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Title: Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse
Author: Voltaire, 1694-1778, Frederick II, King of Prussia, 1712-1786
Language: French
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(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

CORRESPONDANCE DE VOLTAIRE AVEC LE ROI DE PRUSSE

NOTICE

PAR E. DE POMPERY

auteur du _Vrai Voltaire_

PARIS

LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

RUE DE RICHELIEU, 8, PRÈS LE THÉATRE-FRANÇAIS

1889

Tous droits réservés.



NOTICE



I

On ne l'a pas assez remarqué, parce que Voltaire a tant fait, tant
écrit; son activité s'est déployée de tant de côtés qu'on ne saurait
prendre garde à tout, et qu'il est difficile d'attacher à chacune de ses
œuvres une importance suffisante.

Ainsi en est-il de la correspondance de Voltaire avec le grand Frédéric
et encore avec Catherine II.

Il me semble qu'on ne connaît pas une correspondance d'autant de valeur
entre un roi et un philosophe que celle dont nous allons nous occuper.

Nous possédons les billets du jeune Marc Aurèle à son précepteur
Fronton, ce sont d'aimables et tendres témoignages de respect,
d'affection et de reconnaissance. Ces billets montrent combien était
sensible et bonne l'âme du futur empereur. Mais ces relations ne
pouvaient avoir l'importance de celles du prince royal de Prusse, âgé de
vingt-quatre ans, et plus tard du roi avec Voltaire, ayant dix-huit ans
de plus que son correspondant et déjà en possession d'une notoriété
considérable par ses travaux littéraires et philosophiques.

Cette correspondance, commencée en 1736, a duré jusqu'à la mort de
Voltaire, c'est-à-dire pendant quarante-deux ans. Elle comprend plus de
cinq cents lettres, dont quelques-unes sont fort étendues.

On y traite tous les sujets avec une entière liberté d'esprit:
métaphysique, philosophie, littérature, sciences, poésie, histoire,
politique, etc.

Assurément, cette correspondance permet d'apprécier plus justement
Frédéric que l'histoire de ses faits et gestes, car elle nous fait
connaître l'homme dans sa spontanéité, avec ses intentions, avec sa
volonté toute nue et non modifiée par les circonstances. Pour pénétrer à
fond l'âme d'un homme, rien ne saurait suppléer au spectacle procuré par
l'échange continu de lettres nombreuses et familières. On voit vivre les
gens pour ainsi dire jour à jour, on les surprend en déshabillé et dans
des situations très différentes.

Ce petit volume est loin de contenir toutes les lettres qui nous ont été
conservées. Nous avons dû en écarter le plus grand nombre.

Nous nous sommes proposé, par un choix judicieux de ces lettres, de
donner un ensemble qui en fasse ressortir exactement la physionomie.
Nous aurons ainsi atteint notre but, qui est de satisfaire en peu de
pages la curiosité du lecteur.


II

L'action de Voltaire s'étendit sur un certain nombre de têtes plus ou
moins élevées. Quelques-unes portaient des couronnes, et le philosophe a
pu écrire avec vérité: _j'ai brelan de rois quatrième_; d'autres furent
placées à la direction de l'État dans diverses contrées de l'Europe,
d'autres enfin furent célèbres dans les arts, les sciences ou
l'industrie.

Voltaire dut cette influence générale et considérable à plusieurs
causes. Les premières furent incontestablement son génie facile et
brillant, son inconcevable activité et la radieuse expansion de son
cœur. Mais il en est de secondaires dont on doit tenir compte. Voltaire
a toujours vécu dans la haute société et, à la fin de sa carrière, sa
vie ressembla par le dehors à l'existence d'un grand seigneur très
répandu dans le monde. Il était d'une politesse exquise et entretenait
soigneusement toutes ses relations. Ses succès au théâtre, ses
publications incessantes, ses voyages en Angleterre, en Hollande et en
Allemagne, sa renommée universelle, les poésies légères qui
s'échappaient de sa main prodigue de louanges délicates, les
persécutions et les attaques passionnées dont il fut l'objet, tout
contribua à le rendre l'homme le plus vivant et le plus intéressant du
XVIIIe siècle. Il attira et força l'attention, si bien qu'il fut de
bon ton de connaître Voltaire ou tout au moins de l'avoir lu. Quelqu'un
qui n'aurait pu en parler, en bien ou en mal, eût passé pour un homme de
mauvaise compagnie ou d'esprit inculte.

Tout le monde avait les yeux sur lui. Le savant, aussi bien que le
lettré ou le philosophe, lui adressait son œuvre. Voltaire s'était fait
centre, et comme il rayonnait pour tous, tous rayonnaient vers lui.

D'Alembert, Diderot, J.-B. et J.-J. Rousseau, Vauvenargues, Condillac,
Condorcet, Franklin, Mairan, Clairault, la Condamine, Maupertuis,
Lalande, Bailly, Réaumur, Spallanzani, Parmentier, Turgot, l'abbé
d'Olivet, Duclos, Thomas, La Harpe, Marmontel, l'abbé Morellet, Saurin,
Piron, la Motte, Rulhière, Suard, Dorat, Dubelloi, Cailhava, Champfort,
Sedaine, Saint-Lambert, Goldoni, Algarotti, la Chalottais, Servan,
Dupaty, Bourgelat, fondateur des écoles vétérinaires, tous allèrent à
lui.

Le roi dont il s'occupa le plus et qui lui fit concevoir les plus hautes
espérances, le grand Frédéric, est peut-être celui qui, par la nature
de son caractère absolu et dur, fut le moins accessible à son influence.
Voltaire sentait juste, lorsqu'il écrivait en 1759 à d'Argental: «Je ne
puis en conscience aimer Luc (Frédéric), ce roi n'a pas une assez belle
âme pour moi.» Cependant, qui oserait dire que Voltaire ne parvint pas à
humaniser l'âme de Frédéric et ne contribua pas à fortifier en lui le
sentiment du juste et du vrai, que ce monarque posséda à un certain
degré? Ce que est certain, c'est que le roi aima véritablement le
philosophe autant que le permettait sa rude nature, qu'il lui rendit
justice et fut rempli d'admiration pour son génie et même pour son grand
cœur. Ceci devint particulièrement sensible à la fin de leur vie.

Voltaire s'acquit l'estime et l'affection des autres membres de la
famille royale de Prusse, qui lui témoignèrent toujours un véritable
attachement.


III

VOLTAIRE ET FRÉDÉRIC

Nous mettons le nom de Voltaire avant celui de Frédéric, parce que nous
croyons que Voltaire restera le plus grand aux yeux de la postérité. En
outre, Voltaire a toujours aimé les hommes et leur a fait beaucoup de
bien, tandis que Frédéric est au rang de ceux qui les ont broyés pour
les mêler.

Quoi qu'il en soit, il y a de beaux côtés dans les rapports de ces deux
hommes, et Frédéric est, après tout, un de ceux qui ont le mieux compris
Voltaire et lui ont le plus rendu justice. Si Frédéric était haut placé
par la naissance, il le fut encore par le génie; il put donc admirer
Voltaire par un côté qui leur était commun, l'intelligence.

Frédéric avait vingt-quatre ans lorsqu'il engagea avec Voltaire une
correspondance qui, malgré quelques interruptions, a duré jusqu'à la
mort de ce dernier. Cultivant les arts, les lettres et la philosophie,
le jeune prince, après avoir cruellement souffert des brutalités féroces
de son père, vivait le plus souvent retiré à la campagne et ne revenait
à Berlin qu'à certaines époques déterminées. Il importe de dire ici
quelques mots du caractère singulier du père de Frédéric pour expliquer
le sien.

Le roi Frédéric-Guillaume avait deux goûts dominants, poussés jusqu'à la
manie: une avarice sordide et l'ambition de posséder l'infanterie la
mieux exercée et composée des plus beaux hommes du monde. Il joignait à
cela des mœurs dures et grossières. Il jetait au feu les livres de son
fils et lui cassait ses flûtes; un beau jour il fit promener et fesser
sur la place publique de Postdam une malheureuse femme qui était la
maîtresse du jeune homme et raccompagnait au piano. Ces procédés
inspirèrent au prince le désir de quitter furtivement le toit paternel,
pour voyager en Angleterre et en Europe avec deux jeunes officiers, ses
amis. Le roi le sut, fit empoigner tout le monde, mit son fils au cachot
en attendant qu'on lui fit un procès captal. L'un des officiers parvint
à s'échapper; l'autre fut exécuté sous la fenêtre du prince royal, qui
s'évanouit de douleur entre les mains des quatre grenadiers chargés de
le faire assister à ce spectacle, auquel le roi était lui-même présent.

Heureusement pour Frédéric, l'empereur Charles VI dépêcha à son père un
ambassadeur, spécialement chargé de lui représenter qu'un souverain de
l'Empire n'avait pas le droit de faire mourir un prince royal, comme un
sujet ordinaire. Le terrible Guillaume finit par se rendre à ces motifs
de haute politique. Lorsqu'il découvrit le projet de son fils, le roi
était entré dans une telle colère que, soupçonnant l'aînée de ses filles
d'y avoir pris part, il faillit la jeter à coups de pied par la fenêtre
de l'appartement. La reine s'attacha aux vêtements de sa fille en
désespérée et le crime ne s'accomplit pas. Voltaire raconte que la
margrave de Bareith lui montra, sous le sein gauche, la marque
indélébile de cette paternelle cruauté.

On conçoit aisément que Frédéric dut recevoir de funestes impressions de
traitements aussi barbares. Sa jeunesse s'écoula triste et misérable,
mais il la remplit d'occupations sérieuses, car il était doué d'une
activité dévorante et animé du plus louable désir de s'instruire.

En août 1736, Frédéric adresse à Voltaire une première lettre pleine des
sentiments les plus nobles et finissant ainsi:

«J'espère un jour voir celui que j'admire de si loin et vous assurer de
vive voix que je suis, avec toute l'estime et la considération due à
ceux qui, suivant le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au
public, votre affectionné ami.»

Voltaire lui répond en ces termes le 26 août:

«Mon amour-propre est trop flatté, mais l'amour du genre humain que j'ai
toujours eu dans le cœur et qui, j'ose le dire, fait mon caractère, m'a
donne un plaisir mille fois plus pur, quand j'ai vu qu'il y a dans le
monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les
hommes heureux.

«Souffrez que je vous dise qu'il n'y a point d'homme sur la terre qui ne
doive des actions de grâces aux soins que vous prenez de cultiver par la
philosophie une âme née pour commander... Pourquoi si peu de rois
recherchent-ils cet avantage! Vous le sentez, monseigneur, c'est que
presque tous songent plus à la royauté qu'à l'humanité... Soyez sûr que,
si un jour le tumulte des affaires et la méchanceté des hommes
n'altèrent point un si divin caractère, vous serez adoré de vos peuples
et béni du monde entier.»

En avril 1737, Voltaire écrit à Frédéric:

«Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre.
J'admire qu'à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté,
et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût
des plaisirs... Nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec
des passions qu'il faut satisfaire sans en être maîtrisés.»

Le 19 avril 1738, je trouve dans une lettre de Frédéric:

«Pour l'amour de l'humanité ne m'alarmez plus par vos fréquentes
indispositions, et ne vous imaginez pas que ces alarmes soient
métaphoriques... Faites dresser, je vous prie, le _statum morbi_ de vos
incommodités, afin de voir si peut-être quelque habile médecin ne
pourrait vous soulager.» Le 17 juin de la même année, il insiste de
nouveau: «Je ne saurais me persuader que vous ayez la moindre amitié
pour moi si vous ne voulez vous ménager. En vérité, Mme la marquise
devrait y avoir l'œil. Si j'étais à sa place, je vous donnerais des
occupations si agréables qu'elles vous feraient oublier toutes vos
expériences de laboratoire.» La lettre du prince royal du 24 juillet
commence ainsi: «Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante
lieues de Cirey. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre
voisinage: ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont
enfin toutes les tyrannies de l'absence.» Du 6 août même année: «Je
viens de recevoir votre belle épître sur l'_homme_; ces pensées sont
aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était d'Alexandre.
Vous recherchez modestement la vérité et vous la publiez avec hardiesse.
Non, il ne peut y avoir qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature.»

Le 16 février 1739, Voltaire disait au prince, au milieu de l'amertume
que lui causaient les persécutions:

«Je suis en France, parce que Mme du Châtelet y est; sans elle il y a
longtemps qu'une retraite plus profonde me déroberait à la persécution
et à l'envie... Tous les huit jours je suis dans la crainte de perdre la
liberté ou la vie.»

Frédéric lui répond, le 15 avril:

«Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition, et je vous
assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement.

Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que pour
établir une égalité de conditions parmi les hommes, il vous fallait des
revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents
et de l'amitié de la marquise.»

Pendant la maladie du roi son père, Frédéric termine ainsi une lettre du
23 mars 1740:

«Si je change de condition, vous en serez instruit des premiers.
Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre;
aimez-moi toujours, car je fais plus cas de votre amitié que de vos
respects. Soyez persuadé que votre mérite m'est trop connu pour ne pas
vous donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime
avec laquelle je serai toujours votre très fidèle ami, Frédéric.»

Enfin Frédéric est sur le trône, le 6 juin 1740, il écrit à Voltaire:

«Mon cher ami, mon sort est changé et j'ai assisté aux derniers moments
d'un roi.... Je n'avais pas besoin de cette leçon pour être dégoûté de
la vanité des grandeurs humaines.... Enfin, mon cher Voltaire, nous ne
sommes pas maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous
entraîne et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous prie,
qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami
véritablement fidèle. Pour Dieu, ne m'écrivez qu'en homme.... Adieu, mon
cher Voltaire, si je vis, je vous verrai, aimez-moi toujours et soyez
sincère avec votre ami, Frédéric.»

Il y a trois époques à distinguer dans la correspondance aussi bien que
dans les rapports de Frédéric et de Voltaire. La première comprend les
années qui précédèrent l'avénement du prince au trône, la seconde celles
qui s'écoulèrent depuis cette date jusqu'à la fin des guerres dont
Frédéric sortit vainqueur après avoir été à deux doigts de sa perte, la
troisième embrasse les dernières années de leur vie. Dans la première
époque, le ton des lettres est celui d'un jeune homme très sérieusement
occupé de s'instruire et très enthousiaste du génie de son
correspondant. L'admiration de Frédéric est profonde, il le témoigne par
un juste respect et par une sorte de culte, qui se traduit par mille
attentions et des craintes très vives et très répétées sur la mauvaise
santé de Voltaire. La seconde est celle qui fait le moins d'honneur au
monarque. L'ambition s'est presque entièrement emparée de l'homme.
L'usage du pouvoir en a fait un despote très dur et qui souffre peu la
contradiction. Le mauvais succès de ses affaires, la nécessité de mener
la rude vie des camps au milieu des horreurs qu'entraîne la guerre,
l'habitude de manier les hommes pour les asservir à sa volonté et les
faire marcher à son but, la goutte et différentes incommodités, le poids
d'une couronne de conquérant et de roi absolu, toutes ces causes
troublèrent profondément l'âme de Frédéric. Il y a loin du ton du jeune
prince à celui de l'homme mûr.

Cette période comprend aussi les relations directes de Frédéric et de
Voltaire. L'amour-propre d'auteur, l'humeur despotique du souverain, les
basses manœuvres de leur entourage troublèrent bientôt ces rapports,
malgré leur admiration mutuelle et la grâce incomparable de l'esprit de
Voltaire. Le roi lui fit subir à Francfort de grossières avanies, tout à
fait dignes de la barbare rusticité de son père. Jamais Voltaire ne put
les oublier, tant elles furent odieuses, et jamais Frédéric ne les a
convenablement réparées, tant était absolu le caractère de ce despote de
génie. La margrave de Bareith principalement, et les autres membres de
la famille royale de Prusse, firent au contraire tout ce qui dépendait
d'eux pour panser cette blessure profonde. À deux reprises cependant,
Voltaire se donna le plaisir, digne d'une âme généreuse, d'essayer
d'être utile à Frédéric en le raccommodant avec la cour de France; puis
de consoler et de fortifier son héros, lorsque, dans une crise suprême,
quelque temps avant la bataille de Rosbach, il avait pris la résolution
de mettre fin à sa vie. En cette circonstance grave, Voltaire montra
autant de cœur que de raison et agit heureusement sur l'âme de Frédéric
et sur celle de la malheureuse margrave de Bareith, plus digne de ces
preuves de haute sympathie. Le lecteur retrouvera quelques traces
touchantes de ces rapports affectueux dans les circonstances les plus
extrêmes.

Après avoir désespéré de sa cause et résolu de s'ôter la vie (1757),
Frédéric auquel Voltaire avait écrit deux lettres très nobles et très
affectueuses pour l'en détourner, Frédéric abandonna ce funeste dessein.

    Pour moi, menacé du naufrage,
      Je dois, affrontant l'orage
    Penser, vivre ou mourir en roi.

Voltaire répond à l'épître qui se termine par ces trois vers:

«Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a
jamais été assez développé et qui a toujours été attaché à votre
personne, quoi qu'il ait pu arriver, mais ma douleur s'aigrissait des
injustices qu'une partie des hommes ferait à votre mémoire.

»J'oserai ajouter que Charles VII, qui avait votre courage avec
infiniment moins de lumières et moins de compassion pour ses peuples,
fit la paix avec le czar, sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en
dire davantage, et votre raison suprême vous en dit cent fois davantage.

»Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est
nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes
qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup
de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre
laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que quelque
personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

»Je prends du fond de ma retraite plus d'intérêt à votre sort que je
n'en prenais dans Postdam et Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse
et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de
votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère. C'est
être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme (13
novembre 1757).»

Plus tard, lorsque l'ambition de Frédéric est satisfaite, lorsqu'il
n'est plus aux prises avec la fortune et plongé dans les horreurs et les
crimes de la guerre, il semble retrouver la trace des sentiments de sa
jeunesse. Il est vrai que la brillante activité de Voltaire lui fait une
auréole lumineuse qui ne pouvait manquer de frapper un homme tel que
Frédéric. Malgré la mauvaise opinion qu'il a de l'humanité, le despote
ne peut s'empêcher de l'admirer en Voltaire.

En témoignant au philosophe un sincère enthousiasme pour son génie
inépuisable, il est forcé de reconnaître son grand cœur; et il s'associe
à quelques-unes de ses bonnes actions. Enfin on voit avec plaisir chez
cette âme, endurcie par la guerre et la rude besogne qui incombe à tout
despote, des éclairs de sensibilité et des retours d'affection pour le
noble vieillard, que la maladie et les années assiègent sans jamais
l'abattre.

Voici quelques extraits des lettres échangées entre le roi et le
philosophe dans la fin de la seconde et pendant la troisième époque, que
j'ai déterminées.

VOLTAIRE A FRÉDÉRIC, 19 mai 1759.--«Je tombe des nues quand vous
m'écrivez que je vous ai dit des duretés. Vous avez été mon idole
pendant vingt années de suite; _je l'ai dit à la terre, au ciel, à
Gusman même_; mais votre métier de héros et votre place de roi ne
rendent pas le cœur très sensible. C'est dommage, car ce cœur était fait
pour être humain et sans l'héroïsme et le trône vous auriez été le plus
aimable des hommes dans la société,

»En voilà trop si vous êtes en présence de l'ennemi, et trop peu si vous
êtes avec vous-même dans le sein de la philosophie, qui vaut encore
mieux que la gloire.

»Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer, autant que je
suis assez juste pour vous admirer. Reconnaissez la franchise et recevez
avec bonté le profond respect du Suisse Voltaire.»

AU MÊME, 21 avril 1760.--«Vous m'avez fait assez de mal, vous m'avez
brouillé avec le roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et
mes pensions; vous m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme
innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise
en prison. Ensuite, en m'honorant de vos lettres vous corrompez la
douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible
que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je suis occupé depuis
trois ans, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue que
celle de suivre ma façon de penser?

»......C'est vous qui me faites des reproches et ajoutez ce triomphe aux
insultes des fanatiques! Cela me fait prendre le monde en horreur avec
justice; j'en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je
bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d'avoir à souffrir et
surtout à souffrir par vous; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur
dont votre position n'est peut-être pas susceptible et que la
philosophie pouvait seule vous procurer dans les orages de votre vie, si
la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de
sagesse que vous avez en vous; fonds admirable, mais altéré par les
passions inséparables d'une grande imagination, un peu par humeur, et
par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme, enfin
par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir
humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses
piquantes, plaisir indigne de vous, d'autant plus que vous êtes plus
élevé au-dessus d'eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous
sentez sans doute ces vérités.

»Pardonnez a ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à
vivre; et il vous le dit avec d'autant plus de confiance que, convaincu
lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que
les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être
soupçonné par vous de se croire exempt de torts pour se mettre en droit
de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous
pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer
qu'à réparer avant sa mort les écarts funestes d'une imagination
trompeuse, en faisant des vœux pour qu'un aussi grand homme que vous
soit aussi heureux et aussi grand en tout qu'il doit l'être.»

RÉPONSE DU ROI, 12 mai 1760.--«Je sais très bien que j'ai des défauts et
même de grands défauts. Je vous assure que je ne me traite pas doucement
et que je ne me pardonne rien, quand je me parle à moi-même; mais
j'avoue que ce travail serait moins infructueux si j'étais dans une
situation où mon âme n'eût pas à souffrir de secousses aussi
impétueuses...

»Je n'entre pas dans la recherche du passé. Vous avez eu sans doute les
plus grands torts envers moi. Votre conduite n'eût été tolérée par aucun
philosophe. Je vous ai tout pardonné et même je veux tout oublier. Mais
si vous n'aviez pas eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie,
vous ne vous en sériez pas tiré aussi bien chez tout autre. Tenez-vous
le donc pour dit et que je n'entende plus parler de cette nièce qui
m'ennuie...»

Sans doute, Frédéric avait encore sur le cœur le refus de Mme Denis de
venir à Berlin, avec de brillants avantages de sa part, pour y tenir la
maison de son oncle. Le roi songeait peut-être que si cette Parisienne
avait fait moins la dédaigneuse et marqué plus d'affection à Voltaire,
il eût gardé toujours près de lui le plus aimable et le plus grand homme
de son siècle. _Vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien chez tout
autre,_ on sent là cette main qui tint impitoyablement enfermé ce
malheureux baron de Trenck.

DE FRÉDÉRIC., 31 octobre 1760.--«Le gros de notre espèce est sot et
méchant. Tout homme a une bête féroce en soi, peu savent l'enchaîner; la
plupart lui lâchent le frein, lorsque la terreur et les lois ne les
retiennent pas.

»Vous me trouverez peut-être un peu misanthrope. Je suis malade, je
souffre, et j'ai affaire à une demi-douzaine de coquins et de coquines
qui démonteraient un Socrate, un Antonin. Vous êtes heureux de suivre
les conseils de Candide et de vous borner à cultiver votre jardin. Il
n'est pas donné à tout le monde d'en faire autant. Il faut que le bœuf
trace un sillon, que le rossignol chante, que le dauphin nage et que je
fasse la guerre.»

DE FRÉDÉRIC.--24 octobre 1765.--«Je vous félicite de la bonne opinion
que vous avez de l'humanité. Pour moi, qui, par le devoir de mon état,
connais beaucoup cette espèce à deux pieds sans plume, je vous prédis
que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre
humain de la superstition... Cependant je crois que la voix de la
raison, à force de s'élever contre le fanatisme, pourra rendre la race
future plus tolérante que celle de notre temps; et c'est beaucoup
gagner.

»On vous aura l'obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus
cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés et dont les
suites font horreur.»

DE FRÉDÉRIC, 14 octobre 1773,--«J'ai été en Prusse abolir le servage,
réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir
un canal qui joint la Vistule, la Nètre, la Vaste, l'Oder et l'Elbe;
rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709, défricher vingt
milles de marais et établir quelque police dans un pays où ce nom était
même inconnu... De plus j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages
dans la haute Silésie, où il restait des terres incultes. Chaque village
a vingt familles. J'ai fait faire des grands chemins dans les montagnes
et rebâti deux villes brûlées.

Je ne vous parle point de troupes, cette matière est trop prohibée à
Ferney pour que je la touche. Je vous souhaite cette paix, accompagnée
de toutes les prospérités possibles et j'espère que le patriarche de
Ferney n'oubliera pas le philosophe de Sans-Souci, qui admire et
admirera son génie, jusqu'à extinction de chaleur humaine. _Vale._
Frédéric.»

DE VOLTAIRE, 8 novembre 1773.--«Je vous bénis de mon village de ce que
vous en avez tant bâti; je vous bénis au bord de mon marais de ce que
vous en avez tant desséché; je vous bénis avec mes laboureurs de ce que
vous en avez tant délivrés de l'esclavage, et que vous les avez changés
en hommes.»

DE FRÉDÉRIC, 26 novembre 1773.--«Quoique je sois venu trop tôt en ce
monde, je ne m'en plains pas; _j'ai vu Voltaire_, et, si je ne le vois
plus, je le lis et il m'écrit. Continuez longtemps de même et jouissez
de toute la gloire qui vous est due...»

DU MÊME, 18 novembre 1774.--«Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais
m'accoutumer à vous perdre tout à fait, et il me semble qu'il manquerait
quelque chose à notre Europe si elle était privée de Voltaire.»

DU MÊME, 10 décembre 1774.--«Non, vous ne mourrez pas de sitôt; vous
prenez les suites de l'âge pour les avant-coureurs de la mort. Ce feu
divin, que Prométhée déroba aux dieux et qui vous remplit, vous
soutiendra et vous conservera encore longtemps. _Vos sermons ne baissent
pas_.»

DU ROI, 18 juin 1776.--«La raison se développe journellement dans notre
Europe, les pays les plus stupides en ressentent les secousses... C'est
vous, ce sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les
esprits. La bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la
superstition..... Jouissez de votre triomphe; que votre raison domine
longues années sur les esprits que vous avez éclairés, et que le
patriarche de Ferney, le coryphée de la vérité, n'oublie pas le
solitaire de Sans-Souci.»

DU MÊME, 22 octobre 1776.--«Faites-moi au moins savoir quelques
nouvelles de la santé du vieux patriarche. Je n'entends pas raillerie
sur son compte, je me flatte que le quart d'heure de Rabelais sonnera
pour nous deux dans la même minute... et que je n'aurai pas le chagrin
de lui survivre et d'apprendre sa perte, qui en sera une pour l'Europe.
Ceci est sérieux: ainsi, je vous recommande à la sainte garde d'Apollon,
des Grâces qui ne vous quittent jamais et des Muses qui veillent autour
de vous.»

DU MÊME, décembre 1776.--«Quelle honte pour la France de persécuter un
homme unique... Quelle lâcheté plus révoltante que de répandre
l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me mettent en
colère.. Cependant soyez sûr que le plus grand crève-cœur que vous
puissiez faire à vos ennemis, c'est de vivre en dépit d'eux.»

DU MÊME, 10 février 1777.--«Vous aurez toutefois eu l'avantage de
surpasser tous vos prédécesseurs par le noble héroïsme avec lequel vous
avez combattu l'erreur.»

DU MÊME, 9 novembre 1777.--«Vous êtes l'aimant qui attirez à vous les
êtres qui pensent; chacun veut voir cet homme unique qui est la gloire
de notre siècle.»

DU MÊME, 25 janvier 1778.--«D'impitoyables gazetiers avaient annoncé
votre mort, tout ce qui tient à la république des lettres et moi
indigne, nous avons été frappés de terreur... Vivez, vivez pour
continuer votre brillante carrière, pour ma satisfaction et pour celle
de tous les êtres qui pensent.»

On est heureux de voir se terminer, avec dignité et affection, une
amitié, née dans l'enthousiasme et l'estime réciproques, presque rompue
par de cruels orages, enfin ravivée par le malheur et consacrée par le
temps, car elle ne dura pas moins de quarante-deux ans. Frédéric voulut
faire lui-même l'éloge de son ami, de l'homme du siècle, dans le sein de
l'Académie de Berlin.

Et il est juste de constater que dans cet éloge, sous l'influence de
l'âge et de ses regrets sincères, l'ambitieux, le despote, le dur et
victorieux capitaine a prononcé ces paroles: «Quelque précieux que
soient les dons du génie, ces présents que la nature ne prodigue que
rarement, ne l'emportent cependant jamais sur les actes d'humanité et de
bienfaisance: on admire les premiers et l'on bénit et vénère les
seconds.» Il est beau pour la mémoire de Voltaire que sa noble
existence ait inspiré de tels sentiments à Frédéric; et il est assez
curieux de remarquer à cette occasion que Laharpe, en digne académicien,
n'a indiqué comme unique ressort de la prodigieuse activité de Voltaire
que l'_amour de la gloire_. «À mesure, dit-il, qu'il sentait la vie lui
échapper, il embrassait plus fortement la gloire... Il ne respirait plus
que pour elle et par elle.»

D'Alembert, Condorcet, Diderot, Frédéric, Catherine, Turgot, Franklin,
Gœthe, ont bien vengé Voltaire de la myopie du panégyriste Laharpe,
myopie caractéristique et qui donne la juste mesure de la pauvreté de
cœur et d'intelligence de ce faiseur de phrases.

Quoi qu'il ait écrit et quoi qu'il ait fait, on doit dire à l'honneur et
à la décharge de Frédéric: _Il admira Voltaire et il l'aima autant qu'il
pouvait aimer_.

Le roi survécut huit ans à son ami et mourut en 1786, à l'âge de 74 ans.

La correspondance de Voltaire avec la plupart des membres de la famille
royale de Prusse est assez considérable. Assurément, au point de vue du
cœur, tous les membres de cette famille valaient beaucoup mieux que leur
illustre chef. Ici, plus de traces d'amour-propre d'auteur, plus de
paroles sentant le despote ayant mauvaise opinion de l'espèce humaine.
On ne voit que des preuves d'une affection sincère, d'une véritable
admiration, et souvent d'une reconnaissance très réelle. La margrave de
Bareith et le prince royal qui succéda à son oncle le grand Frédéric,
méritent d'être particulièrement distingués.

Par son dévouement à son frère, par la part qu'elle prit à ses malheurs,
par ses communications plus fréquentes et plus importantes avec
Voltaire, par la manière gracieuse avec laquelle elle s'efforça de
réparer l'indigne conduite de Frédéric à Francfort, la margrave de
Bareith occupe naturellement la première place dans ce recueil. Cette
princesse avait vécu près de Voltaire pendant son séjour en Prusse. Elle
avait de l'instruction et un esprit, sans préjugés. On voit de ses
lettres qui commencent ainsi: «Sœur Guillemette à frère Voltaire, salut,
car je me compte parmi les heureux habitants de votre abbaye» (allusion
à la société des soupers intimes de Frédéric).

Mais c'est pendant la guerre de Sept Ans, lorsque Frédéric, attaque à la
fois par l'Autriche, la France et la Russie, faillit succomber sous tant
d'ennemis, que les lettres de la margrave empruntent à la gravite des
circonstances et à l'état violent de son âme désespérée un intérêt
extrême. Voltaire songea à opérer un rapprochement entre la cour de
Berlin et celle de Versailles. Il en écrivit à cette princesse et au
maréchal de Richelieu qui commandait une de nos armées en Allemagne.
C'était quelques mois avant Rosbach. Le roi de Prusse semblait perdu et
Voltaire, qui ne désirait point la ruine de son ancien disciple, ne
songea qu'à le consoler et à essayer de le tirer de ce mauvais pas.
Cette négociation n'aboutit pas, quoiqu'elle fût opportune et dans
l'intérêt de la France. Mais Frédéric avait blessé l'amour-propre de Mme
de Pompadour et l'abbé de Bernis, sa créature, était ministre des
affaires étrangères.

Le 19 août 1757, la margrave répondait à Voltaire:

«On ne connaît ses amis que dans le malheur; la lettre que vous m'avez
écrite fait bien de l'honneur à votre façon de penser. Je ne saurais
vous témoigner combien je suis sensible à votre procédé. Le roi l'est
autant que moi... Je suis dans un état affreux et je ne survivrai pas à
la destruction de ma maison et de ma famille. C'est l'unique consolation
qui me reste. Vous aurez de beaux sujets de tragédies... Je ne puis vous
en dire davantage, mon âme est si troublée que je ne sais ce que je
fais. Quoi qu'il puisse arriver, soyez persuadé que je suis plus que
jamais votre amie, Wilhelmine.»

Vingt-huit jours après, le 12 septembre, la malheureuse princesse
continue ainsi: «Votre lettre m'a sensiblement touchée, celle que vous
m'avez adressée pour le roi a fait le même effet sur lui. Je m'étais
flattée que vos réflexions feraient quelque impression sur son esprit.
Vous verrez le contraire par le billet ci-joint. Il ne me reste qu'à
suivre sa destinée, si elle est malheureuse; je ne me suis jamais piquée
d'être philosophe, j'ai fait mes efforts pour le devenir. Le peu de
progrès que j'ai fait m'a appris à mépriser les grandeurs et les
richesses, mais je n'ai rien trouvé dans la philosophie qui puisse
guérir les plaies du cœur que le moyen de s'affranchir de ses maux en
cessant de vivre. L'état où je suis est pire que la mort... Plût au ciel
que je fusse chargée seule de tous les maux que je viens de vous
décrire! je les souffrirais avec fermeté! Pardonnez-moi ce détail. Vous
m'engagez, par la part que vous prenez à ce qui me regarde, à vous
ouvrir mon cœur. Hélas! l'espoir en est presque banni. Que vous êtes
heureux dans votre ermitage, je vous, y souhaite tout le bonheur
imaginable. Si la fortune nous favorise encore, comptez sur toute ma
reconnaissance, je n'oublierai jamais toutes les marques d'attachement
que vous m'avez données; ma sensibilité vous en est garant. Je ne suis
jamais amie à demi et je le serai toujours véritablement de frère
Voltaire. Bien des compliments à Mme Denis. Continuez, je vous prie,
d'écrire au roi. Wilhelmine.»

Après la bataille de Rosbach, 6 novembre 1757, les affaires du roi de
Prusse, quoique toujours en fâcheux état, prirent une meilleure
tournure; mais la santé de la margrave avait reçu des atteintes trop
profondes pour qu'elle pût se remettre. Cette princesse mourut le 14
octobre 1758.

Frédéric écrivait à Voltaire le 6 novembre de cette année: «Il vous a
été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite... Si cela
eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort pour
prolonger les jours de celle qui ne voit plus la lumière. N'en perdez
jamais la mémoire et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour
élever un monument en son honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice,
et, sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus
ample et la plus belle. Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que
je n'en ai.»

Le poète satisfit aux désirs du roi comme aux besoins de son cœur et
loua la grandeur d'âme et l'intelligence élevée de la princesse dans une
ode qui courut l'Europe.

Le prince de Prusse, depuis Frédéric-Guillaume II, s'adresse ainsi à
Voltaire le 12 novembre 1770: «Je vous admire, monsieur, depuis que je
vous lis... J'ai vu avec un extrême plaisir que la même plume, qui
travaille depuis si longtemps à frapper la superstition et à ramener la
tolérance, s'occupe aussi à renverser le funeste principe du _Système de
la Nature_... Souffrez, monsieur, que je vous demande pour ma seule
instruction, si en avançant en âge vous ne trouvez rien à changer à vos
idées sur la nature de l'âme... Je n'aime pas à me perdre dans des
raisonnements métaphysiques, mais je voudrais ne pas mourir tout entier
et qu'un génie tel que le vôtre ne fût pas anéanti. Je regrette souvent,
monsieur, en vous lisant, de n'avoir pas été en âge de profiter des
charmes de votre conversation dans le temps que vous étiez ici. Je
n'ignore pas combien le feu prince de Prusse, mon frère, vous estimait;
je vous prie de croire que j'ai hérité de ses sentiments. J'embrasserai
avec plaisir l'occasion de vous en donner des preuves et de vous
convaincre, monsieur, combien je suis votre très affectionné ami.»

Le 28 du même mois, Voltaire répond: «Il est vrai qu'on ne sait pas trop
bien ce que c'est qu'une âme, on n'en a jamais vu. Tout ce que nous
savons, c'est que le maître éternel de la nature nous a donné la faculté
de penser et de connaître la vertu. Il n'est pas démontré que cette
faculté vive après notre mort, mais le contraire n'est pas démontré non
plus. Il se peut sans doute que Dieu ait accordé la pensée à une monade,
qu'il fera penser après nous: rien n'est contradictoire dans cette idée.
Au milieu de tous les doutes, le plus sage est de ne jamais rien faire
contre sa conscience. Avec ce secret, on jouit de la vie et l'on ne
craint rien à la mort.

«Il est bien extravagant de définir Dieu, les anges, les esprits, et de
savoir précisément pourquoi Dieu a formé le monde, quand on ne sait pas
pourquoi on remue son bras à sa volonté. Nous ne savons rien des
premiers principes.

»Le système des athées m'a toujours paru extravagant. Spinosa lui-même
admettait une intelligence universelle. Il ne s'agit plus que de savoir
si cette intelligence a de la justice. Or il me paraît impertinent
d'admettre un Dieu injuste. Tout le reste me semble caché dans la nuit.
Ce qui est sûr, c'est que l'homme de bien n'a rien à craindre.»

Le prince répond, 10 mars 1771: «Pour avoir l'esprit en repos sur
l'avenir, il ne faut qu'être homme de bien. Je le serai toujours: j'en
ferai toute ma vie honneur à vos sages exhortations et j'attendrai
patiemment que la toile se lève pour voir dans l'éternité. Vous êtes
assez heureux, monsieur, pour que je ne puisse vous être bon à rien.
S'il se présentait néanmoins quelque occasion de vous faire plaisir,
disposez, je vous prie, de votre très affectionné ami.»

À l'exposition universelle de 1867, on fit figurer à Paris le moulage en
plâtre du monument élevé à Berlin en l'honneur du grand Frédéric. Je ne
veux point ici apprécier cette œuvre au point de vue artistique. Mais je
remarquais alors et je crois bon de faire remarquer que sur les
bas-reliefs, illustrant les quatre faces du piédestal de cette statue
équestre, l'un d'eux représentait Frédéric entouré des savants et des
membres de l'Académie dont il était le fondateur. On y voit les figures
de Maupertuis, d'Argens, etc., mais on y cherche en vain celle de
Voltaire, qui fut cependant le plus illustre membre de cette académie,
laquelle a entendu de la bouche du roi philosophe l'éloge du patriarche
de Ferney.

Pourquoi cette éclatante omission? pourquoi Voltaire brille-t-il par son
absence dans cette réunion?

Est-il besoin de le constater encore une fois c'est que Voltaire
libre-penseur, avocat du genre humain, promoteur et précurseur de 89, ne
peut être amnistié par des partisans du droit divin, tels que Guillaume
et Bismarck.

Il est bon de le faire remarquer, car cela est tout à l'honneur de
Voltaire.

Ces répugnances ne se voient pas seulement en Allemagne. À la mort du
dernier marquis de Villette, fils de _Belle et Bonne_, la pupille de
Voltaire, les héritiers légitimes, après avoir tout partagé, cherchèrent
un moyen honnête de se débarrasser de l'urne d'argent contenant le cœur
de Voltaire et sur laquelle le mari de _Belle et Bonne_ avait inscrit ce
vers:

     Son esprit est partout, mais son cœur est ici!

Jusque-là ce vase avait été précieusement conservé à Villette, avec
quelques autres reliques par le fils de la pupille de Voltaire.

On conçoit l'embarras des héritiers Villette, tous bons catholiques et
bon légitimistes. Ils imaginèrent d'offrir l'urne, peu édifiante, à
l'Académie française. C'était assez bien trouvé, car l'Académie possède
une bibliothèque, un musée qui contient même la statue de Voltaire,
exécutée en 1770 par Pigalle, grâce à une souscription publique. Cette
statue historique avait été donnée à l'Académie française par la nièce
de Voltaire, Mme Denis, et naturellement l'Académie s'empressa de
l'accepter avec reconnaissance et enthousiasme.

À ce moment le monde était plein de la gloire de Voltaire et tout aux
regrets causés par la perte de ce grand homme, comme le prouva en 91 la
translation des cendres et l'apothéose de Voltaire au Panthéon.

Autres temps, autres mœurs.

L'Académie de nos jours, où prédominait l'influence de MM. Guizot,
Dupanloup, de Broglie, etc., ne se soucia nullement d'accepter le don
des héritiers Villette.

Elle tourna comme elle put la difficulté et l'urne consacrée par la
piété filiale se trouve aujourd'hui déposée à la Bibliothèque nationale.
C'est matériellement tout ce qui nous reste de Voltaire, car on sait que
la tombe du Panthéon a été violée en 1816 et que de bons catholiques ont
jeté aux gémonies les restes du philosophe. Ainsi a été repoussé de
mains en mains, cette urne qui renferme le cœur de Voltaire, lequel
pendant 84 ans palpita avec la plus grande énergie pour la cause de la
Justice et de la Vérité.

Dame! avouer Voltaire, accepter l'ennemi implacable de la superstition
et du fanatisme, le don Quichotte de l'humanité, cela ne peut être le
fait de tout le monde, pas plus en France qu'en Prusse.

Cette espèce d'ostracisme posthume de Voltaire est un supplice bien
doux, quand on se rappelle que Socrate a bu la ciguë, que Jésus a été
crucifié, qu'Arnauld de Brescia, Galilée, Campanella, Jean Huss,
Giordano Bruno ont été brûlés, torturés ou pendus.

Je ne puis nommer tous les martyrs de la Vérité et de la Justice.
J'ajouterai seulement que Descartes, pour pouvoir penser et écrire
librement, a été obligé de s'exiler en Hollande et en Suède.

Il faut donc reconnaître que Guillaume et Bismarck n'ont pas été plus
sots, plus ridicules et plus odieux que Louis XIV avec ses dragonnades,
et que toutes ces pitoyables violences n'empêchent pas le monde de
tourner.

E. DE POMPERY.

       *       *       *       *       *



CORRESPONDANCE

DE VOLTAIRE

AVEC

LE ROI DE PRUSSE



DU PRINCE ROYAL

À Berlin, 8 auguste 1736.


Monsieur, quoique je n'aie pas la satisfaction de vous connaître
personnellement, vous ne m'en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce
sont des trésors d'esprit, si l'on peut s'exprimer ainsi, et des pièces
travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d'art, que les beautés
en paraissent nouvelles chaque fois qu'on les relit. Je crois y avoir
reconnu le caractère de leur ingénieux auteur, qui fait honneur à notre
siècle et à l'esprit humain. Les grands hommes modernes vous auront un
jour l'obligation, et à vous uniquement, en cas que la dispute à qui
d'eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous
ferez pencher la balance de leur côté.

Vous ajoutez à la qualité d'excellent poète une infinité d'autres
connaissances qui, à la vérité, ont quelque affinité avec la poésie,
mais qui ne lui ont été appropriées que par votre plume. Jamais poète ne
cadença des pensées métaphysiques: l'honneur vous en était réservé le
premier. C'est ce goût que vous marquez dans vos écrits pour la
philosophie, qui m'engage à vous envoyer la traduction que j'ai fait
faire de l'accusation et de la justification du sieur Wolf, le plus
célèbre philosophe de nos jours, qui, pour avoir porté la lumière dans
les endroits les plus ténébreux de la métaphysique, et pour avoir traité
ces difficiles matières d'une manière aussi relevée que précise, et
nette, est cruellement accusé d'irréligion et d'athéisme. Tel est le
destin des grands hommes; leur génie supérieur les expose toujours aux
traits envenimés de la calomnie et de l'envie.

Je suis à présent à faire traduire le _Traité de Dieu, de l'âme et du
monde_, émané de la plume du même auteur. Je vous l'enverrai, monsieur,
dès qu'il sera achevé, et je suis sûr que la force de l'évidence vous
frappera dans toutes ses propositions, qui se suivent géométriquement,
et connectent les unes avec les autres comme les anneaux d'une chaîne.

La douceur et le support que vous marquez pour tous ceux qui se vouent
aux arts et aux sciences, me font espérer que vous ne m'exclurez pas du
nombre de ceux que vous trouvez dignes de vos instructions. Je nomme
ainsi votre commerce de lettres, qui ne peut être que profitable à tout
être pensant. J'ose même avancer, sans déroger au mérite d'autrui, que
dans l'univers entier il n'y aurait pas d'exception à faire de ceux dont
vous ne pourriez être le maître. Sans vous prodiguer un encens indigne
de vous être offert, je peux vous dire que je trouve des beautés sans
nombre dans vos ouvrages. Votre _Henriade_ me charme, et triomphe
heureusement de la critique peu judicieuse que l'on en a faite. La
tragédie de _César_ nous fait voir des caractères soutenus; les
sentiments y sont tous magnifiques et grands; et l'on sent que Brutus
est ou Romain ou Anglais. _Alzire_ ajoute aux grâces de la nouveauté cet
heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites
voir, par le caractère de Gusman, qu'un christianisme mal entendu, et
guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme
même.

Corneille, le grand Corneille, lui qui s'attirait l'admiration de tout
son siècle, s'il ressuscitait de nos jours, verrait avec étonnement, et
peut-être avec envie, que la tragique déesse vous prodigue avec
profusion les faveurs dont elle était avare envers lui. À quoi n'a-t-on
pas lieu de s'attendre de l'auteur de tant de chefs-d'œuvre! Quelles
nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si
spirituellement et si élégamment _le Temple du Goût_!

C'est ce qui me fait désirer si ardemment d'avoir tous vos ouvrages. Je
vous prie, monsieur, de me les envoyer et de me les communiquer sans
réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu'un que, par une
circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du
public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me
contenter d'y applaudir dans mon particulier. Je sais malheureusement
que la foi des princes est un objet peu respectable de nos jours, mais
j'espère néanmoins que vous ne vous laisserez pas préoccuper par des
préjugés généraux, et que vous ferez une exception à la règle en ma
faveur.

Je me croirai plus riche en possédant vos ouvrages, que je ne le serai
par la possession de tous les biens passagers et méprisables de la
fortune, qu'un même hasard fait acquérir et perdre. L'on peut se rendre
propres les premiers, s'entend vos ouvrages, moyennant le secours de la
mémoire, et ils nous durent autant qu'elle. Connaissant le peu d'étendue
de la mienne, je balance longtemps avant de me déterminer sur le choix
des choses que je juge dignes d'y placer.

Si la poésie était encore sur le pied où elle fut autrefois, savoir, que
les poètes ne savaient que fredonner des idylles ennuyeuses, des
églogues faites sur un même moule, des stances insipides, ou que tout au
plus ils savaient monter leur lyre sur le ton de l'élégie, j'y
renoncerais à jamais; mais vous ennoblissez cet art, vous nous montrez
des chemins nouveaux et des routes inconnues aux *** et aux Rousseau.

Vos poésies ont des qualités qui les rendent respectables et dignes de
l'admiration et de l'étude des honnêtes gens. Elles sont un cours de
morale où l'on apprend à penser et à agir. La vertu y est peinte des
plus belles couleurs. L'idée de la véritable gloire y est déterminée; et
vous insinuez le goût des sciences d'une manière si fine et si délicate,
que quiconque a lu vos ouvrages respire l'ambition de suivre vos traces.
Combien de fois ne me suis-je pas dit: Malheureux! laisse là un fardeau
dont le poids surpasse tes forces: l'on ne peut imiter Voltaire, à
moins que d'être Voltaire même.

C'est dans ces moments que j'ai senti que les avantages de la naissance,
et cette fumée de grandeur dont la vanité nous berce, ne servent qu'à
peu de chose, ou pour mieux dire à rien. Ce sont des distinctions
étrangères à nous-mêmes, et qui ne décorent que la figure. De combien
les talents de l'esprit ne leur sont-ils pas préférables! Que ne doit-on
pas aux gens que la nature a distingués parce qu'elle les a fait naître!
Elle se plaît à former des sujets qu'elle doue de toute la capacité
nécessaire pour faire des progrès dans les arts et dans les sciences; et
c'est aux princes à récompenser leurs veilles. Eh! que la gloire ne se
sert-elle de moi pour couronner vos succès! Je ne craindrais autre
chose, sinon que ce pays, peu fertile en lauriers, n'en fournît pas
autant que vos ouvrages en méritent.

Si mon destin ne me favorise pas jusqu'au point de pouvoir vous
posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si
longtemps j'admire de si loin, et de vous assurer de vive voix que je
suis avec toute l'estime et la considération due à ceux qui, suivant
pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public,
monsieur, votre affectionné ami, FÉDÉRIC, P. R. de Prusse[A].



DE M. DE VOLTAIRE

À Paris, le 26 auguste 1736.


Monseigneur, il faudrait être insensible pour n'être pas infiniment
touché de la lettre dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer. Mon
amour-propre en a été trop flatté, mais l'amour du genre humain que j'ai
toujours eu dans le cœur, et qui, j'ose dire, fait mon caractère, m'a
donné un plaisir mille fois plus pur, quand j'ai vu qu'il y a dans le
monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les
hommes heureux.

Souffrez que je vous dise qu'il n'y a point d'homme sur la terre qui ne
doive des actions de grâces au soin que vous prenez de cultiver par la
saine philosophie une âme née pour commander. Croyez qu'il n'y a eu de
véritablement bons rois que ceux qui ont commencé comme vous par
s'instruire, par connaître les hommes, par aimer le vrai, par détester
la persécution et la superstition. Il n'y a point de prince qui, en
pensant ainsi, ne puisse ramener l'âge d'or dans ses États. Pourquoi si
peu de rois recherchent-ils cet avantage? Vous le sentez, monseigneur,
c'est que presque tous, songent plus à la royauté qu'à l'humanité: vous
faites précisément le contraire. Soyez sûr que si un jour le tumulte des
affaires et la méchanceté des hommes n'altèrent point un si divin
caractère, vous serez adoré de vos peuples et chéri du monde entier. Les
philosophes dignes de ce nom voleront dans vos États; et, comme les
artisans célèbres viennent en foule dans le pays où leur art est plus
favorisé, les hommes qui pensent viendront entourer votre trône.

L'illustre reine Christine quitta son royaume pour aller chercher les
arts; régnez, monseigneur, et que les arts viennent vous chercher.

Puissiez-vous n'être jamais dégoûté des sciences par les querelles des
savants! Vous voyez, monseigneur, par les choses que vous daignez me
mander, qu'ils sont hommes, pour la plupart, comme les courtisans mêmes.
Ils sont quelquefois aussi avides, aussi intrigants, aussi faux, aussi
cruels; et toute la différence qui est entre les pestes de cour et les
pestes de l'école, c'est que ces derniers sont plus ridicules.

Il est bien triste pour l'humanité que ceux qui se disent les
déclarateurs des commandements célestes, les interprètes de la Divinité,
en un mot les théologiens soient quelquefois les plus dangereux de tous;
qu'il s'en trouve d'aussi pernicieux dans la société qu'obscurs dans
leurs idées et que leur âme soit gonflée de fiel et d'orgueil à
proportion qu'elle est vide de vérités. Ils voudraient troubler la terre
par un sophisme, et intéresser tous les rois à venger, par le fer et par
le feu, l'honneur d'un argument _in ferio_ ou _in barbara_.

Tout être pensant qui n'est pas de leur avis est un athée; et tout roi
qui ne les favorise pas sera damné. Vous savez, monseigneur, que le
mieux qu'on puisse faire, c'est d'abandonner à eux-mêmes ces prétendus
précepteurs et ces ennemis réels du genre humain. Leurs paroles, quand
elles sont négligées, se perdent en l'air comme du vent; mais si le
poids de l'autorité s'en mêle, ce vent acquiert une force qui renverse
quelquefois le trône.

Je vois, monseigneur, avec la joie d'un cœur rempli d'amour pour le bien
public, la distance immense que vous mettez entre les hommes qui
cherchent en paix la vérité, et ceux qui veulent faire la guerre pour
des mots qu'ils n'entendent pas. Je vois que les Newton, les Leibnitz,
les Bayle, les Locke, ces âmes si élevées, si éclairées et si douces,
sont ceux qui nourrissent votre esprit, et que vous rejetez les autres
aliments prétendus, que vous trouveriez empoisonnés ou sans substance.

Je ne saurais trop remercier Votre Altesse Royale de la bonté qu'elle a
eue de m'envoyer le petit livre concernant M. Wolf. Je regarde ses idées
métaphysiques comme des choses qui font honneur à l'esprit humain. Ce
sont des éclairs au milieu d'une nuit profonde; c'est tout ce qu'on peut
espérer, je crois, de la métaphysique. Il n'y a pas d'apparence que les
premiers principes des choses soient jamais bien connus. Les souris qui
habitent quelques petits trous d'un bâtiment immense, ne savent ni si ce
bâtiment est éternel, ni quel en est l'architecte, ni pourquoi cet
architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs
trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous
sommes les souris; et le divin Architecte qui a bâti cet univers n'a pas
encore, que je sache, dit son secret à aucun de nous. Si quelqu'un peut
prétendre à deviner juste, c'est M. Wolf. On peut le combattre, mais il
faut l'estimer: sa philosophie est bien loin d'être pernicieuse; y
a-t-il rien de plus beau et de plus vrai que de dire, comme il fait, que
les hommes doivent être justes, quand même ils auraient le malheur
d'être athées?

La protection qu'il semble que vous donnez, monseigneur, à ce savant
homme, est une preuve de la justesse de votre esprit et de l'humanité de
vos sentiments.

Vous avez la bonté, monseigneur, de me promettre de m'envoyer le _Traité
de Dieu, de l'âme et du monde_. Quel présent, monseigneur, et quel
commerce! L'héritier d'une monarchie daigne, du sein de son palais,
envoyer des instructions à un solitaire! Daignez me faire ce présent,
monseigneur; mon amour pour le vrai est la seule chose qui m'en rende
digne. La plupart des princes craignent d'entendre la vérité, et ce sera
vous qui l'enseignerez.

À l'égard des vers dont vous me parlez, vous pensez sur cet art aussi
sensément que sur tout le reste. Les vers qui n'apprennent pas aux
hommes des vérités neuves et touchantes ne méritent guère d'être lus:
vous sentez qu'il n'y aurait rien de plus méprisable que de passer sa
vie à renfermer dans les rimes des lieux communs usés. S'il y a quelque
chose de plus vil, c'est de n'être que poète satirique et de n'écrire
que pour décrier les autres. Ces poètes sont au Parnasse ce que sont
dans les écoles ces docteurs qui ne savent que des mots, et qui cabalent
contre ceux qui écrivent des choses.

Si _La Henriade_ a pu ne pas déplaire à Votre Altesse Royale, j'en dois
rendre grâce à cet amour du vrai, à cette horreur que mon poème inspire
pour les factieux, pour les persécuteurs, pour les superstitieux, pour
les tyrans et pour les rebelles. C'est l'ouvrage d'un honnête homme; il
devait trouver grâce devant un prince philosophe.

Vous m'ordonnez de vous envoyer mes ouvrages: je vous obéirai,
monseigneur; vous serez mon juge, et vous me tiendrez, lieu du public.
Je vous soumettrai ce que j'ai hasardé en philosophie; vos lumières
seront ma récompense: c'est un prix que peu de souverains peuvent
donner. Je suis sûr de votre secret, votre vertu doit égaler vos
connaissances.

Je regarderais comme un bonheur bien précieux celui de venir faire ma
cour à Votre Altesse Royale. On va à Rome pour voir des églises, des
tableaux, des ruines et des bas-reliefs. Un prince tel que vous mérite
bien mieux un voyage; c'est une rareté plus merveilleuse. Mais l'amitié,
qui me retient dans la retraite où je suis ne me permet pas d'en sortir.
Vous pensez, sans doute, comme Julien, ce grand homme si calomnié, qui
disait que les amis doivent toujours être préférés aux rois.

Dans quelque coin du monde que j'achève ma vie, soyez sûr, monseigneur,
que je ferai continuellement des vœux pour vous, c'est-à-dire pour le
bonheur de tout un peuple. Mon cœur sera au rang de vos sujets: votre
gloire me sera toujours chère. Je souhaiterai que vous ressembliez
toujours à vous-même, et que les autres rois vous ressemblent. Je suis
avec un profond respect, de Votre Altesse Royale, le très humble, etc.



DU PRINCE ROYAL

Ce 9 septembre 1736.


Monsieur, c'est une épreuve bien difficile pour un écolier en
philosophie, que de recevoir des louanges d'un homme de votre mérite.
L'amour-propre et la présomption, ces cruels tyrans de l'âme qui
l'empoisonnent en la flattant, se croient autorisés par un philosophe,
et recevant des armes de vos mains, voudraient usurper sur ma raison un
empire que je leur ai toujours disputé. Heureux si, en les convaincant
et en mettant la philosophie en pratique, je puis répondre un jour à
l'idée, peut-être trop avantageuse, que vous avez de moi!

Vous faites, monsieur, dans votre lettre, le portrait d'un prince
accompli, auquel je ne me reconnais point. C'est une leçon habillée de
la façon la plus ingénieuse et la plus obligeante; c'est enfin un tour
artificieux pour faire parvenir la timide vérité jusqu'aux oreilles d'un
prince. Je me proposerai ce portrait pour modèle, et je ferai tous mes
efforts pour me rendre le digne disciple d'un maître qui sait si
divinement enseigner.

Je me sens déjà infiniment redevable à vos ouvrages; c'est une source où
l'on peut puiser les sentiments et les connaissances dignes des plus
grands hommes. Ma vanité ne va pas jusqu'à m'arroger ce titre; et ce
sera vous, monsieur, à qui j'en aurai l'obligation, si j'y parviens;

    Et d'un peu de vertu, si l'Europe me loue,
    Je vous le dois, seigneur, il faut que je l'avoue.

Je ne puis m'empêcher d'admirer ce généreux caractère, cet amour du
genre humain qui devrait vous mériter les suffrages de tous les peuples:
j'ose même avancer qu'ils vous doivent autant et plus que les Grecs à
Solon et à Lycurgue, ces sages législateurs dont les lois firent fleurir
leur patrie, et furent le fondement d'une grandeur à laquelle la Grèce
n'aurait jamais aspiré ni osé prétendre sans eux. Les auteurs sont les
législateurs du genre humain; leurs écrits se répandent dans toutes les
parties du monde; et étant connus de tout l'univers, ils manifestent des
idées dont les autres sont empreints. Ainsi vos ouvrages publient vos
sentiments. Le charme de votre éloquence est leur moindre beauté; tout
ce que la force des pensées et le feu de l'expression peuvent produire
d'achevé quand ils sont réunis, s'y trouve. Ces véritables beautés
charment vos lecteurs; elles les touchent: ainsi tout un monde respire
bientôt cet amour du genre humain que votre heureuse impulsion a fait
germer en lui. Vous formez de bons citoyens, des amis fidèles, et des
sujets qui, abhorrant également la rébellion et la tyrannie, ne sont
zélés que pour le bien public. Enfin, c'est à vous que l'on doit toutes
les vertus qui font la sûreté et le charme de la vie. Que ne vous
doit-on pas?

Si l'Europe entière ne reconnaît pas cette vérité, elle n'en est pas
moins vraie. Enfin, si toute la nature humaine n'a pas pour vous la
reconnaissance que vous méritez, soyez du moins certain de la mienne.
Regardez désormais mes actions comme le fruit de vos leçons. Je les ai
enfin reçues, mon cœur en a été ému, et je me suis fait une loi
inviolable de les suivre toute ma vie.

Je vois, monsieur, avec admiration, que vos connaissances ne se bornent
pas aux seules sciences: vous avez approfondi les replis les plus cachés
du cœur humain, et c'est là que vous avez puisé le conseil salutaire que
vous me donnez en m'avertissant de me défier de moi-même. Je voudrais
pouvoir me le répéter sans cesse, et vous en remercie infiniment,
monsieur.

C'est un déplorable effet de la fragilité humaine que les hommes ne se
ressemblent pas à eux-mêmes tous les jours: souvent leurs résolutions se
détruisent avec la même promptitude qu'ils les ont prises. Les Espagnols
disent très judicieusement: _Cet homme a été brave un tel jour_. Ne
pourrait-on pas dire de même des grands hommes, qu'ils ne le sont pas
toujours, ni en tout?

Si je désire quelque chose avec ardeur, c'est d'avoir des gens savants
et habiles autour de moi. Je ne crois pas que ce soient des soins perdus
que ceux qu'on emploie à les attirer: c'est un hommage qui est dû à leur
mérite, et c'est un aveu du besoin que l'on a d'être éclairé par leurs
lumières.

Je ne puis revenir de mon étonnement, quand je pense qu'une nation
cultivée par les beaux-arts, secondée par le génie et par l'émulation
d'une autre nation voisine; quand je pense, dis-je, que cette même
nation, si polie et si éclairée, ne connaît point le trésor qu'elle
renferme dans son sein. Quoi! ce même Voltaire, à qui nos mains érigent
des autels et des statues, est négligé dans sa patrie, et vit en
solitaire dans le fond de la Champagne! C'est un paradoxe, c'est une
énigme, c'est un effet bizarre du caprice des hommes. Non, monsieur, les
querelles des savants ne me dégoûteront jamais du savoir; je saurai
toujours distinguer ceux qui avilissent les sciences, des sciences
mêmes. Leurs disputes viennent ordinairement ou d'une ambition démesurée
et d'une avidité insatiable de s'acquérir un nom, ou de l'envie qu'un
mérite médiocre porte à l'éclat brillant d'un mérite supérieur qui
l'offusque.

.....Je respecte trop les liens de l'amitié pour vouloir vous arracher
des bras d'Émilie: il faudrait avoir le cœur dur et insensible pour
exiger de vous un pareil sacrifice; il faudrait n'avoir jamais connu la
douceur d'être auprès des personnes que l'on aime, pour ne pas sentir la
peine que vous causerait une telle séparation. Je n'exigerai de vous que
de rendre mes hommages à ce prodige d'esprit et de connaissances. Que de
pareilles femmes sont rares!

Soyez persuadé, monsieur, que je connais tout le prix de votre estime,
mais que je me souviens en même temps d'une leçon que me donne _La
Henriade_ (ch. III):

     C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux.

Peu de personnes le soutiennent, tous sont accablés sous le faix.

Il n'est point de bonheur que je ne vous souhaite, et aucun dont vous ne
soyez digne. Cirey sera désormais mon Delphes, et vos lettres, que je
vous prie de me continuer, mes oracles. Je suis, monsieur, avec une
estime singulière, votre très affectionné ami. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Novembre, 1736.


Monseigneur, j'ai versé des larmes de joie en lisant la lettre du 9
septembre, dont Votre Altesse Royale a bien voulu m'honorer: j'y
reconnais un prince qui, certainement, sera l'amour du genre humain. Je
suis étonné de toute manière; vous parlez comme Trajan, vous écrivez
comme Pline et vous parlez français comme nos meilleurs écrivains.
Quelle différence entre les hommes! Louis XIV était un grand roi, je
respecte sa mémoire; mais il ne parlait pas aussi humainement que vous,
monseigneur, et ne s'exprimait pas de même. J'ai vu de ses lettres: il
ne savait pas l'orthographe de sa langue. Berlin sera sous vos auspices
l'Athènes de l'Allemagne et pourra l'être de l'Europe. Je suis ici dans
une ville où deux simples particuliers, M. Boerhaave d'un côté, et M.
S'Gravesande de l'autre, attirent quatre ou cinq cents étrangers: un
prince tel que vous en attirera bien davantage; et je vous avoue que je
me tiendrais bien malheureux, si je mourais avant d'avoir vu l'exemple
des princes et la merveille de d'Allemagne.

Je ne veux point vous flatter, monseigneur, ce serait un crime; ce
serait jeter un souffle empoisonné sur une fleur; j'en suis incapable:
c'est mon cœur pénétré qui parle à Votre Altesse Royale...

...Si je ne m'intéressais pas au bonheur des hommes, je serais fâché de
vous voir destiné à être roi. Je vous voudrais particulier; je voudrais
que mon âme pût approcher en liberté de la vôtre; mais il faut que mon
goût cède au bien public.

Souffrez, monseigneur, qu'en vous je respecte encore plus l'homme que le
prince; souffrez que, de toutes vos grandeurs, celle de votre âme ait
mes premiers hommages; souffrez que je vous dise encore combien vous me
donnez d'admiration et d'espérance.

Je suis, etc.



DE M. DE VOLTAIRE

Mars 1737.


Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey il y a un mois. Madame du
Châtelet, dont l'âme est faite sur le modèle de la vôtre et qui a
sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa
Cour que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois de la terre,
et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre: car

         _Fuge suspicari_
    _Cujus octavum trepidavit œtas_
       _Claudere lustrum._
         (Hor. L. II, od. IV.)

Un orage m'a arraché de cette retraite heureuse: la calomnie m'a été
chercher jusque dans Cirey. Je ne suis persécuté que depuis que j'ai
fait _La Henriade_. Croiriez-vous qu'on m'a reproché plus d'une fois
d'avoir peint la Saint-Barthélemy avec des couleurs trop odieuses? On
m'a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour
se détruire. Enfin, la tempête a redoublé, et je suis parti par les
conseils de mes meilleurs amis. J'avais esquissé les principes assez
faciles de la _Philosophie_ de Newton: madame du Châtelet avait sa part
à l'ouvrage: Minerve dictait, et j'écrivais. Je suis venu à Leyde
travailler à rendre l'ouvrage moins indigne d'elle et de vous; je suis
venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela
durera tout l'hiver. Voilà mon histoire et mon occupation: les bontés de
Votre Altesse Royale exigeaient cet aveu.

J'étais d'abord en Hollande sous un autre nom pour éviter les visites,
les nouvelles connaissances et la perte du temps; mais les gazettes
ayant débité des bruits injurieux semés par mes ennemis, j'ai pris
sur-le-champ la résolution de les confondre, en les démentant et en me
faisant connaître...

...Dans les lettres que je reçois de Votre Altesse Royale, parmi bien
des traits de prince et de philosophe, je remarque celui où vous dites:
_Cæsar est supra grammaticam_. Cela est très vrai: il sied très bien à
un prince de n'être pas puriste; mais il ne sied pas d'écrire et
d'orthographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir reçu la
meilleure éducation: et de ce que Louis XIV ne savait rien, de ce qu'il
ne savait pas même la langue de sa patrie, je conclus qu'il fut mal
élevé. Il était né avec un esprit juste et sage; mais on ne lui apprit
qu'à danser et à jouer de la guitare, il ne lut jamais: et s'il avait
lu, s'il avait su l'histoire, vous auriez moins de Français à Berlin.
Votre royaume ne se serait pas enrichi, en 1686, des dépouilles du sien.
Il aurait moins écouté le jésuite Letellier; il aurait, etc., etc.. etc.

Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez
tout suppléé. Il n'y a aucun prince à présent sur la terre qui pense
comme vous. Je suis fâché que vous n'ayez point de rivaux. Je serai
toute ma vie, etc., etc.



DE M. DE VOLTAIRE

Mars 1737.


_Deliciæ humani generis_, ce titre vous est plus cher que celui de
_monseigneur_, d'_altesse royale_ et de _majesté_, et ne vous est pas
moins dû.

Je dois d'abord rendre compte à Votre Altesse Royale de mes démarches;
car enfin je me suis fait votre sujet. Nous avons, nous autres
catholiques, une espèce de sacrement que nous appelons la Confirmation;
nous y choisissons un saint pour être notre patron dans le ciel, notre
espèce de dieu tutélaire: je voudrais bien savoir pourquoi il me serait
permis de me choisir un petit dieu plutôt qu'un roi? Vous êtes fait pour
être mon roi, bien plus assurément que saint François d'Assise ou saint
Dominique ne sont faits pour être mes saints. C'est donc à mon roi que
j'écris; et je vous apprends, _rex amate_, que je suis revenu dans votre
petite province de Cirey, où habitent la philosophie, les grâces, la
liberté, l'étude. Il n'y manque que le portrait Votre Majesté. Vous ne
nous le donnez point; vous ne voulez point que nous ayons des images
pour les adorer, comme dit la sainte Écriture.

J'ai vu enfin le Socrate dont Votre Altesse Royale m'a daigné faire
présent: ce présent me fait relire tout ce que Platon dit de Socrate. Je
suis toujours de mon premier avis:

     La Grèce, je l'avoue, eut un brillant destin; Mais Frédéric est né:
     tout change; je me flatte Qu'Athènes quelque jour doit céder à
     Berlin; Et déjà Frédéric est plus grand que Socrate,

aussi dégagé des superstitions populaires, aussi modeste qu'il était
vain. Vous n'allez point dans une église de luthériens vous faire
déclarer le plus sage de tous les hommes: vous vous bornez à faire tout
ce qu'il faut pour l'être. Vous n'allez point de maison en maison,
comme Socrate, dire au maître qu'il est un sot, au précepteur qu'il est
un âne, au petit garçon qu'il est un ignorant: vous vous contentez de
penser tout cela de la plupart des animaux qu'on appelle hommes, et vous
songez encore, malgré cela, à les rendre heureux.

J'apprends que Votre Altesse Royale vient de rendre justice à M. Wolf.
Vous immortalisez votre nom: vous le rendez cher à tous les siècles en
protégeant le philosophe éclairé contre le théologien absurde et
intrigant. Continuez, grand prince, grand homme; abattez le monstre de
la superstition et du fanatisme, ce véritable ennemi de la divinité et
de la raison. Soyez le roi des philosophes: les autres princes ne sont
que les rois des hommes.

Je remercie tous les jours le ciel de ce que vous existez. Louis XIV,
dont j'aurai l'honneur d'envoyer un jour à Votre Altesse Royale
l'histoire manuscrite, a passé les dernières années de sa vie dans de
misérables disputes au sujet d'une bulle ridicule pour laquelle il
s'intéressait sans savoir pourquoi, et il est mort tiraillé par des
prêtres qui s'anathématisaient les uns les autres avec le zèle le plus
insensé et le plus furieux. Voilà à quoi les princes sont exposés:
l'ignorance, mère de la superstition, les rend victimes de faux dévots.
La science que vous possédez vous met hors de leurs atteintes.

J'ai lu avec une grande attention la _Métaphysique_ de M. Wolf. Grand
prince, me permettez-vous de dire ce que j'en pense? Je crois que c'est
vous qui avez daigné la traduire: J'ai vu des petites corrections de
votre main. Émilie vient de la lire avec moi:

    C'est de votre Athènes nouvelle
    Que ce trésor nous est venu;
    Mais Versailles n'en a rien su,
    Ce trésor n'est pas fait pour elle.

Cette Émilie, digne de Frédéric, joint ici son admiration et ses
respects pour le seul prince qu'elle trouve digne de l'être; mais elle
en est d'autant plus fâchée de n'avoir point le portrait de Votre
Altesse Royale. Il y a enfin quelque chose de prêt selon vos ordres.
J'envoie celle-ci au maître de la poste de Trèves en droiture, sans
passer par Paris: de là elle ira à Vesel. Daignez ordonner si vous
voulez que je me serve de cette voie.

Je suis, avec un profond respect, etc.



DU PRINCE ROYAL

De Remusberg, le 7 avril 1737.


Mon empire sera bien petit, monsieur, s'il n'est composé que de sujets
de votre mérite. Faut-il des rois pour gouverner des philosophes? des
ignorants pour conduire des gens instruits? en un mot des hommes pleins
de leurs passions pour contenir les vices de ceux qui les suppriment,
non par la crainte des châtiments, non par la puérile appréhension de
l'enfer et des démons, mais par amour de la vertu?

La raison est votre guide; elle est votre souveraine; et Henri le Grand,
le saint qui vous protège. Une autre assistance vous serait superflue.
Cependant si je me voyais, relativement au poste que j'occupe, en état
de vous faire ressentir les effets des sentiments que j'ai pour vous,
vous trouveriez en moi un saint qui ne se ferait jamais invoquer en
vain: je commence par vous en donner un petit échantillon. Il me paraît
que vous souhaitez d'avoir mon portrait, vous le voulez, je l'ai
commandé sur l'heure.

Pour vous montrer à quel point les arts sont en honneur chez nous,
apprenez, monsieur, qu'il n'est aucune science que nous ne tâchions
d'ennoblir. Un de mes gentilshommes, nommé Knobelsdorf, qui ne borne pas
ses talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait
qu'il travaille pour vous et que vous êtes connaisseur: c'est un
aiguillon qui suffit pour l'animer à se surpasser. Un de mes intimes
amis, le baron de Kaiserling ou Césarion, vous rendra mon effigie. Il
sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant,
s'il ne mérite pas l'estime de tout honnête homme. Je vous prie,
monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement
au sujet de la _Pucelle_, de la _Philosophie de Newton_, de l'_Histoire
de Louis XIV_, et de tout ce qu'il pourra vous extorquer.

Comment répondre à vos vers, à moins d'être né poète? Je ne suis pas
assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j'aie le talent de la
versification. Écrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et
qui pis est, se voir désavoué d'Apollon, c'en est trop.

    Je rime pour rimer: mais est-ce être poète,
    Que de savoir marquer le repos dans un vers:
    Et se sentant pressé d'une ardeur indiscrète,
    Aller psalmodier sur des sujets divers?
    Mais lorsque je te vois t'élever dans les airs,
    Et d'un vol assuré prendre l'essor rapide,
    Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide:
    Mais non; Icare tombe et périt dans les mers.

En vérité, nous autres poètes nous promettons beaucoup et tenons peu.
Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais
vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin
devienne Athènes, j'en accepte l'augure; pourvu qu'elle soit capable
d'attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des
villes les plus célèbres de l'Europe.

Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à
merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d'étendards.
Vous m'éclairez, vous m'instruisez; vous savez me faire tirer profit de
mon ignorance même.



DE M. DE VOLTAIRE

1737.


.....Je ne crois pas qu'il y ait de démonstration, proprement dite, de
l'existence de cet Être indépendant de la matière. Je me souviens que je
ne laissais pas, en Angleterre, d'embarrasser un peu le fameux docteur
Clarke, quand je lui disais: on ne peut appeler démonstration, un
enchaînement d'idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le
carré construit sur le grand côté d'un triangle est égal au carré des
deux côtés, c'est une démonstration qui, toute compliquée qu'elle est,
ne laisse aucune difficulté. Mais l'existence d'un Être créateur laisse
encore des difficultés insurmontables à l'esprit humain. Donc cette
vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je
la crois, cette vérité; mais je la crois comme ce qui est le plus
vraisemblable; c'est une lumière qui me frappe à travers mille
ténèbres.

Il y aurait sur cela bien des choses à dire; mais ce serait porter de
l'or au Pérou que de fatiguer Votre Altesse Royale de réflexions
philosophiques.

Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses: la première,
tout ce que les hommes de bon sens savent; la seconde, ce qu'ils ne
sauront jamais.

Nous savons, par exemple, ce que c'est qu'une idée simple, une idée
composée: nous ne saurons jamais ce que c'est que cet être qui a des
idées. Nous mesurons les corps: nous ne saurons jamais ce que c'est que
la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de
l'analogie: c'est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles,
avec lequel nous ne laissons pas d'aller et aussi de tomber.

Cette analogie m'apprend que les bêtes étant faites comme moi, ayant du
sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je
suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abîme; et je m'arrête
sur le bord du précipice.

Tout ce que je sais, c'est que, soit que la matière soit éternelle (ce
qui est bien incompréhensible), soit qu'elle ait été créée dans le temps
(ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec
nous, soit qu'elle jouisse de l'immortalité, on ne peut dans ces
incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui
que vous prenez de donner à votre âme, périssable ou non, toutes les
vertus, tous les plaisirs, et toutes les instructions dont elle est
capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d'être heureux et de
rendre les autres heureux.

Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire
qu'à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté; et je
vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des
plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et
Leibnitz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans
notre tête: nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec des
passions qu'il faut satisfaire, sans en être maîtrisés.

Que je suis charmé de votre morale, monseigneur! que mon cœur se sent né
pour être le sujet du vôtre! J'éprouve trop de satisfaction de penser en
tout comme vous.

Votre Altesse Royale me fait l'honneur de me dire, dans sa dernière
lettre, qu'elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier
siècle; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur
ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur;
mais si la politique lui doit tant, quels reproches l'humanité
n'a-t-elle pas à lui faire? On admire en lui le roi; mais on ne peut
aimer l'homme. Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du
monde entier.

Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler
aux pieds la superstition et le fanatisme; de ne pas permettre qu'un
homme en robe persécute d'autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il
est très certain que les philosophes ne troubleront jamais les États.
Pourquoi donc troubler les philosophes? Qu'importait à la Hollande que
Bayle eût raison? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique,
ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune? Les
philosophes ne demandent que la tranquillité; ils ne veulent que vivre
en paix sous le gouvernement établi, et il n'y a pas un théologien qui
ne voulût être le maître de l'État. Est-il possible que des hommes qui
n'ont d'autre science que le don de parler sans s'entendre et sans être
entendus, aient dominé et dominent encore presque partout?

Les pays du nord ont cet avantage sur le midi de l'Europe, que ces
tyrans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes
du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants
qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison et ira à confesse.
L'Allemagne protestante n'a ni de pareils sots, ni de pareils monstres;
et, en général, je n'aurais pas de peine à prouver que les rois les
moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

Vous voyez, digne héritier de l'esprit de Marc-Aurèle, avec quelle
liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui
méritiez qu'on vous parle ainsi.



DE M. DE VOLTAIRE

À Cirey, le 27 mai.


...On attend avec impatience, dans le petit paradis de Cirey, deux
choses qui seront bien rares en France: le portrait d'un prince tel que
vous, et M. de Kaiserling, que Votre Altesse Royale honore du nom de son
ami intime.

Louis XIV disait un jour à un homme qui avait rendu de grands services
au roi d'Espagne, Charles II, et qui avait eu sa familiarité: Le roi
d'Espagne vous aimait donc beaucoup? Ah! sire, répondit le pauvre
courtisan, est-ce que vous autres rois vous aimez quelque chose?

Vous voulez donc, monseigneur, avoir toutes les vertus qu'on leur
souhaite si inutilement, et dont on les a toujours loués si mal à
propos; ce n'est donc pas assez d'être supérieur aux hommes par l'esprit
comme par le rang, vous l'êtes encore par le cœur. Vous, prince et ami!
Voilà deux grands titres réunis qu'on a cru jusqu'ici incompatibles.

Cependant, j'avais toujours osé penser que c'était aux princes à sentir
l'amitié pure, car d'ordinaire les particuliers qui prétendent être amis
sont rivaux. On a toujours quelque chose à se disputer; de la gloire,
des places, des femmes, et surtout des faveurs de vous autres maîtres de
la terre, qu'on se dispute encore plus que celles des femmes, qui vous
valent pourtant bien.

Mais il me semble qu'un prince, et surtout un prince tel que vous, n'a
rien à disputer, n'a point de rival à craindre, et peut aimer sans
embarras et tout à son aise. Heureux, monseigneur, qui peut avoir part
aux bontés d'un cœur comme le vôtre! M. de Kaiserling ne désire rien
sans doute. Tout ce qui m'étonne, c'est qu'il voyage.

Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l'amitié. Madame
du Châtelet qui, je vous assure, a toutes les vertus d'un grand homme,
avec les grâces de son sexe, n'est pas indigne de sa visite, et elle le
recevra comme l'ami du prince Frédéric.

Que Votre Altesse Royale soit bien persuadée, monseigneur, qu'il n'y
aura jamais à Cirey d'autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite
statue de l'Amour, au bas de laquelle nous avons mis: _Noto Deo_; nous
mettrons au bas de votre portrait: _Soli Principi_.



DU PRINCE ROYAL

À Naven, le 25 mai 1737.


Monsieur, je viens de munir mon cher Césarion de tout ce qu'il lui
fallait pour faire le voyage de Cirey. Il vous rendra ce portrait que
vous voulez avoir absolument. Il n'y a que la malheureuse matérialité de
mon corps qui empêche mon esprit de l'accompagner.

Césarion a le malheur d'être né Courlandais (le baron de Kaiserling, son
père, est maréchal de la Cour du duc de Courlande); mais il est le
Plutarque de cette Béotie moderne. Je vous le recommande au possible.
Confiez-vous entièrement à lui. Il a le rare avantage d'être homme
d'esprit et discret en même temps. Je dirai, en le voyant partir:

    Cher vaisseau qui portes Virgile
    Sur le rivage Athénien, etc.

Si j'étais envieux, je le serais du voyage que Césarion va faire. La
seule chose qui me console, est l'idée de le voir revenir comme ce chef
des Argonautes, qui emporta les trésors de Colchos. Quelle joie pour
moi, quand il me rendra la _Pucelle_, le _Règne de Louis XIV_, la
_Philosophie de Newton_ et les autres merveilles inconnues que vous
n'avez pas voulu, jusqu'ici, communiquer au public! Ne me privez pas de
cette consolation. Vous qui désirez si ardemment le bonheur des humains,
voudriez-vous ne pas contribuer au mien! Une lecture agréable entre,
selon moi, pour beaucoup dans l'idée du vrai bonheur.

Il est juste que vous assuriez de mes attentions Vénus-Newton. La
science ne pouvait jamais se mieux loger que dans le corps d'une
aimable personne. Quel philosophe pourrait résister à ses arguments? En
se laissant guider par cette aimable philosophe, la raison nous
guiderait-elle toujours? Pour moi, je craindrais fort les flèches dorées
du petit dieu de Cythère.

Césarion vous rendra compte de l'estime parfaite que j'ai pour vous: il
vous dira jusqu'à quel point nous honorons la vertu, le mérite et les
talents. Croyez, je vous en prie, tout ce qu'il vous dira de ma part;
soyez sûr qu'on ne peut exagérer la considération avec laquelle je suis,
monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC



DU PRINCE ROYAL

À Ruppin, le 6 juillet 1737.


...Les antiquaires à capuchon ne seront jamais ni mes historiographes,
ni les directeurs de ma conscience. Que votre façon de penser est
différente de celle de ces suppôts de l'erreur! vous aimez la vérité,
ils aiment la superstition; vous pratiquez les vertus, ils se contentent
de les enseigner; ils calomnient, et vous pardonnez. Si j'étais
catholique, je ne choisirai ni saint François d'Assise, ni saint Benoît
pour mes patrons. J'irais droit à Cirey, je trouverais des vertus et des
talents supérieurs en tout genre à ceux de la haine et du froc.

Ces rois sans amitié et sans retour, dont vous me parlez, me paraissent
ressembler à la bûche que Jupiter donna pour roi aux grenouilles. Je ne
connais l'ingratitude que par le mal qu'elle m'a fait. Je peux même
dire, sans affecter des sentiments qui ne me sont pas naturels, que je
renoncerais à toute grandeur si je la croyais incompatible avec
l'amitié. Vous avez bien votre part à la mienne. Votre naïveté, cette
sincérité et cette noble confiance que vous me témoignez dans toutes les
occasions, méritent bien que je vous donne le titre d'ami.

Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur
apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur
fissiez connaître le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les
oblige à contribuer au bonheur des humains. Mon pauvre Césarion a été
arrêté tout court par la goutte. Il s'en est défait le mieux qu'il a pu,
et s'est mis en chemin pour Cirey. C'est à vous de juger s'il ne mérite
pas toute l'amitié que j'ai pour lui. En prenant congé de mon petit ami,
je lui ai dit: Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit
mille fois plus délicieux que l'île de Calypso; que la déesse de ces
lieux ne le cède en rien à la beauté de l'enchanteresse de Télémaque,
que vous trouverez en elle tous les agréments de l'esprit, si
préférables à ceux du corps; que cette merveille occupe son loisir par
la recherche de la vérité. C'est là que vous verrez l'esprit humain dans
son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des
tendres Amours et des Ris. Vous y verrez d'un côté le sublime Voltaire
et de l'autre l'aimable auteur du _Mondain_: celui qui sait s'élever au
dessus de Newton, et qui, sans s'avilir, sait chanter Phyllis. De quelle
façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si
plein de charmes? Que les liens d'une vieille amitié sont faibles contre
tant d'appas!

Je remets mes intérêts entre vos mains et c'est à vous, monsieur, de me
rendre mon ami. Il est peut-être l'unique mortel digne de devenir
citoyen de Cirey; mais souvenez-vous que c'est tout mon bien, et que ce
serait une injustice criante de me le ravir.

J'espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d'or,
c'est le dire de votre _Pucelle_ et de tant d'autres pièces à moitié
promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que j'ai
un goût déterminé pour vos ouvrages et il y aurait plus que de la
cruauté à me les refuser.

Il me semble que la dépravation du goût n'est pas si générale en France
que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey,
des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin, pour la clarté et la beauté
du style historique; des d'Olivet pour les traductions, des Bernard et
des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très bien
remplacer les Chaulieu et les La Fare.

Si Gresset pèche quelquefois contre l'exactitude, il est excusable par
le feu qui l'emporte; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la
nature fait peu d'ouvrages accomplis! et qu'on voit peu de Voltaire.
J'ai pensé oublier M. de Réaumur qui, en qualité de physicien, est en
grande réputation chez vous. Voilà ce qui me paraît la quintescence de
vos grands hommes. Les autres auteurs ne me semblent pas fort dignes
d'attention. Les belles-lettres ne sont plus récompensées, comme elles
l'étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit,
se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son
immortalité. Il aimait la gloire, et c'est à cette noble passion que la
France est redevable de son académie et de ses arts qui y fleurissent
encore.....

Frédéric Ier, roi de Prusse, prince d'un génie fort borné, bon, mais
facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince aimait
la grandeur et la magnificence; il était libéral jusqu'à la profusion.
Au mépris de toutes les louanges qu'on prodiguait à Louis XIV, il crut
qu'en choisissant ce prince pour son modèle, il ne pourrait manquer
d'être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le
singe de celle de Versailles: on imitait tout: cérémonial, harangues,
pas mesurés, pas comptés, grands mousquetaires, etc. Souffrez que je
vous épargne l'ennui d'un pareil détail.

La reine Charlotte, épouse de Frédéric, était une princesse qui, avec
tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle
était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette
princesse avait connu particulièrement Leibnitz, à la cour de son père.
Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout
de la métaphysique. La reine considérait beaucoup Leibnitz; elle était
en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents
voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les
sciences: aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de
lui, dit très spirituellement qu'en le décomposant, on trouverait assez
de matière pour former beaucoup d'autres savants. L'attachement de
Leibnitz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin
de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie
sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques
légers changements; il fit ouverture de son dessein à la reine, qui en
fut charmée, et lui promit de l'assister de tout son crédit.

On parla un peu de Louis XIV; les astronomes assurèrent qu'ils
découvriraient une infinité d'étoiles dont le roi serait indubitablement
le parrain; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs
talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion?
Aussi en vit-on les effets. En moins de rien, l'Observatoire élevé, le
théâtre de l'anatomie ouvert; l'académie toute formée eut Leibnitz pour
son directeur. Tant que la reine vécut, l'académie se soutint assez
bien; mais, à sa mort, il n'en fut pas de même. Le roi son époux la
suivit de près. D'autre temps, d'autres soins. À présent les arts
dépérissent; et je vois, les larmes aux yeux, tout savoir fuir de chez
nous; et l'ignorant d'un air arrogant, et la barbarie des mœurs s'en
approprier la place:

     Du laurier d'Apollon, dans nos stériles champs La feuille négligée
     est désormais flétrie: Dieux! pourquoi mon pays n'est-il plus la
     patrie Et de la gloire et des talents?



DU PRINCE ROYAL

31 mars 1738.


Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j'ai reçu deux jours de
poste successivement les lettres de M. Thiriot ouvertes. Je ne jurerais
pas même que la dernière que vous m'avez écrite n'ait essuyé le même
sort. J'ignore si c'est en France, ou dans les États du roi mon père,
qu'elles ont été victimes d'une curiosité assez mal placée. On peut
savoir tout ce que contient notre correspondance: vos lettres ne
respirent que la vertu et l'humanité, et les miennes ne contiennent pour
l'ordinaire que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets
auxquels la plupart du monde ne s'intéresse guère. Cependant, malgré
l'innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez
assez ce que c'est que les hommes, et qu'ils ne sont que trop portés à
mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai
donc de ne point adresser par M. Thiriot les lettres qui rouleront sur
la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin
Dubreuil; elles me parviendront plus tard, mais j'en serai récompensé
par leur sûreté. Quand vous m'écrirez des lettres où il n'y aura que des
bagatelles, adressez-les à votre ordinaire par M. Thiriot, afin que les
curieux aient de quoi se satisfaire.

Césarion me charme par tout ce qu'il me dit de Cirey. Votre _histoire du
Siècle de Louis XIV_ m'enchante. Je voudrais seulement que vous
n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang
des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de
parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d'ailleurs
l'homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une
place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne
mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les
Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop
honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d'un
coquin méprisable; aussi suis-je sûr que vous n'avez envisagé Machiavel
que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité; je ne la prodiguerais
pas si je ne vous en croyais très digne.

Si les histoires de l'univers avaient été écrites comme celle que vous
m'avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les
siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais plus
je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n'ai lu de plus beau
style que celui de l'_Histoire de Louis XIV_. Je relis chaque paragraphe
deux ou trois fois tant j'en suis enchanté. Toutes les lignes portent
coup; tout est nourri de réflexions excellentes; aucune fausse pensée,
rien de puéril, et avec cela une impartialité parfaite. Dès que j'aurai
lu tout l'ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques entre
autres sur les noms allemands qui sont un peu maltraités: ce qui peut
répandre de l'obscurité sur cet ouvrage, puisqu'il y a des noms qui sont
si défigurés qu'il faut les deviner.

Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont
fait et qui peuvent être de quelque instruction; ce serait le moyen de
profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m'impatiente quelquefois
des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne
dans certains livres; c'est au lecteur à digérer de pareilles lectures.
Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu'un homme ait du jugement ou
non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la
mémoire.

Il me faut de l'application et une contention d'esprit pour étudier vos
_Eléments de Newton_; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite
absence pour prendre

    Ce que vous savez,
    Avec beaucoup de bienséance.

Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous
mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les
murs de Jérusalem qu'en se défendant d'une main, tandis qu'ils
travaillaient de l'autre.

Avouez que mon système est insupportable; il me l'est quelquefois à
moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n'en trouve
encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m'en indiquer qui soit
exempt de toute contradiction. S'il y a quelque chose dont je puisse me
persuader, c'est qu'il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire
presque aussi estimable, à Cirey.

J'envoie une petite bagatelle à madame la marquise, que vous lui ferez
accepter. J'espère qu'elle voudra la placer dans ses entresols et
qu'elle voudra s'en servir pour ses compositions.

Je n'ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J'ai
envié à mon ami d'avoir conversé avec vous, et de posséder encore votre
portrait. C'en est trop, me suis-je dit; il faut que nous partagions les
faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c'est à
qui vous aimera et vous estimera le plus.

J'ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives: _La
Modération dans le bonheur, Le Cadenas, Le Temple de l'Amitié_, etc.,
tout cela m'a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois.
Que la marquise n'oublie pas d'ouvrir l'encrier. Soyez persuadé que je
ne regrette rien plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des
sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement
affectionné ami. FÉDÉRIC.



DU PRINCE ROYAL

À Loo en Hollande, le 6 auguste 1738.


Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle
épître _Sur l'Homme_, que je viens de recevoir, et dont je vous remercie
mille fois. C'est ainsi que doit penser un grand homme; et ces pensées
sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était
d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez
avec hardiesse lorsqu'elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir
qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette
nature, si féconde d'ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre
semblable.

Il n'y a que de grandes vérités dans votre épître _Sur l'Homme_. Vous
n'êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce
que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l'on ne saurait bien être que
ce que l'on est: et vous avez tant de raisons d'être satisfait de votre
façon de penser, que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant
celle des autres.

Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur
crasseuse bassesse leur misérable théologie; que nos descendants
ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte et des
cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la
poésie sont prostituées lorsqu'on les fait servir de parure et
d'ornement à l'erreur: et le pinceau qui vient de peindre les hommes,
doit effacer la Loyolade.

Je vous suis très obligé et redevable à l'infini de la peine que vous
vous donnez de corriger mes fautes. J'ai une attention extrême sur
toutes celles que vous me faites apercevoir, et j'espère de me rendre de
plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l'art de penser et
d'écrire.

Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous
marchez d'un pas ferme par des routes difficiles, et moi je rampe par
des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra
être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre épître
_Sur l'Homme_, et je vous garantis d'avance de leurs suffrages. Quant à
_sapientissimus Wolfius_, je ne le connais en aucune manière, ne lui
ayant jamais parlé ni écrit; et je crois, comme vous, que la langue
française n'est pas son fort.

Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché:
aussi, soyez persuadé que nous en aurons toute l'obligation à votre
générosité. Je sais bien que si de ma vie j'allais à Cirey, ce ne serait
pas pour l'assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments
destructeurs de Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je n'ai
d'autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à
une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j'enlèverais la toison d'or;
mais j'enlèverais en même temps le dragon qui garde ce trésor: gare
madame la marquise.

Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires.
En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous en déplaise, ce
M. de Voltaire que vous voulez posséder toute seule.



DE M. DE VOLTAIRE

Auguste 1738.


Je vois toujours, monseigneur, avec une satisfaction qui approche de
l'orgueil, que les petites contradictions que j'essuie dans ma patrie
indignent le grand cœur de Votre Altesse Royale. Elle ne doute pas que
son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines: elles
sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences; et parmi les
gens de lettres, ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été
les plus persécutés.

La calomnie a voulu faire périr Descartes et Bayle; Racine et Boileau
seraient morts de chagrin s'ils n'avaient eu un protecteur dans Louis
XIV. Il nous reste encore des vers qu'on a faits contre Virgile. Je suis
bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes; mais je suis bien
plus heureux qu'eux; je jouis de la paix; j'ai une fortune convenable à
un particulier, et plus grande qu'il ne la faut à un philosophe; je vis
dans une retraite délicieuse, auprès de la femme la plus respectable,
dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin,
monseigneur, vous daignez m'aimer; le plus vertueux, le plus aimable
prince de l'Europe daigne m'ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et
ses pensées et corriger les miennes. Que me faut-il de plus? La santé
seule me manque; mais il n'y a point de malade plus heureux que moi.

Votre Altesse Royale veut-elle permettre que je lui envoie la moitié du
cinquième acte de _Mérope_, que j'ai corrigé? et si la pièce, après une
nouvelle lecture, lui paraît digne de l'impression, peut-être la
hasarderai-je.

Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir le plan de Remusberg,
dessiné par cet homme aimable dont on se souviendra toujours à Cirey. Il
est bien triste de ne voir tout cela qu'en peinture, etc. _(Le reste
manque.)_



DU PRINCE ROYAL

Remusberg, 30 septembre 1738.


Thiriot doit être à présent à Cirey; il n'y aura donc que moi qui n'y
serai jamais! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez
répondu à madame de Brand; tout ce que j'en sais, c'est qu'il y a des
vers contenus dans votre réponse; je vous prie de me les communiquer.

La marquise aura autant de plumes[B] qu'elle en cassera, je me fais fort
de les lui fournir. J'ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et
pour ajouter ce qui pourrait être omis à l'encrier. Assurez cette unique
marquise de mes attentions et de mon estime.

Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, votre très
fidèle ami, FÉDÉRIC.



DU PRINCE ROYAL

Remusberg, le 9 novembre 1738.


Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre et des vers que personne
n'est capable de faire que vous. Mais si j'ai l'avantage de recevoir des
lettres et des vers d'une beauté préférable à tout ce qui a jamais paru,
j'ai aussi l'embarras de ne savoir souvent comment y répondre. Vous
m'envoyez de l'or de votre Potose, et je ne vous renvoie que du plomb.
Après avoir lu les vers assez vifs et aimables que vous m'adressez, j'ai
balancé plus d'une fois avant que de vous envoyer l'épître _Sur
l'Humanité_, que vous recevrez avec cette lettre; mais je me suis dit
ensuite, il faut rendre nos hommages à Cirey, et il faut y chercher des
instructions et de sages corrections. Ces motifs, à ce que j'espère,
vous feront recevoir avec quelque support les mauvais vers que je vous
envoie.

Thiriot vient de m'envoyer l'ouvrage de la marquise _Sur le Feu_; je
puis dire que j'ai été étonné en lisant; on ne dirait point qu'une
pareille pièce pût être produite par une femme. De plus, le style est
mâle, et tout à fait convenable au sujet. Vous êtes tous deux de ces
gens admirables et uniques dans votre espèce, et qui augmentez chaque
jour l'admiration de ceux qui vous connaissent. Je pense sur ce sujet
des choses que votre seule modestie m'oblige de vous céler. Les païens
ont fait des dieux qui assurément resteraient bien au dessous de vous
deux. Vous auriez tenu la première place dans l'Olympe, si vous aviez
vécu alors.

Rien ne marque plus la différence de nos mœurs de celles de ces temps
reculés, que lorsqu'on compare la manière dont l'antiquité traitait les
grands hommes, et celle dont les traite notre siècle.

La magnanimité, la grandeur d'âme, la fermeté, passent pour des vertus
chimériques. On dit: Oh! vous vous piquez de faire le Romain; cela est
hors de saison; on est revenu de ces affectations dans le siècle d'à
présent. Tant pis. Les Romains, qui se piquaient de vertus, étaient des
grands hommes; pourquoi ne point les imiter dans ce qu'ils ont eu de
louable?

La Grèce était si charmée d'avoir produit Homère, que plus de dix villes
se disputaient l'honneur d'être sa patrie; et l'Homère de la France,
l'homme le plus respectable de toute la nation, est exposé aux traits de
l'envie. Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obscurs,
jouissait paisiblement de la protection de Mécène et d'Auguste, comme
Boileau, Racine et Corneille, de celle de Louis le Grand. Vous n'avez
point ces avantages; et je crois, à dire vrai, que votre réputation n'y
perdra rien. Le suffrage d'un sage, d'une Émilie, doit être préférable à
celui du trône, pour tout homme né avec un bon jugement.

Votre esprit n'est point esclave, et votre muse n'est point enchaînée à
la gloire des grands. Vous en valez mieux, et c'est un témoignage
irrévocable de votre sincérité; car on sait trop que cette vertu fut de
tout temps incompatible avec la basse flatterie qui règne dans les
cours.

L'_Histoire de Louis XIV_, que je viens de relire, se ressent bien de
votre séjour à Cirey; c'est un ouvrage excellent, et dont l'univers n'a
point encore d'exemple. Je vous demande instamment de m'en procurer la
continuation; mais je vous conseille, en ami, de ne point le livrer à
l'impression. La postérité de tous ceux dont vous dites la vérité se
liguerait contre vous. Les uns trouveraient que vous en avez trop dit,
les autres, que vous n'avez pas assez exagéré les vertus de leurs
ancêtres; et les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneraient
point les petits traits que vous leur lancez. J'ose même dire que cette
histoire, écrite avec vérité et dans un esprit philosophique, ne doit
point sortir de la sphère des philosophes. Non, elle n'est point faite
pour des gens qui ne savent point penser.

Vos deux lettres ont produit un effet bien différent sur ceux à qui je
les ai rendues. Césarion, qui avait la goutte, l'en a perdue de joie, et
Jordan, qui se portait bien, pensa en prendre l'apoplexie: tant une même
cause peut produire des effets différents! C'est à eux à vous marquer
tout ce que vous leur inspirez; ils s'en acquitteront aussi bien et
mieux que je ne pourrais le faire.

Il ne nous manque à Remusberg qu'un Voltaire, pour être parfaitement
heureux; indépendamment de votre absence, votre personne est, pour ainsi
dire, innée dans nos âmes. Vous êtes toujours avec nous. Votre portrait
préside dans ma bibliothèque; il pend au dessus de l'armoire qui
conserve notre Toison d'or; il est immédiatement placé au-dessus de vos
ouvrages, et vis-à-vis de l'endroit où je me tiens, de façon que je l'ai
toujours présent à mes yeux. J'ai pensé dire que ce portrait était comme
la statue de Memnon, qui donnait un son harmonieux lorsqu'elle était
frappée des rayons du soleil; que votre portrait animait de même
l'esprit de ceux qui le regardent; pour moi, il me semble toujours
qu'il paraît me dire:[C]

    Ô vous donc qui brûlant d'une ardeur périlleuse, etc.

Souvenez-vous toujours, je vous prie, de la petite colonie de Remusberg,
et souvenez-vous-en pour lui adresser vos lettres pastorales. Ce sont
des consolations qui deviennent nécessaires dans votre absence: vous les
devez à vos amis. J'espère bien que vous me compterez à leur tête. On ne
saurait du moins être plus ardemment que je suis et que je serai
toujours, votre très affectionné et fidèle ami, FRÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Octobre 1738


Monseigneur, que votre Altesse Royale pardonne à ce pauvre malade
enrichi de vos bienfaits, s'il tarde trop à vous payer ses tributs de
reconnaissance.

Ce que vous avez composé sur l'humanité vous assure, sans doute, le
suffrage et l'estime de Madame du Châtelet, et vous me forceriez à
l'admiration, si vous ne m'y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement
Cirey remercie votre Altesse Royale, mais il n'y a personne sur la terre
qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre,
c'en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense
aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité! on demandera dans
quel roman cela se trouve, et si ce prince s'appelle Alcimédon ou
Almanzor, s'il est fils d'une fée et de quelque génie. Non, messieurs,
c'est un être réel; c'est lui que le ciel donne à la terre sous le nom
de Frédéric; il habite d'ordinaire la solitude de Remusberg; mais son
nom, ses vertus, son esprit, ses talens sont déjà connus dans tout le
monde; si vous saviez tout ce qu'il a écrit sur l'humanité, le genre
humain députerait vers lui pour le remercier; mais ces détails heureux
sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui
se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux, se vantaient d'en
recevoir des oracles: nous en recevons, mais nous ne nous en vantons
pas.

Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à
Votre Altesse Royale; c'est quelque chose de plus fort que l'harmonie
préétablie. Je roulais dans ma tête une épître sur l'humanité, quand je
reçus celle de Votre Altesse Royale. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à
ce que conte l'antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait
dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh! à qui
appartenait-il de parler de l'humanité, qu'à vous, grand prince, à votre
âme généreuse et tendre: à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter
des médecins pour la maladie d'un de vos serviteurs qui demeure à près
de trois cents lieues de vous? Ah! monseigneur, malgré ces trois cents
lieues, je sens mon cœur lié à Votre Altesse Royale de bien près.

Je me flatte, même avec assez d'apparence, que cet intervalle
disparaîtra bientôt. Monseigneur l'électeur Palatin mourra s'il veut,
mais les confins de Clèves et de Juliers verront au printemps prochain
madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver
près de vos États. Je sais bien qu'en fait d'affaires, il ne faut
jamais répondre de rien; mais l'espérance de faire notre cour à Votre
Altesse royale, de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons
de loin, aplanira bien des difficultés. N'est-il pas vrai, monseigneur,
que Votre Altesse Royale donnera des saufs-conduits à madame du
Châtelet? mais qui voudrait l'arrêter, quand on saura qu'elle sera là
pour voir Votre Altesse Royale; et qui m'osera faire du mal à moi, quand
j'aurai l'_Epître de l'Humanité_ à la main?

Que je suis enchanté que Votre Altesse Royale ait été contente de cet
_Essai sur le feu_ que madame du Châtelet s'amusa de composer, et qui,
en vérité, est plutôt un chef-d'œuvre qu'un essai! Sans les maudits
tourbillons de Descartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de
l'académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et
cette justice eût fait l'honneur de son sexe et de ses juges: mais les
préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets
de la lumière; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les
chimères de Malebranche. L'académie rougira un jour de s'être rendue si
tard à la vérité; et il demeurera constant qu'une jeune dame osait
embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges
l'étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrement.

M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique
persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours
français couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de
Remusberg, sont le plus beau prix qu'on puisse jamais recevoir.

Madame du Châtelet sera très flattée que Votre Altesse Royale fasse
lire à M. Jordan ce qui a plu à Votre Altesse Royale. Elle estime avec
raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.



DU PRINCE ROYAL

À Remusberg, le 15 avril 1739.


J'ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de
votre déplorable situation. Un ami à la distance de quelques centaines
de lieues paraît un homme assez inutile dans le monde, mais je prétends
faire un petit essai en votre faveur, dont j'espère que vous retirerez
quelque utilité. Ah! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un
asile, où assurément vous n'auriez rien à souffrir de semblable aux
chagrins que vous donne votre ingrate patrie! Vous ne trouveriez chez
moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats; on saurait rendre justice
à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort
distingué parmi ses ouvrages.

Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition; et je vous
assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement.
Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour
établir une égalité de conditions parmi tous les hommes, il vous fallait
des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos
talents, et de l'amitié de la marquise.

C'est dans des occasions semblables qu'il nous faut tirer de la
philosophie des secours capables de modérer les premiers transports de
la douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite
dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que
la pratique en est presque impossible; je sais que la force de votre
génie est suffisante pour s'opposer à vos calamités. Mais on ne laisse
point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos
amis.

Vos adversaires sont d'ailleurs des gens si méprisables, qu'assurément
vous ne devez pas craindre qu'ils puissent ternir votre réputation. Les
dents de l'envie s'émousseront toutes les fois qu'elles voudront vous
mordre. Il n'y a qu'à lire sans partialité les écrits et les calomnies
qu'on sème sur votre sujet pour en connaître la malice et l'infamie.
Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter
les fruits de mes soins.

J'espère que l'air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les
eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.

J'attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la
marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d'Aremberg. Mon vin
de Hongrie et l'ambre languissent de partir: j'enverrai le tout à
Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.

Ayez la bonté de m'adresser les lettres que vous m'écrirez de Cirey par
le marchand Michelet; c'est la voie la plus courte. Mais si vous
m'écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l'adresse du général Bork à
Vesel. Vous vous étonnerez de ce que j'ai été si longtemps sans vous
répondre; mais vous débrouillerez facilement ce mystère, quand vous
saurez qu'une absence de quinze jours m'a empêché de recevoir votre
lettre qui m'attendait ici.

Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d'amitié et d'estime
avec lesquels je suis votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.



DU PRINCE ROYAL

À Remusberg, le 26 juin 1739.


Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se
fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant
elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois
diriger vos pas du côté de notre solitude, j'emploierais assurément tous
les secrets de l'astronomie pour arrêter son cours: je me jetterais même
dans l'astrologie; j'apprendrais le grimoire, et je ferais des
invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu'ils ne vous
permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire,
Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu'à sortir de
cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n'avaient pas
tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me
paraît que vous seriez dans le cas d'Ulysse, et que le puissant souvenir
de la belle Émilie et l'attraction de son cœur auraient sur vous un
empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les
nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes; je le cède donc à la
marquise, toutefois à condition qu'elle maintiendra mes droits de second
contre tous ceux qui voudraient me les disputer.

J'ai cru que je pourrais aller assez vite dans ce que je m'étais proposé
d'écrire contre Machiavel, mais j'ai trouvé que les jeunes gens ont la
tête un peu trop chaude. Pour savoir tout ce qu'on a écrit sur
Machiavel, il m'a fallu lire une infinité de livres, et avant que
d'avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que
nous allons faire en Prusse ne laissera pas que de causer encore quelque
interruption à mes études, et retardera _la Henriade_, _Machiavel_ et
_Euryale_.

Je n'ai point encore de réponse d'Angleterre; mais vous pouvez compter
que c'est une chose résolue, et que _la Henriade_ sera gravée. J'espère
pouvoir vous donner des nouvelles de cet ouvrage et de l'avant-propos à
mon retour de Prusse, qui pourra être vers le 15 d'auguste.

Un prince oisif est, selon moi, un animal peu utile à l'univers. Je veux
du moins servir mon siècle en ce qui dépend de moi; je veux contribuer à
l'immortalité d'un ouvrage qui est utile à l'univers; je veux multiplier
un poème où l'auteur enseigne le devoir des grands et le devoir des
peuples, une manière de régner peu connue des princes, et une façon de
penser qui aurait ennobli les dieux d'Homère autant que leurs cruautés
et leurs caprices les ont rendus méprisables.

Vous faites un portrait vrai, mais terrible, des guerres de religion, de
la méchanceté des prêtres, et des suites funestes du faux zèle. Ce sont
des leçons qu'on ne saurait assez répéter aux hommes que leurs folies
passées devraient du moins rendre plus sages dans leur façon de se
conduire à l'avenir.

Ce que je médite contre le Machiavélisme est proprement une suite de _la
Henriade_. C'est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la
foudre qui écrasera César Borgia.

Pour _Nisus_ et _Euryale_, ils attendront que le temps et vos
corrections aient fortifié ma verve.

J'envoie par le lieutenant Shilling le vin de Hongrie, sous l'adresse du
duc d'Aremberg. Il est sûr que ce duc est le patriarche des bons
vivants; il peut être regardé comme père de la joie et des plaisirs.
Silène l'a doué d'une physionomie qui ne dément point son caractère, et
qui fait connaître en lui une volupté aimable et décrassée de tout ce
que la débauche a d'obscénités.

J'espère que vous respirerez en Brabant un air plus libre qu'en France,
et que la sécurité de ce séjour ne contribuera pas moins que les remèdes
à la santé de votre corps. Je vous assure qu'il m'intéresse beaucoup, et
qu'il ne se passe aucun jour que je ne fasse des vœux en votre faveur à
la déesse de la santé.

J'espère que tous mes paquets vous seront parvenus. Mandez-m'en, s'il
vous plaît, quelques petits mots. On dit que les Plaisirs se sont donné
rendez-vous sur votre route:

    Que la Danse et la Comédie,
    Avec leur sœur la Mélodie.
    Toutes trois firent le dessein
    De vous escorter en chemin.
    Suivies de leur bande joyeuse;
    Et qu'en tous lieux leur troupe heureuse,
    Devant vos pas semant des fleurs,
    Vous a rendu tous les honneurs
    Qu'au sommet de la double croupe,
    Gouvernant sa divine troupe,
    Apollon reçoit des neuf Sœurs.

On dit aussi

    Que la Politesse et les Grâces
    Avec vous quittèrent Paris;
    Que l'Ennui froid a pris les places
    De ces déesses et des Ris;
    Qu'en cette région trompeuse,
    La Politique frauduleuse
    Tient le poste de l'Equité;
    Que la timide Honnêteté,
    Redoutant le pouvoir inique
    D'un prélat fourbe et despotique,
    Ennemi de la liberté,
    S'enfuit avec la Vérité.

Voilà une gazette poétique de la façon qu'on les fait à Remusberg. Si
vous êtes friand de nouvelles, je vous en promets en prose ou en vers,
comme vous les voudrez, à mon retour.

Mille assurances d'estime à la divine Émilie, ma rivale dans votre cœur.
J'espère que vous tiendrez les engagements de docilité que vous avez
pris avec Superville. Césarion vous dit tout ce qu'un cœur comme le sien
pense, lorsqu'il a été assez heureux pour connaître le vôtre; et moi, je
suis plus que jamais votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Bruxelles, 1er septembre 1739.


    Ce nectar jaune de Hongrie
    Enfin dans Bruxelle est venu;
    Le duc d'Aremberg l'a reçu
    Dans la nombreuse compagnie
    Des vins dont sa cave est fournie;
    Et quand Voltaire en aura bu
    Quelques coups avec Émilie,
    Son misérable individu,
    Dans son estomac morfondu
    Sentira renaître la vie:
    La faculté, la pharmacie,
    N'auront jamais tant de vertu.
    Adieu, monsieur de Superville:
    Mon ordonnance est du bon vin,
    Frédéric est mon médecin,
    Et vous m'êtes fort inutile.
    Adieu; je ne suis plus tenté
    De vos drogues d'apothicaire,
    Et tout ce qui me reste à faire,
    C'est de boire à votre santé.

Monseigneur, c'est M. Shilling qui m'apprit, il y a quelques jours, la
nouvelle du débarquement de ce bon vin, dans la cave du patron de cette
liqueur; et M. le duc d'Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son
retour d'Enghien; mais la lettre de Votre Altesse Royale, datée du 26
juin, et rendue par ledit M. Shilling, vaut tout le canton de Tokai:

    Ô prince aimable et plein de grâce.
    Parlez: par quel art immortel,
    Avec un goût si naturel.
    Touchez-vous la lyre d'Horace.
    De ces mains dont la sage audace
    Va confondre Machiavel?
    Le ciel vous fit expressément
    Pour nous instruire et pour nous plaire.
    Ô monarques que l'on révère,
    Grands rois, tâchez d'en faire autant;
    Mais, hélas! vous n'y pensez guère.

Et avec toutes ces grâces légères dont Votre charmante lettre est
pleine, voilà M. Shilling qui jure encore que le régiment de Votre
Altesse Royale est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le
plus beau régiment du monde; car _omne tulit punctum_ est votre devise.

Votre Altesse royale va visiter ses peuples septentrionaux, mais elle
échauffera tous ces climats-là; et je suis sûr que quand j'y viendrai
(car j'irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma
cour), je trouverai qu'il fait plus chaud à Remusberg qu'à Frescati; les
philosophes auront beau prétendre que la terre s'est approchée du
soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.

Votre Altesse Royale me dit qu'il lui a fallu lire bien des livres pour
son _Anti-Machiavel_; tant mieux, car elle ne lit qu'avec fruit; ce sont
des métaux qui deviendront or dans votre creuset; il y a des discours
politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de _Tacite_, qui sont
bien dignes d'être vus par un lecteur tel que mon prince; mais
d'ailleurs quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou
pour écraser Cacus?

Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j'ai promis à mon
unique maître; il aura, dans quinze jours, le second acte de _Mahomet_;
le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Gérard et
compagnie.

On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande; mais Votre
Altesse Royale en a beaucoup plus que les libraires n'en ont imprimé. Je
ne reconnais plus d'autre _Henriade_ que celle qui est honorée de votre
nom et de vos bontés; ce n'est pas moi sûrement qui ai fait les autres
_Henriades_. Je quitte mon prince pour travailler à _Mahomet_, et je
suis, etc.



DU ROI DE PRUSSE

À Charlottembourg, le 6 juin 1740.


Mon cher ami, mon sort est changé, et j'ai assisté aux derniers moments
d'un roi, à son agonie, à sa mort. En parvenant à la royauté, je n'avais
pas besoin assurément de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des
grandeurs humaines.

J'avais projeté un petit ouvrage de métaphysique; il s'est changé en un
ouvrage de politique. Je croyais joûter avec l'aimable Voltaire, et il
me faut escrimer avec Machiavel. Enfin, mon cher Voltaire, nous ne
sommes point maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous
entraîne, et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous
prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami
véritablement fidèle. Pour dieu, ne m'écrivez qu'en homme, et méprisez
avec moi les titres, les noms, et tout l'éclat extérieur.

Jusqu'à présent il me reste à peine le temps de me reconnaître; j'ai des
occupations infinies: je m'en donne encore de surplus; mais malgré tout
ce travail, il me reste toujours du temps assez pour admirer vos
ouvragés et pour puiser chez vous des instructions et des délassements.

Assurez la marquise de mon estime. Je l'admire autant que ses vastes
connaissances et la rare capacité de son esprit le méritent.

Adieu, mon cher Voltaire; si je vis, je vous verrai, et même dès cette
année. Aimez-moi toujours, et soyez toujours sincère ami avec votre ami
FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

18 juin 1740.


Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est pas; mais la
mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes
m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde.
Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes
prédictions. Vous êtes déjà aimé, et dans vos États et dans l'Europe.
Un résident de l'empereur disait dans la dernière guerre au cardinal de
Fleury: Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous
Turcs. L'envoyé de Votre Majesté peut dire à présent, les Français sont
tous Prussiens.

Le marquis d'Argenson, conseiller d'État du roi de France, ami de M. de
Valori, et un homme d'un vrai mérite, avec qui je me suis entretenu
souvent à Paris de Votre Majesté, m'écrit du 13 que M. de Valori
s'exprime avec lui dans ces propres mots: «Il commence son règne comme
il y a apparence qu'il le continuera; partout des traits de bonté de
cœur; justice qu'il rend au défunt; tendresse pour ses sujets.» Je ne
fais mention de cet extrait à Votre Majesté que parce que je suis sûr
que cela a été écrit d'abondance de cœur qu'il m'est revenu de même. Je
ne connais point M. de Valori, et Votre Majesté sait que je ne devais
pas compter sur ses bonnes grâces; cependant puisqu'il pense comme moi
et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la lui rendre.

Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disait: Nous verrons s'il
renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; et
moi je lui répondis: Il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera
point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son
prédécesseur; il se contentera de les réparer avec le temps. Daignez
donc avouer, grand roi, que j'ai bien deviné.

Votre Majesté m'ordonne de songer, en lui écrivant, moins au roi qu'à
l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sais comment m'y
prendre avec un roi, mais je suis bien à mon aise avec un homme
véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur l'amour du
genre humain.....



DU ROI

À Charlottembourg, le 12 juin 1740.


        Non, ce n'est plus du mont Rémus,
        Douce et studieuse retraite
        D'où mes vers vous sont parvenus,
        Que je date ces vers confus:
        Car dans ce moment le poète
        Et le prince sont confondus.
        Désormais mon peuple que j'aime
        Est l'unique Dieu que je sers:
        Adieu les vers et les concerts.
        Tous les plaisirs. Voltaire même;
        Mon devoir est mon Dieu suprême.
        Qu'il entraîne de soins divers!
        Quel fardeau que le diadème!
        Quand ce dieu sera satisfait,
        Alors dans vos bras, cher Voltaire,
        Je volerai, plus prompt qu'un trait,
    Puiser, dans les leçons de mon ami sincère,
    Quel doit être d'un roi le sacré caractère.

Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m'a pas tout à
fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n'en guérirai jamais.
J'estime trop l'art d'Horace et de Voltaire pour y renoncer; et je suis
du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.

J'avais commencé une épître sur les abus de la mode et de la coutume,
lors même que la coutume de la primogéniture m'obligeait de monter sur
le trône et de quitter mon épître pour quelque temps. J'aurais
volontiers changé mon épître en satire contre cette même mode, si je ne
savais que la satire doit être bannie de la bouche des princes.

Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne
déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de
vingt-quatre heures.

Je vous avoue que la vie d'un homme qui n'existe que pour réfléchir et
pour lui-même, me semble infiniment préférable à la vie d'un homme dont
l'unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.

Vos vers sont charmants. Je n'en dirai rien, car ils sont trop
flatteurs.

Mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l'empressement
que j'ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que
votre humanité comporte. J'irai à la fin d'auguste à Vesel, et peut-être
plus loin. Promettez-moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux
ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu. FÉDÉRIC.

Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains; d'un côté
à l'armée, de l'autre au peuple et aux beaux-arts.



DU ROI

À Charlottembourg, le 27 juin 1740.


Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non
pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive
et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous
parle de moi-même comme l'éternel abbé de Chaulieu. Qu'importe? il faut
vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin telle que vous me la demandez.

J'arrivai le vendredi au soir à Postdam, où je trouvai le roi dans une
si triste situation que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il
me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les
affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse d'esprit
et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche
et le lundi, paraissant très tranquille, très résigné, et soutenant ses
souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence entre mes
mains le mardi matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères,
de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi
nous l'avons assisté dans ses dernières heures: dans ses angoisses il a
témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un
physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et
avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets
sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.

Le travail infini qui m'est échu en partage après sa mort, laisse à
peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon
père, je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai
travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangemens les
plus prompts et les plus convenables au bien public.

J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize
bataillons, de cinq escadrons de houssards et d'un escadron de gardes du
corps. J'ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J'ai fait
acquisition de Wolf, de Maupertuis, d'Algarotti. J'attends la réponse de
S. Gravesande, de Vaucanson et d'Euler. J'ai établi un nouveau collège
pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des
sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc.
sans la sainte ampoule et sans les cérémonies inutiles et frivoles que
l'ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la Faculté a
trouvé à propos de m'ordonner, _ex officio_, de prendre les eaux de
Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu'à huit,
j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à
cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les
voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni;
mais jusqu'à présent j'ai le cours des affaires à suivre, j'ai les
nouveaux établissemens de surplus, et avec cela beaucoup de complimens
inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner, etc......



DU ROI

À Olau, le 16 avril 1741.


    Je connais les douceurs d'un studieux repos;
    Disciple d'Epicure, amant de la Mollesse,
        Entre ses bras, plein de faiblesse,
    J'aurais pu sommeiller à l'ombre des pavots.

    Mais un rayon de gloire animant ma jeunesse,
    Me fit voir d'un coup d'œil les faits de cent héros;
        Et plein de cette noble ivresse,
    Je voulus surpasser leurs plus fameux travaux.

    Je goûte le plaisir, mais le devoir me guide.
    Délivrer l'univers de monstres plus affreux
        Que ceux terrassés par Alcide,
    C'est l'objet salutaire auquel tendent mes vœux.

    Soutenir de mon bras les droits de ma patrie,
    Et réprimer l'orgueil des plus fiers des humains,
        Tous fous de la vierge Marie,
    Ce n'est point un ouvrage indigne de mes mains.

    Le bonheur, cher ami, cet être imaginaire,
    Ce fantôme éclatant qui fuit devant nos pas,
        Habite aussi peu cette sphère.
    Qu'il établit son règne au sein de mes États.

    Aux berceaux de Reinsberg, aux champs de Silésie,
    Méprisant du bonheur le caprice fatal,
        Ami de la philosophie,
    Tu me verras toujours aussi ferme qu'égal.

On dit les Autrichiens battus, et je crois que c'est vrai. Vous voyez
que la lyre d'Horace a son tour après la massue d'Alcide. Faire son
devoir, être accessible aux plaisirs, ferrailler avec ses ennemis, être
absent et ne point oublier ses amis: tout cela sont des choses qui vont
fort bien de pair, pourvu qu'on sache assigner des bornes à chacune
d'elles. Doutez de toutes les autres; mais ne soyez pas pyrrhonien sur
l'estime que j'ai pour vous, et croyez que je vous aime. Adieu. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Selovitz, le 23 mars 1742.


Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n'ai d'autres
nouvelles à vous mander que d'une espèce dont vous ne vous souciez
guère, ou que vous abhorrez.

Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux contrées de
l'Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la
gorge avec d'autres peuples dont ils ignoraient jusqu'au nom même, et
qu'ils ont été chercher dans un pays fort éloigné: pourquoi? parce que
leur maître a fait un contrat avec un autre prince, et qu'ils
voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième; vous me répondriez
que ces gens sont fous, sots et furieux de se prêter ainsi aux caprices
et à la barbarie de leurs maîtres. Si je vous disais que nous nous
préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands
frais; que nous faisons la moisson où nous n'avons point semé, et les
maîtres où personne n'est assez fort pour nous résister; vous vous
écrieriez: Ah! barbares! ah! brigands! inhumains que vous êtes, les
injustes n'hériteront point du royaume des cieux, selon saint Mathieu,
chap. XII, vers. 24.

Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne
vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu'une tête
assez folle, dont vous aurez entendu parler sous le nom de _roi de
Prusse_, apprenant que les États de son allié l'empereur étaient ruinés
par la reine d'Hongrie, a volé à son secours, qu'il a joint ses troupes
à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en Basse-Autriche,
et qu'il y a si bien réussi, qu'il s'attend dans peu à combattre les
principales forces de la reine de Hongrie, pour le service de son allié.

Voilà de la générosité, direz-vous, voilà de l'héroïsme; cependant, cher
Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C'est la même
femme qu'on fait voir d'abord en cornette de nuit, et ensuite avec son
fard et ses pompons.

De combien de différentes façons n'envisage-t-on pas les objets? combien
les jugements ne varient-ils point? Les hommes condamnent le soir ce
qu'ils ont approuvé le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son
aurore, les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations
établies effacées, et rétablies pourtant; et nous sommes assez insensés
de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation!
Est-il possible qu'on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie
depuis le temps qu'elle est connue?

Je ne vous écris point de vers, parce que je n'ai pas le temps de toiser
des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l'_Histoire de
Louis XIV_, je vous menace de l'excommunication du Parnasse si vous
n'achevez pas cet ouvrage.

Adieu, cher Voltaire, aimez un peu, je vous prie, ce transfuge
d'Apollon, qui s'est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un
jour servir sous ses vieux drapeaux. Je suis toujours votre admirateur
et ami. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Triban, le 12 avril 1742.


.....Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétudes ici, et
qu'il fallait encore m'alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre
plus de soin de votre conservation: souvenez-vous, je vous prie, combien
elle m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci dont
vous faites les délices.

Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon
caractère ou de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours
tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire
un plaisir de son devoir.

    D'abord que la paix sera faite,
    Je retrouve dans ma retraite
    Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
    Nos belles aux touchants regards,
    Maupertuis avec ses lunettes,
    Algarotti le laboureur,
    Nos savants avec leurs lecteurs:
    Mais que me serviront ces fêtes,
    Cher Voltaire, si vous n'en êtes?

Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire sur le point de poursuivre
ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre Ixion qui
travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne
vous admire pas moins qu'il vous aime. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Avril 1742.


Sire, pendant que j'étais malade, Votre Majesté a fait de plus belles
actions que je n'ai eu d'accès de fièvre. Je ne pouvais répondre aux
dernières bontés de votre Majesté. Où aurais-je d'ailleurs adressé ma
lettre? à Vienne? à Presbourg? à Temesvar? vous pouviez être dans
quelqu'une de ces villes; et même, s'il est un être qui puisse se
trouver en plusieurs lieux à la fois, c'est assurément votre personne,
en qualité d'image de la Divinité, ainsi que le sont tous les princes,
et d'image très pensante et très agissante. Enfin, sire, je n'ai point
écrit parce que j'étais dans mon lit quand Votre Majesté courait à
cheval au milieu des neiges et des succès.

    D'Esculape les favoris
    Semblaient même me faire accroire
    Que j'irais dans le seul pays
    Où n'arrive point votre gloire;
    Dans ce pays dont par malheur
    On ne voit point de voyageur
    Venir nous dire des nouvelles;
    Dans ce pays où tous les jours
    Les âmes lourdes et cruelles,
    Et des Hongrois et des Pandours,
    Vont au diable au son des tambours,
    Par votre ordre et pour vos querelles;
    Dans ce pays dont tout chrétien,
    Tout juif, tout musulman raisonne;
    Dont on parle en chaire, en Sorbonne,
    Sans jamais en deviner rien;
    Ainsi que le Parisien,
    Badaud, crédule et satirique,
    Fait des romans de politique,
    Parle tantôt mal, tantôt bien,
    De Belle-Isle et de vous peut-être,
    Et dans son léger entretien
    Vous juge à fond sans vous connaître.

Je n'ai mis qu'un pied sur le bord du Styx; mais je suis très fâché,
sire, du nombre des pauvres malheureux que j'ai vu passer. Les uns
arrivaient de Scharding, les autres de Prague ou d'Iglau. Ne
cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette
terre que vous avez, dites-vous, tant l'envie de rendre heureuse?

    Au lieu de cette horrible guerre
    Dont chacun sent les contre-coups,
    Que ne vous en rapportez-vous
    À ce bon abbé de Saint-Pierre?



DE M. DE VOLTAIRE

Juin 1742.


    Sire, me voilà dans Paris;
    C'est, je crois, votre capitale:
    Tous les sots, tous les beaux esprits,
    Gens à rabat, gens à sandale,
    Petits-maîtres, pédants aigris,
    Parlent de vous sans intervalle.
    Sitôt que je suis aperçu,
    On court, on m'arrête au passage:
    Eh bien! dit-on, l'avez-vous vu,
    Ce roi si brillant et si sage?
    Est-il vrai qu'avec sa vertu
    Il est pourtant grand politique?
    Fait-il des vers, de la musique,
    Le jour même qu'il s'est battu?
    Comment, à lui-même rendu,
    Le trouvez-vous sans diadème,
    Homme simple redevenu?
    Est-il bien vrai qu'alors on l'aime
    D'autant plus qu'il est mieux connu,
    Et qu'on le trouve dans lui-même?
    On dit qu'il suit de près les pas
    Et de Gustave et de Turenne
    Dans les champs et dans les combats,
    Et que le soir, dans un repas,
    C'est Catulle, Horace et Mécène.
    À mes côtés un raisonneur,
    Endoctriné par la gazette,
    Me dit d'un ton rempli d'humeur:
    Avec l'Autriche, on dit qu'il traite.
    Non, dit l'autre, il sera constant,
    Il sera l'appui de la France.

    Une bégueule, en s'approchant,
    Dit: Que m'importe sa constance?
    Il est aimable, il me suffit;
    Et voilà tout ce que j'en pense;
    Puisqu'il sait plaire, tout est dit.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Thiriot me dit tristement:
    Ce philosophe conquérant
    Daignera-t-il incessamment
    Me faire payer mes messages?
    Ami, n'en doutez nullement;
    On peut compter sur ses largesses,
    Mon héros est compatissant,
    Et mon héros tient ses promesses:
    Car sachez que, lorsqu'il était
    Dans cet âge où l'homme est frivole,
    D'être un grand homme il promettait,
    Et qu'il a tenu sa parole.

C'est ainsi que tout le monde, en me parlant de Votre Majesté, adoucît
un peu mon chagrin de n'être plus auprès d'elle. Mais, sire,
prendrez-vous toujours des villes, et serai-je toujours à la suite d'un
procès? N'y aura-t-il pas cet été quelques jours heureux où je pourrai
faire ma cour à Votre Majesté, etc.



DE M. DE VOLTAIRE

À Paris, 17 mars 1749.


Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre
Majesté: dans votre première, vous jugez de la conduite de _Catilina_
avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez un vaste royaume, et
vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient
autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez
_Rhadamiste_ et _Electre_. J'ai la même passion que vous, sire; je
regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré
leurs défauts, mais l'amour d'Itys et d'Iphianasse qui gâtent et qui
refroidissent un des beaux sujets de l'antiquité, malgré l'amour
d'Arsame; malgré beaucoup de vers qui pêchent contre la langue et contre
là poésie. Le tragique et le sublime l'emportent sur tous ces défauts et
qui sait émouvoir sait tout. Il n'en est pas ainsi de la _Semiramis_.
Apparemment Votre Majesté ne l'a pas lue. Cette pièce tomba absolument;
elle mourut dans sa naissance, et n'est jamais ressuscitée; elle est mal
écrite, mal conduite et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de
parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté s'il y avait deux
avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C'est même parce
que cette _Semiramis_ était absolument abandonnée, que j'ai osé en
composer une. Je me garderais bien de faire _Rhamadiste_ et _Electre_.

J'aurai l'honneur d'envoyer bientôt à Votre Majesté ma _Semiramis_,
qu'on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très content.
Vous la trouverez très différente de l'esquisse que j'eus l'honneur de
vous envoyer il y a quelques années. J'ai tâché d'y répandre toute la
terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens.
Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n'ai
guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du
spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié,
point de tragédies. Sire, voilà pourquoi _Zaïre_ et _Alzire_ arrachent
toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion,
combattue par les passions, est un ressort que j'ai employé, et c'est un
des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il
se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède à ce
charme et à ce préjugé qu'il combat dans le cabinet. Croyez-moi, sire,
tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la
grandeur, la fermeté, sont peu de choses au théâtre; c'est l'intérêt qui
fait tout, et sans lui il n'y a rien. Point de succès dans les
représentations, sans la crainte et la pitié; mais point de succès dans
le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours
harmonieuse, et soutenue de la poésie d'expression. Permettez-moi,
sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à
_Catilina_. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n'y
en a jamais dix de suite où il n'y ait des fautes contre la langue, ou
dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n'y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix
de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu'il se
ressouvienne des vers où il parle d'Alexandre, son devancier, dans une
épître morale, et qu'il compare à ces vers ceux de _Catilina_, il verra
s'il trouvera dans l'auteur français le même nombre et la même cadence
qui sont dans les vers d'un roi du Nord, qui m'étonnèrent. Quand je dis
qu'il n'y a point de roi qui sente ce mérite comme Votre Majesté,
j'ajoute qu'il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de
goût, et aucun auteur qui ait plus d'imagination.....



DE M. DE VOLTAIRE

À Paris, ce 15 octobre 1749.


Sire, si je viens faire un effort, dans l'état affreux où je suis, pour
écrire à M. d'Argens, je ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de
Votre Majesté.

J'ai perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n'avait de
défaut que d'être une femme[D], et que tout Paris regrette et honore. On
ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n'avez
peut-être pas jugé d'elle comme vous auriez fait, si elle avait eu
l'honneur d'être connue de Votre Majesté. Mais une femme qui a été
capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus
d'un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.

L'état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d'espérance de vous
revoir jamais; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez
mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme
qui certainement dans Votre Majesté n'avait aimé que votre personne.

Vous êtes roi, et par conséquent vous êtes accoutumé à vous défier des
hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre, ou que je cherchais une
défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte
pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me
connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à
Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je
vous conjure, sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle
édition de l'_Anti-Machiavel_, où l'on adoucira ce que vous avez dit de
Charles XII et de lui; il vous en sera très obligé. C'est le meilleur
prince qui soit au monde; c'est le plus passionné de vos admirateurs, et
j'ose croire que Votre Majesté aura cette condescendance pour sa
sensibilité qui est extrême.....

BILLET DE CONGÉ DE VOLTAIRE

    Non, malgré vos vertus, non, malgré vos appas,
    Mon âme n'est point satisfaite;
    Non, vous n'êtes qu'une coquette
    Qui subjuguez les cœurs et ne vous donnez pas.

_Réponse, écrite au bas, de la main du roi._

    Mon âme sent le prix de vos divins appas,
    Mais ne présumez point qu'elle soit satisfaite;
    Traître, vous me quittez pour suivre une coquette,
        Moi, je ne vous quitterai pas.



DE M. DE VOLTAIRE

Octobre 1757.


Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule chose
qui puisse vous effrayer.

J'ai été reçu chez Votre Majesté avec des bontés sans nombre; je vous ai
appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m'a laissé
toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le
reste. J'ignore encore, dans ma retraite paisible, si Votre Majesté a
été à la rencontre du corps d'armée de M. de Soubise, et si elle s'est
signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation
présente des affaires; je vois seulement qu'avec la valeur de Charles
XII, et avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trouvez avoir
plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut quand il revint de Stralsund;
mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus de réputation
que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de
victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens et que vous avez
fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les
arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à
part d'autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à
vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun
de ces mérites; votre gloire est donc absolument hors d'atteinte.
Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque
victoire; mais nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue
cette idée, je vous en conjure.

Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas aujourd'hui des
Treize-Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à Votre Majesté
combien elle est aimée dans le pays que j'habite; mais je sais qu'en
France elle a beaucoup de partisans: je sais très positivement qu'il y a
bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires
avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser
me mêler en aucune façon de politique; cela ne m'appartient pas.
Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était
entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France,
garante de tant de traités; que vos lumières et votre esprit vous
ménageraient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez
d'États pour tenir un rang très considérable dans l'Europe; que le
grand-électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour avoir
cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, encore une fois, de
penser ainsi en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon,
dont Votre Majesté trouve la mort belle, n'avaient guère autre chose à
faire qu'à servir ou qu'à mourir; encore Othon n'était-il pas sûr qu'on
l'eût laissé vivre: il prévint, par une mort volontaire, celle qu'on lui
eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger
un tel parti; en un mot, votre vie est très nécessaire: vous sentez
combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont
l'honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe ne
sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un devoir pour
un homme tel que vous de se réserver aux événements. J'ose vous dire
bien plus: croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité
héroïque, elle ne serait pas approuvée; vos partisans la condamneraient,
et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la
nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix
que votre nom recueillerait d'une mort volontaire: et, en vérité, il ne
faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir
d'insulter à votre nom si respectable.

Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard
qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après une longue
expérience, qu'on peut tirer de très grands avantages du malheur. Mais
heureusement nous sommes très loin de vous voir réduit à des extrémités
si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors
le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera
une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un
roi philosophie.



DE M. DE VOLTAIRE

Octobre 1757.


Sire, votre Epître d'Erfurth est pleine de morceaux admirables et
touchants. Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous
écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse
Royale votre digne sœur, que cette épître fera verser des larmes, si
vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas ici de discuter
avec Votre Majesté ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande
âme et d'un grand génie; il s'agit de vous, et de l'intérêt de toute la
saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire
et à votre conservation.

Vous voulez mourir, je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse
que ce dessein m'inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que du
haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l'opinion
des hommes, quel est l'esprit du temps. Comme roi on ne vous le dit pas,
comme philosophe et comme grand homme vous ne voyez que les exemples des
grands hommes de l'antiquité, vous aimez la gloire, vous la mettez
aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent
rarement, et qu'aucun des souverains de l'Europe n'a jamais imaginée
depuis la chute de l'empire romain. Mais, hélas! sire, en aimant tant la
gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera
perdre? je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe
de vos ennemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra
lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous
regardera comme le martyr de la liberté; il faut se rendre justice: vous
savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en
Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces
cours? que vous avez vengé sur vous-même cette invasion; que vous
n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la foi. On vous accusera
d'un désespoir prématuré quand on saura que vous avez pris cette
résolution funeste dans Erfurth, quand vous étiez maître de la Silésie
et de la Saxe. On commentera votre Epître d'Erfurth, on en fera une
critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

Tout ce que je représente à Votre Majesté est la vérité même. Celui que
j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son
cœur.

Il sent qu'en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un
honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas être
humilié par des ennemis personnels; il entre donc dans ce triste parti
de l'amour-propre, du désespoir. Écoutez contre ces sentiments votre
raison supérieure: elle vous dit que vous n'êtes point humilié, et que
vous ne pouvez l'être; elle vous dit qu'étant homme comme un autre, il
vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les
autres hommes heureux: biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi
peut se croire très infortuné quand il perd des États; mais un
philosophe peut se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune
façon de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez
pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux
mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine
Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutiendriez ce
personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous une grandeur
nouvelle. Enfin, tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux
et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d'être
philosophe si vous ne saviez pas vivre en homme privé? ou si en
demeurant souverain vous ne saviez pas supporter l'adversité?

Je n'ai d'intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et le
vôtre. Je suis dans ma soixante et cinquième année, je suis un infirme,
je n'ai qu'un moment à vivre, j'ai été bien malheureux, vous le savez;
mais je mourrais heureux si je vous laissais sur la terre mettant en
pratique ce que vous avez si souvent écrit.



DE M. DE VOLTAIRE

Le 13 novembre 1757.


Sire, votre Epître à d'Argens m'avait fait trembler; celle dont Votre
Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu dans
toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non
seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a
jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre
personne, quoi qu'il ait pu arriver; mais ma douleur s'aigrissait des
injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.

Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que
par les circonstances où ils sont faits:

    «Pour moi menacé du naufrage,
    Je dois, en affrontant l'orage,
    Penser, vivre et mourir en roi.»

Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre
chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu'à la dernière
extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce
courage supérieur aux événements de faire de beaux vers dans une crise
où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce
nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter
que vous viviez. Je n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à Votre
Majesté dans la situation où je vous vois; mais permettez que je vous
dise tout ce que je pense.

Premièrement, soyez très sûr que vous avez plus de gloire que jamais.
Tous les militaires écrivent de tous côtés qu'après vous être conduit à
la bataille du 18 comme le prince de Condé à Sénef, vous avez agi dans
tout le reste en Turenne. Grotius disait: «Je puis souffrir les injures,
la misère et l'ignominie ensemble.» Vous êtes couvert de gloire dans vos
revers; il vous reste de grands États: l'hiver vient; les choses peuvent
changer. Votre Majesté sait que plus d'un homme considérable pensent
qu'il faut une balance, et que la politique contraire est une politique
détestable: ce sont leurs propres paroles.

J'oserai ajouter que Charles XII, qui avait votre courage avec
infiniment moins de lumières, et moins de compassion pour ses peuples,
fit la paix avec le czar sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en dire
davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.

Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est
nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes
qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup
de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre
laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que quelque
personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

Je prends du fond de ma retraite plus d'intérêt à votre sort, que je
n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait
heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être
assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus
chère.

J'apprends que monseigneur le prince de Prusse est très malade; c'est un
nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver.
C'est très peu de chose, j'en conviens, d'exister un moment au milieu
des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent; mais c'est à
la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c'est
être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme.



DU ROI

À Breslau, le 16 janvier 1758.


J'ai reçu vos lettres du 22 de novembre et du 2 de janvier en même
temps[E]. J'ai à peine le temps de faire de la prose, bien moins des
vers pour répondre aux vôtres. Je vous remercie de la part que vous
prenez aux heureux hasards qui m'ont secondé à la fin d'une campagne où
tout semblait perdu. Vivez heureux et tranquille à Genève; il n'y a que
cela dans le monde; et faites des vœux pour que la fièvre chaude
héroïque de l'Europe se guérisse bientôt, pour que le triumvirat se
détruise, et que les tyrans de cet univers ne puissent pas donner au
monde les chaînes qu'ils lui préparent. FÉDÉRIC.

Je ne suis malade ni de corps ni d'esprit mais je me repose dans ma
chambre. Voilà ce qui a donné lieu aux bruits que mes ennemis ont semés.
Mais je peux leur dire comme Démosthène aux Athéniens: Eh bien! si
Philippe était mort, que serait-ce? ô Athéniens! vous vous feriez
bientôt un autre Philippe.

Ô Autrichiens! votre ambition, votre désir de tout dominer, vous
feraient bientôt d'autres ennemis; et les libertés germaniques et celles
de l'Europe ne manqueront jamais de défenseurs.



DU ROI

Du 6 octobre 1758.


Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite.
Il y a des malheurs réparables par la constance et par un peu de
courage; mais il y en a d'autres contre lesquels toute la fermeté dont
on veut s'armer, et tous les discours des philosophes ne sont que des
secours vains et inutiles; ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile
m'accable dans les moments les plus embarrassants et les plus remplis de
ma vie.

Je n'ai pas été malade comme on vous l'a dit; mes maux ne consistent que
dans des coliques hémorroïdales et quelquefois néphrétiques. Si cela eût
dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort, que ces sortes
d'accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les
jours de celle qui ne voit plus la lumière[F]. N'en perdez jamais la
mémoire, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un
monument à son honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice; et sans
vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la
plus belle.

Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

SUR LA MORT DE SON ALTESSE ROYALE MADAME LA MARGRAVE DE BAREITH

Décembre 1758.


    Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
    Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
    Quand la fatale loi de toute la nature
        Te conduit dans la sépulture,
        Faut-il te plaindre ou t'admirer?

    Les vertus, les talents ont été ton partage
        Tu vécus, tu mourus en sage;
    Et voyant à pas lents avancer le trépas,
        Tu montras le même courage
    Qui fait voler ton frère au milieu des combats.

    Femme sans préjugés, sans vice et sans mollesse,
    Tu bannis loin de toi la Superstition,
    Fille de l'Imposture et de l'Ambition,
        Qui tyrannise la Faiblesse.

    Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,
        T'avaient déclaré la guerre;
        Tu les bravas sans effort,
        Tu plaignis ceux de la terre.

    Hélas! si tes conseils avaient pu l'emporter
    Sur le faux intérêt d'une aveugle vengeance,
    Que de torrents de sang on eût vu s'arrêter!
        Quel bonheur t'aurait dû la France!
    Ton cher frère aujourd'hui, dans un noble repos,
    Recueillerait son âme à soi-même rendue;
        Le philosophe, le héros
    Ne serait affligé que de t'avoir perdue.

    Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
        Du haut de son char de victoire;
    Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
        Se joindraient pour sécher ses pleurs.

    Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
    Les échos de Berlin répondraient à ses chants:
    Ah! j'impose silence à mes tristes accents,
    Il n'appartient qu'à lui de te rendre immortelle.

Voilà, sire ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier
saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J'envoie
ces vers à Votre Majesté, puisqu'elle l'ordonne. Je suis vieux; elle
s'en apercevra bien. Mais le cœur qui sera toujours à vous et à
l'adorable sœur que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n'ai pu
m'empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette
digne princesse avait faits pour rendre la paix à l'Europe. Toutes ses
lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre,
qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par
une lettre qu'on lui dicta, en est mort de chagrin. Je vois avec
douleur, dans ma vieillesse accablée d'infirmités, tout ce qui se passe;
et je me console parce que j'espère que vous serez aussi heureux que
vous méritez de l'être. Le médecin Tronchin dit que votre colique
hémorroïdale n'est point dangereuse; mais il craint que tant de travaux
n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de
l'Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m'avait assuré qu'il y
avait du remède pour l'état de votre auguste sœur, six mois avant sa
mort. Je fis ce que je pus pour engager Son Altesse Royale à se mettre
entre les mains de Tronchin; elle se confia à des ignorants entêtés; et
Tronchin m'annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n'ai
jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa
confiance en ceux qui l'ont traitée. Conservez-vous, sire, car vous êtes
nécessaire aux hommes.



DU ROI

À Breslau, le 21 mars 1759.


Vous ne vous êtes pas trompé tout à fait: je suis sur le point de me
mettre en marche. Quoique ce ne soit pas pour des sièges, toutefois
c'est pour résister à mes persécuteurs.

J'ai été ravi de voir les changements et les additions que vous avez
faits à votre ode. Rien ne me fait plus de plaisir que ce qui regarde
cette matière-là. Les nouvelles strophes sont très belles, et je
souhaiterais fort que le tout fût déjà imprimé. Vous pourrez y ajouter
une lettre selon votre bon plaisir: et quoique je sois très indifférent
sur ce qu'on peut dire de moi en France et ailleurs, on ne me fâchera
pas en vous attribuant mon _Histoire de Brandebourg_. C'est la trouver
très bien écrite, et c'est plutôt me louer que me blâmer.

Dans les grandes agitations où je vais entrer, je n'aurai pas le temps
de savoir si on fait des libelles contre moi en Europe, et si on me
déchire. Ce que je saurai toujours, et dont je serai témoin, c'est que
mes ennemis font bien des efforts pour m'accabler. Je ne sais pas si
cela en vaut la peine. Je vous souhaite la tranquillité et le repos
dont je ne jouirai pas, tant que l'acharnement de l'Europe me
persécutera. Adieu. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Aux Délices, le 27 mars 1759.


.....Votre Majesté me traite comme le monde entier; elle s'en moque
quand elle dit que le président se meurt. Le président vient d'avoir à
Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d'un enfant qu'il
lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès! j'en suis un
peu loin; j'ai été très malade, et je suis très vieux: j'avoue que je
suis très riche, très indépendant, très heureux; mais vous manquez à mon
bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu; vous ne vous en
souciez guère, et je tâche de ne m'en point soucier. J'aime vos vers,
votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n'ai pu
vivre sans vous, ni avec vous. Je ne parle point au roi, au héros, c'est
l'affaire des souverains; je parle à celui qui m'a enchanté, que j'ai
aimé, et contre qui je suis toujours fâché......



DU ROI

À Landshut, le 18 avril 1760.


.....Je vous félicite encore d'être gentilhomme ordinaire du
_Bien-Aimé_. Ce ne sera pas sa patente qui vous immortalisera; vous ne
devez votre apothéose qu'à _la Henriade_, à l'_Œdipe_, à _Brutus,
Semiramis, Mérope, le Duc de Foix, etc., etc_. Voilà ce qui fera votre
réputation tant qu'il y aura des hommes sur la terre qui cultiveront
les lettres, tant qu'il y aura des personnes de goût et des amateurs du
talent divin que vous possédez.

Pour moi je pardonne en faveur de votre génie toutes les tracasseries
que vous m'avez faites à Berlin, tous les libelles de Leipsick, et
toutes les choses que vous avez dites ou fait imprimer contre moi, qui
sont fortes, dures et en grand nombre, sans que j'en conserve la moindre
rancune.

Il n'en est pas de même de mon pauvre président que vous avez pris en
grippe. J'ignore s'il fait des enfants ou s'il crache ses poumons.
Cependant on ne peut que lui applaudir s'il travaille à la propagation
de l'espèce, lorsque toutes les puissances de l'Europe font des efforts
pour la détruire.

Je suis accablé d'affaires et d'arrangements. La campagne va s'ouvrir
incessamment. Mon rôle est d'autant plus difficile, qu'il ne m'est pas
permis de faire la moindre sottise, et qu'il faut me conduire prudemment
et avec sagesse huit grands mois de l'année. Je ferai ce que je pourrai;
mais je trouve la tâche bien dure. Adieu. FÉDÉRIC.



DU ROI 2 juillet 1759.


.....Croyez-vous qu'il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à
voir et à faire égorger des inconnus, à perdre journellement ses
connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux
caprices du hasard, à passer toute l'année dans les inquiétudes et les
appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune?

Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la
société, les agréments de la vie, et j'aime à être heureux autant que
qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant
pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous
apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix
de notre sang, de notre repos, a lui sacrifier tout notre être.
L'illustre Zadig essuya bien des aventures qui n'étaient pas de son
goût, Candide de même: ils prirent cependant leur mal en patience. Quel
plus bel exemple à suivre que celui de ces héros?

Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses
hongroises et les justaucorps verts des Roxelans. On est actuellement
aux trousses de ces derniers, qui, par leur balourdise, nous donnent
beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d'embarras cette année,
et que je me délivrerai des verts et des blancs.

Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite
par Sa Sainteté[G]. Il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je
sortirai d'autant plus sûrement de tout ceci, que j'ai dans mon camp une
vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d'Arc. Cette divine
fille est née en pleine Wesphalie, aux environs de Hildesheim. J'ai de
plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son dieu et son grand
diable que nous taillerons tout en pièces.

Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des
Gaules à l'aide d'une pucelle; il est donc clair que par la mienne nous
vaincrons les trois _dames_; car vous savez que dans le paradis les
saints conservent toujours un peu de tendre pour les pucelles. J'ajoute
à ceci que Mahomet avait son pigeon, Sertorius sa biche, votre
enthousiaste des Cévennes sa grosse Nicole, et je conclus que ma pucelle
et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.

Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités
qui n'y ont aucun rapport.

L'abominable entreprise de Damiens, le cruel assassinat intenté contre
le roi de Portugal, sont de ces attentats qui se commettent en paix
comme en guerre; ce sont les suites de la fureur et de l'aveuglement
d'un zèle absurde. L'homme restera, malgré les écoles de philosophie, la
plus méchante bête de l'univers. La superstition l'intérêt, la
vengeance, la trahison, l'ingratitude, produiront, jusqu'à la fin des
siècles, des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et
très rarement la raison nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres,
des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des
banqueroutes. C'est sur ces matières que roulent toutes les annales de
l'univers.

Je crois, puisque cela est ainsi, qu'il faut que cela soit nécessaire;
maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n'ai pas l'honneur
d'être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant
que si un être bienfaisant avait fait l'univers, il nous aurait rendu
plus heureux que nous ne le sommes. Il n'y a que l'égide de Zénon pour
les calamités, et les couronnes du jardin d'Epicure pour la fortune.

Pressez votre laitage, faites cuver votre vin et faucher vos prés sans
vous inquiéter si l'année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du
Bien-Aimé m'a promis, tout vieux lion qu'il est, de donner un coup de
patte à l'_inf_... J'attends son livre. Je vous envoie, en attendant, un
_Akakia_ contre Sa Sainteté, qui, je m'en flatte, édifiera votre
béatitude.

Je me recommande à la muse du général des capucins, de l'architecte de
l'église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la
gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.

En vérité, je n'y tiens plus. J'aimerais autant parler du comte de
Sabines, du chevalier de Tusculum, et du marquis d'Andés. Les titres ne
sont que la décoration des sots; les grands hommes n'ont besoin que de
leur nom.

Adieu; santé et prospérité à l'auteur de la _Henriade_, au plus malin et
au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le
monde. _Vale._ FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Au château de Tourney, par Genève, 22 avril 1760.


Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint: «Sacrée
Majesté, n'êtes-vous pas lasse d'avoir troublé le monde? faut-il encore
désoler un pauvre moine dans sa cellule?» Je suis le moine, mais vous
n'avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme
Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie
Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on
avait trouvé les œuvres du philosophe de Sans-Souci dans sa cassette? Si
en effet on les y avait trouvées, cela ne prouverait-il pas au contraire
qu'il les avait gardées fidèlement; qu'il ne les avait communiquées à
personne, et qu'un libraire en aurait abusé; ce qui aurait disculpé des
personnes qu'on a peut-être injustement accusées. Suis-je d'ailleurs
obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées? Quel intérêt
ai-je à parler mal de lui? que m'importe sa personne et sa mémoire? en
quoi ai-je pu lui faire tort en disant à Votre Majesté qu'il avait gardé
fidèlement votre dépôt jusqu'à sa mort? Je ne songe moi-même qu'à
mourir, et mon heure approche: mais ne la troublez pas par des reproches
injustes, et par des duretés qui sont d'autant plus sensibles que c'est
de vous qu'elles viennent.

Vous m'avez fait assez de mal, vous m'avez brouillé pour jamais avec le
roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous
m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme
considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison, et
ensuite, en m'honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de
cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit
vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans
qu'à tâcher, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue
que celle de suivre ma façon de penser?

Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait
dire aux ennemis de la philosophie répandus dans toute l'Europe: «Les
philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble.
Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ; il appelle à sa cour un
homme qui n'y croit point, et il le maltraite; il n'y a nulle humanité
dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les
autres.».....



DU ROI

À Sans-Souci, le 24 octobre 1765.


.....Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité.
Pour moi, qui par les devoirs de mon état connais beaucoup cette espèce
à deux pieds, sans plumes, je vous prédis que ni vous ni tous les
philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à
laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de
l'espèce: c'est une crainte, c'est une faiblesse, c'est une crédulité,
une précipitation de jugement, qui par un penchant ordinaire entraîne
les hommes dans le système du merveilleux.

Il est peu d'âmes philosophiques et d'une trempe assez forte pour
détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l'éducation
y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs
populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui à l'approche
de la mort redeviennent superstitueux par crainte, et meurent en
capucins; vous en voyez d'autres dont la façon de penser dépend de leur
digestion, bonne ou mauvaise.

Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes: il faudrait
pouvoir leur inspirer le courage d'esprit, ou la sensibilité et la
terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les
plus méthodiques.

Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une
religion simple, qu'en la simplifiant encore davantage on pourrait sur
ce plan fonder une nouvelle croyance. Mais j'en reviens à ce que j'ai
déjà dit, et suis presque convaincu que si ce troupeau se trouvait
considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition
nouvelle, à moins qu'on ne choisit, pour le composer, que des âmes
exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément.

Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre
le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de
notre temps; et c'est beaucoup gagner.

On vous aura obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle,
de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font
horreur.

Le fanatisme et la rage de l'ambition ont ruiné des contrées
florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des
dévastations qui se sont faites, vous saurez qu'en tout j'ai fait
rebâtir huit mille maisons en Silésie; en Poméranie et dans la nouvelle
Marche, six mille cinq cents, ce qui fait, selon Newton et d'Alembert,
quatorze mille cinq cents habitations.

La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n'avons pas fait
une guerre aussi abominable; et il n'y a de détruit de notre part que
quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le
nombre certainement n'approche pas de mille. Le mauvais exemple ne nous
a pas séduits; et j'ai de ce côté-là ma conscience exempte de tout
reproche.

À présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par
préférence, trouveront des asiles chez moi, partout où ils voudront, à
plus forte raison l'ennemi de Baal, ou de ce culte que dans le pays où
vous êtes on appelle _la prostituée de Babylone_.

Je vous recommande à la sainte garde d'Epicure, d'Aristippe, de Locke,
de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées de préjugés, que
leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l'arche de la
vérité. Fédéric.

Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous
ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du
joug des imposteurs.



DU ROI

À Berlin, le 8 janvier 1766.


Non, il n'est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez
conservé toute la gaieté et l'aménité de votre jeunesse. Votre lettre
sur les miracles m'a fait pouffer de rire. Je ne m'attendais pas à m'y
trouver et je fus surpris de m'y voir placé entre les Autrichiens et les
cochons. Votre esprit est encore jeune, et tant qu'il restera tel il n'y
a rien à craindre pour le corps. L'abondance de cette liqueur qui
circule dans les nerfs et qui anime le cerveau prouve que vous avez
encore des ressources pour vivre.

Si vous m'aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant
votre lettre, vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont
leurs faiblesses, sans doute que la perfection n'est point leur partage,
je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l'injustice qu'il y a
d'exiger des autres ce qu'on ne saurait accomplir et à quoi soi-même on
ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là, tout était dit, et
je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de
grands talents pour couvrir quelques faiblesses.



DE M. DE VOLTAIRE

1er février 1766.


Sire, je vous fais très tard mes remerciements, mais c'est que j'ai été
sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m'a presque
tué; j'étais tout près d'aller trouver Bayle et de le féliciter d'avoir
eu un éditeur qui a encore plus de réputation que lui dans plus d'un
genre; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que Votre Majesté en
a usé avec lui comme Jurieu; elle a tronqué l'article _David_. Je vois
bien qu'on a imprimé l'ouvrage sur la seconde édition de Bayle. C'est
bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est
due; c'était un abominable juif, lui et ses psaumes. Je connais un roi
plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de
meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des
béliers, et les béliers comme des collines. Il ne dit point qu'il faut
écraser les petits enfants contre la muraille, au nom du Seigneur; il ne
parle point éternellement d'aspics et de basilics Ce qui me plaît
surtout de lui, c'est que dans toutes ses épîtres il n'y a pas une seule
pensée qui ne soit vraie; son imagination ne s'égare point. La justesse
est le fonds de son esprit; et en effet, sans justesse il n'y a ni
esprit ni talent.

Je prends la liberté de lui envoyer un caillou du Rhin pour un boisseau
de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.

Les dévotes de Versailles n'ont pas été trop contentes du peu de
confiance que j'ai en sainte Geneviève; mais le monarque philosophe
prendra mon parti...



DU ROI

À Potsdam, le 28 février 1767.


Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant
plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore
autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec
vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands
hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la
satiété des chefs-d'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit de
calcul, voilà le goût du temps présent.

Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas
de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de
grandes beautés, des traits brillants et des écarts même. On se plaît à
analyser tout. Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs
livres semblent faits de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur
étaient si naturelles, ils les négligent.

Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps, est ce _factum_
pour les Calas, fait par un avocat[H] dont le nom ne me revient pas. Ce
factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur
digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien,
mais comme orateur...

...Voici de suite trois jugements bien honteux pour les Parlements de
France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au
gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles: mais
on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand
ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par
distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand
bruit, et les calamités publiques parviendront au trône...



DU ROI

1768.


Bon jour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m'envoie ni la prose
ni les vers qu'il m'a promis depuis six mois. Il faut que vous autres
patriarches vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des
profanes. Avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez
des beaux-pères; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes,
selon que les circonstances le demandent: vous promettez vos ouvrages et
ne les envoyez point. Je conclus de tout cela qu'il ne fait pas bon se
fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous
empêche de donner signe de vie? Le cordon qui entourait Genève et Ferney
est levé; vous n'êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l'on
écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour
écrire! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et
que je ne les tirerai plus de source? Je vous avertis que j'ai imaginé
le moyen de me faire payer. Je vous bombarderai tant et si longtemps de
mes pièces que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m'enverrez
des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que
vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le _Dictionnaire de Trévoux_
fut fatal au père Berthier; et si mes pièces ont la même vertu, vous
bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous tomberez en
léthargie, puis on appellera le confesseur, et puis..., etc., etc., etc.
Ah! patriarche! évitez d'aussi grands dangers, tenez-moi parole,
envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus
de moi ni d'ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques ni de
médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis
et leur inexactitude, et que je serai toujours avec l'admiration due au
père des croyants, etc.



DE M. DE VOLTAIRE

Novembre 1769


    Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.

J'ai dit quelque part que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de
Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles: «Mon ami, j'ai tant
de religion, que je ne suis pas de ta religion.»

Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la
vraie sagesse, est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes
sans distinction, et d'être bienfaisant.

Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons
quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans
l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de
Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre-Dame des Sept-Douleurs;
mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature,
et dans la vertu.

Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux
dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui
ait appelé les janissaires de notre Saint-Père le Turc au secours des
bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le
Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un
saint-esprit du révérend père Malagrida, ou du révérend père Guignard ou
du révérend père Jacques Clément.

Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de
Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au
meurtre de Charles Ier, qu'on fit assassiner par le bourreau,
l'évangile à la main; la politique n'est pas mon affaire: je me suis
toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins
sots et plus honnêtes. C'est dans cette idée que, sans consulter les
intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très inconnus), je me
borne à souhaiter très passionnément que les barbares Turcs soient
chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de
Sophocle et d'Euripide. Si l'on voulait, cela serait bientôt fait; mais
on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on
n'entreprendra jamais une croisade d'honneur: on en laissera tout le
fardeau à Catherine.

Au reste, sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que
mon lit fût à Clèves.

J'apprends que Votre Majesté, qui n'est pas faite pour être au lit, se
porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des
couleurs brillantes. Que le grand Être qui remplit l'univers vous
conserve! Soyez à jamais le protecteur de gens qui pensent, et le fléau
des ridicules.

Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais
changé d'idées quoi qu'on dise.



DU ROI

À Potsdam, le 25 novembre 1769.


Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu'un silence comme
celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec
patience. Non sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit
s'intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui
en donnez des nouvelles. Que des Suisses s'établissent à Clèves, ou
qu'ils restent à Genève, ce n'est pas ce qui m'intéresse; mais bien de
savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui
apporte la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser
de leurs préjugés et de leurs erreurs.

Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité:
j'aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela
n'empêche pas que je ne prenne l'auteur anglais pour un ancien Picte qui
ne connaît pas l'Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en
père de l'Église, qui par pitié de mon âme travaille â ma conversion. Il
serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion
de votre orthodoxie; vous n'en vivriez que plus tranquille....

...Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un prologue de
comédie que j'ai composé à la hâte, pour en régaler l'électrice de Saxe
qui m'a rendu visite. C'est une princesse d'un grand mérite, et qui
aurait bien valu qu'un meilleur poète la chantât. Vous voyez que je
conserve mes anciennes faiblesses: j'aime les belles-lettres à la folie;
ce sont elles seules qui charment nos loisirs et qui nous procurent de
vrais plaisirs. J'aimerais tout autant la philosophie, si notre faible
raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre
vaine curiosité recherche si avidement; mais apprendre à connaître,
c'est apprendre à douter. J'abandonne donc cette mer si féconde en
écueils d'absurdités, persuadé que tous les objets abstraits de nos
spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait
entièrement inutile, si nous pouvions y parvenir.

Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement; je
tache de me procurer toutes les brochures du neveu de l'abbé Bazin; il
n'y a que ses ouvrages qu'on puisse lire.

Je lui souhaite longue vie, santé et contentement; et quoi qu'il ait
dit, je l'aime toujours. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, le 9 décembre 1769.


    Quand Thalestris, que le Nord admira,
    Rendit visite à ce vainqueur d'Arbelle,
    Il lui donna bals, ballets, opéra,
    Et fit, de plus, de jolis vers pour elle.
    Tous deux avaient infiniment d'esprit:
    C'était, dit-on, plaisir de les entendre.
    On avouait que Jupiter ne fit
    Des Thalestris que du temps d'Alexandre.



DU ROI

À Berlin, le 4 janvier 1770.


...Quand vous avez pris des pilules, vous purgez de meilleurs vers que
tous ceux qu'on fait actuellement en Europe. Pour moi, je prendrais
toute la rhubarbe de la Sibérie et tout le séné des apothicaires, sans
que jamais je fisse un chant de _la Henriade_. Tenez, voyez-vous, mon
cher, chacun naît avec un certain talent vous avez tout reçu de la
nature: cette bonne mère n'a pas été aussi libérale envers tout le
monde. Vous composez vos ouvrages pour la gloire, et moi pour mon
amusement. Nous réussissons l'un et l'autre mais d'une manière bien
différente: car tant que le soleil éclairera le monde, tant qu'il se
conservera une teinture de science une étincelle de goût, tant qu'il y
aura des esprits qui aimeront des pensées sublimes, tant qu'il se
trouvera des oreilles sensibles à l'harmonie, vos ouvrages dureront, et
votre nom remplira l'espace des siècles qui mène à l'éternité. Pour les
miens on dira: C'est beaucoup que ce roi n'ait pas été tout à fait
imbécile; cela est passable; s'il était né particulier, il aurait
pourtant pu gagner sa vie en se faisant correcteur chez quelque
libraire! et puis on jette là le livre, et puis on en fait des
papillotes, et puis il n'en est plus question....



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 27 avril 1770.


Sire, quand vous étiez malade, je l'étais bien aussi, et je faisais tout
comme vous de la prose et des vers, à cela près que mes vers et ma prose
ne valaient pas grand-chose; je conclus que j'étais fait pour vivre et
mourir auprès de vous, et qu'il y a eu du malentendu si cela n'est pas
arrivé.

Me voilà capucin pendant que vous êtes jésuite; c'est encore une raison
de plus qui devait me retenir à Berlin; cependant on dit que frère
Ganganelli a condamné mes œuvres, ou du moins celles que les libraires
vendent sous mon nom.

Je vais écrire à Sa Sainteté que je suis très bon catholique, et que je
prends Votre Majesté pour mon répondant.

Je ne renonce point du tout à mon auréole; et comme je suis près de
mourir d'une fluxion de poitrine, je vous prie de me faire canoniser au
plus vite: cela ne vous coûtera que cent mille écus: c'est marché donné.

Pour vous, sire, quand il faudra vous canoniser, on s'adressera à
Marc-Aurèle. Vos dialogues sont tout à fait dans son goût comme dans ses
principes; je ne sais rien de plus utile. Vous avez trouvé le secret
d'être le défenseur, le législateur, l'historien et le précepteur de
votre royaume; tout cela est pourtant vrai: je défie qu'on en dise
autant de Moustapha. Vous devriez bien vous arranger pour attraper
quelques dépouilles de ce gros cochon; ce serait rendre service à
l'humanité.

Pendant que l'empire russe et l'empire ottoman se choquent avec un
fracas qui retentit jusqu'aux deux bouts du monde, la petite république
de Genève est toujours sous les armes; mon manoir est rempli d'émigrants
qui s'y réfugient. La ville de Jean Calvin n'est pas édifiante pour le
moment présent.

Je n'ai jamais vu tant de neige et tant de sottises. Je ne verrai
bientôt rien de tout cela, car je me meurs.

Daignez recevoir la bénédiction de frère François et m'envoyer celle de
saint Ignace.

Restez un héros sur la terre, et n'abandonnez pas absolument la mémoire
d'un homme dont l'âme a toujours été aux pieds de la vôtre.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 4 mai 1770.


Sire, je me flatte que votre santé est entièrement raffermie. Je vous ai
vu autrefois vous faire saigner à cloche-pied immédiatement après un
accès de goutte, et monter à cheval le lendemain: vos dialogues à la
Marc-Aurèle sont fort au dessus d'une course à cheval et d'une parade.

Je ne sais si Votre Majesté est encore autant dans le goût des tableaux
qu'elle est dans celui de la morale. L'impératrice de Russie en fait
acheter à présent de tous les côtés; on lui en a vendu pour 100,000 fr.
à Genève: cela fait croire qu'elle a de l'argent de reste pour battre
Moustapha. Je voudrais que vous vous amusassiez à battre Moustapha
aussi, et que vous partageassiez avec elle; mais je ne suis chargé que
de proposer un tableau à Votre Majesté, et nullement la guerre contre le
Turc. M. Hénin, résident de France à Genève, a le tableau des trois
Grâces, de Vanloo, haut de six pieds, avec des bordures. Il le veut
vendre 11,000 livres: voilà tout ce que j'en sais. Il était destiné pour
le feu roi de Pologne. S'il convient à votre nouveau palais, vous n'avez
qu'à ordonner qu'on vous l'envoie, et voilà ma commission faite.

Comme j'ai presque perdu la vue au milieu des neiges du mont Jura, ce
n'est pas à moi à parler de tableaux. Je ne puis guère non plus parler
de vers dans l'état où je suis; car si Votre Majesté a eu la goutte,
votre vieux serviteur se meurt de la poitrine. Nous avons l'hiver pour
printemps dans nos Alpes. Je ne sais si la nature traite mieux les
sables de Berlin, mais je me souviens que le temps était toujours beau
auprès de Votre Majesté. Je la supplie de me conserver ses bontés, et de
n'avoir plus de goutte. Je suis plus près du paradis qu'elle; car elle
n'est que protectrice des jésuites, et moi je suis réellement capucin;
j'en ai la patente avec le portrait de saint François, tiré sur
l'original.

Je me mets à vos pieds malgré mes honneurs divins.

Frère _François Voltaire_.



DU ROI

À Charlottembourg, le 24 mai 1770.


Je vous crois très capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre
canonisation parmi les saints de l'Église. Je n'en connais aucun qui
vous soit comparable, et je commence par dire: _Sancte Voltarie, ora pro
nobis_.

Cependant le saint-père vous a fait brûler à Rome. Ne pensez pas que
vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur: l'_Abrégé_ de Fleury a
eu un sort tout semblable. Il y a je ne sais quelle affinité entre nous
qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites; vous, des capucins;
vos ouvrages sont brûlés à Rome; les miens aussi. Mais vous êtes saint,
et je vous cède la préférence.

Comment, monsieur le saint, vous vous étonnez qu'il y ait une guerre en
Europe dont je ne sois pas! cela n'est pas trop canonique. Sachez donc
que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce
qu'ils appellent brigands mercenaires, m'ont rendu pacifique.
L'impératrice de Russie peut guerroyer à son aise: elle a obtenu de
Diderot, à beaux deniers comptants, une dispense pour faire battre les
Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censeurs philosophes,
l'excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de
lèse-philosophie, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n'a paru
encore contre les subsides, j'ai cru qu'il m'était permis, selon les
lois civiles et naturelles, d'en payer à mon allié auquel je les dois;
et je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre humain qui
s'arrogent le droit de fesser les princes, rois et empereurs qui
désobéissent à leurs règles.....



DE M. DE VOLTAIRE

8 juin 1770.


    Quand un cordelier incendie
    Les ouvrages d'un capucin,
    On sent bien que c'est jalousie,
    Et l'effet de l'esprit malin.
    Mais lorsque d'un grand souverain
    Les beaux écrits il associe
    Aux farces de saint Cucufin,
    C'est une énorme étourderie.
    Le saint-père est un pauvre saint;
    C'est un sot moine qui s'oublie;
    Au hasard il excommunie.
    Qui trop embrasse mal étreint.

Voilà Votre Majesté bien payée de s'être vouée à saint Ignace; passe
pour moi chétif, qui n'appartiens qu'à saint François.

Le malheur, sire, c'est qu'il n'y a rien à gagner à punir frère
Ganganelli: plût à Dieu qu'il eût quelque bon domaine dans votre
voisinage, et que vous ne fussiez pas si loin de Notre-Dame de Lorette!

    Il est beau de savoir railler
    Ces arlequins faiseurs de bulles;
    J'aime à les rendre ridicules;
    J'aimerais mieux les dépouiller.

Que ne vous chargez-vous du vicaire de Simon Barjone, tandis que
l'impératrice de Russie époussette le vicaire de Mahomet? Vous auriez à
vous deux purgé la terre de deux étranges sottises. J'avais autrefois
conçu ces grandes espérances de vous; mais vous vous êtes contenté de
vous moquer de Rome et de moi, d'aller droit au solide, et d'être un
héros très avisé.....



DU ROI

À Postdam, le 16 septembre 1770.


Je n'ai point été fâché que les sentiments que j'annonce au sujet de
votre statue, dans une lettre écrite à M. d'Alembert, aient été
divulgués. Ce sont des vérités dont j'ai toujours été intimement
convaincu, et que Maupertuis ni personne n'ont effacées de mon esprit.
Il était très juste que vous jouissiez vivant de la reconnaissance
publique, et que je me trouvasse avoir quelque part à cette
démonstration de vos contemporains, en ayant eu tant au plaisir que leur
ont fait vos ouvrages.

Les bagatelles que j'écris ne sont pas de ce genre: elles sont un
amusement pour moi. Je m'instruis moi-même en pensant à des matières de
philosophie, sur lesquelles je griffonne quelquefois trop hardiment mes
pensées. Cet ouvrage sur le _Système de la nature_ est trop hardi pour
les lecteurs actuels auxquels il pourrait tomber entre les mains. Je ne
veux scandaliser personne: je n'ai parlé qu'à moi-même en l'écrivant.
Mais dès qu'il s'agit de s'énoncer en public, ma maxime constante est de
ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, de ne choquer
personne et d'attendre que le siècle soit assez éclairé pour qu'on
puisse impunément penser tout haut.....

....Mon occupation principale est de combattre l'ignorance et les
préjugés dans les pays que le hasard de la naissance me fait gouverner,
d'éclairer les esprits, de cultiver les mœurs et de rendre les hommes
aussi heureux que le comporte la nature humaine et que le permettent
les moyens que je puis employer.....

.....Ce que je sais certainement, c'est que j'aurai une copie de ce
buste auquel Pigalle travaille: ne pouvant posséder l'original, j'en
aurai au moins la copie. C'est se contenter de peu lorsqu'on se souvient
qu'autrefois on a possédé ce divin génie même. La jeunesse est l'âge des
bonnes aventures; quand on devient vieux et décrépit, il faut renoncer
aux beaux esprits comme aux maîtresses.

Conservez-vous toujours pour éclairer encore, dans vos vieux jours, la
fin de ce siècle qui se glorifie de vous posséder, et qui sait connaître
le prix de ce trésor. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Postdam, le 16 septembre 1770.


Il faut convenir que nous autres citoyens du nord de l'Allemagne, nous
n'avons point d'imagination. Le P. Bouhours l'assure; il faut l'en
croire sur sa parole. À vous autres voyants de Paris, votre imagination
vous fait trouver des liaisons où nous n'aurions pas supposé les
moindres rapports. En vérité le prophète, quel qu'il soit, qui me fait
l'honneur de s'amuser sur mon compte, me traite avec distinction. Ce
n'est pas pour tous les êtres que les gens de cette espèce exaltent leur
âme. Je me croirai un homme important; et il ne faudra qu'une comète ou
quelque éclipse qui m'honore de son attention, pour achever de me
tourner la tête.

Mais tout cela n'était pas nécessaire pour rendre justice à Voltaire;
une âme sensible et un cœur reconnaissant suffiraient. Il est bien juste
que le public lui paye le plaisir qu'il en a reçu. Aucun auteur n'a
jamais eu un goût aussi perfectionné que ce grand homme. La profane
Grèce en aurait fait un dieu: on lui aurait élevé un temple. Nous ne lui
érigeons qu'une statue: faible dédommagement de toutes les persécutions
que l'envie lui a suscitées, mais récompense capable d'échauffer la
jeunesse et de l'encourager à s'élever dans la carrière que ce grand
génie a parcourue, et où d'autres génies peuvent trouver encore à
glaner. J'ai aimé dès mon enfance les arts, les lettres et les sciences;
et lorsque je puis contribuer à leurs progrès, je m'y porte avec toute
l'ardeur dont je suis capable, parce que dans ce monde il n'y a point de
vrai bonheur sans elles. Vous autres qui vous trouvez à Paris dans le
vestibule de leur temple, vous qui en êtes les desservants, vous pouvez
jouir de ce bonheur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l'envie et la
cabale d'en approcher.....



DU ROI Postdam, le 30 octobre 1770.


Une mitte qui végète dans le nord de l'Allemagne est un mince sujet
d'entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers
flottant dans l'espace de l'infini, du principe et du mouvement de la
vie, du temps et de l'éternité de l'esprit et de la matière, des choses
possibles et de celles qui ne sont pas. J'appréhende fort que cette
mitte n'ait distrait ces deux grands philosophes d'objets plus
importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs ainsi que les
rois disparaissent dans l'immense tableau que la nature offre aux yeux
des spéculateurs. Vous qui réunissez tous les genres, vous descendez
quelquefois de l'empirée; tantôt Anaxagore, tantôt Triptolème, vous
quittez le Portique pour l'agriculture, et vous offrez sur vos terres un
asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney dont
Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie,
auxquels Locke donna des lois.

Nous avons ici des fugitifs d'une autre espèce; ce sont des Polonais
qui, redoutant les déprédations, le pillage et les cruautés de leurs
compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent
vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps
plus tranquilles et qui leur permettent le retour chez eux. Je
m'aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d'un bout de
notre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et se troublent
mutuellement, autant qu'il est en eux: leur félicité, leur unique
ressource, est en quelques bonnes âmes qui les recueillent et les
consolent de leurs adversités.....



DU ROI

À Berlin, le 29 janvier 1771.


J'ai reçu en même temps ces _Questions encyclopédiques_, qu'on pourrait
appeler à plus juste titre, _Instructions encyclopédiques_. Cet ouvrage
est plein de choses. Quelle variété! que de connaissances, de
profondeur! et quel art pour traiter tant de sujets avec le même
agrément! Si je me servais du style précieux, je pourrais dire qu'entre
vos mains tout se convertit en or.

Je vous dois encore des remerciements au nom des militaires pour le
détail que vous donnez des évolutions d'un bataillon. Quoique je vous
connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poète, je ne savais
pas que vous joignissiez à tant de talents les connaissances d'un grand
capitaine. Les règles que vous donnez de la tactique sont une marque
certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre,
moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent.

Mais quelle circonspection édifiante dans les articles qui regardent la
foi! Vos protégés les _Pediculosi_ en auront été ravis; la Sorbonne vous
agrégera à son corps, le Très Chrétien (s'il lit) bénira le ciel d'avoir
un gentilhomme de la chambre aussi orthodoxe; et l'évêque d'Orléans vous
assignera une place auprès d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. À coup sûr
vos reliques feront des miracles, et l'_inf_.... célébrera son triomphe.

Où donc est l'esprit philosophique du dix-huitième siècle, si les
philosophes, par ménagement pour leurs lecteurs, osent à peine leur
laisser entrevoir la vérité? Il faut avouer que l'auteur du _Système de
la nature_ a trop impudemment cassé les vitres. Ce livre a fait beaucoup
de mal: il a rendu la philosophie odieuse par de certaines conséquences
qu'il tire de ses principes. Et peut-être à présent faut-il de la
douceur et du ménagement pour réconcilier avec la philosophie les
esprits que cet auteur avait effarouchés et révoltés.

Il est certain qu'à Pétersbourg on se scandalise moins qu'à Paris, et
que la vérité n'est point rejetée du trône de votre souveraine, comme
elle l'est chez le vulgaire de nos princes. Mon frère Henri se trouve
actuellement à la cour de cette princesse. Il ne cesse d'admirer les
grands établissements qu'elle a faits, et les soins qu'elle se donne de
décrasser, d'élever et d'éclairer ses sujets.

Je ne sais ce que vos ingénieurs sans génie ont fait aux Dardanelles:
ils sont peut-être cause de l'exil de Choiseul. À l'exception du
cardinal de Fleury, Choiseul a tenu plus longtemps qu'aucun autre
ministre de Louis XV. Lorsqu'il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le
définissait un fou qui avait bien de l'esprit. On dit que les parlements
et la noblesse le regrettent et le comparent à Richelieu: en revanche,
ses ennemis disent que c'était un boute-feu qui aurait embrasé l'Europe.
Pour moi, je laisse raisonner tout le monde. Choiseul n'a pu me faire ni
bien ni mal; je ne l'ai point connu; et je me repose sur les grandes
lumières de votre monarque pour le choix et le renvoi de ses ministres
et de ses maîtresses. Je ne me mêle que de mes affaires et du carnaval
qui dure encore.

Nous avons un bon Opéra; et, à l'exception d'une seule actrice, mauvaise
comédie. Vos histrions welches se vouent tous à l'opéra-comique; et des
platitudes mises en musique sont chantées par des voix qui hurlent et
détonnent à donner des convulsions aux assistants. Durant les beaux
jours du siècle de Louis XIV, ce spectacle n'aurait pas fait fortune. Il
passe pour bon dans ce siècle de petitesses, où le génie est aussi rare
que le bon sens, où la médiocrité en tout genre annonce le mauvais goût
qui probablement replongera l'Europe dans une espèce de barbarie dont
une foule de grands hommes l'avaient tirée.

Tant que nous conserverons Voltaire, il n'y aura rien à craindre; lui
seul est l'Atlas qui soutient par ses forces cet édifice ruineux. Son
tombeau sera celui du bon goût et des lettres. Vivez donc, vivez, et
rajeunissez, s'il est possible: ce sont les vœux de toutes les personnes
qui s'intéressent à la belle littérature, et principalement les miens.
FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 15 février 1771.


Sire, tandis que vos bontés me donnent les louanges qui me sont si
légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la
religion catholique, apostolique et romaine, j'ai bien peur que mon zèle
ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre
sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux
pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec
tout le respect possible. J'ai beau leur citer la belle préface d'un
grand homme, qui est au devant d'une histoire de l'Église très
édifiante, ils ne reçoivent point mon excuse; ils disent que ce qui est
très bon dans le vainqueur de Rosbach et de Lissa, n'est pas tolérable
dans un pauvre diable qui n'a qu'une chaumière entre un lac et une
montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits
blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils
sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et
vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un
hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à un schismatique, et si on
vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du grand-turc seraient
bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.

Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C'en
est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à
protéger les jésuites.

C'en est un plus grand encore, que notre nonce en Pologne ait déterminé
les Mahométans à faire la guerre à l'empire chrétien de Russie; ce
nonce, en cas de besoin, aurait béni l'étendard du grand prophète
Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n'est pas notre faute,
nous avons toujours prié Dieu pour eux.

On nous rendra peut-être bientôt Avignon, malgré tous vos quolibets;
nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très
royal pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n'avait pas où
reposer sa tête. Tâchez de régler là vôtre qui radote, et recevez notre
malédiction sous l'anneau du pêcheur.

Voilà, Sire, comme on me traite, et je n'ai pas un mot à répliquer. Si
je suis excommunié, j'en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle
ses devanciers, et j'espère que leurs aigles ou romaines ou prussiennes
(c'est la même chose) me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur
protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l'autre.

J'ai envoyé un petit paquet à monseigneur le prince royal, je ne sais
s'il l'a reçu.

Je me mets aux pieds de mon héros avec autant de respect que
d'attachement. _Le vieux malade du mont Jura_.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 1er mars 1771.


Sire, il n'est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs
sans vous soumettre l'ouvrage dans lequel je prends cette liberté:
j'envoie donc à Votre Majesté l'Épître contre Moustapha. Je suis
toujours acharné contre Moustapha et Fréron. L'un étant un infidèle, je
suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures; et l'autre étant
un sot et un très mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes
justiciables.

Il n'y a rien à mon gré de si étonnant, depuis les aventures de Rosbach
et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du Nord quatre
flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d'une pareille
entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de
chose.

Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu'ils m'aient
demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares! Il y
a soixante ans qu'on leur envoie des montres de Genève, et ils n'ont pas
su encore en faire: ils ne savent pas même les régler.

Je suis toujours très fâché que Votre Majesté et l'empereur des
Vénitiens ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser
ces vilains Turcs de l'Europe: c'eût été la besogne d'une seule
campagne; vous auriez partagé chacun également. C'est un axiome de
géométrie qu'ajoutant choses égales à choses égales, les touts sont
égaux; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous
êtes.

Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus
raisonnable que celle de 1756, qui n'avait pas le sens commun; mais je
laisse là ma politique qui n'en a pas davantage, pour dire à Votre
Majesté que j'espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux
princes de Suède vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle
beaucoup plus d'eux que du Parlement. Deux princes aimables font
toujours plus d'effet que cent quatre-vingts pédants en robe.

On m'a dit que d'Argens est mort: j'en suis très fâché; c'était un impie
très utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.

À propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous
votre protection. On me reprochera peut-être de n'être pas plus attaché
à Ganganelli qu'à Moustapha; je répondrai que je le suis à Frédéric le
Grand et à Catherine la Surprenante.

Daignez, Sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore
à faire de mauvais vers en ce monde. _Le vieux ermite des Alpes_.



DU ROI

À Sans-Souci, le 18 novembre 1771.


.....Je vous ai mille obligations des sixième et septième tomes de votre
_Encyclopédie_, que j'ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la
mode, je vous dirais que le père des Muses est l'auteur de cet ouvrage;
et que l'approbation est signée du dieu du Goût. J'ai été fort surpris
d'y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis. J'y ai trouvé
quelques paraboles moins obscures que celles de l'Évangile, et je me
suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable, et je
vous exhorte à le continuer. Si c'était un discours académique,
assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d'un autre
avis.

Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en
Allemagne et en Russie: je vous réponds qu'on les y dévorera. Quelque
précaution qu'on prenne, ils entreront en France; et vos Welches auront
honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.

J'avais un très violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés,
les pieds et les bras garrottés, enchaînés et perclus: ces livres m'ont
été d'une grande ressource. En les lisant, j'ai béni mille fois le ciel
de vous avoir mis au monde.

Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à
peine eus-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai
de barbouiller du papier; non pour éclairer l'Europe, non pour instruire
le public et l'Europe qui a les yeux très ouverts, mais pour m'amuser.
Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les
folies des confédérés. Le badinage convient mieux à un convalescent que
l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il y a
six chants. Tout est fini; car une maladie de cinq semaines m'a donné le
temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C'est vous ennuyer assez
que deux chants de lecture que je vous prépare.....



DE M. DE VOLTAIRE.

À Ferney, le 6 décembre 1771.


Sire, je n'ai jamais si bien compris qu'on peut pleurer et rire dans le
même jour. J'étais tout plein et tout attendri de l'horrible attentat
commis contre le roi de Pologne, qui m'honore de quelque bonté. Ces
mots, qui dureront à jamais, _vous êtes pourtant mon roi, mais j'ai fait
serment de vous tuer_, m'arrachaient des larmes d'horreur, lorsque j'ai
reçu votre lettre et votre très philosophique poème, qui dit si
plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire
malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien
le diable et les prêtres, et surtout cet évêque, premier auteur de tout
le mal!

Je vois bien que quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime
infâme des confédérés n'avait point encore été commis. Vous serez forcé
d'être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans
les autres que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Malheur est bon à
quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si
agréable. Depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au
milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que
Votre Majesté, et je défie Moustapha d'en approcher.

N'ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce
goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez: c'est ce que
je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi
chétif.

Je pense que l'assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien.
Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre
humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais si je me
trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette
exécrable aventure.

Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées
en peu de temps dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi
tous ces assassins, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On
dit que nous sommes des séditieux; que sera donc l'évêque de Kiovie? On
dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte
Vierge, après avoir communié. J'ose supplier instamment Votre Majesté,
si ingénieuse et si diabolique, de daigner m'envoyer quelques détails
bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à
une partie de l'Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés
l'abbaye d'Oliva.

Je me mets à vos pieds (pourvu qu'ils n'aient plus la goutte) avec le
plus profond respect et le plus grand ébahissement de tout ce que je
viens de lire.



DU ROI

À Berlin, le 12 janvier 1772.


Je conviens que je me suis imposé l'obligation de vous instruire sur le
sujet des Confédérés que j'ai chantés, comme vous avez été obligé
d'exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les
éclaircissements nécessaires sur _la Henriade_.

Vous saurez donc que mes Confédérés, moins braves que vos Ligueurs, mais
aussi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible
attentat entrepris et manqué contre le roi de Pologne s'est passé, à la
communion près, de la manière qu'il est détaillé dans les gazettes. Il
est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en
avait prêté le serment à Pulawski, maréchal de confédération, devant le
maître-autel de la Vierge à Czenstokova. Je vous envoie des papiers
publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez
cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement
conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation.
Il est vrai que mon poème (si vous voulez l'appeler ainsi) était achevé
lorsque cet attentat se commit; je ne le jugeai pas propre à entrer dans
un ouvrage où règne d'un bout à l'autre un ton de plaisanterie et de
gaieté. Cependant je n'ai pas voulu non plus passer cette horreur sous
silence, et j'en ai dit deux mots en passant, au commencement du
cinquième chant; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour
m'amuser, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré
avec le reste.

Il semble que pour détourner mes yeux des sottises polonaises et de la
scène atroce de Varsovie, ma sœur la reine de Suède ait pris ce temps
pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années.
Son arrivée a ranimé toute la famille; je m'en suis cru de dix ans plus
jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu'elle donne à la
perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes
d'amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la
plus grande part. Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait
que vous manquiez à Berlin: je lui ai répondu qu'il y avait treize ans
que je m'en apercevais. Cela n'a pas empêché que nous n'ayons fait des
vœux pour votre conservation; et nous avons conclu, quoique nous ne vous
possédions pas, que vous n'en étiez pas moins nécessaire à l'Europe.

Laissez donc à la Fortune, à l'Amour, à Plutus, leur bandeau: ce serait
une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l'Europe fût
aveugle lui-même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots; j'en fais
amende honorable au dieu du Goût qui siège à Ferney; je le prie de
m'inspirer, et d'être assuré qu'en fait de belles lettres, je crois ses
décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles
de foi. _Vale_. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 1er février 1772.


Sire, mon cœur, quoique bien vieux, est tout aussi sensible à vos bontés
que s'il était jeune. Vos troisième et quatrième chants m'ont presque
guéri d'une maladie assez sérieuse; vos vers ne le sont pas. Je m'étonne
toujours que vous ayez pu faire quelque chose d'aussi gai sur un sujet
si triste. Ce que Votre Majesté dit des Confédérés dans sa lettre
inspire l'indignation contre eux autant que vos vers inspirent de
gaieté. Je me flatte que tout ceci finira heureusement pour le roi de
Pologne et pour Votre Majesté. Quand vous n'auriez que six villes pour
vos six chants, vous n'auriez pas perdu votre papier et votre encre.

La reine de Suède ne gagnera rien aux dissensions polonaises, mais elle
augmentera le bonheur de son frère et le sien. Permettez que je la
remercie des bontés dont vous m'apprenez qu'elle daigne m'honorer, et
que je mette mes respects pour elle dans votre paquet.....



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, le 4 septembre 1772.


Sire, si votre vieux baron a bien dansé à l'âge de quatre-vingt-six ans,
je me flatte que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus. Il est
juste que vous dansiez longtemps au son de votre flûte et de votre lyre,
après avoir fait danser tant de monde, soit en cadence, soit hors de
cadence, au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n'est pas la
coutume des gens de votre espèce de vivre longtemps. Charles XII, qui
aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments;
Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux; Valstein, à qui vous
n'eussiez pas confié vos armées; le grand-électeur, qui était plutôt un
précurseur de grand: tout cela n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce
qui arriva à César, qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre,
qui devint ivrogne, n'ayant plus rien à faire; mais vous vivrez
longtemps, malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que
vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous
dévore.

Je suis fâché que Thorn n'appartienne point à Votre Majesté, mais je
suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination.
Élevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa
place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.

Je suis très touché qu'en honorant les morts, vous protégiez les
malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel,
lieutenant dans un de vos régiments: son véritable nom n'est point
Morival, c'est d'Etallonde; il est fils d'un président d'Abbeville.
Copernic n'aurait été qu'excommunié, s'il avait survécu au livre où il
démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil; mais
d'Etallonde, à l'âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois
d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du
poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de
La Barre, petit-fils d'un lieutenant-général de nos armées, pour n'avoir
pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson; et un
Parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de
France ne leur reprochassent plus d'être sans religion: ces messieurs du
Parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.

Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables
juges qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs
de lis, et qu'on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d'Etallonde, connu
dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme
on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans
Abbeville, à la tête d'une compagnie, faire trembler ses détestables
juges, et leur pardonner!

Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me
surprend pas: je m'y attendais: vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage
est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie; j'ai vu
avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités
triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c'est la
justice que l'auteur vous rend; mais il n'y a plus de mérite à cela. On
trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits
diamants brillants semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et
m'ont consolé des défauts de tout l'ensemble.....



DU ROI

À Potsdam, 24 octobre 1772.


S'il m'est interdit de vous revoir à tout jamais, je n'en suis pas moins
aise que la duchesse de Virtemberg vous ait vu. Cette façon de converser
par procuration ne vaut pas le _à facie ad faciem_. Des relations et des
lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l'a possédé en
personne.

J'applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de
ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres si
j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit
adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait
pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple dédié à l'amitié; sa statue se
trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le
buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est
placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler
mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.

Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en
Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de
plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la
Varte, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de
1709[?] défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans
un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler
mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome, corroborer leur
ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et
les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour
l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De
plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la
Haute-Silésie, où il restait des terres incultes: chaque village a vingt
familles. J'ai fait faire de grands chemins dans les montagnes pour la
facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées: elles étaient de
bois; elles seront de briques, et même de pierres de taille, tirées des
montagnes.

Je ne vous parle point des troupes: cette matière est trop prohibée à
Ferney pour que je la touche.

Vous sentirez qu'en faisant tout cela, je n'ai pas été les bras croisés.

À propos de croisés; ni l'empereur ni moi ne nous croiserons contre le
Croissant; il n'y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous
espérons que la paix se fera peut-être cet hiver; et d'ailleurs nous
aimons le proverbe qui dit: Il faut vivre et laisser vivre. À peine y
a-t-il dix ans que la paix dure; il faut la conserver autant qu'on le
pourra sans risque, et ni plus ni moins se mettre en état de n'être pas
pris au dépourvu par quelque chef de brigands, conducteur d'assassins à
gage.

Ce système n'est ni celui de Richelieu ni celui de Mazarin; mais il est
celui du bien des peuples, objet principal des magistrats qui les
gouvernent.

Je vous souhaite cette paix accompagnée de toutes les prospérités
possibles et j'espère que le patriarche de Ferney n'oubliera pas le
philosophe de Sans-Souci qui admire et admirera son génie jusqu'à
extinction de chaleur humaine. _Vale_. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 28 octobre 1772


    Monsieur Guibert, votre écolier
    Dans le grand art de la tactique,
    À vu ce bel esprit guerrier
    Que tout prince aujourd'hui se pique
    D'imiter, sans lui ressembler,
    Et que tout héros, germanique,
    Espagnol, gaulois, britannique,
    Vainement voudrait égaler.
    Monsieur Guibert est véridique:
    Il dit qu'il a lu dans vos yeux
    Toute votre histoire héroïque,
    Quoique votre bouche s'applique
    À la cacher aux curieux.
    Vous vous obstinez à vous taire
    Sur tant de travaux glorieux;
    Et l'Europe fait beaucoup mieux,
    Car elle fait tout le contraire.

Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de Votre Majesté avec
enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt
campagnes; Dieu nous en préserve! mais accordez-vous donc avec lui; car
il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que
non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de
revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous
requinquer, comme une belle à son miroir.

Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais
qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et
de tous les beaux-arts. Je disais: Il protège les jésuites, il protégera
bien la Vierge Marie contre Mahomet et la bonne Vierge lui donnera sans
doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d'une
si sainte action.

Je viens de relire l'article _Guerre_, dont Votre Majesté pacifique a la
bonté de me parler: il est vraiment un peu insolent par excès
d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne
peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la
mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont
emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ qui ne fut
jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce
fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des
Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne
pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très
beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec
à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes
qu'elles étaient, du moins les philosophes vous béniront d'ériger un
mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Moustapha fait
enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point
rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.

Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la
Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la
démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille.
Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à
quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux grecs de faire
autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes
projets. Vous préférez le port de Dantzick à celui du Pirée: je crois
qu'au fond Votre Majesté a raison, et que, dans l'état où est l'Europe,
ce port de Dantzick est bien plus important que l'autre.

Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II,
et franchement, je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi,
et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous
aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 17 novembre 1772.


Sire, quelques petits avant-coureurs que la nature envoie quelquefois
aux gens de quatre-vingt et un ans, ne m'ont pas permis de vous
remercier plus tôt d'une lettre charmante, remplie des plus jolis vers
que vous ayez jamais faits; ni roi, ni homme ne vous ressemble: je ne
suis pas assurément en état de vous rendre vers pour vers.

    Muses, que je me sens confondre!
    Vous daignez encor m'inspirer
    L'esprit qu'il faut pour l'admirer
    Mais non celui de lui répondre.

Je puis du moins répondre à Votre Majesté que mon cœur est pénétré des
bontés que vous daignez témoigner pour ce pauvre Morival. Je voudrais
qu'il pût au milieu de nos neiges lever le plan du pays que vous lui
avez permis d'habiter; Votre Majesté verrait combien il s'est formé, en
très peu de temps, dans un art nécessaire aux bons officiers, et très
rare, dont il n'avait pas la plus légère connaissance; vous serez touché
de sa reconnaissance et du zèle avec lequel il consacre ses jours à
votre service. Son extrême sagesse m'étonne toujours: on a dessein de
faire revoir son procès, qu'on ne lui a fait que par contumace; ce parti
me paraît plus convenable et plus noble que celui de demander grâce. Car
enfin grâce suppose crime, et assurément il n'est point criminel; on n'a
rien prouvé contre lui. Cela demandera un peu de temps, et il se peut
très bien que je meure avant que l'affaire soit finie; mais j'ai légué
cet infortuné à M. d'Alembert, qui réussira mieux que je n'aurais pu
faire.

J'ose croire qu'il ne serait peut-être de votre dignité qu'un de vos
officiers restât avec le désagrément d'une condamnation qui a toujours
dans le public quelque chose d'humiliant, quelque injuste qu'elle puisse
être. En vérité, c'est une de vos belles actions de protéger un jeune
homme si estimable et si infortuné: vous secourrez à la fois l'innocence
et la raison; vous apprendrez aux Welches à détester le fanatisme, comme
vous leur avez appris le métier de la guerre, supposé qu'ils l'aient
appris. Vous avez toutes les sortes de gloire: c'en est une bien grande
de protéger l'innocence à trois cents lieues de chez soi.

Daignez agréer, Sire, le respect, la reconnaissance, l'attachement d'un
vieillard qui mourra avec ces sentiments.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 22 décembre 1772.


Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre,
en voici que je reçois de Thiriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont
pas si agréables:

    C'en est fait, mon rôle est rempli,
    Je n'écrirai plus de nouvelles;
    Le pays du fleuve d'oubli
    N'est pas pays de bagatelles.
    Les morts ne me fournissent rien.
    Soit pour les vers, soit pour la prose
    Ils sont d'un fort sec entretien,
    Et font toujours la même chose.
    Cependant ils savent fort bien
    De Frédéric toute l'histoire,
    Et que ce héros prussien
    A dans le temple de Mémoire
    Toutes les espèces de gloire;
    Excepté celle de chrétien.
    De sa très éclatante vie
    Ils savent tous les plus beaux traits,
    Et surtout ceux de son génie:
    Mais ils ne m'en parlent jamais.
    Salomon eut raison de dire
    Que Dieu fait en vain ses efforts
    Pour qu'on le loue en cet empire;
    Dieu n'est point loué par les morts.
    Ou a beau dire, on a beau faire,
    Pour trouver l'immortalité,
    Ce n'est rien qu'une vanité,
    Et c'est aux vivants qu'il faut plaire.

Les seules lettres, sire, que vous dictez à M. de Catt mériteraient
cette immortalité; mais vous savez mieux que personne que c'est un
château enchanté qu'on voit de loin, et dans lequel on n'entre pas.

Que nous importe, quand nous ne sommes plus, ce qu'on fera de notre
chétif corps, et de notre prétendue âme, et ce qu'on en dira? cependant
cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône,
et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.

Il est pourtant clair qu'il n'y a que le déiste ou l'athée auteur de
l'_Ecclésiaste_, qui ait raison: il est bien certain qu'un lion mort ne
vaut pas un chien vivant; qu'il faut jouir, et que tout le reste est
folie.

Il est bien plaisant que ce petit livre tout épicurien, ait été sacré
parmi nous parce qu'il est juif.

Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l'immortalité, vous
défendrez votre bien. Vous direz que c'est un plaisir dont vous jouissez
pendant votre vie; vous vous faites déjà dans votre esprit une image
très plaisante de la comparaison qu'on fera de vous avec un de vos
confrères, par exemple, avec Moustapha. Vous riez en voyant ce
Moustapha, ne se mêlant de rien que de coucher avec ses odalisques qui
se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage, trompé,
volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à
rien. J'avoue qu'il n'y aura point dans la postérité de plus énorme
contraste mais j'ai peur que ce gros cochon, s'il se porte bien, ne soit
plus heureux que vous. Tâchez qu'il n'en soit rien; ayez autant de santé
et de plaisir que de gloire, l'année 1773, et cinquante autres années
suivantes si faire se peut; et que Votre Majesté conserve ses bontés
pour les minutes que j'ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n'est pas
là que j'aurais voulu vivre et mourir.

La volonté de sa sacrée majesté le Hasard soit faite.



DU ROI

À Potsdam, le 3 janvier 1773.


    Que Thiriot a de l'esprit,
    Depuis que le trépas en a fait un squelette!
    Mais lorsqu'il végétait dans ce monde maudit,
    Du Parnasse français composant la gazette,
    Il n'eut ni gloire ni credit,
    Maintenant il parait, par les vers qu'il écrit,
    Un philosophe, un sage, autant qu'un grand poète.
    Aux bords de l'Achéron où son destin le jette,
    Il a trouvé tous les talents
    Qu'une fatalité bizarre
    Lui dénia toujours lorsqu'il en était temps.
    Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
    Enfin, les trépassés et tous nos sots vivants
    Pourront donc aspirer à briller comme à plaire,
    S'ils sont assez adroits, avisés et prudents
    De choisir pour leur secrétaire
    Homère, Virgile ou Voltaire.

Solon avait donc raison: on ne peut juger du mérite d'un homme qu'après
sa mort. Au lieu de m'envoyer souvent un fatras non lisible d'extraits
de mauvais livres, Thiriot aurait dû me régaler de tels vers, devant
lesquels les meilleurs qu'il m'arrive de faire baissent le pavillon.
Apparemment qu'il méprisait la gloire au point qu'il dédaignait d'en
jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l'avoue, mes forces.

Il est très vrai qu'en examinant ce que c'est que la gloire, elle se
réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants et estimé par des
imbéciles: entendre prononcer son nom par une populace qui approuve,
rejette, aime, ou hait sans raison, ce n'est pas de quoi s'enorgueillir.
Cependant, que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous
ne chérissions pas la gloire?

     Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.

Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent mériter.
Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie, ont été encouragés dans
leurs travaux par le préjugé de la réputation; mais il est essentiel
pour le bien de l'humanité, qu'on ait une idée nette et déterminée de ce
qui est louable: on peut donner dans des travers étranges en s'y
trompant.

Faites du bien aux hommes et vous en serez béni: voilà la vraie gloire.
Sans doute que tout ce qu'on dira de nous après notre mort pourra nous
être aussi indifférent que tout ce qui s'est dit à la construction de la
tour de Babel; cela n'empêche pas qu'accoutumés à exister, nous ne
soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l'être
plus que les particuliers puisque c'est le seul tribunal qu'ils aient à
redouter.

Pour peu qu'on soit né sensible, on prétend à l'estime de ses
compatriotes: on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être
confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des
ingrédients dont la nature s'est servie pour nous pétrir: j'en ai ma
part. Cependant je vous assure qu'il ne m'est jamais venu dans l'esprit
de me comparer avec mes confrères ni avec Moustapha, ni avec aucun
autre; ce serait, une vanité puérile et bourgeoise je ne m'embarrasse
que de mes affaires. Souvent pour m'humilier, je me mets en parallèle
avec le [Grec illisible], avec l'archétype des stoïciens; et je confesse alors
avec Memnon, que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour
atteindre à la perfection.

Si l'on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le
catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux
qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant
qu'agréables.

Cependant quelque goût que je confesse d'avoir pour la gloire, je ne me
flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation; je
crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l'utile à
l'agréable, instruire en amusant, jouiront d'une gloire plus durable,
parce que la vie des bons princes se passant tout en action, la
vicissitude et la foule des événements qui suivent, effacent les
précédents; au lieu que les grands auteurs sont non seulement les
bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.

Le nom d'Aristote retentit plus dans les écoles que celui d'Alexandre.
On lit et relit plus souvent Cicéron que les _Commentaires de César_.
Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus
fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du
cardinal Bembo, du Tasse, de l'Arioste, l'emportent sur ceux de
Charles-Quint et de Léon X, tout vice-dieu que ce dernier prétendît
être. On parle cent fois de Virgile, d'Horace, d'Ovide, pour une fois
d'Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S'agit-il de
l'Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les
Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de
la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de
Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne
de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain,
si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que
souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que
pour nos contemporains, et vous pour tous les siècles.

On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres; et
l'on converse avec tous les beaux esprits de l'antiquité qui nous
parlent par leurs livres.

Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n'en travaillerai
pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu'on est
incorrigible à soixante et un ans et parce qu'il est prouvé que celui
qui ne désire pas l'estime de ses contemporains en est indigne. Voilà
l'aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je
fusse.

Si le patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas un péché
mortel, je lui demande l'absolution. J'attendrai humblement ma sentence;
et si même il me condamne, je ne l'en aimerai pas moins.

Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation; il
passera l'âge des patriarches. C'est ce que lui souhaite le philosophe
de Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.

Je fais copier mes lettres, parce que ma main commence à devenir
tremblante, et qu'écrivant d'un très petit caractère, cela pourrait
fatiguer vos yeux.



DU ROI

À Berlin, le 16 janvier 1773.


Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit
représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre _Adam et Ève_,
cela réveilla son imagination et lui donna l'idée de son poème du
_Paradis perdu_. Ainsi ce que j'aurai fait de mieux par mon persiflage
des Confédérés, c'est d'avoir donné lieu à la bonne tragédie que vous
allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me
l'envoyer; je suis très sûr qu'elle ne m'ennuiera pas.

Chez vous le Temps a perdu ses ailes: Voltaire, à soixante-dix ans, est
aussi vert qu'à trente. Le beau secret de rester jeune! vous le possédez
seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes
n'ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre
Swift, étaient tombés en enfance; le Tasse, qui pis est, devint fou;
Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus; pour Homère, il
ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son
esprit se soutint jusqu'à la fin; mais il est certain que ni le vieux
Fontenelle, ni l'éternel Saint-Aulaire ne faisaient pas aussi bien les
vers, n'avaient pas l'imagination aussi brillante que le patriarche de
Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous....



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 22 septembre 1773.


Sire, il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré
tous mes caprices passés, combien je suis attaché à votre Majesté et à
votre maison. Madame la duchesse de Virtemberg, ayant eu, comme tant
d'autres, la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et
que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez,
le voyage de Lausanne: et moi, qui suis plus véritablement malade
qu'elle, et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape,
je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Virtemberg,
instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de
madame la margrave de Bareith, sa mère, a daigné venir dans mon ermitage
et y passer deux jours. Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas
été averti; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.

Vous autres, héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas
subjuguer par l'attendrissement; vous éprouvez tout comme nous, mais
vous gardez votre décorum. Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons
à toutes les impressions: je me mis à pleurer en lui parlant de vous et
de madame la princesse, sa mère; et quoiqu'elle soit la nièce du premier
capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît
qu'elle a l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle
vous est plus attachée qu'à son mari. Elle s'en retourne, je crois, à
Bareith, où elle trouvera une autre princesse d'un genre différent;
c'est mademoiselle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle, et qui est
la philosophe de monsieur le margrave.....



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, le 8 novembre 1773.


Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 22 octobre, est, depuis
vingt ans, celle qui m'a le plus consolé; votre temple aux mânes de
votre sœur, _Wilhelminae sacrum_, est digne de la plus belle antiquité
et de vous seul dans le temps présent; madame la duchesse de Virtemberg
versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau
monument.

Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages
établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle ou de Julien. Je dis
de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je
suis toujours indigné contre Labletterie, qui ne l'a justifié qu'à demi,
et qui a passé pour impartial, parce qu'il ne lui prodigue pas autant
d'injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.

Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti: je vous
bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché: je
vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivrés
d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-kan et
Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de
pays que vous; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s'ils
auraient recueilli les jésuites; mais je suis sûr que vous les rendrez
utiles, sans souffrir qu'ils puissent jamais être dangereux. On dit
qu'Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des
lions; vous attelez des renards au vôtre, mais vous leur mettez un frein
dans leur gueule; et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au
derrière, comme Samson, après les avoir attachés par la queue.



DU ROI

10 décembre 1773.


Madame la landgrave de Darmstadt est de retour de Pétersbourg. Elle ne
tarit point sur les éloges de l'impératrice et des choses utiles qu'elle
a exécutées, et des grands projets qu'elle médite encore. Diderot et
Grimm y passeront l'hiver. Cette cour réunit le faste, la magnificence
et la politesse: et l'impératrice surpasse tout le reste par l'accueil
gracieux qu'elle fait aux étrangers.

Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des
jésuites? Ce n'est qu'en faveur de l'instruction de la jeunesse que je
les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue; ils ne peuvent plus
servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des
Philistins. D'ailleurs, la Silésie n'a produit ni de père Guignard ni de
Malagrida. Nos Allemands n'ont pas les passions aussi vives que les
peuples méridionaux.

Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j'en alléguerai une plus
forte: j'ai promis, par la paix de Dresde, que la religion demeurerait
_in statu quo_ dans mes provinces. Or j'ai eu des jésuites, donc il
faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à
leur disposition qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa
puissance: pour moi, personne ne peut m'absoudre, je suis obligé de
garder ma parole, et le pape se croirait pollué s'il me bénissait; il se
ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l'absolution à un
maudit hérétique de ma trempe.....



DU ROI

À Postdam. 19 juin 1774.


.....Pour le bon roi Louis XV, il est allé en poste chez le père
éternel. J'en ai été fâché: c'était un honnête homme, qui n'avait
d'autre défaut que celui d'être roi. Son successeur débute avec beaucoup
de sagesse, et fait espérer aux Welches un gouvernement heureux. Je
voudrais qu'il eût traité la Du Barry plus doucement, par respect pour
son bisaïeul.

Si la monarchie influe sur ce jeune homme, les petits-maîtres seront en
rosaire, et les initiées de Vénus couvertes d'_Agnus Dei_. Il faudra que
quelque évêque s'intéresse pour Morival, et qu'un picpuce plaide sa
cause. On prétend qu'un orage se forme et menace les philosophes.
J'attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés et les
événements que ce nouveau règne va produire. Disposé à admirer tout ce
qui sera admirable, et à faire mes réflexions sur ce qui ne le sera pas,
ne m'intéressant qu'au sort des philosophes, et principalement a celui
du patriarche de Ferney, dont le philosophe de Sans-Souci a été, est et
sera le sincère admirateur. _Vale_. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

Juillet 1774.


.....Celui dont Votre Majesté veut bien me parler avait, comme vous
dites très bien, le défaut d'être roi. Il était, ainsi que tant
d'autres, peu fait pour sa place, indifférent à tout, mais se piquant
aisément dans les petites choses qui lui étaient personnelles; il ne
m'avait jamais pu pardonner de l'avoir quitté pour un autre qui était
véritablement roi; et moi, je n'avais jamais pu imaginer qu'il
s'embarrassât si j'étais ou non sur la liste de ses domestiques. Je
respecte sa mémoire, et je vous souhaite une vie qui soit juste le
double de la sienne.....



DU ROI

À Postdam, le 30 juillet 1774.


.....Vous qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir, sur le
sujet de la cour, des anecdotes que j'ignore. Si le parti de l'_inf_...
l'emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Welches;
ils risqueront d'être gouvernés par quelque cafard en froc ou en
soutane, qui leur donnera la discipline d'une main, et les frappera du
crucifix de l'autre. Si cela arrive, adieu les beaux-arts et les hautes
sciences; la rouille de la superstition achèvera de perdre un peuple
d'ailleurs aimable, et né pour la société.

Mais il n'est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses
grelots sur le trône des Capets.

Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume,
il m'a fait une guerre injuste: il est permis d'être sensible aux torts
qu'on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et
atrabilaire de la vengeance n'est pas convenable à des hommes qui n'ont
qu'un moment d'existence. Nous devons réciproquement oublier nos
sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.

Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis.
Corriger les injustices et faire le bien, sont les inclinations que tout
honnête homme doit avoir dans le cœur.....



DU ROI

À Potsdam, le 18 novembre 1774.


Ne me parlez point de l'Élysée. Puisque Louis XV y est, qu'il y demeure.
Vous n'y trouveriez que des jaloux: Homère, Virgile, Sophocle, Euripide,
Thucydide, Démosthène et Cicéron; tous ces gens ne vous verraient
arriver qu'à contrecœur, au lieu qu'en restant chez nous, vous pouvez
conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due à
bon droit. Un homme qui s'est rendu immortel n'est plus assujetti à la
condition du reste des nommes: ainsi vous vous êtes acquis un privilège
exclusif.

Cependant, comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre
d'Etallonde, je vous envoie une lettre de Paris qui donne quelque
espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le garde des sceaux
s'exprime, et vous verrez en même temps que M. de Vergennes se prête à
la justification de l'innocence. Cette affaire sera suivie par M. de
Goltz; j'espère à présent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire,
le promoteur de cette œuvre pie, en recevra les remerciements de
d'Etallonde, et les miens.

Si je ne vous croyais pas immortel, je consentirais volontiers à ce que
d'Etallonde restât jusqu'à la fin de son affaire chez votre nièce; mais
j'espère que ce sera vous qui le congédierez.

Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais m'accoutumer à vous perdre tout
à fait, et il me semble qu'il manquerait quelque chose à notre Europe,
si elle était privée de Voltaire.

Que votre pouls inégal ne vous inquiète pas: j'en ai parlé à un fameux
médecin anglais qui se trouve actuellement ici: il traite la chose de
bagatelle, et dit que vous pouvez vivre encore longtemps. Comme mes vœux
s'accordent avec ses décisions, vous voulez bien ne pas m'ôter
l'espérance, qui était le dernier ingrédient de la boîte de Pandore.

C'est dans ces sentiments-là que le philosophe de Sans-Souci fait mille
vœux à Apollon, comme à son fils Esculape, pour la conservation du
patriarche de Ferney. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Potsdam, le 10 décembre 1774.


Non, vous ne mourrez pas de si tôt: vous prenez les suites de l'âge pour
des avant-coureurs de la mort. Cette mort viendra à la fin; mais ce feu
divin que Prométhée déroba aux cieux, et qui vous remplit, vous
soutiendra et vous conservera encore longtemps.

«Il faut, monseigneur, que vos sermons baissent (disait Gilblas à
l'archevêque de Tolède) pour qu'on présage votre décadence.» Jusqu'à
présent vos sermons ne baissent pas. Récemment j'en ai lu deux, l'un à
l'évêque de Sénez, l'autre à l'abbé Sabathier, qui marquaient de la
vigueur et de la force d'esprit. Cet esprit tient au genre nerveux et à
la finesse des sucs qui se distillent et se préparent pour le cerveau.
Tant que cette élaboration se fait bien, la machine ne menace pas ruine.

Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de Morival. J'aurais sans
doute dû penser plus tôt à lui, mais la multitude et la diversité des
affaires m'en ont empêché. Je vous ai de l'obligation de m'en avoir fait
souvenir. Peut-être ce délai de dix ans ne nuira pas à nos
sollicitations: nous trouverons les esprits moins échauffés, par
conséquent plus raisonnables. Peut-être alors y aura-t-il des bonnes
âmes qui rougiront de cet exemple de barbarie au dix-huitième siècle, et
qui tâcheront d'effacer cette flétrissure, en faisant dépersécuter le
compagnon du malheureux La Barre.

Vous serez l'auteur de cette bonne action. Je m'associerai toujours de
grand cœur à ceux qui me fourniront l'occasion de soutenir l'innocence
et de délivrer les opprimés. C'est un devoir de tout souverain d'en user
ainsi chez lui, et selon les cas il peut en user quelquefois de même en
d'autres pays, surtout s'il mesure ses démarches selon les règles de la
prudence.....



DE M. DE VOLTAIRE

Janvier 1775.


Sire, je reçois dans ce moment le buste de ce vieillard en porcelaine.
Je m'écrie en voyant l'inscription[I], dont je suis si indigne:

    Les rois de France et d'Angleterre
    Peuvent de rubans bleus parer leurs courtisans;
    Mais il est un roi sur la terre
    Qui fait de plus nobles présents.
    Je dis à ce héros, dont la main souveraine
    Me donne l'immortalité:
    Vous m'accordez, grand homme, avec trop de bonté
    Des terres dans votre domaine.

À propos d'immortalité, on vient de faire une magnifique édition de la
vie d'un de vos admirateurs[J], qui a marché dans une partie de cette
carrière de la gloire que vous avez parcourue dans tous les sens. Il y a
un volume tout entier de plans de batailles, de campements et de
marches, et de toutes les actions où il s'était trouvé dès l'âge de
douze ans. Les cartes sont très fidèles et très bien dessinées:
quoiqu'en qualité de poltron je déteste cordialement la guerre,
cependant j'avoue à Votre Majesté que je désirerais avec passion que
Votre Majesté permît de dessiner vos batailles; j'ose vous dire que
personne n'y serait plus propre que d'Etallonde Morival. C'est une chose
étonnante que la célérité, la précision et la bonté de ses desseins, il
semble qu'il ait été vingt ans ingénieur.

Puisque j'ai commencé, sire, à vous parler de lui, je continuerai à
prendre cette liberté, mon cœur est pénétré des bontés dont vous
l'honorez; le moment approche où il espère s'en servir. Mais aussi le
congé que Votre Majesté lui accorde va expirer au mois de mars. Il
abandonnera sans doute toutes ses espérances pour voler à son devoir,
c'est son dessein. Je vous implore pour lui et malgré lui. Accordez-nous
encore six mois. Je n'ose renouveler ma prière de l'honorer du titre de
votre ingénieur et de lieutenant ou capitaine: tout ce que je sais,
c'est qu'une victime des prêtres peut être immolée, et qu'un homme à
vous sera respecté. Vous ne vous bornez pas à donner l'immortalité, vous
donnez des sauvegardes dans cette vie. Je passerai le reste de la mienne
à remercier, à relire Marc-Aurèle Julien Frédéric, héros de la guerre et
de la philosophie. _Le vieux malade de Ferney._



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 7 juillet 1775.


Sire, Morival s'occupait à mesurer le lac de Genève, et à construire sur
ses bords une citadelle imaginaire, lorsque je lui ai appris qu'il
pourrait en tracer de réelles dans la Prusse occidentale et dans vos
autres États. Il a senti vos bienfaits avec une respectueuse
reconnaissance égale à sa modestie. Vous êtes son seul roi, son seul
bienfaiteur. Puisque vous permettez qu'il vienne se jeter à vos pieds
dans Potsdam, voudriez-vous bien avoir la bonté de me dire à qui il
faudra qu'il s'adresse pour être présenté à Votre Majesté.

Permettez que je me joigne à lui dans la reconnaissance dont il ne
cessera d'être pénétré; je ne peux pas aspirer, comme lui, à l'honneur
d'être tué sur un bastion ou sur une courtine; je ne suis qu'un vieux
poltron fait pour mourir dans mon lit. Je n'ai que de la sensibilité, et
je la mets tout entière à vous admirer et à vous aimer.

Votre alliée l'impératrice Catherine fait, comme vous, de grandes
choses. Elle fait surtout du bien a ses sujets; mais le roi de France
l'emporte sur tous les rois, puisqu'il fait des miracles. Il a touché à
son sacre deux mille quatre cents malades d'écrouelles, et il les a sans
doute guéris. Il est vrai qu'il y eut une des maîtresses de Louis XIV
qui mourut de cette maladie, quoiqu'elle eût été très bien touchée, mais
un tel cas est très rare.....



DU ROI

Potsdam, le 12 juillet 1775.


.....Lekain est venu ici: il jouera Œdipe, Orosmane et Mahomet. Je sais
qu'il a été à Ferney; il sera obligé de me conter tout ce qu'il sait et
ne sait pas de celui qui rend ce bourg si célèbre. J'ai vu jouer
Aufresne l'année passée. Je vous dirai auquel des deux je donne la
préférence, quand j'aurai vu jouer celui-ci.

J'ai toute la maison pleine de nièces, de neveux et de petits-neveux: il
faut leur donner des spectacles qui les dédommagent de l'ennui qu'ils
peuvent gagner en la compagnie d'un vieillard. Il faut se rendre
justice, et se rendre supportable à la jeunesse. Ceci me regarde. Vous
aurez le privilège exclusif de ne jamais vieillir; et quand même
quelques infirmités attaquent votre corps, votre esprit triomphe de
leurs atteintes, et semble acquérir tous les jours des forces nouvelles.

Que Minerve et Apollon, que les Muses et les Grâces veillent sur leur
plus bel ouvrage, et qu'ils conservent encore longtemps celui dont les
siècles ne pourraient réparer la perte. Voilà les vœux que l'ermite de
Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. _Vale._ FÉDÉRIC.



DU ROI

À Potsdam, le 24 juillet 1775.


Je viens de voir Lekain. Il a été obligé de me dire comme il vous a
trouvé, et j'ai été bien aise d'apprendre de lui que vous vous promenez
dans votre jardin, que votre santé est assez bonne, et que vous avez
encore plus de gaîté dans votre conversation que dans vos ouvrages.
Cette gaîté, que vous conservez, est la marque la plus sure que nous
vous posséderons encore longtemps. Ce feu élémentaire, ce principe
vital, est le premier qui s'affaiblit lorsque les années minent et
sapent la mécanique de notre existence. Je ne crains donc plus
maintenant que le trône du Parnasse devienne sitôt vacant; je vous
nommerai hardiment mon exécuteur testamentaire: ce qui me fait grand
plaisir.

Lekain a loué les rôles d'Oedipe, de Mahomet et d'Orosmane: pour Oedipe
nous l'avons entendu deux fois. Ce comédien est très habile; il a un bel
organe, il se présente avec dignité, il a le geste noble, et il est
impossible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il en a. Mais
vous dirai-je naïvement l'impression qu'il a faite sur moi? Je le
voudrais un peu moins outré, et alors je le croirais parfait.

L'année passée j'ai entendu Aufresne: peut-être lui faudrait-il un peu
du feu que l'autre a de trop. Je ne consulte en ceci que la nature, et
non ce qui peut être en usage en France. Cependant je n'ai pu retenir
mes larmes ni dans _Œdipe_, ni dans Zaïre: c'est qu'il y a des morceaux
si touchants dans la dernière de ces pièces, et de si terribles dans la
première, qu'on s'attendrit dans l'une, et qu'on frémit dans l'autre.
Quel bonheur pour le patriarche de Ferney d'avoir produit ces
chefs-d'œuvre et d'avoir formé celui dont l'organe les rend si
supérieurement sur la scène!

Il y a eu beaucoup de spectateurs à ces représentations: ma sœur Amélie,
la princesse Ferdinand, la landgrave de Hesse, et la princesse de
Virtemberg, votre voisine, qui est venue ici de Montbelliard pour
entendre Lekain. Ma nièce de Montbelliard m'a dit qu'elle pourrait bien
entreprendre un jour le voyage de Ferney pour voir l'auteur dont les
ouvrages font les délices de l'Europe. Je l'ai fort encouragée à
satisfaire cette digne curiosité. Oh! que les belles-lettres sont utiles
à la société! Elles délassent de l'ouvrage de la journée, elles
dissipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles
adoucissent l'esprit, elles amusent jusqu'aux femmes, elles consolent
les affligés, et sont enfin l'unique plaisir qui reste à ceux que l'âge
a courbés sous son faix, et qui se trouvent heureux d'avoir contracté ce
goût dès leur jeunesse.

Nos Allemands ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages des
beaux-arts: ils s'efforcent d'égaler Athènes, Rome, Florence et Paris.
Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils
réussissent jusqu'ici: deux choses leur manquent, la langue et le goût.
La langue est trop verbeuse: la bonne compagnie parle français, et
quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui
donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans
la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes;
chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé
sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent; ils n'ont
pas encore pu imiter les auteurs du siècle d'Auguste: ils font un
mélange vicieux du goût romain, anglais, français et tudesque; ils
manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les
trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime,
et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait
beaucoup d'_r_ dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers
sont harmonieux; et pour 1 ordinaire ce n'est qu'un galimatias de termes
ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre
circonstance, quand même elle serait inutile.

Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la
philosophie, depuis le génie de Leibnitz et la grosse monade de Wolf,
personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais,
jusqu'ici, rien de parfait n'a paru. L'Allemagne est actuellement comme
était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres
commence à se répandre: il faut attendre que la nature fasse naître de
vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin.
Le sol qui a produit Leibnitz en peut produire d'autres.

Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la
possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très indifférent et
que je fais le prophète tout à mon aise, en étendant, le plus que je le
peux, le terme de ma prédilection. C'est ma façon de prophétiser, et la
plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.

Pour moi, je me console d'avoir vécu dans le siècle de Voltaire; cela me
suffit. Qu'il vive, qu'il digère, qu'il soit de bonne humeur, et surtout
qu'il n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.



DU ROI

Potsdam, le 27 juillet 1775.


Ménagez l'huile de la lampe pour qu'elle brûle longtemps encore. C'est à
quoi je m'intéresse plus que madame Denis et votre ménagère suisse, qui
vous fait quitter l'ouvrage quand elle craint qu'il ne nuise à votre
santé. Elles n'ont qu'une idée confuse de ce que vaut le patriarche de
Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans
l'antiquité, il faut rassembler le mérite de cinq ou six grands hommes,
d'un Cicéron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Salluste; et dans la
renaissance des lettres, c'est la même chose: il faut englober un
Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce
n'est pas assez; dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour
l'épopée quelqu'un qui rende l'assemblage complet.

Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on
vous rend plus de justice que dans votre ingrate patrie.

N'oubliez pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir
de vous avoir possédé autrefois, et qui vous célèbrent autant qu'il est
en eux. _Vale_. FÉDÉRIC.

Je viens de recevoir la _Diatribe à l'auteur des Ephémérides_. On dit
que cet ouvrage vient de Ferney, et je crois y reconnaître l'auteur au
style, qu'il ne saurait déguiser.



DE M. DE VOLTAIRE

3 auguste 1775.


    Lekain, dans vos jours de repos,
    Vous donne une volupté pure.
    On le prendrait pour un héros:
    Vous les aimez même en peinture.
    C'est ainsi qu'Achille enchanta
    Les beaux jours de votre jeune âge.
    Marc-Aurèle enfin l'emporta.
    Chacun se plaît dans son image.

Le plus beau des spectacles, sire, est de voir un grand homme entouré de
sa famille, quitter un moment tous les embarras du trône pour entendre
des vers, et en faire, le moment d'après, de meilleurs que les nôtres.
Il me parait que vous jugez très bien l'Allemagne; et cette foule de
mots qui entrent dans une phrase, et cette multitude de syllabes qui
entrent dans un mot, et ce goût qui n'est pas plus formé que la langue;
les Allemands sont à l'aurore; ils seraient en plein jour, si vous aviez
daigné faire des vers tudesques.

C'est une chose assez singulière que Lekain et mademoiselle Clairon
soient tous deux à la fois auprès de la maison Brandebourg. Mais tandis
que le talent de réciter du français vient obtenir votre indulgence à
Sans-Souci, Gluck vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphées
viennent d'Allemagne, si nos Roscus vous viennent de France. Mais la
philosophie d'où vient-elle, de Potsdam, sire, où vous l'avez logée, et
d'où vous l'avez envoyée dans la plus grande partie de l'Europe.

Je ne sais pas encore si notre roi marchera sur vos traces, mais je sais
qu'il a pris pour ministres des philosophes, à un seul près[K], qui a le
malheur d'être dévot.

Nous perdons le goût, mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un
M. Turgot qui serait digne de parler avec Votre Majesté. Les prêtres
sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution.....



DU ROI

À Potsdam, le 13 auguste 1775.


.....Je félicite votre nation du bon choix que Louis XVI a fait de ses
ministres. «Les peuples, a dit un ancien, ne seront heureux que lorsque
les sages seront rois.» Vos ministres, s'ils ne sont pas rois tout à
fait, en possèdent l'équivalent en autorité Votre roi a les meilleures
intentions. Il veut le bien. Rien n'est plus à craindre pour lui que ces
pestes des cours, qui tâcheront de le corrompre et de le pervertir avec
le temps. Il est bien jeune; il ne connaît pas les ruses et les
raffinements dont les courtisans se serviront pour le faire tourner à
leur gré, afin de satisfaire leur intérêt, leur haine et leur ambition.
Il a été dans son enfance à l'école du fanatisme de l'imbécillité: cela
doit faire appréhender qu'il ne manque de résolution pour examiner par
lui-même ce qu'on lui a appris à adorer stupidement.

Vous avez prêché la tolérance: après Bayle, vous êtes sans contredit un
des sages qui ont fait le plus de bien à l'humanité. Mais si vous avez
éclairé tout le monde, ceux que leur intérêt attache à la superstition
ont rejeté vos lumières; et ceux-là dominent encore sur les peuples.....



DU ROI

À Potsdam, le 18 juin 1776.


.....Nous avons appris également ici le déplacement de quelques
ministres français. Je ne m'en étonne point. Je me représente Louis XVI
comme une jeune brebis entourée de vieux loups: il sera bien heureux
s'il leur échappe. Un homme qui a toute la routine du gouvernement
trouverait de la besogne en France; épié, séduit par des détours
fallacieux, on lui ferait faire des faux pas; il est donc tout simple
qu'un jeune monarque sans expérience, se soit laissé entraîner par le
torrent dès intrigues et des cabales. Mais je ne croirai jamais que la
patrie de Voltaire redevienne de nos jours l'asile ou le dernier
retranchement de la superstition. Il y a trop de connaissances et trop
d'esprit en France pour que la barbarie superstitieuse du clergé puisse
commettre désormais des atrocités dont les temps passés fourmillent
d'exemples. Si Hercule a dompté le lion de Némée, un fort athlète,
nommé Voltaire, a écrasé sous ses pieds l'hydre du fanatisme.

La raison se développe journellement dans notre Europe; les pays les
plus stupides en ressentent les secousses. Je n'en excepte que la
Pologne. Les autres États rougissent des bêtises où l'erreur a entraîné
leurs pères: l'Autriche, la Vestphalie, tous, jusqu'à la Bavière,
tâchent d'attirer sur eux quelques rayons de lumière. C'est vous, ce
sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les esprits.
L'hélépole de la bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la
superstition que la bonne dialectique de Bayle n'a pu abattre.

Jouissez de votre triomphe: que votre raison domine de longues années
sur les esprits que vous avez éclairés, et que le patriarche de Ferney,
le coryphée de la vérité, n'oublie pas le vieux solitaire de Sans-Souci.
_Vale_. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Potsdam, le 7 septembre 1776.


On me fait bien de l'honneur de parler de moi en Suisse, et les
gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu'ils
emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.

J'ai été malade, il est vrai, l'hiver passé; mais depuis ma
convalescence je me porte, à peu près comme auparavant. Il y a peut-être
des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui
calomnient ma santé dans l'espérance qu'à force d'en parler, je pourrais
peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu'ils le désirent. Louis
XIV et Louis XV lassèrent la patience des Français: il y a trente-six
ans que je suis en place; peut-être qu'à leur exemple j'abuse du
privilège de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour
décamper quand on se lasse de moi.

Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même.
Plus on se soigne, plus le corps devient délicat et faible. Mon métier
veut du travail et de l'action, il faut que mon corps et mon esprit se
plient à leur devoir. Il n'est pas nécessaire que je vive, mais bien que
j'agisse. Je m'en suis toujours bien trouvé. Cependant je ne prescris
cette méthode à personne, et me contente de la suivre.....



DU ROI

À Potsdam, le 26 décembre 1776.


Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue; celle des dieux.
Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes pensées.

    Serez-vous toujours en butte
    Au dévot qui vous persécute?
    À l'envieux obscur, ébloui de l'éclat
    Dont vos rares talents offusquent son état?
    Quelque odieux que soit cet indigne manège;
    Les exemples en sont nombreux;
    On a poussé le sacrilège
    Jusqu'au point d'insulter les dieux:
    Ces dieux dont les bienfaits enrichissent la terre,
    Ont été déchirés par des blasphémateurs:
    Est-il donc étonnant que l'immortel Voltaire
    Ait à gémir des traits des calomniateurs?

Je ne m'en tiens pas à ces mauvais vers: J'ai fait écrire dans le
Virtemberg pour solliciter vos arrérages...

Au reste, je crois que pour vous soustraire à l'âcreté du zèle des
bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l'abri
de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez à
l'égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à
l'esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à
cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex en le dérobant un
temps à la voracité de ces gens-là.

Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d'y trouver un
remède parce qu'on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des
drôles qui n'ont ni raison ni humanité. Toutefois soyez persuadé que si
la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne
l'eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un
homme unique qu'un destin favorable a fait naître dans son sein! un
homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi
ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient
qu'Homère était né chez elles! Mais quelle lâcheté plus révoltante de
répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me
mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner de secours
plus efficaces que le souverain mépris que j'ai pour vos persécuteurs.
Mais Maurepas n'est pas dévot; M. de Vergennes se contente d'entendre la
messe, quand il ne peut pas se dispenser d'y aller; Necker est
hérétique; de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable?
L'archevêque de Paris est connu pour ce qu'il est, et j'ignore si son
Mentor ex-jésuite est encore auprès de lui; personne ne connaît le nom
du confesseur du roi: le diable incarné dans la personne de l'évêque du
Puy aurait-il excité cette tempête? Enfin plus j'y pense, moins je
devine l'auteur de cette tracasserie.



DU ROI

Le 9 juillet 1777.


    Oui, vous verrez cet empereur,
    Qui voyage afin de s'instruire,
    Porter son hommage à l'auteur
    De _Henri quatre_ et de _Zaïre_,
    Votre génie est un aimant
    Qui, tel que le soleil, attire
    À soi les corps du firmament,
    Par sa force victorieuse
    Amène les esprits à soi:
    Et Thérèse la scrupuleuse
    Ne peut renverser cette loi.

    Joseph a bien passé par Rome
    Sans qu'il fût jamais introduit
    Chez le prêtre que Jurieu nomme
    Très civilement l'Antéchrist.
    Mais à Genève qu'on renomme,
    Joseph, plus fortement séduit,
    Révérera le plus grand homme
    Que tous les siècles aient produit.

Cependant, les Autrichiens ont, jusqu'à présent, encore mal profité des
leçons de tolérance que vous avez données à l'Europe. Voilà en Moravie,
dans le cercle de Préraw, quarante villages qui se déclarent à la fois
protestants. La Cour, pour les ramener au giron de l'Église, a fait
marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre et à balle, qui
ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu'on brûle les
autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu
consolants pour l'humanité.

Je ne sais si je me trompe, mais il semble qu'il y a un levain de
férocité dans le cœur de l'homme, qui reparaît souvent quand on croit
l'avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés, sont
comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de
derrière; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les
Autrichiens (j'en excepte l'empereur) pourraient bien être de cette
dernière classe.

Il est bien fâcheux que les Français d'ailleurs si aimables, si polis,
ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à
persécuter les innocents En vérité, plus on examine les fables absurdes
sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié
ceux qui se passionnent pour ces balivernes.....



DU ROI

À Potsdam, le 5 septembre 1777.


.....Je reviens de la Silésie, dont j'ai été très content: l'agriculture
y fait des progrès très sensibles; les manufactures prospèrent; nous
avons débité à l'étranger pour 5,000,000 de toile, et pour 1,200,000
écus de draps. On a trouvé une mine de cobalt dans les montagnes, qui
fournit à toute Silésie. Nous faisons du vitriol aussi bon que
l'étranger. Un homme fort industrieux y fait de l'indigo tel que celui
des Indes; on change le fer en acier avec avantage, bien plus simplement
que de la façon que Réaumur le propose. Notre population est augmentée,
depuis 1756 (qui était l'année de la guerre), de cent quatre-vingt
mille hommes. Enfin tous les fléaux qui avaient abîmé ce pauvre pays
sont comme s'ils n'avaient jamais été; et je vous avoue que je ressens
une douce satisfaction à voir une province revenir de si loin.

Ces occupations ne m'ont point empêché de barbouiller mes idées sur le
papier; et pour épargner la peine de les transcrire, j'ai fait imprimer
six exemplaires de mes rêveries: je vous en envoie un. Je n'ai eu que le
temps de faire une esquisse; cela devrait être plus étendu; mais c'est à
de vrais savants à y mettre la dernière main. Messieurs les
encyclopédistes ne seront peut-être pas toujours de mon avis: chacun
peut avoir le sien. Toutefois si l'expérience est le plus sûr des
guides, j'ose dire que mes assertions sont uniquement fondées sur ce que
j'ai vu, et sur ce que j'ai réfléchi.

Vivez, patriarche des êtres pensants, et continuez, comme l'astre de la
lumière, à tirer l'univers. _Vale_. FÉDÉRIC.



DU ROI

À Potsdam, le 9 novembre 1777.


Monsieur Bitaubé doit se trouver fort heureux d'avoir vu le patriarche
de Ferney. Vous êtes l'aimant qui attirez à vous tous les êtres qui
pensent: chacun veut voir cet homme unique qui fait la gloire de notre
siècle. Le comte de Falkenstein a senti la même attraction; mais, dans
sa course, l'astre de Thérèse lui imprima un mouvement centrifuge qui,
de tangente en tangente, l'attira à Genève. Un traducteur d'Homère se
croit gentilhomme de la chambre de Melpomène, ou marmiton dans les
offices d'Apollon; et muni de ce caractère il se présente hardiment à la
cour de l'auteur de _La Henriade_; et celui-là sait abaisser son génie
pour se mettre au niveau de ceux qui lui rendent leurs hommages.

Bitaubé vous a dit vrai: j'ai fait construire à Berlin une bibliothèque
publique. Les œuvres de Voltaire étaient trop maussadement logées
auparavant; un laboratoire chimique qui se trouvait au rez-de-chaussée
menaçait d'incendier toute notre collection. Alexandre-le-Grand plaça
bien les œuvres d'Homère dans la cassette la plus précieuse qu'il avait
trouvée parmi les dépouilles de Darius: pour moi qui ne suis ni
Alexandre ni grand, et qui n'ai dépouillé personne, j'ai fait, selon mes
petites facultés, construire le plus bel étui possible pour y placer les
œuvres de l'Homère de nos jours.

Si, pour compléter cette bibliothèque vous vouliez bien y ajouter ce que
vous avez composé sur les lois, vous me feriez plaisir, d'autant plus
que je ne crains pas les ports. Je crois vous avoir donné, dans ma
dernière lettre, des notions générales à l'égard de nos lois, et du
nombre des punitions qui se font annuellement. Je dois cependant y
ajouter nécessairement qu'une bonne police empêche autant de crimes que
la douceur des lois. La police est ce que les moralistes appellent le
principe réprimant. Si l'on ne vole point, si l'on n'assassine point,
c'est qu'on est sûr d'être incontinent découvert et saisi. Cela retient
les scélérats timides. Ceux qui sont plus aguerris vont chercher fortune
dans l'empire où la proximité des frontières de tant de petits États
leur offre des asiles en assez grand nombre.

Vous voyez que dans l'empire on ne restitue pas même l'argent qu'on a
emprunté des philosophes. Je vous envoie ci-joint la copie de la réponse
que j'ai reçue de M. le duc de Virtemberg. Ce prince, qui tend au
sublime, veut imiter en tout les grandes puissances; et, comme la
France, l'Angleterre, la Hollande et l'Autriche sont surchargées de
dettes, il veut ranger son duché de Virtemberg dans la même catégorie;
et s'il arrive que quelqu'une de ces puissances fasse banqueroute, je ne
garantirais pas que, piqué d'honneur, il n'en fît autant. Cependant je
ne crois pas que maintenant vous ayez à craindre pour votre capital, vu
que les États de Virtemberg ont garanti les dettes de Son Altesse
Sérénissime, et qu'au demeurant il vous reste libre de vous adresser aux
parlements de Lorraine et d'Alsace. J'avais bien prévu que Son Altesse
Sérénissime serait récalcitrante sur le fait des remboursements, et je
vous assure de plus que ce soi-disant pupille n'a jamais écouté mes avis
ni suivi mes conseils.

Que ces misères ne troublent point la sérénité de vos jours: tranquille,
du palais des sages, vous pouvez contempler de cette élévation les
défauts et les faiblesses du genre humain, les égarements des uns, et
les folies des autres: heureux dans la possession de vous-même, vous
vous conserverez pour ceux qui savent vous admirer, au nombre desquels,
et en première ligne, vous compterez, comme je l'espère, le solitaire de
Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.



DU ROI

Potsdam, le 18 novembre 1777.


....On ne trouve dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce n'est
parmi les jésuites; nous n'avions personne capable de tenir les classes;
nous n'avions ni pères de l'oratoire ni piaristes; le reste des moines
est d'une ignorance crasse; il fallait donc conserver les jésuites ou
laisser périr toutes les écoles. Il fallait donc que l'ordre subsistât
pour fournir des professeurs à mesure qu'il venait à en manquer; et la
fondation pouvait fournir la dépense à ces frais. Elle n'aurait pas été
suffisante pour payer des professeurs laïques. De plus c'était à
l'université des jésuites que se formaient les théologiens destinés à
remplir les cures. Si l'ordre avait été supprimé, l'université ne
subsisterait plus, et l'on aurait été nécessité d'envoyer les Silésiens
étudier la théologie en Bohème, ce qui aurait été contraire aux
principes fondamentaux du gouvernement.

Toutes ces raisons valables m'ont fait le paladin de cet ordre. Et j'ai
si bien combattu pour lui que je l'ai soutenu, à quelques modifications
près, tel qu'il se trouvait à présent, sans général, sans troisième vœu,
et décoré d'un nouvel uniforme que le pape lui a conféré. Le malheur de
cet ordre a influé sur un général qui en avait été dans sa jeunesse: ce
M. de Saint-Germain avait de grands et de beaux desseins, très
avantageux à vos Welches; mais tout le monde l'a traversé, parce que les
réformes qu'il se proposait de faire auraient obligé des freluquets à
une exactitude qui leur répugnait. Il lui fallait de l'argent pour
supprimer la maison du roi; on le lui a refusé. Voilà donc quarante
mille hommes, dont la France pouvait augmenter ses forces sans payer un
sou de plus, perdus pour vos Welches afin de conserver dix mille
fainéants bien chamarrés et bien galonnés. Et vous voulez que je
n'estime pas un homme qui pense si juste? Le mépris ne peut tomber que
sur les mauvais citoyens qui l'ont contrecarré.

Souvenez-vous, je vous prie, du P. Tournemine, votre nourricier (vous
avez sucé chez lui le doux lait des Muses), et réconciliez-vous avec un
Ordre qui vous a porté, et qui, le siècle passé, a fourni à la France
des hommes du plus grand mérite. Je sais très bien qu'ils ont cabalé et
se sont mêlés d'affaires; mais c'est la faute du gouvernement. Pourquoi
l'a-t-il souffert? Je ne m'en prends pas au père Letellier, mais à Louis
XIV.

Mais tout cela m'embarrasse moins que le patriarche de Ferney: il faut
qu'il vive, qu'il soit heureux et qu'il n'oublie pas les absents. Ce
sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.



DE M. DE VOLTAIRE

À Ferney, 6 janvier 1778.


Sire, grand homme, que vous m'instruisez, que vous me consolez, que vous
me fortifiez dans toutes mes idées au bout de ma carrière! Votre
Majesté, ou plutôt votre humanité a bien raison; le fatras métaphysique,
théologique, fanatique, est sans doute ce que nous avons de plus
méprisable, et cependant on écrira sur ces chimères absurdes tant qu'il
y aura des universités, des esprits faux, et de l'argent à gagner.

Parmi les géomètres, il n'y a guère qu'Archimède et Newton qui aient
acquis une véritable gloire, parce qu'ils ont inventé des choses très
difficiles, très inconnues et très utiles; il n'y a point de gloire pour
ceux qui ne savent que diviser A-B plus C, par X moins Z, et qui passent
leur vie à écrire ce que les autres ont imaginé.

Pour l'histoire, ce n'est, après tout qu'une gazette; la plus vraie est
remplie de faussetés; et elle ne peut avoir de mérite que celui du
style. Ce style est le fruit de la littérature: c'est donc à la
littérature qu'il faut s'en tenir. C'est ainsi que pense le grand Condé
dans sa retraite de Chantilly; c'est ainsi que pense le grand Frédéric à
Sans-Souci.....

.....Je vous ai plus d'obligation que vous ne pensez; votre pupille
vient de se laisser un peu attendrir; il m'a payé 20,000 francs sur les
80,000 que je lui avais prêtés, et peut-être avant ma mort me
payera-t-il le reste; c'est vous que j'en ai à remercier.

M. le comte de Montmorency-Laval saura bientôt assez d'allemand pour
faire tourner à droite et à gauche, et pour commander l'exercice; mais
en vous entendant parler français, il donnera la préférence à la langue
des Montmorency; sans doute les hommes de sa maison doivent aimer les
Prussiens. Il n'y a jamais eu que le cardinal Bernis qui ait imaginé
d'unir la France avec la maison d'Autriche contre la maison de
Brandebourg; il en a été bien puni. Sa politique a été aussi
malheureuse que les chimères théologiques de trente autres cardinaux
ont été ridicules.....



DE M. DE VOLTAIRE

À Paris, le 1er avril 1778.


Sire, le gentilhomme français qui rendra cette lettre à Votre Majesté,
et qui passe pour être digne de paraître devant Elle, pourra vous dire
que si je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire depuis longtemps, c'est
que j'ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans
Paris: les sifflets et la mort.

Il est plaisant qu'à quatre-vingt-quatre ans j'aie échappé à deux
maladies mortelles. Voilà ce que c'est que de vous être consacré: je me
suis renommé de vous, et j'ai été sauvé.

J'ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce, à la
représentation d'une tragédie nouvelle, que le public, qui regardait il
y a trente ans Constantin et Théodose comme les modèles des princes, et
même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui
disent que Constantin et Théodose n'ont été que des tyrans
superstitieux. J'ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la
philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais
pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l'empereur Julien:
et assurément si les Parisiens se souviennent qu'il a rendu chez eux la
justice comme Caton, et qu'il a combattu pour eux comme César, ils lui
doivent une éternelle reconnaissance.

Il est donc vrai, Sire, qu'à la fin les hommes s'éclairent, et que ceux
qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres
de leur crever les yeux! Grâces en soient rendus à Votre Majesté! Vous
avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis: vous jouissez de vos
établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition,
ainsi que le soutien de la liberté germanique.

Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les empires que vous
avez fondés. Puisse Frédéric le Grand être Frédéric l'immortel!

Daignez agréer le profond respect et l'inviolable attachement de
VOLTAIRE.


FIN

Paris.--Impr. Dubuisson et Ce, 5, rue Coq-Héron, (PALLET gérant.)


NOTES:

[A] Le roi de Prusse a toujours signé _Fédéric_ qui est plus doux à
prononcer que _Frédéric_.

[B] Il s'agit d'une plume d'ambre envoyée à madame du Châtelet, et
qu'elle avait cassée.

[C] Boileau, _Art poétique_, ch. Ier.

[D] La marquise du Châtelet.

[E] On n'a point trouvé ces lettres et plusieurs autres qui manquent
également.

[F] La margrave de Bareith.

[G] Le pape Rezzonico (Clément XIII) avait envoyé une épée bénite et un
bonnet doublé d'agnus au maréchal Daun, qui avait eu la bêtise de se
prêter à cette facétie digne du treizième siècle.

[H] Élie de Beaumont.

[I] _Immortali_. Ce buste est conservé par madame la marquise de
Villette.

[J] Le maréchal de Saxe.

[K] M. le comte de Mui.





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