laisser
perdre. On ne s'arrêta pas devant une dépense de 30,000 livres pour armer
sept vaisseaux. Ils portaient quinze cents hommes. Alphonse opposait à ce
secours dix mille hommes. Sa flotte était ancrée dans le port même; et ce
port, long canal tortueux, avait été fermé par une forte estacade. Une
tempête semblait encore écarter les Génois. Ils traversèrent tous les
obstacles. Trois de leurs vaisseaux attaquant franchement l'estacade
suffirent pour la rompre. La flotte entra dans le port et vint se ranger
devant celle de l'ennemi. On combattit à l'ancre avec un extrême
acharnement. L'audace et l'adresse des Génois suppléèrent au nombre.
Leurs plongeurs coupèrent à l'improviste le câble du vaisseau d'Alphonse.
Il dériva, et cet effet d'une cause inconnue fut pris par les siens pour
un signal de retraite. Les Génois profitent de la confusion, ils abordent
la place, débarquent leurs vivres et leurs secours; Bonifacio est en
sûreté. Cependant les Aragonais, après avoir perdu leur position au fond
du port, étaient maîtres de la sortie, un brûlot artistement dirigé
ouvrit leurs rangs; la flotte génoise ressortit et retourna vers Gênes
en triomphe. Alphonse perdit l'espoir de soumettre la ville; pressé de
porter son ambition à Naples, il leva le siège et partit. Quelques mois
après, les Génois reprirent Calvi.

(1421) Alphonse, établi pour un temps en Italie, en guerre avec les
Génois et humilié par eux à Bonifacio, donnait un ennemi de plus et des
embarras nouveaux à Fregose. Tout se réunissait pour conspirer contre le
maintien de son gouvernement. Mais le plus puissant mobile de toutes les
intrigues, c'était toujours l'ambition du duc de Milan. Visconti se
préparait enfin à porter des coups décisifs. Un héraut vint défier
solennellement le doge et lui déclarer la guerre. Le territoire fut
immédiatement envahi. Guido Torelli se montra dans les vallées de Gênes à
la tête d'une armée qui accompagnait Thérame Adorno, ce beau-frère devenu
l'ennemi et le compétiteur du doge; des Montaldo, des Spinola émigrés s'y
étaient joints.

Fregose en cherchant des appuis au dedans croyait s'en être assuré un en
tout sens considérable et qui devait lui répondre de toute la faction
guelfe. Il avait fiancé à Antoine Fieschi, sa nièce, fille de son frère
Rolland. On ne pouvait faire une alliance plus honorable et plus utile.
Mais le mariage tardait à se consommer, et depuis quelque temps ce délai
était pour le doge un sujet d'inquiétude. Quand le duc de Milan eut
déclaré la guerre et que son armée parut en Ligurie, les Fieschi
embrassèrent cette cause, et Antoine abandonnant Fregose et l'alliance
conclue, alla se réunir à eux. Par leur influence les habitants des
vallées favorisèrent l'attaque. Une seconde armée milanaise, conduite par
le fameux comte Carmagnola, était descendue des montagnes sur la rivière
occidentale. Albenga et les autres places s'étaient rendues à son
approche. Spinetta Fregose conservait Savone devenue son patrimoine; mais
les ennemis avaient passé outre, et, se joignant avec le corps de
Torelli, ils venaient resserrer Gênes et doubler le danger. Il restait
aux assiégés la ressource de la mer. Pour la leur enlever Alphonse fit
passer sept galères catalanes à la solde du duc de Milan. Avec ces forces
le siège devint aussi menaçant par mer que par terre. Le doge eut encore
le crédit et l'habileté de créer une flotte de sept galères. Baptiste son
frère en fut l'amiral et se hâta d'aller à la rencontre de l'ennemi. Le
combat se livra sur la côte pisane; mais l'événement se prononça contre
les Fregose. Trois de leurs galères combattirent mollement et prirent
tout à coup la fuite: les autres tombèrent au pouvoir de l'ennemi;
Baptiste Fregose fut prisonnier.

Cette disgrâce achevait, à Gênes, le découragement des uns et la
défection des autres. Le doge le jugea le premier et se condamna lui-
même. Sa conduite fut noble, digne et patriotique. Il assembla le grand
conseil des citoyens. Il leur déclara qu'il se sentait hors d'état de
soutenir son gouvernement et qu'il ne voulait pas, pour essayer de
conserver son pouvoir, tenter des mesures onéreuses à l'État. Il ne
pensait pas qu'il convînt de chercher quelque autre citoyen qui pût régir
la république et la sauver d'une attaque extérieure si pressante. Il
exhortait à céder au temps, il demandait l'autorisation d'envoyer une
ambassade au duc de Milan et de conclure avec lui un traité qu'il
reconnaissait nécessaire. On sut gré à Fregose de cette résignation et de
ce dernier soin des intérêts publics. La négociation avec Visconti ne fut
pas longue. Une suspension d'armes garantit la ville d'un assaut qui se
préparait. Par un traité définitif le duc reçut la seigneurie de Gênes
aux mêmes conditions que le roi de France l'avait obtenue. Le Milanais, à
son tour, ménagea les intérêts personnels des Fregose. L'ex-doge reçut
33,000 florins en remboursement des sommes par lui avancées pour le
service public. Spinetta, en rendant Savone, obtint 12,000 florins. Le
duc paya le tiers de ces secours, les deux tiers restants furent à la
charge de la ville de Gênes, comme il ne manquait jamais d'arriver dans
ces compositions. Thomas Fregose eut aussi la seigneurie de Sarzana Il se
hâta de s'y retirer après avoir pris congé affectueusement de ses
concitoyens.


CHAPITRE II.
Seigneurie du duc de Milan.

L'armée de Torelli fit son entrée dans la ville, et il s'y trouva, comme
il arrive toujours, assez de voix pour crier devant ces nouveaux venus:
» Vive le duc de Milan!» Carmagnola survint et prit possession du
Castelletto. Après cette précaution il assembla les citoyens; il leur
fit savoir que le duc de Milan ne voulait point être lié par les vaines
stipulations qu'ils lui avaient demandées et entendait les avoir reçus
sans conditions. La proposition sembla dure, mais on ne sera pas surpris
qu'après de mûres considérations, la majorité ait consenti à cet abandon
du traité et qu'on ait feint de croire qu'il y avait profit à s'en
remettre à la libéralité de Visconti, puisque l'on manquait des moyens de
le forcer à être fidèle aux pactes. Des ambassadeurs des diverses
couleurs envoyés à Milan en revinrent fort caressés et rapportant, dit-
on, de beaux privilèges satisfaisants pour le pays (1422).

Alors le duc fit prendre une possession authentique du gouvernement civil
de Gênes, formalité que l'entrée des troupes ne suppléait pas
suffisamment. Quatre grands commissaires de sa cour arrivèrent pour
accomplir la cérémonie, et elle n'eut pas lieu immédiatement à leur
entrée. Conformément à leurs instructions très-précises, ils attendirent
le jour et la minute que l'astrologue du prince avait marqués comme
favorables suivant l'aspect des constellations. L'ambitieux, le cruel et
perfide Philippe ne faisait pas ses affaires sans demander conseil aux
astres du ciel.

Peu après, le comte Carmagnola revint avec le titre de gouverneur. Il
remplaça les quatre commissaires, et d'abord il exigea de la ville autant
de salaire pour lui seul qu'on avait été obligé d'en décerner à la
commission entière. Les Génois trouvèrent dès l'abord que le régime de
Visconti n'était pas économique; à cela près Carmagnola s'attira assez
de faveur, grâce à sa grande réputation militaire.

Gênes était pour le duc plus difficile à conserver qu'à acquérir. On
disait en ce temps que cette ville ne savait ni garder sa liberté ni
supporter la servitude. Les principaux citoyens nobles et populaires,
jaloux les uns des autres, étaient toujours prêts à se soulever. Visconti
fomenta leurs jalousies pour les affaiblir. Quand des mécontents, des
exilés remuèrent contre son propre gouvernement, il ne leur opposa que de
médiocres résistances pour ne pas donner occasion dans la ville à de
grands armements qu'on aurait pu tourner contre lui. Il contenta le
commerce et détourna l'attention publique en soutenant la guerre maritime
contre les Aragonais, anciens ennemis qui troublaient la navigation
génoise. François Spinola, déjà nommé amiral, partit avec sept grands
vaisseaux dont l'armement avait été complété à ses propres frais. La
république ne fournit à cette expédition que les vivres. Les forces
ennemies furent chassées et dispersées. On fit une descente en Sardaigne.
La flotte revint victorieuse.

(1423) Cependant la politique de Philippe entraîna les Génois dans des
intrigues étrangères. La bonne intelligence d'Alphonse et de la reine
Jeanne sa mère adoptive n'avait pas duré. Elle avait révoqué son adoption
et avait rappelé auprès d'elle Louis d'Anjou; mais le roi d'Aragon
tenait Naples; la reine était sortie de la ville, et les deux factions
se faisaient une guerre ouverte. Le duc de Milan embrassa le parti de
Jeanne et ordonna d'employer les forces maritimes de Gênes pour reprendre
Naples sur Alphonse. La cause était populaire, l'Aragonais était l'ennemi
commun, la dépense seule effrayait. Les exhortations de Carmagnola, son
zèle pour une grande expédition dont il se promettait déjà la gloire,
surmontèrent tous les obstacles. On décréta de puiser dans le trésor
jusqu'à deux cent mille génuines. Avec cette somme on arma treize galères
et autant de vaisseaux, la plupart de quatre cents à quatre cent
cinquante tonneaux, portant, les plus grands, cinq cents hommes, et les
plus petits, deux cents. Ces préparatifs durèrent un an entier. Louis
d'Anjou grossit la flotte de quelques bâtiments provençaux ou de galères
armées à Gênes, de ses deniers. Carmagnola n'attendait plus que les
dernières instructions de Milan pour le départ. L'émulation et la
confiance étaient nées à sa voix; les premiers personnages de la
république avaient accepté le commandement des galères et des vaisseaux;
les jeunes gens les plus distingués s'étaient empressés de se présenter
comme volontaires.

On mettait à la voile; Guido Torelli arrive avec les ordres de Milan,
c'est à lui que le commandement est déféré. Carmagnola reste obscurément
au gouvernement de Gênes, affront sensible, compté bientôt parmi les
premières causes de sa fatale défection. A Gênes on partagea sa surprise
et son mécontentement. Torelli était fameux à la guerre, mais il était
sans connaissance de la mer, les marins les plus expérimentés allaient se
trouver sous la direction impérieuse d'un nouveau venu. Un grand nombre
de capitaines s'excusèrent de partir en se faisant remplacer dans leur
commandement. Torelli dissimula et mit à la voile quand les astrologues
du duc en marquèrent le moment.

(1424) Il suffit de se montrer devant le port de Naples pour obtenir un
grand succès. Alphonse était retourné en Espagne, Jacques de Caldora à
qui il avait confié son autorité laissa emporter un château et bientôt
vendit la ville. Quand l'argent qu'il exigea fut venu de Gênes, il remit
la place à la reine, au roi Louis et au duc de Milan Philippe-Marie.
Jeanne témoigna sa reconnaissance aux Génois. Mais tel était le mauvais
état de ses affaires qu'elle ne put leur distribuer pour leur solde
qu'une centaine de florins par bâtiment. Quelques secours que les
commissaires de la flotte avaient eu la précaution d'apporter furent
bientôt épuisés. Les équipages n'avaient reçu en tout que deux mois de
paye; il leur était dû le salaire d'un an presque entier, on ne pouvait
les retenir plus longtemps. Il était douloureux de ramener de si belles
forces capables d'expéditions brillantes, lucratives, et de se contenter
d'un seul exploit mal payé. La discorde régnait ouvertement entre Torelli
et les capitaines. On revint à Gênes avec un mécontentement réciproque.
La reddition de Naples y avait été célébrée: à la rentrée de la flotte
on s'abstint de tout appareil de triomphe. Les anciens n'allèrent point
au môle, suivant l'antique usage, recevoir l'amiral à son débarquement;
et Torelli, sensible à cette négligence, partit immédiatement pour Milan.
Toute la solennité fut pour le drapeau national; retiré de la galère
principale, il fut mis sur un char et conduit religieusement à l'église
de Saint-George; mais peu de jours après un ordre du duc intima de
l'enlever de l'église et de le rapporter à la demeure de Torelli1. On
prit ce procédé pour un affront, un attentat, une sorte de sacrilège. Il
s'en fallut de peu qu'il ne fît éclater une sédition. En tout, cette
expédition laissa un sentiment de haine qui ne promettait plus une
paisible durée au gouvernement milanais dans Gênes.

Carmagnola avait quitté la ville. Fugitif et passé à la solde des
Vénitiens, il avait ranimé leur guerre contre le duc et leur alliance
avec les Florentins. Le nouveau seigneur de Sarzana, Thomas Fregose,
épiant (1425) les occasions de rentrer à Gênes et au trône ducal, prit
part à ces menées; en société avec plusieurs membres de la maison
Fieschi, il traita avec les alliés, et pendant que Carmagnola en
attaquant Brescia occupait ailleurs l'attention et les forces de
Visconti, on entreprit d'opérer une diversion en Ligurie. Vingt-quatre
galères catalanes furent mises à la disposition de Fregose. Il se
présenta à la bouche du port, espérant qu'à son approche la ville se
soulèverait en sa faveur; mais le peuple vit avec indignation son ancien
doge porté sur une flotte ennemie qui, avec le nom de Fregose, faisait
retentir le port d'insultes, de défis et d'imprécations. Fregose se
retira. Cependant dans la rivière orientale le château de Porto-Fino lui
fut livré. Les Catalans s'y établirent et de là ils firent leurs
excursions et désolèrent le littoral pendant toute la saison. Sous leur
protection Fregose et les Fieschi, alors étroitement unis, occupèrent le
pays de Chiavari jusqu'à Recco, à peu de distance de Gênes. On fit sortir
contre eux des troupes de la ville; on en confia la conduite à Antonio
Fieschi; il était propre frère de ceux que l'on combattait; mais il
était demeuré dans l'intimité des gouverneurs milanais, et c'est lui
qu'en avait vu rompre son union arrêtée avec la nièce de Fregose. D'abord
il combattit en homme qui ne manquait pas à la confiance de son maître,
quoiqu'il eût en face sa propre famille; mais, après ses premiers
exploits, tout à coup désertant sa troupe, il va rejoindre ses frères, et
sans retard célèbre le mariage qui le lie à la famille des Fregose.

Le duc de Milan était inquiet des dispositions de l'intérieur autant que
du progrès des assaillants. Opicino Olzati était alors commissaire ducal
à Gênes, homme sévère et haï. Il désignait à son maître les citoyens
qu'il jugeait peu affectionnés à son gouvernement. Ainsi seize notables
avaient été tout à coup mandés à Milan: on les y retint.

L'archevêque Pileo de Marini, non moins suspect aux Milanais, s'était
absenté de sa métropole: vainement sommé plusieurs fois d'y retourner,
il bravait ces appels, et, uni avec Barnabé Adorno, il avait ouvertement
embrassé l'alliance des émigrés.

(1426) Le gouvernement ducal devenait de plus en plus soupçonneux et dur.
Un prêtre avait été accusé d'avoir donné au gouvernement un faux avis sur
les mouvements des ennemis. Olzati fit construire une étroite prison dans
les combles du palais pour y renfermer ce malheureux; il l'appela
l'appartement des prêtres et déclara qu'il le destinait à la demeure des
ecclésiastiques qui oseraient se mêler des affaires d'État. La veille de
Noël, dans une rixe, un de ses gens est tué par des bouchers. Il fait
courir sur leur bande; trois pris au hasard sont sans forme de procès
pendus aux grilles du palais, sans respect, dit le peuple effrayé, pour
une nuit si sainte et pour le jour solennel qui la suit.

L'argent manquait au trésor public. Quelques capitalistes pouvaient en
prêter encore, on leur prodigue les propriétés de l'État. Le duc assigne
la vallée d'Arocia et ses châteaux à François Spinola pour gage de 4,500
livres prêtées à la commune. Ovada est donné à Isnard de Guarco en
nantissement d'une créance pareille. Le duc emprunte pour lui-même 3,000
écus d'or du chevalier Lomellino, et lui aliène Vintimille en
nantissement pour dix ans. On frémissait à Gênes de voir démembrer le
domaine public pour payer des dépenses, les unes imposées, les autres
étrangères à la république. Le conseil des anciens hésita avant de
ratifier les premiers de ces traités; il ne sut pas résister et ils se
consommèrent. Enfin on leur en présenta un qui devait plaire au peuple.
Pour 15,000 génuines Jean Grimaldi cédait Monaco, ce dangereux repaire
d'ennemis rebelles et de pirates. La république paya volontiers la somme,
et crut que la place serait mise hors d'état de nuire; mais les officiers
du duc s'en emparèrent et se gardèrent bien de la détruire.

Visconti fait sa paix séparée avec Alphonse et prend à sa solde quelques
galères catalanes. Mais le roi, en les confiant à un ancien ennemi veut
avoir un nantissement qui lui en réponde. Le duc ne balance pas à lui
livrer les châteaux de Porto-Venere sans s'embarrasser si les Génois en
murmurent.

Enfin une paix générale fut conclue: celle du duc de Milan avec le roi
d'Aragon fut rendue commune aux Génois. Visconti et son gouvernement de
Gênes furent réconciliés avec les Vénitiens2, les Florentins et leurs
alliés. Parmi ceux-ci furent expressément nommés les Fregose, les Adorno
et les Fieschi. Mais ni la paix ni le rétablissement des émigrés ne
devaient durer longtemps et n'inspirèrent de sécurité.

(1427-1428) Cependant on jouit d'un peu de calme et des biens qui s'y
rattachent si vite. Un archevêque de Milan avait été reçu à Gênes comme
gouverneur. Il y apporta de la discrétion et de la bienveillance; il
tempéra la sévérité du commissaire Olzati; il donna des soins aux
arrangements intérieurs et à la bonne administration. La révision des
lois fut entreprise. Beaucoup de magistratures inférieures chèrement
salariées devinrent gratuites et par cela même cessèrent d'être des
sinécures. Le gouverneur donna l'exemple des économies publiques en
n'acceptant qu'un traitement très-inférieur à celui que ses prédécesseurs
avaient imposé. Il obtint une grande faveur dans l'opinion en réduisant
surtout les dépenses militaires et maritimes. On ne peut dire si dans
cette occasion alléger le fardeau des Génois ce n'était pas, en d'autres
termes, les désarmer. Cependant les fruits de cet état de paix se
faisaient sentir. Le crédit des fonds publics se raffermissait. Les
contemporains remarquent que leur cours s'éleva à un taux qu'on avait
oublié depuis dix ans de troubles.

(1429) Le premier mécontent qui parut ne pas se tenir aux conditions du
traité, fut Barnabé Adorno, neveu ambitieux des anciens doges Antoniotto
et George; réfugié dans la vallée de Polcevera, il s'y mit en défense.
Les habitants parurent embrasser sa cause; mais le fameux capitaine
Nicolas Piccinini passa les monts (1430). Adorno quitta le pays, et
Piccinini ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la vallée entière
à feu et à sang et surtout au pillage, sous prétexte de faire un exemple
qui comprimât les rébellions. Une résolution si désastreuse souleva tous
les esprits à Gênes. On n'obtint qu'à peine, par l'intercession du
gouverneur et du conseil, la révocation de cette cruelle sentence. Les
rigueurs furent tempérées, c'est-à-dire qu'on n'exigea d'un grand nombre
d'habitants que des cautions de leur conduite future. Cinquante-sept
furent envoyés enchaînés à Milan, d'où on les dispersa dans différents
lieux de la Lombardie. Toutes les cloches du pays furent enlevées afin
d'empêcher les rassemblements au son du tocsin, privation qui fut très-
sensible. Jamais, dit un témoin oculaire, les vallées de Gênes n'avaient
été si sévèrement châtiées ni frappées d'une semblable terreur.

Le redoutable Piccinini s'empara des domaines de la maison Fieschi. Il
prit les uns de vive force, il obligea les nobles possesseurs à se
dépouiller des autres; il traita de même les châteaux des seigneurs
Malaspina, amis des Florentins. Plus de cinquante places ou forts sont sa
conquête; c'est ainsi que la paix toute récente est exécutée.

Les Florentins étaient en querelle avec les Lucquois. Lucques menacée
avait appelé des secours, et c'était le célèbre François Sforza qui était
venu en porter sans être ostensiblement avoué par Visconti. A peine ce
fameux aventurier est dans la ville que Louis Guinigi, seigneur de
Lucques depuis trente ans, est accusé d'un complot pour livrer sa patrie
aux Florentins: on l'arrête, et Sforza l'envoie à Pavie languir et
mourir en prison. Bientôt, sous prétexte que les Lucquois ne peuvent,
isolés, résister à leurs puissants ennemis, ils se laissent induire par
Sforza à se donner, non au duc de Milan, mais à la république de Gênes sa
sujette. Les Génois sont déterminés, par des insinuations analogues, à
accepter cette soumission. On leur fait délibérer d'aider d'armes et de
vivres la ville qui se donne à eux. On leur livre Lavenza et Pietra Santa
pour sûreté. Piccinini se charge de conduire et d'employer les levées
dont ils font la dépense.

(1431) Alors Gênes, Lucques et Sienne se confédérèrent solennellement
contre les Florentins. La plupart des places de l'ancien domaine de Pise
sont enlevées à Florence. Son territoire même est attaqué et Pise
assiégée. Venise fait quelques efforts pour opérer une diversion en
Lombardie en faveur des Florentins; un combat est livré sur les eaux du
Pô. Eustache de Pavie, qui commandait les forces lombardes, après avoir
fait une expérience malheureuse de son infériorité, s'était donné pour
appui Jean Grimaldi et des marins génois. Avec ce secours la flotte
vénitienne est détruite. Carmagnola, rendu responsable de l'événement par
les Vénitiens ses derniers maîtres, va bientôt porter sa tête entre les
colonnes de la place Saint-Marc.

Gênes, loin de rompre son traité avec les Vénitiens, avait respecté dans
sa nouvelle guerre avec la Toscane leur pavillon et leurs propriétés.
Ayant à se plaindre d'un procédé opposé on avait paisiblement envoyé une
ambassade à Venise pour s'expliquer; mais désormais les choses étaient
trop avancées pour distinguer entre les Génois et leur seigneur. Les
Vénitiens vinrent avec une flotte faire lever aux galères génoises le
blocus du port pisan.

Piccinini poussait ses terribles exécutions. Aux portes de Gênes et sous
les yeux de ses habitants, sont commis les plus affreux ravages et les
violences les plus effrénées. On livre tout à la fureur du soldat sans
distinction de sexe, d'âge, de personnes religieuses. On voit les vaincus
indignement vendus en esclavage sur les places publiques et sur les
grands chemins. C'est ici la première fois que cette turpitude est
signalée; ce n'est nullement le seul exemple qui en soit rapporté, mais
l'indignation des contemporains fait croire du moins que c'était pour les
Génois une pratique horriblement révoltante. On voit qu'elle eût suffi
pour faire détester le maître à qui des citoyens libres avaient cru se
confier, et qui laissait de tels satellites se jouer de la liberté et de
la dignité des hommes.

Au milieu de ces événements une flotte vénitienne était allée au Levant
essayer de surprendre Scio. Raphaël Montaldo commandait alors dans cette
colonie. Il n'y avait que quatre cents Génois. La vigilance et le courage
du chef pourvurent à tout. Les bombardes ennemies avaient fait des
brèches énormes dans les murs, mais l'approche du rempart fut bravement
défendue. Les Vénitiens descendus dans l'île la ravagèrent; ils coupèrent
les arbres, ils mirent le feu aux bâtiments épars; le chef-lieu de l'île
se maintint contre tous les assauts. Les Vénitiens perdirent dix-huit
cents hommes dans cette attaque infructueuse.

Cette agression où une haine nationale avait imprimé son caractère excita
le courroux des Génois. Ils demandèrent à grands cris l'occasion
d'exercer des représailles sérieuses. Un grand armement fut délibéré, et,
circonstance assez notable dans une république devenue si dépendante3, le
conseil général, convoqué au son de la cloche, procéda à l'élection d'un
commandant. Pierre Spinola fut nommé avec l'assentiment unanime. La
flotte courut la mer Adriatique; elle ravagea quelques côtes, prit des
navires, causa des dommages à l'ennemi; mais elle n'eut point de
rencontres importantes.

Cependant le duc de Milan, par la médiation des marquis de Ferrare et de
Saluces, fit une paix nouvelle avec Venise et Florence. Cet événement mit
fin aux représailles qui avaient fait emprisonner à Caffa tous les
Vénitiens pris sur la mer Noire.


CHAPITRE III.
Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la
seigneurie de Gênes.


(1434) Jetés malgré eux au milieu des intrigues de Philippe-Marie, les
Génois apprenaient à l'improviste avec quels peuples ils étaient alliés
ou ennemis; heureux quand la politique de leur maître ne les entraînait
pas dans de nouveaux embarras.

(1435) Un événement inopiné devait avoir des suites considérables pour
les Génois. Jeanne, la reine de Naples, mourut. Elle avait annulé, comme
on sait, l'adoption d'Alphonse d'Aragon. Louis d'Anjou, qu'elle avait
reconnu pour son successeur, était mort avant elle. Elle nomma héritier
René d'Anjou, frère de Louis. Ce prince était en France, et même était
prisonnier du duc de Bourgogne. Cependant les Napolitains se déclarèrent
pour lui, et Alphonse se disposant à revendiquer la couronne, on
s'apprêta à lui opposer une vive résistance. Le duc de Milan favorisait
le parti d'Anjou; il fit déclarer les Génois contre Alphonse. Celui-ci
venait pour première opération assiéger Gaëte; François Spinola y fut
envoyé d'abord avec trois cents Génois et quelques auxiliaires; deux
vaisseaux porteurs de ce faible secours arrivèrent à temps pour le jeter
dans la place. Cette poignée de braves défendit la ville, repoussa tous
les assauts et attendit patiemment l'arrivée de plus grandes forces.
Celles d'Alphonse étaient considérables. Il assiégeait par terre et par
mer avec quatorze gros vaisseaux et onze galères. On portait ses troupes
à onze mille hommes. Il commandait en personne; deux de ses frères, l'un
roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre de Saint-Jacques,
l'accompagnaient; il avait autour de lui la fleur la plus illustre de la
noblesse espagnole. Le gouvernement de Gênes fit partir à son tour treize
vaisseaux bien équipés. Biaise Azzeretto fut pris dans l'ordre populaire
pour en être le commandant1. A l'approche de ces ennemis le roi d'Aragon,
ayant pourvu au blocus de Gaëte, monta sur sa flotte et revint à la
rencontre de celle des Génois, si inférieure en forces. Sa confiance fut
trompée. Une autre supériorité que celle du nombre l'emporta; il fut
battu complètement: tout fut pris, excepté deux galères catalanes seules
sur l'une desquelles échappa le plus jeune des princes d'Aragon. Le roi
de Navarre, un nombre prodigieux de princes, de barons, de chevaliers
espagnols et napolitains de leur parti, se virent prisonniers avec leur
roi. Alphonse sur sa galère envahie regarda autour de lui; il avait
distingué un guerrier valeureux, il demanda son nom, on lui nomma
Giustiniani, qu'on lui désigna comme l'un des seigneurs de Scio, où il
avait le droit de battre de la monnaie d'or. Le roi le fit appeler et lui
rendit son épée. Le butin fut immense2. Une sortie de François Spinola
délivra Gaëte et fit tomber aux mains des Génois le camp et le reste des
bagages de tant de princes, de grands, et d'une si florissante armée. Les
historiens postérieurs remarquent que de leur temps il existait à Gênes
des fortunes héréditaires qui n'avaient pas d'autres sources que la
victoire de Gaëte.

Spinola et Azzeretto abandonnèrent la foule des prisonniers qu'ils
n'auraient pu garder ni transporter. Ils réservèrent et conduisirent vers
Gênes les principaux personnages, le roi Alphonse, les princes et les
plus notables seigneurs de sa suite.

Depuis des siècles Gênes n'avait obtenu un si beau triomphe, et c'est ici
l'un des faits les plus illustres de ses annales. La tradition ne s'en
est jamais perdue. Les peintures de la façade du palais des descendants
de François Spinola en retraçaient le souvenir. Mais quand Gênes a passé
récemment sous le sceptre d'un prince voisin, on a su mauvais gré, dit-
on, à l'héritier de ce beau nom d'avoir voulu restaurer le monument de ce
glorieux souvenir. Il n'est pas de bon exemple qu'un vaillant citoyen
fasse des rois captifs.

Mais, comme aujourd'hui, les Génois étaient alors sujets; ils éprouvèrent
à l'instant que leur gloire déplaisait à leur maître et qu'à lui seul en
était réservé le fruit. Tandis qu'on multipliait les réjouissances
publiques, qu'on redoublait les actions de grâces, tandis qu'on destinait
aux augustes captifs des prisons honorables mais sûres, les ordres du duc
interviennent tout à coup. Il est défendu à la seigneurie de Gênes
d'écrire aux cours étrangères pour publier sa victoire. Azzeretto reçoit
en mer des instructions secrètes qui l'obligent, tandis que sa flotte
rentre à Gênes, à s'en détacher pour aller déposer les princes
prisonniers à Savone, d'où ils sont conduits à Milan3. Ces premières
mesures blessent étrangement l'orgueil national. L'accueil plein de
noblesse fait aux captifs par Philippe-Marie si rarement généreux, passe
à Gênes pour un nouvel affront. On le voit avec indignation leur
prodiguer les fêtes et les dons, les entourer de plus de faste qu'ils
n'en avaient perdu. On eut bientôt de plus justes sujets de plainte.
L'adroit Alphonse, dans l'aimable familiarité de ses entretiens, sut
faire entendre au duc que favoriser l'établissement de René en Italie,
c'était y appeler les armées françaises à l'ambition desquelles le duché
de Milan serait le premier exposé. Dès ce moment Philippe, abandonnant le
parti angevin, s'unit étroitement à celui de l'Aragonais, et prit des
mesures en conséquence. D'abord il se chargea de la rançon de l'illustre
prisonnier et il feignit de lui imposer pour prix la cession de la
Sardaigne au profit de la république de Gênes. Des troupes furent
aussitôt désignées et mises en route pour aller s'embarquer afin
d'assurer la prise de possession de l'île; ce n'était qu'un prétexte
pour les porter à Gênes et pour y renforcer la garnison milanaise, dans
un moment où le changement d'alliance du duc ne pouvait manquer d'y
déplaire. Dans le même temps on ordonnait à Gênes de préparer une flotte
que le roi Alphonse devait monter. Le roi de Navarre son frère venait de
Milan pour presser l'armement. Un ordre impérieux de Philippe le fit
recevoir avec toute la pompe royale et sous le dais: nouveau déplaisir
mortel pour les Génois, puisqu'ils revendiquaient ces princes comme leurs
captifs. Enfin, deux mille hommes approchaient de la ville pour la
prétendue expédition de Sardaigne. La haine était au comble. On résolut
de ne pas attendre ces nouveaux instruments d'oppression. Un plan
d'insurrection fut formé en secret. On se le communiqua de proche en
proche et tout fut unanime pour y adhérer. A l'instant où un nouveau
gouverneur milanais, Erasme Trivulze, entrait dans la ville pour prendre
possession de sa dignité, et que le commissaire Olzati était allé au-
devant de lui, on ferme les portes entre eux et les troupes qui
s'avançaient à leur suite. La population entière se soulève et leur coupe
tous les chemins. François Spinola, le défenseur de Gaëte, ses parents,
ses amis donnent l'exemple à leurs concitoyens. Trivulze, engagé dans ces
rues étroites dont les passages s'obstruent de toutes parts, se sauve à
grand'peine et atteint la forteresse de Castelletto. Olzati recule et
veut regagner le palais. La voie lui est interceptée, il tombe massacré.
Les soldats du duc se rendent, on les désarme et on les congédie. Savone
suit l'exemple et démantèle sa forteresse. Plusieurs forts enlevés aux
Milanais sont immédiatement démolis; Trivulze assiégé dans le
Castelletto, et ne pouvant tenir la place, convient de la rendre, s'il
n'est pas secouru à un jour fixé, et livre une des tours pour garantie de
sa parole (1436). Nicolas Piccinini est envoyé à son aide; il parvient à
Saint-Pierre d'Arène, mais il ne pénètre point au delà; et de peur
d'accident, le peuple de la ville, sans attendre la reddition convenue,
se hâte de forcer le Castelletto et d'en ruiner les murailles. Piccinini
s'arrête à brûler sans nécessité les navires qui sont sur la plage; il
dévaste le littoral et met le siège devant Albenga4.

La situation de Gênes était fort pénible; après une insurrection si
unanime, la discorde n'avait pas tardé à reparaître. L'argent manquait:
on compta comme une ressource les misérables rançons pour lesquelles on
vendit au rabais la liberté de tout ce qui restait d'Aragonais. Le duc
voulait affamer la ville. Tout transport de blé de la Lombardie à Gênes
était interdit. On reçut heureusement quelques secours de vivres du côté
de la Toscane. Bientôt une alliance fut conclue entre Gênes, Florence et
Venise, trois républiques ennemies du duc de Milan. Avec le secours de
cette ligue on fit lever le siège d'Albenga, et l'on obligea Piccinini à
la retraite. Mais à l'intérieur il restait à disposer du gouvernement.


CHAPITRE IV.
Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René
d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est
successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre
Fregose.

(1436) On distinguait encore des guelfes et des gibelins, mais cette
division avait perdu de son importance. Les ambitions étaient devenues
trop personnelles pour rester rangées sous les drapeaux immobiles de deux
anciennes factions; elles s'étaient partout non-seulement subdivisées,
mais mêlées. Les Visconti, ces anciens chefs des gibelins, et les autres
tyrans des villes d'Italie avaient eu besoin trop souvent de recourir à
tous les partis pour que la couleur originaire s'en fût conservée
intacte. Les noms subsistaient comme des traditions et des préjugés de
famille entretenus surtout dans les campagnes; mais dans les villes et
parmi les contentions politiques, ils avaient cessé de caractériser les
réunions ou de déterminer les oppositions. En formant de nouvelles
alliances, on ne se croyait plus obligé, comme autrefois, de se faire
gibelin ou guelfe en présence des notaires.

La séparation entre nobles et populaires était plus réelle, parce qu'elle
se fondait sur une prérogative remarquable en faveur des derniers, sur
cette loi respectée qui réservait aux populaires exclusivement la
première dignité de la république. Une distinction d'où dépendait un tel
droit ne pouvait manquer d'être soigneusement conservée. Elle empêchait
de se confondre avec la noblesse tant de noms aussi puissants et déjà
aussi illustres que les antiques patriciens, et ces vieux Giustiniani qui
à Scio battaient la monnaie d'or.

Les nobles n'avaient jamais cessé de faire des efforts pour faire tomber
cette barrière odieuse, mais elle était trop bien gardée par l'opinion
populaire et par la jalousie intéressée de l'aristocratie plébéienne. Les
familles qui composaient ce dernier parti étaient devenues aussi fortes
de richesses, d'alliances et de clients que les anciennes races les plus
accréditées, et elles étaient en possession du pouvoir par la faute même
de leurs adversaires. C'est en se disputant le gouvernement de la
république que la noblesse l'avait laissé échapper dès longtemps.

Maintenant, affaiblie par ses divisions, elle ne pouvait plus l'arracher
des mains qui l'avaient saisi. Des quatre grandes familles qui avaient
dominé dans leur ordre, deux seules semblaient avoir conservé l'espérance
de triompher des obstacles, car les Doria mêmes paraissaient contents de
leur part dans les commandements militaires. Les Grimaldi, puissants à
Monaco, étaient dans Gênes plus considérés qu'ambitieux et remuants. Mais
les Spinola, grands propriétaires de domaines et de places fortifiées,
disposant de nombreuses populations de fermiers et de colons qui les
reconnaissaient pour maîtres encore mieux que si cette dépendance eût été
d'origine féodale, les Spinola n'avaient pas cessé de se faire craindre.
Les Fieschi (et ceux-ci avaient été des seigneurs avant d'être des
citoyens), joignant aux ressources de leur position un grand crédit au
dehors et des alliances éclatantes, se mêlaient à toutes les intrigues et
épiaient avec plus de persévérance que les Spinola même le moment de
subjuguer la république. Avec la même ambition et des forces pareilles
les Malaspina et les Caretto, n'étant point introduits comme les Fieschi
au rang des citoyens, n'avaient pas les mêmes occasions d'usurper le
pouvoir. S'ils l'avaient tenté, des princes plus redoutables et aussi
avides les auraient prévenus. Ce n'étaient donc que de mauvais et
turbulents voisins.

En général, la noblesse génoise, si elle ne pouvait enlever le premier
poste de l'État aux grands populaires, s'étudiait à ce que ceux-ci
fussent renversés les uns par les autres. Elle se mêlait à leurs
factions, elle semblait se partager entre eux, se divisait même, suivant
les occasions ou les affections momentanées; elle aidait à faire un doge
à la place d'un autre, mais bientôt elle poussait vers sa chute celui
qu'elle avait contribué à élever.

Depuis que Simon Boccanegra avait frayé le chemin aux plébéiens puissants
et que la noblesse avait été obligée de céder la première place toujours
si enviée, nous avons vu un assez grand nombre de familles nouvelles se
jeter dans cette carrière et prétendre à la dignité ducale. Plusieurs
d'entre elles avaient fini misérablement, quelques autres étaient sur
leur déclin. Au moment dont nous écrivons l'histoire, les Adorno et les
Fregose achevaient d'établir leur supériorité sur toutes. Déjà ces deux
ambitieuses maisons, réclamant la préférence l'une sur l'autre, la
demandaient à peine au choix du peuple; ils la revendiquaient comme un
droit, une propriété héréditaire, et, dit un historien du temps, cela
avait cessé d'étonner qui que ce soit. Mais ces familles étaient si
nombreuses que, dans le sein de celle qui remporterait, l'on avait déjà à
s'attendre à des jalousies et à des entreprises d'individu à individu.

Cet état des partis explique suffisamment les révolutions continuelles.
On voit comment tout était réuni et prêt à l'instant pour renverser un
gouvernement, comment rien n'était préparé pour en mettre un autre à la
place, comment, ne sachant pas se défendre elle-même contre l'anarchie,
Gênes s'abaissait de moment en moment sous une domination étrangère dont
elle pensait aussitôt à se délivrer.

Une situation si connue appelait les brigues des voisins ambitieux. Ils
se mêlaient à toutes les résistances, à toutes les discordes, ils
accueillaient les mécontents et leur fournissaient des secours, ils
influaient sur les résolutions mêmes des conseils, dont l'accès n'était
pas fermé à leurs intrigues. Nous avons vu jusqu'au marquis de Montferrat
se faire seigneur de Gênes, mais sans pouvoir s'y soutenir. Les ducs de
Milan en savaient mieux le chemin, ils l'avaient fait plus d'une fois, et
l'asservissement de la république était une des vues de leur politique
permanente.

La France, invitée une fois à prendre la domination, ne renonçait pas à
la prétention de la ressaisir; elle était trop loin pour que son
espérance ne fût pas dans le vague, ou pour qu'elle pût prendre part à
des intrigues suivies. Cependant les possessions de la maison d'Orléans
en Piémont et les intérêts de la maison d'Anjou à Naples fournissaient
aux Français des occasions de tenir les yeux ouverts sur l'Italie.

Tel était l'état des choses quand Gênes se vit délivrée des Visconti.
Thomas Fregose avait été averti à l'avance de l'insurrection prête à
éclater contre la tyrannie milanaise. Il avait quitté Sarzana pour se
rapprocher de la ville; il ne tarda pas à s'y montrer. Il s'attendait à
être rappelé à sa dignité, mais il y trouva de l'opposition. Ceux qui
voulaient rompre ces habitudes de dépendance prises en faveur d'une ou de
deux familles, firent élire Isnard Guarco. Mais ce nouveau chef,
vieillard septuagénaire, qui, dans un temps si difficile, n'eût jamais pu
tenir le timon des affaires, ne régna que sept jours. Fregose lève le
masque, s'empare du palais et congédie Guarco sans autre effort que de
forcer la garde. Il disait que, nommé doge, il n'en avait perdu ni les
droits ni le caractère. Il avait cédé au temps et à l'usurpation du duc
de Milan: la persécution finie, il ne faisait que reprendre son poste;
et personne né s'éleva pour y contredire.

En ce temps, le roi René s'était racheté de sa captivité en Bourgogne, et
quoique sa rançon eût achevé d'épuiser ses faibles ressources d'argent,
il allait seconder les efforts de sa généreuse épouse qui tenait dans
Naples; elle avait su résister jusque-là à la puissance d'Alphonse,
redoutable compétiteur de son mari. Les Génois embrassaient naturellement
la cause que Visconti avait abandonnée, la cause contraire à l'Aragonais
qu'ils haïssaient et dont ils étaient violemment haïs.

(1438) Leur part dans l'expédition de Naples fut honorable; mais à la
longue elle devint ruineuse et ne porta aucun fruit. La pauvreté du roi
fut un obstacle insurmontable au milieu des succès mêmes. Il lui fallait
des forces maritimes devant les flottes nombreuses que son ennemi
conduisait de ses royaumes d'Espagne; mais René ne pouvait suffire à la
dépense nécessaire. D'abord, de sept galères il s'obstina à soutenir que
quatre suffisaient, il renvoya les trois autres. Bientôt tous les efforts
des Génois se firent à leurs propres frais (1439). Le surplus des besoins
de la guerre fut défrayé par la générosité de Jean de Caldora, riche
Napolitain qui avait embrassé cette cause. Elle triompha d'abord; Nicolas
Fregose, jeune Génois, neveu du doge, conduisit l'attaque du Château-
Neuf. Alphonse y porta vainement des secours, ce fort fut rendu et assura
au prince français la possession de la capitale. Le château de l'OEuf fut
emporté à son tour.

Le pape Eugène IV (Condolmieri) était ennemi acharné d'Alphonse. Il
entreprit un grand effort en faveur de René qui, pour se maintenir, avait
toujours plus besoin de l'assistance étrangère. Le pape négocia avec les
Génois et les Vénitiens une alliance offensive contre l'Aragonais. Il
envoya dans le royaume de Naples quatre mille chevaux pour son contingent;
les Génois, pour le leur, s'engagèrent à expédier sans retard une
grande flotte. On fait aussitôt provision d'argent pour satisfaire à
cette promesse, et, au milieu des préparatifs qui se font, on s'occupe
d'abord du choix de l'amiral. C'était un grand sujet d'intrigues et de
jalousies. Les nobles prétendaient y avoir droit exclusivement dans cette
occasion. Ils soutenaient que les commandements devaient être donnés
alternativement tout au moins, à un noble après un plébéien, et les deux
expéditions précédentes avaient eu des chefs populaires. Il était vrai,
la dernière avait été déjà une occasion de contention et de trouble; car
les nobles ayant réclamé leur tour de commander une flotte, et les
populaires s'y étant opposés, le doge avait déféré la nomination à une
assemblée de soixante personnes, tant magistrats que simples citoyens.
Pelegro Promontorio, populaire, avait été nommé par la majorité des
suffrages et avait fait voile; mais ses équipages soulevés, sous quelque
prétexte, avaient refusé de pousser la course sur les côtes de Naples ou
sur celles de Catalogne; de leur autorité, ils avaient tourné la proue
vers Gênes; l'expédition avait été manquée.

(1441) Cette fois la querelle du commandement se renouvela avec une
grande animosité ou plutôt elle devint le prétexte d'une diversion au
profit de l'ennemi. Jean-Antoine Fieschi, le plus hardi de sa famille à
cette époque, était le noble qui prétendait être amiral et que soutenait
la noblesse en corps. Malgré leurs réclamations, Jean Fregose, frère du
doge, est nommé. On fait plus; les quatre commissaires de la flotte,
ordinairement mi-partis, sont tous populaires, et parmi eux on compte
deux Fregose encore. Fieschi se révolta ouvertement et se retira à
Torriglia. Là viennent immédiatement le trouver les secours du duc de
Milan, attentif à tous ces mouvements ou plutôt qui en était l'âme.
Fieschi plusieurs fois paraît en armes sous les murs de Gênes. Le marquis
Caretto rompt de son côté avec la république. Il ouvre Final aux
mécontents et aux corsaires d'Alphonse. Tous les soins, toutes les
ressources de Gênes se doivent à la défense d'une attaque sérieuse faite
de si près. L'expédition de Naples est retardée, les fonds qui devaient
la faire mouvoir sont consumés dans la guerre civile. Le pape se plaint
hautement d'avoir été joué, il se déclare ennemi de Fregose et devient à
jamais irréconciliable avec les Génois. René, abandonné, déserté par le
fils de Caldora qui passe au parti opposé, est assiégé dans Naples: il y
éprouve la famine. On fait encore des efforts en sa faveur, on lui porte
des subsistances à grands frais. C'est le gouffre, disent les écrivains
du pays, où s'engloutissent les richesses génoises; mais les Catalans
d'Alphonse étaient les ennemis éternels du commerce de Gênes, et la haine
contre eux ne comptait plus les sacrifices. Cependant la ville de Naples
est surprise (1442). René se retire dans un des châteaux et s'y défend en
attendant une plus sûre retraite. Une flotte de Gênes va la lui assurer,
l'enlève et le conduit à Pise, d'où il retourne tristement à Marseille.
Le château napolitain dont il sortit est bientôt vendu au roi d'Aragon1.

Le désastre de la cause que le doge et sa famille avaient embrassée, le
triomphe de celle dont ses ennemis s'appuyaient, le mécontentement de
tant de dépenses perdues, les intérêts du commerce et la navigation
compromis, si le royaume de Naples étant aux mains des Catalans et des
Aragonais, on restait en guerre avec leur prince, tout aliénait le public
du gouvernement de Fregose. Soit que dans ces temps malheureux tout soit
sujet d'accusation et d'aigreur, soit que la famille régnante crût
imposer par l'orgueil, on lui reprocha son faste qui insultait aux
calamités publiques, et jusqu'à la pompe royale déployée pour rendre les
honneurs funèbres à son frère Baptiste.

Tout ce qui pouvait nuire au doge, Alphonse et Visconti le fomentaient.
Par leur assistance Jean-Louis Fieschi s'introduisit dans la ville par
surprise et s'y rendit aussi fort que le gouvernement. Il partagea si
bien l'opinion que ceux mêmes qui auraient dû défendre le doge allèrent
lui proposer de se démettre. Il refuse avec fermeté et attend son sort.
Fieschi assiège le palais, le force; Thomas Fregose est fait prisonnier,
et ici finit la carrière politique de ce grand personnage dont l'ambition
n'avait été ni sans noblesse ni sans vertu. On le laissa regagner sa
seigneurie de Sarzana

L'Aragonais, roi de Naples, certain que l'assistance des forces maritimes
génoises pouvait seule rendre redoutable son compétiteur, voulait avoir
dans Gênes une telle influence qu'elle le garantît contre ce danger. Le
doge Fregose et sa race ayant embrassé cette cause, Alphonse était devenu
leur ennemi irréconciliable. Il protégeait ouvertement les Adorno et les
Fieschi; et, ayant pris soin de les lier étroitement ensemble, il se
flattait de disposer par eux des populaires et des nobles. Dans
l'occasion présente, Fieschi était exclu par sa noblesse de la première
place du gouvernement; il fallait Adorno pour être doge; car désormais
un Adorno seul pouvait succéder à un Fregose, et réciproquement.

La famille Adorno, à cette époque ne présentait que deux sujets entre
lesquels on pût choisir, Raphaël et Barnabé; c'étaient les fils de deux
frères d'Antoniotto, de ce doge opiniâtre qui avait saisi et perdu le
pouvoir quatre fois. Le père de Raphaël avait été lui-même doge à la
chute du gouvernement du marquis de Montferrat.

Barnabé avait signalé son ambition et sa turbulence dans les tumultes des
derniers temps. Raphaël était un jurisconsulte estimé, sage et prudent,
qui eût très-bien convenu pour magistrat suprême dans un temps de calme:
ses concitoyens le préférèrent. Il régit la république avec sagesse et
modération (1447), conformément à son naturel. Pour cela même, il ne
jouit ni longtemps ni paisiblement de sa grandeur. Le duc de Milan
continua à susciter des troubles; Jean-Louis Fieschi fut le premier qui
se livra à son intrigue: ouvertement déclaré contre le pouvoir des
populaires, il prit les armes dans la province orientale. Alphonse, qui
comptait essentiellement sur lui et qui, parmi les Adorno, eût préféré le
plus entreprenant au plus pacifique, ne secourait pas le doge; ses
Catalans poursuivaient le cours de leurs déprédations maritimes. Raphaël
obtint cependant une paix, mais les écrivains du temps, sans en dire les
conditions, avouent qu'elles n'étaient pas telles qu'un Adorno eût dû les
attendre du protecteur de son nom. Nous savons seulement qu'à cette
occasion la république ayant offert au roi un bassin d'or en présent,
Alphonse le reçut comme un tribut. Enfin la plus grande opposition que le
doge éprouva lui vint de l'intérieur de sa famille. On lui reprocha de
manquer de cette énergie qui fait les dynasties et qui transmet les
principautés. Des voix non moins artificieuses lui demandaient de
résigner son pouvoir pour que la patrie devînt libre. Découragé et lassé,
il se démit; le même jour on vit cette intrigue se dénouer; Barnabé
Adorno, soutenu par six cents soldats qu'Alphonse avait mis à sa
disposition, se proclama doge; mais son usurpation ne dura que trois
jours. Il fut chassé par les Fregose.

C'est ici l'époque où cette orgueilleuse famille règne seule. Une
nouvelle génération lui était née, elle s'empare du théâtre, et, au
milieu des troubles ou de ses propres vicissitudes, elle l'occupe pendant
d'assez longues années.

Le vieux ex-doge Thomas vieillissait paisiblement à Sarzana Il n'avait
point de fils en âge de prendre part aux affaires; mais Baptiste, ce
lieutenant, cet amiral, qui un jour avait voulu supplanter son frère, lui
avait laissé un grand nombre de neveux dont les quatre aînés, Janus,
Louis, Pierre et Paul devinrent doges, et montèrent à plusieurs reprises
sur ce siège glissant. Au reste, on va les connaître par leurs oeuvres.
Il y avait eu des négociations entre eux et la France. Charles VII,
affermi sur son trône, avait tourné les yeux vers Gênes qu'on regardait à
la cour comme une ville révoltée qu'il appartenait au roi son seigneur de
revendiquer en pardonnant ou en punissant. Dès 1444, Charles avait signé
à Tours un pardon général en faveur des Génois. La rébellion, y était-il
dit, avait eu pour suite leur longue sujétion au joug d'usurpateurs
divers, mais ils en étaient las, à ce qu'assuraient les lettres de
plusieurs d'entre eux; ils désiraient retourner à l'obéissance du roi et
à l'ancienne fidélité: et le pardon qu'ils imploraient, le roi
l'accordait. Il ordonnait d'avance aux recteurs et gouverneurs à établir
d'appliquer l'amnistie à tous les faits passés jusqu'au jour où le
drapeau royal serait relevé à Gênes2. Ce pardon dont les historiens
génois ne parlent pas, où s'annonce la réintégration de la domination
française, était l'annexe ou le préliminaire d'un traité avec l'une des
factions, qui se disposait de nouveau à ouvrir à l'étranger les portes de
la patrie. Des récriminations subséquentes nous apprennent qu'en effet
les Fregose avaient pris cet engagement avec Charles VII, soit que leur
marché fût la suite ou le renouvellement des conditions qui avaient
occasionné le pardon.

Mais l'hésitation causée par la brusque et violente substitution de
Barnabé Adorno à Raphaël, donna à Janus et à Louis Fregose, deux des
quatre frères, l'audace de se rendre maîtres de la ville pour leur propre
compte, sans attendre les secours que la France devait leur fournir et
sans être tenus après le résultat à exécuter le traité, c'est-à-dire à se
soumettre à la seigneurie du roi. Le troisième jour après l'installation
de Barnabé, une galère seule entra de nuit dans le port. Les deux, frères
en descendirent avec quatre-vingt-cinq hommes déterminés. Ils marchèrent
au palais, le surprirent, et, après un combat où presque tous ces
assaillants furent blessés, mais où leur valeur l'emporta, le doge Adorno
fut chassé, Janus Fregose prit sa place: il n'eut pas d'autres électeurs
que ses quatre-vingt-cinq compagnons teints de sang.

Ce n'est pas la peine de parler du règne insignifiant de ce nouveau doge.
Au bout de deux ans, il mourut avec le rare honneur d'achever sa vie sous
la pourpre. Louis, son frère, lui succéda, tant la domination semblait
établie dans la famille. Mais, plus médiocre encore que Janus, la lâcheté
de ce successeur eut bientôt épuisé la patience des Génois. Après deux
ans une émeute à peine remarquée suffît pour chasser ce doge indigne, qui
ne s'en réserva pas moins pour d'autres temps (1450).

Ce n'était pas au profit d'un concurrent désigné qu'on se débarrassait de
lui. On ne pensa pas même à se soustraire au pouvoir de la famille
régnante, si l'on peut parler ainsi. On envoya à Sarzana offrir la place
à Thomas; on le pressa de remonter encore une fois sur le siège ducal. Il
refusa; sa course, dit-il, était finie, mais il conseillait à ses fidèles
Génois d'élever à sa place son neveu Pierre. Sur cette invitation trois
cent dix-sept suffrages firent doge Pierre Fregose.

Les antécédents de celui-ci étaient étranges. Signalé dès son adolescence
pour son audace et pour son mépris de tout frein, digne instrument de
discordes et de violences, il avait été recherché par Visconti, et il
avait reçu de celui-ci la possession de Gavi que le duc avait gardée en
perdant Gênes. Le jeune ambitieux ainsi encouragé dans ses déportements
fit de là des excursions, désola les campagnes, infesta les passages, et
proprement se fit voleur de grands chemins. Des convois avaient été
pillés; le gouvernement, responsable de leur valeur envers la France à
qui ils appartenaient, déclara Pierre voleur et ennemi public, et le
bannit avec infamie.

(1451) Aussitôt que ses frères furent au pouvoir, les condamnations
avaient été abolies, et Pierre rappelé avait eu le commandement militaire
de la ville sous Janus et sous Louis. Peut-être fut-il l'auteur secret du
mouvement qui expulsa le dernier et de l'inutile rappel de leur oncle.

Cet ancien brigand une fois doge commença en despote sans retenue. Il
avait des détracteurs, il leur imposa silence. On vit, un matin, sur la
place publique le corps du noble Galeotto Mari, vêtu de sa toge, enlevé
et étranglé dans la nuit sans forme de procès. Une inscription brève et
instructive ne portait que ces mots: «Cet homme avait dit des choses
dont il n'est pas permis de parler.»

Nous n'avons rien dit encore de Paul, le plus jeune des quatre frères.
Pierre l'employa d'abord comme son lieutenant, et à la première vacance
qui survint, il le fit archevêque de Gênes.


CHAPITRE V.
Prise de Constantinople. - Perte de Péra.

Odieux par ses violences et toujours agité à l'intérieur, le gouvernement
de Pierre Fregose fut marqué par un grand événement lointain, honteux,
menaçant pour la chrétienté tout entière et le plus funeste dont la
république pût être frappée dans ce qui lui restait de prospérité.
Mahomet II prît Constantinople. Il détruisit (1453) la belle colonie
génoise de Péra, si riche, si redoutable aux empereurs grecs. Il fut
facile de présager le sort que les établissements de la mer Noire
auraient à subir bientôt. Toutes les sources de la force maritime et de
la richesse mercantile, tous les véritables appuis de la splendeur de
Gênes allaient manquer à la fois. Ce peuple industrieux n'avait pas
cessé, depuis les croisades, de faire dans tout le Levant ce commerce
auquel il devait tant d'importance politique: sa perte à la prise de
Constantinople fut le commencement d'une longue décadence. La conquête de
cette capitale de l'empire grec était l'objet permanent et nécessaire de
l'ambition des sultans. Dominateurs de l'Asie mineure, ils avaient, cent
ans avant Mahomet II, franchi l'Hellespont. Les discordes et l'imprudence
des empereurs les avaient appelés en Europe. Ils résidaient à Andrinople.
Ainsi établis dans la Romanie, ils avaient resserré les Paléologue dans
l'enceinte de Constantinople. Si cette ville tenait encore devant des
voisins si redoutables, c'est que des peuples aguerris, mais longtemps
sans forces maritimes, ne pouvaient ni l'attaquer par mer ni l'affamer.
Les Génois qui s'étaient établis à Péra, les Vénitiens qui y
fréquentaient sans cesse, ajoutaient de puissantes auxiliaires aux
défenses de la cité et lui assuraient les ressources de la mer.

Mais les difficultés de l'entreprise s'affaiblissaient peu à peu.
L'invasion de Tamerlan et le désastre qui en fut la suite sauvèrent seuls
Constantinople des mains de Bajazet. Ses successeurs reprirent le projet
de la conquête, et quand leur héritage tomba aux mains du brave et
ambitieux Mahomet, on sentit que la dernière heure de l'empire grec était
arrivée1.

Les Génois de Galata avaient eu quelque espérance d'être épargnés s'il
arrivait malheur à la ville. Ils avaient fait dès 1387 un traité avec
Amurat2 pour s'assurer, dans les Étais de ce prince, la faculté de
commercer et la libre extraction des grains. On a supposé qu'ils avaient
renouvelé ces conventions avec Mahomet II; mais elles n'étaient pas de
nature à leur donner une grande confiance si près de Constantinople
assiégée. Mahomet eut même l'occasion de leur faire savoir qu'il les
aimait mieux ennemis déclarés qu'amis perfides3. Il ne manqua pas de
poster des troupes qui surveillaient et menaçaient la colonie; et eux-
mêmes ne s'abstinrent pas de porter des secours à la ville en péril.

Jean Giustiniani4, l'un d'eux, commandait sous l'empereur Constantin
Paléologue, et présidait à la défense de la ville. Longtemps et jusqu'au
fatal moment on rendit justice à son dévouement comme à son courage. Les
îles de l'Archipel fournirent quelques vaisseaux. L'empereur avait deux
frères; l'un possédait le petit royaume de Trébisonde dans la mer Noire,
l'autre était seigneur de la Morée. Mais ils avaient peu de forces et
moins de coeur. Ils ne remuèrent point pour secourir leur aîné. Entre les
Grecs qui prirent les armes et les Génois qui les défendirent, cette
capitale immense n'avait guère plus de huit mille combattants sur
lesquels l'empereur et Giustiniani dussent compter.

Elle était vivement attaquée du côté de terre, mais la résistance ne
manquait pas et les assaillants gagnaient peu d'avantage. Il n'y avait
rien à craindre du côté de la mer, à moins que l'ennemi ne forçât
l'entrée du port et ne vînt à l'intérieur attaquer les quais et les murs
de la ville. Pour rendre cette agression impossible, on avait tendu une
forte chaîne à l'embouchure, et derrière s'était formée une ligne
impénétrable de tous les navires grecs ou latins qu'on avait pu retenir
ou faire entrer. Devant cet obstacle les Turcs remplissaient en vain le
canal du détroit de trois cents voiles. Dans ce grand nombre, au reste,
ils n'avaient presque que des barques; trente seulement étaient des
bâtiments de guerre.

Au milieu de cette foule paraissent tout à coup cinq galères armées, une
grecque impériale et quatre génoises; c'est un secours unique mais
précieux; la colonie de Scio l'a fourni. Les Turcs entourent et
assaillent cette escadre si faible en nombre, mais ils la trouvent
supérieure en adresse, et elle porte des courages égaux aux dangers. Ce
fut un étrange spectacle. Les Génois se font jour chassant et submergeant
tout ce qui s'attaque ou s'oppose à eux. La galère grecque était en
péril, ils la délivrent. Vainement Mahomet, à cheval sur la plage, incite
les siens à écraser l'ennemi, menaçant ceux qui se tiennent à l'écart;
tout cède et fait place à la petite flotte triomphante; elle atteint le
port de Constantinople aux yeux de cette multitude étonnée qui couvre le
canal et les rivages. Un tel secours vient ranimer les espérances, porter
à Giustiniani de nouveaux compagnons, et surtout renforcer cette ligne
formidable qui ferme aux assauts des Turcs l'accès de la cité par la mer.

Mahomet fut convaincu dès lors de l'impossibilité de forcer ce passage.
Cependant le côté de terre était si bien défendu que la ville ne semblait
vulnérable que par l'intérieur du port. Le sultan forma le projet de
tourner l'obstacle qui en fermait l'entrée et qu'on ne pouvait surmonter.
Il conçut cette idée dont quelques exemples sont connus, mais dont
l'entreprise est toujours si hardie, de faire traîner ses barques de la
mer sur la terre, de gagner le port par le flanc et d'y descendre devant
la ville en laissant derrière soi la chaîne et les bâtiments qui la
gardaient. Un plan d'une si grande audace fut exécuté avec une rare
activité. Une nuit suffit au despote. Ses soldats obéissants tirèrent à
sec, près de la pointe du Bosphore, quatre-vingts demi-galères, et,
tournant Péra et Galata, ces faubourgs unis qui, du bord de la mer,
s'élèvent sur la hauteur, ils traînèrent ces bâtiments à grande force de
bras et les firent glisser sur un chemin aplani à la hâte. Remises à flot
quand le port fut atteint, ces demi-galères servirent d'abord à
construire un immense radeau, un plancher solide; des batteries y furent
postées et commencèrent à jouer contre les remparts. Dans la ville, la
surprise abattît les courages; les navires qui avaient si bien fermé
l'embouchure du port essayèrent de rétrograder pour détruire l'ouvrage
des Turcs, mais la batterie flottante était établie sur des bas-fonds
inabordables pour les navires de Gênes. Sous cet appui, les demi-galères
ennemies repoussent les assiégés, se chargent de soldats et d'échelles.
On prépare l'assaut. L'artillerie, foudroyant les murs de si près, y fait
de larges brèches. Enfin le moment fatal est arrivé. L'attaque est
décisive. Paléologue, jusque-là si faible, si malhabile pour sauver son
empire, déploie tout à coup une fermeté, une valeur dignes d'étonner. Il
défendait la brèche. Giustiniani l'avait secondé avec bravoure. Le Génois
est blessé, et, se rebutant aussitôt, il se déclare hors de combat.
L'empereur veut le retenir, il lui fait honte de déserter le champ de
bataille pour une blessure légère, mais Giustiniani passe par la brèche
et s'enfuit. Ainsi, après s'être montré si courageux, il se fit accuser
de lâcheté ou de ménagements perfides qui dans ce moment funeste étaient
de la trahison. On chargea sa mémoire de toutes les conséquences d'une
ville perdue, comme s'il eût suffi à la sauver, et pourtant il ne gagna
Péra que pour mourir en peu de jours de ses blessures5, signe trop
certain qu'elles n'étaient ni feintes ni légères. Cependant
Constantinople était prise; l'empereur, décidé à n'y pas survivre, à
échapper par la mort à l'esclavage, se jeta dans la mêlée et s'y perdit.

Les habitants de Péra conçurent de vives alarmes. Mahomet, craignant que
cette proie ne lui échappât, fit dire aux Génois qu'ils pouvaient rester
sans crainte; mais, quand ils lui eurent envoyé leurs soumissions et les
clefs de leur colonie, il leur reprocha l'assistance prêtée aux Grecs; il
leur déclara qu'il ne voulait plus des anciens traités et qu'ils
n'avaient qu'à se soumettre à ce qu'il ordonnait. Il leur accordait
cependant la conservation de leurs propriétés: mais ces annonces sévères
redoublèrent leur terreur. Le baile de Venise avait été mis à mort, et
cet exemple leur fit présager les dangers les plus funestes pour leur
vie. Ils montèrent sur leurs vaisseaux et se sauvèrent en désordre,
laissant à l'abandon leurs maisons et leurs magasins. Mahomet prit
possession du tout: il alla lui-même faire abattre les murs d'enceinte;
il fit mettre les scellés sur les biens des fugitifs, et, déclarant qu'il
les rendrait à ceux qui reviendraient dans le terme de trois mois, il
expédia un vaisseau à Scio pour y faire savoir aux Génois cette
résolution, et pour leur faire connaître à quelles conditions ils
pouvaient revenir vivre sous son empire. Ils lui payeraient le tribut;
mais il leur serait permis de garder entre eux leurs propres lois,
d'avoir même un ancien pour les régir. Ils conserveraient leurs églises,
à condition de ne faire entendre ni chants ni cloches. Ces conditions, ou
plutôt la défiance de l'avenir, ne laissèrent pas revenir les Génois. Le
dommage fut immense, et l'on conçut que la calamité présente n'était rien
auprès du préjudice futur.

Dans l'Occident la stupeur fut universelle. Chaque puissance avait à se
reprocher sa froideur et sa négligence à secourir ce boulevard de
l'Europe menacé depuis si longtemps. Les princes d'Italie, les
républiques marchandes si intéressées à le conserver dans des mains
chrétiennes avaient annoncé des efforts pour y concourir et n'avaient
rien fait, distraits de ce soin par leurs jalousies et leurs guerres.
Après l'événement c'était un sujet d'accusation réciproque. Les Génois
avaient envoyé quelques galères: elles n'étaient pas sorties du port que
Constantinople était enlevée. Ils s'en prenaient de ce mécompte et de la
faiblesse de leurs efforts à la guerre cruelle qu'Alphonse leur faisait
en Corse et sur la mer. Des trêves ménagées par le pape pour permettre
aux deux partis de porter assistance à Paléologue, avaient été rompues;
et chacun en faisait reproche à son ennemi. Alphonse, pour se justifier
de n'avoir rien fait pour Constantinople, et d'avoir empêché ses
adversaires d'y envoyer des secours, publia une lettre que nous
possédons, monument singulier d'une diplomatie déclamatoire dans une
latinité élégante, pleine de sarcasmes et d'outrages tels que les érudits
du temps se les prodiguaient dans leurs polémiques littéraires.
L'Aragonais demande dans cette lettre, adressée aux Génois, si c'est à
eux de parler de négligence à combattre l'ennemi de la chrétienté, quant
à eux seuls, à leur coupable avarice, à leur odieuse entremise est due la
première invasion des Turcs dans l'Europe.

La république répond à ce manifeste si insultant par une lettre au roi
qui nous est également conservée6. Elle est en latin, d'un style non
moins soigné, mais plus tempéré, se justifiant et ménageant à la fois.
Elle traite de vaine rumeur l'imputation d'avoir transporté les Turcs.
Quiconque n'ignore pas tout à fait l'histoire, sait, disent-ils, que
c'est par les princes grecs eux-mêmes, au milieu de leurs discordes
civiles, que les Turcs ont été établis à Gallipoli.

Le reproche fait aux Génois a été souvent répété; il appartient à notre
histoire de rechercher le fait pour l'éclaircir. Leurs annales nous
donnent toujours peu de détails sur ce qui se passait dans les colonies
lointaines, mais d'autres témoins y suppléent.

Les Génois n'ont pas ouvert le chemin de l'Europe aux Turcs, il n'en
était pas besoin. Ces peuples, reste des Corasmins qui ravagèrent la
Syrie avant la fin des croisades, répandus dans l'Asie mineure,
occupaient la rive asiatique du Bosphore depuis le XIVe siècle. Campés en
vue de la Romanie et de la capitale grecque, un canal étroit ne pouvait
pas être un long obstacle, et les maîtres de Smyrne et de tant de côtes
ne devaient pas manquer à la longue d'embarcations. Mais, tandis qu'ils
n'annonçaient pas encore le projet de sortir de l'Asie, les Grecs avaient
peu à peu formé avec eux des relations de voisinage. Les princes firent
de plus grandes imprudences; faibles et désunis dans leurs familles, ils
eurent la mauvaise politique d'emprunter les secours de ces dangereux
voisins. Lorsque, après la longue querelle des deux Andronics, Jean
Cantacuzène prit la pourpre et disputa le trône à son pupille Jean
Paléologue, les deux partis recherchèrent également l'assistance des
Turcs d'Asie7. Un émir, maître de l'Ionie, qui avait contracté une
étroite amitié avec Cantacuzène, rassembla une flotte à Smyrne et vint
deux fois en Romanie pour le service de l'usurpateur. Ce fut le premier
passage en Europe, et il ne laissa pas de trace. Mais Orchan, le fils du
premier Othman, avait d'abord promis son appui au jeune pupille
Paléologue et à sa mère régente de l'empire: Cantacuzène, ambitieux de
l'attirer à son parti, eut le courage de lui abandonner sa fille en
mariage, et le gendre vint avec toutes ses forces au secours de son beau-
père8, c'est-à-dire qu'il s'établit dans toutes les places dont il put
s'emparer et qu'à la paix il refusa toujours de les rendre. Lorsque
Cantacuzène l'eut emporté sur son adversaire, Orchan, se prévalant sans
retenue des conditions qu'il disait avoir obtenues de Paléologue quand il
devait le secourir, fit vendre sur le marché de Constantinople les
captifs chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'il avait faits à la
guerre, tant les compétiteurs de la pourpre étaient avilis devant lui.
Enfin Amurat, son fils, transporta sa résidence de Borsa en Asie, à
Andrinople, au centre de la Romanie, dont il fut le seul maître.

On voit que les Génois sont innocents de ces fatales combinaisons. Mais,
sans aucun doute, ceux de Péra ménagèrent ces nouveaux voisins et
commercèrent avec eux quand ils le purent. Quand la colonie fit la guerre
à Cantacuzène et l'humilia, Orchan prit parti contre son beau-père. On a
vu que, plus tard, quand l'un des successeurs d'Orchan, Bajazet, menaçait
Constantinople, les Génois de Péra, loin de se séparer de la cause des
Grecs, avaient déployé pour sauvegarde la bannière de Tamerlan; mais,
après cet orage, la discorde régnait entre les fils de Bajazet. Le
pouvoir des Turcs était faible et disputé dans la Romanie. On eût pu
facilement les en chasser; on ne le fit point, et c'est ici que se trouve
le reproche le plus fondé qu'on puisse faire aux Génois9. Ils avaient une
colonie à Fochia (Phocée), sur la côte ionienne; il paraît que, pour se
soutenir sur un rivage où dominaient les Turcs, elle s'était réduite à
payer tribut au maître de ce pays (1421). C'était Amurat, le petit-fils
de Bajazet, qui disputait à ses oncles leurs provinces et surtout la
Romanie. Un jeune Adorno, gouverneur de Fochia, prit parti pour le
prince, arma sept galères, et se chargea de le transporter en Europe sur
le territoire contesté10. Avant de débarquer, Adorno demanda et obtint la
dispense du tribut, et reçut ce prix avec une humilité servile. Deux
mille combattants occidentaux11, dont le sultan lui dut le secours,
firent tomber Andrinople au pouvoir d'Amurat et l'y affermirent. C'est de
là que, trente ans après, Mahomet son fils marcha à la conquête de
Constantinople. Tel est le fait qu'on a pu reprocher aux Génois; il
n'était ni plus imprudent ni plus répréhensible que la conduite tenue par
les chrétiens orientaux envers leurs dangereux voisins depuis quatre-
vingts ans.

Quelques voix ont aussi accusé les Génois d'avoir transporté l'armée qui
vainquit les chrétiens à Nicopolis12. Amurat, provoqué par la rupture
imprudente d'une trêve solennellement jurée, quittant la retraite à
laquelle il s'était voué, accourut d'Asie, avec tant de rapidité, qu'on
ne sait comment il put réussir à faire passer son armée. Mais les
témoignages sur lesquels on impute aux Génois d'y avoir connivé à prix
d'argent sont faibles et vagues, et aucun écrivain grec contemporain ne
le leur reprochant, c'est assez les justifier.

Maintenant on sentait péniblement à Gênes les suites des imprévoyances
passées. On en était réduit à l'impossibilité de porter assistance aux
colonies de la Crimée, ou même de conserver les communications maritimes
avec elles. Mahomet, après sa conquête, s'était hâté de construire un
château à l'entrée du Bosphore, à l'extrémité de la pointe d'Europe: il
en possédait un semblable à la pointe d'Asie. Ainsi l'on ne devait plus
espérer de franchir ce détroit, cette porte unique de la mer Noire, à
moins d'en obtenir sa permission. Une telle nouveauté exigeait de prompts
remèdes s'il en était d'efficaces; ils ne pouvaient manquer d'être
dispendieux, et le trésor était épuisé. On eut recours, dans cet
embarras, à la maison de Saint-George, à cette république riche dans la
république pauvre. Elle avait le mérite d'être prompte à exécuter les
mesures qu'elle résolvait, parce que les voies et moyens si pénibles à
imposer au public contribuable étaient toujours prêts d'avance dans les
coffres de Saint-George. L'État céda à la banque la propriété de tous les
établissements de la mer Noire pour lui laisser le soin et la dépense de
les sauver s'il se pouvait. L'acte de cession que nous possédons fournit
quelques détails qui font juger de l'organisation du gouvernement à cette
époque, de l'état de celui de Saint-George et de quelques usages. Il est
stipulé au nom de très-haut et très-illustre seigneur Pierre de Campo
Fregose par la grâce de Dieu doge de Gênes; il est assisté du magnifique
conseil des anciens, de l'office de la monnaie (la direction des
finances) et des huit proviseurs de Romanie, renforcés de huit citoyens
adjoints à ce dernier office. Tous contractent en vertu de l'autorité
spéciale qui leur a été déléguée par un conseil général nombreux où ont
parlé deux docteurs és lois et le noble Lucien Grimaldi; deux cent
trente-six voix contre une seule y ont consenti à la cession. Un préjugé
qui s'était conservé dans le pays jusqu'à nos jours persuadait que si un
contrat peut être vicié par quelque omission de formes, l'autorité de la
justice intervenant a le droit et le pouvoir d'y suppléer; le magistrat
judiciaire de Gênes est appelé pour cet effet. C'est le podestat, qui,
afin de prononcer régulièrement déclare avoir pris pour tribunal la place
à la gauche du doge.

La cession contient Caffa et les autres cités de la mer Noire,
forteresses, ports, domaines, impôts mis et à mettre, tout ce qui
appartient dans ces établissements au doge, au conseil des anciens, à
l'office de Romanie, à la commune de Gênes, le tout conjointement ou
séparément et sous la seule condition de maintenir les droits acquis des
habitants de ces colonies.

La république se démet des droits régaliens comme du domaine utile, du
droit de nommer aux magistratures et emplois. Le doge et le conseil ne
pourront s'immiscer dans les nominations ni aucun magistrat dans la
connaissance des affaires des colonies, soit pour ordonner, soit pour
dispenser. L'office de Romanie se dissout, tous ses pouvoirs étant
compris dans les objets cédés; néanmoins Saint-George ne s'oblige à
payer les dettes passives qu'à concurrence des revenus transmis.

Cette transmission est déclarée faite à cette maison parce qu'il n'y a
pas de secours plus prompts que ceux qu'elle peut donner; «car ses
magnifiques protecteurs entre les mains desquels les peuples étrangers
déposent leurs richesses comme dans le trésor le plus sûr et le plus
sacré, disposant de tant de biens, ont toujours su faire suivre la
résolution de l'exécution immédiate, soit qu'il faille agir sur terre ou
sur mer; enfin, on peut s'assurer, est-il dit, que des protecteurs
toujours choisis, suivant l'usage, dans le nombre et dans l'ordre des
plus grands citoyens, ne nommeront pour gouverneurs ou pour magistrats
que des hommes semblables à eux, en sorte que, sous leur tutelle, ces
villes lointaines refleuriront plutôt que de déchoir.»

Remarquons enfin l'influence des hommes de loi et de leur esprit dans les
affaires publiques. Cette grande transaction politique s'accomplit comme
un contrat ordinaire entre particuliers pour des intérêts privés. L'acte
où le doge même et son gouvernement sont parties contractantes est fait
et passé par-devant un notaire et des témoins. Le doge garantissant les
clauses stipulées, souscrit à une commination d'amendes en cas de
contravention. Enfin la cession est expressément qualifiée de donation
entre-vifs, et, en faisant promettre au donateur de ne pas revendiquer la
révocation du don, on renonce expressément à l'exception légale de
l'ingratitude du donataire.

Une semblable transaction avait mis la Corse au rang des domaines cédés à
Saint-George, c'est-à-dire au nombre des possessions attaquées dont
l'État ne pouvait plus défrayer la défense. Alphonse, dans la lettre que
nous avons citée, faisant allusion à cette transmission, à des trêves
rompues et aux excuses qu'en donnent les Génois en distinguant Saint-
George et le gouvernement, les compare par une saillie pédantesque au
prêtre d'Hercule qui, jouant contre le dieu, jetait les dés
alternativement de l'une et l'autre main et faisait les deux rôles.

Plus redoutable par ses armes que par ses sarcasmes, Alphonse occupait
San Fiorenzo et menaçait le reste de la Corse. Dans le même temps, sur la
rive ligurienne occidentale, les Français s'étaient emparés de Final.
Appelés en Italie pour faire valoir les prétentions du duc d'Orléans à la
succession de Philippe-Marie, ils restaient en possession du duché
d'Asti. Ils étaient encore irrités contre les Fregose depuis que Janus,
devenu doge sans eux, avait manqué au traité qui devait leur rendre la
seigneurie de Gênes.


CHAPITRE VI.
Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le
gouvernement du duc de Calabre.

Les embarras allaient croissant. Une flotte d'Alphonse vint menacer le
port de Gênes; elle portait tous les compétiteurs et tous les ennemis
déclarés de Fregose.

On recourut aux négociations: Alphonse, pour première condition, déclara
qu'il n'entendrait à aucune paix avec les Génois tant que Fregose serait
leur doge. Il exigeait que le pouvoir fût remis aux Adorno. Des
hostilités et des soulèvements fomentés appuyaient ces demandes: Pierre
Fregose ne put rester sourd à des déclarations si menaçantes et si
opiniâtres. Tout l'abandonnait, il sentait tristement l'impossibilité de
rester en place; mais, en tombant, céder à ses émules c'eût été le
dernier des malheurs pour son orgueil, et, pour s'y soustraire, il se
résigna à tout. Il pensa à rendre Gênes au roi de France bien plutôt
qu'aux Adorno, aux protégés d'Alphonse. Quatre ambassadeurs furent
envoyés à Paris. L'accord fut promptement conclu, et Jean, duc de
Calabre, fils du roi René, vint au nom du roi de Charles VII prendre
possession de la seigneurie de Gênes. Après qu'il eut juré la
conservation des droits de la république et le maintien des privilèges de
Saint-George, le Castelletto et les autres citadelles lui furent remis.

Si l'on veut bien s'arrêter un moment sur cette transaction, on pourra
apprendre comment se vendent les villes et en quoi les actes publies
diffèrent des conditions secrètes. D'une part, les ambassadeurs génois
transfèrent au roi de France la seigneurie de Gênes: les anciens pactes
faits en pareille occasion avec le roi Charles VI sont le fondement de ce
nouveau traité. Les Génois, seulement, présentent au roi certaines
clauses nouvelles qu'ils le prient d'accorder. Le roi se contente de les
renvoyer à en discourir avec le duc de Calabre quand il sera auprès
d'eux. Mais on remarque dans les pouvoirs des envoyés de Gênes relatés
dans l'acte sans explications, une faculté d'engager la commune de Gênes
au remboursement de deux sommes de 25,000 ducats, l'une dont le duc de
Calabre a déjà répondu pour elle, l'autre pour autre foi (caution) faite
ou à faire, afin d'assurer l'exécution des pactes convenus.

Or, en ratifiant cette convention faite au nom de la république, le même
jour, le roi ratifie séparément un autre traité antérieur1 fait à Aix
entre le duc de Calabre et Borruel Grimaldi, envoyé du doge Fregose. Par
cet acte, dont les annalistes génois n'ont jamais rien dit ni peut-être
rien su, le doge promet de rendre la seigneurie au roi. A cet effet,
aussitôt qu'il fera savoir qu'il est temps de venir la prendre, le duc de
Calabre devra s'approcher de Gênes avec des forces qui ne seront pas
moindres de douze mille fantassins et trois cents chevaux. Savone et Novi
lui seront livrées d'abord et dès qu'il paraîtra.

A la sortie de Gênes, Pierre Fregose et ses frères seront recueillis,
soit en France, soit en Provence. Leurs biens y seront sous une
sauvegarde spéciale; et si jamais il y avait occasion de la rétracter,
ils auraient un an de délai pour faire leur retraite.

Fregose déclare que son intention est de ne rien coûter au roi de France.
Ce qui lui est dû, c'est à Gênes de le payer: le traité lui garantit en
ce sens 30,000 ducats pour ses bons services. Les Génois lui doivent en
outre 41,625 livres pour son traitement, pour ceux de ses frères et pour
leurs loyaux coûts. Il lui reviendra aussi la valeur des munitions qui
sont dans le Castelletto. Or, pour satisfaire à tous ces payements, le
duc de Calabre lui remettra de bonnes lettres de change payables dans
Avignon. C'est de cette promesse que la commune de Gênes est obligée
d'indemniser le duc: elle sera même tenue d'acquitter ce qui, dans le
compte de ces créances, excéderait l'engagement de 30,000 ducats. Enfin
Pierre se réserve que la commune le libérera de 9,600 livres qu'il doit
au duc de Milan. Elle les retiendra sur 50,000 ducats que doit à celui-ci
la maison de Saint-George.

Pour son avenir, Fregose s'en remet à la libéralité du roi. On donne à
ses frères des compagnies de cinq cents lances leur vie durant.
L'archevêché de Gênes reste à Paul Fregose, l'un d'eux; on lui promet
par-dessus l'archevêché d'Aix ou un bénéfice équivalent. Le roi de France
et le roi René emploieront leurs bons offices pour lui procurer le
chapeau de cardinal. Une fille naturelle du roi de Sicile est promise en
mariage à un autre frère. Enfin René donne à l'ex-doge Pierre la
seigneurie de Pertuis et lui en assure le revenu pour 1,500 ducats.

Ainsi les princes de ce temps traitaient entre eux et pour leurs intérêts
propres. Ainsi Gênes payait chaque changement de domination qui lui était
imposé.

Parmi les articles de capitulation dont nous avons parlé, il en est un
remarquable. Gênes veut se réserver, en cas de schisme, la liberté de
choisir le pape auquel elle adhérera. Le roi répond que, le cas arrivant,
il consultera les rois d'Espagne et d'Ecosse, ses autres alliés, l'Eglise
gallicane, ses bonnes villes, et Gênes parmi elles: après de telles
consultations sa décision prise obligera tout le monde2.

Sous la puissante garantie de la France, les Génois avaient espéré
qu'Alphonse s'abstiendrait de les attaquer; excité par les émigrés, il
continue les hostilités. Il envoie (1459) de Naples dix galères et vingt
vaisseaux qui menacent le port. Mais un événement imprévu change l'état
des choses; on apprend qu'Alphonse vient de mourir. A cette nouvelle
tout est en confusion sur la flotte. Les Catalans, les Napolitains
renoncent au siège de Gênes, ils lèvent l'ancre pour retourner dans leurs
ports. Les émigrés perdent toute espérance. On vit Raphaël et Barnabé
Adorno au désespoir, épuisés de fatigues et de chagrins, suivre de près
leur protecteur au tombeau, victimes d'une ambition et d'une jalousie
qu'ils n'avaient pu assouvir.

Barnabé laissait après lui un fils pour renouveler bientôt le combat
entre les deux races rivales. Il semblait, en attendant, que Gênes dût
avoir quelque répit. Il y eut un moment de calme. Le fils du bon roi René
gouvernait sagement et s'attirait l'affection des Génois. Il excitait
leur courage et leur haine contre les Catalans; il les engageait de
volonté dans les querelles de sa maison, car son père et lui-même avaient
repris l'espérance de conquérir le royaume de Naples, depuis que cette
couronne semblait moins affermie sur la tête d'un nouveau roi. Alphonse
l'avait laissée à Ferdinand, son fils naturel. L'autre Ferdinand,
héritier du trône d'Aragon et bientôt maître des Espagnes, Ferdinand le
Catholique, n'était pas un prince capable d'un grand dévouement à
l'intérêt d'un cohéritier bâtard.

Avant de tenter une entreprise dispendieuse, on avait à Gênes assez
d'embarras pour suffire aux frais et aux dettes du gouvernement. Le duc
de Calabre levait quelques emprunts, mais il sentait la défaveur que ces
exigences jetaient sur son administration. Il eut recours à François
Sforza, duc de Milan depuis la mort du dernier Visconti, son beau-père.
Sforza était attaché par plusieurs liens à la maison de France; mais la
présence des Français à Gênes ne lui montrait qu'un voisinage importun:
il leur enviait cette possession qu'il estimait à sa propre bienséance.
Il craignait encore plus leurs grands desseins sur Naples, qui,
réussissant, les auraient faits souverains de l'Italie. Pour être
dispensé d'y donner les mains il s'était hâté de s'engager par une
alliance publique avec Ferdinand. Aussi dissimulé que les Visconti
auxquels il s'était subrogé, tandis qu'il rendait des services au duc de
Calabre, il donnait avis à Naples de ce qu'on méditait à Gênes; il
suscitait sous main de nouveaux embarras pécuniaires, et un dangereux
ennemi. Pierre Fregose, qui n'avait voulu des Français que pour se
délivrer d'Adorno (1460), ne pouvant rentrer par eux au pouvoir, ne
chercha qu'à le leur reprendre: bientôt il fut secrètement d'accord avec
Sforza. En descendant du siège ducal il avait retenu Voltaggio et Novi.
Il y fit sa retraite en accusant les Français de mauvaise foi. Il reprit
son métier de brigand et infesta l'Apennin. Cependant le duc de Calabre
s'apprêtait à passer dans le royaume de Naples. Son père avait armé une
flotte à Marseille: les Génois en fournissaient une; ils avaient tiré du
trésor de Saint-George 60,000 ducats pour y pourvoir. Les particuliers
s'empressaient encore à lui fournir de l'argent en prêt, tant sa personne
et son expédition inspiraient de confiance. Lavallée, que Charles VII lui
envoyait pour successeur dans le gouvernement de Gênes, était arrivé. On
fit les derniers préparatifs et la flotte mit à la voile. Le duc, se
réservant de la joindre à Livourne, s'arrêtait encore quelques jours,
inquiet d'observer parmi les émigrés des mouvements évidemment combinés
pour faire diversion à ses desseins sur Naples. Pierre Fregose, en effet,
tenta un coup digne de son audace. Séparer le chef de ses soldats, le
retenir et faire manquer l'expédition commencée, profiter en même temps
de l'éloignement des forces pour pénétrer dans la ville, tel fut son plan
hardiment conçu et habilement exécuté. Pierre, gravissant les montagnes,
arriva aux murs de la ville et pénétra dans l'intérieur. Le duc de
Calabre accourut pour s'opposer à sa descente. Les deux partis se
trouvèrent en présence: Pierre appelait le peuple à son aide; les
Français craignirent de se voir abandonnés. Dans cette anxiété, le duc
eut recours à la faction émule des Fregose. Il fit crier: Adorno!
Adorno! et ce cri attira contre les assaillants une partie des citoyens.
Le fougueux Pierre, enflammé de colère, entendant résonner un nom odieux,
se précipita pour tenter les plus grands efforts. Mais Lavallée d'un
côté, le duc de Calabre de l'autre, fermant le passage à sa troupe, la
cernèrent et la détruisirent. Pierre combattant, toujours sans pouvoir
retourner en arrière, se fit jour presque seul à travers la ville. Par la
course la plus rapide il atteignit une porte éloignée du lieu du combat;
mais il la trouva fermée. Rejoint par ceux qui le poursuivaient, il fut
massacré. Ce qui restait de ses gens se dispersa; peu échappèrent. Après
avoir triomphé d'une si vive attaque, le prince partit enfin pour son
expédition.

Gênes, après cet événement, resta quelque temps tranquille. La navigation
marchande et le commerce avaient repris leur activité. On essayait de
réparer les pertes de l'Orient et de tirer parti de ce qu'on y possédait
encore. Il restait de grandes fortunes privées promptement remises en jeu
aussitôt que la sécurité pouvait reprendre; mais l'État était pauvre et
obéré. C'était de là que devaient venir les premières révolutions. Il ne
manquait pas de créanciers arriérés à satisfaire, et les ressources
étaient épuisées. On démolit quelques citadelles pour faire économie des
frais de garde et d'entretien. La situation du trésor se juge par cette
mesure. Elle ne pouvait suffire au besoin: on chercha d'autres moyens
extraordinaires. On demandait aux riches des contributions insolites et
des emprunts forcés. Ils voulaient que plutôt on doublât indistinctement
toutes les gabelles, c'est-à-dire tous les impôts sur les consommations.
Les classes inférieures se soulevaient contre une loi qui enlèverait
double part sur leur subsistance et qui ne tomberait que faiblement sur
les grandes fortunes; elles demandaient à leur tour, en s'adressant au
gouverneur français, l'abolition des immunités d'impôt dont un grand
nombre de familles puissantes avaient eu le crédit de se faire
privilégier. Le gouverneur hésitait au milieu des embarras et des
dissensions. Tandis que tout se passait encore en plaintes et en menaces
des pauvres aux riches, peut-être Lavallée croyait utile à sa politique
de laisser ainsi se diviser les Génois; car chacun reconnaissait son
autorité, et il ne voyait aucun chef apparent pour s'emparer de ces
ferments de discorde3. Il ne crut point avoir de mesures à prendre.
Cependant le peuple s'assemblait dans le faubourg Saint-Étienne. Le
premier jour, quelques orateurs séditieux dirent à l'assemblée que des
querelles de ce genre ne se terminaient pas avec des discours: leurs
harangues parurent froidement écoutées; on semblait ne pas les avoir
entendues: l'impunité encouragea, la nuit on prit plus d'audace, et le
lendemain tout fut sous les armes. Le gouverneur, revenu trop tard de sa
confiance, essaye de négocier avec les insurgés. Bientôt il ne lui reste
plus que la ressource ordinaire de se retirer dans le Castelletto avec sa
garnison française. Là il attend les événements.


CHAPITRE VII.
Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge
deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes.

(1460) Louis Fregose, ce frère de Janus, à qui il avait succédé sur le
siège ducal, et qui s'était laissé persuader d'en descendre, avait repris
son ambition depuis que, par la mort de son frère Pierre, il se croyait
de nouveau le membre le plus considérable de sa race. Mais si un parent
l'avait supplanté une fois, on verra que telle fut toujours la destinée
de ce personnage inférieur à son ambition. Il avait été en partie la
cause des événements du jour. Parmi les créanciers les plus pressants de
la république, il avait réclamé une dette de 90,000 ducats; car tous ces
doges abdiquant ou même chassés parvenaient toujours à se réserver de
larges indemnités sous prétexte de dépenses publiques faites de leurs
deniers, ou pour la rançon des places gardées en leur nom. Ceux qui leur
succédaient connivaient volontiers, par prévoyance d'un même sort, à ces
prétentions qui retombaient sur l'État. En ce sens le grand nombre de ces
successions de doges n'était pas la moindre occasion de ruine
qu'apportaient les révolutions.

Mais quand Louis Fregose comptait retirer le fruit du soulèvement auquel
sa poursuite avait contribué, il se trouva pour le lui ravir des hommes
plus habiles. On avait manqué de chefs, l'on vit arriver à la fois
Prosper Adorno et Paul Fregose encore. Prosper était fils de Barnabé, le
plus hardi des Adorno, qu'Alphonse avait protégé. Paul Fregose était
archevêque de Gênes. La profession et la dignité n'empêchaient pas que ce
ne fût le plus dissolu des prêtres, le plus hardi et le plus belliqueux
des intrigants; sans frein ni de religion ni de pudeur, il joignait à
l'ambition et à l'audace un merveilleux fonds de perfidie et de
dissimulation. A l'apparition de ces deux hommes, les anciens fauteurs de
leurs maisons se divisèrent autour d'eux; l'archevêque eut plus de
partisans dans le peuple. Les classes élevées, jadis plus favorables à sa
famille qu'aux Adorno, les nobles surtout, craignirent en lui un despote
plus violent que son frère; ils soutinrent Adorno. Les Spinola
négociaient avec le gouverneur français du Castelletto, afin de réunir
toutes les forces contre Fregose. La crainte qu'il ne vînt demander
compte de la mort de son frère, et surtout de l'argent que Pierre avait
réclamé avant son décès, donnait beaucoup de partisans à son compétiteur.
L'archevêque se sentit faible. Il se borna à insinuer au peuple de se
méfier des nobles et de ne pas traiter avec les Français. En même temps
un avis officieux avertissait Prosper Adorno que l'archevêque ne voulait
pas lui faire concurrence. Il ne travaillait, disait-il, que pour faire
triompher Gênes de la tyrannie étrangère que préparaient sourdement les
nobles. Il offrait de contribuer à faire porter Prosper au siège ducal,
content lui-même de sa dignité ecclésiastique: une telle union pouvait
seule sauver le pays. On se fia à ces démonstrations, et, en effet, le
conseil général assemblé, Prosper Adorno fut doge avec le concours des
deux partis; quatre cent trente-six voix le nommèrent. On n'avait jamais
vu une élection si nombreuse ni si régulière en sa forme (1461).

Il restait à retirer la citadelle du Castelletto des mains des Français,
entreprise difficile qui exigeait des soldats et de l'argent. Sforza, à
qui l'on demanda des secours (il était alors brouillé avec le roi de
France), envoya mille hommes et quelque somme de deniers: avec le but
secret de fermer l'Italie aux Français, il était spécialement incité à
nuire à leur domination à Gênes, par les recommandations du dauphin qui
fut depuis Louis XI. Alors séparé de la cour et retiré chez le duc de
Bourgogne, contrarier son père à Gênes, et par là ses cousins d'Anjou à
Naples, était un plaisir digne de son coeur et de sa politique rancunière.

Le secours milanais ne suffit pas pour réduire la citadelle, on se
contenta de la tenir bloquée, et cependant un nouveau danger se
manifesta. Savone devint le point d'appui d'où les Français menaçaient
Gênes, où les mécontents allaient les renforcer. Charles VII envoyait six
mille hommes par le Dauphiné; le roi René était venu de Marseille avec
des galères; Sforza engagea Marc Pie de Carpi à se mettre au service de
la république pour la défense de la ville. On se partagea les postes: le
doge garda le port, Carpi un des côtés de la ville; l'archevêque se
chargea de la défense de l'autre. Il endossa la cuirasse, et, à la tête
d'une troupe de jeunesse choisie renforcée de quelques soldats, il occupa
les hauteurs qui couvrent Gênes du côté de la Polcevera.

Pour ces grands efforts il fallait de l'argent; les moyens les plus
violents furent employés pour en faire. Le doge, pour la défense du port,
s'empare des vaisseaux des particuliers: il convoque trente citoyens
opulents sous un prétexte; quand ils sont devant lui, il fait fermer les
portes du palais et essaye de rançonner ses prisonniers. Mais il a
toujours existé chez les Génois un grand moyen de résistance, la force
d'inertie; elle est surtout à leur usage quand on en veut à leur bourse,
et souvent elle est efficace: on se laissa menacer, on ne paya pas.
Adorno ne recueillit de cette tentative que de la honte et de la haine.
Cependant les Français arrivaient, ils étaient à Conégliano. Adorno,
Fregose, Carpi réunirent leurs forces pour disputer le passage de la
Polcevera: il fut forcé; les défenseurs reculèrent en désordre; mais
enfin l'archevêque, par un mouvement habile et heureux, chargea tout à
coup à la tête de la cavalerie de Sforza. La terreur panique saisit les
assiégeants, ils rompirent leurs rangs et prirent la fuite vers la mer.
René, dont les galères suivaient les opérations de la terre, voulut
renvoyer ces fuyards au combat, il refusa de les recevoir sur la flotte
qu'il tint éloignée du bord. Les Français poursuivis, hors d'état de se
reformer, furent écrasés; tout se dispersa laissant un grand nombre de
morts et de prisonniers.

Cette victoire appartenait à l'archevêque. La première pensée du doge
Adorno fut de l'envier et d'en craindre l'influence. On intima de sa part
à Fregose l'ordre de rester avec sa troupe hors de la ville.
L'archevêque, indigné et prompt à tenter audacieusement la fortune dans
un moment si décisif, se jette dans un bateau de pêcheur, et, tandis que
la porte de terre lui est fermée, il arrive par le port; il appelle ses
partisans. Le doge rassemble ses forces pour se faire obéir, mais les
frères de Fregose sont en état de faire résistance. Dans ce combat
imprévu Carpi et ses Milanais restent neutres. Enfin les Fregose
l'emportent. Le doge Prosper Adorno prend la fuite. Pour compléter le
succès, Lavallée traite, rend le Castelletto et va prendre le
commandement de Savone. L'archevêque vainqueur n'ose encore usurper la
première place; mais, au bout de trois jours, c'est l'ancien doge Louis
Fregose qui vient revendiquer sa dignité passée: il la reprend sans trop
de contestations. Devant ce faible et maladroit compétiteur, l'archevêque
Paul attend, mais il conserve autour de lui une troupe de sicaires: il
est le chef de tous les hommes perdus et il leur donne pleine licence.
Après quelques mois (1462), il se décide enfin, il attaque Louis à
l'improviste, le chasse et se proclame doge; mais ce premier essai ne lui
réussit pas; il se voit contrarié en tout point. Il connaît que l'heure
de la tyrannie à laquelle il aspire n'est pas encore venue. Il se démet
volontairement d'un pouvoir qui n'a duré que peu de semaines. Le peuple
caressé par lui se croit en état de se passer de toute aristocratie. Il
nomme quatre recteurs de la république, tous pris dans la classe des
artisans. Cette invasion des classes inférieures effraye tout le reste
des citoyens. On met à l'écart les autres sujets de plainte. On convient
de reporter encore une fois et de soutenir sur le siège Louis Fregose
dont l'ambition est peu menaçante, dont la médiocrité n'a rien
d'offensif. Les artisans ne gouvernent que huit jours. Louis est doge de
nouveau; mais son sort et probablement ses talents ne voulaient pas
qu'il pût se maintenir au poste où il reparaissait sans cesse (1463). Six
mois n'étaient pas écoulés que Paul l'avait encore chassé et était assis
à sa place.

Si les devoirs de la profession ecclésiastique donnaient peu de scrupule
à l'archevêque, il n'en était pas moins, dans sa double qualité, obligé à
des ménagements envers le pape dont l'autorité apostolique conservait
toujours tant de poids, et de qui il n'était jamais indifférent pour le
chef d'un État d'Italie d'être reconnu ou désavoué. Paul s'adressa à Pie
Il qui remplissait la chaire de saint Pierre. Il fit valoir l'ancien
exemple de l'archevêque Visconti qui avait mis sur sa mitre la couronne
ducale de Milan. Je crois devoir transcrire ici la curieuse réponse du
pape. La gravité, la dignité ne sauraient s'employer en meilleurs termes
pour exprimer les concessions que la faiblesse d'un homme de bien n'ose
refuser à un scélérat. Un trait caractéristique de l'esprit de l'Église y
fait sourire, c'est la supposition que les Génois réclament le
gouvernement de leur pasteur par confiance pour la théocratie, et que le
digne archevêque se sacrifie pour l'avancement de la juridiction
sacerdotale.

«Vénérable frère, vous nous annoncez que le libre suffrage de vos
concitoyens vous a nommé doge de Gênes, et vous nous demandez de ratifier
leur décret par notre bénédiction. Nous nous sommes étonnés de vous voir
accepter le gouvernement temporel d'une cité qui plus que toutes les
autres villes de l'Italie se complaît dans les révolutions et, chaque
jour en tumulte, ne peut supporter longtemps ni doge ni maître. Vous avez
éprouvé par vous-même comment est faite sa constance. Appelé à ce même
siège ducal, vous y étiez à peine monté que vous en descendîtes. La
nouvelle de votre avènement, celle de votre déposition nous parvinrent
comme à la fois. Maintenant quel sera votre sort? nous l'ignorons.
Cependant il y a ici une grande nouveauté. Nous ne disons pas que le même
homme ne puisse être archevêque et doge si cela se fait sans effusion de
sang; mais nous n'en connaissons pas d'exemple à Gênes. Pour une telle
innovation il faut supposer de grands motifs; peut-être les Génois auront
reconnu que les gouvernements des séculiers sont pleins d'iniquité et que
de là naissent tant de révolutions. Dans ce sentiment ils recourent à
leur pasteur; lassés du régime des laïques, ils veulent éprouver si
l'autorité sacerdotale n'est pas plus juste et plus douce. De grands
devoirs vous sont donc imposés. Si vous n'empêchez toute violence, si
vous ne veillez à la paix et à la sécurité, si vous n'imposez la loi aux
volontés déréglées, si vous ne contenez vous-même et vos adhérents avec
le frein du juste et de l'honnête, votre pouvoir ne s'affermira point;
vous serez chassé avec honte pour vous, et avec préjudice pour la dignité
ecclésiastique; vous serez chassé si toutefois on vous chasse sans qu'il
vous arrive rien de plus funeste, comme vous en avez devant les yeux des
exemples domestiques. Voyez donc bien ce que vous faites. Pensez que le
gouvernement d'un prêtre et celui d'un laïque n'ont pas les mêmes lois.
La puissance sacerdotale doit être paternelle et clémente sans ombre de
tyrannie. Les hommes supportent dans un prince séculier ce qui dans
l'ecclésiastique est odieux. Les fautes légères et sans conséquence de
l'un sont dans l'autre des péchés irrémissibles et des crimes énormes;
car le pasteur dont la vie est destinée à servir de modèle à ceux au-
dessus desquels il est élevé, ne doit pas seulement s'abstenir de
mauvaises actions, mais encore de la moindre apparence du mal. Considérez
donc encore une fois cette situation. Si vous pouvez régner justement et
saintement; si vous savez gouverner non-seulement vos sujets, mais vous-
même, détruire l'iniquité et dominer par la vertu; si vous acceptez le
rang de doge pour l'utilité du bien public et non pour satisfaire vos
passions; si vous embrassez le dessein de défendre la religion du Christ
contre le Turc impie; si vous dévouez votre personne à cette cause en
vous abstenant de faire aucun tort à autrui; s'il en est ainsi, dans la
confiance que cette dignité vous a été légitimement conférée avec les
solennités requises et selon les lois de votre patrie, et que tenant vos
promesses vous exercerez le pouvoir pour le salut de votre peuple, nous,
au nom de la sainte Trinité, à votre gouvernement, à vous, à vos
concitoyens comme à toute la république chrétienne, nous octroyons notre
bénédiction.»

Paul Fregose se prévalut de cette adhésion du pontife et méprisa ses
leçons. Il vécut en despote sans moeurs et sans frein. Les brigandages se
commettaient de nuit, les violences en plein jour. Il n'y eut si vieille
querelle qu'on ne prétendît venger, et qui ne servît de prétexte pour
troubler la paix publique. Nobles comme plébéiens, les hommes corrompus
se donnèrent carrière. On vit un Spinola s'introduire dans une maison où
se réunissait une société distinguée; il s'empara des portes et ne rougit
pas de dépouiller les assistants; il emporta leurs joyaux et enleva un
jeune Lomellino pour le rançonner. Le premier des courtisans du doge
archevêque, son conseil intime et surtout son compagnon de débauches et
de méfaits, était Hiblet Fieschi, homme sans foi, bien fait pour servir
et pour trahir un tel maître. Sous ce régime d'oppression et de terreur,
la ville entière fut bouleversée. Le commerce disparut, l'argent se
cacha, les actions de Saint-George perdirent jusqu'aux trois quarts de
leur valeur. Les citoyens paisibles qui purent se dérober ou à la crainte
des violences ou au spectacle d'une tyrannie scandaleuse, allèrent se
mettre en sûreté à Savone.

Les Français avaient tenu dans cette ville depuis leur sortie de Gênes.
Pendant que Paul Fregose disputait le pouvoir à son parent, le roi
Charles VII était mort. Sforza, non moins ambitieux que les Visconti
qu'il avait remplacés, se souvint que le nouveau roi étant dauphin
l'avait engagé à donner aux Génois son aide pour se soustraire au
gouvernement de la France; l'on devait facilement obtenir de lui la
cession de ses droits sur une possession dont il avait fait si peu de
cas. Mais ses ouvertures non plus que ses protestations d'amitié
n'obtinrent de Louis XI que refus et mépris. Le duc s'entendit reprocher
le secours donné aux Génois contre les intérêts de la France ainsi que le
parti qu'il avait pris contre la maison d'Anjou dans les affaires de
Naples; quand il voulut rappeler qu'il n'avait rien fait qu'à
l'invitation de Louis, on lui répondit que les temps étaient changés et
que l'excuse n'était pas valable. Cependant on s'apprêtait en France à la
guerre du bien public. Louis XI se lassait de payer la garde de Savone et
d'y tenir des troupes. Une nouvelle intrigue le raccommoda avec Sforza.
Non-seulement il lui remit Savone entre les mains, mais il lui transporta
solennellement tous les droits de la couronne de France sur la seigneurie
de Gênes et il fit notifier cette cession à tous les États d'Italie1. La
nouvelle fit une grande impression dans Gênes, et ce n'est pas le doge
seul qui en fut ému. Les citoyens, prévirent que Sforza, annonçant ainsi
ses projets, ne tentait de les débarrasser de leur archevêque que pour
les asservir. Il est probable que c'est aux représentations attirées par
ce traité que Louis répondit aux Génois que s'ils se donnaient à lui il
les donnait au diable2.

Le duc prit possession de Savone3. Bientôt la rivière occidentale presque
entière reconnaît son pouvoir. Il s'applique à s'attacher les chefs des
partis même opposés entre eux. Celui que le duc séduit le plus aisément
c'est Hiblet Fieschi, le confident de l'archevêque. De concert avec ces
nouveaux alliés, une armée est envoyée du Milanais devant Gênes; un
grand nombre d'habitants des vallées s'y joignent. Paul Doria, Jérôme
Spinola s'en font les guides, et tout annonce que le soulèvement
intérieur répondra aux assauts du dehors.

L'archevêque comprit son péril. Il vit qu'il fallait se réserver pour un
autre temps et aller faire la guerre ailleurs, puisqu'à Gênes il ne
pouvait plus résister à la tempête. Son dernier acte fut de prendre dans
le port quatre vaisseaux sans s'embarrasser des propriétaires. Il y monta
et partit en maudissant la perfidie d'Hiblet, car c'était lui qui
assiégeait une des portes de la ville, menaçant de la forcer sans délai.
Fieschi, en effet, se fit ouvrir cette porte, toutes les barrières
s'abaissèrent devant lui; le duc de Milan fut proclamé seigneur de Gênes
aux mêmes conditions que Visconti avait autrefois jurées, c'est-à-dire en
garantissant le territoire, les lois et les franchises du pays.
L'archevêque, déçu de toute espérance prochaine, prit ouvertement le
parti de la piraterie pour ressource. Ce ne fut pas pour longtemps;
François Spinola le poursuivit, l'atteignit, lui prit ses galères: Paul
se sauva dans une chaloupe. Le pirate échappa au gibet pour devenir
cardinal et doge une fois de plus.

La conquête du duc de Milan fut consolidée. Des ambassades solennelles
allèrent lui porter l'hommage des Génois, lui présenter à genoux les
clefs de la ville et les sceaux de la république, recevoir ses serments
et ses caresses. Un des députés reçut l'ordre de chevalerie de la main de
Sforza. Peu de temps après, la Corse fut retirée des mains des
protecteurs de Saint-George, sous prétexte qu'elle serait mieux défendue
par le gouverneur ducal contre le roi de Naples et contre les Catalans.
En tout le régime fut modéré. On exigeait un tribut de cinquante mille
livres. Mais il se dépensait en entier dans Gênes pour la garde et pour
le service public. La situation était devenue supportable après la
despotique anarchie où l'archevêque avait fait vivre. Le rétablissement
de l'ordre permit de reprendre sérieusement le travail de la réforme des
lois civiles et municipales. Parmi huit citoyens qui en furent chargés se
remarquent les noms d'un Spinola et d'un Grimaldi, l'un et l'autre
portant le titre de jurisconsulte.

(1466) A la mort de François Sforza Gênes passa sans hésitation sous
l'obéissance de son fils Galéas, nouveau duc de Milan4. Celui-ci témoigna
aux Génois peu d'amour. Il ne les séduisit ni par ses caresses ni par
cette magnificence qui attachaient involontairement à son père. Il vient
dans leur ville (1467); on fait de somptueux préparatifs à son approche:
tout est dédaigné. Il va se renfermer dans la citadelle, ne se montre
point et repart le troisième jour sans avoir visité la cité. Tandis qu'on
s'étonnait d'un si froid accueil, un ordre du duc appela devant lui à
Milan des députés de Gênes afin de conférer sur une affaire importante.
C'était pour ordonner de construire une darse nouvelle capable de suffire
à la station habituelle d'une grande flotte. Il prescrivait d'armer vingt
galères et il empruntait des Génois 11,000 écus à cette occasion.

Ainsi la domination qui, sous le père, avait été salutaire et respectée,
commençait à devenir à charge sous le fils; mais ce n'étaient que des
semences qui ne devaient pas fructifier encore.

CHAPITRE VIII.
Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan
traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en
secouant le joug milanais.

On réparait les pertes passées; le commerce avait refleuri, tant
l'opulence revient promptement avec la confiance et la sécurité. A force
de souplesses et de sacrifices envers les nouveaux maîtres du Bosphore,
on avait conservé à la navigation génoise l'accès de la mer Noire: le
moment où les Turcs détruiraient ces établissements semblait s'être
éloigné. Caffa brillait de richesse et ne montrait que trop d'orgueil. La
corruption et l'injustice de ses chefs en causa la ruine et précipita
l'heure fatale.

(1474) La civilisation d'une ville chrétienne, d'une république italique
au milieu des Tartares de la Crimée, avait été un grand spectacle pour
ces peuples demi-sauvages. Ils avaient conçu admiration, respect et
bientôt confiance pour les institutions qui contenaient une population
nombreuse, par des lois, avec des magistrats annuels; ils vénéraient des
tribunaux intègres qui démêlaient le vrai et rendaient le droit au milieu
des transactions de la vie civile et d'un grand commerce. Par leurs
échanges et par les relations de propriétés sur un territoire limitrophe,
souvent parties par des discussions d'intérêt, ils avaient vu avec
étonnement justice faite aussi impartialement en leur faveur qu'au profit
des Génois. Ils avaient reconnu que chez ces étrangers la probité et
l'autorité des magistrats protégeaient mieux ce qui est juste que chez
eux le despotisme ou la force individuelle. Ils s'étaient habitués à
reconnaître les magistrats de Caffa comme des arbitres de leurs propres
différends. La colonie s'applaudissait justement d'une si haute
influence, elle s'attacha longtemps à la mériter par l'équité la plus
scrupuleuse. Le Génois savait perdre son procès contre le Tartare. Les
Tartares entre eux ne remportaient que des décisions sans faveur ni
partialité. Leur recours fut si fréquent à Caffa qu'on y établit, pour
leur donner audience, une magistrature de quatre membres sous le nom de
députés aux affaires de la campagne. La colonie avait soin d'y nommer les
hommes les plus clairvoyants, les plus probes et les plus prudents à la
fois.

La Crimée avait un prince ou gouverneur dépendant du kan des Tartares,
que les écrivains génois traitent d'empereur. Ces princes entretenaient
les relations les plus amicales avec la colonie; ses conseils avaient la
plus grande part au choix des gouverneurs de la province quand la place
devenait vacante. Il paraît que sous certaines règles, le titulaire,
avant sa mort, désignait son successeur. Vers l'époque dont nous faisons
l'histoire ce gouverneur mourut. Il avait appelé pour le remplacer deux
hommes puissants dans le pays. L'empereur avait ratifié ces choix. L'un
d'eux fut installé avec l'assentiment des Génois. Mais la veuve de
l'ancien prince avait un fils; elle eut l'ambition de le porter à la
place d'où la dernière volonté du mort l'avait écarté. Elle s'adressa aux
Génois. Les consuls de deux années consécutives repoussèrent sa
prétention injuste et ses offres corruptrices. Il leur vint un successeur
moins inflexible. Le consul Cabella se laissa gagner; ses conseillers et
les membres de l'office de la campagne connivèrent à l'injustice; ils en
acceptèrent le prix en argent. Les détails de cette odieuse négociation
sont conservés; on sait le nom du courtier de l'intrigue, on connaît la
somme distribuée, 6000 écus; Nicolas Torriglia, l'un des magistrats de la
campagne, conclut ce marché pour lui et pour ses collègues. On suscita
des traverses et des querelles au gouverneur, il fut dénoncé à l'empereur
comme ayant des intelligences secrètes pour livrer Caffa aux Turcs; la
colonie ne pouvait se croire en sécurité s'il n'était destitué. On
demandait que le fils de l'ancien gouverneur fût mis à sa place;
l'empereur répond qu'il veut donner toute satisfaction à la colonie. Le
gouverneur sera déplacé, mais alors l'autre candidat désigné auquel il
avait été préféré lui sera substitué, par un droit qu'on ne saurait
justement méconnaître. On n'en exige pas moins la destitution du
titulaire; l'empereur vient en personne pour en faire exécuter l'ordre
et pour installer le successeur. Quand il est rendu à Caffa, on insiste
pour lui dicter la nomination du jeune homme. Il s'en défend; mais on
pousse si loin la menace, l'un des magistrats vendus y ajoute tant
d'insolence, que l'effroi saisit le prince qui se voit entre les mains
des Génois. Il cède, et installe le protégé qu'on lui impose; celui qu'on
sacrifie s'unit avec le destitué, leurs partisans les secondent et alors
ces Turcs, dont l'alliance n'avait été probablement reprochée à l'un
d'eux que par le mensonge, sont ouvertement appelés par la vengeance de
tous deux. Une flotte de nombreux transports préparée à Constantinople
pour la conquête de Candie tourne ses voiles vers l'Euxin et vient
assiéger Caffa par mer. Les insurgés pressent la colonie par terre. Le
nouveau gouverneur et l'empereur en personne viennent la défendre avec
les Tartares qu'ils ont pu retenir sous l'obéissance. Mais les voies
étaient fermées à tous secours. Les forces turques étaient supérieures et
irrésistibles. Le moment de se rendre arriva. L'émir qui commandait
l'attaque, aux premières soumissions qu'on lui porta, répondit qu'il n'en
voulait point, que les assiégés devaient se défendre, et lui, entrer de
force. Mais bientôt il consentit à prendre possession de la ville. Tout
s'exécuta avec ordre. Avant tout il se fît livrer les armes, puis il
procéda au dénombrement des habitants en les distinguant par nations; en
même temps il s'empara de tout ce qui appartenait aux étrangers, et ce
fut un immense butin. Il confisqua à son profit tous les esclaves, il
imposa sur chaque tête d'habitant un tribut de quinze à cent aspres.
Après l'avoir levé, il se déclara maître de la moitié de toute propriété;
enfin, après un court délai, la mesure fut comblée, les Génois et tous
les Latins furent embarqués et chassés à jamais de Caffa. C'était le
temps où Mahomet II, pour repeupler Constantinople désertée par beaucoup
de Grecs, y mandait de ses provinces de nouveaux habitants sous peine de
la vie. Ceux de Caffa furent jetés dans un quartier désert de la
capitale, pour y végéter dans l'abjection de la servitude1. La perte de
Caffa était encore plus sensible que le désastre de Péra; sans doute
elle devait être un jour la suite de la prise de Constantinople, mais
elle arrivait vingt et un ans plus tard qu'on ne l'avait craint d'abord
et bien plus tôt qu'on ne devait s'y attendre après le premier répit.
Elle ébranlait la fortune et achevait de tarir les sources du commerce de
Gênes. Il ne restait plus à la république ou plutôt à ses capitalistes
que Scio et quelques autres établissements précaires dans l'archipel.
Famagouste avait été perdue après trois ans de siège (1464). Dans une
querelle entre des compétiteurs à la couronne de Chypre, les Génois
s'étaient attachés à la faction d'un bâtard du dernier Lusignan contre le
parti de la fille légitime et du gendre. Les Vénitiens firent triompher
ceux-ci. On prit Famagouste; de révolution en révolution intérieure ce
fut Venise qui demeura seule maîtresse de l'île. Il n'en resta rien aux
Génois.

Tandis que la république éprouvait ces pertes au loin, au dedans elle
était tyrannisée au nom du duc de Milan2. L'oppression devenait
intolérable. Le conseil avait chaque jour à faire porter des réclamations
au duc par des ambassadeurs. Assez bien traités communément et renvoyés
avec des promesses, les réponses qui les suivaient de près étaient
pleines de refus et d'aigres reproches, comme si un malin esprit fût
intervenu pour les dicter. La pesanteur des impôts était le principal
sujet de plaintes. On avait établi pour le gouvernement une contribution
générale qui se nommait le tribut. Le gouverneur milanais fit entendre
aux artisans, aux classes inférieures, qu'il leur convenait d'exiger que
la somme à répartir fut divisée en deux rôles, un pour les riches,
l'autre pour les pauvres. Une fois que ce partage serait équitablement
fait, le fardeau du riche ne pourrait plus être rejeté sur le pauvre par
des exemptions scandaleuses ou par des taxations iniques. Les artisans
adoptèrent ces idées avec avidité. Ils déclamèrent hautement contre
l'injuste part qu'on leur avait faite dans la distribution des charges de
l'impôt. Ils en demandèrent la réforme immédiate. Cette discussion
s'échauffant, le gouverneur affecta d'en être effrayé. Il se fit donner
un nouvel ordre de Milan et notifia que le duc entendait avoir dans sa
citadelle du Castelletto au port une communication directe et fortifiée,
afin d'assurer en tout temps à ses garnisons l'accès et la retraite. La
citadelle est sur la colline de Saint-François, qui domine la ville au
nord; elle est écartée de la mer, et, pour y atteindre, le chemin devait
être tracé, et il le fut en effet, à travers les rues et les beaux
édifices qui déjà méritaient à Gênes le titre de superbe. La désolation
fut extrême à cette incroyable entreprise. Les menées suivies pour
diviser les esprits perdirent leur fruit. Tout fut unanime quand on vit
commencer l'exécution. On se hâta d'envoyer des ambassadeurs à Milan,
pour supplier de renoncer à ce projet aussi préjudiciable qu'insultant.
Mais l'attente du succès de cette démarche ne suffisait pas à
l'indignation publique. Le peuple s'attroupait devant les travaux
commencés. Lazare Doria, plus courageux que les autres, tira son épée
tranchante et détruisit les cordeaux tendus pour marquer l'alignement des
fortifications. Le gouverneur s'en intimida, le duc lui-même participa à
cette impression de terreur; il permit que les travaux fussent
interrompus. A cette nouvelle le peuple, se donnant carrière, courut
arracher de leurs fondements les premières constructions de cette oeuvre
de tyrannie. Ce mouvement fut chez le duc un nouveau sujet de déplaisir.
On prit d'autres mesures. Des levées très-considérables furent faites en
Lombardie et menacèrent Gênes. Un certain nombre de citoyens importants
reçurent tout à coup l'ordre de se rendre à Milan: le bruit courut
qu'ils allaient peut-être chercher le supplice. Ces annonces excitèrent
dans Gênes une fermentation nouvelle. Un jeune noble, Jérôme Gentile,
prit les armes et s'empara de la porte Saint-Thomas; quelques citoyens le
joignirent, mais la masse hésita. Le mouvement languissait, la révolution
n'était pas mûre. Gentile, désespérant du succès, consentit à se retirer
et à accepter une amnistie pour lui et pour les siens, à la condition
singulière qu'on lui rembourserait les frais de sa prise d'armes. Elle
coûta 700 écus; on les paya, et l'on excusa à Milan cette aventure comme
l'étourderie d'un jeune homme, désavouée et réprimée par ses concitoyens.

Le duc Galéas ayant été assassiné sans qu'aucune révolution immédiate
s'ensuivît, le jeune Jean-Galéas fut reconnu à Gênes comme à Milan. Sa
mère, Bonne de Savoie, gouverna comme tutrice et régente.

La ville de Gênes resta d'abord assez calme; mais les mécontentements
n'étaient pas encore effacés. Il y avait des ambitieux toujours prêts à
se soulever. La liberté des discours était poussée fort loin: l'autorité
inquiète se hasarda à faire un exemple; on enleva deux populaires; mais
à ce spectacle le peuple s'émut et les délivra violemment. Le cri de
liberté commençait à se faire entendre, quand Pierre Doria se dérobant
aux efforts faits par sa famille pour le retenir, vint sur la place
publique déposer la toge et prendre les armes en appelant à
l'affranchissement de la république. Cet élan entraîna tous les citoyens.
Les soldats milanais ne purent tenir devant le peuple. Le gouverneur
courut au Castelletto, et donna ordre aux siens de se rendre dans cet
asile; mais cette retraite fut une déroute. Des toits, des fenêtres, les
pierres pleuvaient sur la troupe, elle précipitait sa fuite en jetant ses
armes: les rues étaient jonchées de lances et de casques; dans le même
temps la populace, qui s'était portée dans le palais abandonné, y pillait
non-seulement ce que le gouverneur et ses gens y avaient laissé, mais
détruisait jusqu'aux portes et aux fenêtres, considérant dans sa folie,
dit un écrivain génois, cet édifice comme un repaire de la tyrannie et
non comme le siège vénérable de la patrie commune et des conseils de la
république.

Aucune préparation, aucune alliance ne promettait la stabilité à la
révolution spontanée qui venait de s'opérer. Les nobles ne voulaient ni
en prendre la responsabilité à Milan, ni, dans leur jalousie, en laisser
recueillir le fruit au petit nombre de leurs jeunes gens qui l'avaient
exécutée. Cependant qui allait gouverner? Déjà arrivaient ou se
rapprochaient de la ville des Adorno, des Fregose et l'archevêque Paul
tout des premiers.

Mais à Milan on s'avisa pour cette fois d'une habile politique: on y
tenait emprisonné, depuis quelques mois, par une précaution jalouse,
Prosper Adorno, le personnage alors le plus éminent de sa race. Non-
seulement on lui rendit la liberté, mais on l'expédia à Gênes avec le
titre de gouverneur ducal. Introduit avec quelques suivants tous Génois,
mais appuyé par une armée milanaise contre laquelle Hiblet Fieschi avait
peine à défendre les portes, il tombe tout à coup au milieu de tous ces
rivaux qui disputaient le pouvoir, il est accueilli par de nombreux amis.
On crie Adorno et Spinola, sans faire mention du duc de Milan pour ne pas
offenser les oreilles du peuple, comme pour lui taire qu'on vient lui
rendre ce maître étranger.

Quand Prosper, si favorablement reçu, peut se faire entendre, il fait
lire en public les lettres de la régente de Milan qui l'avaient constitué
vicaire représentant du duc et gouverneur de Gênes. Une pleine amnistie y
est écrite en faveur de qui a pris les armes. Les paroles de protection,
les invitations à la concorde y sont prodiguées. Prosper y ajoute en son
propre nom l'assurance de ne garder aucune haine, aucun esprit de parti,
aucun sentiment qui ne soit pour le bien de la patrie commune. Aussi
empressé que le reste de la ville de se débarrasser de l'armée qui l'a
conduit, il fit entendre qu'elle avait droit et besoin d'obtenir une
prompte récompense. On délibéra d'y consacrer 6,000 ducats, et beaucoup
de citoyens trouvèrent que c'était s'en tirer à bon compte: en trois
jours l'affaire fut consommée sans trouble. Les gens de guerre
n'entrèrent point; ils partirent pour aller assiéger les terres des
Fieschi. Hiblet, qui y avait cherché sa retraite, abandonné par ses amis,
fut obligé de traiter et de subir la loi qui lui fut imposé de suivre le
général San Severino à Milan. Là, cet homme hardi et né pour les
révolutions fut bientôt le confident et le complice de ses vainqueurs. Il
entra dans une intrigue tramée entre San Severino et les oncles du duc
pour dépouiller la régente. Le complot fut découvert, les princes furent
exilés, l'un d'eux se noya en se retirant; San Severino prit la fuite,
Fieschi fut mis en prison. On profita de cette occasion pour ruiner le
reste de la puissance de cette illustre famille. Jean-Louis Fieschi, chef
d'une des principales branches, fut dépouillé de ses châteaux; on lui
offrit de riches récompenses s'il voulait consentir à devenir habitant de
Milan, il préféra la pauvreté avec l'indépendance.

(1478) Prosper Adorno fut accusé à Milan d'avoir secondé mollement les
opérations en Ligurie. On le soupçonna même d'avoir secrètement aidé
Jean-Louis Fieschi à qui, disait-on, il devait donner sa fille en
mariage, et du moins il lui fit épouser sa nièce. On en prit du déplaisir
à Milan, et la déposition d'Adorno y était décidée. Quelques troupes
ayant été expédiées à Gênes pour passer de là en Corse, on crut d'abord
que, sous ce prétexte, elles venaient pour chasser le vicaire, mais la
résolution fut ajournée, du moins les troupes accomplirent leur
destination; elles allèrent combattre un Fregose (Thomasino) qui avait
soulevé une partie de la Corse. Il fut battu et réduit à se rendre à
Milan pour y habiter. On l'y traita avec bonté, il fut caressé,
probablement dans la vue politique de s'attacher en lui, pour les
occasions futures, la famille émule des Adorno.

Que les princes et les hommes d'État de ce siècle fussent sans bonne foi,
sans respect pour leurs serments aussitôt que leur intérêt leur
promettait quelque profit dans la perfidie, c'est ce que tout le monde
sait. Nous avons été accoutumés aussi, quand les chroniques nous
servaient de guides, à voir des éloges donnés dans une page à la vertu
d'un grand personnage et démentis à la page suivante: c'est qu'on avait
écrit à mesure et toujours officiellement et pour l'autorité. Cependant
on ne comprend pas bien comment les écrivains génois contemporains, mais
écrivant de suite et après les événements, entendent la morale et
craignent si peu de se contredire. Quand Prosper Adorno accepte d'être
l'instrument de la servitude de sa patrie et se laisse nommer vicaire du
duc de Milan, les historiens s'empressent de nous dire que comme c'était
l'homme le plus religieux à garder sa foi et sa promesse, il tint avec
une grande fidélité celle qu'on avait exigée de lui à Milan. Tous
s'empruntent et copient cet éloge. Puis sans réflexion ils nous racontent
non-seulement l'alliance de Fieschi, mais encore la pleine défection de
Prosper traitant avec Ferdinand, roi de Naples.

Ferdinand, en querelle avec les Médicis, voulait encore empêcher la
régente de Milan de les secourir. Fomenter une révolution dans Gênes
contre le gouvernement milanais lui sembla le parti le plus sur et le
plus facile. Prosper, dès la première ouverture, s'engagea dans cette
manoeuvre. Le roi lui envoya une assez forte somme accompagnée de
promesses. Deux galères venaient à sa disposition; mais cette trahison
fut connue de la duchesse. Elle crut avoir dans Gênes assez de force et
d'autorité pour se faire obéir, et elle résolut de prévenir Adorno.
L'évêque de Côme entra déguisé dans la ville, et, annonçant brusquement
sa présence et des ordres de Milan, il manda le sénat3 dans l'église de
Saint-Cyr, loin du palais; là il fit lire devant le public les lettres
qui le nommaient vicaire et qui destituaient Adorno. Mais, sur les
nouvelles de cette assemblée que des émissaires portèrent jusqu'à Prosper
et répandirent dans la ville, le peuple s'arma spontanément pour Adorno
et marcha vers Saint-Cyr. Le tumulte fut tel que l'évêque de Côme n'eut
que la citadelle pour refuge; les nobles furent contraints de se tenir
cachés. Prosper déclara qu'il rompait tout lien avec le duc de Milan, et
quitta le titre de vicaire. La république redevint indépendante. Adorno
garda le pouvoir sous le nom de recteur. Six des principaux artisans et
deux marchands lui furent adjoints pour modérateurs de son autorité;
d'où l'on voit par qui et en quel sens la révolution était faite. Telle
était l'ardeur des sentiments du peuple qu'on exigea une loi nouvelle
pour renforcer l'exclusion des nobles; ils ne devaient être appelés ni
au gouvernement proprement dit ni parmi les anciens au sénat, pas même
dans les grands conseils, excepté quand il y avait à délibérer sur
l'impôt; car, pour le consentir, le respect de la propriété privée se
faisait encore entendre au milieu des passions politiques.

Les soldats milanais étaient toujours dans les citadelles de Gênes. Il
fallait cependant se défendre contre les forces que la régente de Milan
envoyait de nouveau et contre les garnisons restées encore dans les
forteresses: on avait bien peu de troupes à y opposer; mais les
citoyens étaient animés et excités à la défense. La résolution et le
courage s'accrurent quand on vit arriver Jean-Louis Fieschi. Relégué et
passant par mer d'un lieu d'exil à un autre, il avait su le danger de la
patrie, il s'était mis en liberté et avait tout bravé pour venir la
défendre. Enfin l'ennemi approcha; la bataille fut livrée, elle fut
sanglante. Les Milanais parvinrent trois fois aux palissades génoises
sans les franchir. Leur ardeur se soutenait encore, mais des hauteurs
qu'ils attaquaient ils virent entrer dans le port un convoi napolitain;
c'étaient des troupes, des armes et des vivres que Ferdinand envoyait
pour renfort aux assiégés. La lassitude d'un long combat inutile fit
exagérer ce secours. Les assiégeants crurent désormais leurs efforts
superflus, leur salut en danger, ils se débandèrent et prirent la fuite.
Les Génois les poursuivirent et en firent un massacre. On recueillit un
grand nombre de prisonniers. Beaucoup furent vendus sur les galères
napolitaines pour tirer la rame; les paysans dépouillèrent tellement ceux
qu'ils ne massacrèrent pas qu'en retournant chez eux ces malheureux
empruntaient aux plantes et aux rameaux des arbres de quoi couvrir leur
nudité. Ainsi s'entendaient les lois de la guerre, à la fin du quinzième
siècle, dans un pays qui se croyait le plus civilisé de l'Europe. Les
Fieschi eurent soin de faire retenir tous les prisonniers de marque qui
étaient tombés entre les mains de leurs gens, afin de les employer par un
échange pour la liberté d'Hiblet qui était toujours détenu. Quant aux
terres que les Milanais avaient enlevées à leur famille, ils y rentrèrent
en triomphe4.


CHAPITRE IX.
Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par
l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes.

Quand la ville fut en sûreté, on n'en resta pas plus uni; la noblesse,
dont une portion avait pris grande part à la délivrance, se plaignit de
la défiance redoublée avec laquelle on la traitait. Encore à rapproche de
l'ennemi, on avait publié un décret qui obligeait tout noble à sortir de
la ville. L'exclusion permanente des conseils était une injustice et un
outrage intolérable. Si la sujétion des Spinola aux Milanais avait
blessé, les deux Fieschi accourus à la défense, les autres nobles qui
avaient combattu pour la cause publique ne voulaient pas se laisser
traiter en ilotes. Attentif à cette discussion et pressé de l'accroître,
le gouvernement milanais s'avisa d'ouvrir à Hiblet Fieschi les portes de
sa prison et le renvoya à Gênes. On l'instruisit avant son départ à
diriger les esprits dans le sens des intérêts du duc. Il promit tout,
arrivé il se garda de tenir parole; mais il suffisait de sa présence
pour semer la discorde, et de ses manoeuvres pour la faire éclater. Il
vint réclamant, exigeant, menaçant. Le gouvernement d'Adorno, intimidé,
lui donna une grande somme, car, dit un contemporain, alors tout se
réduisait en argent, et la république devait racheter sa paix de ses
propres enfants. Milan ne tarda pas à susciter un autre personnage
dangereux, et ce fut, dit-on, par l'intrigue des nobles de Gênes. On vit
paraître sur la scène Baptiste Fregose, neveu de Louis et de Paul, et
fils de Pierre, cet ancien doge qui avait été brigand et qu'on tua dans
les rues de Gênes. Baptiste qui avait vécu à Novi, en sortait avec
quelques gens à lui. Les garnisons milanaises qui gardaient encore les
forteresses du Castelletto et de Lucoli, mais qui n'auraient pu y tenir
longtemps, les lui livrèrent. Tout avait été préparé pour faire un coup
de main en sa faveur. Cependant dans l'autre parti toutes les précautions
avaient été prises pour la défense. Un combat fut promptement engagé. Les
défenseurs des Adorno furent vainqueurs dans la première attaque. Mais
l'entreprise n'était pas à sa fin; Baptiste Fregose fit négocier avec
Hiblet Fieschi, toujours avide d'argent, toujours accessible à l'intrigue
et pour son profit indifférent aux Adorno comme aux Fregose. On lui
promit 6,000 ducats, mais, ce qui était plus certain, on lui en compta
2,000. Jean Doria fut l'entremetteur du traité; il fut convenu qu'Adorno
serait chassé, que Baptiste Fregose serait doge, qu'Hiblet Fieschi aurait
la forteresse de Lucoli. L'ambassadeur de Naples agréa cet arrangement;
en peu de jours il devint public; aussitôt Adorno se vit déserté de tout
ce qui l'avait entouré. A un jour déterminé, le parti de Fregose se
montra et donna la chasse aux partisans des Adorno. Prosper, en se
sauvant fut poursuivi par quelques hommes avides de vengeance; il gagna
la darse, et, pour se réfugier sur la chaloupe d'une galère du roi de
Naples, il fut obligé de se jeter tout vêtu à la mer.

Baptiste Fregose, par une élection solennelle, fut nommé doge aussi
légalement que s'il n'eût pas acheté sa place (1479). Louis Fregose,
comprenant qu'il ne pouvait être refait doge, se contenta du commandement
militaire de la ville (1480).

On demandera où était l'archevêque Paul, comment il éclatait des troubles
à Gênes sans qu'il y vînt prendre part; pourquoi il laissait sa famille
chasser sans lui les Adorno et un autre Fregose monter au siège ducal
sans qu'il accourût le lui disputer ou le lui voler. Une autre ambition
le retenait ailleurs. Sixte IV nommait cardinal ce digne pasteur des
Génois, et, dans un danger pressant pour l'Italie (1481), il le faisait
commandant des forces maritimes envoyées contre les Turcs, qui avaient
passé l'Adriatique et s'étaient emparés d'Otrante, effrayant Rome et
toute l'Italie. Le pape alarmé cherchait de toutes parts des forces à
leur opposer. Il demandait des galères aux Génois et en faisait armer
quelques-unes; et c'est au cardinal Paul Fregose qu'était donné le
commandement de la flotte: son apprentissage de piraterie lui comptait
pour en faire un amiral. Il alla devant Otrante avec ses galères, mais la
mort de Mahomet II fit plus que les armes des chrétiens, et, au bout de
quelques mois, les Turcs rendirent la place et se rembarquèrent.

Aussitôt le cardinal archevêque prit le chemin de son diocèse; il vint
montrer sa pourpre à ses amis et à ses ennemis; il vint épier l'occasion
de ravir la place de doge par astuce ou par force, et il n'attendit pas
longtemps.

(1483) Baptiste Fregose n'était pas aimé; dans la persuasion que
personne ne s'élèverait en sa faveur, tout moyen parut bon pour s'en
débarrasser. Le doge, visitant l'archevêque son oncle, fut arrêté de la
main de celui-ci, contraint de signer une renonciation de son titre et
des ordres pour remettre les forteresses, puis enlevé et déporté à
Fréjus. Là, il alla compiler à loisir un livre d'exemples et de faits
notables dont le but principal était de mettre en lumière la scélératesse
de l'oncle qui l'avait dépouillé. Dans la surprise de cette révolution,
personne ne se montra pour la combattre. Trois cents suffrages nommèrent
l'archevêque doge sans tumulte ni opposition.

Il ne fut ni plus sage ni à peine plus retenu dans sa nouvelle
administration que dans la précédente. Si la maturité de l'âge et sa
dignité de cardinal le tenaient un peu plus en frein, ses alentours n'en
prenaient que plus de licence. Fregosino, le plus violent et le plus
insolent des bâtards de prince, donna libre carrière à tous ses vices et
montra l'exemple aux autres fauteurs de son père. On revit les crimes les
plus atroces. Paul Doria enleva dans la rue une femme belle et riche; un
des Fregose, se prétendant offensé par un Lomellino, le fit assassiner
publiquement. Tel fut pendant quatre ans le régime sous lequel le
cardinal doge tint ou laissa la ville de Gênes1.
(1484) Les affaires politiques ne furent pas mieux conduites. La première
fut une guerre entre voisins, où l'on signala l'impéritie et la
corruption des chefs, naturelle suite des choix d'un mauvais
gouvernement. Une paix s'était négociée à Rome; les Génois devaient
rendre Pietrasanta et garder Sarzane; mais les Florentins refusèrent
(1486) de ratifier le traité et recommencèrent à presser le siège de
Sarzane. Le pape fut accusé d'être l'instigateur secret de cette rupture.
C'était, sous le nom d'Innocent VIII, Cibo, Génois de naissance, mais qui
avait passé sa vie dans le royaume de Naples. Il était tourmenté de
l'envie de faire la fortune de son fils, car les bâtards ne manquaient
pas aux papes de cette époque. Il s'était contenté d'abord du projet de
lui faire donner pour femme la fille de Lazare Doria, mais celui-ci
s'était excusé de cette alliance. Innocent en conçut un ressentiment
profond; et quand ce fils de pape, refusé par notre Génois, devint le
gendre du magnifique Laurent, la partialité du pontife contre Gênes n'eut
plus de frein. Il se répandait en griefs; il avait voulu emprunter, on
lui avait demandé des sûretés telles qu'on les exigerait d'un marchand en
faillite imminente; il avait envoyé une somme pour construire une
chapelle, on s'en était emparé sous prétexte de l'appliquer au payement
d'une dette; enfin il avait la petitesse de se plaindre qu'on se fût
obstiné à faire payer les droits de douane sur des meubles qui lui
étaient destinés.

(1487) On recommença la guerre. Sarzane avait été, comme nous l'avons vu,
le patrimoine assigné à l'ancien doge Thomas Fregose: sa famille avait
vendu ses droits à Florence. Pendant les révolutions et les guerres, la
famille Fregose rentra dans la seigneurie vendue; les Florentins ne
purent alors la reprendre. La république génoise regardait la possession
de Sarzane comme le boulevard de son territoire oriental, et surtout
comme une propriété trop précieuse pour la laisser passer à des émules.
La maison de Saint-George acheta les droits des Fregose et se prépara à
résister aux armes florentines.

Pour défendre Sarzane il fallait conserver Pietrasanta. Des commissaires
génois y étaient renfermés; ils promettaient d'y tenir; de prompts
secours leur avaient été envoyés; mais Laurent de Médicis vînt au siège
avec de l'argent, et la place lui fut immédiatement livrée. Les chefs de
l'armée et de la flotte envoyés contre les Florentins ne furent ni plus
heureux ni moins suspects. Un d'eux, appelé pour rendre compte de sa
conduite, aima mieux déserter qu'obéir. Un des commissaires de
Pietrasanta eut la tête tranchée. Après avoir prolongé la défense,
Sarzane capitula; les Florentins en prirent possession.

Le mécontentement fut grand à Gênes. Les affaires de la république et
celles de Saint-George souffraient de tous les côtés. La Corse était
soulevée par l'audace de Jean-Paul de Lecca et par les intrigues de
Thomasino Fregose. Il n'avait jamais renoncé à l'espoir d'être maître de
l'île où son origine maternelle le recommandait. Chassé par les forces du
duc de Milan, retenu en Lombardie, il était revenu à Gênes quand sa
famille y était au pouvoir. Quand la maison de Saint-George avait repris
possession de la Corse, il avait élevé quelques prétentions pour se faire
donner une indemnité en argent. Saint-George avait acquis tous ses droits
et les lui avait payés. C'est dans cet état qu'il agissait sous main pour
reprendre ce qu'il avait vendu; de Gênes il fomentait les révoltes dans
l'île et s'alliait aux insurgés.

Le mauvais état de toutes choses avait fait demander une baillie; elle
reçut le pouvoir de veiller aux affaires de la république et de Saint-
George tout à la fois: le doge ne put l'empêcher. Cette dictature prit
un parti vigoureux. Thomasino fut constitué prisonnier et envoyé en
détention à Lerici. Le doge et Fregosino son bâtard l'emportèrent contre
la licence des magistrats qui osaient vouloir faire justice d'un Fregose.
Celui des membres de la baillie qui avait opiné le plus librement fut
assailli et laissé pour mort par des serviteurs bien connus de Fregosino;
et quant au prisonnier, la trahison de ses gardiens le mit hors de sa
prison de Lerici. Il passa en Corse pour y exciter de nouveaux
soulèvements. La baillie y avait envoyé des forces; elle avait fait
recevoir à la solde de Saint-George des capitaines français. Avec ce
secours on prit la place de Lecca; Jean-Paul et Thomasino furent mis en
fuite.

Ainsi les Génois, lassés de tant de fautes et de méfaits, fatigués d'un
despotisme sans gloire, commençaient à tenter de retirer leurs affaires
des mains du doge. Le cardinal sentit l'animadversion publique, et,
déterminé sans scrupule à sacrifier sa patrie pour se faire un appui et
pour garder le pouvoir, il tourna les yeux sur Louis le More dont
l'ambition cherchait partout à s'assurer des alliés.

Louis avait chassé violemment la duchesse Bonne, sa belle-soeur, et
s'était emparé de la régence de Milan et de la tutelle du jeune duc. Son
oncle, une fois investi du pouvoir, et tous les ressorts de l'État entre
ses mains, s'était vu avec le temps plus maître à la majorité précoce
d'un prince timide que pendant la tutelle; cette dépendance de Jean
Galéas dura longtemps. Cependant Louis sentait qu'une puissance empruntée
était précaire. Il épiait le moment de se débarrasser de ce fantôme de
prince, et en attendant il lui convenait de se donner des points d'appui.
Reprendre la seigneurie de Gênes, au hasard de souffrir quelque temps que
sous sa protection le doge y gouvernât était une des vues les plus
naturelles de sa tortueuse politique. Le cardinal et lui furent bientôt
d'accord et se lièrent étroitement (1488). Le bâtard Fregosino épousa une
nièce du More, soeur bâtarde du jeune duc. On affecta de célébrer leurs
noces dans Milan avec une pompe royale où figura solennellement une
ambassade génoise. Le prix de cette union devait être la proclamation de
la seigneurie de Sforza, le retour à l'ancienne dépendance de Gênes, et
les ambassadeurs étaient envoyés pour la reconnaître. L'annonce de cet
attentat devenu trop vraisemblable fit éclater les mécontentements qui
couvaient depuis quatre années. Tous les ennemis du gouvernement de
l'archevêque se coalisèrent. Baptiste Fregose quitta son exil pour venir
se venger de l'oncle qui l'avait dépouillé et fut le plus ardent à le
renverser à son tour. Paul Augustin et Jean Adorno, chefs à cette époque
de la faction opposée, s'unirent avec lui. Hiblet et Jean-Louis Fieschi
ramassèrent leurs vassaux. Hiblet était l'âme secrète de la conjuration;
il commença à parcourir les campagnes avec des satellites. Le cardinal
lui écrivit et lui rappela leur ancienne intimité, leur complicité,
pouvait-on dire; il lui demanda pourquoi il semblait se donner une
attitude hostile; il l'invita à licencier ses soldats et à venir recevoir
toutes les satisfactions qu'il pourrait désirer. Hiblet répondit
amicalement: quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, disait-il,
étaient venus le visiter, il ne pouvait se refuser à leur donner
l'hospitalité; mais, toujours ami du cardinal, il se proposait de venir
familièrement à sa table. En effet, tout à coup il parut, mais en armes,
et surprit une porte de Gênes. Le mouvement éclata aussitôt. Le cardinal
reconnut que le palais et la ville n'étaient pas tenables, puisqu'il
n'avait pour lui que ses stipendiaires; mais en les conduisant au
Castelletto, en s'y fortifiant avec eux, il pourrait attendre les secours
du More, et avant cela même intimider la cité. Il exécuta cette retraite.
Poursuivi, il pensa périr comme autrefois Pierre son frère. Baptiste
Fregose était sur le point de l'atteindre, résolu dans sa haine à ne pas
laisser échapper vivant un oncle si odieux. Personne ne prit la défense
du doge; mais le seul Paul Doria, son ancien fauteur, coupa le chemin à
Baptiste, et donna le temps au cardinal de se renfermer.

Celui-ci, s'il n'avait pu résister dans son palais à la population
entière, parvenu dans la forteresse, n'était pas homme à perdre courage,
à s'y laisser forcer ou à se rendre sans combat. Il garda les dehors, il
porta des troupes au pied de la montée que le Castelletto domine. De là
il prenait l'offensive. Ses mercenaires pillaient les maisons, mettaient
le feu aux plus beaux palais dont ces riches quartiers abondent. Au
moment de la retraite du cardinal, Augustin et Jean Adorno avaient été
reçus en triomphe par leur parti: ils firent donner à Jean-Louis Fieschi
la conduite des opérations militaires. Quand on vit que la persévérance
du cardinal coûterait beaucoup à vaincre, on eut recours à l'assistance
extérieure; on chercha partout des protecteurs, des maîtres s'il le
fallait; on inclinait à retourner sous la seigneurie de la France, où le
jeune Charles VIII avait succédé à Louis XI. On envoya des ambassadeurs à
Paris solliciter des secours d'hommes et d'argent, et négocier au besoin
la soumission de la république; mais la cour de France était occupée
d'autres affaires, et Gênes ne pouvait attendre. Le cardinal avait
invoqué les droits de son alliance avec les Sforza, et un puissant
secours lui venait de leur pays; Jean-François San Severino, comte de
Cajazzo, conduisait une armée déjà parvenue à Novi. L'urgence inspira un
parti à prendre, ou plutôt seconda les vues secrètes des Adorno. Thomas
Giustiniani, leur parent, fut envoyé au-devant du comte, pour excuser la
ville, pour protester qu'on n'avait pris les armes que contre la tyrannie
de l'archevêque et contre l'intolérable insolence de Fregosino. On avait
été loin de craindre la seigneurie du duc de Milan, et il devait croire
qu'obtenue des voeux du peuple elle serait plus solide qu'achetée du
cardinal. Cette insinuation fut entendue à Milan. On s'y résolut à
sacrifier le cardinal, mais le gouvernement était plus difficile à
arranger à l'intérieur qu'à combiner avec la seigneurie étrangère. Les
Fieschi, moyennant qu'on leur conservât des commandements militaires,
consentaient à l'élévation des Adorno; car il n'était pas temps
d'effacer la loi populaire qui excluait les nobles de la première place.
Cependant Baptiste Fregose avait encore des prétentions. Autrefois son
oncle l'avait chassé, pour se mettre à sa place, il se flattait de la
reprendre comme son bien; mais le vicariat du duc de Milan ne pouvait se
partager; et parmi les concurrents, le plus faible fut bientôt jugé et
dévoué; le sacrifice s'accomplit dans le sein de la familiarité que le
péril commun avait fait naître entre les émules. Baptiste Fregose allait
conférer pendant la nuit chez Augustin Adorno. Il y fut saisi par celui-
ci et par les Fieschi. Le prisonnier crut qu'on en voulait à ses jours,
on le rassura. On lui exposa amicalement la nécessité politique qui
exigeait qu'on se délivrât de sa concurrence et de sa présence. Au point
du jour il fut remis entre les mains de Jean Grimaldi, ami commun, en qui
il avait confiance. Il fut embarqué et conduit d'abord à Monaco, puis à
Fréjus; il put y ajouter un nouveau chapitre au volume qu'il avait écrit
quand son oncle le fit tomber dans le même piège. San Severino et son
armée entrèrent à Gênes. Le duc de Milan fut reconnu seigneur: Augustin
Adorno fut nommé gouverneur ducal pour dix ans. Les forces que le
cardinal avait appelées pour le secourir furent alors employées à
l'assiéger. Il pensa à traiter à son tour avec la France; mais il n'en
eut pas le temps; quand une plus longue résistance devint impossible,
il capitula. Le duc lui accorda 6,000 ducats de pension, en attendant
qu'on pût obliger le pape à lui conférer des bénéfices de l'Église d'un
revenu pareil; et Gênes, pour la garantie de cette promesse, fournit des
cautions pour 25,000 ducats. On lui réserva la liberté d'habiter à Gênes,
et il s'engagea en ce cas à s'y renfermer dans les attributions de sa
dignité d'archevêque; mais il ne profita pas de cette faculté, il se
retira à Rome.


CHAPITRE X.
Gouvernement d'Augustin Adorno.

(1488) Les premiers temps du gouvernement d'Adorno ne promettaient ni
modération ni impartialité. Les hommes de son parti, se revoyant en
force, se conduisaient en vainqueurs: ils se livraient aux violences
d'une réaction; ils exerçaient des vengeances: plusieurs assassinats
furent commis en plein jour; les meurtriers étaient connus et ils
restèrent impunis. Les Fieschi eux-mêmes se plaignaient des Adorno, et
leur intime alliance fut sur le point de se rompre. Louis le More fut
obligé d'envoyer à Gênes un de ses principaux confidents pour enjoindre
de se contenir avec plus de retenue et de prudence. Quand ces
avertissements eurent inspiré plus de sagesse, peu à peu les biens de la
paix se firent sentir, et quatre années de ce régime passèrent avec assez
de calme. La valeur des fonds publics s'en ressentit favorablement, et
l'on parut content. Le commerce avait repris confiance; or le commerce à
Gênes, c'étaient toutes les classes supérieures, toutes marchandes,
jusqu'à la noblesse la plus illustre.

Les classes inférieures, tout en recueillant les fruits de la
tranquillité publique, étaient moins résignées à la perte de
l'indépendance nationale. Adorno en fut haï; le peuple ne le considéra
pas comme le magistrat à qui ses concitoyens avaient trouvé expédient de
se soumettre, mais comme la créature et le suppôt d'une tyrannie
étrangère, comme un homme qui a vendu la liberté et acheté la domination
de sa patrie.

Le mécontentement populaire remontait jusqu'à Ludovic. Nous avions vu
Louis XI céder ses droits sur Gênes au duc de Milan, celui-ci les avait
reçus en fief et en avait rendu et réitéré l'hommage. Nous ignorons si
ces démarches avaient été tenues secrètes, mais maintenant Louis le More
s'avise de demander une nouvelle investiture à Charles VIII. Celui-ci
croit faire, en l'accordant, un acte de souveraineté qui conserve les
droits de sa couronne, et cette vaine cérémonie blesse les coeurs génois.
On aurait donc, disait-on, trois maîtres, là où l'on devait n'en point
avoir! On reconnaîtrait la souveraineté de la France avec laquelle on
attendait avoir rompu tout lien!

Cependant une grande querelle intérieure, un grave intérêt d'argent, dès
longtemps disputé, fut habilement réglé par Adorno avec le consentement
de Ludovic, et tous deux y gagnèrent de la popularité. Le tribut ou
vulgairement l'ordinaire était cette contribution annuelle levée au
profit de la seigneurie. Elle était odieuse aux maisons opulentes, parce
que, imposée en proportion des fortunes présumées, elle pesait presque
entièrement sur elles, et que, dans les temps de factions, la fixation
arbitraire de la taxe devenait une arme d'injustice. Le peuple, de son
côté, s'opposait virilement aux projets fréquemment renouvelés de
convertir cette prestation par tête en augmentation des droits sur les
consommations. L'idée de prendre la somme sur les profits de la maison de
Saint-George soulevait une autre classe d'opposants. C'était rejeter le
fardeau sur les actionnaires de la banque. Après deux ans de vives
contestations, les Adorno, pour se rattacher l'affection publique déjà
fort aliénée, firent des sacrifices pris sur leurs propres trésors.
Saint-George fournit tous les ans un modique contingent, on se procura
quelques autres ressources, enfin la taxe ordinaire fut totalement
supprimée. A peine cet arrangement fut consommé, chacun se sentit à
l'aise en se voyant délivré de la partialité qui le taxait. On laissa
paraître des richesses qu'on enterrait pour les soustraire à l'impôt; on
se hâta de les répandre dans le commerce, dans la navigation, où elles
fructifièrent promptement.

Les Génois s'accoutumaient ainsi à un joug qu'on leur rendait léger.
Cependant dans leur prospérité il leur était insupportable de voir
Sarzane, qu'ils regardaient comme leur propriété, demeurée aux mains des
Florentins. Ils voulaient reprendre leur bien par les armes; mais toute
l'Italie était en paix; on craignait de la troubler pour ce seul
intérêt. Ludovic avait d'ailleurs à ménager les Florentins. Il employa
toute sa dextérité à empêcher les hostilités qui commençaient, à faire
remettre la querelle à son arbitrage, bien décidé à retarder la sentence
tant qu'il pourrait.

(1490) La paix avec une beaucoup plus grande puissance avait été rendue
facile. Une guerre de corsaires s'était toujours entretenue entre les
Génois et les Catalans. Mais Ferdinand d'Aragon dominait paisiblement sur
la Sicile et sur la Sardaigne, et ce roi des Espagnes et des Indes
s'inquiétait peu désormais de disputer aux Génois la possession de
quelques châteaux sur le rivage de la Corse, sujet de la querelle. Il
accorda un traité de paix solennel qui augmenta la sécurité de la
navigation. C'était précisément le temps où un Génois venait de lui
ouvrir un nouveau monde, événement immense qui n'appartient pourtant à
l'histoire de Gênes que parce que Christophe Colomb naquit sur le
territoire de la république. Il vit le jour à Cogoleto sur le bord de la
mer, près de Savone. Fils d'un ouvrier en laine, lui-même ouvrier en soie
dans sa première jeunesse, le goût de la navigation, inné dans tous les
enfants de ce littoral, le lança bientôt sur les mers. Préoccupé des
récits et des fables marines qui poussaient alors aux découvertes, il
conçut l'idée d'arriver en Asie par l'occident, et ce ne fut point le
hasard qui lui fit trouver l'Amérique. Une théorie, soit de raisonnement,
soit d'instinct, le dirigea dans sa carrière aventureuse. Il n'avait pas
été sans précurseur à Gênes dans sa spéculation et dans sa tentative: en
1290, Théodose Doria et Ugolin Vivaldi, avec deux moines franciscains,
étaient sortis du port sur deux galères; ils avaient franchi le détroit
de Gibraltar pour aller chercher devant eux des mers nouvelles au
couchant, mais ils ne reparurent plus.

On dit que Colomb offrit d'abord ses plans au gouvernement de Gênes:
c'était pendant l'administration des Fregose. Les historiens du pays n'en
font pas mention; mais il est fort naturel qu'on n'ait pas su distinguer
la conception du génie du rêve de l'aventurier, surtout qu'on n'ait pu
deviner la grandeur inouïe des résultats et qu'on ait reculé devant la
dépense. Ferdinand et Isabelle furent plus avisés et plus heureux. Ce ne
fut que par les ambassades expédiées à l'occasion de la paix que les
Génois apprirent la grandeur des découvertes de leur illustre concitoyen.
Plus tard, par son testament il légua à la maison de Saint-George le
dixième des revenus qui, après tant d'ingratitude, restèrent le prix des
dons immenses que lui devait la couronne d'Espagne. Mais les auteurs
génois qui écrivent peu après ce temps, nous disent qu'ils ignorent
pourquoi ce legs fait à Saint-George n'a pas été recueilli; et, en
effet, tout ce qui en reste, c'est un beau manuscrit conservé dans les
archives de Gênes, où sont transcrits les privilèges de Christophe Colomb
et de ses héritiers en Espagne et en Amérique.

C'était à peu près en ce même temps que l'Espagne chassait les Mores, les
juifs et tous les chrétiens douteux qui avaient dans leurs veines
quelques traces de ce sang infidèle. Il est juste, et il convient à
l'histoire des moeurs et des opinions de dire que chez les Génois,
d'ailleurs si pieux, ce grand sacrifice excita plus d'étonnement et de
pitié que d'admiration pour le zèle de Ferdinand. On alla jusqu'à
suspecter son avarice dans ce témoignage de l'ardeur de sa foi. Le
premier écrivain qui s'en exprime ainsi était au service de la
république, et l'on peut croire que les sentiments qu'il ose avoir
tenaient de sa position quelque chose d'officiel. Tous les historiens du
pays, ses contemporains ou ses successeurs immédiats, accoutumés à le
copier, ont conservé son expression. Purger d'infidèles, dit-il, un
royaume si catholique parait d'abord une action sainte; mais on peut
dire qu'elle contient en soi quelque peu de sévérité. Cet événement
étranger fut la cause d'une grande calamité à Gênes. Les juifs fugitifs,
entassés au hasard dans les bâtiments qui purent les transporter,
dépouillés au départ, rançonnés par les patrons, arrivèrent en grand
nombre à Gênes dans l'état le plus déplorable. On ne leur accorda pas la
liberté d'un long séjour, mais dans leur profonde misère ils portaient
avec eux l'infection. Ils laissèrent dans la ville les germes d'une
maladie que l'on nomma la peste, et qui peut-être ressemblait plutôt à
ces fièvres, dirai-je contagieuses ou épidémiques, qui ravagent certains
pays maritimes aussi promptement que la peste d'Orient. Le mal dura
longtemps. Au printemps qui suivit cette fatale importation il devint
général. On prit des précautions extraordinaires: des magistrats
spéciaux furent nommés; on cantonna les malades. Il en réchappait à
peine deux sur dix. Quiconque put quitter cette ville empestée en sortit,
et ce fut une précaution salutaire. Comme on l'éprouve dans les crises de
la fièvre jaune, il mourut peu de réfugiés à la campagne et ils n'y
communiquèrent pas la maladie.


LIVRE HUITIÈME.
CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE
GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ
DORIA.- UNION.
1488 - 1528.

CHAPITRE PREMIER.
Charles VIII.

Nous voici arrivés au temps où, après quelques années de repos et de
prospérité, l'Italie entière fut bouleversée par les armées françaises.
Une invasion rapide et de peu de durée fut suivie de longues et
sanglantes conséquences. Jamais plus d'intrigues n'avaient joué à la fois
ou n'avaient plus multiplié les événements extraordinaires.

Les princes d'Aragon possédaient paisiblement les Deux-Siciles. La
branche d'Espagne régnait dans l'île; les descendants d'Alphonse
occupaient le trône de Naples et recueillaient le fruit de l'adoption de
la reine Jeanne. On n'entendait plus guère parler des prétentions de la
maison d'Anjou. Le roi René était mort, et d'héritier en héritier les
droits de la maison d'Anjou étaient parvenus à Louis XI, et après lui à
Charles VIII. Charles acheva sa minorité au milieu des dissensions de sa
cour, de sa famille même, et personne ne pensait que ce jeune prince eût
plus que son père le dessein ni le moyen de revendiquer le sceptre de
Naples par les armes.

Mais Ludovic Sforza était décidé à se débarrasser enfin de son neveu; il
voulait être duc de Milan en titre; il voulait s'agrandir, il lui fallait
de nouvelles alliances et surtout des intrigues politiques, des manoeuvres
sourdes, seul élément où il se sentît à l'aise.

Il craignait la cour de Naples; car Jean-Galéas, ce pupille dépouille,
était devenu le gendre du roi Alphonse. Ludovic avait donc cherché des
appuis de toutes parts; il avait entretenu une étroite alliance avec les
Médicis; mais Laurent était mort, et il y avait peu de fond à faire sur
le caractère et sur la conduite de Pierre son fils et son successeur.
Alexandre VI, le détestable Borgia, était monté sur la chaire de saint
Pierre. Peu importait que son élection eût été scandaleuse et vénale.
Sous le prétexte de la paix de l'Italie, Ludovic et les Vénitiens firent
une étroite alliance avec le pontife; mais Sforza fut bientôt averti par
son frère le cardinal Ascagne, de ne pas compter sur Alexandre, prêt à le
trahir sans scrupule pour le moindre intérêt. Ludovic à son tour imagina
que bientôt la foi des Vénitiens chancelait à son égard. Le roi de Naples
lui demandait enfin que le pouvoir fût réellement remis à Jean-Galéas. Il
se voyait menacé, abandonné par toute l'Italie; il ne craignit pas de
l'exposer tout entière en y appelant un puissant étranger. Il fit
remontrer à Charles VIII qu'il était temps d'aller prendre possession de
son royaume de Naples en vertu des testaments qui l'appelaient. Il
offrait ses biens, ses forces, celles de Gênes, hommes, galères, argent;
enfin un traité fut conclu. Charles se prépara à passer les monts, à
joindre son allié Ludovic, à marcher à la conquête. Pour porter la guerre
en Italie, il acheta la paix ou des trêves sur toutes ses frontières.
Ferdinand d'Espagne, quelque peu d'intérêt qu'il prît à ses parents de
Naples, ne pouvait voir avec plaisir que le roi de France allât les
détrôner et pût de là menacer la Sicile; mais moyennant que, vers les
Pyrénées, on lui abandonnât la Cerdagne, il promit d'être neutre. Ses
paroles lui coûtaient trop peu à fausser pour ne pas en donner à celui
qui s'en contentait et qui en payait le prix.

On trouve dans les mémoires de Gênes que le testament, par lequel Jeanne
révoquant l'adoption d'Alphonse d'Aragon, avait nommé pour héritier Louis
d'Anjou auquel René avait succédé, était resté longtemps égaré et qu'un
Génois, Èlien Calvo, procura ce précieux document au roi de France qui ne
l'en récompensa jamais. Les historiens français ne disent rien à quoi
l'on puisse rattacher cette anecdote.

(1494) Des ambassadeurs français précédèrent le roi en Italie et
sondèrent les intentions de chaque gouvernement. A Venise on leur
répondit en termes généraux d'amitié et de révérence, et en s'excusant de
donner à un si grand roi des conseils qu'il daignait leur demander.
Pierre Médicis fit déclarer Florence pour l'Aragonais. Baschi,
l'ambassadeur du roi, demanda au pape l'investiture de la couronne de
Naples pour son maître; mais le saint-père répondit que, l'ayant déjà
donnée à Alphonse II qui venait d'hériter de Ferdinand Ier, il ne pouvait
l'ôter à un vassal du saint siège tant qu'il ne l'aurait pas jugé et
condamné. Tandis qu'il faisait cette réponse il mariait un de ses fils à
une bâtarde du roi de Naples. Ludovic seul, et les Génois, à son
insinuation, secondaient les Français. Pierre Durfé, grand écuyer de
France, était venu à Gênes prendre les mesures nécessaires, faire armer
des galères, et surtout emprunter de l'argent. Antoine Sauli prêta lui
seul 75,000 ducats1, et quand le roi fut à Rome, le même capitaliste lui
en fournit encore 25,000, sans appeler personne en partage de cette
grande subvention. On équipa onze vaisseaux, douze galères et vingt
galiotes; il vint de Marseille de l'artillerie; Sforza envoya des
troupes. Tandis que le roi Charles passait les monts, le duc d'Orléans
vint à Gênes et conduisit des Suisses. Le cardinal de la Rovere, qui,
depuis l'élection d'Alexandre, se tenait renfermé dans la citadelle
d'Asti, s'était échappé pour venir au-devant des Français. Jean-Louis
Fieschi prenait parti pour eux; mais Hiblet, brouillé avec lui, avait
quitté Gênes pour aller trouver le roi de Naples. Le cardinal Paul
Fregose voulut signaler encore ses vieux jours au milieu de ces troubles.
Il joignit Hiblet, et tous deux promettant de soulever la rivière
orientale de Gênes, persuadèrent à Alphonse de prendre l'initiative, de
mettre sa flotte à la mer et de faire ainsi diversion aux préparatifs
qu'on dirigeait contre lui. Ces deux anciens boutefeux montèrent sur les
galères napolitaines. En prétendant servir l'Aragonais ils n'avaient
d'autre but que de profiter de ses forces pour essayer de renverser les
Adorno. Ils vinrent jeter l'ancre dans le golfe de la Spezia et prirent
terre; mais Jean-Louis Fieschi accourut pour retenir dans le parti
opposé ses vassaux et ses amis; prompt, disait-il, à combattre son frère
s'il pouvait le joindre. Après un long combat, la flotte napolitaine se
retira. Fregosino, le fils de l'archevêque, Hiblet Fieschi, ses enfants
et leurs partisans furent laissés sur le rivage de Rapallo où ils
combattaient contre deux mille Suisses que le duc d'Orléans s'était hâté
de faire marcher sur eux. Ils se dispersèrent: Fregosino n'attendit pas
la chance de tomber entre les mains qui l'eussent livré à Ludovic, il se
rendit au duc d'Orléans. Les Fieschi, nés dans ces montagnes, en
connaissaient les issues, ils se dérobèrent à la soldatesque.

Pendant ce temps, les Suisses maîtres de Rapallo y commettaient
d'épouvantables cruautés; ils pillaient et massacraient; ils avaient
mis à la chaîne tout ce qui avait semblé pouvoir rapporter une rançon ou
être bon à mettre en vente. Gênes entière se souleva d'indignation et
d'effroi, quand on vit ces vainqueurs effrénés traînant leurs captifs et
étalant leur butin dans les rues et sur les places publiques. Un
sentiment d'horreur qui frappa le peuple à cette vue produisit une émeute
spontanée. On courut contre les Suisses débandés, on leur arracha leurs
victimes, plusieurs furent massacrés. On s'en prit à leurs chefs, aux
Adorno; les officiers français furent obligés de se retirer sur leur
flotte. Le tumulte ne s'apaisa qu'à grand'peine.

Les mercenaires suisses étaient alors la seule infanterie qui tînt en
ligne dans les batailles. Les puissances en guerre intriguaient pour se
dérober ce secours les unes aux autres. On caressait à l'envi ces
auxiliaires difficiles à conduire et à retenir, gens qui, indifférents à
toute cause et ne marchant que pour la solde, n'y souffraient ni rabais
ni retard; qui quelquefois prenaient pour nantissement la personne de
celui à qui ils étaient engagés; pour qui le pillage accompagnait de
droit le combat, et qui appelés pour se battre ne s'informaient pas si le
territoire était ami ou ennemi, si les habitants qu'ils trouvaient devant
eux devaient ou non être épargnés; mais aussi c'étaient des stipendiés
qui faisaient leur métier de combattants en conscience, et autrement que
ces bandes d'hommes d'armes, aventuriers du siècle précédent. Ceux-là,
ménagers des hommes et des chevaux et s'épargnant réciproquement, étaient
accoutumés jadis à des victoires qui n'avaient presque rien de sanglant.
Leurs combats n'étaient guère que des joutes. L'usage de l'artillerie
avait commencé à mettre hors de mesure ces guerriers si habiles à se
conserver. Les Français et les Suisses venaient montrer une guerre plus
sérieuse; et si le pillage était la plus grande calamité qui accompagnât
les aventuriers, le pillage, qui n'était pas moindre avec les Suisses,
était mêlé de bien plus de sang répandu sur le champ de bataille.

Charles VIII ne vint pas à Gênes, où probablement Ludovic ne désirait pas
l'introduire. D'Asti il gagna la Toscane; mais avant qu'il eût traversé
le territoire lombard, Jean-Galéas était mort à l'improviste; son fils
enfant avait été laissé à l'écart, Ludovic avait pris ce titre de duc de
Milan si longtemps attendu.

Pierre de Médicis s'était déclaré pour Alphonse: le roi de France
traitait la république florentine en ennemie. Il menaçait Sarzane et
Pietra Santa. Médicis vint au-devant de lui désarmé, s'excusant de ses
alliances avec les Aragonais et implorant son indulgence. Une convention
fut facilement conclue: Charles recevait en grâce les Florentins; ils
remettaient pour sûreté Sarzane, Pietra Santa et Pise; des garnisons
françaises y furent sur-le-champ établies avant même que le traité fût
écrit. Le roi s'engageait cependant à rendre ces places aux Florentins
aussitôt que la conquête de Naples serait achevée: Médicis se soumettait
à faire prêter au roi 200,000 florins par la république; car Charles
manquait d'argent et en demandait partout; mais, à la nouvelle de ce
traité, le peuple florentin indigné, se souleva contre les Médicis;
l'autorité de Pierre fut abolie, lui-même s'enfuit à Venise. Florence
députa au roi: toujours amie de la maison de France, asservie et trahie
par ses tyrans qui seuls avaient empêché la ville de se déclarer pour la
cause française, elle n'avait pas besoin d'eux pour s'y rattacher. C'est
elle, et non les Médicis, qui ouvrait ses portes à Charles; elle le
suppliait de lui rendre ses forteresses et surtout Pise, cette ancienne
émule de la république qui maintenant était et devait rester sa sujette.
Le fameux moine Savonarole, l'âme de la révolution populaire contre les
Médicis, était de l'ambassade: sa harangue fut une prédication exaltée.

Cependant le roi, au moment même, se mettait hors d'état de contenter les
Florentins, ou plutôt de tenir la clause du traité par laquelle il
n'avait prétendu être que le dépositaire de la ville de Pise. A sa vue
les Pisans avaient jugé que l'occasion était favorable pour secouer le
joug florentin. S'il restait encore quelque ressentiment des anciennes
factions, c'était pour rendre odieuses à la ville gibeline par excellence
les chaînes que la guelfe Florence lui avait imposées quatre-vingts ans;
La jalousie de cette rivale triomphante s'était complu à ruiner sa
conquête pour mieux l'assujettir. La misère horrible, fruit de cette
sujétion, fut vivement représentée au roi dans cette ville déchue; elle
lui demanda sa liberté. Charles, touché de ce qu'il voyait, et sans
prévoyance pour regarder au delà, laissa échapper une promesse qui fut
aussitôt proclamée comme un octroi. La garnison étrangère fut chassée;
on brisa les insignes de Florence; un régime libre, un gouvernement
pisan se rétablit sous les yeux du roi étonné qui n'osa rien désavouer;
mais, parvenu à Florence, il entendit d'autres demandes, qu'il ne sut pas
mieux contredire. Il regretta de s'être tant avancé. Pressé de poursuivre
sa route, les Florentins à leur tour obtinrent de lui un traité qui
n'assurait aux Pisans qu'une amnistie, en leur ordonnant de retourner
sous l'obéissance de leurs anciens maîtres. Des ambassadeurs de Gênes
étaient venus demander au roi Sarzane et Pietra Santa, puisqu'il avait
entre les mains ces deux places qui leur appartenaient. Il reçut très-
honorablement les envoyés. Il arma chevalier Luc Spinola, l'un d'eux,
mais il éluda leur demande; c'était assez de la querelle de Pise, et les
deux forteresses réclamées étaient de celles qu'il devait rendre à
Florence suivant le traité. Ce déni unissait d'intérêts les Génois et les
Pisans. Le roi se contenta de déclarer que la contestation serait mise
incessamment en arbitrage. L'armée française continua sa route. Le pape
se renferma dans le château Saint-Ange; mais de là il traita, et Charles
passant plus loin, se présenta enfin sur la frontière du royaume de
Naples.

(1495) Cette marche imprima partout l'effroi et la stupeur. Le roi
Alphonse se vît abandonné, il se sentait haï, il désespéra d'être
défendu. Il abdiqua en faveur de son fils Ferdinand II. Il s'embarqua
avec les trésors publics volés à son successeur et à la défense du
royaume. Il alla faire pénitence dans un couvent de Sicile, et, peu de
temps après, il y mourut au moment de se faire moine. Charles marchait à
grands pas vers sa nouvelle capitale; tandis que le jeune roi Ferdinand
en défendait les approches, des soulèvements populaires y appelaient les
Français, et Jean-Jacques Trivulze, émigré milanais à la solde des
princes aragonais, qui commandait dans la ville, y donna le signal des
défections. Il prit parti pour les Français, à qui il demeura attaché
tout le reste de sa vie. Ainsi Charles se vit maître de Naples: on vint
de toutes parts le reconnaître et se donner à lui. Parmi les plus
empressés se distinguaient le cardinal Fregose et Hiblet Fieschi qui,
quelques mois auparavant combattaient contre ses troupes. Ils venaient
voir si dans ces nouvelles combinaisons ils ne pourraient en trouver
quelqu'une funeste aux Adorno.

Les succès inouïs du conquérant devaient être promptement suivis de
revers. En peu de mois, faute d'habileté et de prudence, à Naples la
noblesse et le peuple avaient été mécontentés. Les Français eux-mêmes ne
montraient que dégoût, ne rêvaient que la France. Des événements sérieux
vinrent bientôt avertir Charles qu'il fallait se hâter d'en reprendre le
chemin ou se résoudre à ne plus voir Paris. Toute la haute Italie se
soulevait déjà pour lui fermer le retour. Il distribua à ses lieutenants
la moitié de son armée pour la garde de Naples et des provinces. Avec le
reste il rétrograda rapidement vers Rome, la Toscane et la Lombardie,
pour regagner Asti et la frontière de France.

Le perfide Ludovic n'avait eu besoin des Français que pour s'assurer la
couronne ducale de Milan. Son but atteint, il avait promptement pensé à
se délivrer d'alliés exigeants, trop puissants pour n'être pas de mauvais
voisins. Il avait ligué toutes les puissances d'Italie effrayées des
rapides conquêtes de l'armée française.

Le retour de Charles était hérissé de difficultés. Les semences qu'il
avait imprudemment répandues dans son premier passage en Toscane avaient
porté leur fruit. Tout y était en guerre, et Gênes en avait sa part. Le
More avait déjà passé pour l'auteur du conseil qui poussa les Pisans à
demander leur liberté et à se conduire comme si elle leur avait été
octroyée. Depuis il les avait incités à résister, quand en vertu du
traité fait à Florence on avait voulu les ramener à l'obéissance. Il
avait disposé les Génois à secourir une ancienne république tombée qui
voulait renaître à la liberté. Des ambassadeurs pisans réclamèrent devant
le sénat de Gênes la sympathie des coeurs libres, la pitié pour leurs
infortunes, le concours pour leurs généreux efforts. On embrassa leur
cause avec enthousiasme; on fournit de l'argent, des armes, les
populations du territoire génois voisines des Pisans sont organisées pour
leur porter assistance; en un mot, Gênes se livre avec joie à une guerre
où retentit le nom de liberté, mais qui surtout peut lui faire récupérer
Sarzane et Pietra Santa. Les Florentins demandent à Charles appui et
justice en vertu de leurs accords; les Pisans lui demandent de leur
tenir sa royale promesse: il flotte hésitant entre des engagements
contradictoires et au milieu de ses propres embarras. Il envoie quelques
troupes à Pise, il répond aux Florentins que c'est leur faute, et non la
sienne, si aucun de leurs sujets ne veut porter leur joug.

Ces dispositions diverses ne promettaient pas au roi que les pays qu'il
devait traverser lui livrassent un passage facile: les hostilités
éclataient; Ludovic avait pris les armes pour enlever Asti: cette ville
perdue eût fermé l'issue vers laquelle Charles dirigeait sa retraite;
c'était le patrimoine du duc d'Orléans, petit-fils de Valentine Visconti;
et de là ce prince menaçait lui-même le duché de Milan sur lequel il ne
cachait pas ses prétentions héréditaires. Il y avait double intérêt à le
déposter; mais les Milanais furent repoussés, et, loin de leur
abandonner Asti, le duc d'Orléans leur prit Novare.

Charles, doutant s'il trouverait cette route ouverte, avait envoyé à
Gênes un négociateur chargé de lui assurer au besoin le passage et
rembarquement. Ludovic y avait mis ordre; il avait défendu de fournir
aucun secours aux Français; il avait fait séquestrer des galères dont
l'armement aux frais du roi avait été commencé avant la rupture. On
répondit au messager de Charles que s'il venait à Gênes, il n'y
trouverait que des partisans affectionnés et respectueux parmi lesquels
les armes lui étaient inutiles. On n'admettrait avec sa personne que
cinquante individus de sa suite. Cependant les Adorno surent qu'avec lui
marchaient le cardinal de la Rovere, et les Fregose, et Hiblet Fieschi.
Ils en prirent l'alarme, ils craignirent à l'approche de ces ennemis les
intrigues de l'intérieur autant qu'un coup de main. On bannit beaucoup de
citoyens qu'on suspecta: on se mit en défense. Jean-Louis Fieschi et les
Spinola persistant dans leur coalition avec les Adorno dont ils étaient
les soutiens, mirent sous les armes dix mille hommes. Le roi avait
détaché de ce côté un corps commandé par Philippe de Savoie. Il venait,
soit par la force, soit par les intrigues des émigrés génois qui le
guidaient, faire ouvrir les portes de Gênes. On pénétra jusqu'au Bisagno;
on négocia avec Adorno même. Il n'avait qu'à se détacher de Ludovic;
son autorité lui serait conservée. Sarzane et Pietra Santa toujours
gardées par les garnisons françaises seraient rendues immédiatement à la
république, on la comblerait des faveurs les plus distinguées; mais le
roi faisait promettre en vain. Quand les Fregose étaient aux portes, les
Adorno ne voyaient que des pièges et des ennemis qui venaient leur
arracher le pouvoir. Les Français allèrent rejoindre l'armée du roi; il
était temps, elle se battait à Fornoue.

Cette bataille ouvrit à Charles un passage glorieux, et Gênes laissée à
l'écart échappa à la tempête. Ludovic se hâta de faire ou de subir une
paix séparée. Charles, non moins pressé de se revoir en France, la fit à
peu près sans garantie. Le duc de Milan abjurait l'alliance de Ferdinand;
Novare lui était rendue; il conservait la seigneurie de Gênes sous la
suzeraineté de la France, On rendait aux Génois la Spezia et les autres
places que l'armée française avait occupées en faisant sa retraite,
excepté Sarzane dont on ne parlait pas; il leur était ordonné de rappeler
les troupes fournies à Pise, sans plus prendre part à cette querelle.
Pour toute sûreté de ces conditions et de la foi du duc, il était stipulé
que le Castelletto de Gênes serait mis en dépôt entre les mains du duc de
Ferrare, et ce prince était le beau-père de Ludovic. Après cette unique
précaution prise, et le roi parti, on méprisa les promesses qu'il avait
exigées: ses commissaires vinrent mettre des vaisseaux en réquisition
pour porter des troupes au secours du Château-Neuf de Naples, car
Ferdinand était déjà rentré dans la ville, et il assiégeait les Français
dans cette citadelle. Ludovic était bien éloigné de consentir à cet
emploi des navires de Gênes, quoique la dernière convention l'eût prévu.
On offrit les vaisseaux, mais on objecta que le traité ne portait pas que
ce fût pour mettre des étrangers à bord, et on déclara qu'on n'y
recevrait ni Français ni Suisses. Le temps se perdit dans cette chicane.
On apprit que le Château-Neuf s'était rendu. Les Français, forcés de
renoncer à une expédition sans but désormais, remportèrent leur argent en
accusant et les Génois et Ludovic. Quelques mois après (1496), l'officier
français qui commandait dans Sarzane proposa de vendre la place à la
république2: on envoya aussitôt vers lui des députés et de l'argent.
L'infidèle gardien prit vingt-cinq mille ducats; il renonça à sa patrie:
on lui prostitua le titre de citoyen de Gênes; mais il alla en jouir
ailleurs avec le prix de sa trahison. L'exemple tenta aussitôt le
commandant de Pietra Santa, on conclut avec lui; mais au moment où il
devait livrer la place, les Lucquois, plus voisins, enchérirent sur le
marché des Génois et entrèrent en possession. Lucques et Gênes s'étaient
alliées pour secourir Pise; cet événement rompit leur accord. Les Génois
voulaient employer leurs forces, si Ludovic ne leur prêtait les siennes,
pour reprendre ce dont ils se croyaient légitimes propriétaires comme
acheteurs premiers en date. Ludovic, que ces querelles contrariaient,
leur répondit par des refus absolus qui redoublèrent les griefs et la
désaffection envers son gouvernement. Dans une assemblée du conseil,
Etienne Giustiniani proposa de déclarer solennellement qu'on ne lui
accorderait ni contributions ni assistance avant qu'il leur eût fait
rendre leur propriété de Pietra Santa. Le gouverneur Adorno et son parti
s'alarmèrent vivement d'une proposition qui devait blesser le duc de
Milan; à force de brigues ils la firent rétracter. Dans le même temps
l'intérieur de la république voyait se rallumer des jalousies et des
querelles. Une cérémonie religieuse où les nobles paraissaient seuls
avait été autrefois en usage; tombée en désuétude depuis vingt ans, leur
jeunes gens s'avisèrent de la renouveler. Cette imprudence n'était pas de
saison, elle fut mal accueillie par les populaires; des rixes
s'ensuivirent: la ville fut à la veille d'une émeute générale. Adorno
s'employa, ordonna, supplia; les populaires furent inflexibles, et leur
obstination l'emporta. La procession de la sainte croit3, car c'était le
sujet de la querelle, devint commune à tous les citoyens. Les nobles, qui
avaient fait la dépense des ornements d'orfèvrerie au milieu desquels le
bois vénérable était porté, en furent remboursés malgré eux, et ils
donnèrent à l'Église ces deniers qu'ils trouvaient honteux d'être
condamnés à reprendre. Les mémoires du temps mettent de l'importance à
cette petite contestation; elle prouvait que le peuple ne voulait
souffrir ni privilège ni distinction exclusive. Il en resta des ferments
de haine. Ce sont des indices de dispositions profondes qui venaient de
plus loin, et dont nous verrons bientôt l'explosion. Cependant tout
redevint tranquille en apparence.

Nous noterons en passant que l'empereur Maximilien avait paru en Italie:
on supposa à sa venue de profondes combinaisons; mais il se contenta
d'errer en Toscane, de recevoir des hommages à Pise, à Gênes, et de
demander partout de l'argent. A cette occasion les Génois crurent devoir
solliciter de lui la confirmation de leurs antiques privilèges, la
fixation de leurs limites de Vintimille à la Magra et la restitution de
Pietra Santa. Il est curieux de voir, d'une part, une république, soumise
au seigneur de Milan, parler encore comme si elle se gouvernait par elle-
même; et, de l'autre, sa prétendue indépendance conciliée avec
l'apparente soumission aux vieilles prétentions de la couronne impériale.
Tel était le préjugé: on croyait encore que le parchemin et le sceau
auraient plus de vertu que celui qui les donnait n'avait de puissance.
Maximilien lui-même se garda bien de prodiguer ses dons, quelque peu
coûteux qu'ils fussent. Il répondit aux Génois qu'il délibérerait de leur
requête, et éluda d'y satisfaire.


CHAPITRE II.
Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.

A cette époque moururent deux hommes dont l'ambition et la turbulence
avaient longtemps agité leur patrie. Hiblet Fieschi trouva sa fin à
Verceil, et le bruit se répandit qu'il avait péri empoisonné. Le cardinal
Paul Fregose termina à Rome sa carrière orageuse. Tour à tour archevêque,
doge, pirate, prince de l'Église, doge encore, usurpateur du siège ducal
sur son oncle et sur son neveu, il avait vieilli dans les intrigues et
dans ces espérances insensées, ces haines impuissantes, ces entreprises
sans fondement qui sont propres à l'émigration; il était mort dans le
regret et l'ennui de ne pouvoir rien contre ses anciens émules.

L'archevêché de Gênes fut dévolu à Sforzino, fils naturel de Jean-Galéas.
Le peuple redoubla de plaintes en se voyant enchaîné par un lien de plus.
On fut blessé d'avoir à payer la dette de l'oncle envers la famille qu'il
avait dépouillée. La disposition populaire ne devint pas plus favorable
par le spectacle du faste que Ludovic vint déployer en visitant Gênes et
de la somptueuse réception que les Spinola lui firent les premiers, ni
par la dispendieuse magnificence de commande que la ville fut obligée de
déployer. Mais pendant ces fêtes le destin de Gênes et celui de Sforza
changeaient. Charles VIII était mort, Louis XII lui avait succédé.
C'était ce même duc d'Orléans, maître d'Asti, qui avait fait la guerre
autour de Gênes, et qui se portait pour véritable héritier des Visconti
au duché de Milan.

(1499) Louis XII annonce qu'il vient revendiquer son héritage, et,
traitant en ennemi tout ce qui obéit à son compétiteur, il fait arrêter,
il chasse de son royaume tous les Lombards et tous les Génois. Son armée
passe les monts. Le More troublé ramasse ses forces; il demande à Gênes
de lui fournir trois mille hommes et leur solde de trois mois. Le conseil
accède promptement; mais l'argent doit sortir de Saint-George, et là on
est lent à obéir; on incidente sur les formes, sur les sûretés. Augustin
Adorno, le gouverneur, impatient de montrer son zèle au duc, mande chez
lui les capitalistes les plus connus comme opposés au gouvernement ducal;
il les renferme et les rançonne; il donne leurs engagements extorqués
pour sûretés à Saint-George. La levée de deux mille hommes se fait: Jean
Adorno, qui doit commander l'infanterie ducale, met cette troupe en
marche pour défendre Alexandrie que les Français menaçaient; mais telle
a été la lenteur que la mauvaise volonté du public de Gênes a causée
qu'Alexandrie est déjà rendue aux lieutenants du roi. Cette approche et
le ressentiment de la dernière violence d'Adorno allaient inciter les
Génois à un soulèvement; la terreur avait déjà produit ailleurs un effet
plus imprévu: Ludovic s'était senti incapable de résister à une tempête
si prompte. Il fit d'abord disparaître ses enfants, sa famille et ce
qu'il put enlever de ses trésors. Après ces préparatifs il déclara qu'il
résignait la couronne ducale en faveur de son fils qu'il avait mis en
sûreté, et, s'enfuyant par les lacs et par les Alpes, il alla se cacher
en Allemagne.

Gênes, affranchie de son joug par cet abandon, ne conserva pas celui des
Adorno. Cependant, dépossédés du pouvoir, ils n'avaient pas quitté la
ville; ils faisaient négocier auprès des Français, ils essayaient de
maintenir leur poste en changeant de protection souveraine; mais le
public voulait les chasser. On aimait mieux se donner au roi en obtenant
des conditions favorables que d'être vendu par des oppresseurs. Ceux-ci
se détrompèrent de leurs espérances, et se retirèrent. Le roi, parvenu à
Milan, envoya un délégué pour prendre possession des États de Gênes en
son nom, en promettant de conserver les privilèges du pays. Ces
privilèges revus et confirmés, Louis en jura le renouvellement ainsi que
le maintien des lois génoises devant une solennelle ambassade de vingt-
quatre députés populaires et nobles, qui vinrent de Gênes lui prêter le
serment de fidélité. Il ne suivit pas les derniers exemples. Il
n'abandonna pas Gênes à la domination d'un gouverneur génois dont la
partialité pût compromettre la puissance qui lui serait conférée.
Philippe Ravenstein de Clèves fut envoyé comme gouverneur royal. Sous lui
Jean-Louis Fieschi conserva la principale influence.

Mais Louis retourna bientôt en France, et aussitôt après son départ, le
parti qui, dans Milan, était favorable aux Sforza, le parti qui
s'appelait encore gibelin, invita secrètement le More à venir tenter la
fortune. Les trésors qu'il avait cachés en Allemagne lui servirent à
lever une armée de Suisses. Il parut, et la plus grande partie des
Lombards le reçurent avec enthousiasme. Il rentra dans Milan (1500) et
s'occupa de faire revenir sous son obéissance toutes les portions de ses
anciennes seigneuries. Les Génois, qui avaient fait éclater une vive
haine contre lui, craignirent de s'être déclarés trop tôt, et,
désespérant du pardon d'un tel maître, ils se mirent en défense. On somma
Jean-Louis Fieschi, les seigneurs de Monaco et quelques autres voisins
alliés ou tributaires de la république de lever des troupes. On se
procura douze cents soldats, le roi en envoya six cents par la Provence,
car Trivulze, qui tenait tête à Ludovic en Lombardie, n'avait aucune
force à détacher de son armée. Cependant le More intriguait dans Gênes,
il suscitait les partisans qui avaient laissé les Adorno, pour faire
déclarer la ville en sa faveur: la faction opposée s'agitait en sens
contraire, et proprement le débat entre le roi de France et l'ancien duc
de Milan n'était à Gênes que la lutte de Fregose et des Adorno. Ce n'est
pas dans cette ville que la question fut décidée, mais à la porte de
Novare; Trivulze et Ludovic y étaient en présence: il y avait des
Suisses dans les deux camps; ceux du More furent pratiqués et le
trahirent. Ils lui refusèrent d'abord de se battre contre d'autres
Suisses, puis de défendre sa personne ou de capituler pour lui. Ils lui
permirent de sortir déguisé au milieu d'eux pour tenter de se sauver dans
leur retraite. Il fut reconnu; ils le livrèrent. Le malheureux Ludovic,
conduit en France, languit dix ans et mourut dans une dure captivité.

Etranges effets de l'ambition! Un roi clément, pour jouir en paix de sa
conquête, use d'une rigueur inflexible envers un prince dépouillé que la
trahison seule a fait tomber entre ses mains. Le puissant monarque de
France, déjà nanti du duché de Milan, en mendie auprès de Maximilien la
chimérique investiture, sacrifie pour l'obtenir des intérêts réels, et
s'humilie pour devenir vassal d'un empereur sans force et sans dignité.
Un aveuglement nouveau poussa Louis à revendiquer aussi la couronne de
Naples. Dans ce but un roi généreux prête ses forces aux Florentins pour
opprimer la liberté pisane, et envoie ses troupes recevoir un échec sous
les murs de Pise. Un prince honnête homme caresse l'indigne Alexandre VI
et consent aux usurpations frauduleuses et violentes du bâtard Borgia. Ce
prince vertueux fait plus, il ne craint pas de se rendre complice du
perfide Ferdinand d'Espagne qui, sous prétexte de défendre les États de
ses parents de Naples, se fait livrer leurs places, tandis que, par un
odieux traité fait entre lui et Louis, ils avaient déjà réglé le partage
de tout le royaume.

Frédéric, frère d'Alphonse II, avait succédé à Ferdinand son neveu. Il ne
put résister à la perfidie de l'Espagnol et aux forces réunies des deux
rois. Réduit à capituler, il préféra du moins la foi de Louis à celle
d'un indigne parent; il accepta une pension du roi, et alla vivre et
mourir en France.

(1501) Les Génois avaient été appelés à concourir à la conquête; huit de
leurs vaisseaux se joignirent à dix vaisseaux français. Ravenstein, leur
gouverneur, commanda cette expédition et prit le titre d'amiral de Gênes;
mais les troupes du roi étaient déjà dans Naples quand la flotte parut
devant le port; de là elle passa au Levant. Le Turc faisait la guerre aux
Vénitiens; Louis étant alors allié de ceux-ci voulut les secourir.
Ravenstein fit sa jonction avec trente-quatre galères vénitiennes: ces
forces combinées attaquèrent l'ennemi dans l'île de Mételin: ce fut sans
fruit et sans gloire. Les Français et les Vénitiens s'accordèrent mal;
les Français même, dit-on, montrèrent peu de bonne volonté pour faire
honneur à leur amiral, mécontents d'obéir à un Belge. Les Génois, dont
les historiens le racontent ainsi, ne disent pas s'ils firent mieux leur
devoir que les autres; mais nous savons qu'ils avaient déjà résisté à la
proposition d'aller porter assistance à Venise. Les deux républiques
étaient toujours assez mal disposées l'une envers l'autre, et de plus les
Génois avaient craint ou affecté de craindre d'exposer à la colère des
Turcs leur colonie de Scio qui existait encore.

Ce mauvais succès d'une expédition coûteuse ne disposait pas
favorablement les esprits; mais la présence du roi vint faire diversion.
Il voulut visiter Gênes. A cette annonce on fit de grands préparatifs qui
ne furent pas sans difficultés. Les fleurs de lis furent partout
arborées; mais Ravenstein, en faisant repeindre le palais public et en y
plaçant les emblèmes du roi, crut devoir supprimer les aigles qui
l'avaient toujours décoré. Le peuple en murmura, soit que, tandis qu'on
avait tant de fois éludé l'obéissance réclamée par les empereurs, on
aimât encore à faire regarder Gênes comme une ville impériale, soit qu'il
restât des souvenirs gibelins qui s'attachaient à ce symbole. Quand le
roi parut, il s'éleva un autre sujet de contention: les nobles
prétendirent marcher les premiers; les populaires étaient décidés à ne
rien souffrir qui marquât leur infériorité: la querelle fut vive et
opiniâtre. Ravenstein fut obligé d'ordonner que l'âge seul réglerait les
rangs. Après cet incident la réception fut honorable et cordiale. Tous
les grands avaient brigué d'avoir le roi pour hôte. Jean-Louis Fieschi
eut la préférence dans son palais de Carignano. Louis montra beaucoup de
bonhomie; il entrait familièrement chez les citoyens. Les plaisirs se
succédaient. Les dames de la ville se réunirent pour inviter le roi à une
fête: il se plaisait à leur conversation; il dansait avec elles et
embrassait ses danseuses, ce qui passa pour un usage français. Il partit
en assurant que de sa vie il n'avait joui d'un temps aussi agréable; et
le conseil, le gouverneur présent, ne manqua pas d'ordonner par décret
que le souvenir de la visite du roi serait à perpétuité le sujet d'une
fête publique annuelle.

Mais tous ceux qui courent au spectacle d'un roi et de ses pompes n'en
sont pas pour cela mieux affectionnés. Cependant Louis avait trouvé bon
que huit commissaires vinssent lui porter les demandes que la ville
voudrait lui faire, et il parut disposé à accéder à tous les voeux.

On lui demanda d'abord que Gênes pût rester neutre dans la guerre qui
s'allumait entre lui et Ferdinand; car l'Espagnol, après la conquête,
n'avait pas été plus fidèle pour son allié qu'envers ses parents. La
neutralité fut accordée. Au surplus, le royaume de Naples était déjà
perdu pour Louis, et bientôt une trêve de trois ans entre les deux rois
laissa respirer l'Italie.

Les commissaires génois demandaient ensuite la faculté de renouveler
l'élection des magistratures génoises tous les ans, et la soumission des
titulaires sortant de charge au syndicat, c'est-à-dire à une sévère
reddition de comptes, à une enquête sur leur administration et à un
jugement solennel qui pouvait seul les décharger et les absoudre1. Ce
recours tardif contre l'oppression et la prévarication, ce point d'appui
donné à l'opinion publique, usage cher au peuple génois, devint une
institution essentielle dans l'organisation des pouvoirs publics, et elle
a été religieusement conservée jusqu'aux derniers temps. Louis ne refusa
pas d'autoriser ces règlements, seulement il témoigna de l'étonnement et
de la répugnance pour les élections annuelles, coutume si étrange aux
yeux d'un roi de France.

Mais il était d'autres sujets plus difficiles à régler, parce que la
politique de Louis les compliquait. Les Génois voulaient toujours
récupérer Pietra Santa; ils s'étaient adressés au cardinal d'Amboise, ils
avaient offert 25,000 écus, et, bercés d'espérances, ils n'avaient rien
obtenu. Jérôme Spinola, seigneur de Piombino, pressé par César Borgia qui
voulait le dépouiller, avait voulu vendre sa seigneurie à la république.
Elle était flattée de l'idée de cette acquisition. Louis, après avoir
fait espérer son consentement, le refusa; il craignit de blesser
Alexandre en empêchant le fils du pape de commettre une injustice de plus
(1504). Enfin, dans la détresse où se trouvaient les Pisans, ils
s'étaient réduits à offrir de se placer sous l'obéissance des Génois. Le
roi parut balancer sur cette proposition, et, au moment où l'on se
flattait qu'il autoriserait à l'accepter, il le défendit formellement.
L'orgueil national s'en offensa, et l'opinion s'aliéna d'autant plus du
gouvernement français que les jalousies du peuple et de la noblesse s'y
mêlèrent. Les nobles furent accusés d'avoir détourné le roi de souffrir
cet agrandissement de pouvoir et de territoire. On s'en prit surtout aux
Fieschi qui, de tous les Génois, avaient le plus d'ascendant auprès du
roi et du gouverneur; on leur imputa d'avoir été gagnés par l'argent des
Florentins au détriment des intérêts et de la gloire de la patrie.


CHAPITRE III.
Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul
de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.

Les annalistes du pays ont marqué comme un événement de haute importance
cette petite querelle de préséance qui avait éclaté à l'entrée de Louis
XII et le triomphe que le gouvernement français avait été obligé
d'attribuer aux populaires. Ces écrivains ont eu raison en ce sens que
c'était un symptôme d'une opposition de droit et de prétentions qui
devaient finir par changer la face de l'État et des partis.

La noblesse, les nobles proprement dits jouissaient de leur glorieuse et
splendide existence; mais, écartés par la jalousie plébéienne de la
première place et souvent de toute entrée au sénat, leurs efforts
n'avaient jamais pu renverser cette barrière qu'un préjugé séculaire
affermissait. Dans cette position, leur patriotisme ne pouvait être le
même que s'ils avaient dominé dans la ville. Rien ne les attachait à
l'indépendance d'une patrie où, si elle se gouvernait par elle-même, ils
avaient légalement pour maîtres ceux qu'ils estimaient leurs inférieurs.
Une telle situation renforçait l'égoïsme, renfermait les grands dans
leurs intérêts privés, et ne leur laissait chercher que leur propre bien
au milieu des affaires publiques. Quand les Adorno et les Fregose,
profitant de ce qu'ils n'étaient pas réputés nobles, s'étaient emparés du
pouvoir en se le disputant, la noblesse avait été poussée dans leurs
démêlés par l'esprit d'intrigue, par le désir d'aider ces familles
usurpatrices à se détruire l'une l'autre, par l'espoir de profiter de
quelque conjoncture pour les supplanter. Elle avait opposé peu de
résistance quand la seigneurie avait passé aux mains des étrangers. Elle
avait brigué la faveur des rois de France, des Visconti, des Sforza; mais
quand ces princes avaient cru devoir prendre leurs lieutenants parmi les
Génois, l'autorité de la loi excluant les nobles, ils avaient combiné
leurs manoeuvres subalternes autour des Fregose et des Adorno. Les Doria
favorisaient le parti de Fregose, mais avec peu d'ardeur. Les Spinola
avaient perdu leur popularité en s'alliant aux Adorno. Les Fieschi
paraissent les plus ambitieux et les plus hardis: on les trouve sous tous
les régimes comme dans toutes les querelles. Quand enfin le roi de
France, maître de Milan, domina paisiblement dans Gênes et y établit des
gouverneurs étrangers au pays, les nobles, et les Fieschi tous les
premiers, se rallièrent à ce pouvoir et se conduisirent moins en Génois
qu'en courtisans français. Leur opulence, leur éclat, leurs manières leur
attirèrent les égards et la faveur des seigneurs et des chevaliers de la
cour de Louis. Lui-même, comme ses ministres et ses capitaines, voyait
avec mépris des bourgeois, qui, armés de leurs privilèges de commune, ne
voulaient pas rendre à des nobles de race le respect et l'obéissance,
apanage des roturiers. On se prévalait de cette partialité. Elle excitait
le dépit des plébéiens et l'insolence de leurs adversaires.

On nommait populaire tout ce qui n'était pas noble; mais cette masse
était loin d'être homogène. Et d'abord c'était un singulier préjugé que
celui qui comptait pour plébéiennes ces familles en possession depuis
cent cinquante ans de fournir alternativement des doges ou des princes à
leur patrie.

Les marchands, et avec eux la haute bourgeoisie, maintenaient contre la
noblesse les droits politiques dont s'étaient emparés, à son exclusion,
leurs devanciers Boccanegra, Montaldo et les autres capelacci; mais ils
se prévalaient envers la classe inférieure des avantages de la
considération et de la fortune; en un mot, dans leur aristocratie
plébéienne, ils souffraient à peine de mettre les nobles de part, et ils
repoussaient toute communauté avec les artisans.

Ceux-ci avaient plusieurs fois tenté quelques efforts pour ramener la
patrie commune à la pure démocratie. Plus attachés que les classes
supérieures à l'indépendance nationale, ils étaient les plus mécontents
du gouvernement français. Ils accusaient les ménagements et
l'indifférence des marchands que l'intérêt de leur négoce occupait seul;
ils détestaient la servilité et la corruption des nobles qui vendaient la
république; ils étaient surtout aigris par les manières insultantes
qu'on avait l'imprudence d'employer à leur égard; ils sentaient leur
force et ils se disposaient hautement à en user.
Suivant les positions et les menées, une partie de ces artisans étaient
en général liés avec les marchands quand il fallait s'opposer aux nobles.

Souvent, au contraire, la partie la plus inférieure se laissait exciter
contre l'arrogance des plébéiens leurs égaux. C'était alors la démagogie
aux ordres de la noblesse.

On dit que ces éléments de discorde furent mis en jeu par une main
puissante.

Quand le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, le fameux de la Rovere,
devint Jules II, après la mort d'Alexandre VI, les habitants de Savone,
parmi lesquels il avait pris naissance, s'adressèrent à lui pour être
affranchis de la tyrannie génoise; car Gênes, obéissant au roi de
France, traitait les villes du territoire en sujettes. Jules assura ses
compatriotes que les Génois auraient bientôt trop d'affaires pour
tyranniser leurs voisins. On voit cette menace s'effectuer sans retard:
c'était au moment où la richesse et la prospérité semblaient aveugler
tout le monde. Il en était, disent les contemporains, comme d'un coursier
tenu trop longtemps en repos et trop bien nourri qu'on ne peut plus
accoutumer au frein. Il se manifestait des signes d'impatience; et, ce
qui annonçait une grande révolution, des combinaisons nouvelles avaient
entièrement dissous ce qu'il restait des distinctions de guelfes et de
gibelins; on voyait les anciens affiliés de ces factions, mêlés ensemble,
se séparer en divisions opposées toutes nouvelles.

Le temps de l'élection des magistrats était arrivé (1506). Le gouverneur
était absent; on dédaigna de demander à son lieutenant la permission de
procéder, première nouveauté sans exemple; mais à peine on a fait les
renouvellements ordinaires dans le sénat mi-parti de nobles et de
populaires, les nouveaux sénateurs plébéiens demandent qu'à l'avenir le
partage en nombre égal soit corrigé. Il y a, disaient-ils, trois ordres
distincts, et ils ont droit chacun au tiers des suffrages. Il y a la
noblesse, les marchands, les artisans d'état honorable. Les nobles
s'opposaient à l'innovation. Ils sont eux-mêmes, disaient-ils, marchands,
banquiers, armateurs, comme les populaires, et l'industrie commune à tous
ne peut servir de prétexte aux plébéiens pour se créer un double vote.
Cette vive contestation ne resta pas renfermée dans les murs du palais;
elle s'agita partout au dehors et sur les places publiques. Les jeunes
nobles eurent de fréquentes rixes avec les populaires; elles dégénérèrent
en combats où l'on tira l'épée, et toute altercation se tournant en
dissension politique et publique, la multitude vient en armes redemander
pour sa garantie les deux tiers des voix et des charges. Elle crie Vivent
le roi et le peuple! Un noble Doria est massacré parce que le peuple a
été insulté en passant devant chez lui. Jean-Louis Fieschi arme ses
partisans, et vient prendre position au centre de la ville pour s'opposer
aux populaires. Le lieutenant du gouverneur, sans armes, se présente
entre les deux partis; il suspend l'attaque; mais, intimidé et cédant,
malgré Fieschi et les nobles, à des voeux si opiniâtrement appuyés, il
consent que le conseil soit convoqué pour délibérer sur la répartition
des emplois; c'était donner gain de cause au peuple. Peu de nobles
osèrent se rendre à l'assemblée. Elle ratifia la proposition démocratique
en reconnaissant trois classes distinctes dans la république; elle leur
adjugea à chacune le tiers des charges. Douze pacificateurs furent nommés:
leur premier soin fut de députer au roi pour lui faire agréer la
délibération prise, en excusant le tumulte qui l'avait provoquée. Le roi
parut s'en contenter, mais de nouveaux désordres avaient éclaté dans
l'intervalle. Ce n'était plus pour renforcer la haute bourgeoisie et les
marchands que les artisans avaient travaillé. Le bas peuple ainsi
autorisé et toujours armé voulait commander seul: il pilla plusieurs
maisons. Les populaires considérables furent réduits à se renfermer chez
eux, honteux et embarrassés de trouver des maîtres là où ils
n'attendaient que de dociles auxiliaires. La noblesse, menacée et ne se
voyant plus en force, émigra de tous côtés. Jean-Louis Fieschi donna le
signal en se retirant à Montobbio: là, on vint le joindre en foule. On
choisit des syndics, on régla des contributions pour la défense commune.
Le peuple à son tour nomma des surveillants pour épier les mouvements des
nobles et pour intercepter leur correspondance avec la ville. Cependant,
sur le bruit de ces mouvements désordonnés, le roi envoie Ravenstein pour
reprendre le gouvernement que son lieutenant avait laissé flotter. Les
deux partis députent au-devant de lui. Fieschi et les commissaires de la
noblesse l'atteignent à Asti et n'ont pas de peine à l'irriter contre les
prétentions des plébéiens et contre les désordres de la populace;
néanmoins ils s'abstiennent de rentrer à sa suite. Ravenstein approche;
les magistrats vont à sa rencontre lui porter les respects des citoyens
et conduire une garde d'honneur de jeunes populaires. Il remet à les
entendre dans la ville et les chasse en quelque sorte devant lui. Cette
sévérité alarme: l'effroi est grand quand, à son entrée, il fait dresser
des potences sur les places publiques et se renferme au palais. Il y
avait à procéder à des élections; on lui demande avec l'ordre de les
faire s'il faut suivre le nouveau règlement: en n'obtient aucune réponse;
le peuple toujours soupçonneux dit que le gouverneur veut faire
marchander son suffrage. Tout à coup Fieschi quitte sa retraite et
revient dans son palais de Via Lata. Les nobles l'y suivent; on y amasse
des armes, on soudoie des mercenaires. Le peuple demande au gouverneur de
garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville; il redemande
les élections retardées. La permission d'élire est enfin donnée. On
procède suivant le dernier règlement, et le sénat est à peine formé sur
ce nouveau modèle qu'il enjoint à Fieschi de sortir de la ville. Sur son
refus, le peuple prend sur lui l'exécution du décret; il s'assemble
armé. Cette fois les artisans seuls sont maîtres de la délibération. Les
riches, les négociants, sans crédit et accusés de lâcheté, d'indifférence
pour les intérêts communs, sont obligés d'abandonner la place. Les
acclamations populaires nomment huit tribuns chargés de contrôler les
actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire
exécuter ses voeux. Le plus distingué de ces tribuns était Paul de Novi,
teinturier, homme de courage et qui ne manquait pas de talent. Nous
savons, au reste, qu'il était propriétaire, il possédait une maison. Le
tribunat fut conduit en triomphe et installé au palais. Une populace à
demi-nue se dévoua à lui servir de garde et d'instrument. Avec ce
secours, les tribuns imprimaient la terreur; ils bravaient le
gouverneur, le sénat et la magistrature; ils rendaient la justice à leur
gré. Ce qu'ils voulaient ils le faisaient exiger par la multitude. Ils
envoyèrent deux mille cinq cents hommes pour écarter Fieschi, qui ne
s'était éloigné que de quelques milles; une foule animée à faire
triompher la démagogie et le pillage, resta maîtresse de presque toute la
rivière.

Cependant, dans la ville, ces soutiens du pouvoir populaire faisaient la
loi à leurs propres magistrats. Les brigands, les bannis accoururent, et
la confiance du peuple fut pour les plus audacieux. La lutte redoutable
des pauvres contre les riches s'établit sans plus de distinction d'ordre
ou de parti. On appela de Pise un capitaine assez renommé, appelé
Tarlatino, dans l'espérance qu'il mettrait quelque discipline au milieu
de cette multitude armée, qu'il aiderait à réprimer l'insubordination et
le désordre: il n'y put réussir.

Les tribuns, voulant perpétuer leur autorité en la rendant considérable
par quelque exploit, arrêtèrent qu'on armerait pour aller reprendre
Monaco sur la famille Grimaldi. On enrôla les citoyens; on requit
violemment l'argent et les approvisionnements nécessaires. Ce qui restait
de gens sensés avertissait que l'entreprise était au-dessus des forces;
Ravenstein s'y opposait. La volonté souveraine du peuple fit partir les
galères et marcher Tarlatino. Louis écrivait pour ramener les citoyens
égarés, pour leur offrir paix et pardon; mais quand les magistrats se
réunissaient pour entendre ces invitations paternelles, la populace se
livrait à de nouveaux excès, comme pour rendre toute pacification
impossible. Ravenstein le jugeant ainsi, quitta Gênes.

Alors le peuple se donna de plus en plus carrière. Quelques meneurs
s'avisèrent de proposer que le pouvoir fût déféré à un corps nombreux
dont les membres recevraient un large salaire. La participation aux
affaires publiques en devint d'autant mieux un objet de jalousie et de
manoeuvres. Il se forma tout à coup des congrégations, ou plutôt des
associations et des compagnies qui, sous des noms de saints et de
madones, prétendaient servir la liberté et qui l'opprimaient à l'envi. On
recommençait à distinguer dans cette tourbe populaire les partisans des
Adorno et ceux des Fregose; mais il se trouva des conducteurs assez
habiles pour leur faire comprendre qu'il n'était pas temps de se diviser.
Dans une assemblée tenue dans ce dessein, on jura de laisser dormir
l'ancienne querelle pour que le peuple en une seule masse pût tenir tête
à ses ennemis.

Et comme le siège de Monaco n'avançait pas, ce dont on se prenait à la
mauvaise volonté de la bourgeoisie, il fut résolu que les artisans se
chargeraient de le diriger par eux-mêmes. Ils y expédièrent en effet un
grand nombre des leurs, et leur inexpérience, leur entêtement n'y
produisirent que des désastres.

A Gênes, les tribuns avaient soin d'interpréter de la manière la plus
sinistre et la plus menaçante pour le peuple les intentions du roi. Si
parmi eux il y avait un petit nombre de gens probes, le reste était
composé d'hommes avides de pillage qui voulaient le trouble.

Le roi se lassa de tant d'outrages et l'on prit enfin des mesures1. On
ferma le passage aux grains qui venaient de la Lombardie; on essaya de
faire sentir la disette au peuple. Le commandant du Castelletto, qui
jusque-là était resté comme immobile à tout ce qui se passait, se déclara
tout à coup; la citadelle tira sur les vaisseaux dans le port et lança
quelques bombes sur la ville. On savait que Chaumont s'avançait avec des
troupes; on annonça la venue du roi lui-même. Déjà un corps commandé par
d'Allègre, aidé par le duc de Savoie, avait mis en fuite par sa seule
approche les Génois qui assiégeaient Monaco. Toute la rivière du Ponent
rentrait sous la main du roi; d'Allègre marchait sur Gênes sans
résistance, et devait faire sa jonction sous les murs mêmes de la ville
avec l'armée royale que Louis conduisait par le chemin d'Asti.
L'événement était facile à prévoir; mais le roi ne demandait pas mieux
que d'être dispensé d'employer la force. Le cardinal de Finale, l'un des
Caretto, écrivait à Gênes chaque jour, expédiait messager sur messager
pour inviter les habitants à ne pas persister dans leur rébellion. Il les
pressait d'envoyer des ambassadeurs vers Louis et leur promettait que
leurs soumissions seraient bien reçues. Tous les citoyens sages, tous
ceux qui avaient quelque chose à perdre, voulaient qu'on embrassât ce
conseil. Les tribuns et leurs satellites, les fanatiques et les
hypocrites de démagogie comprimèrent ces voeux par la terreur. Concentrant
et régularisant leur gouvernement comme s'il devait être durable, ce fut
ce moment qu'ils choisirent pour créer un doge; ils décernèrent ce titre
à Paul de Novi, leur tribun. Ils le revêtirent de la pourpre que peut-
être ses propres mains avaient teinte. Ils prodiguèrent pour lui autant
de pompe que les Fregose et leurs émules en avaient affecté. Tandis qu'on
voyait dans les rues les femmes et les enfants aller d'église en église
chantant des litanies et implorant le ciel contre les horreurs de la
guerre, le doge, son conseil, ses fauteurs faisaient brûler les vivres et
les fourrages dans les vallées que l'armée du roi devait parcourir, et
portaient au dehors, pour défendre les approches, toutes les forces
qu'ils pouvaient réunir. Les Français avaient déjà envahi la Polcevera.
Les Génois n'avaient plus à se dissimuler que d'un moment à l'autre, la
ville pouvait être forcée. On tendit des chaînes dans les rues
principales pour arrêter l'impétuosité de la cavalerie. On fit des amas
de pierres pour servir d'armes offensives. On enfonça les portes des
maisons que les nobles avaient désertées, et l'on y établit les
populations de la Polcevera qui avaient fui devant les Français. Ces
précautions furent prises avec assez d'ordre; mais les familles étaient
dans le trouble, chacun cachait ses effets les plus précieux et cherchait
des asiles.

On doit faveur et intérêt au peuple qui garde ses foyers, qui combat pour
son indépendance. Si ses nobles, si ses principaux citoyens négligent la
défense du pays, on aime à la voir embrassée par les artisans et par les
prolétaires; mais ici une tourbe de factieux lâchant le frein aux
passions les plus viles, avait à la fois rompu les traités faits avec le
roi de France, opprimé la liberté avilie, attenté aux propriétés privées,
et maintenant elle attirait la colère d'un roi puissant et offensé sur
une ville que ces mêmes hommes étaient incapables de défendre contre un
assaut. Dans le lit du torrent de la Polcevera, une de leurs troupes
vivement attaquée ne fit pas une longue résistance; elle se retira en
désordre sur les hauteurs que couronnent aujourd'hui les murs de la
première enceinte de la ville2. Les Français se préparaient à gravir ces
pentes, à attaquer ces fortifications. Les Génois étaient en grand nombre:
un homme de guerre, Jacques Corso les commandait en l'absence du
capitaine Tarlatino. Il était habile, il dirigea avec intelligence les
soldats stipendiaires qu'on lui avait fournis; mais jamais la populace
armée ne put être soumise à aucune direction. Le combat fut cependant
soutenu tout le jour, mais vers le soir les Français furent maîtres de la
redoute élevée sur la crête du mont de Promontorio, et aussitôt les
Génois se débandèrent portant l'alarme dans la ville. On y craignit les
horreurs d'une invasion nocturne. L'effroi fut au comble, la mer était
orageuse et ne permettait pas l'embarquement. Les riches qui s'étaient
réservé celle voie de salut frémissaient de ne pouvoir en profiter. Les
hommes de la populace, pour la plupart, échappèrent avant que les
Français se fussent avancés. Bientôt le roi fit occuper les portes en
défendant de laisser pénétrer dans la ville personne de l'armée, et
surtout ni les Suisses ni les gendarmes. Deux députés vinrent à son
quartier implorer grâce et demander une capitulation: Louis ne voulut
pas les admettre; le cardinal d'Amboise les renvoya en leur disant qu'il
n'était plus temps de traiter, et que le roi entrerait dans la ville sans
condition; il voulait bien, cependant, annoncer que son intention était
que les propriétés ne fussent pas violées. Dans cette même journée,
quelques enfants perdus d'un faubourg eurent encore la folie de marcher
réunis sous un drapeau afin d'aller attaquer l'armée royale. Cette
tentative désespérée ne servit qu'à augmenter la colère et la défiance du
roi. Enfin le lendemain les troupes se mirent en marche, et lui-même vint
aux portes; il parut l'épée à la main. On assure pourtant que sa cotte
d'armes portait pour devise: un roi d'abeilles sans aiguillon. Il n'y
avait alors aucune ombre de résistance. Ce que la ville avait encore de
magistrats et quarante citoyens vinrent sur son passage se prosterner et
crier miséricorde. A cette vue, il s'arrêta et remît son épée dans le
fourreau; il fit relever ces suppliants qui marchèrent devant lui.
Entré, il se rendit d'abord à l'église de Saint-Laurent: les femmes et
les enfants la remplissaient, vêtus de blanc et implorant en pleurs
l'assistance du ciel, la pitié et la clémence du roi. Il parut touché de
ce spectacle. Installé au palais, il ordonna un premier exemple de
justice, mais qui ne tomba que sur quelques misérables chargés de crimes:
ils furent mis à mort. Après cet acte de sévérité il parut avoir
dépouillé toute colère, et, à travers des formes encore menaçantes,
l'indulgence naturelle de Louis se fit pressentir. Cependant il fit
rassembler un conseil dans lequel on mit en délibération si la concession
des deux tiers des charges aux populaires devait être maintenue; il passa
de la rétracter. Les populaires présents insistèrent les premiers pour
que cette satisfaction fût donnée à la noblesse, et l'on remarqua que ce
vote officieux égayait les spectateurs français. Après quelques jours un
tribunal fut dressé sur la place du palais. Le roi y parut sur son trône
entouré d'ambassadeurs, de cardinaux et des grands de sa cour. Là, les
anciens et les autres magistrats vinrent demander publiquement le pardon
de la ville. Michel Ricci, Napolitain, faisant les fonctions de procureur
général, récapitula dans une harangue solennelle les méfaits dont les
Génois s'étaient rendus coupables. Ils avaient forfait aux conventions
que le roi leur avait accordées en devenant leur seigneur. Le pacte violé
était nul, le droit de conquête régnait seul, et le magistrat sévère
concluait en remettant les coupables à la merci du souverain clément
qu'ils avaient eu le malheur d'offenser. Suivant ces conclusions, Louis
se fit rendre l'instrument où les privilèges que les Génois avaient reçus
de lui étaient écrits; il en arracha le sceau et fit lacérer et brûler
cette charte octroyée. Il imposa a la ville une amende de 300,000 écus,
ensuite réduite à 100,000; il exigea que 40,000 en fussent payés sans
retard pour la construction d'une citadelle sur le rocher du phare, afin
de dominer le port, de fermer et tenir en bride la ville: il la soumit à
entretenir toujours trois galères prêtes pour le service du roi et à
payer la solde de deux cents hommes dont la garnison serait renforcée.
Après ces dispositions, il fit publier la paix et admit les Génois au
serment de fidélité. L'amnistie exceptait quelques noms de personnages
absents à qui il fut assigné un délai pour venir se défendre. Deux
d'entre eux furent seuls traités en coupables déjà convaincus, le doge
Paul de Novi et Démétrius Giustiniani. On rasa leurs maisons, et, bientôt
découverts, ils eurent la tête tranchée. Le teinturier s'était sauvé en
Toscane. Embarqué pour se rendre à Rome, la tempête le détourna de son
chemin; il fut pris, reconnu, vendu et amené au supplice.

Le roi ordonna que quatre citoyens choisis rechercheraient les crimes
privés, les vols, les rapines qui avaient pu se commettre, et que quatre
autres seraient chargés de remettre l'ordre dans les finances dilapidées.

Ces formes austères dont la clémence s'enveloppait, ces privilèges
déchirés, ces exceptions au pardon, cette forteresse menaçante à
construire, ces amendes à payer jetaient le peuple dans la stupeur. La
ville fut préservée de tout pillage; mais quand la troupe qui avait
occupé le Bisagno traversa la cité pour aller joindre le gros de l'armée
dans la Polcevera, chaque soldat était chargé du butin pris dans les
riches maisons de campagne qui leur avaient été abandonnées. Les
propriétaires eurent la douleur de reconnaître leurs effets sans que pas
un osât réclamer. Ce qui pesait le plus, c'était la taxe imposée. Louis
voulut que la monnaie cessât de porter les insignes impériales que la
république avait toujours conservées. Il ordonna d'y empreindre ses
fleurs de lis, et ce fut une douleur nouvelle; mais les Génois s'en
vengèrent en profitant de la refonte de leurs espèces pour solder la
contribution de guerre en monnaie affaiblie3.

Les conséquences du mauvais succès de l'entreprise populaire furent de
haute importance. La bourgeoisie, blessée dans ses prétentions, dans ses
sentiments, dans ses propriétés, et se sentant en quelque manière la
responsabilité des excès de cette classe inférieure dont elle avait
espéré se servir sans risque, se sépara d'elle. Des artisans, ceux qui
avaient pris une part marquée au mouvement, ou avaient péri ou
disparurent. Les autres, heureux de désavouer de tels associés,
perdirent, du moins pour longtemps, l'espérance, la volonté de devenir un
ordre dans la république et de mettre la main au pouvoir. Séparés de
cette foule, les populaires d'un rang plus élevé se comptèrent.
S'apercevant que seuls ils pourraient difficilement opprimer la noblesse,
ils reconnurent qu'il serait plus facile et plus honorable de se
confondre avec elle dans une aristocratie commune. La noblesse à son tour
entrevit que cette fusion était le seul moyen de rentrer en participation
du pouvoir, d'obtenir l'abrogation d'une odieuse incapacité: ils virent
que l'union d'une classe unique où se concentrerait le gouvernement était
le seul moyen de repousser à jamais l'ignoble ochlocratie de la populace.
De ce moment cette idée commença à germer: elle ne pouvait sans doute
venir à maturité tant qu'une puissance étrangère tiendrait la patrie sous
sa dépendance, tant que l'on ne serait pas franchement débarrassé des
partis qui vivaient encore. Il fallait vingt ans de plus, de nouvelles
circonstances et un grand citoyen pour mener cet oeuvre à bien; mais le
premier pas était fait et les principaux obstacles étaient levés dans
l'opinion.


CHAPITRE IV.
Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno
gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge.

Après avoir raffermi son autorité, Louis XII se montra indulgent et
favorable aux Génois. Pendant l'insurrection le commandant du Castelletto
avait ruiné quelques maisons voisines, plus par animosité que pour la
nécessité de la défense; les propriétaires furent indemnisés. Des
reliques avaient été enlevées; le roi les fit réclamer en France, et
elles furent restituées. Surtout une propriété d'un autre genre fut
respectée. Les prétentions de Savone contre la domination de Gênes et
contre la participation aux impôts et aux gabelles génoises furent
renvoyées par le roi à la décision de Lannoy, donné pour gouverneur à
Gênes et qui jugea contre les Savonais. Cependant il ne manquait pas,
dans le sénat même, de gens obéissant aux impulsions du pape et
protégeant secrètement la cause de Savone contre l'intérêt génois. Ils
firent éprouver des contrariétés au gouverneur. Sa partialité pour la
ville, le soin de faire régner l'ordre et de purger le territoire d'un
grand nombre de brigands qui désolaient le pays, l'avaient rendu assez
agréable. Lassé d'être entouré d'intrigues, il demanda son rappel.
Rochechouart vint le remplacer en jurant de maintenir les privilèges que
le roi avait donnés ou rendus à la ville.

C'était un temps de paix, et cela suffisait pour ramener le bonheur et
l'opulence. La ville fut embellie; les travaux du port repris et
augmentés. Les établissements publics se multiplièrent. Il régnait une
parfaite intelligence entre le peuple et la garnison française. Lannoy
avait établi une telle discipline parmi ses soldats, il avait tenu la
main avec une telle fermeté à la répression de tout désordre,
particulièrement de toute insolence envers les femmes, que de l'officier
au simple soldat, tout ce qui était français avait part à la faveur
populaire.

Parmi les Génois, ce qui restait des anciennes jalousies se bornait à
repousser des magistratures, autant qu'il était possible, les plus riches
et les plus nobles. Ceux qui briguaient le plus obtenaient le moins. On
ne voulait pas, disait-on, se donner des maîtres de plus; sous les
Français, il ne restait à l'ambition des premières familles d'autre
distinction que leurs grands noms; c'était un pas de plus dans la
carrière de l'union projetée.

C'est ici le temps de la ligue de Cambrai, de la victoire de la Ghiarra
d'Adda (1509), des désastres des Vénitiens, contre qui tout le monde
était conjuré. Les Génois n'y prirent part que par l'armement de quelques
vaisseaux demandés par le roi; mais bientôt après tout fut changé. C'est
avec les Vénitiens, c'est avec les autres puissances qu'on voit Jules
coalisé contre Louis (1510). Des tentatives pour troubler la paisible
possession de Gênes, pour en chasser les Français, sont les symptômes les
plus immédiats de ce changement et de la haine du pontife. On vit d'abord
une société politique se former et faire parade de ses réunions et de ses
emblèmes; les nobles et les populaires y prirent part. A mesure qu'elle
fit sentir sa consistance, qu'elle influa sur l'administration et tint
tête au gouvernement, on s'aperçut que le parti des Fregose en avait la
secrète direction. Bientôt les individus de cette famille quittèrent la
cour du pape et se montrèrent sur le territoire génois.

Parmi les rejetons de cette race illustre était d'abord Janus Fregose,
fils de l'ancien doge Thomas, et dont le nom fait présumer qu'il naquit
pendant la suprême magistrature de son père. Après lui venait Octavien1,
sorti d'une autre branche, homme distingué par des talents et même par
des vertus, pour autant que les grands ambitieux de ce siècle pouvaient
en avoir. Il avait un frère plus hardi que lui, Frédéric, archevêque de
Salerne, qui fut depuis cardinal. Il y avait encore Alexandre, évêque de
Vintimille, fils du fameux cardinal Paul et qui ne démentait pas son
origine; plus tard on vit encore sous la scène le jeune Pierre, fils de
ce Baptiste que le cardinal doge avait détrôné. Octavien était parent de
François Marie della Rovere d'Urbin, neveu du pape, et par cette alliance
c'était sur lui que la confiance et les préférences de Jules étaient
placées. Par là même il jouissait de l'utile appui d'un personnage déjà
important: André Doria avait été le tuteur du jeune duc d'Urbin. Attaché
autrefois à la fortune du père de ce jeune homme, il avait rendu à la
veuve et à l'enfant de son ancien maître des services qui le mettaient de
part dans toutes les alliances de la famille. Il était absolument lié aux
intérêts d'Octavien Fregose. Il avait déjà une fois essayé de
l'introduire dans Gênes avec l'espérance que l'ancienne faction Fregose
se soulèverait en sa faveur. Maintenant que le pape envoyait Octavien
avec des forces, Doria vint seconder le mouvement.

Marc-Antoine Colonna, Janus et Octavien Fregose parurent dans la rivière
orientale. Une flotte vénitienne entra dans le golfe de la Spezia. Jérôme
et Nicolas Doria, citoyens importants, quittèrent Gênes et vinrent se
réunir à ces assaillants.

Jules, irrité du peu de succès de cette tentative, envoyait de nouveaux
secours. En remettant un drapeau à l'amiral vénitien, il lui déclarait
qu'à tout prix il voulait voir les Génois affranchis, et les Français
chassés de l'Italie, il faisait venir des Suisses pour les employer vers
Gênes; il y avait dépensé 70,000 ducats: mais, en chemin, cette troupe
fut débauchée par l'argent du roi de France, et l'entreprise fut encore
manquée (1512).

La bataille de Ravenne, ou plutôt la mort de Gaston de Foix qui y périt
après l'avoir gagnée, changea la face des affaires du roi de France. Le
cardinal de Sion conduisit les Suisses à Milan et y rétablit Maximilien
Sforza, le fils de Ludovic. On prit l'alarme à Gênes, ceux du moins qui
tenaient pour le gouvernement. On se mit en défense; on demanda quelques
hommes à Trivulze et à la Palisse qui commandaient les Français en
Lombardie; mais eux-mêmes n'avaient pas trop de leurs forces pour se
soutenir. Une baillie de huit citoyens fut nommée pour défendre la ville
avec l'ordre exprès de repousser et les Fregose et les Adorno, s'ils se
présentaient et venaient troubler la concorde. Janus Fregose et les siens
étaient voisins; ils n'amenaient que cinquante chevaux et cinq cents
fantassins. Un héraut envoyé par eux vint sommer la ville de leur ouvrir
les portes. Le message ne reconnaissait ni le roi ni son gouverneur, et
celui-ci voulait faire mettre à mort le messager. La baillie le sauva.
Cependant Rochechouart qui se sentait haï, se prétendit insulté, et, sous
ce prétexte, il se mit à l'abri dans la citadelle de la Lanterne. On le
pressa vainement de rentrer, on lui offrit des otages à son choix, il ne
voulut entendre à rien. La ville resta trois jours sans chef et dans
l'incertitude. Cent Suisses que le roi tenait au palais pour sa garde,
voyant le gouvernement abandonné, sortirent de leur poste pour aller
joindre les garnisons des citadelles; elles ne voulurent pas les
admettre, alors ils prirent congé d'eux-mêmes et partirent. Après leur
départ Janus Fregose se présenta et ne trouva nulle résistance; mais en
même temps Pierre Fregose, fils de Baptiste, arriva porteur de lettres du
cardinal de Sion qui le recommandait pour être doge de Gênes. Ainsi deux
compétiteurs de la famille se trouvaient en concurrence sous les mêmes
auspices. Cette rivalité mit la tranquillité publique en péril. Janus fut
enfin préféré: on crut suivre dans ce choix l'intention du pape. Doria,
qui en fut garant, alla s'en expliquer avec le cardinal; ce ne fut pas
sans lui apporter de l'argent pour les Suisses qu'il avait prêtés, et un
présent pour lui-même. Jules reçut la nouvelle de l'entrée à Gênes avec
une extrême joie: il ordonna des réjouissances publiques. Aussitôt il
envoya des canons au doge Janus pour le siège des citadelles où tenaient
les Français, et il demanda à Naples des galères pour seconder ses
Génois.

Le Castelletto fut bientôt rendu; il en coûta 12,000 écus que l'on paya
à la garnison; mais le fort de la Lanterne bravait les attaques.
L'impatient pontife s'en prenait à Janus; il voulait le déplacer pour lui
substituer Octavien, aux talents duquel il avait plus de foi; mais ce
pape belliqueux mourut avant la réussite de ses desseins que de nouvelles
combinaisons ajournèrent d'abord et réalisèrent plus tard.

La mort de Jules et une trêve de trois ans conclue avec le roi d'Espagne
laissaient à Louis XII la liberté de menacer l'Italie. La Trémouille
s'empara du Milanais: il ne restait plus que Côme et Novare à Maximilien
Sforza. A la faveur de ces mouvements, une flotte française vint tenter
de délivrer la forteresse de la Lanterne.

Des ambitieux mis un temps à l'écart étaient toujours prêts à se faire
les auxiliaires de tous les étrangers qui venaient renverser le
gouvernement existant. Les Adorno n'étaient pas rentrés dans Gênes tant
que les Fregose y dominaient. On apprit qu'ils s'étaient donnés à la
France, et leur parti commença à lever la tête. Deux frères, devenus les
chefs de la famille, Antoniotto, qu'on pouvait appeler second du nom, et
Jérôme, l'un et l'autre fils d'Augustin, ayant pour procureur fondé en
France Ottobon Spinola, avaient conclu un traité2 avec Louis XII. Un
Spinola traitant du sort de sa patrie au profit et comme homme d'affaires
des Adorno!

Ceux-ci s'engageaient à faire promptement une tentative sur Gênes pour en
chasser les ennemis du roi, mais à leurs périls et risques et à leurs
frais. Louis leur avancera seulement 10,000 écus dont ils lui seront
débiteurs, perdant ou gagnant. Provisoirement ils s'obligent à
ravitailler la citadelle de la Lanterne dans un mois pour tout délai avec
espérance de lier cette opération à l'entreprise générale. Après la
réussite de celle-ci, Antoniotto Adorno sera déclaré gouverneur de Gênes,
lieutenant du roi, aux mêmes conditions sous lesquelles les anciens
Adorno avaient gouverné pour les Sforza. Jérôme Adorno sera capitaine de
la ville. Le roi se réserve le droit de disposer de la place de capitaine
de la Spezia, son intention étant d'en gratifier son bon serviteur
Ottobon Spinola, le négociateur d'Adorno. Le pouvoir d'Adorno sera
protégé et défendu par le roi contre tout prince et tout ennemi extérieur;
le roi supportera même la moitié des frais de la défense; mais s'il ne
s'agit que de la querelle des Adorno et des Fregose, il ne sera tenu
d'aucun effort; l'assistance qu'il donnerait sera volontaire.

Si la tentative de l'entreprise fait dépouiller les Adorno des biens
qu'ils possèdent en Calabre ou en Lombardie, le roi trouve bon de les en
indemniser; mais réussissant, ils s'engagent à faire payer au roi,
100,000 écus au bout de trois mois; ils lui garantissent toute liberté de
faire armer à Gênes des vaisseaux et des galères contre qui que ce soit
sans exception; promettant de plus de faire contribuer les Génois à
l'armement pour somme convenable. Les deux parties se donnaient
réciproquement des sûretés; et les répondants d'Adorno pour les 10,000
écus d'or que Louis lui prêtait, furent le grand écuyer de France3, et le
bâtard de Savoie. On voit que les intrigues se répandaient hors de Gênes.

Les Fieschi étaient évidemment du nombre des adhérents engagés dans
l'entreprise. Ils passaient aux Adorno, et cette longue alliance dans
laquelle ils avaient si bien soutenu les Fregose allait prendre fin.
Jean-Louis que nous avons vu attaché au parti français était mort. De ses
quatre frères, l'un était encore en France et allait reparaître en Italie
à la suite de Trivulze. L'aîné, Jérôme, comte de Lavagna, et ses deux
autres frères restaient encore auprès du doge, mais ils étaient devenus
suspects; dans une conférence où leur duplicité leur était reprochée, il
s'éleva une querelle si vive que des épées furent tirées; cependant
Octavien Fregose, qui était présent, arrêta les violences. On se sépara
paisiblement et rien n'annonçait des suites fâcheuses à cet incident;
mais à peine Fieschi était sorti du palais que trois Fregose se jetèrent
sur lui et le massacrèrent sur la place. Guidobaldo et Ottobon ses
frères, témoins de sa mort, se réfugièrent dans leur palais de Via Lata,
appelant secours et vengeance et faisant retentir les noms d'Adorno et de
Fieschi. Le lendemain Antoniotto Adorno accourut avec trois mille
paysans. Il mit en fuite une troupe qui gardait les approches de la ville
et bientôt après celle qui bloquait la Lanterne. La citadelle est
délivrée et la flotte de Préjean y établit ses communications. Les
vassaux et les partisans de Fieschi arrivent de l'autre côté de la ville;
le doge Janus désespère de sa situation. Il s'embarque et va rejoindre la
flotte génoise, qui s'établit au golfe de la Spezia. Zacharia, un de ses
frères, est fait prisonnier, c'était un des meurtriers de Jérôme Fieschi;
les soldats attachés à cette famille le percent de coups et le font
traîner à la queue d'un cheval, vengeance atroce qui souleva
l'indignation populaire.

Antoniotto Adorno déploie la patente de gouverneur royal pour le roi de
France. Les écrivains génois ne connaissaient pas le traité que nous
venons d'analyser, car ils mettent en doute si les lettres du roi dont il
se prévalait lui conféraient précisément ce pouvoir et ce titre; mais
nous ne pouvons en douter; la convention s'accomplissait telle que nous
la lisons; l'entreprise avait réussi jusque-là.

Antoniotto envoie aussitôt à la Spezia intimer à la flotte génoise
l'ordre de revenir à Gênes ou plutôt en négocier le retour en offrant les
plus grands avantages. André Doria les fait refuser, mais la question
était décidée à l'heure même devant Novare. L'armée française y fut
détruite par les Suisses au service de Sforza. Cette nouvelle changea
tout l'aspect des choses. La flotte française se retira, celle des Génois
se rapprocha de la ville. Janus Doria, plusieurs membres de sa famille,
beaucoup de citoyens considérables étaient à bord. Par terre Octavien
Fregose s'avançait avec trois mille fantassins et quatre cents chevaux
que le vice-roi espagnol du royaume de Naples avait prêtés, Antoniotto
n'avait pas eu le temps depuis son avènement de se faire rendre le
Castelletto où les gens de Fregose s'étaient maintenus. Dans ces
circonstances les Fieschi et les Adorno, ayant sérieusement examiné leur
position, crurent impossible de la garder. Ils résolurent de se réserver
pour un autre temps; ils assemblèrent leurs forces et leurs amis, et
firent en bon ordre une retraite militaire vers Montobbio. La domination
des Adorno cette fois n'avait duré que vingt et un jours, et ce fut la
quatrième mutation de gouvernement que Gênes vit dans une année. Octavien
Fregose se présenta, il fut reçu avec honneur et conduit dans le sénat.
Là il s'exprima avec modération et dignité; il détesta les factions et
les réactions; il annonça que toutes ses pensées tendraient à la fusion
des partis en un seul corps de citoyens, à l'abolition, à l'oubli des
dénominations qui les avaient divisés. On applaudit à ce sentiment qui
prévalait depuis longtemps dans les esprits sages. Mais outre ces bonnes
intentions, Octavien avait pour le recommander l'appui des puissances
alliées et celui du nouveau pape Léon X. On ne voulait pas remettre au
pouvoir Janus qui s'était montré peu capable et que le meurtre de Jérôme
Fieschi rendait odieux. Trompé dans ses prétentions, il accepta de
mauvaise grâce le gouvernement de Savone. Octavien fut élu doge dans un
conseil de quatre cents citoyens. On évitait cette fois la contribution
de 100,000 écus que les Adorno avaient promise à la France; mais il
fallut en payer 80,000 aux Espagnols; ce fut le premier acte du
gouvernement de Fregose. C'était l'inévitable condition qui pesait sur la
république à chaque changement depuis que les étrangers étaient les
auxiliaires nécessaires ou plutôt les maîtres de ces révolutions. Saint-
George avança la somme (1514); le cardinal de Sion, fort enclin à
profiter de ces dispositions complaisantes, ne tarda pas à demander aux
Génois, au nom de l'empereur, ou un contingent de troupes ou de l'argent
pour en solder: cette fois, on allégua les privilèges de la ville
reconnus par Maximilien lui-même, et toute subvention fut refusée.

Le pape était ouvertement favorable au gouvernement de Fregose. Huit
ambassadeurs génois, nobles et populaires, allèrent solennellement lui
rendre l'obédience de la république en plein consistoire. L'ambassadeur
français, qui voulait protester avant la harangue contre l'admission des
sujets révoltés du roi, fut interrompu par le pape, et les Génois lui
déclarèrent que la république n'avait rien à faire avec la France4.
Cependant les Français tenaient toujours la citadelle de la Lanterne,
ravitaillée pendant la courte administration des Adorno; mais enfin un
long blocus consomma toutes les ressources de la garnison et l'obligea à
traiter. Le commandant consentit à sortir de la citadelle, pourvu que la
ville se chargeât de payer 22,000 ducats que le roi devait d'arrérages à
la troupe: c'était en ce temps une condition fort ordinaire dans les
sièges. Toutes les fortifications furent rasées aussitôt que la place fut
rendue. Elle avait passé pour si forte qu'on était pressé de détruire
cette retraite de la tyrannie ou de l'usurpation: l'archevêque de
Salerne, frère du doge, s'était opposé de toute sa force à cette
résolution. Ce qui pouvait aider à tenir la patrie en sujétion, ce qui
assurait un asile en cas de disgrâce à une famille dominatrice lui
semblait bon à retenir entre ses mains. On sut gré à Octavien d'avoir
rejeté ces motifs; le public vit dans la destruction de la forteresse un
acte de patriotisme et un gage d'indépendance.

On devait d'autres éloges à Octavien. Il donnait des soins éclairés aux
intérêts de la ville, il réparait les ruines, il élevait des monuments.

Il était cependant assiégé d'embarras et de soucis continuels. Les
Fieschi et les Adorno menaçaient sans cesse de surprises. Leurs forces
étaient toujours voisines, et, au défaut des Français dont ils s'étaient
appuyés jusque-là, ces ambitieux savaient se rattacher au parti des
alliés et y trouver des défenseurs. Le duc de Milan, qui les favorisait
contre Fregose, lui suscitait encore de la part des Suisses des
prétentions menaçantes. Octavien avait été aidé par eux aussi bien que
par les Espagnols; ceux-ci avaient eu du doge 80,000 ducats; les
Suisses en réclamaient autant, et ils voulaient venir s'en faire raison
par leurs mains. Janus Fregose lui-même fut accusé d'avoir tramé avec les
étrangers en haine du parent qu'on lui avait préféré. L'ordre de
l'arrêter fut envoyé à Savone; il prit la fuite. A plusieurs reprises
Gênes eut devant ses portes les troupes de ses émigrés. Jérôme Adorno et
Scipion Fieschi entrèrent même dans la ville, et, au cri de leurs deux
familles, ils tentèrent un soulèvement; mais leur entreprise échoua, ils
restèrent prisonniers. Octavien se contenta de les détenir.


CHAPITRE V.
Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La
ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.

(1515) François Ier avait succédé à Louis XII, et ce nouveau monarque
venait, brillant de courage et puissant de forces, tenter à son tour des
conquêtes en Italie (1516). Octavien Fregose, mécontent des alliés qui
lui retiraient leur appui, chercha celui du conquérant. Les citoyens
suivirent facilement cette impulsion, et Gênes fut la première cité
italienne qui se déclara pour les Français: il fut convenu qu'Octavien
prendrait le titre de gouverneur royal perpétuel1. Il aurait la libre
disposition des emplois. Le roi, qui le décorait du collier de son ordre,
lui accordait une compagnie de gendarmes et 6,000 écus de pension;
l'archevêque de Salerne n'oublia pas d'en faire stipuler une de 4,000
écus pour lui-même. Quand cette négociation commença à être soupçonnée
par le duc de Milan, Octavien la dissimula, la démentit même pendant
quelque temps, mais enfin il se déclara, s'excusant par une lettre au
pape d'abandonner des alliés qui ne l'avaient pas soutenu, qui avaient
suscité ses ennemis intérieurs et ses émules. Que pouvait-il d'ailleurs
contre les Français? Les Génois, il l'avoue, sont enthousiastes de leur
indépendance, mais quand le péril s'approche, à la première paille qu'ils
voient brûler, ils se découragent, prompts à se livrer; il s'était cru
obligé de leur épargner la guerre et la servitude; et si tel avait été
son devoir, celui de garder les secrets de son pays et de ne pas les
publier avant le temps en était la suite nécessaire. On se mit aussitôt
en mouvement. Nicolas Fregose, qui était le commandant militaire de la
ville, conduisit deux mille hommes au-devant des Français. Il joignit
l'armée à Alexandrie; cette troupe prit part à la bataille de Marignan.
François entra victorieux à Milan, dont Maximilien Sforza rendit le
château; là, une solennelle ambassade alla remettre Gênes sous la
seigneurie du roi de France.

André Doria, toujours ami d'Octavien, croissait en réputation et peu à
peu en crédit. Bientôt il raviva la gloire un peu obscurcie de la marine
génoise. Ce n'est pas que la navigation eût été négligée, mais elle avait
perdu de son caractère et semblait toute commerçante et non plus
belliqueuse. Les plus nobles et tous les principaux citoyens avaient
leurs galères marchandes et leurs vaisseaux. On usait de forts navires,
et leurs cargaisons étaient d'une très-grande valeur. L'attente ou
l'arrivée de chacune occupait comme un événement public. On mettait le
plus grand soin à aller au-devant des retours pour les convoyer en
sûreté. L'armateur qui avait son vaisseau dans le port se prêtait à le
faire sortir pour aller à la recherche de ceux de ses concitoyens. Sur le
moindre avis d'un danger, on expédiait de toutes parts pour avertir les
navigateurs de se tenir sur leurs gardes. Souvent dans les promptes
variations des alliances et des hostilités on avait eu à craindre
l'Espagne et Naples. Quelques historiens avancent que Ferdinand, quand il
harcelait les Génois sur la mer, avait eu en vue de dégoûter les
compatriotes de Christophe Colomb des grands vaisseaux capables des
navigations lointaines, afin de réduire leur commerce à leurs galères.
Mais le plus grand péril du moment était dû aux corsaires de Barbarie qui
commençaient à infester les mers. Ils menaçaient les côtes de l'Italie,
il devint indispensable de les réprimer. Le pape, que les succès des
Français avaient donné pour allié à la France, se mit à la tête de
l'entreprise et nomma pour son amiral Frédéric Fregose, cet archevêque de
Salerne, plus fait pour la guerre que pour les soins de son église. Dix-
huit galères génoises prirent part à l'expédition. Seize appartenaient à
des armateurs particuliers; la république n'en possédait que deux, Doria
les commandait. On chassa les pirates (1519); on attaqua Biserte, on
s'empara des faubourgs; la ville eût été forcée si l'ardeur du pillage
n'eût mis l'armée en désordre et n'eût fait perdre un temps précieux;
les Mores revinrent en force, la retraite fut pénible, et l'on se retira
avec plus de perte que de profit. Doria un peu plus tard fit mieux. Avec
six galères seulement il alla chercher la flotte tunisienne, forte de
seize voiles, qui menaçait l'île d'Elbe. Il l'attaqua courageusement
malgré l'extrême inégalité des forces. Deux galiotes tunisiennes
échappèrent seules; Doria s'empara de tout le reste; Cadoli, fameux
chef de corsaires, fut son prisonnier. André était déjà un personnage
influent dans la république. Il avait combattu sur terre; il avait couru
les mers et visité la terre sainte; mais ce fut ici le premier de ses
exploits signalés.

Malgré les vicissitudes des affaires publiques, l'opulence génoise
devenait proverbiale et enviée par les étrangers et par les princes, qui
ne dédaignaient aucun moyen d'en obtenir quelque part. Léon X, contre qui
certains cardinaux avaient conspiré, en dégrada deux; il les condamna à
mort. L'un subit sa peine; l'autre, Bendinelli Saoli, était Génois; le
pape le tint en réserve et fit proposer le rachat de sa tête à sa
famille. Ce singulier marché eut lieu pour 25,000 ducats; mais comme le
cardinal mourut peu après sa libération, la cour de Rome fut accusée de
n'avoir rendu son prisonnier racheté qu'après lui avoir fait prendre un
poison lent.

La cour de France et ses officiers n'étaient pas moins avides des trésors
de Gênes. Dès le commencement de son gouvernement, Fregose n'avait pu se
dispenser de faire prêter au roi 80,000 ducats; les particuliers en
avaient fourni la moitié, dont la restitution fut assez difficile. Sur le
surplus prêté par la république on trouve que les deux tiers environ
étaient dus bien des années après; il est douteux que la dette ait
jamais été soldée. Cependant on exigeait sans cesse ou des subventions
extraordinaires ou de nouveaux emprunts. Dans une occasion où une
ambassade fut envoyée à Paris pour solliciter la restitution de quelques
places mal à propos retenues, le roi fut constamment invisible. Les
Génois avaient refusé de lui faire un nouveau prêt; après une longue
attente les ministres ne craignirent pas de déclarer aux ambassadeurs
qu'ils ne leur laisseraient point avoir d'audience que l'argent demandé
ne fût livré.

(1520) Les Génois se trouvaient blessés par un endroit plus sensible.
D'Allègre, gouverneur français à Savone, favorisait en toutes choses la
ville qu'il commandait, et s'embarrassait peu de la domination que Gênes
prétendait sur toute la Ligurie. Les Savonais, encouragés par sa
protection et ne croyant pas, sous la seigneurie commune du roi, avoir
d'autres maîtres, refusèrent de payer tribut à la capitale. Les Génois
entreprirent de se faire justice; ils défendirent l'entrée du port de
Savone à tout bâtiment de commerce; tous devaient venir payer les droits
de douane à Gênes, d'où seulement Savone serait approvisionnée. Les
Savonais ne supportèrent pas avec résignation une vexation si
caractérisée. Saint-George tenait dans leur ville des entrepôts de sel
pour l'exploitation du monopole. A la demande des habitants, d'Allègre
fît enfoncer les portes des magasins, il distribua le sel à son gré et, à
ce qu'on assure, à son profit. L'entreprise était forte; les doléances
de Gênes cette fois furent entendues par le roi; le gouverneur de Savone
eut ordre de s'abstenir dans cette querelle2.

Les généraux français en Lombardie, d'autre part, étaient disposés à
traiter Octavien en subordonné, et Gênes en pays où leur autorité ne
devait trouver aucune résistance. Dans une affaire obscure, une sorte de
jugement prévôtal avait été rendu par un commissaire français contre des
hommes accusés de brigandages. Quelques-uns se trouvaient à Gênes;
Lautrec s'indignait qu'on y refusât d'exécuter la décision et la sentence
qui les condamnait. On lui opposait les lois de Gênes, le traité qui les
avait maintenues et garanties. Le général ne pouvait concevoir de tels
obstacles et il menaçait d'user de violence3. Ainsi les Français
donnaient occasion aux mécontentements, et déjà l'on disait à Gênes ce
que longtemps après un doge répétait à Versailles: Le roi captive les
coeurs, ses ministres les rendent à l'indépendance.

Ce sentiment inspirait de plus en plus le désir de fonder dans la
république une union telle qu'il y eût force et accord pour défendre la
liberté commune, telle qu'il n'y eût plus d'intérêts de parti pour
lesquels une faction eût occasion de sacrifier les droits de la patrie;
on retourna avec ardeur au projet d'une fusion qui devait, en conciliant
les prétentions rivales, éteindre les divisions héréditaires. Octavien
n'y mettait point d'obstacles. Raphaël Ponsonne, longtemps secrétaire
d'État, et qui depuis était entré dans les ordres sacrés, chaud et habile
promoteur de l'union, avait fait trouver bon au doge que des assemblées
fussent tenues pour ce grand dessein. Douze commissaires avaient été
nommés qui pouvaient représenter tous les anciens partis, gens dont le
rang et le crédit promettaient une conciliation acceptable à tous. Mais
l'ambitieux archevêque de Salerne, plus décidé et plus enclin au
despotisme que son frère, traita ces réunions de conjurations
séditieuses, il se rendit avec des soldats au cloître de Saint-Laurent où
elles étaient tenues, il dissipa injurieusement l'assemblée, il fît
arrêter sur le lieu même ceux qui y représentaient le parti des Adorno.
Cette démarche rendit Frédéric très-odieux, et sans être imputée à
Octavien, elle fit comprendre que l'union ne pourrait réussir tant que
les deux races qui se disputaient l'usurpation de leur patrie seraient en
état de prendre le pouvoir.

(1521) Cependant Charles V, devenu empereur, et François Ier, rivaux
irréconciliables, se disputaient l'Italie. Léon X, après avoir balancé,
renonça à l'amitié de la France et se ligua avec Charles. Les Vénitiens
restèrent unis aux Français. Les Génois émigrés, les Fieschi et les
Adorno trouvèrent aussitôt des secours de galères, de troupes et d'argent
pour tenter de chasser les Français et de détruire les Fregose, ce qui
surtout leur importait. L'armée espagnole, sous la conduite de Prosper
Colonna, enleva Milan à Lautrec et à Trivulze, les Français firent un
grand effort pour reprendre ce qu'ils avaient perdu; mais repoussés,
battus à la Bicoque, chassés de Crémone, ils furent obligés d'abandonner
la Lombardie. Léon X mourut de joie à la nouvelle de ces succès.

(1522) Gênes restait isolée; rien n'empêchait les alliés d'y porter leurs
forces, et l'on pouvait prévoir que la domination des Fregose touchait à
sa fin; mais une catastrophe sanglante devait la terminer. Jérôme et
Antoniotto Adorno firent alors avec les ennemis de leur patrie contre la
France ce qu'ils avaient entrepris de faire au profit des Français. Ils
obtinrent qu'un corps de troupes serait détaché pour cette expédition. Il
était trop considérable pour laisser le champ libre à une longue
résistance; et le malheur des Génois voulut que la conduite en fût mise
sous le double commandement de Pescaire et de Prosper Colonna, deux
émules peu unis. Le premier attaquait du côté de la Polcevera et du
phare, l'autre venait par le Bisagno; les émigrés suivaient Pescaire.

La ville était en quelque disposition de se défendre. Elle avait des
troupes, et assez de citoyens prenaient les armes; mais les partisans des
Adorno étaient nombreux et leurs espérances s'étaient ranimées. Ils
disaient qu'il fallait ouvrir les portes et ne pas s'exposer aux forces
irrésistibles de l'armée impériale. Ils assuraient ce qui ne fut que trop
vrai, que le pillage avait été promis aux soldats quand on leur avait
fait quitter les plaines lombardes pour la stérile Ligurie. Un message
pressant de Pescaire, plein d'exhortations et de menaces, vint ajouter à
l'incertitude des délibérations. Il représentait l'inutilité de la
résistance, les calamités auxquelles elle dévouait la ville; il vantait
le patriotisme et les intentions conciliantes des Adorno, il rappelait le
dévouement avec lequel, gouvernant Gênes, ils avaient cédé au temps quand
il avait fallu sacrifier leur grandeur à la sécurité de la patrie.
C'était le tour d'Octavien de suivre ce grand exemple; il le devait
d'autant plus qu'il se sentait plus coupable envers la cause qu'il avait
eu le malheur de trahir et de déserter; il lui convenait moins qu'à tout
autre d'attirer sur sa ville, pour un vain intérêt personnel, le courroux
des alliés qu'il avait offensés.

Octavien fit lire ces lettres publiquement. Il déclara que, gouverneur
pour le roi, il ferait son devoir envers la France; mais qu'il ne se
croyait pas tenu de forcer ses concitoyens, qui n'étaient pas sous les
mêmes obligations à courir avec lui les risques, dont ils étaient
menacés, si telle n'était pas leur inclination. Il ne s'opposait point à
une capitulation, si l'on jugeait à propos de la demander: il mourrait
avec ceux qui aimeraient mieux défendre la ville. On répondit à ce
langage modeste par des protestations de fidélité au gouvernement royal,
et l'on fit tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Le
fameux ingénieur Pierre de Navarre était entré dans le port avec deux
galères le jour même; François Ier l'envoyait avec quelques soldats
annoncer que six mille hommes marchaient au secours de la ville sous les
ordres de Claude de Longueville.

Mais l'ennemi ne laissa pas le temps de recevoir cette assistance.
Pescaire, ne voyant pas les portes s'ouvrir, avait hâté les préparatifs
de l'attaque. Il avait reconnu lui-même toutes les approches de la ville,
et par son ordre des canons avaient été transportés sur une butte
escarpée qu'un étroit ravin séparait seul d'un bastion entre la porte
Saint-Thomas et le Castelletto; là se trouvait alors une petite porte
dite de Saint-Michel: cette artillerie fut montée à bras par des
sentiers presque impraticables. Les paysans que les Fieschi avaient tirés
de leurs fiefs de la montagne se trouvèrent admirablement propres à ce
service. Les premiers coups de cette batterie, dont on n'avait pas
soupçonné l'existence sur une cime si difficile à atteindre, jetèrent une
terreur excessive dans la ville: le canon tirait de trop près pour ne
pas faire brèche et pour ne pas renverser la porte. On délibéra aussitôt
d'envoyer des députés à Pescaire et d'entrer en négociation; Thomas
Cattaneo et Paul de Franchi Bulgaro furent chargés de cette mission, le
premier, homme de bonne foi, le second, dissimulé, et, à ce que
l'événement a fait croire, servant l'ambition et les vengeances des
Adorno. Jamais ambassade si pressante n'éprouva des contretemps plus
fâcheux. On se battait hors de la porte Saint-Thomas; et les envoyés ne
pouvaient traverser la mêlée pour parvenir au camp impérial. Ils
voulurent tourner autour de l'obstacle en s'embarquant dans le port pour
aller descendre sur le rivage au delà des avant-gardes; une tempête les
obligea de rentrer. Ils se réduisirent alors à se rendre auprès de
Prosper Colonna dans son camp du Bisagno, puisque aucun chemin ne pouvait
les conduire à Pescaire. Mais pendant ces hésitations le péril croissait,
la batterie continuait ses feux, la terreur était au comble; la baillie
fit écrire aux députés de tout céder sans un moment de retard. Ce message
leur fut porté en hâte sur le chemin. Bulgaro seul le reçut, comme s'il
se fût agi d'une lettre de particulier à lui personnelle. Il n'en donna
aucune connaissance à son collègue. Parvenus ensemble chez Colonna et
favorablement reçus, ils ne hâtèrent nullement leurs négociations et, se
tenant dans la limite des premières instructions qui ne renfermaient pas
de pleins pouvoirs, ils convinrent seulement d'une suspension d'armes et
d'un rendez-vous au lendemain pour arrêter les clauses de la
capitulation. Prosper leur dit qu'il allait donner à l'autre corps
d'armée avis de l'armistice convenu; mais en les quittant il leur
recommanda de faire bonne garde et de se méfier de Pescaire, des procédés
duquel il ne pouvait leur répondre. Cet avis était fondé, mais il fut
inutile. Pescaire fut jaloux de la part que son émule allait avoir à la
soumission de Gênes. Ce traité semblait lui arracher des mains une
victoire sûre, une riche conquête, et, méprisant les paroles données par
son collègue, à l'instant même il pressa le feu et disposa l'assaut.
Suivant les uns, les émigrés l'encouragèrent, d'autres assurent que du
moins Ottobon, Sinibalde Fieschi et Jérôme Adorno, car on ne dit rien
d'Antoniotto, firent tous leurs efforts pour obtenir que leur patrie,
puisqu'elle était déjà soumise, ne fût point livrée à une si grande
calamité. Tandis que l'artillerie ouvrait une brèche dans le bastion
ébranlé, Prosper lui-même, animé et exposé comme un soldat, parvenait
dans le ravin à la porte ou plutôt à la poterne de Saint-Michel. Elle
était fermée, barricadée en dedans. Les bandes de fer et le chêne le plus
solide résistaient à tous les efforts. Pescaire fit verser contre la
charpente des tonneaux de goudron enflammé; le bois brûla et livra enfin
un étroit passage. Nicolas Fregose, l'un des membres les plus accrédités
de sa famille, s'était porté à le défendre. Blessé en repoussant ceux qui
se pressaient à la porte, et le rempart enfin envahi, il fut renversé et
la ville fut prise.

De la porte Saint-Michel la descente dans l'intérieur était escarpée,
mais sans obstacle. Les Espagnols et les Allemands descendirent en bon
ordre et allèrent d'abord faire ouvrir la porte Saint-Thomas au reste de
leurs gens, puis s'emparer des postes principaux et du palais; mais déjà
les émigrés et leurs suivants s'étaient précipités en tous sens, criant:
Espagne! Adorno! C'était au milieu de la nuit que retentit ce cri, et
l'ombre augmenta les horreurs de cette invasion. La ville fut
immédiatement livrée au pillage; les Adorno eurent soin de demander des
ordres pour en préserver la banque de Saint-George, la douane et le port
franc; mais pour tout le reste, à peine quelques églises furent
respectées. La vengeance conduisit d'abord l'avidité; les premières
maisons pillées furent celles des Fregose; mais Pescaire lâche le frein
à la soldatesque, le désordre fut général, le pillage sans distinction,
et le parti vainqueur ne fut pas le maître de garantir les demeures de
ses partisans; ceux qui firent résistance furent massacrés. On compte un
Pallavicini, un Grimaldi parmi les victimes. Augustin Giustiniani, l'un
de nos historiens, attiré à la fenêtre par le bruit, reçut un coup
d'arquebuse et eut le bras fracassé. Les habitants du faubourg Saint-
Étienne, irrités des violences exercées sur leurs foyers et aidés de
quelques habitants du Bisagno leurs voisins, chassèrent de leur quartier
les assaillants et se barricadèrent; mais un des plus ardents soutiens
des Adorno qui avait du crédit dans ce faubourg, les effraya et les
obligea à désarmer; quelques-uns d'entre eux allèrent même prendre leur
part au butin; car les hommes du pays et ceux des environs n'en
laissèrent pas tout le profit aux soldats étrangers et aux suivants des
émigrés. Parmi ceux qui ont raconté cette scène lamentable et suivant
l'inclination diverse des témoins, on voit exagérer ou dissimuler les
outrages faits aux femmes et le pillage des couvents où les citoyens
avaient déposé leurs effets les plus précieux; mais il est unanimement
avéré que des habitants profitèrent de l'obscurité pour participer au
brigandage. Des hommes même qui semblaient avoir quelque considération à
ménager se mêlèrent, le visage masqué, aux troupes qui saccageaient les
maisons. Les choses allèrent si loin qu'un capitaine allemand attaqua
l'église Saint-Laurent et entreprit de forcer la porte de la sacristie.
Les chanoines et leurs chantres s'y étaient renfermés pour défendre leur
trésor et le sacré Catino, objet de l'ambition rapace de ce soldat. Ils
soutinrent le siège: les magistrats de la ville eurent le temps de venir
à leur secours. On marchanda avec le capitaine, et un don de 1,000 ducats
délivra l'église de ses indiscrétions.

C'est pendant la nuit que se passèrent ces funestes scènes, et vous
trouverez dans les écrivains du pays et du temps, que cette nuit si
longue aux citoyens opprimés et tremblants ne dura que cinq heures (le 30
mai), abrégée par un miracle évident de la miséricorde divine. Le prodige
n'empêcha pas les vengeances et les désordres de se prolonger trois
jours.

Frédéric Fregose s'embarqua pendant le tumulte, lorsqu'il vit qu'il était
impossible de se défendre. Octavien était retenu par une attaque de
goutte; et il refusa de se laisser transporter pour suivre son frère. Il
fut arrêté avec Pierre Navarre. On les envoya à Naples, le dernier traité
en prisonnier de guerre, Fregose en prisonnier d'État étroitement gardé;
il mourut peu après. De tant de chefs que nous avons vus se succéder,
c'était peut-être le plus modéré dans son ambition, celui qui a le moins
employé d'injustices et de violences, le plus attaché aux vrais intérêts
de son pays, et on lui doit cette gloire d'avoir sincèrement embrassé le
dessein d'éteindre les factions et de confondre les distinctions de
parti.

André Doria croisait avec quatre galères de la république, c'est à son
bord que l'archevêque de Salerne se fit conduire. André s'approcha du
rivage pour recueillir son neveu Philippin et tout ce qu'il put sauver
d'amis des Fregose qui émigraient à leur tour. De là il alla stationner à
Monaco, retenant pour lui-même les galères qu'il ne se croyait pas tenu
de restituer aux nouveaux maîtres de Gênes; il passa au service de
François 1er. On assure que plus tard il fit compte à l'État de la valeur
des galères qu'il s'était approprié.

Quand le pillage eut cessé, on eut d'abord l'odieux spectacle du partage
et du marché général du butin. Il ne fut pas facile de ramener à l'ordre
cette soldatesque, de la faire sortir des maisons où elle s'était établie
et de la rassembler sous les drapeaux; mais on annonçait l'entrée en
Piémont d'une armée française, et il était temps de penser à la défense.
Ces troupes furent ainsi mises en marche au grand soulagement des
malheureux citoyens. On admira de quelle foule de femmes ces soldats
étaient suivis, elles avaient accouru de tous côtés pour avoir leur part
dans les dépouilles de Gênes.

Avant leur départ Antoniotto Adorno fut nommé doge, sans contestation
comme on peut le croire, et à peu près sans formalité. Il était l'aîné
des deux frères. Jérôme, plus versé dans les intrigues des puissances, se
réservait pour suivre sa fortune auprès des alliés. L'exécration était
sur leur nom déjà haï: le sac de leur ville natale le chargeait d'une
haine irréconciliable. Gênes, disait-on, avait été pillée quatre fois:
par les Carthaginois de Magon, par les barbares de Rotharis, par les
Mores d'Afrique, maintenant par les Adorno. Antoniotto ne régnait que
sous la tutelle de l'ambassadeur de Charles V, qui disposait de l'État en
maître despotique. C'était un nouveau sujet de honte et de haine. Quand
le nouveau doge fit avec pompe les honneurs de la ville aux généraux
alliés, au duc de Milan qui les accompagnait, le peuple les vit avec
horreur. Les Génois n'eurent qu'une joie seule. Adrien VI, successeur de
Léon X, passa en ce temps pour aller prendre possession de son siège. Les
chefs de l'armée impériale revinrent à Gênes lui faire hommage. Aussi
superstitieux que sanguinaires, ils osèrent lui demander l'absolution
pour les fautes qui avaient pu être commises dans le sac de Gênes.
L'austère pontife répondit en trois mots: Je ne le dois, ni ne le peux,
ni ne le veux.


CHAPITRE VI.
François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria alternativement au
service du pape et du roi de France. - Antoniotto Adorno abandonne Gênes
aux Français et à Doria.

(1553) Cependant les Vénitiens, l'empereur, le pape Clément VII, car
Adrien n'avait fait que passer, s'étaient ligués avec l'assistance du roi
d'Angleterre pour fermer à jamais l'entrée de l'Italie aux Français. Le
connétable de Bourbon, sacrifiant sa patrie à des ressentiments, l'avait
désertée pour s'allier aux ennemis de la France. Jérôme Adorno avait été
l'ambassadeur de Charles V auprès des Vénitiens, il avait conclu la ligue
avec eux, et ce fut à quarante ans le dernier acte de sa vie; il mourut
à Venise. Sa famille perdit en lui son appui et son éclat. Plus habile et
plus susceptible de quelques sentiments généreux, il laissait Antoniotto
avec plus de haine au milieu des Génois et avec moins de crédit au
dehors. Mais en ce moment Gênes appartenait plus aux alliés qu'à son doge
et obéissait à leur impulsion. Tandis que Bonivet, commandant en
Lombardie une belle armée française, la laissait ruiner, le connétable
entreprit l'invasion de la Provence (1554). Il poussa jusqu'à Marseille
et y mit le siège. André Doria avec six galères avait ravitaillé la
place, il ne cessa d'y porter des vivres et des hommes et de garder la
côte de Provence. Il fit prisonnier dans cette croisière Philibert,
prince d'Orange, qui passait d'Espagne en Italie. Doria l'envoya au roi,
qui promit à l'amiral 25,000 écus pour la rançon de son prisonnier, mais
qui ne put les payer d'abord et qui plus tard ne s'en embarrassa guère.

Les secours et les vivres manquaient à Bourbon; le roi marchait sur lui;
il fut obligé d'évacuer le territoire français et de se rejeter sur la
Ligurie. André Doria le suivit de près avec la flotte et favorisa les
mouvements de l'armée française. Il combina ses opérations avec celles du
marquis de Saluces, envoyé par le roi dans la rivière occidentale. Savone
leur fut abandonnée. Doria demandait au roi quinze cents hommes pour lui
rendre Gênes. Le roi promettait et n'envoyait rien. Hugues de Moncade,
général de Charles V, était alors dans Gênes, il voulait chasser les
Français de ce voisinage; il s'avança sur Varase que le Corse Giocante
Casa-Bianca défendait comme l'avant-poste de Savone: car la France
devait à ses rapports avec Gênes, d'avoir à sa solde un régiment corse.
Casa-Bianca, qui en était le chef, avait bien servi en Provence: il
avait harcelé l'ennemi; maintenant il le suivait ou le devançait en
Ligurie. Les galères génoises protégeaient l'attaque de Varase; mais
Doria sortit de Vado avec les siennes et vint déranger toutes les
manoeuvres des assaillants. Il mit brusquement en fuite la flotte génoise.
Les premiers qui du bord virent cette déroute, s'en ébranlèrent. Casa-
Bianca aussitôt marcha sur eux; Doria les attaqua sur le rivage; ils
furent défaits. Moncade lui-même et cent trente officiers supérieurs
furent faits prisonniers. La flotte française conduite par Doria ne tarda
pas à bloquer Gênes à son tour; la ville fut contrainte de demander une
trêve.

Mais en ce moment François Ier perdait à Pavie son armée et sa liberté.
On le vit passer à Gênes conduit en captivité en Espagne. Pour assurer ce
voyage qu'il désirait lui-même parce qu'il comptait trouver dans Charles
V des sentiments nobles et des procédés honorables, il consentit à faire
donner des ordres pour que tous ses bâtiments de guerre restassent
désarmés dans leurs ports et que six galères françaises fussent remises
en gage entre les mains des Espagnols. Celles de Doria furent désignées
pour ce service; il refusa d'y déférer. Les conditions de son engagement
n'étaient pas de passer sous les ordres de l'ennemi. Il alla sur la côte
de Toscane rembarquer les troupes du roi, il les ramena en France et
resta quelque temps encore au service français; mais peu ménagé par les
ministres et mal payé de sa solde, il passa à celle du pape du
consentement du roi. Il eut alors le titre d'amiral.

Après treize mois de prison, François fut enfin délivré en vertu d'un
traité que Charles V n'accorda que parce qu'il voyait son prisonnier
malade et qu'il craignait de perdre son gage, que François n'accepta que
par impatience et qu'il vint faire désavouer par sa nation. Les Vénitiens
avaient été blessés de l'avantage que l'empereur avait gardé pour lui
seul dans une bonne fortune qui devait être commune à tous les alliés;
ils s'étaient entremis pour la paix, et maintenant on l'avait faite sans
eux. L'empereur agissait en maître de l'Italie. Venise et le pape
recherchèrent François; ils contractèrent avec lui une nouvelle alliance:
le roi d'Angleterre s'y associa. On convint de rétablir Sforza dans
Milan, d'ôter le royaume de Naples des mains des Espagnols; mais François
renonçait à réclamer cet ancien objet de l'ambition des rois de France.
La possession d'Asti et la seigneurie de Gênes uniquement lui étaient
réservées en Italie. Les opérations devaient commencer par remettre cette
dernière ville aux mains des alliés. On devait proposer à Antoniotto
Adorno de prendre parti avec eux, et en ce cas on le laisserait au
gouvernement sous la protection française. Sur son refus on appellerait
l'archevêque de Salerne, Frédéric Fregose. C'était tout ce qui restait
dans ces deux familles rivales de personnages notables que l'on pût
élever au pouvoir.

Adorno crut devoir fermer l'oreille aux propositions des alliés français.
Bourbon, le connétable transfuge, qui était arrivé à Gênes avec des
galères espagnoles et des troupes impériales, le confirma dans son
adhésion au parti de Charles V.

Le parti opposé ne songea plus qu'à réduire Gênes par la guerre, et André
Doria s'y adonna tout entier. Les huit galères qu'il commandait au nom du
pape furent jointes par celles du roi, les Vénitiens en fournirent seize:
Pierre Navarre commandait les troupes. Savone se redonna aux Français;
on occupa le golfe de la Spezia, Porto-Venere, Porto-Fino; on bloqua
étroitement le port de Gênes. On prit ou l'on coula bas les navires
chargés de grains dont la ville attendait sa subsistance. Travaillée de
moment en moment par l'épidémie, elle se vit réduite à la disette. On
estima que Doria causait un million de ducats de dommage à ses
concitoyens, et, sans pitié, il enchaînait à la rame sur ses galères les
équipages des vaisseaux qui tombaient entre sas mains. Il ne demandait
que quelques compagnies au duc d'Urbin qui commandait en Lombardie pour
les alliés de François, et il promettait de faire ouvrir les portes de
Gênes.

(1527) Cependant de nouvelles armées d'Allemands étaient descendues en
Italie. Le connétable de Bourbon les commandait. Tout le monde sait
qu'avec une singulière résolution il conduisit ses troupes droit à Rome,
qu'il fut misérablement tué au moment où elles forçaient les portes, que
la ville fut horriblement saccagée et que Clément fut retenu en
captivité. Doria, privé de la solde qu'il recevait du pontife, ne pouvait
plus se soutenir ni pourvoir à l'armement de ses galères. Les impériaux
qui le savaient le sollicitèrent de passer au service de Charles;
Clément le prémunit contre ces offres qui exposaient sa liberté et sa
personne. Il l'encouragea à retourner au service de François 1er. Doria
devint amiral et capitaine général de la marine française dans la
Méditerranée. Sa solde fut fixée à 36,000 écus. Il vint reprendre sa
station à Savone, croiser devant Gênes, arrêter les bâtiments qui
essayaient d'y entrer, et désoler les rivières par des excursions
journalières.

Tandis qu'un ennemi si redoutable, tout compatriote qu'il était, la
pressait de si près et la ruinait sur la mer, Lautrec était en force dans
la Lombardie avec une nouvelle armée et menaçait Gênes de cet autre côté.
Adorno se voyait comme assiégé de toutes parts. Il céda à la peur et
proposa lui-même de traiter de la reddition de la ville. Lautrec accorda
la capitulation qu'on lui demanda, une chose exceptée, mais elle était
très-grave. Les Génois voulaient que la France rendît Savone à leur
domination, Savone qui avait été le point d'appui des Français, et dont
les habitants leur avaient montré bien plus de dévouement que les Génois.
Lautrec ne put donner que des espérances, la concession passant ses
pouvoirs. Cependant cette réponse n'avait pas rompu les accords; mais le
doge s'était sans doute remis de sa terreur. Quand César Fregose,
capitaine au service de France, fut commis par Lautrec pour aller prendre
possession de la place suivant le traité, son héraut fut renvoyé sans
réponse. Fregose se prépara à employer la force. Augustin Spinola et
Sinibalde Fieschi, personnages principaux de ces familles attachés aux
Adorno, qui étaient sortis contre lui, furent repoussés et faits
prisonniers. Alors le doge donna l'ordre d'ouvrir les portes sans plus
opposer de résistance. Lui-même monta à cheval et se renferma au
Castelletto. On eût pu l'arrêter: il suffit au public qu'il se retirât.
Filipino Doria fit prendre aux Génois la croix blanche des Français. Le
changement de domination s'opéra sans effusion de sang et sans trouble,
sauf pourtant le pillage du palais du doge, incident passé en usage à
chaque révolution.

Théodore Trivulze fut donné à la ville pour gouverneur. André Doria reçut
le collier de Saint-Michel et il en célébra la fête avec magnificence.
Riche du fruit de ses exploits et comblé d'honneurs, marié à la veuve du
marquis de Caretto, nièce d'Innocent VIII, en situation de protéger sa
famille auprès de la cour de France, il fut alors l'homme le plus
important du pays. On oublia bientôt les dommages qu'il avait causés sur
la mer à ses concitoyens. Deux choses lui concilièrent l'affection
publique au plus haut degré. Il embrassa avec une égale chaleur et la
cause des Génois qui revendiquaient la domination de Savone, et le
projet, appelé par tant de voeux, de cette organisation publique déjà
désignée, comme elle a été appelée depuis, sous le beau nom de l'Union.


CHAPITRE VII.
André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les
Français expulsés de Gênes. - Union.

(1528) Cette grande pensée d'union inspirée par la fatigue des
révolutions intérieures et par le dommage que portaient les factions,
n'avait jamais cessé de vivre dans le coeur des hommes sages depuis que la
possibilité en avait été entrevue. Cependant il s'agissait d'obtenir de
chaque citoyen l'abandon du parti dans lequel le rangeaient sa naissance
ou ses affections. Mais on sentit assez qu'il n'y avait plus de gibelins
à distinguer des guelfes, que les familles illustres qui depuis 1339
s'étaient partagé le pouvoir étaient certainement des nobles et qu'il n'y
avait aucune race antique qui pût dédaigner de fraterniser avec de tels
plébéiens. La considération que d'immenses richesses avaient procurée à
des familles plus modernes était assez grande pour les admettre dans une
aristocratie forte et compacte que la victoire remportée sur les artisans
conseillait et permettait de fonder. Les partis qui s'étaient divisés en
faveur des maisons Fregose et Adorno étaient plus difficiles à réduire;
mais ces deux races avaient enfin disparu de la scène. Tant que l'une des
deux avait gouverné, l'union avait été impossible. Nous avons vu
l'archevêque Frédéric Fregose dissoudre l'assemblée que son frère
Octavien avait soufferte. Le projet avait été repris pendant
qu'Antoniotto Adorno était doge, et ostensiblement il ne s'y était pas
opposé, mais on était alors sous la protection de l'empereur Charles V,
et l'on convint que l'on ne pouvait rien faire sans son congé. Adorno
laissa nommer deux ambassadeurs pour le consulter. De retard en retard et
de prétexte en prétexte, leur mission ne s'accomplit pas. Maintenant les
Adorno sont abattus et la haine qu'ils se sont attirée en livrant la
ville au pillage garantit contre leur retour. La ville est, il est vrai,
sous la seigneurie du roi de France, mais sous cette domination c'est
encore une république, et quand elle ne devrait pas avoir plus
d'indépendance, sa constitution intérieure, son institution municipale
n'en mériteraient pas moins d'être réformées ou plutôt établies. On ne
doutait pas que la chose ne fût tout au moins indifférente au roi;
l'entreprise démocratique à laquelle Louis XII avait mis fin devait
rendre favorable aux yeux de l'autorité française un projet qui donnait
des garanties contre l'invasion de la populace; d'ailleurs on ne
publiait pas les plans dans toute leur étendue. Trivulze ne croyait
autoriser que des réunions et des délibérations qui n'avaient rien
d'insolite et sans autre but que de pourvoir à l'administration des
affaires. Des mémoires du temps disent que, pour écarter les obstacles
qui auraient pu venir de France, on fit au roi un don gratuit, sous
prétexte de contribuer à ses armements.

De nouveaux événements amenèrent le résultat par d'autres voies, et, au
lieu de l'obtenir sous la protection de la France, le firent dépendre de
l'affranchissement de la république et de la fin de la domination
française.

François occupait la Lombardie. Mais son engagement envers ses alliés
l'obligeait à laisser Sforza en possession du duché de Milan et à se
contenter de Gênes et d'Asti. Dans la haute Italie son ambition n'était
pas satisfaite, il voulut la conquête de Naples et il y fit marcher
l'armée que commandait Lautrec. La flotte aux ordres de Doria avait été
mandée pour appuyer cette entreprise; seize galères firent voile, huit
appartenaient au roi, huit autres à sa solde étaient la propriété de
l'amiral: Philippin Doria les commandait. André de sa personne resta à
Gênes ou plutôt à Lerici, car une maladie contagieuse régnait dans la
ville et tous ceux qui pouvaient la quitter se réfugiaient aux environs.
Doria était déjà mécontent de la cour de France. Estimé du roi, mais
incapable de modérer ses plaintes quand on négligeait de tenir les
promesses sur lesquelles il avait fondé ou ses plans d'expéditions ou ses
engagements pécuniaires envers ses marins, il était fort mauvais
courtisan. Véritable homme de mer, ferme et prompt, élevé dans cette
république où avec la fierté des nobles on contractait l'esprit populaire
de l'indépendance, il était incapable de plier devant les ministres du
roi ou devant des grands auxquels il ne se croyait pas inégal, tandis
qu'ils le prenaient pour un officier de fortune. La confiance du roi pour
les affaires d'Italie était partagée entre lui et un Romain, Rancé de
Cere. Celui-ci commandait ordinairement les troupes de terre dans les
expéditions combinées avec la flotte de Doria; ils étaient désunis,
jaloux l'un de l'autre, et Rancé de Cere, ordinairement plus près de
l'oreille de François, avait l'avantage. Pendant qu'on s'apprêtait à
marcher sur Naples ils avaient été embarqués ensemble et chargés
d'occuper ailleurs les Espagnols. Rancé voulait envahir la Sicile, Doria
insista pour attaquer la Sardaigne où il eut le malheur de ne pas
réussir, et ses ennemis tirèrent un grand parti de cette expédition
manquée; on rendit suspectes jusqu'à ses intentions.

En ce temps même il soutenait avec une vivacité qui approchait de la
menace la cause de Gênes contre Savone. Cette ville, protégée par les
Français qui l'avaient trouvée dès longtemps favorable à leur parti,
aspirait toujours à se soustraire à la domination génoise. Elle ne
voulait plus en subir les impôts; elle voulait avoir son commerce à part
et se flattait de faire à sa voisine une utile concurrence. Ce n'était
plus une ville sujette dépendante d'une capitale, c'étaient deux
seigneuries françaises, et il n'y avait pas de motif de soumettre l'une à
l'autre. La prétention de Savone était juste sans doute; Gênes n'avait
point de titre valable pour que sa municipalité fût reine des cités
voisines, pour qu'elle les liât à son gouvernement sans leur permettre
d'y participer. Mais les Génois avaient une très-longue possession, et à
chaque renouvellement de la seigneurie, la France leur avait garanti
leurs anciens droits et l'intégrité du territoire. D'ailleurs ce n'était
pas pour le seul amour de la justice que les Français favorisaient
Savone, le gouverneur de cette ville en tirait un profit personnel. Le
connétable de Montmorency, qui avait obtenu le privilège de fournir le
sel en Lombardie, avait mis ses entrepôts à Savone et y ruinait la
gabelle génoise. Un droit royal y remplaçait les impositions qui jadis
tombaient dans le trésor de la république. Le roi y avait ses chantiers
et y faisait construire ses galères. On y avait ouvert un port franc qui
détournait le commerce de celui de Gênes et les revenus de sa douane;
enfin on y élevait des fortifications qui ne pouvaient servir que contre
les Génois. Doria se plaignit de ces préjudices apportés à sa république;
il représenta au roi par des lettres souvent répétées, et avec plus de
vivacité franche que de respectueuse mesure, ce qu'il y avait d'injuste
selon lui, mais certainement d'impolitique, dans ces procédés. Le roi
occupé de ses plaisirs n'y donna aucune attention. Le connétable et le
chancelier Duprat lui dépeignirent l'amiral comme un homme prévenu,
importun, difficile à vivre et impossible à contenter. On se plaignait de
ce qu'il s'était excusé d'aller en personne devant Naples; et Doria, qui
n'avait refusé peut-être que pour être pressé par le roi, fut blessé à
son tour quand, sans plus le rechercher, on nomma Barbezieux pour
commander dans la Méditerranée.

Cependant Philippin avec ses galères avait fait son devoir de la manière
la plus brillante et la plus heureuse. Les Vénitiens venaient avec leur
flotte joindre ses seize galères. Le vice-roi Hugues Moncade, jadis
prisonnier des Génois à Varase, crut devoir prévenir cette réunion. Il
sortit de Naples avec autant de galères, de grands vaisseaux et de
bâtiments de transport qu'il en put rassembler et charger de ses soldats.
Les plus braves officiers montèrent sur cette escadre. On attaqua
Philippin près de Salerne. Il reçut l'ennemi avec vigueur, la victoire
fut longtemps disputée; mais le Génois avait mis en réserve une portion
de ses forces, et quand elles tombèrent sur l'ennemi fatigué, le combat
fut promptement décidé. La galère de Moncade fut abordée la première, il
fut tué; presque tout le reste se rendit. Philippin eut pour prisonniers
le marquis del Vasto, Ascagne et Camille Colonna, le prince de Salerne,
le marquis de Santo-Croce, l'amiral Giustiniani et une foule d'autres
seigneurs ou officiers de renom. Lautrec qui assiégeait Naples demandait
ces captifs: Philippin se hâta de les expédier à son oncle: le roi les
fit réclamer. André répondit qu'il n'avait aucune obligation de les
rendre, et d'autant moins que la rançon du prince d'Orange lui était
encore due, que la solde de ses galères et ses pensions étaient aussi
très-mal payées. Ainsi, de jour en jour les choses s'aigrissaient
davantage; Lautrec en prévoyait l'éclat; il aimait Doria, et surtout il
avait besoin de son appui dans une expédition lointaine où les ministres
du roi l'abandonnaient trop à lui-même. Il fit un effort pour remédier
aux conséquences qu'il fallait craindre; il dépêcha à la cour Langeay du
Bellay, qui d'abord vint trouver Doria; il prit connaissance de ce qu'il
y avait de sérieux dans les plaintes de l'amiral, il se convainquit que
l'intérêt de Gênes dans l'affaire de Savone était l'objet auquel Doria
tenait essentiellement, et qu'en lui donnant satisfaction sur ce point,
il serait facilement apaisé sur tous ses griefs personnels. Langeay alla
en rendre compte au roi et le presser, au nom de Lautrec et pour
l'intérêt de la conquête de Naples, de ne pas faire de Doria un ennemi:
cette démarche fut inutile. Le refus de rendre les prisonniers, envenimé
par les ministres, passa pour une rébellion insolente. Doria, donnant
cours à son mécontentement1, se fit bientôt un nouveau sujet
d'accusation. Le roi avait envoyé le vicomte de Turenne aux Génois pour
leur demander un emprunt. Le gouverneur assembla le conseil pour donner
audience au vicomte, Doria se présenta accompagné jusqu'au palais d'une
foule de citoyens qu'il n'avait pas craint d'avertir de son opinion. Sur
la proposition de Turenne il prit la parole et répondit qu'il était
étrange que le roi demandât de l'argent à une ville qu'on l'avait induit
à ruiner en transférant son commerce et ses privilèges à Savone; que
Gênes n'était pas tenue de payer comme contribution ce qu'on exigeait;
que comme prêt volontaire elle ne le pouvait; que l'on devait d'abord
lui rendre justice, et qu'alors sans doute elle serait en état de mieux
faire, Turenne, peu accoutumé à des délibérations aussi libres, s'indigna
qu'on reçût ainsi les ordres du roi. La fermeté de Doria commençait à
tourner en menaces. Le gouverneur Trivulze arrêta cette contention. Il
répondit qu'en effet la ville avait perdu ses ressources et qu'il se
chargeait de rendre compte au roi de l'impuissance où se trouvaient les
Génois, sans que l'on dût suspecter leur zèle ni leur fidélité; il
priait Doria d'en écrire également à sa majesté: elle ne pourrait
manquer d'accorder confiance au témoignage d'un amiral qui avait rendu
tant de services, qui en avait tant à rendre, et en qui on respecterait
toujours une franchise inspirée par son amour pour sa patrie et par son
zèle pour le service du roi. La séance fut rompue sans que la discussion
s'engageât plus avant. Mais Turenne, mécontent à l'excès, quitta la ville
à l'instant même, et de Florence, rendant compte à Paris de son mauvais
succès, il dénonça Doria comme un ennemi déclaré.

On précipita ses résolutions en prenant celle de le faire arrêter.
Barbezieux, qui partait avec une nouvelle escadre pour le siège de
Naples, eut ordre de s'emparer des galères de Philippin et d'abord de
passer par Gênes et de s'assurer de la personne de l'amiral. Un
ambassadeur génois était encore à Paris pour obtenir réponse sur
l'affaire de Savone, il fut informé de la résolution. Il en expédia un
prompt avis secret qui devança l'arrivée de Barbezieux et celle des
ordres préventifs qu'on donnait aux gouverneurs de Savone et de Gênes
pour les faire concourir à l'arrestation. André s'embarqua à l'instant
avec ses grands prisonniers et alla s'enfermer dans la citadelle de
Lerici. Barbezieux, arrivé trop tard à Gênes et usant de dissimulation,
lui écrivit et l'invita à une conférence; rien ne put engager André à se
rendre sur les galères. Barbezieux l'alla trouver, il montra à Doria
beaucoup de déférence et d'amitié. Le roi avait été blessé sans doute que
l'amiral eût refusé le commandement qu'il lui avait décerné, mais il
avait donné l'ordre de le consulter et de prendre ses instructions. Tout
fut inutile, Doria ne voulut jamais sortir de son fort. Il ne resta plus
à Barbezieux qu'à remettre à la voile et à se hâter d'aller devant Naples
pour s'emparer, s'il le pouvait, des galères de Philippin.

Mais Doria y avait pourvu. Le temps de son engagement avec la France
allait expirer. Philippin avait reçu l'ordre secret d'abaisser le jour
même le pavillon français, d'abandonner le siège et le reste de la
flotte, et de revenir immédiatement à Lerici en se tenant sur ses gardes
pour éviter la rencontre des Français. Cet ordre fut exécuté à
l'improviste, à la surprise et à l'extrême regret de Lautrec. Philippin
ramena neuf galères à la Spezia, abandonnant à elles-mêmes les huit
françaises qui étaient sous son commandement avec celles de son oncle.
Les historiens français disent qu'il fit retenir celle du roi par Antoine
Doria, mais ce fait ne semble pas exact.

L'amiral ayant déclaré au roi de France qu'il renonçait à son service,
offrit à Clément VII de rentrer au sien. Le pape, qui était peu en état
d'accepter, lui envoya son secrétaire pour traiter avec lui, mais
essentiellement pour l'empêcher de se mettre à la solde de l'empereur;
car Colonna et del Vasto, prisonniers et commensaux de Doria,
l'obsédaient sans cesse pour donner à Charles V un serviteur et un
auxiliaire si puissant. La négociation fut poursuivie avec ardeur. On
offrait à Doria l'assistance impériale pour s'emparer de la seigneurie de
Gênes. Il refusa obstinément. Il convint de travailler à l'expulsion des
Français, mais il stipula clairement l'indépendance et la liberté de sa
patrie, et Charles V promit de n'y jamais attenter. Il exigea aussi que
l'empereur garantît l'intégralité du territoire et particulièrement la
domination sur Savone. Les Génois durent être traités pour leurs
personnes et pour leur commerce, dans tous les États de l'empereur, à
l'égalité de ses propres sujets.

Doria personnellement recevait toute abolition pour les hostilités qu'il
avait pu exercer contre les impériaux, et, par une clause singulière, il
n'était pas tenu de mettre en liberté ceux des prisonniers qui étaient
enchaînés sur ses galères. Il devait seulement les rendre par échange à
mesure qu'on lui fournirait des esclaves turcs ou des galériens
condamnés. Il était nommé amiral et lieutenant de l'empereur. Il mettait
à la solde de Charles V douze galères moyennant soixante mille écus par
an. On lui donnait des assignations de fonds cautionnées par des maisons
de commerce de sa confiance. Un port lui était assigné dans le royaume de
Naples pour y faire stationner sa flotte, et, sous prétexte de se
réserver les moyens d'assurer ses approvisionnements de bouche, il avait
le droit d'extraire tous les ans dix mille salmes de froment de la
Pouille ou de la Sicile.

Aussitôt que ce traité signé à Madrid eut été rapporté à Doria et avant
qu'il fût public, il s'embarqua. Il allait tenter de se rendre maître des
galères françaises dont Philippin s'était séparé devant Naples. Les
Français prévenus tirèrent le canon contre lui, mais bientôt Lautrec
mourut de maladie, son armée se dissipa, les galères du roi quittèrent
une entreprise désormais perdue et se retirèrent vers Gênes et vers la
France.

Doria se hâta de regagner la Ligurie; il crut que le moment était arrivé
d'ôter Gênes aux Français, de faire coïncider cette délivrance avec le
plan d'union qu'il avait embrassé avec chaleur, et de fonder enfin un
gouvernement solide et indépendant.

Les citoyens étaient d'avance dans les mêmes dispositions. Une baillie,
qui d'abord n'avait paru chargée que d'organiser le concours de la ville
aux opérations militaires et maritimes des Français, n'avait pas tardé à
traiter de l'union, des moyens de l'amener et du gouvernement à donner à
la république. Trivulze inattentif n'en avait pris aucune alarme; il ne
s'agissait encore que de réformer les lois sous le bon plaisir du roi.
C'était en implorant la bonté et la sagesse royale qu'Augustin
Pallavicini, dans une assemblée solennelle tenue en présence du
gouverneur et où toutes les magistratures s'étaient réunies, avait
prononcé un discours grave et mesuré, mais appelant une réforme
immédiate. Toutes les opinions avaient concouru dans le même sens; et la
baillie, prête à mettre son travail au jour, avait annoncé le terme
précis auquel les nouvelles lois seraient publiées. Le redoublement de
l'épidémie cruelle qui ravageait l'Italie avait retardé la conclusion de
cette grande entreprise. La querelle de Savone, celle de Doria étaient
venues dans l'intervalle faire secrètement penser que ce ne serait pas
sous l'autorité française qu'on pourrait opérer pleinement une révolution
si difficile à mener à bien dans un État dépendant. L'ambassadeur génois
écrivait de Paris qu'il n'obtenait plus d'audiences et qu'elles étaient
prodiguées aux députés de Savone. Le roi était plus éloigné que jamais
d'écouter les plaintes; les ministres étaient de plus en plus partiaux;
il fallait s'attendre à voir Savone devenir la capitale de la Ligurie. Il
n'y avait plus rien à espérer ni de la justice ni de la clémence du
monarque, détourné par les intrigues et la haine de ses favoris. Il était
temps que les citoyens pensassent à pourvoir à leurs intérêts par leur
propre résolution.

Le désastre de Naples, la nouvelle force que Doria s'était acquise
vinrent relever le courage et pousser à suivre ce conseil. Doria parut
avec treize galères et jeta l'ancre à l'entrée du port. Trivulze en fut
alarmé, il descendit du Castelletto où il avait établi sa demeure pendant
la contagion; il vint avec peu de suite, se montrer sur la place de
Banchi, caresser les citoyens, les remercier de leur fidélité, leur
demander d'y persévérer. Il ne pensait pas qu'André Doria pût avoir
aucune vue hostile, et il désirait que des hommes sages allassent lui
parler et l'invitassent à ne rien faire contre la paix de sa patrie.

Des députés allèrent trouver l'amiral sur son bord et lui représenter que
s'il se livrait à des mouvements imprudents il travaillerait à la ruine
de la ville qu'il voulait servir. Le comte de Saint-Pol était en
Lombardie avec une forte armée; une entreprise hasardée l'attirerait
nécessairement sur Gênes. Tel était le langage ostensible des députés:
ils étaient secrètement chargés par la baillie d'encourager André, et
l'un d'eux, J.-B. Doria, son parent, devait concerter toutes choses avec
lui. L'amiral affecta de répondre qu'ayant appris qu'une armée étrangère
dévastait de nouveau la Lombardie et menaçait Gênes, il venait offrir à
sa patrie son bras et ses forces; que néanmoins il déférerait aux
conseils modérés de si sages citoyens. Trivulze parut content de la
réponse qui lui fut rapportée et remonta paisiblement au Castelletto,
mais il expédia aussitôt au comte de Saint-Pol pour lui demander de
prompts secours, et il fit appeler tout ce qu'il put trouver de soldats
dans le voisinage.

Doria, à son tour, avait déjà envoyé des émissaires dans la ville,
d'autres dans les campagnes pour faire trouver à Gênes les personnages
notables que la crainte de la contagion avait éloignés. Tout s'emploie
dans les intrigues politiques, et avec plus d'astuce que de bonne foi:
cette contagion, cette peste, la populace était persuadée que les
Français l'avaient introduite à dessein pour affaiblir la ville.

Ces précautions prises et les plans arrêtés, Doria se préparait à un
débarquement qui devait s'effectuer en dehors du môle, quand, la nuit,
une flotte française qui était dans le port fit un mouvement et se porta
sur lui avec une vive canonnade. Il crut avoir à combattre; ce n'était
qu'une fausse attaque pour masquer une retraite. Les Français avaient
craint de faire enfermer leurs vaisseaux dans le port et ils avaient
résolu d'en sortir. Doria fut en doute de leur dessein jusqu'au jour. Il
les vit se retirer en hâte. Rien ne l'empêcha plus de pénétrer à
l'intérieur, il arbora le pavillon de l'empereur, et c'était celui même
que Philippin avait enlevé sur la galère de Moncade.

Approché des quais, il fit descendre autant d'hommes qu'il put en retirer
de ses bâtiments. Ils se formèrent en plusieurs corps et se dirigèrent
sur autant de points aux cris de Saint-George et Liberté. Christophe
Pallavicini, qui commandait un de ces détachements, éprouva une faible
résistance. Il fit bientôt sa jonction avec Philippin Doria entré par une
autre porte. Ils marchèrent ensemble au palais: quatre-vingts ou cent
Suisses qui y faisaient la garde, ne s'embarrassèrent nullement de le
défendre. André descendit et se rendit sur la place de Saint-Mathieu, à
la loge rendez-vous de sa famille. La foule se précipita sur son passage
et à sa suite. Là, se rendirent les magistrats, la baillie, les notables,
ceux qui, avertis en campagne, avaient eu le temps de rentrer dans la
cité. Doria, entouré des siens, fut salué de tous comme le libérateur de
l'État. Le président de la baillie des réformateurs lui décerna le nom de
père de la patrie. Il ne manqua pas de flatteurs qui l'appelaient au
souverain pouvoir; cette insinuation fut hautement rejetée par lui.

Il harangua ses concitoyens; il leur proposa la liberté et l'union comme
les seuls moyens de conserver l'indépendance qu'ils venaient d'acquérir,
et qui avait été depuis plusieurs mois le but de ses travaux; il
s'estimait heureux d'avoir contribué à le faire atteindre. Il exhortait
les fidèles Génois à faire le reste: au dedans ils avaient sur leur tête
une citadelle menaçante qu'il fallait réduire; au dehors on devait
s'attendre à voir accourir les troupes du comte de Saint-Pol, et certes
il ne fallait pas avoir fait un si grand effort pour se laisser remettre
à la chaîne. Il ne fallait pas laisser Savone braver la domination de la
république et servir de siège à la tyrannie étrangère.

Un assentiment unanime répondit à ses invitations, et tandis qu'on
témoignait à l'envi le zèle de la défense commune, la reconnaissance pour
l'amiral et le voeu d'abjurer les factions, la baillie des réformateurs,
par l'organe de François Fieschi, insistant sur la nécessité de l'union,
jeta les bases du gouvernement qu'elle allait fonder. On applaudit à ces
vues, on vota par acclamation la prorogation des pouvoirs des
réformateurs; mais ils demandèrent que des résolutions si solennelles
fussent prises autrement que dans une assemblée fortuite, en quelque
sorte tumultuaire, et où manquaient trop de voix dignes d'être entendues.
On convoqua pour le lendemain un grand parlement, et l'assemblée se
séparant, Doria se retira modestement en sa maison, au lieu d'occuper le
palais.

Le parlement du lendemain 12 septembre fut très-nombreux. On avait
redoublé les avertissements et les invitations aux personnages importants
qui étaient encore dans la campagne. Il se trouva, dit-on, quinze cents
votants. Les auteurs disent que ce fut la réunion de tous les citoyens
capables du gouvernement. Ils ne nous disent pas comment, sur quelle base
ni par quels procédés on établit la distinction de cette capacité. La
tradition porte que nobles et bourgeois, tous ceux qui en ce moment
eurent la prétention de prendre part aux affaires publiques, vinrent
spontanément donner leur nom et siéger au conseil. La noblesse, les
grands populaires y étaient naturellement appelés; la bourgeoisie de
quelque notabilité ne fut pas repoussée quand elle se présenta; des
mémoires postérieurs assurent même qu'il s'y glissa des artisans: ainsi
il sembla ne rester dans les classes populaires personne qui eût intérêt
à former une opposition, et le peuple, enivré de la joie de
l'indépendance, applaudit sans s'apercevoir qu'il sanctionnait une
aristocratie, dans ce grand jour ouverte à tous, mais demain exclusive.
Le chancelier de la république lut une déclaration proposée au conseil,
elle proclamait l'affranchissement absolu de l'État, son retour à une
pleine liberté, l'abolition et l'abjuration des noms et des engagements
de partis ou de classes. On y garantissait l'adhésion des citoyens
absents comme des présents. Sous ces auspices et pour achever l'ouvrage
glorieusement commencé, grâce au courage et au patriotisme de l'excellent
citoyen André Doria, tous consacraient leurs vies et leurs fortunes à la
défense de la patrie: ils voulaient repousser les étrangers qui du
dehors menaçaient la cité et chasser ceux qui du haut d'une citadelle
usurpée épiaient le moment de l'opprimer; ils voulaient que la ville de
Savone fût réduite à la soumission, ils voulaient surtout qu'une union
parfaite entre eux fût le gage et le moyen de l'indépendance perpétuelle,
de la liberté et de la gloire de Gênes. Ces propositions reçues avec un
transport unanime furent développées dans quelques discours animés.
Baptiste Lomellino, le premier, demanda que les pouvoirs de la baillie
fussent prorogés pour promulguer les nouvelles lois qui seraient la
constitution perpétuelle de la république; qu'André Doria fût invité à
poursuivre son ouvrage pour la défense de l'État, et que le commandement
des troupes de terre fût confié à Philippin Doria; que les citoyens
riches fussent encouragés à contribuer volontairement à la dépense
extraordinaire du moment; il appuya cette dernière proposition en
donnant l'exemple. Il se taxa à une forte somme; chacun fit de même, et
l'assemblée ajouta à cette ressource la faculté d'emprunter 150,000 écus
d'or à la caisse de Saint-George.

Les résolutions votées avec solennité furent ensuite publiées avec les
acclamations de l'enthousiasme. L'anniversaire du 12 septembre fut
consacré par une loi sous le nom de fête de l'Union. Nous l'avons vu
célébrer encore jusqu'en 1796. Dans ce long espace, le peuple avait eu le
temps et l'occasion de reconnaître que cette journée avait été celle de
l'usurpation du présent sur l'avenir; mais il prenait part encore à la
solennité par la tradition du souvenir d'une délivrance de toute sujétion
étrangère et par le sentiment orgueilleux de la nationalité acquise alors
et conservée depuis.

Nous parlerons dans le livre suivant du gouvernement établi par la
baillie et des conséquences de cette grande révolution politique; nous
ne ferons mention ici que de ce qui se rapporte aux suites de
l'insurrection contre la domination française.

Le comte de Saint-Pol pressait le siège de Pavie; on ne pouvait douter
qu'aussitôt qu'il aurait cette ville en son pouvoir il ne détachât des
troupes afin de délivrer le Castelletto, pour essayer de remettre la
république sous le joug qu'elle avait rejeté, ou du moins pour maintenir
les armes françaises à Savone. On lui envoya d'abord Octavien Sauli pour
explorer ses intentions. L'ambassadeur justifia ce qui s'était passé par
les diverses violations des traités que les officiers et les ministres du
roi s'étaient permises et dont on n'avait obtenu aucune justice. Le
peuple n'avait pu les supporter sans se sentir le droit de s'affranchir
d'un contrat rompu, il avait pu et dû penser à sa propre conservation;
mais les gens sages conservaient respect et affection pour la couronne de
France et ne désiraient rien tant que l'indulgence du roi, afin que la
république, dans son nouvel état, pût cultiver une alliance à laquelle
elle mettait un grand prix et être utile encore à des intérêts auxquels
elle s'était dès longtemps attachée2.

Saint-Pol, à qui les opérations de son siège ne permettaient pas de
marcher immédiatement, répondit avec assez de modération. Il avait eu
pitié de l'erreur dans laquelle les Génois avaient eu le malheur de se
précipiter, mais il savait bien que ce n'était pas leur ouvrage. Doria,
infidèle à sa gloire par de vaines prétentions d'amour-propre ou de
ressentiment, déserteur et coupable des disgrâces que sa défection avait
causées dans l'entreprise de Naples, avait trouvé bon d'ajouter à ses
fautes de rendre impossible la clémence du roi en faisant révolter une
ville fidèle sous de faux prétextes. Sur lui seul devait retomber la
punition, et il ne saurait l'éviter; mais il serait déplorable que les
Génois se sacrifiassent à l'ambition et à la haine d'un seul homme; il
était temps qu'ils séparassent leur cause de la sienne, et l'on ne devait
pas ignorer qu'incessamment l'armée française irait demander à Gênes un
compte rigoureux de la soumission qu'elle devait au roi.

Sur cette réponse on conçut que si Gênes avait quelque répit il ne serait
pas long, et qu'il était pressant de se mettre en défense. On leva des
troupes de tous côtés. Les grands propriétaires enrôlèrent dans les
campagnes ce qu'ils purent de leurs paysans ou de leurs voisins.
Sinibalde Fiesco surtout amena un grand nombre d'hommes; les communes des
rivières fournirent des troupes: en peu de jours il arriva sept cents
Corses; des officiers envoyés au dehors ramenèrent des bandes
d'étrangers. Laurent Cibo, gendre du duc de Massa, forma un corps de deux
mille hommes. Avec ces forces on se crut en sûreté et l'on commença le
siège du Castelletto. Cette forteresse élevée sur la ville, communiquant
aux montagnes extérieures, était garantie par une triple enceinte de
fortifications successivement ajoutées; mais elle avait été négligée sous
les Français; cependant elle était à l'abri d'un coup de main, et Pavie
s'étant rendue, Saint-Pol s'avançait pour délivrer Trivulze. Huit mille
hommes soldés, tous les citoyens que la peste avait épargnés, animés par
le patriotisme, une foule d'habitants des campagnes indisciplinés et sans
retenue, propres par cela même à disputer les passages, à harceler
l'ennemi, telle fut la défense qu'il vit préparée. Il ne crut pas pouvoir
la braver et forcer la ville. Il borna son entreprise à jeter un faible
détachement de trois cents hommes pour aller par les montagnes de
l'Apennin renforcer la garnison de Savone, tandis que ses mouvements
menaçaient Gênes. Il ne tarda pas à rentrer en Lombardie, et alors
Trivulze, n'espérant plus de secours et manquant de vivres, fut contraint
de rendre le Castelletto. La capitulation la plus large lui fut
facilement accordée; sa troupe sortit avec les honneurs de la guerre,
emportant tous ses effets; les Génois fournirent les moyens de
transport, contents d'être délivrés du voisinage si prochain de
l'étranger: les fortifications furent aussitôt démolies du côté de la
ville. Il restait à chasser les Français de Savone; le comte Fieschi y
marcha par terre, et André Doria par mer. Quand M. de Moret qui
commandait dans la ville vit commencer un siège régulier, il se réduisit
très - promptement à traiter, accusé par les uns de lâcheté, par les
autres d'avoir vendu la ville et son devoir; le peuple de Savone, qui
frémissait de se voir abandonné aux rigueurs des Génois, suppliait en
vain son gouverneur de se défendre. Il convint de rendre la place aux
assiégeants à un jour fixé s'il ne lui arrivait pas de secours. Il en
écrivit promptement à Saint-Pol; mais le duc de Milan et le duc d'Urbin,
alliés du roi, ne voulant point fournir de troupes, Saint-Pol ne put
détacher un nombre suffisant des siennes; Moret rendit Savone, et le
nouveau gouvernement de Gênes se vit maître de toute la Ligurie.


LIVRE NEUVIÈME.
ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION
DES FIESCHI.
1528 - 1547.

CHAPITRE PREMIER.
Constitution. - Savone.

(1528) Les douze réformateurs chargés d'asseoir le gouvernement de la
patrie sur de nouvelles bases publièrent leur constitution; elle fut
reçue avec un consentement en apparence unanime.

Le problème était compliqué. On avait pu dire à quiconque prétendait au
pouvoir: Vous serez tous nobles; on avait pu écrire dans une loi que
toute l'autorité serait concentrée dans un corps de noblesse dont tous
les membres seraient égaux. Mais organiser ce grand corps, fondre
ensemble tant d'intérêts jusque-là discordants, ménager les gloires et
les amours-propres, faire à tant de rivaux leur part et les forcer à s'y
tenir, c'était une tâche qui ne pouvait être remplie qu'à force de
dextérité. L'esprit délié et plein de ressources qui est donné aux Génois
ne s'y oublia pas. Le succès pourtant fut loin d'être entier ou du moins
durable. Le besoin de l'union, l'enthousiasme de la liberté et de
l'indépendance recouvrées firent tout accepter; mais peu après on
commença à ressentir du malaise, à éprouver le regret des sacrifices
réciproques. On s'aperçut de l'inefficacité de certaines combinaisons
factices qu'on avait adoptées. Les distinctions d'origine abrogées entre
tous ces nobles par la lettre de la loi, avaient, de fait, été
entretenues vivantes. Quant à ce qui n'était pas né noble ou ne l'était
pas devenu alors, on l'avait compté pour rien; mais bientôt un grand
nombre de bourgeois, plus ou moins notables, dont l'ambition n'avait pas
été assez prompte pour s'emparer d'abord de la récente noblesse, se
ravisèrent en se comparant avec ceux de leurs égaux qui l'avaient si
facilement obtenue. De proche en proche, aucune famille plébéienne qui
voyait des nobles parmi sa parenté ou dans ses alliances ne se résigna à
rester dans son infériorité. En un mot, la constitution de 1528 ne sauva
pas Gênes des dissensions. Cependant la base qu'elle avait posée,
l'aristocratie héréditaire se trouva si solidement établie que quarante-
huit ans de débats ne purent l'ébranler. C'est sur les mêmes fondements
et sans y toucher qu'on refit l'édifice en 1576, édifice qui n'a croulé
que de nos jours après deux cent vingt ans non pas de gloire, le temps de
la gloire et des progrès était passé pour Gênes, mais de stabilité et de
repos.

Entre un patriciat antique et une invasion de nouveaux anoblis, les
organisateurs remarquèrent d'abord avec inquiétude une prodigieuse
différence dans les forces numériques des deux éléments. Les anciens
populaires venaient fournir au registre de la noblesse les noms de plus
de quatre cents familles: sur cent cinquante races que l'ancienne
noblesse avait comptées, il n'en restait plus que trente-cinq. Les
vieilles célébrités allaient se perdre dans cette foule; l'immense
majorité des nouveaux venus débordant de toutes parts allait entraîner
les débris de ces illustrations séculaires, les dépouiller de force et de
prépondérance.

Cependant les noms historiques, connus dans le monde entier, étaient aux
yeux de ceux mêmes qui en étaient jaloux et qui leur disputaient le
pouvoir, la décoration la plus imposante de la république et comme des
reliques sacrées. C'est sur ce sentiment qu'on fonda un expédient
bizarre. On fit entendre que, pour créer une aristocratie solide, il la
fallait non-seulement une, mais étroitement serrée; trop de noms ne
devaient pas être présentés au respect et à l'obéissance du peuple, et
l'on proposa de suivre un exemple donné jadis par les grands populaires.
Des familles sans lien de parenté entre elles s'étaient unies dans une
adoption réciproque. Chacune avait sacrifié le nom de ses pères pour ne
plus porter que le titre adopté pour toute l'alliance. Ainsi s'étaient
rendus célèbres les Giustiniani, les de Franchi. C'est ce modèle qu'on
entreprit d'imposer à tous ces hommes nouveaux: seulement, au lieu de
leur persuader d'inventer des noms imaginaires, on leur laissa le choix
entre les familles connues auxquelles ils iraient s'affilier. On flatta
en eux la vanité secrète de devenir à leur gré des Doria ou des Spinola,
en échange des noms plus ou moins obscurs que la naissance leur avait
donnés. Si les races antiques devaient éprouver quelque répugnance à voir
usurper ainsi leurs titres et leurs honneurs, c'était après tout un
hommage éclatant rendu à leur illustration. D'ailleurs ceux qui en
étaient les vrais héritiers ne doutaient pas d'acquérir la considération
et l'influence de chefs et d'aînés de la famille commune et de faire de
ces nouveaux venus des sortes de clients. On eut soin d'ailleurs de
mettre le patrimoine, les droits utiles des héritages, à l'abri des
prétentions des affiliés.

On s'étudia aussi à trouver un tel mode que le choix des dénominations de
ces agrégations nouvelles procurât de fait les préférences convenables,
et ne parût déclarer pour personne une prééminence de droit. On statua
que, parmi les nobles anciens ou nouveaux sans distinction, tous les noms
qui ne se trouveraient pas actuellement portés par six chefs de maisons
au moins seraient abolis. Ceux dont on compterait six maisons seraient
conservés et chacun d'eux deviendrait le titre d'une alliance ou albergo.
Naturellement aucune famille d'hommes nouveaux n'était riche de six
branches. Ainsi c'étaient des noms anciens qui allaient seuls subsister.
D'après la condition imposée, il se trouva de quoi fonder vingt-huit
alberghi; vingt-trois étaient de l'ancienne noblesse; ainsi sur les
trente-cinq races qui la composaient encore, douze ne furent pas assez
nombreuses pour garder leur nom et durent subir une affiliation comme les
anoblis. Les cinq autres alberghi appartenaient à ces familles qui, non
moins illustres que les plus nobles, s'étaient obstinées à se dire du
peuple: Giustiniani, de Fornari, de Franchi, Lomellino, Promontorio1.
Quant à la postérité des doges, elle n'avait pas prospéré. Les rejetons
de Boccanegra n'existaient plus qu'en Espagne; les Montaldo, les Guano,
les Guarco avaient disparu. Les Fregose étaient dispersés en exil; il ne
restait plus qu'un petit nombre d'Adorno.

Voilà ce qu'on fit pour rendre égaux tous les membres de la noblesse.
Voici ce qu'on laissa subsister de leurs distinctions. Par une
convention, tacite du moins, ou, plus exactement, explicite quoique non
écrite, les charges devaient être précisément partagées entre les nobles
anciens et les nobles ci-devant populaires. Le doge, dont la charge
devenait biennale, devait être pris alternativement dans l'une et l'autre
classe. En réalité elles firent deux corps et ne tardèrent pas à se
séparer en deux camps. Sous les noms de portique de Saint-Luc et de
portique de Saint-Pierre, ils eurent leurs assemblées, leurs
commissaires, une complète organisation. Des lieux, ouverts d'abord à
leurs réunions habituelles de conversation et de plaisir, devinrent des
cercles permanents de politique. La loge principale des anciens nobles ou
de Saint-Luc se tenait près de l'église de Saint-Cyr. Des nobles de
Saint-Pierre ou du nouveau portique, les plus influents avaient leur
rendez-vous dans la loge des Giustiniani; car même ces vieilles et
illustres familles qui, depuis l'union, semblaient n'avoir aucun motif de
ne pas reprendre leur rang parmi les plus nobles, voulurent garder leur
position à la tête de la noblesse moderne sortie du parti populaire. Ces
accords étaient passés sous silence dans les lois proclamées, et l'on
voit au contraire que l'égalité dans le sein d'une noblesse homogène
était tellement le principe ostensible du gouvernement qu'on avait
affecté de donner au sort une part immense dans l'organisation des
pouvoirs.

Le doge représentait la majesté de la république, mais son autorité était
très-circonscrite; il n'était presque que le président du sénat, où
seulement le droit exclusif de mettre les propositions aux voix lui
donnait une assez grande influence. Ce sénat composé de huit membres
était, uni au doge, le pouvoir exécutif. Il exerçait la puissance
publique, il veillait à la justice, et la rendait en certains cas. Le
doge, avec l'assistance du sénat en corps, présidait le grand et le petit
conseil. Le grand était composé de quatre cents membres; le petit était
composé de cent des membres du grand. Dans le grand conseil était
renfermée comme par délégation la souveraineté nationale; or, pour le
former ou le renouveler, tous les ans, d'une urne qui contenait les noms
de tous les nobles, le sort en faisait sortir trois cents. Ceux-ci
élisaient au scrutin les cent collègues qui complétaient le conseil;
mais la loi leur ordonnait d'user de ce droit de manière à réparer les
irrégularités du hasard, afin que tous les alberghi eussent à peu près un
même nombre de conseillers. Cependant on innova bientôt, et les quatre
cents furent entièrement nommés par le sort.

Parmi ces quatre cents c'était encore un tirage au sort qui désignait les
cent membres du petit conseil; à ce corps appartenaient la nomination
des magistrats et la décision d'un grand nombre d'affaires. Évidemment il
était placé pour attirer à lui l'administration et la direction politique;
la loi les attribuait au grand conseil, mais la tendance à la
concentration des pouvoirs d'une part, de l'autre la résistance de la
majorité dans le corps le plus nombreux furent à la longue la cause des
perturbations et des changements que nous verrons s'opérer encore.

Les deux conseils étaient annuels; ils étaient complètement renouvelés,
et l'on devait n'y rentrer qu'après un an d'intervalle.

Les affaires dont le sénat n'ordonnait pas, il les portait aux conseils;
avec leur présidence il avait l'initiative des rapports et des
propositions. Enfin il faisait les lois avec cette restriction seule
qu'il ne pouvait accroître ses propres pouvoirs. On avait tant accordé
dans les chances du sort au principe de l'égalité de tous les nobles, que
l'on voulut en balancer les conséquences, en confiant l'autorité
législative à une magistrature choisie. Les sénateurs étaient nommés au
scrutin par le grand conseil: leur office durait deux ans, avec cette
combinaison que chaque six mois deux d'entre eux sortaient de charge.

Ils passaient alors pour deux autres années dans la chambre ou collège
des procurateurs; c'était la direction supérieure des finances. Ce
roulement y entretenait huit membres temporaires. Les doges sortis de
charge entraient aussi dans ce collège, mais ils devenaient procurateurs
perpétuels et à vie.

Les sénateurs et les procurateurs réunis étaient appelés les deux
collèges. Sous ce nom ils avaient en commun un grand nombre de fonctions
administratives.

L'élection du doge était réglée avec des formes compliquées. Des
électeurs spéciaux y concouraient. Les deux collèges et les deux conseils
y avaient successivement part.

Magistrats, sénateurs ou doge, tous étaient astreints à cette règle
honorable et méfiante, de tout temps imposée par les Génois à quiconque
avait exercé des fonctions publiques. En les quittant ils devaient subir
une enquête et un jugement d'absolution ou de réprobation pour leur
conduite dans leur magistrature. Ils pouvaient être mis à l'amende,
bannis; leur tête même répondait des prévarications dont cette censure
les aurait convaincus. Le doge n'en était pas exempt; s'il ne sortait de
cette épreuve solennellement acquitté, il était déchu de ses droits au
titre de procurateur perpétuel, et l'on vit bientôt un exemple de cette
rigueur. Ce redoutable contrôle, ainsi consacré par la loi nouvelle, fut
confié à cinq censeurs qui prirent le nom de syndicateurs suprêmes. Avec
cette attribution on leur confiait celle de veiller au maintien des lois,
d'où dériva par la suite un droit d'intervenir dans tous les actes du
gouvernement pour en suspendre l'exécution si la légalité leur en
paraissait douteuse. Une magistrature si éminente fut aussi briguée que
l'office des sénateurs. Elle n'a jamais été donnée jusqu'à nos jours
qu'aux hommes réputés les plus expérimentés et les plus notables de la
république.

Les récompenses qu'elle devait à Doria furent réglées comme autant
d'articles de la constitution même. Il fut déclaré président à vie des
syndicateurs suprêmes. Un siège et un rang honorable dans les conseils
lui furent assignés parmi les sénateurs. Sur cette place de Saint-Mathieu
habitée par ses pères et où la reconnaissance publique avait fait don
d'une maison à l'un d'eux, un palais nouveau fut bâti pour André et dédié
au libérateur de la patrie, une statue lui fut érigée dans le palais
public et l'inscription le décorait du beau titre de fondateur de la
liberté.

Pour donner le mouvement à la machine qu'ils venaient de construire, les
organisateurs firent un dernier usage de leur pouvoir en nommant le
premier doge, les deux collèges, enfin les suprêmes syndicateurs. Toutes
ces charges, ils les partagèrent exactement entre les anciens nobles et
les nouveaux, et par là ils assurèrent à chaque parti une égalité des
voix qui dans les nominations devait perpétuer ce partage par moitié.

Les réformateurs affectèrent de choisir le premier doge parmi les nobles
qu'on venait d'inscrire; et encore préoccupés du souvenir de tant de
tentatives faîtes ci-devant pour rendre héréditaire cette grande dignité,
ils préférèrent élever un citoyen qui n'eût point de fils. Leur choix
tomba sur Hubert Lazaro, agrégé de l'albergo Cattaneo. Après ces
nominations, le grand et le petit conseil se formèrent suivant le nouveau
mode, et le gouvernement se trouva entièrement constitué.

On le voit prendre d'abord une assiette, une marche ferme et légale que
l'histoire génoise ne nous avait pas encore montrée dans ses continuelles
alternatives d'anarchie et d'usurpation. On connaît qu'un grand
changement s'est opéré. Dans le sentiment de sa stabilité, la république
adopte des maximes et les suit. La politique et la sévère police des
Vénitiens semblent lui servir de modèle. S'il se déclare des complots au
dedans, des résistances ou des désordres sur le territoire, la puissance
publique procède avec ordre et gravité. Ce n'est plus la guerre civile,
c'est la force donnée à la loi et à la justice. Les tribunaux jugent et
condamnent solennellement. La répression, qui est inflexible, n'est ni
violente ni désordonnée.

Le traitement que méritait la ville de Savone fut l'objet d'une des
premières délibérations. Savone avait voulu secouer le joug; non-
seulement dans ces derniers temps elle avait adhéré opiniâtrement à la
cause française plutôt que de se ranger sous le drapeau de la liberté
génoise, mais dès longtemps, sous l'influence de ces étrangers, elle
avait essayé d'être l'émule indépendante et la rivale de Gênes qui la
voulait sujette. Et, ce qui n'était pas un moindre grief, elle avait
prétendu prendre part librement au commerce maritime: aux yeux des
Génois tenter de le partager, c'était l'usurper, le ravir. La dernière
révolte, le siège, la conquête fournissaient le prétexte et les moyens de
satisfaire la jalousie mercantile, aussi bien que la vengeance politique.
On insista dans le sénat pour l'entière destruction de la ville
réfractaire, pour la déportation et la dispersion de tous ses habitants.
Cependant les avis plus modérés l'emportèrent; on crut user de clémence
en se contentant de raser les fortifications, de démolir les murailles
qui défendaient la ville du côté de la mer; surtout on combla le port en
faisant couler à fond des barques chargées de pierres afin d'en fermer
l'accès au commerce. Ce fut là le pardon accordé. Cet affront et ce
dommage ont laissé de longs souvenirs à Savone.


CHAPITRE II.
Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à
Gênes.

La république pourvut ensuite à ses moyens de défense; sa marine fut
composée de vingt galères.

On conserva quelques troupes salariées; on organisa une milice urbaine;
mais on prit soin de ne lui donner que des nobles pour officiers.

Charles-Quint offrait deux de ses régiments pour défendre le pays (1529).
Il regardait comme opérée à son profit la révolution qui en avait chassé
les Français, qui avait fait comme l'arbitre de la république Doria son
amiral, son serviteur dévoué, et il se préparait à s'en assurer les
fruits; mais les Génois ne voulaient pas se livrer. Doria lui-même,
quoique Charles fût son maître, n'avait pas eu dessein de substituer dans
sa patrie un seigneur à un autre. On refusa les services gracieusement
offerts, mais on envoya à l'empereur une solennelle ambassade; elle alla
reconnaître que, sous ses auspices, il avait été donné à Doria de faire
ces grandes choses pour le pays, et l'on continuait à implorer la
bienveillance impériale.

La paix se traitait à Cambrai vers ce temps. L'empereur daigna demander à
la république si elle voulait y être expressément comprise ou être
simplement nommée parmi ses alliés; mais, sans attendre la réponse, le
traité fut signé sans mention des Génois; ainsi aucune réserve
n'empêchait le roi de France de continuer à les considérer comme des
vassaux révoltés.

(1530) On lui proposait à cette époque une entreprise pour surprendre la
ville. Il restait un vieux Fregose, Janus, qui avait été doge lui-même
par la protection des ennemis de la France; bientôt dépossédé par le
second Antoniotto Adorno, alors soutenu par les Français, il était retiré
à Vérone. Il avait deux fils; l'aîné, César, était au service de
François Ier, car la famille, à l'exemple d'Octavien, avait une fois de
plus changé de parti. Quand, en 1527, les Français rentrèrent dans Gênes,
César Fregose était parmi eux, aspirant à se faire nommer lieutenant du
roi; mais André Doria l'en empêcha. Il sentait que le gouvernement
confié à un Génois, à un Fregose, ramènerait la discorde et
renouvellerait les partis qu'il méditait d'éteindre.

Maintenant, après la révolution de 1528 que François n'était pas tenu
d'accepter, Janus conclut à Vérone un traité avec l'évêque d'Avranches,
ambassadeur français à Venise expressément autorisé par le roi; Janus et
ses fils promettaient de remettre Gênes sous la seigneurie française dans
un délai de deux mois, à condition que l'on mettrait à leur disposition
trois mille fantassins et cent chevaux. En cas de réussite il n'y aurait
ni pillage ni violence, sauf cette clémente punition que la bénignité du
roi trouverait bon d'infliger. César serait gouverneur de Gênes et de
Savone, qui ne pourrait être séparée de Gênes; il en ferait hommage; il
aurait l'ordre de Saint-Michel et une compagnie de soixante lances:
Janus stipulait pour lui-même 6,000 écus de pension. On demandait en
outre des pensions de 200 et 400 écus pour l'entremetteur du traité et
pour celui qui livrerait le port ou l'une des portes de la ville.

La ratification du roi devait être remise par l'ambassadeur au terme de
six semaines, faute de quoi la convention restait comme non avenue;
probablement la ratification n'eut pas lieu, puisqu'on ne trouve à cette
époque aucune expédition qu'on puisse rattacher à ce projet1.

La paix faite, Charles voulut se montrer à l'Italie; la république lui
prodigua les plus grands honneurs. Il répondit à cet accueil par les
démonstrations les plus gracieuses, et, dans cette visite, rien ne décela
des intentions suspectes contre l'indépendance génoise. Il reparut à son
retour d'Allemagne, et cette fois Doria le reçut dans son palais sorti
des ruines après l'incendie éprouvé, réparé et orné avec un faste royal.
L'amiral enrichi des dons de César, des fiefs, des charges accumulées sur
sa tête, de la solde de ses quinze galères, et surtout du fruit de ses
propres exploits sur la mer, déploya dans cette occasion une magnificence
dont la tradition ne s'est jamais perdue dans Gênes.


CHAPITRE III.
Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. -
Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.

Quand Clément VII négociait le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce,
avec le fils du roi de France, les Génois, généralement favorisés par le
pape, crurent trouver une occasion favorable d'obtenir de François un
meilleur traitement. Laissés dans un état d'incertitude qui n'était ni la
paix ni la guerre, et médiocrement protégés à cet égard par Charles dont
l'intérêt n'était pas de les voir remis en grâce auprès de son rival, ils
n'avaient pu rétablir leurs liaisons de commerce en Provence et en
Dauphiné (1531). De temps en temps leurs navires étaient capturés. Mais
François reportait la guerre en Italie sous prétexte d'attaquer les ducs
de Milan et de Savoie, et se disposait à rompre avec l'empereur; dans ce
renouvellement d'hostilités il paraît qu'il voulait forcer les Génois à
prendre son parti; il voulait d'eux plus que la neutralité, objet de
leurs sollicitations.

François suscitait un autre ennemi. Hariadan Barberousse, chef des forces
maritimes du sultan Soliman, dominait dans la Méditerranée et venait
souvent effrayer la Ligurie. Déjà plusieurs fois Doria s'était mesuré
avec le courageux renégat (1530)1. Il avait même opéré un débarquement en
Afrique, attaqué et occupé Cercel; mais le pillage fit débander ses
gens, et les Mores, accourant en grand nombre, les surprirent et les
chassèrent. Doria n'était pas revenu sans perte de cette expédition
(1532); maintenant Barberousse avait dépossédé le roi more de Tunis; en
ajoutant cette souveraineté à celle d'Alger dont il était déjà pourvu, il
formait un établissement redoutable à la portée de l'Espagne, de la
Sicile, au centre des mouvements de la navigation italienne. Charles se
détermina à s'y opposer. Par son ordre Doria prépara un grand armement;
Gênes y joignit douze galères: l'expédition fut glorieuse. On débarqua,
on emporta le fort de la Goulette. Barberousse abandonna Tunis et se
retira dans Alger (1535). Charles restitua sa conquête à l'ancien roi
dépossédé par Hariadan.

Sur ces entrefaites le dernier Sforza mourut; cet événement fit éclater
la guerre dont l'expédition des Français en Piémont n'avait été que le
prélude. François, pressé de faire valoir ses prétentions sur le
Milanais, y poussa ses troupes. Mais Charles le gagnant de vitesse
s'empara du duché. Dans la prévoyance de l'imminente rupture, il avait
attiré la plupart des puissances d'Italie dans une ligue qu'il se hâta de
mettre en mouvement. Mais parmi les alliés plus d'un voyait avec jalousie
et avec crainte l'empereur s'adjuger une grande souveraineté de plus. Il
crut donc devoir protester qu'il ne s'emparait pas de Milan pour en faire
sa proie. Il promettait d'en disposer en temps opportun au gré de ses
amis et pour le plus grand bien de l'Italie.

La république de Gênes eût voulu rester neutre, ne fût-ce que pour être
exempte de payer un contingent dans l'alliance, mais elle ne put se
dispenser de figurer dans la ligue, et elle pensa en être la première
victime. Charles, orgueilleux de quelques succès, s'obstina à l'invasion
de la Provence. Doria et ses autres généraux les plus expérimentés
tentèrent en vain de le détourner de cette dangereuse entreprise; il y
précipita son armée. Tandis qu'elle s'y consumait de fatigue et de
misère, un corps de troupes françaises qui s'était maintenu en Lombardie,
réuni à la Mirandola, marchait pour couper le retour de France aux
ennemis. Cette troupe se présenta devant Gênes. César Fregose était un
des chefs de cette expédition; il tenta de s'emparer de la ville,
essayant de favoriser l'attaque en réveillant les souvenirs attachés au
nom de sa famille; la cité investie fut menacée d'un assaut. La
confusion y fut grande, mais les précautions que le gouvernement avait
prises suffirent pour résister à ce coup de main; les amis de Fregose,
s'il en restait encore dans l'intérieur, ne firent aucun mouvement. Les
assaillants se découragèrent, et, se remettant en marche, ils portèrent
ailleurs leurs efforts. La ville reprit sa sécurité.

(1538) Cependant la médiation du pape fit conclure une longue trêve entre
Charles et François. Paul était venu conférer à Nice avec ces deux
rivaux, et les deux princes se revirent encore à Aigues-Mortes avec les
apparences d'une cordialité chevaleresque. Dans cette dernière entrevue,
François avait visité Charles sur la galère qui le portait. C'était celle
de Doria. L'amiral, peu jaloux de se montrer entre eux, s'était tenu à
l'écart; mais il fut appelé, présenté au roi et reçu par lui avec des
marques singulières d'estime et de bienveillance.

Pendant cette paix avec la France, car c'était la paix sous le nom de
trêve, Charles, encore fier du succès de Tunis, voulut en tenter un plus
décisif sur Alger, afin de détruire entièrement la puissance que
Barberousse avait établie en Afrique. Les préparatifs furent immenses, et
parmi les ressources qui les défrayèrent, l'historien de Gênes ne saurait
oublier la générosité d'Adam Centurione, l'ami de Doria. Les trésoriers
espagnols lui avaient fait entendre qu'un prêt de 200,000 écus
conviendrait extrêmement à leur maître. Il leur envoya la somme et en
porta aussitôt une quittance à l'empereur. Frappé de ce noble procédé,
Charles la jeta au feu et voulut rester débiteur. Suivant quelques
narrateurs espagnols, ce fut Centurione qui, recevant une cédule de
Charles pour titre de sa créance, la brûla devant lui, et l'empereur
émerveillé se contenta de se chauffer, disait-il, à la chaleur d'une
flamme si généreuse.

Enfin l'expédition partie, il sortit des portes de Gênes trente-cinq
galères, un grand nombre de vaisseaux de transport, et quand cette flotte
eut rallié aux îles Baléares les forces de l'Espagne, elle présentait
plus de quatre cents voiles sous le commandement d'André Doria. Les
vieilles bandes espagnoles, les régiments allemands, les levées
italiennes concouraient à l'expédition. Charles s'était embarqué à la
Spezia. On atteignit le rivage; le débarquement s'opérait. Tout à coup
une tempête s'élève, les câbles sont brisés, les navires se heurtent et
sont jetés contre le bord. La galère d'André qui portait l'empereur resta
sur ses ancres, beaucoup d'autres échouèrent; celle de Gianettino Doria,
qui était de ce nombre, fut immédiatement assaillie par une foule
innombrable de Mores et d'Arabes. Un régiment italien commandé par
Augustin Spinola, heureusement débarqué, vint au secours et tira les
naufragés de ce double péril. Quatorze galères périrent dans cette
journée; onze étaient la propriété de Doria. Tout le reste fut
maltraité, et l'armée se vit sur une côte ennemie sans provisions et sans
munitions. Doria déploya son courage et son habileté dans cette fatale
rencontre; mais il avertit l'empereur de la nécessité de retourner en
arrière pour ne pas sacrifier toute son armée. Le naufrage, le fer des
Mores, la misère qui accompagna le retour exercèrent de tels ravages que
de vingt-quatre mille hommes embarqués, Charles, dit-on, n'en ramena pas
dix mille.

Un si grand échec à sa puissance fournissait à François une occasion
propice de tenter encore sa fortune après tant de sujets de plaintes
réciproques et une si longue rivalité.

Ce renouvellement des hostilités était odieux à la république qui avait
vu son commerce détruit au milieu des chocs répétés de ces grandes
puissances. Les circonstances étaient funestes. Une affreuse disette
avaient pesé sur l'Italie; et, pour juger de la décadence de la
navigation mercantile des Génois, il suffit de voir cette époque donner
naissance à la fois à deux administrations ou magistratures, l'une pour
prendre soin des pauvres (1539), l'autre, dite de l'annona, pour se
procurer des grains. Ainsi à la première saison rigoureuse, dans ce port
où jusque-là ses navires faisaient affluer en tribut les biens et les
denrées de toutes les terres, le commerce devenait impuissant pour
assurer les subsistances dans la ville, et une population industrieuse et
sobre était tombée en état de mendicité. On faisait des plans pour
ordonner le défrichement général des terres de Corse, ressource difficile
à exploiter et qu'un peuple navigateur avait aussi peu comptée jusque-là
que la culture des roches de son propre territoire. Dans cette situation
et à la nouvelle rupture, les Génois désiraient par-dessus tout la
neutralité. Ils la souhaitaient d'autant plus que les derniers procédés
de la France les flattaient d'y rentrer en grâce. Dans leur détresse ils
avaient obtenu la permission d'y acheter des grains: un généreux patron
s'était trouvé pour eux dans cette cour, c'était César Fregose, ce banni
qui un peu auparavant avait assiégé leurs murailles. De retour à Paris et
pendant la paix il leur avait prodigué ses bons offices. Les relations
commerciales, interdites depuis 1528, avaient été rétablies. Une
ambassade génoise était allée remercier François de son indulgente
bienveillance. Gênes aurait voulu n'en pas perdre tout le bienfait quand
à la suite de l'assassinat de ce même Fregose la guerre recommençait.

Mais Charles n'avait rien négligé pour assurer sa prépondérance dans
Gênes. Il comptait sur l'influence de Doria pour lui répondre de tous les
conseils de la république. Elle avait pour surveillant habituel
l'Espagnol Gomès, ministre résident de l'empereur qui entendait exercer
une sorte de tutelle; un lien plus fort peut-être, l'intérêt, mettait les
principaux personnages dans la dépendance. Ils prêtaient leurs capitaux
au roi d'Espagne, qui leur donnait pour gage les revenus de ses États et
les riches produits qu'envoyait l'Amérique. Dans l'occasion présente la
république osa insister sur la justice et sur la nécessité de la laisser
se soustraire aux calamités de la guerre nouvelle. Après l'échec d'Alger,
ses forces maritimes épuisées, loin d'offrir aucune coopération utile, ne
suffisaient pas à la défense de son littoral, tandis qu'en vertu de
l'alliance du roi de France avec Soliman (1543), la flotte de
Barberousse, combinée avec celle de François, stationnait dans la mer de
Provence et de Ligurie. L'État de Gênes, borné presque à son rivage,
était ainsi vulnérable sur tous les points; et attirer des hostilités
c'était appeler le ravage sur soixante lieues de côtes, c'était livrer
les populations entières non pas aux calamités communes de la guerre,
mais à la férocité des Turcs et à l'esclavage. Les Génois obtinrent enfin
de se déclarer neutres; Charles le permit, François en agréa
l'assurance. Quelques violences avaient déjà été exercées par Barberousse;
le roi envoya à Gênes pour les désavouer et pour promettre qu'elles ne
se répéteraient point. En même temps certaines insinuations furent faites
de sa part à la république. On demandait l'entrée des ports pour les
flottes du roi; on se proposait d'envoyer un ministre français résider à
Gênes: François demandait aux Génois, pour gage de leur neutralité, de
lui accorder des emprunts comme Charles en levait chez eux. Les Génois
répondirent que tous les ports seraient ouverts aux Français, mais à eux
seuls toutefois, et nullement à leurs alliés turcs, qu'on ne pourrait
recevoir sans anxiété et sans péril. On désirerait qu'un ambassadeur de
France pût venir à Gênes, mais on était astreint à de grands ménagements,
et l'on craindrait que sa présence n'entraînât quelques difficultés avec
les ministres impériaux. Quant aux emprunts, le trésor n'était pas
assurément en situation de prêter ni à l'empereur ni au roi. Charles
avait emprunté chez des particuliers, ce que le gouvernement ne pouvait
ni ordonner ni défendre. Benoît Centurione fut envoyé pour porter ces
réponses au roi, et, comme on peut le croire, le messager et le message
furent mal accueillis. Cependant la Ligurie fut ménagée. Barberousse fit
de son chef assurer le gouvernement qu'il se conformerait aux intentions
bienveillantes du roi de France, et qu'il se comporterait envers les
Génois en ami. Quelques relations de bons procédés s'établirent entre
Doria et lui. Bientôt mécontent des Français (1544), il se sépara d'eux
et se prépara à retourner en Orient. Il vint dans la rade de Vado. Le
sénat lui envoya des rafraîchissements et des présents. En partant il ne
s'en empara pas moins d'un navire richement chargé qui se rencontra sur
sa route; enfin il s'éloigna après avoir commis sur les côtes de Toscane
les dévastations que Gênes s'était heureusement épargnées.

La bataille de Cérisoles gagnée en Piémont donnait grand crédit aux armes
françaises. Malgré les protestations des ministres de l'empereur, Gênes
laissa passer sur son territoire Pierre Strozzi qui, battu à Stradella,
ramenait les débris de ses troupes pour joindre l'armée victorieuse du
comte d'Enghien; mais une prompte paix termina cette guerre. La
république, oubliée dans le précédent traité, réclama auprès de
l'empereur pour être nommée dans celui de Crespi: elle le fut
expressément. Son indépendance fut ainsi formellement reconnue par la
France, et ses relations de paix diplomatiquement consolidées. Des
navires génois étaient au service de François dans une expédition tentée
peu après contre l'Angleterre pour obliger Henri VIII à rendre Boulogne
dont il s'était emparé, et de ces vaisseaux il en périt plusieurs à
l'embouchure de la Seine.


CHAPITRE IV.
Jalousies et intrigues intérieures.

Le gouvernement régulier de Gênes n'était pas sans ennemis et sans
embarras intérieurs. On sentait de temps en temps la fermentation des
levains de discorde qu'on n'avait pu détruire. Dans l'ancienne noblesse
la jeunesse ne pliait pas son orgueil à la raison d'État, et, se
déplaisant dans l'égalité, elle ébranlait cette union sur laquelle devait
reposer la force de l'aristocratie. Les nouveaux nobles, se voyant
méprisés, s'en indignaient; plus d'un trouvait que sous ce titre il
avait moins gagné que perdu, et regrettait sa part d'influence dans le
vieux parti populaire. Le patriciat avait pourtant pris tant de
consistance dans l'opinion, que ceux qui s'en plaignaient briguaient d'y
être admis, loin d'entreprendre de le détruire. Immédiatement après la
révolution de 1528 et après la première rédaction du registre des nobles,
il s'était élevé tant de réclamations de la part des prétendants,
offensés d'avoir été exclus ou oubliés, qu'une admission périodique
réglée pour l'avenir n'eût pu y suffire. On ne nous dit pas exactement ce
qui se passa dans ces premiers temps; mais il est probable que le
gouvernement eut la main forcée et qu'il ne put maintenir la paix
publique qu'en faisant droit aux plaintes par une mesure extraordinaire.
En 1531 on admit quarante-sept nouveaux nobles supplémentaires, si l'on
peut parler ainsi, à titre d'omis ou négligés dans la première formation
de la liste. Cette justice ou cette condescendance plus ou moins
volontaire apaisa les prétentions pour un temps. Plus tard il s'éleva de
grands doutes sur la fidélité de ces inscriptions. Leur exécution
matérielle et la garde du livre d'or restaient abandonnées aux soins des
secrétaires d'État. On se plaignit qu'ils en abusaient et qu'ils avaient
osé insérer furtivement des noms à leur gré. Les suprêmes firent annuler
trois inscriptions en 1560. Cet abus ne fut prévenu que par les lois de
1576.

La loi constitutionnelle permettait d'inscrire dix nouveaux nobles tous
les ans; sur ce nombre huit devaient être pris dans la ville même.
L'élection appartenait au sénat sans la participation du doge; et, comme
il y avait huit sénateurs, l'usage était d'abandonner une nomination à
chacun d'eux. On vit bientôt ce mode étrange ouvrir le livre d'or à des
noms vulgaires et même honteux. Des transactions scandaleuses en
résultèrent: l'inscription devenait la dot de la fille d'un sénateur, on
en fit une sorte de marché; ceux de noblesse récente appelèrent leurs
parents et leurs amis sans que les professions les plus basses y missent
obstacle, et déjà il n'y avait que trop d'artisans anoblis depuis 1528.
On ne l'avait pas calculé; on n'avait cru admettre que des plébéiens
honorables pour les mêler à la noblesse: mais généralement à
l'anoblissement d'un père de famille, son inscription comprenait avec lui
ses fils nés et à naître; ainsi avec un homme de quelque distinction jugé
en état de former à l'avenir une maison nouvelle, on adoptait plusieurs
branches déjà séparées du tronc, enfants dont le métier et les alliances
répugnaient à la notabilité à laquelle leur père était parvenu. Les
réformateurs eux-mêmes avaient contribué à l'intrusion de la classe
inférieure, et, si l'on en croit certains témoignages, dans la convention
qu'ils avaient tacitement introduite, suivant laquelle la moitié des
places devait appartenir à la noblesse nouvelle, cette moitié devait se
subdiviser également parmi les anoblis entre les marchands et les
artisans. En un mot, il n'y avait pas si obscur boutiquier qui ne se crût
fondé dans ses prétentions à la noblesse ou au gouvernement. Mais avant
que l'intervention des artisans en vînt à troubler l'État, la jalousie
des nobles entre eux suffit pour y apporter la discorde.

Aussitôt que la paix de 1544 eut délivré la république des dangers où
l'entraînait la politique de deux puissances redoutables, l'ambition de
la noblesse moderne éclata par des entreprises caractérisées. Depuis 1528
on n'avait jamais violé la transaction solennelle suivant laquelle un
doge du portique de Saint-Luc succédait (1545) à un doge du portique de
Saint-Pierre dans leur règne de deux années. Tout à coup cette règle de
bonne foi reçut une atteinte imprévue. Un doge de l'ancienne noblesse
devait être nommé; abusant du hasard qui avait donné à l'autre parti la
majorité parmi les électeurs spéciaux desquels dépendait la liste des
candidats à soumettre au ballottage du grand conseil, on ne porta au
choix de celui-ci que des noms du nouveau portique. La noblesse de Saint-
Luc, étonnée, se répandit en clameurs contre l'usurpation, contre la
violation de la foi publique, contre l'abus des forces de la majorité. On
la laissa se débattre et se plaindre; le piège tendu ne pouvait
s'éviter, elle ne pouvait nommer qu'un de ses ennemis. Les choses avaient
été arrangées de manière que le choix ne pouvait même tomber que sur
Jean-Baptiste de Fornari; ils en frémissaient en vain; et les jeunes gens
de Saint-Pierre provoquant leurs rivaux par la raillerie et par un amer
jeu de mots sur le nom du candidat, leur disaient qu'il n'y aurait point
d'autre farine pour la fournée du jour.

De Fornari fut nommé, homme aux talents de qui tout le monde rendait
justice, et dont la probité et les moeurs furent estimées même après ses
disgrâces; mais ambitieux, accusé de cultiver à son profit secret la
faveur populaire au dedans et l'appui des princes au dehors. Les soupçons
qu'il attira, le ressentiment de son élection forcée, tinrent pendant son
règne les esprits dans la sourde agitation de la défiance et de la
discorde; cependant les deux années de sa dignité se passèrent sans
incidents remarquables, et le doge sortant de charge devint procurateur
perpétuel sans opposition; c'est plus tard que les contrariétés
l'attendaient.

CHAPITRE V.
Conjuration de Fieschi.

(1547) En ce moment une crise célèbre mit dans le plus grand danger
l'ordre présent de la république; la jalousie des deux factions nobles
n'en fut pas la cause. Le mécontentement des plébéiens y concourut à
peine. Un homme, rejeton de la plus antique noblesse, vint tenter
d'asservir sa patrie en criant liberté: c'est ici la conjuration de
Jean-Louis Fieschi.

La branche de cette illustre famille dont il était le jeune chef avait
fourni de génération en génération des hommes déterminés, toujours
occupés du désir de la domination, prêts à tout faire pour l'acquérir, et
n'ayant jamais eu scrupule à mettre en feu la république ou à y amener
des maîtres étrangers. Non-seulement on a vu quel fut Hiblet, mais les
Fieschi étaient ligués avec les Adorno quand ceux-ci livrèrent la ville
au pillage: ils avaient tour à tour caressé la France, et s'étaient
faits les fauteurs de la tyrannie des ducs de Milan.

Puissant, riche en fiefs limitrophes, mais indépendants, de la
république, Sinibaldo Fieschi, comte de Lavagne, avait épousé Marie de la
Rovere, nièce de Jules II; il laissa quatre fils encore pupilles, Jean-
Louis, l'aîné, Jérôme, Ottobon et Scipion, et avec eux, un fils naturel
nommé Corneille. Intimement uni avec André Doria, il l'associa à la
tutelle de ses enfants. Le jeune comte Jean-Louis prit possession dès
dix-sept ans de son patrimoine rendu plus opulent pendant sa minorité.
Bientôt il épousa Éléonore Cibo, soeur de l'héritier de Massa-Carrara;
ses richesses, ses alliances, la grandeur de sa maison, l'ambition que
lui inspirait une mère hautaine, tout nourrissait ce jeune homme de vues
superbes et hardies; tout le conduisait aux vastes entreprises; il
semblait être né pour elles. Ambitieux, téméraire, mais dissimulé,
insinuant, avantagé des dons les plus attrayants de l'extérieur et de
l'esprit, généreux, prodigue au besoin, à vingt-cinq ans il était en état
de concevoir, de vouloir et d'accomplir, digne de servir de héros et puis
de modèle à notre factieux coadjuteur de Paris.

Fieschi, méprisant la forme apparente de sa république, n'y voyait qu'un
pouvoir et un chef, et c'est de ce chef qu'il était jaloux. Il ne pouvait
croire qu'André Doria dans sa haute fortune et dans sa gloire, autorisé
par la puissance de Charles V, ne fût qu'un grand citoyen dans Gênes, n'y
régnât pas et surtout ne voulût pas y faire régner sa famille après lui.
C'est à cet empire qu'il ambitionnait de substituer le sien. Vainement il
devait de la reconnaissance à son ancien tuteur, vainement il possédait
et cultivait encore l'affection et la confiance de Doria; ces sentiments
ne l'arrêtaient point; l'intime familiarité ne lui servait qu'à
s'exciter par le spectacle journalier des grandeurs de cette maison et
qu'à mesurer les coups qu'il pourrait lui porter.

La position d'André était singulière, et ce n'est pas chez Fieschi seul
qu'elle excitait l'envie. L'amiral ou le prince, comme on l'appelait
depuis que Charles lui avait donné la principauté de Melphi dans le
royaume de Naples, chargé d'honneurs et comblé de richesses, tenait dans
Gênes un état supérieur à celui d'un particulier; commandant suprême pour
César d'une force imposante, propriétaire lui-même d'une flotte entière
qu'il tenait à la solde de l'empereur, la ville, le port étaient pleins
de ses clients et de ses subordonnés sous les armes. Dans les conseils où
la reconnaissance publique lui avait décerné une place distinguée, il
n'affectait point l'autorité, mais l'habitude de compter sur la déférence
de ses concitoyens prenait pied sur lui de jour en jour. Charles V, qui
voulait en tirer le profit, l'excitait à exiger, à saisir cette
prépondérance. On s'en apercevait, on commençait à trouver que
l'influence accordée à de si grands services était devenue une puissance
gênante et menaçait de dégénérer en tyrannie.

Cependant André unissait la simplicité et la magnificence. Il conservait
la franchise et la familiarité de l'homme de mer. Il était serein,
populaire, abordable à tous; il marchait sans suite et dans l'habit le
plus modeste. Il répandait beaucoup de dons dans le peuple, il parlait,
il tendait la main au matelot. Son urbanité parmi les autres nobles
faisait oublier la supériorité qu'il avait sur eux. Ainsi vivait
l'honorable vieillard. Déjà parvenu à la quatre-vingt-unième année d'une
carrière qu'il était destiné à pousser jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans,
il conservait encore tant de vigueur de corps et d'esprit, que plusieurs
années après il remonta sur la mer et reprit l'exercice de son
commandement; mais au temps dont nous parlons, ambitieux de faire
briller l'héritier qu'il s'était désigné, il prenait un noble repos dans
Gênes, ou s'y occupait, en arbitre écouté, de la direction des affaires
domestiques. Longtemps il avait montré assez de faveur aux nobles de
Saint-Pierre et aux populaires en général. Ceux de Saint-Luc en étaient
même jaloux. Gianettino Doria, fils d'un de ses cousins, était l'enfant
adoptif d'André. Il lui avait assuré la transmission des fiefs et des
charges qu'il tenait de Charles V. Le commandement de la flotte était
déjà comme abandonné à ce jeune homme. Gianettino, élevé comme on l'est
dans une si haute fortune, superbe avec toute l'imprudence du jeune âge,
n'avait rien de la simplicité de son oncle, et de cette familiarité
ouverte jadis contractée par celui-ci dans une condition plus humble et
sur la mer. Il ne se montrait jamais qu'entouré d'un nombreux cortège
d'officiers et de serviteurs. Il tenait les gens de mer et le peuple à
une distance qui blessait les habitudes publiques; aussi entre l'oncle
et le neveu, autant il se mêlait d'amour au respect que l'on portait à
l'un, autant la faveur populaire s'éloignait de l'autre. Celui-ci
offensait encore plus dans la société. Il exigeait la soumission, ne s'y
croyant plus d'égaux. Fieschi, qui, avec des qualités plus aimables,
n'avait pas moins d'orgueil, s'en indignait plus que tout autre. Il eût
supporté la grandeur d'André, aspirant peut-être à trouver une part dans
ce grand héritage. Il ne put s'accoutumer à la pensée de plier sous la
puissance de Gianettino, et sa haine contre celui-ci fut le premier
mobile de la conjuration.

Tout en dissimulant ses projets il avait essayé d'exciter la noblesse
contre un arrogant émule qui faisait déjà sentir le poids d'une grandeur
usurpée. Il avait trouvé dans Gênes des hommes qui murmuraient, mais que
préoccupaient la gloire et la vertu d'André, et qui n'étaient pas
disposés à secouer le joug. Fieschi s'adressa ensuite à Barnabé Adorno,
fils de l'ancien doge Antoniotto. Adorno, exilé de Gênes, habitait un
château voisin de la frontière, et de là il n'avait pas renoncé à
l'espoir de troubler un pays qu'il regardait comme dévolu et dérobé à sa
famille. Un de ses affidés vint dans Gênes essayer de remettre en
mouvement la faction qui autrefois obéissait au nom des Adorno; mais ses
menées furent découvertes; l'émissaire fut arrêté et puni. Le nom de
Fieschi fut souvent prononcé dans ces intrigues, mais il ne parut point
de preuves contre lui et il ne fut pas impliqué dans cette affaire. Après
cela il se tourna vers la France; on assure que déjà lorsque Pierre
Strozzi avait été obligé d'évacuer le Plaisantin, Fieschi, ayant été
requis de l'empêcher de passer sur ses terres, lui envoya secrètement un
émissaire pour le conduire en sûreté par des voies détournées. Les agents
français cultivèrent ces dispositions favorables au parti de leur maître.
Un coup de main qui eût enlevé Gênes au patronage de l'empereur eût bien
servi les intérêts du roi. Si Fieschi n'eût pas un traité conclu avec du
Bellay, ministre du roi à Rome, il fut du moins encouragé, assuré d'un
asile au besoin; et, en effet, après l'événement la France accueillit et
protégea sa famille; mais tout à coup il rencontra une protection plus
prochaine et un instigateur plus décidé.

Le pape Paul III (Farnèse), qui avait fait son bâtard duc de Camerino,
puis duc de Parme et de Plaisance, lui destinait encore le duché de
Milan. Il s'était longtemps flatté de lui en procurer l'investiture. On
se souvient que l'empereur, en s'emparant de cet État, avait protesté
qu'il ne le retiendrait pas pour lui, et qu'il en disposerait pour le
plus grand bien de l'Italie. Après avoir trompé François en lui
promettant d'en investir le duc d'Orléans, il avait usé de la même
manoeuvre envers Farnèse; mais celui-ci, désabusé des vaines promesses et
convaincu que volontairement Charles ne se dessaisirait point de ce grand
objet d'ambition, voulut à tout prix tenter de réussir par la ruine de la
puissance espagnole en Lombardie.

L'irascible pontife s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que la
première victime devait être Doria, objet personnel de sa haine et de son
indignation. Autrefois il avait honoré l'amiral de l'épée et du chapeau
bénit, mais une occasion singulière avait changé la faveur en disgrâce.
La cour de Rome avait mis la main sur la riche succession d'un évêque
Doria, mort dans le royaume de Naples, et prétendait se l'approprier.
André, héritier du sang, la réclamait. Quand il eut épuisé les raisons de
droit, les prières et jusqu'aux menaces, il ne craignit pas de se faire
justice par ses mains. Des galères pontificales se trouvaient à Gênes,
Doria les séquestra de son autorité privée et les fit garder par ses
propres forces stationnées dans le port. Il ne leur rendit la liberté de
partir qu'après que le pape eut restitué la succession disputée. Paul fut
à l'excès sensible à cet affront et ne déguisa pas l'intention de s'en
venger. Cette haine s'unissait ainsi à ses ressentiments contre Charles
et à une nouvelle politique qui le rapprochait des Français. Renverser
l'état présent de la ville de Gênes, la soulever contre ce Doria qui la
tenait dans les intérêts de César, était un plan de campagne propre à
satisfaire toutes les vues du pape, et, dans ce dessein, l'ambition
turbulente de Fieschi le signalait assez comme le meilleur artisan des
troubles qu'on voulait exciter.

Un membre de la famille, d'une autre branche que le comte de Lavagna,
visitait Rome. Paul l'accueillit et lui témoigna la bienveillance du
saint-siège et la sienne propre pour une maison toujours si fidèle à
l'Église, qui a donné de génération en génération et des pontifes et tant
de cardinaux dévoués, dont les chevaliers ont rendu tant de pieux
services. Il s'informe de l'état de toute cette illustre race, il demande
pourquoi aucun des quatre fils de Sinibaldo n'a paru encore à sa cour,
pourquoi ils ne viennent pas chercher l'avancement qui les y attend. Les
honneurs ecclésiastiques ne sauraient manquer aux cadets. Dans sa
brillante carrière l'aîné ne voudra pas dédaigner l'accueil paternel d'un
pape ami de la fortune du chef d'une si noble maison.

Celui à qui étaient données ces assurances, parent éloigné du comte de
Lavagna, hors de tout soupçon d'intrigue et membre très-fidèle du
gouvernement, rapporta à Gênes ces invitations flatteuses où il n'avait
vu qu'un honneur rendu au nom de sa famille. Il pressa publiquement les
jeunes frères de se prévaloir des intentions favorables du pape, sans se
douter de la portée des insinuations dont on l'avait rendu messager.
Jean-Louis Fieschi se rendit à Rome. Là dès la première entrevue tout fut
résolu. Paul l'enflamma de plus en plus contre les Doria, lui fit honte
de supporter l'orgueil et d'attendre la domination de Gianettino. Il lui
démontra que, pour renverser celui-ci, ce serait folie d'avoir scrupule
de s'attaquer au vieux André; pour les moyens, il le renvoya à se
concerter avec Pierre-Louis Farnèse, à Plaisance, et, pour premier
secours, il promit que les galères pontificales seraient mises au service
de la conspiration. «Ce sera, lui dit-il avec un sourire amer, à
condition que vous ne me les laisserez pas séquestrer par Gianettino dans
votre port de Gênes.» On convint à Plaisance de cacher l'entreprise sous
le voile de la dissimulation. Le duc Farnèse ne voulut pas que le nom du
pape fût prononcé. Les galères que l'on devait confier à Fieschi lui
furent vendues en apparence. Il avait si bien gardé le secret de ses
desseins, qu'à la nouvelle de ce marché, Paul Pansa, qui avait été son
instituteur et qui était resté son fidèle conseiller et l'intendant de
son patrimoine, lui écrivait de Gênes dans l'étonnement et dans le regret
de cette acquisition irréfléchie. Il n'y avait pas d'argent disponible
pour la payer; on allait donc s'endetter pour la spéculation la plus
fausse; car, disait le sévère moniteur, le comte n'était sûrement pas en
disposition de s'adonner à la mer et à la marchandise; aucun de ses
jeunes frères n'y paraissait propre; et confier à la conduite d'un
lieutenant étranger à la famille une flotte qui emporterait une si grande
part de la fortune de la maison, n'était-ce pas la plus imprudente des
légèretés?

Le comte, en retournant de Plaisance, s'arrêta dans ses terres, et là,
sans bruit ou sous des prétextes plausibles, il s'assura des hommes
dévoués qu'il put y réunir. Il y laissa des instructions pour donner
secrètement une organisation régulière aux bandes de ses paysans, afin
qu'à son premier signal elles fussent en état de marcher et de combattre.
Revenu à la ville, il prit un autre rôle, et personne n'y soupçonna ses
projets. Il rechercha bien les nobles de Saint-Pierre; il fomenta en
général la jalousie contre les orgueilleux de Saint-Luc, contre
l'insolence de Gianettino, les vues ambitieuses de Doria et l'influence
espagnole que le vieux amiral faisait dominer dans Gênes; mais il ne
s'ouvrit sur aucun dessein pour y remédier. Loin de là, il continua à
fréquenter le palais Doria avec une assiduité redoublée. Il était le
premier courtisan d'André: il lui demandait des avis pour les
entreprises maritimes auxquelles il destinait les galères achetées à Rome;
en un mot, il se maintenait si bien dans l'intimité du vieillard, que
quelques défiances ayant été conçues à Milan, André, averti qu'un Fieschi
tramait quelque chose, répondit aux ministres de l'empereur qu'un seul de
cette famille serait en état d'être ambitieux, et que pour celui-ci
c'était un jeune homme d'une excellente conduite, plein d'attachement
pour son ancien tuteur, dont aucun soupçon ne saurait approcher. Doria en
répondait.

Fieschi caressait le peuple; connu de tous, il affectait les manières
familières, et telle était la facilité naturelle de ses moeurs qu'elle
empêchait de suspecter cette politique. Il prodiguait les secours aux
plus pauvres, les bienfaits cachés aux infortunés, et, dans les
occasions, il savait donner à sa libéralité un caractère plus marqué qui
la rendait publique et populaire. Il avait questionné comme par hasard
des tisserands en soieries sur l'état de la manufacture dans une année de
pénurie. Sur la peinture qu'ils lui firent de la misère de leurs
ouvriers, il fit venir de ses greniers une quantité considérable de
grains et la remit aux consuls de la profession pour donner du pain à ces
pauvres gens.

Cependant ses plans étaient loin d'être arrêtés, et il n'avait encore
dans Gênes que trois confidents; Sacco, le principal juge de ses fiefs,
subalterne entièrement dévoué à son maître et homme de ressources et
d'intrigues; Calcagno, ancien serviteur qui s'était élevé dans la maison
Fieschi de la domesticité la plus basse jusqu'à la confiance du comte
dans ses plus grandes vues; enfin Verrina, le personnage le plus
important, le véritable inspirateur de la conjuration. C'était un reste
de ces populaires qui, n'ayant pas eu assez de consistance pour être
rangés dans la nouvelle noblesse, détestaient la constitution
aristocratique et nourrissaient une haine implacable contre les Doria qui
l'avaient fondée et qui en avaient le profit. Il s'était lié avec le
jeune ambitieux, il étudiait et caressait son ardeur et ses
mécontentements; mais rien de sérieux encore ne s'était traité entre
eux. Un jour, pour première confidence, Fieschi lui découvrit un dessein
qu'il venait d'arrêter. Impatient de donner cours à sa haine, il voulait
tuer Gianettino et aussitôt se mettre à l'abri sous la protection
française. Depuis quelques heures, il avait expédié son blanc-seing à
Rome pour passer au service du roi de France. Verrina, indigné, lui
demanda si c'était là tout ce que devait faire un homme de coeur, s'il
devait perdre ainsi une position si éminemment favorable. Pour lui, quand
il avait vu le comte Fieschi si haut placé et en même temps si populaire,
se procurer des galères, se pourvoir de forces, il n'avait pas douté que
ce ne fût pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Quand tout invite à
la saisir, c'est une honte de fuir; c'est une honte de ne penser qu'à
prendre misérablement une victime. Excité par ces reproches, le comte lui
demandait ce qu'il avait donc à faire. La réponse fut prompte: Prendre
les armes, soulever le peuple, renverser la noblesse, se défaire de tous
ses ennemis à la fois, de tous ceux qui feraient obstacle, enfin étonner,
surprendre et régner. Verrina en détaillait les moyens; il comptait les
hommes que Fieschi pouvait faire venir de ses fiefs, les auxiliaires que
lui-même saurait réunir: et, à son avis, c'était immédiatement qu'on
pouvait, qu'on devait agir. Fieschi s'enflammait à cette perspective,
mais il conservait un doute: le peuple appelé à la liberté lui
laisserait-il prendre la seigneurie? Verrina en répondait. Quand le doge
aurait été chassé du palais, quand le vainqueur y serait entré porté par
la foule, Verrina de sa main lui placerait sur la tête une couronne
ducale; tous applaudiraient: l'on poignarderait le premier qui
s'aviserait de murmurer; et au besoin on emprunterait, pour comprimer les
opposants, les troupes que ne refuserait pas Farnèse. Tous les scrupules
s'évanouissaient: un nouveau messager fut dépêché peur reprendre le
blanc-seing envoyé à Rome.

On convint sur-le-champ des mesures à prendre. Calcagno se chargea des
préparatifs dans le palais Fieschi; Sacco, des démarches à Rome, à
Plaisance, dans les terres du comte; Verrina se réserva de soulever le
peuple, d'enflammer les esprits mécontents; et certes il était né pour
de telles oeuvres. Son premier soin fut d'enrôler une troupe de gens de
main et de bandits sous prétexte d'avoir besoin d'eux pour se défaire
d'un ennemi dans une querelle privée: chose fort simple en ce temps et
qui ne pouvait éveiller la défiance publique.

Après ces préliminaires, on chercha l'occasion la plus propice. Une
cérémonie religieuse pouvait réunir tous ceux que l'on voulait détruire,
André et Gianettino Doria, leurs parents et leurs adhérents principaux.
On aurait encore pu les surprendre dans un banquet que Fieschi ne pouvait
se dispenser de donner pour célébrer les noces de Jules Cibo, son beau-
frère, avec la soeur de Gianettino. Le palais Fieschi était situé sur une
hauteur qui domine la ville, dont il était comme séparé par de rapides
descentes ou par le beau pont de Carignan jeté entre deux collines au-
dessus des maisons d'un quartier inférieur. Les communications pouvaient
être facilement interceptées, et les convives seraient restés sans
défense entre les mains des conjurés. Le comte rejeta ces projets; il ne
voulait point profaner une église; il s'indignait à la pensée de violer
l'hospitalité. Les Doria devaient périr, il ne voulait pas les assassiner:
il entendait agir à force ouverte. La situation isolée de son palais ne
devait servir qu'à y cacher les apprêts d'une attaque soudaine. Calcagno
eut ordre de le remplir secrètement d'armes, d'y introduire peu à peu et
d'y cacher autant de vassaux du comte qu'il en pourrait venir à la ville
sans être remarqués. Verrina, sûr de ses sicaires, pratiqua avec plus de
confiance les populaires mécontents et les nobles sans crédit que l'on
supposait disposés à se lever contre l'oligarchie.

Une des galères de Fieschi arriva dans le port et se plaça dans la darse,
non loin de celles de Doria. Fieschi annonça qu'il la destinait à faire
la course au Levant et qu'il la faisait venir à Gênes pour en compléter
l'équipement. Ce fut un prétexte pour y mettre des armes et pour faire
venir ostensiblement de nouvelles recrues des terres du comte.

Le moment d'agir fut enfin fixé. Le premier jour de janvier mettait
toutes les familles en fête: la nuit qui suivait cette journée devait
être favorable à une surprise. Ce jour le comte visita Doria à son
ordinaire et l'entretint longtemps. Il s'arrêta familièrement chez
Gianettino, caressa les enfants de la maison et montra le visage le plus
libre, le moins suspect d'inquiétude ou de projets. En prenant congé il
avertit qu'enfin sa galère serait expédiée la nuit même, qu'il
recommanderait que le départ s'exécutât avec le moins de bruit possible
pour ne troubler le sommeil de personne; que s'il n'y réussissait pas
entièrement il en faisait ses excuses, et qu'au surplus, si l'on
entendait quelque rumeur, on n'aurait pas à s'en inquiéter, la cause en
étant connue d'avance.

Sorti avant la chute du jour du palais Doria, il passa dans quelques
lieux de réunion des nobles de Saint-Pierre pour y rencontrer les jeunes
gens sur lesquels on pouvait compter. Malgré les soins que Verrina avait
promis de prendre pour les réunir en grand nombre, on assure que Fieschi,
les invitant à venir finir la fête dans son palais, ne put rassembler que
vingt-huit convives. D'autres relations cependant donnent au comte deux
cents adhérents populaires ou nouveaux nobles. Par ses ordres ou
moyennant la vigilance de Calcagno, les portes du palais étaient ouvertes
à quiconque se présentait pour entrer, et fermées à toute sortie.

Pendant que l'assemblée grossissait et que Sacco et Verrina en faisaient
les honneurs, Fieschi dévoilait son dessein à ses frères, enflammait leur
jeune ambition et leur marquait les postes qu'ils seraient chargés
d'occuper. Suivi par eux et déjà revêtu de ses armes, il parut enfin au
milieu de ses hôtes. Ce n'est point, leur dit-il, à une fête, à de vains
plaisirs qu'il les a appelés dans ce grand jour, c'est à l'oeuvre de la
liberté qu'il les invite. Il s'agit d'affranchir la patrie, de briser le
joug des Espagnols, de renverser les fauteurs de leur usurpation,
l'insolent Gianettino et ce vieillard qui, ayant autrefois servi la
république, l'opprime aujourd'hui et s'efforce à rendre la tyrannie
héréditaire. Ils n'ignoraient pas, ces nouveaux tyrans, qu'il restait des
hommes généreux pour leur faire résistance, et Gianettino, ne reculant
devant aucun crime, avait résolu de se délivrer par une proscription de
tous ceux dont il redoutait l'énergie. Fieschi, qui se savait du nombre
des proscrits, connaissait la liste fatale; il conjurait ses amis de
prévenir le coup dont il les voyait menacés et de venir avec lui se
sauver, se venger, et rétablir la liberté et la république. Le concours
de tous les gens de bien leur était assuré.

La proposition était fort inattendue; de tant d'auditeurs peu répondirent
avec enthousiasme; les autres, étonnés, se laissèrent entraîner par
l'adhésion apparente du plus grand nombre qui approuvait ou n'osait
contredire. Deux seuls déclarèrent qu'ils répugnaient à une entreprise si
violente. Fieschi, n'ayant pu les convaincre, les laissa maîtres de ne
pas le suivre et se contenta de les faire retenir dans son palais. Déjà
chacun s'armait ou prenait à la hâte quelques aliments: on attendait le
signal de la marche. Un dernier soin retenait le comte. Sa jeune épouse,
renfermée dans un appartement écarté du tumulte des convives, ignorait
encore les projets qui les avaient fait réunir. Au moment d'en exécuter
l'entreprise, Fieschi vint enfin les lui avouer. Il sortait, et avant de
rentrer il l'aurait faite maîtresse de Gênes. La comtesse effrayée et
tout en larmes, essaya de s'opposer à sa sortie, elle le conjura de
renoncer à une tentative aussi désespérée. A ces efforts le sage Pansa
joignit ses remontrances; mais rien ne put ébranler le comte. Tout était
prêt et on ne rétracte pas un dessein avancé. Il priait sa femme et son
vieil ami de lui épargner des reproches et des craintes qui, sans le
retenir, se tourneraient pour lui en mauvais augure. Il embrassa la
comtesse et se déroba à ses tendres supplications.

Verrina avait parcouru la ville dans les ténèbres de la nuit; tout était
calme, rien n'avait transpiré. La galère était prête à occuper
l'embouchure de la darse du côté de la mer pour empêcher la sortie de la
flotte de Doria; en attaquant la porte de terre on était sûr d'enlever
cette force imposante, et Fieschi jugea que c'était l'opération
principale; il se la réserva. On se mit en mouvement, d'abord en silence;
les conjurés improvisés précédaient les troupes de mercenaires, de
paysans armés, de gens sans aveu ramassés par Verrina. Corneille, le
frère bâtard du comte, fut détaché pour s'emparer de la porte de l'Arc;
Ottobon, accompagné de Calcagno, courut attaquer la porte Saint-Thomas,
poste important qui séparait le palais Doria de la ville et de la darse.
Jérôme, tenant le centre de la cité, couvrait et liait les opérations de
ses frères.

En sortant le comte, s'emparant déjà du suprême pouvoir militaire,
déclara que ses ordres étaient donnés et que quiconque tenterait de se
dérober dans la marche ou s'écarterait de la troupe serait immédiatement
poignardé. Les plus fanatiques de liberté parmi ses compagnons lui
demandaient à leur tour une explication franche sur les vengeances qu'on
allait exercer. Il avait des parents, des amis parmi les oligarques:
viendrait-il prescrire de les épargner? Il répondit qu'il ne demandait
grâce pour aucun, qu'il les dévouait tous sans exception. Ses farouches
auditeurs applaudirent, et quelques-uns se dirent l'un à l'autre que
lorsque des nobles il ne resterait plus que lui, le peuple en finirait
aisément avec la noblesse.

Les mouvements réussirent d'abord. Le comte, maître de la darse dont il
avait forcé la porte, tandis que ses marins en avaient fermé l'issue par
la mer, se porta sur la première des galères de Doria, s'en empara, et
passa rapidement de bord en bord pour se hâter de les soumettre toutes au
milieu de la clameur des équipages et des efforts des rameurs qui
tentaient de rompre leurs fers. Ce tumulte fut la première annonce du
danger qui parvint au palais Doria. Gianettino éveillé et ne soupçonnant
qu'une révolte de ses forçats, courut au bruit, suivi d'un seul
domestique. Il ignorait que la porte Saint-Thomas était déjà occupée par
des ennemis. Tombé entre leurs mains, il fut massacré incontinent.
L'homme qui l'accompagnait, rétrogradant, porta l'alarme au palais Doria.
Le vieil André fut enlevé par de fidèles serviteurs et transporté par la
montagne dans une campagne éloignée.

La conjuration faisait des progrès. Le gouvernement, enfin averti,
rassemblait ses membres avec peine; peu de troupes, peu de citoyens
fidèles étaient sous les armes pour résister à l'insurrection. Jérôme
Fieschi, au coeur de la ville, appelait les citoyens à la liberté. Il
battit et dispersa les premières forces qui se présentèrent devant lui.
Le doge et le sénat, n'en ayant pas d'autres à lui opposer en ce moment,
recoururent à la négociation. On résolut d'envoyer vers le comte une
députation nombreuse pour lui demander ses intentions et pour lui offrir
de traiter sur toutes les satisfactions qu'il voudrait prétendre. Les
hommes les plus accrédités se chargèrent de ce message, et à leur tête
marcha Hector Fieschi, ce parent d'une autre branche qui, le premier,
avait apporté sans les pénétrer les invitations du pape à Jean-Louis. Les
députés, parvenus vers Jérôme, lui demandèrent le libre passage pour
aller trouver le comte de Lavagna. «C'est moi qui le suis, répondit à
haute voix l'imprudent jeune homme; il n'y en a pas d'autre que moi;
faites votre message.» Ce seul mot, entendu et par les amis et par les
ennemis, changea à l'instant toute la face des affaires.

Il était vrai; son frère était mort. Le malheureux Jean-Louis, au milieu
du plein succès de son entreprise, avait péri misérablement. En passant
d'une galère à l'autre, une planche ébranlée l'avait fait tomber dans la
mer. Enfoncé dans la vase de la darse, sans doute le poids de son armure
avait rendu vains ses efforts, tandis que sa troupe, emportée par le
mouvement et pensant le suivre, loin de le secourir ignorait même le
déplorable incident qui la privait de son chef. Tout était fini dans la
darse quand, le cherchant inutilement, on se convainquit qu'il manquait à
son triomphe, et l'on ne put enfin douter de sa perte. Ses principaux
amis la tenaient encore secrète, espérant d'achever la révolution en son
nom; on en fit parvenir la triste confidence à Jérôme, à l'aîné de ses
frères; il venait de l'apprendre quand la députation se présenta à lui,
et l'orgueil de se voir l'héritier du succès et des espérances de Jean-
Louis lui fit hâter cette déclaration précipitée. Ni dans son parti, ni
dans celui dont il fallait achever la défaite, personne ne pouvait
espérer ni craindre de ce jeune homme sans expérience, ce que les talents
et la résolution de Jean-Louis eussent pu seuls consommer. Ce n'était
plus qu'une émeute sans chef accrédité et sans véritable but.

Les députés bien avisés répondirent à Jérôme avec une prudente
circonspection. En les congédiant il leur intima d'aller enjoindre à leur
doge de se retirer du palais de la république. Mais en peu d'instants il
vit sa troupe décroître, ses amis se détacher; il s'aperçut que le temps
de faire la loi était passé, et bientôt arriva celui de la recevoir. Le
gouvernement avait pris courage: le nombre des nobles qui se
réunissaient au palais se grossissait sans cesse et ramenait la
confiance. Le peuple, regardant l'entreprise de Fieschi comme désespérée,
prenait les armes pour le sénat contre les perturbateurs du repos public;
dans cette situation on fit chercher le vieux Pansa; on l'envoya vers
Jérôme pour lui faire toucher au doigt le danger de sa fausse position,
pour l'avertir que, ne pouvant y tenir, il n'avait pas un moment à perdre
et qu'il ne lui restait qu'à profiter de l'indulgence avec laquelle on
souffrirait qu'il se retirât. Découragé, intimidé et sans espérance, le
jeune homme céda à ce conseil; il gagna la porte de l'Arc, et, suivi de
quelques partisans, il se retira dans le château de Montobbio, l'une des
places et la plus sûre du patrimoine de sa famille. A cette nouvelle son
frère Ottobon et ceux qui tenaient la darse avec lui, Sacco, Verrina,
Calcagno, se jetèrent sur la galère romaine et se sauvèrent à Marseille.

Le tumulte étant fini, la ville était en sûreté; l'alarme cependant se
prolongea quelques jours: on répandait le bruit que Jean-Louis n'était
pas mort, qu'il était au nombre des fugitifs qui avaient trouvé un asile
à Marseille et qu'il allait venir avec les forces françaises reprendre et
terminer son ouvrage; mais après quatre jours de recherches son corps
fut retrouvé et exposé aux regards du public; les craintes s'apaisèrent.
Le gouvernement reprit paisiblement sa marche. Le terme des fonctions du
doge de Fornari venait d'expirer; on lui donna un successeur avec les
formes accoutumées; on expédia des députés chargés de ramener André
Doria. A son retour il se fit porter au sénat. Il y reçut les témoignages
de l'intérêt public pour les dangers qu'il avait courus et pour la perte
de son fils adoptif. Le vieillard fit sentir à son tour que la confiance,
l'amitié presque paternelle trahies par ce malheureux Fieschi étaient
peut-être la blessure la plus saignante de son coeur. Il demandait une
vengeance éclatante pour la république et pour les lois de l'attentat le
plus énorme. La mémoire de celui qui était mort, la tête et les biens des
complices qui avaient survécu devaient payer la peine du crime. La
permission sur laquelle ceux-ci avaient quitté la ville n'était pas une
abolition de leur méfait; accordée d'ailleurs hors de la forme légale
des délibérations ordinaires, elle ne liait point le gouvernement. Sur
cette insistance il fut résolu de poursuivre les conjurés. Le magnifique
palais Fieschi, qui de Via Lata dominait la ville, fut rasé et sur ses
ruines fut plantée une pierre diffamatoire; elle portait la défense à
perpétuité de bâtir sur ce terrain où la perte de la patrie avait été
préparée. On leva des troupes, on commit des généraux pour aller exercer
la confiscation sur toutes les terres des comtes de Lavagna et surtout
pour assiéger Jérôme Fieschi dans Montobbio. Il y avait réuni toutes ses
ressources; ses frères étaient passés à la cour de France pour y
implorer de l'appui. Déjà Verrina, leur servant de messager, était venu
promettre aux assiégés un prompt renfort de troupes françaises. Le sénat,
qui ne l'ignorait pas et qui craignait de commettre la république avec le
puissant auxiliaire appelé par Fieschi, entreprit de faire tourner la
guerre en négociation. Pansa fut encore employé comme médiateur. On
offrait à Jérôme, pour lui faire abandonner son château, autant d'argent
qu'il en aurait voulu et toute sûreté pour en sortir; mais les
assurances que Verrina avait apportées lui firent rejeter ces
propositions avec hauteur. La place, disait-il, ne lui appartenait plus,
et les forteresses du roi de France ne se rendaient pas ainsi. Sur cette
réponse on poussa l'attaque afin de prévenir le secours. On amena devant
Montobbio de grandes forces et beaucoup d'artillerie. Cependant les
opérations contrariées et la résistance opposée firent durer le siège.
Les Français ne parurent point. Jérôme, commençant à désespérer, eût
ouvert l'oreille aux accords; il n'était plus temps. Doria exigeait le
sang des coupables, il l'obtint; la place se rendit à discrétion. Dès
l'entrée, Calcagno et quelques autres complices qui avaient prêté la
main au meurtre de Gianettino, furent mis à mort sans formalité, et,
disait-on, par un ordre spécial du sénat. Les autres prisonniers furent
réservés pour un simulacre de procédure. Jérôme Fieschi et Verrina eurent
la tête tranchée. Les fortifications de la place furent démolies. La
république prit possession des domaines que la famille Fieschi tenait sur
son territoire. Charles V confisqua les fiefs qui relevaient de l'empire,
attendu qu'ayant à son service les galères de Doria, leur attaque était
un crime féodal dans la personne d'un de ses vassaux. André Doria et sa
famille furent gratifiés de ces terres confisquées.

Le pape, qui trop évidemment avait encouragé l'entreprise des Fieschi, se
crut obligé d'adresser à André Doria une lettre de consolation pour la
mort de Gianettino. Doria n'en fut que plus blessé, et peu après le pape
ayant perdu le duc de Plaisance, son fils, assassiné par quelques
conspirateurs, Doria, écrivant à son tour sur cette mort violente,
affecta de lui renvoyer les mêmes termes de sa froide condoléance.


LIVRE DIXIÈME.
RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX
PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE
CONSTITUTION.
1548 - 1576.

CHAPITRE PREMIER.
Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du
Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.

(1548) L'assassinat de Farnèse avait fourni à l'empereur l'occasion de
s'emparer de Parme et de Plaisance. Pour le maître du duché de Milan
c'était faire un grand pas dans le projet favori d'unir sous une couronne
royale toute l'Italie supérieure. Le désir de comprendre la seigneurie de
Gênes dans ce plan ambitieux, l'espérance de trouver des facilités pour y
réussir dans le dévouement de Doria et dans son crédit sur sa ville
natale, ne pouvaient manquer de se présenter à l'esprit de Charles et de
ses ministres. Ils s'emparèrent comme d'un prétexte des conséquences de
la conjuration de Fieschi. Déjà dès les premiers moments, le gouverneur
de Milan avait voulu faire marcher des troupes pour rétablir, disait-il,
l'ordre et la sécurité. On s'était hâté de décliner cette intervention
officieuse; l'ordre et la sécurité étaient déjà raffermis; mais
l'ambassadeur Figuera, qui habitait Gênes depuis longtemps et qui
n'ignorait pas l'art d'y semer des intrigues, affectait de grandes
craintes. L'entreprise, selon lui, n'était pas un tumulte d'enfants
perdus; elle avait de profondes racines, et il fallait se prémunir contre
une nouvelle explosion. L'empereur était fondé à y veiller pour la sûreté
de ses propres États d'Italie. Après avoir répandu ces insinuations, il
fit agir ses créatures; le ministre de l'empereur n'en manquait jamais
dans Gênes; beaucoup d'hommes même importants s'étaient adonnés aux
volontés d'une si grande puissance pourvue de tant de moyens d'obtenir,
d'intimider et de corrompre.

Ils eurent la lâcheté de signer une supplique secrète à l'empereur, pour
l'inviter à donner à Gênes une garnison impériale et à exiger l'érection
d'une citadelle capable de garantir sous son autorité la tranquillité de
la république.

Ferdinand Gonzague, alors gouverneur de Milan, était l'artisan principal
de ces menées. Charles V, facilement persuadé qu'elles seraient conduites
à effet au gré de son ambition, expédia à Gênes son ministre Granvelle et
avec lui des ingénieurs chargés de choisir la place où la forteresse
impériale serait élevée. On ne doutait pas que Doria ne concourût dans un
dessein qui semblait provoqué par les sollicitations des autres Génois
partisans de l'empereur. Granvelle allait donc lui en faire l'ouverture;
mais, à la grande surprise du négociateur, l'amiral montra une inflexible
résistance à ce qui menaçait l'indépendance de sa patrie. Il attesta les
promesses faites de protéger la liberté génoise. Plus il était
sincèrement dévoué, moins il laisserait tacher la gloire de Charles par
une injuste usurpation. Et quant à lui, comblé de faveurs, honoré de tant
de confiance, il était résigné à renoncer à tout, plutôt que de manquer à
la défense des droits de son pays. Granvelle insistant, le courageux
citoyen s'adressa directement à l'empereur; et, la tergiversation des
réponses échauffant la vivacité des répliques, Doria prit le parti
d'assembler chez lui les nobles dont l'ambassadeur espagnol avait
extorqué les signatures. Il leur fit honte de leur faiblesse, il les
obligea à désavouer le voeu antipatriotique qu'on leur avait dicté; et,
après les avoir ramenés à de meilleures vues, il se rendit au sénat, il
dénonça hautement les projets qui menaçaient la république. Il demanda au
gouvernement de revendiquer ses droits et de défendre la liberté de sa
patrie. Cet appel fut entendu, l'opinion publique fut unanime; et rien
n'étant plus populaire à Gênes que le sentiment de la nationalité, on se
souleva de toutes parts pour écarter ce qui l'inquiétait. Les ingénieurs
espagnols exploraient les hauteurs, mesuraient, traçaient des plans; le
peuple en tumulte se porta contre eux, détruisit leurs préparatifs et les
réduisit à la fuite. Le sénat prit, pour sauver leur vie, les mesures de
sûreté les plus propres à leur inculquer l'idée du plus grand danger.
Granvelle connut que sa mission se prolongerait inutilement; il repartit.
Doria, écrivant de nouveau à l'empereur, se servit de ce qui s'était
passé pour lui faire entendre les vraies dispositions du pays et
l'inutilité des tentatives que l'on ferait pour donner un maître étranger
à la république. Charles n'insista pas et ajourna pour un peu de temps
son ambitieuse fantaisie.

Cependant cet incident eut de longues et sérieuses conséquences. Doria
crut devoir racheter sa franchise patriotique par quelques démonstrations
qui ôtât à l'empereur le prétexte de demander de nouvelles garanties pour
la sécurité commune. Doria lui-même avait été profondément blessé dans
ses affections et dans son système. De cette diffusion de la noblesse, de
cette égalité entre tous les nobles que lui-même il avait introduite dans
le sein du gouvernement, il voyait sortir le pouvoir menaçant d'une
majorité formée par les nobles intrus; il voyait la conduite des affaires
prête à dépendre non-seulement de chances fortuites d'un tirage au sort,
mais des combinaisons factieuses entre des éléments inégaux en nombre, au
mépris de cette supériorité de crédit et d'importance contre laquelle il
n'eût jamais cru des hommes nouveaux capables de se révolter. Ces hommes,
à peine sortis de la classe des plébéiens, s'appuyaient encore de celle-
ci, et enfin, ce qui n'était pas moins à craindre, ce qui venait de se
voir, il suffisait d'un ambitieux habile à caresser ces nobles encore
bourgeois, pour que le chef fût un Fieschi ou un Spinola, au lieu d'être
Doria. L'amiral mit tout en oeuvre pour prévenir cet affront et ces
bouleversements. Il présumait assez de la reconnaissance publique pour
espérer qu'on lui laisserait corriger son propre ouvrage. En effet, il
obtint qu'une baillie de huit membres serait chargée de la révision de
certaines des formes du gouvernement. Il présida à cette réunion. Sur les
huit, il disposait, dit-on, de quatre voix; il en séduisit deux de plus,
et, après une vive résistance, les deux autres cédant enfin1, le sénat, à
son instigation, se servit du pouvoir législatif que la constitution de
1528 lui avait laissé pour convertir en loi les changements que le vieil
amiral exigea dans l'intérêt de l'oligarchie. Sur les quatre cents
membres du grand conseil les trois cents qu'y introduisait le sort entre
tous les nobles ne nommèrent plus leurs cent autres collègues. Parmi ces
quatre cents ce ne fut plus le sort qui désigna les cent membres du
consiglietto. L'une et l'autre de ces nominations passèrent aux deux
collèges réunis avec l'adjonction des huit protecteurs de Saint-George,
des cinq suprêmes syndicateurs et de sept autres notables magistrats. Les
vingt-huit électeurs qui participaient à l'élection du doge et ceux à qui
l'on confiait le concours à l'élection des sénateurs, furent choisis non
plus par le grand conseil, mais par le consiglietto.

C'est ainsi que l'influence sur les choix fut rapportée aux magistrats
principaux et enlevée au sort et par conséquente la faction la plus
nombreuse et la plus populaire de la noblesse. On ne craignit plus de
voir une élection imposée comme celle du doge de Fornari, et ceux qui
l'avaient subie, il y avait deux ans, en sentant leur force ne tardèrent
pas à en faire porter la peine à celui-ci. Peu après il fut accusé
d'avoir correspondu avec la cour de France. Les anciens nobles et
l'ambassadeur de Charles V s'unirent pour invoquer sa punition. Il fut
arrêté et mis en jugement. Il avouait une correspondance, mais elle se
bornait, suivant lui, à la répétition d'une créance sur le gouvernement
français. Une sentence le priva du titre, des honneurs de procurateur à
vie et de la noblesse, le condamnant à une relégation perpétuelle dont le
lieu lui fut assigné à Anvers. De Fornari se rendit en Flandre; il y
vécut sans intrigue et y mourut honoré.

On n'avait pas attendu de voir ce premier essai des avantages que
l'aristocratie venait d'acquérir pour en apprécier les conséquences. Le
parti de Saint-Pierre sentait ses pertes et se répandait en murmures et
en réclamations. Il s'adressait au public, il décriait la loi nouvelle et
cherchait à la rendre odieuse et même ridicule. Le vieux Doria avait dit
d'avance qu'il avait quelque chose à retoucher pour perfectionner le
galbe de sa république. De cette expression bizarre, défigurée par un
diminutif et par la prononciation génoise, la loi fut appelée du
garibetto (pour galbetto), et c'est sous ce nom qu'elle devint et resta
la cause constante des dissensions jusqu'en 1576; car autant les nobles
populaires détestaient cette loi, autant les anciens nobles tenaient à la
réforme. De bons observateurs assurent qu'une certaine préoccupation leur
en faisait exagérer l'intérêt et le besoin. Le souvenir de la loi qui, si
longtemps et jusqu'en 1528, avait exclu les nobles de la première place
du gouvernement et notamment de celle de doge, frappait encore les
esprits. Les anciennes familles sur qui avait pesé cette exclusion ne
pouvaient croire que les populaires n'eussent pas un plan arrêté pour le
faire revivre, sinon en droit, du moins en fait, en se prévalant des
avantages que leur nombre leur donnait dans les chances du sort, si la
nouvelle loi était écartée2.

(1548) D'autres combinaisons ne tardèrent pas à réveiller les inquiétudes
de la république sur son indépendance. Il paraît bien certain que Charles
avait conçu le dessein de fonder en Lombardie un grand État pour en doter
don Juan d'Autriche, si même ce plan ne se liait pas à celui de
dédommager l'infant don Philippe de la couronne impériale, à laquelle
Ferdinand, nommé roi des Romains, se refusait à renoncer. L'occupation de
Gênes eût été une partie essentielle de ce projet; elle eût uni en un
corps les possessions que Charles avait successivement acquises dans le
nord de la Péninsule; elle aurait assuré sa possession dans la mer
Méditerranée.

Cosme Médicis, grand-duc de Toscane, Gonzague, gouverneur du Milanais, et
le duc d'Albe, le plus accrédité des confidents de l'empereur, avaient le
secret de ses desseins. Le dernier était chargé de conduire d'Allemagne à
Madrid l'archiduc Maximilien qui devenait le gendre de Charles; on
annonçait qu'à son retour il ramènerait l'infant don Philippe mandé par
son père; mais d'Albe cheminant avec lenteur, avant de quitter l'Italie
pour l'Espagne, s'arrêta à Milan, puis à Plaisance, et là, grâce à ce que
les Farnèse y avaient encore de créatures, lé pape, inquiet de ces
menées, découvrit qu'on avait tenu de secrètes conférences. Le gouverneur
de Milan, un agent de Médicis, un noble génois, vendu à l'empereur, s'y
étaient réunis. Quelques indiscrétions échappées mirent sur la voie des
projets dont on s'était occupé dans ce congrès. Le pape fit à la
république la prompte confidence de ses soupçons, l'avertit qu'un coup de
main serait tenté sur Gênes et l'invita à se tenir sur ses gardes.

La flotte de Doria avait été commandée pour le voyage de l'infant;
l'amiral était allé lui-même le recevoir à Barcelone sur sa galère. Quand
il eut fait voile et qu'on put calculer comme imminents son retour et
l'arrivée de Philippe, le sénat reçut presque à la fois deux messages
assez significatifs. Le duc de Florence fit savoir qu'il viendrait à
Gênes rendre hommage au prince, et que les routes étant peu sûres, il
serait escorté de deux régiments de cavalerie et de quelques troupes de
fantassins. Gonzague, de son côté, venait de Milan; et comme en Espagne
on n'avait pu embarquer sur la flotte un nombre de troupes suffisant pour
accompagner le prince, il amenait au-devant de lui deux mille chevaux et
deux mille hommes de pied pour lesquels il requérait que l'on préparât
les logements; ces forces étaient déjà en chemin.

Mais à Gênes, depuis l'éveil donné par le pape, les résolutions étaient
prises. On avait organisé une garde urbaine, on lui avait donné des chefs
déterminés. Une volonté arrêtée, des réponses fermes avertirent
clairement que ces démonstrations étaient sérieuses et qu'on ne prendrait
point la république en défaut. On fit savoir à Milan qu'il n'y avait pas
à Gênes de logements pour tant de monde. Gonzague serait le bienvenu de
sa personne; mais s'il amenait plus de vingt hommes d'armes, il
trouverait la porte fermée. On signifiait au duc de Florence que, venant
en ami dans un pays tranquille et sûr, il n'avait besoin que du cortège
ordinaire de sa maison et qu'on ne laisserait pas ses soldats passer la
frontière. Le duc entendit cette réponse, et ne vînt pas; Gonzague
négociait, non sans accuser les Génois de défiance et d'ingratitude;
mais il dut renvoyer les troupes qu'il avait mises en marche. On n'admit
que deux cents chevaux et trois cents fantassins, que l'on cantonna à
quelque distance de la ville, où il ne leur fut pas permis d'entrer.

Cependant, la flotte partie d'Espagne arrivait à la vue des côtes de la
Ligurie. Le vieux Doria avait reçu de Philippe un accueil flatteur et des
caresses affectées. Tout à coup le prince demande si son logement à Gênes
a été préparé au palais du gouvernement; il manifeste l'intention de s'y
établir. Doria se récrie d'abord; fier d'avoir eu l'empereur pour hôte,
ce serait une trop sensible disgrâce pour lui si le fils refusait de lui
faire le même honneur que le père: tout était prêt au palais Doria, et
il suppliait l'infant de ne pas dédaigner ce séjour. Le prince insiste
avec hauteur; poussé à bout, l'amiral reprend avec une noble rudesse,
qu'il n'est pas chargé de répondre à cette exigence inattendue; ce n'est
pas lui qui dispose du palais de la république; le prince peut le
demander; mais franchement il est peu probable que ceux qui l'occupent
soient inclinés à le céder. Cette déclaration excite un vif
mécontentement parmi les courtisans espagnols; mais, quand par un
bâtiment léger expédié de Gênes à la rencontre de la flotte, on sut avec
quelles dispositions l'accès avait été refusé aux troupes de Milan et de
Florence, on connut qu'il n'était pas temps d'insister pour établir le
prince au palais public. Philippe en revint à accepter gracieusement la
noble hospitalité d'André Doria.

Si cette relation génoise est sincère, il faut croire que les courtisans
espagnols avaient fait dévier Philippe des instructions qu'il avait
reçues d'un sage conseiller3. Elles l'avertissaient que les Génois
n'étaient pas ses vassaux, quoiqu'on pût disposer de leurs services comme
s'ils l'étaient, et que, jaloux de leur indépendance comme on l'est dans
toutes les républiques, ils le seraient d'autant plus qu'elle leur était
toute nouvelle. On lui recommandait de ne pas les blesser, de s'observer
pour cela dans toutes ses paroles, de leur répéter que son auguste père
n'avait rien tant à coeur que leur liberté et leur bien-être, qu'il l'a
chargé lui-même de s'informer de tout ce qui peut être à leur avantage.
Il doit caresser Doria; il peut prendre ses avis et lui montrer de la
déférence: mais on lui indique un obscur secrétaire de la légation
espagnole, vieux résident de Gênes, qu'il doit se faire amener très-
secrètement. Cet agent lui dira ce que sont les hommes qui gouvernent et
lui signalera ceux qui sont le plus dévoués à la couronne d'Espagne.

A l'arrivée du prince à Gênes, la réception fut solennelle et magnifique.
Le doge et le sénat attendaient le prince à la sortie de sa galère, et
l'on ne fut avare d'aucune démonstration de respect et de zèle. Mais au
milieu des fêtes, des cérémonies religieuses, des cortèges militaires, le
ressentiment et la défiance ne purent se voiler. Le peuple contemplait ce
faste superbe, mais il voyait d'un oeil ennemi ces troupes dont la
discipline et les armes portaient un aspect menaçant au sein de la paix.
Un officier espagnol était aux arrêts pour une faute grave; ses chefs
obtinrent de le déposer dans la tour du palais, prison d'État des Génois.
Quelques soldats l'avaient amené, mais on eut à le faire comparaître
devant ses juges, et pour l'y conduire on envoya à travers la ville
cinquante arquebusiers armés de toutes pièces et la mèche allumée. Le
peuple étonné s'attroupa sur leur passage. Quand ils se présentèrent au
palais public, on crut qu'ils venaient le surprendre, les grilles furent
fermées devant eux, on se mit en défense, et eux-mêmes croyant avoir à
forcer les portes, firent usage de leurs armes. On se battit, plusieurs
assaillants furent tués. Les chefs accoururent de part et d'autre, on
s'expliqua et l'on arrêta le tumulte qui devenait populaire. Le
gouvernement s'excusa près de Philippe sur ce malentendu, secrètement
satisfait que les Espagnols eussent reçu ce témoignage des dispositions
du peuple de Gênes. Le prince parut agréer ces explications et hâta son
départ.

(1548) Peu après, la république était menacée d'un nouvel orage; mais il
éclata au dehors sans l'avoir atteinte. C'était en quelque sorte un
réveil de la conjuration des Fieschi. Trois frères du malheureux comte de
Lavagna lui survivaient: Ottobon, Scipion et le bâtard Corneille.
Scipion vivait à Rome; trop jeune au temps de la conjuration, il n'avait
pas été impliqué dans le procès fait à ses frères. Sa portion des biens
patrimoniaux de leur maison lui avait été conservée. Les deux autres
erraient dans l'Italie avec un grand nombre de proscrits. Ils unirent
leurs ressentiments à ceux de Jules Cibo, leur allié, frère de la veuve
de Jean-Louis Fieschi; rejeton d'une illustre famille génoise et petit-
neveu d'un pape, il réclamait le duché souverain de Massa de Carrara,
héritage de son père. Mais la veuve sa mère, tutrice intéressée, avait
obtenu pour elle-même l'investiture de ce grand fief, et Jules à sa
majorité en prétendit vainement la possession. Ne pouvant l'obtenir ni de
sa mère ni de l'autorité suzeraine de l'empereur, il se fit justice de
vive force et s'établit dans Massa. La douairière invoqua la puissance
impériale. Le fils fut chassé et quelque temps emprisonné. Ardent,
ambitieux, ulcéré par un traitement rigoureux qu'il accusait d'horrible
injustice, il permit tout à ses ressentiments. Le pape Paul III les
caressa, suivant sa politique, et l'adressa aux cardinaux français que
Henri II tenait alors à la cour de Rome. Henri épiait toujours tout ce
qui pouvait troubler la domination espagnole en Italie. Cibo offrit ses
services, et les Fieschi furent prompts à proposer pour premier complot
une tentative sur Gênes; mais tandis que ces plans se tramaient, Cibo eut
la perfide imprudence d'entreprendre de persuader aux ambassadeurs de
Charles qu'il leur vendait les secrets de la France et que c'était pour
les déjouer qu'il allait feindre de les embrasser. Suspect par cette
précaution même, il fut surveillé à Rome, à Venise, et, en un voyage au
terme duquel il se croyait en état d'agir, il fut arrêté par ordre de
l'empereur, conduit à Milan, jugé et condamné à une mort qu'il reçut
lâchement. Une sentence de confiscation fut portée alors contre Scipion
Fieschi. La France devint son asile, il s'établit dans cette cour où il
trouva d'autant plus d'appui que sa famille n'était pas sans alliance
avec Catherine de Médicis. Il fut, sous Henri III, un des premiers
chevaliers du nouvel ordre du Saint-Esprit. Depuis ce temps toutes les
fois que la France chercha des griefs pour inquiéter les Génois, la
réclamation des biens confisqués injustement, disait-on, sur Scipion
Fieschi fut un des sujets de plainte allégués. Il en fut encore question
au bombardement de Gênes sous Louis XIV. Ottobon, impliqué dans le
soulèvement de la Corse, dont je vais parler, et fait prisonnier à la
guerre, fut livré à André Doria qui, en vertu des anciennes sentences et
de son propre ressentiment, le fit mettre à mort sans plus de formalité.


CHAPITRE II.
Guerre de Corse.

En 1551 la guerre éclata entre Charles V et Henri II. Les Génois
déclarèrent leur neutralité, c'est-à-dire qu'ils la mendièrent auprès des
deux puissances. Mais Charles les tenait par trop de liens pour que Henri
ne les regardât pas comme les auxiliaires secrets de son ennemi et pour
qu'il se fît scrupule de prendre ses avantages à leur préjudice.
L'occasion en fut fournie par un homme d'un grand et implacable caractère
dans lequel Gênes n'avait su voir qu'un sujet obscur et rebelle: c'était
le Corse Sampier, dont le fils et le petit-fils ont été connus en France
sous le nom d'Ornano.

Il était né dans le village de la Bastelica, dont il porta d'abord le
nom, suivant l'usage du pays. Sorti d'une condition assez basse, il
servit jeune à Rome, en Toscane, puis en France. Catherine de Médicis
l'avait protégé comme un homme de résolution, capable de tout faire. Sa
valeur l'avait fait avancer dans la carrière militaire. Les suites d'un
duel le firent repasser en Corse. Il y épousa Vanina Ornano, d'une des
plus nobles familles de l'île, alliance que lui valurent, malgré les
préjugés de la naissance, sa réputation et ses grades à la guerre.
Pendant son séjour dans l'île, ennemi, comme tous les coeurs généreux, de
la domination étrangère qui assujettissait sa patrie à une compagnie
marchande, il s'unit avec un des Fregose, l'un pour renverser le
gouvernement qui avait enlevé Gênes à sa famille, l'autre pour
débarrasser la Corse des chaînes de ce gouvernement. Sur le soupçon ou
sur la preuve de cette intrigue, Spinola, commandant génois, tendit un
piège à Sampier et le retint prisonnier. Sa captivité fut longue et
pénible. L'intercession de la cour de France la fit cesser, mais le
prisonnier libéré n'en emporta pas moins un mortel ressentiment, et il ne
pensa plus qu'à la vengeance.

Il était retourné au service de France, et il se trouvait en Piémont
quand lu guerre se déclara. Les grands coups se portaient en Picardie et
en Flandre, mais les Français ne pouvaient renoncer à l'Italie. Ils
occupaient les États du duc de Savoie, ils avaient porté des troupes en
Toscane. Une flotte barbaresque, commandée par le fameux corsaire Dragut,
était unie avec celle du capitan-pacha. Elle menaçait les côtes et les
îles de la Méditerranée. Sampier en profita pour faire agréer le projet
de s'emparer de la Corse au moyen de ces forces et de ses propres
intelligences. Termes était le général de l'expédition; il y avait
embarqué deux mille cinq cents hommes de bonnes troupes; Sampier et les
Ornano, les parents de sa femme1, leur promettaient dans le pays des
auxiliaires sûrs qu'ils se réservaient de commander: c'est ainsi que
l'armée se présenta devant Bastia.

Les Génois qui gouvernaient l'île au nom de la maison de Saint-George,
l'inondaient d'officiers, d'administrateurs et de préposés du fisc. Ce
régime, trop pesant pour un pays pauvre, était aggravé par l'avidité de
tous ces étrangers qui, se croyant en exil sur cette terre sauvage, se
hâtaient d'y amasser quelque fortune. Ainsi se succédaient sans cesse les
exactions, les concussions, pour autant qu'elles pouvaient s'exercer sur
une région si dépourvue de richesse et sur un pays si peu docile à un
joug odieux. Les procédés arbitraires, le despotisme des magistrats, le
superbe dédain des Génois pour un peuple demi-civilisé, leur défiance de
sa bravoure insubordonnée et vindicative, multipliaient chaque jour les
mécontentements et les révoltes. C'est par les supplices seuls qu'on
croyait les étouffer; il n'y avait pas d'autre politique à Gênes et il
n'en venait pas d'autres instructions. Les familles distinguées (car il y
avait en Corse des restes d'une noblesse féodale très-ancienne et très-
vaine) étaient tout à la fois les objets du mépris et de la jalousie des
nobles génois. Ce pays était toujours divisé en partis ennemis, et
cependant à peine cette circonstance donnait à Gênes quelques partisans,
sujets encore à de fréquentes défections et bientôt irrémissiblement
aliénés.

Dans cette île montueuse où la nature et la civilisation n'ont ouvert que
peu de communications, la puissance des maîtres étrangers parvenait à
peine dans l'intérieur. Essentiellement maritime, elle n'occupait guère
que le rivage, à l'exception de la ville de Corte; mais des garnisons
tenaient les ports de mer, Bastia, Ajaccio, Calvi; pour Bonifacio, depuis
qu'on l'avait enlevée aux Pisans c'était une ville toute génoise, une
véritable colonie.

(1552) L'expédition française débarqua: Bastia fut prise d'assaut et
livrée au pillage. De là partirent pour soulever toute l'île de nombreux
émissaires qui allumèrent un incendie universel. En peu de temps le
pouvoir de Gênes et de Saint-George ne fut reconnu qu'à Bonifacio et à
Calvi. On résolut d'attaquer ces deux places à la fois. Dragut entreprit
le siège de Bonifacio. Les assiégés lui opposèrent une résistance longue
et désespérée. L'effroi qu'il inspirait animait à se défendre, et le
peuple renfermé dans la ville soutenait que dans la nuit on voyait en
l'air des protecteurs célestes prêts à repousser les ennemis; mais les
ressources terrestres s'épuisèrent. Les Corses mêlés aux assiégeants
trouvaient dans la ville des oreilles pour entendre à la menace d'un
horrible assaut qui livrerait une cité chrétienne à des corsaires
mécréants. On capitula. Ce ne fut pas sans éprouver une partie des maux
qu'on avait craints. Après la reddition de la place, Dragut se fit payer
par les Français pour la leur remettre. Ce marché fait, il retourna au
Levant avec son butin et ses captifs.

(1553) Au bruit inattendu de l'invasion et du soulèvement, Gênes avait
été frappée de stupeur et la république parut hors d'état de défendre la
Corse. Tandis que Sampier occupait Corte, qu'il parcourait l'île en tout
sens, entraînant les populations ou livrant au ravage tout ce qui
hésitait à suivre son impulsion, Termes assiégeait Calvi, et, ne doutant
pas d'un prompt succès qui devancerait tous les secours, il avait renvoyé
les galères françaises sur la côte de Provence; l'événement fut tout
autre. L'étonnement des Génois ne fut pas long, et, ce premier moment
passé, on ne perdit ni temps ni courage. Christophe Pallavicino arriva le
premier; il amena quelques renforts à la garnison de Calvi; il défendit
la place avec valeur et intelligence, et donna le temps d'attendre de
plus grands secours. Augustin Spinola débarqua ensuite avec trois mille
hommes (1554). Enfin André Doria, infatigable nonagénaire, vint prendre
le commandement suprême, conduisant avec lui huit mille fantassins et
cinq cents chevaux. Sur ce nombre deux mille hommes avaient été fournis
par le gouverneur de Milan, deux mille cinq cents par le duc de Florence;
la république soudoyait le reste; Charles V avait promis de rembourser
la moitié de la dépense. Quinze vaisseaux et trente-six galères
composaient l'armée navale. Avant l'apparition de ces forces, celles de
Spinola avaient obligé Termes à abandonner le siège de Calvi. Débarrassé
du soin d'y accourir, Doria reconquit Bastia et entreprit de reprendre
San-Fiorenzo. L'attaque et la résistance furent également vives. L'armée
génoise manquait de vivres; une épidémie la travailla. Elle fut elle-même
en quelque sorte assiégée dans son camp. La flotte française revint se
montrer, mais elle n'osa pas se commettre avec les forces supérieures de
Doria. Celui-ci apprit à ses troupes à supporter les privations, à
surmonter les obstacles. Après trois mois, Orsini, qui commandait San-
Fiorenzo, ayant vu s'épuiser toutes ses ressources, consentit à la
capitulation et ramena ses troupes en France. Doria avait refusé de
comprendre les Corses dans le traité; c'étaient pour lui des rebelles
que sa république avait mis hors la loi. Les hommes de coeur qui étaient
renfermés dans la ville firent leur sortie les armes à la main; une
partie se fit jour à travers les rangs ennemis.

Les maladies et les combats avaient coûté dix mille hommes à l'armée, à
la flotte et aux garnisons génoises. Doria fut rappelé pour le service de
Charles V; Termes, aidé de Sampier, reprit alors ses avantages. On se fit
sur tous les points une guerre marquée des deux côtés par d'horribles
représailles. Vainement les administrateurs de Saint-George
s'apercevaient que la perte de tout ce qui dépérissait dans l'île tombait
sur eux, que chaque incendie, par qui qu'il fût allumé, ruinait un de
leurs contribuables et leur aliénait un sujet; rien n'arrêtait les
dévastateurs. Les succès furent longtemps partagés. Les Génois
remportèrent quelques victoires, mais peu à peu la fortune les abandonna,
ils furent défaits à Sainte-Marie de Pietralba. Ils ne purent tenir la
campagne, et bientôt il ne leur resta que Calvi, Porto-Vecchio et Bastia.

A cette époque Termes et Sampier avaient quitté la Corse. Ils y étaient
devenus ennemis déclarés. Le premier, fait maréchal de France, avait été
rappelé pour commander l'armée française en Piémont. Sampier, qui avait
obtenu la patente de maréchal de camp des troupes italiennes au service
de France, croyait garder le commandement suprême dans l'île, et c'est
probablement la jalousie de ce haut emploi qui l'avait brouillé avec le
maréchal. Mais sur les rapports et les plaintes de celui-ci, Sampier fut
mandé à Paris, et Orsini fut en Corse le successeur de Termes.

(1555) Rien n'égale la misère à laquelle était réduite en ce temps cette
île malheureuse exposée aux ravages journaliers des gens de guerre des
deux partis. Les cultures avaient été interrompues; c'était une année de
disette. Pour comble de maux, le concours de tant de vicissitudes avait
renouvelé l'esprit de faction si familier au pays. On distinguait les
blancs et les noirs, et cette distinction était signalée par les haines
et par les vengeances sanglantes. Orsini assiégea Calvi. Doria, revenu
avec des forces nouvelles, tenta inutilement de jeter des secours dans la
place; mais à son tour, Dragut, qui avait ramené ses galères turques au
siège, livra d'inutiles assauts, échoua de même devant Bastia et repartit
mécontent. Cette assistance nuisit plus qu'elle ne servit aux Français.
Tandis qu'ils accusaient les Turcs de vendre leur retraite aux Génois,
les Corses mêmes, confédérés avec les Français, trouvaient impie et
odieuse l'alliance de ceux-ci avec les Turcs, détestaient la barbarie de
ces infidèles; ils massacraient tous ceux qu'on trouvait épars dans la
campagne; et cette impression s'emparant des esprits, les populations
des deux districts entiers déclarèrent qu'ils renonçaient à l'alliance
des Français et retournèrent solennellement à l'obéissance de Saint-
George.

On renvoya Sampier dans l'île pour remédier à la défection. Il fit
rétracter ces déclarations, mais ses succès ne furent pas de longue
durée. Jaloux d'Orsini comme il l'avait été de Termes, il apporta plus
d'éléments de troubles que de moyens de rétablir les affaires de son
parti. On essaya avec son concours de surprendre Calvi; mais les Français
d'Orsini et les Corses de Sampier furent battus. Ce dernier ne dut son
salut qu'à la vitesse de son cheval. Les Génois dès lors reprirent le
dessus.

Un armistice entre les puissances belligérantes précéda la paix de
Cateau-Cambrésis. Il ne suspendit que très-imparfaitement les mouvements
qui agitaient la Corse; les dissensions parmi les insulaires ne firent
que redoubler. La hauteur et la violence de Sampier lui suscitaient des
antagonistes. Enfin la paix fit retirer (1557) l'armée française; le
traité restituait l'île aux Génois2. Des commissaires de la république
allèrent reprendre possession, relever des ruines, calmer les esprits,
s'il se pouvait. Ils n'en prirent pas toujours les vrais chemins.
Malheureusement la guerre avait ruiné Saint-George, et l'on crut avoir le
droit et la nécessité de tirer de la Corse quelque ressource pécuniaire.
On chercha des bases pour asseoir des impôts Ainsi, on se pressa d'exiger
de tout propriétaire une déclaration de ses biens et de leur valeur.
Cette inquisition fiscale alarma soudain toute l'île et fit éclater de
nouveaux soulèvements. Sampier était toujours là. Il ne comptait
nullement se prévaloir de l'amnistie stipulée à la paix; mais il
reconnut que sans des secours étrangers il ne pourrait se maintenir en
armes contre les oppresseurs de sa patrie. Il se réfugia en France, et
Gênes prononça la confiscation des biens du fugitif.

Nous n'interromprons point le récit de ses aventures et des affaires de
la Corse. Après la mort de Henri II, les minorités et les guerres civiles
ne favorisèrent pas en France les projets de Sampier. Cependant Catherine
de Médicis l'écouta et lia une intrigue en sa faveur. Elle ménagea un
traité suivant lequel Philippe II eût cédé la Sardaigne à Antoine de
Bourbon, en indemnité du royaume de Navarre; il aurait accordé son appui
pour joindre la Corse à la Sardaigne, et Sampier aurait été l'instrument
de la conquête; mais, pour exécuter ce marché, les secours que la reine
avait promis de prêter ne se trouvaient pas; l'impatient Sampier se
charge d'en aller solliciter d'autres. Il part et se rend sur la côte
d'Afrique; il va réveiller l'avarice et l'avidité de Dragut. De là il
passe à Constantinople, afin d'obtenir de Soliman le consentement dont le
raïs avait besoin pour prendre part à l'expédition projetée. Vaine
espérance! la nouvelle de la mort imprévue d'Antoine de Bourbon vient
détruire ces combinaisons.

De nouveaux malheurs attendaient Sampier dans son retour en France.
Vanina, dont son mari était vain et jaloux, n'ayant pu le suivre dans son
voyage, il l'avait laissée à Marseille en chargeant ses amis de veiller
sur elle; des émissaires de la république avaient gagné un prêtre de sa
maison instituteur de ses enfants. Par ses insinuations et en profitant
de la longue absence du mari, on effraya, on ébranla la constance de la
femme. Gênes lui tendait les bras, elle y serait reçue avec honneur. Dès
qu'elle y serait rendue, tous ses biens confisqués lui seraient
restitués. Sampier, dont les espérances étaient désormais détruites,
s'estimerait heureux de trouver sa paix faite et de n'avoir qu'à la
ratifier. Vanina céda: on ignore si d'autres séductions se mêlèrent à
celle-ci. Quoi qu'il en soit, elle s'embarqua secrètement pour Gênes avec
son plus jeune fils, emportant les effets les plus précieux qu'elle put
enlever de sa maison. Mais un des confidents du mari s'aperçut de la
fuite assez à temps pour suivre et rejoindre sur la mer la malheureuse
femme; il l'arracha à ceux qui la conduisaient.

Quand Sampier fut revenu et qu'il eut connu par ses yeux toute la vérité,
il alla trouver sa femme que l'on avait gardée à Aix, et, après un sombre
accueil, il la ramena sans autre démonstration à Marseille, dans cette
maison qui, encore dépouillée, rappelait si bien l'entreprise fatale de
Vanina. Là, il lui annonça froidement que l'offense était irrémissible et
mortelle. Il la laissa trois jours à son agonie: c'est le terme que
l'usage d'Italie accorde aux condamnés pour réconcilier leur âme avec le
ciel. Ce délai passé il reparut et demanda à sa victime, avec le même
sang-froid, quel genre de mort elle avait choisi. Il n'y avait nulle
pitié à attendre; elle voulut pour toute grâce mourir des mains de son
mari, afin de sortir du monde sans qu'aucun autre homme que lui l'eût
jamais touchée. Il approuva cette délicatesse, et il l'étrangla.

(1564) Après cette cruelle exécution il porta son désespoir partout où il
crut susciter des ennemis à Gênes et des vengeurs à la Corse. Il implora
la France, les Médicis, les Fieschi, les Fregose. Repoussé de toutes
parts, odieux à tous pour le meurtre de Vanina, il se rejeta dans l'île,
tout proscrit qu'il était; à peine il était suivi d'une poignée de
partisans.

Une taxe de trois pour cent sur les propriétés, une capitation d'une
livre par personne avaient été imposées par les Génois. Si les mesures
préparatoires de ces impôts avaient déjà causé des troubles, la levée en
fit éclater des révoltes. Sampier en profita, il renouvela la guerre, et
il eut d'abord des succès. Il reçut quelques secours de France. Alphonse,
son fils aîné, le rejoignit. Mais les Génois eurent des renforts et
regagnèrent du terrain. Les dévastations et les barbaries se répétèrent
de tout côté. Un commandant génois fait prisonnier fut donné à dévorer à
des chiens à peine plus féroces que leurs maîtres.

(1567) La trahison ne manquait pas en compagnie des cruautés. La tête de
Sampier avait été mise à prix; il y avait beaucoup de prétendants pour
ce salaire, et des premiers étaient les Ornano dont le meurtre de Vanina
justifiait les ressentiments, mais auxquels un motif plus vil n'était pas
étranger, car, après s'être vengés, ils ne négligèrent pas d'exiger la
récompense promise. Sampier, vendu par eux et attendu dans une embuscade,
se vit perdu; son fils était auprès de lui, mais la fuite de celui-ci
était possible: le père n'eut qu'une pensée, celle d'ordonner au jeune
homme de se sauver et de se réserver pour la vengeance. Libre de cette
sollicitude, il se précipita au milieu de ceux qui l'entouraient et se
fit tuer. Sa tête fut portée en triomphe à Ajaccio et des réjouissances
publiques célébrèrent une si importante victoire.

Alphonse Ornano (le fils de Sampier ne fut connu que sous ce nom) se mit
à la tête des amis restés fidèles à son père et continua dans l'île la
guerre contre les Génois. Mais, indépendamment de ces hostilités,
l'ancienne querelle des blancs et des noirs, devenue générale,
désorganisait et partageait l'un et l'autre camp. Blancs ou noirs, ceux
qui étaient soumis aux Génois se ralliaient sans scrupule à ceux de leur
couleur de l'armée d'Ornano, s'il y avait une occasion de faire une
entreprise contre la couleur opposée. Ce fut une puissante diversion. Un
gouverneur génois très-habile et très-prudent, George Doria, sut en
profiter pour ramener à la république les chefs et une grande partie des
populations mêmes. En même temps la France, perdant l'espérance et même
le désir de rentrer en possession de l'île, cessa de donner à Ornano les
secours qui l'avaient soutenu. Les principaux personnages du pays avaient
traité avec Doria. Alphonse se laissa induire à faire aussi son traité;
il consentit à se retirer en France. Ses partisans furent autorisés à l'y
suivre, sans être soumis à aucune confiscation: la liberté de rentrer
dans leur patrie leur était réservée pour huit ans. Une amnistie générale
était prononcée. Ce fut la fin de cette longue guerre. Une ambassade
solennelle fut envoyée à Gênes pour y porter la soumission en apparence
unanime des Corses. George Doria fut récompensé avec munificence.

Quatre ans après, Ornano se présenta au sénat de Gênes avec une mission
de Charles IX. Avant de l'exposer il fit, dit-on, une sorte d'excuse pour
le passé, et en demanda le pardon dans la forme la plus soumise. Sa
commission fut ensuite écoutée. Le roi de France désirait former pour son
service un régiment de 800 Corses. Ornano obtint la permission d'envoyer
des officiers pour faire ces enrôlements, mais il ne lui fut pas permis
de mettre le pied dans l'île. Cette opération heureusement terminée, il
repartit pour la France, emportant des présents dont la république voulut
l'honorer. C'est ce même Ornano qui fut depuis maréchal de France, ainsi
que Jean-Baptiste son fils, en qui finit sa race.


CHAPITRE III.
Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.

La guerre de Corse remplit presque seule l'histoire de Gênes pendant
vingt ans. Nous avons à raconter peu de faits laissés en arrière; mais ce
qu'il faut signaler, ce sont les symptômes d'épuisement et de décadence
dus à une lutte si longue. Cette querelle imprévue avait commencé au
milieu de la prospérité; l'opulence, il est vrai, n'était plus que dans
l'accumulation des anciennes richesses, car l'antique commerce avait
décliné; mais les capitaux des grandes maisons, par cela même qu'ils
avaient moins d'emploi dans les entreprises mercantiles et maritimes, se
répandaient encore avec tout le luxe de la magnificence et secondaient
les prétentions hautaines de cette aristocratie politique qui avait
affermi ses bases. L'année (1551) de la révolte de Corse était celle où
s'était dessinée cette rue magnifique de douze palais, cette rue Neuve
qui suffirait à Gênes pour être nommée la Superbe. Douze nobles en
jetèrent les fondements et s'élevèrent ainsi des demeures dont plus d'un
souverain dut envier la magnificence. Là furent mis à l'oeuvre, là
prodiguèrent leurs chefs-d'oeuvre tous les arts d'un siècle fameux par le
concours des grands talents, et par le caractère de grandeur imprimé à
ses ouvrages allié aux délicatesses du goût. Là, les riches tissus de
soie des manufactures génoises rivalisèrent pour les décorations de ces
palais avec les célèbres tapis des Flamands. Ainsi Gênes brillait à cette
époque. Quelques années après tout était changé. Des impôts nouveaux
surchargèrent le commerce (1555). L'abord des marchandises qui venaient
de la Lombardie et du Piémont, franc autrefois, fut soumis à des droits.
On préleva quatre pour cent sur le prix des ventes. Un peu après (1556),
la maison de Saint-George, ne pouvant plus soutenir le fardeau de la
guerre, rétrocéda à la république et cette malheureuse possession de la
Corse et ses autres domaines. Sur la mer les Français ne ménageaient pas
le commerce (1558). Les hostilités des puissances belligérantes, la
présence de leurs flottes sur les côtes, surtout celles des corsaires
turcs attirés par leurs alliés, ôtaient toute sûreté à la navigation et
réduisaient les armateurs à une inaction forcée.

Alors on s'aperçut douloureusement de tout ce qu'on avait perdu au
Levant, de tout ce qui manquait pour remplacer les colonies détruites de
Péra et de Caffa. On ne savait peut-être pas encore qu'indépendamment de
leur perte c'est le commerce même qui avait changé de place, et qu'en
retournant en Orient on ne le retrouverait plus où on l'avait laissé. Il
avait pris la route du cap de Bonne-Espérance; le Génois de Cogoleto
avait contribué à son déplacement en lui ouvrant l'Amérique. Les Génois
n'avaient part à ce commerce que de la seconde main, comme prêteurs de
capitaux à l'Espagne; et ce qui enrichissait quelques privilégiés ne se
répartissait plus sur tous. Ils n'étaient plus, comme autrefois ils
l'avaient été avec les Vénitiens, les dispensateurs du monopole des
jouissances du luxe asiatique en Europe. Regrettant ce qui s'était perdu,
le sentiment du malaise leur inspira la tentative d'en recouvrer quelques
fruits. Après de longues délibérations on essaya de négocier un traité à
Constantinople, d'obtenir la permission d'y rétablir le commerce aux
mêmes conditions que les Vénitiens y avaient reprises. Il fallut d'abord
faire agréer ce projet à l'Espagne qui, en guerre avec le Turc,
n'approuvait pas ce rapprochement. L'obstacle surmonté, on fit intervenir
les Giustiniani de Scio qui avaient à Constantinople des habitudes et des
protections. Ils obtinrent qu'une ambassade génoise serait admise; un
traité même fut rédigé; à Gênes on se hâta de le signer, de Franchi fut
envoyé comme ambassadeur, avec Grillo pour baile résidant. Leur réception
fut flatteuse: ce qui restait de familles génoises de Péra ou de celles
des relégués transportés de Caffa vinrent au-devant d'eux; les ministres
de Soliman les admirent avec bienveillance; ils eurent en don des chevaux;
on leur envoya des pelisses d'honneur. La prochaine audience du sultan
leur fut annoncée; cependant elle se différait sans cesse. Bientôt ils
apprirent que non-seulement les Vénitiens avaient manoeuvré contre la
ratification de leur traité, mais que le ministre de France y avait mis
une opposition formelle. Les Génois furent dénoncés à la Porte comme les
auxiliaires de l'ennemi commun et les suivants de cet André Doria dont
les Turcs avaient éprouvé tant d'affronts sur la mer. Sous ces raisons de
politique et de guerre se déguisait la jalousie mercantile. Les Génois
furent éconduits: le sultan leur fit déclarer qu'il n'admettrait à
trafiquer dans ses États que les amis de ses amis et les ennemis de ses
ennemis.

Cette contrariété fut sensible, elle arrivait pendant des années
malheureuses de disette et de souffrances: la détresse atteignait un
grand nombre de familles, et enfin, pour comble de disgrâce, peu après
périt la colonie de Scio.

Mahomet II, en entrant à Constantinople, n'avait pas immédiatement
dépossédé tous les Génois des seigneuries qu'ils tenaient ou des colonies
qu'ils avaient formées. Il s'était contenté de les soumettre à lui payer
tribut; ainsi étaient les Gatilusio qui conservaient la seigneurie de
Lesbos: seulement on faisait acheter au fils le droit de succéder au
père décédé1. De même Scio restait en la possession des Giustiniani.
Cette famille avait continué d'y prospérer et d'y multiplier, même après
la prise de Constantinople et la perte des autres établissements latins.
Un tribut de dix mille onces d'or leur conservait assez de sécurité, de
liberté même2.

Cette île avait une population de vingt-cinq mille habitants grecs ou
génois. Ces derniers étaient renouvelés presque continuellement par le
mouvement naturel du commerce journalier: c'était pour la métropole un
marché, et, pour ses navigateurs aventuriers, un dernier point d'appui.
Les guerres civiles avaient contribué à peupler l'île. Les familles qui
cherchaient le repos hors de Gênes l'avaient trouvé dans ce pays paisible
et fertile. On sait qu'il produit le mastic; on n'avait pas encore
appris à suppléer cette production dans les arts, et elle était d'un
grand revenu. Cette ressource et les droits de douane perçus dans l'île
rendaient annuellement 120,000 écus d'or. On en prélevait les dépenses de
l'administration; le reste était distribué aux Giustiniani à raison du
nombre d'actions possédées par chacun.

Seule catholique dans ces régions, cette population était passionnée pour
sa foi; l'île était pleine d'églises et de monastères; des missionnaires
en sortaient, et le prosélytisme n'était pas toujours réglé par la
prudence. Scio était d'ailleurs le refuge de tous les chrétiens qui
réussissaient à s'échapper d'esclavage ou que les navigateurs de l'île
pouvaient dérober à leurs maîtres. On les cachait, on les renvoyait
déguisés en Europe. Il y avait une magistrature expressément instituée
pour ce soin pieux, mais dangereux. Les Turcs s'en étaient souvent
plaints avec menace.

Soliman, comme l'on sait, échoua au siège de Malte; il en conçut une
grande colère contre les chrétiens de Scio qu'il soupçonna d'avoir épié
et divulgué ses préparatifs. Une circonstance fâcheuse vint faire
renouveler l'accusation de connivence dans l'évasion des captifs. Un
prisonnier de marque, Espagnol, du sang et du nom des Tolède, duquel on
attendait une riche rançon, s'échappa par Scio et fut sauvé. Dès lors le
sultan résolut la ruine de la colonie. Sans manifester ce dessein, le
capitan-pacha croisa dans les environs avec 120 galères (1565). Le sénat
de Scio le fit complimenter, suivant l'usage, et l'invita à prendre du
repos dans le port. Il y condescendit, et là il appela sur sa galère les
principaux de l'île, sous prétexte de les entretenir d'une affaire
importante. Pendant cette conférence amicale, dix mille janissaires
débarquaient; la ville était surprise; au signal qui dirigeait ces
mouvements, l'amiral, changeant de manière envers ses hôtes, leur annonça
qu'ils avaient attiré le courroux de Soliman, les fit enchaîner et les
envoya à Constantinople; de là ils furent déportés à Caffa. Le pacha fit
ensuite rechercher dans Scio tout ce qui portait le nom de Giustiniani;
il les tint séquestrés et demanda au sultan ce qu'il devait faire de ces
prisonniers. La réponse l'autorisa à en disposer suivant sa prudence, à
les chasser ou à les retenir à son choix. Il en profita pour en tirer un
grand profit: il vendit aux uns la permission de rester, aux autres la
liberté de partir; quelques-uns devinrent sujets du maître qui les avait
conquis. Un grand nombre allèrent s'établir à Gênes, à Rome, en France;
il en passa jusqu'aux Indes. Charles IX, après quelques années, obtint
pour les exilés déportés à Caffa la faculté de rentrer dans l'île et d'y
conserver l'exercice de leur religion. Les traditions de la famille
honorent la mémoire de dix-huit enfants mis au sérail, circoncis par
force et souffrant le martyre plutôt que de renier la foi de leurs nobles
ancêtres.

C'était un nouveau désastre pour Gênes, un nouveau sujet de
découragement. Tous les ressorts du gouvernement étaient affaiblis, les
mécontentements se multipliaient et il se préparait une grande crise.
Avant d'en parler, quelques traits suffiront pour montrer comment l'ordre
régnait et quelles étaient les dispositions à la concorde.

Dans une des périodes de la guerre de Corse deux commandants qui y
avaient été envoyés furent rappelés et remplacés avant le terme ordinaire
(1556). Sensible à cet affront, l'un d'eux, Greghetto Giustiniani,
l'attribua à la haine et au crédit de Nicolas Pallavicino. Il ne balança
pas à le faire assassiner. Un de ses frères et son lieutenant lui
prêtèrent la main et poignardèrent Pallavicino dans une église ou il
faisait tranquillement ses prières. Ils se mirent en sûreté et l'on
procéda vainement contre eux.

(1565) Un plus grand événement se passa bientôt après; J.-B. Lercaro
avait été doge: homme de grands talents, il s'était fait des ennemis et
des envieux. Dans ces temps déjà malheureux, il n'en avait pas moins cru
devoir déployer dans son rang suprême une extrême magnificence; elle
blessait ses prédécesseurs et gênait ceux qui aspiraient à lui succéder;
elle contrastait avec la misère publique. Cet éclat même, lui donnant du
relief aux yeux des étrangers, avait attiré à Lercaro les visites et la
familiarité des princes d'Italie et des ministres les plus influents. Ils
venaient prendre part à ses fêtes, jouir de sa noble hospitalité. Ce fut
un grief de plus pour ses émules et un nouveau sujet de soupçons
politiques. Avant la fin de son règne de deux ans on annonçait qu'à la
sortie de sa charge il n'échapperait pas à un rigoureux syndicat. Ses
ennemis tinrent parole, acharnes à le traiter comme on avait traité de
Fornari. Les magistrats suprêmes (suprêmes syndicateurs), chargés de
procéder au syndicat, devaient appeler à cette enquête par des
publications quiconque aurait à dénoncer des malversations ou à porter
des plaintes. Personne ne se présenta contre Lercaro; mais le délai
légal expiré, la sentence ne fut pas rendue malgré l'usage; et d'office
les suprêmes procédèrent à la recherche minutieuse et partiale de la
conduite de l'ex-doge. Enfin, de cette longue information sortit une
sentence rendue à la majorité de trois voix contre deux, qui, sans
spécifier aucun fait, déclara que Lercaro n'avait pas été irrépréhensible
dans l'exercice de sa charge, déclaration qui le privait de la
sénatorerie perpétuelle dévolue aux ex doges irréprochables. Cette
sévérité envers un personnage si illustre, cet affront qui ne semblait
pas mérité, mit Gênes en émoi. Lercaro se déroba d'abord aux
démonstrations de ses amis mécontents et de ses nombreux partisans. Il se
retira aux champs et parut résigné; mais plus tard d'autres conseils
prévalurent sur lui, on l'engagea à déclarer qu'il appelait au sénat de
la sentence des suprêmes. Décidé à soutenir ce recours, il s'adonna tout
entier à cette triste affaire. On doutait, dans le silence des lois
existantes, si les collèges avaient l'autorité de revoir les sentences
portées par les suprêmes. L'incertitude du droit et les intrigues
prolongèrent la discussion; le temps et la force d'inertie ont toujours
été à Gênes le remède favori dans les cas embarrassants.

Au milieu de ces lenteurs qui ressemblaient à un déni de justice, Lercaro
allait sollicitant ses juges de porte en porte. Il se présenta chez
Augustin Pinelli, sénateur perpétuel et ancien doge; celui-ci était
défavorablement disposé, il reçut mal ou plutôt il éconduisit rudement le
visiteur, en lui disant qu'au palais public on donnait audience, mais que
la maison du particulier n'est pas pour les plaideurs et pour les
importuns. Lercaro avait un fils bouillant et imprudent. Malgré le
silence que le père avait eu la modération de garder, le jeune homme
apprit ce nouvel outrage et se crut tout permis pour en tirer vengeance.
Un esclave fut aposté et tira un coup d'arquebuse sur Pinelli; deux
sénateurs à la fois coururent risque d'être atteints par le coup, mais
ils n'en furent pas blessés. Lercaro, en apprenant cette fatale
tentative, en reconnut le vrai coupable; il conjura son fils de prendre
la fuite à l'instant. Le jeune homme, qui croyait n'avoir aucun indice
contre lui, nia avec tant d'assurance qu'il tranquillisa son père; mais
bientôt soupçonné, convaincu, enfin confessant son crime, il fut envoyé à
l'échafaud. Vainement le père offrit au gouvernement sa fortune entière
pour racheter le malheureux. On tenta de l'impliquer lui-même dans le
complot de l'assassinat. On exigea qu'il fournît vingt-cinq cautions de
2,000 écus pour garantir qu'il ne quitterait pas la ville. Il se déroba
cependant à un séjour si funeste. Passé en Espagne, les consolations lui
furent prodiguées. Philippe voulait l'attacher à sa cour par des emplois
considérables, il s'en excusa. Ses amis de Gênes lui ayant fait savoir
que son innocence y était pleinement reconnue, il y rentra et vécut
tranquille hors des affaires. Dans les dissensions qui s'élevèrent
quelques années après, la faction mécontente qui voulait l'attirer à son
parti offrit de lui faire rendre sa place de sénateur perpétuel, il
refusa et adhéra au parti opposé, quoique ses persécuteurs y abondassent.
Il s'y distingua par sa fermeté et par son attachement à la patrie. Il
s'obstina à refuser toute charge, toute réparation de ce qu'il avait
souffert; seulement il prit soin de faire insérer dans la rédaction des
lois nouvelles qu'à l'avenir les sentences de syndicat émanées des
suprêmes seraient susceptibles d'appel devant le consiglietto.


CHAPITRE IV.
Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le
peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes.
- Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au
portique Saint-Pierre.

(1560) André Doria, avant la fin de la guerre de Corse, était mort à 95
ans, comblé d'honneurs. Il avait eu pour héritier Jean-André Doria.
Aussitôt que ce fils de Gianettino, enfant à la mort de son père, était
sorti de l'adolescence, l'amiral concentrant toutes ses espérances sur
lui, avait fait de ce jeune homme son élève, son lieutenant; bientôt il
avait obtenu de lui résigner les titres et les commandements qu'il tenait
du roi d'Espagne. Dans une expédition contre Tripoli, ordonnée par
Philippe II, qui avait succédé à son père, Jean-André commandait les
flottes; mais le duc de Medina-Coeli, qui y présidait en chef, méprisa
les conseils du jeune amiral. La perte de 30 galères, de 14 vaisseaux, de
18 mille hommes, tués, noyés ou prisonniers, fut le fruit de son
imprudence. André crut avoir perdu son héritier dans cette fatale
journée. Cependant Jean-André avait pu effectuer sa retraite; au milieu
du désastre il avait encore recueilli et sauvé le chef espagnol. Mais le
bruit de sa mort, le sentiment douloureux d'une telle défaite des
chrétiens, d'un tel triomphe pour la marine des Ottomans, et le spectacle
du deuil des familles de Gênes avaient mortellement frappé le vieux
Doria, il ne put résister à ce coup.

Jean-André, puissant au dehors, riche et accrédité au dedans, dans la
force de l'âge, se trouva le premier personnage de la république et prit
sa place à la tête de l'aristocratie avec moins de retenue et de
popularité que son oncle; l'un s'était fait grand par son mérite et par
ses services, l'autre était né au milieu des grandeurs et des prospérités;
avec cette seule différence, deux hommes dans une même fortune seraient
toujours dissemblables. Employé en ce temps au service du roi d'Espagne,
il ne parut pas d'abord sur la scène dans sa patrie; mais, de loin comme
de près, il ne cessa d'être regardé comme le chef de la vieille noblesse,
comme son appui, à raison de ses adhérences avec la puissance espagnole.
Enfin son retour à Gênes fit promptement changer la discorde en un état
de guerre.

Incontestablement l'union de 1528 avait eu de bons effets; elle avait
créé une république stable et un véritable gouvernement. Ce grand corps
de noblesse formait une masse solide, et forte, et quelque hétérogènes
qu'en fussent les éléments, ses membres se sentaient un lien commun de
domination et d'orgueil. Mais l'inégalité des fortunes et le penchant à
l'oligarchie qui en résulte trop naturellement rompirent l'égalité que
Doria avait cru fonder parmi les nobles. Tout ce qui promettait la
concorde s'altéra et tourna en aigreur. C'était aux nobles des anciennes
maisons qu'appartenaient les fiefs et les grandes affaires de finance
dans les États du roi d'Espagne; ils en avaient redoublé à la fois
d'opulence et de prétentions hautaines. Trente familles intimement unies
entre elles par les intérêts de leur immense fortune, et n'admettant
aucun autre noble à leur alliance, entendaient compter seules pour la
république tout entière. Le garibetto de Doria promettait de concentrer
peu à peu la conduite des affaires en substituant les choix d'une
minorité d'élite à ceux du sort, et par conséquent aux chances qui
avaient profité jusque-là au parti du plus grand nombre. L'ostentation de
la richesse, l'affectation de vivre en princes au milieu de ceux qui se
prétendaient leurs égaux, faisaient partie de cette politique superbe;
elle blessait l'amour-propre des autres nobles, excitait la jalousie des
bourgeois et même du peuple.

Ces sentiments éclatèrent de bonne heure; des pamphlets se publièrent
capables d'influencer l'opinion et les passions jalouses. Il nous reste
de ces tentatives un document singulier. Hubert Foglietta, qui depuis a
écrit en latin élégant une histoire de Gênes où rien ne dénote
l'opposition au gouvernement, une histoire qu'à sa mort sa famille ne
craignit pas de dédier à Jean-André Doria, écrivit dans sa jeunesse une
satire violente contre le gouvernement qu'André Doria avait imposé à son
pays. Ce traité italien fut publié à Rome (1559) sous ce titre: Della
republica di Genova, et il valut à l'auteur une sentence de bannissement.
C'est un dialogue supposé entre deux Génois, l'un fixé par son commerce à
Anvers, et curieux des événements de la patrie, l'autre qui s'est exilé
de Gênes par dégoût de ce qui s'y passe. C'est le plaidoyer des anoblis
(Foglietta appartenait à cette classe) contre les anciens nobles. C'est
une invective contre la loi du garibetto et contre le vieux Doria qui
vivait encore. C'est le manifeste anticipé du portique de Saint-Pierre
dans le soulèvement que nous allons raconter.

Suivant Foglietta, le nom de noble n'était pas la désignation d'une
caste. Il était attaché dès les plus anciens temps aux magistratures; et
ceux qui les exerçaient le portaient ou le dédaignaient, à leur volonté.
La constitution de 1528 en appelant nobles les populaires, à qui le
gouvernement appartenait de droit, ne leur avait donc rien accordé. C'est
pour les anciens nobles qu'elle avait été un bienfait gratuit,
puisqu'elle leur avait octroyé la participation au pouvoir d'où ils
avaient été si souvent repoussés, et surtout l'accès à la dignité de doge
dont ils étaient jusque-là si explicitement exclus. Mais cette loi n'a
pas fait deux noblesses, deux portiques: elle n'a point écrit que les
charges se partageraient par moitié, qu'on fera alternativement un doge
ancien noble et un nouveau. Ce sont là des usurpations très-opposées à
l'esprit de la loi, à l'égalité qu'elle proclame. La tentative pour
empêcher la nomination du doge de Fornari fut une véritable révolte. Mais
on a plus osé: la loi du garibetto défigure la constitution en
transportant à une minorité factice les droits que la chance
incorruptible du sort répartissait sur tous: c'est Doria qui l'a voulu
ainsi. C'est un grand citoyen; il a fait beaucoup de choses louables;
il a délivré Gênes des Français, il a coopéré à l'union, bien qu'il en
mérite moins la louange qu'Octavien Fregose, qui l'a voulue avant lui. Au
reste, s'il a bien servi, il a été bien récompensé, et il y aurait à
savoir s'il n'a pas eu la pensée secrète de laisser un héritier en
situation d'opprimer la liberté, d'asservir le pays. S'il veut démentir
ce soupçon, il le peut. Il suffit qu'il donne ou qu'il vende à Gênes
cette flotte menaçante de galères qu'un citoyen ne doit ni posséder, ni
armer d'une force étrangère au sein d'une république.

Tel était cet écrit; et tels étaient les sentiments qui se nourrissaient
dans les coeurs et qui tentaient sans cesse de faire explosion. Après de
longues plaintes les nobles de Saint-Pierre commencèrent à tenir des
assemblées secrètes et bientôt publiques. Là, on déclara insupportable et
d'ailleurs illégale la réforme dite du garibetto: on s'occupa de la
faire annuler pour retourner aux lois impartiales et fondamentales de
1528. Mais l'oeuvre était difficile, si l'on voulait rester dans les voies
de la légalité. Cette loi oppressive donnait la prépondérance à la
faction intéressée à son maintien, et vainement ses opposants étaient les
plus nombreux. Si l'on prenait un parti violent, l'intervention espagnole
serait sans contredit invoquée, et sous ce prétexte on pouvait perdre
l'État et l'indépendance. Enfin on trouvait dans le peuple assez de
dispositions favorables; mais le remède pouvait être aussi dangereux que
le mal, et il ne convenait pas à des nobles, à ceux du moins qui
prétendaient à la consistance d'une aristocratie nouvelle, de déchaîner
la démocratie pour se délivrer des oligarques.

Tandis que, d'accord sur la nécessité de provoquer une réparation, on
balançait sur la marche à suivre, une occasion d'éclater fut fournie par
l'autre parti. La faculté donnée ou l'obligation imposée aux nouveaux
nobles de se faire Doria, Spinola, Lomellino, à leur choix, était une
innovation malheureuse qui blessait l'orgueil des propriétaires de ces
beaux noms, et qui, parmi les modernes acquéreurs, ne flattait que le
vulgaire. La loi n'admettant pas qu'il pût y avoir à la fois deux
sénateurs de la même famille, et tous ceux qui portaient un même nom
étant censés n'en faire qu'une, chaque agrégé qui devenait sénateur
excluait du sénat tous les vrais; propriétaires du nom qu'il avait pris.
Enfin, cette usurpation menaçait d'amener la confusion parmi les intérêts
patrimoniaux. Dans ces familles où d'anciens fidéicommis donnaient lieu à
des distributions de dots aux filles, de pensions aux descendants des
fondateurs, on commençait à se plaindre de l'intrusion de quelques
nouveaux venus. Si quarante ans avaient suffi pour donner naissance à
l'incertitude des origines et aux abus, que n'avait-on pas à attendre à
mesure qu'un plus long temps confondrait les races mêlées sous un même
nom? Toutes les grandes maisons s'empressèrent de dresser leurs
généalogies fondées sur des documents plus ou moins dignes de foi.

La très-antique famille Lomellino, divisée en un grand nombre de branches
dont la filiation ne pouvait s'établir sans difficulté, prétendit (1572)
avoir un intérêt pressant de procéder au recensement de ses véritables
membres. La première elle présenta son arbre généalogique à
l'approbation, afin que cette sanction constatât les droits reconnus, et
exclût ultérieurement toute prétention subreptice. Mais des oppositions
se manifestèrent. La véracité de la généalogie fut attaquée, et surtout
les agrégés de l'albergo Lomellino protestèrent contre un document qui
les séparait de la noble famille dont ils avaient légalement acquis le
nom. Tout le parti de Saint-Pierre prit part à la querelle; cet intérêt,
devenu principal et absorbant tous les autres, fit suspendre les affaires
publiques. Ainsi il en arrivait fréquemment, lorsque deux factions
compactes se heurtaient dans ce sénat où elles possédaient par
institution un nombre égal de suffrages; toute proposition y devenant
affaire départi, il n'y avait plus de résolution possible. Un singulier
exemple en survint et ajouta beaucoup à l'animosité. Le fils d'un nouveau
noble agrégé, Pallavicini, chargé de dettes, s'était réfugié en Espagne.
Ses créanciers, nobles génois, l'y poursuivirent et l'y firent
incarcérer. Il réclama le privilège de la noblesse qui, chez les
Espagnols, dispensait de la détention pour dettes civiles. Pour justifier
sa qualité, il fit réclamer auprès du sénat de Gênes une déclaration qui
le reconnût pour noble, fils de noble et pour Pallavicino. Ses puissants
créanciers intervinrent; ils exigeaient que le certificat énonçât que la
noblesse et le nom ne remontaient qu'à 1528. Ainsi le débiteur n'étant
déclaré que fils d'anobli, ils espéraient que les tribunaux espagnols ne
le feraient pas jouir du privilège des nobles de race. On se divisa avec
opiniâtreté et acharnement sur la teneur du document requis, et jamais le
sénat ne put parvenir à s'accorder pour le délivrer ou pour le refuser.

Les Lomellini, ne pouvant faire approuver leur généalogie au sénat,
l'avaient portée devant le juge civil; les adversaires se soulevèrent
contre cette tentative et firent revenir l'affaire au sénat. Là, après de
longues intrigues, des commissaires proposèrent enfin certaines
corrections et une approbation conditionnelle, moyen terme qui ne
satisfaisait ni les parties ni la justice, mais qui avait pour but
d'étouffer une occasion de troubles. Les sénateurs du portique Saint-Luc
ajournèrent tant qu'ils purent la conclusion, dans l'espérance d'obtenir
un meilleur parti; et si le sénat se réunit enfin pour adopter cette
sorte de sentence arbitrale, le motif déterminant fut une requête
menaçante portée au nom du peuple, avec l'adhésion des nobles de Saint-
Pierre qui, sur un bruit répandu de l'approche des Espagnols, offraient
leur appui contre les offenses étrangères, mais demandaient que le
gouvernement établit la paix au dedans.

C'était un parti pris au portique de Saint-Pierre de heurter en tout les
nobles de Saint-Luc. Le temps était venu d'élire deux nouveaux sénateurs,
un de chaque portique, suivant les conventions reçues. On avait toujours
présenté les premiers les candidats anciens nobles, et le lendemain ceux
pour la place réservée aux nouveaux. Cette année, on annonça publiquement
l'intention de refuser la priorité au sénateur de Saint-Luc. La majorité
y parvint en effet. Ce n'était là qu'une affaire de préséance; mais
c'était aussi un défi et une preuve de ce que les hommes de Saint-Pierre
avaient acquis de force. Le sénat, toujours flottant, ordonna peu après
que l'ordre des élections entre les deux portiques serait réglé par le
sort, et que les deux sénateurs élus ne pourraient être installés qu'en
même jour1.

La querelle s'ajournait jusqu'à la prochaine nomination d'un doge, et là,
les manoeuvres devaient être plus animées. On ne craignait pas pour cette
fois que la majorité rompît l'ancien accord sur la succession alternative
des deux portiques. La nomination revenait bien à celui de Saint-Pierre.
Mais le choix du premier magistrat de la république parmi les candidats
de ce portique était d'importance pour l'un et l'autre parti. Les uns,
obligés de choisir parmi leurs adversaires, voulaient prendre l'homme le
plus modéré dans sa couleur: les autres portèrent à dessein le plus
ardent de la faction.

Les intrigues se multiplièrent à chaque degré de cette élection
compliquée. Elle traîna tellement en longueur et excita tant de
mouvements dans la ville que les deux collèges crurent pouvoir et devoir
enjoindre aux électeurs spéciaux, dont les présentations devaient
compléter la liste des candidats, de terminer leur opération à une heure
déterminée. Ce décret accrut la complication; il ne manqua pas de donner
lieu à des protestations comme étant illégal et attentatoire à la liberté
des suffrages. Cependant Jacques Durazzo fut enfin élu, et ce choix
rencontra assez d'assentiment2. Mais le cours des dissensions n'en fut
pas arrêté. Des offres de médiation venues d'Espagne y donnèrent plutôt
de nouveaux aliments.

Jean-André Doria avait fait à Gênes d'abord une courte apparition, et il
s'était flatté que le poids de ses remontrances suffirait pour rétablir
la concorde. Il avait appelé à lui les principaux nobles de Saint-Pierre.
Il leur avait représenté le danger que leurs prétentions trop
orgueilleuses faisaient courir à l'indépendance génoise, toujours menacée
par l'ambition des étrangers. Mais cette tentative n'eut d'autre effet
que de le faire considérer comme un ennemi irréconciliable des droits et
des intérêts de ceux qu'il avait ainsi admonestés. Revenu peu après
(1574) avec une flotte de galères; sa présence donna le signal aux nobles
de Saint-Luc, qui se virent appuyés par lui et par les forces espagnoles
dont il disposait. Ils se hâtèrent d'appeler dans la ville des hommes de
leurs fiefs et de leurs campagnes. Aussitôt ceux de Saint-Pierre se
constituèrent en état régulier de défense, ils attirèrent à eux le peuple
en lui montrant de quels sicaires les anciens nobles avaient rempli la
ville et quel pillage menaçait les magasins et les boutiques. Enfin,
chaque portique adopta une organisation politique et militaire; ils
nommèrent des députés ou commissaires pour diriger les affaires de la
faction; ceux de Saint-Luc souscrivent pour une contribution de 600
mille écus d'or. Jean-André fut à la tête de leur conseil. Bientôt les
deux commissions dominèrent à l'envi dans le sénat, dont les membres
n'osaient plus suivre d'autre impulsion. On proclama bien l'ordre de
congédier les stipendiaires étrangers, la défense de paraître en armes,
la défense de tenir des conciliabules: tous ces efforts furent vains.

Un élément de plus compliqua bientôt la situation. Les plébéiens et
jusqu'aux artisans, profitant de la discorde des nobles, vinrent former
ou renouveler des prétentions hardies en les appuyant par des démarches
turbulentes, tiers parti nombreux et fort, et d'autant plus redoutable
pour la tranquillité publique, que sa masse agissait avec tout son poids
suivant les vives impulsions du moment et avec des intentions diverses.
Le marchand et l'artisan, le riche et le prolétaire avaient au fond des
espérances secrètes qui eussent été inconciliables entre elles et avec
lesquelles nul parti n'aurait su comment transiger.

Tant qu'on avait combattu d'intrigues dans l'intérieur du sénat et des
conseils, le directeur de cette guerre de chicane dans le parti de Saint-
Pierre avait été Mathieu Senarega, ci-devant secrétaire d'État, qui avait
dirigé le gouvernement sous plusieurs doges; mais, brouillé avec l'un
d'eux, noble de Saint-Luc, il avait perdu son emploi, et le ressentiment
l'avait attaché au parti contraire; connaissant tous les ressorts de
l'État et les points vulnérables de la faction aristocratique, il avait
appris aux opposants à se saisir de leurs avantages. Mais quand on en
vint à d'autres armes pour soutenir les prétentions réciproques, surtout
quand le peuple parut s'émouvoir pour prendre sa part dans une querelle
où le sang allait couler, d'autres hommes, d'autres conducteurs vinrent
s'emparer de l'influence qui devait désormais agiter toutes ces masses.

Thomas Carbone, alors sénateur, né dans l'obscurité et sans fortune,
avait été admis à la noblesse par le patronage d'un Spinola. Il n'en
était pas moins devenu l'irréconciliable adversaire des anciens nobles.
Républicain fanatique, l'austérité de sa vie, la pauvreté volontaire dont
il se faisait gloire, la rudesse farouche qui lui valait une réputation
populaire de haute probité et qui le faisait comparer à Caton,
l'accréditaient dans son parti et dans le peuple.

Barthélemy Coronato partageait ce crédit et en usait avec des formes
différentes. Celui-ci noble de Saint-Pierre, allié par sa mère aux
grandes familles de Saint-Luc, voyait au delà de la querelle des deux
portiques. Il s'appuyait sur le peuple, il cherchait avec adresse à s'en
établir le tribun, à s'emparer de l'opinion, des volontés, et enfin des
forces populaires. Tandis qu'il paraissait occupé de l'intérêt de son
parti, son but secret était de ne travailler que pour lui-même.

(1575) Toutes les démarches du peuple dans cette occasion passèrent pour
inspirées par Coronato. La première fut la présentation au sénat d'une
pétition violente par laquelle les plébéiens requéraient que le livre
d'or leur fût ouvert pour de nombreuses inscriptions à la noblesse. Ces
pétitionnaires ne se doutaient pas qu'en leur suggérant cette prétention,
on ne voulait qu'exciter du trouble et nullement complaire à leur
ambition. On comptait intimider le sénat: cependant il donna l'ordre de
poursuivre ces solliciteurs factieux; on fit disparaître l'original de
la requête qui était par trop insolente; mais en d'autres termes la
demande fut réitérée et reparut très-fréquemment. Tel était donc l'état
apparent du pays: les anciens nobles voulaient consolider leurs
prérogatives; ils voulaient du moins prendre des garanties pour n'avoir
plus à craindre de perdre cette moitié des charges qu'ils possédaient et
qu'on semblait prêt à leur ravir. Les nouveaux nobles voulaient la
révocation du garibetto qui leur ôtait l'influence du nombre. Les
populaires voulaient être nobles à leur tour. Ainsi les questions étaient
posées pour le moment, et elles n'embrassaient pas encore tous les
intérêts en mouvement.

L'alliance des populaires avec le portique de Saint-Pierre avait ses
difficultés. Là aussi étaient les fiertés et les dédains, et l'union à
peine établie pensa se rompre. Les nobles de Saint-Luc bien avertis
intriguèrent pour profiter de cette disposition; ils se hasardèrent à
faire espérer leur appui pour l'inscription de trois cents nouveaux
nobles; mais ils ne tinrent pas parole. Les populaires, certains de ne
rien obtenir par cette voie, resserrèrent leurs liens avec le portique
Saint-Pierre, et des démonstrations turbulentes ne tardèrent pas à
signaler cette coalition.

L'arme de la religion, si puissante à Gênes, fut elle-même maniée par
l'esprit de parti. On célèbre de fréquentes messes en faveur de la
liberté. Les nobles de Saint-Pierre et les populaires de tous les rangs
s'y donnent rendez-vous, s'embrassent devant l'autel en jurant la
fraternité, l'égalité, la défense des lois, et le renversement des
illégalités de 15473. Quant à la diffamation et à la calomnie, ce sont
des moyens propres aux factieux de tous les temps. Gênes ne manqua pas de
pamphlets outrageants. La bassesse des nouveaux nobles, leurs boutiques
encore ouvertes, leur proche parenté avec des sbires, avec des
serviteurs, avec les plus ignobles journaliers, sont la matière d'un
dialogue où chacun est appelé par son nom et traîné dans la boue. Un
autre dialogue opposé au premier dévoile à son tour l'origine non moins
vile de ces prétendus anciens nobles intrus dans les familles antiques
dont ils avaient usurpé les noms, ou rejetons indignes de ces arbres
glorieux. On les nomme aussi pour les qualifier d'usuriers, de
banqueroutiers, d'assassins, de pirates, de fils d'esclaves. Eux aussi se
sont faits garçons de boutique, petits marchands, et l'on cite un Doria
qui, vendant en place publique du poisson salé, répondait de la bonne
qualité de sa denrée sur sa foi de gentilhomme. Ces libelles4
appartenaient-ils bien aux deux partis? Ne seraient-ce pas des ennemis
communs qui, sous ce double masque et dans un intérêt tout démocratique,
couvraient de la même fange la nouvelle noblesse et l'ancienne? On ne
peut le savoir à ces heures, mais c'est dans ce dernier sens que dans une
époque moderne de révolution on a reproduit ce tissu d'anciennes
infamies.

Ces semences portèrent leur fruit: un premier soulèvement fut provoqué
par le bruit répandu à dessein, que les nobles de Saint-Luc ont appelé
des forces étrangères et veulent leur livrer Gênes. Le peuple pour s'y
opposer reste armé pendant trois jours. Cependant il n'y a pas de grands
désordres. Des cris de vivent le peuple et la liberté sont essayés sans
succès dans les quartiers populaires et ne trouvent personne pour y
répondre.

Jean-André Doria demande au sénat de prendre des mesures pour garantir la
tranquillité. L'ambassadeur d'Espagne vient appuyer cette demande. Le
sénat fait de vaines proclamations. Doria s'adresse aux syndics des
professions populaires. Il s'efforce de faire comprendre aux artisans que
la querelle des deux portiques leur est étrangère, il leur demande d'être
neutres et n'obtient rien. Il provoque des conférences entre les
commissaires des deux noblesses: il propose de mettre les différends en
arbitrage devant le pape, l'empereur et le roi d'Espagne. Les nobles de
Saint-Pierre lui répondent qu'ils ne reconnaissent d'autres juges que les
conseils de la république prononçant à la majorité des suffrages. Il veut
entamer des négociations sur le fond des questions; on lui demande pour
préliminaire la suppression immédiate de la loi du garibetto. Rien ne put
se concilier dans ces réunions, et l'on en revint aux remèdes extrêmes.
Doria fait venir des hommes du dehors sous prétexte de compléter
l'armement de ses galères. Aussitôt Coronato donne le signal aux chefs
populaires: le peuple est en mouvement, il est armé, il s'empare des
portes, des barrières, de l'artillerie; il se trouve organisé
militairement et il procède avec ordre sans pillage et presque sans
tumulte. Un commissaire au nom du portique de Saint-Pierre dans la vallée
de la Polcevera met sur pied les habitants; il ferme la voie aux secours
qui pourraient venir de l'étranger, et se livre aux violences contre ceux
du parti opposé qu'il rencontre.

Cet état singulier dura plusieurs semaines. Le gouvernement existait,
mais ce n'était plus qu'une ombre. Le sénat, sans pouvoir, était divisé
et ne pouvait rien résoudre.

Quand on le jugea suffisamment intimidé par cet appareil, un nouveau
signal fut donné; à un jour convenu tout se trouva sur pied dans les
quartiers de la ville et une foule menaçante escorta des députés du
peuple jusqu'à la porte du sénat. Introduits, ces députés demandèrent
d'un ton qui n'admettait ni refus ni ajournement la révocation de la loi
de 1547 (du garibetto), et l'ouverture du livre d'or pour recevoir
l'inscription à la noblesse d'un nombre suffisant de bons citoyens.

Les sénateurs, au bruit et à l'approche de cette députation, avaient
réclamé l'assistance de plusieurs nobles influents; mais, quelque
nombreuse que fût l'assemblée, le silence de la stupeur ferma longtemps
la bouche à tous ses membres.

Un seul le rompit; aussi indigné de la lâcheté de ses collègues que de la
témérité qu'elle encourageait, Jean-Baptiste Lercaro éleva la voix:
c'était cet ancien doge qui avait été privé de la toge de procurateur
perpétuel par une indigne tracasserie dont les suites furent si cruelles.
Il dit que, puisque tel était l'état de désordre et d'anarchie où la
patrie était tombée par la faute et par la discorde de ses gardiens;
puisque ceux qui devaient maintenir les lois en abandonnaient la défense
plutôt que de s'unir en abjurant leurs futiles rivalités, il proposait
que le sénat, les magistrats, les nobles se démissent à l'instant de
leurs fonctions et se reconnussent incapables d'en exercer aucune à
l'avenir; que le gouvernement entier fût résigné au peuple, en lui
laissant le soin d'en mieux user que ceux qui l'avaient laissé perdre.

Cette allocation amère produisait des impressions diverses et profondes;
elle réveillait les uns; les plus craintifs auraient accepté le parti qui
leur était ironiquement conseillé; les députés du peuple cherchaient
leur réponse, elle leur fut à l'instant suggérée par Coronato qui d'un
lieu voisin conduisait les mouvements et surveillait les orateurs qu'il
avait envoyés au sénat. Inspirés par lui, ils répondirent arec une
artificieuse modestie que le peuple n'acceptait point une telle
renonciation, qu'il ne prétendait en rien au gouvernement, qu'il était
satisfait de la constitution de 1528 et qu'il n'en voulait que le
maintien, en exigeant seulement, selon son droit, qu'elle fût purgée des
innovations illégales qui avaient été introduites en 1547.

Cette réponse rendit au sénat toute sa faiblesse, en le ramenant à la
dure nécessité de détruire lui-même une loi que les uns se sentaient
intéressés à défendre et que tous se savaient en conscience obligés à
conserver. Les quatre sénateurs de Saint-Luc protestèrent inutilement
contre la violence et la nullité du vote imposé; la loi de 1547 (le
garibetto) fut déclarée abolie, et à l'instant le décret de cette
abrogation fut publié avec appareil.

Mais le peuple, dont le nom avait gagné cette bataille, demanda si
c'était là tout le succès et ce qu'on avait fait pour lui. Les aspirants
à la noblesse tenus en suspens, les petits bourgeois jaloux des nobles et
de ceux qui prétendaient le devenir, l'artisan jaloux du marchand, le
pauvre envieux du riche, quinze mille ouvriers en soieries qui accusaient
les manufacturiers de leur faire tort et qui demandaient à grands cris
une augmentation de leurs salaires, ceux qui avec plus ou moins de
désintéressement, s'il y avait quelqu'un de désintéressé, rappelaient les
droits de la liberté abandonnée à la noblesse; tous s'écrièrent que la
suppression du garibetto ne profitait qu'aux nobles de Saint-Pierre et
qu'il fallait retourner au sénat. Les menaces suivant de près le murmure,
une courte négociation détermina des concessions nouvelles, et il y en
eut pour tout le monde. Le sénat déclara que trois cents nouveaux nobles
seraient inscrits, que la gabelle du vin était abolie au profit du
peuple, et que le prix de la main-d'oeuvre sur les tissus de soie serait
augmenté.

Alors seulement la joie populaire éclata. La querelle parut finie, on
posa les armes, on rouvrit les portes de la ville qu'une défiance
menaçante avait fermées. Le portique de Saint-Pierre se fit un mérite des
résolutions arrachées au sénat. Il s'acquit en particulier de nouveaux
droits au dévouement des ouvriers qui obtenaient l'augmentation de leurs
salaires aux dépens de leurs marchands. Mais cette popularité ne profita
à personne autant qu'à l'ambitieux Coronato. Il eut l'art de se faire
reconnaître pour l'intermédiaire le plus sûr, le plus nécessaire entre
son parti et le peuple. On obtint du sénat de l'argent afin d'indemniser
cette populace qui avait abandonné ses travaux pour venir dicter la loi
au gouvernement; et Coronato fut le dispensateur de cette secrète
largesse. Il fut en même temps nommé commissaire pour recevoir les
demandes de ceux qui prétendaient entrer dans le nombre des trois cents
nobles futurs. Ces deux emplois lui donnèrent une influence nouvelle et
prodigieuse. Encore, après avoir attiré à lui tous ceux qui voulaient
être nobles, eut-il le soin de les jouer, en sorte que cette promotion
toujours exigée et toujours annoncée n'arriva jamais.

Le parti de Saint-Pierre répugnait en secret à l'invasion de nouveaux
anoblis. Tout ce que la politique lui avait fait exiger pour ses alliés
plébéiens maintenant lui était onéreux, et il voyait avec effroi son
propre pouvoir prêt à être absorbé ou brisé par celui que le peuple
s'accoutumait à reprendre. Assuré de la majorité dans le gouvernement de
la noblesse, si les anciens nobles avaient voulu adhérer à la suppression
du garibetto, on aurait volontiers contracté avec ceux-ci une nouvelle et
étroite alliance pour soutenir l'union de 1528 contre les tentatives
populaires. Mais dans le portique Saint-Luc on nourrissait des sentiments
bien opposés. On n'y voulait pas distinguer entre les adversaires, peuple
ou anoblis factieux; quand, pour contenir les entreprises de ces
derniers, on n'aurait plus le frein du statut du vieux Doria, la position
dans le gouvernement ne serait pas tenable. Loin donc de reconnaître la
fatale abrogation pour légitimement consommée, il était temps de se
dérober d'une ville où la force faisait et défaisait les lois. Aussi dès
que les issues avaient été libres après la prise d'armes, on avait vu les
principaux nobles quitter leurs palais et, enlevant leurs meubles les
plus précieux, se réfugier avec leurs familles dans leurs maisons de
campagne. Bientôt de tout le parti il ne resta plus dans Gênes que
quelques hommes plus modérés, et les sénateurs et les magistrats à qui
leur serment ou leur politique ne permit pas d'abandonner leurs
fonctions.

Cette émigration contrariait le parti de Saint-Pierre en plusieurs
façons. Elle le laissait sans contrepoids en face de la faction
démocratique, elle fournissait un prétexte de plus aux turbulents du
peuple qu'elle irritait. Surtout elle présageait la guerre civile, et il
n'était pas douteux que ces exilés volontaires n'implorassent et
n'obtinssent l'appui des forces espagnoles par l'entremise de Jean-André
Doria. On essaya de les ramener. Des commissaires pacificateurs envoyés
vers eux allèrent au nom du gouvernement les inviter à reprendre leur
place dans la république, et secrètement, au nom du portique de Saint-
Pierre, leur offrir une conciliation; mais cette tentative échoua: il
était un point sur lequel on ne pouvait s'entendre: le garibetto était,
suivant les uns, abrogé, suivant les autres subsistant, et ils faisaient
de son maintien la condition nécessaire et absolue de tout rapprochement.
On se sépara, et dès ce moment l'intervention des étrangers fut
sollicitée par les nobles de Saint-Luc.

La cour de Rome s'y empressa la première. Le pape savait que plusieurs
fois dans le cours de la querelle on avait proposé de soumettre les
différends à l'arbitrage des puissances amies, et il aurait été flatté,
en se hâtant, de se faire accepter pour médiateur suprême et pour juge
unique. Le cardinal Morone5 se présenta à Gênes sous le titre de légat,
avec les doubles prétentions d'un négociateur imposant et d'un envoyé du
père commun des fidèles, chargé de ranger sous sa houlette un troupeau
soumis, mais prêt à s'égarer dans les voies de la discorde. Il recourut
d'abord aux prestiges de ce dernier caractère. Il ordonna des prières
publiques, des processions solennelles. Mais il éprouva que le siècle
était devenu mauvais et que l'obéissance était bien moins implicite que
dans les anciens temps. Les nobles de Saint-Pierre l'avaient reçu avec
défiance, le peuple même avec assez de froideur; la première procession
qu'il dirigea fut tout à coup troublée par une rumeur fortuite ou
suscitée, qui fit tirer les épées de toutes parts et produisit une
terreur panique. Le cardinal ne jugea pas à propos de répéter ses pieux
appels à la multitude, et reconnut qu'il n'arrangerait pas les affaires
temporelles avec des croix et des bénédictions. Il se mit à négocier et à
intriguer de son mieux.

Les armes que le peuple avait conservées lui semblaient l'obstacle le
plus pressant à écarter. Il proposa d'abord aux nobles de Saint-Pierre
d'obtenir le désarmement complet, à condition qu'en échange la
suppression de la gabelle du vin demandée en faveur des classes pauvres
serait ratifiée par les nobles de Saint-Luc. Mais il échoua en tous sens:
ceux de Saint-Pierre n'auraient pas eu ce crédit sur la multitude et
n'auraient pas consenti à se priver de l'assistance qu'ils pouvaient en
tirer; les nobles de Saint-Luc ne voulaient ratifier aucun des actes qui
avaient accompagné l'abrogation du garibetto.

Le légat proposa ensuite le compromis entre les deux portiques. Mais le
parti de Saint-Pierre était trop fort pour s'en remettre à des juges
étrangers. Le temps n'était pas venu de subir cette loi de la nécessité.

Morone n'en caressa pas moins ce parti qui dominait dans Gênes, que la
masse paraissait appuyer. Il se figurait que s'il pouvait le gagner, il
lui serait facile de fournir aux émigrés de Saint-Luc des explications
satisfaisantes de son apparente partialité et de les convaincre par de
solides gages de son dévouement à leurs intérêts. Cette souplesse lui
donna d'abord un crédit considérable dans la ville. Le temps de nommer à
certaines magistratures étant arrivé, le sénat mi-parti, comme l'on sait,
de nobles des deux portiques se divisa sur l'ordre à tenir dans ces
nominations. Les sénateurs de Saint-Luc prétendaient qu'elle devait se
faire encore suivant la loi du garibetto, puisque sa révocation était
contestée; les sénateurs de l'autre parti soutenaient que l'abrogation
étant légale, il fallait procéder en conséquence. Après de longs
dissentiments le sénat fut induit à s'en remettre à la décision du
cardinal, et il prononça suivant l'avis de ceux de Saint-Pierre et contre
le garibetto.

Ainsi, par des décisions complaisantes cet étranger achetait l'ombre et
presque la réalité du pouvoir dans les affaires de la république. Le
public commençait à s'y accoutumer; le peuple lui portait ses voeux
souvent discordants, car les uns voulaient qu'on lui demandât de procurer
l'érection d'un troisième portique, le portique du peuple; ceux qui se
flattaient d'avoir part aux trois cents anoblissements écartaient cette
prétention comme trop ambitieuse et réclamaient seulement l'exécution des
décrets obtenus pour l'ouverture du livre d'or et pour l'abolition des
gabelles. Le légat accueillait tout et caressait ce peuple déjà si excité
et quelquefois si menaçant. Enfin de tous ces éléments naquit un nouvel
éclat auquel contribua peut-être le mécontentement des émigrés contre les
complaisances du légat; car, cessant de compter sur lui, tandis qu'ils
adoptaient une marche décidée et hostile, leurs émissaires, leurs
dépendants populaires laissés dans la ville se mêlaient à la populace et
l'excitaient dans ses mouvements déréglés, afin d'accroître les embarras
du parti dominant. De prétendus députés, suivis d'une foule ameutée, se
présentèrent au légat pour lui déclarer que le peuple ne savait ce
qu'étaient ces lois de 1528 et de 1547 pour le choix desquelles les
nobles oppresseurs disputaient entre eux au détriment du repos public. Le
peuple les dédaignait également; il voulait la liberté, la paix, et
l'abrogation absolue, immédiate, de tous les impôts qui pesaient sur sa
subsistance. Le cardinal écouta ces hardiesses, combla la députation
d'éloges et de témoignages de la plus vive sympathie pour le bien-être du
peuple et pour tous les voeux qu'il lui faisait exprimer. Enhardis par ces
assurances, ce qu'ils avaient déclaré au cardinal, les députés osèrent le
signifier au doge; ici l'accueil fut différent. Le sénat reconnut qu'on
ne pouvait laisser passer dans l'impunité une démarche qui impliquait une
protestation contre la constitution de l'État, des menaces et une
provocation anarchique; on ordonna que les porteurs de la pétition et
ses auteurs principaux seraient arrêtés et livrés à la justice. Pour que
l'exécution de cet ordre ne causât pas un soulèvement, on eut recours à
une lâche duplicité. On répandit le bruit que ces hommes qui parlaient
ainsi pour le peuple étaient non-seulement envoyés secrètement par les
émigrés de Saint-Luc, mais qu'ils s'étaient engagés à assassiner les
sénateurs et à bouleverser l'État. Cette erreur une fois accueillie,
l'emprisonnement, les procédures criminelles n'éprouvèrent aucune
résistance. Coronato et ses amis s'emparèrent de cet incident tout à la
fois pour intimider le peuple et pour opprimer leurs adversaires de la
noblesse. L'inflexible Carbone présida au nom du sénat à la procédure,
aux tortures par lesquelles on tira de ces malheureux toutes les
dénonciations qu'on voulut. Quatre nobles émigrés furent déclarés
coupables de lèse-majesté pour avoir suscité les imprudents
pétitionnaires; la sentence fut immédiatement exécutée contre leurs
biens, mesure violente qui les obligea de recourir au légat; il voulut
en effet s'opposer à cette dilapidation, mais on n'écouta pas ses
remontrances. Il fit venir un bref du pape qui requérait le sénat de
surseoir; le sénat répondit sèchement au saint-père que le temps était
venu où la sûreté de l'État exigeait que justice se fît sans acception de
personne.

Dans le trouble de cette querelle, les sénateurs de Saint-Luc,
entièrement découragés, donnèrent leur démission et allèrent rejoindre
leurs amis hors de la ville. Les nobles de Saint-Pierre nommèrent des
suppléants à la place de ceux qui s'étaient retirés et devinrent seuls
maîtres du gouvernement. Ils continuèrent à ménager l'alliance et tout à
la fois la soumission du peuple, contenant la populace de leur mieux et
éludant l'inscription promise, objet des voeux des principaux.


CHAPITRE V.
J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. -
Compromis.

(1575) Au dehors tout prenait l'aspect de la guerre civile. Les émigrés
avaient demandé à la cour de Madrid de permettre à Jean-André Doria
d'employer pour les intérêts du parti les galères et les forces
espagnoles qui lui étaient confiées. En attendant la réponse, on crut
devoir essayer de se faire livrer la citadelle de Savone pour en faire la
place d'armes de la faction. Cette entreprise fut manquée, mais Final
devint le rendez-vous et le quartier général des nobles de Saint-Luc. Une
organisation régulière y fut établie. Des subventions pécuniaires furent
réglées et des armes préparées.

Philippe II n'avait jamais perdu l'espérance de confondre Gênes dans ses
possessions d'Italie. L'occasion présente lui parut favorable: mais pour
y parvenir il se méfiait de Doria; et son projet actuel était de
convertir la Ligurie en seigneurie, que sous sa suzeraineté il aurait
donnée à don Juan d'Autriche1. Au lieu donc de prêter au parti les
galères de Doria, il envoya sur la côte une forte escadre sous les ordres
de don Juan. Jean-André, le ministre d'Espagne à Gênes et le gouverneur
de Milan vinrent conférer à bord avec le prince. Des députés du sénat se
présentèrent aussi pour lui rendre hommage et l'inviter à ne pas priver
Gênes de sa visite, mais pour lui déclarer toutefois que la république ne
pourrait admettre dans son port plus de quatre vaisseaux à la fois. Cette
restriction fut mal reçue, et il ne fut pas difficile aux hommes qui
entouraient don Juan de lui persuader qu'il n'y avait rien à attendre par
les voies de la négociation de gens si défiants et si ennemis du roi
d'Espagne. On résolut donc d'employer la force contre ce gouvernement
réputé usurpateur. Mais don Juan, autorisé à agir, avait ordre de faire
la guerre et les conquêtes au nom de son maître. Les émigrés voulaient
que les hostilités fussent faites sous leur drapeau, en leur nom, et que
les forces espagnoles ne fussent qu'auxiliaires. Ils n'entendaient
sacrifier ni pour leur patrie son indépendance si chère à tous les coeurs
génois, ni pour eux-mêmes leur dignité de chefs d'une république libre.
On ne put s'entendre sur ce point; des ordres furent demandés en Espagne.
Don Juan partit avec son escadre, et la guerre fut ajournée.

Des ambassadeurs de l'empereur arrivèrent à leur tour, et vinrent
recommander la voie du jugement arbitral. Le duc de Gandie était aussi
venu comme ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne. Enfin on vit
paraître Birague, envoyé de Henri III. Dans quelque affreux embarras que
la France fût alors plongée, la cour avait cru de son honneur de prendre
part à une affaire qui attirait l'attention des autres puissances. La
France était d'ailleurs dans un de ces moments de trêve qui suspendaient
parfois la guerre civile. Son gouvernement, qui ne pouvait se faire
illusion sur la courte durée d'une telle paix, ne voyait qu'une guerre
étrangère qui pût détourner au loin les ambitions rivales qui désolaient
le royaume, et qui employât tous ces bras qu'on ne pouvait désarmer. Le
roi de Navarre, notre Henri IV, qui languissait alors suspect et presque
prisonnier à la cour de Henri III, confiait à un ambassadeur vénitien
qu'il avait eu dessein de se jeter dans Gênes avec la foule de
volontaires qui n'aurait pas manqué de le suivre. Son espérance secrète
était, après avoir secouru la république et bravé les Espagnols, d'aller
revendiquer sur eux son royaume de Navarre2. La France n'aurait été ni
responsable ni compromise par cette expédition; mais on s'était bien
gardé de laisser au prince la liberté d'exécuter ce projet3. Henri III
envoya donc Birague à Gênes. Il venait offrir médiation pour la paix,
secours pour la guerre; et déjà secrètement la France expédiait par la
Provence et par le marquisat de Saluces des munitions et des vivres4.
L'envoyé fut bien accueilli du peuple et des nobles de Saint-Pierre.
Coronato s'adonna particulièrement à lui.

Le crédit que Birague paraissait prendre excita une vive jalousie chez
les Espagnols. Ils sentirent que ce n'était pas le temps d'entreprendre
l'acquisition de Gênes, mais qu'il fallait se borner à y maintenir
l'influence espagnole, à exclure celle de la France; et, pour amener la
nécessité de l'arbitrage qu'ils entendaient bien diriger à leur gré,
Jean-André fut enfin autorisé à disposer sous son propre nom des forces
qui lui étaient soumises: des troupes allemandes qui étaient au service
de Philippe furent licenciées en apparence pour passer à la solde des
nobles de Saint-Luc. Le drapeau génois dont ces nobles se prétendaient
les plus légitimes gardiens, remplaça sur les galères l'étendard
d'Espagne. Avec ces moyens Doria ouvrit les opérations militaires; il
prit plusieurs positions sur le littoral et dans l'intérieur du pays.

C'étaient là des ressources imposantes, mais coûteuses, que le parti
n'aurait pu entretenir que peu de mois, si les nobles de Saint-Pierre,
disposant de Gênes et du gouvernement, avaient su ou pu se mettre en
campagne. Les populations étaient pour eux; sans avoir une seule
garnison salariée, le peuple de chaque bourg se gardait lui-même. Aucun
ne se donna volontairement à l'ennemi, et les plus faibles attendirent
pour se rendre de voir pointer l'artillerie; mais au dedans rien n'était
préparé. La ville n'avait de troupes réglées que six cents Allemands et
autant d'Italiens. On demanda quelques compagnies en Corse. On expédia
pour lever trois ou quatre mille fantassins étrangers; on ne put les
rassembler. Une belle artillerie prêtée à Charles V pour l'expédition de
la Goulette s'y était perdue. Doria, assiégeant Novi avec quinze cents
Allemands, mille Italiens et cent cinquante chevaux, ce n'était pas là
une force insurmontable, et l'on amena bien pour les combattre près de
dix mille hommes ramassés à Gênes tumultuairement. Mais une charge de
vingt-cinq cavaliers jeta sur cette multitude une terreur panique. Elle
se dispersa; et quoiqu'elle ne fût poursuivie que par deux cents
Allemands, les fuyards vinrent porter leur effroi jusque dans Gênes. En
un mot, quelques efforts que l'on tentât pour la cause populaire, la
déception et Coronato les paralysèrent.

Le légat et les ambassadeurs des puissances étaient dans la ville et
pressaient le sénat ou le portique de Saint-Pierre (c'était alors une
même chose) de consentir à un compromis, mais l'on hésitait. On gagnait
ou plutôt on perdait du temps. Le sénat déclara qu'il entendait que,
puisque le roi de France avait montré tant de soins pour la paix de la
république, un ambassadeur français concourût au jugement. Les
représentants de Philippe ne voulaient pas admettre cette intervention,
mais ils laissèrent parler les commissaires de Saint-Luc; ceux-ci
récusèrent la France comme malveillante, comme nourrissant les anciennes
prétentions de sa souveraineté passée. Le parti de Saint-Pierre insistait;
et il ne se serait pas désisté, si Doria, ayant continué ses progrès
hostiles, n'eût donné de pressantes alarmes. Après la déroute honteuse de
Novi, l'occupation de cette ville par ses troupes ébranla les
résolutions. La France d'ailleurs, à cette époque n'était plus en état de
donner une assistance suffisante au parti qu'elle eût voulu protéger.

Cependant le sénat, toujours cauteleux, en donnant son adhésion au
compromis, mit tant de restrictions que proprement son consentement était
illusoire. Le légat y fut pourtant trompé. Le cardinal Morone fit éclater
sa joie comme s'il avait remporté une grande victoire et accompli l'oeuvre
de sa légation. Il entonna un Te Deum solennel; le canon tira comme si la
paix était faite, tandis que le décret apporté à Final y fut sur-le-champ
compris et n'excita que la dérision. On pressa donc les progrès de la
guerre. Le légat, un peu honteux de sa méprise, revint à la charge et
réclama un consentement plus sincère et plus efficace. Le sénat demanda à
son tour que les hostilités fussent suspendues; Doria s'y refusa. Le
public de Gênes s'en indigna et mit enfin de la vigueur et de l'ensemble
dans les préparatifs d'une sérieuse défense. Les nobles de Saint-Pierre
profitèrent de cet élan. Une commission de guerre fut nommée avec
d'amples pouvoirs. Coronato ne manqua pas de s'y faire élire; il en fut
le président, et là, profitant de l'enthousiasme civique, il sut encore
augmenter sa popularité; par ce moyen, le champ des mesures arbitraires
lui fut ouvert; il se rendit comme indépendant de ses collègues; il les
appelait chez lui et voulait les astreindre à ses volontés absolues. Un
seul, Christophe de Fornari, homme de coeur et excellent citoyen,
entreprit de lui résister. Coronato le dénonça au peuple comme vendu à
l'Espagne, et fit révoquer la nomination de ce contradicteur importun. On
répandit dans le public l'idée qu'il serait nécessaire de choisir un
dictateur, et le nom de Coronato était prononcé. L'autorité fut obligée
d'employer la menace et même la force contre les agents de cette
intrigue. Les propriétaires furent mis sous les armes pour imposer à
l'aveugle populace. Avec ces inquiétudes au dedans, avec les pertes qu'on
faisait chaque jour au dehors, les deux collèges durent céder; ils
consentirent à un compromis pur et simple et s'en remirent de toutes
choses aux arbitres.

Mais Doria, fier de ses succès, les poussait sans s'arrêter, et vainement
après le consentement du sénat les ambassadeurs lui demandèrent un
armistice. Il répondit que les nobles de Saint-Luc opprimés avaient
besoin de tenir en leurs mains des gages de la bonne foi de leurs
adversaires et qu'il ne suspendrait point ses opérations que la place de
Savone ne lui eût été cédée.

Ces conquêtes consommées ou prétendues par un homme qui, pour être chef
de parti en Ligurie, n'en était pas moins un des généraux de Philippe II,
ces occupations de territoire par des forces espagnoles et allemandes
étaient étrangement suspectes à toutes les puissances de l'Italie, et de
toute part on intervenait pour que Doria cessât de mettre obstacle à la
conclusion de cette querelle déplorable. Les nobles de Saint-Luc eurent
bientôt eux-mêmes un motif imprévu de désirer la fin d'une guerre
dispendieuse et le retour de la paix avec la liberté de revenir aux soins
de leurs affaires domestiques. Tous, créanciers du roi d'Espagne, ils
avaient la partie la plus disponible de leurs richesses engagée dans les
finances et dans les emprunts de Philippe II. Mais le souverain des
Espagnes, le possesseur des deux Indes était un riche malaisé, un
débiteur de mauvaise foi et aux expédients. Il prit alors un parti, le
plus décisif de tous; il fit banqueroute aux Génois: le payement de ce
qu'il leur devait fut suspendu: l'argent qui arrivait d'Amérique fut
distrait pour d'autres emplois5. Ce coup inattendu rendit fort pénibles
aux émigrés les sacrifices qu'ils faisaient pour leur cause et les
séquestres dont leurs biens étaient frappés à Gênes.

Suivant quelques politiques, le roi d'Espagne avait voulu mettre les
nobles hors d'état de continuer la guerre par eux-mêmes et les réduire à
remettre eux et Gênes à sa direction. Mais cet incident, en rendant
impossible de continuer la campagne, ne fit que hâter l'accommodement.
Cependant la transaction pensa se rompre sur une prétention non des
parties, mais des arbitres, et si indiscrète qu'elle justifiait tous les
soupçons. Ils exigeaient que le compromis leur attribuât le commandement
exclusif dans la ville de Gênes, et toute l'autorité de la justice
criminelle jusqu'à la promulgation de leur sentence. Le sénat refusa
(1576). Le peuple, excité par ceux qui ne voulaient point
d'accommodement, d'arbitrage, ni de paix entre les deux noblesses,
s'écria que la demande des ambassadeurs était une tentative pour détruire
l'indépendance génoise. On se porta en foule à la demeure du légat, on y
prodigua les démonstrations les plus insultantes. Les nobles de Final ne
voulurent pas qu'on les crût indifférents pour la liberté de la patrie.
Ils signèrent une protestation contre la condition proposée. Doria
écrivit à Philippe II dans le même esprit en des termes très-énergiques
et il publia sa lettre. Les ambassadeurs durent prendre leur parti sur ce
refus unanimement manifesté par une expression si véhémente. On reprit la
négociation. Le gouvernement eut à résister aux menées de ceux pour qui
tout était occasion de troubler cet accord, mais il y réussit. Le
compromis signé par Doria, par les députés des deux noblesses, fut
solennellement ratifié par le gouvernement.

Par cet acte le légat, les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne
au nom de leurs souverains recevaient l'autorité de donner une nouvelle
constitution et de nouvelles lois à la république. Cette faculté était
concédée pour trois mois, et celle d'interpréter au besoin leurs décrets
devait durer quatre mois au delà. Les parties s'unissaient pour prier les
puissances médiatrices de garantir pendant deux ans l'exécution de ces
lois contre quiconque tenterait d'en empêcher ou d'en troubler
l'accomplissement, sauf toutefois la liberté et l'indépendance de la
république.

Vingt otages de chaque côté au choix des arbitres devaient être mis à la
disposition de ceux-ci pour la sûreté de la convention.

Chaque partie restait en possession des lieux qu'elle occupait, sans
pouvoir ni augmenter ses forces ni commettre aucune hostilité. Les nobles
de Saint-Luc devaient pourvoir entre eux à la solde de leurs troupes sans
que la république se chargeât de cette dépense.

Toutes les communications étaient rouvertes, chacun pouvait rester ou
revenir habiter où bon lui semblerait; seulement ceux qui avaient été
déclarés bannis, ou condamnés comme coupables de lèse-majesté, ne
devaient rentrer dans Gênes ni être déchargés de l'effet des sentences
qu'après la prononciation des arbitres. Le prince Doria pouvait faire
entrer ses galères dans les ports de la république, pourvu qu'elles
n'eussent que leurs équipages ordinaires. Doria lui-même pouvait venir
reprendre dans la ville et dans le gouvernement sa place, ses honneurs et
ses privilèges.

Doria s'abstint d'user de cette faculté. Les galères reprirent l'étendard
d'Espagne et allèrent stationner à Ville-Franche, hors des limites de la
Ligurie. Lui-même se retira dans son fief de Loano pour être à portée de
Casal, où les arbitres allèrent établir leur tribunal.

On a prétendu que Coronato avait cessé de s'opposer ouvertement à la
conclusion de cette grande affaire, gagné par une pension de trois mille
écus que lui accorda secrètement le roi d'Espagne et dont la suppression,
après l'accord consommé, le jeta dans de nouvelles intrigues. Il est
certain qu'il y eut encore des menées pour éluder l'effet du compromis.
Un prédicateur prêchant devant le doge et le sénat ne craignit point d'en
appeler au peuple du consentement qu'ils avaient donné à une paix
indigne. On essaya aussi d'alarmer les otages sur leur sûreté pour les
empêcher de se mettre entre les mains des ambassadeurs. Le sénat remédia
à ses manoeuvres en décrétant une forte peine contre ceux des otages qui
ne seraient pas rendus à Casal au jour indiqué. Aucun n'y manqua, et ils
furent envoyés à Rome, à Milan et à Final pour attendre paisiblement
l'issue de l'arbitrage.

Les opérations du congrès furent longues; il fallut proroger les délais
du compromis. Des députés des deux noblesses se rendirent d'abord auprès
des juges et soumirent leurs défenses; ce qui nous a été conservé est
peu important. Les écrits de Saint-Pierre réclamaient l'égalité fondée
par Doria, et, l'égalité admise, les droits de la majorité. Les avocats
de Saint-Luc revendiquaient en style déclamatoire les prérogatives de
leurs races antiques. Ce n'est pas sur ces raisons que l'on avait à
conclure. Il fallait à la fois un traité de paix et une refonte tout
entière du gouvernement. Tandis que les ambassadeurs y appliquaient leurs
soins, le légat minutieux et irrésolu déférait toutes choses aux
théologiens dont il marchait entouré. Grâce à cette faiblesse de donner
une constitution politique à faire à des casuistes, rien ne se terminait.
Les ambassadeurs s'en lassaient, les parties contendantes plus encore;
ceux de Saint-Luc surtout, car ils avaient à payer la solde de leurs
Allemands pendant ces interminables délais. Un jour le chef de leur
députation (c'était J.-B. Lercari, celui même qui avait proposé au sénat
de résigner le gouvernement au peuple en révolte) aborda David Vaccaro,
doyen de la députation de Saint-Pierre. C'était à la porte du congrès où
les uns et les autres perdaient journellement leur temps à solliciter et
à attendre une décision. Lercari demanda à Vaccaro, hommage sage et de
bonne foi, ce qu'il pensait du rôle avilissant qu'on faisait jouer aux
représentants d'une république libre, se morfondant dans l'antichambre
d'étrangers, venant les supplier de daigner imposer des lois à une patrie
indépendante; de faire, Dieu sait avec quelles lumières, ce que les
enfants de cette patrie feraient bien plus vite, avec bien plus de
connaissance de ce qui convient au pays, que ces juges prétendus.
Expérience faite par tous des maux qu'entraînaient leur discorde et la
guerre civile, il ne fallait travailler que quelques heures avec les
sentiments de la concorde et du patriotisme, la constitution serait faite;
elle serait nationale; on remercierait les arbitres et on se passerait
d'eux.

Vaccaro soupirait en écoutant cette ouverture. Il en sentait la justice
et l'avantage; mais les nobles de Saint-Luc, disait-il, étaient unis et
mus par une seule volonté que des hommes sages pouvaient diriger. A
Gênes, chez les populaires, étaient vingt partis, vingt opinions
discordantes, que la force d'un compromis et de ses garanties réduirait
seule à une commune obéissance. Les députés avaient reçu la défense
d'entendre à aucune proposition; ce qu'ils prendraient sur eux de
traiter serait désavoué et suspect.

Cependant l'impatience des parties et des collègues même du légat firent
parvenir jusqu'au pape des plaintes contre les lenteurs et les ineptes
scrupules de son représentant. Les trois puissances ordonnèrent que
l'affaire finît sans délai. Les deux ambassadeurs s'en emparèrent donc et
la dépêchèrent avec plus de lumières mondaines et moins de pieuses
hésitations.

Un premier décret fut signifié aux deux partis pour faire opérer le
désarmement de leurs forces. Saint-Luc y adhéra promptement, mais
l'exécution fut embarrassante. Les contributions levées par voie de
souscription étaient épuisées et il était dû des soldes arriérées à deux
régiments allemands qui tenaient garnison à Novi et qui ne voulaient pas
en sortir sans avoir été payés. Il fallut créer un magistrat spécial
chargé d'emprunter quatre cent mille écus et de lever pour amortir cette
dette 2 1/2 p. % de taxe sur les biens des souscripteurs qui s'étaient
engagés dans le parti; le gouvernement de la république, de son côté,
avait décrété une imposition d'un pour cent pour les dépenses de la
guerre. Les arbitres décidèrent que la répartition de cet impôt ne
pouvait s'étendre sur les nobles de Saint-Luc; ainsi chaque partie paya
ses dépens.

Dans la ville deux prélats furent envoyés pour demander, en vertu du
décret des ambassadeurs, la liberté des prisonniers, la restitution des
biens confisqués, l'abolition des sentences pénales, le désarmement et
par conséquent la suppression de ce conseil de la guerre qui s'était
maintenu, et d'où Coronato, qui y dominait encore, avait rêvé de parvenir
à la dictature. Ces demandes éprouvèrent quelque résistance et
probablement à cause de la dernière surtout: les mécontente essayèrent
de soulever le peuple. Mais la menace, au nom des hauts garants, de
l'excommunication pontificale, du ban de l'empire et des armes
espagnoles, entraîna à une parfaite soumission. Les préliminaires
pacifiques furent acceptés et accomplis.


CHAPITRE VI.
Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.

Le 10 mars 1576, dans l'église de Casal, au milieu d'une cérémonie
religieuse et solennelle, les arbitres firent publier les nouvelles lois
qu'au nom de leurs princes et en vertu des pouvoirs à eux déférés par les
Génois ils donnaient pour constitution à la république, en déclarant
toutefois qu'en un tel acte leurs souverains n'avaient entendu porter
aucune atteinte à la liberté et à l'indépendance de Gênes.

Ces lois rétablissaient la noblesse en un seul corps où tous étaient
égaux; elles abolissaient toute distinction d'anciens et de nouveaux, de
portiques, de couleurs, d'alberghi, d'agrégés. Chacun reprenait son
propre nom et ses armes, à moins que, par un consentement mutuel,
l'agrégé de 1528 ne voulût conserver le nom qu'il avait pris, et que la
famille à qui ce nom appartenait ne s'y opposât pas.

La noblesse était déclarée incompatible avec l'exercice des professions
mécaniques. On ne comptait pas comme telles la manufacture des soieries
ou des lainages, non plus que la banque, le commerce en gros, le
commandement d'un vaisseau marchand ou d'une galère, le notariat,
l'exploitation des gabelles publiques; mais on excluait celui qui
fabriquait de ses mains, le marchand vendant lui-même en boutique, les
préposés mercenaires du fisc; quant aux docteurs en médecine et en droit,
ils participaient à certaines prérogatives de la noblesse.

Le noble qui exerçait un art mécanique perdait la noblesse; quiconque se
présentait pour l'acquérir devait justifier que depuis trois ans il ne
pratiquait aucune de ces professions interdites. Par mesure transitoire,
ceux qui, à la promulgation de la loi, avaient prétendu à la noblesse, et
qui se trouvaient encore attachés à un de ces métiers prohibés, devaient
s'engager à le quitter dans le terme d'un an après leur inscription, et
ils étaient rayés du catalogue des nobles s'ils y manquaient à ce terme,
conformément à la disposition générale d'incapacité.

Avec cette restriction on pourvoyait aux prétentions de ceux qui si
longtemps avaient réclamé l'inscription. Ils avaient six mois pour former
leur demande. Cinq sénateurs tirés au sort procédaient secrètement aux
informations. Ils faisaient leur rapport au petit conseil assemblé avec
les collèges. L'inscription n'était admise qu'en obtenant les deux tiers
des suffrages; et, soit que les conditions d'admissibilité
décourageassent les candidats, soit que le gouvernement reconstitué et
sentant sa force eût peu de voix favorables à donner aux candidats, il
n'y a pas mémoire d'une nombreuse inscription extraordinaire dans cette
circonstance.

Les admissions futures furent réglées sur des conditions analogues; et
d'abord tous les ans, au mois de janvier, les collèges et le petit
conseil décidaient s'il y avait lieu de procéder à l'inscription;
lorsqu'elle était résolue, ce que l'usage n'accordait que tous les sept
ans environ, on ne pouvait admettre que dix nouveaux nobles, sept
habitants de la ville et trois de la province. Tous devaient être sans
tache d'hérésie, de bâtardise, de sédition ou d'autres crimes. Par une
précaution de plus contre les intrusions vulgaires, on régla que le
nouveau noble ne serait admissible au grand conseil que quatre ans après
son inscription, au petit conseil ou dans les magistratures importantes
qu'après six ans, au sénat qu'après dix; il ne pouvait devenir doge
avant quinze ans de noblesse1.

Tous les nobles furent inscrits sur un livre dont on régla la forme et
dont on rendit la falsification impossible. Aussi prit-on le soin de dire
qu'il serait relié: connu sous le nom du livre d'or, il est appelé dans
la loi liber civilitatis, comme s'il n'y avait de citoyens que ceux qui
étaient inscrits. Quant aux autres non inscrits, on leur fit cependant
une part; outre la possibilité de devenir nobles, on leur réserva les
offices des greffiers, des chancelleries, les recettes des
administrations financières, quelques commandements militaires peu
importants, de quelques emplois de judicature hors de la ville. Le
secrétaire d'État devenait noble de droit au sortir de sa charge. Enfin
il devait y avoir un plébéien dans chacune de certaines magistratures
occupées de l'administration, comme de la santé publique, etc.

Les institutions générales ne furent pas changées, mais modifiées. On
disait encore que le grand conseil représentait le prince et la
république. On prenait dans son sein le petit conseil chargé de la
conduite des affaires. Les deux collèges des sénateurs et des
procurateurs réunis étaient le pouvoir exécutif et les présidents des
conseils. Le doge était le grand magistrat et le représentant de la
dignité de l'État. Le sénat avait toujours l'attribution judiciaire
supérieure, et le collège des procurateurs était la chambre aux deniers.
Les doges sortis de charge devenaient, comme par le passé, procurateurs
perpétuels après l'épreuve du syndicat, et c'est à cette occasion qu'à
l'insinuation de J.-B. Lercaro et en souvenir de l'injustice qu'on lui
avait faite, on établit le droit d'appel au consiglietto des sentences
des suprêmes syndicateurs.

Le grand conseil fut maintenu dans le droit éminent de faire les lois de
finance, car (on le répétera à cette occasion) dans ce conseil était
censée résider la république; bien entendu toutefois qu'on n'y
délibérerait que sur les projets élaborés dans les deux collèges et dans
le petit conseil.

La sanction du grand conseil fut aussi réservée pour l'avenir à
l'abrogation ou à l'amendement de toute loi existante. Il en décidait à
la majorité simple; mais la proposition d'un tel changement ne pouvait
lui être portée qu'avec l'assentiment successif des collèges et du
consiglietto, à la majorité des quatre cinquièmes des voix de chacun de
ces deux corps.

Toute autre loi se faisait sans le concours du grand conseil, dans les
collèges et le consiglietto, à la majorité des deux tiers des suffrages;
on y décidait de la paix, de la guerre et des alliances, à la majorité
des quatre cinquièmes.

Dans tous ces conseils, comme dans les réunions électorales, des
précautions étaient prises pour que les délibérations fussent amenées à
une conclusion nécessaire, en dépit de l'égalité fortuite des suffrages
ou de l'insuffisance persistante des majorités: on y pourvoyait par des
adjonctions ou par des exclusions déterminées par le sort, et l'on
n'était pas exposé à cette inaction d'un sénat mi-parti qui avait été
nuisible.

Un soin particulier était donné aux formes électorales. Dans le système
de 1528 on avait affecté d'accorder au sort beaucoup d'influence. Mais
cette concession faite à l'égalité légale de tous les nobles avait été
faussée par la répartition des électeurs entre les vingt-huit alberghi et
des élus entre les deux portiques. Le garibetto de 1547 était un essai
malheureux pour défendre la minorité contre les doubles avantages de la
majorité dans les chances du sort et dans le nombre des votes. Maintenant
avec une masse plus homogène, on pouvait se livrer à de meilleures
combinaisons.

A la fin de chaque année le petit conseil assemblé choisissait au
scrutin, et, sur une liste où chaque membre avait pu faire inscrire le
nom d'un candidat, trente électeurs chargés de nommer le grand et le
petit conseil pour l'année suivante. Sur les quatre cents membres à
désigner, soixante pouvaient être pris à vingt-deux ans; vingt-cinq ans
était l'âge exigé pour les autres.

Les mêmes électeurs nommaient ensuite entre les membres du grand conseil
les cent du consiglietto. La moitié de ceux-ci devait avoir trente ans au
moins; l'autre moitié pouvait être admise à vingt-sept ans.

Aucune loi ne disait que les nobles engagés dans l'Église ou dans les
ordres chevaleresques religieux seraient exclus des conseils, mais telle
était la règle tacitement reçue. Ces noms passaient avec tous ceux de la
noblesse sous les yeux des électeurs, mais le scrutin les repoussait.

Les deux conseils devaient être entièrement renouvelés tous les ans, et
les membres sortis n'y devaient rentrer qu'après un an d'intervalle;
mais nous verrons plus tard que cette clause devint impossible à
maintenir; l'usage finit par rendre les conseils à peu près perpétuels;
l'élection se refaisait tous les ans, mais elle restait de simple forme,
excepté pour remplir les vacances.

Le sort fut maintenu pour la nomination des membres des deux collèges.
Mais leurs noms furent tirés d'une urne où cent vingt noms choisis
étaient conservés pour servir tous les six mois au renouvellement de
trois sénateurs et de deux procurateurs. La durée de leurs fonctions
étant de deux ans, le sénat fut ainsi composé de douze membres et la
chambre de huit, les procurateurs perpétuels non compris; à mesure qu'on
tirait des noms de l'urne, on en complétait le nombre et l'on remplaçait
les morts.

L'admission à ce séminaire (on appelait ainsi cette collection de
candidats honorablement perpétuels) était le plus haut degré de la
considération. Les arbitres en avaient fait le premier choix de leur
autorité. Aux remplacements à faire, concouraient les deux conseils; le
petit formait au scrutin et aux deux tiers des suffrages une liste double
du nombre des places à remplir; le grand conseil choisissait sur cette
liste les noms à placer dans l'urne. Les qualités requises dans les
membres des deux collèges, et par conséquent dans les nobles dont les
noms entraient dans le séminaire, étaient quarante ans d'âge, un honnête
patrimoine; si l'un d'eux était tombé en déconfiture, il devait avoir
satisfait ses créanciers, et la commune renommée devait attester que le
payement avait été réel et complet; enfin, le candidat devait avoir
honorablement servi dans les deux conseils et dans les magistratures:
chacun des collèges n'admettait qu'un membre du même nom.

Le doge devait avoir cinquante ans et habiter la ville; on exigeait
qu'il fût assez riche pour soutenir convenablement une si éminente
dignité très-imparfaitement rétribuée. La conduite antérieure dans les
grands emplois publics devait servir de garantie pour ce qu'on attendait
de lui dans l'exercice de cette haute magistrature.

Le mode de son élection était compliqué. Cinquante membres tirés au sort
dans l'assemblée du grand conseil proposaient chacun, et sans pouvoir se
concerter, le nom d'un candidat. Ces noms recueillis ne pouvaient se
concentrer sur moins de vingt individus; on eût exigé de nouvelles
désignations si elles eussent été nécessaires pour compléter ce nombre.

Le grand conseil entier passait au scrutin ces noms l'un après l'autre;
une liste était dressée des quinze qui avaient obtenu le plus de
suffrages.

Elle était apportée au petit conseil, qui la soumettait à son scrutin.
Les six candidats qui, ayant au moins les trois cinquièmes des voix, en
avaient obtenu le plus, composaient la liste définitive, et sur celle-ci
le grand conseil, pour dernière opération, nommait le doge à la pluralité
des suffrages. Il faut avouer que, dans les derniers temps où le grand
conseil renfermait une portion assez nombreuse d'une noblesse déchue, ces
derniers suffrages se payaient et même à vil prix.

La loi des arbitres organisait fortement la rote criminelle, composée de
juges tirés au sort parmi des jurisconsultes étrangers et sans alliance
dans Gênes; ce pouvoir était indépendant; seulement, le sénat pouvait
déléguer un de ses membres pour servir de surveillant à l'instruction et
au jugement. Les membres de la rote étaient d'ailleurs assujettis à un
syndicat rigoureux, et, en cas de malversation, le gouvernement pouvait
les faire juger eux-mêmes. Les deux collèges avaient aussi le droit
d'évoquer les poursuites en cas de rébellion, d'attaque à main armée et
de désordres graves: en ce cas ils appelaient les membres de la rote
pour assesseurs. Des lois spéciales étaient faites pour réprimer les
séditieux, les sicaires, pour défendre les conventicules.

Un chapitre exprès conservait au prince J.-A. Doria les prérogatives
concédées au vieux Doria en 1528. Enfin, on créa une magistrature
temporaire de conservateurs de la paix. Ils étaient chargés de pourvoir
aux mesures transitoires et conciliatrices qui seraient nécessaires pour
effacer la trace des dissensions. J.-B. Lercaro y fut nommé, et ce fut la
seule réparation qu'il voulut accepter des anciennes injustices.

La plume du légat se complut sans doute à tracer le premier chapitre de
ces lois qui, avant tout, déterminait les solennités dans lesquelles le
doge et les membres des deux collèges étaient tenus d'aller recevoir la
communion des mains de l'archevêque, et qui leur enjoignait d'écouter les
prédications du carême. Mais ce chapitre les soumet à prêter la main
forte du bras séculier à l'archevêque dans l'exercice de sa juridiction,
et à déférer à toutes les réquisitions de l'inquisiteur de la foi pour la
poursuite des hérétiques et des suspects d'hérésie2.

En publiant ces lois les arbitres avaient pourvu à leur exécution
immédiate. Ils avaient nommé le grand conseil et le consiglietto; ils
laissaient en place le doge et les membres des deux collèges pour achever
leur temps, ce qui ratifiait l'élection faîte depuis la retraite de ceux
de Saint-Luc. Mais les nouveaux membres dont le sénat devait être
augmenté étaient appelés par eux. Enfin on a vu qu'ils avaient choisi les
cent vingt noms qui devaient entrer pour la première fois dans l'urne du
séminaire. Après ces opérations, le congrès se sépara. Les députations
des deux partis rivaux et les nobles émigrés rentrèrent à Gênes, tous
reçus aux acclamations du public qui ne paraissait occupé que du retour
des bienfaits de la paix. Tel était l'excès de l'enthousiasme populaire
qu'on décerna les honneurs d'une statue à Jean-André Doria qui naguère
s'obstinait à ne point accorder de trêve à sa patrie. Cette statue fut
placée à l'entrée du palais de la république, auprès de celle qu'en 1528
on avait érigée au vieil André. Les inscriptions les appelaient, l'un
l'auteur, l'autre le conservateur de la liberté; car l'esprit national
qui a toujours dominé à Gênes appelait liberté l'indépendance.

Un anonyme peu favorable aux Génois, mais assez impartial et fort au fait
des affaires, écrivant un mémoire destiné à quelque puissance qui avait
des desseins sur Gênes, cinquante ans après ces événements3, donnait sur
les fautes des deux partis un jugement qui semble bon à recueillir. Il
accuse les deux factions d'impéritie et de faiblesse. Les anciens nobles
n'avaient su compter que sur l'Espagne qui, pour les obliger à se mettre
sans réserve entre ses mains, les croisa plus qu'elle ne les soutint,
avant même que par sa malencontreuse banqueroute elle les arrêtât au plus
fort de leurs opérations. Émigrer, sortir de Gênes et abandonner le
gouvernement, fut en eux une faute énorme. Avec moins de morgue et plus
d'habileté, ce parti eût attiré à lui la masse des nobles modernes,
mécontents et jaloux d'être conduits par une poignée de chefs
orgueilleux, nobles aussi et se disant populaires et tout aussi fiers que
les autres. A leur tour, ces chefs de l'autre faction, disposant des
forces entières de la république, ne savent rien faire à temps. Ils ne
peuvent mettre en campagne la moindre troupe. Le grand-duc de Toscane
leur envoyait des forces; ils n'osèrent les accepter, non plus que les
offres que les Suisses leur faisaient, dit-on. Il leur eût suffi
d'écouter les propositions de Birague, et l'intervention de la France les
eût affranchis du joug de l'Espagne. Ils promirent d'ouvrir le livre d'or
à des inscriptions en masse, et ils manquèrent à leur parole, incapables
de refuser et ne sachant pas céder. Enfin il fallut que les derniers
nobles inscrits, boutiquiers, artisans, inquiets d'une situation aussi
fausse et aimant mieux peut-être s'accommoder des anciens nobles que de
rester sous la direction des meneurs de leur parti, forçassent ceux-ci à
consentir au compromis sans réserve qui du moins mit fin aux désastres.

Ce jugement paraît très-sain; si nous voulons en porter un sur les
résultats de la querelle et sur l'oeuvre des arbitres, nous dirons, en
admettant qu'une république démocratique est une chimère, que si l'on
peut considérer le corps aristocratique comme l'État tout entier, en ne
laissant à ce qui n'a pas été déclaré noble que la possibilité d'être
appelé par la noblesse à venir la recruter sous certaines conditions, on
doit reconnaître que la constitution nouvelle était bonne et prévoyante.

La noblesse telle que la transaction de 1528 l'avait admise, telle
surtout qu'il en avait été abusé, avait dû dégénérer en démocratie
turbulente dans son propre sein, et soulever au dehors une démagogie.
C'était l'effet naturel de l'exemple, de l'appui demandé au peuple, du
contact trop immédiat de tant d'anoblis avec les classes les plus
inférieures. Elle favorisait sans doute le principe aristocratique, mais
à quoi servirait une noblesse aussi discordante, aussi peu propre à
gouverner qu'une masse populaire? La liberté des plébéiens était perdue
depuis longtemps, et certes les trois puissances ne s'assemblaient pas en
congrès pour la leur rendre. L'ancienne noblesse gagnait peut-être son
procès, mais les nobles de Saint-Pierre acquéraient une égalité bien plus
réelle, ils entraient effectivement dans un corps aristocratique; tandis
que Doria avait exposé le pays à une lutte inévitable en admettant au
partage des charges par moitié, deux factions censées égales, mais dont
l'une formait une majorité toujours croissante, tandis que l'autre, forte
d'illustrations et de crédit, était faible en nombre et se réduisait de
jour en jour. La paisible durée du gouvernement de 1576 a montré qu'en
effet ses rouages n'avaient pas été mal calculés, malgré les levains de
discorde qu'elle n'avait pu détruire. A coup sûr la loi qui parut imposée
aux deux partis, comme on a vu, était fondée sur une transaction; et la
transaction sur le sentiment du besoin et du danger commun. Ce danger
était dans la populace et dans les intrigants qui la faisaient mouvoir.
Un effort qu'ils firent pour détruire la constitution nouvelle dès sa
première année, fut le dernier épisode de son établissement. Coronato
voyait finir le rôle brillant de tribun et les chances de la dictature;
il était mécontent, et c'est à cette occasion qu'on renouvela le bruit
d'une pension qu'il avait acceptée de l'Espagne et qu'on ne lui avait pas
maintenue. Il s'adressa à des populaires qui avaient pris grande part à
la querelle maintenant apaisée et qui pouvaient en avoir gardé le
ressentiment. Il rechercha ceux que lui-même avait empêchés d'être
anoblis par l'inscription des trois cents promise et éludée. Il complota
pour soulever le peuple contre le gouvernement et contre la noblesse en
général. Ces pratiques furent découvertes: on l'arrêta; son procès fut
fait, et il porta sa tête sur l'échafaud.

Coronato fut-il intrigant, factieux? Les historiens le disent et tout
porte à le croire. A sa conduite, il est difficile de se persuader qu'il
ne fut qu'un citoyen de bonne foi, qui, quoique noble, s'indignait que
les droits de tous fussent usurpés par la noblesse. Mais dans cette
dernière circonstance était-il coupable de conspiration? ou paya-t-il
pour un crime supposé la peine de ses anciennes manoeuvres? On ne le sait;
et on voit seulement que le gouvernement fut mécontent des juges de la
rote dans la conduite des procédures pour la recherche et pour la
punition des coupables. Ces malheureux jurisconsultes furent mis à la
torture, privés de leurs offices et bannis.


LIVRE ONZIÈME.
RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV.
- LE DOGE A VERSAILLES.
1576 - 1700.

CHAPITRE PREMIER.
Observations sur le caractère des Génois.

A 1576 a fini la république des Génois du moyen âge. Le spectacle qu'elle
nous a montré, quoique borné dans un horizon resserré, avait mérité de
l'intérêt. Il est vrai que, depuis quelques générations, ses annales
n'étaient plus celles d'un peuple puissant par sa navigation et par son
commerce. Involontairement nous n'écrivions plus que l'histoire de
certains ambitieux qui, par la violence et l'intrigue, s'arrachaient le
pouvoir ou le revendaient à l'étranger.

Toutefois, au milieu des usurpations plébéiennes et des mouvements
populaires, il était curieux d'observer la situation singulière d'un
corps de noblesse reconnu, respecté, et en même temps irrémissiblement
frappé d'interdiction légale. Le dénoûment plus extraordinaire encore de
cette anomalie, la fin de cette longue anarchie, l'union amendée et
consolidée par les troubles même que ses défauts avaient suscités, toutes
ces vicissitudes ont leur originalité et ne manquent pas d'instruction.

Un gouvernement régulier naît enfin. Mais dans les agitations du seizième
siècle, l'Europe avait changé de face; une nouvelle balance des pouvoirs
s'établissait entre les grandes puissances. Un rang très-inférieur était
assigné à la république des Génois modernes. En même temps toutes leurs
forces propres avaient déchu. Ce n'était plus dans la Méditerranée que se
déployait la puissance maritime; cette mer n'était plus la voie
privilégiée du grand commerce. Au levant même, siège de ses antiques
relations, Gênes était primée par Marseille et par les navigateurs
occidentaux qui avaient appris le chemin de l'Orient. Il ne lui restait
plus qu'un commerce secondaire, comme sa puissance n'était plus que d'un
ordre inférieur.

Trop peu d'intérêt s'attacherait au récit minutieux des minces affaires
journalières d'un gouvernement réduit à de telles proportions. Mais si
peu de faits de son histoire sont remarquables par eux-mêmes, je doute
qu'on puisse mieux apprendre ailleurs cette vérité désormais fatale, que,
dans l'organisation moderne de l'Europe, il n'y a plus de place pour les
petits États parmi les grands. Cette leçon m'a paru se présenter ici
tellement uniforme à chaque incident, que je n'ai pu me résoudre à en
supprimer le précis.

Je voudrais, avant d'entreprendre cette tâche, jeter un coup d'oeil en
arrière à travers les vicissitudes de la république que nous avons
retracées; je voudrais démêler les progrès de la civilisation, le
développement intellectuel, les idées et les habitudes dominantes qui ont
fait les moeurs du pays et le caractère propre des habitants, caractère
qui dans ses traits modernes conserve encore tant de traces des temps
passés.

L'extrême aptitude des Génois pour la navigation et pour le négoce ne
peut être l'objet d'un doute. Les monuments les plus anciens en rendent
témoignage; et, en voyant ce qui se passe encore sur ce long littoral
d'un territoire étroit et stérile, on peut juger qu'en tout temps, pour
toute cette nombreuse population, la mer a été, de l'enfance jusqu'à la
vieillesse, le principal lieu d'exercice et le champ le plus cultivé1.
L'habileté ne peut manquer avec une expérience si générale et si
continue. Il n'y a pas d'écrivain étranger qui d'âge en âge n'avoue la
supériorité des marins de Gênes. Actifs, courageux, avisés, ils nous sont
peints comme également propres, sur la mer, à la marchandise et au
combat.

Nous les trouvons sobres, économes, attentifs à leurs intérêts, et,
quoique avides, sachant conduire leur commerce par de judicieuses
maximes. Nous avons remarqué, dès les premiers temps de leur histoire,
leur esprit intelligent d'association, l'institution de leurs consulats,
partout où ils ont eu à régler ou à défendre des intérêts communs, leur
dextérité dans leurs relations avec les puissances étrangères, les
avantages qu'ils savent obtenir dans leurs traités, le soin d'en faire
prévaloir les principes uniformément libéraux partout où ils négocient.

Il n'est pas besoin de dire que le commerce a toujours été honoré à
Gênes. Tous ses nobles l'avaient pratiqué dans les anciens temps et lui
devaient leurs richesses. Les documents français et anglais donnent le
titre de marchands aux Spinola et aux Doria; et jusqu'aux dernières
époques plusieurs maisons très-illustres n'ont pas cru déroger en
exerçant le négoce.

Les marins sont naturellement d'un caractère ouvert, prompt, mais gai,
familier, parce qu'une sorte d'égalité s'établit entre des hommes
longtemps renfermés sur le même bord et partageant les mêmes périls. Tout
cela, les Génois le rapportaient dans la vie commune sur la place
publique, où l'on vit beaucoup à Gênes. Les marins passent aussi pour
francs; les peuples marchands le sont moins: on a fait parfois la
critique et plus souvent l'éloge de la grande finesse des Génois.

La fréquentation longue et variée de l'Asie et de l'Afrique, des
musulmans, des Tartares, des Arabes, comme de tant de chrétiens divers,
avait donné de bonne heure aux Génois la connaissance d'usages et de
moeurs si différents des leurs, que, de cela seul, leur intelligence doit
avoir été ouverte. Beaucoup de préjugés ont dû être dissipés à leurs
yeux; et s'ils n'ont été instruits, ils ont appris à n'être étonnés de
rien. Cette disposition est favorable au commerce en même temps qu'elle
en provient. Elle a valu sans doute aux commerçants étrangers qui sont
allés s'établir à Gênes, la faveur qu'ils y ont généralement trouvée; et
à ceux d'entre eux qui ne professent pas la religion du pays, la
tolérance qu'on leur a presque toujours assurée dans une ville si dévote.

Une des vieilles descriptions de Gênes qu'on nous a conservées dit que
cette cité possède deux trésors également inestimables: la banque de
Saint-George et le sacré Catino2; et, pour louange principale, elle rend
aux Génois le témoignage que nulle part il n'y a plus d'horreur pour
l'hérésie; que là le moindre soupçon n'en passe pas impuni. Nous avons
dans les chroniques beaucoup de preuves de l'attachement du peuple à la
religion, à l'Église, à ses cérémonies, à ses reliques miraculeuses et en
général à ses croyances. On voit les Génois très-soumis ordinairement à
la cour de Rome; et quand leurs seigneurs étrangers veulent les faire
changer de pape, ils leur échappent ou y résistent ouvertement. Cependant
les gibelins ont souvent et longtemps dominé; Gênes a eu à se refuser aux
volontés de Rome; l'idée de l'obéissance implicite a dû s'affaiblir, du
moins dans une grande partie de la population. L'histoire nous a même
montré une excommunication bravée par le gouvernement. Il est vrai que ce
ne fut pas sans précaution, mais en déterrant un induit d'exemption
octroyé par un ancien pape. Le gouvernement, en un mot, parut, en
général, tenir pour règle de se montrer fidèle au saint-siège, mais de ne
pas laisser empiéter sur sa propre autorité.

Il n'avait pu empêcher l'établissement de l'inquisition. Il ne la reçut
pas sans résistance et sans déplaisir. On avait mis autant de frein qu'on
avait pu à l'indépendance hautaine et menaçante qu'affectaient les
ministres de cette juridiction excentrique. Au reste, elle avait peu de
matière à exercer ses rigueurs dans un pays où la foi était plus docile
que raisonneuse, et où personne, pas même le plus libre penseur, n'eût
songé à se dispenser des pratiques établies, même des plus surabondantes.

Le clergé séculier ne possédait pas d'influence sur les affaires
publiques. Dans les premières dissensions de la noblesse, nous avons vu
l'archevêque apporter, exiger la paix. Mais il agissait à l'instigation
du gouvernement civil; il est rare qu'on trouve rien d'important fait sur
la propre inspiration des prêtres.

Le revenu des évêchés était peu considérable: les prébendes des
chapitres, du moins dans les temps rapprochés de nous, étaient fort
médiocres. Il ne paraît pas que les enfants des grandes familles
daignassent les prendre. Les nobles qui s'adonnaient à l'Eglise allaient
promptement chercher les prélatures de la cour de Rome et le chemin des
évêchés et du cardinalat. Dans les campagnes, là où les cures n'étaient
pas aux mains des moines, les curés n'étaient souvent que de très-pauvres
paysans. A la ville, assez de cadets dans les familles bourgeoises
entraient dans les ordres, mais sans croire se donner tout entiers au
service de l'autel. Ils étaient avocats, gens d'affaires, ou se mêlaient
de commerce. Le prêtre qui, chez des nobles, leur servait d'aumônier
était aussi l'intendant de la maison, le pédagogue des enfants, et il
n'obtenait de ses maîtres qu'une influence de domesticité.

Le clergé régulier avait un bien autre crédit, il était nombreux,
splendidement établi par la munificence de ses protecteurs. L'abondance
ne manquait jamais aux couvents des ordres mendiants, et pas plus dans
les champs qu'à la ville. Rien n'égalait le luxe de leurs églises. Les
nombreux ex-voto d'orfèvrerie qu'on voyait suspendus attestaient la
confiance du peuple dans les prières des habitants de ces sanctuaires. La
considération des religieux était grande, ils disposaient du pauvre, ils
dominaient le bourgeois, ils maniaient la conscience et dirigeaient la
conduite du noble, du magistrat et du sénateur.

Dans les commencements de l'apostolat d'Ignace, Lainez, son fameux
compagnon, était venu à Gênes; il y avait prêché, et sa parole inspira
aussitôt de demander une colonie de jésuites pour renouveler les écoles
et pour semer le bon grain. Sur un terrain si bien préparé, les bons
Pères ne tardèrent pas à fructifier et à s'étendre. Le palais de leurs
écoles est encore un des plus beaux ornements de la ville. L'église de
leur maison professe est somptueuse; et ils tinrent de la munificence
d'un seul de leurs protecteurs une vaste maison de noviciat. Pour cette
occasion fut expressément abrogée la loi des statuts civils qui exigeait
l'autorisation du gouvernement pour l'aliénation du bien des familles en
faveur des établissements pieux. Le pape, par un bref solennel, remercia
la république d'une libéralité si méritoire. Tel fut en ce temps le
crédit des enfants de Loyola. On dit que plus tard le gouvernement
repoussant je ne sais quelle proposition faite sous leur influence, un
sénateur se dépouilla tout à coup de sa toge, et, la jetant avec
indignation, courut faire profession au noviciat de l'ordre. Cependant,
cette ferveur si vive ne fut jamais universelle. Quand les doctrines
imputées à Jansénius devinrent un sujet d'ardente controverse dans le
monde catholique, à Gênes elles furent embrassées plus ou moins
secrètement par un certain nombre d'ecclésiastiques et de gens du monde,
et ces opinions ne se sont jamais perdues.

Lorsqu'on voulut livrer les écoles aux jésuites, on allégua l'état
misérable où l'instruction se traînait à Gênes. La république salariait
des maîtres; mais, disait-on, on n'en recueillait que les fruits les plus
médiocres; et il serait honteux de ne pas rendre les études plus fortes,
mieux conduites et surtout plus chrétiennes. On rappelait le scandale de
Bonfadio, professeur illustre sans doute, mais qu'on avait vu tout à coup
arrêté, jugé en secret et mis à mort dans la prison, en laissant le
public effrayé douter si ce supplice punissait un attentat politique, une
infamie contre les moeurs, ou plutôt le crime de la liberté de penser, qui
dans ce siècle faisait tant d'hérétiques et d'incrédules parmi les gens
de lettres mondains.

Nous ne saurions apprécier aujourd'hui des reproches si anciens contre
les études publiques du pays; mais l'on peut douter que les Génois aient
jamais ni apporté ni puisé dans leurs écoles beaucoup d'instruction. Le
malheureux Bonfadio a écrit quelque part, qu'il voyait plus de marchands
que d'étudiants, tandis qu'il professait la politique d'Aristote. Gênes
fournit peu de noms à la longue liste des savants italiens, et aucun
peut-être au premier rang de ceux-ci. Il est cependant des sciences qui
n'ont jamais pu y rester ignorées3. Les connaissances nautiques et
géographiques y étaient nécessairement familières, et les méditations qui
dirigèrent la course de Christophe Colomb en sont une preuve glorieuse.
L'habileté, au moins pratique, dans les constructions navales est
incontestable. Dans leurs spéculations lointaines, les Génois avaient dû
acquérir des notions précieuses sur cette foule de produits exotiques qui
font de leur Port franc un vaste et curieux musée d'histoire naturelle.
La théorie du traitement des métaux et de leurs alliages leur était fort
connue, et ils l'ont parfois pratiquée, dit-on, aux dépens des nations
ultramontaines. Enfin, l'esprit de calcul qui leur est propre leur fait
saisir toutes les ressources et les finesses, si l'on peut parler ainsi,
de la science des nombres, de celle surtout qui n'a besoin ni du tableau
ni de la plume pour résoudre dans la pensée les problèmes mercantiles les
plus compliqués. Tel était, autant qu'on en peut juger, le fonds des
connaissances génoises, toutefois plus empiriques que doctes, et
cultivées encore aujourd'hui pour le profit à en tirer, plutôt
qu'étudiées pour elles-mêmes ou pour l'amour de la science et de ses
progrès.

Dans le même but d'utilité, le droit et la médecine ont toujours été en
grand honneur à Gênes. Ceux qui les professaient, réunis en collèges ou
facultés, jouissaient de prérogatives signalées et d'une haute
considération. Les jurisconsultes étaient les oracles de la république et
les conseils de toutes les familles. Peut-être l'influence de leurs
habitudes, et cette propension à rapporter toute chose au point de vue
légal, ont-elles laissé d'assez profondes traces dans la manière de
traiter à Gênes les affaires politiques, domestiques, mercantiles, les
matières enfin les plus étrangères au palais. On reprochait parfois aux
Génois d'apporter dans les moindres transactions une sorte de
cavillation, et une disposition marquée à tenir à tout son droit en
accordant le moins possible à celui d'autrui; dans la discussion,
l'intention d'engager sans se compromettre, le vague dans les discours,
une circonspection évasive dans les écrits, s'il faut absolument écrire,
en un mot, le penchant à une certaine défiance qui, devenant générale et
caractéristique dans un pays, y décrie la bonne foi et la franchise comme
des armes trop inégales4. À cette cauteleuse tendance soigneusement
cultivée, les Génois ont dû leur arme défensive la plus familière, et
sans contredit la plus puissante: la force d'inertie. Toujours portés à
s'y confier, si elle les trompe quelquefois, bien plus souvent ceux qui
traitent avec eux l'éprouvent insurmontable.

C'était encore les avocats et les ecclésiastiques quand ils s'adonnaient
à l'étude, qui étaient les lettrés, qui fournissaient à la littérature la
règle et le modèle. On dissertait comme on plaidait. L'opinion du
sénateur, le sermon comme le plaidoyer, se déployaient en syllogismes
suivant la forme scolastique. Des citations pédantesques, des adages du
droit romain, quelques-uns de ces vers de l'antiquité devenus proverbes
en quelque sorte, servaient non-seulement d'ornement, mais aussi
d'autorité dans la chaire, au barreau, et y tenaient plus de place que le
solide raisonnement5.

De cette rhétorique et des sources où elle puisait, il est resté chez les
Génois une facilité remarquable et presque vulgaire de parler la langue
latine; presque vulgaire, parce que le latin s'étant conservé jusqu'à nos
jours dans les écritures du palais, dans les formules, et longtemps dans
la rédaction même des actes du gouvernement ou de la banque de Saint-
George, les très-nombreux suppôts de l'administration et de la justice,
aussi bien que ceux de l'Église, de renseignement ou de l'art médical,
ont eu besoin de manier une langue qui était encore vivante dans leurs
professions; aidés, au reste, dans le passage facile de l'italien au
latin, par la flexibilité des organes et par l'ouverture de l'esprit qui
est familière à Gênes. Mais une latinité plus élégante et plus choisie,
modelée sur les bons auteurs, témoigne honorablement chez les hommes
distingués d'une étude véritablement classique.

Gênes a un dialecte qui lui est propre. Ses rapports marqués avec le
provençal et le languedocien pourraient autoriser à le regarder comme une
de ces dérivations romanes venues directement du latin plutôt que comme
une simple dégénération de l'italien. Quoi qu'il en soit, la langue
toscane y a fait invasion dès longtemps. On n'écrit que du toscan: on
l'emploie dans les discours d'apparat. Cependant l'idiome natif est
conservé même avec amour. Mais dans les hautes classes chaque jour il se
polit, c'est-à-dire il se dénature et se rapproche du pur italien.

Ce n'est pas à Gênes qu'il faudrait demander des poètes. Comme dans les
autres villes de l'Italie, on y a des sonnets et des improvisateurs: mais
peut-être y a-t-il trop d'esprit pour qu'il s'y rencontre de
l'enthousiasme. Les intérêts positifs et les pensées mercantiles y ont
laissé d'ailleurs peu de place au génie poétique. On vante comme un
lyrique distingué Chiabrera de Savone: hors de la Ligurie il est peu
connu. Ami d'Urbain VIII (Barberini), il ne composa pas moins de dix odes
pour célébrer l'exaltation de ce pontife. Sur trois volumes de vers, il a
de belles strophes: mais le médiocre domine avec les lieux communs, la
recherche des images et le mauvais goût. Pour louer saint Charles
Borromée, les pestiférés de Milan ne lui ont pas inspiré un seul mot. Il
n'a jamais trouvé un mouvement en faveur de la liberté de sa patrie. Mais
pour rendre à ce lauréat des papes toute sa verve, il n'est pas de sujet
plus heureux que la Saint-Barthélemy à chanter, les Français barbares et
hérétiques à dévouer à l'enfer. A peine pardonne-t-il à Henri IV quand il
est devenu l'époux d'une Médicis.

Gênes c'est l'Italie: si ses enfants ne sont pas poètes, ils apportent en
naissant le sentiment de l'harmonie musicale. Elle est partout chez eux
spontanément et sans leçon. Dans les travaux qui se font en commun, les
matelots à la manoeuvre, les artisans sur l'atelier, chantent en choeur, en
réglant sur la cadence leurs mouvements et leurs efforts. Dans les belles
nuits de ce ciel pur, souvent on entend des accords populaires qui ne
dépareraient pas un concert étudié. Les chants religieux sont admirables,
même au village. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants, s'y marient
avec une justesse qui frappe l'oreille et qui pénètre au coeur. Ce n'est
pas le moins imposant des caractères de ces solennités presque
journalières qui appellent les fidèles dans chaque église tour à tour.
Dans ces cérémonies (fonctions, comme on les nomme) qui servent de fêtes
à ce peuple dévot, le culte se déploie avec une majesté de bon goût,
digne des nobles édifices que l'art et une magnificence pieuse ont
consacrés à la religion.

Les palais non moins que les temples témoignent que l'architecture fut
toujours cultivée à Gênes. Ces palais jusqu'au dix-septième siècle furent
des forteresses aussi bien que des demeures somptueuses: ainsi le voulait
l'état du pays. Il reste encore sur pied quelques-unes de ces tours
hardies et ambitieuses que les podestats voulaient réduire à quatre-
vingts pieds de hauteur. Plusieurs hôtels assez modernes retiennent
encore des traces visibles de la défiance avec laquelle le noble, en
s'entourant de richesses et de magnificence, avait besoin de se préparer
à soutenir des sièges dans son domicile.

Le luxe des palais et des ameublements était un noble emploi des
richesses accumulées par ces antiques familles qui avaient traversé tout
le moyen âge, commerçant, naviguant sans cesse. Elles y gagnaient de
joindre à leurs autres illustrations le renom de protecteurs, de
promoteurs des arts dans l'Italie entière; dans Gênes même leur
magnificence créait des disciples aux Michel-Ange et aux Raphaël; mais ce
beau faste était pour ces grandes maisons une nécessité de leur
politique. Quand, au milieu de leur opulence et de leur considération,
une révolution populaire eut exclu les nobles du gouvernement; quand on
les laissa comme une classe à part hors de rang dans la cité, ils eurent,
pour que le grand crédit de leur nom ne s'éclipsât pas, à se prévaloir de
l'éclat de leurs richesses, du nombre de leurs clients et de leurs
serviteurs, des points d'appui et des forces qu'ils trouvaient dans leurs
nombreux domaines. Ils affectaient une vie de princes dont les populaires
ne possédaient pas les éléments. Cependant peu d'entre eux conservèrent
leur grande fortune dans la décadence du commerce de la Méditerranée et
après la perte des colonies du Levant. Mais depuis 1528, la fusion de
droits n'ayant pas éteint la rivalité des anciens nobles et des nouveaux,
l'orgueil plus que la politique obligeait encore les premiers à soutenir
leur prééminence avec les restes de leur ancien faste. C'est seulement
quand la force des choses qui avait réduit toutes les proportions de la
grandeur génoise finit par resserrer naturellement le gouvernement entre
les mains des nobles riches sans distinction de la date de leurs titres,
que leur politique se corrigea d'elle-même. Elle se conforma au goût de
tous en permettant de régler la manière de vivre sur les conseils de
l'économie. Sous le prétexte de ne pas blesser l'égalité, on convint des
formes d'une représentation qui distinguât les nobles, mais qui fût à la
portée de tous. On se fit des lois somptuaires intérieures. On conserva
les palais et on n'en bâtit plus guère. On régla les habitudes, les
pompes un peu mesquines et le nombre des serviteurs. «Vous êtes des rois
(disait un prédicateur prêchant devant le sénat) qui par modestie daignez
vivre en particuliers.» Les dames eurent le noir pour seul habit de
cérémonie; il est vrai que l'abondance des diamants de famille
distinguait les femmes des premières maisons. Les noces furent presque
les seules occasions de festins. Des réunions dont l'étiquette était à
peu près l'unique plaisir étaient instituées pendant un certain temps de
l'année et se tenaient fastueusement dans un ordre qui, pour chaque
maison, n'en ramenait la dépense qu'à de longs intervalles. Quant à la
vie ordinaire, elle était retirée. Les charmes et le profit d'une société
libre y étaient peu connus, on ne les entrevoyait guère qu'au temps où
l'automne attire les citadins à la campagne; là régnait un peu plus
d'aisance dans les manières et une sorte d'égalité; à la ville on ne se
visitait presque qu'au théâtre.

En parlant de l'emploi des richesses génoises, je ne dois pas omettre de
signaler ce que, dans les siècles de magnificence, les monuments publics,
les établissements utiles ont obtenu de part dans l'ostentation politique
des particuliers; et il serait injuste de ne pas ajouter que même après
qu'on se fut astreint à des habitudes plus économiques, cette sorte de
libéralité patriotique n'avait pas absolument cessé. On fondait des
églises; on bâtissait ou l'on enrichissait des hospices, même avec un
luxe de bâtiments qui eût pu être épargné. Les familles établissaient des
collèges. Des statues de bienfaiteurs publics remplissaient les salles de
Saint-George et les hôpitaux. Au milieu du dernier siècle encore la
famille Cambiaso, qui n'avait été écrite au livre des nobles qu'en 1731,
changea à ses frais, en une belle voie, une sorte de sentier qui dans des
lits de torrents montait de Gênes à la Bocchetta, fameux passage, et
unique communication à cette époque entre la mer et les plaines de
Lombardie à travers l'Apennin6.

Quand la haute bourgeoisie eut appris à se passer des honneurs du livre
d'or ou à se résigner à les attendre, elle se conforma aux moeurs de la
noblesse et se permit rarement ce que celle-ci se refusait. On vivait
chez soi, la société proprement dite y était inconnue dans beaucoup de
familles. On croyait se conformer à la sagesse patriarcale en tenant les
femmes renfermées dans une solitude jalouse. Cependant, s'il en faut
croire un témoignage du temps où vient de s'arrêter notre histoire, les
dames de Gênes au seizième siècle vivaient avec aisance, ne se cachaient
point et faisaient le charme de leur patrie. La vertueuse liberté dont
elles jouissaient protestait, disait-on, contre les préjugés farouches
qui ailleurs dérobent les femmes à la vue du monde7.

Mais quoique les moeurs de chaque siècle permissent ou défendissent à
Gênes, les femmes y étaient étrangement opprimées par les lois. Elles
étaient en tutelle toute leur vie. Une veuve même ne pouvait rien sans
l'autorisation d'un conseil judiciaire qui lui était assigné par le
magistrat. Elle n'avait aucun droit à la tutelle de ses enfants. Il
n'était pas rare que le jour même de la mort de son mari, elle fût
congédiée de la maison, où il n'y avait plus rien à elle8. Mariée, aucune
autorité, même dans les soins domestiques, ne lui était ordinairement
confiée: condition peu morale qui ne laissait point d'influence à
l'épouse ni à la mère, qui ne faisait pas des femmes le lien des
familles, et ne leur enseignait pas à se respecter elles-mêmes.

Rien n'était moins étendu que leurs droits sur les biens de leurs
parents. La loi fermait l'accès à toute réclamation d'une fille s'il lui
avait été assigné une dot d'une somme quelconque par le père, ou, s'il
mourait intestat, par un conseil de famille, et la modicité des dots
était une des règles somptuaires de la politique des nobles. Ils
voulaient par là faciliter les alliances entre eux indépendamment de
toute-inégalité de fortune: ils voulaient surtout que les richesses qui
devaient servir à soutenir l'éclat d'un nom, allassent le moins possible
se disséminer dans d'autres familles.

Également soumis à la discrétion paternelle, les fils cadets étaient un
peu moins rigoureusement partagés que leurs soeurs; mais l'inégalité des
conditions de fortune entre eux et leurs frères était d'autant plus
sensible que dans toutes les maisons considérables une grande part du
patrimoine antique et de ses revenus accumulés était dévolue à l'aîné, à
titre de majorât perpétuel.

Tant d'intérêts opposés, si peu de motifs d'union dans les familles, tant
de biens et tant de jalousies, l'on pourrait ajouter tant de légistes
pour conseils, multipliaient les procès. Les hommes puissants ne
pensaient pas qu'on pût les leur faire perdre; et chacun regardant comme
compromis dans le succès non-seulement la justice, mais son propre
crédit, toute affaire contentieuse se débattait avec une chaleur
excessive. La juridiction ordinaire était cette rote composée de docteurs
étrangers amenés par le sort et pauvrement salariés. Rarement ils
échappaient aux soupçons de vénalité. Entre parties considérables la
sentence était, disait-on, emportée aux enchères. Mais dans une foule de
cas, on était soustraite ce jugement suspect: il appartenait au sénat ou
à un magistrat dit de l'extraordinaire de déléguer des juges spéciaux. On
les prenait parmi les avocats, et le choix à faire était, comme on peut
croire, un sujet inépuisable d'intrigues. Les causes allaient et venaient
sans cesse des juges au sénat et du sénat à de nouveaux juges. Mille
incidents, mille chicanes venaient encore éterniser les affaires; et il
était assez commun qu'après avoir partagé le public, elles se
compliquassent d'entreprises violentes ou de voies de fait mal réprimées.
La justice criminelle n'était ni moins partiale ni plus forte que la
justice civile. En général, on reprochait aux nobles, dans la poursuite
de leurs intérêts, dans leurs moeurs, dans ce qu'ils exigeaient du public,
de se croire tout dû et tout permis. On reprochait aux bourgeois, la
servilité aux uns, et aux autres d'affecter l'imitation des nobles dans
leurs procédés arbitraires ou dans leurs dérèglements. Quant au peuple,
très-pauvre, laborieux et sobre, mais dépendant de qui le salariat, avide
dans sa misère et poussé au mal par l'exemple et par l'impunité, un grand
nombre d'entre eux vivaient sans frein. Les uns arrivaient à n'avoir plus
que la misérable ressource de s'engager aux galères comme volontaires
(buona voglia) pour ramer côte à côte avec les forçats enchaînés. Les
autres, devenus réfractaires aux condamnations de la justice, se
faisaient brigands; et bientôt, reparaissant sous la protection de
quelques nobles, ils venaient se vendre à ceux qui avaient besoin
d'instruments de vengeance ou de rapine9. Celui à qui l'on reprochait de
violer quelque loi, répondait fièrement: «Ne sommes-nous pas dans une
république?» Ce peuple était passionné pour la patrie, mais il n'en
concevait pas autrement la liberté. La noblesse tolérait, caressait ces
vices; elle recherchait la popularité dans ces classes infimes, pour les
déchaîner au besoin contre la bourgeoisie, toujours suspecte d'envie et
d'ambition. La populace, en effet, était aveuglément dévouée au
gouvernement.

Chez les nobles, la prépotence (ce mot, qui tarde à devenir français,
était essentiellement génois); dans le second ordre, la disposition à
rivaliser avec la noblesse; chez le peuple, le penchant à la violence et
à la rapine, tout cela appartient surtout aux années qui précédèrent et
suivirent immédiatement l'établissement de 1576. C'était la suite de la
confusion née des dissensions publiques, des moyens dangereux employés
par tous les partis et de ce qui restait d'habitudes de désordres et de
concessions mal définies. Les choses devaient retrouver leur place et s'y
remettre. Mais ce rétablissement de la concorde sous un gouvernement
désormais régulier, ce raffermissement de l'ordre public par la
résignation des prétentions turbulentes, fut-il, à Gênes, prompt et
facile, ou lent et pénible? C'est ce qu'il faut chercher dans l'exposé
qui va suivre pour servir de complément à notre histoire10.


CHAPITRE II.
Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.

Après 1576, les annales qu'un homme public (Casoni) a recueillies
deviennent tout à coup d'une sécheresse extrême. De ce qu'elles
contiennent pendant les vingt-quatre dernières années du seizième siècle,
il n'y a que deux résultats à tirer: la cour d'Espagne domine dans Gênes;
ses ministres fatiguent indiscrètement la république. Un voisin à peine
mentionné jusque-là1, le duc de Savoie, prince ambitieux et guerrier,
inquiète l'État sur ses frontières; il s'essaye à franchir la barrière de
l'Apennin; établi aux dépens des Génois sur le rivage de la mer, il
semble convoiter la ville de Gênes.

A peine on voit percer un troisième fait qui se lie aux deux autres. La
France, sous Louis XIII, tient les yeux ouverts sur Gênes, non plus comme
sur une possession à revendiquer, ainsi que la considéraient les
prédécesseurs de ce roi, mais comme sur un des points d'appui de l'ennemi
dont les Français sont jaloux. Tantôt ils menacent d'attaquer Gênes à
force ouverte comme une dépendance espagnole; tantôt, plus avisés, ils
travaillent à y miner cette influence exigeante qui ne semble pas
inébranlable; ils en épient l'affaiblissement; ils lui opposent des
créatures et des pensionnaires; ils s'offrent pour substituer leur
protection à la tyrannie de la cour de Madrid. Le duc de Savoie, occupé
de son seul intérêt, s'aide tour à tour des menaces et des intrigues de
la France et tout à la fois de l'appui que lui vendent les ministres
espagnols.

On voit bien là le cercle étroit dans lequel est nécessairement
circonscrite la politique extérieure d'un petit État, au milieu de grands
et ambitieux voisins. Mais ce qui se passait à l'intérieur; comment
s'exécutait cette constitution imposée par les arbitres; comment des
prétentions si mêlées et si violentes s'y étaient soumises; comment les
discordes s'étaient pacifiées, sur ces points, la chronique de ces temps
est absolument muette, et l'on se voit tenté de croire que tout marchait
sans difficulté, suivant les dernières lois.

On s'aperçoit cependant que l'ordre était imparfaitement rétabli, ou que
de temps en temps il recevait certaines atteintes (1581). On voit, cinq
ans après la publication des nouvelles lois, défendre les armes à tous
les citoyens. Les mal-vivants, dit-on, s'étaient multipliés dans la ville
même, dans les campagnes et dans les rivières. Fréquemment (1585-1588) il
faut renouveler les mesures répressives contre l'audace des bannis qui se
font brigands2 aux portes même de la ville. Deux d'entre eux, qui
portèrent leur tête sur l'échafaud, appartenaient, si leurs noms ne nous
trompent, à des familles illustres.

(1607) Enfin il se passa un fait étrange dont on ne nous donne aucune
explication. Tout à coup, une loi extraordinaire est portée; le petit
conseil s'assemblera; chaque membre présent sera tenu d'inscrire sur un
bulletin secret le nom d'un individu qu'il juge à propos d'exclure de la
république. Tout nom qui aura été indiqué par quatre bulletins sera
immédiatement soumis à un scrutin définitif, et, si les trois cinquièmes
des voix concourent contre lui, l'individu désigné subira un exil de deux
ans. Six nobles furent aussitôt condamnés par cet ostracisme. On en nomme
trois, un Centurion, un Spinola et Claude de Marini; celui-ci bientôt
nous le retrouverons en scène. Le sénat, en même temps, bannit vingt-neuf
populaires; sans doute avec moins de scrupules et de formalités.

L'annaliste fait dans cette circonstance une seule réflexion. «La
manière licencieuse dont certains nobles vivaient encourageait les
populaires aux scandales.» Quelque justification de la nouvelle loi que
ces mots impliquent, ce n'est pas pour réprimer des désordres privés
qu'un État invente une semblable mesure. Il est probable que le vieux
levain fermentait toujours, que la confiance en soi-même n'était pas
encore acquise au gouvernement. Les éléments de la discorde de 1576
vivaient; parfois ils faisaient effort et menaçaient d'explosion.
D'autres que l'écrivain semi-officiel en ont écrit des témoignages. Parmi
les nombreux mémoires que l'obscurité dans laquelle en est tombé le sujet
a laissés inédits, beaucoup, de motifs nous font croire que nous ne nous
méprenons pas en choisissant un de ces guides3 pour nous faire une idée
des circonstances de l'époque.

Suivant le document dont nous parlons, à ce temps la seule querelle de
l'agrégation était supprimée. Les boutiquiers ne devenaient plus des
Doria ou des Lomellini; mais les autres divisions subsistaient, et
l'esprit des intérêts divers continuait à être hostile. Être noble,
l'être devenu, n'avoir pu y parvenir, c'était la cause d'oppositions
tranchées et d'animosités renaissantes. Parmi les nobles, les anciens et
les nouveaux ne s'étaient guère rapprochés. Entre les premiers, les
quatre familles principales affectaient de plus en plus la prééminence,
et, en quelque sorte, ne connaissaient plus d'autre noblesse que la leur.
Les autres nobles anciens ou, comme on s'avisait de désigner leur
importance secondaire, les grosses têtes, ne venaient qu'à la suite de
ces chefs. Parmi les nobles populaires se tenaient à part les cinq
familles antiques qui avaient formé des alberghi en 1528, suivis de
quelques adhérents anciennement inscrits; puis venait la foule des
anoblis modernes, ridiculisés sous le nom de serre-boutiques, parce
qu'ils étaient à peine sortis de leurs trafics plus ou moins ignobles
pour passer au livre d'or. Ces diverses classes de nobles ne frayaient
pas entre elles. Les loges ou cercles des nobles anciens ne recevaient
pas les nouveaux; chez ceux-ci les loges des cinq grandes familles
censées populaires ne s'ouvraient pas facilement aux anoblis modernes et
se fermaient devant les bourgeois.

Il n'y avait plus, comme de 1528 à 1576, deux noblesses censées
confondues en une seule. Les lois nouvelles avaient expressément prohibé
la distinction des portiques, mais l'usage reconnaissait encore leur
existence, et y attachait des effets consacrés par une convention tacite.
La succession bisannuelle des doges amenait tour à tour au siège ducal un
membre de quatre familles, un des autres nobles anciens, un des cinq
familles de la noblesse populaire, et enfin un des inscrits des derniers
temps. Mais la bonne foi seule garantissait ce tour de rôle: il dépendait
de la majorité de s'y soustraire. Or, en 1626, il y avait deux mille cent
vingt-quatre nobles, inscrits sur une population qui ne dépassait pas
soixante mille âmes dans la ville de Gênes. Dans ce nombre, sous trente
noms seulement, l'ancienne noblesse ne fournissait que sept cent
cinquante-neuf individus. La nouvelle avait porté au livre d'or mille
trois cent soixante-cinq personnes sous quatre cent quatre-vingt-quatorze
noms. Dans cette inégalité la préoccupation des anciens nobles était
encore qu'ayant été si longtemps exclus du gouvernement, ils étaient
toujours menacés d'une exclusion nouvelle par l'ambition des mêmes
populaires à qui le nombre dans le sein des conseils en donnerait le
moyen. La loi de 1547 (le garibetto) avait eu pour objet de réserver à
cette illustre minorité la moitié des charges et de l'influence
politique, en dépit du nombre croissant des nouveaux venus. Les
convulsions de 1575 avaient eu pour but au contraire de faire prévaloir
les plus nombreux. L'arbitrage de 1576 avait été une transaction qui
était venue restreindre l'invasion de la démocratie dans l'aristocratie,
mais qui n'avait fait que la ralentir.

Dans les citoyens non inscrits, continue l'observateur, on distinguait le
gros peuple et le menu peuple. Les premiers étaient ceux qui se
regardaient, non sans raison, comme aussi dignes de la noblesse que la
plupart de ceux à qui on l'avait conférée, et beaucoup plus dignes que
tant de personnages inférieurs à qui elle était échue au milieu des plus
viles occupations. Tous se souvenaient des trois cents inscriptions
promises au peuple par décret, dont les listes avaient été dressées et
qu'on n'en avait pas moins éludées. Quelques admissions annuelles
autorisées par la loi, loin de suffire aux prétentions, excitaient les
jalousies. Plusieurs même voulaient l'inscription en masse de la
bourgeoisie entière; car, en ce temps de préjugés, pour fonder l'égalité,
on rêvait de faire tout le monde noble, et non pas d'ôter la noblesse à
tout le monde.

On nous a conservé un singulier exemple du combat obstiné des
prétentions. Dans la familiarité de la place publique, tous les Génois
avaient l'habitude en se rencontrant de se saluer amicalement de la voix.
Mais les nobles voulaient rester couverts, en exigeant que les populaires
se découvrissent. Ce fut un sujet interminable de querelles, de
violences. Il fallut que le gouvernement intervînt, et qu'un décret
(chose misérable!) réglât les salutations réciproques. Nous trouverons
ci-après un jeune citoyen engagé dans une conspiration4, où pour premier
mobile il fut poussé par ce ridicule incident.

L'espion anonyme qui peint ces discordances cherche ouvertement par quels
points nouveaux le gouvernement de Gênes est vulnérable après cinquante
ans de durée. «Voulez-vous seulement, dit-il à ceux qui le font écrire,
prendre de l'influence dans la république? ne pratiquez pas les anciens
nobles; ils sont sans retour vendus aux Espagnols. Leurs fiefs à Naples,
leurs créances en Espagne, le risque qu'elles y courent, les suspensions
de payement dont la cour de Madrid les effraye, et sur lesquelles ils
sont réduits à marchander et à supplier, sont des chaînes qui ne peuvent
être brisées. Adressez-vous plutôt à la noblesse nouvelle, à celle du
moins dont le titre n'a pas eu le temps de vieillir. Elle n'a rien de ces
engagements et elle les déteste.

Mais s'il s'agit de susciter des troubles, adressez-vous à ceux qui
attendent en vain l'inscription au livre de la noblesse, et qui parfois
la sollicitent jusqu'à Madrid5. Cette cause de jalousie est toujours
flagrante. Attachez-vous aussi aux anoblis mécontents, auxquels une
rivalité orgueilleuse et blessante dispute le pouvoir qui, entre égaux,
devait appartenir aux plus nombreux. Cette classe tient encore par mille
liens à la bourgeoisie dont elle sort, et facilement ces deux populations
agiront ensemble. Quant au bas peuple, il ne hait pas les nouveautés,
mais il ne se soulève pas de lui-même: il suivra les impulsions qui lui
seront données, et il les recevra plutôt des populaires que de la haute
noblesse6.» Enfin, remarquait-on, cinq cents Allemands, la plupart
casernes au palais, trois cents Italiens disséminés en plusieurs postes,
et cent Corses, étaient toutes les forces qui défendaient la ville. J. -
L. Fieschi, s'il ne se fût perdu au moment du succès, surmontait ces
obstacles avec trois cents paysans.

On voit s'exécuter en 1627 une tentative réglée précisément sur ces
données, et l'on peut douter que cette statistique politique soit
absolument innocente des événements que nous allons retracer. Au reste,
observateur ou espion, le judicieux anonyme prévoit que la balance ne
pourra rester en équilibre, et il devine le poids qui doit l'emporter. Si
la tranquillité subsiste au milieu de tant d'éléments de discorde, c'est
qu'un même motif y dispose tous ceux qui possèdent. Tous les riches sont
les véritables maîtres de l'État. C'est, en effet, ce qui a fini par
rejeter dans l'ombre et dans l'impuissance les nobles pauvres. C'est ce
qui a fait désespérer aussi les petits bourgeois des objets de leurs
prétentions ambitieuses. C'est ce qui a fait entrer dans une même
communauté compacte d'influence et de politique, l'ancien noble resté
opulent et l'anobli aussitôt qu'il est devenu égal au premier en
richesse, dernier état d'une république faible et abaissée; mais ce n'est
que peu à peu qu'elle a gagné cette assiette et l'espèce de calme dont on
y a joui.

Les Génois étaient jaloux de leur territoire et surtout de leur littoral.
Quelques fiefs impériaux y étaient enclavés; et plus d'une fois des
investitures, achetées par des seigneurs qui s'accordaient mal avec eux,
inquiétaient leur sûreté et leurs intérêts commerciaux. Final, patrimoine
de l'antique famille Caretto; a été longtemps et jusqu'au siècle dernier
un de ces sujets de contestations et de traités. Sous prétexte d'un long
procès féodal, l'empereur ayant prononcé le séquestre de ce petit État,
le roi d'Espagne, d'ailleurs étranger à la contestation, s'était hâté de
s'en faire attribuer le dépôt judiciaire et la garde; successivement il
entendit s'en arroger la propriété. Il lui convenait, à cause de son
gouvernement de Milan, d'avoir pour ses galères et pour ses troupes un
abord assuré indépendant de la bonne volonté des Génois. Gênes, à son
tour, redoutait à bon droit au milieu de son pays un établissement
espagnol; elle craignait qu'on n'y détournât le commerce du transit pour
la Lombardie; surtout qu'on n'y fît des dépôts de sel qui alimenteraient
les environs au préjudice de ses gabelles (1602). Mais les Espagnols
consolidèrent leur possession de leur mieux, et les prétentions des
Génois toujours entretenues Surent réservées pour un autre temps (1588).

Sur le même rivage le duc de Savoie possédait Oneille et il cherchait à
s'agrandir. Le duc était alors en guerre avec la France pour le marquisat
de Saluces, et il n'était pas en mesure de gagner ses procès à main armée
(1624). Mais plus tard la querelle de la Valteline éclata; la France
rechercha l'alliance du duc de Savoie; et les termes dans lesquels le
cardinal de Richelieu raconte ce qui se passa sont assez naïfs pour nous
en emparer ici.

«Pour arrêter le secours qu'on envoie à Milan, une diversion est
nécessaire en Italie, en laquelle les armes de S. M. ne paroissent pas.
Celle qui semble être le plus à propos c'est l'attaque de Gênes au nom du
duc de Savoie, sous prétexte de l'injure qu'il a reçue de cette
république sur le sujet de Zuccarel qu'elle lui retient. Le fief de
Zuccarel appartient pour trois quarts à Scipion Caretto, et pour un quart
à Ottavio Caretto. M. de Savoie a acheté les trois quarts de Scipion sans
le consentement de l'empereur de qui ils dépendent, et contre un contrat
que ledit Scipion avoit passé avec la république de Gênes, par lequel il
s'engageoit à ne vendre point Zuccarel de vingt ans qui n'étoient pas
expirés. Il en poursuivoit (le duc) l'investiture, laquelle lui est
déniée. Ottavio Caretto, cependant, vend son quart à la république de
Gênes, qui obtient l'investiture de l'empereur. Ledit empereur confisque
ensuite les trois quarts qui appartiennent à M. de Savoie, parce qu'il
n'a pas obtenu ce qui étoit dû à l'empire, en ce qu'il a acheté Zuccarel
inscio domino. Ensuite de cette infraction la république achète ces trois
quarts de l'empereur bien cher auprès de ce qu'ils avoient coûté à M. de
Savoie. De là M. de Savoie vient aux armes: voilà le plus juste prétexte
que nous eussions pu désirer7».

D'après les accords faits avec la cour de France, le duc fit de grands
préparatifs de guerre. Il fut bientôt joint par le connétable de
Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et par le maréchal de Créqui,
gendre de celui-ci, qui lui amenèrent des troupes françaises. La
république s'était mise passablement en état de résister au duc, mais non
à de tels auxiliaires. Dès le commencement (1625) de la campagne on lui
prit Novi, Voltaggio et jusqu'à l'importante forteresse de Gavi. Les
ennemis se préparèrent à pénétrer sous les murs de la ville. On croyait
sa reddition si immanquable et si prochaine que les assaillants pensaient
n'avoir pas de temps à perdre pour s'accorder sur la possession d'une si
belle proie. Nous avons les pièces de cette négociation8.

La ville devait d'abord être mise en dépôt entre les mains de la
princesse de Piémont, soeur du roi. La garnison serait mi-partie. Le chef
serait français, mais choisi par le duc, et l'on voulait que le choix
tombât sur Créqui. La possession de l'État de Gênes reviendrait à la
France, si par la suite des opérations le duc obtenait Milan. Il n'aurait
dans ce cas du territoire génois que Zuccarel. S'il ne gagnait pas Milan,
il aurait la rivière du ponant et la Corse. Le roi aurait la ville de
Gênes et la rivière du levant. Enfin, si le duc entrait en possession de
Genève, il n'obtiendrait en Ligurie que la rivière du ponant; la Corse
passerait dans le lot de la France.

Par un dernier article des propositions dressées à Turin, le butin était
d'abord employé aux frais de l'armée; le surplus serait partagé entre le
duc et Lesdiguières. Le roi dans sa réponse corrige cet article. C'est
lui qui entrera en partage du butin, en se chargeant de satisfaire le
connétable. Cependant le roi faisait écrire qu'en s'en remettant sur le
siège de Gênes à la prudence du connétable, il pensait qu'avant de
l'entreprendre, il importait de bien prendre ses précautions, afin de ne
pas compromettre la réputation des armes françaises.

On avait annoncé une escadre qui serait renforcée de vaisseaux anglais et
hollandais; mais rien de semblable ne parut. Au contraire, les Espagnols
avaient réuni dans le port de Gênes soixante-dix galères. Elles ne
donnaient aucun secours au reste du littoral, mais elles gardaient la
capitale. Lesdiguières jugea impossible d'attaquer sans le concours d'une
flotte, une ville qui venait de relever ses fortifications, et qui se
montrait décidée à défendre sa liberté; qui d'ailleurs serait
incessamment secourue par le gouverneur de Milan. Il refusa, au grand
désespoir du duc, d'assiéger Gênes, et, méditant sa retraite, il engagea
le prince à conduire l'armée à l'envahissement de la rivière du ponant.
On vient de voir que les instructions de la cour de France se méfiaient
du succès d'un siège et de l'opportunité de l'entreprendre: peut-être y
avait-il une secrète répugnance à détruire au profit du duc, dont la
politique était si variable, une république qu'on n'avait attaquée que
pour faire diversion à la guerre de la Valteline9. Mais l'Italie entière
se persuada que Lesdiguières avait vendu sa retraite et que les Génois
l'avaient payée. Ceux-ci, ranimés à mesure que le péril s'éloignait de
leur ville, prirent à leur tour leurs avantages. Aidés enfin par des
secours venus de Milan, ils regagnèrent les places qu'ils avaient
perdues, même le fort de Gavi. Le duc de Savoie accourut pour les
reprendre; son camp fut surpris. Forcé à la retraite, il ne put enlever
ses canons; ils passèrent aux mains des Génois: peu auparavant ils
avaient acquis sur lui un autre trophée; sa galère capitane fut prise.

Le duc était mécontent et il ne tarda pas à tourner ses intrigues vers
l'Espagne. Mais Gênes en ce moment se faisait une querelle avec la
France. Le ministre français à Turin était un Génois, Claude de Marini,
l'un des nobles soumis en 1607 à un exil de deux ans par mesure
politique. Il s'était retiré en France; il était habile intriguant, et
comme le dit de lui le cardinal de Richelieu, en morale ce n'était pas un
ange10. Il se rendit nécessaire et se fit employer quand on se jeta dans
les détours de la politique italienne. Il ne faut pas douter que dans sa
nouvelle position il n'ait rendu à sa patrie tous les mauvais services
qu'il a pu. Un de ses parents, Vincent Marini, était directeur des postes
à Gênes. Claude disposait de lui et des correspondances qui passaient par
ses mains. Le duc de Savoie cherchait des créatures qui pussent livrer
les portes de la ville: le directeur des postes avait prêté son ministère
à cette intrigue. Elle fut découverte, et il paya de sa tête la
prévarication dont il fut convaincu. Mais il n'était que l'instrument de
Claude, et la république feignit d'ignorer qu'un de ses nobles,
responsable par sa naissance aux lois de la patrie, était devenu un
ambassadeur français. Elle le regarda comme un simple contumace, et le
condamna aux peines de haute trahison. On mit sa tête à prix; on rasa sa
maison. Une ordonnance du roi de France parut aussitôt11. Elle protestait
contre l'outrage fait au droit des gens et à la France dans son
ambassadeur. La personne de celui-ci et ses propriétés étaient
expressément mises sous la protection royale. Pour représailles, une
récompense de soixante mille francs était offerte à quiconque tuerait un
des juges qui avaient condamné Marini. Les Génois trouvés dans le royaume
devaient être arrêtés et leurs biens séquestrés pour l'indemniser des
confiscations prononcées contre lui12. Mais la paix de Monçon entre la
France et l'Espagne changea les rapports. Les Génois ne demandaient pas
mieux que de s'attirer la bienveillance du roi. A sa requête ils
annulèrent la sentence prononcée contre de Marini; ils démentirent même
la mise à prix de sa tête, que néanmoins les écrivains du pays donnent
pour très-véritable13. De Marini n'en restait pas moins l'irréconciliable
ennemi de Gênes à la cour de Turin.

Le traité de paix invitait le duc de Savoie et la république à concilier
leurs différends par la voie d'un arbitrage direct (1626). S'ils n'y
étaient pas parvenus dans le délai de quatre mois, les deux cours se
réservaient d'en être les juges. Il devait y avoir en attendant
suspension des offenses. L'accommodement direct fut impossible: le duc
donnait ses pouvoirs à Claude de Marini; et l'honneur ni l'intérêt des
Génois ne leur permettait d'accepter un tel arbitre. Le jugement fut
renvoyé à Madrid: l'ambassadeur de France y devait prendre part avec les
ministres espagnols. Quant à la cessation des hostilités, le duc
prétendait n'y point être tenu que pour préalable les Génois ne lui
eussent rendu ses canons, sa galère et ses prisonniers. Les Génois
consentaient à l'échange des prisonniers, mais ils entendaient que les
autres restitutions fissent partie des conditions qu'imposeraient les
arbitres.

Ainsi menacée, la république éprouvait un autre malheur. L'Espagne était
de plus en plus obérée: le principal ministre, Olivarès, se montrait
chaque jour plus dur. Un édit, aussi injurieux dans ses termes que fatal
dans ses dispositions, rompit violemment les marchés par lesquels les
grands capitalistes génois, créanciers et fermiers des revenus espagnols,
en étaient les percepteurs directs. Ils se payaient par leurs propres
mains, ou avaient des assignations assurées sur les trésors que les
galions apportaient d'Amérique. On les priva tout à coup de ces deux
sûretés. On les réduisit à une liquidation onéreuse et sans terme dont
les titres se vendaient à un tiers de perte; et encore la défense
d'exporter d'Espagne des métaux précieux empêchait de retirer sans un
nouveau déchet les débris des créances. Ce fut à Gênes un bouleversement
complet: dix millions de piastres manquaient à la fois à la circulation,
et sur ces dix millions on en calculait cinq perdus sans remède. On fut
contraint de décréter une suspension générale des payements, un
atermoiement universel, et cinq ou six riches et nobles maisons restèrent
en état de faillite14.

(1628) L'ambassadeur d'Espagne n'en osa pas moins, l'année suivante,
demander à la république un emprunt de cinq cent mille écus, et sa cour
adressa pareille demande à dix ou douze individus riches, ou censés
l'être; car, disait une lettre du temps, «maintenant nos richesses sont
plus dans l'opinion qu'on en a encore que dans la réalité15.»

Tels étaient les procédés de l'Espagne envers ces Génois qu'elle
entendait tenir sous le despotisme de sa politique, et qu'elle
compromettait dans sa propre décadence.

Un nouvel incident venait encore troubler l'Italie. Le duc de Nevers,
succédant à la branche italienne de sa maison, était devenu duc de
Mantoue (1627). L'Espagne ne voulait pas d'un prince français si près du
Milanais. Le duc de Savoie convoitait le Montferrat, qui faisait partie
de l'héritage de Mantoue. Une prompte alliance réunit ces deux ambitions.
Charles-Emmanuel se mit en marche et les Espagnols assiégèrent Casal.

A Turin on ne rompit pas ouvertement avec la France. De longues
négociations s'ensuivirent. Les ministres de Louis XIII voulurent du
moins empêcher le duc de se livrer entièrement à l'Espagne. On lui
faisait sentir qu'il avait lieu de se plaindre de cette puissance qui,
chargée de terminer ses différends avec les Génois, y avait mis
perpétuellement des obstacles; mais c'était précisément l'amorce que la
cour de Madrid employait pour l'attirer à elle16. Quoi qu'il en soit,
dans le cours de cette longue affaire, le duc insista sans cesse auprès
de la France, pour qu'elle s'engageât à lui laisser conquérir Gênes17. On
refusa longtemps de s'y prêter. Il parait qu'enfin on eût consenti à
sacrifier les Génois pour ôter à l'Espagne, à ses flottes et à ses
besoins pécuniaires, une ressource si considérable; mais le duc
tergiversa encore, et la cour de France renonça à le ramener à son
alliance.

Le siège de Casal devint la grande affaire de l'époque: c'était pour le
pousser que la cour de Madrid demandait de l'argent aux Génois; elle les
requérait, en outre, de donner à son entreprise une accession déclarée en
fournissant un contingent de troupes. A Gênes, les inclinations et les
jugements étaient fort partagés. On était de plus en plus fatigué des
Espagnols; mais on se sentait sous leur dépendance. On se demandait
seulement où était le plus grand risque d'encourir leur partialité dans
la contestation avec le duc de Savoie, soit en se refusant à ses
démarches, soit en entrant dans une confédération où la partie adverse
aurait bien plus de crédit que la république. Elle céda enfin, sur la
promesse formelle de l'Espagne que le duc n'entreprendrait rien au
préjudice de Gênes18.

Si tel fut le motif auquel les Génois se rendirent, leur espérance fut
immédiatement démentie. Le duc suscita dans leur propre ville une
conspiration à son profit dont il ne craignit pas d'avouer les
instruments.

(1628) Un aventurier qui se faisait nommer le comte Ansaldo vint à Gênes,
s'y cacha et pratiqua un certain nombre d'hommes irrités de n'être pas
nobles. Le principal d'entre eux était un marchand nommé Vachero, qui
avait quelque fortune et que sa première vie avait rendu familier avec
les violences de toute espèce; après lui venait un jeune Fornari,
persuadé que les nobles enviaient ses richesses, ses beaux chevaux, et
qu'ils prétendaient le contraindre à les saluer. Des médecins, quelques
notables, mêlés à nombre d'hommes tarés, prirent part à ces réunions, où
Ansaldo se donna pour chargé des affaires du duc. On compta le petit
nombre de soldats dont on aurait à se défaire au palais ou aux portes, et
l'on assura que pour un coup de main, on n'aurait besoin que de deux
cents fantassins que fournirait le duc: on s'emparerait de la ville, et
on subvertirait le gouvernement en deux heures. Pendant la délibération
sur les mesures à prendre, il vint cependant dans l'esprit des principaux
conjurés qu'Ansaldo, en lisant les lettres du duc sans les montrer, les
altérait et leur prêtait ce qu'elles ne contenaient pas. Dans le même
temps, le duc impatient craignait que son agent ne l'entretînt d'une
conspiration imaginaire, et ne dérobât les deniers qu'il s'était fait
avancer. L'intrigant Ansaldo se plaça adroitement au-dessus de ces
doubles soupçons. Il conduisit Vachero à Turin en secret, et le mit en
présence du duc. Les interlocuteurs se convainquirent de ce qu'avaient de
sérieux les accords ménagés à Gênes. Vachero caressé, renvoyé avec des
diplômes de colonel pour lui et pour le vaniteux Fornari, revint à Gênes
en état de donner confiance à ses associés. Le duc avait promis que, sur
le premier avis, le prince son fils paraîtrait aux portes de Gênes avec
de la cavalerie pour appuyer l'entreprise. Mais on craignait de trouver
de grandes difficultés pour introduire, sans donner l'éveil, les deux
cents Piémontais qui devaient opérer à l'intérieur. On pensa qu'il ne
serait pas impossible de réunir dans la ville même un tel nombre
d'anciens militaires, de gens dévoués et de main. Le duc donna de
l'argent à Vachero pour les solder et des directions pour trouver des
individus qui avaient servi dans les troupes du prince. Dès lors les
conjurés ne virent plus rien qui dût les arrêter. Ils firent leurs levées
secrètes; ils les casernèrent même; ils choisirent des capitaines parmi
les plus habitués au service. L'un d'eux qui, sous une sentence de
bannissement, n'en était pas moins dans Gênes, reçut la confidence: il
s'en effraya, et bientôt il calcula quel plus grand profit il aurait à
dénoncer la conspiration. Il assiste donc aux réunions, il prend
connaissance de toutes choses, de l'ordre convenu, du jour assigné; puis,
parvenu non sans difficulté jusqu'au doge, il fait son marché et dévoile
toute l'affaire. Les deux collèges s'assemblent sans bruit. Tout surpris
qu'ils sont, les preuves qu'on leur donne n'admettent pas le doute. Ils
sont avertis que, le soir même, les conjurés peuvent être pris en
flagrant délit dans le logement de Vachero. Mais les hommes timides
redoutent l'attaque d'une maison remplie d'armes et de gens déterminés.
Le plus pitoyable expédient est adopté: on se sépare en silence, et le
doge donne au barigel en chef un ordre pur et simple d'arrêter Vachero
dans la journée, comme on lui aurait ordonné d'emprisonner tout autre
délinquant pour la plus mince contravention. Cet exécuteur des ordres du
gouvernement trouve bizarre d'avoir à capturer un homme aussi connu, sans
sujet apparent. Dans son étonnement ou dans sa répugnance, il fait part
de cette singularité à deux de ses connaissances qu'il rencontre dans la
cour du palais. C'étaient précisément deux capitaines des conjurés:
Vachero est averti sur-le-champ, et tous les conspirateurs disparaissent.
Mais les perquisitions fournissent bientôt des preuves nombreuses. On
court après les fugitifs; on les retrouve: ils sont livrés à la justice.

Ici est un fait que je ne puis passer sous silence: Vachero était caché
dans une campagne solitaire avec un de ses complices de bas étage. La
famille de celui-ci leur avait procuré cet asile. Ces pauvres gens
vinrent à mettre en délibération s'ils ne livreraient pas le grand
coupable, non pour recevoir le prix de son sang, mais pour sauver la tête
de leur enfant. Ils allèrent consulter un praticien leur allié; celui-ci
leur ôta tout scrupule: ils ne pouvaient pas hésiter, par une fausse
délicatesse, entre le crime et la loi. Mais en parlant ainsi le misérable
entendait s'emparer de l'affaire et en faire son profit. Il fit offrir au
gouvernement de révéler la retraite de Vachero, moyennant qu'outre la
somme promise pour cette découverte, on lui accorderait l'impunité de
deux conjurés: le marché eut lieu; il toucha à l'insu des parents les
quatre mille écus offerts aux révélateurs; et quand il en fut temps, il
vendit pour pareille somme la seconde grâce de la vie à Fornari. Ce
trafic indigne fut découvert; l'auteur en fut puni; le gouvernement mit
en doute s'il laisserait Fornari jouir pour son argent d'une impunité si
mal accordée. On finit par commuer pour lui la peine capitale en une
relégation, Vachero et les autres complices furent mis à mort19.

C'est pendant le procès que le duc de Savoie eut le courage d'avouer
cette bande de malfaiteurs rebelles, et de demander qu'on se gardât bien
d'attenter à des hommes pourvus de commissions de lui. Il menaça de
représailles; il fit intervenir les ministres espagnols résidant à Gênes
et à Milan pour empêcher le jugement. La république, disaient-ils, avait
droit de punir, mais en punissant, elle soulevait une querelle qui allait
troubler l'harmonie et nuire aux entreprises de la confédération
italique. On ne céda point à ces considérations, mais on crut devoir
expédier un ambassadeur à Madrid pour y justifier la nécessité où l'on
avait été d'exécuter la sentence. L'envoyé fut très-mal reçu d'Olivarès,
qui reprocha aux Génois d'avoir fait manquer le siège de Casal. Quant au
duc de Savoie, en vertu des menaces qu'il avait faites, il fît rendre une
sentence de mort contre ses prisonniers génois; et il remit l'exécution à
la discrétion de son comte Ansaldo: odieuse et honteuse manière de le
gratifier de rançons!

(1630) Cependant, cessant de ménager le duc, que ne pouvait ni satisfaire
aucune concession, ni lier aucune parole, Louis XIII vint avec une armée
et força le pas de Suse; le siège de Casal fut levé. Le roi envoya
aussitôt à Gênes, afin qu'on n'y prît aucune alarme, et qu'on y sût
qu'étant venu pour délivrer les uns, il n'avait pas dessein d'opprimer
les autres20. M. de Sabran fut chargé de cette mission, et en profita
pour faire connaître confidentiellement au sénat des documents qui
prouvaient le peu de fond que la république avait à faire sur la
protection espagnole dans sa contestation avec le duc de Savoie. Une
ambassade solennelle fut envoyée au roi; et quoiqu'elle n'apportât que
des témoignages de respect, les Espagnols surent très-mauvais gré aux
Génois de cette démarche. Les partisans français gagnaient quelque
terrain à ce moment, dans le sénat et dans les conseils. La faillite dans
laquelle l'Espagne avait précipité plusieurs de ses adhérents, les
éloignant des affaires publiques, affaiblissait leur parti, et changeait
la majorité des votes. Le doge qui fut nommé à cette époque était
personnellement désagréable à la cour de Madrid. La république en vint à
déclarer solennellement sa neutralité, et le roi l'en fit remercier21. M.
de Sabran resta résident à Gênes: nouveau sujet de plaintes pour les
Espagnols; et cependant jamais cet envoyé ne fut reconnu sous un titre
diplomatique. Il n'était admis auprès du doge que quand il portait un
message exprès de son roi.

Le duc de Savoie essaya par mille manières d'arrêter les progrès des
armes françaises; négociant, offrant, demandant, changeant sans cesse de
propositions, et espérant encore tirer parti de la rivalité des deux
grandes puissances qui le pressaient de tout leur poids. Il promettait de
retirer ses troupes de l'armée espagnole, et il ne le faisait point.
Préoccupé de l'ambition de devenir roi, il insistait, afin d'agrandir son
royaume, pour que la France l'autorisât tout au moins à attaquer Gênes.
Mais la France avait toujours moins de motifs de détruire la république,
ou de la jeter, en la blessant, dans les bras de son ennemi22.

Le fameux général Spinola au service d'Espagne était accouru pour relever
le crédit des armées espagnoles. Casal était de nouveau assiégée. Les
Vénitiens, qui, alliés du roi, gardaient Mantoue, avaient laissé enlever
cette place. Le cardinal de Richelieu revint en Italie avec une forte
armée. Pour premier exploit il s'empara de Pignerol, succès qui fit un
prodigieux effet parmi les Italiens. Quant aux Génois, dit le cardinal,
ils ne savaient s'ils devaient en être tristes ou joyeux23.

(1631) Le duc Charles-Emmanuel ne survécut pas à cette perte. Il mourut,
dit-on, en recommandant à son fils de faire la paix. Celui-ci suivit
pourtant d'abord l'exemple paternel, négociant de tous côtés et demandant
à s'emparer de Gênes24. Mais il céda au temps, et obtint dans le
Montferrat des acquisitions avantageuses. Le cardinal conclut la paix à
Ratisbonne, et le duc de Mantoue rentra dans sa capitale sous la
protection française. Casal lui fut remise. Le crédit des armes et de
l'autorité de la France prit de l'ascendant parmi les Italiens, tandis
que la puissance espagnole déclina de jour en jour.


CHAPITRE III.
Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la
constitution intérieure des conseils de la république.

Quoique la république eût été plus d'une fois en peine de maintenir ses
droits pendant qu'on se battait dans son voisinage et que les flottes des
puissances belligérantes couraient son littoral, sa neutralité lui avait
été favorable; mais les hostilités finies, il lui restait toujours sa
vieille querelle avec le duc de Savoie, long sujet d'intrigues et de
jalousie.

L'affaire fut portée à Madrid où l'ambassadeur de France devait en
traiter avec les ministres espagnols, et l'on demanda (1628) aux
intéressés des pouvoirs pour consentir à l'arbitrage qui allait se faire.
La république de Gênes donna le sien à la cour d'Espagne: celui que le
duc aurait dû donner à la cour de France fut promis et ne vint jamais.
Après une longue attente on s'en passa en prononçant sous le bon plaisir
des parties; c'est-à-dire qu'on rédigea bien moins une décision qu'une
invitation1. L'accord, au reste, n'était pas compliqué; on devait se
rendre de part et d'autre ce qu'on s'était pris. Gênes aurait gardé
Zuccarel en payant au duc cent mille écus d'or; et par une clause qui,
dans tous les cas, ouvrait la porte à des contestations nouvelles, si le
duc prouvait que la valeur de ses prétentions dépassait les cent mille
écus, la république devait parfaire l'indemnité.

Personne n'accepta cette décision; et la France s'étant brouillée avec
l'Espagne peu après, il n'y eut plus lieu d'attendre un jugement rendu
des deux gouvernements. La cour d'Espagne prétendit que la décision si
mal reçue avait épuisé le droit réservé en commun aux puissances
contractantes dans le traité de Monçon, et que le duc étant devenu son
allié comme les Génois, c'était à elle seule à interposer ses bons
offices. Le duc, certain de la partialité d'Olivarès en sa faveur, envoya
le plein pouvoir qu'il avait refusé jusque-là. Mais la sentence favorable
sur laquelle il comptait, on la lui faisait attendre, parce que la
politique espagnole avait besoin de ce frein pour contenir la versatilité
et l'ambition de ce dangereux voisin des possessions milanaises.

(1631) Maintenant le duc exigeait des Génois2 outre les restitutions, que
l'impunité des conjurés de Vachero fût une des conditions de l'accord.
Ils y résistaient. Le roi de France leur représentait avec quelle
partialité l'Espagne allait juger, et leur rappelait que le butin qu'on
leur redemandait ayant été acquis à l'occasion de leur alliance avec la
France, il était honteux de s'en laisser dépouiller sans recourir à la
protection du roi. Cependant, de lassitude, ils cédèrent. Le roi
d'Espagne rendit un jugement qui semblait définitif. Il élevait à cent
soixante mille écus l'indemnité de Zuccarel et confirmait dans les autres
points la précédente décision3.

Gênes adhéra. Le duc incidenta: il voulait qu'on indiquât de quelle
espèce étaient les écus d'or qui lui étaient alloués; en quel lieu lui
seraient rendus ses canons; en quel état serait restituée sa galère. La
cour d'Espagne autorisa Féria, le gouverneur de Milan, à expliquer le
sens des clauses débattues: c'était un substitut encore plus suspect que
le principal.

Mais il survint un autre sujet de querelle. Un frère de Vachero, que la
république avait relégué à Naples, y trama avec d'autres fugitifs des
intrigues criminelles. La république obtint son extradition sans
difficulté, et fit faire son procès. Le duc de Savoie intervint avec une
extrême hauteur pour s'opposer à son jugement: il fit arriver des
remontrances d'Espagne et de France tout ensemble. Mais Gênes ne faillit
pas cette fois. Vachero fut condamné à vingt-cinq ans de prison sévère,
suivie du bannissement à perpétuité.

Le hasard du renouvellement intégral des conseils y amena en ce moment
plus de partisans français (1633): ils firent résoudre l'envoi d'une
ambassade à Paris. Mais avant son départ la majorité était revenue aux
fauteurs de l'Espagne. Ils ne purent révoquer la mesure décrétée, mais
ils retardèrent le départ de l'ambassade tant qu'ils purent, et ils
astreignirent l'ambassadeur, par ses instructions, à ne porter au roi de
France que de vains compliments4.

Sur ces entrefaites, un prince d'Espagne, le cardinal infant, passe par
Gênes en se rendant à Milan. Le cardinal dans sa grande bienveillance
demande à être chargé de terminer le différend de la république avec le
duc de Savoie. On n'osa refuser sa médiation, et il promit de décider
aussitôt qu'il serait rendu à Milan. En effet, au bout de quelques mois,
avec l'assistance d'un autre cardinal qu'on lui avait donné pour
confesseur et du chancelier de Milan, il rendit une décision finale sur
les points que la sentence de Madrid avait laissés douteux. Les écus d'or
furent de la monnaie d'Espagne, mais on lui fit glisser une clause qui
n'était nullement de la sentence primitive. En confirmant l'amnistie
donnée par la république aux Génois rebelles qui avaient pris les armes,
on ajoutait que le roi d'Espagne continuerait à décider à quels individus
le pardon devait s'accorder. Gênes refusa péremptoirement de se soumettre
à cette dernière condition. Le roi ayant déjà déclaré quelles personnes
étaient amnistiées, on ne pouvait lui laisser le pouvoir d'en nommer
d'autres. Les courtisans du prince cardinal et les ministres espagnols
qui l'entouraient, étaient indignés d'une telle résistance; ils
s'écriaient qu'il y allait de l'autorité de leur roi d'exiger l'admission
de la clause. Mais Gênes l'emporta, et enfin, par l'exécution du traité,
cette misérable querelle finit après huit ans de tracasseries.

On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant à quelle
obéissance était réduit un État dont naguère la puissance n'était pas
méprisable. Il décline à mesure qu'à son détriment grandit son ambitieux
voisin: à peine il a le droit de se défendre; il ne le peut sans une
protection étrangère qu'il n'est pas le maître de choisir. Les grandes
monarchies ne considèrent la faible république que relativement à leur
intérêt propre ou à leur jalousie réciproque; qu'en raison de l'influence
qu'elles peuvent y exercer ou s'y disputer. L'Espagne avait multiplié les
liens: Gênes en sentait toute la pesanteur sans pouvoir les rompre. La
France ainsi devancée cherchait à regagner du terrain: mais elle en
désespérait presque; et il est curieux de voir comment le fier Richelieu
souffrait l'infériorité de traitement, les dégoûts, et surtout le peu de
crédit dont l'envoyé de son roi eut à se contenter à Gênes pendant
plusieurs années consécutives. «Il y a quinze jours que, ne pouvant
venir vers vous faute d'y être reçu avec l'honneur qui semble dû à sa
majesté....» ce sont les premiers mots d'une harangue de Sabran au
sénat5, lorsque ayant reçu une mission spéciale, on n'avait pu lui
refuser audience: jusque-là il n'avait pu communiquer que par l'entremise
de son secrétaire. Dans toute la durée de sa résidence, on n'avouait
jamais et l'on était souvent prêt à nier qu'il résidât à Gênes un
ministre de France; ce n'était qu'un simple gentilhomme du roi, un simple
porteur de ses messages, et l'on ne le rassurait pas toujours sur la
liberté de son séjour dans l'intervalle des commissions isolées qu'il
recevait de sa cour6. On lui écrivait de Paris que le ministre espagnol
de Gênes s'était plaint de n'avoir pas été visité par lui. Il répondait
qu'il n'était pas fâché que ces messieurs s'en chagrinassent, mais il les
verrait très-volontiers, si on lui assurait leur accueil: car il lui
conviendrait beaucoup d'être traité en diplomate par les ministres
étrangers. Les moindres affaires étaient rendues difficiles.
L'établissement d'un consulat français à Gênes eût besoin d'une longue
négociation et fut admis d'assez mauvaise grâce.

Sabran, dans sa correspondance, voit sans cesse la tendance vers
l'Espagne; le gouvernement lui semblerait prêt à faire déclarer la
république ouvertement, sans la crainte d'émouvoir le citadin et le
peuple qui ne penchent pas de ce côté. Il y avait même des amis décidés
de la France. Sabran les avait fait connaître. Quand Pignerol est occupé,
on lui demande si cet événement n'en fera pas déclarer d'autres: on
voudrait avoir des engagements écrits. Il répond: «Il faut que vous vous
teniez pour assuré de l'intention de ceux que je vous ai marqués, et de
tous ceux de même qualité, dont la seule occasion peut faire paraître les
effets et qui néanmoins sont infaillibles.» Sabran connaissait, on le
voit, la valeur de cette qualité fort commune, mais toujours
particulièrement prisée à Gênes, et qui s'y définit par cette locution
proverbiale: amis du bon succès!

La France avait aussi quelques pensionnaires parmi les nobles. Sabran les
croit de bonne intention; «mais, dit-il, je prierai toujours Dieu qu'es
lieux où je me trouverai honoré d'un commandement du roi, ou employé à
son service, les pensionnaires de S. M. y aient plus de crédit ou
m'assistent mieux.» Il remarque que quand la seigneurie de Gênes veut
lui faire parvenir quelque insinuation fâcheuse, ou quelque menace, comme
celle d'exiger son départ, c'est toujours ces pensionnaires secrets qu'on
lui dépêche, ce qui l'oblige de se garder de s'ouvrir à eux plus qu'à
tout autre.

Plusieurs envoyés nouveaux se succédèrent dans le cours de quelques
années (1639-1648); tous avaient pour instruction principale d'amener peu
à peu les Génois «à considérer également les deux couronnes (de France
et d'Espagne), et à se persuader que la conservation de leur liberté
dépend de là.» Mais pas un n'y réussit. Aucun de ces agents ne s'acquit
même une position diplomatique moins équivoque que celle où nous avons vu
Sabran. L'un d'eux écrit (1643) que la république affectait de ne pas lui
faire savoir l'envoi qu'elle faisait d'un ambassadeur pour aller
complimenter la cour de France à l'avènement de Louis XIV. «En cette
occasion, ajoute-t-il, ces messieurs n'ont pas voulu faire une action
positive qui pût montrer qu'ils reconnaissent ici un ministre de France.
» Voilà de quoi l'on se contentait à Paris; et tels étaient les
ménagements auxquels on se prêtait, qu'on chargeait l'envoyé d'assurer à
Gênes «tous et chacun, que le roi ne désirait que leur bien, et qu'il ne
tenait pas un résident auprès d'eux pour les brouiller avec l'Espagne.»

Une fois seule l'envoyé reçut des ordres rigoureux, et l'occasion en est
singulière. On lui écrit: «On a trouvé fort étranges au conseil du roi
les témérités de Castelli, gazetier de Gênes, qui a osé plusieurs fois
employer en ses nouvelles, diverses choses scandaleuses et fausses contre
l'honneur et la réputation de la France. C'est pourquoi, vous lui ferez
dire qu'il s'abstienne dorénavant de parler ou écrire en aucune façon des
affaires de la France ou de ses alliés, sous peine d'être maltraité et
vigoureusement châtié, si, après avoir été averti, il ose l'entreprendre.
» Après cet avis officiel, on proposa privément au journaliste de faire
sa paix, en acceptant un associé du choix du ministre de France. Castelli
se justifia d'abord en montrant qu'il n'avait fait que répéter ce qui se
trouvait dans d'autres feuilles; et à défaut de l'association qui ne put
se combiner, l'écrivain s'empressa de se remettre tout entier à la
générosité du cardinal Mazarin.

Enfin en 1648 la France n'eut plus à Gênes d'autre agent que Gianettino
Giustiniani, gentilhomme génois fort pauvre, fort avide et de peu de
consistance. Il s'était fait le correspondant officieux de Mazarin qui
l'avait connu personnellement et qui le prit pour son chargé d'affaires.
Cette mission entre les mains d'un noble, membre de droit du gouvernement
en cette qualité, était peu conciliable avec les lois de la république.
Giustiniani le répétait souvent pour se faire valoir comme si son
dévouement à la France le rendait suspect, l'exposait même à des
pénalités. Mais il est évident que les Génois trouvaient très-bon de
n'avoir de la part du cabinet français qu'un des leurs pour intermédiaire
et pour surveillant. Dans les lettres ridiculement flatteuses et
emphatiques de celui-ci, et de quelque hauteur énergique qu'il se vante
quand il a été chargé de parler au nom de la France, informations,
récits, suggestions, conseils, tout enfin n'est visiblement que ce que le
sénat lui dicte7.

(1639) Parfois cependant on était sorti de cette sorte d'abnégation de
tout ressentiment. Un navire français avait été capturé dans les eaux de
Gênes, au mépris de la neutralité de la république; elle en était
responsable et elle promettait de le faire rendre. Mais la restitution
tardait. Un ambassadeur génois se trouvait à Paris, on lui notifia de
garder les arrêts dans sa maison, lui et tous les siens, jusqu'à ce que
la capture fût délivrée. Dans une autre occasion la république envoyait
un noble Pallavicino résider en France. Le cardinal le fit retenir à
Marseille, et déclara qu'on n'admettrait point pour envoyé un si fougueux
partisan espagnol (1648). Dans les dernières années qui précédèrent la
paix de Westphalie, la France obtint le passage de ses troupes sur le
territoire et par tous les ports de Gênes, la capitale exceptée. Mais
cette résolution fut enlevée dans un moment où le hasard des élections
favorisait les partisans de la France8.

Gênes était ainsi travaillée par les entreprises des étrangers. Son
gouvernement avait besoin de force pour maintenir à l'intérieur
l'obéissance; car quiconque troublait l'ordre trouvait des protections
intéressées; et plus d'une fois des membres même de la noblesse passèrent
pour avoir demandé justice et vengeance à la main des scélérats plutôt
qu'aux lois. Grâce à l'impunité, les mêmes instruments, meurtriers et
brigands pour leur compte, se trouvaient encore tout préparés pour les
complots politiques comme satellites, ou pour le guet-apens comme
sicaires.

(1628) On imagina, pour remédier aux dangers et aux désordres, un moyen
destiné à réprimer et à prévenir tout ensemble, mais un de ces moyens
périlleux par lesquels dans son émoi l'autorité essaye d'inculquer la
terreur. Immédiatement après la conjuration de Vachero, et pour en
poursuivre les restes, on institua la magistrature ou tribunal des
inquisiteurs d'État, dont le nom redoutable a eu quelque célébrité. Un
sénateur (procurateur) et cinq membres composaient ce tribunal, tous
choisis parmi les nobles les plus dévoués au gouvernement et de la plus
grande expérience: car on leur voulait autant de prudence que de zèle.
Leurs fonctions étaient de rechercher les délits qui pouvaient menacer
l'indépendance, la liberté et la paix de la république; faits, écrits,
paroles, relations avec l'extérieur, tout était de leur ressort: le noble
était leur justiciable comme le citadin. Ils dépensaient les fonds de
l'État sans rendre compte. Leur procédure restait secrète; leurs oreilles
étaient, comme à Venise, ouvertes aux dénonciations anonymes; ils avaient
leurs délateurs et leurs espions. Ils étaient instructeurs et juges sans
appel jusqu'à la peine de mort exclusivement. Si l'affaire était
capitale, ils venaient siéger avec les deux collèges; ils faisaient le
rapport, et tous ensemble prononçaient: la condamnation passait aux deux
tiers des voix.

Dans les autres cas les inquisiteurs avaient pour mission de juger ex
informatâ conscientiâ, autorité arbitraire, effrayante dans un pays où
pour tout autre tribunal la conviction des accusés était attachée à un
système légal de certaines preuves, ou à des témoignages géminés de
chaque fait. Les inquisiteurs seuls prononçaient comme nos jurés, sur la
seule impression de leur conscience. Mais quel jury! secret permanent,
irrécusable, composé sans contrepoids de grands fonctionnaires de l'État,
en un mot, juges et parties; c'est leur conscience politique qui parlait
plus haut que celle d'homme; et pour les mettre plus à l'aise, la loi
avait eu soin de les autoriser, quand les preuves ne marchaient pas avec
les soupçons, à se débarrasser par le bannissement ou par cinq ans de
relégation dans quelque île, de ceux qu'on ne pouvait déclarer
convaincus; mais pour les acquérir, ces preuves, les instruments de
torture étaient à la disposition des inquisiteurs; et c'étaient les plus
scrupuleux qui en prodiguaient le plus l'usage, car ils se sentaient bien
plus en repos en condamnant un prévenu qui confessait, qu'en exilant un
suspect qui n'avouait pas sa faute.

On n'avait d'abord voulu renvoyer aux inquisiteurs que les crimes contre
l'État; mais les yeux tendus pour épier les crimes politiques voyaient
jusqu'aux incidents de la vie privée. Peu à peu cette juridiction fut
étendue sur les voleurs, les joueurs, les gens de mauvaise vie, sur le
scandale en général, c'est-à-dire sur le secret même des familles. Quant
aux étrangers, sur le moindre soupçon ils étaient renvoyés sans aucune
forme de procès.

Il faut l'avouer, ce qui restait de moeurs sauvages justifiait l'autorité
discrétionnaire accordée à la répression. Les tentatives de quelques
hommes vendus au duc de Savoie, quelques intrigants qui allaient faire au
cardinal Mazarin des offres impuissantes et à peine écoutées9, occupèrent
d'abord les inquisiteurs; mais on voit bientôt entre leurs mains des
affaires où probablement la politique était pour peu de chose ou pour
rien. Dans une quinzaine d'années on trouve répétées des violences en
ville et à la campagne, des personnages riches enlevés ou rançonnés; des
nobles expulsés pour leur conduite scandaleuse et pour leur rébellion
contre les lois; deux, condamnés pour des meurtres; des assassinats
commandés et exécutés à prix d'argent; un sénateur poignardé dans les
rues, un autre sénateur prenant la fuite pour se soustraire à la justice,
et condamné à la peine capitale par contumace pour avoir enlevé et tenu
en chartre privée un misérable qu'il accusait de s'être chargé de
l'assassiner. Il l'avait mis à la torture et l'y avait laissé pour mort.
Un des hommes qui bientôt après tenta une conspiration ouverte avait
commencé sa carrière en prenant les armes et en conduisant des
stipendiaires sur la place publique, en plein jour, pour une simple
querelle de particuliers.

Cependant si les excès de quelques individus faisaient croire que le
règne de l'ordre avait peine à s'établir, la sévérité de la répression
attestait qu'on s'y efforçait sans dévier.

Depuis que la noblesse avait cessé d'être envahie ou sans cesse menacée
d'irruption, elle se comptait, elle s'unissait mieux; elle sentait que
dans le gouvernement tous les riches avaient le même intérêt, et que la
communauté des vues était plus utile à rechercher que celle des origines.

La marche de cette oligarchie est assez marquée. Sa première origine
remonte à la loi de 1528, qui aux procurateurs bisannuels adjoignit comme
procurateurs perpétuels les doges sortis de charge et honorablement
acquittés dans l'épreuve du syndicat. Les procurateurs, comme on l'a vu,
composaient la chambre spécialement chargée de l'administration des
deniers. Mais cette chambre était, comme le sénat, l'un des deux collèges
qui, réunis, présidaient les conseils, qui avaient l'initiative des
propositions, et possédaient, en un mot, la plus grande influence sur la
conduite des affaires. Les doges n'avaient pu être choisis que parmi les
hommes les plus considérables. Quand après avoir été deux ans à la tête
de l'État, après avoir été le pouvoir exécutif de la république et les
maîtres de la diplomatie, ces grands personnages se trouvaient membres à
vie du gouvernement dans sa partie la plus élevée, on sent tout le
crédit, toute l'autorité qu'ils devaient acquérir dans des collèges où de
nouveaux venus arrivaient tous les six mois et ne restaient que deux
années.

Nous avons vu que, suivant un usage assez respecté, les nobles anciens,
les nouveaux, les antiques familles réputées populaires, et les inscrits
modernes, se donnaient tour à tour des doges. Ainsi dans les sénateurs
perpétuels, il se trouvait des hommes de toutes les classes de la
noblesse; mais ce n'était pas dans la pauvreté qu'on était allé chercher
les chefs de l'État, nouveau moyen de rapprochement entre les familles
riches de toutes les origines.

Cependant la mobilité annuelle des conseils, le renouvellement intégral,
l'incapacité légale, des membres sortants pour une réélection immédiate,
étaient essentiellement défavorables à la stabilité des procédés du
gouvernement. Les anciens doges, devenant seuls grands fonctionnaires à
vie, y gagnaient encore quelque chose; mais du renouvellement annuel des
autres fonctions il ne sortait le plus souvent que des contrariétés ou
des hésitations qui empêchaient de fonder l'unité des maximes de la
politique. Dans le petit conseil, destiné à conduire essentiellement les
affaires en concours avec les deux collèges, ou à préparer celles qui
étaient réservées au grand conseil, l'inconvénient se rendait sensible.
On n'y avait pas le temps de remplir utilement sa mission: la chaîne s'y
rompait tous les ans. Mais en 1652 on fit passer en loi que les cent
membres du consiglietto, à la fin de leur année, resteraient adjoints au
consiglietto de l'année suivante. Ce petit conseil fut donc de deux cents
membres, nommés pour deux ans et renouvelés annuellement par moitié.
L'institution gagna en force par le nombre et par la durée. Cette
innovation fut faite à titre d'essai pour cinq ans: après une première
prorogation elle devint perpétuelle.

Il survînt une peste qui ravagea l'Italie: Gênes fournit à la mortalité
un triste contingent10. Beaucoup de nobles périrent ou se dispersèrent.
On ne fut plus en état d'avoir un grand conseil de quatre cents membres,
et de les remplacer à la fin de l'année avec un an d'intervalle entre les
sorties et les rentrées des mêmes individus. Ou déclara que le grand
conseil pouvait contenir tous les nobles qui auraient atteint vingt-deux
ans. C'était une satisfaction qu'on semblait donner aux moindres nobles;
mais c'était aussi une assurance que les puissants resteraient sans
interruption à la tête des conseils.

Cependant les deux conseils étaient toujours censés électifs. Dans
l'ancien état des choses, c'était après avoir composé le grand qu'on y
prenait cent membres pour former le petit. Par une dernière innovation il
fut réglé que les électeurs nommeraient d'abord le consiglietto. Ce
changement semblait de peu d'importance depuis que le grand conseil était
plutôt la réunion de tous les nobles qu'un choix entre eux. Mais on
voulait qu'il fût reconnu, une fois pour toutes, que le petit conseil
n'était pas un simple démembrement du grand, qu'il avait son existence
indépendante et son autorité propre. Dès ce moment ses membres furent,
pour ainsi dire, à vie de fait sinon de droit. Je ne doute pas qu'on ne
doive regarder cette distinction entre les deux corps comme le dernier
sceau de la constitution oligarchique qui a gouverné Gênes jusqu'à nos
jours. J'ajoute que la mesure rencontra peu d'obstacles: et si nous avons
vu qu'en 1626 on montrait à l'étranger, comme vivants et faciles à faire
éclater, les mécontentements et les jalousies qui avaient produit une
guerre civile cinquante ans auparavant, on peut accorder quelque
habileté aux hommes qui avaient opéré sans bruit un si grand changement.
Les petits nobles, au lieu de conspirer, se firent les clients des
grands; contents de leur séance au grand conseil et de quelques profits
obscurs qui en résultaient pour eux, ils obtenaient certains emplois
inférieurs civils et militaires, et quelques postes subalternes dans les
finances ou à Saint-George. Si les classes bourgeoises supérieures
conservaient quelque rancune de leur infériorité, elles le dissimulaient,
et l'espérance d'un changement dans le gouvernement paraissait oubliée.
Pour les classes inférieures, y compris ces artisans qui, un peu
auparavant, avaient prétendu avoir aussi leur portique, et donner peut-
être des successeurs à Paul de Novi le teinturier, elles montraient à
cette haute noblesse un dévouement qui allait presque au fanatisme On y
prenait peine: ces nobles s'imposaient le faste pour salarier le peuple;
ils se faisaient les tuteurs des pauvres familles; on s'emparait surtout
de ces sentiments si connus et si exaltés de nationalité et de vanité
populaire qui, au seul nom de Gênes, font tressaillir tout coeur génois.
On ne négligeait rien pour satisfaire cet orgueil national. Au dedans on
frappait les yeux par des pompes et des cérémonies, dont les voeux
religieux et la piété publique fournissaient toujours l'occasion. Au
dehors, la république cherchait sa place parmi les puissances italiennes.
A cette époque elle briguait et s'attribuait enfin le titre de
sérénissime11, la pourpre pour son chef, et les insignes royaux. La Corse
passait pour un royaume12. Gênes avait imaginé de décerner à la Madone sa
protectrice le titre de reine (1637), On posa solennellement sur le front
de la statue de la sainte Vierge une couronne; dès lors le palais ducal
devint le palais royal, et le doge, au grand jour de son couronnement,
montra au peuple ravi le manteau des rois et le diadème. Ces mesures
assez puériles tendaient à un but auquel la vaine et cérémonieuse Italie
trouvait une réelle importance. Gênes déchue ambitionnait auprès des
autres États un traitement honorifique égal à celui qu'on ne contestait
pas à la république des Vénitiens toujours considérée comme puissante.
Quelques cours, comme celle de France, se prêtaient à cette prétention:
mais Gênes briguait à Vienne les honneurs royaux; surtout à Rome
l'admission des ambassadeurs de la république dans la salle royale13, et
on ne pouvait l'obtenir. Nous verrons le gouvernement de Gênes poursuivre
un siècle entier cette entreprise avec la ténacité et les sacrifices
qu'auraient mérités les avantages politiques les plus solides. Nous la
verrons acheter à haut prix la condescendance impériale, et toujours
échouer à la cour romaine.

Et cependant, dans son propre sein, le gouvernement ne pouvait empêcher
l'archevêque de Gênes renouvelant une querelle déjà ancienne, de faire à
la seigneurie l'affront de hausser son siège épiscopal à l'église au-
dessus du trône du doge; querelle misérable sans doute, mais symbolique,
si l'on peut parler ainsi. Le prince de l'Église prétendait être plus que
le chef de la république. Les archevêques se regardaient comme les
pasteurs d'un troupeau et non comme les sujets de l'État. Ils affectaient
non-seulement l'indépendance envers le gouvernement laïque, mais le droit
à une juridiction pleine et entière qu'ils ne tenaient que de Rome et
qu'ils s'étudiaient à étendre. Cette juridiction avait ses juges, ses
sbires, ses prisons à l'archevêché. Elle tentait parfois de faire des
décrets comme le sénat; de statuer des peines contre l'inobservance des
fêtes contre les concubinaires et autres pécheurs. Un noble surpris dans
une débauche fut ainsi condamné à l'amende, et les huissiers de
l'officialité ne craignirent pas d'aller chez lui pour saisir ses
meubles. Il les fit chasser de son palais, et l'affaire se compliqua de
cette prétendue rébellion. La justice civile, à son tour, avait arrêté un
particulier porteur d'armes défendues; celui-ci déclara que sous son
vêtement laïque il était prêtre, et la rote, craignant d'outrepasser sa
compétence, suspendit sa procédure. L'archevêque, aussitôt, envoya à la
prison pour que le détenu lui fût livré, et s'indigna que les gardiens
osassent attendre un ordre de l'autorité pour le lui rendre. Il s'emporta
jusqu'à prononcer des excommunications. Mais le gouvernement n'était pas
disposé à céder; on résista. On expédia le chancelier de la république à
Rome; il y porta de telles plaintes que l'archevêque y fut appelé et
retenu longtemps, ce qui fit tomber le scandale.

(1664) On vit même plusieurs fois la république se départir du scrupule
d'offenser Rome, et de cette obéissance craintive que les papes avaient
si longtemps attendue de ses humbles respects. Le cardinal Impériale,
mêlé à Rome dans la querelle de M. de Créqui, s'était retiré à Gênes où
son séjour déplaisait à Louis XIV. Les inquisiteurs d'État ne craignirent
pas de lui intimer l'ordre de se retirer. Il résista, et ne manqua pas de
nier le droit de l'expulser sans l'aveu du saint-père. Le sénat envoya
chez lui la force armée. Il ne l'attendit pas et disparut. Un de ses
frères était alors sénateur. Compromis par la vivacité avec laquelle il
avait soutenu la résistance du cardinal, il reçut l'ordre de se rendre en
prison. Il désobéit et prit la fuite. Des explications survinrent qui
satisfirent la cour de France; le cardinal fut rappelé de son exil. Le
sénateur rentra à la recommandation du roi, mais le pape ne cessa point
de se ressentir de cette offense.

(1669) La république, bientôt après, se fit à elle-même une justice
éclatante qui excita bien d'autres plaintes. L'inquisiteur de Gênes était
un dominicain envoyé de Rome et nommé directement par le pape. Suivant
les conditions faites en 1535, il n'y avait à Gênes qu'un seul
inquisiteur, et il ne pouvait prononcer qu'avec le concours d'assistants
choisis par le gouvernement, docteurs en théologie ou en droit, religieux
et séculiers par moitié. Mais l'inquisiteur tendait à agir par lui-même,
par l'autorité propre au saint-office et non par cette sorte de
délégation fit de tolérance. De fréquentes contestations s'étaient
élevées à l'occasion de tentatives de cette nature. La dernière amena un
éclat singulier. L'inquisiteur s'était avisé de faire afficher dans
Gênes, de son autorité privée, des prohibitions de livres défendus par
l'index de la congrégation romaine. La république en fut blessée. Les
collèges prirent d'abord l'avis de leurs théologiens; puis ils firent
leur rapport au petit conseil, où l'on délibéra qu'on expulserait
l'inquisiteur. Trois sénateurs furent chargés de le faire comparaître, et
de lui intimer cet ordre, en présence de deux autres dominicains, afin,
lui dit-on, que leur témoignage l'empêchât de faire au pape des récits
mensongers, comme il en avait la coutume. Cette déclaration ne se passa
pas sans produire une scène aussi ridicule que violente. Dès les premiers
mots l'inquisiteur s'écria, interrompit la lecture par ses clameurs. Il
se boucha les oreilles pour que l'intimation qu'on prétendait lui faire
n'arrivât pas jusqu'à lui; il tenta de s'y soustraire par la fuite;
retenu, il protesta et déclara l'assistance excommuniée. On le garda à
vue; on assembla de nouveau les théologiens du pays; sur leurs avis on
réunit encore le consiglietto; et, les consciences toutes bien rassurées,
le prisonnier, sous une bonne escorte de soldats allemands du palais,
pour le garantir, lui dit-on, de la colère du peuple, fut expédié la nuit
même au delà des frontières14.


CHAPITRE IV.
Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV
contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.

Ce n'est pas seulement envers la cour de Rome, ou pour tenir tête à ses
adhérents, que la république eut besoin de fermeté. Elle éprouva une
violence inouïe de la part du gouvernement espagnol dont la politique
aurait dû plus que jamais ménager un pays où il trouvait tant de crédit
et de ressources. La hauteur et l'indépendance des gouverneurs de Milan
firent mettre en oubli tous les motifs de bienveillance et amenèrent une
catastrophe. L'Espagne conservait Final au détriment des droits que les
Génois croyaient y avoir. On rêvait à Madrid ou plutôt à Milan le projet
de creuser sur ce point du rivage ligurien un vaste port qui absorberait
le commerce de Gênes. En attendant, on y faisait la contrebande du sel,
qu'on fournissait aux populations génoises environnantes. Il arrivait
fréquemment de Madrid des ordres qui défendaient d'empiéter sur les
droits de la république, mais les officiers de Milan n'en tenaient
compte. Les habitants de Final à leur tour, ne se souvenant plus d'être
Génois, et se prévalant de la protection intéressée de leurs maîtres
actuels, couvraient la mer de leurs embarcations; dans les rades génoises
qu'ils fréquentaient, ils bravaient les règlements de la police
sanitaire. Si l'on procédait contre eux, ils usaient de représailles de
leur autorité privée. Ils faisaient des prises sur les Génois. Deux
commissaires de la république et deux galères furent envoyés pour
protéger la navigation (1654). Quelques barques de Final furent prises ou
brûlées: elles étaient en contravention flagrante aux règles ordinaires.
Sur ces nouvelles le gouvernement de Milan dépêche un officier de justice
qui, à peine parvenu à Final, s'avise de traiter de piraterie les mesures
des Génois, et lance une vaine condamnation à mort contre les
commissaires du sénat qui ont procédé et contre les capitaines des
galères qui saisissent ou visitent les bâtiments. En représailles de
cette folle procédure la république condamne le commissaire milanais
ridiculement à la peine capitale par contumace. On tenait en prison un
patron de Final sous une sentence non exécutée qui le condamnait aux
galères: on l'y envoie réellement.

Alors le gouverneur de Milan ne voit rien de mieux à faire que d'obtenir
secrètement de Madrid un ordre qui met en séquestre, le même jour, tous
les biens des Génois existant non-seulement dans le Milanais, mais dans
les royaumes de Naples et de Sicile. Là, tout fut saisi à la fois, les
fiefs, les récoltes, les fermages, les créances sur l'État ou les dépôts
dans les caisses publiques, maisons, magasins et navires (1654). Ainsi
l'on séquestra cent fois peut-être plus que tout Final ne pouvait valoir.
Il fallut recourir aux supplications pour que les propriétaires les plus
opulents, les marchands les plus accrédités, obtinssent sur ce qu'on leur
détenait quelque faible prélèvement pour le pain journalier de leurs
familles.

Frappée d'un coup si violent par une main qui devait être amie, la
république ne s'abattit point et conserva quelque dignité. Elle défendit
tout commerce avec les sujets de l'Espagne. Elle rappela tous les
officiers, tous les matelots qui servaient à l'étranger; ce qui était
dépeupler la marine de ses oppresseurs. Elle défendit la sortie des
capitaux, dans l'intention de leur ôter leurs ressources ordinaires. Elle
répandait dans toutes les cours ses protestations et ses plaintes. Une
ambassade qu'elle dépêcha à Madrid y fut d'abord mal reçue: sur les
premières nouvelles de ce mauvais succès on chercha quelque chose de plus
que des médiateurs: on pensa à un traité d'étroite alliance avec la
France, de nouveau en guerre avec l'Espagne. M. de Lyonne, en passant
pour se rendre à son ambassade de Rome, offrit la protection du roi et
encouragea les Génois à résister à l'injustice. Ces démarches ne furent
pas inconnues à Madrid; elles y amenèrent d'autres réflexions. On y
sentit enfin l'énorme disproportion des mesures prises aux griefs
imputés. On s'aperçut du préjudice qu'on se portait en privant l'Espagne,
ses villes et ses flottes, de tant de Génois industrieux et laborieux qui
suppléaient à l'indolence des gens du pays. On apprécia la nécessité
d'avoir le port de Gênes pour la station et le refuge des galères
espagnoles. On se souvint surtout de l'infatigable confiance de ces
prêteurs génois que rien encore n'avait pu dégoûter d'ouvrir leurs
bourses. Les séquestres furent levés; on annula de part et d'autre toutes
les procédures; les rapports de Final avec Gênes restèrent sur l'ancien
pied, c'est-à-dire qu'une grande querelle demeura tacitement ajournée; et
la réconciliation ne fut pas sans honneur et sans profit pour la
république. Elle fit à Lyonne d'assez vains remercîments1.

(1655) Un incident beaucoup moindre, mais assez singulier, lui valut une
satisfaction d'une autre espèce: à Marseille, le peuple, irrité de se
voir braver par des corsaires barbaresques, presque à la bouche du port,
s'empara tumultuairement d'une galère génoise qui se trouvait à l'ancre,
s'y jeta en foule et s'en servit pour aller donner une chasse inutile à
ces écumeurs de mer. La galère fut ramenée saine et sauve; mais la
république se plaignit à Paris de cette voie de fait. Le cardinal Mazarin
exigea qu'il en fût fait justice. Les consuls de Marseille écrivirent au
sénat de Gênes; ils excusèrent sur l'aveugle transport de la populace un
acte que les magistrats avec tous les habitants honnêtes désavouaient
hautement. Un envoyé, député de la ville, vint à cette occasion
renouveler l'ancienne amitié qui unissait autrefois les deux cités. Il
fut reçu avec de grands honneurs. Il s'exprima devant le gouvernement en
magnifiques termes oratoires. Le doge et les collèges donnèrent des
réponses dans le même esprit, et s'engagèrent à solliciter eux-mêmes à
Paris le pardon des coupables.

Malheureusement Louis XIV, quand il eut pris en main les rênes de son
gouvernement, ne fut pas si bien disposé pour la république.

D'abord, les Génois ayant entrepris de renouveler des relations longtemps
interrompues avec la Turquie, et de faire admettre leur pavillon à
Constantinople, la France, d'après les règles d'une politique assez
usitée, leur rendit autant de mauvais services qu'elle put. Ses
capitulations avec la Porte ottomane lui donnaient le droit de protéger
non-seulement les pèlerins, mais aussi les commerçants des États
chrétiens, qui n'avaient pas de traité de paix avec le sultan. Sa
bannière avait le privilège de leur servir de sauvegarde, et elle avait
ainsi intérêt à s'opposer à de nouveaux traités qui lui enlevaient des
protégés et lui donnaient des concurrents. Les Anglais jouissaient d'une
ancienne alliance; ils venaient d'en obtenir la confirmation, grand sujet
de jalousie; car ils prétendaient avoir les mêmes droits que la France,
et vendre leur patronage aux Hollandais; ceux-ci, quelques années après,
à la paix de Ryswick, se réservaient encore que la France leur
conserverait sous son pavillon leur participation à ses privilèges
commerciaux au Levant.

(1665) C'est au milieu de ces rivalités intéressées que les Génois, sans
bruit, eurent l'habileté de dérober en quelque sorte une concession
inattendue. Dans un voyage entrepris par un goût d'exploration, un de
leurs nobles, Jean-Augustin Durazzo, conçut l'idée de faire reprendre à
la marine et au commerce de sa patrie des rapports, source autrefois
d'opulence et encore très-profitables. Le gouvernement de Gênes, qui
observait tristement le déclin de l'activité mercantile du pays, adopta
avec ardeur cette vue patriotique. Durazzo retourna au Levant muni
d'amples pouvoirs; mais il n'y alla qu'en se glissant dans la suite d'une
ambassade autrichienne, en sorte que sa mission resta cachée. Aussi délié
que zélé, il sut se procurer des appuis. Un renégat, interprète en
faveur, né sur le sol de la Ligurie, n'avait pas oublié l'amour de la
terre natale. Il servit Durazzo, et lui donna accès auprès du vizir. Une
négociation secrète s'établit; le traité qu'on venait d'accorder aux
Anglais servit de modèle. La convention signée, Durazzo se hâta d'aller
la porter à la ratification, et bientôt il fut renvoyé (1666) à
Constantinople en qualité d'ambassadeur, conduisant avec lui un résident,
un consul pour Smyrne, et porteur de riches présents pour le sultan et
pour ses ministres.

Quand l'ambassadeur de France fut informé de ce qui se passait, il
n'oublia rien pour faire rompre le traité. N'ayant pu y réussir, il
protesta: il ne communiqua en aucune manière avec la légation génoise. Il
travailla pour faire manquer l'audience solennelle qui était réservée à
celle-ci. Elle eut lieu enfin à Andrinople avec beaucoup de pompe.
Durazzo rentra à Gênes content d'un tel succès de sa dextérité. Cependant
le commerce n'y gagna guère, la navigation génoise ne s'en releva pas
mieux de sa décadence. L'admission de son pavillon aux Dardanelles ne la
garantissait pas de l'attaque des corsaires barbaresques; en un mot, la
négociation de Durazzo ne porta ni à Gênes autant de profit, ni à
Marseille autant de préjudice qu'on l'avait craint chez les Français2.

Le duc de Savoie Charles-Emmanuel II n'avait pas renoncé à ces vues
politiques de sa famille, à cette ambition qu'enfin réalisa son fils
encore plus ambitieux que lui. Il voulait être roi, et d'abord se faire
un royaume. Cette maison avait toujours les yeux fixés sur le littoral
ligurien, où elle s'indignait de ne posséder que Nice et Oneille. Elle
étudiait tous les moyens de s'y agrandir; elle convoitait Port-Maurice et
Savone; et s'il se découvrait quelques instruments de troubles, propres à
donner l'occasion de tenter un coup de main, la cour de Turin les
recherchait aussitôt.

Il y avait à Gênes un jeune noble, Raphaël della Torre: il était neveu
d'un sénateur, et petit-fils de celui qui avait écrit l'histoire de la
conspiration des Vachero, après avoir été juge instructeur de cette
affaire: mais ce jeune homme s'était formé sur d'autres exemples. Ses
désordres et la bassesse de ses liaisons l'avaient avili à ce point,
qu'il fut convaincu d'avoir trempé dans le vol nocturne fait sur la mer
d'une somme d'argent qu'on transportait de Gênes à Livourne. Son palais
de campagne, situé sur le rivage, avait servi aux voleurs de repaire pour
guetter la prise, d'asile pour la receler; et l'usage imprudent qu'il fît
de sa part servit à faire découvrir le crime (1671). Il avait pris la
fuite; on prononça contre lui une peine infamante. Réfugié à Oneille chez
le gouverneur piémontais, il s'y répandit en invectives et en menaces de
vengeance. On l'invita à se rendre à Turin; il y devint capitaine dans le
régiment des gardes.

(1672) Le duc assemble des troupes sous des prétextes qui n'avaient rien
d'hostile. Il forme une véritable armée vers la frontière génoise de la
rivière occidentale. La république y porte son attention, mais il
n'existait aucun sujet de querelle. Deux ans auparavant quelques
difficultés s'étaient élevées sur la délimitation du territoire. Le roi
de France avait aussitôt requis les deux parties de retirer les troupes
qu'elles avaient mises en marche, et d'accepter l'intervention de son
ambassadeur en Piémont, l'abbé de Servient3. La décision que celui-ci
avait rendue, exécutée sans réclamation, ne semblait avoir laissé aucun
lieu à contester ultérieurement.

Cependant Torre avait couru les montagnes, il avait cherché partout des
partisans à engager en faveur des entreprises que le duc de Savoie ne
tarderait pas à réaliser. Avec un des principaux habitants du pays, il
avait été plus explicite. Il l'avait fait entrer dans ses menées: il lui
avait déclaré que l'armée piémontaise était destinée à enlever Savone,
tandis que lui-même, aidé de quelques amis, tenterait de soulever la
ville de Gênes. Il avait tout préparé. Un magasin à poudre devait être
incendié pour accroître la surprise et le désordre. Les marches de
l'armée étaient combinées sur ces mouvements; et les mesures étaient
prises pour que tout éclatât au même jour.

En effet, les troupes du duc se meuvent, franchissent la frontière,
s'emparent des défilés et prennent leur chemin pour descendre vers
Savone. Mais tout à coup elles s'arrêtent: on tient conseil de guerre; à
l'issue, on change de route et l'on se porte au couchant sur la Piève.
Cette place ne pouvait se défendre contre tant de forces; elle fut
occupée sans résistance.

Suivant la narration génoise, l'homme à qui Torre s'était confié et qui
avait paru s'associer à ses plans, avait livré le secret au gouvernement;
la conspiration était éventée à Gênes; Torre, venu sur le territoire, en
était sorti avec précipitation. Savone était en sûreté: la nouvelle qui
en était parvenue au camp piémontais, occasion imprévue du conseil de
guerre, avait fait changer la destination des troupes; on tournait le dos
à Savone où il n'y avait rien à faire; on essayerait de pénétrer à
Albenga et à Port-Maurice, et la Piève en ouvrait le chemin.

Suivant les premières déclarations officielles des Piémontais, on n'avait
jamais eu qu'un seul but. Les habitants de deux villages voisins, dont le
plus petit qui relevait du Piémont était une sorte d'enclave dans le
territoire génois, vivaient en mauvaise intelligence. Ils se disputaient
des pâturages et s'enlevaient des troupeaux. La limite sur ce point
n'avait pas été réglée par Servient. Les paysans piémontais étaient
opprimés. Le seigneur de leur village réclamait; le duc lui devait main-
forte; or il ne pouvait parvenir au lieu contesté sans mettre garnison
dans la Piève. C'est à quoi il avait dû procéder, en marchant, en force,
il est vrai, mais amicalement, et sans troubler le bon voisinage. Et
c'était pour la protection de ce hameau que quatre mille fantassins et
treize cents chevaux étaient mis en mouvement; que don Gabriel de Savoie,
oncle du duc, était venu prendre le commandement de ces forces guidées
par les généraux le plus en faveur à la cour de Turin!

Le patriotisme des Génois se signala en cette occasion; on prodigua les
dons volontaires; la bourgeoisie y fournit sa part; on solda des troupes;
on employa deux officiers corses qui servirent avec dévouement et
intelligence. Il y avait près de cinq mille soldats sur pied et autant de
milices du pays; un sénateur, Durazzo, reçut des pouvoirs supérieurs pour
présider à la conduite de la guerre dans laquelle on se trouvait engagé,
car les Piémontais cessèrent bientôt de dissimuler leurs projets
hostiles.

On n'avait pu les déloger de la Piève; mais ils en sortirent d'eux-mêmes
pour se diriger sur le rivage de la mer. Ils se séparèrent en deux corps
destinés à attaquer à la fois Albenga et Port-Maurice à la droite et à la
gauche d'Oneille, qui devait être leur point de ralliement. Durazzo
résolut avec les deux commandants corses d'empêcher les deux corps
ennemis de se rejoindre. On occupa les cimes et les gorges qui les
séparaient, on leur fit tête de toute part. Ils ne pénétrèrent pas à
Port-Maurice, et ils furent repoussés d'Albenga. Des deux côtés ils
rétrogradèrent dans les montagnes. Une de leurs divisions se laissa
renfermer à Castel-Vecchio. Le prince Gabriel, qui commandait l'autre, ne
put arriver au secours et rentra en Piémont. Une sortie meurtrière sauva
une partie des assiégés; mais le reste fut contraint de se rendre avec
son général. La république, depuis si longtemps déshabituée des triomphes
militaires, eut une victoire à célébrer.

Alors les puissances s'émurent; le pape, le roi d'Espagne offrirent leur
entremise. Mais Louis XIV fit prévaloir la sienne en des termes qui
n'admettaient pas de refus. Il déclara qu'il ne souffrirait pas la
continuation de cette guerre. Il intima aux deux parties de souscrire
promptement à une suspension d'armes, et il se fit l'arbitre de leur
paix.

M. de Gaumont fut envoyé pour signifier ces intentions. Il devait dire au
duc que S. M. avait sujet de trouver étrange qu'un prince qui lui était
si étroitement allié s'engageât dans une querelle qui retentissait dans
toute l'Europe et qui attirait même un soupçon de concert avec la France,
sans lui en donner la moindre part avant de s'y commettre.

Or, dans l'intervalle, les Génois, fiers de leur victoire, s'étaient
emparés d'Oneille. Le duc voulait avant de poser les armes qu'on lui
restituât cette place. Les Génois s'en défendaient. L'envoyé de France
les pressait et les menaçait du déplaisir de son maître: ils offraient de
mettre la place en dépôt entre les mains du roi. Refusés, ils balançaient
encore, quand ils apprirent que le duc venait de leur prendre Ovada. Dès
lors une prompte restitution réciproque était sans objection; ils
délivrèrent au ministre français les ordres nécessaires pour que la
remise des places eût lieu en même temps des deux parts. Mais le duc
éleva de nouveaux incidents; et au lieu de cesser les hostilités, il se
donna le plaisir de reprendre Oneille à force ouverte. Les Génois, que la
négociation avait rendus négligents, furieux de la perte de cette place,
se mirent en devoir d'y rentrer. Ils en avaient le droit, puisque
l'armistice n'était pas publié. Mais M. de Vivonne était là avec les
galères de France. Il déclara qu'il emploierait toutes ses forces pour
défendre les possessions du duc allié de son maître. Ses embarcations
portaient des munitions de guerre à Oneille à la vue des Génois. Enfin,
la suspension d'armes eut lieu, et les parties belligérantes s'étant
remises à leur puissant médiateur, l'arrangement fut fait par une
déclaration du roi de France.

(1673) Rien ne fut plus simple que cet accord; cela devait être après une
rupture sans aucun motif qu'on pût avouer4. La trêve fut convertie en
paix; les prisonniers, les places, tout était déjà rendu; seulement il
fallut écarter une prétention du duc qui voulait gagner une communication
directe entre le Piémont et Oneille. S'il ne l'avait, disait-il, par le
traité, il se la donnerait par l'épée. Le roi de France ayant à coeur le
repos de l'Italie, se portait pour garant de la paix. Quant au procès des
deux villages, misérable prétexte des hostilités, il était envoyé au
jugement de jurisconsultes italiens, du choix desquels les parties
conviendraient, ou que le roi nommerait à leur défaut. C'est l'université
de Ferrare qui fut nommée. Mais entendait-on par là les docteurs ou les
professeurs? Car à Ferrare c'étaient deux corps distincts. On disputa
sur ce préliminaire sans rien conclure, et il paraît que personne ne
songea plus guère au fond de la querelle. Les villageois se seront
provisoirement accordés entre eux: cependant il n'y a pas de question
diplomatique si profondément endormie qu'on ne sache la réveiller quand
on veut: celle-ci reparut de temps à autre.

Dans cette occasion la volonté hautaine de la France, en contrariant
l'enthousiasme belliqueux des Génois, empêcha peut-être la ruine qui eût
suivi leurs premiers succès; mais nous allons les voir maintenant
victimes des ressentiments orgueilleux de Louis XIV. L'histoire
européenne du grand siècle a gardé une place à ces faits assez
remarquables: Gênes bombardée, son doge à Versailles.

(1672-1678) Pendant la guerre à laquelle la paix de Nimègue mit fin, les
Génois avaient subi quelques-unes de ces contrariétés qui ne sont pas
épargnées aux neutres, toujours accusés de partialité par toutes les
puissances belligérantes à la fois. Louis XIV leur imputait de prêter
leur entremise pour retirer d'Espagne l'or et l'argent que les galions
d'Amérique y déposaient pour le compte des Hollandais. Il leur déclara
qu'il ferait visiter jusqu'à leurs galères pour découvrir la simulation.
Ils réclamèrent avec d'autant plus de force contre cette vexation,
qu'elle menaçait de faire confondre avec des propriétés ennemies les
grandes sommes habituellement transportées pour leur propre compte. Le
roi répondit à leurs remontrances que ceux qui résisteraient à la visite
seraient coulés bas. Un coup de canon avait été tiré de terre, pour
empêcher une galère française de faire une prise dans les eaux de la
république. En représailles le roi ordonna d'arrêter tous les navires de
Gênes. Il daigna cependant révoquer cet ordre, à condition que l'officier
qui avait commandé le feu serait envoyé en prison à Marseille. Dès ce
temps le déplaisir du monarque fut annoncé avec un tel éclat que le
prince de Monaco qui se trouvait à Gênes en repartit à l'instant pour ne
pas rester dans un pays dont le roi était mal content5. Cependant M. de
Gaumont, qui était alors envoyé de France à Gênes, mandait à M. de
Louvois: «Tout ira bien, pourvu que les Génois se défassent d'un certain
manque de respect que le roi n'a plus la volonté de souffrir6.» Cet
agent obtint en effet tous les arrangements qu'il demandait pour les
recrutements, pour le transit des approvisionnements, et, dans les
derniers temps de la guerre, pour le passage des troupes. Enfin, quand la
paix se fit, Louis XIV fit nommer les Génois dans le traité de Nimègue.

Mais cette paix ne devait être qu'une trêve, soit pour l'ambition de
Louis, soit pour les ressentiments des puissances auxquelles il avait
fait la loi. En attendant, il venait d'acquérir Casal, ce qui semblait
annoncer quelques vues sur l'Italie. Sa marine dominait dans la
Méditerranée; mais, quoique celle d'Espagne ne pût soutenir la
comparaison, comme les galères génoises faisaient la plus grande partie
de celle-ci, il en était jaloux; il l'était surtout de l'influence et du
crédit que la cour de Madrid conservait encore à Gênes; c'est là ce qu'il
voulait détruire ou punir: et c'est ainsi que tout le poids d'une
querelle qu'il se complaisait à tenir ouverte envers la couronne
espagnole tomba sur Gênes.

De tous les temps les particuliers génois avaient possédé des galères
indépendamment de celles de la république. Depuis qu'ils ne les
expédiaient plus pour leur propre compte soit en course, soit en
marchandise, elles étaient louées à la cour d'Espagne, et portaient son
pavillon. Dès l'origine de cet usage, les Doria et les autres
propriétaires avaient obtenu un emplacement dans le port de Gênes pour
les mettre en sûreté à leur retour. Un Doria, duc de Tursi, avait de père
en fils le commandement de ces galères.

Louis XIV avait la prétention que son pavillon fût salué partout où il se
montrait. A cet égard Gênes s'était soumise à ses exigences, et à celles
de ses amiraux, parfois plus difficiles à satisfaire que le maître. Mais
ce n'était pas de la déférence de la république qu'on se contentait. Le
roi déclara qu'ayant ordonné à ses commandants d'employer la force pour
obliger les Espagnols à saluer les premiers, et, sachant que leurs
galères se réfugient dans le port de Gênes, il y enverra les siennes pour
exiger le salut. Vainement les Génois, sur cette déclaration,
s'excusèrent humblement d'avoir à s'entremettre entre deux si grandes
couronnes; les notifications étaient de plus en plus menaçantes. Le roi
tenait Tursi et ses galères pour Espagnol; et si la république souffrait
qu'ils s'avisassent d'arborer son pavillon pour éviter de saluer sous
celui de leur maître, non-seulement ce déguisement ne serait pas toléré,
mais Gênes serait responsable de cet abus de ses couleurs. Enfin,
puisqu'il y avait dans le port de Gênes une enceinte privilégiée où les
galères des Espagnols étaient admises, celles de France avaient ordre d'y
pénétrer. Nul ne devait avoir des privilèges dont les Français n'eussent
pas le partage.

Cette querelle mettait les Génois dans le plus grand embarras, et il y
paraissait à la confusion de leurs conseils. Le seul parti auquel on sut
s'attacher, ce fut de négocier en Espagne pour que les galères de Tursi
ne vinssent pas: en effet, pendant quelques années elles s'abstinrent de
paraître à Gênes. Leur longue absence encouragea le gouvernement de la
république à répondre aux instances de la France, que la venue des
Espagnols était si peu probable, qu'il était inutile de s'en occuper
d'avance7. Mais Louis ne se payait pas d'une réponse si vague; il en
exigeait de catégoriques.

Tout à coup l'envoyé de la république à Paris avertit ses maîtres d'une
étrange nouvelle que l'envoyé de Savoie prétendait tenir de la bouche de
Louvois. Une expédition contre Gênes avait été résolue. Cet avis mit le
comble au trouble déjà répandu. Dans le sein du gouvernement, le parti
habituellement opposé à la France voulait qu'on eût recours sur-le-champ
aux secours des puissances étrangères. D'autre part, on demandait de se
mettre en défense, les uns avec plus ou moins d'espérance de résister,
les autres afin d'être du moins en état de parler avec plus de dignité,
et de faire mieux écouter le bon droit de leur patrie. Les plus timides
voulaient que, sans perdre de temps, on commençât par démolir la
citadelle de Savone, afin d'empêcher les Français de s'y établir: étrange
système de défense qui, au reste, s'est souvent représenté dans les
pensées stratégiques du pays. Le sentiment qui l'emporta fut celui des
amis de la temporisation. Une menace arrivée par l'indiscrétion
volontaire du ministre d'un voisin d'inclination fort suspecte, pouvait
être un faux avis donné par artifice. Sur ce soupçon on convint
d'expédier à Paris le secrétaire d'État Salvago, homme délié qui
sonderait le terrain. On cacha les craintes du gouvernement, au public
déjà mécontent, et l'on ne prit que quelques mesures défensives peu
apparentes. La plus importante fut de mettre en construction quatre
galères8; il n'en restait que six à la république, augmentation bien
insignifiante et pourtant malheureuse qui devint le principal objet des
griefs de Louis XIV.

Ces griefs prétendus se multipliaient sans cesse, et dans la
correspondance officielle tout était prétexte à la colère du roi, tout
était crime pour les Génois. Les vieilles prétentions des descendants de
Scipion Fiesque devenus des seigneurs de la cour de Louis étaient en
première ligne; et les réclamants ne craignaient pas d'assurer que la
conjuration de 1547 avait été entreprise au profit de la France. Un
noble, Raggio, avait été condamné à mort il y avait trente ans, pour
brigandage, assassinat et trahison. Il s'était fait justice à lui-même en
se poignardant dans sa prison. Maintenant son fils était protégé par la
France. Elle exigeait qu'on lui rendît les biens confisqués sur son père,
ceux même dont l'État n'avait pas profité. La famille Lomellini possédait
sur la côte d'Afrique la petite île de Tabarca: elle y faisait pêcher le
corail. La compagnie d'Afrique établie à Marseille exploitait cette même
industrie sur la côte d'Alger: elle contestait en justice les droits des
seigneurs de Tabarca. Le roi trancha la contestation, et fit courir sus
aux barques des Lomellini en rendant la république responsable de leur
résistance9. On s'avisa à Gênes, par je ne sais quelle étroite idée, de
faire une loi somptuaire: les ministres du roi se persuadèrent que
c'était en haine des manufactures de luxe dont Colbert avait doté la
France. Giustiniani, encore en service, avait écrit que Salvago, envoyé à
Paris, était d'inclination espagnole: ordre à la république de le
rappeler, et elle obéit. Au reste, le roi faisait rechercher les anciens
titres de ses prédécesseurs sur la seigneurie de Gênes: c'est le dernier
fait dont le Génois congédié put se convaincre en partant de Paris.

Il existe un mémoire anonyme où, après avoir recommandé à Louis XIV de
s'approprier Gênes par la conquête, on recherche quelle occasion on
pourrait faire naître pour colorer cette entreprise, en poussant les
Génois par le désespoir à des démarches imprudentes qui appelleraient les
armes du roi. Enlisant ce projet on est singulièrement frappé d'y trouver
indiqués d'avance, comme autant de pièges à tendre à leur susceptibilité,
ces griefs mêmes dont nous venons de les voir harceler10. Sur ce
rapprochement on serait tenté de se demander si Louis XIV, à cette
époque, n'avait pas d'arrière-pensée, s'il ne voulait qu'occuper ses
forces pendant la pais générale ou qu'entretenir la réputation et la
terreur de ses armes par des expéditions brillantes à Tripoli, à Alger,
et aux dépens des Génois.

M. de Saint-Olon fut envoyé ministre à Gênes. Au point où les choses
étaient parvenues, ce n'était pas pour faire de lui un conciliateur. Il
n'eut pourtant pas d'abord la mission de Popilius. Il venait voir si la
république menacée ne cherchait pas des appuis étrangers; si le peuple
n'était pas en discord avec le gouvernement; à quels préparatifs de
défense on s'était livré, et surtout si le projet d'avoir dix galères au
lieu de six, si ce projet téméraire était poursuivi. Saint-Olon, en
mettant son zèle à recueillir ces informations, déplore de n'avoir aucun
secours à tirer de son prédécesseur (Giustiniani), chagrin de sa
destitution, et, de plus, fort incliné pour les intérêts de son pays
natal11. Lui-même isolé, avouant qu'il est sans confidents, sans amis,
tenu à l'écart par les Génois dans ces critiques circonstances, ne put
les voir qu'avec des yeux prévenus, et ses préventions lui furent
abondamment rendues avec une égale malveillance.

(1683) A peine la quatrième des galères en construction put paraître dans
le port, que Saint-Olon reçut l'ordre de notifier les inflexibles
volontés de son maître. Le roi n'entendait pas que les Génois ajoutassent
quatre galères à leurs forces maritimes. S'ils s'y obstinaient, il ferait
arrêter leurs vaisseaux sur la mer, assiéger leur port, et interrompre
leur commerce.

Fort ému à cette sinistre déclaration, le gouvernement essaya de
dissimuler son effroi, dans l'espérance qu'à Paris son envoyé de Marini
obtiendrait quelque commentaire plus rassurant. On se borna à prier
Saint-Olon d'assurer le roi des intentions pacifiques et respectueuses de
la république. Si elle armait quelques galères par la nécessité de garder
son littoral et son commerce maritime contre les croiseurs barbaresques,
aucun autre dessein ne pouvait lui être raisonnablement imputé. Mais à
peine cette réponse rendue, un courrier de Paris vint faire savoir
combien l'injonction était sérieuse. L'audience du roi était refusée à de
Marini; et non-seulement les ministres le renvoyaient sèchement aux
intimations que Saint-Olon faisait à Gênes, mais celui-ci était chargé
d'en faire une nouvelle non moins fâcheuse que la précédente. Le roi
voulait qu'il fût établi à Savone des magasins français de sel et que de
là le transit fût librement ouvert à travers le territoire, sous prétexte
d'approvisionner les garnisons de Casal et de Montferrat. C'était
renouveler une bien ancienne querelle; c'était réserver aux agents
français le droit de la contrebande contre le privilège financier le plus
important de la banque de Saint-George et par conséquent de l'État12.
Aussi le gouvernement se ressentit de cette proposition plus vivement que
de toutes les autres menaces. Il se tergiversa point cette fois: sa
réponse fut un refus précis, seulement étudié dans les termes pour le
motiver du mieux qu'on le put, et en prodiguant toutes les formes de
respect. Quant à la demande relative aux galères, on espéra un moment la
faire oublier à force de souplesse et de ménagements. Elles restaient
cachées en quelque sorte au fond de la darse intérieure; on les faisait
passer pour désarmées; seulement, au lieu d'en renvoyer les équipages, on
les avait dispersés sur les anciennes; en sorte qu'au besoin l'armement
eût été complet instantanément.

Cependant, malgré le désir du gouvernement d'éviter la rumeur, l'esprit
public s'était réveillé, et l'on ne trouvait plus les ménagements de
saison. La république est indépendante, disait-on de toute part; elle ne
doit pas se laisser désarmer pour être insultée plus à l'aise. On se
soulevait contre des prétentions hautaines et tyranniques. Les offres
patriotiques abondèrent. Les familles nobles s'imposaient à elles-mêmes
les frais d'une, de deux galères, ou se réunissaient dans des
souscriptions généreuses. Les opinions les plus opposées semblaient
s'accorder pour entraîner le gouvernement hors de ses résolutions
méticuleuses ou dilatoires; ceux qui ne pensaient qu'à l'honneur et à la
liberté de la patrie n'étaient pas moins irrités des exigences contre les
droits du pays que, ceux qu'une vieille partialité animait contre la
France. Mais ces derniers travaillaient à faire accepter la proposition
d'une alliance défensive que l'Espagne s'empressa d'offrir. A chaque
courrier, Saint-Olon annonçait à Versailles que le traité était conclu.
Le lendemain il était obligé de convenir que la nouvelle était
prématurée; que la faction Durazzo, qu'il supposait dévouée à la France
avait empêché la faction Doria d'obtenir la majorité requise pour la
décision.

Le gouvernement, entraîné, prit du moins certaines mesures ostensibles.
On fit quelques recrues, on assembla des milices urbaines. Les quatre
galères, tirées de leur prison, paradaient, même en haute mer. On fondit
des canons; on éprouva des mortiers: surtout on augmenta les impôts.
Enfin on balança entre la réparation et la destruction de la citadelle de
Savone; on pensa même à exécuter le projet de combler le port, et on
l'essaya vainement. Savone, son port où les Français déposeraient leurs
sels, sa citadelle dont ils pouvaient faire leur place d'armes, étaient
des objets de crainte et de jalousie toujours présents aux préjugés
génois.

Une escadre formidable s'armait à Toulon. Les Génois s'attendaient à la
voir paraître pour les opprimer. Mais elle alla bombarder Alger, et ils
respirèrent. L'Espagne, qui les pressait de se mettre sous sa protection,
en vain leur faisait savoir qu'au retour d'Afrique l'attaque de leur port
était certaine: contents d'avoir quelque répit, ils ralentissaient leurs
préparatifs, ils se fiaient à leurs négociations, ils comptaient surtout
sur les bons offices de l'ambassadeur de Charles II d'Angleterre. Mais il
fallut se détromper. En ce moment Guillaume et ses Hollandais, l'empire
et l'Espagne semblaient prêts à rentrer en guerre avec la France:
toutefois, l'Europe tentait encore d'éloigner le fléau des hostilités: on
négocia à Ratisbonne une trêve de vingt ans. La cour d'Espagne proposa
d'y comprendre la république; et les Génois étaient sur le point de
nommer leur plénipotentiaire, au grand scandale de Saint-Olon qui ne
concevait pas, disait-il, comment un État qu'on prétendait neutre
pourrait être porté dans un traité parmi les puissances belligérantes. Ce
n'est pas l'argument qui décida Louis XIV; mais il déclara à
l'ambassadeur anglais, qu'il avait des différends avec la république,
qu'il entendait les régler seul et qu'il n'y souffrirait l'intervention
de personne13. A cette déclaration les illusions cessèrent, et quand on
apprit le succès de l'expédition d'Alger, Gênes connut le sort qui
l'attendait. Néanmoins, si les espérances de salut déchurent, les
courages ne s'abattirent pas. La fermentation patriotique n'en fut que
plus vive. Saint-Olon, qui se sentait haï, et à qui le pays faisait
l'honneur d'attribuer les fatales préventions de son roi, fut effrayé
lui-même des manifestations populaires. Il ne se crut pas en sûreté: il
demanda à sa cour ou une prompte assistance, ou la permission de se
mettre à l'abri. On le prit au mot; il fut immédiatement rappelé, et à
son retour il se trouva disgracié. Le roi refusa de le voir. Les
ministres lui reprochèrent d'avoir, par des menaces imprudentes, poussé
les Génois à prendre des précautions et à se mettre sur leurs gardes14.

Enfin le 17 mai 1684 une forte escadre parut devant Gênes15. Seignelay,
le ministre de la marine, était venu présidera l'expédition. Duquesne en
était le chef, assez mécontent de ne commander que suivant le bon plaisir
du ministre. Celui-ci demande aux Génois de lui livrer les quatre galères
neuves, d'envoyer quatre sénateurs implorer le pardon des offenses de la
république, et il n'accorde que quelques heures pour répondre à ces
sommations. L'indignation publique, le sentiment patriotique de la
nationalité, soutinrent le courage du gouvernement. On n'accepta pas ces
conditions outrageantes, et aussitôt les galiotes commencèrent le
bombardement. De nouvelles propositions, qui s'aggravaient d'heure en
heure, interrompaient seules le feu de l'escadre. On ajouta aux premières
exigences la demande de six cent mille francs pour les frais de
l'expédition et le libre passage des sels à travers tout le territoire;
sur un nouveau refus, le bombardement recommença.

Cette redoutable démonstration causa d'assez grands dégâts. Mais l'effroi
surpassa de beaucoup le dommage. La population fut frappée de stupeur; la
résolution de ne pas céder à la violence ne se démentit pas, mais chacun
abandonna sa maison et ses biens; on se réfugia en foule sur les hauteurs
pour échapper à la pluie de feu et aux terribles éclate des bombes16.
Après quatre jours, au milieu de ce fracas si menaçant, les Français
exécutèrent une descente. Les équipages de l'escadre et les soldats
qu'elle avait à bord formèrent deux troupes: l'une, de six cents hommes,
commandée par un chef d'escadre, fut destinée à une fausse attaque au
levant de la ville. L'autre colonne était forte de deux mille cinq cents
hommes. Le duc de Mortemart la commandait en chef: il avait sous lui un
lieutenant général et deux chefs d'escadre. Le débarquement se fit au
couchant par delà le magnifique bourg de Saint-Pierre d'Arène, qui du
pied des remparts de Gênes se prolonge sur le rivage. Les assaillants
éprouvèrent une vive résistance aux approches, et puis de rue en rue et
de maison en maison. Cependant on avança, et quand on eut couru tout le
pays, les artifices préparés sur l'escadre furent apportés, et l'on
procéda à mettre le feu partout, en commençant de l'extrémité voisine de
la ville et en rétrogradant vers le point où l'on avait pris terre: là on
attendit l'ordre de se rembarquer.

Le bulletin que l'on publia en France, et que nous venons de suivre,
dément ce que les assaillants avaient d'abord affecté de répandre autour
d'eux pour dissimuler l'importance d'une opération manquée. Ils
prétendaient n'être descendus que pour s'approvisionner d'eau douce. La
relation officielle marque, au contraire, que le débarquement était
résolu dans les plans arrêtés à Paris. Mais, quand on écrivait d'avance
dans les instructions l'ordre de débarquer, ne voulait-on que ce qu'on
fit? Ou, tant de forces engagées, tant de chefs d'un rang élevé agissant
sous les yeux du ministre du roi, tout cela répondait-il à quelque
espérance de profiter dans la capitale de la terreur imprimée et des
hasards d'un coup de main? Quoi qu'il en soit, les aveux de la relation
publiée disent assez pourquoi on se borna au triste soin de pétarder
quelques édifices. Cette action ne se passa pas sans une perte
considérable de part et d'autre, dit modestement le bulletin, et aussitôt
il avoue deux cent dix-huit morts ou blessés: entre les morts un chef
d'escadre; parmi les blessés, d'Amfreville, qui commandait la fausse
attaque. Un capitaine de vaisseau y avait été laissé prisonnier avec
quelques officiers. De telles pertes et la vivacité de la résistance
n'auraient pas permis d'essayer de tirer quelque autre parti de cette
tentative. Les récits génois ajoutent que les populations désespérées
dont on avait ravagé les demeures vinrent épier l'occasion de prendre
quelques vengeances. Les campagnes se soulevaient: on harcelait les
troupes dans leur retraite quand le signal leur ordonna de se rembarquer.

Le bombardement fut repris et continua quelques jours encore. Puis, quand
Seignelay crut avoir fait assez de mal pour que la sévérité du maître fût
satisfaite, il retourna en France sans nouveaux pourparlers, et l'escadre
disparut.

L'ennemi retiré, les fugitifs revinrent: les galères d'Espagne parurent:
le gouverneur espagnol de Milan vint en personne réconforter les Génois.
L'escadre, cependant, maîtresse de la mer, se faisait voir par moments.
Elle n'attaquait plus; mais elle capturait ou détruisait les navires;
elle tenait en alarme tout le littoral, et ce qui ne causait pas moins de
terreur dans Gênes, le duc de Savoie en armes se mettait en campagne sous
un prétexte insignifiant, et semblait combiner ses mouvements sur les
menaces de la France. En un mot, les Génois, au milieu de leurs
désastres, pouvaient se glorifier de leur constance: leur volonté n'avait
rien cédé; leurs murailles avaient résisté; l'attaque par terre avait été
repoussée: mais rien n'était fini. Le danger ne pouvait manquer de se
renouveler avec plus de force: on s'épuisait à relever quelques
fortifications, à solder quelques fantassins allemands ou suisses. Le
gouvernement sentait son impuissance et la nécessité d'obtenir grâce de
son superbe ennemi.

On avait employé les bons offices du pape, et le nonce négociait à Paris.
La république offrait humblement de livrer les quatre galères, dernière
cause apparente de cette calamité. Elle aurait envoyé quatre de ses plus
notables gentilshommes porter ses excuses: mais on lui faisait savoir que
la volonté du roi était que le doge en personne et quatre sénateurs
vinssent devant son trône pour entendre ses intentions. Les galères
seraient désarmées, les recrues renvoyées, et surtout la république
romprait tout traité, toute alliance faits au préjudice de la France.
Enfin elle ferait raison aux Fiesque retirés à la cour de France, et, par
provision, leur payerait cent mille écus.

Quelle que fut la résignation, on ne s'était pas attendu à une loi si
dure et si humiliante. Ces conditions firent la sensation la plus
douloureuse sur les esprits. On regarda de toute part quelle chance on
aurait de s'y soustraire. Le roi d'Angleterre refusait son intervention.
Les autres puissances n'étaient pas en termes de rendre de bons offices.
L'Espagne, pour encourager la république à une résistance qui était au-
dessus de ses forces, lui faisait de vaines offres de services plus
faites pour la compromettre que pour la sauver.

(1685) Il fallut céder. Cependant envoyer en suppliant le chef de l'État,
le doge qu'une constitution jalouse tenait toujours renfermé et gardé
dans l'intérieur de son palais, c'était le plus grand sacrifice que pût
s'imposer la fierté génoise. La défiance voyait plus loin. Les Génois
craignirent que le doge étant à Paris, on ne disposât de lui, on ne lui
arrachât par contrainte de nouveaux sacrifices d'argent, peut-être de
territoire. Dans cette situation on retourna au roi d'Angleterre: on
implora ses bons offices; il dissipa ces scrupules, et Gênes reçut
l'assurance que Louis n'avait aucune vue sur l'Italie; que le doge
retournerait en pleine liberté sans qu'on lui demandât rien au delà de
cette satisfaction que le roi croyait due à son honneur et qu'il se
disposait à prendre par la force, si on la lui faisait attendre. Sur ces
assurances et ces menaces, on résolut après de longues et pénibles
délibérations. Le ministre de la république à Paris, de Marini, qui avait
été envoyé à la Bastille (à Constantinople on l'eût mis aux Sept-Tours),
maintenant sorti de sa prison sur parole, reçut un plein pouvoir pour
accepter les exigences du roi17. Le voyage du doge et des quatre
sénateurs fut réglé avec cette clause qu'ils resteraient en charge jusque
après leur rentrée à Gênes, sans égard pour le terme ordinaire de leurs
fonctions. On stipula des indemnités pour le pillage des maisons
françaises. Le roi voulait bien que la contribution qu'il était en droit
d'exiger fût appliquée à la réparation des églises endommagées par les
bombes, et il abandonnait au pape le droit d'en taxer la somme et d'en
ordonner l'emploi. Enfin au moyen de cent mille écus payés au comte
Fiesque, on consentait à ne plus intervenir dans le règlement des
prétentions de cette famille, on les renvoyait aux tribunaux compétents.

Nous ne nous arrêtons pas aux détails assez connus du voyage et de la
réception du doge Imperiale Lercari. Le roi, fier d'avoir obtenu un
hommage si insolite, reçut les nobles voyageurs avec urbanité et
magnificence. On sait qu'ils disaient que la bonté du monarque captivait
les coeurs, mais que la hauteur des ministres les rendait à leur liberté,
et tous les mémoires redisent que le doge, à qui l'on demandait ce que
parmi les merveilles de Versailles il avait trouvé de plus
extraordinaire, répondit: C'est de m'y voir.

Ainsi la paix était rétablie: la concorde le fut assez mal. Les esprits
étaient encore agités à Gênes. Le doge, à son retour arrivant au terme de
ses fonctions, subit un syndicat long et orageux, et il n'obtint sa
décharge qu'avec peine. Quelques nobles qui avaient été persécutés pour
avoir eu des relations avec Saint-Olon, ne retrouvèrent l'impunité que
parce que le roi déclara qu'il ne croirait pas aux bonnes intentions de
la république tant qu'on poursuivrait des hommes sur le seul soupçon mal
fondé de partialité pour sa couronne. Un nouvel envoyé de France se
plaignit de n'être pas moins évité par les Génois que ses prédécesseurs.
Il écrivait qu'il ne se flattait pas de détacher ces gens-ci des intérêts
espagnols. Louis XIV en jugeait de même. Averti que Gênes proposait une
alliance au duc de Savoie, il écrivait: «Il ne convient pas à ce prince
d'entrer en des engagements avec une république qui en a toujours de trop
étroits envers l'Espagne pour être longtemps compatibles avec les miens.»

Il se formait cependant alors dans le sénat de Gênes un parti qui, dévoué
à l'indépendance de la patrie, sentait qu'à tout prix il fallait secouer
ce joug de l'Espagne. Un Durazzo devenu doge en était le chef; il avait
gagné la prépondérance dans les deux collèges. Le parti espagnol avait,
au contraire, la majorité dans le petit conseil, et celui-ci décidait les
affaires. Mais il ne pouvait délibérer que sur l'initiative des collèges
qui, en s'abstenant d'y apporter les propositions suspectes, empêchaient
du moins d'embrasser les mesures dangereuses au gré de l'esprit de parti.
Après une si grande mésaventure, les amis de leur pays ne recouraient
plus qu'à l'arme défensive favorite des Génois, la force d'inertie, afin
de se tenir loin des affaires d'autrui. Leur seule politique était de
n'être pour rien dans celle des autres princes. Mais il ne dépend pas des
faibles d'éviter le choc des intérêts qui s'agitent autour d'eux. La
république protesta sans cesse de sa neutralité; cette neutralité fut
rarement acceptée sans amener des embarras, sans imposer des sacrifices.
Car ce n'est pas seulement de sa dignité qu'un gouvernement sans force
paye le droit de rester obscur. Quand la trêve qui avait succédé à la
paix de Nimègue fut rompue, l'empereur envoya en Italie des commissaires
qui, sous prétexte d'une guerre d'empire, levaient des contributions sur
les feudataires impériaux. Ceux-ci étaient en assez grand nombre parmi
les anciens nobles génois, et, comme on l'a vu, c'étaient autant de voix
acquises en toutes choses aux intérêts des couronnes autrichiennes. Ils
payaient leurs contingents avec plus ou moins d'empressement. Mais la
république en corps possédait quelques fiefs enclavés dans son
territoire. On exigeait qu'elle contribuât, et on la taxait d'autant plus
lourdement que la chancellerie impériale n'avait jamais convenu que la
ville de Gênes elle-même ne fût pas une dépendance de l'empire. Il
fallait donc sans cesse disputer sur ces subsides demandés. Les escadres
espagnoles reçues dans le port semblaient y venir pour appuyer les
prétentions allemandes et demandaient de l'argent pour leur propre
compte. La querelle des magasins de sel à Final se renouvelait, et il
fallait en acheter l'ajournement. On disputait, on marchandait, on
accordait quelques sommes d'argent qui ne servaient que d'appât pour en
faire exiger d'autres. Quand la cour de Madrid était mécontente, ses
galères prenaient des vaisseaux génois. Des frégates anglaises et
hollandaises établies dans la Méditerranée capturaient ou rançonnaient de
leur côté. Pour la France elle ne demandait à ses voisins que leur
neutralité, mais elle l'imposait avec menaces; elle offrait pour la faire
respecter des forces qui l'auraient détruite; par ses lois maritimes elle
faisait au pavillon de cette république qu'elle voulait neutre, une sorte
de guerre sous le prétexte des simulations qu'il pouvait couvrir. Gênes
se tournait de tout côté pour faire respecter son repos et son commerce;
elle sollicitait jusqu'à ce roi redoutable d'Angleterre que dans son
orthodoxie elle n'appelait encore que le prince d'Orange. La paix de
Riswyck vint donner quelque intervalle de relâche (1697-1700); mais
Charles II d'Espagne mourut, et la guerre de la succession commença.


LIVRE DOUZIÈME.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE.
1700 - 1815.

CHAPITRE PREMIER.
Guerre de la succession.

(1700) Lorsque les grandes puissances traitaient entre elles par avance
du partage des dépouilles du roi d'Espagne encore vivant, les Génois
avaient observé ces combinaisons éventuelles avec anxiété. Toujours
accoutumés à étudier ce qu'il y aurait pour eux de profit ou de perte
dans les plus grandes affaires d'autrui, ils craignaient que les
provinces lombardes ne fussent destinées à quelque prince assez fort pour
opprimer ses voisins, sans l'être assez pour empêcher la haute Italie de
devenir encore le théâtre de la guerre. Le roi de France leur avait fait
notifier le traité du partage tel qu'il avait été résolu en dernier lieu,
et il leur avait demandé de le garantir1. Ils en étaient encore à
s'excuser modestement d'être parties contractantes dans un tel
arrangement, quand Charles II mourut. En apprenant que le duc d'Anjou
était son héritier et que Louis XIV acceptait le testament, leur premier
sentiment fut de s'en réjouir. D'abord ils n'avaient plus à craindre de
voir le duc de Savoie maître du Milanais, ce qu'ils avaient redouté par-
dessus tout. D'autre part, la rivalité de la France et de l'Espagne,
sujet pour Gênes de tant de contrariétés et de tant de calamités, cessait
tout à coup. Mais bientôt d'autres réflexions survinrent. Les avantages
commerciaux que l'industrie et l'activité des Génois avaient acquis en
Espagne allaient s'effacer devant les privilèges que l'alliance de
famille assurerait aux Français. On serait heureusement délivré en Italie
du voisinage d'une domination autrichienne; mais Louis XIV, sous le nom
de son petit-fils, serait-il un voisin moins exigeant et moins
redoutable? Dans les préoccupations ordinaires des Génois, il suffisait
que Final, au centre du littoral ligurien, fût une dépendance des
possessions espagnoles, pour leur faire rêver une grande station
maritime, et un grand entrepôt commercial qui s'élèverait à leur
détriment; et d'abord ils n'échapperaient pas au renouvellement des
anciennes querelles sur le monopole du sel, qui les avaient tant
chagrinés.

(1701) Néanmoins on ne fit aucune difficulté d'accorder le débarquement
et le libre passage des troupes que la France portait en Lombardie, car
une armée autrichienne venait déjà tenter la conquête de cette belle
partie de l'héritage.

Le roi de France ne demandait pas de soldats aux Génois. Ses forces et
celles de l'Espagne que le nouveau roi venait commander devaient suffire
pour défendre le Milanais; mais il pressait la république de fermer ses
ports aux vaisseaux anglais et hollandais. Après de longs délais, on fit
la réponse dilatoire ordinaire; l'hiver arrivait; les escadres ne
viendraient pas avant le printemps; et une déclaration anticipée ne
ferait que compromettre la navigation et le commerce. Mais ce n'était pas
là répondre pour l'avenir, et la France voulait qu'on s'en expliquât
catégoriquement. Les Anglais faisaient en même temps des demandes
importunes que les Génois prétendaient avoir éludées au moyen de quelques
concessions de franchises sur des droits de douane. Les commissaires
impériaux à leur tour étaient venus réclamer des subsides; on se vantait
de les avoir éconduits; mais il est probable que ce n'avait pas été
gratuitement.

Le duc de Savoie, après quelques hésitations, paraissait s'unir aux
intérêts du roi d'Espagne devenu son gendre et ceux de la couronne de
France dont son autre gendre était l'héritier présomptif. Mais le duc
était mécontent. Il regardait des deux côtés pour voir d'où pourraient
lui arriver plutôt le duché de Milan et ce titre de roi si convoité,
prompt à se tourner vers le parti qui lui en ouvrirait le chemin. Il
avait joint ses troupes à celles des deux couronnes, et cependant il
négociait à Vienne. L'empereur lui avait envoyé le prince Eugène, puis un
de ses ministres venu à Turin secrètement. Ces menées ne pouvaient être
longtemps cachées. On savait à Gênes avec quelles prétentions il traitait
(1703). Il demandait à l'empereur de lui assurer le Montferrat et le
Mantouan, et aux dépens des Génois, Savone. L'Autriche marchandait avec
lui; mais sa défection devint si évidente que ses troupes furent
désarmées par les Français. Après cet éclat il fallut bien le compter
pour ennemi déclaré, surcroît de crainte pour la république sa voisine.
Effrayée, elle cessa un moment de repousser l'alliance défensive que lui
offraient les deux couronnes. Comme le duc avait voulu que les alliés lui
promissent Savone, elle demandait qu'on lui donnât Oneille. Louis XIV lui
fit entendre que cette acquisition ne serait jamais ratifiée à la paix.

Si on avait pu enlever Oneille au duc devenu ennemi, c'eût été un immense
avantage pour la France particulièrement. Des nuées de petits corsaires
sortaient de cette mauvaise rade. Des barques de pêcheurs, avec une
lettre de marque et un pierrier, interceptaient tout le cabotage entre la
Provence et la Ligurie, et exerçaient contre les bâtiments désarmés une
piraterie irrémédiable. La république n'y pouvait rien; ses galères
n'étaient pas propres à ce service (1705); et, au fond, écrivait l'envoyé
de France, elle n'était pas en mesure de se mettre en hostilité avec le
pavillon du duc de Savoie. «Si donc votre majesté n'y met la main, on
aura le chagrin de voir qu'une coraline2 d'Oneille fait plus de mal au
commerce de Marseille que tous les Anglais et les Hollandais ensemble.»
Le roi promettait d'envoyer de petits bâtiments de guerre pour balayer la
côte. Mais précisément dans le même temps on donnait, ou l'on laissait
donner par les consulats français de la Toscane des autorisations pour
des armements de barques semblables sous pavillon français. Elles se
gardaient bien de s'attaquer aux corsaires d'Oneille, mais elles
arrêtaient tous les navires génois, sous prétexte que leur cargaison
pouvait être de propriété ennemie. La nouvelle de chaque prise causait à
Gênes une sorte de soulèvement: car il fallait tout au moins attendre des
années entières la libération de ce que les tribunaux ne confisquaient
pas: c'était une ruine, une totale interception du commerce. Aux vives
réclamations du ministre génois à Versailles, Pontchartrain, ministre de
la marine, répondait gravement: «Le roi a bien voulu par son ordre du 2
septembre 1693 dispenser les sujets de la république de Gênes de la règle
qui porte que les effets de l'ennemi confisquent le bâtiment aussi sur
lequel ils sont chargés, ce qui est établi par les ordonnances3, mais
l'exécution de cet ordre est finie avec la guerre qu'on avait alors.» Et
après cette réponse on laissait se perdre les clameurs des Génois, leur
inclination s'aliéner. L'envoyé français écrivait en vain: «Le
gouvernement se conduit bien, mais rien n'égale la haine du public: il
fait déserter nos soldats: j'ai demandé d'où cela pouvait venir, car nous
répandons ici beaucoup d'argent pour nos mouvements militaires......On
m'a répondu que cette haine vient de ce qu'on ne peut plus faire le
commerce par mer, tous les vaisseaux rencontrés par les armateurs
français étant arrêtés4.»

L'état de guerre auquel on se trouvait forcé envers le duc de Savoie, et
la prévoyance de ce qu'il pouvait entreprendre, avaient obligé les
généraux français à changer leurs plans. Les premières campagnes avaient
eu pour objet de fermer l'accès des plaines de la Lombardie aux troupes
impériales, et l'on n'y avait pas réussi. Maintenant, il fallait se
rapprocher du Piémont, du Montferrat, et dans cette situation les Génois
avaient la double crainte que leur territoire ne servît de théâtre aux
hostilités, et les hostilités de prétexte ou d'occasion à quelque
entreprise de leur ambitieux voisin sur Savone et sur d'autres de leurs
places. Vendôme, qui commandait l'armée française, les faisait assurer
qu'il ne viendrait point sur leur territoire, si les mouvements de
l'ennemi ne l'y forçaient. Mais il exigeait des contributions des
habitants de fiefs impériaux enclavés dans l'État de Gênes, ou
limitrophes, appartenant pour la plupart à des nobles génois. Le sénat
lui représentait que ces populations sans ressources étant incapables par
elles-mêmes de satisfaire à ces réquisitions, les exiger ce serait jeter
des taxes sur les seigneurs de ces terres, c'est-à-dire sur des membres
du gouvernement d'une république amie. Mais les fiefs ou les feudataires
avaient contribué en faveur de l'ennemi, répondait Vendôme; il ne
dépendait pas de lui de les exempter au préjudice de l'armée française.
Ce n'était au fond que ce dont Louis XIV avait averti la république, en
lui faisant sentir les conséquences des concessions faites à ses ennemis.

Ceux-ci s'approchèrent du territoire à leur tour. Ils envoyèrent des
détachements dans les fiefs, sous prétexte de les garder: mais ils y
vécurent à discrétion, sans s'embarrasser du scrupule de ruiner les
propriétés de leurs plus chauds partisans de Gênes. Ainsi de toute part
se multipliaient les calamités.

Louis XIV avait ordonné le siège de Turin. Le duc absent y avait laissé
sa famille. La duchesse demanda au sénat de Gênes de lui donner pour
asile la citadelle de Savone, proposition qui ne manqua pas d'effaroucher
les soupçonneux républicains. On assura la princesse que la citadelle
n'avait pas de logement en état de la recevoir; mais on s'empressa de lui
offrir Saint-Pierre d'Arène ou Gênes même pour demeure. Elle accepta ce
dernier parti: mais bientôt les Français perdirent la fatale bataille de
Turin; le siège fut levé, et la duchesse rentra triomphante dans sa
capitale.

Le revers de Turin, les fautes qui l'avaient précédé, le peu d'accord
entre les généraux des deux couronnes, et même la jalousie des Français
entre eux, tout ruina la cause de Philippe V en Italie. Malheureusement
elle n'avait guère plus de succès ailleurs, et le moment était venu où le
grand roi vieilli sentait avec douleur qu'il ne disposait plus d'assez de
forces pour soutenir la guerre de tous les côtés. Tandis que le Dauphiné
et la Provence étaient attaqués ou menacés, il ne restait plus rien
d'utile à faire en Lombardie. Il convenait d'en retirer les troupes pour
les porter là où était le pressant besoin. L'évacuation de la Lombardie
fut résolue et enfin réalisée de la part des deux couronnes, au moyen
d'une triste convention5.

Avant et après cet abandon Louis s'efforçait d'engager les puissances
italiennes à s'unir elles-mêmes pour défendre ce territoire qu'il ne
pouvait plus protéger. Il les invitait à se liguer pour se soustraire au
joug autrichien qui allait peser sur elles: mais il les appelait en vain
à cette tardive entreprise: elle était impossible par la raison que «
l'intelligence manquait aux uns, aux autres le courage, à tous l'esprit
d'union.» Ainsi l'expliquait un observateur bien placé.

Chez les Génois particulièrement, ceux qu'on appelait Français, parce
qu'ils n'étaient pas vendus à l'Autriche, avaient commencé à douter de la
stabilité du trône de Philippe V depuis qu'il avait perdu Barcelone et
que l'archiduc son compétiteur avait pris pied en Espagne. Les mauvais
succès en Lombardie leur faisaient envisager avec effroi le sort réservé
à leur république. Quelques concessions partiales lui étaient déjà
reprochées par les ennemis de la maison de Bourbon, et elle allait être
exposée sans contrepoids aux exactions des Allemands et aux vues
ambitieuses du duc de Savoie. Les défiances que cette attente suscitait
se faisaient sans doute remarquer; car Louis XIV en montrait un vif
mécontentement. «Bien loin, disait-il, de songer à réparer le passé, ils
amassent au contraire de nouveaux sujets de s'attirer mon ressentiment et
celui du roi mon petit-fils. Ils m'obligeront à les regarder et à les
traiter comme sujets de l'archiduc.» Cependant la république cherchait
encore à conserver sa position envers toutes les puissances, et peu après
l'évacuation du Milanais, la femme de l'archiduc Charles, de ce roi
éphémère de Barcelone, étant venue s'embarquer à Gênes pour aller
rejoindre son époux, le gouvernement, en lui prodiguant les respects et à
force de souplesse, obtint de ne la traiter qu'en archiduchesse sans
reconnaître la royauté de son mari. Louis XIV en fit remercier le sénat.

A peine on s'était vu isolé au milieu de voisins redoutables, que la
première crainte qui se présenta aux Génois, ce fut cette idée fixe que
le duc de Savoie allait tenter de s'approprier Savone. Ils supposaient
que la place serait incessamment assiégée par terre et par mer, et ils se
hâtèrent d'expédier à Londres et à La Haye des messages secrets pour
obtenir que les puissances maritimes n'y prêtassent pas la main. On le
leur fit espérer, et selon toute apparence leur peur avait été
chimérique. Cependant il ne manqua pas d'occasions de juger que
l'Angleterre voulait à tout prix s'assurer le duc de Savoie, et qu'elle
n'aurait aucun scrupule de lui sacrifier ce qu'il désirait du bien
d'autrui. Il recevait de larges subsides; les escadres anglaises étaient
comme à ses ordres, et tandis que le théâtre de la guerre était chez lui,
il passait pour s'en inquiéter peu, à cause de l'argent qu'il recevait
des alliés et des garanties dont il était pourvu pour l'avenir.

Un inconvénient plus réel que le danger supposé de Savone ne tarda pas à
se faire sentir. Les Allemands se répandirent sur le territoire; ils
occupèrent Novi, et le prince Eugène renouvela impérieusement la demande
de contributions. La cour impériale se faisait un droit de celles
auxquelles la république n'avait pu se soustraire dans la guerre
précédente; elle cherchait même à en établir l'usage en tribut permanent.
Eugène élevait de son mieux le chiffre de la taxe, et menaçait
d'exécution militaire. Gênes disputait ou plutôt marchandait. Cette
pratique était menée avec prudence et mystère. Le maximum des deniers
qu'on se réduisait à payer était le secret de l'État, le dernier mot
qu'on ne devait dire qu'à l'extrémité. On envoya des négociateurs à Milan
et il s'y fit plusieurs voyages. Le public parlait diversement de la
somme demandée et de la somme offerte. On variait de quatre-vingts à cent
cinquante mille louis d'or. On ouït dire enfin que la contestation était
vidée moyennant quatre-vingt mille louis suivant les uns et soixante et
dix mille selon les autres.

Ce traité, dont la conclusion dura plusieurs mois, avait eu le temps
d'être oublié du public, quand, parmi les sénateurs qui sortaient de leur
charge bisannuelle, l'un d'eux, au moment où il déposait la toge, fut
retenu, renfermé à la tour et livré aux inquisiteurs d'État. C'était
Urbain Fieschi. On ne savait encore quel crime lui était imputé. Mais le
passé de ce personnage était fort connu, et il mérite qu'on en fasse
mention.

Propriétaire de fiefs impériaux, il était le partisan le plus déclaré et
le plus fougueux de la cour de Vienne. Sa patrie n'avait pas d'intérêts
qu'il ne sacrifiât à celui de la faction. Le reste de son parti blâmait
et redoutait ses emportements indiscrets. Il avait montré tant de haine
pour le nom français, il s'était si bien complu à laisser redire qu'il
avait formé chez lui des magasins d'armes et de munitions de guerre, que,
bien qu'averti de se mieux contenir, il avait attiré à son fief
l'onéreuse visite d'une garnison française. Les Allemands, venus à leur
tour, ne l'avaient pas épargné d'abord, ce qui fut en quelque sorte une
consolation pour le public. Mais bientôt il reçut, lui seul, la
sauvegarde des alliés la plus ample et toutes les faveurs dues à une
créature si dévouée. Il les avait gagnées par son audace, et l'on en
jugera par ce trait. On annonça que sa femme allait à Savone pour
accomplir un voeu religieux au sanctuaire de la Madone. Un Doria son
gendre obtint à cet effet du ministre espagnol résidant à Gênes, qu'une
des galères du duc de Tursi fût destinée à ce trajet de quelques heures.
Ces galères étaient oisives dans le port de Gênes, et ces sortes de
complaisances s'accordaient aisément. Doria, qui était lui-même un des
officiers de cette escadre, se mit du voyage et s'embarqua avec une
troupe de moines, pieux auxiliaires de la dévotion de sa belle-mère.
Elle-même les attendait au passage sur le rivage de Saint-Pierre d'Arène.
Le capitaine de la galère alla pour la recevoir dans son canot, mais elle
s'excusa, la mer lui parut trop agitée; sa santé ne lui permettait pas de
s'embarquer. Le capitaine, n'ayant pu la rassurer, se hâte de retourner à
son poste, quand, à sa grande surprise, il voit la galère sans l'attendre
gagner la haute mer à force de rames, et quand il croit la joindre, une
fusillade du bord l'en écarte. En son absence les prétendus moines
avaient dépouillé le froc et montré leurs armes cachées. Doria s'était
saisi du commandement. La galère était perdue. Elle était livrée à
l'escadre anglaise qui croisait dans ces parages. Personne ne douta que
Fieschi ne fut Fauteur de ce guet-apens, où sa femme avait joué le rôle
principal. Le hasard qui fit sortir son nom de l'urne pour être sénateur
presque à la même époque, ne changea rien à sa pétulance factieuse. Il
fut à son tour l'un des deux sénateurs qui alternativement habitaient
avec le doge, et sans le concours desquels il ne pouvait ouvrir aucune
dépêche. Fieschi participa donc à la connaissance des plus intimes
secrets de l'État, et, dans ce temps même, il servait d'agent caché à ce
roi d'Espagne autrichien que la république refusait de reconnaître. Il
était l'intermédiaire ignoré des rapports entre Barcelone, Milan et
Vienne. Les preuves en furent trouvées à bord d'un bateau pris par un
bâtiment de guerre français. On murmura, on s'indigna de ce scandale. Le
roi de France, à qui les papiers interceptés avaient été transmis, les
fit mettre très-secrètement aux mains du doge, et l'on y vit dévoilées,
au profit de la cour autrichienne et de son armée, les déterminations les
plus importantes auxquelles Fieschi avait eu part dans le sénat. Mais le
trait de sa déloyauté le plus sensible pour ses collègues fut alors
avéré. Quand on avait expédié au prince Eugène pour lui faire agréer une
contribution modeste, celui-ci avait brusquement répondu qu'il ne se
payait ni de diplomatie ni de rhétorique, et qu'il s'agissait de savoir
quelle somme on lui apportait. Il en eut à peine entendu le chiffre qu'il
s'emporta. Il accusa les députés de mensonge; il savait de science
certaine quel jour on avait délibéré à Gênes, quelle somme bien
supérieure à celle qu'on lui offrait avait été fixée: les Génois
venaient-ils donc faire auprès de lui leur métier de marchands et essayer
de le surfaire? Ainsi le secret de l'État avait été trahi; il fallut que
le sénat apprit que ses délibérations les plus cachées avaient été
découvertes, qu'il avait des traîtres dans son propre sein. On dépêcha à
Milan Brignole, un des plus habiles et des plus considérables personnages
de la république; il alla négocier sur la somme d'argent avec laquelle il
fallait d'abord contenter Eugène. Là, on acquit enfin la preuve qu'Urbain
Fieschi était le perfide révélateur. Les correspondances interceptées
avaient mis sur la voie; maintenant la preuve était complète. On résolut
cependant de garder le silence jusqu'à l'expiration de la dignité
sénatoriale dont le coupable se trouvait revêtu. C'est en cet état qu'il
tombait entre les mains des inquisiteurs.

Soit qu'il eût appris ou ignoré quel orage le menaçait, il n'avait pu
méconnaître l'animadversion qui s'élevait contre lui, et il avait déjà
résolu de se mettre à l'abri. Il avait projeté de suivre l'archiduchesse
à Barcelone. Quand la princesse arriva dans Gênes, contrariée et en peine
des suites de la détention d'Urbain, elle se hâta de demander la
libération du prisonnier; et son insistance fut si vive qu'elle mit la
timide république dans un pénible embarras. Tandis qu'en éludant de
reconnaître en elle une reine, on se croyait obligé de lui prodiguer en
compensation les soumissions et les hommages, on avait à repousser une
réclamation impérieuse, très-indiscrète sans doute, mais dont cela même
montrait toute l'importance qu'y attachait l'auguste solliciteuse. On
résista pourtant, en prenant pour prétexte que les lois refusaient au
gouvernement le droit de disposer d'un accusé tant qu'il était sous la
main de la justice des tribunaux. La princesse partit mécontente, mais
des injonctions de l'empereur ne tardèrent pas d'arriver. Il intervint
avec insistance et menace: la constance des Génois ne put aller plus
loin. Suivant la tradition du pays, l'énergique réquisition de Vienne
trouva la sentence capitale portée6, quoiqu'on n'osât encore ni
l'exécuter ni la publier. Mais lorsque la république se laissa
contraindre, comment sut-elle colorer sa faiblesse? Par quelles
prétendues finesses de langage espéra-t-elle ou plutôt feignit-elle de
concilier ses droits et ceux de la justice distributive avec sa lâche
condescendance politique? C'est ce qui est tristement curieux; et c'est
comme un trait caractéristique de ce gouvernement en décadence, que
l'histoire doit conserver le texte du seul acte public qui finit ce grave
procès.

«Proposition faite au petit conseil de la sérénissime république.

Une procédure ayant été instruite par les illustrissimes inquisiteurs
d'État, à la charge du magnifique Urbain Fieschi, pour contravention en
matière d'État et de gouvernement, révélation de secrets intérieurs,
correspondances prohibées par les lois, suggestions capables de troubler
la tranquillité publique pendant qu'en qualité de l'un des sénateurs il
avait part au suprême gouvernement; le tout comme aux actes de la
procédure;

Et de pressantes instances ayant été faites par l'empereur;

Il est proposé qu'il soit élargi de sa prison, afin qu'il puisse se
porter auprès de la susdite majesté, pour lui rendre grâces de ses bons
offices;

Et ce, en considération encore de la cour de Barcelone d'après les
instances ci-devant faites.

Il sera donné connaissance de la déclaration ci-dessus à l'envoyé Balbi7,
afin qu'il se présente immédiatement devant l'empereur pour la lui faire
connaître dans toutes ses circonstances.

Les sérénissimes collèges en feront parvenir l'avis à la cour de
Barcelone et à tous autres qu'ils estimeront convenable, et ce par les
voies qu'ils trouveront à propos.

La présente proposition a été approuvée8.»

Mis en liberté sur cette étrange déclaration, Fieschi protesta avec
hauteur qu'il ne s'en contentait point. C'était un acte d'accusation
publié contre lui pour le laisser inculpé des crimes d'État les plus
graves. C'était, sans jugement, une condamnation sous forme de grâce. Il
réclamait ou une sentence, ou une absolution pure. Il était dans son
droit: on lui fit savoir qu'il pouvait rentrer dans sa prison et que le
procès reprendrait son cours. Mais il ne se sentit pas disposé à suivre
cette marche; il faut lui rendre justice: en fait d'écritures, il fut
aussi ingénieux que le conseil. Un long mémoire qu'il adressa au sénat,
où il prétendait se justifier, se terminait ainsi: il avait été tenté de
se remettre en prison; mais il avait cru devoir, dans son zèle pour la
patrie, laisser à la république le temps de jouir du mérite qu'en lui
ouvrant les portes de la prison, elle avait désiré se faire auprès de
l'empereur. Il s'était donc rendu à Barcelone, où il offrait ses bons
offices à ses concitoyens; mais bientôt il viendrait réclamer son
absolution.

Malgré cette assurance, il ne se hâta point. La cour de Barcelone le fit
grand d'Espagne. Cette grandesse n'était pas sans doute la même que celle
de ce Castillan qui aurait brûlé son palais s'il avait été contraint d'y
donner l'hospitalité au connétable de Bourbon transfuge. Fieschi ne
craignit pas d'accepter huit mille ducats de pension sur les fiefs
confisqués du duc de Tursi, demeuré fidèle à Philippe V9. Après quelques
années, le nouveau grand se montra dans Gênes, où, comme on peut croire,
ni la république ni lui ne pensèrent à reprendre le procès. Mais, ne
trouvant chez ses compatriotes qu'un froid accueil, il se retira dans ses
terres, toujours vendu à la cause pour laquelle il s'était si indignement
compromis.

Une circonstance empêcha que les forces autrichiennes n'aggravassent le
joug sur les Génois. Le duc de Savoie fut mécontent de l'empereur: les
concessions de territoire qu'il avait obtenues lui semblaient trop
modiques. Ces deux puissances s'observaient, et il n'y avait aucune
opération nouvelle contre leurs voisins qu'elles eussent pu concerter
ensemble, ou que l'une pût tenter en présence de l'autre. De cet état des
choses Louis XIV espérait encore qu'il pourrait sortir une ligue
italienne pour repousser la domination de l'empereur. Le maréchal de
Tessé cultivait cette pensée et la suivait jusqu'aux détails. Il estimait
que les Génois, piqués de l'aventure de Fieschi, pourraient bien fournir
douze mille hommes10. C'était mal les juger dans l'intention et dans les
moyens.

Mais les mécontentements du duc de Savoie leur faisaient courir un autre
danger à leur insu. Le duc avait expédié à Gênes un messager fort obscur
mais très-délié, chargé de voir auprès des envoyés français et espagnols,
si au lieu de s'en remettre à la paix générale qui se faisait attendre,
il pouvait faire secrètement la sienne avec Louis. Cette curieuse
négociation ignorée à Gênes, où elle ne se traitait que par hasard,
reprise à plusieurs fois, et qui porte une forte empreinte de la
versatilité comme de l'ambition du prince qui l'avait provoquée, cette
négociation, dis-je, n'est pas de notre sujet par elle-même. Mais dans
une occasion l'entremetteur avait rapporté qu'il avait fait considérer au
prince que probablement, s'il voulait Savone, les Espagnols lui en
feraient bon marché: l'envoyé français, dans le compte qu'il rendait à
Versailles de cette conférence, ayant écrit qu'il ne savait si cette
concession paraîtrait à la France, comme à l'Espagne, juste ou politique,
M. de Torcy déclara en réponse «que leurs majestés n'ayant nulle liaison
particulière avec aucun prince d'Italie, et au contraire tant de sujets
de se plaindre de leur partialité, S. M. consentait dès à présent, pour
elle et pour le roi d'Espagne, à tout ce que M. le duc de Savoie voudrait
entreprendre, et elle approuvait qu'ils se servît de ses troupes, soit
pour exiger de ceux qui se sont déclarés pour l'empereur les mêmes
contributions qu'ils payent aux Allemands, soit pour faire des
entreprises plus solides et plus utiles pour son État.»

Les conditions exorbitantes que le duc voulait imposer et qui auraient
fait de la frontière française une barrière ouverte à sa discrétion
firent abandonner ces projets de traité et tout fut renvoyé à la paix
générale. Mais on voit que Savone eût été facilement abandonnée aux
entreprises de l'ambitieux. M. de Torcy disait, et peut-être était-ce à
titre de justification: «Je vois que les Génois ont le talent de
mécontenter également tout le monde, car il est certain que les ennemis
se plaignaient de la partialité qu'ils imputent faussement à la
république pour la France, malgré les services qu'ils en reçoivent.»

La remarque était fondée, mais n'est-ce pas là le sort inévitable des
faibles, sort plus inévitable qu'ailleurs à Gênes où le pouvoir suprême
passait de main en main à de si courts intervalles; où le système d'une
année était interverti l'année suivante; où l'assemblée maîtresse des
affaires prenait, démentait, ajournait surtout les résolutions au gré
d'une majorité flottante chaque jour variable; où, enfin, par des causes
extérieures, l'esprit public avait fait place à l'esprit de faction et à
l'influence avilissante des intérêts privés? Louis XIV lui-même reconnut
qu'il était dû quelque indulgence à la faiblesse. Les malheurs de la
guerre, les refus outrageants opposés à ses offres d'acheter la paix aux
plus déplorables conditions, n'avaient pas abattu son courage, mais sa
fierté. Il s'attendait à voir les Génois reconnaître incessamment
l'archiduc pour roi d'Espagne. Il avait cru d'abord qu'ils n'en
éviteraient pas l'occasion au passage de l'archiduchesse, et il s'était
borné à donner ordre à son ministre de s'absenter pour n'en être pas
témoin, mais sans se retirer, «car, écrivait-il, il ne faut pas leur
ôter les moyens de revenir à moi, quoique je ne puisse avec bienséance
approuver le parti que la nécessité les porte à prendre.» Prévoyant un
peu plus tard que l'empereur va faire à toute l'Italie la loi de
reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne, il mande tristement à son
ministre: «Vous attendrez mes ordres avant de vous déterminer à sortir
de Gênes. Vous mesurerez même vos démarches et vos discours de manière à
ne prendre aucun engagement.» Réflexion faite, il donne ordre à son
envoyé de quitter Gênes si la reconnaissance a lieu, mais en prétextant
l'état de sa santé, et en laissant un chargé d'affaires qu'il lui
indique.

Cependant l'empereur est mort; son frère accourt d'Espagne pour aller
briguer la couronne impériale. C'est un grand événement dans la politique
générale. Mais c'est, en Italie, un titre de plus sous lequel le
déplaisir de l'archiduc pourra devenir encore plus funeste. Le pape et
Venise ne lui contestent plus le nom de roi d'Espagne. Les Génois
tremblent plus que jamais, et pourtant ils persistent dans leur
résolution. Ils imaginent que le prince concevra l'inutilité pour lui, le
préjudice pour eux de la reconnaissance. L'espoir d'une prochaine paix
soutient leur courage. L'archiduc arrive par mer à la vue de Gênes; il
s'y tient en panne une journée entière pour savoir s'il y sera reçu en
roi; et, assuré qu'on n'y est pas décidé, il descend sur le rivage hors
de la ville, et repart pour Milan sans autre communication. Mais alors
grand effroi, on perd tout ce courage qu'on avait montré. On va à
l'envoyé de France, l'avertir qu'on ne peut plus longtemps refuser à
l'archiduc un nom qui est sans conséquence: un grand nombre de
feudataires impériaux étant venus renforcer le conseil en changent la
majorité. On fait partir un noble député chargé de saluer le roi Charles
III d'Espagne. Ce roi refuse de recevoir un hommage tardif et incomplet.
Il fait peu de cas d'une telle reconnaissance; il attendra que les
sénateurs de la république se présentent à lui; on se soumet, et le roi
de France écrit qu'il excuse les Génois et qu'il leur tient compte de
leur longue résistance.

L'empereur fut nommé; sa femme revint d'Espagne pour le rejoindre en
Allemagne, et cette fois, les Génois, plus obséquieux que jamais, lui
firent entendre les noms augustes «de majesté impériale et catholique.»

Mais Vendôme en Espagne avait rétabli le royaume de Philippe V. Les
incidents de la cour de la reine Anne à Windsor valurent à Louis XIV la
victoire de Denain et la paix d'Utrecht. Le duc de Savoie devint roi de
Sicile; et les Génois le virent avec plaisir recevoir cette couronne
plutôt que le duché de Milan. L'empereur seul prolongea la guerre une
année encore. C'est loin de l'Italie qu'on se battait, et la mer était
libre: la neutralité des Génois ne fut pas troublée par ces dernières
hostilités; mais elles occasionnèrent une transaction importante pour la
république. Charles VI, sans argent pour soutenir une lutte pénible
proposa de leur vendre Final. C'était leur offrir une possession qui leur
avait bien des fois échappé et qu'ils avaient à bon droit toujours
regrettée et enviée. C'était un petit territoire qui, quand il était hors
de leurs mains, coupait la ligne de leur littoral déjà morcelé à Oneille
par le duc de Savoie: position qui avait si souvent servi de repaire aux
émigrés, aux bannis et à la piraterie; dont les Espagnols depuis deux
siècles avaient fait leur lieu de débarquement et leur place d'armes pour
s'ouvrir les chemins de la Lombardie au travers de l'État de Gênes, non
sans y semer la contrebande à plaisir; point d'appui, enfin, d'où
l'étranger peut dominer tout le rivage et intercepter le commerce. On
était trop heureux de rentrer dans une telle propriété et de mettre à
l'abri, par un nouveau titre, les anciens droits qu'on croyait y avoir.

Quand, à la paix d'Utrecht, les Espagnols avaient évacué l'Italie, les
Autrichiens s'étaient établis à Final, ils y étaient encore, et de plus
Final, comme annexe du Milanais, était réservé à l'empereur dans le
partage de la paix d'Utrecht. Il pouvait donc vendre et livrer ce
territoire. Cependant tant qu'il n'avait pas adhéré à la paix et qu'en
continuant la guerre il remettait à de nouvelles chances le lot qui lui
était proposé, était-il prudent d'accepter la cession qu'il voulait faire?
N'offenserait-on pas les autres puissances? C'est ce qu'on se demandait
à Gênes. On craignait de déplaire au roi de France, mais Louis se
contenta de rappeler qu'un acquéreur imprudent s'expose à perdre son
argent. Quant au roi d'Espagne, il protesta contre l'aliénation d'un pays
qu'il prétendait lui appartenir. Mais la crainte de voir le duc de
Savoie, roi de Sicile, enchérir sur leur marché et devenir maître de
Final, fit passer les Génois sur toutes les considérations. Enfin, après
de longues négociations entre un vendeur formaliste et un acheteur
cauteleux, le traité fut conclu, le prix fut payé11. La république prit
possession de Final, et aussitôt qu'elle se fut remise de l'anxiété que
l'opposition espagnole lui donna d'abord, elle se hâta de démolir toutes
les fortifications. Nous avons déjà signalé cette politique timide par
laquelle les Génois se défiant d'eux-mêmes, aimaient mieux laisser leurs
places ouvertes que d'avoir à défendre des murailles dont un ennemi
vainqueur ferait une position offensive.

Toujours pressé d'argent, et content sans doute de ses opulents
acheteurs, l'empereur proposait secrètement de leur vendre encore la
Sardaigne. Mais ils n'auraient osé entrer dans un marché pareil, et à
cette époque ils n'avaient que trop déjà de leur royaume de Corse.

Quelques années après, Charles VI, caressant une de leurs passions
vaniteuses, les encouragea à lui demander la concession des honneurs
royaux à sa cour. Il y avait longtemps que cette ambition était née chez
eux; il la réveilla: une longue négociation s'ensuivit, dans laquelle on
fit naître des difficultés sans nombre, et enfin l'affaire paraît avoir
fini moyennant un sacrifice de huit cent mille francs. Mais ces honneurs
de Vienne n'étaient rien, si la république n'obtenait pas à Rome sa place
dans la salle royale. Elle la briguait; elle avait plusieurs fois réclamé
pour y réussir l'intervention de la cour de France; mais Gênes avait
alors une querelle très-vive avec le pape, et ce n'était pas le temps
d'attendre de lui des faveurs.

Un criminel, venant chercher un asile dans l'église de l'Annonciade,
avait été saisi à la porte par les officiers de justice qui le
poursuivaient. Les moines de ce couvent, se trouvant en guerre avec leur
supérieur dont la sévérité les gênait, l'accusèrent d'avoir connivé
contre le privilège des lieux saints. Le pape lui ordonna de se rendre à
Bologne où sa conduite serait examinée. Mais le sénat s'y opposa, car il
s'agissait, disait-il, d'un des théologiens de la république12, à ce
titre dépositaire des plus intimes secrets de l'État, et l'on ne pouvait
lui permettre de s'absenter. Clément XI s'emporta, il ordonna à
l'archevêque de Gênes d'excommunier le père Granelli (c'est le nom du
supérieur). Le gouvernement proclama à son tour que cette excommunication
était nulle pour vice de forme. Le pape répliqua par un bref menaçant,
déclarant que si les Génois s'avisaient de se prévaloir d'immunités ci-
devant accordées, il les révoquait toutes par sa pleine puissance. Alors
dans Gênes l'opinion publique se divisa. On craignit que l'interdit ne
fût jeté sur le pays. Ce fut un long sujet de troubles et d'intrigues.
Les femmes s'en mêlaient: le sénat fit savoir à l'une des plus
considérables matrones, que, quelques égards qu'on eût pour les dames, il
y avait pour elles des prisons et des exils. On crut un moment avoir
calmé le pape et réglé l'affaire avec lui; mais il se rétracta et se
montra plus irrité que jamais; et Grimaldi, envoyé de Gênes à Rome, eut
beau dire que quoiqu'il y eût, du saint-père à lui, toute la distance du
ciel à la terre, il n'entendait pas que le pape manquât à sa parole: à
Gênes, soit qu'on voulût donner au père Granelli la garantie de la force
majeure, soit qu'on craignît qu'il ne faiblît dans la résistance, on
l'obligea à loger dans le palais du doge, où on le surveillait. Il y
passa près de sept ans, tant cette querelle fut prolongée: elle ne finit
que lorsque, ennuyé d'une si longue séquestration, le prieur prit la
fuite et courut se jeter aux pieds du pape. Mais ce dénoûment n'apaisa
pas la colère du pontife, il éleva un autre grief d'une nature
singulière. Le cardinal Albéroni, chassé d'Espagne et congédié de France,
venait demander un asile aux Génois. Le pape leur enjoignit de se saisir
de lui et de l'envoyer prisonnier à Rome. On eut honte de livrer ce
cardinal. Il avait été retenu sur la route avant d'arriver à Gênes; on
diminua à dessein la surveillance des gardiens qu'on lui avait donnés; on
le laissa disparaître, et le pape en fit un nouveau crime à la
république.

Les Génois furent témoins à peu près désintéressés des ligues et des
expéditions successives qui enlevèrent la Sardaigne à l'empereur; qui
donnèrent cette île au duc de Savoie en lui retirant la Sicile; qui
mirent aux mains pour un moment les deux branches royales de la maison de
Bourbon; de celles qui tentèrent de faire remonter Stanislas au trône de
Pologne; qui firent de lui un duc de Lorraine ayant la France pour
héritière; qui donnèrent au gendre de Charles VI la Toscane au lieu de la
Lorraine, et placèrent la couronne des Deux-Siciles sur la tête d'un
infant d'Espagne. La république y gagna seulement d'avoir la possession
de Final reconnue par le traité de la quadruple alliance et par la paix
de Vienne. Toujours dans ces guerres elle se déclara neutre, mais en ne
soutenant qu'à grand'peine sa neutralité; sans cesse préoccupée de ces
mouvements des grandes puissances, de la pensée qu'elle serait sacrifiée,
tantôt que quelque portion de son territoire servirait d'indemnité dans
l'échange de la Sicile contre la Sardaigne, tantôt que Savone et Final
allaient être attaqués. Avec cette terreur, toute démarche, toute
résolution, quand on parvenait à en prendre, était faible ou hasardée.

En rapprochant les faits de la période que nous venons de parcourir, il
est impossible de méconnaître les inconvénients de l'organisation de la
république, sous le rapport de la politique extérieure. L'état misérable
de cette politique ne dépendait pas seulement de l'exiguïté des
ressources nationales, ni même de ces influences étrangères qui tenaient
les membres du gouvernement liés à des factions opposées, par des
intérêts personnels. Le vice venait des constitutions de 1528 et de 1576.
Nées de la lassitude des discordes entre les citoyens puissants, elles
avaient été rédigées avec l'intention principale de prévenir au dedans
l'envahissement du pouvoir. On avait mis une jalousie extrême à ce que
nul n'eût personnellement l'autorité; à ce que les chefs entre les mains
de qui il fallait par force la mettre en dépôt n'eussent pas le temps de
s'habituer à l'exercer à leur profit. Le doge, les sénateurs n'avaient
leurs charges que pour deux ans. Le corps du sénat tous les six mois
perdait des membres et en recevait de nouveaux désignés par le sort. Dès
lors point d'unité, point de pensée d'avenir. Les vues politiques, les
adhérences à telle ou telle puissance étrangère devant avoir peu de
stabilité, inspiraient peu de confiance. De plus, le doge et les deux
collèges n'avaient que l'initiative des propositions: les mesures qui
concernaient particulièrement les rapports extérieurs étaient décidées
par le petit conseil, qui ne pouvait délibérer si quatre-vingts membres
n'y étaient présents. Cette circonstance suffisait pour qu'une minorité
compacte, en se tenant absente, ajournât à volonté les plus urgentes
décisions, et en fît manquer l'à-propos. Enfin, il fallait l'assentiment
des quatre cinquièmes des membres présents, d'abord dans les collèges,
ensuite dans le petit conseil, pour prononcer sur ces matières. Il était
facile à une opposition de faire longtemps attendre un tel concours; et
lorsqu'une mesure avait été délibérée, s'il survenait quelque incident
qui la rendît inopportune, il était difficile d'obtenir le nombre de voix
qui seul permettait de la révoquer ou de la changer. Tout au moins le
temps d'agir passait; et en attendant, le secrétaire d'État ou les
délégués spéciaux, chargés de traiter les affaires avec les ministres
étrangers, n'étaient autorisés à donner que des réponses évasives ou
dilatoires. Il leur eût été même impossible de faire prévoir un résultat
si incertain jusqu'au dernier jour. Aussi les négociateurs étrangers
témoignent-ils dans chaque dépêche qu'à Gênes on est incapable de prendre
un bon parti, ou de rien faire qu'à contretemps. Ils en témoignent
impatience, mécontentement et mépris. Quand leur cour les pressait de
hâter une conclusion, ils ne pouvaient se retenir d'accuser la mauvaise
foi de ces gens-ci, comme parfois ils les appellent, et d'exagérer leur
incapacité ainsi que leur impuissance. Ils disaient à cette époque que
jamais la république n'avait été si voisine de la perte de sa liberté;
que c'était l'effet de la maladie de leur gouvernement, divisé entre le
parti des vieillards intéressés et timides, et le parti de la jeunesse
qui est capricieuse, sans expérience, et qui prévaut en ne consultant que
sa vanité. Grâce à ces divisions, ajoutait-on, la haine des bourgeois et
du menu peuple contre la noblesse est tellement augmentée qu'ils seraient
capables d'en venir aux dernières extrémités pour peu qu'ils se vissent
soutenus par quelque puissance.

Nous verrons, au chapitre suivant, que dans ces dernières assertions on
s'exagérait la disposition du peuple à saisir l'occasion de se
débarrasser du gouvernement des nobles, et nous verrons l'habileté de la
noblesse à regagner le terrain qu'elle avait perdu.

Un grand et universel intérêt faisait que tout le monde s'accommodait du
temps présent. Le profit du commerce compensait mille inconvénients. Il
reprenait son cours dès que la mer redevenait libre. Là où la navigation
génoise avait besoin d'emprunter pour ses vaisseaux la garantie du
pavillon français, là où elle pouvait s'en arroger les privilèges, on
avait l'adresse d'en trouver les moyens. Un nombre prodigieux de marins,
qui n'avaient jamais habité la France, avaient des lettres patentes qui
les déclaraient Français sans sortir de leur pays. On fut obligé en
France, pour réprimer cet abus, d'annuler à la fois toutes ces
naturalisations subreptices.

La fatale peste de Marseille et ses longues suites de quarantaines firent
détourner vers Gênes un grand nombre d'affaires, tel qu'il fallut
agrandir de beaucoup l'enceinte des locaux du port franc13. On en
renouvela dans le même temps les privilèges et les règlements, toujours
libéralement exécutés. A plusieurs reprises on avait voulu transporter ce
beau dépôt des richesses du monde commercial dans le golfe de la Spezia.
Mais cette fausse et bizarre idée de séparer le port franc de la ville
commerciale, d'isoler les marchandises des acheteurs et de leurs caisses
fut à jamais abandonnée. C'est un beau lazaret qu'on bâtit alors dans le
golfe.

N'oublions pas de dire que, suivant les témoignages du temps, de tous les
magasins du port franc, le plus riche, le mieux fourni était celui des
pères jésuites, «surtout en aromates, drogues et autres produits
précieux, qui leur arrivaient d'Espagne, de Portugal, des deux Indes et
de la Chine14.»


CHAPITRE II.
Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens,
délivrée par l'insurrection populaire.

La mort de l'empereur Charles VI vint troubler la paix de l'Europe. Ce
prince croyait avoir assuré à sa fille Marie-Thérèse la succession
entière de ses vastes États. Il avait obtenu l'assentiment de tous les
souverains pour l'édit solennel qui, sous le nom de pragmatique sanction,
avait réglé ce grand héritage. Il comptait bien que sa couronne impériale
passerait par une facile élection à son gendre, devenu grand-duc de
Toscane. Et quand il avait donné celui-ci pour héritier au dernier des
Médicis, ayant fait céder la Lorraine au beau-père de Louis XV et, après
lui, à la France, il pensait avoir particulièrement intéressé cette
puissance à ses arrangements de famille. A sa mort il n'en fut pas ainsi.
Tout fut troublé à la fois. En Allemagne, plusieurs princes
revendiquaient des droits héréditaires; le roi de Prusse voulait la
Silésie et s'en emparait par droit de bienséance. L'intrigante Parmesane
que Philippe V avait épousée en secondes noces ambitionnait de faire au
second de ses fils un établissement en Italie aux dépens de l'héritière
autrichienne. Le cardinal de Fleury, qui gouvernait la France, suscitait
et liguait ensemble tous ces ennemis. Marie-Thérèse, prise au dépourvu,
attaquée de toutes parts, était menacée de tout perdre. Déjà son mari
avait échoué dans ses prétentions à l'empire. Son compétiteur, le duc de
Bavière, avait été couronné sous le nom de Charles VII. Mais alors
l'Angleterre embrassa ouvertement le parti contraire. Une étroite
alliance se forma entre les cours de Vienne et de Londres; cette dernière
attira dans leur union le duc de Savoie, devenu roi de Sardaigne;
accession importante, parce que, tandis que la reine de Hongrie luttait
en Allemagne, ses possessions italiennes acquéraient un gardien contre
l'invasion des troupes espagnoles et françaises. Mais ce ne fut pas
gratuitement que ce nouvel allié prêta ses services. On stipula en sa
faveur des avantages, des accroissements de territoire et présents et
éventuels, tels que la sécurité de ses voisins en fut immédiatement
troublée. On apprit que par le traité de Worms, qui était l'acte de cette
alliance, Marie-Thérèse avait cédé à Charles-Emmanuel ses droits sur
Final.

Les Génois, habitués à révérer la maison d'Autriche, à craindre
l'inimitié d'une si grande puissance, si voisine de leur petit État,
étaient bien éloignés d'avoir osé faire des voeux pour que la couronne
impériale passât dans une autre famille. Ils avaient hésité à reconnaître
l'empereur bavarois. La seule crainte de faire prononcer la confiscation
de leurs fiefs les avait forcés à cette reconnaissance, qui fut tardive
et de mauvaise grâce. Ils avaient bien présumé que Marie-Thérèse
rechercherait l'alliance du roi de Sardaigne et que ce pourrait être à
leurs dépens; mais ils ne s'attendaient pas à apprendre que l'héritière
de celui qui leur a chèrement vendu Final, qui leur en a donné
l'investiture solennelle, se joue de leurs droits et leur porte une
atteinte publique: ils voient au delà de l'énorme préjudice que leur
causera la perte de Final: ils voient leur ambitieux voisin poursuivant
ou reprenant ses anciens projets; attentif à porter sa puissance en deçà
des monts, sur le rivage de la mer, non content d'occuper Nice,
d'interrompre à Oneille la contiguïté du littoral génois, il vient le
couper encore à Final, se rapprocher, étreindre Gênes de toute part et en
préparer l'invasion si longtemps méditée.

Leurs réclamations remplissent les cabinets de l'Europe. Ils adressent
leurs plaintes et leurs remontrances à Vienne et à Londres. A Vienne, on
nie d'abord que, dans le traité encore secret, il y ait aucun article qui
intéresse Gênes. A Londres, on répond qu'il faut se tranquilliser, et
qu'à l'apparition du traité on verra qu'il n'est pas si fâcheux qu'à
Gênes on le suppose. Enfin il devient public. Alors les ministres
d'Autriche déclarent que leur maîtresse ayant été obligée de donner de
son propre territoire au roi de Sardaigne, elle ne pouvait, à plus forte
raison, l'empêcher de prendre ce qui était à sa bienséance chez autrui.
La cour de Londres est mortifiée de la contrariété que les Génois
éprouvent: mais avec un si grand intérêt pour les alliés de fermer les
Alpes à leurs ennemis, et avec un désir si prononcé chez le roi de
Sardaigne d'avoir Final, il a été impossible de ne pas le satisfaire.

La dernière réponse de l'Autriche est remarquable par un trait
d'hypocrisie diplomatique qui finit la discussion. Après tout, dirent les
ministres, on n'a cédé que les droits qu'on avait; si, comme le
soutiennent les Génois, on n'en avait point, on n'a rien cédé, et Gênes
n'éprouve aucun préjudice. Au reste, le texte du traité était marqué tout
aussi bien de la même espèce de dissimulation dérisoire. On y déclarait
que, dans la confiance que la république de Gênes prêtera toute facilité,
elle aura droit au remboursement des sommes qu'elle avait payées;
remboursement du quel pourtant ni la reine de Hongrie ni le roi de
Sardaigne ne seront tenus.

Que faire au milieu de ces pénibles circonstances? La France et
l'Espagne, sur les premières plaintes, avaient offert leur assistance et
leurs armes en invitant les Génois à faire cause commune avec elles. On
avait refusé ce dangereux appui tant qu'on avait pu espérer fléchir les
alliés de Worms. Mais après cette espérance perdue, les offres furent
renouvelées, et il fallut bien les écouter. Le sénat et le conseil en
délibérèrent longtemps. Les uns voulaient, au prix de Final même,
conserver la neutralité et le commerce maritime. On leur répondait
qu'après une première violence il n'y en avait aucune qui ne fut permise
au roi de Sardaigne, et que Gênes ne dût attendre; que le commerce ne
serait pas plus respecté que l'État; qu'en effet le roi de Sardaigne
avait fait déclarer, dans le traité de Worms, que Final serait un port
franc; que ce roi, en ouvrant à Final un passage de la mer à la
Lombardie, et en couvrant la côte de corsaires, ôterait à Gênes son
commerce. On balança longtemps, et le ministre français, qui observait
ces hésitations, pensait que l'on comptait plus, à Gênes, sur la force
des génuines que sur les alliances. On se proposa, dit-on, d'offrir
trente mille ducats au ministre de Vienne, trente mille à lord Carteret,
si par leurs bons offices la clause fatale de Final était supprimée à la
ratification du traité. Mais les ratifications eurent lieu sans
amendement. En attendant, l'amiral anglais Matthews avait demandé
d'occuper Final pour station et pour place d'armes, et la république
aurait volontiers acheté de lui la complaisance de ne pas insister. Mais
les habitants de Final, déjà en querelle avec le gouvernement pour
certains privilèges qu'ils réclamaient, manifestaient hautement leur
désir de se séparer de la domination génoise. Enfin, la nécessité poussa
le conseil à entrer dans l'alliance des Espagnols et des Français. Le
traité fut signé à Aranjuez le 1er mai 1745. Le sénat, en le publiant,
protesta de sa neutralité; il ne prenait aucune part à la querelle des
puissances belligérantes; c'est sans renoncer à son amitié respectueuse
pour elles qu'on armait, uniquement pour se soustraire aux conséquences
dont le traité de Worms menaçait la république; et Gênes ne se regardait
que comme un auxiliaire fournissant, en cette seule qualité, un corps de
troupes et un train d'artillerie à l'armée combinée1.

Cette vaine réserve de manifeste dont les Génois semblaient avoir été
dupes eux-mêmes, cette précaution oratoire par laquelle, en faisant la
guerre, ils prétendaient rester dans la neutralité et en paix, fut
probablement l'ouvrage des esprits faibles qui se crurent conciliants.
Bientôt tout porta l'empreinte de cette hésitation, plus funeste sans
doute dans les résolutions que dans les paroles. Mais la délibération sur
cette grande affaire n'avait pas été unanime et elle ne pouvait l'être.
Outre les bonnes raisons qui méritaient d'être pesées, la crainte de la
guerre, la répugnance à compromettre la fortune d'un État commerçant et
l'existence d'une république indépendante, outre ces considérations, les
intérêts privés partageaient les conseillers. On ne pouvait délibérer que
sous l'influence ou au milieu du choc des impulsions étrangères.

Pour le public, il n'influa en rien dans la résolution qui mit Gênes en
état de guerre. On ne consulta pas son opinion; et peut-être n'en avait-
il point. La masse aura considéré la perte prochaine de Final comme un
affront à la gloire de la république, objet d'une vanité nationale
commune à toutes les classes. Les négociants, à qui la neutralité avait
été favorable dans toutes les guerres, auront craint pour leur commerce,
et prévu deux choses également fatales pour ceux de cette classe, des
obstacles et des contributions. Le peuple proprement dit était encore
insensible à ce qui se préparait. On ne faisait pas de levées dans la
ville. Les huit mille hommes que fournit d'abord la république étaient un
ramas d'étrangers soudoyés. Le premier indice d'un esprit public est de
1746; on trouva mauvais que l'archevêque, dans une lettre pastorale, eût
donné aux citoyens le nom de sujets, et ce mécontentement, qui ne fut
manifesté que par des placards, n'occupa probablement qu'un petit nombre
d'esprits.

L'alliance des Génois n'était pas encore notifiée, que les Anglais
avaient jeté quelques bombes dans Savone et que les Autrichiens
occupaient déjà Novi et une partie du territoire. Les premières
opérations furent de les déposter. On leur prit le fort piémontais de
Serravalle, et les Génois, qui parlaient encore de leur neutralité, en
furent mis en possession en vertu d'une stipulation qu'ils avaient eu
soin de faire par avance. Les ennemis ne manquèrent pas de leur faire
tout le mal qu'ils purent. On souleva la Corse, et les Anglais désolèrent
la côte ligurienne. Enfin, après un an d'opérations peu importantes, la
funeste bataille de Plaisance est perdue, le 16 juin 1746, par les
Français et les Espagnols. Au milieu de la dissension qui s'élève entre
eux et de leurs efforts mal concertés pour tenir la campagne, on apprend
la mort de Philippe V. Cet événement change les intérêts. Ce que le feu
roi avait fait pour établir à Parme don Philippe, le plus jeune de ses
fils, Ferdinand, son fils aîné, en lui succédant, était moins pressé de
le faire pour un frère d'un second lit. L'armée combinée se retire. Elle
se défend sur le Tidone, mais elle ne s'y arrête point. Un nouveau
général espagnol, le marquis de la Mina, vient de remplacer le comte de
Gages qui avait fait les deux dernières campagnes; et ce nouveau chef
précipite la marche rétrograde. Les Autrichiens rentrent à sa suite sur
le territoire génois, à Novi, à Serravalle. Les alliés redescendent la
Bocchetta. L'infant don Philippe est parmi eux. Les Génois, menacés
d'abandon, et se voyant à deux doigts de leur perte, supplient qu'on les
défende et en démontrent la possibilité. On les flatte de tenir. On
projette un camp entre la Bocchetta et la ville; et cependant
l'artillerie espagnole se rembarque. Enfin, les Allemands franchissent la
Bocchetta à leur tour. Aussitôt l'infant et l'armée disparaissent. Ils se
retirent avec précipitation par Savone vers la Provence, et Gênes se
trouve abandonnée à elle-même, à l'improviste, sans troupes, sans
préparatifs de défense, surtout sans conseil pris, et en présence d'un
ennemi victorieux.

Un auteur français assure qu'un conseil de guerre général s'était tenu
dans Gênes et que la retraite y avait été décidée d'une voix unanime.
Mais si telle avait été la résolution discutée et prise à l'avance le 9
août, aurait-on abandonné, le 3 septembre, une ville alliée si importante
sans y jeter quelques troupes? Les Génois affirment en mille endroits
qu'on les endormit par de vaines promesses, qu'un de leurs commissaires
avait encore rendez-vous au quartier général de l'infant, à deux lieues
de la ville, pour concerter la défense, et était en chemin pour s'y
rendre au point du jour, quand il apprit la retraite, tant elle fut
imprévue et furtive. Il est probable qu'on avait voulu réellement couvrir
Gênes ou la défendre dans ses murailles, mais que la fluctuation des vues
des généraux et la divergence des instructions de leurs cours firent
perdre un temps précieux. La Bocchetta fut mal défendue, et les ennemis
l'ayant passée, les alliés ne surent qu'abandonner la malheureuse ville
de Gênes et aller porter plus loin leur incertitude et leurs
dissensions2.

La consternation des Génois est plus facile à imaginer qu'à dépeindre. Le
sénat expédia d'abord au général allemand qui s'avançait. Il lui adressa
des rafraîchissements et des harangues dont le thème était que la
république n'était pas en guerre avec l'impératrice. Cet argument ne
persuadant pas l'ennemi qui, d'heure en heure, resserrait la ville, on
crut qu'une démonstration de défense amènerait les Autrichiens à une
meilleure composition. La magistrature municipale (les Pères de la
commune) fit distribuer quelques armes au peuple par les consuls des arts
et métiers. Ce fut alors qu'il éclata une opinion publique et populaire:
le peuple, voyant sa ville et sa subsistance compromises par ses chefs et
menacées par une armée ennemie, commença à donner des signes spontanés de
patriotisme et de courage. Il courait en foule aux remparts, et, autant
qu'il était en lui, ces armes qu'on lui avait remises pour en faire une
simple parade, il les employait, non moins inutilement sans doute, mais
avec beaucoup plus de démonstration d'animosité que le gouvernement
n'avait osé en vouloir. Du haut de remparts élevés sur les collines on
faisait feu à coups perdus sur les Allemands qui étaient encore au fond
de la vallée. Mais bientôt une proclamation du gouvernement fit défense
de tirer sous peine de la vie. Une circonstance extraordinaire sembla
inciter encore les citoyens. Dans le vallon formé par les montagnes que
couronnent les fortifications de la ville du côté du couchant, coule du
nord au sud le torrent de la Polcevera. Le plus souvent son lit est
entièrement sec; mais ses crues sont imprévues et rapides et son cours
d'autant plus violent que les eaux qui le remplissent tombent des
hauteurs presque perpendiculaires qui environnent la Bocchetta et des
autres sommets de cette branche des Apennins. Les Allemands avaient leur
camp tendu dans le lit du torrent qui était à sec. Un orage sur la
montagne, pendant la nuit, causa une inondation subite au point du jour.
Les eaux couvrirent toute la vallée. Le salut du corps entier fut exposé.
Beaucoup d'hommes furent noyés et entraînés à la mer avec les chevaux,
les tentes et les bagages. Le peuple, qui voyait ce désordre du haut des
murailles, et les paysans répandus sur les hauteurs, voulaient profiter
de la circonstance. La plus excusable des superstitions leur représentait
Dieu et les saints combattant pour eux. Ils auraient pu détruire cette
troupe débandée, désarmée et hors d'état de se défendre: mais le
gouvernement n'eut pas le courage de le permettre et il mit toute
l'énergie qui lui restait à comprimer celle de ses défenseurs.

Privé de cette ressource, il n'en restait plus. On se hâta de tenir un
conseil de guerre qui, au gré de la frayeur du sénat, déclara que la
place ne pouvait se défendre d'un coup de main, même tenir une heure; et
on le déclarait derrière une barrière de montagnes escarpées, des
enceintes de murs, une artillerie formidable, un peuple nombreux et
animé, dont on vit peu après la force et le dévouement à la patrie! Les
assiégeants n'avaient pas même encore amené leur canon de siège!

On négociait en vain: les conditions imposées s'aggravaient d'heure en
heure. Le général Botta Adorno, d'une famille lombarde inscrite depuis un
siècle parmi les nobles génois, vint prendre le commandement des
Autrichiens et sommer la ville. A la première députation qui lui fut
envoyée, il répondit que les Génois avaient l'option de deux partis: ou
se défendre, auquel cas il se chargeait de prendre la ville en peu
d'heures en sacrifiant quelques Croates, ou signer à l'instant les
conditions qu'il imposait. Ne pouvant le fléchir sur les articles, ou lui
exposait du moins qu'il fallait, pour les faire accepter à Gênes,
accorder le délai exigé par les lois pour la délibération successive des
divers conseils qui devaient y concourir. Botta répondit qu'il n'existait
plus de lois que la sienne; elle fut subie: le petit conseil accepta le
traité, et aussitôt les Allemands s'emparèrent des issues.

Ces conditions comprenaient: la remise d'une des portes, la garnison
prisonnière sur parole, le désarmement des citoyens, la promesse que les
Génois ne commettraient plus d'hostilités, le libre accès du port aux
alliés de l'Autriche, le passage des troupes sur tout le territoire à
volonté, la dénonciation et la remise de tous les effets et des munitions
appartenant aux Français et aux Espagnols, cinquante mille génuines (320
mille francs) pour rafraîchissements et bienvenue à l'armée, sans
préjudice des contributions dont la république aurait à convenir avec un
commissaire impérial. Cet article mettait la fortune entière des Génois à
la discrétion de l'ennemi. Il était déclaré que le tout ne serait que
provisoire jusqu'à la réponse de Vienne; et par ce provisoire la
république se livrait désarmée entre les mains des vainqueurs. Quatre
sénateurs étaient transférés à Milan comme otages. On ordonna aussi que
le doge et six sénateurs iraient incessamment à Vienne demander pardon.
On se souvenait, dit Voltaire, que Louis XIV avait exigé que le doge vînt
lui faire des excuses à Versailles, avec quatre sénateurs: on en exigeait
deux de plus pour l'impératrice.

A ce prix, Gênes ne fut pas pillée par le soldat. Elle livra ses portes;
mais le gouvernement crut exister encore et régner dans l'intérieur de la
ville. On ne tarda pas à s'apercevoir que cette espérance était vaine. A
mesure que les calamités devinrent plus pesantes, l'opinion se prononça
plus fortement contre un gouvernement qui, imprudemment ou
malheureusement, avait fait une alliance désastreuse, mais qui, surtout,
s'était abandonné au besoin et avait injustement désespéré du salut de la
patrie; qui, possédant une ville forte, intacte, et un peuple capable de
la défendre, avait lâchement livré sa capitale à un ennemi peu nombreux,
avant même qu'il eût mis le siège devant les murailles; qui s'était
rendu, comme à discrétion, sans avoir soin de rien stipuler pour la
sûreté des citoyens, en paraissant, au contraire, les sacrifier pour se
réserver à lui-même un fantôme d'existence. Ces plaintes ne furent pas
les seules. Par une récrimination peu généreuse, le ministre espagnol
accusa le gouvernement de n'avoir pas voulu recevoir l'armée dans Gênes
et d'avoir été dès lors secrètement d'accord avec les Autrichiens. La
manière cruelle dont la ville était traitée, au moment même où cette
accusation fut publiée, ne la réfutait que trop bien. Qui peut dire,
cependant, que le gouvernement n'ait pas craint des défenseurs et la
nécessité de soutenir un siège en se mettant entre leurs mains? Il
n'était pas d'accord avec les Allemands à l'avance: mais peut-être il
espérait se mieux tirer d'affaire par la négociation et par l'intrigue en
traitant tout seul. Si tel fut son espoir, il fut cruellement déçu, et il
ne sauva, pas mieux que son honneur, son pouvoir et son argent même.

Dès l'instant que le gouvernement eut cédé, il put voir toute la
conséquence de sa faiblesse. Il pensait n'avoir promis de livrer que la
porte extérieure, car les faubourgs étant séparés de la ville par une
muraille, la laisser franchir par l'étranger, c'est mettre la ville
entière à sa disposition. Botta ne manqua pas de prendre possession de la
porte intérieure, en disant que, par une porte, il entendait toute
l'issue correspondante. Les représentations furent rejetées avec mépris.

Le désarmement porta même sur la garde du doge et du palais. On vit dans
les solennités religieuses, marcher le sénat escorté de ses gardes
suisses sans hallebardes; et longtemps après, les vieillards se
souvenaient encore que ce fut un des spectacles qui offensèrent le plus
péniblement les regards de la multitude.

Bientôt, un commissaire civil autrichien arrive à Gênes et impose trois
millions de génuines payables par tiers, en quarante-huit heures, en huit
et quinze jours. Les Génois, disait son ordre, responsables de tous les
dommages causés en Lombardie par les ennemis à qui ils avaient donné
accès, devaient être taxés à tous les frais de la guerre; mais ils
éprouvaient la clémence de l'impératrice. Les représentations étaient
inutiles; le premier million (7 millions trois cent mille livres) fut
emprunté aux dépôts de la banque Saint-George, dans l'espérance que le
payement de cette somme énorme ferait abandonner la demande du restant.
Mais tout passeport fut refusé aux envoyés que la république voulait
expédier à Vienne pour implorer grâce. Le gouvernement, au désespoir,
avait sollicité et obtenu quelques bons offices inutiles de la cour de
Londres et de la Hollande; ce fut un nouveau crime auprès des ministres
autrichiens, une noire ingratitude d'avoir eu recours à l'intervention
des puissances au milieu des preuves de la modération mise en usage
envers une ville prise à discrétion. Le commissaire à Gênes insista donc
pour le payement du second terme. On recourt à Botta pour lui remontrer
l'impossibilité d'y satisfaire: il répond: Il le faut, et il redouble ses
réquisitions de vivres et d'effets pour l'armée, imposition arbitraire et
journalière indépendante des contributions civiles. Rien ne put
soustraire au payement du second terme: ce furent neuf cent mille
génuines (6 millions 500 mille francs) encore puisés dans le trésor de
Saint-George. Le pape s'émut enfin de pitié: sous sa protection toute-
puissante, le nonce, à Vienne, eut parole que le troisième million ne
serait pas exigé, et le saint-père en donna prompt avis à Gênes, où ce ne
fut pas un médiocre sujet de consolation. Mais tout à coup nouvelle
instance, nouvelles menaces; le nonce réclame la parole donnée. On lui
répond à Vienne qu'il y a eu du malentendu, et que S. M. a eu tant de
frais à payer qu'elle n'est pas en état de faire des sacrifices. Avec le
million dû en imposition, on en demande un autre pour les quartiers
d'hiver, et, en sus, deux cent cinquante mille florins pour le prix
présumé des magasins militaires qui avaient dû exister dans la ville,
évaluation qualifiée de clémentissime et dont on fait honneur à la
bénignité de l'impératrice. Ce n'était plus la vaine espérance d'adoucir
la rapacité des vainqueurs, c'était la nécessité; c'était l'impossibilité
de trouver dans Gênes les sommes exigées, qui faisait de nouveau demander
grâce aux commissaires, à Botta. Mais Botta répondait qu'à défaut
d'argent, il y avait des placements à Londres, en Hollande, et que la
cour de Vienne les accepterait en payement. En un mot, on lui attribue
d'avoir dit avec une expression populaire énergique dans la circonstance
et bien d'accord avec son caractère, qu'il ne devait rester aux Génois
que les yeux pour pleurer.

Pour appuyer les demandes d'argent, il étend ses troupes dans l'enceinte
des murs. Ses officiers se répandent dans la ville et la parcourent: ils
entrent à cheval jusque dans l'enclos du port franc, menaçant, effrayant
et prenant ostensiblement leurs mesures pour leur établissement en ville.
Le général annonce avec dérision que son âme est si sensible, quoi qu'on
en dise, que, quand il enverra ses troupes à discrétion dans Gênes, il
n'aura pas le coeur d'y entrer et d'être témoin des calamités qui pourront
s'ensuivre.

Enfin, par une dernière entreprise, les Autrichiens veulent enlever
l'artillerie. Ils avaient poursuivi l'armée ennemie jusqu'au delà du Var,
ils envahissaient la Provence, et ils voulaient faire servir les canons
et les mortiers de Gênes au siège d'Antibes. Ils daignèrent d'abord les
demander au sénat: la réponse, conforme aux circonstances et surtout à
l'esprit de ce corps, fut qu'il ne donnerait point l'artillerie, mais
qu'il ne saurait empêcher de la prendre. Botta ne tarda pas à la faire
enlever. On la conduisit au port, où elle était embarquée. Ce spectacle
était odieux aux citoyens: la mesure était comble et un léger accident la
fit verser.

Le 5 décembre, à la chute du jour, un mortier pris sur les remparts était
conduit par une escorte peu nombreuse à travers une rue étroite au milieu
d'un quartier populaire nommé Portoria, le plus éloigné de la porte
Saint-Thomas, où les Allemands avaient leur poste. Le pavé céda sous le
poids: il fallut s'arrêter et employer la force des bras pour retirer
l'affût de l'ornière. L'accident avait attiré beaucoup de curieux; les
Allemands voulurent les obliger à prêter la main à l'ouvrage. Chacun s'y
refusant, ils eurent l'imprudence d'employer le bâton pour contraindre
les plus voisins. Les esprits s'exaspérèrent à cette violence. Un jeune
homme crie aux assistants: Voulez-vous que je commence3? et il lance une
pierre sur un soldat. C'est le signal de l'émeute, de la révolution. Une
grêle imprévue de pierres chasse l'escorte; elle s'avance le sabre à la
main: mais les flots du peuple grossissent, les cailloux volent, les
Allemands fuient jusqu'à leur poste sans plus regarder en arrière. Tandis
qu'on court donner avis de cet événement à leur chef, qu'il balance sur
le parti à prendre et qu'un temps précieux est perdu, les cris d'armes!
de liberté! de vive Marie protectrice de Gênes! circulent de quartier
en quartier et soulèvent tous le bas peuple. On court en foule au palais;
on demande des armes. Le sénat tremblant les refuse; il se cantonne, il
ferme ses portes et parlemente au guichet avec ceux qui se présentent
comme les chefs de l'insurrection. On les exhorte à la prudence: on leur
remontre l'impossibilité de résister, et les suites fatales d'une
démarche hasardée. On voyait bien que ceux qui parlaient ainsi
craignaient surtout d'être personnellement responsables de l'énergie de
leurs concitoyens. Une pluie abondante et la nuit dissipèrent la foule.
Le gouvernement en profita pour dépêcher au général Botta un de ses
membres expressément chargé de désavouer le peuple en implorant son
pardon. Cependant l'émeute recommence avec le jour. Botta envoie cent
grenadiers pour enlever le mortier resté sur la place. A moitié chemin,
ils sont assaillis par la foule. Les pierres pleuvent et cette troupe
armée fuit devant un peuple désarmé. Alors de tous les quartiers on se
reporte au palais. On demande des armes, on rejette les conseils et les
supplications du sénat; on l'accuse de lâcheté. Il est permis de croire
cependant que dès lors le gouvernement, sans avouer le peuple, mais
assuré qu'il se levait tout entier, commençait à fonder quelques
espérances sur cette insurrection. Aussi bien, il n'était plus temps
d'être excusé auprès des Autrichiens. Les relations populaires disent
bien que la noblesse refusa de livrer des armes et ne prit aucune part à
la guerre; celles que les nobles publièrent à la même époque le disent de
même: l'événement était trop récent, on s'était trop épuisé en désaveux
auprès de l'Autriche, pour accepter une part à la gloire. Il est certain
encore qu'au moment dont nous parlons le peuple ayant entrepris
d'escalader l'arsenal, qui était dans le palais même, le sénat fit
enlever les échelles. Mais une tradition unanime assure que tandis que le
doge refusait des armes, ses huissiers, du fond de la salle, criaient au
peuple où il en trouverait des dépôts. On y courut. Au bout de quelques
heures, un peuple nombreux se montra bien armé, disposé à une guerre
réelle, et d'abord à assiéger la porte intérieure de Saint-Thomas pour en
chasser les Allemands. Des piquets de cavalerie que ceux-ci avaient fait
entrer dans la ville pour dissiper les rassemblements furent partout
repoussés et laissèrent quelques hommes sur le carreau. Ce fut le premier
essai et le premier encouragement des armes génoises.

La porte Saint-Thomas, voisine de la mer, tient, du côté de la terre, au
penchant d'une colline médiocrement élevée, mais rapide, qui entoure un
tiers de la ville. C'est la portion où il existe un simulacre d'enceinte
intérieure. A quelque distance de la porte, ces hauteurs sont immédiates
sur les plus beaux édifices de Gênes. La célérité des mouvements du
peuple ne laissa pas le temps aux Autrichiens de s'emparer de ces postes.
Par des montées taillées dans le roc, par des escaliers où les hommes ne
passent qu'à peine, les Génois transportèrent à force de bras de gros
canons et établirent sur la crête une batterie qui fermait les passages à
l'ennemi. Les Autrichiens, à leur tour, élevèrent quelques canons sur la
portion de cette même hauteur la plus voisine de leur poste. De là, ils
enfilaient la place et la grande rue qui conduit à la porte. Ces deux
batteries tiraient sans cesse l'une sur l'autre. Les Autrichiens
occupaient aussi dans l'intérieur l'église et le clocher de Saint-Jean
fermant une étroite issue qui conduit encore à la porte. C'est ainsi que
les deux partis étaient en présence du 6 au 10 décembre.

Ces journées se passèrent en pourparlers. Botta avait-il trop peu de
force? Manqua-t-il de courage? Il est certain qu'il négligea tout ce
qu'il fallait pour intimider la ville. Il en avait les moyens, s'il est
vrai, comme le disent les relations génoises les plus accréditées, qu'il
disposait de quinze bataillons, de cinq cents hommes de cavalerie
régulière et de mille cinq cents Croates. Le sénat avait envoyé dans les
vallées des proclamations dans le sens de son ancien esprit pour défendre
de sonner le tocsin et de prendre les armes. Les habitants de la
Polcevera obéirent, et par là Botta eut la facilité de concentrer toutes
ses forces vers Gênes. Un petit corps se répandit dans la vallée du
Bisagno, pour attaquer le peuple à l'opposite de ses mouvements actuels
sur la porte Saint-Thomas. Mais les paysans de ce côté se soulevèrent et
mirent en fuite cette troupe. Des députés du gouvernement allaient
d'heure en heure assurer Botta des efforts de la noblesse pour calmer la
sédition. Tantôt il répondait qu'il méprisait le soulèvement de la
populace, mais que c'était aux sénateurs à penser qu'ils en répondraient
sur leurs têtes; tantôt il exigeait que, tandis qu'il attaquait le peuple
de front, le gouvernement le fît prendre à dos et charger par ses propres
soldats, et les narrateurs de la noblesse exaltent le généreux refus du
sénat à cette proposition plus ridicule qu'odieuse. Cependant
l'incertitude et la crainte se manifestaient de plus en plus chez le
général, en même temps que la contenance du peuple, de plus en plus
ferme, relevait le courage des sénateurs. Botta vient chercher lui-même
les moyens de conciliation: il se rapproche; il se rend au palais du
prince Doria, à la vue et au dehors de la porte Saint-Thomas. Il demande
un armistice pour quelques heures. Il l'obtient; il négocie. Les Génois
font demander par les députés du sénat la restitution des portes; qu'on
n'enlève plus d'artillerie; que les impositions cessent. Botta paraît
céder: il consent à rendre la porte Saint-Thomas. Mais l'équivoque est
sentie, et, faisant allusion à l'explication violente que le général
avait donnée à la capitulation de la ville, Augustin Lomelin lui répond
en souriant que le peuple veut les portes et non la porte. Il lui déclare
qu'il faut évacuer toute l'enceinte, laisser libre la ville entière, que
les citoyens de tous les rangs sont désormais en armes, et que jamais
avec plus d'enthousiasme voeu plus unanime de vaincre ou de mourir n'a été
sur le point de s'accomplir. Botta s'emporte et veut retenir prisonniers
les députés. Lomelin répond froidement qu'ils se féliciteront d'avoir
plus longtemps l'honneur d'être ses commensaux. Cependant le général
balançait encore; un religieux, ami de sa famille, l'avait ébranlé. Il
demandait si, en sortant de la ville, il pourrait s'assurer de n'être
point poursuivi. Mais son irrésolution lui fait rejeter les partis
offerts. L'heure de l'armistice s'écoule; le négociateur se retire en
criant au peuple: Il n'est plus temps! braves gens, aidez-vous vous-
mêmes! A l'instant deux coups de canon de la batterie autrichienne
donnent le signal des hostilités. De toute part le tocsin sonne. Le
peuple se précipite par toutes les rues qui conduisent vers Saint-Thomas.
L'église Saint-Jean est forcée. Sa garnison est prisonnière. On court à
la porte. Botta, qui était au dehors, est légèrement blessé d'un coup
tiré de la hauteur. Il se retire en ordonnant que la porte soit évacuée.
Elle est enlevée par les Génois avant que les Allemands aient fait leur
retraite: une portion de la garde se rend aux vainqueurs. Le reste, en se
repliant, se dispose à tenir entre les deux murailles. Mais tout le
peuple, sorti de la ville par les derrières, se montre en armes de toutes
parts et s'étend sur les collines qui forment la grande enceinte. De
l'extérieur les paysans donnent la main aux citoyens. Quelques troupes
irrégulières tentent un vain effort contre la multitude. Elle enlève tous
les postes: elle domine la porte de la Lanterne: l'ennemi près d'être
coupé, canonné dans sa position le long de la mer par les batteries
opposées du môle, cède et se retire enfin. Les Génois lèvent les ponts,
ferment les portes, et, vainqueurs, ils se voient en possession de leur
liberté et de leur ville. Ils se livrent aux transports de l'allégresse;
à l'ivresse d'une victoire inattendue, gagnée sur des soldats par des
bourgeois sans chefs, sans partage, sans exemple. Un malheureux
domestique d'auberge, Jean Carbone, blessé, est porté en triomphe au
palais, tenant en main l'honorable trophée des clefs de la porte Saint-
Thomas qu'il avait arrachées. Il les présente au doge, au sénat assemblé,
et leur crie: «Vous les aviez données à l'ennemi; nous les avons
reprises au prix de notre sang: gardez-les mieux à l'avenir!» On sourit
de pitié quand on voit les historiens de la noblesse travestir cette
harangue éloquente en tendres protestations de respect et d'amour
terminées par la demande d'un pardon pour les irrégularités que le peuple
pouvait avoir commises en se sauvant lui-même!

La terreur panique dont son énergie avait frappé les ennemis ne rend pas
trop invraisemblables les relations qui ne font monter qu'à quarante
morts ou blessés la perte des Génois à l'attaque de la porte. Les
escarmouches des journées précédentes n'avaient pas été beaucoup plus
sanglantes.


CHAPITRE III.
Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.

Les habitants des campagnes suivant partout l'exemple de ceux de la
ville, Botta, harcelé de toutes parts, ne se crut pas en sûreté. Il
repassa la Bocchetta avec précipitation. Ses hôpitaux furent abandonnés.
Des bataillons épars, enveloppés, rendirent leurs drapeaux et leurs
armes. On conduisit prisonniers à Gênes plus de cent officiers et trois
mille cinq cents soldats. Le peuple, qui venait de faire avec tant de
courage et de bonheur l'apprentissage de la guerre, se livra avec la même
ardeur au pillage des magasins et des bagages.

Le fond de cette foule armée était composé des classes les plus infimes;
et ceux qui se distinguaient par la bravoure n'étaient pas toujours les
plus recommandables par l'état, la conduite et les moeurs. Les artisans
notables, la petite bourgeoisie, quelques personnes considérables,
s'étaient réunies à mesure; mais ceux qui avaient donné l'exemple avaient
retenu l'autorité que les premiers ils s'étaient arrogée. Dans l'action,
l'impulsion une fois donnée, un esprit public que la crise avait
développé entraînait les citoyens dans une unanimité d'intention qui
suppléait au défaut de chefs réels ou au peu de confiance que ceux qui en
avaient pris le rôle auraient mérité. Mais après le premier péril, quelle
était la position singulière et délicate de cette grande ville? Au
dehors, un ennemi furieux de sa disgrâce campait encore à une journée de
distance et menaçait Gênes de grandes forces que la Lombardie pouvait lui
fournir: il tenait la ville de Savone et en assiégeait la citadelle. Le
patrice Adorne, plus déterminé que le sénat ne l'avait été dans Gênes,
avait refusé de la rendre: mais il était réduit à l'extrémité. Peu après,
l'ardeur du pillage d'un magasin ayant fait débander dans Saint-Pierre
d'Arène un secours populaire qu'il attendait de Gênes, ce brave
gouverneur fut obligé de rendre la place. Au dedans, plus Gênes avait de
citoyens armés et plus ils étaient enflammés par le succès, plus il y
avait de confusion et d'anarchie. On ne voulait plus reconnaître les
ordres du gouvernement; lui-même craignait d'en donner. La noblesse était
devenue odieuse et par ce qu'elle avait fait et par ce qu'elle avait
refusé de faire. Plusieurs de ses membres avaient satisfait à leur
bravoure personnelle en se mêlant au peuple; et probablement leur zèle
était conforme à la politique du corps. Mais cette politique avait été si
secrète et si peu avouée que ceux des nobles qui prirent les armes le
firent sous le déguisement de mariniers. La porte de toutes les maisons
nobles avait été fermée au peuple et soigneusement barricadée, soit par
défiance de ces défenseurs volontaires de la patrie, soit par crainte de
se compromettre envers l'ennemi en leur assurant des asiles ou en leur
donnant des secours. Après l'événement cette précaution injurieuse fut
violemment reprochée à la noblesse. On regarda les nobles comme des
ennemis irrémissiblement atteints d'un coupable égoïsme, indignes de
gouverner et de défendre la ville. Les chefs populaires s'étaient emparés
pendant l'émeute du palais de l'université (ou collège des jésuites). Ils
y fixèrent leur conseil de guerre et y prolongèrent leur empire sous le
nom de quartier général. Un courtier, des boutiquiers, étaient les plus
distingués de ceux qui le composèrent. Des tapissiers, des cordonniers,
un portefaix et le fameux garçon d'auberge furent les membres de ce
conseil tout-puissant. Ils se nommèrent les défenseurs de la liberté; ils
donnèrent des ordres et des patentes, et loin de supposer que l'autorité
du sénat existât encore, de leur autorité privée ils abolirent les
impositions publiques, les octrois, les gabelles; ils s'emparèrent de
tout le gouvernement.

Cette autorité prise par une réunion spontanée d'un petit nombre d'hommes
courageux, mais peu faits pour administrer une république, fut bientôt
suspecte. Mille sujets de terreur ou d'inquiétude rendirent fâcheuse leur
administration. Les vivres manquaient. Les vaisseaux anglais, les
corsaires du roi de Sardaigne, rendaient aux bâtiments génois l'entrée du
port difficile et casuelle. Ce grand nombre de gens armés, sans
discipline, exigeait impérieusement et dilapidait indiscrètement les
subsistances. Toutes les caisses étaient vides et l'on avait détourné,
pour flatter le peuple, les sources qui les remplissaient autrefois. Le
butin fait sur les Allemands offrait une ressource; mais ce fut un sujet
de vexations odieuses. Des patrouilles sans ordre et sans aveu violaient
tous les domiciles sous prétexte de rechercher les dépôts appartenant à
l'ennemi. Le premier jour on restitua fidèlement ce qui avait été pris
sur les citoyens en croyant enlever des propriétés ennemies: mais bientôt
tout ce qu'on put prendre fut de bonne prise, et tout homme armé
s'arrogea le droit de piller à son profit, au nom de la patrie. Tout
magasin bien pourvu était suspect d'être un magasin allemand. On
rançonnait les négociants en les supposant détenteurs de sommes que les
Autrichiens leur devaient avoir confiées. Enfin, le partage des
dépouilles devint un sujet de discorde entre les chefs populaires. Ce fut
la première occasion que la noblesse, plus habile dans l'intrigue que
dans la politique extérieure ou dans la guerre, saisit avec dextérité
pour reprendre le terrain qu'elle avait perdu.

Le gouvernement, qui voyait ses pouvoirs envahis et la confiance aliénée,
dissimulait et attendait. Ne pouvant s'opposer au torrent populaire,
craignant les transactions avec le peuple et les concessions forcées, ne
voulant pas offrir aux actes de cette nouvelle autorité une sanction qui
aurait peut-être été rejetée avec mépris, il semblait vouloir se faire
oublier. Le sénat même ne s'assemblait plus, sous prétexte que, par la
dispersion de ses membres, on ne trouvait pas à le réunir en nombre
légal. Mais il faisait partir des agents secrets pour les cours de France
et d'Espagne. Il tentait même, mais inutilement, de faire arriver un de
ses négociateurs auprès du cabinet de Londres. Surtout il avait les yeux
ouverts sur ce qui se passait dans le peuple, et sa vigilance égalait sa
circonspection.

Peu de jours après la victoire, on fit réclamer une assemblée générale
des citoyens, et les chefs populaires furent obligés de la convoquer.
Elle fut tenue tumultuairement en plein air sur la place de l'Annonciade:
les propriétaires, la bourgeoisie n'abandonnèrent pas cette assemblée à
la populace. Il y fut résolu que la défense et le soin de la république
seraient confiés à un corps de députés de toutes les classes, hormis de
la noblesse formellement exclue. Huit avocats, notaires ou négociants,
douze artisans, quatre députés des campagnes formaient ce conseil avec
douze chefs populaires, comme si ces premiers conducteurs de l'émeute
fussent devenus un ordre à part, à la place de la noblesse. Par le faible
contingent accordé aux classes supérieures, on voit bien que les idées
démocratiques dominaient encore. On délibéra une levée de quinze mille
citoyens sans distinction.

Aussitôt que l'autorité dictatoriale eut cessé d'être exclusivement dans
les mains des premiers chefs, trois quartiers populaires soulevés à la
fois vinrent leur demander compte du butin, et, sur leur résistance,
menacèrent d'attaquer le quartier général et sa garde. Un noble des plus
considérables se trouva prêt pour s'entremettre entre les deux partis.
Pour premier résultat de ce mouvement, deux des principaux chefs furent
accusés d'avoir volé à leur profit l'argenterie. Tous furent suspects,
déconsidérés et la plupart emprisonnés. Le peuple suit dans le péril ceux
qui marchent en avant; mais quand il croit disposer d'un intérêt
pécuniaire, il sait bien passer par-dessus les préjugés et la jalousie
pour distinguer la probité; ou plutôt c'est contre ses égaux qu'il tourne
sa jalousie et sa méfiance. Ces chefs populaires sont à peine expulsés,
on va prendre deux nobles dans leur maison; on les conduit au quartier
général. «Nous ne voulons que de braves gens; guidez-nous,» telle fut
la harangue de leur installation. Dans l'assemblée ainsi purgée et
renforcée, il passa en résolution de demander au sénat des arbitres pour
régler les différends sur le partage du butin; puis des commissaires pour
veiller aux rations et aux approvisionnements militaires. On ne se fiait
qu'à la noblesse en ce qui demandait du désintéressement et de
l'impartialité. Ce furent autant de nobles introduits dans le quartier
général, et une correspondance fut établie qui constatait l'existence du
sénat et lui rattachait l'administration de la république. Les arbitres
firent décider que le butin serait consacré aux frais de la défense
commune, résolution reçue avec applaudissement. En même temps, des nobles
furent nommés pour présider à la réparation des fortifications de la
ville destinée à soutenir un siège. Les citoyens de toutes les classes
s'étant portés avec le plus beau zèle à ces travaux, tous rendirent
hommage au dévouement des commissaires, éloges qui tournaient au profit
de leur ordre et lui reportaient la confiance.

On fit un plus grand pas. A l'occasion du remplacement des chefs expulsés
du quartier général, on en changea la forme. Les nobles s'y maintinrent
sous le nom de conseillers des quartiers de la ville. On y conserva douze
artisans d'abord tirés au sort parmi les syndics des métiers, puis parmi
des représentants qu'on fit élire par ces corporations. Les douze
conseillers artisans ne restaient que trois mois en place. Enfin, il
siégea dans ce conseil un ou deux représentants de chacune des paroisses
de la ville, dont il fut facile de diriger l'élection. On indiquait une
assemblée paroissiale; elle se formait au hasard. On y proposait un
candidat; une acclamation l'acceptait ou le rejetait. Presque partout
cette forme d'assemblée donna pour élus des bourgeois notables. On fit
promettre au peuple la plus grande déférence pour ces députés qu'il crut
avoir choisis et qu'on qualifia de chefs de paroisse.

Quoique la noblesse, ou même le gouvernement proprement dit, eût déjà de
l'influence, tous les pouvoirs se concentraient encore dans l'assemblée
du quartier général. Cette assemblée se divisa en commissions et se
partagea l'administration entière. Chacun de ses bureaux exerçait
l'autorité d'une des magistratures de la république; seulement, on eut
soin de n'usurper les noms d'aucun de ces corps en se saisissant de leurs
fonctions. Mais on vit bientôt que ces commissions n'avaient été érigées
que pour préparer la rentrée des magistrats qu'elles semblaient
remplacer.

On n'oublia pas de créer un comité inquisitorial pour le procès des chefs
populaires accusés de dilapidations. Cette institution ne servit qu'à
amuser le peuple. Au bout de quelque temps, ces premiers soldats de la
liberté sortirent obscurément de prison et personne ne parla plus d'eux.

Si, quand le peuple eut délivré la ville sans que les nobles eussent osé
y prendre part ou avouer qu'ils y avaient concouru, il avait eu à sa tête
des plébéiens honorables et surtout des hommes purs, il est probable que
la masse du public eût disputé plus longtemps à la noblesse les droits
que celle-ci avait laissé perdre. La constitution eût pu en être
modifiée. Mais le marchand, le jurisconsulte qui avaient pris les armes
ou qui se dévouaient à les porter tant que la patrie serait menacée,
voulaient plier sous un sénat démagogique encore moins que devant un
sénat aristocratique; obéir à des portefaix encore moins qu'à des nobles.
Ceux qui possédaient craignaient de se soumettre à ceux qui n'avaient
rien, de s'abandonner à la discrétion de ceux qui, n'ayant rien,
n'avaient aucun respect pour la propriété d'autrui. C'est ainsi que la
restauration du gouvernement des nobles, conduite de leur part avec un
art admirable, en flattant, en caressant, en promettant, en divisant, en
temporisant, surtout en dépensant, éprouva tant de faveur dans cette
classe mitoyenne que la noblesse avait lieu de craindre pour émule. Cette
classe se livra elle-même et ne s'employa plus qu'à dissiper les préjugés
dont le bas peuple avait été imbu, préjugés heureux puisque sans eux ce
peuple n'aurait pas fait l'effort qui sauva la ville; et cet effort le
sénat ne l'eût jamais ni commandé ni permis.

Les choses de ce monde n'ont qu'un temps et, s'il est permis de parler
ainsi, qu'une mode. Ce n'était pas encore l'époque des penseurs qui
croient, de nos jours, à la possibilité de la démocratie pure, ni des
déclamateurs qui, dans leurs comptoirs ou leurs études, rêvent Athènes et
Rome, ni de ces génies entreprenants qui, de bonne ou de mauvaise foi, se
disent faits pour rajeunir la décrépitude des anciens pouvoirs. Il ne se
trouva pas dans Gênes, chez un seul homme de quelque crédit, la pensée
d'oser résister à l'impulsion qui de loin ramenait les nobles au timon de
la république. Le métier d'agiter le peuple ne fut plus que le patrimoine
de quelques misérables qui avaient besoin de troubles pour être quelque
chose ou de pillage pour subsister. Cependant les esprits étaient encore
tellement agités que ce n'était pas trop de toutes les précautions prises
pour remonter lentement la machine. Quoique la restauration avançât à
grands pas, il n'aurait pas été sûr d'avouer le but proposé; le moindre
incident remettait les nobles dans les transes, et la ville dans le
trouble et l'anarchie.

Parmi les moyens employés pour l'attaque et pour la défense, on
n'épargnait par les calomnies. Tout citoyen qui élevait la voix dans un
sens opposé à la noblesse était, suivant elle, un pensionnaire de
l'ennemi chargé de semer la division dans Gênes: suivant les factieux, la
noblesse était vendue à la cour d'Autriche; elle était pressée de faire
sa paix; elle l'avait déjà faite en secret; elle sacrifiait le peuple à
la vengeance des généraux; sa vue unique était de ne pas perdre ses fonds
placés dans la banque de Vienne. Un bruit se répand que les Allemands
redescendent la Bocchetta. Tandis que les plus braves de toutes les
classes courent au-devant de l'ennemi, une populace eu émeute redouble
ses clameurs insensées et accuse le sénat de trahison. Trois malheureux,
un poissonnier, un sbire, le fils du bourreau, se font les tribuns de ce
vil peuple, demandent des armes et font voir l'usage qu'ils veulent en
faire en pointant deux canons contre la porte et les murailles du palais
public. «La noblesse, disaient-ils, voulait le convertir en citadelle à
son usage...» Une étincelle pouvait subvertir Gênes. Que serait devenue
la république si une guerre civile avait éclaté dans son sein? si le
peuple, ignorant et facile à entraîner, avait entendu un pareil signal de
pillage et de massacre? Quel parti auraient pu prendre les gens de bien,
entre une noblesse dispersée, avilie, un sénat sans appui, et les
prolétaires en tumulte faisant crouler sous leurs canons le siège du
gouvernement? Et c'était ainsi que Gênes, au moment de revoir l'ennemi à
ses portes, préludait à sa défense!

Le courage de Jacques Lomellini conjura seul la tempête. J'ai rarement
occasion de nommer des hommes. J'indique l'esprit de chaque classe; et
les personnages se confondent dans la foule. Mais l'homme qui a calmé une
émeute furieuse, l'homme dont la résolution et l'autorité ont sauvé la
ville, on aime à conserver son nom. Jacques Lomelin, noble distingué,
agréable au peuple qui l'avait vu payer de sa personne à la reprise des
portes, se montra seul à la foule sur la place du Palais. Il parla, il
défendit la cause de son ordre et du sénat; il répondit aux calomnies; il
promit, il caressa, il ébranla la multitude et la vit prête à se séparer
de ses chefs factieux. Ceux-ci courent au canon pour toute réponse.
Lomelin se précipite au-devant du coup prêt à partir. Il s'écrie qu'il
sera la première victime de l'erreur populaire, qu'il ne verra pas ses
concitoyens attenter au sanctuaire de leur liberté et détruire ensemble
le palais et le sénat, le monument de tant de siècles. Cette action
généreuse gagna à sa cause tous les coeurs droits. Le peuple enleva les
canons et les reconduisit à leur place. Cependant telle était encore la
chaleur populaire qu'elle ne fut apaisée qu'en lui ouvrant l'arsenal. En
un instant il fut vidé, beaucoup plus avec l'apparence d'un pillage que
d'un armement. Les armes antiques et hors d'usage conservées comme des
monuments des croisades, des guerres pisanes et vénitiennes, furent
enlevées comme les armes usuelles, et on les vit immédiatement après
revendues parmi le peuple à vil prix, comme un butin. Le gouvernement
dissimula d'abord tout ressentiment de cette émeute: mais, peu après, les
trois misérables qui l'avaient suscitée furent enlevés. Deux, jugés
secrètement, furent mis à mort dans la prison. Le plus vil fut réservé
pour un supplice public quand le progrès de l'opinion parut le permettre.

L'annonce des Allemands avait été l'effet d'une terreur panique ou un
mensonge de séditieux. On put respirer. Les armes dans les mains de la
multitude, l'indiscipline du peuple, étaient le principal sujet des
craintes du gouvernement et du quartier général. On était menacé d'une
subversion intestine et de manquer de défenseurs au besoin. Ceux que le
peuple avouait pour chefs ne savaient eux-mêmes comment conduire cette
tourbe. On avait fait diverses tentatives pour organiser la milice.
D'abord, à la levée indistincte de quinze mille hommes ordonnée dans les
premiers temps, on avait substitué des compagnies de cent hommes par
paroisse. On leur avait donné des capitaines qu'on avait fait élire comme
les représentants au quartier général. Mais enfin, par une invention
heureuse, on favorisa l'établissement d'une compagnie de volontaires. En
s'offrant à faire le service le plus pénible et le plus dangereux, ces
volontaires parurent n'avoir en vue que de soulager le peuple et les
journaliers qui ne pouvaient sacrifier tout leur temps à la patrie. Cette
compagnie se donna un uniforme élégant et coûteux. L'exemple fut suivi;
il se forma d'autres corps semblables tous distingués par l'habit
militaire. Un grand nombre de citoyens aisés se détachèrent des
compagnies de paroisses pour entrer dans les corps d'élite. Toutes les
professions un peu relevées, et, de proche en proche, les corps
d'artisans, se donnèrent une distinction analogue. La noblesse facilita
certainement cette dépense à ceux qui lui étaient dévoués. La compagnie
des laquais ne fut pas la moins brillante et dut être la plus protégée.
L'uniforme sépara le public en deux classes avant que le peuple pût en
murmurer. La vanité des individus fut une sorte de dissolvant sur la
masse. Les compagnies de paroisses abandonnées par amour-propre, avilies
par la comparaison de ces troupes brillantes, déclinèrent rapidement.
Enfin il ne resta plus à leurs officiers notables demeurés seuls qu'à se
réunir eux-mêmes en une compagnie d'élite qui s'appela la compagnie des
capitaines.

Les nobles ne furent pas les premiers à se montrer et ils ne se
répandirent pas indistinctement dans ces corps. Ils en formèrent un sous
le nom de Castellans où ils s'inscrivirent. Ils affectèrent de s'y réunir
avec des bourgeois, mais ils n'y laissèrent entrer avec eux que des gens
du palais, c'est-à-dire les plus habitués par état à dépendre de la
noblesse. Avec le courage et l'autorité, la morgue commençait à renaître.

C'était peu d'avoir ainsi reformé l'armée; on voulut la ranger sous
l'obéissance directe du gouvernement. Ci-devant, les détails militaires
de la république étaient commis à une magistrature de guerre dont les
membres, à tour de rôle, avec le titre de sergent d'armes et puis de
général d'armes, donnaient les ordres directement aux troupes. A la
première organisation du quartier général, en suivant la vue de se donner
des officiers différents de ceux de la république, on avait élu un
nouveau sergent d'armes. Ce fut un noble. Mais bientôt on appela
insolence la sévérité de la discipline, les troupes se déposèrent, et
même on le mit en prison. Or, à mesure que les compagnies volontaires
furent formées, elles demandèrent les ordres au sergent d'armes de la
république; c'est au palais qu'elles reçurent leurs drapeaux; et dès lors
c'est au gouvernement qu'elles appartinrent.

Au dehors la nouvelle du soulèvement et de la victoire des Génois avait
excité partout la surprise et l'admiration. La cour de France, si
intéressée au succès, pour signaler la sympathie utilement, s'était
empressée d'envoyer un premier secours pécuniaire sans attendre qu'il fut
demandé. L'ennemi ne pouvait manquer de revenir en force pour essayer de
venger son affront. Il était aussi nécessaire que juste d'organiser
l'assistance à porter à Gênes pour défendre la ville et ses braves
citoyens. Il fallait y faire arriver des subsides réguliers et des
troupes. Mais à qui les adresser? où était, qui était maintenant le
gouvernement? L'envoyé génois résidant à Paris ne parlait que du sénat,
comme si rien ne fût avenu, comme si la noblesse fut encore tout l'État.
On pensait à Versailles qu'en ce moment il n'en pouvait être ainsi. La
renommée avait même grossi les événements qui s'étaient passés à Gênes
depuis la révolution. Le bruit avait couru que le peuple s'était créé un
doge pris dans la plus basse classe. On rejetait ces calomnies; mais il
importait de savoir si la ville était livrée à l'anarchie. Car si
l'intérêt des opérations futures, autant que la justice et l'estime dues
au courage, inspirait de secourir les Génois, s'allier avec une populace,
l'aider peut-être à opprimer les nobles, se confier à une démocratie en
tumulte, on y répugnait avec raison. On interrogeait le ministre de
France resté à Gênes. Il répondait avec embarras et réticence. Il
hésitait à recommander à la confiance de sa cour un sénat sans pouvoir et
sans popularité, qui se rendait presque invisible; ou une tourbe d'hommes
courageux mais sans lumières, incapables de gouverner, d'administrer, et
qui, en se défiant les uns des autres en fait d'argent, ne faisaient que
se rendre justice. Aussi l'envoyé n'avait-il pas balancé à délivrer au
sénat les sommes venues de France. On lui dépêcha de Paris un messager
secret qui pût tout entendre de lui, tout voir, et revenir rendre compte
de l'état des choses. Sur ses rapports on se convainquit que la
révolution était avancée, que le peuple n'avait point de chef en état de
contre-balancer le pouvoir de la noblesse, que les classes mitoyennes
penchaient pour elle, même involontairement et par le cours naturel des
choses, les moins enclins effrayés de la domination de la glèbe et
n'ayant pas besoin d'en faire une plus longue expérience; que le peuple
se rangeait de jour en jour sous l'ancienne loi; que le quartier général
ne serait bientôt plus qu'un instrument du sénat, un intermédiaire
commode et sans danger entre le gouvernement et les citoyens armés, et
que cet échafaudage serait facilement supprimé aussitôt qu'on le
voudrait.

Cependant la jalousie n'était pas éteinte entre le gouvernement des
nobles et celui des plébéiens. Tantôt le premier, se croyant trop tôt sûr
de sa puissance retrouvée, annonçait imprudemment la suppression du
quartier général. Tantôt le quartier général mettait au jour la
prétention d'envoyer ses délégués siéger au petit conseil1. Quand on
apprit que le roi de France se préparait à envoyer six mille hommes, les
meneurs affectèrent de craindre qu'arrivées pour être à la disposition du
sénat, ces troupes ne fussent destinées à opprimer la liberté populaire.
Ils s'offensèrent également de ce que l'argent venu de France ne leur eût
pas été remis et se dépensât sans leur concours. Leurs plaintes
redoublèrent quand ils apprirent que le subside serait permanent2.
L'envoyé français eut quelque peine à leur faire entendre que les troupes
du roi ne se mêlaient que de défendre le pays contre les Autrichiens; que
les secours généreux de la France avaient pour destination exclusive de
pourvoir aux fortifications et aux munitions. Loin d'être défavorable à
la cause populaire, la cour elle-même n'avait pas fort approuvé que son
argent passât aux mains des nobles. Elle craignait que, soustrait aux
yeux du peuple, ce sacrifice ne manquât le but en ne servant pas à
maintenir et à encourager l'esprit public. Mais à livrer la somme aux
chefs populaires, la dilapidation aurait été certaine; et entre les mains
du sénat même, on eut lieu de croire qu'une portion des deniers, au lieu
de subvenir aux besoins présents, avait été distraite pour rembourser à
certains gentilshommes des avances faites pour des besoins passés. On
convint enfin que l'argent serait encore remis au sénat, mais qu'on
ferait savoir au public ce que le roi donnait, et qu'il serait pris en
même temps des mesures pour empêcher que rien sur ce fonds ne fût
détourné de sa destination3. Ces ménagements calmèrent les dernières
agitations; mais cinquante ans après on trouvait encore des vieillards
qui, regrettant qu'on eût perdu cette occasion de secouer le joug des
nobles, accusaient les ministres de Louis XV de corruption et d'injustice
pour avoir préféré la noblesse et prêté la main pour la relever.

Bientôt arriva dans le port une frégate française. Six officiers
supérieurs, deux ingénieurs en descendirent. L'allégresse publique éclata
à leur passage. Ils annoncent que les Autrichiens reculent sur Var et que
l'armée française du maréchal de Belle-Ile passe ce fleuve à leur
poursuite; que Gênes verra bientôt de nouveaux défenseurs. En effet, des
troupes françaises et espagnoles échappées aux vaisseaux anglais,
accompagnées de convois d'argent, parviennent heureusement au port; à
leur tête on voit paraître le duc de Boufflers. Il se rend au palais;
c'est dans la personne du doge qu'il reconnaît, qu'il félicite la
république de sa glorieuse résistance. C'est avec le sénat qu'il concerte
les mesures pour l'avenir4.

Dans les instructions données au général on lui recommandait de réunir,
s'il se pouvait, la noblesse et la bourgeoisie dans un même sentiment de
zèle pour le salut de la patrie. S'il y avait dissentiment invincible, il
devait adhérer à celui des deux partis qui serait le plus franchement
déterminé à la défense, et le plus fermement attaché à l'alliance des
couronnes de France et d'Espagne. Quoique Boufflers se fût d'abord
adressé au doge, il arrivait avec des préventions contre une noblesse
suspecte de ménager l'Autriche par crainte ou par intérêt. Il venait
aussi sous l'impression de l'éclat d'une victoire plébéienne; et flatté
de l'accueil qu'il recevait, ce qui n'allait pas bien il l'attribuait à
la jalousie et à la méfiance des grands envers le peuple; il se
promettait de faire connaître à ce peuple toute sa propre force, et, pour
en avoir l'occasion, il était impatient que l'ennemi parût. Mais après
quelques semaines, son jugement fut modifié par de nouvelles
observations. Il reconnut que si parmi les nobles qui concouraient au
gouvernement tous ne pouvaient être également zélés, également bien
intentionnés, le plus grand nombre des membres se montraient
convenablement. Il les avait bien vus essayer d'abord de lui dérober une
ouverture indirecte qu'ils avaient reçue pour un accommodement secret
avec le roi de Sardaigne; mais il avait suffi du ton sur lequel il
s'était expliqué à ce sujet, pour faire rompre ces pratiques et en finir
de ces mystères, et il n'y avait plus si indifférente affaire qu'on n'en
consultât avec lui. On suivait ses avis avec la plus grande déférence.
Seulement il cherchait des hommes d'État et il n'en avait rencontré
encore qu'un seul5.

Quant au peuple, il s'apercevait que ces hommes qu'on croyait guerriers
ne l'étaient nullement. Ils avaient montré dans le désespoir de la
témérité et de la fureur; mais on ne pouvait compter sur eux pour une
défense régulière6. «On manque dans cette foule, dit-il, des personnages
supérieurs à la multitude, et ainsi il n'y a rien à négocier avec cette
partie de la république.» Boufflers finit cependant par ranimer les
courages; il les excita par l'émulation, il les plia à la discipline par
la confiance qu'il acquit près d'eux. Ce fut son prodigieux mérite et
l'amour public fut sa récompense.

Le général autrichien Schullembourg avait pénétré de toutes parts; Gênes
était resserrée. L'ennemi avait sommé la ville plusieurs fois. Ses
défenseurs avaient abandonné et repris les postes les plus voisins de ses
remparts, avant même que Boufflers fût arrivé pour les défendre. Mon but
n'est pas de suivre les détails de l'attaque et de cette belle défense.
Il me suffit de dire que les Génois soutinrent avec courage et discipline
les fatigues d'un siège long et pénible. C'est ici leur moment honorable.
Le péril, la présence d'un ennemi qu'ils avaient bravé et chassé,
Boufflers et les Français, tout ranimait l'esprit public. Et le général
put alors s'apercevoir du crédit qu'il avait gagné, ainsi qu'il
l'écrivait avec satisfaction. Plus de troubles dans la ville, bonne
volonté constante pour marcher en campagne. Les nobles qui y parurent s'y
distinguèrent; plusieurs y moururent au champ d'honneur. A cette époque,
les sacrifices d'argent ne coûtèrent plus rien à la noblesse. Je ne parle
pas des bijoux dont il fut de mode parmi les femmes de faire des
offrandes patriotiques, ni du renoncement, que les narrateurs populaires
ne peuvent s'empêcher d'admirer, des sénateurs qui se réduisaient à un
seul laquais pour toute suite, et des dames qui ne se montraient plus
suivies que de leurs femmes. Le patriotisme se manifestait par des signes
plus certains. Les corps de métiers fournissaient tous les jours huit
cents hommes pour la garde. Toutes les compagnies de volontaires étaient
toujours prêtes à marcher. Les citoyens rivalisaient de bravoure et de
discipline avec les soldats, les habitants des campagnes de dévouement et
d'intelligence avec ceux de la ville. Le clergé même signala son courage.
Il s'était utilement et honorablement conduit dès le commencement de la
crise. Ses prédications, ses directions publiques et secrètes avaient
soutenu le bon esprit du peuple. Les cérémonies religieuses, les
processions, les neuvaines lui plaisent: ce sont ses fêtes, on les avait
multipliées dans ce but. On avait fait des voeux à tous les autels. Les
prêtres avaient excité par la piété le patriotisme; et, chose
remarquable, au milieu de la chaleur des deux partis, on ne voit nulle
part ni la noblesse accuser le clergé d'avoir abusé contre elle de son
influence, ni les populaires lui reprocher d'avoir coopéré à les remettre
sous le joug. Il agit, et il semble ne l'avoir fait que dans le sens du
salut de la république. Les prêtres, les religieux même offrirent de
prendre les armes pour la police intérieure. Ils gardaient les
prisonniers et les établissements publics; ils faisaient des patrouilles
pour le bon ordre. On les vit donner sous les murs de la ville le
singulier spectacle d'une légion d'ecclésiastiques sous les armes, passée
solennellement en revue par l'archevêque: et, de démonstration en
démonstration, les prêtres se mêlèrent fréquemment aux expéditions
extérieures. L'ennemi même les distingua avec une particulière
animadversion. C'est peut-être le patriotisme des ecclésiastiques qui
enflamma les Autrichiens contre les saints protecteurs du pays. On trouva
les madones qui étaient sur les portes ou dans les campagnes souillées,
décapitées, pendues, turpitude plus superstitieuse que la confiance qu'y
mettaient les Génois. Il est vrai que le peuple avait vu la Vierge
écarter de sa main les boulets tirés sur la cité. Malheureusement la
fureur des assiégeants se signala par des excès plus funestes. Ils
étaient aux portes de la ville. Ils tenaient ces beaux villages, ou
plutôt ces faubourgs magnifiques qui la prolongent des deux côtés, Saint-
Pierre d'Arène, Albaro: là tous les palais superbes qui, dès le temps de
Pétrarque, faisaient des environs de Gênes le plus noble séjour de
l'Italie et dont les merveilles s'étaient accrues ou rajeunies de siècle
en siècle, furent brûlés, démolis ou dévastés. Ceux que dessina Michel-
Ange n'échappèrent pas aux vandales. Nous avons vu, après cinquante ans,
les marques irréparables de cette dévastation atroce, jusqu'à ce qu'une
autre guerre et de nouvelles calamités soient venues ajouter d'autres
ruines à ces ruines anciennes.

La défense de Gênes par M. de Boufflers est un événement militaire que
les gens de l'art admirent et étudient encore. Il fit toutes ses
opérations à propos. Des batteries placées le long de la mer écartèrent
les vaisseaux anglais qui incommodaient le rivage. Des retranchements,
des forts, habilement combinés, défendirent autant qu'il était possible
l'approche des hauteurs qui, sur la rive gauche du Bisagno, longent et
dominent les fortifications orientales de la ville. Un moment les forces
ennemies parurent l'emporter. On ne put leur fermer le Bisagno. Mais le
terrain leur fut si savamment disputé qu'elles ne purent tirer aucun
parti considérable de leur introduction dans cette vallée. Français,
Espagnols, Génois, tous rivaux d'émulation, semblaient n'avoir qu'un même
esprit et suivre sous leur chef habile une inspiration unique. Après de
vains efforts, Schullembourg, ayant consumé beaucoup de temps et
inutilement fatigué son armée, leva le siège de Gênes au commencement de
juillet 1747.

Le duc de Boufflers, épuisé de fatigues et attaqué de la petite vérole7,
mourut au moment même de cette retraite de l'ennemi. Sa mort fut, dans
Gênes, une calamité telle qu'elle fit craindre des excès de désespoir.
Les écrivains du gouvernement assurent qu'on fut obligé d'employer
l'influence secrète des prêtres auprès du peuple, pour modérer la
violence de la douleur publique.

Le duc de Richelieu vint remplacer Boufflers. Ses instructions
l'invitaient à rechercher la popularité: il lui en coûta peu pour
l'obtenir. Dans ce pays qui se souvenait de l'avoir vu dans sa plus
brillante jeunesse, sa dignité noble et aisée, sa gracieuse facilité de
moeurs séduisirent toutes les classes et multiplièrent ses succès. Mais il
était avide de gloire militaire, il avait d'avance mandé au ministre
qu'il n'entendait pas qu'on ne l'envoyât à Gênes que pour y publier la
paix (car on commençait à en parler alors). Cependant pendant son séjour
au printemps de 1748, l'ennemi ne menaça Gênes que de loin. Richelieu
perfectionna quelques ouvrages de défense. Il fit des excursions peu
importantes avec des succès variés. Il disputa assez heureusement les
approches, mais sans grandes opérations ni périls éminents. Le seul
avantage de commander encore quand la paix fut signée ne devait pas lui
mériter le titre de libérateur de Gênes. La famille de Boufflers fut
inscrite sur le livre d'or des nobles de la république. Richelieu vivant,
avec le même honneur, eut une statue; et le même jour le bâton de
maréchal lui arrivait de France. Le courtisan hérita des lauriers qui
appartenaient au guerrier.

La paix vint enfin. Après des préliminaires signés le 30 avril 1748, le
traité d'Aix-la-Chapelle fut conclu le 18 octobre. Les Génois y furent
compris. On leur rendit ce qu'on occupait encore de leur territoire,
Savone et Final, ce premier sujet de leur querelle8. On eut soin de
stipuler que les pays frappés de contributions et que le sort de la
guerre avait délivrés de l'occupation de l'ennemi seraient affranchis de
toute demande pour le reliquat non acquitté; que Gênes et les Génois
retourneraient dans la jouissance de leurs revenus à la banque de Vienne.
Contre la teneur d'une stipulation si explicite, les ministres
autrichiens essayèrent de les frustrer de leurs capitaux: et ce fut par
un ridicule sophisme de légiste. Au moment, disaient-ils, que les
Allemands sortirent de Gênes, l'impératrice était créancière légitime des
Génois du reste des contributions qu'elle avait eu le droit de leur
imposer. Les Génois étaient à leur tour créanciers de l'impératrice pour
des capitaux employés dans la banque publique. Quand les dettes et les
créances sont réciproques entre les mêmes parties, il se fait pour
chacune et à concurrence une compensation naturelle, une secrète et
mutuelle extinction des dettes. Telle est, en effet, la loi civile: on
n'avait pas de honte de l'appliquer aux relations politiques de deux
États: et quant à la stipulation opposée qu'on venait d'insérer dans le
traité de paix, elle ne devait, disait-on, se rapporter qu'à des créances
existantes. Or, celles-ci compensées, confisquées, éteintes, et ne
pouvant revivre, ce n'est pas elles que l'article du traité avait pu
considérer. Cette chicane fut soutenue avec une longue insistance.
Heureusement que les Autrichiens faisaient d'autres difficultés non moins
injustes qui intéressaient les puissances principales. La France exigea
donc avec menace la fidèle exécution du traité. Par un acte solennel
l'impératrice reconnut enfin le droit des créanciers génois et leur
rendit de nouveaux titres à la place de ceux qu'elle avait cru annuler
pour en avoir prononcé une confiscation.

Il resterait à parler des récompenses que le gouvernement dut accorder au
peuple qui l'avait sauvé et qui lui laissait reprendre sa place; et à cet
égard, les écrivains de la noblesse disent, en racontant la délivrance de
la ville, qu'on remit à des temps plus calmes à récompenser Carbone et
les autres populaires qui s'étaient distingués à cette époque; et ils
ajoutent qu'en effet ces récompenses furent proportionnées à la
reconnaissance publique. Il faut les en croire. Mais la rémunération est
demeurée obscure. Quelque somme de deniers aura acquitté cette dette. La
misère de ces champions, les accusations qu'ils s'attirèrent et qu'on eut
grand soin de ne pas leur épargner, autorisèrent sans doute à les payer
en argent et à les remettre à leur place. On voit aussi qu'en 1748 on
inscrivit au livre des nobles, dans des formes et au temps ordinaires,
six particuliers de la classe de ceux qui dans toute autre circonstance
auraient pu prétendre également à cet honneur. On donna cette inscription
comme le pris de leur assistance fidèle au quartier général, c'est-à-
dire, de leur zèle à entrer dans les vues du gouvernement et à y
reconduire le peuple. Les milices bourgeoises se drapèrent peu à peu.
L'uniforme les avait créées; les habits ne se renouvelèrent pas. Le
gouvernement hâta la dissolution de ces corps, qui l'offusquèrent
aussitôt qu'il cessa d'en avoir besoin.

Une suite plus intéressante de la grande crise que Gênes avait soufferte
mérite d'être signalée. C'est la restauration de ses finances et de la
banque de Saint-George en particulier.

La paix générale ayant rendu libres la navigation et le commerce, il
n'est pas surprenant que Gênes ait promptement repris les avantages que
sa position lui assurait, quand, tout entière à ses vrais intérêts, sans
barrières fiscales et presque sans impôts, elle pouvait faire le seul
trafic qui lui convienne. Elle fut de nouveau l'entrepôt des marchandises
étrangères, le bureau d'un péage, si l'on peut s'exprimer ainsi, entre la
mer et la haute Italie ou les régions intérieures qui y répondent. Elle
fut une sorte de lien réciproque entre le Levant et les colonies
espagnoles et portugaises, entre le nord et le midi, et la factorerie du
commerce de toutes ces régions avec l'Italie. Son port franc fut
fréquenté de nouveau, comme une foire perpétuelle ouverte à tous ces
peuples. Le travail revint aux pauvres, les bénéfices aux commerçants,
les intérêts aux capitalistes, les consommateurs aux propriétaires de
denrées. Sans le retour de ces biens, il eût été inutile de penser au
choix des moyens capables de refaire le crédit et la fortune publique.
Mais telle avait été la brèche de quelques années, que cette prospérité
renaissante du commerce ne suffisait pas pour en réparer les ruines.

Nous avons vu que c'était dans le trésor de Saint-George qu'on avait
puisé les contributions enlevées par les Autrichiens. La suspension des
payements de cette banque en avait été la suite9. Cet événement
compromettait à la fois le revenu des familles et des établissements de
toute espèce, la fortune des citoyens entre les mains de qui les billets
de Saint-George étaient répandus, et toute la circulation du commerce
d'une place qui ne connaissait presque plus d'autre monnaie.

Cette suspension ne pouvait finir qu'en trouvant les moyens de remplir de
nouveau le vide du trésor. Le désordre et la dilapidation attachés à un
mouvement insurrectionnel, les habitudes qui en restent, la difficulté de
ramener le peuple sous le joug des impôts dont il s'est affranchi, le
surcroît de dépense et la consommation prodigieuse que fait un peuple
armé en masse comparé à l'entretien d'une armée régulière, toutes ces
causes ne permettaient pas même la tentative de réparer le mal. Tant que
la guerre dura, depuis l'expulsion des Allemands à la fin de 1746,
jusqu'à la paix d'octobre 1748, on épuisa toutes les ressources qui
pouvaient rester encore. On essaya plusieurs tempéraments en 1749: mais
ce ne fut qu'en 1750 qu'on fut en état de procéder à une liquidation
générale par laquelle on consolida les billets suspendus et les autres
dettes arriérées. On se soumit à des contributions que le retour de la
prospérité commerciale commençait à permettre de s'imposer10. Elles
assurèrent le revenu de cette dette consolidée, et, par une opération
bien faite, juste pour chaque créancier, ni trop retardée, ni trop
précipitée; la circulation fut rétablie et le lustre rendu à cette banque
dépositaire de tant de fortunes11.

Ce retour de la prospérité commerciale, ce prompt réveil de la sécurité
des capitalistes, furent les bienfaits de la paix qui, en occupant
lucrativement tous les bras et toutes les pensées, dissipèrent les restes
de l'agitation et mirent fin aux récriminations malveillantes en bien
moins de temps qu'on n'osait l'espérer. Richelieu, qui partait de Gênes
immédiatement après la paix faite, écrivait au roi et aux ministres ses
appréhensions. Il voyait un peuple armé, une bourgeoisie mécontente, et
il signalait des têtes chaudes. Suivant lui, à Gênes, personne encore ne
gouvernait tout à fait; et l'opposition de la noblesse et du peuple
aurait produit une turbulente anarchie sans la sorte d'autorité que les
circonstances avaient donnée au roi. Aussi il prévoyait qu'à la retraite
des troupes françaises qui allaient le suivre, il éclaterait non une
conspiration, mais une révolte. Sa prédiction fut heureusement démentie,
et il y aurait injustice à ne pas reconnaître, en un tel dénoûment, une
grande preuve d'habileté dans les chefs de la république reprenant
doucement les rênes et remettant le char dans la bonne voie. Tant de fois
nous l'avons vu maladroit! On avait dit12 de ce gouvernement qu'il était
grand dans les petites choses et petit dans les grandes. Certes cette
difficile restauration était une grande affaire; de petits moyens peuvent
y avoir été employés; mais le succès fut complet, et certainement il
était digne d'estime13.

(1755-1763) L'alliance des cours de Versailles et de Vienne qui se
contracta bientôt après conserva la paix de l'Italie. Elle affermit et
contint dans leurs limites les puissances de cette heureuse contrée. La
guerre, qui éclata quelques années après entre l'Angleterre et la France,
ne causa aux Génois que quelques inquiétudes passagères. C'était au fort
de leur querelle avec les Corses, et les escadres anglaises pouvaient
donner la main à ceux-ci. L'ambition toujours éveillée du roi de
Sardaigne pouvait se prévaloir à leur préjudice de la protection de la
cour de Londres. Ils avaient donc à coeur de ne rien faire qui les fît
tomber dans la disgrâce de cette cour. L'Angleterre, qu'ils avaient
vivement sollicitée, leur fit dire qu'on ne ferait rien contre eux s'ils
restaient exactement et sincèrement neutres; mais qu'on se tiendrait
offensé des moindres signes de leur défiance ou de leur mauvaise foi.
Cependant les craintes de se voir compromis, d'être envahis pendant la
guerre ou sacrifiés à la paix, recommençaient chaque jour. «Les
gouvernements faibles sont toujours soupçonneux, écrivait-on de
Versailles; on ne peut les guérir de la peur; et après tout, ce n'est pas
à nous de tranquilliser les Génois.» Enfin la paix se fit (1763), et une
nouvelle garantie de leurs possessions y fut explicitement comprise.

Il faut ici rapporter un fait assez significatif pour montrer quel déchet
l'esprit public avait souffert parmi les membres mêmes du gouvernement.
Les préparatifs de défense, ajoutés aux frais de la guerre de Corse,
nécessitaient des sacrifices. On avait décrété une contribution
extraordinaire. Chacun devait s'imposer à proportion de sa fortune, mais
nul ne pouvait être taxé d'autorité à plus de mille livres. On devait
compter sur le patriotisme des riches pour ne pas s'en tenir à la taxe
obligatoire. Le doge Augustin Lomellini14, excellent citoyen, crut devoir
donner un généreux exemple (1762); il souscrivit pour soixante mille
livres, mais nul ne l'imita, plusieurs le blâmèrent avec aigreur; quand
il sortit de charge, peu de mois après, le nouveau doge qui le remplaça
prétendit avoir été injustement surchargé par les répartiteurs, réclama
la réduction de sa taxe (1763), et l'obtint pour compléter le scandale.

Quand on recourait aux contributions extraordinaires, ou qu'on augmentait
les impôts, on essayait d'étendre ces charges hors de Gênes, et de les
faire partager aux autres villes de l'État. On rencontrait habituellement
de la résistance. Final, se souvenant de sa qualité féodale, recourait au
conseil aulique pour y plaider contre la république (1754). Cet exemple
fut suivi avec acharnement par la petite ville de Saint-Rème. Elle avait
eu autrefois pour seigneur l'évêque de Gênes, et elle prétendait que
c'était sous la suzeraineté impériale.

L'empereur accueillit avec empressement cette soumission à sa couronne,
cette attaque contre la souveraineté génoise. On croira aisément que la
paix d'Aix-la-Chapelle n'avait pas suffi pour rétablir Gênes dans les
bonnes grâces de Marie-Thérèse et de l'empereur François. Le conseil
aulique instrumenta à Vienne. On fit plus; on prétendit que les habitants
de quelques petits fiefs tenus par la république avaient été maltraités
par ses officiers, et l'empereur délégua un haut commissaire pour aller
constater ces offenses. Or, ce commissaire, le croirait-on? fut Botta
Adorno, ce général oppresseur que le peuple génois avait mis en fuite. La
république indignée protesta qu'elle ne le reconnaîtrait point. L'affaire
s'envenimait: il paraissait des injonctions, des proclamations
judiciaires et martiales au sujet de cette mission et du procès de Saint-
Rème. La protection de la France intervint. Les procédures s'arrêtèrent
et parurent oubliées. Mais douze ans après (1766), la cour de Vienne se
réveilla. Une sentence fut prononcée en faveur des habitants de Saint-
Rème. Il ne fallait plus qu'un pas pour que Gênes même et tout son État
fussent déclarés sujets à la juridiction féodale de l'empereur. Mais on
coupa court à ces iniques vexations. Le duc de Choiseul écrivit à Vienne
«que les extrémités auxquelles les Génois étaient exposés ne
permettaient plus au roi de persévérer dans la résolution qu'il avait
prise de n'employer en leur faveur que des sollicitations et de bons
offices. Leur inutilité le forçait à recourir à des moyens plus efficaces
pour remplir ses obligations. Son intention était que la cour de Vienne
en fût prévenue.» Le roi déclarait donc qu'il exécuterait pleinement la
garantie donnée à la république pour toutes ses possessions; et qu'en
outre, il requerrait pour y concourir toutes les puissances contractantes
du traité d'Aix-la-Chapelle, et spécialement S. M. l'impératrice-reine.
La déclaration eut son effet, et l'on ne parla plus de cette affaire.

La république, en même temps, en avait une autre avec le pape Rezzonico
(Clément XIII). Par une sorte de concordat tacite, mais bien ancien, le
pape pourvoyait aux évêchés génois en prenant un sujet à son choix sur
une liste que lui présentait le sénat. Tout à coup, il plut au saint-père
de nommer à l'évêché de Vintimille un abbé de Franchi, chanoine de Gênes,
sans attendre de présentation. Le sénat tint la nomination comme non
avenue et envoya sa liste de candidats. En même temps, pour empêcher
l'élu d'aller prendre possession du siège, on le logea chez le doge comme
autrefois le père Granelli; mais de Franchi mourut dans la demeure qu'on
lui avait donnée. Le pape se montra violemment offensé, et l'archevêché
de Gênes étant devenu vacant, il nomma promptement un Lercari15, sans
admettre aucune proposition du gouvernement. Cette fois on n'osa pas à
Gênes renouveler la querelle, le choix convenant d'ailleurs. Il y eut
alors une sorte de transaction (1767). Le pape conserva le droit de
nommer, la république se réserva de n'admettre les évêques ainsi promus à
prendre possession de leur dignité qu'après que le petit conseil en
aurait donné son agrément.

(1769) Peu après, Gênes demandait encore les honneurs de la salle royale
à Rome, et sollicitait avec instance les cours de Versailles et de Madrid
de prêter leur appui à cette prétention. Elles répondaient qu'elles
n'avaient déjà que trop d'affaires fâcheuses avec le pape et qu'elles ne
sauraient entreprendre celle-ci16.


CHAPITRE IV.
Guerre de Corse.

La ville de Gênes, bombardée au bon plaisir de Louis XIV et soixante ans
après abandonnée à la discrétion des soldats de Marie-Thérèse, c'étaient
deux incidents nés du choc ou des jalousies des grandes puissances; à
cela près, le gouvernement de 1576, de son commencement à sa fin, n'eut,
à justement parler, que deux affaires qui lui fussent propres: défendre
son existence contre l'ambition du duc de Savoie; maintenir sa domination
sur la Corse. J'ai raconté la résistance qu'il opposa à son dangereux
voisin; il faut, en remontant en arrière, rassembler ici les détails de
sa dernière lutte avec les redoutables insulaires que la république
prétendait tenir assujettis. Elle se disait reine de la Corse; la fière
et sauvage énergie, les vertus et les vices de tels sujets, ne
s'accommodaient point de pareils maîtres. Comme au temps de Vicentelli et
de Sampier, il naissait sur ce sol des âmes fortes et des hommes sans
frein. Il s'y nourrissait d'implacables ressentiments; les vengeances s'y
perpétuaient; des actions violentes s'y répétaient chaque jour. Les
Génois y étaient détestés; et eux-mêmes avec leurs prétentions, avec
leurs superbes dédains, ne savaient ni ne pouvaient rien faire pour
apprivoiser ces populations farouches. Une seule chose avait changé:
autrefois les révolutions qui éclataient à Gênes, et qui détournaient
l'autorité du soin de contenir les Corses, étaient pour eux autant
d'invitations à secouer le joug. Les factieux tour à tour expulsés du
gouvernement venaient; porter et demander à la fois de l'appui aux
mécontents de l'île. Mais depuis 1576 ces occasions de soulèvement
manquaient, sous un gouvernement régulier et consistant quoique faible.
Depuis que les entreprises de Sampier avaient échoué contre lui, il
opprimait avec méthode, incapable, au reste, par ses préjugés autant que
par sa politique, d'ouvrir aucune voie de civilisation à un peuple
inculte, qu'il croyait avoir le droit de mépriser et de tenir abaissé.
Les familles génoises elles-mêmes, qui d'âge en âge s'étaient établies
dans l'île, étaient regardées dans Gênes comme des branches inférieures
dans leur propre parenté, et comme déchues d'un degré dans la
considération publique. Des évêques étrangers à l'île étaient donnés aux
diocèses; et ce n'était pas en leurs mains que se trouvait placée
l'influence sur ce peuple très-dévot au milieu de ses vices et de ses
violences; elle était réservée aux pauvres prêtres du pays qui faisaient
cause commune avec leurs ouailles dont ils partageaient les passions et
les moeurs. A la suite des magistrats temporaires envoyés par la
république, débarquaient de nombreux suppôts: ils s'emparaient de toutes
les fonctions honorifiques ou lucratives; la voix publique était toujours
prête à les accuser de rapacité et de concussion. Dans cette disposition
des esprits, il n'était aucun impôt qui pût se lever sans soulever des
résistances désordonnées. Sur tant de griefs les représentations étaient
mal reçues: les recours à Gênes, le plus souvent, valaient au moins la
prison à ceux qui s'exposaient à les porter au sénat. Enfin le
gouvernement croyait avoir à se montrer inflexible dans ses exigences;
ses répressions étaient cruelles; et soit dans l'île, soit dans la tour
de Gênes, on jugeait dans l'ombre, on condamnait suivant l'effrayante
formule des inquisiteurs d'État, ex informata conscientia.

Cependant la douceur ou la sévérité, l'habileté ou la maladresse des
gouverneurs, donnèrent tour à tour du relâche ou de l'élan aux
dispositions hostiles des insulaires. Vers 1728, des querelles
insignifiantes sur la légalité d'une taxe légère qui se payait sans
difficulté depuis quinze ans, s'envenimèrent tout à coup; ce fut
l'étincelle qui alluma un incendie. Les magistrats génois furent tantôt
faibles dans leurs concessions, tantôt malheureux dans leurs mesures
répressives. On s'insurgea, et les Corses ne manquèrent pas de chefs
audacieux, dont plusieurs s'étaient formés au métier des armes chez les
puissances du continent. Le mouvement fut général: des diètes
s'assemblèrent; elles consultèrent les théologiens de l'île, qui
décidèrent que la guerre était légitime et juste.

On assure qu'alors les Corses offrirent la souveraineté de leur île au
pape: le saint-père ne leur proposa que son inutile médiation. Pour eux,
ils déclarèrent qu'ils ne se livreraient plus au pouvoir absolu de leurs
oppresseurs; qu'ils ne traiteraient avec les Génois que sous l'expresse
garantie de l'empereur, de la France, ou de l'Espagne. La France avait
manifesté de l'intérêt pour leurs souffrances: l'Espagne passait pour
avoir favorisé secrètement l'insurrection: à Gênes on se méfia de ces
deux puissances et l'on se contenta de demander à la première si elle
verrait sans jalousie l'intervention de la cour de Vienne, la garantie
dont celle-ci se chargerait pour l'exécution de l'accord qui serait
conclu sous son arbitrage, et d'abord le passage en Corse de quelques
troupes impériales pour appuyer la médiation. La cour de Versailles, sans
témoigner ni opposition ni approbation, répondit simplement qu'elle était
loin de favoriser une révolte: mais elle fit savoir officieusement le
jugement qu'elle portait d'un pareil secours. Elle prédisait que les
Génois l'achèteraient chèrement, et qu'ils allaient rendre la cour
impériale seule arbitre dans leurs affaires en Corse. Les Génois ne
tinrent nul compte de cet avis. L'empereur fournit (1731) d'abord trois
mille cinq cents hommes qui débarquèrent dans l'île; elle devint le
théâtre d'une guerre sanglante sans être décisive (1732). Cependant le
prince de Wirtemberg détermina enfin les Corses à se soumettre à ce que
l'empereur réglerait entre eux et la république. Pour préliminaire,
quatre chefs de l'insurrection se rendirent au prince, qui les remit aux
mains des Génois sous certaines garanties convenues. Ils furent d'abord
renfermés dans la tour de Gênes, traités cependant avec de grands égards.
Puis ils eurent pour prison la citadelle de Savone; et là, enfin, ils
servirent à leurs compatriotes de plénipotentiaires pour adhérer à la
pacification. Elle eut lieu sous la forme d'un règlement émané du
gouvernement de Gênes avec l'intervention et la garantie de l'empereur.
Mais cette garantie ne paraissait accordée qu'au profit des Génois pour
obliger les Corses à l'obéissance. La plupart des conditions favorables à
ceux-ci formaient des articles séparés, tenus secrets; et la stipulation
de la garantie impériale s'y trouvait omise; on ne craignit pas de dire
que cette omission avait été achetée à Vienne à prix d'argent.

L'expédition allemande fut en tout préjudiciable à ceux qui l'avaient
sollicitée. Tant qu'elle dura, la présence de tels auxiliaires enleva
toute réputation aux forces génoises, et toute autorité aux magistrats.
La Corse ne reconnaissait plus ceux-ci, et personne ne recourait à eux.
Les généraux allemands faisaient sans les consulter des armistices
auxquels la république était obligée de se conformer. Elle payait au
complet la solde des troupes dont plus d'une fois une partie avait été
ramenée sur le continent. Quand, après le règlement publié, Wirtemberg
partit et que les soldats sortirent de l'île, l'Autriche demanda quatre
cent vingt mille génuines (environ trois millions de francs) pour les
frais. Il fallut voter pour les chefs impériaux de larges récompenses:
les dépenses patentes n'étaient pas les seules à couvrir; et l'on
assurait que sur les fonds expédiés dans l'île, il se trouvait un
mécompte de cinq millions de livres resté inexplicable. À plusieurs
époques de cette longue querelle, on voit percer le soupçon que parmi les
causes qui la rendaient éternelle, se trouvaient certains intérêts privés
de gens qui faisaient mieux leurs affaires que celles de la république.

Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits pour obtenir l'intervention de
l'empereur furent en pure perte (1734). A peine les Allemands repartis,
l'île fut de nouveau soulevée. Elle reprit son organisation militaire et
politique. La Vierge Marie fut déclarée protectrice souveraine de la
Corse, une grande diète nationale confia le gouvernement à trois généraux
décorés du titre d'altesse (1735), et assistés d'un conseil d'État. L'un
des trois fut Hyacinthe Paoli, nom qui s'est rendu fameux pendant deux
générations. Ainsi la nationalité corse se trouva déclarée et constituée.

Ici, je rapporte la première origine du projet de donner la Corse à la
France. L'envoyé de cette puissance à Gênes était alors M. de Campredon.
Il avait régulièrement informé la cour des événements de l'île qui
transpiraient à Gênes, malgré la défense d'en parler, défense parfois
appuyée de la commination des galères. Il avait démontré que la
république seule n'aurait jamais la force nécessaire pour soumettre les
Corses à l'ancien joug, et pour détruire la redoutable organisation
qu'ils s'étaient donnée. Cependant, ajoutait-il, l'empereur pensait à
faire tomber la Corse aux mains du roi de Portugal; l'Espagne se vantait
qu'aussitôt qu'elle le voudrait elle disposerait de l'île: elle
entretenait des intelligences avec Giaffiero, l'un des trois généraux du
pays, et le principal ouvrier des troubles précédents. Paoli se
glorifiait de l'appui de l'Angleterre: on avait parlé des desseins du roi
de Naples, et le roi de Sardaigne était prêt, disait-on, à s'emparer du
pays dès que les Génois l'abandonneraient, comme il était devenu'
probable. Quant à Gênes, on y trouvait assez de membres du gouvernement
qui avouaient qu'il s'élèverait peu de regrets sincères si la Corse était
ôtée à la république par les armes de quelque puissance; qu'à plus forte
raison, si quelqu'une d'elles lui en demandait la cession à des
conditions avantageuses, le marché pour se défaire d'une possession
onéreuse serait promptement accepté. Mais ce marché serait-il indifférent
à la France? Pourrait-elle laisser passer à d'autres une station si
voisine de ses côtes, de ses arsenaux de Toulon, de son commerce de
Marseille, si bien placée sur la Méditerranée pour l'offensive comme pour
la défensive? Les Anglais avaient Gibraltar et Mahon; la France pourrait-
elle laisser encore occuper la Corse? Pour conclusion Campredon proposait
directement d'entamer une négociation avec les Génois, pour obtenir la
résignation de leurs droits entre les mains du roi de France, et avec les
Corses pour les disposer à être contents de cette cession1.

Le ministre répondit promptement à cette dépêche2. Elle avait été lue et
méditée: le roi et le conseil y donnaient une pleine approbation: «Vous
êtes l'auteur de l'idée; il faut vous laisser le choix des moyens, le
soin de préparer les voies; il suffit de vous dire que nous entrons à
tous égards dans l'esprit de votre lettre.»

Flatté de la satisfaction qu'on lui témoignait, Campredon se hâta de
prendre les premières mesures. La plus facile fut de faire pressentir
l'esprit des insulaires. Il avait pour amis et pour conseils des
personnages attachés aux intérêts corses, et peut-être son projet
n'était-il qu'une de leurs inspirations. Bientôt il vint de l'île une
supplique au roi de France où l'on implorait sa médiation entre les
Corses et les Génois. C'était une sorte de préliminaire, mais si peu
important qu'il n'était signé que par vingt chefs de canton d'une
province seule, et que la date était restée en blanc, afin que ce produit
d'une intrigue clandestine ne vît le jour qu'en temps opportun.

On ne négligeait rien pour habituer le public génois à l'idée d'être
débarrassé de la Corse. On pensait que si cette ouverture était faite
avec l'offre de garantir à la république à perpétuité, Savone, Final et
la Spezia, la proposition aurait de grandes chances de succès. L'envoyé
crut pourtant s'apercevoir que la vanité nationale y mettrait plus
d'obstacles qu'il n'avait pensé d'abord. On se ferait scrupule à Gênes
d'abandonner volontairement un royaume, et la misérable et chimérique
recherche des honneurs royaux de la cour romaine accroîtrait encore cette
répugnance: mais cette île, qu'on craindrait de vendre si elle était
perdue par une force majeure, par une invasion, Campredon persistait à
croire qu'on n'en serait que médiocrement fâché: des gens graves le lui
donnaient à entendre, et, sur cette confiance, il conseillait au roi
d'envoyer des troupes dans l'île et de s'en emparer à l'improviste. On se
hâta de lui répondre, comme il convenait à la prud'homie du cardinal de
Fleury, que jamais on ne se donnerait ce tort envers les Génois et en
face de l'Europe. On estimait même, qu'il serait imprudent, quant à
présent, de faire au sénat aucune ouverture. On devait se borner à faire
reconnaître par les hommes influente que l'île leur était à charge, et
qu'il serait plus profitable pour eux d'en traiter avec une puissance en
état de la défendre, que de risquer qu'elle fût enlevée par le premier
occupant: mais jusqu'à ce que ces réflexions portassent la république à
demander à traiter, ou ne lui refuserait pas de se prêter à tout ce qui
pourrait ramener les Corses à son obéissance. Néanmoins comme l'envoyé
avait averti que si la cession était négociée, il y aurait quelques
sacrifices à faire pour se procurer la majorité des suffrages, on
l'assurait qu'en ce cas on ne manquerait pas d'accorder tout ce qu'il
faudrait.

Ces instructions convenablement dilatoires tendaient à tempérer
l'impatience avec laquelle Campredon suivait son idée. Mais tout à coup3
le ministère de Versailles lui enjoint de cesser ses démarches et de
laisser tomber l'affaire. On ne lui donnait aucune explication sur ce
changement. Mais on venait de signer les préliminaires de la paix avec
l'empereur. Le grand-duché de Toscane passait au gendre de Charles VI.
Cet événement amenait pour la France de nouveaux arrangements que
l'acquisition de la Corse aurait sans doute contrariés.

Le projet fut abandonné; mais les convictions qui l'avaient fait naître
restèrent acquises. Si les ministres de Louis XV, à cette époque,
n'estimèrent pas la Corse d'un prix assez haut pour affronter les
embarras que son occupation eût pu donner, on fut bien d'accord de ne pas
souffrir qu'elle passât dans des mains étrangères.

Une étrange aventure (on ne saurait donner un autre nom à cet incident)
vint tout à coup compliquer la situation, et bientôt elle détermina Gênes
à demander des secours. On vit débarquer dans l'île un personnage inconnu
apportant quelques armes aux insurgés4 et leur promettant d'amples
secours qui allaient le suivre. C'était un grand seigneur anglais suivant
les uns, un exilé Corse d'origine, suivant les autres. On sut enfin que
c'était le baron Théodore de Newhoff, qu'on supposa expédié par une des
grandes puissances. Il n'en était rien: cet aventurier, gentilhomme
allemand, avait été, autant qu'on a cru savoir, page et puis sous-
lieutenant en France, disciple pauvre de l'Ecossais Law, esprit
romanesque se mêlant de chimie, suspecté même d'alchimie. Devenu
lieutenant-colonel en Espagne, marié à Madrid, il avait abandonné sa
femme en traversant la France. Prisonnier pour dettes à Cologne, à
Livourne, il s'était réfugié à Tunis, il y avait trouvé des Corses et
quelques Toscans; en vivant avec eux il avait conçu le dessein d'aller
tenter la fortune en Corse. Sa petite cargaison d'armes lui avait été
fournie à Livourne sur le crédit de ses nouveaux amis. Un vaisseau
marchand anglais l'avait transporté dans l'île. Il y fut accueilli avec
enthousiasme; il répandit tant d'espérance, il fit tant valoir le
mystérieux appui des cours étrangères, il seconda si bien la chaleur
patriotique des populations, qu'à peine arrivé il fut proclamé roi de
Corse. Le nouveau monarque décora tous les chefs de l'insurrection de
titres magnifiques. Hyacinthe Paoli fut nommé premier ministre.

Une guerre de manifestes s'éleva d'abord. Le sénat de Gênes mit à prix la
tête de Théodore; celui-ci se répandit en menaces. Dans l'île il agit
avec assez de vigueur pour réduire bientôt les Génois à quelques villes
du littoral et à leurs étroites banlieues. Mais, pour aller les y
chercher, on avait besoin des renforts promis, et ils n'arrivaient pas. A
peine couronné, le roi voulait partir pour aller au-devant d'eux. Mais,
se défiant de lui les premiers, les soldats qu'il avait rassemblés
craignirent d'être abandonnés sans que leur solde fût assurée. Bientôt
après, plusieurs des chefs même mirent en doute la véracité des promesses
et le caractère de leur prince. Quelques-uns rompirent ouvertement avec
lui et se soulevèrent contre son autorité. Il les réprima; mais, enfin,
on lui déclara que si les secours annoncés ne paraissaient pas dans le
mois, on répudierait toute confiance en lui. Ce temps écoulé, il convoqua
une diète dans laquelle il fit de nouveaux efforts pour rétablir son
crédit et pour obtenir la faculté de sortir de son royaume, afin d'aller
chercher les défenseurs dont il s'était assuré. Cette liberté lui fut
donnée, les chefs qui se défiaient le plus de lui ou qui lui enviaient le
pouvoir, estimant qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de le laisser
aller. La république génoise ayant demandé au grand-duc de Toscane de le
faire arrêter au passage, celui-ci répondit que c'était faire trop
d'honneur à un pauvre roi détrôné.

Pendant ce temps on délibérait à Gênes. On sentait la nécessité d'avoir
des auxiliaires à opposer aux insurgés, et l'on ne voyait que la France à
qui l'on pût en demander. Mais remettre les places qu'on tenait en Corse
entre les mains des soldats français, c'était ce qu'un parti nombreux ne
voulait pas souffrir. Les assemblées du petit conseil se multipliaient,
et nulle proposition n'y réunissait le nombre nécessaire de suffrages.
Dans le sénat plus qu'en Corse, disait-on, était la guerre. Enfin on
imagina d'offrir aux révoltés un pardon général même pour les chefs, et
une exemption d'impôts pendant douze ans.

Paoli et Giaffiero avaient été nommés par Théodore régents du royaume en
son absence, et ils avaient eu grand soin de faire confirmer leurs
pouvoirs dans une assemblée populaire. Ils firent délibérer la diète sur
la question de savoir si l'on entendrait les propositions que la
république 'pourrait faire. Il ne manquait pas de voix pour s'y refuser:
d'autres trouvaient bon qu'en faisant ses conditions on accoutumât les
Génois à traiter avec eux de peuple à peuple. L'assemblée prit alors une
délibération solennelle, qui fut souvent rappelée depuis. On déclara
qu'en aucun temps la Corse n'entrerait en négociation sans que, pour
préalable, les Génois eussent souscrit aux conditions suivantes: amnistie
sans aucune exception: les Corses ne pouvaient être traités de rebelles:
chacun d'eux aurait droit d'entrer, de résider, de sortir avec liberté
illimitée: le port des armes ne pourrait être interdit: les règlements de
l'ancien gouverneur Vénéroso seraient renouvelés. (Ce digne magistrat,
quand il avait régi la Corse, y avait seul donné des lois équitables;
aussi, à son retour à Gênes, avait-il été accablé de dégoûts.) Enfin,
venait la clause principale: on ne ferait aucun accord sans qu'une
puissance étrangère intervint pour garantir la fidèle exécution des
pactes. C'était l'éclatante confirmation des déclarations de 1728.

Gênes, au contraire, exigeait que les Corses s'avouassent rebelles;
qu'ils fussent désarmés, et surtout qu'ils ne se permissent plus de
réclamer entre des maîtres et des sujets aucune intervention de garants.
L'espérance d'accommodement fut donc perdue.

(1737) Cependant, il arriva en Corse des lettres de Théodore: son retour
semblait imminent. Il allait amener de grands secours de vaisseaux, de
soldats et d'armes, et il venait soutenu par la faveur des cours les plus
influentes de l'Europe. Ses partisans propageaient de telles nouvelles
avec la plus éclatante publicité. Ils appelaient le peuple dans les
églises et chantaient le Te Deum pour ces annonces comme on l'eût fait
pour des victoires. Sur ce bruit les Génois conçurent un surcroît
d'alarmes, et, après de longs dissentiments, ils se décidèrent enfin à
demander des troupes à la France. Les réserves et les précautions furent
multipliées de leur part dans le traité qui eut lieu à Paris. La
domination génoise devait être intacte en toute chose. Le pardon et la
liberté qu'on obligerait la république à accorder aux Corses ne
pourraient paraître qu'en forme d'édits spontanément octroyés par elle:
le roi pourrait seulement s'en déclarer garant, car sans cette condition
la France refusait de traiter. Gênes crut nécessaire de faire intervenir
l'empereur dans cette même garantie, puisqu'il avait été garant du
règlement de 1734: mais ce prince, en guerre avec les Turcs, ne fournit
que son nom, et trouva bon que Louis XV envoyât ses troupes. Six
bataillons furent d'abord expédiés sous les ordres de M. de Boissieux
(1738). La république pourvoyait au logement et à la subsistance. Elle
s'engageait à payer à la France deux millions de francs pour tous les
autres frais. Ces troupes n'étaient pas mises sous les ordres des chefs
militaires génois, pas même en contact avec les garnisons de la
république. Elles devaient avoir leurs quartiers séparés. Leur commandant
devait s'entendre avec le gouverneur ou commissaire du sénat: comme il
fallait s'y attendre, ce concert fut mal établi et plus mal entretenu.

La France avait exigé la suspension de toutes les hostilités. Comme elle
la garantissait du côté des Génois, elle soumit les Corses à donner du
leur des otages qui furent envoyés en Provence. Les chefs y contribuèrent
par leur influence. Le général français, tout en défendant la domination
génoise contre les insurgés, ne s'abstenait pas de correspondre avec
ceux-ci. Il les invitait à la soumission, les assurant que la France ne
voulait que leur bien et entendait leur assurer des conditions équitables
et libérales. Paoli et Giaffiero, par son canal, écrivaient au cardinal
de Fleury. Leurs lettres protestaient de leur obéissance aux volontés du
roi de France notre maître, disaient-ils. Le cardinal répondait: «Vous
êtes nés sujets de la république; elle est votre maîtresse légitime. Il
ne faut pas vous flatter; le roi ne peut avoir d'autres principes: mais
il est porté à vous regarder comme ses enfants. La république entrera
dans tous les expédients raisonnables pour vous rendre le joug de
l'obéissance non-seulement supportable, mais encore doux et léger.» Il
demandait que les Corses nommassent des députés, pour négocier à Bastia
sous la médiation du général français, Giaffiero répliquait, en
promettant que les députés demandés seraient envoyés, mais en soutenant
les droits de la nationalité des Corses et de leur indépendance. Le
cardinal à son tour n'admettait pas cette réserve, et sa dernière lettre
finissait ainsi: «Le roi serait bien fâché de dépouiller la qualité de
pacificateur, pour devenir votre ennemi.»

Un règlement, tel quel, fut dressé à la hâte. Il ajoutait quelque chose à
celui que Wirtemberg avait inutilement publié sous l'autorité de
l'empereur. Il contenait des amnisties, des remises d'impôts arriérés; il
était aux gouverneurs le droit de condamner arbitrairement. Il déclarait
qu'aucune grâce ne serait accordée aux homicides; car l'impunité des
assassins prodiguée, et peut-être vendue, était reprochée amèrement aux
fonctionnaires génois, peut-être parce qu'elle contrariait les vengeances
de famille. Puis venait la clause du désarmement général. Ce règlement,
la république qui le promulguait priait l'empereur et les rois de France
et d'Espagne de le garantir. Le roi de France acquiesçait; un terme était
assigné aux populations pour déclarer leur soumission et pour livrer
leurs armes, et quand le délai serait expiré, le roi entendait tenir les
conditions pour acceptées, et les faire immédiatement exécuter. Il était
réservé, au reste, d'ajouter à ces conventions toute stipulation nouvelle
qui serait demandée et qui serait reconnue utile au bien du pays. Or les
réclamations de cette nature ne se firent pas longtemps attendre.
L'assemblée convoquée à Bastia fut loin d'être complète: mais, pour
première démarche, elle demanda la reconnaissance d'une organisation de
la nation corse qui eût réduit presque à rien les droits de la seigneurie
génoise. Les insulaires voulaient surtout avoir auprès de la cour de
France des représentants sédentaires, pour y porter leurs plaintes et
pour en requérir directement le redressement.

Une partie de l'île se soumit cependant sans réclamation. En certains
lieux cet acquiescement fut une feinte et un piège. Les détachements de
soldats français appelés pour retirer les armes qui devaient être
paisiblement déposées, furent attaqués dans des embuscades. Il y eut du
sang répandu: et telle était la disposition des esprits chez ce peuple
vindicatif qu'on ne craignait pas d'y appeler cette trahison les Vêpres
corses.

L'influence du nom de Théodore encourageait les résistances. L'aventurier
avait promis fort au delà de son pouvoir, mais tout n'était pas mensonger
dans ses annonces. A son arrivée à Amsterdam, il avait d'abord retrouvé
quelques créanciers qui, pour une misérable somme de cinq mille florins,
avaient fait détenir le roi des Corses au milieu de ses grands desseins.
Deux amis puissants, qui l'avaient tiré de cet ignoble embarras, avaient
prêté une oreille favorable à ses projets: ils l'avaient mis en état de
charger un petit vaisseau hollandais pour aller porter secours à ses
fidèles sujets. En attendant la saison du départit s'était montré à
Paris; mais le lieutenant général de police l'avait promptement congédié.
Enfin il s'embarqua (1737). Le navire arriva dans les eaux de la Corse.
Quelques quantités d'armes et de munitions furent débarquées et
distribuées aux habitants du voisinage. Des hommes en petit nombre
prirent terre à l'île Rousse; on publia que le roi en personne était à
leur tête, mais il ne parut point. On vérifia plus tard5 qu'à l'approche
de l'île, la croisière d'une frégate française et la vue d'un nombre de
barques génoises armées qui gardaient le littoral lui avaient fait
craindre de tomber entre les mains de ses ennemis. Un vaisseau marchand
suédois s'était rencontré là par hasard, il était passé sur son bord et
avait laissé sa petite troupe débarquer sans lui. Elle fut bientôt
dispersée. Un secrétaire dont le roi avait fait un colonel fut pris et
mis à mort: mais les armes de la cargaison restèrent entre les mains des
insurgés.

Théodore, retourné en Hollande, en repartit l'année suivante (1738).
Cette fois, il conduisit quatre navires, équipés à ce qu'on supposait,
par les mêmes amis qui avaient pourvu à l'expédition précédente, et qui
s'étaient associées par spéculation à ses folles espérances. La petite
escadre, sur le point d'arriver, fut séparée par les vents. Trois navires
allèrent à Livourne, où ils furent mis sous séquestre. Théodore, sur le
quatrième vaisseau, aborda une plage voisine de Porto-Vecchio. Mais la
garnison de cette place accourut Pour s'opposer à l'invasion. Théodore
resta sur le vaisseau à l'ancre. Il envoya de là des proclamations et des
lettres: il prit soin d'y joindre l'inventaire de toutes les munitions
qui composaient ses quatre cargaisons, et qui devaient armer tous ses
partisans. Il n'attendait que des otages de Porto-Vecchio pour débarquer
dans ce port. Il invitait d'ailleurs tous ses fidèles sujets à venir au-
devant de lui. Il fit donner des habits et des fusils à ceux qui se
présentèrent, mais il en vînt très-peu. Quant aux régents qu'il avait
établis, Paoli, Giaffiero, avant sa venue ils lui avaient écrit qu'il
devait se hâter, ne pouvant différer de faire trouver les députés que le
général français convoquait en assemblée générale pour délibérer sur un
projet de pacification. Or le temps avait passé sans voir paraître
personne, et il avait fallu donner cours à la convocation qu'on n'était
pas en mesure d'empêcher: maintenant l'expédition venait trop tard. Les
deux chefs, sans paraître auprès de Théodore, lui mandaient franchement
que s'il n'avait assez de forces pour chasser de l'île les Génois par
lui-même et sans l'assistance des Corses maintenant découragés, il ne
devait pas se hasarder à venir plus avant. Théodore comprit la portée de
cette réponse; il économisa ce qui lui restait d'armes, il cessa d'en
distribuer, trop peu assuré qu'elles dussent servir à sa cause. Il se
rendit à Naples; il y séjourna quelque temps, en querelle, disait-on,
avec le procureur fondé dont ses armateurs l'avaient fait suivre. A cette
époque, il fut de nouveau perdu de vue.

La tentative de Théodore n'avait pas moins troublé les Génois qu'occupé
les Corses. Dans les conseils de la république les partis en avaient pris
une aigreur nouvelle. Ceux qui étaient opposés à la France disaient
hautement que le roi s'étant fait entrepreneur à forfait de la soumission
des Corses, c'était à lui de tenir son marché. On ne disait pas que la
république en payait mal le prix, et exécutait encore plus mal ce qui
était à sa charge. En Corse, son commissaire général, jaloux de son
autorité, accusant M. de Boissieux de partialité pour les rebelles,
contrariait toute mesure. On attendait de France de nouveaux renforts. Un
bâtiment qui portait un détachement vint échouer sur le rivage. Les
soldats, harassés par la tempête et mal secourus, se virent entourés par
les populations accourues en tel nombre que la résistance fut inutile.
Cet échec, tant de déplaisirs dans les rapports avec l'autorité génoise,
tant de mécomptes dans les soumissions qu'on avait crues certaines,
accablèrent M. de Boissieux; sa santé n'y résista pas, il mourut (1739):
les députés qu'on tenait réunis à Bastia pour rassemblée nationale se
dispersèrent, et tout resta en confusion plus que jamais.

Paoli et Giaffiero publièrent, en manière de manifeste, une lettre
adressée aux otages envoyés à Marseille pour répondre de la suspension
des hostilités. Ils leur racontaient par quelle fatalité ces hostilités
avaient recommencé. Ils en accusaient les mauvaises intentions et les
mauvais procédés des Génois: ils ne parlaient du roi de France qu'avec
ménagement. Ils lui avaient rendu compte de ce qui s'était passé, et,
jusqu'à ce que sa volonté fût ultérieurement connue, la Corse se croyait
en droit d'opposer la force à la force.

Cela n'empêchait pas Hyacinthe Paoli de faire exécuter la soumission
solennelle de la province de Balagne, ainsi qu'il en avait contracté
l'engagement antérieur. Il prit, il est vrai, un prétexte pour ne pas
assister à cette triste cérémonie; et, il faut le dire, pendant qu'elle
avait lieu, un de ses intimes confidents, religieux de grande
considération, écrivait aux chefs des autres provinces de ne pas se hâter
de se soumettre: une amnistie était convenue et ils seraient toujours à
temps d'en profiter. La Balagne seule livra ses armes.

M. de Maillebois succéda à M. de Boissieux dans le commandement: il
montra dans cette mission difficile, du discernement, de la fermeté avec
un esprit conciliant et des vues élevées. Il y obtint, en un mot, tout le
succès dont elle était susceptible.

Mari, commissaire général génois, voulut d'abord lui persuader de ne
point traiter avec les chefs, gens ambitieux pour leur propre compte, et
qui ne représentaient nullement les populations. C'est directement à
celles-ci qu'il convenait de recourir en s'adressant à leurs magistrats
locaux. Maillebois reconnut promptement que ces magistrats prétendus,
placés officiellement à la tête de chaque district par les Génois ou sous
leur influence, n'en avaient aucune sur le peuple. Il donna donc accès
aux chefs et peu à peu il obtint des soumissions presque unanimes: l'île
jouit d'une sorte de tranquillité.

Le général voulait avec impartialité la paix du pays et le bien-être de
ses habitants. Mari en usait autrement: ceux qui s'étaient soumis étaient
pour lui des rebelles déguisés: il leur interdisait l'entrée des marchés
de Bastia; et il usait pour ceux qui s'y présentaient, de vexations
intolérables. On jugera des sentiments de Maillebois par ce fragment
d'une de ses lettres au commissaire: «Je ne puis m'empêcher de vous
demander si vous regardez comme vos peuples ceux que l'armée du roi vous
soumet, ou, si vous ne les regardez pas comme tels, si vous voulez les
détruire. Si vous les regardez comme des hommes qui sont vos sujets, vous
devez leur donner les secours dont ils ont besoin de toute manière pour
leur subsistance; et vous devez, en ministre sage, faire l'impossible
pour y parvenir. J'ajouterai que si vous voulez les détruire, les armes
du roi ne sont pas faites pour cet usage; et assurément je ne ferai pas
massacrer de sang-froid ceux qui auront recours à sa protection et à sa
garantie, ainsi qu'il m'a chargé de les en assurer.»

Maillebois voulait que la pacification obtenue fût rendue stable et
perpétuelle, en obligeant le gouvernement génois à établir dans l'île un
régime équitable où la souveraineté fût combinée avec les droits
nationaux des Corses, et avec des moyens efficaces et permanents
d'exercer la garantie promise par la France. Il avait engagé le
commissaire génois à demander des instructions dans ce but; mais, ajoute-
t-il, ils ne diront pas tout ce qu'ils veulent, c'est-à-dire
l'extermination des chefs et même d'une grande partie de ce peuple
redoutable. Il proposait lui-même des plans étendus; et l'occupation de
quelques places maritimes lui paraissait due et nécessaire pour la sûreté
des forces françaises qu'on laisserait dans l'île.

(1740) Mais la cour se contenta de déclarer au sénat que, la guerre étant
finie, le roi se disposait à rappeler ses troupes. La république avait
deux motifs de ne pas presser l'évacuation: elle ne se dissimulait pas
que l'obéissance des Corses n'était maintenue que par la présence des
Français; en outre, le traité fait avec la France comprenait de la part
de celle-ci la garantie de toutes les possessions continentales des
Génois jusqu'à l'issue des troubles de Corse. Le sénat se hâta donc de
répondre qu'il n'était pas sûr que la soumission et le désarmement
eussent été absolument complets. On ajoutait que le départ des troupes
pourrait faire croire aux insulaires que le terme de la garantie du roi
était expiré et ne les obligeait plus. Si donc le roi laissait dans l'île
une partie de ses soldats, les Génois reconnaîtraient sa magnanimité dans
cette condescendance.

La cour de Versailles offrit de laisser encore six bataillons pendant un
délai dont on conviendrait, mais à condition que ces troupes tiendraient,
à titre de places de sûreté, Ajaccio, Calvi, et une ligue de
communication entre ces villes que le roi fortifierait à sa volonté. Ces
conditions effarouchèrent Gênes. Le roi se formalisa de ces méfiances.
D'ailleurs l'empereur Charles VI mourut avant que rien fût arrêté; la
guerre imminente que la succession allait faire éclater rendit convenable
le retour des troupes en France. Elles furent rappelées. Les Génois et
les Corses furent abandonnés à eux-mêmes.


CHAPITRE V.
Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.

(1740) Les dernières délibérations à Gênes avaient été longues et
pénibles. Parmi les opinions discordantes qui se faisaient entendre dans
le sénat et dans le conseil, l'impossibilité de conserver la souveraineté
de la Corse fut plusieurs fois exprimée et soutenue par un assez grand
nombre de voix. On en vint sérieusement à l'idée de se défaire de cette
propriété. Il ne faut pas trop s'en étonner: l'importance de la
république était déjà descendue à de très-médiocres proportions.
L'ambition de son gouvernement était fort abaissée. Ses nobles depuis
longtemps n'étaient plus ni hommes de guerre, ni hommes de mer. Riches
particuliers, chefs d'un État pauvre, ils étaient devenus moins enclins
aux généreuses illusions, et plus sensibles aux sacrifices pécuniaires.
L'esprit mercantile de leur pays, dont ils avaient leur part, amenait
toutes choses à la règle positive d'un calcul de perte ou de gain; et
cette règle arithmétique, à la considérer seule, disait qu'il y aurait
bénéfice à vendre la Corse et même à la donner pour rien. Mais ce dernier
parti était trop pénible pour s'y résoudre. La Corse depuis les troubles
avait fait dépenser vingt millions à la république; pouvait-on
l'abandonner sans dédommagement? Les décisions eussent été moins
flottantes, si l'on eût entrevu quelques moyens d'échange; les
convenances auraient été par là sauvées comme les intérêts. Mais où
trouver à réaliser cette espérance? Quoi qu'il en soit, la pensée de se
débarrasser de la Corse se répandit dans le public, et il s'accoutumait à
l'idée de la possibilité de ce sacrifice. Depuis lors la proposition
formelle en fut souvent renouvelée dans les conseils.

Pour le présent, quand le roi de France fit revenir ses troupes, le
gouvernement de Gênes fait aux longues discussions et aux moyens
dilatoires fut extrêmement frappé d'une décision si promptement exécutée.
A peine put-il disposer de deux cents soldats enlevés à la garnison de
Gênes pour aller en Corse remplacer les bataillons français à leur
départ. On ne manqua pas de dire que la France avait reçu l'argent de la
république sans rien faire pour elle. Cependant le sénat remercia le roi
en termes convenables et reconnut qu'on lui devait la pacification de la
Corse. Mais dans l'île, Mari, content d'être affranchi du contrôle de
tels protecteurs, se hâta de rendre à son autorité tout son ancien essor.
Il dénonça de nouvelles rigueurs contre les insoumis. Il n'eut garde,
dans cette occasion, de se référer à la garantie du roi de France: il
affecta au contraire de la faire oublier, et de ne pas souffrir que
personne osât la rappeler. Il avait invité tous les cantons à donner des
pleins pouvoirs pour prêter le serment: mais personne ne se présentait.
Il convoqua comme des représentants naturels de la nation, dix-huit
commissaires ou syndics connus sous le nom de nobles d'en deçà et d'en
delà des monts, il les caressa en les provoquant lui-même à formuler des
demandes qu'il ferait valoir au sénat; mais il leur fit omettre la
mention de la garantie; et, pour cette omission, ils furent désavoués de
leurs concitoyens: d'ailleurs le sénat repoussa toutes leurs requêtes.
Ainsi, tandis que l'on assurait que tout allait bien depuis la sortie des
Français, la fermentation avait recommencé. Il se formait des
rassemblements; plusieurs des chefs exilés se remontraient, une nouvelle
révolte éclata. Le nom de Théodore vint l'accroître encore une fois au
moment où la succession de Charles VI remettait l'Europe en guerre. Un
peu avant cette époque Théodore avait donné signe de vie. Il avait en
France un beau-frère conseiller au parlement de Metz. Il lui adressa
d'Allemagne des lettres ostensibles. Il s'y vante d'être toujours le roi
des Corses légitimement élu: son absence du royaume n'est pas le signe
d'une ruine entière; ce qu'on lui a vu faire, il est en état de le faire
encore. Il a appris en arrivant de Copenhague, que le roi de France
s'occupe du sort des Corses. Il veut croire que ce n'est pas pour aider à
les opprimer, mais pour les protéger. Cependant, si l'on avait des vues
sur l'île, abstraction faite des Génois, c'est avec lui qu'on devrait
s'entendre; et il voudrait savoir catégoriquement les intentions de la
cour. Cela veut dire, je pense, que lui aussi aurait volontiers vendu la
Corse, si l'on eût voulu l'acheter de sa main. Ses réclamations n'eurent
pas de suite alors: mais depuis que l'Angleterre, l'Autriche et le roi de
Sardaigne se furent ligués pour la guerre, il espéra trouver des chances
favorables sous leur protection, et ils le regardèrent comme un
instrument dont on pouvait essayer de se servir. Un vaisseau de guerre
anglais vint porter en Corse des exemplaires de ses proclamations royales
(1743). Il envoyait devant lui le pardon de toutes les offenses qu'on
avait pu lui faire. Il apportait des armes pour ceux qui en
demanderaient: un de ses officiers en fit débarquer quelques-unes. De sa
personne il était à l'île d'Elbe avec le reste de l'escadre anglaise: et
de là il sommait le commandant génois de l'île Rousse de se retirer pour
lui faire place. Il annonçait d'avance qu'Ajaccio allait être assiégé. En
effet, un autre vaisseau sur lequel il était monté vint canonner le port
et la ville. Une frégate française soutint l'attaque et empêcha le
débarquement. Criblée par les boulets ennemis et échouée, le capitaine
français y mit le feu. La démonstration des Anglais n'eut pas d'autres
suites. Ils virent sans doute que personne ne répondait aux appels de
Théodore, et ils abandonnèrent ce prétendu roi. Depuis on n'entendit plus
parler de lui, que pour savoir qu'il avait passé ses derniers jours
obscurément à Londres, non sans avoir encore habité la prison pour
dettes.

Si à sa dernière apparition les Corses n'allèrent pas en foule se ranger
sous son drapeau, si les principaux d'entre eux l'avaient plutôt repoussé
qu'accueilli, sa venue n'en servit pas moins de prétexte à l'insurrection
presque totale de l'île. A Gênes on se livra plus que jamais au
découragement. On crut que le temps était venu de se préparer au
sacrifice. Dans cette pensée, on arracha d'abord au grand conseil ce que
jusque-là on n'avait pu obtenir, c'est-à-dire la faculté laissée au petit
conseil de disposer librement de la Corse suivant sa sagesse. On arrêta
ensuite d'offrir l'échange de l'île à l'empereur ou au roi de Sardaigne,
eux seuls pouvant donner une compensation telle que les Génois la
concevaient soit dans leurs possessions, et particulièrement dans celles
dont le roi de Sardaigne s'était fait gratifier en Lombardie; soit dans
les conquêtes que la guerre leur promettait. On ne craignait pas de leur
indiquer comme monnaie d'échange Parme, Plaisance, Tortone. Un des
Spinola fut dépêché à Vienne pour traiter de cette négociation. Il y fut
longtemps sans obtenir audience; et quand il crut avoir gagné un ministre
par des présents, celui-ci l'assura que la république aurait pu obtenir
tout ce qu'elle ambitionnait sans même abandonner la Corse, si, quand on
l'avait pressé d'entrer dans la ligue contre la maison de Bourbon, elle
ne s'était pas refusée à y accéder. Maintenant il était trop tard. Le
traité de Worms, qui la dépouillait de Final, fut signé quelques jours
après et réduisit les Génois, dans leur désespoir, à contracter la fatale
alliance d'Aranjuez. Ce ne fut plus la cession de la Corse dont on eut à
s'occuper. C'est dans sa capitale même que la république était au point
de périr.

Mari était pourtant parvenu à rassembler une consulte corse assez docile
en apparence, au moyen de quelques concessions. Les chefs populaires
influents étaient dispersés. Le vieux Hyacinthe Paoli avait dit adieu à
sa patrie, il avait transporté sa famille à Naples. Le commissaire
général recueillit des soumissions qu'une partie de l'assemblée proposait
de célébrer par un Te Deum; tandis que d'autres voix s'écriaient qu'il
fallait chanter le Dies irae. La république daignait nommer colonels les
principaux personnages qu'elle croyait s'être attachés. Mais plusieurs
renvoyèrent leurs brevets: les autres disputèrent sur le genre de service
pour lequel ils seraient exposés à être commandés. Dans certains villages
les proclamations du commissaire furent lacérées. On répandit (1745) un
prétendu manifeste où l'on déclarait révoquer tout serment prêté à tout
autre qu'à Théodore, roi des Corses élu par la majorité en nombre et par
la plus saine partie de la nation. Le nom du roi fugitif n'était employé
là que pour mieux désavouer les soumissions faites aux Génois. Sur ces
entrefaites le recouvrement d'une taille fut une occasion directe de
révolte.

Une nouvelle scène s'ouvrit. Un Corse, l'un des chefs exilés de
l'insurrection précédente, passé au service du roi de Sardaigne,
Rivarola, vint dans l'île avec une patente du roi son nouveau maître,
deux cents à trois cents soldats et l'appui des vaisseaux anglais. Cet
émigré rentré n'avait pas douté d'avoir pour lui tous les Corses, et de
se faire reconnaître comme le libérateur de la patrie, en venant
combattre les Génois. Il s'en était vanté par avance, et le peu
d'empressement qu'on lui montra pensa faire échouer l'expédition à
laquelle il avait induit les Anglais. Elle se borna pour eux à jeter des
bombes dans Bastia, et à aider Rivarola à s'emparer de cette ville au nom
du roi sarde. Rivarola y assemble alors une consulte: il l'espérait
unanime, elle fut tumultueuse et menaça de devenir sanglante. Une portion
des habitants de cette ville était accoutumée au joug de la république,
dont les autorités y siégeaient. D'autres ne voulaient pas plus du roi
sarde que du sénat de Gênes. Aussitôt que les Anglais se furent éloignés
assez mécontents, on se souleva contre Rivarola, il ne put tenir dans sa
conquête et se réfugia à Saint-Florent. Les Corses restaient donc seuls
maîtres de Bastia, et leur intention n'était pas d'y admettre de nouveau
la garnison génoise qui s'était retirée devant Rivarola. Mais Mari
reparut; on n'osa lui fermer la porte, et bientôt il leur persuada qu'ils
ne pouvaient se passer de secours, qu'ils n'en trouveraient qu'en
recourant à la république; et il finit par leur conseiller de lui donner
un gage de leur fidélité, en livrant les fauteurs de Rivarola qu'ils
avaient mis en prison. Cette indigne proposition fut d'abord repoussée;
mais on y revint avec tant d'adresse et d'insinuation qu'enfin cinquante-
cinq prisonniers notables passèrent de Bastia à la tour de Gênes. Parmi
eux se trouvait Gafforio, l'un des chefs les plus importants. On assure
que ces captifs avaient été remis sous la condition expresse que leur vie
et leur honneur seraient saufs; et néanmoins dix d'entre eux furent
condamnés à mort et exécutés, ce qui fit une horrible impression chez les
Corses. Gafforio avait été épargné. La crainte de voir tomber l'île aux
mains du roi de Sardaigne avait exaspéré l'opinion publique à Gênes. Le
peuple allait criant qu'il fallait prier la France d'envoyer tous ses
vaisseaux au secours de l'île. Le sénat n'était pas en mesure de rien
faire d'utile, et l'on y entendait avec quelque faveur l'avis
d'abandonner la Corse à elle-même quant à présent, pour la retrouver à la
paix générale, qui ne pouvait manquer de la rendre à ses maîtres
légitimes, comme la France et l'Espagne l'avaient garanti.

(1748) Cependant Rivarola entreprit de nouveau d'assiéger Bastia, sans
attendre l'assistance des Anglais. Il ne fallait pas de grandes forces
pour l'empêcher, et Boufflers, qui était alors à Gênes, ne put se
résoudre à voir la république exposée à perdre peut-être l'île entière
faute de quelques centaines d'hommes de renfort. Il prit sur lui
d'envoyer à Bastia un petit détachement commandé par M. de Choiseul. A
leur arrivée la vieille ville était déjà prise par Rivarola. Cette
poignée de braves en chassa l'ennemi et fit lever le siège. Mais on ne
put poursuivre ce succès ni se risquer en campagne avec si peu de monde.
M. de Choiseul revint à Gênes, où il trouva M. de Richelieu. On apprit
que le roi de Sardaigne préparait une expédition de quatre mille hommes.
Le sénat effrayé eut recours à Richelieu; et cette fois, renonçant à
cette politique méticuleuse qui lui faisait tout ensemble solliciter des
secours et répugner de mettre les armées françaises dans les places
fortes, on supplia le duc d'envoyer en Corse autant de monde que l'état
des affaires en Italie permettait d'en détacher. Le duc, flatté
personnellement de cette confiance si nouvelle, se hâta d'envoyer des
garnisons pour Calvi, Bonifacio, Ajaccio, Bastia, sous le commandement de
M. de Cursay. La Corse allait devenir l'un des champs de bataille de la
guerre générale; heureusement en ce moment même les préliminaires de la
pais furent signés.

La paix d'Aix-la-Chapelle conservait ou restituait aux Génois leurs
anciennes possessions; la Corse aussi bien que Final. Les troupes
auxiliaires qui avaient été destinées à combattre l'invasion piémontaise,
semblaient n'avoir plus qu'à évacuer l'île. Mais si les Français qui
jusque-là avaient gardé les villes les abandonnaient subitement, elles
allaient tomber au pouvoir des Corses, contre l'esprit et la lettre du
traité qui en garantissaient la propriété aux Génois. Aucune des
puissances ne pouvait se plaindre de quelque prolongation de séjour de
ces garnisons jusqu'à ce que la république eût pris ses mesures pour les
faire relever par ses propres soldats.

On se trouvait cependant dans une position singulière; la république et
ses partis divers, la cour de France, ses représentants à Gênes et ses
généraux en Corse, les insulaires partagés en factions rivales, tous
avaient des vues différentes et négociaient sans concert. A Gênes on
voulait bien que la Corse fût défendue par des Français; mais ou
craignait leur appui: on les aurait voulu auxiliaires passifs; on était
jaloux de leur contact avec les hommes du pays. Les commissaires de la
république, en particulier, dans leur orgueil blessé, auraient risqué
toutes choses pour se voir délivrés d'une tutelle exigeante. Mais les
Génois recevaient des subsides de la cour de France depuis la révolution
de 1746. On les avait continués à raison du soulèvement des Corses
pendant la guerre; si la France, à la paix, jugeait à propos de retirer
ses troupes, elle trouverait probablement qu'il n'y avait plus de motifs
de fournir plus longtemps de l'argent.

En France le roi ne voulait pas s'arroger la souveraineté de la Corse;
aucun motif ne faisait désirer cette acquisition, car l'on savait que
quant au peuple corse il n'y avait aucun fond à faire sur lui1. Mais on
reconnaissait qu'il ne fallait pas le laisser passer sous un autre
maître. On voulait donc, de bonne foi, que Gênes conservât sa propriété,
et l'on était disposé à y contribuer, mais cela ne se pouvait qu'en
réussissant à mettre d'accord les insulaires et la république sur des
termes équitables; on ne voulait rien faire que de concert avec
l'autorité génoise, et celle-ci ne savait pas même ce qu'elle voulait.

Richelieu à Gênes, et après lui M. de Chauvelin qui lui succédait dans le
commandement militaire, et qui reçut aussi des pouvoirs diplomatiques,
appuyaient avec énergie sur la nécessité d'empêcher que quelque puissance
ne vint s'établir dans l'île, soit par l'abandon des Génois, soit par la
connivence des Corses. Mieux vaudrait s'en mettre en possession soi-même,
d'une manière quelconque, disaient-ils, et l'on voit que c'est le parti
qu'ils eussent été enclins à proposer sans la répugnance manifestée par
la cour. Mais ils avertissaient qu'il était impossible d'attendre que les
Génois seuls se défendissent contre les rebelles: ils insistaient donc
sur l'obligation d'intervenir, de rester en force dans l'île entre les
uns et les autres, d'avoir des places de sûreté: sans cela on ne pouvait
ni s'acquitter des garanties qu'on avait promises, ni s'assurer contre
une invasion extérieure.

En Corse, le général faisait plus que donner des conseils: il n'avait
jamais cessé de traiter plus ou moins directement avec les chefs des
Corses, soit pour les porter à la soumission, ou à des arrangements avec
la république, soit pour les affectionner à la France, afin de les
détourner de chercher des secours ailleurs. M. de Cursay, qui avait pris
un grand empire sur eux, les protégeait ouvertement; chaque jour il avait
des querellés à ce sujet avec le commissaire génois.

Les Corses n'étaient nullement pressés de voir rembarquer les Français.
Dans le courant de la guerre, ils n'avaient pas fait difficulté de
remettre à ceux-ci les places qu'ils avaient ôtées aux Génois. Gafforio,
après s'être mis à la suite de Rivarola, était rentré. Il avait obtenu
une grande confiance chez M. de Cursay; il avait fait décider par une
diète qu'il avait dirigée, que la nation corse s'en remettrait de son
sort à la décision du roi de France. Dans une autre assemblée tenue par
M. de Cursay (1749), on avait juré sur l'Évangile une soumission entière
aux volontés du monarque. Un nouveau règlement fut alors proposé. Des
difficultés sans fin s'élevèrent sur son contenu et sur les contre-
projets qu'il fit naître. Le ministère français, qui voulait en faire une
charte permanente et qui sentait que cela ne pouvait se faire qu'à titre
de transaction, exigeait qu'il y eût de la part des Corses une
délibération régulière d'assentiment. Le sénat de Gênes s'y opposait: il
voulait qu'entre la république et ses sujets il y eût ordre imposé de sa
part et obéissance de la leur (1751). M. de Chauvelin, qui s'était montré
en Corse et qui avait crédit à Gênes, fit convenir enfin que le
règlement, une fois mis d'accord avec le sénat, serait communiqué en ses
articles essentiels à l'assemblée corse, invitée à déclarer son adhésion.
Cela fait, le commissaire génois publierait le résultat de cette
convention sous la forme d'un édit spontané de la république. M. de
Cursay tint l'assemblée; accoutumé à y dicter des ordres, il crut si bien
y avoir reçu une adhésion générale, qu'on eut peine à l'empêcher de
publier le règlement sur-le-champ de sa propre autorité, sans
s'embarrasser de celle de Gênes.

(1752) Le règlement semblait enfin agréé par toutes les parties
intéressées. Pour le garantir, par un traité nouveau le roi accordait des
subsides pour trois ans. Quant à la durée du séjour des troupes, les
Corses avaient émis le voeu qu'elles occupassent l'Ile pendant dix ans;
les Génois avaient vu cette demande avec indignation: on se contenta de
stipuler qu'à la première réquisition de Gênes ces forces seraient
retirées. En attendant le roi disposait de Calvi comme place de sûreté:
ce fut la clause à laquelle les Génois souscrivirent avec le plus de
répugnance.

Mais de nouveaux incidents fâcheux étaient survenus. Tantôt M. de Cursay,
sans l'aveu du sénat, avait publié en son propre nom des édits, même avec
la commination de la peine de mort. Tantôt il faisait, de sa seule
autorité, des exécutions militaires contre les villages qui ne se
soumettaient pas au règlement. Ses soldats gardaient la place de Saint-
Florent conjointement avec une troupe génoise: tout à coup celle-ci en
fut expulsée. M. de Cursay s'en excusait en disant qu'il n'avait rien
ordonné que d'accord avec le Corse Gafforio, et que seulement ses ordres
avaient été maladroitement exécutés. Saint-Florent était une de ces
villes que les insurgés avaient prises et remises aux Français. Ils les
redemandaient à ceux-ci: mais suivant le traité d'Aix-la-Chapelle, c'est
aux Génois qu'elles appartenaient, et le gouvernement français ne pouvait
les rendre qu'à eux. Pour l'empêcher, les Corses se préparaient à les
bloquer au moment où les Français en sortiraient; et à Saint-Florent
c'était par avance que Gafforio avait pris des mesures pour qu'il ne s'y
trouvât pas de garnison génoise toute portée2.

Quoi qu'il en soit, le malheureux règlement, si péniblement ménagé, fut
rejeté de toute part. Il fut impossible de s'en promettre l'exécution. La
république profita de cette occasion pour renouveler ses objections
contre les concessions qu'on lui avait arrachées. Lassé de tant de
contrariétés, irrité d'ailleurs de ce que, sur un ordre maladroit du
commissaire général, un détachement génois avait osé croiser la
baïonnette contre des officiers supérieurs français, le roi fit déclarer
à la république qu'il la déliait des engagements qu'elle venait de
contracter par le traité récent. En effet, l'instrument en fut renvoyé de
Gênes à Versailles pour que les signatures en fussent biffées et les
sceaux rompus3. Le roi, de sa grâce, maintenait les subsides, mais il
retirait ses troupes. Le sénat accepta avec reconnaissance l'argent, la
renonciation au traité, au règlement, et demanda la prompte évacuation;
elle eut lieu. Rien ne prouve mieux qu'à cette époque encore la France
était loin d'être décidée à s'approprier la Corse. Elle cessait même,
malgré de nombreux avertissements, de se précautionner contre la
concurrence ou l'intrusion de quelque autre puissance.

Ainsi, pour la seconde fois, les Génois et les Corses se trouvaient seuls
en face les uns des autres. A mesure que les Français quittaient une
place, il s'y glissait un détachement de Génois venus par mer le long du
rivage, car l'intérieur, les communications par terre leur étaient
désormais fermés. On avait plusieurs fois comparé leur possession à
celles des premiers colons qui s'établirent sur les rivages découverts en
Amérique; occupant le bord de la mer, mais resserrés sur les derrières
par les naturels sauvages. Cette comparaison était plus juste que jamais.
La république avait multiplié les invitations à la soumission, à la
concorde. Loin d'y déférer, les chefs s'étaient réunis pour s'engager par
serment à n'entendre à aucun traité. Le gouvernement de Gênes n'en
résolut pas moins de tenter un genre de guerre qu'il croyait bien
entendre, et auquel on eut toujours confiance dans ce pays. Il s'occupa à
diviser ses ennemis et à corrompre les principaux à prix d'argent. Les
semences de jalousie ne manquaient pas entre eux; les haines de familles
et de factions étaient toujours prêtes à revivre. Gênes s'attacha à les
cultiver. Gafforio, devenu le principal personnage de la Corse, fut
assassiné dans une embuscade (1753). On prétendit que ses meurtriers
s'étaient réfugiés à Gênes, mais rien ne prouve que la république eût
accepté ce moyen sinistre de se délivrer d'un adversaire.

La place ne resta pas vacante. Pascal Paoli vint la remplir (1755). Son
père, le vieux Hyacinthe, dans sa retraite à Naples, n'avait pas élevé
ses fils pour rester étrangers à la cause de la patrie. L'un, Clément, y
avait déjà fait connaître son nom. Plus d'éclat et d'influence étaient
réservés à Pascal. Il n'avait que vingt-deux ans; il n'était que
lieutenant au service de Naples, quand il se présenta. Il apportait pour
le service de sa nation du patriotisme, du talent, de la bravoure, et
pour lui-même de l'ambition et une profonde souplesse politique. C'est à
l'affranchissement de son pays qu'il se vouait; c'est du pouvoir qu'il
venait chercher. Le gouvernement lui fut déféré à vie, et il s'employa
tout entier à faire la guerre aux Génois; il soutint la lutte longtemps;
et il domina la Corse non sans trouver autour de lui des envieux, des
ennemis et des traîtres.

On lui avait donné d'abord des adjoints. Matra, l'un d'eux, fut de bonne
heure jaloux de l'autorité de Paoli; déjà peut-être vendu aux Génois, il
débaucha quelques soldats et tenta de renverser son chef. Mais, déclaré
traître à la patrie, il fut vaincu et il perdit la vie.

Paoli était en force. Les mercenaires enrôlés au hasard par les Génois
désertaient pour passer de son côté. S'il n'avait manqué d'artillerie,
difficilement les places lui auraient résisté. On soupçonnait que des
secours d'argent lui arrivaient d'Angleterre. Dans toute sa carrière on
l'a toujours considéré comme protégé par les Anglais. Il le fut
ouvertement à certaines époques; et cependant il entretenait d'intimes
relations avec la France.

(1756) Les hostilités maritimes qui commencèrent la guerre de sept ans
avaient éclaté. Avec les intelligences en Corse qu'on supposait aux
Anglais, la France ne pouvait pas souffrir que cette île restât sans
défense. C'était pour que les Génois la fissent garder que le roi avait
accordé les subsides, il exigeait que la république levât des troupes
pour les y employer. Le roi voulut aussi savoir en quel état se
trouvaient les fortifications de l'île, et il y expédia des ingénieurs,
mission dont les Génois s'offensèrent. Ils montrèrent aussi une
répugnance plus qu'ordinaire quand on leur offrit d'envoyer des troupes
de France, puisqu'ils n'en avaient point eux-mêmes. Ils savaient
cependant que Paoli, dans une assemblée nationale, avait annoncé la venue
d'une escadre anglaise, et s'était vanté que dans un mois il ne resterait
plus un seul Génois sur le sol de la Corse. On n'en répondit pas moins à
la France que rien ne pressait, et qu'au besoin ce serait à l'apparition
des Anglais qu'on réclamerait l'envoi des forces françaises. Le roi,
irrité, fit déclarer à la république que, si elle ne se hâtait pas de
demander des troupes, ce serait lui, cette fois, qui prendrait
l'initiative des mesures, et qu'il exigeait qu'elle déclarât
catégoriquement si elle y donnait son consentement, ou si elle pensait à
le refuser. La négociation qui suivit cette déclaration, et qui aboutit à
un de ces traités éphémères de secours en hommes, de subsides avidement
recherchés et de réserves défiantes contre la protection française, cette
négociation fut plus pénible que jamais. Le traité conclu ne fut ratifié
à Gênes qu'après neuf séances de délibération du petit conseil. La
république obtint des secours considérables; les troupes ne devaient que
défendre l'île contre les attaques intérieures; garder Calvi, Ajaccio et
Saint-Florent, ne rien traiter avec les rebelles, ne pas leur donner
accès dans les villes de garnison. Les Génois voulaient même que ces
garnisons fussent mi-parties, mais la France s'y refusa.

Suivie à Gênes la négociation n'aurait pu finir: mais la république avait
à Paris un chargé d'affaires nommé Sorba, de qui ce traité et ceux qui le
suivirent furent l'ouvrage. Il avait gagné la confiance des ministres du
roi, et certes, ses maîtres avaient à se louer de son savoir-faire. Il
était d'une famille si récemment écrite au livre d'or, que l'on avait
douté si la cour de France, accoutumée à se voir députer des Doria, des
Pallavicini, des Lomellini, se contenterait d'un nom obscur; ou plutôt la
vanité génoise avait eu quelque scrupule d'être si modestement
représentée. Le père de Sorba avait été à Paris simple secrétaire de la
légation génoise. Mais par cela même le fils, élevé en France, s'était
formé aux habitudes du pays. Il connaissait les hommes, la manière de
traiter, et assez bien les intérêts réciproques pour trouver le point où
l'on pouvait arriver à les concilier tous, y compris ceux des
susceptibilités nationales. «Nous travaillons avec Sorba, écrit le
ministre des affaires étrangères, et j'espère que nous réussirons.»
C'est ainsi que la dernière affaire fut menée à bien.

M. de Castries avait conduit des troupes en Corse. Paoli déclara qu'il
les voyait avec plaisir. Il avait à remettre l'ordre dans un pays livré
de toute part aux violences: la présence des Français concourait au même
but. M. de Vaux succéda à M. de Castries; il fut moins heureux dans ses
rapports avec les Corses. Dans quelques rencontres il y eut du sang de
versé: Paoli se hâta de rétablir la bonne harmonie. Celle qui aurait dû
subsister entre les Français et les Génois ne fut pas mieux entretenue
que par le passé. L'antipathie se faisait sentir à chaque incident. M. de
Vaux prétendait lever pour l'armée française un régiment de cavalerie
corse. Les Corses insoumis n'avaient qu'à se parer des cocardes
françaises pour être librement admis dans les villes de garnison (1757).
Dans une occasion où l'on s'attendait à être attaqué par une escadre
anglaise, le général avait assemblé les habitants de la province voisine
pour savoir s'il pouvait compter sur eux. C'étaient là autant de griefs
pour les autorités génoises. En France on se lassait de ces querelles
interminables. Les Anglais n'avaient pas paru. Le secours n'avait pas
servi. On se demandait si, peu considérables comme étaient les forces,
elles suffiraient contre un débarquement sérieusement tenté sous le canon
d'une escadre. On avait besoin de soldats sur le continent, où la guerre
était malheureuse. Le roi rappela ses troupes: la république se formalisa
de n'en pas avoir été assez régulièrement avertie. Au fond, les subsides
cessaient, et c'était là le grand sujet de plaintes.

Dans l'intervalle, Paoli avait eu de nouveau à combattre l'attaque d'un
frère de Matra. Celui-ci éprouva le même sort que son aîné. Nous verrons
reparaître un rejeton de cette famille ennemie. Chacune de ces tentatives
réprimées ajoutait à l'influence et affermissait le pouvoir du général
suprême. Les assemblées, les diètes délibéraient d'après ses vues, et
décidaient suivant ses volontés. Mais ce dictateur redoutable savait
l'art de voiler sa domination et de se faire obéir de es compatriotes, en
ne leur montrant jamais que l'intérêt de la liberté et de l'indépendance
nationale. On peut citer en témoignage de son habileté, l'adresse avec
laquelle, en éveillant le zèle et les scrupules du pape, il procura de la
part de la cour de Rome une reconnaissance implicite à la nationalité
corse, blessure profonde faite à la république qui voulait qu'on ne vît
dans les insulaires insurgés que des sujets en révolte. Quelques sièges
épiscopaux dans l'île avaient pour titulaires des Génois qui n'avaient
pas osé résider au milieu de l'insurrection, Paoli les somma de revenir à
leur poste, et, sur leur refus, il dénonça au saint-père l'abandon où les
pasteurs laissaient leurs troupeaux, en le priant de remédier à un si
grand abus. Le pape envoya en Corse un visiteur apostolique, avec pouvoir
de vérifier le mal et d'y appliquer la correction. Gênes s'offensa
extrêmement de cette démarche faite sur ses terres sans son aveu, et à la
réquisition d'un rebelle. La république, par des proclamations, défendit
de donner accès au visiteur, et de souffrir qu'il exerçât aucune fonction
de son ministère; le pape, par un bref, cassa les proclamations de Gênes;
le sénat fit lacérer l'affiche du bref, et cette querelle se poursuivit
avec tant de violence que l'on s'attendait à voir jeter l'interdit sur
les Génois. Elle ne finit pas, mais à grand peine elle fut adoucie et en
quelque sorte suspendue par l'intermédiaire du roi de France. Paoli, de
son côté, saisit le temporel des évêques absents. A son tour le peuple
s'alarma de voir porter la main sur les biens de l'Église. Le dictateur
répondit à ces murmures, que si l'autel doit nourrir ses ministres, le
bien du ministre qui ne sert pas l'autel appartient aux pauvres.

(1761) A cette époque, la république eut pour doge Augustin Lomelin4, qui
avait été ci-devant son envoyé à Paris, et qui y avait vécu également
recherché par la bonne compagnie, par nos philosophes et par les hommes
d'État. Il aimait la France, mais il était avant tout citoyen de son
pays. Il était un de ceux qui, non par intérêt, ou par engagement de
faction, mais par conscience, sentaient que s'il était difficile de
conserver la Corse, cet antique héritage des temps les plus glorieux,
elle ne devait pas être abandonnée sans faire des efforts pour la garder,
et qu'elle ne saurait être vendue sans honte. Décidé contre ce dernier
parti, il pensait qu'il fallait tout faire, n'épargner ni concessions ni
sacrifices pour rester en possession. On assure que son dessein aurait
été d'amalgamer les deux peuples; d'admettre les Corses notables aux
honneurs du livre d'or; d'ouvrir aux plus distingués les portes du
conseil et du sénat. Si telle était la fin qu'il envisageait pour
l'avenir, il est probable qu'il ne disait pas tout haut sa pensée
entière; il se serait trouvé seul à la soutenir au milieu des préjugés
les plus contraires. Mais du moins il voulait qu'au lieu d'opprimer et de
mépriser, on joignît à la fermeté, la justice au fond, et les procédés
conciliants. On demandait au gouvernement français (car on le savait en
correspondance suivie avec Paoli) de ne pas laisser aux Corses sur les
desseins de la France, des illusions qui contrarieraient l'effet des
offres bienveillantes que les Génois entendaient leur faire. Sorba
écrivait au duc de Choiseul; «Il ne nous faut ni argent ni troupes. Nous
avons les meilleures intentions et la meilleure morale; nous voulons
rendre les Corses heureux; mais il faut qu'ils sachent que la France a
déclaré mille fois qu'il convient à ses intérêts que la Corse soit à
perpétuité la propriété des Génois.»

Lomelin fit décider qu'on se bornerait dans l'île à défendre les places
qu'on occupait. En proposant d'admettre les Corses à une négociation, et
en comptant (il faut l'avouer) sur de l'argent à répandre, il se flatta
un moment de réussir. On pensait avoir gagné plusieurs personnages
considérables; on faisait offrir à Paoli le titre de général à vie des
troupes corses, et le doge le croyait disposé ou à accepter ou à
s'éloigner de l'île. Pour se donner les moyens de suivre un pareil plan,
on avait fait voter à Gênes un emprunt considérable.

(1762) On se méprenait étrangement sur les dispositions de Paoli. Il
assembla ses Corses, il leur annonça qu'ils étaient recherchés par la
république pour une paix à négocier, dont les conditions pouvaient être
avantageuses; c'était à eux de voir quelle confiance ils pourraient
prendre à ces invitations pacifiques. Une acclamation unanime servit de
réponse: «Guerre et liberté!» Sur ce voeu le général fit rendre un
décret qui défendait, sous peine de la vie, d'entrer en aucun pour-parler
avec les Génois. Des commissaires de la république étaient arrivés avec
une grosse somme d'argent à distribuer à ceux qui voudraient se laisser
séduire. La somme et les commissaires retournèrent à Gênes. Après
quelques tentatives on reconnut qu'il n'y avait rien à faire, et qu'il
fallait réserver ces moyens pour un autre temps.

Il y eut alors à Gênes un grand déchaînement contre Lomelin, qui s'était
ainsi trompé dans ses espérances patriotiques et libérales. Ses ennemis
déclamèrent contre lui. La dépense, l'emprunt, les impôts dont il avait
fallu l'accompagner lui furent amèrement reprochés. Il semblait vouloir
tenter encore la force pour dernier moyen; il proposait, dit-on, de
demander à l'Espagne un corps considérable de soldats. La république ne
voulut plus se livrer à de nouveaux frais. Le gouvernement français, en
louant le patriotisme désintéressé du doge, regretta l'illusion dont il
s'était laissé surprendre, et avertit que l'inutile emploi de la violence
pour regagner une soumission déjà perdue serait un crime.

Cependant après Lomelin, le sénat ne put résister aux imprudentes
suggestions de quelques Corses qui se vantèrent de renverser la puissance
de Paoli. Pour y parvenir, on pratiqua le neveu de l'ancien Matra; on lui
remit des fonds, on lui confia des patentes pour lever des troupes dans
l'île au nom de la république. Ce fut encore de l'argent perdu. On
pouvait susciter quelques hommes mécontents jaloux du dictateur: mais
aucun d'eux n'eût voulu, pour marcher contre lui, se mettre sous les
étendards des Génois. Paoli se défit de tout ce qui lui était opposé. De
plus en plus il marcha droit à son but. Dans une grande assemblée, le
peuple corse, par un acte solennel, proclama son indépendance; il déclara
qu'il ne reconnaissait plus aucun lien subsistant entre lui et la
république de Gênes. Paoli notifia à la France et aux autres puissances
étrangères ces résolutions en forme de manifeste. Successivement il
compléta l'organisation nationale en toutes ses parties, représentation,
législation, pouvoir judiciaire, administration, instruction publique. Il
fit décréter jusqu'à l'établissement d'une université. C'est à cette
époque qu'il avait fait proposer à J. J. Rousseau de devenir le
législateur des Corses. Il l'avait pressé de venir au milieu d'eux,
inspirer une constitution politique, et, chose remarquable, il insinuait
au philosophe d'embrasser la religion catholique pour s'acquérir plus
entière la confiance des peuples5. Jean-Jacques demanda qu'on ne lui
reparlât jamais de cette dernière proposition: mais on voit aussi par ses
lettres que sur les notes qu'on lui avait fournies, il était effrayé de
l'étrange distance qu'il trouvait entre les idées corses et les principes
du Contrat social. On s'organisa sans lui.

Les Génois semblaient n'avoir plus d'illusions à se faire, et de toute
partie bruit courut qu'ils allaient se défaire de la Corse. Mais chez
eux, au conseil, trois partis encore se disputaient le terrain. Les plus
vieux voulaient les choses dans leur état actuel; garder les villes
maritimes et attendre, sans plus s'occuper du reste de l'île. Les jeunes
ne voulaient renoncer à rien, et demandaient encore l'emploi de la force
pour ramener les rebelles à l'ancienne sujétion. Ceux qui voulaient la
vente ou l'échange de cette possession onéreuse, formaient un tiers
parti, et il grossissait tous les jours. Mais il se partageait lui-même
sur les moyens; les uns espéraient quelque échange; l'archiduc Léopold,
devenu grand-duc de Toscane, pouvait en fournir l'occasion, et cette idée
plaisait essentiellement aux partisans impériaux. Les autres réprouvaient
ce projet, prévoyant que ce serait la ruine du commerce de Gênes au
profit de celui de Livourne.

Mais, pour vendre une propriété, il faut en être encore maître, il ne
faut pas s'exposer à attendre qu'elle soit enlevée par la force, et Paoli
attaquait ou bloquait les places. La république était avertie par ses
agents qu'incessamment tout serait perdu si elle n'envoyait des renforts
pour garder ce qui restait. Force fut de recourir de nouveau à la France.
Elle venait de terminer la malheureuse guerre de sept ans, elle pouvait
disposer de quelques troupes. Sorba en demandait encore une fois un corps
pour conserver, réduire et pacifier l'île. Mais dans cette occasion la
cour commença à en croire ceux des généraux et des fonctionnaires qui
depuis longtemps représentaient la nécessité de prendre un pied ferme en
Corse, et le peu de convenance de ces secours prêtés et retirés si
souvent. On éleva d'abord des objections contre les termes de la demande
des Génois, on ne voulait plus se charger de réduire; on favoriserait une
pacification, mais on ne s'y obligeait point. On ne s'engagerait qu'à
garder les villes qu'on aurait en dépôt; et surtout la France prétendait
obtenir au moins une place de sûreté qui deviendrait sa propriété
perpétuelle. On se récriait à Gênes contre ces exigences. Cependant à son
tour le roi balançait: obligé de faire dans son armée une réforme
considérable, il doutait qu'il lui convînt de détacher les troupes qu'on
lui demandait. Mais ses ministres lui firent considérer que s'il
refusait, le parti antifrançais dans le gouvernement de Gênes s'en ferait
une arme pour céder la Corse à d'autres, au préjudice de la France. D'une
part, cette hésitation avait effrayé les Génois et les rendait plus
souples. Sorba employa toute son adresse dans cette occasion, et enfin un
nouveau traité fut conclu (1764)6, beaucoup plus explicite que les
précédents. Le roi faisait passer en Corse un corps de trois mille
hommes qui prendrait en dépôt pendant quatre ans trois villes maritimes
sur les cinq que les Génois tenaient encore. Ces forces ne devaient
nullement faire la guerre. Leur seule affaire était la garde et la
conservation des places. Les garnisons génoises devaient en être
retirées; sous aucun prétexte il ne pourrait y rester un seul militaire
génois. Les chefs français n'avaient ni ordre à recevoir de la
république, ni compte à lui rendre. Dans ces villes qui leur étaient
confiées ils exerçaient la police et la juridiction militaire. À cela
près, les Génois y restaient en possession de leur souveraineté intacte
avec l'exercice du gouvernement civil, ecclésiastique et municipal. Ils
pouvaient publier des édits pour rappeler les Corses à l'obéissance; mais
les officiers français, afin qu'ils pussent contribuer au rétablissement
de l'ordre et de la tranquillité, étaient autorisés à entretenir tel
commerce qu'ils jugeraient à propos avec les habitants de l'île entière
sans distinction. Seulement ils étaient chargés de faire entendre à ceux-
ci l'intérêt que le roi prendrait à une pacification de laquelle
dépendait le bonheur réciproque du souverain et des sujets. Les subsides
stipulés dans les traités précédents étaient totalement supprimés. Un
article secret promettait qu'en temps de guerre, les troupes françaises
respecteraient en Corse la neutralité de la république.

Ce traité mettait dans les mains et à la discrétion du roi de France la
meilleure partie de ce que les Génois possédaient encore dans la Corse et
lui assurait une influence prépondérante sur toute l'île. Peut-être on se
flattait à Gênes d'y conserver une sorte d'empire indivis; ou pour se
consoler des sacrifices faits, on se fiait sur ce qu'ils n'étaient
stipulés que pour quatre années; mais il était sensible que si la Corse
devait être cédée, il n'y avait plus d'autre acquéreur possible que celui
qui la retenait entre ses mains. La France, de son côté, acquérait la
certitude que si les Génois pouvaient être maintenus dans l'île, ce ne
saurait plus être que par son concours: s'ils devaient en sortir, les
Français étaient tout portés pour recueillir leur héritage.

Mais il ne suffisait pas de prendre des précautions à Gênes. Les Corses
pouvaient prétendre disposer de leur île; ils pouvaient y introduire
d'autres protecteurs: il était nécessaire de s'assurer de leurs
dispositions. Il fallait savoir si en allant exercer chez eux une espèce
de neutralité armée, on aurait à compter sur leur confiance ou sur leur
opposition. Ce soin avait empêché de fermer l'oreille aux avances, aux
ouvertures de Paoli. Celui-ci savait qu'il ne pouvait se délivrer des
Génois sans s'entendre avec les Français. Il sentait aussi que quand même
les Corses expulseraient leurs oppresseurs, la nation aurait peine à se
soutenir isolée. Or la puissance la plus en situation de prêter son appui
était la France. Il l'avait donc recherchée depuis plusieurs années; il
avait envoyé des émissaires au duc de Choiseul. Des mémoires de lui
faisaient envisager comme immanquable et prochaine la chute de la
domination génoise sur la Corse, et offraient à Louis XV le protectorat
du pays. Des correspondances suivies eurent lieu. Un négociateur secret
que la cour avait envoyé7 vint à Paris apporter de la part de Paoli le
projet d'un traité8 entamé avant la dernière proposition de Gênes, et au
moment où la république avait demandé des secours.

Suivant le projet, Paoli se chargeait de chasser les Génois, aussi
demandait-il d'abord qu'on lui prêtât quatre canons. La nation corse
reconnaissait le roi de France pour son protecteur, lui demandait de la
regarder d'un oeil paternel comme il regardait ses autres sujets. On
livrerait au roi pour sa garantie des otages et une ville à son choix.
Les Corses ne se sépareraient de la France ni en guerre ni en paix; en
tout temps le roi y exercerait le recrutement volontaire comme dans ses
autres États. En temps de paix il réglerait le nombre des troupes que la
Corse entretiendrait pour se garder. Il accorderait seulement, pendant
quatre ans, un subside annuel de quatre cent mille francs pour lever deux
régiments; passé ce temps, un régiment suffirait, et le subside serait
réduit de moitié.

C'était là ce qui avait été négocié et ce qui, résumé en articles, était
proposé à la cour de France au moment où elle avait promis de fournir des
troupes aux Génois. On trouva l'engagement pris envers la république trop
avancé pour le rompre, mais on en retarda l'exécution jusqu'à ce qu'on
eût pu avertir Paoli de cet accord et que l'on connût ses intentions en
conséquence.

La réponse de Paoli fut contenue dans une simple note sans signature9.
Tout devait, quant à présent, rester tellement secret que s'il s'en
répandait le moindre bruit, la France se réservait le droit de tout
désavouer, jusqu'à la mission de son négociateur. On annonçait qu'on se
trouvait présentement obligé à envoyer en Corse six bataillons et un
régiment de troupes légères, mais en aucune manière pour y faire la
guerre. Ces forces avaient uniquement à garder les places désignées sans
pouvoir être commandées contre les mécontents (et ce nom envers les
Corses remplaçait celui de rebelles). On demandait à Paoli de bien faire
connaître cette neutralité à ses compatriotes, afin qu'ils
n'entreprissent rien contre les places tenues par les Français, ceux-ci
ne les empêchant pas à leur tour d'attaquer les Génois partout ailleurs.
Quant aux articles proposés, on les acceptait pour servir de base à un
traité, en temps opportun, puisque le moment n'était pas venu
d'abandonner cet accord à la publicité. On ne faisait objection qu'à
l'une des mesures proposées; on pensait que les Corses si belliqueux et
si nombreux n'avaient pas besoin de régiments soldés: mais on ne leur en
donnerait pas moins les subsides qu'ils désiraient; ils s'en serviraient
pour compléter l'organisation de leur pays.

Paoli témoigna beaucoup de regret sur ce prêt de troupes accordé aux
ennemis de sa nation. Il en prévoyait de mauvais effets. Le séjour des
Génois dans l'île serait donc prolongé; il fallait prendre ses mesures en
conséquence. Il demandait que le subside fût doublé. Il demandait surtout
qu'on lui donnât connaissance du traité fait avec Gênes et de ses
articles secrets.

La convention avait eu lieu aux conditions indiquées. Sorba avait
inutilement insisté pour en faire rayer la clause qui excluait les
militaires génois des places assignées aux Français. Les troupes du roi
débarquèrent sous les ordres de M. de Marboeuf.

Une assemblée générale des Corses, tenue à cette occasion, arrêta qu'on
n'attaquerait ni les Français, ni leurs villes de garnison: mais que les
postes voisins de ces places seraient gardés avec la plus grande
vigilance. Une police spéciale veillait à l'exécution de l'ordre qui
prohibait la communication des particuliers avec les troupes étrangères.
Si les officiers français demandaient des passe-ports pour l'intérieur,
il appartiendrait au général Paoli seul de les donner, et il rendrait
compte à la première assemblée des motifs pour lesquels il avait jugé à
propos de les délivrer. S'il parvenait des propositions de paix ou de
transaction, elles ne seraient reçues qu'après que les conditions
préliminaires demandées par la nation dès 1736 auraient été consenties et
exécutées: c'est-à-dire, que la nationalité des Corses serait reconnue,
qu'ils ne traiteraient jamais avec les Génois, sinon sous la garantie
d'une des grandes puissances.

Une assemblée postérieure déclara que Paoli avait rendu un compte fidèle
de ses relations avec la France, que sa conduite était approuvée, et
qu'il était invité à continuer à entretenir la bonne harmonie. Elle se
maintint, et les Français eurent toute liberté d'aller s'approvisionner
aux marchés du littoral et de l'intérieur.

(1765) Les Génois ne se flattaient pas que trois mille auxiliaires
terminassent leurs embarras en Corse; et ils s'avisèrent de solliciter un
nouveau renfort. On leur avait répondu que cela ne pourrait se faire sans
exiger quelque compensation nouvelle. On leur demanda la cession d'une
place forte à perpétuité. Ils se réduisirent dès lors à demander que le
général français employât son influence à ménager une pacification
permanente.

(1766) Convaincus, enfin, qu'il n'y avait nulle espérance qu'aucune
médiation pût amener rien de pareil, ils se bornèrent à solliciter la
prorogation du terme auquel les troupes françaises devaient se retirer.
Des quatre années pour lesquelles avait été stipulée l'occupation, la
moitié était déjà écoulée. Mais on leur déclara que le roi ne ferait pas
continuer un service onéreux sans de nouvelles conditions. Ils ne tinrent
pas compte de cette insinuation; et comme ils n'offraient rien, on leur
notifia qu'à l'expiration de la quatrième année, les troupes seraient
retirées.

Quelle que fût la sincérité de la déclaration, elle causa un trouble
extrême; Gênes se convainquit enfin que son royaume de Corse lui
échappait. Le voile tomba tout à fait, et l'on sentit même que le séjour
prolongé de quelques garnisons françaises n'aurait été qu'une garantie
insuffisante d'une telle propriété. Paoli avait fortifié de nouvelles
places; dans les villes où les Génois tenaient encore, les habitants, qui
jusque-là avaient gardé une apparence de soumission, venaient d'envoyer
leurs députés à l'assemblée générale. L'union nationale était complète.
En Ligurie même on commençait à la reconnaître en dépit du sénat: les
Génois navigateurs des deux rivières acceptaient des passe-ports de Paoli
pour la sauvegarde de leurs expéditions commerciales (1767). Enfin les
Corses attaquèrent l'île de Caprara, cette annexe de leur île; la
garnison génoise fut forcée de capituler et d'en rendre la citadelle. Ce
dernier événement fut décisif à Gênes pour l'opinion. On se vit dans
l'alternative ou d'abandonner la Corse à des sujets révoltés, ou de la
faire accepter par la France. On fit connaître à Versailles la
disposition où l'on était «d'entrer dans un traité plus conforme que les
précédents à la gloire du roi et à la sûreté de la république;» et, en
s'en rapportant à la pénétration du ministère, on demandait qu'elles
seraient à ce sujet les intentions de la France.

Des commentaires suivirent cette ouverture significative, mais un peu
vague. La république consentait à laisser les Corses à une entière
indépendance de son pouvoir, pourvu qu'elle n'eût ni de concessions à
leur faire directement, ni à reconnaître formellement leur liberté. C'est
au roi seul qu'elle remettrait eux et leurs villes, et le roi en
disposerait à sa volonté. Suivant une autre proposition, le roi, en
affranchissant les Corses, devait retenir pour lui-même certaines villes,
ainsi qu'il en conviendrait avec les Génois. Les Corses ne pourraient
faire par eux-mêmes ni paix ni guerre. Ils seraient assujettis à un
tribut, qui tournerait en indemnité pour la république. Le roi en
fixerait la quotité.

Sorba, de son côté, produisait un autre plan pour dissimuler la cession
pure et simple ou la vente. Sa teneur paraissait bizarre, et cependant
nous verrons qu'on finit par l'adopter.

De Versailles on répondit à Gênes que l'offre de céder la Corse était
neuve; qu'elle avait besoin d'être faite directement, officiellement, et
qu'on ne saurait la considérer que lorsque la république l'aurait
formulée telle qu'elle l'entendait. Le sénat annonça un mémoire sur cette
affaire; mais il ne le donnait pas. On supposait qu'il ne voulait que
gagner du temps; la bonne foi de ceux qui avaient fait l'offre passa pour
très-suspecte; et le roi fit savoir à Gênes que si l'on voulait laisser
tomber cette affaire, la France n'y aurait pas regret.

Mais à Gênes, on avait appris que Buttafuoco, l'ami, le confident de
Paoli, celui qui avait correspondu pour lui avec J. -J. Rousseau, était à
Paris; et, avant de savoir ce qu'il y allait faire, on ne voulait pas
livrer le dernier mot de la république.

Quand Paoli avait appris que les Génois étaient enfin déterminés à
renoncer à leur souveraineté prétendue, pressé de délivrer d'eux sa
patrie, il s'était mêlé de faciliter les accords: il avait offert de
sauver le décorum de la république, c'était son expression; il aurait
consenti que Gênes retint un titre de seigneurie sur Bonifacio, cette
ville essentiellement génoise depuis si longtemps. Les Corses la
posséderaient comme les autres villes, mais ils l'accepteraient en fief;
et, sous ce prétexte, Gênes obtiendrait une redevance de cinquante mille
livres, tandis qu'on établissait que la république ne tirait de la Corse
qu'environ trente-six mille livres.

Quel était le fond de la pensée de cet homme aussi fin que puissant?
Cette nationalité à laquelle il avait tant travaillé, croyait-il la
conserver, sous l'appui d'un simple protectorat de la couronne de France?
ou savait-il qu'elle allait se confondre dans la vaste nationalité
française? La suite des événements pourrait faire douter qu'il eût
accepté la dernière conséquence. Mais cette question n'appartient pas à
l'histoire de Gênes. Paoli avait jusque-là coopéré aux desseins de la
France. Dans le même temps il recherchait des appuis en Angleterre. Il
méditait des constitutions, et un jour, à la sortie de la séance de
l'assemblée générale, conduisant les députés dans une salle qui leur
était inconnue, il leva un rideau et ils virent un trône éclatant.
«Voilà, leur dit-il, la première marque de l'indépendance nationale, mais
que ce trône ne vous effraye pas; personne n'y montera que les Génois
n'aient été chassés de tous les lieux de la Corse où ils sont encore.»

Après des contestations sans fin on avait arrêté à Gênes les termes d'une
offre authentique à faire à la France. Pour y parvenir, il avait fallu
faire décider que la cession, n'étant que l'exécution d'une résolution
précédemment votée, passerait à la majorité des deux tiers des voix du
petit conseil, tandis que, comme mesure nouvelle, elle eût exigé
l'assentiment des quatre cinquièmes qu'on n'aurait pu réunir. Sorba,
présentant en France la proposition officielle, demanda essentiellement
que la France consentît à recevoir les Corses comme des sujets, de la
main et par la volonté de leurs souverains légitimes, tellement qu'ils ne
pussent jamais former une nation indépendante. Une somme convenable
serait payée à la république. Ses États de terre ferme lui seraient
garantis par le roi à perpétuité. L'île de Caprara lui serait restituée.
Enfin, on demandait que la maison de Saint-George conservât le privilège
de fournir le sel dans l'île.

Mais bientôt le sénat vit arriver de Paris un autre projet qu'il reçut
avec une joie extrême; car, pour ceux qui se complaisaient aux
subtilités, on ne pouvait inventer rien de mieux, dans la pensée de
sauver par l'expression la honte d'une transaction assez misérable. La
république n'abandonnait pas la Corse; elle reconnaissait seulement qu'à
l'expiration imminente des quatre années pendant lesquelles ses villes
devaient rester en dépôt, elle ne saurait les reprendre sans augmenter
les troubles et les calamités. Elle consentait donc que le roi les fît
occuper ainsi que les autres places, tours et postes, nécessaires à la
sûreté des armes de sa majesté. C'est en ces termes détournés qu'on
stipule la cession de l'île entière. Le roi prendra le tout en
nantissement des dépenses qu'il aurait à faire pour l'occupation et la
conservation du pays. Si par la suite, l'intérieur se soumet à la
domination du roi, cet intérieur sera sujet aux mêmes conditions. Sur le
tout l'exercice de la domination française sera entière et absolu. Mais,
néanmoins, ce ne sera entre les mains du roi qu'un gage qu'il gardera
jusqu'à ce que la république lui en demande la restitution, après lui
avoir remboursé la dépense. Par cette raison on déclare que la
souveraineté acquise au roi ne l'autorise pas à disposer de la Corse en
faveur d'un tiers. C'est bien là le droit civil, on ne peut disposer de
ce qu'on a reçu en gage. Par un acte séparé le roi s'engageait à payer
aux Génois, pendant dix ans, deux cent mille francs par an, sous prétexte
de certains arrérages qui leur revenaient. En un mot, la république
vendait la Corse au prix de deux millions de francs, sous la forme d'un
contrat de nantissement ou d'une cession à réméré, en style de notaire.
On ne craignait pas en France que les Génois vinssent faire des offres
réelles pour les loyaux coûts et redemander son gage. On ne prit pas la
peine de fixer un terme à cette faculté; du moins il ne se trouve point
de trace d'article secret qui y pourvoie; mais, au contraire, les Génois
avaient soin de faire déclarer dans l'instrument, que, malgré la faculté
qu'ils se réservaient d'acquitter les dépenses pour rentrer en
possession, ces dépenses ne constitueraient jamais une dette qu'on pût
les obliger à payer en leur offrant la restitution de la Corse10.

On se demande comment une rédaction si extraordinaire est sortie, non de
Gênes, mais du cabinet de France, dont ces stipulations de légistes
portent si peu l'empreinte Nous ne pensons pas qu'on prétendit dissimuler
aux yeux des puissances rivales une acquisition de cette nature au moyen
d'un bail emphytéotique. Ce n'est qu'à l'amour-propre génois que
pouvaient convenir ces énonciations dérisoires. Aussi est-il probable
qu'elles sont dues à Sorba. Elles ressemblent à celles qu'il avait déjà
proposées. Il avait gagné en France crédit et confiance personnellement.
A Gênes, dans les derniers temps, les affaires de Corse avaient été
concentrées dans les mains d'un nouveau secrétaire d'État, habile en
intrigues, homme de ressources et très-versé dans les subtilités du
palais. Ces deux hommes s'étaient sans doute entendus, et, par la
condescendance du ministère français, ils avaient servi le goût de leurs
maîtres plus qu'on ne l'avait su d'abord imaginer. Mais si ces finesses
diplomatiques furent destinées à faire croire au peuple de Gênes qu'il ne
perdait pas son royaume, qu'on le confiait à la France pour y rétablir
l'ordre, comme autrefois le sénat s'en déchargeait sur la banque de
Saint-George, le but fut manqué. Ce peuple vaniteux, marchand et malin,
murmura d'un marché peu honorable, le jugea à la manière mercantile, et
en railla les négociateurs et les courtiers11.

Au bruit de la cession, Bonifacio, la ville la plus génoise de la Corse,
fit entendre des regrets; mais Ajaccio alluma des feux de joie. De
nouvelles troupes françaises arrivèrent; et les bâtiments qui les
débarquaient, remportèrent à Gênes les fonctionnaires et les soldats de
la république. Tout dans l'île fut fini pour elle. L'année d'après
(1769), la France notifia aux puissances que la Corse entière était
passée sous ses lois.

J'ai épuisé tout ce que cette île avait à fournir à l'histoire de Gênes;
et c'est aussi le dernier événement de cette histoire, jusqu'à ces grands
jours où un Corse (les Génois l'auraient-ils pu croire?), devenant
l'arbitre unique de tant de destinées plus importantes, le fut aussi des
dernières vicissitudes de la leur. Dominateur de l'Italie, il n'eut qu'à
souffler sur leur gouvernement pour le dissoudre. Plus tard, de son champ
de victoire de Marengo, il chassa de Gênes les Autrichiens qu'on y avait
revus comme en 1746. Empereur des Français, il supprima l'ancienne
nationalité des Génois, et l'absorba dans son glorieux empire. Hélas!
grâce à ses revers, c'est au profit d'un autre qu'il l'avait abolie,
cette nationalité; au profit du voisin qu'ils avaient si longtemps haï et
bravé.

Je dirai, pour finir, quelque chose de ces derniers temps. Après avoir
cherché d'époque en époque les meilleurs guides, je puis bien ajouter à
cette longue histoire la simple notice de ce dont j'ai été le témoin
oculaire.


CHAPITRE VI.
Dernières années de la république.

Au moment où se préparait la révolution française, qui devait changer la
face de l'Europe, Gênes, dans sa décadence politique, recueillait avec
sécurité les fruits d'un commerce florissant1. Le commerce y était la
grande affaire publique et privée; c'était la vie propre de cette
population industrieuse et économe. Les ressources qui avaient fermé les
plaies de 1746 avaient continué à répandre leur salutaire influence. Le
gouvernement, sans préoccupations ambitieuses, veillait à écarter les
obstacles et laissait faire. Peu dépenser, il se contentait d'une
fiscalité modérée. La banque de Saint-George était le centre de toute la
circulation qui donnait le mouvement et l'activité à la richesse
pécuniaire. Si la banque se bornait à l'office de dépositaire sans prêter
son crédit, c'était pour laisser le profit du prêteur aux puissants
capitalistes du pays, avides de placements et d'escomptes. La principale
sollicitude des maisons de l'antique noblesse s'appliquait à ne pas
laisser oisifs les capitaux que reformaient sans cesse leurs revenus
accumulés. Quelques nobles importants ne dédaignaient pas les titres de
banquiers et de négociants. Toute la bourgeoisie riche était commerçante:
les établissements séculaires se perpétuaient de père en fils, et chaque
jour il en surgissait de nouveaux pour les hommes que le travail et
l'épargne faisaient parvenir de la médiocrité à l'aisance, et de
l'aisance à la fortune. Enfin, on voyait affluer des Anglais, des
Français, des Suisses, colonie intelligente, qui rendait plus familières
les relations avec tous les pays commerçants.

L'esprit des lois était favorable à ces rapports2, nous l'avons déjà
remarqué. Sous des règlements peu exigeants, rendus presque inaperçus par
une sage tolérance, ce régime était sensiblement celui de la liberté.
Cadix, Lisbonne expédiaient sans cesse à Gênes les précieuses denrées de
leurs colonies d'Amérique. De nombreux Génois répandus en Espagne et en
Portugal étaient en quelque sorte les courtiers de ces relations fondées
sur l'assurance des débouchés, et d'abord sur les avances d'argent qui ne
manquaient jamais sur d'aussi bons gages. Gênes avait, en ce genre, des
avantages particuliers. Les ports de Venise et de Trieste sont bien
placés pour le commerce du Levant, mais au fond de leur golfe ils ne
peuvent aussi bien attirer les vaisseaux de l'Océan. Livourne a son
marché resserré entre l'Apennin et les Alpes. Gênes, plus opulente en
capitaux que toutes ces villes, et maîtresse d'un passage ouvert entre la
mer et les plaines lombardes, savait en tirer grand parti. On n'y était
pas seulement facteur pour autrui, mais ce métier même offrait l'occasion
favorable pour y mêler la spéculation et l'entreprise.

La marine avait changé; les galères mêmes avaient disparu. Il en restait
au gouvernement trois ou quatre qui composaient tout le simulacre de sa
puissance maritime, comme deux ou trois misérables régiments allemands ou
corses formaient tout l'appareil de ses forces de terre. Mais les ports
et les rades abondaient en beaux navires de toute espèce, parfaitement
construits et équipés3. Nul riverain de la Méditerranée ne naviguait avec
autant d'habileté, de promptitude et d'économie. Reçu dans les États
ottomans, dans la mer Noire, en Égypte, à Maroc, craint des autres
Barbaresques, le pavillon génois était estimé de la Crimée à Gibraltar,
et il n'était pas inconnu sur l'Océan.

La somme des fortunes anciennes et modernes était telle à Gênes, que ce
grand commerce ne pouvait l'épuiser. Il restait assez d'argent pour
l'employer dans les dettes publiques de tous les États de l'Europe. Les
diverses couronnes y faisaient fréquemment ouvrir4 des emprunts spéciaux.
Tous ces crédits n'étaient pas sans périls, et l'abbé Terray avait fait
voir quelle chance courent les créanciers des États5. Mais tel était pour
les nobles capitalistes le besoin de placer leur argent, qu'ils
comparaient ces emplois hasardés, rendant cinq pour cent environ, aux
prêts à la grosse aventure maritime, où, pour gagner un fort intérêt, le
prêteur assume les risques de la mer, et où ce qui échappe au naufrage
paye pour ce qui périt.

(1789) Grâce à cette préoccupation universelle, les premières dissidences
d'opinions ou plutôt d'inclinations qui se montraient à Gênes quand notre
révolution éclata, furent entre ceux qui attendaient d'un gouvernement
parlementaire la suppression du fameux déficit et le vote assuré des
fonds pour l'exact payement de la dette, et ceux qui pressentaient, en
créanciers alarmés, la guerre et le bouleversement des finances dans
toute tentative d'innovations politiques. Les événements ne donnèrent que
trop raison à ceux-ci. Le papier-monnaie, la consolidation de la dette,
détruisirent un grand nombre de créances et ruinèrent les anciens
rapports. Cependant il s'en forma de nouveaux: le commerce, repoussé de
la France par le maximum et par la terreur, se tourna ailleurs. Gênes en
prit sa part. Quand notre malheureux pays, épuisé de toutes choses, eut à
demander à l'extérieur jusqu'à ses subsistances, les magasins de la
Ligurie y pourvurent. Ces hardis marins se faisaient à la fois vendeurs,
voituriers et assureurs, et se signalaient en bravant les croisières
ennemies avec autant de profit que de courage.

Mais, indépendamment des intérêts, il s'agitait en France des questions
trop brûlantes pour ne pas éveiller partout des sympathies et des
oppositions. Le retentissement du nom de liberté s'était fait entendre à
Gênes comme ailleurs, et y avait fait des amis à la cause de la
révolution. Plusieurs, il est vrai, s'en détachaient à mesure que les
excès l'avaient déshonorée; mais pour en grossir le nombre, il ne
manquait pas de recrues dans ce vulgaire qui se laisse payer de
déclamations et qui croit à la vertu des modernes Brutus. Des hommes plus
hardis osaient même applaudir de loin aux mesures de la terreur; ils
semblaient étudier avec envie et espérance ces atroces modèles.

Le gouvernement observait en silence, et ne pensait d'abord qu'à éviter
de se commettre avec la France en accueillant les émigrés. Mais
l'abolition de la noblesse chez nous, la haine qu'on y vouait au nom
d'aristocrate, faisait pâlir la noble aristocratie maîtresse de Gênes.
Les atteintes portées au clergé français vinrent scandaliser les
consciences. Enfin, il existait, comme de tout temps, parmi les chefs de
l'État, des familles adonnées, sinon vendues, à la cour de Vienne. Tous
ces éléments fournirent parmi les gouvernants un parti aussi ardent que
nombreux, contre la contagion que le vent de la France menaçait de
répandre.

(1792) Cependant cette faction ne dominait pas sans contradicteurs dans
les conseils publics. Lorsque la guerre fut déclarée, l'Autriche et le
roi de Sardaigne sollicitaient l'accession de la république avec une
insistance qui n'était pas exempte de menaces. On leur répondit que le
gouvernement n'avait rien plus à coeur que de s'attirer la faveur de sa
majesté impériale; qu'il aimait à se voir dans les bonnes grâces du roi
sarde; que, d'autre part, les intérêts commerciaux ne permettaient pas
d'interrompre les relations avec la France; que la république resterait
neutre, et qu'elle armerait pour garder la neutralité sur son territoire.

Cette réponse assez digne avait été en quelque manière arrachée après de
longues et orageuses discussions. Comment fut-elle soutenue? La dépense
qu'exigèrent quelques faibles démonstrations suffit d'abord pour
constater aux yeux du public la pénurie de l'État et l'incapacité
administrative de ceux qui le régissaient (1793). Bientôt une division
anglaise entre dans le port de Gênes, en vertu et sous les conditions de
la neutralité. Sous la même foi, la frégate française la Modeste était à
l'ancre. Les Anglais vont droit à elle, l'abordent à l'improviste et s'en
emparent violemment sous les batteries mêmes du môle, qui restent
silencieuses. Puis, ils séjournent tranquillement, repartent enlevant
leur proie, tandis que le sénat prolongeait ses délibérations sur cette
violation de sa neutralité et du droit des gens.

Loin que la cour de Londres s'en excuse, un envoyé vient, en son nom,
sommer la république de rompre avec la France. Il s'avise de donner
quarante-huit heures pour satisfaire à son injonction, comme s'il eût eu
une force imposante pour se faire obéir. Cette fois l'indignation
universelle du peuple passionné donna la loi au gouvernement et étouffa
les dissidences; les quarante-huit heures s'écoulèrent: l'Anglais partit,
et le ridicule l'accompagna.

(1794) Une croisière de deux frégates dans le golfe, chargée d'écarter du
port de Gênes les navires du commerce, fut la seule hostilité qui suivît
les menaces; et au bout de quelque temps l'Angleterre ayant déclaré
qu'elle levait son blocus, cette indulgence affectée donna plus
d'embarras que la rigueur n'avait fait de mal. Les Français prétendirent
qu'on s'était accommodé à Gênes avec les Anglais, qu'on avait sacrifié la
réparation qui devait être exigée d'eux et qui était due à la France pour
le guet-apens exercé sur la Modeste. Dès lors il était loisible aux
Français d'en prendre sur les Génois la satisfaction qu'on avait bien
voulu ajourner. Cette prétention reproduite devint un prétexte permanent
et commode de se dispenser de tout respect pour la neutralité6.

L'occasion en devint imminente: après de longs efforts les Français
étaient parvenus sur les crêtes des monts qui s'étendent de Nice à Gênes,
et qui servent de limite entre la Ligurie et le Piémont. Les Autrichiens
s'étaient postés au-devant d'eux, et de jour en jour des escarmouches ou
des mouvements plus sérieux devaient pousser les uns sur les autres sans
égard pour les limites génoises. L'armée française continuant à s'avancer
jusque sur des cimes qui, pendant sur la mer, voient de loin la ville de
Gênes et approchent de Savone, leurs ennemis, pour leur fermer le
passage, demandèrent à occuper la citadelle de cette dernière ville. Ils
n'obtinrent pas leur demande du sénat; mais ils ne balancèrent pas à
prendre position sur le territoire de Gênes. Les Français, joignant ce
grief aux précédents, s'autorisèrent de l'exemple. A la suite de quelques
succès où ils avaient repoussé l'ennemi, ils occupèrent la ville de
Savone. Ils laissèrent à sa neutralité la citadelle, et elle n'inquiéta
pas leur établissement.

(1796) Après ces mouvements que les conséquences du 8 thermidor et les
événements de la dernière période de la Convention nationale firent
traîner en longueur et mêlèrent de vicissitudes, arriva enfin le jeune
général Bonaparte, et s'ouvrit l'immortelle campagne de 1796. Toujours
sous le prétexte de l'ancienne querelle de la Modeste, une avant-garde
fut poussée de Savone jusqu'à deux lieues de Gênes. On ne doutait pas que
l'armée entière ne la suivît pour opérer contre la ville. Aussitôt le
général en chef Beaulieu en personne amène le corps principal des forces
autrichiennes, descend des montagnes sur Gênes, et défile le long des
murs de la place pour aller combattre ces redoutables Français. Ceux
qu'il rencontre se replient devant lui, il les poursuit avec précaution;
et tandis qu'il les cherche au bord de la mer, Napoléon a déjà franchi
les crêtes, couru sur le versant opposé, défait les autres corps
autrichiens à Montenotte, à Millesimo, à Dégo; les plaines lombardes lui
sont ouvertes; bientôt le Piémont a subi sa loi. La république de Gênes
cessa dès lors d'être le théâtre de la guerre, mais elle devint l'étape
et le magasin militaire des Français. Ils s'y établirent partout où ils
voulurent, l'enceinte de la ville exceptée. Ils s'y comportèrent
généralement en amis, quelquefois un peu exigeants. Ils l'étaient surtout
pour le gouvernement, qu'ils méprisaient. Les particuliers
s'accommodaient assez bien, sinon de ce que l'hospitalité coûtait, du
moins des habitudes franches et joviales de leurs hôtes.

Ce contact perpétuel, l'éclat des armes françaises, l'illusion
républicaine qui les accompagnait, étaient devenus une propagande
naturelle. Dans Gênes quelques hommes mécontents avaient déjà fait un
retour sur eux-mêmes. Ils trouvaient qu'il y avait quelque chose à
refaire à leur république, et que maintenant les tentatives de réforme
auraient de puissants auxiliaires.

Ce n'était pas le peuple chez qui s'élevaient ces velléités, il était
satisfait et vain de ce nom de république si vieux chez eux, emprunté
depuis si peu de temps par la France; il restait aveuglément dévoué au
gouvernement qui le flattait. La bourgeoisie était médiocrement
affectionnée, mais elle n'aurait osé conspirer; elle eût craint d'allumer
la guerre des pauvres contre les riches. Quelques jeunes nobles d'opinion
libérale, d'inclination française7, conçurent les premiers la pensée, non
pas, à ce qu'il semble, de bouleverser le pays, mais de revendiquer leur
droit à l'égalité entre les nobles, avec l'ambition et l'espérance
d'enlever à l'oligarchie régnante la domination exclusive qu'elle
exerçait au gré de l'obscurantisme de ses vieux préjugés.

A côté de cette petite faction s'élevaient des éléments de démagogie
encouragés par une singulière imprudence. Longtemps la police
inquisitoriale s'était employée pour supprimer toute manifestation qui
pût inoculer les germes révolutionnaires. Mais à l'époque où les Anglais,
non contents d'avoir pris la Modeste, bloquaient et menaçaient, le
gouvernement, qui avait si mal su leur résister, crut politique de leur
faire peur de l'opinion populaire. On laissa un libre cours aux
affections françaises. La jeunesse, voyant que le frein était relâché,
poussa la démonstration jusqu'à l'extravagance8. On entonna publiquement
ces chants français, qui, hélas! à cette époque encore en France
accompagnaient les meilleurs citoyens à l'échafaud. On vit l'étourderie
ignorante se décorer du simulacre de l'odieux bonnet rouge comme d'une
croix d'honneur. L'autorité embarrassée ne savait plus comment retenir le
torrent auquel elle avait maladroitement ouvert le passage. Tout était
ridicule, mais tout devenait périlleux. La boutique d'un apothicaire,
rendez-vous d'oisifs et de nouvellistes, comme elles le sont toutes à
Gênes, était le réceptacle de ces hommes exaltés. Des insensés de la plus
mince bourgeoisie faisaient le fond permanent de la réunion, quelques
hommes tarés et perdus de dettes en étaient les meneurs ostensibles. S'il
y avait des associés plus considérables, peu de personnages notables s'y
laissaient apercevoir. Là, on copiait les formes, les harangues
patriotiques de nos clubs; on y parlait hautement, mais en termes vagues,
d'une révolution ligurienne.

Il est probable que les jeunes novateurs de la noblesse caressaient cette
réunion plébéienne, pour s'en appuyer au besoin. Mais l'esprit de liberté
radicale qui y régnait n'eût pas convenu à leur ambition. Quoi qu'il en
soit, les trames que ces nobles, de leur côté, avaient commencé à ourdir
furent découvertes, du moins au gouvernement; car après une longue
procédure secrète, on ne mit pas le public dans la moindre confidence de
leur délit. Une sentence ambiguë termina l'affaire. Elle assignait à
quelques-uns pour punition la prison préventive qu'ils avaient soufferte:
d'autres furent éloignés ou s'exilèrent. L'un d'eux, qui par avance
s'était mis en sûreté, était recommandé par l'envoyé de la république
française en ces termes: C'est un noble qui s'ennuie d'être pauvre.

Ce procès laissa les conseils de la république toujours plus divisés, à
cause des liens de famille ou d'alliance qui attachaient aux accusés un
grand nombre de personnages importants. Tels étaient la confusion et le
découragement, que personne ne voulait plus être doge9. Une rigoureuse
surveillance s'était portée sur les affidés du pharmacien. Le zèle de
ceux qui fréquentaient cette officine de la liberté en redoubla; et,
comme il arrive souvent, une réunion à peu près insignifiante devint une
société organisée, capable de résolutions violentes. Quelles
correspondances s'y établirent? quels encouragements, quelles intrigues
y parvinrent? On ne sait: mais le 17 avril 1797, Napoléon victorieux,
maître de la haute Italie, signait la paix à Léoben; le 2 mai, il
déclarait la guerre à la république de Venise; le 12, elle était
dissoute: le 22, le gouvernement de Gênes était détruit.

Une simple rixe produisit un attroupement; des enfants perdus forcèrent
un corps de garde; on y prit quelques fusils, et cela devint une grande
émeute. On courut de poste en poste, on les emporta tous. On déchaîna les
galériens au nom sacré de la liberté. Le peuple étonné laissa passer
d'abord ces bandes effrénées, leurs tambours, leurs invitations à
l'égalité et à la liberté. Le gouvernement surpris se cantonna au palais;
il rassembla ses forces dispersées. Elles auraient été insuffisantes
contre l'insurrection pour laquelle recrutait l'espoir du pillage. Mais
des émissaires furent mis en campagne; le clergé fit circuler les appels
aux fidèles; on réclama l'assistance de ce bas peuple toujours ménagé par
ses maîtres. On fit retentir l'ancien cri de guerre de 1746: Vive Marie!
Le corps nombreux des charbonniers fut armé le premier, et dès qu'il se
montra l'émeute fut abandonnée par tous les hommes des classes
populaires. Elle fut refoulée, poursuivie; au bout de vingt-quatre heures
les chefs étaient morts, prisonniers ou en fuite. Le champ de bataille
était resté au gouvernement.

À la première nouvelle de cet événement, Napoléon écrivait au directoire:
«Le parti qui se disait patriote à Gênes, s'est extrêmement mal conduit.
Il a, par ses sottises et ses inconséquences, donné gain de cause aux
aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours
tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même10.» On
peut croire, d'après cette lettre, que le général n'avait pas poussé à
l'insurrection, qu'il n'avait pas eu besoin de l'oeuvre de ces étourdis,
et qu'il eût mieux aimé faire du sénat génois ce qu'il venait de faire du
vénitien. On voit dans tous les cas ce qu'il voulait obtenir dans quinze
jours; et il prit soin d'arriver aux mêmes résultats sans un plus long
terme. Il fit marcher des troupes pour aller rétablir dans Gênes l'ordre
troublé. On entendit ce que cela signifiait: le gouvernement, tout
vainqueur qu'il était, donna sa démission, brûla ses insignes; la
république d'André Doria, le régime de 1576 furent détruits, et firent
place à la république ligurienne une et indivisible. La noblesse fut
abolie.

On eut d'abord un gouvernement provisoire. On appela pour le composer
quelques nobles respectables pour tous les partis, quelques citoyens
distingués par un amour sage de la liberté et de l'ordre, enfin quelques
membres de cette minorité noble qui avait inquiété l'ancien sénat. Cette
organisation réussit mal. Il se trouva dans ce corps plus de probité que
de talent, et plus de talent que de caractère. On crut devoir y affecter
un grand respect pour le peuple souverain; et ce peuple souverain fut
bientôt une poignée de brouillons parmi lesquels on signala des voleurs.
Le club de ces mêmes patriotes dont Napoléon venait d'apprécier
l'inconséquence et la sottise, intimida, croisa le gouvernement, s'ameuta
contre quelques-uns de ses membres. Le public n'accorda aucune confiance.
Les nobles, vexés dans leurs personnes et indignement pressurés dans
leurs biens, opposèrent des résistances de toute espèce. Le peuple
regrettait à haute voix ses anciens maîtres; les artisans, leur riche
clientèle. Le fanatisme armait souvent les campagnes. On avait tout à
créer et l'on n'avait su que détruire. Le commerce, privé de sécurité,
avait fui. On manquait d'argent; on avait sacrifié à la popularité les
revenus principaux de l'ancienne finance.

Ce provisoire fut long; car on ne pouvait s'accorder sur la constitution
à faire; mille insinuations, mille artifices étaient employés pour
engager la république ligurienne à se fondre dans la république
cisalpine. Peut-être aurait-on mieux fait d'embrasser ce parti. Mais
l'amour de la nationalité génoise était une plante trop vivace, et il
fallait une autre force pour la déraciner (1798). La Ligurie resta donc
isolée, et l'on eut un directoire, deux conseils et jusqu'à un risible
institut; tout fut taillé sur le patron français, mais ce n'étaient que
jeux d'enfants. Le véritable mobile était la volonté française, et
cependant l'ombre de pouvoir qu'elle laissait aux Génois était disputé
entre eux avec toute la violence qu'inspirerait l'objet de la plus haute
ambition. Un représentant du peuple assassina un de ses collègues en
sortant d'une séance du corps législatif et périt à son tour par la main
du bourreau. Inhabiles au bien, ceux qui gouvernaient étaient souvent
assez forts pour faire le mal. Il y eut une justice révolutionnaire et du
sang répandu. Heureusement que les fureurs empruntées à la France de 1793
étaient trop vieillies en 1797 pour n'être pas émoussées, et que ceux qui
les copiaient étaient encore timides; d'autant plus misérables dans leur
lâcheté, ils n'osèrent pas sacrifier des victimes considérables, et ils
tournèrent leur rage contre de pauvres prêtres de campagne, instruments
passifs de résistance. Mais quand ils purent mettre la main sur les biens
des nobles, il n'y eut ni timidité ni réserve. On imposa des amendes, on
pilla le mobilier. Les fureurs dégoûtantes de la démagogie accompagnaient
ces violences et rendaient ces grands patriotes11 aussi ridicules
qu'odieux. Quelques hommes estimables furent, à chaque phase du régime,
condamnés à siéger dans ce gouvernement sans dignité, sans autorité, sans
indépendance: car un tuteur étranger exigeait une docilité sans réserve
et des sacrifices sans mesure. Le voisinage des troupes, les malheurs de
la guerre, obligèrent de mettre la main sur toutes les propriétés; on
recourut aux emprunts forcés levés militairement; probablement alors les
caisses de Saint-George se vidèrent12. Les ministres de ces opérations
violentes furent souvent taxés de les avoir aggravées à leur profit.

(1799) Napoléon était en Égypte. La guerre avait recommencé. Les Russes
mêmes foulaient le sol de l'Italie. La plaine de Novi, les rivières de
Gênes étaient devenues des champs de bataille souvent funestes aux
Français. On avait besoin de toutes choses; les subsistances mêmes
devenaient rares; la mer était fermée par les Anglais; les ennemis
interceptaient les passages de la Lombardie; la France n'accordait aucun
secours, même pour nourrir ses soldats.

C'est en cet état de misère que la ville se voyait investie par les
armées autrichiennes et étroitement bloquée par les escadres anglaises.
On se battait tous les jours à la vue de ses murailles; et peu à peu les
Français, qui en défendaient les approches, cédaient du terrain.
Cependant un grand événement ranima l'espoir (1800). Napoléon revint; il
était maintenant le chef unique de la république française, comme on
appelait encore son royaume. Le salut commun était sans doute dans sa
main puissante, et l'Italie ne devait pas périr sous ses yeux. Cependant
la ville de Gênes était serrée de près. Masséna et ses braves la
défendaient avec un courage héroïque et une constance inébranlable. Mais
la famine y régnait. On faisait de brillantes sorties et l'on ramenait
des colonnes de prisonniers, c'est-à-dire de nouvelles bouches à nourrir.
Les bombes anglaises troublaient le sommeil de chaque nuit, et les
secours ne paraissaient pas. Le blocus était si hermétique qu'il ne
passait pas la moindre nouvelle de la marche des Français. Le monde sait
après quels combats et quelles extrémités souffertes, Masséna rendit la
ville par la plus honorable capitulation *. Mais peu de jours après, on
apprit comment sa longue résistance avait favorisé la marche hardie de
Napoléon. Marengo rendît libre la ville de Gênes, redonna la paix à la
contrée, et mit fin aux spoliations dont les ennemis commençaient à
affliger la cité et le port.

Il fallut, après cela, se donner un nouveau gouvernement ou plutôt le
recevoir des mains du glorieux libérateur du pays. Sous ses auspices il y
eut de meilleurs choix; mais le désordre et le dévergondage, mais les
embarras d'un petit pays ruiné attaché au sort d'un tout-puissant voisin,
les jalousies locales et les résistances abondèrent toujours. Les
intrigues redoublèrent quand Napoléon voulut opérer la réunion de la
république à son empire (1805). Ce fut une grande violence qu'eut à se
faire cet esprit génois si amoureux de l'indépendance qu'il appelait la
liberté. Mais huit ans de désordres, l'impossibilité de s'accorder au
dedans, l'éclat de l'empereur et de l'empire, aussi la persuasion qu'on
résisterait en vain, tout cela amena une sorte de résignation. Cependant
le système continental et les lois de la douane française imposés à Gênes
étaient aussi inconciliables avec le commerce du pays13 que la
conscription pour le service de terre y était antipathique. Toutefois,
une administration régulière, quoique ses leçons parussent coûteuses, des
lois claires observées et impartiales, des institutions, une justice, la
répression des crimes établissant la sécurité, modifiaient peu à peu les
résistances. Les nobles reprenaient leur influence comme grands
propriétaires, et retrouvaient la considération due à leurs noms
illustres. Ils appréciaient ces avantages, et d'autant plus, que rien ne
les empêchait de satisfaire en même temps leur rancune en déclamant
contre celui qui leur avait rendu ces biens. Les mères étaient étonnées
d'être devenues tutrices de leurs enfants; les frères cadets de partager
avec leurs aînés; les soeurs de n'être pas absolument déshéritées: toutes
choses jusque-là inouïes à Gênes; aussi blessaient-elles les préjugés,
mais elles attachaient ceux à qui elles faisaient justice14.

(1810-1814) Cette expérience d'une fusion difficile n'eût pas le temps de
s'accomplir. Napoléon alla du Kremlin à l'île d'Elbe. L'empire fut
démembré. Les Génois montrèrent d'autant plus de joie de se débarrasser
des liens français, qu'ils furent flattés un moment de reprendre et de
conserver leur nationalité républicaine. Soit par une ruse politique
anglaise, soit par une bonne volonté hasardée de l'amiral qui s'était
fait leur tuteur, ils crurent avoir à refaire leur république; ils
s'amusèrent encore une fois à l'oeuvre de leur future constitution.

(1815) Le congrès de Vienne adjugea le duché de Gênes au roi de
Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem **.

Il n'y eut plus, il n'y a plus de république de Gênes. Cette plante
vivace dont nous parlions tout à l'heure est-elle morte ou seulement
brisée? La racine repoussera-t-elle un jour?

Mon histoire est finie, et si elle devait avoir un nouveau chapitre, ce
n'est pas à moi qu'il serait donné de l'écrire.

» Sed fatis incerta feror, si Jupiter unam
 Esse velit Tyriis urbem, Trojaque profectis,
 Miscerive probet populos, aut foedera jungi.»
 AENEID., lib. 4.



 * Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de M. Vincens en donnant, a la
fin de son travail, cette pièce historique.

De toutes les conventions militaires faites pendant les guerres de la
république, celle qui remit provisoirement Gênes entre les mains des
Autrichiens peut être regardée comme la plus honorable. Elle n'a d'égale
que dans la capitulation qui termina le fameux siège d'Ancône par le
brave général Monnier (6 décembre 1799). Aussi fit-elle à Masséna, selon
l'expression de l'empereur, autant de gloire que le gain d'une bataille.
On pourrait ajouter que cette convention fut digne de couronner les
quarante-quatre jours de combat et d'héroïsme qui immortalisèrent les
défenseurs de Gênes.

Nous donnerons en même temps l'acte qui restitua cette place aux
Français dix-huit jours après l'évacuation de Masséna.(F. W.)


** Nous avons ajouté à la fin de l'ouvrage les Articles sur les États de
Gênes in Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 contenant l'acte
intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de
Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde. (E.N.)



APPENDICE.


NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée
française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte
anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le
général en chef français Masséna.

ARTICLE PREMIER. - L'aile droite de l'armée française, chargée de la
défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront avec
armes et bagages pour aller rejoindre le centre de l'armée.
Réponse. - L'aile droite chargée de la défense de Gênes, sortira au
nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour
aller par Nice en France; le reste sera transporté par mer à Antibes.
L'amiral Keith s'engage à faire fournir à cette troupe la subsistance en
biscuit sur le pied de la troupe anglaise... Par contre, tous les
prisonniers autrichiens faits dans la rivière de Gênes par l'armée de
Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse en compensation;
se trouvent exceptés ceux déjà échangés au terme d'à présent. Au surplus,
l'article premier sera exécuté en entier.

II. - Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et
munitions en tout genre, sera transporté par la flotte anglaise à Antibes
ou au golfe de Juan.

Réponse. - Accordé.

III. - Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher,
seront transportés par mer jusqu'à Antibes et nourris ainsi qu'il est dit
dans l'article 1er.

Réponse. - Ils seront transportés par la flotte anglaise et nourris.

IV. - Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront
traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir,
ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article III.

Réponse. -Accordé.

V.- La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres; la
ligne qui détermine sa neutralité sera fixée par les parties
contractantes.

Réponse. - Cet article roulant sur des objets purement politiques, il
n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées d'y donner un
assentiment quelconque. Cependant, les soussignés sont autorisés à
déclarer que sa majesté l'empereur, s'étant déterminée à accorder aux
habitants génois son auguste protection, la ville de Gênes peut être
assurée que tous les établissements provisoires que les circonstances
exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité
publique.

VI. - L'indépendance du peuple ligurien sera respectée; aucune puissance,
actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer
aucun changement dans son gouvernement.

Réponse. - Comme à l'article précédent.

VII. - Aucun Ligurien ayant exercé ou exerçant encore des fonctions
publiques ne pourra être recherché pour ses opinions politiques.
Réponse. - Personne ne sera molesté pour ses opinions ni pour avoir pris
part au gouvernement précédant l'époque actuelle.

Les perturbateurs du repos public après l'entrée des Autrichiens dans
Gênes, seront punis conformément aux lois.

VIII. - Il sera libre aux Français, Génois et aux Italiens domiciliés ou
réfugiés à Gênes de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent,
marchandises, meubles ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou
par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable. Il leur sera
délivré à cet effet des passe-ports, lesquels seront valables pour six
mois.

Réponse. -Accordé.

IX. - Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer
avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement.

Réponse. - Accordé, d'après la réponse à l'article V.

X.-Aucun paysan armé ne pourra entrer ni individuellement ni en corps à
Gênes.

Réponse. -Accordé.

XI. - La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court
délai.

Réponse. - Accordé.

XII.- Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent
avoir lieu conformément à l'article premier, seront réglés dans la
journée, entre les chefs de l'état-major des armées respectives.

Réponse. - Accordé.

XIII.-Le général autrichien commandant à Gênes, accordera toutes les
gardes ou escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets
appartenant à l'armée française.

Réponse. - Accordé.

XIV.- Il sera laissé un commissaire français pour le soin des blessés et
malades, et surveiller leur évacuation. Il sera nommé un autre
commissaire des guerres pour assurer, recevoir et distribuer les
subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche.

Réponse. - Accordé.

XV. - Le général Masséna enverra en Piémont ou partout ailleurs un
officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes.
Il lui sera fourni passe-port et sauvegarde.

Réponse. - Accordé.

XVI.- Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna,
faits prisonniers de guerre depuis le commencement des hostilités de la
présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir
qu'après leur échange.

Réponse. - Accordé.

ARTICLES ADDITIONNELS.

La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis et l'entrée du port,
seront remis à un détachement de troupes autrichiennes et à deux
vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 juin à deux heures après-midi.
Immédiatement après la signature, il sera donné des otages de part et
d'autre.

L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires
appartenant à la ville de Gênes et son territoire, seront remis
fidèlement par les commissaires français aux commissaires des années
alliées.

Fait double sur le pont de Conégliano, le 4 juin 1800.

Signé: le baron D'OTT, lieutenant général;
    KEITH, vice-amiral.
    MASSENA, général en chef de l'armée d'Italie.



ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
armées autrichienne et française en Italie.

ARTICLE PREMIER. - La ligne des avant-postes du côté du Ponent, s'étendra
de l'embouchure de la Polcevera jusqu'au confluent de la Secca, et
rencontrera ladite rivière et la Sadicella jusqu'aux crêtes des
montagnes. Les rives droites seront occupées par les Français et les
rives gauches par les Autrichiens.

II. - Personne, tant à la ville qu'à la campagne, ne sera vexé pour
opinion ou avoir porté les armes ou servi dans le gouvernement impérial.

Réponse. -Cela est déjà accordé dans l'article XIII de la convention
passée entre les généraux en chef Berthier et Mélas, la 26 prairial ou 15
juin dernier1.

III. -Les malades non évacués le 24, pourront l'être sans difficulté, et,
en conséquence, la flottille impériale pourra jusque-là rester dans le
port de Gênes.

Réponse. - Ce qui est relatif à l'exécution de cet article doit être
réglé par les commissaires français et autrichiens, nommés par l'article
XII de la convention mentionnée à l'article précédent.
On est persuadé que l'évacuation des malades autrichiens, même après le
délai porté par cette convention pour la remise des places, ne sera point
un objet de litige.

IV. -La communication pour Savone sera libre par terre.

Réponse. - Cette communication sera libre comme elle le sera réciproquement
à travers tous les autres postes français ou autrichiens.

V- Jusqu'à ce moment, personne de l'armée française ne pourra passer les
avant-postes pour venir à Gênes, sans que M. le comte de Hohenzollern en
soit prévenu.

Réponse. - Convenu.

VI. - M. le comte de Hohenzollern avertit M. le général français qu'il ne
prend aucune part à ce qui s'est passé entre les Anglais et la ville de
Gênes.

Réponse. - Cet article est du ressort des commissaires nommés par la
convention mentionnée dans la réponse à l'article II.

VII - M. le comte de Hohenzollern demande satisfaction de l'événement
arrivé au régiment de Casal.

Réponse. - Il sera donné suite à cette affaire.

VIII. - Si MM. les commissaires impériaux et français ne sont pas arrivés
à Gênes le 22 à cinq heures du soir, alors on conviendra amiablement de
quelle manière l'évacuation de la place de Gênes sera faite par les
troupes autrichiennes, d'après l'ordre qu'en a reçu M. de Hohenzollern,
qui fixe le départ au 24 de ce mois.

Conégliano, le 20 juin 1800.

Le comte DE Bussy, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.

Réponse. - On se réunira alors pour concerter l'exécution de la
convention mentionnée dans la réponse à l'article II.

L'adjudant général, chef de l'état-major du lieutenant général Suchet,
fondé de pouvoirs par lui,
PREVAL.

Le chef de brigade du génie, fondé de pouvoirs du lieutenant général
Suchet,
L. MARES.



CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts,
le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre
les généraux en chef Berthier et Mélas.

Les commissaires et officiers munis d'ordres du général Suchet pourront
entrer demain à huit heures.

Convenu.

Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises à trois
heures du soir.

Convenu.

Les trois ou quatre cents malades qui ne sont pas transportables, auront
les mêmes soins que ceux des troupes françaises.

Convenu.

La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent
de sortir. Elle sera neutre jusqu'à Livourne.

Convenu,

A 4 heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte de Hohenzollern
sortira avec la garnison.

Convenu.

Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui arriveront après
le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne.

Convenu.

Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point
rendu d'honneurs à sa troupe.

Convenu.

Signé,
le comte DE BUSSY, général major, fondé de pouvoirs de M. le
comte de Hohenzollern.

Conégliano, le 5 messidor an VIII de la république française (22 juin
1800).



Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815

Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité

Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814,
s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte,
avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions
dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par
l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière
guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune
les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de
leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à
réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et
permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des
arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations,
règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités
dans le présent traité. Et ayant, susdites Puissances, nommé
plénipotentiaires au congrès, savoir

* S.M. l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohème
* S.M. le Roi d'Espagne et des Indes
* S.M. le Roi de France et de Navarre
* S.M. le Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande
* S.A.R. le prince régent du royaume de Portugal et de celui du Brésil
* S.M. le roi de Prusse
* S.M. l'Empereur de toutes les Russies
* S.M. le Roi de Suède et de Norvège

Ceux de ces plénipotentiaires qui ont assisté à la clôture des
négociations, après avoir exhibé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne
et due forme, sont convenus de placer dans ledit instrument général, et
de munir de leur signature commune les articles suivants.

(Articles sur les États de Gênes)

Limites des États du Roi de Sardaigne

85. ......... Les limites des ci-devant États de Gênes, et des pays
nommés impériaux, réunis aux États de S.M. le Roi de Sardaigne, d'après
les Articles suivants, seront les mêmes qui, le 1er janvier 1792,
séparaient ces pays des États de Parme et de Plaisance, ver de ceux de
Toscane et de Massa.

L'île de Capraia ayant appartenu à l'ancienne république de Gênes, est
comprise dans la cession des États de Gênes à S.M. le roi de Sardaigne.

Réunion des États de Gênes

86. Les États qui ont composé la ci-devant république de Gênes, sont
réunis à perpétuité aux États de S.M. le roi de Sardaigne, pour être,
comme ceux-ci, possédés par elle en toute souveraineté, propriété et
hérédité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux
branches de sa maison; savoir, la branche royale et la branche de Savoie-
Carignan.

Titre de duc de Gênes

87. S.M. le Roi de Sardaigne joindra à ses titres actuels celui de duc de
Gênes.

Droits et Privilèges des Génois

88. Les Génois jouirons de tous les droits et privilèges spécifiés dans
l'acte intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des
États de Gênes à ceux de S.M. Sarde; et ledit acte, tel qu'il se trouve
annexé à ce traité général1, sera considéré comme partie intégrante de
celui-ci, et aura la même force et valeur que s'il était textuellement
inséré dans l'Article présent.

Réunion des Fiefs impériaux

89. Les pays nommés fiefs impériaux, qui avaient été réunis à la ci-
devant république ligurienne, sont réunis définitivement aux États de
S.M. le roi de Sardaigne, de la même manière que le reste des États de
Gênes; et les habitants de ces pays jouiront des mêmes droits et
privilèges que ceux des États de Gênes désignés dans l'Article précédent.



Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
ceux de Sa Majesté Sarde.

Article I. - Les Génois seront en tout assimilés aux autres sujets du
Roi. Ils participeront, comme eux, aux emplois civils, judiciaires,
militaires et diplomatiques de la Monarchie, et sauf les privilèges qui
leur sont ci-après concédés et assurés, ils seront soumis aux mêmes lois
et règlements, avec les modifications que Sa Majesté jugera convenables.
La noblesse Génoise sera admise, comme celle des autres parties de la
Monarchie, aux grandes charges et emplois de Cour.

Article II. - Les militaires Génois, composant actuellement les troupes
Génoises, seront incorporés dans les troupes Royales. Les officiers et
sous-officiers conserveront leurs grades respectifs.

Article III. - Les armoiries de Gênes entreront dans l'écusson Royal, et
ses couleurs dans le pavillon de Sa Majesté.

Article IV. - Le port franc de Gênes sera rétabli avec les règlements qui
existaient sous l'ancien Gouvernement de Gênes.

Toute facilité sera donnée par le Roi pour le transit par Ses États des
marchandises sortant du port franc, en prenant les précautions que Sa
Majesté jugera convenables, pour que ces mêmes marchandises ne soient pas
vendues ou consommées en contrebande dans l'intérieur. Elles ne seront
assujetties qu'à un droit modique d'usage.

Article V. - Il sera établi dans chaque arrondissement d'Intendance un
Conseil provincial, composé de trente membres choisis parmi les nobles
des différentes classes, sur une liste des trois cents plus imposés de
chaque arrondissement.

Ils seront nommés la première fois par le Roi, et renouvelés de même par
cinquième tous les deux ans. Le sort décidera de la sortie des quatre
premiers cinquièmes. L'organisation de ces Conseils sera réglée par Sa
Majesté.

Le Président nommé par le Roi pourra être pris hors du Conseil; en ce cas
il n'aura pas le droit de voter.

Les membres ne pourront être choisis de nouveau que quatre ans après leur
sortie.

Le Conseil ne pourra s'occuper que des besoins et réclamations des
Communes de l'Intendance pour ce qui concerne leur administration
particulière, et pourra faire des représentations à ce sujet.

Il se réunira chaque année au chef-lieu de l'Intendance à l'époque et
pour le tems que S. M. déterminera. Sa Majesté le réunira d'ailleurs
extraordinairement, si Elle le juge convenable.

L'Intendant de la province, ou celui qui le remplace, assistera de droit
aux séances comme Commissaire du Roi. Lorsque les besoins de l'État
exigeront l'établissement de nouveaux impôts, le Roi réunira les
différents Conseils provinciaux dans telle ville de l'ancien territoire
Génois qu'il désignera, et sous la présidence de telle personne qu'il
aura déléguée à cet effet.

Le Président, quand il sera pris hors des Conseils, n'aura point voix
délibérative.

Le Roi n'enverra à l'enregistrement du Sénat de Gênes aucun édit, portant
création d'impôts extraordinaires, qu'après avoir reçu le vote approbatif
des Conseils provinciaux réunis comme ci-dessus.

La majorité d'une voix déterminera le vote des Conseils provinciaux
assemblés séparément ou réunis.

Article VI. - Le maximum des impositions que Sa Majesté pourra établir
dans l'État de Gênes, sans consulter les Conseils provinciaux réunis, ne
pourra excéder la proportion actuellement établie pour les autres parties
de Ses États; les impositions maintenant perçues seront amenées à ce
taux, et Sa Majesté se réserve de faire les modifications que Sa sagesse
et Sa bonté envers Ses sujets Génois pourront Lui dicter à l'égard de ce
qui peut être réparti, soit sur les charges foncières, soit sur les
perceptions directes ou indirectes.

Le maximum des impositions étant ainsi réglé, toutes les fois que le
besoin de l'État pourra exiger qu'il soit assis de nouvelles impositions
ou des charges extraordinaires, Sa Majesté demandera le vote approbatif
des Conseils provinciaux pour la somme qu'Elle jugera convenable de
proposer, et pour l'espèce d'imposition a établir.

Article VII. - La dette publique, telle qu'elle existait légalement sous
le dernier Gouvernement Français, est garantie.

Article VIII. - Les pensions civiles et militaires, accordées par l'État
d'après les lois et les règlements, sont maintenues pour tous les sujets
Génois habitant les États de Sa Majesté.

Sont maintenues, sous les mêmes conditions, les pensions accordées à des
ecclésiastiques ou à d'anciens membres de maisons religieuses des deux
sexes, de même que celles qui, sous le titre de secours, ont été
accordées à des nobles Génois par le Gouvernement Français.

Article IX. - Il y aura à Gênes un grand Corps judiciaire ou Tribunal
suprême, ayant les mêmes attributions et privilèges que ceux de Turin, de
Savoie et de Nice, et qui portera comme eux, le nom de Sénat.

Article X. - Les monnayes courantes d'or et d'argent de l'ancien État de
Gênes actuellement existantes seront admises dans les caisses publiques
concurremment avec les monnayes Piémontaises.

Article XI. - Les levées d'hommes, dites provinciales dans le pays de
Gênes, n'excéderont pas en proportion les levées, qui auront lieu dans
les autres États de Sa Majesté.

Le service de mer sera compté comme celui de terre.

Article XII. - Sa Majesté créera une compagnie Génoise de Gardes du
corps, laquelle formera une quatrième compagnie de Ses Gardes.

Article XIII. - Sa Majesté établira à Gênes un Corps de ville composée de
quarante nobles, vingt bourgeois vivant de leurs revenus ou exerçant des
arts libéraux, et vingt des principaux négociants.

Les nominations seront faites la première fois par le Roi, et les
remplacements se feront à la nomination du Corps de ville même, sous la
réserve de l'approbation du Roi. Ce Corps aura ses règlements
particuliers donnés par le Roi pour la présidence et pour la division du
travail.

Les Présidents prendront le titre de Syndics, et seront choisis parmi ses
membres.

Le Roi se réserve, toutes les fois qu'il le jugera à propos, de faire
présider le Corps de ville par un personnage de grande distinction.
Les attributions du Corps de ville seront l'administration des revenus de
la ville, la surintendance de la petite police de la ville, et la
surveillance des établissements publics de charité de la ville.

Un Commissaire du Roi assistera aux séances et délibérations du Corps de
ville.

Les membres de ce Corps auront un costume, et les Syndics le privilège de
porter la simarre ou toga comme les Présidents des tribunaux.

Article XIV. - L'Université de Gênes sera maintenue, et jouira des mêmes
privilèges que celle de Turin.

Sa Majesté avisera aux moyens de pourvoir à ses besoins.

Elle prendra cet établissement sous Sa protection spéciale, de même que
les autres Instituts d'instructions, d'éducation, de belles-lettres e de
charité, qui seront aussi maintenus.

Sa Majesté conservera en faveur de Ses sujets Génois les bourses qu'ils
ont dans le collège, dit Lycée, a la charge du Gouvernement, se réservant
d'adopter sur ces objets les règlements qu'Elle jugera convenables.

Article XV. - Le Roi conservera à Gênes un Tribunal et une Chambre de
commerce, avec les attributions actuelles de ces deux établissements.

Article XVI. - Sa Majesté prendra particulièrement en considération la
situation des employés actuels de l'État de Gênes.

Article XVII. - Sa Majesté accueillera les plans et propositions qui lui
seront présentés sur les moyens de rétablir la banque de St. Georges.



Endnotes ----------------------------------------------------------------

AVANT-PROPOS
1 Histoire des révolutions de Gênes, 3 vol. in 12, 1753, de M. de
Brequigny, de l'académie des inscriptions et belles-lettres.
2 Dell'istoria del trattato di Worms fin' alla pace d'Aquigrana, libri
quattro. Leida, 1750.
3 Compendio delle istorie di Genova dalla sua fondazione fin'all'anno
1750.., dedicato a Maria sempre vergine, di Genova e de' suoi popoli
augustissima protettrice. Lipsia, 1750.
4 La storia dell'antica Liguria e di Genova scritta dal marchese Girolamo
Serra. Torino, 1834; 3 vol. et un volume de dissertations.
5 Lettere ligustiche... dell'abate Gasparo Luigi Oderico, patrizio
genovese. Bassano, 1792.
6 Dissertazioni quattro del P. Prospero Semini, professore di etica
all'università di Genova, sopra l'antico commercio della Rep. Ligure nel
Levante, 1803, ms. Voir le rapport de M. Silvestre de Sacy, mentionné ci-
après.
7 Della colonia di Genova in Galata, libri sei. Torino, 1831; 2 vol.
8 Rapport sur les recherches faites dans les archives du gouvernement de
Gênes et autres dépôts publics de Gênes, par M. Silvestre de Sacy:
Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, tome III. -
Suit la Notice des pièces tirées des archives secrètes de Gênes. - M. de
Sacy avait eu l'extrême obligeance de me laisser prendre des notes sur
les feuilles imprimées, mais non publiées encore, des pièces qu'il a
insérées dans le tome IX des Mémoires de l'académie.
9 On trouve des copies de ces actes à la bibliothèque royale, dans les
collections ms. de Dupuy, Brienne, etc.
10 C'est la première date à laquelle la correspondance a été recueillie
et mise en ordre annuellement. Les Mémoires du cardinal de Richelieu
comprennent les détails d'une époque antérieure, résumés évidemment sur
les correspondances de son temps.
11 Recherches historiques et statistiques sur la Corse, par M. Robiquet,
ancien ingénieur en chef des ponts et chaussées.

LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
Corse; état intérieur.
1 Tit. Liv., liv. 18, 22; liv. 18, 46; liv. 30, 1.
2 Tite-Live, 28, 46.
3 L. Cécilius et Q. Mucius Scévola, ann. 637.
4 L'archevêque était un excellent citoyen, un pasteur plein de zèle pour
son troupeau; mais les écrivains nationaux reconnaissent que son origine
de Gênes est fabuleuse, et qu'il n'était savant qu'en histoire
ecclésiastique. Or, il est l'auteur de la légende dorée! La cathédrale
est de 1307. (Stella.)
5 Cassiodore, liv. 1, 27; liv. 4, 33.
6 Procope, liv. 3,10. M. de Sismondi suppose que Gênes appartint
longtemps aux Grecs de l'empire d'Orient et en ressentit quelque
influence. Il n'y a ni monument ni tradition qui appuie cette croyance,
hors ce que Procope a dit du gouverneur Bonus.
7 Gibbon, ch. 41.
8 Sismondi, Hist. des Français, 1re part., ch. 6, page 278. Gesta regum
Francorum, cap. 26, et Chron. de Moissac.
9 Fredegaire, cité par Muratori, Annales d'Italie, tome IV, 86.
10 Une chronique rapportée par D. Bouquet, tome VI, pages 55, 333,
appelle ce chef simplement un des nôtres: elle ne dit pas que
l'expédition partit de Gênes, mais d'Italie. L'abbé Oderigo, Lett.
Ligust, demande pourquoi Adhémar ne serait pas comte de Genève aussi
bien que de Gênes: le nom latin a fréquemment confondu ces deux villes.
Muratori, Dissert. 6, page 40, suppose bien que le littoral de Gênes
était devenu à cette époque une marche permanente. Mais les autorités
dont il s'appuie ne sont ni contemporaines ni précises; on y a opposé de
grands doutes. Muratori, au reste, ne fait aucune mention d'Adhémar ni de
son expédition de 806. Il en signale une plus heureuse en 803, conduite
par Ermengarde, comte d'Ampuria, mentionnée par Eginhard.
11 Pièces tirées des archives de Gênes par M. Silvestre de Sacy.
12 M. Serra, tome I, page 286, suppose que cet Hébert, qu'il nomme Eborio
ou Ébron, était un ambassadeur génois, mais il n'en indique aucune
preuve.
13 Liuthprand raconte l'invasion des Mores et les ravages qu'ils
exercèrent; et comme cet historien était diacre à Pavie, on peut accorder
confiance à un témoin si voisin. Il est vrai qu'il mêle à son récit le
fabuleux présage qu'une fontaine avait donné aux Génois peu de temps
auparavant. Au lieu d'eau il en était coulé du sang un jour entier. Les
annalistes de Gênes postérieurs ont adopté ce miracle et le ravage de
leur ville. Mais ils y ont ajouté ce retour imprévu de la flotte génoise,
cette poursuite des vaisseaux, la rencontre en Corse et la recousse des
prisonniers et du butin; aucune autorité n'appuie cette addition à la
narration de Liuthprand.
M. Serra cite sur ce point principal un détail circonstancié qui se
trouve dans Airoldi, Codice diplomatico di Sicilia sotto il governo degli
Arabi. Rien ne serait plus positif. On aurait les rapports officiels des
commandants de l'expédition; le bulletin ample des opérations, des
captures et du butin, qui véritablement donnerait de la population et de
la richesse des Génois en 936 une idée beaucoup plus avantageuse que nous
ne pensons leur en attribuer d'après les documents que nous en avons. M.
Serra reconnaît qu'on a soupçonné l'authenticité de ce code; on a
supposé, dit-il, qu'il était le fruit d'une fraude littéraire; mais il
semble en douter. Or, tout doute a été levé. L'ouvrage publié par Airoldi
a été reconnu réellement supposé; et comme il avait été imprimé à grands
frais aux dépens du roi de Naples, la falsification due à un abbé Vella a
été l'objet d'un jugement criminel et d'une punition exemplaire. Voir
l'article Vella de la Bibliographie universelle. - Il est évident que ce
faussaire a fait des bulletins de l'expédition de Gênes avec le passage
de Liuthprand qu'il a eu soin de citer par manière de concordance: aussi
n'admettait-il pas la tradition génoise sur la prétendue revanche obtenue
par eux si à propos.
14 Mimaut, Hist. de Sardaigne, tome I, pages 94 et suiv.
15 Hist. de la Corse, attribuée à M. de Pommercuil, pages 39 et suiv.
16 Michaud, Hist. des croisades, tome I, page 78, et preuves, 536.
17 Il paraît que la ville n'occupait dans ce temps que la face orientale
du promontoire qui termine vers le levant le bel arc de cercle sur lequel
elle s'est depuis étendue. Elle rampait du midi à l'orient sur les flancs
de la colline de Sarsan. Au pied, les galères jetaient l'ancre ou étaient
tirées sur le sable d'une plage étroite et sans môle. La ravine qui
sépare la hauteur de Sarsan de celle de Carignan, borna longtemps la
ville de ce côté. Du nord au couchant, elle s'étendait seulement jusqu'à
la place où depuis fut bâti le palais public, et jusqu'au pourtour de
l'église de Saint-Laurent, d'où elle redescendait vers la mer. L'église
de Saint-Pierre (à Banchi) en formait l'extrémité la plus occidentale, et
se nommait Saint-Pierre de la Porte. Quelques édifices religieux épars au
delà attestent peut-être que les habitations avaient reculé par le
malheur des temps. Ainsi l'église à laquelle l'évêque saint Cyr avait
laissé son nom et ses reliques, avait été le premier siège épiscopal de
Gênes, mais elle était restée hors de l'enceinte. Il fallut, dans des
temps difficiles, mettre en sûreté le corps du saint évêque, et Saint-
Laurent devint la cathédrale. Avec les progrès de la prospérité dont nous
allons voir la naissance, la première enceinte fut promptement dépassée.
Un môle abrita les navires en deçà de la hauteur de Sarsan. Le port se
forma tel que nous le voyons. Les habitations se répandirent vers le
couchant, et le bourg occidental de Pré rejoignit la ville.
18 M. Serra, ayant adopté la tradition de la subversion de toute la
Ligurie, à l'occasion de la descente des Sarrasins en 933, et de la
retraite des habitants dans les montagnes, suppose (tome Ier, page 258),
qu'après le péril passé, les fugitifs se partagèrent en trois divisions.
Les uns, restes sur les hauteurs et imitant les institutions féodales des
Lombards, leurs voisins, reconnurent pour chef le plus puissant dans
chaque tribu, et laissèrent établir dans sa famille un pouvoir
héréditaire. D'autres prirent leur évêque pour seigneur. A Gênes, à
Savone, à Noli, l'égalité démocratique prévalut. On s'y associa en
compagnies dirigées par des consuls. Le trafic maritime et la course
contre les ennemis, pour la défense et le profit commun, étaient le but
et le lien de la société. Après chaque expédition, elle se dissolvait
pour en recommencer une autre.
Les chroniques n'offrent rien qui justifie cette répartition
hypothétique; elle se rapporte, au reste, à des temps antérieurs à ceux
qu'elles embrassent.

CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
1 An historical and critical deduction of the origin of commerce 1787.
2 Voyez Michaud, Croisades, tome I, 38.
3 Guillaume de Tyr, 4, L.
4 Jacques de Vitry, page 127.
5 Guill. Tyr. 1, 6.
6 Un traducteur de Guillaume de Tyr fait de ce nom un surnom fâcheux; il
l'appelle Ubriaco: Guillaume l'Ivrogne.
7 Guill. de Tyr, 1, 8.
8 Jacques de Vitry, page 127.
9 Ce récit des écrivains des croisades est conforme à celui d'Anne
Comnène, Godefroy à Constantinople avait promis à l'empereur Alexis de
lui rendre les villes dépendantes de l'empire qu'il reprendrait sur les
Sarrasins. Bohémond, requis de prêter le même serment, le fit sans
difficulté, dit Anne Comnène, mais aussi sans aucune intention de le
tenir. On avait occupé Laodicée, et le comte de Toulouse avait fidèlement
remis cette place aux lieutenants de l'empereur. Bohémond, au contraire,
la fit assiéger par son neveu Tancrède. L'évêque de Pise vend à Bohémond
le secours des Pisans à pris d'argent; ce qui met l'empereur en guerre
avec la république pisane. Ici Anne ne parle pas des Génois, qu'elle
confond sans doute avec les Pisans dans cette occasion, mais elle raconte
que l'année d'après on annonça une Hotte génoise. L'empereur arma pour la
combattre; mais son amiral l'ayant rencontrée ne jugea pas à propos de
l'attaquer.
Un traité de paix survient entre Bohémond et l'empereur grec: il est
rapporté tout au long. Bohémond promet de rendre les villes à l'empereur,
et d'obliger Tancrède à restituer Laodicée dont il avait fini par
s'emparer. Mais Bohémond mourut, et Tancrède ne voulut rien rendre. Anne
Comnène, Hist. d'Alexis, liv. 10, ch. 9, 11; liv. 11, ch. 5, 6, 8, 9, 11;
liv. 13, ch. 7, et 14, ch. 2.
10 Albert d'Aix, liv. 12, page 405.

CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
1 Albert d'Aix, liv. 7, 439 et suiv.
2 Albert d'Aix, liv. 7, 443.
3 Guill. de Tyr, liv. 10, 72.
4 Guill. de Tyr, liv. 10, 75.
5 Cette distribution mérite quelques remarques. Les hommes qui ont couru
le danger partagent personnellement le produit: mais on en retient une
portion au profit des galères, c'est-à-dire, du corps de l'entreprise, de
la compagnie qui a fait les frais de l'armement; de la compagnie, car il
n'est pas encore question de mettre la commune en partage des bénéfices.
Cette portion n'est que d'un quinzième sur les valeurs mobilières, mais
ce n'est qu'un supplément à l'importante acquisition en propriété d'un
quartier de la ville qu'on ne voit pas entrer dans ce partage. La
répartition du surplus se fait par tête. Il n'y a de distinction de
classes ou de grades, qu'en faveur du consul et des capitaines. C'est, à
cela près, un partage démocratique et social.
Du poivre est donné en nature; cette marchandise était assez précieuse
pour intéresser chaque copartageant, et assez abondante dans les magasins
de Césarée pour fournir à tant de contingents. C'est une indication à
noter des objets et des voies du commerce de l'Inde à la Méditerranée en
ce temps.
6 Guill. de Tyr, liv. 10, 77. Depuis Guillaume de Tyr jusqu'à nos jours,
rien n'a changé dans cette prétention et dans cet usage. A ce qu'on a
supposé d'éminemment précieux dans la matière, la crédulité et les
traditions ont ajouté bien d'autres prérogatives. Le Catino est le bassin
qui a porté la tête de saint Jean-Baptiste. C'est le plat de la Cène
auquel mirent la main à la fois Jésus et Judas. L'archevêque Varagine
ajoute que dans ce vase Nicodème reçut le sang de notre Seigneur à la
descente de la croix. Il prouve que le Catino fut fait de main divine au
commencement du monde, aussi est-il unique. Enfin il assure qu'au sac de
Césarée on fit trois lots de valeur égale, la ville, ses richesses, et le
Catino, et celui-ci échut heureusement aux Génois. Nous avons vu que ce
ne fut pas tout à fait ainsi que se firent les partages. Le Catino, tiré
de nos jours du trésor de la cathédrale de Gênes, après un séjour de 700
ans, a figuré dans notre musée impérial. Il est retourné à Gênes pour s'y
dérober aux regards des profanes.

CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
1 Albert d'Aix (collect. des mémoires sur l'hist. de France), liv. 7,
page 64.
2 Archives secrètes de Gênes. - Mémoires manuscrits du père Semino.
3 Guill. de Tyr, liv. 1, page 103.
4 Manusc. de Semino.
5 Federico Federici, dans une lettre à Scipius, cite ainsi ce décret: «
Solinum autem Gibellum, Coesaream et Arsur per se ceperunt et
Hierosolymitano imperio addiderunt.»
6 Guill. de Tyr, liv. 11, 130 et suiv. On a vu plus haut que, dans une
expédition précédente, ils avaient pris pour leur compte l'autre ville du
même nom (le petit Gibel).
7 On assure qu'il se trouverait dans les archives de cette cathédrale des
comptes du revenu de Gibel, qui était, dit-on, fort considérable. Ces
documents nous révéleraient plusieurs usages de la navigation et du
commerce, et nous feraient connaître le système d'impôts d'une ville de
Syrie au XIIe siècle.
8 Hist. du Languedoc, tome II, page 337, preuves 360, 1103, 16 février;
inter Tripolim et Berytum. C'est bien là Byblos. L'autre Gibel (le petit)
est entre Laodicée et Tortose.
9 Ibid., page 355, preuve 374. L'instrument est aussi aux archives de
Gênes; il porte: «Insuper, concessi eis, ut nullus Januensium sive
Saonensis, sive Naulensis, aut Albingenensis, a Nizza usque ad Portum-
Veneris, nec etiam quilibet Lombardus eis in sociÉtate adjunctus ullum
tributum donet in terra mea praeter illos, etc.»
Les historiens du Languedoc ne se sont pas aperçus que c'est une
concession faite à tous les habitants de la Ligurie suivant les limites
de la domination génoise. Trompés par la ressemblance de noms, ils ont
entendu de Nice à Port-Vendre (du levant au couchant) au lieu de Nice à
Porto-Venere (du couchant au levant), et ils ont conclu que Bertrand
dominait sur toute la côte de la Provence, du Languedoc et du Roussillon.
Il est évident cependant, par la construction de la phrase, que les
limites qui y sont indiquées se rapportent aux Génois admis au privilège,
et non pas au territoire sur lequel ils l'exerceront.
Si le comte n'a pas borné sa concession à ses possessions de la terre
sainte, on peut mettre en doute quelle était l'étendue du pays sur lequel
il privilégiait les Génois. La charte dit simplement in terra mea; et
Bertrand ne s'intitule que Comes sancti Egidii.
10 Ici les deux Gibel sont nettement distingués. Celui-ci est appelé,
dans l'acte, Gibelletum; c'est bien exprimer le petit Gibel quand on se
sert du mot Gibellum pour désigner Byblos.

CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
1 Plus de régularité supposant peut-être moins de bonne foi, les
historiens ont noté, peu après, le temps ou les témoins commencèrent à
apposer leurs seings sur les actes passés en leur présence. Il est
remarquable que jusqu'à la réunion à la France, et depuis un temps
immémorial, les notaires de Gênes s'étaient fait rendre ce droit
exorbitant, de signer seuls leurs actes, à l'exclusion des parties et des
témoins appelés.
2 On ne peut entendre ici par ce mot que l'assemblée générale des
citoyens, du peuple, comme il est dit quelques lignes plus haut, en
parlant de l'invitation a jurer la compagnie.
3 La formule de ce serment paraît avoir été ignorée des anciens
historiens. M. Serra le fait connaître tome 1, page 277. Il le possédait
manuscrit, sorti, à ce qu'il paraît, des archives de Gênes; il le donne
comme une copie de statuts plus antiques; au reste, il ne le rapporte que
par extrait. Il pense qu'on ne peut clairement assigner l'époque où a
commencé la constitution municipale à laquelle ce document se rapporte.
Mais il l'insère dans son récit dès qu'il a atteint l'an 950, et il
avance que du moins le gouvernement était constitué à Gênes dans le Xe
siècle, puisqu'il expédiait des ambassadeurs aux rois lombards: car il
voit, on ne sait sur quel fondement, un ambassadeur dans cet Hébert qu'il
nomme Eberio ou Evone, ce fidèle à la prière de qui Bérenger et Adalbert
ont accordé aux Génois un diplôme dont nous avons parlé au chapitre Ier.
Mais nous avons pu remarquer que cette sauvegarde accordée aux
possessions génoises est un monument de servitude duquel on ne peut tirer
la moindre preuve d'indépendance ou de constitution politique pour nos
Génois.
L'historien Giustiniani croyait avoir trouvé des traces du consulat
remontant à 1087. Caffaro nous le montre en 1101, ce consulat encore
confondu avec le syndicat d'une société maritime. Il nous apprend qu'il
n'y eut une organisation régulière, un chancelier, des officiers de
justice, qu'en 1121.
Quant à la date du formulaire de serment produit par M. Serra, elle doit
être fixée entre 1121 et 1130. Car à la première de ses dates commence le
consulat annuel que ce serment suppose. D'autre part, on voit que les
consuls qui le prêtaient exerçaient encore les fonctions judiciaires. Or,
en 1130 elles passèrent aux consuls des plaids. Il est vrai que M. Serra
suppose que les consuls de la commune et ceux des plaids formaient un
seul corps; que les derniers participaient au gouvernement politique, et
que le même serment leur devait être commun. Nous ne connaissons aucune
preuve de cette confusion, et, dans tous les cas, il paraît qu'à cette
époque les consuls de la commune cessèrent d'exercer la justice
distributive. Le serment tel qu'il nous est donné ne peut être postérieur
à ce changement. Nous avons ici une preuve encore plus directe. Le
serment parle de l'évêché de Gênes; l'archevêché fui érigé en 1130. Le
serment est donc antérieur à cette année.
4 Ces compagnies étaient les sous-divisions de la commune. On lit, dans
un passage des annales, que dans les causes dont les parties
appartenaient à des divisions différentes, c'est au tribunal des
demandeurs qu'elles allaient plaider. Ce serait une singularité,
contraire au principe de droit que les Génois avaient fait prévaloir dans
leurs colonies, au principe qui attribue les juridictions au juge du
défendeur; mais il est plus que vraisemblable qu'il n'y a qu'une erreur
de copiste.

CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
1 Hist. du Languedoc, tome II, page 435.
2 Hist. du Languedoc, tome II, page 442.
3 Suivant M. Serra, sept marabotins d'or pesaient alors une once; un
marabotin d'or en valait vingt-quatre d'argent. Tome I, page 360, en
note. Le marabotin est devenu, dit-il, le maravédis.
4 Hist. du Languedoc, liv. 17, tome II, 422.
5 Sylv. De Sacy, dans le tome XI des Mémoires de l'académie des
inscriptions et belles-lettres.
6 Probablement Gatilusio.

CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
Noblesse.
1 Nicétas, lib. 7, ch. 1er.
2 Cette monnaie répondait à 15 sous d'or, ou aux trois quarts d'une once.
M. Serra, en se bornant à la comparaison de la valeur du métal sans
rapport avec le prix comparé de la monnaie aux choses vénales, trouve que
500 perperi de ce temps correspondent à 37,500 liv. de la monnaie génoise
moderne (31,250 fr.). Il note à cette occasion, que, suivant les cotes
des notaires à cette époque, un vaisseau marchand coûtait 16 livres ou
génuines, et une galère 5 liv. Tome I, page 385.
3 Le traite est imprimé parmi les documents du 2e vol. de l'histoire de
la colonie de Galata, de M. Louis Sauli, page 181, et l'engagement
corrélatif des Génois, pris en plein parlement, page 182. Le document est
fait au nom des consuls et de tout le peuple, et juré en plein parlement
par les consuls, et pour le peuple, par le crieur public (cintracus).
4 Mém. de Semino.
5 «Tunc non erant nobiles et de populo divisi: imo omnes erant de uno
nomine. Sed qui progeniti sunt ex ipsis magistratibus, nobiles postea
nuncupati sunt.»
M. de Sismondi a cru voir des seigneurs féodaux parmi les premiers
consuls de Gênes. Mais il n'en a d'autres preuves que les dénominations
de vicecomes (Visconti) et de marchio, qui dans les fastes consulaires
sont accolés à deux ou trois noms. Il en a conclu des comtes, des
vicomtes et des marquis. Mais tout dément cette supposition; comme tant
d'autres prénoms ou surnoms bizarres et sans rapports avec les saints du
calendrier, qu'on a si longtemps affectés en Italie, ces appellations
accompagnant des noms d'individus, on ne les retrouve pas deux fois dans
les mêmes familles et jamais elles ne se lient à des noms de lieux. De
toutes les familles génoises encore illustres, celle de Spinola est la
plus anciennement signalée dans les chroniques; et son nom n'est pas
celui d'une terre, d'un bourg ou village, qui, comme il est arrivé si
souvent, ait servi de désignation à une race, parce qu'elle en était
originaire. Jamais, dans ces temps anciens, les Spinola n'ont porté un
titre de seigneurie. Dans le cours de leur plus grande importance, ils
sont nommés Spinola de Lucoli et, Spinola de Saint-Luc; ce sont
simplement les noms des rues ou les deux branches de la famille avaient
rassemblé leurs palais.
M. Serra se contente de remarquer que si l'on n'a pas de preuve directe
que les consuls fussent pris dans un ordre de noblesse distingué, deux
fortes inductions le lui persuadent. 1° Les premiers mémoires génois
donnent le titre de noble et même de très-nobles, à divers consuls et
autres personnages considérables du temps. Nous avons exactement indiqué
les passages où ces épithètes honorables se rencontraient, et nous
persistons à croire qu'avant 1157 elles ne peuvent donner l'idée d'une
caste noble reconnue. 2o Tous les anciens gouvernements de Gênes, même
populaires, ont reconnu pour nobles les familles consulaires. Ce dernier
point est incontestable; mais faut-il conclure qu'une noblesse a précédé
le consulat, ou que la noblesse n'est venue qu'après le consulat, et
qu'elle en est née? Le noble historien moderne semblerait pencher pour la
préexistence de la noblesse. Par les motifs que nous venons de puiser
dans les chroniques contemporaines, nous croyons que la noblesse ne
dérive que du consulat et qu'elle n'a pas d'autre origine que celle que
lui assigne Stella.
Nous ferons mention, au 10e livre, ch. 7, d'un écrit de la jeunesse de
l'historien Foglietta, publié en 1559 au milieu d'une violente querelle,
et qui était comme le manifeste d'un parti. Le but peut avoir influé sur
les assertions de l'écrivain; mais son point de départ se rapportant à
l'objet de la présente note, il convient de le discuter ici.
Foglietta prétend que le nom de noble a été pris à Gênes seulement
lorsque ayant appelé des étrangers pour gouverneurs annuels sous le nom
de podestats, on leur donna des adjoints génois: on voulut que ceux-ci
eussent un titre honorifique qui les mît au moins de pair avec les
chevaliers que le podestat amenait comme ses lieutenants. Le titre aurait
donc été simplement personnel ou inhérent aux fonctions. Il est vrai que
peu à peu les enfants prirent l'habitude de se décorer de la distinction
acquise à leurs pères. Quand, après une révolution arrivée en 1270 et que
l'auteur déplore, la séparation entre le peuple et la noblesse fut
arrivée, chaque magistrat, à son entrée en charge, déclara s'il acceptait
ou refusait la noblesse pour sa postérité; et c'est ainsi que l'on
retrouve, dans les rangs des plébéiens, des races aussi illustres que les
plus nobles familles.
Les monuments et les dates démentent ce système. L'établissement du
podestat est de 1190. Il n'y a eu d'adjoints qu'à partir de 1196. Or,
avant cette époque, en 1174, le chancelier de la république dédiait ses
chroniques à l'émulation des nobles: et déjà, en 1162, les Génois, dans
une lettre de défiance adressée aux Pisans, leur reprochaient
l'assassinat non de gens obscurs, mais de nos nobles. Certainement à ces
dates la noblesse était fondée et reconnue.
Le fait de 1270, employé pour établir la séparation de la noblesse et du
peuple, est mal choisi. Nous verrons qu'alors le peuple se souleva contre
l'usurpation déjà consommée par la noblesse depuis plusieurs années; et
nous verrons aussi que le concours populaire ne servit qu'à mettre le
pouvoir entre les mains de deux capitaines de la plus éminente noblesse,
à la place d'autres nobles leurs émules. Ce fut une intrigue dont le
peuple fut l'aveugle instrument; ce ne fut pas une révolution.
Enfin Foglietta n'a pu voir nulle part que tout nouveau magistrat eût le
choix d'appartenir à la noblesse, ou ne restât plébéien qu'en vertu de sa
déclaration: il n'y en a point de traces, tandis qu'on trouve des
options officielles pour être guelfe ou gibelin.
6 Il y a pourtant une phrase pour 1152: «Sous ce consulat, il se fit
plusieurs boucheries dans la ville; une près du môle, l'autre au quartier
de Sussiglia.» Il faut faire comme les historiens génois postérieurs qui
n'ont vu de ce récit que l'expression au propre, et qui, ne faisant que
traduire Caffaro en style rajeuni, n'ont pas trouvé extraordinaire qu'en
quatre ans, que les récits suivants nous donnent comme de temps de
crise, il ne se soit rien passé dans Gênes de plus notable, de plus digne
d'être transmis à la postérité, que l'ouverture de deux étaux de
bouchers. C'est peut-être dans un sens beaucoup plus sinistre qu'on
pourrait entendre ces tristes paroles et ce mot de boucherie
7 Tout n'a pas été dit, quand nous avons constaté l'existence de la
noblesse et son avènement au pouvoir. Il nous manque la solution de
plusieurs questions importantes.
Comment les meilleurs se réparèrent-ils du vulgaire? Comment une
supériorité, qui ne dut être d'abord que dans l'opinion et dans les
habitudes, est-elle devenue un fait légal et reconnu? A quelles
conditions cette reconnaissance a-t-elle constitué un ordre de l'État?
Les nobles avaient envahi le consulat, mais le possédaient-ils
exclusivement? Les populaires restèrent-ils réduits à leurs votes dans le
parlement public, sans plus avoir de part au maniement des affaires?
Comment s'est dressée la liste primitive des nobles? comment a-t-elle été
close? Les magistratures, les consulats ont-ils continué à ajouter au
patriciat de nouvelles races, et jusqu'à quelle époque?
Nous ne pouvons lever tous ces doutes; voici ce que nous savons:
Nous trouvons qu'en 1270 les plébéiens voulaient avoir, pour les
défendre, un tribun sous le nom d'abbé du peuple. Cette précaution, ce
remède nouveau prouve qu'alors les nobles tenaient seuls le gouvernement.
En 1339, un plébéien fut élever à l'improviste à la tête de la république;
ce qui fut considéré comme une révolution d'une portée immense, et
c'est à la noblesse qu'on disputa d'abord et qu'enfin on arracha le
pouvoir.
A la suite de cette révolution un décret très-solennel, en 1356, exclut
les nobles des conseils et spécialement de la première place du
gouvernement: exclusion souvent modifiée, mais inflexiblement maintenue
pour rendre tout noble incapable de présider l'État. Il est évident
qu'alors non-seulement la noblesse était un ordre dans cet État; un
corps compacte et circonscrit qui se maintenait sans pouvoir plus
s'accroître; car si l'exercice des hautes magistratures y avait donné
accès, soit par le passé, soit jusqu'à ce moment, du jour où le titre de
noble devenait incompatible avec le pouvoir, il n'y avait plus ni de
moyen d'acquérir ce titre ni d'ambitieux pour le rechercher. Nous voyons,
au contraire, quelques familles très-illustres déclarer alors, afin de se
soustraire à la prohibition antinobiliaire, qu'elles n'entendaient point
être nobles. En un mot, il n'y a point d'anoblissement qui ait pu être
postérieur à 1356 au plus tard; et les choses ont duré ainsi jusqu'à
1528, année d'une réorganisation de tout l'État.

LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
1 Alexandre III le leur ordonnait par ses lettres, afin de pouvoir venir
se mettre en sûreté parmi eux. Serra, tome I, page 392.
2 Partant, au levant, du pied de l'élévation de Sarsan et du même point
où le mur primitif touchait à la mer, la nouvelle muraille serpentait sur
les hauteurs au delà des églises et des monastères de Saint-André, Saint-
Dominique, Sainte-Catherine et Saint-François. Elle redescendait de
l'église Sainte-Agnès à l'église de Sainte-Sabine. C'était un
accroissement immense. Les belles églises des Vignes et de Saint-Cyr
cessaient d'être reléguées hors de la ville. Au bord de la mer, la limite
au couchant était jadis attenante à Saint-Pierre de Banchi; elle était
reculée près de l'emplacement où est aujourd'hui la Darse, au lieu où est
conservé le nom de porte des Vacca. Encore voyons-nous qu'au delà de
cette nouvelle circonscription, le bord de la mer, occupé par des
chantiers et peuplé de familles de matelots et de pêcheurs sous le nom de
Bourg du Pré, commençait à former un prolongement extérieur de la ville.
Le mur achevé eut en tout cinq mille cinq cent et vingt pieds: il fut
couronné de mille soixante et dix créneaux. L'année suivante on compléta
l'oeuvre en élevant des tours de distance en distance. Tout fut bâti en
pierres de taille cubiques; et les parties qu'on en voit encore
attestent la régularité et la solidité de l'ouvrage.

CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
1 M. Serra, d'après quelques annalistes du XIIe siècle, égale le marc à
une livre d'argent. (On entend toujours à Gênes la livre de 12 onces,
très-près d'un tiers de kilogramme.)

CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
1 Hist. gén. du Languedoc.
2 Albaron, Ce lieu est encore nommé le Baron.
3 Bouche, tome II, page 158. Guillaume de Sobran alla quérir la paix à
Gênes.
4 Papon, tome II, page 18. Preuve 19.
5 Nostradamus, 141. Une famille Doria est restée aussi en Provence.
6 On a retrouvé un diplôme par lequel, après la paix, Frédéric donne la
seigneurie de Milan et de Gênes à Obbizzo d'Este. Mais cet acte resta
secret, et rien ne fut essayé pour le mettre à exécution. Serra, page
418.
7 Semino, trompé par le nom de Césarée, avait rapporté ce traité aux
affaires du Levant.

CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
extérieures et traités. - Administration des finances.
1 Bertrand, trésorier, pages 135 et suiv.
2 Il paraît que le commandement supérieur de la flotte fut tiré au sort
et échut aux Pisans. Serra, 424.
3 Archives de Gênes. Ier mémoire de Semino. 1190-1191.
4 Ibid. 1190-1192.
5 Ibid. Il y a, en 1187, un privilège donné par le corps des barons du
royaume.
6 Liv. 1, ch. 4.
7 Sylv. de Sacy. Mém. de l'acad. des inscr, et bell.-lett., tome XI.
8 Sylv. de Sacy. - Saint-Martin, XI. Semino, trompé par une fausse date,
avait cru que ce traité, qui existe aux archives de Gênes, remontait à
1002.
9 M. Louis Sauli (Colon. di Galata, tome I, page 23, et tome II, doc. 4,
5, p. 188) a donné le traité négocié par Morta (oct. 1178), et celui qui
y fut substitue au second voyage du même ambassadeur. Il fait remarquer
que quoiqu'on déclare que l'empereur ne fait pas un nouveau traité, mais
confirme purement et simplement celui qu'il avait fait, les deux actes ne
sont pas absolument semblables. Le deuxième omet une clause du premier,
où l'alliance était déclarée perpétuelle nonobstant toute excommunication
ecclésiastique, ou toute défense d'homme couronné ou non couronné. M.
Sauli croit, avec une grande apparence de raison, que la république n'osa
pas braver si ouvertement les excommunications. M. Serra, tome I, page
461, croit à son tour qu'on aurait craint d'offenser Frédéric en
s'exposant ostensiblement à mépriser les défenses de tout homme couronné
ou non couronné. Mais il suppose que les Grecs avaient glisse
frauduleusement la clause dans la rédaction: ceci est bien peu probable.
10 Sauli, II, 183, donne aussi les instructions d'un Grimaldi, également
envoyé à Constantinople en 1175, pour réclamer les subsides qui
n'arrivaient pas, et pour obtenir justice d'un grand nombre de torts
faits à des particuliers. On le charge de solliciter un secours pour
achever la construction de la cathédrale de Gênes. L'ambassadeur est
soumis à rendre compte de tout ce qu'il recevra sans en rien retenir; il
ne pourra expédier ni rapporter des présents pour une valeur de plus de
10 livres.

LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT.
- FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
1 En latin potestas. On voit quelle idée d'autorité renferme ce nom.
2 M. Serra a retrouvé dans les archives des notaires de Gênes le
règlement des podestats. Il est certain cependant qu'il ne fut pas rédigé
tel qu'il le donne dès le premier moment de l'institution.
3 En 1216 les consuls des plaids furent supprimés et, par les mêmes
raisons d'impartialité qui avaient fait appeler un podestat de dehors, le
jugement des procès civils fut délégué à des juges étrangers amenés par
le podestat. Cet usage a dure jusqu'en 1797.

CHAPITRE II. - Henri VI.
1 Il était Milanais.
2 Il en subsiste des restes curieux, particulièrement la tour des
Embriachi.

CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
1 M. Serra dit qu'Allaman della Costa était un émigré de Candie. Tome II,
p. 14. On trouve entre les nobles, signataires ou jureurs d'un traîté
d'alliance avec Arles, Nicolas comte de Malte, et Jean Allaman, parent
sans doute d'Allaman della Costa.
2 Voici en quels termes Nicétas parle de la conquête de Candie: «
Certains corsaires génois qui n'étaient qu'un vil excrément de la terre,
ayant mis ensemble cinq vaisseaux ronds et vingt-quatre galères,
arrivèrent à un port de l'île de Candie, où, ayant été reçus en
marchands, ils agirent bientôt après en soldats. (Hist. de Baudouin, ch.
11, 2, traduction du P. Cousin.)»
3 Après l'établissement des Latins à Constantinople, le marquis de
Montferrat obtint Candie dans son partage. Il traita avec les Génois de
la vente de cette île: mais ils se laissèrent gagner de vitesse par les
Vénitiens, qui couvrirent leurs offres et restèrent maîtres de l'île.
Serra, tome II, page 10.
4 Baluze. Lettres d'Innocent III, tome II, page 329. Il dit avoir ordonné
aux Pisans, pour préalable de l'arbitrage, d'indemniser les Génois des
derniers préjudices dont ceux-ci ont à se plaindre ou de donner caution
idoine d'y satisfaire.
5 On nous donne l'énumération suivante de ces droits: péage de Gavi, de
Voltaggio, de Porto-Venere; gabelles de Chiavari et de Voltri, revenus
des droits de pesage et de vente du pain.
6 On changea du moins la proportion des destinations primitives. On ne
réserva qu'un demi-denier pour les travaux du port; cinq et demi furent
employés à rendre libre l'impôt du sel.

CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
voisins.
1 Bernard, trésorier, et les chroniques génoises donnent les détails
qu'on va lire.

CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
1 Papon, Hist. de Provence, tome II, preuve 51, donne ce traité tel qu'il
est conservé à Arles. Il le rapporte à l'an 1232; c'est une erreur:
l'acte est fait au nom du podestat de Gênes Oldrati, qui exerça en 1237.
Cette année est donc la véritable date. On trouve aussi (ibid.) preuve
31, le traité d'alliance des communes de Gênes et de Grasse en 1198,
renouvelé plusieurs fois jusqu'en 1420.
2 Le traité avec Arles (1237) dont on vient de parler, parait le
renouvellement d'un traité de Baldini.

CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
1 Les Milanais prirent à leur tour pour leur podestat Pierre Vento.
Serra, 62.
2 Ad brevia seu ad sortem. Ch. de Bartolomeo. On alléguait cette forme à
l'empereur comme une excuse de plus. On peut croire que c'était une
élection où l'on tirait au sort sur des noms choisis et mis dans l'urne,
comme on l'a fait longtemps à Gênes pour choisir les juges des rotes, et
même les sénateurs depuis 1528.
3 Fréd. Raumer, Hist. (en allemand) de la maison de Hohen-Staufen, tome
IV, page 14. Il renvoie à la lettre même de Frédéric, recueillie par
Hahn, Collectio veterum monumentorum et litteroe principum, tome II, lett.
21.

CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
1 Nous avons vu les Avocati en guerre avec les Volta (liv. 2), nous les
trouvons maintenant ensemble dans le parti gibelin.

CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.
1 Bernard trésorier: il parle aussi fréquemment des événements d'Europe.
2 Joinville, page 304, éd. Petitot.

LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
1 Navageri, Hist. veniz.; Muratori script. tome XXIII, page 999.
2 Gregoras, lib. 4, 5, page 97. Éd. de Bonn. 1829.
3 Les Génois furent d'abord envoyés à Héraclée, puis transférés à Galata.
Pachymère, liv. 1, ch. 32, 35.
4 Gibbon, ch. 62, page 402. Éd. Philadelph. 1802.
5 Dans la ratification du traité fait à Gênes le 10 juillet 1260, nous
trouvons le nom des puissances que les Génois déclarent amies: savoir,
les rois de France, de Castille, d'Aragon, d'Angleterre, les princes,
barons chrétiens et les ordres religieux de la terre sainte, les rois de
Chypre et d'Arménie; mais en outre ils déclarent leurs alliances avec le
soudan d'Egypte, de Damas, d'Alep, avec le soudan des Turcs et avec le
roi de Tana, souverain des Palus Méotides. L'on voit qu'à la faveur de
ses établissements dans les villes chrétiennes de la côte en Syrie, Gênes
n'avait pas néglige le commerce des mahométans, bravant les
excommunications qui l'avaient défendu si souvent.
6 Gregoras, de Zaccaria a fait Icarus. Plus tard sous Andronic, Zaccaria
perdit l'Eubée et obtint Chio.
7 Ducas, ch. 25.
8 Gregoras, lib. 13, 12, page 683.
9 Stella.
10 Gregoras, lib. 13, 12, page 683.

CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
1 Continuation de Guill. de Tyr, 558.
2 Les historiens grecs n'ont pas parlé de cet incident.
3 Foglietta en parlant des nobles, promoteurs de ce soulèvement
populaire, dit: «Regimen civitatis universo populo asserentes;» et il
met contre eux ce reproche dans la bouche des guelfes: «Regimen
populare appellent quod, civibus ablatum, in se ipsi privatim verterint.
» Lib. 5, page 197. Niehbur (Instit. Rom., tome II, pages 141, l52), dit
en passant que dans le moyen âge, le mot peuple s'entendait de l'union
d'une aristocratie avec une commune, celle-ci ne contenant que le
populaire. Conformément à cette définition, il y aurait ici réunion de
tous les ordres de citoyens, du moins en apparence. Mais comme
l'aristocratie avait usurpé sur la démocratie, faire le peuple était,
dans cette occasion, rendre au peuple les droits dont on l'avait privé,
bien entendu que l'usage de ces droits ne consiste qu'à changer de
maîtres parmi les nobles.

CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
1 La publication récente d'un premier volume de Documents inédits de la
collection du gouvernement nous donne le moyen d'éclaircir ce passage.
Dans les Documents maintenant publiés, on voit 26 pièces relatives aux
affrètements ou aux achats de navires que saint Louis fit faire à Gênes
de 1268 à 1270, quand il préparait son second pèlerinage. Ces actes,
réunis en un recueil oublié, ont été retrouvés par M. Michelet aux
archives du royaume. Il les a communiqués à M. Jal, qui les a annotés, et
M. Champollion-Figeac les a admis dans la collection dont la direction
lui est confiée.
Le saint roi n'affréta pas de galères à Gênes; il y acheta des vaisseaux
de plusieurs particuliers. On en construisit un certain nombre sur ses
ordres; la république se chargea de la construction de deux de ceux-ci,
et intervint comme garant dans les contrats passés avec d'autres
constructeurs. Les dimensions furent exactement fixées; et
essentiellement, on s'attacha à rendre ces navires propres à
l'embarquement des chevaux. La description des bâtiments et l'inventaire
exact de l'armement inséré dans chaque contrat rendent ces pièces très-
curieuses sous le rapport technique de la navigation du XIIIe siècle.
Il y a des affrètements simples; mais souvent le roi s'y réserve
l'option d'acheter les navires. Tous devaient être rendus à Aigues-
Mortes (quelques-uns seulement à Toulon) le 8 mai 1270; le voyage
ultérieur n'était pas déclaré. Il est stipulé que le roi pourra, dans le
lieu où il les aura conduits, les garder un mois, et durant ce temps s'en
servir pour passer ailleurs. Le prix du fret est réglé à forfait pour ce
voyage, tout incertaine qu'en est la durée; seulement ce prix sera
augmenté si le roi fait hiverner les vaisseaux.
Parmi les 26 actes, il y a des quittances des frets payés: les marchés
ont donc eu leur effet.
(Note de l'auteur, placée en tête du second volume de l'édition de
Paris.)
2 Guillaume Vento était un des nobles génois dévoués aux Angevins. Il
avait suivi Béatrix, femme de Charles, à la prise de possession de
Naples. Au reste, il apparaît comme possesseur de Menton sous la
seigneurie de la république génoise, dans un traité fait en 1260 avec le
comte de Provence (Charles). Par ce traité on partage le comté de
Vintimille. Charles a la Briga; Gênes a Vintimille, Menton, Roquebrune.
On convient que les Génois ne pourront faire aucune acquisition du Rhône
à la Trébie, ni Charles sur le territoire génois. Nostradamus, pages 226,
230, 238.
3 On trouve des élections d'archevêque à Gênes par délégués (1163), par
12 électeurs (1188); la confirmation du pape est exprimée en 1233: elle
était probablement toujours réservée: on a vu que le pape la refusa à
l'élection de saint Bernard pour le destiner à de plus grandes choses.
Les chroniques en général donnent peu de détails sur les procédés
électoraux.
4 Gibbon, ch. 62, page 412.

CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
1 On éleva les revenus de l'État, au moyen de nouvelles taxes, à 140,000
livres, M. Serra croit qu'alors la livre valait un quart d'once d'or,
somme qui (toujours sans rapport avec sa puissance vénale) répond à
3,300,000 livres de la monnaie moderne de la république de Gênes
(2,750,000 francs). Tome II, page 179.
2 Suivant M. Serra, au contraire, les prisonniers pisans imitaient le
dévouement de Régulus et écrivaient à Pise de ne pas céder. Tome II, page
203.
3 A côté de cet effroyable tableau, Dante s'écrie: «O Génois! hommes
étrangers à tout bien, charges de tous méfaits, que n'êtes-vous dispersés
parmi le monde!» C'est à l'occasion d'une infernale invention poétique.
Le poete voit aux enfers le Génois Branca Doria, damné parmi les traîtres
au plus profond du gouffre. Il se récrie, car il a laissé ce perfide sur
la terre en pleine santé. On lui explique que Branca est réellement mort
et damné, celui qui est sur la terre est un démon qui tient la place du
défunt. Guelfe blanc, exilé de Florence par les guelfes noirs, Dante ne
pouvait être favorable à Gênes, tantôt gibeline, tantôt guelfe angevine.
4 M. Serra (page 204) place cette résignation au 13 juillet 1293. Mais
(pages 205, 206) il raconte les événements du 1er janvier 1289 (1290) et
il attribue les troubles de cette époque à ce changement même. Il
introduit Hubert arrivant de la campagne et parlant au peuple en qualité
de simple particulier. Il faut que la date de 1293 donnée à la
subrogation du fils au père, soit erronée.
5 M. Serra dit 160,000 livres: il ajoute que la livre était alors à peu
près le sixième d'une once d'or.

CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
XIIIe au XIVe siècle.
1 Publié par M. Silvestre de Sacy: il remarque que la double rédaction
des engagements réciproques était fort usitée chez les négociateurs de
ces temps. (Mém. de l'acad. des inscrip. et belles-lettres, tome VI, page
94.) - Nous en avons cité un exemple, liv. 3.
2 M. Depping, tome II, page 133, prend le traité de 1250 pour le plus
ancien de ceux entre Gênes et Tunis; tandis qu'il cite, page 133, un
traité des Pisans, de 1239, qui fait mention des privilèges accordés aux
Génois par les Tunisiens.
3 On trouve la même concession dans un traité fait à Péra, en 1387, par
l'ambassadeur d'un prince bulgare nommé Juanco, qui désirait attirer les
Génois à commercer dans ses États; et pour exprimer cette idée le
rédacteur du traité a emprunté ces mots du prophète Ézéchiel, ch. 18, v.
1: «Les dents des enfants ne seront pas agacées des raisins verts que
leurs pères auront mangés.» Ce traité a été publié par M. Silvestre de
Sacy (Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VII, page
294). Ce Bulgare était chrétien grec, ainsi qu'une partie de ses sujets.
Au reste, on ne trouve aucun détail sur le commerce auquel le traité se
rapporte. Il n'a dû être cultivé que par les colons de Péra; et la
métropole n'en aura pas conservé de traces.
4 La commune de Gênes avait alors 670 voiles indépendamment des armements
privés. Sauli, tome I, p. 145. Pegolotti nous apprend qu'on payait le
fret des marchandises sur les galères non armées, moitié moins que sur
les galères armées.
5 Le bois rouge de l'Inde était nommé brésil, bien avant la découverte de
l'Amérique. C'est ce bois qui a donné son nom à la contrée américaine
remarquable par ses forêts de cette espèce.
6 On peut remarquer, dès les premières pages de la Pratica della
mercatura de François Balducci Pegolotti, qu'il fait partir de Caffa et
de Tana l'itinéraire pour aller en Chine à l'achat des soies. C'est aussi
au poids de Gênes et de Tana qu'il rapporte les poids des soies achetées
en Chine. Il s'occupe beaucoup des usages du commerce des colonies
génoises; il indique les routes et les transits qui l'alimentent et le
propagent de tous côtés. Il fixe à huit mois au moins la durée du voyage
de Tana à Cambalu, soit par les caravanes, soit pour le commerçant qui
part avec son interprète et un domestique. Pegolotti était associé ou
voyageur de la fameuse maison Bardi de Florence. Il était dans le Levant
en 1335.
7 Gregoras, liv. 4, ch. 7.
8 Rymers, passim.
9 Nous savons que plus tard, au mariage de Charles le Téméraire (1468),
cent six Génois établis à Bruges parurent dans le cortège, uniformément
vêtus de velours violet, portant sur leurs habits la représentation de
saint George. Olivier de lu Marche, page 309. Éd. Petitot.
10 Il y a aux archives du royaume des réclamations du gouvernement de
Gênes contre ces vexations, contre l'augmentation des impôts sur le
commerce, etc. On envoya même des ambassadeurs pour porter plainte au
roi. Ces démarches sont de 1333 et 1337. La première est faite au nom du
sénéchal de Sicile, gouverneur de Gênes pour le roi Robert, et au nom de
l'abbé du peuple et des douzes sages. La seconde est au nom du podestat,
de l'abbé du peuple, et des capitaines Raphael Doria et Galeotto Spinola.
11 Il fut décapité à Nîmes pour avoir comploté, avec Baldo Doria, de
livrer la ville au sénéchal de Provence qui faisait alors des excursions
de brigandage. Histoire de Nîmes, tome II, page 200.
12 Hist. de Languedoc et Hist. de Nîmes passim, surtout aux preuves.
13 Voyez ci-dessus, liv. 2. Suivant l'histoire de Languedoc, la lettre du
doge Boccanegra est aux archives de Nîmes. Cependant l'historien de cette
ville ne la rapporte pas.
14 Hist. de Languedoc, tome IV, page 517.
15 Pétrarque, qui se vante dans sa correspondance d'avoir été deux ans
l'hôte des Génois, écrit dans une autre lettre: «Transiebis Apenninum,
visurus Januam nec immerito: nulla enim animosior, nulla hodie verius
regum civitas dici posset, si civilis inde concordia non abesset.» Var.
Epist. 33.

CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
Variations dans le gouvernement de Gênes.
1 Il avait succédé à Michel son père.
2 Pachymère, liv. 9, chap. 20, 21; Gregoras, liv. 6, chap. 11.
3 Serra, tome II, page 228. Navagera apud Muratori, Script. ital. tome
XXII, page 1011.
4 M. Serra indique un manuscrit conservé a Gênes dans lequel Nicolas
Castiglione, en idiome et en vers génois, adresse au capitaine Conrad
Doria des reproches et des leçons: il l'avertit de la défaveur populaire
qu'il s'attire; tome II, page 221. Lamba était capitaine du peuple à
l'époque de son triomphe à Cursolo.

CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
1 Gregoras, VII, c. 5.

CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
1 Gregoras VIII, tome I, p. 286.
2 Sauli suppose que c'est Gazi-Celebi et attribue cette trahison au désir
de faire des choses agréables à Andronic. Tome I, page 229.

CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
1 Stella.
2 Déjà sous Philippe le Bel, on trouve au nombre des amiraux francs
Reinier Grimaldi, 1306. Sainte-Marthe, Hist. généalog. de la maison de
France, tome II, page 978.
3 On trouve, aux archives du royaume, le contrat d'affrètement des vingt
galères de Gênes demandées pour le service du roi, concurremment avec
vingt galères de Monaco. Ce contrat est passé par-devant notaire à Paris
le 25 octobre 1337. Antoine Doria stipule pour les propriétaires de
Gênes. Les galères partiront le 1er avril 1338 au plus tard, et le 1er
février, si le roi le demande. On payera pour chaque galère armée 900
florins d'or par mois; l'engagement est pour trois mois de service et un
mois de retour, calculé à raison de vingt jours pour aller du cap de
Finistère à Aigues-Mortes, et dix jours de là à Gênes. Le service sera
contre tous ennemis, et en conséquence, si à l'expiration du terme, les
galères se trouvaient en Romanie ou en Syrie, le mois alloué pour le
retour compterait jusqu'en Sicile, et il y serait ajouté dix jours pour
revenir de Sicile ou de Naples à Gênes.
Sur les 3,600 florins que chaque galère gagnera dans les quatre mois que
le traité embrasse, le roi avancera 1,000 florins dès le 1er décembre, et
si avant le 1er février il contremandait l'expédition, 500 florins lui
seraient rendus: les autres 500 resteraient aux armateurs en indemnité.
Outre le fret, le roi abandonne la moitié des profits qui se feront sur
ses ennemis, sauf les châteaux, héritages et prisonniers qui lui
appartiendront exclusivement. Il s'engage à ne faire ni paix ni trêve
avec l'Angleterre, sans y comprendre Doria, les galères et la commune de
Gênes.
Doria se fait allouer 100 florins par mois: il y aura sur la flotte un
chirurgien génois qui recevra 10 florins mensuellement. Sur la liste des
noms des capitaines des vingt galères, il y en a neuf du nom de Doria,
quatre Spinola, deux Squarciafico, etc., y compris un Grimaldi. Ce
dernier nom prédomine, au contraire, parmi les capitaines de Monaco.
4 C'est par le récit de Froissard, et par les chroniques que cite Dacier,
que nous connaissons le commandement de Barbavera dans ces compagnes
maritimes.
5 Froissard, ch. 80.
6 Ibid., ch. 122, et note de M. Dacier; Éd. de Buchon, pages 339, 340.
7 Barbavera est qualifié de sergent d'armes dans un compte, arrêté en
1346, du désarmement d'une autre flotte où se trouvaient des galères
génoises. (Voyez liv. 5, ch. 2.) Il paraît qu'alors il avait au-dessus de
lui un amiral et deux vice-amiraux français.
8 Malgré une remarque de M. Buchon, page 338, ce reproche de Froissard
n'est pas en contradiction avec celui de la grande chronique de France,
qui accuse les capitaines génois de n'avoir sur leurs galères que des
poissonniers au lieu de gentilshommes, c'est-à-dire des marins et non des
guerriers. Mais on lit dans un règlement sur les finances et sur les gens
de guerre du 6 décembre 1376, article 20 (Ordonnances de France, tome V);
«Nous avons entendu que les capitaines et les arbalestriers génevois
(génois) étant à présent à notre service, n'ont pas tenu dans le temps
passé et ne tiennent pas à présent le nombre d'hommes dont ils ont eu les
gages, et aussi en ont eu en leurs compagnies qui n'étoient pas Génois,
comme autres qui n'étoient pas arbalestriers, mais gens de petit état et
de petite valeur, lesquels ils avoient par petit profit: et avec ce, la
moitié et plus d'iceulx qui avoient été reçus comme arbalestriers ne le
sont mie.» En conséquence, afin de pourvoir aux cautèles et malices des
dessusdits, le roi nomme Marc Grimaldi, écuyer, capitaine général de tous
les arbalétriers. Il en choisira huit cents des meilleurs et cassera tous
les autres: il divisera les huit cents en compagnies; il les baillera
aux capitaines, et ils passeront en revue tous les mois.
9 Niceph. Gregoras, dans le style méprisant dos Grecs de Constantinople,
ne manque pas de dire que les Génois, pour se donner un doge, allèrent
prendre Boccanegra (il l'appelle Tuzus) ab ligone, à la bêche, à la
charrue. Liv. 13, ch. 13.

LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. - Jean de Morta,
doge noble.
1 En 1488 on voit des actes où l'office dont il s'agit est appelé Dit des
huit, et on y trouve des noms populaires. Serment au duc de Milan, Bibl.
R., ms. Collection Dupuis, 159. Dans le système de Foglietta, quand il
écrivait contre la noblesse dans sa jeunesse, le nom de Noble était
attaché à la magistrature des finances sans impliquer une distinction de
race parmi ceux qui l'exerçaient temporairement.
2 Quatuor gentes, expression consacrée pour désigner Spinola, Doria,
chefs des gibelins; Grimaldi, Fieschi, chefs des guelfes.
3 On dit que le peuple s'obstina à voir des chaînes et des carcans
préparés dans la maison de Boccanegra: c'étaient les colliers de ses
chiens et les anneaux auxquels ses chevaux étaient attachés. Serra, tome
II, page 316.
4 Expression de Stella.

CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
Chio.
1 Froissart, ch. 287.
2 Ducas, ch. 25. Pachymère, ch. 26. Cantacuzène, ch. 10, 11, 12 et 13. La
concession à l'amiral répond environ à l'an 1275. L'expulsion de ses fils
est de 1329.
3 Cantac, liv. 3, ch. 95. - Nic. Greg., liv. 15, ch. 6.
4 Ibid., liv. 2, ch. 29, 30, 31.
5 Suivant M. Serra, c'est à Chio que cette affaire fut réglée par
l'amiral Vignoso en vertu de ses pleins pouvoirs: il dit que les
officiers de la flotte achetèrent des possessions dans l'île ou s'y
marièrent, et qu'après les 29 années les familles, à qui restaient acquis
à perpétuité les revenus de Chio, se réunirent en une seule, et prirent
le nom commun de Giustiniani. Tome II, page 325.

CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
l'archevêque Visconti, duc de Milan.
1 Nic. Grég., liv. 5, ch. 6.
2 Idem, liv. 15, ch. 8.
3 Greg., 17, ch. 1; Pachymère, 12, 9.
4 Greg. 17, 1. M. Sauli l'entend autrement. Les douanes de Constantinople
ne rendaient que 30,000 pièces d'or, celles de Galata en produisaient
200,000 aux Génois. Tome I, page 293.
5 Greg. 17, 2.
6 Cantac, liv. 4, ch. 11.
7 Nicéph, Gregoras, 17, ch. 7, à la fin.
8 Ce qui inquiétait les Génois, c'est qu'on ne pouvait plus tirer les
marchandises de l'Inde, de la mer Caspienne par la mer d'Azof. Ils ne
pouvaient soutenir la concurrence de celles que les Vénitiens allaient
chercher par cette route. (Matt. Villani, liv. 1, ch. 83.) A la rupture,
Pétrarque adressa au doge de Venise André Dandolo une lettre pleine
d'érudition et de rhétorique pour détourner Venise de la guerre. Le doge
lui répond en louant son éloquence et l'engage à lui continuer le charme
de sa correspondance quand il en trouvera la matière. Quant à la guerre
contre les Génois, elle est juste et on la fera. Lettres famil. varior.
N. 1 et 2.
9 Matt. Villani met ce fait à Candie. Les chroniques génoises et
vénitiennes (Daru, liv. 8, page 545) parlent de Négrepont. On croirait
que ce nom a été commun en ce temps aux deux îles, à voir combien de fois
Villani les confond.
10 Il paraît que l'amiral génois avait prévu la tempête et pris ses
précautions (Sauli, liv. 1, page 352).
11 «Ce ne serait pas une tâche facile que de se charger de concilier les
récits des Grecs, des Vénitiens et des Génois.» Gilbert, ch. 63. Il a
raison. Cantacuzène accuse Pisani de lâcheté et d'incapacité avec une
violence inouïe. Mais son récit (il parle de lui-même) finit par ces mots
remarquables: «Il crut qu'on ne pourrait rien lui reprocher si après
avoir été abandonné par ses alliés il s'accordait avec ses ennemis. Bien
qu'ils fussent alors plus puissants que lui sur mer, ils ne laissèrent,
pas que de consentir à la paix.» Liv. 4, ch. 31.
12 Sauli, tome XI, page 216.
13 Sauli. tome I, page 346.
14 Pétrarque assista à Milan à la réception des ambassadeurs génois. Il
les trouva d'une contenance digne, où perçait la douleur du sacrifice de
la liberté génoise. Il leur témoigna son regret de voir Gênes
s'abandonner ainsi elle-même. Les ambassadeurs gibelins rejetèrent tout
le mal sur l'amiral guelfe qui s'était laissé vaincre et qui, à Carthage,
aurait été mis en croix.

CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
1 Les trois neveux de l'archevêque partagèrent ses seigneuries, mais
celle de Gênes resta indivise «per non potersi dividere commodamente.»
Benvenuto San Giorgio, page 522.
2 Navagera dit simplement que la navigation de la mer Noire fut libre aux
deux nations, et qu'on se rendit les prisonniers, page 1042. N. B. Marino
Faliero dans sa conspiration avait compté sur l'aide des prisonniers
génois.
3 Matteo Villani, liv. l, ch. 5.
4 M. Sauli a donné, à la tête de son 2e volume de l'histoire de la
colonie de Galata, un excellent précis du régime de cette colonie à la
fin du XIVe siècle. A la suite de la restauration de Paléologue, les
Génois eurent un château à la pointe du Bosphore d'Asie; ils possédaient
Chio et Mételin et convoitaient Ténédos. Mais, sous prétexte que les
Vénitiens exigeaient qu'on leur rendit cette île, l'empereur se défendit
de la céder aux uns ni aux autres. Sauli, tome II, pages 42, 43.Ducas,
ch. 12.
5 Foglietta, liv. 7, page 143, dit expressément qu'on priva «nobilitatem
omnem, non modo publicis muneribus et honoribus, omnique procuratione
reipublicae, ac facultate naves ad bellum armandi, sed etiam privatae
negociationis causa comparandi.»
M. Serra soutient que les nobles ne furent pas exclus alors des places de
conseillers, et il cite textuellement, à ce qu'il semble, le décret même
de 1357 qui les exclut de la dignité de doge, de celle de vice-doge
(place qui ne fut pas remplie) et de suprêmes syndicateurs, et des
fonctions de podestat ayant droit de sang: et comme on ajoutait, par
forme d'ironie (ainsi dit M. Serra), que si, en les admettant aux
emplois, on a fait quelques exceptions, c'est autant pour leur bien que
par zèle populaire: puisque le décret se tait sur les places du conseil,
on doit conclure (c'est toujours M. Serra qui parle) qu'elles ne leur
étaient pas interdites. Le décret, si M. Serra l'a bien lu, doit
l'emporter sur le témoignage postérieur de Foglietta. Mais M. Serra, sur
ce même document, reconnaît que les douze conseillers devaient être six
marchands et six artisans des meilleurs. Il n'y a pas là place pour les
nobles. Dirait-on que les nobles étaient marchands eux aussi? Les
étrangers les confondent souvent sous cette dénomination; mais chez les
écrivains et les annalistes du pays, les marchands, ce sont toujours les
gros populaires par opposition aux nobles et aux artisans. Serra, tome
II, page 385.
6 Le marquis de Montferrat, ayant emprunté 17,000 ducats de la commune de
Gênes, lui livra pour gage, le 29 janvier 1359, la ville et le territoire
de Novi, pour les garder jusqu'à restitution de la créance. Benvenuti San
Giorgio, page 540.
7 L'impression de cet ouvrage en était ici quand nous avons tardivement
connu l'existence d'une nouvelle histoire de Gênes en huit volumes dont
les deux derniers imprimés en 1838 ne nous sont pas encore parvenus. Elle
a été élégamment écrite en italien par M. Charles Varese de Tortone.
Comme nous, il a fait usage des matériaux connus fournis par les anciens
écrivains génois. Seulement il paraît avoir pensé que la dignité de
l'historien ne permettait pas de rien emprunter aux naïvetés des vieilles
chroniques.
Nous regrettons qu'en alléguant l'insuffisance des documents antiques, il
ait évité de s'étendre sur certaines circonstances importantes. Il semble
avoir peine à avouer l'extrême faiblesse des commencements de la
république. Il ne s'explique pas sur l'origine de la noblesse génoise.
Enfin, cette histoire si étendue est presque exclusivement militaire et
politique; aussi s'y livre-t-on à de très-grandes excursions dans
l'histoire générale de l'Italie. Le point de vue en est donc bien éloigné
du nôtre. Au temps où nous avons vu un peuple navigateur et marchand même
quand il a les armes à la main, que l'intérêt commercial fait prospérer
et grandir, l'auteur italien signale déjà (ce sont ses termes) des
Achilles pour le combat, des Nestors pour le conseil, des Ulysses aux
paroles emmiellées pour les traités.
Nous ignorons encore dans quel esprit il a rendu compte des événements
récents. Mais il est juste de reconnaître qu'à l'occasion des combats que
les Génois, au dix-septième siècle, ont eus à soutenir contre l'ambition
des princes de la maison de Savoie, M. Varese s'exprime avec une libérale
impartialité.

CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
Guarco, doge.
1 M. Serra égale à cette époque le florin d'or (monnaie qui est restée
toujours assez uniforme) à une livre et un quart de la monnaie de Gênes:
à ce compte le florin répondant aujourd'hui à 12 francs environ, la livre
de Gênes de 1370 équivaudrait à 10 francs de notre monnaie actuelle. La
somme accordée pour les frais de la guerre me paraît excessive. Mais M.
Serra cite textuellement la convention recueillie, dit-il, par Carlo
Speroni. Serra, tome II, pages 379 et 403.
2 On a remarqué que c'est dans l'expédition de Ténédos qu'on trouve la
première notion certaine de l'emploi des bombardes sur les galères de
Gênes, 1377.
3 André Gattaro, Ist. Padovan. apud Murat. Script. Ital., tome XVII, page
214.

CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
1 M. Sauli a imprimé un traité du 2 nov. 1382 dans lequel l'empereur Jean
fait avec les deux Andronic un nouveau traité de paix et de partage de
l'empire, dont le podestat et le conseil de Péra se portent pour garants
au nom de la république de Gênes. Ils promettent de prendre les armes
contre celui des trois princes qui envahirait le lot des autres ou leur
susciterait l'inimitié des Turcs.
Et à la suite de la copie découverte de ce traité, on voit une
déclaration de l'empereur Jean. Il proteste contre les infractions que
les Génois ont laissé faire à ces pactes par les deux Andronic: ceux-ci
ont pris des châteaux qui ne leur appartenaient pas, négocié avec les
Turcs, etc. La colonie de Péra leur a fait accueil, loin de tenir la
promesse de réprimer ces voies de fait. L'empereur Jean, au contraire,
passant à Péra, n'y a pas reçu les honneurs accoutumés. Della colonia de'
Genovesi in Galata. Tome II, pages 260 à 267; doc. 15.
2 M. Serra veut espérer que les historiens ont calomnié le gouvernement
de Gênes en supposant des instructions si violentes. Il se refuse à
croire aux réponses hautaines attribuées à Doria envers les députés de
Venise. Tome II, pages 442-458. Gattari, historien de Padoue, et un
écrivain trévisan affirment ces faits. Quelques Vénitiens prêtent ces
réponses à Carrara: mais l'entêtement indubitable de Doria rend
vraisemblable son arrogance.
3 M. Serra, d'après Sanuto, dit que Zeno, faisant une croisière
lucrative, ne voulait pas la quitter et éludait les ordres qui le
rappelaient à Venise. Il avait relâché en Candie et il n'en partait pas.
Le gouverneur de l'île envoya prendre la hache du bourreau et déclara
que, passé une certaine heure, cet instrument en finirait de quiconque
des équipages de la flotte, amiral ou matelot, se trouverait encore à
terre. P. 474.

CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.
1 Le sel de Chioggia, dit M. Serra, fut pour les Génois ce qu'avaient été
pour les Carthaginois les délices de Capoue. Tome II, page 469.
2 Suivant M. Serra de 7200 prisonniers, il n'en restait que 3856. P. 504.

LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
première fois.
1 Suivant M. Serra, ce seraient les huit qui auraient porté leur
dénonciation au parlement, et Guarco, dans sa maladroite justification,
n'aurait fait que se défendre. En général, M. Serra est favorable à
Guarco. Tome III, page 8.
2 Suivant M. Serra, les Fregose étaient aussi inscrits dans la
corporation des notaires; Adorno dans celle des tanneurs. Tome III, page
7.

CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
1 L'un d'eux était archevêque à Gênes.
2 Chronique de Saint-Denis (Documents inédits), tome I, page 149.

CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
France.
1 Enguerrand de Coucy était à Asti avec quelques troupes. Savone l'appela
pour se mettre sous la protection du roi de France. Chronique de Saint-
Denis, tome II, page 393.
2 Sismondi, Rép. it., ch. 12.
3 Archives du royaume et MS de la Bibl. du Roi. Collect. Dupuy, vol. 359.
L'instrument est du mois de février 1392 (1393). On a omis de déclarer en
quel lieu il est souscrit, mais les signataires étaient probablement à
Gênes, et, suivant l'original, ils étaient du moins présents en un même
lieu. Ce sont Raymond de Fieschi, docteur en droit et comte de Lavagna;
Jean Luc Grimaldi (deux chefs guelfes); Adam Spinola (un chef gibelin),
et avec eux Charles et Antoine Malocelli père et fils, et Joseph
Lomellini. Ils stipulent pour eux et aux noms des autres nobles ou
marchands tant des quatre familles que de plusieurs autres citoyens et
habitants de Gênes. On sait que, dans leur langage, citoyen veut dire
noble. Il y a aux archives une adhésion de Charles de Fieschi (1393).
Pour rendre le gouvernement à ces confédérés le roi fournirait un secours
de mille hommes d'armes et de cinq cents arbalétriers qu'il solderait de
ses deniers pour deux mois; il pourvoirait à leur transport par mer.
L'occupation étant opérée le roi sera reconnu seigneur supérieur et
perpétuel de Gênes. Le serment de fidélité lui sera prêté, et, en signe
de la suprématie, il recevra tous les ans quatre mille florins d'or de
cens ou redevance. Le roi protégera et défendra Gênes comme il défendrait
une de ses villes; néanmoins les Génois supporteront les frais de la
défense. A leur tour, ils auront pour amis les amis du roi, et pour
ennemis ses ennemis. Tant que durera la guerre de la France avec
l'Angleterre, aucun Génois ne pourra, sous peine de la vie, commercer
avec les Anglais. Gênes se réserve seulement le droit de tirer vengeance
des offenses qui lui seraient faites, et en ce cas elle pourra requérir
l'assistance de la France.
Le roi pourra en tout temps et dans toutes ses guerres armer à ses dépens
dans le port de Gênes, galères et vaisseaux, enrôler des arbalétriers sur
le territoire. S'il allait combattre les infidèles outre-mer, ou s'il y
envoyait un prince de sa famille, la ville, à ses propres frais,
fournirait le dixième des galères.
Les actes publics seront faits au nom du roi et du gouvernement de Gênes.
Les gouverneurs seront ceux qui lui seront présentés à la majorité des
suffrages des contractants ou de leurs constituants. Si l'on venait à
s'accorder sur le choix d'un seul individu, il serait unique gouverneur.
Si ceux qu'on aurait choisis manquaient à la fidélité due à la couronne
de France, le roi pourrait les révoquer et leur donner des successeurs,
toutefois avec le consentement et sur une nouvelle présentation des
confédérés. Ceux-ci semblent ainsi se créer des droits personnels et
permanents. Seulement, ils se réservent d'associer à leur gouvernement
d'autres nobles s'ils le jugent à propos. Enfin, on n'oublie pas de
stipuler que si, l'entreprise manquant, les biens des contractants sont
exposés aux rigueurs du peuple de Gênes et de son gouvernement, le roi
fera saisir en France les biens des Génois populaires pour servir à
l'indemnité des nobles dépouillés.
4 Chron. de Saint-Denis, liv. 16, ch. 19, tome II, page 401.
5 Les intrigues de Jean-Galéas pour faire rompre la négociation entre
Gênes et la cour de France sont indiquées dans la chronique de Saint-
Denis, liv. 17, ch. 3 et 10.
6 Les actes mentionnés relativement à la seigneurie de Charles VI
existent aux archives du royaume. On en voit les copies à la Bibliothèque
royale, collection Dupuy, 159.

CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
1 Hénault (abrégé chronologique) rapporte cette accusation a Saint-Pol.

CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
1 Le Génois Gatilusio, prince de Métellin, fut caution de la rançon du
duc de Bourgogne. Ducas, ch. 13.
2 M. Serra dit que Boucicault fit couper la tête au bourreau qui avait
laissé fuir sa victime. Tome III, page 60.
3 Suivant M. Serra, tome III, page 59, Boucicault congédia les anciens du
conseil qu'il trouva en place, et en nomma d'autres à son gré.
4 M. Serra dit que le principal ministre de Tamerlan, Ascala, était né à
Caffa d'origine génoise. Tome III, page 187. M. Silvestre de Sacy a donné
(Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VI, p. 410) la
correspondance de Tamerlan avec Charles VI, en 1403. On y voit que le
conquérant avait écrit avant ce temps aux républiques de Venise et de
Gênes pour les inciter contre Bajazet, leur ennemi commun.
5 Ducas, ch. 16, 17.
6 Ibid., 14.
7 Le traducteur de la chronique de Saint-Denis paraît avoir fait erreur
en confondant cette ville avec Alexandrette de Syrie (Chron. de Saint-
Denis, tome III, page 83). Collection de documents inédits. Il remarque,
au reste, avec raison que le récit de tout ce voyage dans la chronique
diffère assez de ce qui en est dit dans le livre des faits et gestes de
Boucicault, collection de Petitot.
8 Beyrouth.

CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
1 Il appella a Gênes saint Vincent Ferrier pour y prêcher en faveur du
pape reconnu par la France et par l'Espagne. Serra, tome III, page 69.
2 Les écrivains génois le nomment Luc de Gilbert. Monstrelet, ch. 62,
l'appelle Cholette de la Choletterie. La biographie du maréchal n'arrive
pas jusqu'à cette époque fâcheuse de la vie de son héros; mais elle nomme
fréquemment parmi les chevaliers les plus affidés du maréchal, le
seigneur de la Choletterie, liv. 2, ch. 15, et elle l'appelle Choleton,
liv. 3, ch. 21. Les Génois, habitués à désigner les hommes par leur nom
de baptême, ont sans doute suivi ici cet usage.
3 Monstrelet, ch. 42.
4 Ibid., 154.

CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
1 Relazione esattissima del governo antico e moderno della R. di Genova,
1626. MS Bib. R., 10439. M. Serra a vu depuis dans les archives de Saint-
George le décret original sur parchemin dont les historiens n'ont rien
dit. Il est du 23 avril 1407. Boucicault, les anciens, et l'office de la
Provision, avec le consentement de l'office de la monnaie, des
Procurateurs et des Pères de la commune, nomment George Lomellini,
Frédéric Promontorio, Barthélémy de Pagani, Raphaël Vivaldi, Antoine
Giustiniani, Lucien Spinola, et Cosme Tarigo, et les chargent de racheter
et libérer les revenus de la commune, de liquider et éteindre les actions
auxquelles ces revenus étaient affectés, avec pleine faculté de revoir
les comptes, faire toutes réductions, et assigner les produits nouveaux,
sans tort ni dommage de qui que ce soit, pour autant que cela se trouvera
possible. Ce travail des commissaires dura un an. M. Serra ajoute qu'ils
s'attachaient à ce que les dividendes communs répondissent à 7 pour cent
d'intérêt sur les capitaux.
2 Stella.
3 Les actions de la banque ne pouvaient être transférées que par la
signature de leur propriétaire titulaire, sauf pour héritage, disposition
testamentaire ou dot constituée. Elles étaient insaisissables.

CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
devient doge.
1 Leges antiquae Januens. MS des archives de Gênes, cité par M. Serra,
tome III, page 88.
2 Le doge a, dans les actes seulement, les titres de Magnifico illustre
et Eccelso; partout ailleurs il ne doit être appelé que Messer Doge. Dans
les cérémonies il marche seul: le doyen des anciens et le podestat
viennent après lui en même rang entre eux.
3 Le décret énumère les magistrats inférieurs: les proviseurs, les
magistrats de Romanie, de la marchandise, de la guerre et de la paix, et
les consuls de la raison. Les proviseurs sont des magistrats de haute
police tels que devinrent depuis les inquisiteurs d'État. Ils sont
chargés aussi de faire le budget des dépenses publiques. L'office de
Romanie était l'administration des colonies de Péra et de la mer Noire.
L'office de la marchandise était un tribunal de commerce. Les consuls de
la raison jugeaient les différends de moins de 100 liv.
Le budget est fixé pour 1413 à 72,324 livres génuines, indépendamment de
la dette publique soldée par les revenus abandonnés à la banque de Saint-
George. M. Serra estime la somme ci-dessus égale à 1,119,770 livres de
Gênes modernes (933,142 francs); évaluation qui, comme toutes celles que
j'ai citées, ne se rapporte qu'au poids des espèces et au prix vénal des
métaux de chaque époque comparé à leur cours actuel.

LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET
DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET
DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE
MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. -
PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488)
CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
1 On trouve dans l'histoire de Montferrat de Benvenuto S. Giorgio
(Muratori, Scrip. It., tome XXIII) un acte passe par-devant notaire à
Acqui, par lequel le marquis Théodore traite avec Isnard Guarco, Montaldo
et de Franchi, et leur promet son appui dans l'entreprise qu'ils
s'engagent à tenter pour renverser le gouvernement d'Adorno, et pour
donner à Gênes un doge gibelin. Le marquis conférera à ce doge le
vicariat de l'empire, si l'empereur le lui permet. Il renonce, au reste,
pour lui-même à réclamer le gouvernement de Gênes, directement ou
indirectement. Il confirme ces engagements par serment et par une clause
pénale de 10,000 florins d'or. L'acte porte la date du 29 janvier 1415.
Ne serait-ce pas plutôt 1413 (1414) car ce traité semble se rapporter
parfaitement à la tentative que nous venons de voir, plutôt qu'à une
intrigue postérieure pour la renouveler après sa mauvaise issue?
2 Il reste à Gênes des tableaux de ce temps où l'on voit figurés les
travaux et les moyens employés pour les accomplir. D'ailleurs les
annalistes les ont décrits avec une minutieuse exactitude. On peut donc
se faire une idée de l'état de l'art des constructions hydrauliques de
cette époque. De longues poutres armées de pointes ferrées furent
enfoncées en terre sur le sol inondé; elles y furent plantées à 25 et 30
pieds de profondeur. On fit de ces pilotis une estacade qui résista au
flot extérieur. L'épuisement se fit alors avec la constance et la
patience qui suppléaient à des engins plus énergiques que ceux qu'on
possédait alors. Dans les détails qui nous sont restés, nous observons la
grande roue à chapelet et à godets telle que les Arabes l'ont transmise
aux jardins de notre midi. A Gênes elle était mue par des hommes
piétinant dans un tambour. Nous retrouvons aussi la cigogne à fléau
suspendu portant un seau que la main d'un homme aidé par le jeu du levier
plonge et retire sans trop de peine; misérable ressource pour dessécher,
mais encore aujourd'hui seul moyen employé à Gênes pour l'arrosage.
3 Corrio, cité par Serra, 3, 104.
4 400,000, suivant M. Serra qui les estime à 1,470,000 livres modernes de
Gênes (1,225,000 francs). Un écrivain du XVIe siècle dit que le sénateur
Pinelli ayant attaqué dans le sénat le marche de Livourne, fut trouvé
pendu en place publique avec cet écriteau: «Cet homme a dit ce qui
devait être tu.» M. Serra, tome III, p. 119, remarque que Stella,
contemporain, n'a pas raconté un fait si grave, que postérieurement deux
auteurs accrédités, Foglietta et Giustiniani, lesquels ont écrit
antérieurement à celui qui a mentionné cet incident, n'en parlent en
aucune manière. D'autre part les historiens rapportent le supplice
nocturne et l'odieuse inscription, au temps du doge Pierre Fregose, à la
personne de Galeotto Mari, et à l'année 1415 (voyez ci-après), ce qui
rend suspecte l'anecdote dont il s'agit ici, quoiqu'elle ne soit pas
absolument invraisemblable.

CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan.
1 Serra dit que Torelli emporta secrètement le drapeau à Milan. Tome III,
p. 127.
2 En 1425, les Florentins et les Vénitiens, ligués contre le duc de
Milan, avaient envoyé des ambassadeurs pour traiter de la paix sous la
médiation du pape. Une des conditions exigées par les alliés était
l'affranchissement de Gênes; le duc ne voulut pas y entendre et l'on se
sépara. Navagera, 1088.
3 Dans un écrit du temps, manifeste ou pamphlet, les Génois reprochent au
duc de Milan les pertes qu'ils ont subies dans les expéditions maritimes
dont il leur a imposé les directeurs, tandis que lorsqu'il leur avait
laisse la faculté de choisir eux-mêmes leurs chefs, ils n'avaient eu que
des victoires. Serra, tome III, page 169.

CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les
fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.
1 Il était notaire. Serra, tome III, page 151.
2 M. Serra, tome III, page 156, donne la dépêche originale d'Azzeretto
adressée au conseil des anciens et à l'évêque commissaire milanais; elle
mérite d'être conservée et traduite:
«Magnifiques et révérends seigneurs, avant tout nous vous supplions
qu'il vous plaise rapporter notre grande victoire à Dieu, à saint George,
et à saint Dominique dont c'était la fête vendredi dernier, jour de la
sanglante bataille où nous sommes demeurés vainqueurs, non par nos
forces, mais par la vertu de Dieu, parce que la justice était de notre
côté. Le 4 de ce mois, le matin de bonne heure, nous rencontrâmes sur la
mer la flotte du roi d'Aragon, forte de quatorze vaisseaux choisis sur
vingt. Six étaient très-forts, les autres de portée ordinaire. Elle
portait le roi et les barons comme vous verrez ci-après, et six mille
hommes, suivant ce qu'ils nous ont dit depuis. Le plus faible navire
avait trois à quatre cents hommes, les moyens six cents et le vaisseau
royal huit cents. Le roi d'Aragon s'y trouvait avec l'infant D. Pierre,
le duc de Sessa, le prince de Tarente et cent vingt chevaliers. La flotte
avait aussi onze galères et six barbettes. Le vent venait du Garigliano,
ce qui leur donnait la faculté d'attaquer. Nous nous en tenions à l'ordre
que vous nous aviez donné d'éviter une bataille s'il se pouvait, mais de
secourir Gaëte; nous nous efforcions en conséquence de gagner le vent, et
nous naviguions vers l'île de Ponza, toujours suivis par l'ennemi qui
nous rejoignit bientôt. Le vaisseau du roi, le premier, nous aborda par
notre proue et s'y attacha étroitement (amorosamente); nous avions à
l'autre bord, à la poupe et à la proue, trois autres vaisseaux. Ne pensez
pas que nos patrons et mariniers aient cherché à fuir: ils se sont jetés
sur les ennemis, et les uns et les autres nous sommes restés liés corps à
corps. Les vaisseaux nous tiraient des bombardes et des traits à leur
plaisir. Les galères aragonaises fournissaient les vaisseaux de troupes
fraîches à tout moment; la mer était très-calme. Nous avons combattu
ainsi depuis douze heures jusqu'à vingt-deux sans intervalle ni repos.
Enfin, et grâce à la justice de notre cause, le Très-Haut nous a donné la
victoire. D'abord, nous avons pris le vaisseau du roi: nos autres
galères en ont pris onze; une galère aragonaise a été brûlée; une autre
abandonnée et submergée. Deux se sont écartées de la bataille, et ont fui
pour en aller porter la nouvelle. Le roi d'Aragon est resté prisonnier
avec le grand maître de Saint-Jacques, le duc de Sessa, le prince de
Tarente, le vice-roi de Sicile, et grand nombre d'autres barons,
chevaliers et gentilshommes, outre Meneguccio dell'Aquila, capitaine de
cinq cents lances. Les autres prisonniers se comptent par milliers, comme
vous en serez exactement informés dès que j'aurai le loisir de le faire.
Je certifie à vos magnificences et à votre paternité que je ne sais par
où commencer pour rendre compte dignement, et avec les éloges mérités,
des exploits de tous mes compagnons et équipages, pour témoigner de
l'obéissance et de la grande révérence qu'ils m'ont toujours montrées,
principalement le jour de la bataille. S'ils avaient combattu sous les
yeux de vos seigneuries, ils n'auraient pu faire davantage. Ils méritent,
en vérité, d'être singulièrement loués et ré-compensés. Que Christ nous
fasse la grâce que nous puissions aller de mieux en mieux.»
N.B. Ces derniers mots sont écrits en idiome génois; le reste de la
lettre est en toscan.
3 Serra, tome III, page 162.
4 M. Serra donne l'analyse d'un manifeste violent dans lequel les Génois
adressent au duc de Milan la justification de leur soulèvement, c'est-à-
dire l'exposé de leurs griefs. Il est en latin, daté du 18 décembre 1436.
Mais cette pièce pourrait bien n'être que le produit de la rhétorique
d'un écrivain privé. Il n'y a pas de trace de son authenticité. Voy.
Serra, tome III, page 169.

CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause
de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La
place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et
Pierre Fregose.
1 Un Génois y commandait (Antoine Calvi); René lui devait une forte somme
et no pouvait s'acquitter. Il ne partit pas de Naples sans écrire à son
créancier, en l'autorisant à traiter de la reddition du château, et à se
la faire payer en compensation de sa créance. Serra, tome III, page 174.
2 MS de la Bibl. Coll. Dupuy, 2, 159.

CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
1 Ducas, c. 34 à 39.
2 Notices des MSS de la Bibl. du Roi, tome XI, page 58.
3 Sauli, tome II, page 162.
4 Il était venu de Gênes sur une des deux galères que le doge Fregose
avait expédiées a Constantinople. Giustiniani, cinq ans auparavant, avait
été consul de Scio. Serra, tome III, page 199.
5 A Péra, il fut immédiatement embarqué pour Scio, où il arriva mourant.
M. Serra s'attache à justifier Giustiniani. Il montre, sur de bonnes
autorités, qu'il n'y eut de sa part ni trahison ni lâcheté. Tome III,
pages 210, 214. Ducas rend justice à Giustiniani, c. 39.
6 Ces deux lettres sont imprimées dans le recueil des lettres de Jacques
Bracelli, secrétaire de la république, à qui la réponse au roi d'Aragon
est attribuée. Jacobi Bracelli Elucubrationes. Il est à la Bibl. royale,
à la suite des annales de Bonfadio.
7 Gibbon, ch. 63, 64.
8 Cantacuz., liv. 2, ch. 53; liv. 3, ch. 81-95.
9 Gibbon, ch. 65.
10 Ducas, ch. 27, dit avoir pris copie des lettres sur lesquelles ce
marché fut conclu en 1421. Un vizir d'Amurat les porta à Adorno avec cinq
cent mille écus.
11 M. Serra, tome III, page 189, admet d'après Michel Ducas qu'Adorno,
enchaîné par sa promesse, refusa les offres d'un compétiteur qui lui
demandait de lui livrer le prince au prix de la moitié de la Natolie. M.
Sauli remarque que Lebeau, dans son histoire de Turquie, justifie Adorno.
12 L'imputation se trouve dans une lettre d'AEneas Sylvius. M. Sauli
donne, d'après Muratori, la singulière citation du récit d'un Vénitien
suivant laquelle certains pirates génois firent marché de passer l'armée
à un ducat par tête avec le consentement du cardinal Condolmieri, légat
qui aurait pris part à cet infâme marché. L'armée aurait été de plus de
cent mille hommes. Ce témoignage est unique, et un autre Vénitien avait
écrit en marge, Mentiris, ajoutant, il est vrai, comme témoin oculaire,
qu'il y avait là un navire de la famille Salvago. Quand il aurait été
employé à ces transports, un vaisseau ne transporte pas une armée.

CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de
France et sous le gouvernement du duc de Calabre.
1 Deux actes du 25 juin 1458, MSS de la Bibl. du Roi, coll. Dupuy, tome
CLlX. Le traité du duc de Calabre est du 7 février précédent. Les
originaux sont aux archives du royaume.
2 On demandait au roi la promesse de ne traiter séparément avec aucune
ville de la Ligurie; et le roi avait consenti. Cependant on trouve peu
après (11 décembre 1460) un acte par lequel il reconnaît avoir reçu, à
Bourges, le serment des habitants de Savone par l'intermédiaire de leurs
ambassadeurs. (Collection Dupuy, CLIX.)
3 Un historien dit que Charles VII demandait à Gênes des vaisseaux pour
faire la guerre aux Anglais; qu'on les refusa et que ce fut un motif de
brouillerie. Il est vrai que, dans les conventions récentes, le roi avait
consenti à ce que la guerre, si elle se renouvelait, n'interrompît pas le
commerce des Génois avec l'Angleterre; mais à cette époque il n'y avait
plus trace d'hostilité, et l'on n'aperçoit pas à quelle occasion le roi
aurait pu recourir à la marine des Génois.

CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose
se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de
Gênes.
1 Les actes, cessions, hommages et ratifications par lesquels Louis XI
investit de la seigneurie de Gênes François Sforza et Blanche Visconti,
sa femme, sont aux archives du royaume et leurs copies à la Bibliothèque
du Roi, collection Dupuy, tome CLIX. Dans la ratification le duc de Milan
explique que, par le texte de son hommage, il est dispensé de rien faire
au préjudice de la ligue italienne, mais il promet d'empêcher que les
alliés n'introduisent dans les ports de la république de Gênes aucune
force pour faire la guerre au roi René ou au duc de Calabre.
2 M. de Sismondi rapporte cette anecdote à une négociation plus tardive,
ignorée, comme il le remarque, de Foglietta et de Bizzari. Il la place en
1480. Histoire de France, page 538, et en note.
3 Savone, toujours pressée de se séparer de Gênes et de faire sanctionner
son indépendance, se hâta de demander à Sforza la reconnaissance de ses
privilèges. Elle demandait que le duc promit de ne jamais aliéner sa
seigneurie. Il répond simplement que son intention est de ne rien perdre
et plutôt d'acquérir. Savone demande encore une déclaration absolue qui
la mette hors de toute dépendance de Gênes; Sforza se réserve de
s'informer plus à fond; mais il veut que les habitants de Savone sachent
qu'il sera très-vigilant tuteur et conservateur de leurs droits et de
leurs honneurs. Actes du 3 mars 1464. Collection Dupuy, tomes CCCCLII,
CCCCLIII.
4 Le roi de France donna une nouvelle investiture. On rappelle dans les
actes faits à cette occasion ce qui était exprimé dans ceux de 1464. On
rattache les concessions du roi aux intelligences, confédérations et
ligues convenues le 6 octobre 1460, Louis étant alors dauphin de France.
MSS de la Bibl. royale, collection citée: on y trouve aussi une
confirmation de 1473.

CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais;
le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord
vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.
1 On dit qu'il existe encore dans les montagnes de Derbent des familles
dont les noms sont génois et qui descendent des fugitifs de Caffa. Serra,
tome III, p. 250.
2 Les événements de cette époque ont été fournis aux historiens
postérieurs par les commentaires d'Antoine Galli, contemporain,
chancelier de Saint-George; Muratori (Script. ital., XIII, 237) a trouve
cet écrit oublié, que Foglietta avait suivi phrase à phrase.
3 Serra remarque que le nom de sénat était donné depuis peu au conseil
des anciens, tome III, page 256.
4 Ils obtinrent en outre, dit M. Serra, des privilèges héréditaires qu'un
gouvernement sage peut à peine concéder à vie. Tome III, p. 266.

CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est
supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur
de Gênes.
1 M. Serra n'a pas poussé plus loin l'histoire de sa patrie.

LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
CHAPITRE I. - Charles VIII.
1 Il en coûta 14,000 francs d'intérêt pour quatre mois seulement; «
aucuns disaient que des nommés avaient part à cet argent et au profit.»
Comines, ch. 5.
2 Par deux lettres de Lyon du 22 janvier et du 8 février 1498, Charles
VIII mandait aux Génois de ne rien entreprendre pour ravoir Sarzane,
qu'il avait promis aux Florentins. Documents histor. inédits, tome I,
page 670.
3 C'est l'origine de la procession encore chère au peuple de Gênes connue
sous le nom des Casaccie.

CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
1 Le curieux document des demandes génoises et des réponses du roi existe
aux archives du royaume, registre 233. On demandait un lieutenant
ultramontain (c'est-à-dire, relativement à Gênes, un Français). On
insistait pour qu'il fût changé tous les trois ans. Le roi accorde le
premier chef: sur le second il répond que quand ce serait son propre
fils premier-né qui serait le gouverneur, il le destituerait le jour où
il se comporterait mal; mais qu'il serait injuste et sans raison de se
défaire de celui qui aurait bien gouverné pendant trois ans.

CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
1 On voit aux archives du royaume les pressantes supplications des
commissaires de la noblesse, s'adressant au roi et à Chaumont d'Amboise,
demandant des secours pour remettre l'ordre dans Gênes, en envoyant leur
engagement personnel de contribuer à cette dépense. (8 janvier 1507).
2 L'enceinte propre de la ville de Gênes du côté de la terre est un mur
ancien tel qu'il suffisait à la défense avant l'emploi de l'artillerie de
siège. Ce mur a figure de bastion seulement à partir du bord de la mer du
côte occidental, et en remontant vers le Nord, de la porte Saint-Thomas
jusqu'à la porte Carbonara, qui répond à la place de l'Annonciade; c'est
un quart peut-être du contour de la ville. Tout le reste de la muraille
est, sans fossé ni chemin de ronde, contigu aux maisons et aux palais à
l'intérieur et à l'extérieur. Ce n'est plus qu'une enceinte de police et
non une fortification. Elle n'a jamais été faite à l'épreuve du canon ni
pour en porter. Nous verrons, avant la fin de ce livre, qu'en 1522
quelques pièces d'artillerie montées à bras contre une porte dans la
partie bastionnée de ce mur, firent brèche immédiatement, et dès que la
porte fut abattue, la ville fut prise.
La fortification moderne, la véritable enceinte, part des deux côtés de
la mer, et, enveloppant la cité, les faubourgs et les montagnes au pied
desquelles la ville est bâtie en étages, forme, du sommet de ces
montagnes à la mer, un triangle immense qui domine en même temps les deux
vallées de la Polcevera et du Bisagno, entre lesquelles Gênes est située.
La vieille muraille fût-elle partout capable de résistance, étant ainsi
dominée sur tous les points par ces montagnes que la fortification
nouvelle couronne, ne peut servir pour la défense. Si donc, on peut à la
rigueur employer l'expression de double enceinte, militairement parlant,
il n'en existe qu'une seule.
3 Il y a dans la collection Dupuy, tome CLIX, une lettre originale de la
baillie de Gênes au roi du 25 novembre 1507. On s'était préparé à faire
payer à Lyon, en foire de la Toussaint, 50,000 écus pour un terme échu de
la contribution; mais le roi ayant écrit de verser la somme entre les
mains de son trésorier de Milan, on s'est hâté de se conformer à ce
nouvel ordre.

CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
doge.
1 Fils d'Augustin, gouverneur pour Ludovic Sforza en 1488.
2 4 avril 1513. MS Dupuy, tome CLIX.
3 Le grand écuyer était alors Galéas San Severino. Voyez Sainte-Marthe,
histoire généalogique de la maison de France, tome II, ch. 15.
4 MS de la Bibl. R., coll. Dupuy, tome CLIX, pièce dernière.

CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
1 On trouve dans la collection Dupuy, tome CCCCLIII, un mémoire sans
date, adressé au roi pour prouver qu'il ne doit pas envoyer un lieutenant
français, qu'il doit choisir un Génois: Janus Fregose lui est indiqué de
préférence.
2 On a vu que l'intérêt du monopole du sel était une grande affaire
d'État, et un perpétuel sujet de jalousie entre Gênes et Savone. On le
verra encore. Il y a dans les MSS de la Bibl. royale, coll. Dupuy, tome
CLIX, une lettre originale des protecteurs de Saint-George à Louis XII.
Ils lui dépêchent un délégué pour lui faire des plaintes et pour obtenir
répression, au sujet d'une cargaison de sel que Savone a tirée d'Aigues-
Mortes: le roi, disent-ils, ne sera pas moins exact observateur de ses
concessions qu'il a été généreux à les concéder.
3 Collect. Dupuy, tome CCCCLIII.

CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.
1 Nous avons une lettre originale d'André Doria au roi, du 7 avril 1528.
En voici quelques passages: ils se rapportent d'abord à une expédition
sur la Catalogne, que l'on faisait sans lui: «Sire, il vous a plu
m'établir votre lieutenant général sur votre armée de mer: je ne veux
pas dire que je l'aie mérité; mais vous savez que, pour entretenir un
tel état, vous ne m'avez donné un seul écu.... Et maintenant dites par
votre lettre que ne me pourrois trouver en ladite entreprise de Catalogne
pour la distance d'ici en Provence. Je n'ai trouvé aucun voyage difficile
quand il y a eu apparence de bon effet et temps disposé à l'exécution
encore: quant à celui-ci, ne seroit impossible par aucune péremptoire
raison. A cause de l'autorité que vous a plu me donner sur votre armée,
pouvois avoir notion de celui qui auroit charge de la conduite. Par quoi,
me semble, ceux qui vous ont mal rapporté de moi contre la vérité avoir
été ouïs et totalement crus. Si veux bien dire, nonobstant que j'aie la
barbe blanche, ne se trouvera personne ayant la connoissance ne le
vouloir meilleur de moi: et m'est donné occasion de penser que vous ne
vous souciez de mon service. Selon ma possibilité me suis instamment
employé le plus loyalement que j'ai pu sans y épargner corps et biens,
que me peuvent témoigner plusieurs de vos serviteurs, mêmement vos
ennemis: au moyen de quoi.....trouve bien étrange cette chose, par
laquelle puis juger que n'avez acceptable mon service. Mais puisqu'ainsi
vous plaise, Dieu me donne patience. - Joint que n'est donné ni fait
démonstration de donner ordre à ce dont je vous ai tant de fois fait
requête pour subvenir à l'urgente nécessité où je me trouve à cause de la
grande cherté des vivres qui est deçà, pour laquelle, je ne puis sans
être entièrement satisfait, fournir à l'entretenement de mes galères. -
Vous supplie de me donner libéralement congé, lequel, pour les raisons
ci-dessus, prendrai autant à gré que si vous me faisiez satisfaction de
tout ce que m'avez fait promettre tant par lettres, messagers,
qu'autrement: et si votre plaisir n'est tel, à tout le moins, sire, vous
plaise députer un autre chef à vos galères.»
Et au sujet des galères qu'il avait devant Naples, il ajouta:
«J'avois envoyé deux de mes gens en Languedoc faire aucune quantité de
biscuit, qui les eût pu entretenir un mois ou cinq semaines. Toutefois
ils sont revenus ici parce que M. de Clermont, lieutenant audit pays, n'a
voulu permettre enlever ledit biscuit. Donques, sire, si lesdites galères
sont contraintes retourner ici sans faire service, aucun blâme n'en doit
être mis sur moi, attendu que j'ai fait mon devoir par cette lettre et
par toutes les autres.» Collect. Dupuy, tome CCCCLIII.
2 Il existe une lettre écrite le 28 septembre 1528 par Jean Doria, parent
de l'amiral, adressée de Lyon au cardinal de Sens, à Paris. Doria se
rendait à Marseille par ordre de son cousin. A une journée de Lyon il a
appris à sa grande surprise ce qui venait de se passer à Gênes. S'il
avait été présent, il aurait emmené les galères, il aurait donné la main
à Saint-Pol. Il serait encore disposé à s'employer pour le service du roi:
malheureusement il est sans argent; il demande qu'on lui en fournisse
et qu'on lui fasse livrer des captifs pour équiper une galère. - Cette
lettre est excessivement embarrassée. Bibl. royale, collect. Dupuy, tome
CCCCLIII.

LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
1 M. Michelet, en faisant allusion à la situation singulière de ces
familles et à la déchéance de la noblesse aux XIVe et XVe siècles dans
certaines républiques italiques, dit qu'à Gênes on en vint à ce point
qu'on anoblissait pour dégrader, et pour récompenser un noble on
l'élevait à la dignité de plébéien. Hist. de France, t. II, p. 589.
L'expression est piquante et spirituelle: elle n'est pas exacte. Jamais
la démocratie génoise n'a exercé un pareil ostracisme... Depuis que le
pouvoir avait été saisi par le peuple, on n'anoblissait plus ni pour
dégrader, ni pour honorer. Il ne restait aucun moyen d'être fait noble ou
de le devenir. Les familles patriciennes combattaient ou attendaient,
nullement disposées à renier leur titre. Un très-petit nombre adonnées au
parti populaire se vantaient de s'être toujours contentées de la dignité
de plébéiens: on voulait bien les croire, on ne les récompensait pas.

CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
Charles-Quint à Gênes.
1 Les historiens génois ne paraissent pas avoir connu ce traité. Il est
aux archives du royaume sous la date du 18 mars 1529. Les pouvoirs du roi
à l'ambassadeur y sont mentionnés sous la date du 11 février 1528 (1529).
Janus, traitant tant en son nom qu'en celui de ses fils, promet de
rapporter la ratification de César absent: celui-ci ratifie à Ripalta le
dernier avril. C'est l'exemplaire du traité au bas duquel il a signé sa
ratification qui se voit aux archives.

CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy
1 Proprement Barberousse n'était que fils de renégat.

LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
1 Foglietta, della Rep., page 49.
2 Relazione esattissima de tutto il governo antico e moderno della
repubblica dî Gcnova... il tutto fedelmente narrato; 1626 (sans nom
d'auteur, de 259 feuillets) MS de la Bibl. du Roi, n° 10439.
3 Instructions demandées par l'infant don Philippe à don Giulio Claro, à
l'occasion du voyage d'Espagne en Italie (en espagnol). MS de la
Biblioth. royale, no 10108, an 1548.

CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
1 Plusieurs auteurs ont cru que c'étaient ses beaux-frères; mais il
paraît que Vanina n'avait point de frères. Robiquet, Recherches sur la
Corse, page 230, note 2.
2 On trouve aux archives des affaires étrangères une instruction donnée à
des délégués envoyés en France pour obtenir que la Corse ne soit pas
restituée aux Génois. Si cela ne se peut, les Corses demandent qu'on leur
envoie des vaisseaux pour les transporter tous en France, et qu'on oblige
les Génois à leur payer la valeur des biens qu'ils sont prêts à
abandonner dans l'île. Ils se réduiront, s'il le faut, à la condition des
juifs dans la captivité de Babylone. - Ces instructions n'ont pas de
date, on les trouve recueillies parmi des pièces de l'année 1634. Mais
évidemment elles ne peuvent convenir qu'à l'époque du traité de 1559.

CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
1 Ducas, 44. Cet historien était au service de Gatilusio: il porta le
tribut au sultan et il négocia la confirmation de la seigneurie au fils à
la mort du père.
2 Ducas, 43, rend compte de quelques violences que Mahomet avait exercées
contre les Génois de Scio; mais ce fut une avanie passagère.

CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
abandonné au portique Saint-Pierre.
1 Ce décret fut juré et ne fut pas écrit, car il était réputé contraire à
la constitution de 1528. Il reconnaissait les deux portiques, qu'elle
n'admettait pas ostensiblement, comme on sait. (Relazione ut supra.)
Quelle force pourrait avoir une constitution admise pour servir de traité
de paix entre des rivaux, quand on est obligé non-seulement de ne pas
l'exécuter comme elle est écrite, mais qu'on fait publiquement des lois
secrètes pour y déroger? On a vu comment Foglietta avait déjà raisonné
sur les textes écrits sans s'arrêter aux conventions tacites.
2 C'est le témoignage de Casoni; mais au contraire, suivant la Relazione
de 1626 déjà citée, choisi par les anciens nobles parmi les nouveaux
faute de mieux, il était désagréable à tout le monde.
3 Relazione déjà citée.
4 MS de la Bibl. R., n° 10439, sans date. On voit par le nom du doge de
l'époque qu'elle se rapporte à 1573-1575. Réimprimé à Gênes, on vendait
ce recueil sous le manteau avant la révolution de 1797.
5 Les talents de ce légat ont été vantés; on verra si dans cette occasion
il mérita la louange.

CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
puissances. - Compromis.
1 Relation des ambassadeurs vénitiens à la cour de France. Tome II, page
392. L'ambassadeur Lippomani en parle à son sénat comme d'une chose
certaine. Il ajoute que don Juan était appelé par des hommes qui avaient
à Gênes bon pied et bonnes intelligences; et que si l'on ne fit rien, ce
fut par la crainte de la jalousie qu'un tel établissement allait donner à
tous les princes d'Italie.
2 Relation des ambassadeurs vénit. en France, (J. Michiels.) Tome II,
page 252.
3 Ibid., page 252.
4 Ibid., page 232.
5 Le décret du roi d'Espagne est du 1er septembre 1575, cité dans un
protocole du 20 septembre 1576. Palma Cayet, Collection Petitot, tome II,
page 293. Nous avons quelques détails sur la pénible liquidation que les
Génois obtinrent enfin pour leur créance. D'abord on leur soutint que,
loin d'avoir rien à réclamer, ils étaient débiteurs de sept millions de
ducats, ce qui, sans doute, aurait été fort extraordinaire. Il se
trouvait qu'on avait enregistré à leur charge toutes les assignations
successives qu'on leur avait destinées depuis 1560. Mais on avait oublié
de les décharger de celles qui ne s'étaient pas réalisées ou qu'on avait
révoquées. Il fallut un temps infini pour le faire reconnaître par les
trésoriers espagnols. Enfin la dette fut avouée et fixée à douze millions
de ducats en principal, quoique les créanciers se plaignissent qu'on leur
fît tort sur le capital, outre qu'on leur retranchait les intérêts courus
depuis 1575. On leur en accorda pour l'avenir sur la somme reconnue et
jusqu'au moment où on les ferait jouir des nouvelles obligations qui leur
furent promises. Ces assignations furent, pour une moitié de la dette, de
quatorze par mille et de vingt par mille des produits de certaines
gabelles, et pour les deux tiers de l'autre moitié, de trente par mille
sur les revenus des salines d'Espagne. On se réservait de leur déléguer
quelque autre rentrée pour payer le restant.
L'auteur qui nous donne un peu obscurément ces détails ne dit pas si ces
recouvrements devaient former un compte de clerc à maître, et durer
jusqu'à l'amortissement de la créance, ou s'ils étaient abandonnés aux
Génois pour un temps déterminé, à forfait et pour payement en bloc. Il
est probable qu'on doit l'entendre de cette façon, puisqu'on voit que des
intérêts n'étaient alloués que jusqu'au moment où les assignations
seraient en cours. Il semble donc qu'elles devaient former pour le
capital et les intérêts ultérieurs un marché aléatoire.
On assure que les Génois y perdirent quelques millions de ducats, et l'on
attribue à cette perte la décadence de plusieurs grandes maisons.

CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
1 Il y avait ouverture à quelques anoblissements extraordinaires pour des
cas exceptionnels, et en faveur d'individus soumis au surplus à des
prestations très considérables en faveur du trésor.
2 Je ne sais si c'est à la prud'homie du cardinal ou à la méticuleuse
défiance de quelque Génois qu'on doit faire honneur de l'invention d'une
forme de scrutin décrétée et imposée par les arbitres au milieu de tant
de graves dispositions. Le vase doit être divisé en deux réceptacles.
Dans l'un la boule approuve ou absout, dans l'autre elle rejette ou
condamne. Une seule ouverture donne accès à la main qui, enfoncée, dépose
le vote favorable on contraire sans qu'on puisse voir de quel côte elle a
fléchi; et par la prévision constitutionnelle, les boules ne pouvaient
être de bois ou d'autre matière retentissante, mais de laine ou de fil,
afin que le bruit de leur chute n'éveillât jamais une oreille indiscrète;
ce scrutin s'est religieusement conservé à Gênes.
3 MS de la Bibl. Royale: Relazione de 1626, déjà citée.

LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
1 Il n'y a rien à dire de l'agriculture génoise. La terre lui manque, et
aucun effort ne pourrait tirer du sol la subsistance de la population.
Entre la mer, ces hautes montagnes et leurs pentes rapides, il n'y a
point de place pour la charrue. Là où se trouve un peu de terre végétale
rapportée ou retenue, la bêche la divise en planches occupées
alternativement par un peu d'orge, par quelques pieds de maïs et par des
légumes, étroites lisières coupées par des ceps de vigne élevés sur dos
pieux. Autour de Gênes, l'agriculture n'est que le jardinage. On y voit
de beaux palais avec des jardins souvent sans ombrage, n'ayant autour
d'eux que de misérables domaines. Il en est qui sont partagés en cinq ou
six fermes exploitées par autant de familles, dont les baux n'excèdent
pas cinq cents francs pour chacune, et où près de cent personnes vivent
pauvrement de leur pénible culture. Il faut pour la nourriture des
paysans compter sur les fruits du châtaignier et même du figuier.
Quelques abris privilégiés ont l'oranger et le mûrier. Mais l'olivier
seul donne au pays un riche produit qui mérite le nom de récolte.
2 On a vu dans le livre 1er, que c'est un vase antique apporté des
croisades, dont la tradition a fait le plat de la sainte cène auquel
Jésus et Judas mirent la main ensemble.
3 En 1278, la petite église Saint-Mathieu rétrécissait la place sur
laquelle la famille Doria avait établi ses palais. Il convint de la
porter un peu plus loin. Mais on ne voulait pas sacrifier des peintures
précieuses par leur antiquité qui ornaient la voûte au-dessus de l'autel.
En conséquence, ingenio habito, dit Stella, on transporta cette voûte
tout entière à sa nouvelle place, à vingt brasses de l'ancienne.
4 Vingt façons de parler proverbiales conservent l'éloge et recommandent
l'usage de la réserve; et l'on se complaît à en citer pour modèle la
courte instruction donnée, dit-on, à un ambassadeur député à un congrès:
ibis et redibis.
5 Un avocat ne plaidait point sans faire apporter devant le tribunal une
corbeille pleine des auteurs qu'il se complaisait à citer.
6 Un beau conservatoire pour servir d'asile aux jeunes filles, dit des
fieschines, est le dernier, si je ne me trompe, des établissements pieux
dus à la charité d'un particulier. Il a été institué avec l'héritage et
suivant le testament d'un Fieschi mort en 1765. Il laissait des créances
sur la dette publique de plusieurs États, et il avait eu soin de stipuler
que, si son conservatoire ne pouvait s'ériger, les hôpitaux, dans chaque
État respectivement, hériteraient de ses créances. Les hospices de Paris
étaient nommément appelés à profiter de ses rentes sur la France. Mais
celles sur l'Angleterre devaient être transférées aux hôpitaux de Rome.
7 Dialogo dell'accademico Sforzato nel quale si ragiona... delle bellezze
di alcune gentil donne. MS de la Bibl. Royale. Les dames génoises y sont
énumérées par leur nom. L'ouvrage est, au surplus, des plus fades, et
dans le manuscrit chaque majuscule est dorée.
On trouve, au reste, dans Muratori, Scrip, ital. XIV, une longue diatribe
d'un poète astésan qui, en deux cents vers latins, blâme les Génois de
permettre à leurs filles de faire la conversation avec les jeunes gens
qui passent sous leurs fenêtres, les avertissant même que parfois leurs
rues étroites ont, à sa connaissance, facilité des entretiens de beaucoup
plus près.
8 Dans les temps antiques, la femme, mère ou sans enfants, héritait du
tiers des biens laissés par son mari; mais cette libéralité fut supprimée
par une loi dès 1155.
9 Les sicaires (bravi) avaient toujours pullulé à Gênes. Dans un des
pamphlets dirigés contre les anoblis de 1528, on discute gravement pour
savoir si deux de ces nouveaux patriciens ont été bravi à la solde de
certains anciens nobles, qui les ont fait écrire au livre d'or. Avant
1797, on voyait encore un reste de ces scélérats, bien connus, vivant
tranquillement dans leur impunité; elle était si générale que, depuis dix
ans avant cette époque, il n'y avait pas eu une seule sentence capitale
exécutée; et cependant les violences, les coups de couteau et de fusil
n'étaient pas rares à la campagne dans les querelles les plus
insignifiantes. La cité même était plus d'une fois troublée par
d'horribles guet-apens. A la réunion, la justice française, avec sa
procédure publique (sans jury), en finit promptement de ces désordres;
tout en frémissant de sa sévérité, le peuple génois avait appris à
l'estimer et à s'y soumettre.
10 On trouve des tableaux de la population de la ville et du duché de
Gênes dans la statistique des États du roi de Sardaigne, publication
officielle dont le gouvernement de Turin a chargé une commission d'hommes
de choix.
Suivant les documents, dont les éléments, recueillis très-soigneusement,
sont distribués avec intelligence, le nombre des habitants des provinces
administratives entre lesquelles on a partagé le territoire de la ci-
devant république, est de 674, 988. Sur ce total, le chiffre propre à la
ville de Gênes est de 97, 261: on y ajoute 6, 000 pour la population
flottante du port, et 11, 636 pour la garnison et les troupes de la
marine, en tout 115, 257.
M. Cevasco de Gênes, qui a donné de son côté une statistique de sa ville
natale, attribue à Gênes, en 1836, 94, 488 habitants, et avec la garnison
et la population du port, 113, 677.
La commission officielle déclare qu'elle a inutilement cherché à comparer
l'état actuel à la situation de l'époque antérieure. Elle n'a découvert
aucune trace de recensement pour le passé.
L'opinion commune du pays, et jusqu'aux almanachs, donnaient 96, 000
habitants à Gênes vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du
présent. Sur quoi que se fondât cette croyance, on voit qu'elle
s'écartait peu de ce qu'on trouve aujourd'hui.
La Relazione manuscrite de la Bibliothèque du Roi, que nous avons souvent
citée, assure qu'à Pâques 1626, il y avait eu à Gênes, dans les vingt-
neuf paroisses, 44, 595 communiants des deux sexes, faisant avec 14, 934
enfants au-dessous de l'âge, 60, 528 individus; comptant à part le
clergé, savoir:
 589 prêtres de paroisses,
1867 moines,
1278 religieuses,
outre un certain nombre de prêtres non attachés aux paroisses et qu'on
n'a pu compter. (N. B. En 1797, il y avait à Gênes 594 moines et 632
religieuses, dans 70 maisons. )
La statistique de M. Cevasco, dont nous venons de parler, forme deux gros
volumes, pleins de notices infiniment détaillées sur les professions
exercées, sur le commerce, ses usages, ses marchandises, etc., toutes
choses d'intérêt local et qui attestent beaucoup de recherches. Les
notices historiques y sont fort abrégées et nécessairement incomplètes.
L'auteur a enrichi son ouvrage des notes d'un jeune savant, M. Vincent
Aliseri, sur l'origine des églises et de quelques autres anciens édifices
de la ville.

CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
1 Charles Emmanuel (le Grand), 1580 à 1630.
2 Bannis ou bandits sont deux traductions d'un même mot. Le ban (bando),
la proclamation qui bannit les coupables ne tardait pas à faire de leurs
troupes ce que nous appelons des bandits ou brigands.-
3 Relazione esattissima, 1626. Manuscrit de la Bibl. Royale, n° 10439-3.
L'ouvrage est anonyme, mais il est écrit pour satisfaire à l'obéissance
et au service dont l'auteur est tenu. C'est un agent diplomatique ou un
pensionnaire de quelque prince étranger. C'est, au reste, une statistique
politique complète. L'auteur parle de sa longue connaissance de ce qu'il
a vu; il produit des tableaux officiels, le compte même du budget du
trésor public. Ainsi, ou il est Génois, ou il a longtemps habité le pays;
et s'il n y est plus, il y conserve les plus grandes intelligences. La
puissance inconnue pour laquelle il écrit pouvait être la Toscane. Le
grand-duc ayant donné, en 1575, quelques secours au parti populaire,
l'auteur, en rappelant ce fait, ajoute: «Il ne m'appartient pas de
savoir dans quel esprit ce secours fut accordé.» Mais en 1626 et dans
toute cette époque, la Toscane n'a joué à Gênes aucun rôle: il est plus
probable qu'on écrivait pour la France, ou pour le duc de Savoie. La
suite va nous montrer quel intérêt ces deux puissances pouvaient y avoir.
Peut-être est-ce l'ouvrage de de Marini.
On trouve dans la correspondance des chargés d'affaires français à Gênes
beaucoup de mémoires de semblable nature faits par ces agents eux-mêmes,
ou qu'ils se sont procurés. Mais celui-ci ne s'y trouve pas. Les
correspondances diplomatiques avec Gênes recueillies commencent à l634.
Il y en a un volume de 1633 parmi les MSS de la Bibl. du Roi.
4 Julien de Fornari, dans la conspiration Vachero.
5 Le roi d'Espagne se fit valoir auprès de ses nobles créanciers génois,
de n'avoir pas appuyé les suppliques d'un certain nombre de leurs
concitoyens qui le pressaient de s'intéresser pour les faire inscrire au
livre d'or de leur patrie.
6 Dans les temps modernes les nobles avaient eu soin de s'attacher le bas
peuple, particulièrement certaines corporations nombreuses, charbonniers
et autres semblables.
7 Mémoires du cardinal de Richelieu, tome II, page 404. Édition de
Petitot, 2e série, tome XXII.
8 Lettre de Phelippeaux à M. de Bullion, 12 mai 1625. - Conditions
proposées par S. A. le duc de Savoie sur le fait de la diversion. -
Mémoire envoyé par le roi sur les profits de la guerre. - MS de la Bibl.
Roy. Collection de Brienne, tome XIV. Collection Dupuy, tome XLV.
Richel., pages 421, 423.
9 «Les armées du roi ne passèrent pas jusqu'à Gênes, faute de l'armée de
mer qui devait leur servir pour avoir des vivres.» Mém. Richel., tome
II, page 448. - On trouve dans un mémoire au roi envoyé quelques mois
après par Lesdiguières, que le duc et le connétable étaient en mauvaise
intelligence. - Collect. Dupuy, tome XLVI, page 123. - On lit aussi dans
une lettre manuscrite du chev. de Forbin, du 28 juillet 1625, datée de
Ville-Franche, où il était avec les galères françaises: «Je ne sais
comment tout se terminera, mais nos affaires sont fort décousues et en
façon qu'on est déjà sur les reproches, disant que la France n'a pas fait
pour cette belle entreprise tout ce qu'elle devoit et avoit promis. M. le
connétable se meurt d'une dyssenterie, M. de Créquy est fort malade à
Turin.» Collection Dupuy, tome XLV, page 224.
10 «L'avis n'étoit pas angélique, aussi Marini, qui en étoit l'auteur,
n'étoit pas fort consommé en spiritualité.» Mém. de Richelieu, tome V,
page 452.
11 4 octobre 1625. Collect. Dupuy, tome XLV.
12 En 1634 trois nobles génois demandent au roi de France la libération
de douze mille cinq cents francs de rentes sur l'hôtel de ville qu'on
leur retenait au profit du Claude de Marini en représailles de la valeur
de sa maison démolie en 1626, laquelle, assurent-ils, ne valait pas cette
somme. Archives des aff. étr.
13 Mém. de Richelieu, tome III, page 158.
14 Ph. Cattaneo, Jérôme Saoli, f. Serra, les frères Moneglia.
15 Lettre manuscrite du 18 juillet 1528. Collect. Dupuy, tome XLV, page
220.
16 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 338, 340, 343, 375, 379, 380.
17 Ibid., page 340.
18 Ibid.
19 Congiura del Vachero descritta da Rafaele della Torre. Bibl. Roy., ms.
n° 10438. (L'auteur est un des sénateurs qui avaient instruit le procès.)
20 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 271, 403.
21 Ibid., tome V, page 254.
22 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 427, 442, 457, 472, 479; tome V,
page 427.
23 Ibid., tome VI, page 488.
24 Ibid., page 247.

CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
1 Collect. Dupuy, tome XLV, page 213. Brienne, tome XIV, page 426.
2 Collect. de Brienne, tome XIV, pages 428, 433.
3 27 novembre 1631. Collect. Brienne, tome XXIV, pages 427, 433.
4 Négociations de M. de Sabran à Gênes en 1633. MS de la Bibliothèque du
Roi, MS 93333.
5 Collect. Brienne, tome XIV, page 435.
6 Négociations de M. de Sabran à Gênes, 1633. MS 93333.
7 Si Giustiniani servait mal, il faut avouer qu'on ne le payait pas
mieux. Pressé par le besoin, après les sollicitations les plus rampantes,
demandant tantôt une seigneurie en France, tantôt un bénéfice pour son
fils qu'il avait envoyé à Paris, il avait pris le parti d'écrire au haut
de chacune de ses lettres hebdomadaires une formule analogue au delenda
Carthago, pour réclamer ses traitements toujours arriérés. Il paraît que
cela ne lui réussit guère mieux; aussi à la mort de Mazarin, que toute la
vie il avait appelé son bon maître, son Mécène, écrivant a Lionne, il
s'avisa de se répandre en reproches contre l'avarice et l'ingratitude du
cardinal. Cette témérité lui valut une sévère réprimande, et l'avis que
la correspondance cesserait sur-le-champ, s'il se permettait de nouveau
une semblable licence contre la mémoire d'un grand ministre cher au roi.
Gianettino se le tint pour dit. Il continua son office; son fils même lui
fut adjoint et le seconda. Celui-ci obtint des lettres de naturalisation.
En 1672, Louis XIV nomma un ministre à Gênes; cependant la correspondance
de Giustiniani ne cessa pas entièrement. Quand il n'y avait pas de chargé
d'affaires, il en tenait lieu, et nous le verrons enfin rendre d'assez
mauvais services à la république. Il en peignait les chefs comme
absolument vendus à l'Espagne. Ses derniers témoignages peuvent avoir
contribué à envenimer les mécontentements de Louis XIV.
8 Archives des aff. étr.
9 «Le duc de Savoie peut envoyer quelques bandits surprendre à Gênes les
correspondants des quatre banquiers génois de l'Espagne, et saccager
leurs maisons qu'on leur indiquera;» c'est une proposition faite à la
France dans un petit mémoire intitulé: «Pour empêcher que les Génois ne
prêtent secours de deniers aux Espagnols.» - Bibl. Royale, collection
Dupuy, 463.
Jean-Paul Balbi, noble génois, mais perdu de crimes et scélérat consommé,
fut condamné par contumace, en 1648, à la peine capitale. Une inscription
infamante le déclara traître à la patrie. On prétendit qu'il avait offert
au cardinal Mazarin de lui ouvrir les portes de Gênes, que le cardinal
avait hésité, lui avait donné même quelque argent, et, réflexion faite,
avait rejeté le projet. On dit qu'après sa fuite et l'éclat du procès,
Balbi ayant demandé un subside au cardinal, celui-ci lui envoya 50 écus:
c'est la mesure de l'importance qu'on accordait à cet aventurier. Il ne
s'en vantait pas moins d'avoir été destiné à être archiduc de Gênes.
10 Soixante mille personnes, deux cents nobles, dont sept sénateurs,
grand nombre de marchands; les trois quarts du bas peuple, le clergé de
toute espèce presque entier. Pour un million d'effets brûlés, outre
l'argent et la vaisselle volés dans les maisons abandonnées. Lettres de
Giustiniani, chargé d'aff. Mais en 1658, il s'étonne du concours
d'artisans et d'étrangers qui vinrent remplir le vide de la population.
En six mois il n'y paraissait plus.
11 On fit une loi expresse pour défendre au doge de recevoir aucun
message qui ne serait pas adressé sous les formules exigées. En
s'excusant sur l'obéissance due à cette loi, on renvoya une lettre du roi
de France dont on savait que le contenu était agréable, mais qui par
erreur était adressée à ses chers et bons amis. On suppliait de refaire
la lettre avec la formule: chers et grands amis.
12 Les traditions avaient donné le nom de roi aux chefs arabes qui
avaient jadis occupé la Sardaigne et la Corse. Ces îles comptaient donc
pour des royaumes. Muratori (dissertation 32) cite des actes du moyen âge
dans lesquels des princes ou seigneurs plus ou moins connus, ayant la
Corse en tout ou en partie dans leurs seigneuries, sont intitulés rois.
13 On trouve dans les bizarres Raguagli del Parnasso (1627) de Bocalini,
et dans une polémique de pamphlets qui s'ensuivirent, les premières
traces de cette prétention et des oppositions quelle souleva. MS de la
Bibl. roy., n° 10436.
14 Suivant la correspondance de la légation française, le peuple, en
effet, aurait volontiers lapidé l'inquisiteur.

CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
1 Archives des aff. étr.
2 Les Génois reconnaissaient que, dans ces premières expéditions ils
n'avaient eu quelques profits que sur les louis d'or portés au Levant;
mais, ajoutaient-ils, ce profit avait cessé depuis que les Turcs
s'étaient aperçus qu'on leur fournissait beaucoup de louis faux.
Le gouvernement de Gênes s'était abstenu de donner aucun avis sur cette
négociation à son ministre à Paris, alors un Doria; en sorte que celui-
ci, fréquemment, interpellé à ce sujet, pouvait toujours répondre
conformément à la vérité, qu'on ne lui en avait pas écrit le moindre mot.
Le ministre des affaires étrangères écrivait à ce Doria, le 19 mai 1667,
d'une manière assez pressante:
«J'ai reçu hier au soir un billet du roi qui m'ordonne de m'éclaircir
d'une chose dont vous êtes sans doute bien informé, qui est de savoir de
vous si l'intention de la sérénissime république est de garder et
d'observer avec la Porte Ottomane le traité que M. le marquis Durazzo
s'étant mis à la suite d'un ambassadeur de l'empereur a fait avec la
susdite Porte; lequel traité se trouve directement contraire aux
capitulations qui ont été depuis des siècles entre cette couronne et les
empereurs ottomans, et d'ailleurs très-préjudiciable au commerce de la
France au Levant.»
Les explications que cette demande provoquait ne paraissent point dans
les correspondances de la légation française. Elles auront passé sans
doute du sénat de Gênes à son envoyé à Paris, et de celui-ci au ministre
du roi. Il est probable que Gênes aura fait des concessions, ou qu'on se
sera aperçu du peu de succès de cette négociation orientale; car la
république ayant nommé Pompeo Giustiniani résident à Constantinople,
Gianettino Giustiniani, son parent, demande, le 1er décembre 1670, que ce
résident soit recommandé à l'ambassadeur de France.
3 Archives des aff. étr., 1670.
4 «Le sujet de la guerre qui peut être le plus véritable, l'entreprise
sur Savone, a toujours été caché par le duc et ne doit pas même être
publié par les écrits qui sont tombés entre les mains des Génois et dont
vous m'avez envoyé copie, etc.» Dépèche du ministre à Gaumont, 30
septembre 1672. Arch. des aff. étr.
5 Arch. des aff. étr. Gênes, 1673, supplément.
6 Ibid.
7 Archives des aff. étr., 1680.
8 On consacra à cette dépense des rentes que certaines familles nobles,
en vertu de fondations antiques, devaient fournir annuellement pour être
employées au bien public.
9 Tabarca avait été acquise par André Doria pour la rançon d'un pacha
qu'il avait fait prisonnier. L'île avait été vendue à la famille
Lomellini. En 1731, elle voulait la revendre a la France, et on avait
lieu de croire que le bey de Tunis le trouverait bon. Cette proposition
n'eut pas de suite. En 1741, les Tunisiens conquirent l'île et
détruisirent la forteresse. Arch. aff. étr.
10 «Comme ils sont pointilleux à Gênes, il suffiroit peut-être de les
harceler, ou sur l'intérêt des limites de quelque prince voisin, ou sur
rétablissement d'une escadre de galères françaises dans la darse, à
l'exclusion entière et perpétuelle des Espagnols, ou sur les prétentions
des particuliers opprimés par eux, comme le comte Fiesque ou de
semblables, ou sur la reconnaissance de leur ancien souverain, qui est le
roi, pour le payement ou la soumission d'un tribut, ou la réception d'une
garnison dans Gênes, ou la demande d'un ou plusieurs de leurs ports, ou
l'exclusion de leur ville de leurs citoyens qu'on croiroit les plus
habiles et les plus hardis. Et comme ils échapperoient infailliblement,
si on exigeoit d'eux tant de choses, ou pourroit avoir de nouveaux motifs
de les attaquer.» Arch. aff. étr. vol. 1681. Le mémoire est sans date.
11 C'est en ces termes que Saint-Olon nous apprend la fin de la longue
mission de Giustiniani: on ne trouve aucun autre document à ce sujet.
12 Suivant M. Sue, M. de Riom, après des intrigues de cour peu
honorables, avait obtenu le privilège du sel dans les États du duc de
Mantoue; et les Génois, qui y fournissaient ordinairement cette denrée,
refusaient le transit qui allait leur faire perdre leur débouché. Cet
intérêt privé n'en devint pas moins un des griefs principaux du monarque
et surtout des ministres et de leurs alentours. (Histoire de la marine
française)
Après le bombardement et le raccommodement, on trouve que M. de Riom,
étant à Gênes, fit, au nom de la ferme générale, un traité pour fournir à
l'administration de Saint-George une quantité considérable de sel en six
ans. Gênes faisait cette affaire, disait-on, dans la vue de plaire au
roi. Arch. des aff. étr., 6 nov. 1686.
13 Dans les négociations qui suivirent le bombardement, le projet de
faire entrer les Génois dans la trêve de vingt ans fut repris. Un article
séparé fut rédigé, qui leur garantissait leurs possessions, après
toutefois qu'ils auraient fait au roi desideratam satisfactionem. On
trouve dans une note diplomatique que les négociateurs avaient jugé cette
expression trop ample. Mais, d'autre part, on faisait remarquer que
jusque-là, depuis François Ier la France n'avait qualifié les Génois que
par leur nom, Genuenses. La rédaction proposée mentionnait la république
de Gênes. Le roi entendait-il bien la reconnaître comme telle dans un
acte politique de cette importance, ce qui impliquait l'abandon des
anciens droits? Enfin, il était dit qu'il renonçait à prendre pour lui,
sibi, aucune place de leur territoire. Cela l'empêcherait-il de les
donner à d'autres? au duc de Savoie?
14 Saint-Olon recourait, en se recommandant au ministre, aux lamentations
les plus désespérées du psalmiste en détresse. «Aut non longe fac
auxilium tuum a me, et defensionem meam adspice, aut eripe me a gente
dolosa.»
15 Quatorze vaisseaux, dix galiotes, deux brûlots, deux frégates, huit
flûtes, trente-huit bateaux, dix felouques, vingt galères. (Détail de ce
qui s'est passé devant Gênes depuis le 17 mai que l'armée y est arrivée
jusqu'au 28 qu'elle en est repartie.)
C'est le bulletin officiel, comme nous disons aujourd'hui, recueilli par
Clérambault. Bibl. du Roi. Vol. 237, page 319, cité par M. Sue, Histoire
de la marine française, page 191.
16 Le doge se retira à l'Albergo des Pauvres, sur une hauteur en arrière
de la ville. On y transporta le trésor de Saint-George. La prodigieuse
confusion qui régna, quelques désordres, des violences et le pillage de
quelques maisons françaises sont racontés dans la dépêche de M. Lenoir,
envoyé à Gênes par le ministère des affaires étrangères dans l'intervalle
du bombardement au traité. Cette lettre, qui est aux archives, a été
citée par M. Sue, page 195.
17 Le traité fut signé le 12 février 1685. La réception du doge eut lieu
le 15 mai suivant.

LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
1815)
CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
1 Il leur avait fait envoyer jusqu'à la formule de cette garantie, telle
qu'ils auraient à la donner.
2 Bateau propre à la pêche du corail.
3 «Tous navires qui se trouvent chargés d'effets appartenant à nos
ennemis seront de bonne prise.» Ordonnance de la marine de 1681, liv. 3,
titre 9, art. 13. Cette déclaration violente, contraire aux dispositions
de l'antique législation, dont le Consulat de la mer est le monument
commun à tant de peuples, se trouvait en France dans le Guidon de la mer
et dans plusieurs ordonnances antérieures à celle de Louis XIV. A la paix
d'Utrecht, les principes contraires prévalurent: il y fut réglé que le
pavillon couvre la marchandise. Mais cette sauvegarde du droit des
neutres à subi depuis de nombreux empiétements. Au surplus, l'abus de la
course dans la Méditerranée, les bateaux d'Oneille, les prétendus
corsaires qui ne s'attaquent qu'aux neutres, tous ces inconvénients,
retombant sur le commerce français lui-même, se sont renouvelés de nos
jours tels qu'on les signalait dans la guerre de la succesion, et c'est
ce qui m'a induit à en parler avec quelque détail.
4 L'envoyé de France écrivait plus tard: «Dans le peuple et surtout dans
les gens de mer, il n'en est pas un qui ne nous baisse à la mort. De même
chez les religieux: s'il y a quelque génialiste pour nous, c'est dans les
maisons reniées: mais dans les mendiants, tous sans exception sont nos
ennemis jusqu'à la fureur.» Au reste, il explique fort singulièrement la
haine du clergé, par son aversion pour la sévérité de moeurs et
d'habitudes que les Français exigent des ecclésiastiques.
5 Du 7 mars 1707.
6 Continuazione del Compendio delle Storie de Genova (Accinelli), page 8.
7 L'envoyé génois à Vienne.
8 Archives des aff. étr.
9 Les galères de Tursi et lui-même étaient restés au service de Philippe
V; mais l'escadre demeurait inutile dans la darse de Gênes. Tursi n'était
pas payé, tandis que de toutes parts ses revenus étaient séquestrés.
Après la paix d'Utrecht, la cour d'Espagne lui donna congé sans lui
rembourser sa créance. Louis XIV le prit à son service, mais peu de mois
après, à la mort de ce monarque, le régent reconnut qu'il n'y avait
aucune raison de continuer cette dépense. Tursi eut le titre de
lieutenant général en France. La république acheta ce qui restait de ses
galères. Il rentra dans ses biens séquestrés, mais il fallut plaider au
sujet des 8000 ducats de rente dont ils avaient été grevés au profit de
Fieschi.
10 Mémoires de Tessé, tome II, page 279, édition de Petitot.
11 Ce prix, suivant la correspondance diplomatique, était de 2, 200, 000
florins (environ 5 millions de francs), ou de 1, 200, 000 piastres
(environ 6 millions) suivant Kock, Tableau des révolutions, tome II, p.
333. Il cite Lunig, Code dipl., tome 1, p. 2375. Les Génois avaient six
mois de terme pour payer la seconde moitié du prix, et ils comptaient
bien mettre ce délai à profit pour voir s'il ne surviendrait pas quelque
événement qui troublât la jouissance de la propriété achetée. Mais, en
attendant, l'empereur les obligea à prendre immédiatement l'investiture
féodale, ce qui leur coûta soixante mille écus qu'ils auraient volontiers
épargnés.
12 La république, jusqu'à ses derniers temps, a eu en effet des
théologiens à qui le sénat et les conseils soumettaient les cas de
conscience, quand il s'en rencontrait dans les affaires du gouvernement.
Pendant la guerre maritime, les croisières anglaises avaient pris des
navires dont les cargaisons de propriété espagnole étaient masquées sous
des noms génois. On demanda si, en conscience, les Génois qui avaient
prêté leur nom pouvaient maintenir la simulation sous serment. Les
théologiens décidèrent qu'on le pouvait vu les circonstances; et il
paraît qu'ils avaient eu en cela quelque considération à la religion des
capteurs hérétiques qu'il s'agissait de frustrer.
Sous le régime démagogique d'une des phases de la révolution de 1797, les
théologiens de la république furent appelés pour faire le décompte des
créances dues sur les biens confisqués des émigrés. Or, comme tout
intérêt au-dessus du taux légal est un péché, quand il se trouvait des
rentes viagères constituées à 9 ou 10 pour cent, ils appliquaient à
l'extinction du capital tout ce que le créancier avait reçu au delà de 4
pour cent. Si la rente était un peu ancienne, le créancier était exposé à
se trouver débiteur et obligé a rapport.
13 Les fours publics occupaient alors une partie de l'étendue actuelle du
port franc. On les transporta, en 1725, à la place qu'ils ont occupée
jusqu'à la réunion de Gênes à l'empire français. Le monopole de la vente
du pain ayant fini alors, l'édifice des fours devint l'hôtel des
monnaies.
14 Voici deux faits qui peuvent servir à l'histoire des arts en France,
autant qu'à celle de l'industrie génoise à celle époque.
En 1712 on s'adressait de Paris à Gênes pour avoir des renseignements sur
la fabrication du papier. «Faites-moi le plaisir, écrivait le ministre à
l'envoyé français, de découvrir, si, en cas de besoin, on pourrait
persuader à quelques ouvriers habiles de venir travailler en France, et
quelles conditions ils demanderaient.»
En 1742 Vaucanson était à Gênes pour y voir «la manufacture du damas et
du velours, et surtout les fers pour tailler le velours, dont nous
n'avons pas le secret en France.» Mém. des arch. des aff. étr.
La manufacture de velours a conservé son lustre à Gênes. Celle du papier
y était connue depuis plusieurs siècles, comme nous avons eu occasion de
le remarquer ci-devant; mais elle était restée stationnaire. Et même au
commencement du XVIIIe siècle il est étrange que la France eût à envier
les ouvriers génois. Il est du moins certain qu'au commencement du XIXe,
depuis cinquante ans Gênes n'avait de papier fin qu'en le tirant de
France.

CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
1 Il n'y eut pas de manifeste formel. On fit circuler d'abord une lettre
(anonyme) d'un noble génois, où les résolutions de la république étaient
énergiquement exprimées. Mais on désavoua cette oeuvre, considérée comme
trop téméraire, et, sous la même forme de lettre, on en imprima une autre
plus modérée, c'est-à-dire moins digne et plus timide.
2 Tableau de la guerre d'Italie (du chevalier Power), 1784, tome II, p.
205. On y avance que deux courriers consécutifs avaient ordonné aux
généraux espagnols de tenir dans Gênes. Ils ne crurent pas pouvoir obéir
au premier ordre; le second les trouva dans leur retraite en deçà de
Gênes. L'auteur est un témoin oculaire.
M. de Maillebois était venu voir à Gênes ce qu'on pourrait faire pour
défendre la ville. Il avait avoué à l'envoyé de France qu'on n'était pas
en état de la garantir longtemps. Il pensait que les Génois n'avaient
rien de mieux à faire que de traiter avec les ennemis, mais, ajoutait-il,
ce n'est pas à nous de le leur dire. Archives des aff. étr.
3 Voulez-vous que je commence? Cette question semble indiquer qu'une
résolution d'agir était prise par avance parmi le peuple, et que la seule
occasion de l'exécution fut inattendue. L'envoyé de France, en effet,
avait écrit, il y avait trois semaines, qu'un Suisse, officier supérieur
dans les troupes désarmées de la république, était venu lui demander si
le peuple pouvait compter sur les secours de la France, en cas qu'il
chassât ses oppresseurs. Cet officier avait avoué que les exactions et
les insultes des Allemands avaient fait leur effet sur le public, qu'on
verrait un soulèvement, et qu'il espérait n'y être pas inutile. Était-ce
avec la secrète intelligence du gouvernement? Rien ne vient le faire
croire.
L'envoyé français était resté à Gênes; Botta lui avait fait dire qu'il y
serait en sûreté, mais qu'il devait ne se mêler de rien. Le sénat, comme
on peut le croire, n'entretenait plus de relations avec lui; mais a
l'insurrection il se trouva naturellement en rapport avec les populaires,
si bien qu'il porta en dépense 48, 000 francs qu'il avait pris sur lui de
distribuer à des combattants de la plus vile populace, ce sont ses
termes.

CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
1 L'envoyé de France de bonne heure avait conseillé aux nobles de
s'assurer des chefs populaires en faisant entrer dans le gouvernement
quelques-uns des leurs.
2 A raison de 200, 000 francs par mois à concurrence d'un million, outre
300, 000 francs d'abord envoyés. Louis XV avait exigé que l'Espagne
fournît un pareil secours; mais ce contingent fut très-mal payé.
3 M. de Boufflers voulait mettre la main sur ces subsides qu'il trouvait
médiocrement bien employés. Il recula devant la jalousie du sénat. M. de
Richelieu fut plus hardi; il disposa seul de l'argent.
4 La première action de Boufflers surprit beaucoup le pays. Il reçut du
gouvernement un énorme rinfresco: son premier mouvement fut de renvoyer
toutes ces corbeilles, ne voulant pas, écrit-il, en ces matières agir
comme les Autrichiens. Mais il a su que c'est une étiquette obligatoire
et qui ne se refuse pas. Il s'est donc contenté de donner cent sequins
d'étrennes aux porteurs, et il a envoyé les viandes aux hôpitaux, ce qui
a fait bon effet.
5 Curlo. Ce jugement est sévère.
6 «Ils craignent, écrit-il, la pluie, la fatigue, et même plus, je
crois, les coups de fusil. On cherche en vain a les enrégimenter pour les
amener en dehors. Nous avons deux mille habits; nous n'avons pas trouvé
deux cents hommes qui aient voulu les endosser et se donner les airs de
soldats.»
7 On prit sa maladie pour un érésipèle: on le traita en conséquence.
8 Le roi de Sardaigne avait demandé à prendre sur eux la portion du
territoire qui séparait ses deux possessions d'Oneille de Loan. Ils
voulaient à leur tour avoir Loan et quelques petits fiefs enclavés dans
leur territoire. Les deux demandes furent réputées indiscrètes.
9 Les billets avaient perdu jusqu'à cinquante pour cent; des spéculateurs
les ayant achetés à ce prix les venaient porter à la banque en compte
courant pour leur valeur nominale, dans l'espérance d'échapper à la
liquidation qu'on en pourrait faire. Le 29 août 1748 les protecteurs de
Saint-George défendirent de donner crédit dans les comptes courants aux
porteurs de billets.
10 On créa à Saint-George un nouveau monte où le public apporta ses
billets. La banque en paya un intérêt annuel de deux pour cent jusqu'au
remboursement. Ou augmenta certains impôts indirects, on s'imposa une
taxe extraordinaire de deux pour mille sur les biens des citoyens de la
ville et de son district; un et demi pour mille sur les biens
ecclésiastiques. Tous ces produits se versaient au monte, et, déduction
faite du service de l'intérêt, toutes les rentrées servaient à
l'extinction du capital. Pour la hâter on ne prenait sur le monte qu'une
moitié des intérêts (un pour cent); l'autre moitié était fournie par la
banque sur ses revenus ordinaires qu'on lui avait rendus.
Cette liquidation se monta à 13,400,000 francs, valeur des billets ou de
soldes de compte courant compris dans la suspension.
La république fit en même temps une liquidation de ses dettes propres.
Elle créa pour 6,600,000 livres, trente-trois mille actions nouvelles,
qui s'éteignirent par un procédé analogue.
Peu d'années auparavant, il existait 405 mille actions de Saint-George
appartenant soit aux particuliers, soit aux corporations, répondant à
40,800,000 livres de la monnaie du XVe siècle, ou plus de 80 millions
monnaie de banque de nos jours. La banque avait en outre retiré 71,000
actions rentrées en propriété à Saint-George ou qui, échues à la
république, avaient été rétrocédées par elle à Saint-George.
11 L'interruption de la circulation des billets de banque obligea le
commerce à recourir aux espèces d'or et d'argent, et les engagements se
stipulèrent en monnaie hors banque (fuori banco), ce qui continua après
même que les billets de la banque eurent reparu et repris leur valeur.
Cent livres de banque ou cent vingt-cinq livres de monnaie légale (bonne
monnaie) hors banque étaient une même valeur.
12 M. de Guymon, un des envoyés de France.
13 Nous avons cité Richelieu; Les jugements consignés dans ses lettres
autographes méritent d'être conservés. Il aimait Gênes, mais il se
plaignait souvent. Il avertissait qu'il ne fallait pas attendre des
Génois de la reconnaissance de ce qu'on faisait pour eux. «Quelque
danger que leur fasse courir la retraite des troupes françoises, il ne
faut pas laisser chez eux un seul de nos soldats, ils croiroient qu'on a
dessein de les opprimer.» Il juge sévèrement la cohue du conseil, mais
il ajoute avec bienveillance qu'a Gênes la mauvaise administration doit
être séparée de la mauvaise volonté.
S'élevant ensuite à une politique plus vaste et plus prévoyante, il pense
que ce pays est trop méconnu; que s'il n'offre pas de grands avantages
pour entreprendre une guerre offensive au delà des Alpes, il en a
d'immenses comme point d'appui pour tenir en paix la haute Italie.
Cependant les Génois sont trop faibles désormais pour se soutenir seuls.
Ils ont besoin d'un maître. Loin de les livrer au plus ambitieux de ses
voisins, si l'on ne peut se passer du roi de Sardaigne, il conviendra
toujours de déclarer à ce prince, en reconnaissant qu'il peut être utile
aux desseins de la France, qu'il n'y est pas nécessaire. Enfin, la
meilleure combinaison, selon Richelieu (au temps où il écrivait, serait
d'unir ou de fédérer les Génois avec l'infant duc de Parme sous la
direction du roi de France). C'est son dernier mot. La cour se contenta,
sur cette dernière idée, de répondre que c'était une discussion à
ajourner.
14 Voyez au chapitre 5.
15 C'est le prédécesseur du cardinal Spina à l'archevêché.
16 Le pape excommuniait l'infant duc de Parme; le roi de France
s'emparait d'Avignon.

CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
1 Lettre du 8 mars 1735.
2 Lettre du 22 mars.
3 Lettre du 6 décembre 1735.
4 Dix petites pièces d'artillerie, 1, 500 fusils, 100 quintaux de poudre.
5 Déclaration de Richard de Guernesey, l'un des secrétaires de Théodore,
qui s'était séparé de lui à Livourne.

CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
1 Lettres des 15 octobre 1748 et 17 février 1749.
2 M. de Cursay, que le ministre avait voulu appeler à Paris sous un
prétexte, mais dans le dessein de le retirer de la Corse, fut arrêté, par
ordre du roi, au milieu de son commandement. Il fut envoyé prisonnier à
Antibes. Plus tard, il fut employé de nouveau, et pleinement justifié,
dit-on. Il avait été, en faveur des Corses et contre l'esprit des
traités, d'une partialité évidente. Mais aussi, personne n'avait mieux
réussi à concilier les Corses a la France.
3 On trouve aux archives le traité dans cet état.
4 C'est Augustin Lomellin, son mérite éminent, et les beaux jardins qu'il
avait créés à Pegli, près de Gênes, qui fournissent le sujet de la 13e
lettre sur l'Italie du président Dupaty, 1785.
5 Lettres de J. -J. Rousseau à Buttafuoco.
6 Du 6 août 1764. Wenke, t. III, p. 486.
7 M. de Valcroissant.
8 Sous la date du 9 décembre 1763.
9 Sous la date de février 1764.
10 Du 15 mai 1768. Wenke, t. III, p. 374.
11 Le secrétaire d'État ayant fait bâtir, peu après, une belle maison de
campagne, on prétendit que les pierres en parlaient français. Ce dicton
populaire se répétait même trente ans après l'événement.

CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.
1 Après m'être attaché à caractériser le commerce de Gênes de siècle en
siècle, je n'ai pu m'abstenir, au hasard de quelques répétitions, de
tracer le dernier tableau de ses prospérités au moment où les révolutions
allaient les détruire.
2 Tout dépôt à la banque, toute marchandise inscrite à la douane était
insaisissable. Sous le privilège du port franc, on ne pouvait être
contraint pour des dettes antérieures contractées au dehors.
Matériellement, le port franc est une enceinte de magasins où, sous la
garde, publique et les clefs de la douane, toutes les marchandises
étrangères sont admises gratuitement, d'où elles peuvent passer ou
retourner à l'étranger, par terre et par mer, presque sans formalités, et
sous les plus modiques redevances. La sortie pour la consommation est
seule assujettie à des droits, et à l'époque dont nous parlons ces
droits n'avaient rien d'exorbitant.
3 Dans certains gros bourgs peuplés de navigateurs, non-seulement ces
armements, suivant un antique usage, étaient faits au moyen de
souscriptions ouvertes à tous les habitants et où communément la Madone
avait une action gratuite; mais une souscription séparée dotait le
bâtiment d'un capital destiné au négoce. Le capitaine en voyage disposait
de ce fonds de roulement suivant son intelligence et en rendait compte
suivant sa fidélité. Il employait les deniers en achats faits dans un
port, pour aller vendre dans un autre. Il exploitait la fertilité de la
Sicile; il visitait la côte d'Espagne ou le Levant. D'autres fois,
trouvant à employer avantageusement le navire en le louant simplement
pour le transport des marchandises d'autrui, il resserrait son argent et
le conservait en nature. Aucune de ces associations n'était écrite.
4 Un banquier proposait les emprunts: un gros capitaliste en débattait
les conditions, et, en se faisant allouer, à son profit personnel, une
prime sur tout le montant de l'emprunt pour prix de l'impulsion qu'il
donnait, il stipulait le contrat en le souscrivant pour une forte somme;
le reste des prêteurs venait souscrire à sa suite.
5 La suppression de l'ordre des jésuites avait fait éprouver aux
capitalistes de Gênes une perte aussi singulière que cruelle. On sait
quel était le crédit des bons pères dans les familles génoises qui
avaient adopté leur direction. Ils disposaient encore mieux des
administrations d'un grand nombre d'établissements pieux, oratoires,
écoles, qui, tous richement dotes, avaient à placer leur pécule. Les
jésuites, qui se mêlaient de toutes choses, avaient persuade à leur
dévote clientèle de leur abandonner ce soin. Ils avaient réuni tout cet
argent et l'avaient employé dans les emprunts de Vienne en masse, sous
leur propre nom; ils répartissaient les produits annuels aux intéressés.
A la destruction de l'ordre, ces fonds furent confondus dans la
confiscation des biens des jésuites que la reine de Hongrie s'adjugea
chez elle. Jamais la cour de Vienne ne voulut entendre à aucune
réclamation, ni admettre aucune preuve sur cette interposition de
personne. Les vrais propriétaires sont restes dépouillés.
Quand la guerre de la révolution française survint, peu à peu toutes les
puissances suspendirent le remboursement de leurs emprunts et même le
service des intérêts. Cela arriva du plus au moins à Vienne, à Rome, à
Naples, en Danemarck. Londres séquestra les créances des pays soumis à
l'influence française. On peut prendre une idée des conséquences de ces
suspensions par un exemple. Un collège particulier, fondation d'une riche
famille de Gênes, avait eu jusqu'à 1, 200, 000 francs de capitaux placés.
Il eut une large part à la malencontreuse opération des jésuites; mais,
en 1805, il ne percevait plus, de tous ses placements épars, qu'environ
1, 600 francs de rente, débris du tiers consolidé des rentes françaises
que l'établissement avait possédées.
6 A cette époque, la France avait à Gênes un ministre dont l'abord
farouche et la parole acerbe représentaient à merveille la république de
la terreur et de la propagande: mais au fond il était bien plus politique
avisé que républicain fanatique. A l'événement de la Modeste, il éclata
en protestations et en menaces; mais il expédia promptement un messager
délié et sûr aux représentants de la convention qui dirigeaient l'armée
de Nice. On les trouva ne parlant que de déclarer la guerre à Gênes,
emprisonnant, séquestrant tout ce qui se trouvait sous leurs mains.
L'envoyé ne venait pas excuser les Génois; loin de là, il venait
concerter les mesures à prendre pour leur punition. Sans doute, l'armée
était prête à fondre sur leur territoire et en état de marcher sur leur
ville?... Les représentants avouèrent que non; on n'avait pu dépasser
les environs de Nice, et l'on ne saurait aller en avant, avant d'avoir
reçu des renforts et des approvisionnements.
Il fallut donc reconnaître que la vengeance serait forcément différée.
Mais, en ce cas, puisqu'en prenant des mesures sévères, on affectait de
rompre absolument avec les Génois, cela faisait supposer qu'on n'avait
plus besoin, ni à l'armée ni dans le midi de la France, de leurs secours,
de leurs navigateurs, de leurs magasins qui, jusque-là, fournissaient des
grains, des farines, des denrées de toute espèce, apportées ou en bravant
la présence ou en trompant la vigilance des escadres anglaises....
Les représentants convinrent que la subsistance de l'armée, comme celle
de nos départements méridionaux où le maximum et les assignats avaient
laissé la famine, se fondaient sur les approvisionnements apportés par
les Génois. On leur fît donc sentir la nécessité de ne pas se priver de
cette ressource. Les séquestres furent levés, les commerçants et les
navigateurs furent caressés, et l'on se contenta de tenir ouverte la
querelle diplomatique envers le gouvernement.
7 Plusieurs avaient reçu leur éducation au collège de Sorèze.
8 Les danses qui portent le nom d'anglaises ne furent plus souffertes
nulle part, et l'autorité vit de bon oeil cette puérilité.
9 Il fallut ressusciter et appliquer à la rigueur une vieille loi
d'amendes et d'arrêts forcés pour obliger l'avant-dernier doge (Doria) à
accepter sa nomination.
10 Mémoires de Bourienne, liv. 1er, ch. 10.
11 Patriotoni. On les appelait aussi cappelli storti (chapeaux de
travers).
12 L'État avait repris les revenus ci-devant affectés à la maison de
Saint-George, dont les créanciers et les actionnaires furent déclarés
créanciers de la nation. Mais c'était une liquidation à faire, et en
attendant, c'était une sorte de banqueroute qui compromettait un grand
nombre de familles. A peu près en même temps, une loi déclara la
dissolution des fidéicommis, la moitié du capital de chacun devenant
libre immédiatement sur la tête du titulaire, et la seconde moitié devant
le devenir sur la tête du premier successeur. Cette faculté imprévue de
disposer de fonds si longtemps inaliénables parait avoir été une cause de
dilapidations et de ruines, surtout dans une circonstance où la valeur
des actions de la banque, qui généralement constituaient ces placements,
se réduisait de jour en jour et s'annulait presque.
En 1804, le gouvernement ligurien opéra une liquidation, imagina un mode
d'amortissement, et, en attendant, assigna aux actions un dividende fixe
de 4 liv. 10 s. (3 fr. 60 c); mais à la réunion à la France, en 1805,
l'empereur appliqua a cette créance (par quelle assimilation? Dieu le
sait) la réduction des deux tiers propre à la dette consolidée française.
Voilà à quoi se réduisirent les actions de la banque de Saint-George, les
majorats, et plus d'une fortune.
13 La réunion eut lieu au milieu de 1806. Dans cette année, on constata
encore l'entrée au port franc de Gênes de 130,826 fardeaux de
marchandises; en 1807, seulement de 75,604; en 1808, de 24,324.
14 Ici, comme au récit de l'insurrection de 1746, j'ai cru pouvoir
reproduire quelques passages de deux notices que l'académie du Gard a
bien voulu accueillir dans ses recueils.

ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
armées autrichienne et française en Italie.
1 C'est la capitulation de l'armée autrichienne à Alexandrie.

CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
ceux de Sa Majesté Sarde
1 Cet Acte se trouve aussi comme Annexe de l'art. IV du Traité de Sa
Majesté le Roi de Sardaigne du 20 mai 1815.





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