Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Son Excellence Eugène Rougon
Author: Zola, Émile, 1840-1902
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Son Excellence Eugène Rougon" ***


Émile Zola

SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON

(1876)



I


Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son
entrée venait de produire. Il s'assit, en disant à demi-voix,
négligemment:

«La séance est ouverte.» Et il classa les projets de loi, placés devant
lui, sur le bureau. A sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le
papier, lisait le procès-verbal de la dernière séance, d'un balbutiement
rapide que pas un député n'écoutait.

Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n'arrivait qu'aux oreilles
des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées
des membres de la Chambre.

Il n'y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi
sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà.
D'autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l'ennui de cette
corvée d'une séance publique, battaient doucement l'acajou du bout de
leurs doigts. Par la baie vitrée qui taillait dans le ciel une demi-lune
grise, tout le pluvieux après-midi de mai entrait, tombant d'aplomb,
éclairant régulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumière
descendait les gradins en une large nappe rougie, d'un éclat sombre,
allumée çà et là d'un reflet rose, aux encoignures des bancs vides;
tandis que, derrière le président, la nudité des statues et des
sculptures arrêtait des pans de clarté blanche.

Un député, au troisième banc, à droite, était resté debout, dans
l'étroit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbe
grisonnante, l'air préoccupé. Et, comme un huissier montait, il l'arrêta
et lui adressa une question à demi-voix.

«Non, monsieur Kahn, répondit l'huissier, M. le président du conseil
d'État n'est pas encore arrivé.» Alors, M. Kahn s'assit. Puis, se
tournant brusquement vers son voisin de gauche:

«Dites donc, Béjuin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vu Rougon, ce
matin?»

M. Béjuin, un petit homme maigre, noir, de mine silencieuse, leva la
tête, les paupières battantes, la tête ailleurs. Il avait tiré la
planchette de son pupitre. Il faisait sa correspondance, sur du papier
bleu à en-tête commercial, portant ces mots: Béjuin et Ce, cristallerie
de Saint-Florent.

«Rougon? répéta-t-il. Non, je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas eu le temps de
passer au Conseil d'état.» Et il se remit posément à sa besogne. Il
consultait un carnet, il écrivait sa deuxième lettre, sous le
bourdonnement confus du secrétaire, qui achevait la lecture du
procès-verbal.

M. Kahn se renversa, les bras croisés. Sa figure aux traits forts, dont
le grand nez bien fait trahissait une origine juive, restait maussade.
Il regarda les rosaces d'or du plafond, s'arrêta au ruissellement d'une
averse qui crevait en ce moment sur les vitres de la baie; puis, les
yeux perdus, il parut examiner attentivement l'ornementation compliquée
du grand mur qu'il avait en face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu
un instant par les panneaux tendus de velours vert, chargés d'attributs
et d'encadrements dorés. Puis, après avoir mesuré d'un regard les paires
de colonnes, entre lesquelles les statues allégoriques de la Liberté et
de l'Ordre public mettaient leur face de marbre aux prunelles vides, il
finit par s'absorber dans le spectacle du rideau de soie verte, qui
cachait la fresque représentant Louis-Philippe prêtant serment à la
Charte.

Cependant, le secrétaire s'était assis. Le brouhaha continuait dans la
salle. Le président, sans se presser, feuilletait toujours des papiers.
Il appuya machinalement la main sur la pédale de la sonnette, dont la
grosse sonnerie ne dérangea pas une seule des conversations
particulières. Et, debout au milieu du bruit, il resta là un moment, à
attendre.

«Messieurs, commença-t-il, j'ai reçu une lettre...» Il s'interrompit
pour donner un nouveau coup de sonnette, attendant encore, dominant de
sa figure grave et ennuyée le bureau monumental, qui étageait au-dessous
de lui ses panneaux de marbre rouge encadrés de marbre blanc. Sa
redingote boutonnée se détachait sur le bas-relief placé derrière le
bureau, où elle coupait d'une ligne noire les péplums de l'Agriculture
et de l'Industrie, aux profils antiques.

«Messieurs, reprit-il, lorsqu'il eut obtenu un peu de silence, j'ai reçu
une lettre de M. de Lamberthon, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir
assister à la séance d'aujourd'hui.» Il y eut un léger rire sur un banc,
le sixième en face du bureau. C'était un député tout jeune, vingt-huit
ans au plus, blond et adorable, qui étouffait dans ses mains blanches
une gaieté de jolie femme. Un de ses collègues, énorme, se rapprocha de
trois places, pour lui demander à l'oreille:

«Est-ce que Lamberthon a vraiment trouvé sa femme...? Contez-moi donc
ça, La Rouquette.» Le président avait pris une poignée de papiers. Il
parlait d'une voix monotone; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu'au
fond de la salle.

«Il y a des demandes de congé... M. Blachet, M. Buquin-Lecomte, M. de la
Villardière...» Et, pendant que la Chambre consultée accordait les
congés, M. Kahn, las sans doute de considérer la soie verte tendue
devant l'image séditieuse de Louis-Philippe, s'était tourné à demi pour
regarder les tribunes.

Au-dessus du soubassement de marbre jaune veiné de laque, un seul rang
de tribunes mettait, d'une colonne à l'autre, des bouts de rampe de
velours amarante; tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufré
n'arrivait pas à dissimuler le vide laissé par la suppression du second
rang, réservé aux journalistes et au public, avant l'Empire. Entre les
grosses colonnes, jaunies, développant leur pompe un peu lourde autour
de l'hémicycle, les étroites loges s'enfonçaient, pleines d'ombre,
presque vides, égayées par trois ou quatre toilettes claires de femme.
«Tiens! le colonel Jobelin est venu», murmura M. Kahn.

Il sourit au colonel, qui l'avait aperçu. Le colonel Jobelin portait la
redingote bleu foncé qu'il avait adoptée comme uniforme civil, depuis sa
retraite. Il était tout seul dans la tribune des questeurs, avec sa
rosette d'officier, si grande qu'elle semblait le noeud d'un foulard.

Plus loin, à gauche, les yeux de M. Kahn venaient de se fixer sur un
jeune homme et une jeune femme, serrés tendrement l'un contre l'autre,
dans un coin de la tribune du Conseil d'État. Le jeune homme se penchait
à tous moments, parlait dans le cou de la jeune femme, qui souriait d'un
air doux, sans le regarder, les yeux fixés sur la figure allégorique de
l'Ordre public.

«Dites donc, Béjuin?» murmura le député en poussant son collègue du
genou.

M. Béjuin était à sa cinquième lettre. Il leva la tête, effaré.

«Là-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d'Escoraillés et la jolie
Mme Bouchard. Je parie qu'il lui pince les hanches. Elle a des yeux
mourants.... Tous les amis de Rougon se sont donc donné rendez-vous. Il
y a encore là, dans la tribune du public, Mme Correur et le ménage
Charbonnel.»

Un coup de sonnette plus prolongé retentit. Un huissier lança d'une
belle voix de basse: «Silence, messieurs!» On écouta. Et le président
dit cette phrase, dont pas un mot ne fut perdu: «M. Kahn demande
l'autorisation de faire imprimer le discours qu'il a prononcé dans la
discussion du projet de loi relatif à l'établissement d'une taxe
municipale sur les voitures et les chevaux circulant dans Paris.» Un
murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent. M. La
Rouquette était venu s'asseoir près de M. Kahn.

«Vous travaillez donc pour les populations, vous?» lui dit-il en
plaisantant.

Puis, sans le laisser répondre, il ajouta:

«Vous n'avez pas vu Rougon? vous n'avez rien appris?... Tout le monde
parle de la chose. Il paraît qu'il n'y a encore rien de certain.» Il se
tourna, il regarda l'horloge.

«Déjà deux heures vingt! C'est moi qui filerais, s'il n'y avait pas la
lecture de ce diable de rapport!... Est-ce vraiment pour aujourd'hui?

--On nous a tous prévenus, répondit M. Kahn. Je n'ai pas entendu dire
qu'il y eût contrordre. Vous ferez bien de rester. On votera les quatre
cent mille francs du baptême tout de suite.

--Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux général Legrain, qui se
trouve en ce moment perclus des deux jambes, s'est fait apporter par son
domestique; il est dans la salle des conférences, à attendre le vote....
L'empereur a raison de compter sur le dévouement du Corps législatif
tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette
occasion solennelle.» Le jeune député avait fait un grand effort pour se
donner la mine sérieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, égayée
de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un léger
balancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrases
d'orateur qu'il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d'un éclat
de rire.

«Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne tête!» Alors, M.
Kahn et lui plaisantèrent aux dépens des Charbonnel. La femme avait un
châle jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de
province, qui semblent taillées à coups de hache; et tous deux, larges,
rouges, écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la
rampe, pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés ne
paraissaient rien comprendre.

«Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du
procès des Charbonnel.... C'est comme Mme Correur...» Il se pencha à
l'oreille de M. Kahn, et continua très bas:

«En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est
que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel, n'est-ce pas? Autrefois, elle
logeait Rougon. On raconte même qu'elle lui prêtait de l'argent.... Et
maintenant, quel métier fait-elle?»

M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier de barbe, d'une
main lente. «Mme Correur est une dame fort respectable», dit-il
nettement.

Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Il pinça les
lèvres, de l'air d'un écolier qui vient de recevoir une leçon. Tous deux
regardèrent un instant en silence Mme Correur, assise près des
Charbonnel.

Elle avait une robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de
dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits
frisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore très beau
malgré ses quarante-huit ans.

Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un
tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grande fille, d'une
admirable beauté, mise très étrangement, avec une robe de satin vert
d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique,
suivie d'une dame âgée, vêtue de noir.

«Tiens! la belle Clorinde!» murmura M. La Rouquette, qui se leva pour
saluer à tout hasard.

M. Kahn s'était levé également. Il se pencha vers M. Béjuin, occupé à
mettre ses lettres sous enveloppe.

«Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont
là... Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.»

Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée de papiers. Il
donna, sans cesser de lire, un regard à la belle Clorinde Balbi, dont
l'arrivée soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant
les feuilles une à une à un secrétaire, il disait sans points ni
virgules, d'une façon interminable:

«Présentation d'un projet de loi tendant à proroger la perception d'une
surtaxe à l'octroi de la ville de Lille.... Présentation d'un projet de
loi relatif à la réunion en une seule commune des communes de
Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).» Quand M. Kahn
redescendit, il était désolé.

«Décidément, personne ne l'a vu, dit-il à ses collègues Béjuin et La
Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'hémicycle. On m'a assuré que
l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est
résulté de l'entretien.... Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir à
quoi s'en tenir.»

M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura à l'oreille de
M. Béjuin:

«Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâche avec les
Tuileries. Il pourrait courir après son chemin de fer.» Alors, M.
Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cette phrase:

«Le jour où Rougon quittera le Conseil d'État, ce sera une perte pour
tout le monde.» Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller
jeter à la boîte les lettres qu'il venait d'écrire.

Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ils causèrent
prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C'était une histoire
compliquée. Un parent éloigné de l'impératrice, un sieur Rodriguez,
réclamait au gouvernement français une somme de deux millions, depuis
1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui était armateur, eut
un navire chargé de sucre et de café capturé dans le golfe de Gascogne
et mené à Brest par une de nos frégates, la Vitilante. A la suite de
l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration
conclut à la validité de la capture, sans en référer au Conseil des
prises.

Cependant, le sieur Rodriguez s'était empressé de se pourvoir au Conseil
d'État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous les gouvernements,
avait tenté vainement d'évoquer l'affaire, jusqu'au jour où un mot de
son arrière-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire
mettre le procès au rôle.

Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voix monotone
du président, qui continuait:

«Présentation d'un projet de loi autorisant le département du Calvados
à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs.... Présentation d'un
projet de loi autorisant la ville d'Amiens à ouvrir un emprunt de deux
cent mille francs pour la création de nouvelles promenades....
Présentation d'un projet de loi autorisant le département des
Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille
francs, destiné à couvrir les déficits des cinq dernières années...» «La
vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en
question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de
ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté
sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les
dangers de la traversée.... Rougon m'a affirmé que le navire capturé
était bien à lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit à
ses réclamations.

--D'autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable.
L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de
conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au
Conseil des prises.» Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre
le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l'attention
de la belle Clorinde.

«Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on
rende les deux millions au Rodriguez?

Qu'est-ce que ça lui fait?

--Il y a là une question de conscience», dit gravement M. Kahn.

M. La Rouquette regarda ses deux collègues l'un après l'autre; mais, les
voyant solennels, il ne sourit même pas.

«Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu'il ne disait pas
tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de
l'intérieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir.... Rougon me disait que,
sans son attachement à l'empereur, auquel il a déjà rendu tant de
services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée....
Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire
peau neuve.

--Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.

--Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer,
l'occasion est bonne.... N'importe, ses amis seront désolés. Voyez donc
le colonel là-haut, avec sa mine inquiète; lui qui comptait si bien
s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain!... Et la jolie
Mme Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de
division à l'Intérieur avant six mois! Le petit d'Escorailles, l'enfant
gâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M.
Bouchard, le jour de la fête de madame.... Tiens! où sont-ils donc, le
petit d'Escorailles et la jolie Mme Bouchard?» Ces messieurs les
cherchèrent. Enfin ils les découvrirent au fond de la tribune, dont ils
occupaient le premier banc, à l'ouverture de la séance. Ils s'étaient
réfugiés là, dans l'ombre, derrière un vieux monsieur chauve; et ils
restaient bien tranquilles tous les deux, très rouges.

A ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots
d'une voix un peu tombée, qui s'embarrassait dans la rudesse barbare de
la phrase:

«Présentation d'un projet de loi ayant pour objet d'autoriser
l'élévation du taux d'intérêt d'un emprunt autorisé par la loi du 9 juin
1853, et une imposition extraordinaire par le département de la Manche.»

M. Kahn venait de courir à la rencontre d'un député qui entrait dans la
salle. Il l'amena, en disant:

«Voici M. de Combelot.... Il va nous donner des nouvelles.»

M. de Combelot, un chambellan que le département des Landes avait nommé
député sur un désir formel exprimé par l'empereur, s'inclina d'un air
discret, en attendant qu'on le questionnât. C'était un grand bel homme,
très blanc de peau, avec une barbe d'un noir d'encre qui lui valait de
vifs succès parmi les femmes.

«Eh bien, interrogea M. Kahn, qu'est-ce qu'on dit au château? Qu'est-ce
que l'empereur a décidé?

--Mon Dieu, répondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des
choses.... L'empereur a la plus grande amitié pour M. le président du
Conseil d'État. Il est certain que l'entrevue a été très amicale....
Oui, elle a été très amicale.» Et il s'arrêta, après avoir pesé le mot,
pour savoir s'il ne s'était pas trop avancé.

«Alors, la démission est retirée? reprit M. Kahn, dont les yeux
brillèrent.

--Je n'ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet. Je ne sais
rien. Vous comprenez, ma situation est particulière...» Il n'acheva pas,
il se contenta de sourire, et se hâta de monter à son banc. M. Kahn
haussa les épaules, et s'adressant à M. La Rouquette:

«Mais, j'y songe, vous devriez être au courant, vous! Mme de Llorentz,
votre soeur, ne vous raconte donc rien?

--Oh! ma soeur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune
député en riant. Depuis qu'elle est dame du palais, elle a une gravité
de ministre.... Pourtant hier, elle m'assurait que la démission serait
acceptée.... A ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il,
une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu'il a fait, Rougon?
Il a mis la dame à la porte; notez qu'elle était délicieuse.

--Rougon est chaste», déclara solennellement M. Béjuin.

M. La Rouquette fut pris d'un fou rire. Il protestait; il aurait cité
des faits, s'il avait voulu.

«Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur...

--Jamais! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.

--Eh bien, la belle Clorinde alors!

--Allons donc! Rougon est trop fort pour s'oublier avec cette grande
diablesse de fille.» Et ces messieurs se rapprochèrent, s'enfonçant dans
une conversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotes qui
circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié
aventurières et moitié grandes dames, qu'on rencontrait partout, au
milieu de toutes les cohues: chez les ministres, dans les avant-scènes
des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges
perdues. La mère, assurait-on, sortait d'un lit royal; la fille, avec
une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d'elle «une
grande diablesse» originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la
course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs
les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme
faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat
d'Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si
nue, qu'elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le
vieux M. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendant cette
histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde,
qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns
après les autres, à l'aide d'une grosse jumelle de théâtre.

«Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou!... Il la
dit très intelligente, et il la nomme en riant "mademoiselle Machiavel."
Elle l'amuse, voilà tout.

--N'importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier.... Ça
assoit un homme.» Alors, tous trois tombèrent d'accord sur la femme
qu'il faudrait à Rougon: une femme d'un certain âge, trente-cinq ans au
moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté.

Cependant le brouhaha grandissait. Ils s'oubliaient à ce point dans
leurs anecdotes scabreuses, qu'ils ne s'apercevaient plus de ce qui se
passait autour d'eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la
voix perdue des huissiers qui criaient: «En séance, messieurs, en
séance!» Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes
d'acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d'or de
leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s'emplissait peu à
peu. Des petits groupes, causant d'un air d'ennui d'un banc à l'autre,
les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot
montant, au milieu d'une distribution considérable de poignées de main.
En s'asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se
souriaient; ils avaient un air de famille, des visages également
pénétrés du pouvoir qu'ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le
dernier banc, à gauche, qui s'était assoupi trop profondément, fut
réveillé par son voisin; et, quand celui-ci qui eut dit quelques mots à
l'oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose
convenable. La séance, après s'être traînée dans des questions
d'affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt
capital.

Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu'à
leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en
étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur
la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l'étonnante fantaisie de
faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d'argent,
et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des
couvertures également noires, qui ne laissaient passer que le bout de
son nez.

M. Kahn s'asseyait, lorsqu'il revint brusquement à lui.

«Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages! murmura-t-il. Voilà que
j'ai manqué Rougon, maintenant!» Et, se tournant vers son voisin d'un
air furieux:

«Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m'avertir!» Rougon, qui venait
d'être introduit avec le cérémonie d'usage, était déjà assis entre deux
conseillers d'État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte
de caisse d'acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même
de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme
de drap vert, chargé d'or au collet et aux manches. La face tournée vers
la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front
carré, il éteignait ses yeux sous d'épaisses paupières toujours à demi
baissées; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses
joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride,
avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de
la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de
son habit, sans paraître voir personne, l'air indifférent et un peu las.

«Il a son air de tous les jours», murmura M. Béjuin.

Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu'il
faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d'oreille à
oreille. Mais l'entrée de Rougon produisait surtout une vive impression
dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu'ils étaient là,
allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Mme
Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu'elle agita
légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel
Jobelin s'était redressé, et la jolie Mme Bouchard, redescendue vivement
au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le noeud de son chapeau,
pendant que M. d'Escorailles, derrière elle, restait muet, très
contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que
Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts
sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s'appuyait;
et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d'une
voix si claire, que toute la salle l'entendit:

«Il boude donc, le gros sournois!» Des députés se tournèrent, avec des
sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde.
Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle,
toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant
haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en
bas, qui la dévisageaient.

Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait
le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois Mme
Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage
demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux
à demi refermés, en étouffant un léger bâillement.

«Je vais toujours lui dire un mot», souffla M. Kahn à l'oreille de M.
Béjuin.

Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant,
s'assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup
de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna.

Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre blanc.
Il tenait à la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en
parlant.

«J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de déposer un rapport sur
le projet de loi portant ouverture au ministère d'État, sur l'exercice
1856, d'un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la
cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial.» Et il faisait
mine d'aller déposer le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les
députés, avec un ensemble parfait, crièrent:

«La lecture! la lecture!» Le rapporteur attendit que le président eût
décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d'un ton presque
attendri:

«Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font
paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles
retardent l'élan spontané du Corps législatif.»--Très bien! lancèrent
plusieurs membres.

«Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant
chaque mot, la naissance d'un fils, d'un héritier, avec toutes les idées
de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce
allégresse, que les épreuves du passé s'oublient et que l'espoir seul
plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du
foyer, quand elle est en même temps celle d'une grande nation, et
qu'elle est aussi un événement européen!» Alors, ce fut un ravissement.
Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait
dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages
épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux
oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur,
après une courte pause, haussait la voix.

«Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille française qui convie
tous ses membres à exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il
pas, s'il était possible que les manifestations extérieures pussent
répondre à la grandeur de ses légitimes espérances!» Et il ménagea une
nouvelle pause.

«Très bien! crièrent les mêmes voix.

--C'est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, Béjuin?»

M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de
la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait.

Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas
un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux
humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut;
tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie Mme
Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au
bureau, le président, les secrétaires, jusqu'aux huissiers, écoutaient,
sans un geste, solennellement.

«Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la
sécurité pour l'avenir; car, en perpétuant la dynastie que nous avons
tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la
stabilité, et, par là même, celui du reste de l'Europe.» Quelques chut!
durent empêcher l'enthousiasme d'éclater, à cette image touchante du
berceau.

«A une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi
promis à de grandes destinées, mais les temps n'ont aucune similitude.
La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons
les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui
constitue le premier Empire.

«Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le
succès de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas même la fortune de servir
sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.»

--Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La
Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau.».

A la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir
historique qui gênait leur zèle? Certains se mouchèrent. Mais le
rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un
sourire. Il haussa la voix.

Il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son
effet.

«Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d'un seul doit
être regardée comme le salut de tous, l'Enfant de France semble
aujourd'hui nous donner, à nous, comme aux générations futures, le droit
de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la
clémence divine.» Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés
comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle.

L'assurance d'une paix éternelle était vraiment douce.

Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d'hommes
politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs.
L'Europe était à leur maître.

«L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec
une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui,
réunissant les forces productives des nations, est alliance des peuples
autant que celle des rois, lorsqu'il plut à Dieu de mettre le comble à
son bonheur en même temps qu'à sa gloire. N'est-il pas permis de penser
que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en
regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa
grande politique?» Très jolie encore, cette image. Et cela était
certainement permis: des députés l'affirmaient, en hochant doucement la
tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de
membres redevenaient graves; plusieurs même regardaient les tribunes du
coin de l'oeil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se
montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D'autres
s'oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de
nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement,
dans leur mémoire, passaient d'anciennes séances, d'anciens dévouements,
qui acclamaient des pouvoirs au berceau.

M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand
l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste
désespéré; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin
restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes,
passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre
blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la
tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée,
s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une
attitude superbe de taureau assoupi.

Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un
mouvement rythmé et béat des épaules.

«Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif,
dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité
d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de
famille de plus qu'aux autres corps de l'État de s'associer aux joies du
souverain.

«Fils, comme lui, du libre voeu du peuple, le Corps législatif devient
donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste
Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute
épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une
religion dont on bénit les devoirs.» Cela devait approcher de la fin, du
moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les
Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse,
tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme
Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'État,
auprès de M. Jules d'Escorailles.

En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du
ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:

«Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de
loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'État.» Et il s'assit, au
milieu d'une grande rumeur.

«Très bien! très bien!» criait toute la salle.

Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne
s'était pas démentie une minute, lança même un: «Vive l'empereur!» qui
se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel
Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à
applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des
premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de
congratulations.

C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots
aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur,
pour lui serrer énergiquement les deux mains.

Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt.

«La délibération! la délibération!» Le président, debout au bureau,
semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle
subitement respectueuse, il dit:

«Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe
immédiatement à la délibération.

--Oui, oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière.

Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.

Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent
adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture
de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se
levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par
un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers
passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de
zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité
de deux cent trente-neuf voix.

«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire
ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel...

--Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en
passant devant M. Kahn.

La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes,
semblaient disparaître dans les murs.

L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut
plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui
n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils
continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point
où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait
commencé, au milieu d'une tranquille indifférence.

Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût
complètement endormi, dans un coin de Paris muet.

«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer
Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.

--Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en
regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les
reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.

--Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M.
Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un
défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et
levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans
cesser de causer, sans même cesser de dormir.

L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en
allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient.

Ils espéraient encore qu'il parlerait.

Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de
province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la
machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.

«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer
sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la
majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la
belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces
messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi
parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président
venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le
département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante
mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan.
L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le
projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta.

Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence
extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles
il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables.
Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau
complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la
nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien
démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il
était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa
retomber lentement.

Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla
d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de
politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de
n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales
était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit,
avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du
département.

D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être
niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un
quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges
d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque
les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux,
ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait
en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant
comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui
avait provoqué la présentation du projet de loi.

Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque
appuyée contre le banc d'acajou.

Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir
encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir
répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à
fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase:

«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de
l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.»
Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de
taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement.
L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les
quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines
indifférentes.

Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea
un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur
s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre
avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa
dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient
allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de
sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en
promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les
vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage.
Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée
d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés
gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des
soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques,
le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne,
mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce
jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit
Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.

Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon
étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.

En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et
Mme Correur.

«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici.... En
tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me
donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse
Balbi.

Puis, d'une voix désolée:

«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.

Le colonel leva les yeux au ciel.

«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un
silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença.
Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un
huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa
mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:

«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça
que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de
l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un
derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:

«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!

--Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du
bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez!
Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une
double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence,
ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours
battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir,
portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à
pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux
officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la
présidence suivaient.

Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en
homme du monde, malgré la pompe du cortège.

«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré.

Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il
les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes
portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.

«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne,
pendant que je le guettais dans la salle du général Foy.... Mais ça ne
fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux
trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix
bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux
grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains
s'attardaient à allumer un cigare.

D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des
poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le
groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en
amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait
peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle
Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses
bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la
porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix
basse.

«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier.

Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement.

«Eh bien? lui demanda-t-on.

--Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup
de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un
coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du
jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M.
d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient
descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et,
dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des
feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela
de la main.

«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait.

Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et
sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de
Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans
trouver un mot.



II


Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se
retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner
au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son
successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président,
assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il
classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle
rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi
dans la cavalerie.

«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.

Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des
petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.

«Merle, écoutez!... Ne laissez entrer personne.

Entendez-vous, personne.

--Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte
sans bruit.

Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à
l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait
soigneusement les cartons.

«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.

Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête
magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui
plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son
front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu
carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives
que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes
politiques.

«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.

Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.

Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie,
puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du
bureau. Il les regarda brûler.

«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a
là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux,
alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart
d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes
fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait
passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par
moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur
le tapis, s'envolaient avec un léger bruit.

«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre
qu'il venait de trouver.

Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était
une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées,
s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon
remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul
avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de
présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils
siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il
avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant
adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air
convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait,
se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans
lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.

«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un
nouveau tiroir qui débordait.

--Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux.

Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit
la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes,
il cria:

«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!... De jolis chiffons
encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et,
pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta:

«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le
nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En
1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait
alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire
au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2
Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant
deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter
d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en
le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à
l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État.
Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué,
propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à
plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.

«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à
chaque mot, pour jeter des coups d'oeil dans les dossiers. Quand les
femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent
une corde au cou.... A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son coeur
autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans
l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte.
Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:

«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami.

--Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever.

Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna
de fermer la porte. Puis, tranquillement:

«Je vous croyais à Bressuire, vous.... On lâche donc sa sous-préfecture
comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec
des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.

«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller
que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à
dîner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...» Il traîna un fauteuil
devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon.

«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des
Deux-Sèvres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais
loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son
tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris
là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas
moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en
disant:

«Je vous aurais écrit ce soir.... Donnez votre démission, mon brave.

--C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission»,
répondit simplement Du Poizat.

Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il
aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de
cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira
de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie.

«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau
dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une
liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les
triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat,
la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de
fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la
révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme
Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en
compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite
ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait
envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent
francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant
à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable
dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une
vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps
de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui
mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires
inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus
délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée
législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute
lutte dans les Deux-Sèvres.

Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat,
en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à
peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques
lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du
collège.

«Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les
yeux.

--Trop bien, répondit l'autre carrément. Il a chassé sa dernière
domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il
a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il
faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.»

Tout en causant, Du Poizat s'était penché, et il fouillait du bout des
doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à
demi consumés. Rougon s'étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête.
Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant dont les
dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d'un jeune loup. Sa
grande préoccupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble,
était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce
compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait à lire les mots restés
intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du
Poizat comprit parfaitement.

Mais il eut un sourire, il plaisanta.

«C'est le grand nettoyage», murmura-t-il.

Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire
de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s'éteignaient; il
faisait brûler en l'air les boules de papier trop serrées; il remuait
les débris embrasés, comme s'il avait agité l'alcool flambant d'un bol
de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient; tandis qu'une
fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu'à la fenêtre ouverte. La
bougie s'effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute
droite, très haute.

«Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant.
Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts à coucher
dans la cendre!» Rougon allait répondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de
l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme
les voix grandissaient: «Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce
qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.»
Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derrière lui. Mais
il passa presque aussitôt la tête, en murmurant:

«C'est Kahn qui est là.

--Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!»
Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.

«Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M.
Kahn, quand l'huissier fut sorti.

Mais je suis si occupé... Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez
plus; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.» Le député ne
parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au
caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit à côté de Du Poizat,
qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé:

«Il fait déjà chaud.... Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous
trouver encore chez vous.» Rougon ne répondit rien, il y eut un
silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il
avait attirée près de lui.

«J'ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.

--Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.» Mais le député sembla
tout d'un coup s'apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.

«Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement
jouée. Vous changez de cabinet?» La voix était si juste, que Delestang
eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux
de M. Kahn.

«Ah! mon Dieu! cria ce dernier, dès qu'il eut jeté un regard sur le
journal. Je croyais la chose arrangée d'hier soir. C'est un vrai coup
de foudre.... Mon cher ami...» Il s'était levé, il serrait les mains de
Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux
grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat
prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s'être vus le matin;
d'autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant
le sous-préfet. L'un devait être venu au Conseil d'État, tandis que
l'autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne
pas le manquer.

«Alors, vous aviez quelque chose à me dire? reprit Rougon de son air
paisible.

--Ne parlons plus de ça, mon cher ami! s'écria le député. Vous avez
assez de tracas. Je n'irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous
tourmenter encore avec mes misères.

--Non, ne vous gênez pas, dites toujours.

--Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite
concession.... Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra
nous fournir certains renseignements.» Et, longuement, il exposa le
point où en était son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort
à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était
que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts
fourneaux, dont elle devait décupler la valeur; jusque-là, les
transports restaient difficiles, l'entreprise végétait. Puis, il y avait
dans la mise en action du projet tout un espoir de pêche en eau trouble
des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité
prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait énergiquement,
et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de
l'Intérieur, fâché de n'être pas dans l'affaire, où il flairait des
tripotages superbes, très désireux d'autre part d'être désagréable à
Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il
venait même, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir
la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la
Compagnie de l'Ouest; et il répandait le bruit que la Compagnie seule
pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des
garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon
consommait sa ruine.

«J'ai appris hier, dit-il, qu'un ingénieur de la Compagnie était chargé
d'étudier un nouveau tracé... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat?

--Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même
commencées.... On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir
passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par
Thouars.» Le député eut un geste de découragement.

«C'est de la persécution, murmura-t-il. Qu'est-ce que ça leur ferait de
passer devant mon usine?... Mais je protesterai; j'écrirai un mémoire
contre leur tracé... Je retourne à Bressuire avec vous.

--Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant.

Il paraît que je vais donner ma démission.»

M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une
dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il
regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers.
Les coudes sur le bureau, il écoutait.

«Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh
bien, faites les morts, mes bons amis; tâchez que les choses restent en
l'état, et attendez que nous soyons les maîtres.... Du Poizat va donner
sa démission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant
quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l'empereur, empêchez par
tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de
l'Ouest.

Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera à personne,
elle pourra être à vous, plus tard.» Et, comme les deux hommes hochaient
la tête:

«C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je
suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la
mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne
plus avoir l'air de suivre mon convoi.... Moi, je suis ravi de rentrer
dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!» Il
respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M.
Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air dégagé de Du Poizat,
tenant à montrer une liberté d'esprit complète. Delestang avait attaqué
un autre cartonnier; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit
bruit, qu'on eût dit, par instants; le bruit discret d'une bande de
souris lâchées au milieu des dossiers.

Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d'un
angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler,
toute pâle.

Cependant, une causerie intime s'était engagée. Rougon, qui ficelait de
nouveau ses paquets, assurait que la politique n'était pas son affaire.
Il souriait, d'un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses,
retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir
d'immenses terres à cultiver, avec des champs qu'il creuserait à sa
guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des boeufs, des
moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait
qu'autrefois, à Plassans, lorsqu'il n'était encore qu'un petit avocat de
province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser
pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des
aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis,
il en vint à faire l'homme dégoûté du monde. Le pouvoir l'ennuyait. Il
allait passer l'été à la campagne. Jamais il ne s'était senti plus léger
que depuis le matin; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement
formidable, comme s'il avait jeté bas un fardeau.

«Qu'aviez-vous ici comme président? quatre-vingt mille francs?» demanda
M. Kahn.

Il dit oui, d'un signe de tête.

«Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.» Que
lui importait! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce
qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d'être le
maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d'une
ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C'était son idéal,
avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus
fort. Peu à peu, il s'anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé
des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne
conduisent leurs troupeaux qu'à coups de pierres. Il se transfigurait,
ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force.
Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu'il semblait près de
jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce
brusque accès de fureur.

«L'empereur a bien mal agi», murmura Du Poizat.

Alors, tout d'un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps
s'avachit dans une lourdeur d'homme obèse. Il se mit à faire l'éloge de
l'empereur, d'une façon outrée: c'était une puissante intelligence, un
esprit d'une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un
coup d'oeil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son
dévouement, en disant avec une grande humilité qu'il avait toujours été
fier d'être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit
même par impatienter Du Poizat, garçon d'une vivacité fâcheuse. Et une
querelle s'engagea.

Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait
pour l'empire, de 1848 à 1851, lorsqu'ils crevaient la faim chez Mme
Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la
première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de
Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur
peau vingt fois. N'était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre,
s'était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d'un régiment de ligne? A ce
jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd'hui, on le sacrifiait, victime d'une
intrigue de cour. Mais Rougon protestait; il n'était pas sacrifié; il se
retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à
fait lancé, traitait les gens des Tuileries de «cochons», il finit par
le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de
palissandre, qui craqua.

«C'est bête, tout ça! dit-il simplement.

--Vous allez un peu loin», murmura M. Kahn.

Delestang, très pâle, s'était mis debout, derrière les fauteuils. Il
ouvrit doucement la porte pour voir si personne n'écoutait. Mais il
n'aperçut, dans l'anti-chambre, que la haute silhouette de Merle, dont
le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait
fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d'un air
mécontent.

«Sans doute, l'empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence.
Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné
plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le
sien.» Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le
mot très joli.

«Mais, je le répète, continua Rougon d'une voix particulière, je me
retire de mon plein gré. Si l'on vous interroge, vous qui êtes de mes
amis, affirmez qu'hier soir encore j'étais libre de reprendre ma
démission.... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de
cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J'ai pu
me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil
d'État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma
retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses.
J'étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je
devais à la bienveillance de l'empereur.» Il dit toute cette tirade en
l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il
parlait à la chambre ces explications étaient évidemment destinées au
public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent
par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme
ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu
formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général.
Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu'il appelait «le fumier
des médiocrités».

La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une liberté absurde. On y
parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine
bien montée, l'empereur au sommet, les grands corps et les
fonctionnaires au-dessous, réduits à l'état de rouages. Il riait, sa
poitrine sautait, pendant qu'il outrait son système, avec une rage de
mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.

«Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas,
ce n'est gai que pour l'empereur, cela!

--Quand on s'ennuie, on s'en va», dit tranquillement Rougon.

Il sourit, puis il ajouta:

«On attend que cela soit amusant, et l'on revient.» Il y eut un long
silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait,
sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait
deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé
aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour
faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion
de tomber en honnête homme.

«Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.

--Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un
café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre
retraite.

--Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin
vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande
solidité... Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il
parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les
uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des
questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui
donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps
législatif à son égard.

«Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun
renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin,
au saut du lit, j'en aurai long à vous conter.

--A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de
Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné...» Mais il
s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos
de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser
le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de
Combelot avait épousé une soeur de Delestang. Ce dernier, depuis la
disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan;
aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un
sourire:

«Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voilà le
mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces
messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se
moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre
parmi les dames.

Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un
paquet de journaux sur le tapis:

«Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité
ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez
baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque
poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un
emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots
grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées
jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy
autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa
maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois.
M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place
de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils
s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en
plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un
pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois
dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de
six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins
de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire
des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée
avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de
pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des
versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant
de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies
anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à
attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors.

«C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire
Du Poizat.

Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros
yeux.

«Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu!
comme vous voulez faire les vôtres.... Nous ne nous entendons guère. Si
je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai
volontiers.

Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une
jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée
de vous deux, je vous en préviens.».

Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis,
il ajouta, dans un gros bâillement:

«D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me
mettre en travers.

--Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous
mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il
achèterait cher.

Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a
joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse,
que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé
jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la
corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.

«On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant
dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui
traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie,
s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers,
dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller
les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros
papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de
plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient
avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au
milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient
intacts, lisibles encore.

A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:

«Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous
m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des
séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six
mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son
bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de
printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon.

Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant
la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et
il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se
déconcerta pas.

Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour
prendre une figure de circonstance.

«Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait
absolument à vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce
matin...

--Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida
enfin à se mettre debout.

Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura,
après avoir cligné les yeux:

«Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer,
derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait
soixante ans, la tête toute blanche, l'oeil éteint, la face comme usée
par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas
une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua
trois fois, de haut en bas, énergiquement.

«Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me
voir; seulement, vous allez diablement me gêner.... Enfin, mettez-vous
de ce côté-là... Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se
tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.

«Vous aussi, colonel!» cria-t-il.

La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du
colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il
tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève
de troisième au lycée Louis-le-Grand.

«J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se
révèlent les vrais amis.... Auguste, donne une poignée de main.» Mais
Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant:

«Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.»
L'huissier montra sa face calme, en disant:

«C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le président.» Et il dut s'effacer
pour laisser passer les Charbonnel.

Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant,
désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.

«Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre
pauvre mère va être désolée! Et nous, dans quelle triste position cela
nous met!» Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite
exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire.

Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant
qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses
amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha
d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le
cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la
pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le
colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fenêtre,
durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en
chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de
paquets ficelés; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil
resté libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M.
Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui
glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres.
Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel
de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune
Auguste, ravi de tomber dans ce remue ménage, furetait, disparaissait
derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang
semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en
jetant de haut les journaux de la bibliothèque.

Mme Bouchard eut une légère toux.

«Vous avez tort de rester dans cette saleté», dit Rougon, occupé à vider
les cartons qu'il avait prié Delestang de ne point toucher.

Mais la jeune femme, toute rose d'avoir toussé, lui assura qu'elle était
très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se
lança dans les condoléances. L'empereur, vraiment, ne se souciait guère
des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si
peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs,
c'était toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre
elle toutes les médiocrités.

«Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.

--Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs
serviteurs.» Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers
Rougon.

«Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.» La bande
approuva:

«Oui, oui, un deuil public!» Sous la brutalité de ces éloges, Rougon
leva la tête.

Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face entière avait un
sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une
femme l'est de sa grâce; et il aimait recevoir les flatteries à bout
portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'être écrasée par
aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les
uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant à s'évincer, ne
voulant pas parler haut. A présent que le grand homme paraissait dompté,
l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel
qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui
le suivit docilement, un carton sous le bras.

«Avez-vous songé à moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire
aimable.

--Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore été promise il
y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est
impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis
ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.» Les lèvres du colonel
tremblèrent d'émotion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait
lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela:

«Auguste!» Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de
lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups
d'oeil luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut.

«Voilà mon gaillard! reprit le colonel à demi-voix.

Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je
compte sur vous. J'hésite encore entre la magistrature et
l'administration.... Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton
bon ami se souvienne de toi.» Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui
mordillait son gant d'impatience, s'était levée et avait gagné la
fenêtre de gauche, en ordonnant d'un regard à M. d'Escorailles de la
suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d'appui, à
regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries
avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la
Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues,
toutes pailletées de lumière.

Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant:

«Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!» Et, comme Rougon se hâtait de
quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune
femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du
milieu.

«Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer», racontait
Mme Bouchard.

Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu'à ce que M.
d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît:

«M. Bouchard veut donner sa démission. Nous l'avons amené pour que vous
le raisonniez.» Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le
révoltaient.

«Oui, monsieur Rougon, j'ai commencé par être expéditionnaire à
l'Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien
devoir à la faveur ni à l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47.
Eh bien, le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant,
quatre fois sous la république, et une fois sous l'empire, sans que le
ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques....
Maintenant vous n'allez plus être là pour tenir la promesse que vous
m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.» Rougon dut le calmer. La
place n'était toujours pas donnée à un autre; si elle lui échappait
cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui
se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard,
en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau était
la première qui l'eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C'était là
qu'il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus
tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et
se trouva tout d'un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de
témoin à Mme Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien
élevée, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait
voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait à l'honnêteté.
Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux
bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.

«Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les
poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que
vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.» Et il
prit à part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait écrit le
matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait
conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles était
une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la
vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des
souliers éculés devant l'hôtel du vieux marquis, père de Jules,
mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un
culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralliât à
l'empire. C'était un résultat de l'abomination des temps.

A la fenêtre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M.
Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des
Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se
tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon
était trop vif. Il n'aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire
Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura,
comme se parlant à lui-même:

«On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Du
Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit:

«Oh! c'est un garçon très fort.» Alors, le député se tourna brusquement,
lui parla très vite, dans la figure.

«Là, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes,
nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens
à constater seulement qu'il n'a guère songé à nous, dans tout ceci....
Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des intérêts énormes qu'il
vient de compromettre par son coup de tête. Il n'aurait pas le droit de
m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper à une autre
porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi
les populations.

--Il faut frapper à une autre porte», répéta Du Poizat avec un sourire.

Mais l'autre, pris d'une colère subite, lâcha la vérité.

«Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous fâche avec tout le
monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.» Il se
calma, soupirant, regardant du côté de l'Arc de Triomphe, dont le bloc
de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il
reprit doucement:

«Que voulez-vous? moi, je suis d'une fidélité bête.» Le colonel, depuis
un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.

«La fidélité est le chemin de l'honneur», dit-il de sa voix militaire.

Du Poizat et M. Kahn s'écartèrent pour faire place au colonel, qui
continua:

«Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne
s'appartient plus.» Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne
s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il
comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se
distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient
un coup d'oeil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami
n'accaparait pas trop longtemps le grand homme.

Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de
causer avec Mme Bouchard.

Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés
jusque-là, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient
tenté de s'emparer de Rougon, qui s'était laissé enlever par le colonel
et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers
lui.

«Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère...»
Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans
l'embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop
d'impatience.

«Nous avons reçu une lettre de votre mère», répéta Mme Charbonnel.

Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir
d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans,
étaient les protégés de Mme Félicité, comme on nommait dans sa petite
ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l'occasion d'une
requête qu'ils présentaient au conseil d'État.

Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le
chef-lieu d'un département voisin, était mort en laissant une fortune de
cinq cent mille francs aux soeurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel,
qui n'avaient jamais compté sur l'héritage, devenus brusquement
héritiers par la mort d'un frère du défunt, crièrent alors à la
captation; et comme la communauté demandait au conseil d'État d'être
autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de
Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord,
pour suivre leur affaire de près. Et l'affaire traînait depuis six mois.

«Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon
lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès,
mais M. Charbonnel répétait qu'avec vous c'était tout argent gagné, que
vous n'aviez qu'un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille
francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?» L'ancien
marchand d'huile branla désespérément la tête.

«C'était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de
bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est bouleversée, notre
existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de
l'hôtel a refusé de changer nos serviettes sales! Moi qui, à Plassans,
ai cinq armoires de linge!» Et elle continua à se plaindre amèrement de
Paris qu'elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours.

Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s'étaient rien fait
envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'entêtaient dans
leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir,
sans linge, presque sans vêtements. Ils n'avaient pas même une brosse,
et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils
s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de
rage.

«Et cet hôtel est si mal fréquenté! murmura M. Charbonnel avec de gros
yeux pudibonds. Il y a un jeune homme à côté de nous. On entend des
choses...» Rougon repliait la lettre.

«Ma mère, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne
puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage....
Votre affaire me paraît bonne; mais me voilà parti et je n'ose plus rien
vous promettre.

--Nous quittons Paris demain!» cria Mme Charbonnel dans un élan de
désespoir.

Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle.

M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les
lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils
faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq
cent mille francs se fussent écroulés devant eux.

Rougon continuait affectueusement:

«Vous avez affaire à forte partie. Mgr Rochart, l'évêque de Faverolles,
est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des soeurs de la
Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez
gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant
aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'espère pouvoir agir sans
me mettre en avant.

Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... «Nous
resterons, nous resterons, se hâta de balbutier Mme Charbonnel. Ah!
monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher!»
Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de
satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui
pût l'emmener encore dans une embrasure de fenêtre; toute la bande était
repue.

En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à
lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui
imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont
il venait d'écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si
loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la
jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cessât de sourire. Les
amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires
n'allaient mieux qu'aux heures où Rougon s'exerçait les poings sur leur
nuque.

A ce moment, on frappa un coup discret à la porte.

«Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce
qu'on se moque de moi! J'ai déjà la tête cassée.» Et, comme on
ébranlait la porte plus violemment:

«Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce
Merle dehors!» On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du
cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage à une énorme jupe
de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très
ornée de noeuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce,
sans qu'on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait
vivement au-dehors.

«Monsieur Rougon!» appela la dame, en montrant enfin son visage.

C'était Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon,
qui s'avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint
serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.

«Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en
couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et
souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de
lui?

--Mais oui, certainement», répondit Rougon d'une façon aimable.

Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de Mme
Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de
ses tempes.

«Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu'un,
j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de
quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit à neuf.
Allons, soyez sage.» Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon:

«Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.» Puis, elle ne le
lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas
devant la fenêtre, à l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point
ouvert. Si Merle n'avait pas consenti à l'introduire par la petite
porte, elle serait donc restée dehors? Dieu savait pourtant si elle
avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi,
sans lui dire où en étaient ses pétitions.

Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire
rose.

«Je n'ai vu le Moniteur qu'après mon déjeuner, dit-elle. J'ai pris tout
de suite un fiacre... voyons, où en est l'affaire de Mme Leturc, la
veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un
résultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle,
vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que
son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête
veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à
l'impératrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme
Jalaguier, qui attendent depuis des mois?» Rougon, paisiblement, donnait
des réponses, expliquant les retards, descendait dans les détails les
plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à Mme Correur qu'elle devait
à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle
était si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes
ces dames?

Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon
connaissait bien. Elle répétait qu'elle était une Martineau, des
Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l'on pouvait
citer jusqu'à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s'expliquait
nettement sur son nom de Correur. A l'âge de vingt-quatre ans, elle
s'était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de
rendez-vous, sous un hangar.

Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une
monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle
vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit
à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de
lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-soeur, «une
femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau»,
disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du
Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée.

«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle
jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait
bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant,
j'aurais des affaires d'intérêt à régler.... Martineau a quinze ans de
plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea
brusquement de voix, elle reprit:

«Enfin, ne pensons pas à tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de
travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous
verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque
chose... vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui
serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et
murmura:

«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il
ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste,
de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de
parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon
logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un
débraillé très compromettant.

«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout
haut, en gagnant le milieu du cabinet.

Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la
bande s'en aller en même temps qu'elle.

Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre
quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et
il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors,
commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis
près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun
avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le
colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans
l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà
sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle,
au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques
pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant
Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle
pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête
quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander
cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée
générale.

«Nous irons tous vous voir, criait le colonel.

--Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix.

M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase:

«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la
France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un
gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors
de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le
classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa
besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.

Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs
du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait
un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et
Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût
savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'oeil
dans tous les coins:

«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous.... Il n'y a plus qu'à
donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il
appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les
recommandations, l'huissier répondait:

«Oui, monsieur le président.

--Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus
président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers
la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant:

«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en
riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez
large.... C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon
fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui
était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant,
l'air très ému:

«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait.
Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda,
les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion.
«Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il.

Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.

Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait,
éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les
paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout
grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à
poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il
fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit
en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce
vide.



III


C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois
passer un instant chez la comtesse Balbi.

Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à
quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées.
D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait
par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela
n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de
visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa
fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de
peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées.

Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste,
avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait
présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il
les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire
engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant
son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait,
battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations
qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison,
devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des
renseignements avant de se risquer chez elles.

A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très
favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse
conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore
sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand.
Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les
histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans
après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très
compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une
foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en
France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre
dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au
courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus
net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l'influence,
elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage; et
il laissait entendre qu'elle serait restée à Turin, sans certain
scandale énorme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagné peu à
peu par l'intérêt de cette enquête, alla jusqu'à la préfecture de
police, où il ne trouva rien de précis; les dossiers des deux étrangères
les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans
qu'on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens
en Piémont. La vérité était qu'il se produisait parfois des trous
brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup,
pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne
savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles
fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un
terrain neutre, où l'on tolérait l'excentricité de Clorinde, à titre de
fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames.

A la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il
était de sens épais, très longs à s'éveiller.

Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu,
toute une vie passée, toute une idée fixe d'avenir, qu'il croyait lire
au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des
anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus
tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse
virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à
certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se
promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange
fille, dont l'énigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un
problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le
dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes
la machine la plus compliquée qu'on pût imaginer.

Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de
louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du
Conseil d'État, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs
exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque
chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant
«son vice»; il s'oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé,
l'esprit en éveil, d'autant plus qu'il l'épelait encore, aussi peu
avancé que le premier jour.

Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'oeil dans
la rue du Colisée, sur l'hôtel habité par Delestang, qu'il croyait avoir
déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées
de son cabinet, à guetter, de l'autre côté de l'avenue, les fenêtres de
Clorinde; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être
parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade.

La porte de l'hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas
de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant
une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une
pomme.

«Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle?» lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec
un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l'orange;
elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d'encre sur sa
peau brune..

Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans
l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à
longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le
côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva
seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la
chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d'allonger la tête. Bien qu'il
fût quatre heures, la chambre n'était pas encore faite; un paravent,
devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes; et, jetés
sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le
bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, traînait à
terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonné
au milieu d'un tas de vêtements.

C'était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans
cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir,
une serre chaude et un salon d'été. A mesure que Rougon montait, il
entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles
renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer
qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait.
Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida
à entrer.

«Ah! bravo, bravo, le voilà!» cria Clorinde en frappant dans ses mains.

Lui, difficile d'ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le
seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour
en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat
d'Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la
pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait
amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu'il
avait jonché le parquet des sièges culbutés. Et, dans la lumière crue
d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur
une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en
Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute
nue, l'air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux
fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien
dire.

«Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui
allait sauter de la table. Je vais faire les présentations.» Et, suivi
de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé
hors d'haleine dans un fauteuil:

«M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.»

Puis, s'approchant du peintre, il continua:

«M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et
amoureux.» Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se
tournant, il les aperçut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de
leur côté, en murmurant d'une voix cérémonieuse:

«M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés
politiques.» Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent.
Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella
vivement, en lui reprochant d'être un mauvais maître de cérémonie. Et, à
son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation
particulière, très flatteuse:

«M. Eugène Rougon.» On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur,
un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact
et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son
costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse
Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait même, à chaque
visite, d'être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable.

«J'aurais été très heureux de lui présenter mes compliments,
ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adoptée pour la circonstance.

--Mais maman est là!» dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du
bout de son arc en bois doré.

Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans
un large fauteuil. Ce fut un étonnement.

Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence;
ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se
tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes,
avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu'elle
souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des
coups d'oeil de côté sur l'avenue, où un fleuve de voitures coulait.
Elle s'était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la
quitta.

Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano,
cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix
des paroles italiennes. M. La Rouquette s'éventait avec son mouchoir.

Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le
recueillement subit qui s'était fait, marchait à petits pas, de long en
large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d'une
étonnante débandade d'objets; des meubles, un secrétaire, un bahut,
plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe
d'étroits sentiers; à une extrémité, des plantes de serre chaude,
reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs
palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille; tandis que, à
l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans
lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d'une
statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice
d'être une artiste. La galerie, très vaste, n'avait en réalité de libre
qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré
transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils
dépareillés. «Vous pouvez fumer», dit Clorinde à Rougon.

Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria:
«Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac
devant vous, sur le piano.» Et, pendant que le chevalier faisait la
cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout
ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant
Clorinde, la tête levée, souriant:

«Ne m'avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose?»
demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut
insister:

«Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer?

--Moi!» dit-elle.

Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table,
dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d'un
pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son
profil pur, son cou délié, qu'une ligne tombante attachait à ses
épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses
bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche
gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l'air,
découvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple,
creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre
main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse
antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l'amour des hommes,
froide, hautaine, immortelle.

«Très joli, très joli», murmura Rougon, ne sachant que dire.

La vérité était qu'il la trouvait gênante, avec son immobilité de
statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'être classiquement
belle, que, s'il avait osé, il l'aurait critiquée comme un marbre dont
certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait préféré
une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée
moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre
au mollet. Il dut s'éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie.



«Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue.
Attendez, voici autre chose.» Et, brusquement, elle ne fut plus Diane.
Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière
la tête, nouées dans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les
pointes des seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait son
regard, la face comme noyée tout d'un coup dans du soleil. Elle
paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d'un
frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa
peau de satin. Elle était pelotonnée, s'offrant, se faisant désirable,
d'un air d'amante soumise qui veut être prise entière dans un
embrassement.

M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur
noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement.

«Brava! brava! brava!»

M. La Rouquette éclatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier
Rusconi, qui s'était rapproché de la table, pour tendre la cigarette à
la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec un léger balancement de
la tête, comme s'il battait le rythme de son admiration.

Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts
craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de la nuque aux
talons. Alors, il ne songea plus à s'en aller, il s'installa. Mais elle,
déjà, avait repris son grand corps libre, riant très fort, fumant sa
cigarette, avec un retroussement cavalier des lèvres. Elle racontait
qu'elle aurait adoré jouer la comédie; elle aurait tout su rendre, la
colère, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu
de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup:

«Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez à
la Chambre?» Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant les
poings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans la charge, que
tout le monde se pâma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait
adorable, très fine et très inquiétante.

«Clorinda, Clorinda», murmura Luigi, en tapant de petits coups
d'appui-main sur son chevalet.

Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait lâché
le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile, d'un air
appliqué d'écolier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des
yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les
hommes avec lesquels elle plaisantait. C'était lui qui avait eu l'idée
de la peindre vêtue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris
causait, depuis le dernier bal de la légation. Il se disait son cousin,
parce qu'ils étaient nés dans la même rue, à Florence.

«Clorinda! répéta-t-il d'un ton de colère.

--Luigi a raison, dit-elle. Vous n'êtes pas raisonnables, messieurs;
vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.» Et elle se campa de
nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces
messieurs restèrent à leur place, immobiles, comme cloués. M. La
Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de
tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renversé, regardait
Clorinde, peu à peu songeur, envahi d'une rêverie, dans laquelle la
jeune fille grandissait démesurément. C'était, tout de même, une
étrange mécanique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'idée d'étudier
cela. Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Un
instant, il eut l'intuition très nette de la puissance de ces épaules
nues, capables d'ébranler un monde. Clorinde, dans ses regards
brouillés, s'élargissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa
taille de statue géante. Mais il battit des paupières, il la retrouva,
bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il
l'avait voulu, il l'aurait fouettée comme une petite fille; et il resta
surpris d'en avoir eu peur un moment.

Cependant, à l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait.
Rougon prêta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmuré
rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se
glisser derrière les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du
fauteuil de la comtesse, penché respectueusement vers elle, paraissant
lui conter quelque affaire avec de longs détails. La comtesse se
contentait d'approuver de la tête. Une fois, pourtant, elle eut un signe
violent de dénégation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de
sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon,
grâce à sa connaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots
qui le rendirent grave.

«Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montré au chevalier
la dépêche d'hier soir?

--Une dépêche!» répéta tout haut le chevalier.

La comtesse avait tiré d'une de ses poches un paquet de lettres, dans
lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier
bleu, très chiffonné. Dès qu'il l'eut parcouru, il eut un geste
d'étonnement et de colère:

«Comment! s'écria-t-il en français, oubliant le monde qui était là, vous
savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!»
Clorinde éclata d'un beau rire, ce qui acheva de le fâcher.

«Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long,
comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le siège de la légation est
ici, je viendrai chaque jour y dépouiller la correspondance.»

La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres;
elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut
très satisfait. Et la conversation à voix basse recommença. Il avait
retrouvé son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa
la main.

«Voilà les affaires sérieuses terminées», dit-il à demi-voix, en venant
se rasseoir devant le piano.

Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cette
année-là. Puis, tout d'un coup, ayant regardé l'heure, il courut prendre
son chapeau.

«Vous partez?» demanda Clorinde.

Elle l'appela du geste, s'appuya sur son épaule, pour lui parler à
l'oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait:

«Très fort, très fort.... J'écrirai ça là-bas.» Et il sortit, après
avoir salué. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever
Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures
coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle
tira un cordon de sonnette, derrière elle, dès qu'elle eut perdu de vue
le coupé du chevalier, noyé au milieu des landaus descendant du Bois. Ce
fut le grand diable de domestique, à figure de bandit, qui entra, en
laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna à son bras, traversa
lentement la pièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant
elle. Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil,
elle se tourna, elle dit à Clorinde:

«J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu.

--Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa mère,
mettez-lui un fer chaud aux pieds!» Les trois réfugiés politiques ne se
rassirent pas. Ils demeurèrent encore là, un instant, sur une même
ligne, achevant de mâchonner leurs cigares, qu'ils jetèrent dans un
coin, derrière le tas de terre glaise, du même geste correct et précis.
Et ils défilèrent devant Clorinde, ils s'en allèrent, en procession.

«Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation
sérieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est
très importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie
française. Le malheur est que personne, à la Chambre, ne me paraît avoir
étudié la matière à fond.» Rougon, qu'il ennuyait, ne répondait plus que
par des hochements de tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en
donnant à sa figure poupine une subite gravité.

«Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches
raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis allé passer trois mois
chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec
les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je
voulais parler à la Chambre...» Il posait devant Rougon, il se donnait
un mal énorme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait
devoir l'intéresser, très désireux d'ailleurs de se montrer à lui sous
un jour d'homme politique solide.

«Et vous n'avez pas parlé? interrompit Clorinde, que la présence de M.
La Rouquette semblait impatienter.

--Non, je n'ai pas parlé, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir
ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne
fussent pas bien exacts.» Rougon le regarda entre les deux yeux, en
disant gravement: «Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on
consomme par jour, au café Anglais?»

M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux écarquillés. Puis, il
partit d'un éclat de rire:

«Ah! très joli! très joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez....
Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question
des sucres.... Très joli! Vous me permettez de répéter le mot, n'est-ce
pas?» Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil.
Il reprit sa figure rose, mis à l'aise, cherchant des mots légers. Mais
Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu
l'avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide,
ébouriffée comme un caniche. D'abord, il nia. Vexé ensuite de la façon
cruelle dont elle traitait «le petit caniche», il s'oublia, il défendit
cette dame, une personne très comme il faut, qui n'était pas si mal que
cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe.
Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier:

«Elle m'attend, et j'y vais.» Alors, quand il eut refermé la porte, la
jeune fille battit des mains, triomphante, répétant:

«Le voilà parti, bon voyage!» Et elle sauta vivement de la table, elle
courut à Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait très
douce, elle était bien contrariée qu'il ne l'eût pas trouvée seule.
Comme elle avait eu de la peine à renvoyer tout ce monde! Les gens ne
comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, était-il
assez ridicule! Mais maintenant, peut-être, on n'allait plus les
déranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses à lui
dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canapé. Il s'était
assis, sans lui lâcher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs
d'appui-main, en répétant sur un ton fâché:

«Clorinda! Clorinda!

--Tiens! c'est vrai, le portrait!» dit-elle en riant.

Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d'un air
souple de caresse. Oh! que c'était joli, ce qu'il avait fait! Cela
venait très bien. Mais, réellement, elle était un peu fatiguée; et elle
demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le
costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume.

Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait à murmurer des
paroles maussades. Alors, très vite, elle lui parla en italien, les
sourcils froncés, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de
nouveau son pinceau, maigrement.

«Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir près de Rougon, j'ai
la jambe gauche tout engourdie.» Elle se donna des tapes sur la jambe
gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on
voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oublié qu'elle
était nue. Elle se penchait vers lui, sérieuse, s'éraflant la peau de
l'épaule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un
bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge.
Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendre un
lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa.

«J'ai un peu froid», dit-elle, après avoir roulé devant Rougon un
fauteuil, dans lequel elle s'assit.

Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets
nus. Elle s'était noué le lambeau au cou, de façon à s'en faire une
énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait le menton.
Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toute noire, avec son
visage redevenu pâle et grave.

«Enfin, que vous est-il arrivé? demanda-t-elle.

Racontez-moi tout.» Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une
franchise de curiosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait
répéter jusqu'à trois reprises des détails qu'elle disait ne pas
comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue
italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute
l'émotion de son récit. Pourquoi s'était-il fâché avec l'empereur?
comment avait-il pu renoncer à une situation si haute? quels étaient
donc ses ennemis, pour qu'il se fût laissé battre ainsi? Et quand il
hésitait, quand elle l'acculait à quelque aveu qu'il ne voulait pas
faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il
s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bientôt, elle
sut sans doute tout ce qu'elle désirait savoir. Elle lança encore
quelques questions, très éloignées du sujet, et dont la singularité
surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé
les yeux. Elle réfléchissait profondément.

«Eh bien? demanda-t-il en souriant.

--Rien, murmura-t-elle; ça m'a fait de la peine.» Il fut touché. Il
chercha à lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la
dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle
rouvrit les paupières, en disant:

«Alors, vous avez des projets?» Lui, la regarda fixement. Un soupçon
l'effleurait.

Mais elle était si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil,
dans une pose languissante, comme si les chagrins de son «bon ami»
l'eussent brisée, qu'il ne s'arrêta pas au léger froid qui venait de
passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait
pas longtemps à l'écart, il redeviendrait le maître quelque jour. Elle
était sûre qu'il devait nourrir de grandes pensées et avoir confiance en
son étoile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il
pas pour confidente? elle était si discrète, elle serait si heureuse
d'être de moitié dans son avenir? Rougon, grisé, cherchant toujours à
rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle, parla
encore, parla toujours, à ce point qu'il lâcha tout, ses espérances, ses
certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste,
de peur de l'arrêter. Elle l'examinait, le détaillait membre à membre,
sondant son crâne, pesant ses épaules, mesurant sa poitrine. C'était
décidément un homme solide, qui toute forte qu'elle était, l'aurait
jetée d'un tour de poignet sur son dos, et emportée ainsi sans se gêner,
aussi haut qu'elle aurait voulu.

Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle.
Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules
hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle
sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une
récompense et une promesse accordées à Rougon.

Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé?

Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.

«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre,
se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon,
quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains,
énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation
extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus
bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux
mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de
beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets;
il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît.
Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il
valait encore la peine d'être séduit.

Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait.
N'était-ce pas elle qui le provoquait?

Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction,
dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il
ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui
montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la
dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.

«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda
Clorinde, en se rapprochant.

Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de
ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il
n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle
s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des
moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine
d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits
cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus
se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille
les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en
large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne
répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques,
coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait
jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze
jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila
une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée
partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu.
Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la
nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle
commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des
personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant
qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit
tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là
encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la
masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion
bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les
uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait
auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou
quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement.

Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite
ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter
le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.

«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition
aucune. Faites-vous regretter.

--Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant.

Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner
des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les
bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait
causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle
saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête!

«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en
s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout
devant elle.

Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à
couleurs.

«Je m'en vais», dit-il.

Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait
reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon.
Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps.

«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux
bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant:

«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se
rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune
de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit,
comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire
qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en
essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander
un verre d'eau.

«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre.
Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être
gourmande.».

Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en
train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la
veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien.

«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la
première tartine.

Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:

«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il
député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer
d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie
de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux
aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle
avait le souci des grandes fortunes.

«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents
sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au
centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une
passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très
passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine
d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il
défend passionnément l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier
juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est
taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles,
vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un
jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier...» Et Rougon
cherchait, les regards perdus.

«Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant...

--Comment! il est marié!» s'écria Clorinde.

Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était
un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui
expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre
une interrogation, il reprit:

«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant?

--Non, non», dit la jeune fille.

Mais il continua quand même:

«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne
n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, à trois lieues de
Bourges.... C'est le préfet du Cher qui l'a inventé...

--Taisez-vous donc! cria-t-elle.

--Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, très patient,
attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne
l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...» Elle dut lui mettre
la main sur la bouche, se fâchant, disant:

«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!...

J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter
leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première
tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient,
au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en
arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait
le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la
gaze.

«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence.

--Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement.

Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire.

«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?

--Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle
comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.

D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment.
Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du
pouce, elle murmurait:

«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes....
M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot:
encore un qui est marié...» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne
trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:

«Vous oubliez Delestang.

--Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là!

--C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort
riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce
ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la
Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un
jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.

«Il est bien bête, finit-elle par murmurer.

--Dame!» dit Rougon avec un fin sourire.

Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par
un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une
nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.

«Vous devez joliment connaître M. de Marsy?

--Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé
davantage par ce qu'elle lui demandait là.

Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.

«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je
m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touché à tout. A vingt-huit
ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande
usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance,
de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des
romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.

«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à
fait bien.... Un fils de reine.

--Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de
la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance
bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces
bâtards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la
poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée
pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les
grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant:

«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne
nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde,
sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les
poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait,
heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans
laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les
yeux sur Rougon.

«Alors, vous? demanda-t-elle.

--C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à
conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit
ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province.
J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes
épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de
l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles
ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien
apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa soeur, la
veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne
m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans
les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le
comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme
savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau,
je n'ai que mes poings...» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre,
riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était
redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés.
Clorinde l'admirait.

«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il,
s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser
les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à
l'empire!

Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne
s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec
l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai été nommé chevalier après
le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand
officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le
portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une
mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au
Sénat...

--Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous
lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité.

Il la regarda, s'arrêta net.

«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il.

Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un
silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie,
crut le moment favorable pour la confesser.

«Les femmes...», commença-t-il.

Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses
pensées, murmurant à demi-voix:

«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa
tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la
table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère.

«Eh! Luigi!» cria-t-elle.

Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience,
s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir
avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce
demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle
se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de
dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit
d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.

Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil
couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les
arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse.
Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde
se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait.

«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est
toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant.

--Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est
toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le
silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne
songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade.
Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à
elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur
le parquet, il descendait dans des pensées à demi formulées, fort
douces, dont il goûtait le chatouillement intérieur. Il lui semblait
sortir d'un bain tiède, avec une langueur de membres délicieuse. Une
odeur particulière, d'une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui
aurait paru bon, de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir,
dans cette odeur.

Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard,
qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se
penchait en souriant, au bord de la table.

«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout
ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse,
ramassait son bout de dentelle noire:

«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer,
va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se
tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la
main, en ajoutant:

«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle
était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!»
C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous
Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des
députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il
donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses
compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de
février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il
acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant,
depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il
était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son
humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe
d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il
défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son noM.
un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait
l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie
d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les
jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient
rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut
la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des
séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour
trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire
voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en
savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse
et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois.
Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des
familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec,
osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait
une dévotion secrète.

«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde.

Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi,
clignant les yeux en connaisseur.

«Délicieux!» murmura-t-il.

Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et
tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait
déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui
gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de
poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues
frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte
de pastilles.

«Oh! voyez donc là, près de l'oeil, cette petite lentille, dit Clorinde
en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon,
que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait
l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu:

«C'est admirablement dessiné:

--Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont
de la chair.... Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est
d'une fraîcheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des
bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée;
c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre:

«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.

J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera
supérieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui
jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son
chemin.»

Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme
il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre
la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent
à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient
empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il
protestait de son admiration pour les belles oeuvres. Il en vint à
déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le
satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et
d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que
les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne
comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore.
Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un
artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du
talent.

«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait
extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il
y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on
croirait vivants.

Enfin, c'est très gai.... Moi, j'aime la peinture gaie.

--L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon.

A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de
Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata
avec le léger bruit d'un pois fulminant.

«Qu'est-ce donc?» cria-t-il.

Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait
dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était
pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses
bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant,
disant:

«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais
Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table,
les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les
épaules à la hâte, balbutiant:

«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!»

Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.

«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote!
L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant
un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle
balayait avec ce petit balai-là... Ne pleure plus, grosse bête! Je ne
lui ai rien cassé, au Bon Dieu.

--Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait
plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de
verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la
croix.

Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes
de sang perler sur le métal. Elle murmurait:

«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis
allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son
bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de
mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il
n'aura plus de vertu, il attirera le diable...

--Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les
ongles, à vouloir raccommoder ça.... L'argent, c'est dur, mignonne.» Il
avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix,
délicatement, de façon à ne pas le casser.

Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive.

Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une
irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre
deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées.

«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le
Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon
Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit
net.

«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était
mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se
recula, les regarda en face, puis de ses poings fermés les repoussa
furieusement; comme si elle avait voulu les jeter à la porte. Elle les
injuriait en italien, la tête perdue.

«Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiement M. de Plouguern.

--Voilà les fruits de la superstition», dit Rougon entre ses dents.

Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le
grand homme continuait à lancer des phrases toutes faites sur
l'influence détestable du clergé, sur l'éducation déplorable des femmes
catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livrée aux prêtres, il
déclara de sa voix sèche:

«La religion fait la grandeur des États.

--Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliqua Rougon.
L'histoire est là. Que l'empereur ne tienne pas les évêques en respect,
il les aura bientôt tous sur les bras.» Alors, M. de Plouguern se fâcha
à son tour. Il défendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie.
Sans religion, les hommes retournaient à l'état de brutes. Et il en vint
à plaider la grande cause de la famille. L'époque tournait à
l'abomination: jamais le vice ne s'était étalé plus impudemment, jamais
l'impiété n'avait jeté un pareil trouble dans les consciences.

«Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier.

C'est un fils bâtard de la révolution.... Oh! nous le savons, votre
empire rêve l'humiliation de l'Église. Mais nous sommes là, nous ne nous
laisserons pas égorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher
monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au Sénat.

--Eh! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il
finirait par cracher sur le Christ. C'est un damné.» Rougon, accablé,
s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet
le petit fragment détaché de la croix: quand elle l'eut trouvé, elle le
plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se
calmait.

«Ah! çà, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas
encore dit pourquoi je suis monté.

J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emmène.

--Ce parrain! s'écria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va
réveiller maman.».

Elle l'embrassa «pour la peine», disait-elle. Elle se tourna vers
Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise:

«Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos
idées de païen.... Je deviens bête, lorsqu'on me taquine sur la
religion. Je compromettrais mes meilleures amitiés.» Luigi, cependant,
avait poussé son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir
l'oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune
fille à l'épaule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna
jusque sur le palier, elle tira elle-même la porte sur eux; mais ils se
firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un léger cri de
Clorinde, qui se perdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle
dit:

«Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuille m'emmener comme
ça au Palais-Royal.» Et Ils s'égayèrent tous les trois, à cette idée. Le
crépuscule était tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec
lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une
robe. Il faisait déjà tout noir dans l'escalier. Elle marchait la
première, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le frôlement de
sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivée devant la porte de la
chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui,
l'avait suivie. Là, les deux fenêtres éclairaient d'une poussière
blanche le lit défait, la cuvette oubliée, le chat toujours endormi sur
le paquet de vêtements.

«Vous ne m'en voulez pas?» répéta-t-elle à voix presque basse, en lui
tendant les mains.

Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras
jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire,
pour que ses gros doigts pussent passer sans rien déchirer. Elle
haussait légèrement les bras, comme désireuse de lui faciliter cette
besogne. Ils étaient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point
la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renfermé le
suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucrée qui
l'avait déjà grisé. Mais, dès qu'il eut dépassé les coudes, ses mains
devenant brutales, il sentit Clorinde lui échapper, et il l'entendit
crier, par la porte restée ouverte derrière eux:

«Antonia! de la lumière, et donne-moi ma robe grise!»

Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-Élysées, il demeura un
moment étourdi, à respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de
l'Arc de Triomphe.

L'avenue, vide de voitures, allumait un à un ses becs de gaz, dont les
clartés brusques piquaient l'ombre d'une traînée d'étincelles vives. Il
venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la
face.

«Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop bête!»



IV


Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq
heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la
place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le
pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.

Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la
trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait
tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de
l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont
Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un
étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un
lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache
verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai
Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de
l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la
place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur
ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude,
mettait un pan énorme de son infini bleu.

Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.

Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés
contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots
toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les
vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs
fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des
ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue
Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec
leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait
une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur
le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont
Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que
les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient
régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la
pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une
robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées.
Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de
leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement
épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému
de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des
miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des
jupes et des paletots.

Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des
fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six
étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à
fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le
vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure
disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de
la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.

Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de
la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des
soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue
d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches,
qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé
vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement
des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec
son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les
berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois
endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de
leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie.
Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très
bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de
canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la
hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de
Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans
lequel on entendait les rires et les coups de battoir des
blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille
têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame,
qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai
Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille
sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon
formidable.

Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes
bousculades dans la foule.

«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie»,
disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en
compagnie de M. et de Mme Charbonnel.

C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie
Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de
coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché,
éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane,
un large chapeau de paille sans ruban.

Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il
pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir,
chez Rougon, dans la cuisine.

«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les
longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous
êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler
l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois
verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait
là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers.
C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement
bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.

Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et
de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un
verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que
cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant,
Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux
Tuileries, pour avoir des renseignements.

«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches
superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle
a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé
à cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme
Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui
coulait devant elle, de plus en plus compacte.

«Que de monde! murmura-t-elle.

--Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans
Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la
province.... Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et
voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai
joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que
la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné
congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en
vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et
les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais
c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé,
la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs.
Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il
devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille
francs.

«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc
est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire
complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait
voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille
francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés
le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice
avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs
devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des
cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les
cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens,
aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux
sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la
montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous,
portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de
l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.

«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.

Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui
donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela
ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les
profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.

«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre
l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on
dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de
cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la
charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des
après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les
jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle
venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par
cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et
cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une
centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux
terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant
le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.

Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds
de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le
brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges,
s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à
toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie
énorme.

«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M.
Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.

Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.

«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous
restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se
fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce
qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel,
intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:

«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses
grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.

«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et
me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyagé pour les
liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma,
lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la
bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des
Charbonnel, il les appela papa et maman.

«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?

Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!...

«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien,
devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je
vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.

--Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin
venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures
de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une
béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.

«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je
suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein!
voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets.
Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de
montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal
et promenade dans la ville.

L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires,
mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de
bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un
marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont
la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu
des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur
l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la
Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de
couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une
torche allumée.

Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la
voix.

«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de
Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les
Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la
fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir
la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:

«Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien
tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions
tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des
confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.

--N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la
tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous
là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe.
Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel
d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le coeur sur la main.
Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des
psit! des hé! là-bas!

C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui
passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très
ennuyée d'apercevoir Gilquin.

Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air
de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit
longtemps prier pour accepter quelque chose.

«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous
vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah!
cette grosse bête de Correur!».

Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans
la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent,
s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel,
instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.

Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était
pourpre.

«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez
bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures,
n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons,
hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas
venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je
vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu,
l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il
fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux
femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à
quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux
piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et
d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se
montraient aux portières.

«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme
supérieur.

Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit
d'un saut renverser la table, il s'écria:

«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis,
craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita.
Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite
dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un
porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule
s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable,
habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le
coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.

«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un
des bras de Gilquin.

Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le
coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase,
derrière les roues qui fuyaient.

«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot,
maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une
fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du
petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes;
il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et
trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui,
se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur
les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:

«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de
l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça
s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait
peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller
chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels
personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une
paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas
voulu.

Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la
famille à la conversation, il s'écria:

«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa
première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne
plus paraître faire partie de la société de. Gilquin. Les Charbonnel
restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme
qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin
était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les
commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant,
il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant,
crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude
des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait
qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la
parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république.
Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui,
avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive
par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne,
chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du
soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était
pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises
chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de
Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec
cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique!
Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui
aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de
barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être
républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge.
Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa
clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un
chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant.
Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au
bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette
crapule-là.

«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître!
dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la
pipe!... Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande
Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas
sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés
d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la
ronde:

«Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai
son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la
sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon
dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce
moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que
les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de
nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les
femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs,
pour mieux courir.

Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de
plus en plus distinct, Gilquin cria:

«Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi
tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune,
afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On
faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein
tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manoeuvrait
avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient
devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde.
D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes
du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles
poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.

«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il
pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la
taille.»

Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui
sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne
voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme
un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des
chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas,
mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot
gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du
quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières;
aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages
ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la
rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta
encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur
d'allégresse, sonnaient plus fort.

Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes
parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit.
Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait
un général accompagné de son état-major, à cheval.

Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides,
commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées
de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des
chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de
l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade,
chargée de représenter la marraine.

Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la
marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la
peine de se déranger.

Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les
personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des
choses de la cour.

Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie.
Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le
prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le
cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de
camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour
maintenir leurs chevaux au pas.

«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.

--Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant.
Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui
s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et,
gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:

«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans
leurs boîtes de satin.... Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!»
Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui.
Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières
voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le
quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au
milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée
verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins
dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin;
elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très
riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces,
vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi
de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on
distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache
rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des
Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne,
belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe
de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de
l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi
grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux
portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur
les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues.

«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût
des imaginations atroces.

Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces
ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures
furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser.
Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous
bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le
tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient
comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la
nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or,
qui auraient nagé entre deux eaux.

L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le
satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir
plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi,
profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de
ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et
le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes,
les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies
d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur
les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se
dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le
mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise
géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement
d'apothéose.

Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux
voitures. Il cria:

«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui.
M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des
explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant
montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient
des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et
qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans
ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion
extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces
enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un
coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient,
mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes
pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit»,
partageant avec des mots du coeur la joie bourgeoise du couple impérial.
Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville;
sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le
regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant,
saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient,
le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et,
tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des
minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs
blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.

Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu
de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que
les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus,
débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement
leurs battoirs, à les casser.

«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.

Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège,
des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers,
s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte
épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la
ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.

«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé
ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la
foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le
parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait
sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait.
Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa
brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.

«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez
que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?...
Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au
milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par
être bête.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel,
qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections.
Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur
expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart
d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant.
Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la
bière, s'échappa prudemment.

«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me
trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue
de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart
d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à
couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin,
elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail
de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place,
sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières
aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de
tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge,
à franges et à glands d'or.

Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la
foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se
promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files;
tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les
guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque
fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un
cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.

«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle,
quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir.

Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église.

«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à
crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti.... Tenez, voici le
colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces
messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du
Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa
femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.

Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à
son fils Auguste.

«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.

C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de
cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du
temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois.

--Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat.

--Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le
chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de
baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se
récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le
chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la
marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient
portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit
prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un
fauteuil.

«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à
laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité.

Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités,
toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé
interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le
Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour
impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans
compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les
académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du
consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait
encore, et il y en avait toujours.

«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un
soupir.

Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce
monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la
cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté
le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit
devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus
patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils
renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils
eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont
ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était
glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait
en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle
extraordinaire la planta net sur les pavés.

Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une
vision surhumaine de tabernacle.

Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles.

Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques,
attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout,
des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait
le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait
seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en
tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un
soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre
de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à
droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé
d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au
ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée
d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de
l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient
une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le
ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands
dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux
côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps
diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil
d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes
s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au
bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes
claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond,
à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les
costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat
sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup,
prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de
fournaise.

Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du choeur, un aide des
cérémonies, qui cria trois fois, furieusement:

«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince
impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent,
Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant
la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les
évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince
impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de
ses deux bras levés.

Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula
de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux
du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein
jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau,
pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des
personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.

«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et
de M. Bouchard.

Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages
étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des
milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions,
ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de
misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité
admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de
la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot,
pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait
les aumônes sans compter.

«Écoutez donc!» interrompit le colonel.

Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par
l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette
haleine énorme.

«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard.

Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini!
Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés.
Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du
monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers,
parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très
simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel,
les accompagnait.

«Qui est-ce?» demanda Mme Correur.

Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu
Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette
époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre
eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa soeur, habitait avec lui un
hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister
aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant
la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon.

--Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille,
femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat
se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur
de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait
bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit!

Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade,
qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite!

«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire
un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne
réussit pas à tout le monde.

--Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat.
C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une
mâchoire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa
forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses
cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour
quoi il continue à pousser sa soeur dans les bras de Rougon, maintenant
que Rougon est par terre?»

M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard
inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il
donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:

«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon
avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle
fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait
de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa
d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon
avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de
sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à
lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant.
Toute la bande la suivit.

«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au
milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé,
hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle,
parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de
fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon
s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix
minutes.

Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier
rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et
M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le
grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn
lui demanda, avec une vivacité inquiète:

«Est-ce que vous êtes souffrant?

--Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont
fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix:

«C'était très grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la
figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras,
dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la
scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se
taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout
petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe,
les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule
galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place
était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des
roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée
flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de
Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à
un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé
sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense
convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches
sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce
monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le
froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait
l'empereur.

«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir
serré la main aux autres.

--Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien
féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant:
«Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au
Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture
qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait
raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du
prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du
baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de
commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle
sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la
place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si
désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules
terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement
Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la
portière avec violence.

«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin.
A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la tête. Il
n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de
monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa
femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en
alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant
à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de
dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette.

Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la
cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé,
l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas
plus grandiose.

Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis
entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au
milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de
beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit,
elle demanda:

«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés?
Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose,
toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire,
parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses
migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question,
brusquement:

«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?»
Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine:

«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été
substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à
Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à
Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui
président de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du
22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans...
Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle,
parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître
les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit
pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de
l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe
inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner.
Ah! la France était un grand pays!

Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en
Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus
prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration,
son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française.

«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!».

Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout
du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des
soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un
peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la
haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de
l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et
du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la
foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie.

«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux
voir.

Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de
l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras
d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux,
attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la
tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux
attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les
fusils, au soleil, illuminaient la fête.

«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a
tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et,
dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des
baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne
la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se
régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de
goûter sa première jouissance de la journée.

«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le
coin du quai.

Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la
chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la
foule:

«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville
viennent de l'empoigner.»

Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre
mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil
jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon
garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les
sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait
qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en
compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du
Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les
Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.

«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le
café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez
pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui
riait.

Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française,
jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il
dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait.
Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise,
poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on
apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon
s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup,
Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint
goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'oeil, parlant pour
lui.

«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas,
parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la
patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un
citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau
monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des
cents. On sait ce qu'on vaut.

Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc
plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon
appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot,
qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna
l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha
des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se
débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à
gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre,
suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme,
ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la
portière, en hurlant:

«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais
reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à
table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient
envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur
les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds,
éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les
laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de
soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes
maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le
léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île
Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des
façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à
quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la
foudre aurait mangé les membres.



V


Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle
rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla
droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande
ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.

«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup.

Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin.
Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne
sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à
gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau
vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des
manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince
cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux
roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage
bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil.

«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.

Mais entrez donc!

--Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à
vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième
fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances.
Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux
premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une
liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une
protection suffisante.

«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets
de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes
filles pauvres.

--Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.».

Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit
manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.

«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne
suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans
pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors,
sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:

«Combien voulez-vous de billets?

--Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il.

Il ajouta sur un ton plaisant:

«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais
peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse!

--Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un
instant, muette.

Puis elle reprit:

«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle
ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard
dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une
corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le
petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du
cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au
milieu de la pièce:

«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.

Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que
craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache,
à légers coups.

«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille
émancipée.

Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de
nouveau dans son portefeuille.

«Vous en prenez dix, n'est-ce pas?

--J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce,
asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de
suite, bien sûr?

--Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça
fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme
ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils
s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un
fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon,
pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la
maison d'abord. Elle jetait des coups d'oeil par la fenêtre, elle
déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse
centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé
des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un
grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier
étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique
relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui
avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve,
choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant,
il resterait garçon.

«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.

--Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a
plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement:

«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des
conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament
voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années
passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même
pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses,
avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par
exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui
s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les
épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait
à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une
cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas
à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il
redevenait bien tranquille.

«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose
abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille,
renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage
pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent
italien, la voix chantante.

«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que
vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant
elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle
s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de
dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait
entouré, avant de faire le siège de ses désirs.

Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage
découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils
ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait
des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux.

Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils
se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une
hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait.
Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait
simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de
l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se
battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix
presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans
ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai
voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne
quittait pas sa chambre.

Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté
exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses
nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui
bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont
choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me
semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en
mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait
d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté
son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force
supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout
grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule,
souriante, elle reprit:

«Ça fait dix billets.

--Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus.

Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à
l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir
les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un
coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.

«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les
dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il
avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes
paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et
il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme
poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait
bien lui donner encore cinq minutes.

C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un
rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de
l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice
était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de
nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle
connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand
cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne
pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à
raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la
veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce
qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès
qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises
de nerfs.

Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que
l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son
discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée.

«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle.

Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un
roman, surtout, qui l'indignait: une oeuvre de l'imagination la plus
dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur
dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut
lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé
le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.

«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout
dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder
les sujets les plus délicats.

J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me
comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés,
dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!...
Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une
façon de dire les choses qui les font vivre devant vous.

Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.»

Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le
marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en
parlant, il manoeuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le
fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux
perdus, murmurait:

«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous
ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça,
c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle
d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise
d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle,
lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.

«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle.

--Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.»
Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les
poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son
amazone.

«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi!
Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi,
elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était
toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille,
accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se
rassit, tranquillisée, souriante.

Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store,
pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il
cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du
cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des
mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise.

Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un
large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il
l'appela:

«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?»
Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser
de sourire:

«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.»
Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre
fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer
dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle,
dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de
refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se
planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant
en face.

«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous
savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur
lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista;
l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus.
Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix,
d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme
un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.

«Allons voir Monarque», dit-elle simplement.

Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle
lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils
se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était
un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le
perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le
veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait
trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta.

«Attendez», dit-elle.

Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait
légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée
derrière un coussin du canapé.

Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les
yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la
première.

L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin.

Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils,
debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures
cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête
nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des
coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils
n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis,
lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte,
elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma
violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage
candide, superbe et confiant.

C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne.
Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les
râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte
montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui
entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles
l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde,
les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord
rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas
paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les
chevaux soufflaient, tournant la tête.

«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se
furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.»

Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.

Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des
flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui
voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui
lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers
l'exaspéraient.

«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous
seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui
parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de
cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient
sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait
les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui
faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il
fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là
avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un
de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se
laissait faire.

Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.

Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand
elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge,
pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par
se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais
si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon
respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un
tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le
sabot, elle dit, sans se retourner:

«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille,
mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:

«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux,
moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas
l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque,
elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle
s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les
mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se
faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous
son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache.
Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à
l'aise, causait toujours.

«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.

J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de
n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je
vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant
seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en
avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus
arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les
épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à
la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser
jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de
petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à
droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.

Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge
maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses
tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée
animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se
jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de
rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes
amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus
fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins
souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu
noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un
peu renversée, avait un grand charme.

«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le
premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça.

Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle
haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme,
avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son
tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de
l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le
tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux
épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous
le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les
joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux.

Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une
porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une
provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache,
dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches,
malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte,
d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un
cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure,
d'une oreille à l'autre.

«Garce!» cria-t-il.

Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la
tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le
cocher, avec le banquier, avec Pozzo.

Puis, il demanda:

«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre.
Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une
tranquillité hautaine de statue.

«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé
prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez
pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs.

«Parce que», dit-elle enfin.

Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:

«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire
contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la
tête.

«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils
n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au
fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets
de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil
venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient
l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons
le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant,
Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau
glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en
disant:

«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un
grand calme.

Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains
restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston
était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de
l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient
accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui
faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé
d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans
la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit.

Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait
une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir.
Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la
pendule.

«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant.

Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:

«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute
qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna
trois cent vingt francs, sans une hésitation.

Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces
d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle,
enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec
un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut
posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:

«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à
placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à
son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit
pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les
pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face
grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce
qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de
Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté
molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au
milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa
robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à
lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts
de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le
tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement,
passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle.

Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en
faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle
allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir
des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se
rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de
laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit
souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant
d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la
pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie.

Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il
se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne
la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le
mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait
mise.

Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à
l'autre du cabinet, à pas lents.

Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue
gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une
légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque.
Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui,
sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du
cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de
toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une
cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de
cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage.

Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue
ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui
descendait dans les membres.

«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet.
C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings
fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait,
sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre
chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de
taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train
d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le
dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait
pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la
sueur à la nuque.

Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un
travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le
surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété,
avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour
aller chez Delestang, où il devait dîner.

Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il
entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures.

«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en
l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire.

Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque
Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc!
cria-t-elle. Que cette fille est sotte!

Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage,
elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était
un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle
avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un
fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une
épaisse couche de poussière.

On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une
chaise dans sa chambre.

«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce.

Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa
correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de
papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon
s'asseyait, elle vit qu'il était en habit.

«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.

--Tout juste!» répondit-il.

Puis il reprit, en souriant:

«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne
sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe
de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté
puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse.
Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache
d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait
encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix,
d'un air distrait:

«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus
tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la
conversation:

«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.»
Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon
parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la
cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait
désormais.

Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de
cuir.

«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein!
cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis
avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous
étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne
savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».

Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.

«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais
emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si
drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.

«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine
de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que
cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci:
on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.

--Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.

--Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une
poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.»
Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large
regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses
lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de
mépris.

«Vous permettez?» dit-elle.

Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses
lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes
enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une
bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût
fini, tranquillement.

«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa
besogne.

A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle
se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de
rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la
désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.

«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un
de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne
croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte.
Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à
leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait
mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle
gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité.
Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils
étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler
son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit
d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin
à voir pauvrement tourner.

«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.

Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux
sur lui, elle reprit:

«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un
mauvais calcul.... J'ai dit jamais!

--Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.

Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina
le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans
s'occuper de lui davantage, réfléchissait.

«Et quel est le mari? murmura-t-elle.

--Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses
doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.

«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.

Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont
elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé,
sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les
servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au
pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure;
mais il ne serait déplacé dans aucune situation.

«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant
franchement.

Puis, après un nouveau silence:

«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M.
Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces
derniers mots.

Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de
Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait
eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours.
Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il
recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il
traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle.
Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié,
d'un air de complice heureux, répétant:

«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:

Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous
êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange
l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il
ajouta gaiement:

«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des
choses extraordinaires.

--M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.

Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une
parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec
tranquillité:

«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était
remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé
sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe,
elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure
qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les
suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques
italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car
elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire
mettre à la poste:

«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon,
resté seul, se promena dans la petite pièce.

Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances,
Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des
paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille.
Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts
de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe,
qu'on avait oublié de balayer.

La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la
curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y
faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du
lit. Clorinde rentrait.

«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous
libre d'agir?»

Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait
fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe.
Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en
allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le
croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle
lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée.
«Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour
qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.

Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta
muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère
folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur
de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà
arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la
porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon,
en lui criant:

«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si
tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se
tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un
léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la
grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa
générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.

«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.

Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:

«Oui.

--Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la
porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait
seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui
coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude
de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus
rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.

Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le
retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:

«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous
pourrez avoir des regrets.»

Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le
regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se
sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de
l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet,
elle se surprit à dire, à demi-voix:

«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon
commença le siège du coeur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues
paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son
compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se
lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la
beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait
si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci,
pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait
superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une
crudité provocante. Delestang, très inflammable, le coeur déjà occupé de
Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut
affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait
depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées.
Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer
d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait
plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il
adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la
place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle
demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde
trouvait des sourires exquis.

Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en
quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne
séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait
d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait
languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait
nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop
tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans
ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci
regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les
choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet,
dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de
cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une
syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait
ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait
une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il
balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure,
songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer
sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder
légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir
le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.

Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint
consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il
demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la
longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque
dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de
cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de
brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures.
D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait,
niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon
à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne
lui conseillait pas.

Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au
sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi,
elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux
renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne
fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.

Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait
d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un
député, qui s'étonnait du choix de Delestang:

«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par
une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme
revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le
point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.

Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce
parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis.
Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans
sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il
recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez
lui, pour verser le thé.

«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit
Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous.
Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en
plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette
belle idée?

Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était
absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M.
Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur,
les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle
Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des
vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en
tournant la chose au comique.

«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais
pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:

«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des
alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand
éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une
fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans
quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations
enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur,
lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient
faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son
mari marcher en avant.

«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui
souffla-t-elle doucement à l'oreille.



VI


L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.

Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue
Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les
pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les
meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un
filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité
presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces
choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein
d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une
surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas
silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée,
qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de
mariage.

Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il
s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le
ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois,
qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le
tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il
était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons
cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs
housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde
étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en
haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme
de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il
répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à
toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du
soin de leur fortune.

Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent
avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.

Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se
préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du
pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses,
d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes
les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait
véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait
son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule
où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups
de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit
adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des
convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à
l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait
en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la
carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa
mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de
volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des
petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.

Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active,
il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes
journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait
sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait
rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis
rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques
semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une
conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus,
sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se
promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements
formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent
puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une
odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était
bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules
ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements,
retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le
tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher.
Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un
jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le
coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à
mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé
d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était
plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les
dames colportaient dans les salons.

Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau
humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon.
Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un
fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il
devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.

Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il
avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son
jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la
constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il
s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des moeurs politiques des
deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en
France qu'en Angleterre.

Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet,
il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers,
il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un
ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une
difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours
embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la
dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit
commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.

Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en
expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'oeuvre une portée
immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide
abominable de ses journées.

Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas
un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait
les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa
parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il
travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse
des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il
faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait
ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant,
il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour
reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait
pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait
mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières
années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante
et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir
suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement
nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses
pattes», selon le mot de M. de Marsy.

Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux
intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures
et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la
porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme
Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère
attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de
petits fours, auxquelles personne ne touchait.

Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales,
toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces
dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une
fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de
l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles
racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze
heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.

Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas,
se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers.
Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un
fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de
pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant
une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre
son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans
paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main
gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui
éclairait le salon.

A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard
jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert,
faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique,
interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche,
une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.

«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un
sourire.

--Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.

Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il
disposait le jeu en huit paquets.

Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:

«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui,
leva les yeux lentement, comme étonné de la question:

«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.

Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient
plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon.
Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la
nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:

«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?

--J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors,
on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant
la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé
par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département
voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts
fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les
bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les
Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la
bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait
de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une
grande médiocrité.

C'était un coup de massue.

Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat.
Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient
pris que le temps de dîner.

«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on
s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du
Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé.

«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous
les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire
longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès
ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis.
Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de moeurs dissolues,
qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le
nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une
façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à
la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le
pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le
premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se
présenter quand même.

«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers
Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon
haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses
cartes:

«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance!

--Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se
mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que
le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu
atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du
personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à
coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à
l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.»
Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec
plus de violence:

«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon,
un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine.
Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les
maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait
ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les
quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à
sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre
les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.

Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se
signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira
bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil:

«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris
n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil.
Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de
ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec
les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici,
l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections
de Paris. Je trouve que ça nous venge.

--Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air
paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de
ses grosses lèvres.

Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées.

Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme
s'il avait voulu les tordre.

«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il
s'affaissa contre le dossier, en disant:

«Non, c'est écoeurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été
républicain, moi!»

Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée
vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un
large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme
Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines
chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de
recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou
désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle
de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le
menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa
femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains
nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces
dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait
soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient
avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur
d'opposition.

«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On
m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat
républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez
qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus
fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.

Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin
de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme
financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser
l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait
derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à
battre en brèche son portefeuille.

«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité.
Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir
une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au
premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au
ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet
de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je
n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes
effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune
actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux,
dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite
d'une histoire de vol.

Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la
presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je
suis républicain, décidément.

--Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que
je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite
fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois
fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes
les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il
paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles
eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime
parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si
les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses
heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de
Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors
capitaine au 4e de ligne.

«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le
silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un
cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant
six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M.
Bouchard donnait des signes d'impatience.

Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour,
autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles
s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.

«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu
d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils
se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils
installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans
avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?

Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on
en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se
traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement
ses cartes:

«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...

J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?»
Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre
l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument.
Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha
d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée,
l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs,
quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat
disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.

Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage
officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.

«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si
vous voulez, bonapartiste libéral.

--Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.

--Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses
longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement....
Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.

«Parbleu!» cria-t-il.

Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:

«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang
est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.

--Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le
préfet du Cher...

--Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.

Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu,
La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!»

M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut
intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était
rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir;
le salut de la France avant tout.

«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du
Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que
diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple
pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles,
voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la
politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts
personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent
pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des
bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres
convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu
les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très
blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels
points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire;
ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements
démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait
susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M.
d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils
établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des
opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix
minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se
haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de
légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des
professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant,
sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut
de nouveau.

Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se
pencha, pour lui demander dans le vacarme:

«Elle a réussi?

--Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.

Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il
agita la main, en reprenant:

«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait
parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon,
d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize
cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:

«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme
brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté,
l'interrompit:

«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa
dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger
bâillement.

Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.

«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous
le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion,
c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès
qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en
présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein,
n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur
jeta un lent regard à la ronde.

«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses
circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la
presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu
pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy
refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours
inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les
empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande
une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.»
Delestang voulut protester. Il commença une phrase:

«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...».

Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait
Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la
vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il
adressa un coup d'oeil, en s'écriant:

«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir
arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais
une liberté.».

Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir
tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.

«Jamais!» répéta Rougon avec force.

Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne
ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme
détendu, murmurant:

«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois,
maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu
veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte
du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:

«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait
d'être envoyé par sa soeur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on
disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine,
venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse
pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député,
cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon
alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et
l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains
sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes.
Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme
Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros
soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur
maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se
résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise
de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait
dormir, assoupie par la chaleur.

M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les
regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser
silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout
grands, sans bouger, très sérieuse.

«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis
pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh!
un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris....
J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré
la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde,
au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil,
souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa
redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute
gravité.

«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un
document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la
constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue
de Vienne.... Et avancez-vous?

--Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne
beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le
jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries.
Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le
triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une
seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de
renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis,
de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples
hochements de tête.

L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans
la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières;
on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les
jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait
toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.

«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau
bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot
de paroles de M. La Rouquette.

Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la
pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient
dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang,
qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de
nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la
concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même
point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé
se servir de son projet comme de manoeuvre électorale en faveur du
nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière
les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient
sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement
avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau,
le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant,
devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave.
Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui
conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car
Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé,
toute suffoquée.

«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement
Rougon.

Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens
partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait
toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au
plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel
toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme
Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna
vers la table de jeu, en criant:

«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le
chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.

«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois
rois, ils sont bons aussi...»

Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.

«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous
acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi
tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau
milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les
décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se
querellant.

Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son
mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:

«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez
malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.

Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme
les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine
bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était
l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:

«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se
passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon,
selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça
sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent,
l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission
dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle
venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres
pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient
affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient
des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année
précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à
ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il
lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle
avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des
fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme
ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de
l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les
mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:

«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait
d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme
était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à
l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte.
Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses
moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour
les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus
les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en
demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des
semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en
servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une
insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester
fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:

«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes
blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:

«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous
n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de
lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson
persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son
ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller,
dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre
intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait
celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de
l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de
confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui
avait tous les tourments de l'homme trompé.

Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour
Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie.
La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des
Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait.
Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension
viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé.
Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se
heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde,
mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès
brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette
noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles
deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un
coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir,
il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à
terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de
choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu
des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle
continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à
demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se
plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou
bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir
par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois
heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une
en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne
restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de
pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle
avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise
sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec
lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux
coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles.
Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait
pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la
rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle
s'emportait, répétant:

«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux
autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.

«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.

Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse,
d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les
yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât
là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission,
peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de
lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant,
parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans
l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où
elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait
seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son
grand salon des taches de graisse.

Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme
tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des
fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la
rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se
mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration
soulevée par sa grande beauté.

Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait
entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux
sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de
Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus
hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il
l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures
singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela
pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de
surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de
l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur
plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi
ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux
de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.

Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis
qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des
affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste
l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps
satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand
avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus
vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier.
Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa
mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation
d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant
rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles
aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts
personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous
les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la
voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes.
Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille
monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle
promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses
genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec
elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales,
on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine,
les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux
coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes
voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que
des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat
véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.

Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de
Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux
portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les
lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait
d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de
trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle
lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet:
elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la
France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un
moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses
folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une
originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur
les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de
disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très
humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de
néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il
parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les
aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une
habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il
observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la
respectueuse admiration le charmait.

Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites.
Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais
elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait
beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes
choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un
jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:

. «Vous avez donc bien besoin de moi?

--Oui», répondit-elle hardiment.

Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La
politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait
le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme,
quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle
laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop
faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de
lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.

Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de
Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle
avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son
attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le
croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait
molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence,
d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait
s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat
d'homme politique fourbu.

Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de
leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand
projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un
trait, il parla:

c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les
Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la
fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute
pâle, l'écoutait.

«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.

Il eut un geste de dédain, en murmurant:

«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas
fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand
propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait.
Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi
conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des
détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait
des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des
machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes
par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité
miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant
inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés
semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le
sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties,
qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit
d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait
là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute
assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une
flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros
membres, il éclata d'un rire superbe.

«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un
petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une
imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les
jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme
encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes
étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle
ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle
commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là,
pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?

N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en
oeuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter
l'alarme dans la bande.

Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il
battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un
pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille
francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait
à crever la faim comme en 48.

M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire
étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il
n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les
autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se
répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi.
Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.

Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la
bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en
face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu
d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon
de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:

«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la
pendule une carte rose, qu'il montra.

«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit
discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon
s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le
silence, elle dit avec énergie:

«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent
autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu
depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les
portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la
cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le
colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient
roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au
milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.

«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.

Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire
qu'ils ne savaient pas.

«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je
suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure
tout ce que je pense.

--Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.

L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous
prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui
recommença, très bas:

«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.

--Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses
cartes.

--Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui
avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres
appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale.
Rougon les avait tous ruinés.

M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de
bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir
la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la
part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le
père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se
trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils
attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes.
Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur,
les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un
air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.

«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je
vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des
cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si
graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait
de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut
entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:

«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les
faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les
questions.

«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient
aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de
Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On
pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait,
s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature
l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu
de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu;
dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'oeil voilé, la
bouche noyée dans l'ombre des moustaches.

«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.

Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout
haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison.
Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat,
mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la
referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec
Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la
main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix,
avec une familiarité exagérée:

«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des
histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin,
tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à
Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant
Du Poizat fixement.

«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va
me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des
Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.

Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le
portefeuille des affaires étrangères.

Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme
Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à
laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis
que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas
entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous
ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait
l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.

«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.

--Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de
l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix
heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.



VII


Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait
avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On
attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à
manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château
depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore
descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui
entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux,
souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en
cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de
soie.

«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui....
Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas
qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»

M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier
Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel
Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite
de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang,
très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne,
qui couvraient les murs de la galerie.

«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché
pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec
un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses
doigts.

«M. La Rouquette a l'air en sucre.

--Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.

A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le
battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée
de noeuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux
mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle soeur de
Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:

«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans
sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose
mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:

«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.»
Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller
au-devant de sa soeur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère
toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de
Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de
parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de
deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.

Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern,
plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait
pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance
de ce dernier:

«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des
hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de
rien du tout.»

Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.

«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit
aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:

«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son
habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de
Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités,
les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à
mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité.
Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un
groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui
moutonnaient autour de lui.

«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de
l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que
sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?

--Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.

Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy
à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage
de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général
d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des
affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte,
pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait
envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes
augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que,
depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse,
gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de
Marsy, comme une vengeance toujours prête.

«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse
valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un
mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se
mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles
lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la
comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»

Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle
multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz,
celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les
tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce
qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas
davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune
homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant
près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.

«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh!
j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!...

Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi
près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus,
elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy.
Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit
son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors,
très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au
milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant
à chaque phrase «Son Excellence».

Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de
cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates
étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier,
deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans,
aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la
lumière des lustres.

Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les
nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames.
Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se
connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la
porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de
dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des
têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la
vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés
semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.

«Le voici enfin!» murmura Clorinde.

Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il
avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face
endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa
présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis,
tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il
manoeuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se
saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les
yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent
amicalement.

Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres
gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion,
regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'oeil furtifs.
Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret
dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en
présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement
grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:

«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le
ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça
lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre
seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient
drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu.
Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une
phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se
dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie,
les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça
M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages
s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore
trois minutes, dans un grand recueillement.

La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine
barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du
chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en
s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache
d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une
voix embarrassée, il murmura:

«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la
sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous....
Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en
ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un
général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait
«mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il
était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il
avançait.

Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux
académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur
parla d'une oeuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains
passages avec le plus grand plaisir, disait-il.

Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz.
Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue,
recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante,
pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un coeur
de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames.
Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de
jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta
une jeune femme, qui paraissait très émue.

Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.

Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils
revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les
dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de
nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras
respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais
les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des
rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire
que le dîner était servi.

«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à
l'oreille de Clorinde.

Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à
lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère
confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers,
suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur
gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune
Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres
invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait
plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.

L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres
flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces
d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ,
les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle
plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis
que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les
cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et
les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une
splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la
porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir
traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se
penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret
chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les
épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur
les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une
majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure
d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée
gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un
bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger
fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en
face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée
au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille
au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs
culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un
sourire aux lèvres.

Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de
la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place
en face d'elle.

Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à
la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant,
choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y
avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent,
avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des
épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes
coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des
lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes
avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.

M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le
coude, en demandant:

«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?»
Et, du coin de l'oeil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre
côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon
tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les
épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais,
malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il
s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme
s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.

«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise
le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet
accident-là?

C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était
arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture
avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince
russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu
de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de
cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la
semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras.
L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait
rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.

«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de
Plouguern.

Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il
était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes,
l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix
couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une
blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des
appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux
peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les
dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et
Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus
aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant
dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.

«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.

--Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser,
dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:

«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme
elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein?
celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de
Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il
devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte,
avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec
des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy
et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même
ne put comprendre:

«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique
lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre,
les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient
poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des
clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les
bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles
énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.

Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple
de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en
culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied,
cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or.
Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les
chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le
chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manoeuvre compliquée,
cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance.
Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers
de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.

Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent
versés, le tapage des voix s'éleva.

Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La
Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier
de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un
potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de boeuf sauce échalote,
des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits
pâtés aux huîtres.

«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à
la crème! dit le jeune député.

--J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.

Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème
apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il
connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier
regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.

«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.

Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son
tour:

«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice
sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour
savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa
droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on
n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à
pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une
phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha
grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se
posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient,
au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.

«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.

Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On
avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres,
décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila
devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il
ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face,
largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci
affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier
où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque
souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de
tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte
lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon
impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.

La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice,
interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis,
comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser
la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette
dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque
tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa
main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée
antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit
la bague, la remit; ce fut presque indécent.

Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son
verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.

«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à
l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je
comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait
les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses
traits.

«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?

--Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop
longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin.
Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs
chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là,
venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives,
qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient
tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain
répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce.
Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'oeil sur le corsage très ouvert
de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix
pâteuse:

«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire
courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si
délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens
cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment,
car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et
l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes,
un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les
valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls
corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le
défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant
à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des
gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein
jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe,
retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire,
achevant la dernière figure d'un quadrille.

Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.

Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de
vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir.
L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de
famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait
témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde,
pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le
séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents
et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme
une rancune, contre certaines extravagances.

M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout
de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une
grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte
de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.

«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.

Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui
montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il
les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des
mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix
pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant,
la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de
la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui
entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.

«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du
château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après
avoir donné le bras à la jeune femme.

--Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.

Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il
recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures
excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée
contre elle.

Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très
étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face
du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte
laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table.
L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le
jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils,
suivaient la leçon avec gravité.

Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie.
Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de
la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la
cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur
le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle
disait, de façon à être entendue:

«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de
la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde.
Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il
plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon
de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux
éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de
Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un
tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres
gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.

Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers
bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les
nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des
fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un
coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça
«crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas
permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à
autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux
lèvres.

«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de
Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la
chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain,
les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs.
On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on
représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa
femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il
conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la
Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait
alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans
l'excavation.

«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers
ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne
ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe
noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel
homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par
excès de politesse.

«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville
donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont
des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»

M. de Combelot prit un air pincé.

«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.

--Eh bien?

--On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de
pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous
les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa
partie de palets.

Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de
lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par
lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait
toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée,
devait souvent détourner les yeux.

La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant
les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table
recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près
du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus
d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement.
Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.

«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.

Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:

«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon
s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.

Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords
de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et
l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se
fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de
sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner,
emmena sa soeur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle
ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il
revint avec un geste d'incertitude.

«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par
Rougon.

Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se
trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de
l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie
d'éloges.

«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous
l'ordre muet des yeux de sa femme.

--Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec
ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!

--Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en
suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face
de dogue.

Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon coeur
lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette
explication, d'un air modeste:

»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant
rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.

Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.

Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant
Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur,
qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern
ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter
légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au
premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté,
risquant tout, s'écria:

«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon
demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de
drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une
gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le
prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe
blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil.
D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un
instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la
lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.

Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses
jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la
tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en
murmurant de sa voix cassée:

«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce
visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris
terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son
dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée
sur ses lèvres.

«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.

Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença.
Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant,
Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille,
au moment où il allait ramasser ses palets:

«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement,
des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de
l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer
dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier
tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand
dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon
beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre
entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine,
il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:

«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!»

L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un
redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il
lécha les mains sèches qui le flattaient.

Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet
avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était
sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses
dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui
laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en
conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant,
comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de
la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on
organisait.

L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait,
avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des
invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était
déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors
réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les
hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un
quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était
un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le
chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.

«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un
parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai
peut-être vous fournir des documents.

--Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un
vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut
profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve
de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs
lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle
terre.

Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une
lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments.
Puis, quand l'autre se tut:

«Sans doute... on pourrait voir...»

Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari
et de M. de Plouguern:

«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le
meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang
s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut
reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en
valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait
d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa
Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il
tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par
moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme
surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.

«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un
nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement,
quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et
l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes.
Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il
louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un
essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains
bénéfices et de caisse de retraite.

Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des
coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.

«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.

--Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand
des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine
le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.

Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des
prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon
réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il
s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air
fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les
lèvres, furieuse, toute pâle.

«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.

M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait
ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec
le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir
de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une
place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la
manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le
tour de poignet facile et moelleux du chambellan.

Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur.
Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas
établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à
chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des
outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet
d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des
maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.

«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté,
répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait.
Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute
exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée.
Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de
votre Majesté est nécessaire...» L'oeil de l'empereur s'éteignit. Il
continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine
distincte, il répéta:

«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa
marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance,
comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était
radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la
nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la
tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter.
On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace
de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on
pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce
fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette,
quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté
d'homme mis à l'aise.

«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon
est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.»
Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son
expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes
maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de
tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité
Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de
coeur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons
sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les
dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs
offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et
de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand
fonctionnaire.

«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé
nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules,
quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il
épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui
retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et
le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.

Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manoeuvrait
prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le
vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les
épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les
paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.

«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un
homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là
une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de
Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda
hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche
rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts
cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en
face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:

«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua
qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors,
l'empereur reprit, d'une voix encourageante:

«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il
gagna doucement la porte, il disparut.

«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui
répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se
préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret,
répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute
l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux
Tuileries ébranlait les trônes voisins.

«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont
la fine ironie échappa qu jeune député.

Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des
invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis
un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se
précipitèrent, offrant de le remplacer.

Mais les dames crièrent:

«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup
mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une
ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de
servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un
canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient,
causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche
sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de
thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche,
comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont
on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple:
il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui
sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:

«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce
soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en
éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de
paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice,
une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était
légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu
disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs
de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote
graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie
de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande
révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.

Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main
s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur
chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la
découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond
de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si
terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut.
Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:

«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse,
si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang
l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur
porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il
dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un
redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se
coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La
nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un
souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des
promontoires de ténèbres.

Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas
de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit,
il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un
soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la
façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres
s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse
endormie du château.

L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête
énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres
passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait
toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la
colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa
Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant
passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de
femme.

Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son
regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc.
Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin
des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du
paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit.
C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes,
destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se
rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu,
coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du
papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger
une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de
son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il
collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.

Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:

«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait,
surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.

Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle
avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir
déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les
attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur
lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.

«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.

Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que
nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre,
dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de
domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue
d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou
carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.

«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas
accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je
l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en
murmurant:

«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir
jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en
porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis,
elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration
lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne
emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes
monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de
houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient
des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné
traînant d'un bord du ciel à l'autre.

«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.

Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et
un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La
jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se
réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un
long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux
d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans
quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang
s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il
finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:

«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois
par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne
vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat,
se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté
vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une
fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de
combat.

«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il
brusquement.

Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait:

«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la
traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des
allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes
crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts
dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un
air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait.

«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon.

Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les
deux mains appuyées sur ses épaules.

«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle.

Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle
soulevait d'un souffle tiède:

«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour
toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule
gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les
yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin.
Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe
par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle
s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense
horizon. Puis elle dit, sans transition:

«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?...
Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez
à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché,
devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait.
Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il
parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son
visage; il semblait très décidé à partir.

«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien
maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre
sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait
à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des
cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste
le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon
les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent,
garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de
porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes
encadrées de minces filets de bois.

Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe,
comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes,
l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main
brutale.

Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on
causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre:
une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une
eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant
midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine
forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs
à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en
bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles
d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures
des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient
un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des
groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un
sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans
l'air blond.

L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse.

Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée
et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon
avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son
cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de
dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond
d'une allée, très loin.

Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé,
dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur
accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin
d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats,
une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les
chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une
lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle
répondit avec des mots techniques:

«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures....
Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine.

Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à
la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre
détail, d'un air inquiet.

«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de
la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on
l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que
Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure
enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son
cheval s'était dérobé dans une allée latérale.

«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait
cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est
élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non
plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva.

Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême.
Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la
chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était
retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une
jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si
M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang,
peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer
quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons
abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les
sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'oeil sa fureur
jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses
genoux, du bout des doigts.

«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de
Plouguern.

L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à
venir prendre le thé, si elle rentrait.

Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était
sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle
remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air
tranquille:

«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait
avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans
ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement:

«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut
raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne.
Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans
qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de
Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions
deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais
dit dans un pavillon.

--Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de
Plouguern.

Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse:

«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un
grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très
drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix
plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière:

«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme
racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts
de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux,
comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute;
puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué,
se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste
involontaire de victoire.

La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès
scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une
demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il
rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que
Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le
chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons
populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la
traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra;
il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à
la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait.

Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié
pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait
chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la
chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain,
elle lui ferait donner César.

Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en
affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à
gauche du parc.

Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il
demeura longtemps debout, devant la nuit.

Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui
rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée
de curieux satisfait:

«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a
justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une
chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle
l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers
le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée
mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment,
Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés
sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière
l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de
pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir.

«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en
l'examinant.

Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière
Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux
allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits
appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde
parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que
Delestang marchait derrière eux:

«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je
n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée
froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à
manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la
galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les
fenêtres furent ouvertes toutes grandes.

L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de
personnes purent le suivre.

En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en
grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun
d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des
étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes
vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la
nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets
écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une
foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des
visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des
étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée
de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf,
en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée,
la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute
attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit
vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive
clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la
ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns
contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.

L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches
montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner,
avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue
morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule
fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard
gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait
maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui,
les invités se haussaient, pour voir.

«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté.

Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix,
hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière,
dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet
montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître
d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui
attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs
haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les
chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur
le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de
désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout,
près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air
de compassion langoureuse.

--Superbe!» cria M. La Rouquette.

Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très
excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le coeur tout
gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs
os tout de suite; c'était très émotionnant.

«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses.

Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La
meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne
releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la
tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs
abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement
convulsif de jouissance.

Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une
satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs
dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts
occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la
cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des
fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de
Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes
placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie
rouge, à larges gouttes.

L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à
côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait
maussade depuis le dîner.

«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des
obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les
referma. Puis, s'en allant, il dit encore:

«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut
un geste vif de triomphe.

Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et
anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se
dirigeant vers la galerie des Cartes.

Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient
furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas.
C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se
poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un
ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la
fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un
hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord,
recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il
but un lambeau des entrailles du cerf.



VIII


Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et
d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui
avait donné de rester à Paris.

Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui
s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet,
il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en
voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il
était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque.
Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner
l'affaire?

Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses
visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon
quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant
rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir
d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère
furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une
rentrée immédiate du grand homme au pouvoir.

Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain.

Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit
le comte rester au ministère.

Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger.
Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il
donc, dans l'éternel silence qu'il gardait?

Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la
victoire, quelque coup de grâce imprévu.

M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari
qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à
Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de
morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait,
certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le
milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il
recommença à parler de sa grande affaire.

Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de
l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de
plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus
de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la
première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa
besogne, mit en branle toute la bande des amis.

Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle.

L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le
dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se
lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de
conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès
comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des
moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour
du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis
devinrent complices, et encore les amis de ceux-là.

Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus,
il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans
savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la
ville.

«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat.

Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait
le Second Empire. Il ajoutait:

«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un noM. Il
fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de
gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent
mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles.
Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des
cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des
histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et
d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait
échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de
vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un
jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de
cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de
renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient
continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux
petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue
Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution
anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après
un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et
Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages
inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur
l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.

«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole
qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à
nous.»

M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de,
Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait
plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux
un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa
dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une
troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires,
grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il
s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de
Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du
monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde
officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries,
travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de
bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur.

Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y
eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on
ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie
Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne,
disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M.
d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits
théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des
messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur
habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue
Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait
l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la
conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de
pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.

Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le
colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir
d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de
piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait
les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne
cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable;
peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de
Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout
ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de
ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de
laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour
certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les
Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient
attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès,
trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de
l'Odéon.

Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur
toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle
n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le
matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus
passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de
ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à
son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une
douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des
lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le
laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la
pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de
Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une
activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à
deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des
diplomates.

Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle
semblait se souvenir de sa beauté.

Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée,
superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle
était belle:

«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude
résignée.

Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne
tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela
devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse
peut-être.

Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait
l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes
elle restait avec M. de Marsy.

Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde
arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle
s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la
jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et,
oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait
même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de
l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait
sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un
autre plan.

«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons
d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais
qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle
couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle
eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle
gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une
humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de
la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le
dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes,
sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande
causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête,
complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il
semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné
des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la
voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la
conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne
jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue;
et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui,
affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit
hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande,
était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se
jetaient des coups d'oeil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de
bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements.

«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend
très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix
heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le
sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand
homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait
encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole
indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur
le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui
l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette
comparaison très juste.

«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat.

Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours
fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi.
D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait
de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à
ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa
fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque
sommet, violemment. Ensuite, on compterait.

Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la
bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent.
On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui;
mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente.

Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs
de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était
éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui
aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M.
Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard,
depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât,
grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines
affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes,
l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à
laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir
aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle
empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur
propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation,
s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards
jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on
allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle
tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques
soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines
phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un
peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la
longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne
réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant,
quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés
commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il
semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder
à l'envie de jeter à la rue tout ce monde.

«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze
jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.»
Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de
l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres
l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou
six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le
grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non
d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne
vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste
pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la
première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.

Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la
bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs
louches de Mme Correur.

Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le
besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux,
pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son coeur,
il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils
semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui
se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué
les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur
écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir
chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant,
on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de
ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.

Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade
particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots
amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant
près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande
commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à
aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer
de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe
imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu
l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des
pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de
deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme
souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit
la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des
Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les
tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.

«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains
tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis
toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le
rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on
l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il
rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva
une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de
Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale,
toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.

«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.

Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.

«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a
offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et
il se retirait, lorsqu'il se ravisa.

«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la
carte et lut ces mots au crayon:

«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé,
une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son
déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui
revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait
être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé
l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le
voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne
s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose
extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience
qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir
Gilquin avant la soirée.

«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les
Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant
suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair
soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage
Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg
Saint-Germain.

Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue
abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond
d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une
voix cassée par la fièvre:

«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la
porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur
la porte, entouré d'arabesques représentant des coeurs enflammés percés
de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois,
que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans
le silence.

A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le
soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il
pouvait bien attendre le soir.

Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain,
suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à
rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il
songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le
boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur
tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se
sentait tout attendri.

La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour,
un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était
noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas
rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes,
quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel,
suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.

«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.

--Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois,
c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir
chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des
paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur
le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:

«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je
ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous
partez?

--Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait
encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en
souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu
d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à
la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour
ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale
tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il
allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait
autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un
Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de
graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.

«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des
pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont
tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un
serrement de coeur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains
tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans
leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela
aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.

«Vous avez tort», murmura-t-il.

Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire.
Elle dit vivement:

«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur
recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous
vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je
garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche;
c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière
vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop
long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette
malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal
cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me
revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses
que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs
acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non,
non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.»
Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc
appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en
pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu
allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point
d'autoriser les soeurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq
cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir,
c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à
Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.

Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de
s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une
voix brisée:

«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le coeur manqua à tous
deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de
linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles
longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre
recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin
Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le
voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.

Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils
croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa
maladie. Puis, ils accusèrent les soeurs de la Sainte-Famille de
manoeuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent,
écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur
sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant
dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur
petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son
testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au
pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait
là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus
de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une
petite aisance, dans les huiles.

«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir.
Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai
tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas
qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger
haussement d'épaules. Le mari murmura:

«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en
jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les
voir partir ainsi:

«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.

Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec
notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas
de force en ce moment contre Mgr Rochart.

--Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M.
Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les
phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais
il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.

Cependant, Mme Charbonnel continuait:

«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous
ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas
Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en
quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce
n'est jamais nous qui vous nuirons.

On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était
le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa
province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour
lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se
relever.

«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr
Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui
effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils
consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas
plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la
petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait
d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les
tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main,
en renouvelant ses promesses.

Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il
retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une
excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se
trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il
était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité
auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il
avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le
quai et traversa le pont des Saints-Pères.

Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif
soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot,
lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui
lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.

«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous
rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas
allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et
elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait
depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie
Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un
officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien
avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la
persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les
autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les
jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle
avait cru pouvoir prendre.

«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.

Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je
vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit
Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»

Elle soupira, elle murmura encore:

«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être
notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos
en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un
coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait
à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en
faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches.
Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manoeuvre.

«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me
garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:

«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez
tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire.
La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait
en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes
aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il
venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.

«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais,
je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous
allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors,
il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner
le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.

«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne
vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous
rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on
finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.

Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus
d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle
tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente.
Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle
s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette
demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux
ans.

«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien,
savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et
mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais
des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne
Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à
la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre
quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les
coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.

«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez.
Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du
trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à
marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle
répétait:

«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il
laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la
peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis
très tourmentée.

--On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste
vague.

Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:

«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est
fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières
élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein?
on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait
fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait
voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:

«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez
sur eux.

--Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.

Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la
trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle
femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.

«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez
bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore
jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le
pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de
sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un
instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau
verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les
maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie
invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme
Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son
rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux
qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.

Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait,
les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites
poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se
sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à
pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à
trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face
de lui. Une tête sortait de la portière.

C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous
reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine
assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots
du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.

«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne
devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:

«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin,
regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des
Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:

«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte
opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième
mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon
chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la
Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manoeuvré de façon à attendre que
nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».

Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une
charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut
dépassé la charrette:

«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne
connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement
m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de
me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces
messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?

--C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.

Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.

«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il
faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur.
Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma
demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de
plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à
rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais
l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.

Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.

«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.

L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans
répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour
dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots,
murmurant:

«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans
réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue,
j'ai envie d'accepter.

--Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M.
Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était
énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de
certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la
main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât
un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son
impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à
un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.

«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces....
Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un
ton presque menaçant:

«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre
qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence.
Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs,
semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce
fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne
demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que
depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa
phrase.

«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce
moment.... Donnons le million, croyez-moi.

--Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre
concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le
petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière
fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient
trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner
M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui
refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le
grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut
enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en
échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.

«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou,
pendant que la voiture l'emportait.

Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux
du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il
attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier
soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un
commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation
très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont
il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection,
le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui
déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter
en lui une colère faite de leurs colères.

C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas.
L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.

Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il
sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu,
pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna
l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.

«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes
à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de
Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle
d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel
arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette
phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.

Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa
femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait
d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait
toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils
Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec
sa bonne grâce silencieuse.

Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans
qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans
les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix
qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel
aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste
s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une
intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des
professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père
expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec
un sourire en dessous de cancre réjoui.

Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner
Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva
vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette,
en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.

L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la
maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après
son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg
Saint-Honoré.

«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes
compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu
l'idée de venir jeter un coup d'oeil sur les journaux.... Ils sont dans
votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta
une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la
cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé;
M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire,
dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent
servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans
elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau
apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils
battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes
combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un
journal illustré. Du Poizat avait disparu.

«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire,
hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait
s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les
bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à
l'oreille:

«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu
le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un
rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une
mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait
boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête
couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur
l'oreille.

«Eh bien?» demanda vivement Rougon.

Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant
la gravure:

«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter,
là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée
sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un
frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme,
placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu
croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs,
refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte,
dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.

«Eh bien?» répétait Rougon.

Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla
de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à
cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.

«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc?

--Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté,
tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par
les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai
trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une
farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire.
Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une
repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de
l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses
meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au
moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle
habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était
chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au
fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.

Rougon, résigné, l'écoutait.

«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et
une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends.
Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant
minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings
fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas.
J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute
s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux
chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.

Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des
bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon oeil contre une
fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les
yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.

«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et
un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre,
maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des
épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils
parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais,
à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.

Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis
appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont
venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras,
serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs
reprises:

«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle.
Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots.
Mais l'ancien commis voyageur précisait:

«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux
bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de
branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne
m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire
profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à
l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»

Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les
nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge
mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait
être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots
couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites
machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner
la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille
tendue.

Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie
ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais
mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin
parlait, Rougon devenait grave.

Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au
milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait
une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la
journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un
pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le
tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le
sort va se jouer sur un coup de carte.

«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses»,
murmura-t-il en affectant une grande indifférence.

Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:

«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant
toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit
qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait
la porte, en reprenant:

«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas
encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout
l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire
servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de
mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il
referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique
n'entendît pas.

«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu
m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras
tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là,
j'espère.

Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha,
il ajouta d'une voix sifflante:

«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à
son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout
sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à
manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face
terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau,
prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un
instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur
le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de
nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.

A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une
secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air
tranquille.

«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.

--Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien
sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal
rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge
effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent
quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter,
perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un
petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse,
il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au
salon.

Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M.
Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils
venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble.
Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de
menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un
éloge extraordinaire.

«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il
n'y a personne de sa taille à cette heure.

--Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air
fin.

Et la conversation continua.

«Une intelligence hors ligne!

--Un homme d'action qui a le coup d'oeil des conquérants!

--Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!

--Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.»
Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par
modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement
agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement
chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées
entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise
s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes;
et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone,
qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en
plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y
contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination.
C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à
l'aise son grand corps.

«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si
j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il
s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une
réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et
le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand
administrateur, grand financier, grand politique.

Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans
regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:

«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé
pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin
d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu!
oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond
de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute
grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et
infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le
pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il
finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la
réussite interrompue, s'écria:

«Elle a réussi, monsieur Rougon.

--Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça
réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un
monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui
fit pousser un léger cri.

«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise
d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils
s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils
laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais
que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage
tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à
l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa
nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa
maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait
frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins
grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans
qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont
il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible;
et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait
vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers
éculés d'avocat sans causes.

«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.

Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à
Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du
jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de
laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.

Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une
question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna
comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.

«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette
allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec
un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent
les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de
grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les
pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes
jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le
cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils
feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à
son avancement d'une façon sourde et continue.

«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis
d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien
légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.

Mais il faut pue vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des
compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude
humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand
ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un
grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses
formelles.

Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la
marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:

«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de
Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge!
Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que
vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces
derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des
pensées secrètes:

«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne
furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il
s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut,
respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis,
balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.

«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.

L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:

«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:

«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon
se radoucit un peu.

«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien,
qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des
manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur,
l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur
le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger
monsieur à pareille heure.

«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa
barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six
mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il
n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça
les lèvres, il répondit d'un air discret:

«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.

Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères,
parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai
failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses
inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.».

Rougon le regardait fixement.

«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?»
Merle eut un petit sourire.

«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case
quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:

«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait
légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et
nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il
voulait payer tout.

«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.

Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette
fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin
achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté,
une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui
était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur
une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer,
très crûment.

Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se
dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre.
«Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement
de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.»
Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.

Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs,
maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait
l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec
Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous
le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:

«Alors, vous n'allez pas prévenir...

--Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà
tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait
déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.

«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi!
Ça serait même plus drôle.

--Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux,
l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne
réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier
prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement.
Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une
poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira
les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis
éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de
l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la
foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes
étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait
le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp,
blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous
la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et
sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul
était troué d'un éclat de bombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin,
pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné
l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva.
Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle
venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait
découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola,
très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à
entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la
propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre
eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son
dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit
le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant,
cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très
douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville,
dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se
mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant
lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à
l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles
marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation
élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus
les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait
à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre,
moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce
de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il
arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il
eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait
entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains
d'explosions, des cris d'épouvante.

Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime.
Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et
triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les
quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à
son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point
de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans
lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un
frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche
embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce
Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la
toute-puissance.

Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de
Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.



IX


Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son
cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les
préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait,
écrasait la plume sur le papier.

«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête,
cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes.

--Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en
souriant.

M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la
correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les
enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'oeil, les
classait.

Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M.
Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés,
chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M.
Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient
leurs pouces, en regardant la flamme.

Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un
trait.

«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.

J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite.
Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait
sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux
de velours vert, pour avoir plus de jour.

Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais
garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque,
jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance
satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il
riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort
où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette
gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.

«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.

Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle
entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il
n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.

«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet
de la Somme...

--Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il
est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se
déconcerta pas. Il continua:

«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les
préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.

--Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très
haut.

L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.

Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très
amusés également par la réponse du ministre.

Celui-ci fut flatté de son succès.

«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que
je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides.
Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez....
D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa
circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le
bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes
par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et
M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se
taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des
exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au
lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de
modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de
cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en
Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour
un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le
crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et
déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2
décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti
révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers.
Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient
embarqués à Toulon.

Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait,
dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de
velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.

Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se
portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le
pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon,
pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la
France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une
console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au
pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au
milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings
enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est
aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son
rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse.
Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son
intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même
des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis
longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à
outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi
personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.

Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins
plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop
nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous
quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la
nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait
simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait
toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette
heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires,
doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une
entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les
hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait
davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait
le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles
profondes:

«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la
plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande.
Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de
solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue
des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute
heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son
bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses
jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas
seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa
personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se
resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa
force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs
ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver
très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le
respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait
défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les
siennes.

Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au
souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il
taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie
personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.

M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres
qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.

«Une lettre de mon père», dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir
pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine
écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se
remettre au travail, il demanda:

«Du Poizat n'a pas écrit?

--Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les
autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les
Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être
menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut
achevée:

«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande....
Ne lui répondez pas, c'est inutile.

Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les
dernières phrases.

Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le
ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des
Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son
ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle
aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.

«Mais c'est abominable!» cria-t-il.

Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:

«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus
mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit
être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social
lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc!
Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand
de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça
détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles
intervint.

«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée
qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.»
Rougon eut un geste terrible.

«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que
j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous,
pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne.
Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il
ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:

«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris
le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin,
qui, à son tour, parut écoeuré. Rougon, les coudes sur le bureau,
songeait, les paupières à demi closes.

«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin
est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer
quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient
vivement la tête, il continua:

«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y
a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un
cabinet voisin s'était ouverte.

«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.

J'allais vous faire appeler.»

M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail
sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier
et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus
méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les
dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la
cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa,
releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.

«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.

--Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque,
j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après
un silence:

«Et madame? demanda M. Kahn.

--Je vous remercie, elle se porte bien, répondit

M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau
silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.

«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?

--Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852.
A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les
couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a
envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait
une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les
trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle
l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à
demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se
mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la
bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et
M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes
d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait
l'éloge du souverain en meilleurs termes.

«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une
créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon
prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa
le nom.

«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix
d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré
sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours
auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait
enfin d'être nommé commandeur.

«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en
fouillant de nouveau dans les dossiers.

Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.

«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?»
demanda-t-il.

M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn
qui répondit pour lui.

«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se
trouve sa cristallerie.

--Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de
pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur
Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à
vous.»

M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en
effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les
miettes; et il ramassait tout.

«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin,
reprit Rougon en opérant le changement de nom.

--Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette
observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin,
M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait
des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie
l'agitaient.

Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des
pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se
fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les
tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la
signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine
administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers
promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière
la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des
vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de
Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon,
pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde,
donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait
brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service,
taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent,
le cou gonflé, la face crevant de force.

Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient
entamer.

«M. le préfet de la Somme... commença-t-il.

--Encore!» interrompit furieusement Rougon.

L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.

«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle
le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien
bonne de lui fixer une heure pour demain.

--Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!»
La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait
l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande
table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des
murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient
debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des
regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout
allumés du désir d'entrer.

Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait
avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le
mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis,
Rougon reprit, en s'adressant à Merle:

«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir
personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M.
Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa
rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:

«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas
attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence
consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un
entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé
récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les
sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.

«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est
excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir
par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:

«Monsieur La Rouquette.

--Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un
geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.

M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le
cabinet, souriant, la main tendue:

«Comment va Votre Excellence? C'est ma soeur qui m'envoie. Hier, vous
aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit
jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi
prochain. Ma soeur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous
viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple
et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence»
et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits
théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de
la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par
dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.

«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne
fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi.
J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une
portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il
soufflait.

Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance,
venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se
travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel
regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils
semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla
le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait,
regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez?
demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.

--Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il
lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça
qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante,
pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers.
Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.

M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les
premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer
l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre
donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.

«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine»,
dit-il en s'en allant.

Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms.
Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.

«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux
que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:

«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la
liste sous les yeux:

«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les
entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame
Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les
regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit,
un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel
portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis
deux heures, ils attendaient, patiemment.

«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.

Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où
les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:

«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre
terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut
s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.

«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme
je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce
matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il
plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.

Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:

«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès?

--Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna
quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les soeurs de
la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence
d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas
avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était
exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le
ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards
furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.

«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop
gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur
de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me
regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des
révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils
étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à
Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très
dévouée aux soeurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue
du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être
capables de tout.

«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait
là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte,
il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de
la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher;
les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de
dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas?
Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à
Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa
l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à
tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être
parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi
haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires,
inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à
queue carrée des Charbonnel.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.

«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.»
Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il
s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège,
désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait
promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de
bachelier fût exigé de tous les employés.

«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les
formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout
de suite, puisque vous y tenez.»

M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil,
s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait.
Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres
n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part
oubliée.

Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme.
Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en
disant avec un sourire aimable:

«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute
petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour
écouter.

«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin.
Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus
gros que la moitié du poing.

Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce
qu'elle a la peau très fine...

--Alors? demanda le ministre.

--J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi....
Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence
pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a
rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir
lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence
serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement.

«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette
armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise
crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des
pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes:
demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes
de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.

Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme
Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.

Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de
petites notes écrites de sa main au crayon rouge.

«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme
Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont
acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi
que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des
dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a
séduite.

--Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.

Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose,
parut à la porte.

«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.

Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.

Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée
droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit
asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites
mains gantées.

«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.

--Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.

Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles,
qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme
Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas,
vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son
chapeau, en disant à Rougon:

«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette
place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait
perplexe, secouait la tête.

«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un
tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et
il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour
trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la
cheminée, silencieux, béat.

«Monsieur Béjuin», appela-t-il.

Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.

«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six
mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec
vos fonctions de député.»

M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand
l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air.
Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce
matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M.
d'Escorailles.

«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda
Rougon à la jolie Mme Bouchard.

Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du
cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde
rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle
était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple
vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis
marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très
savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu
haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait,
elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.

«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.

Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux
frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses
dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon
câlin, un air de prière ardent et soumis.

«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.

Puis, elle ajouta vivement:

«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il
voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se
penchait tout près de lui, il l'interrogea:

«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous
confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?»
Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.

«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à
voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une
légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M.
d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle
rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.

«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?...
C'est pour un jeune homme.

Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand
vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous
n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.

--Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.

Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser
ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:

«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle
s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.

C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment
calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut
même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction,
afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.

«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.

Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur
la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient
dans son visage pâmé.

L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du
fin tissu d'une longue chemise de nuit.

L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant
quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la
saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du
cabinet, se fâchant, jurant.

«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches,
resta devant lui, avec des regards en dessous.

«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme.
Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne
vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse
absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles,
ma belle enfant.... On peut être indulgent.

Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser
échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait,
une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise
d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce
fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait
toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme,
déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de
remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses
lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée,
le coeur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs.
Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il
se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature
sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon;
ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements
abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était
le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager
le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il
termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son
administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à
l'intrigue.

La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant
son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut
soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais
comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se
remit à sourire, en murmurant:

«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division
de mon mari, et veut être sous-chef...

--Non, non!» cria Rougon.

Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de
femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur,
désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.

Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un
signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.

«M. le directeur du Voeu national, que Son Excellence a fait demander,
vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.

--Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les
fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de
chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il
annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son
Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.

«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faiM.»

Il allongea le cou pour jeter un coup d'oeil l'anti-chambre était
toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait
bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames,
devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses;
les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long
des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son
cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et
le directeur du Voeu national.

Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où
elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau.
Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question
agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi
que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait
invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.

Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit
administratif, qui traînait sur une table.

«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai
été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la
salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis
sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux
grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux,
mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des
côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au
vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils
dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent
apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger
mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.

«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent.
Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber
les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée
de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût
distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.

«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un
salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle
revint, ajoutant:

«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!

--Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.

Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche
une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une
bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis,
comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans
toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois
allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres,
allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par
petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.

«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également.
Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.

«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très
heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne
veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à
l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec
son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir,
sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa
curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait
maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui
causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait
toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux
premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus
souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand
elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas
l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il
disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là
témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire
de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents,
entre les lèvres rouges.

«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces
grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous
déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de
Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté.
Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par
minces filets, murmurant:

«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon
cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?

--Comment cela?

--Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout
le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il
allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement
instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui
voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.

Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens
dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte
violemment, et venant se rasseoir:

«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et
vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne
peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces
paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières
baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi
parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements
favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il
causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie
d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation;
sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop
fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui
finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il
devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.

«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin
les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien,
je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde
cigarette.

«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez
quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la
raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là!
Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre
nous, aviez-vous un plan arrêté?

--On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je
préférais faire le saut moi-même.

--Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché
comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se
met à l'aise.

«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi....
Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.

«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de
chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa
cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le
carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large
cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa
redingote, en disant:

«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand
il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse,
buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle
était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.

Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:

«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.»
Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:

«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus
de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle
répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.

«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette,
peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au
pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans
que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle
menaçait de s'en aller, s'il continuait.

«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.»
Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui
semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:

«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un
besoin mauvais de lui tout conter.

Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à
sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue
rancune si patiemment cachée.

S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.

C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la
peau chaude d'une moiteur dorée.

«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont
j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très
pâle. Il avait compris.

«Ah!» dit-il simplement.

Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle
plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge.
Alors, il céda, il l'interrogea.

«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en
rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.

«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.

«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours
oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non.
Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la
mine triomphante.

Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle,
lui dit dans la nuque:

«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur
qu'il ne lui baisât les cheveux.

«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est
bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider
votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle
partit d'un grand éclat de rire.

«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce
qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un
pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais
commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr....
Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais
la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et
toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait
ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre
par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.

«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra,
tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice
demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'oeil
cette dame qui fumait.

«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne,
entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant,
il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.

On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé
jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe.
Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.

«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs,
les mit en dedans, ferma à double tour.

«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième
cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il
s'approcha, lui dit dans le cou:

«Clorinde!»

Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:

«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle
dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu
l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un
coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne
fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la
nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante,
en s'écriant:

«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait
passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après
dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle,
avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui
abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.

«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous
demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si
sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en
folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu
l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne
brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas
voulu de moi, je ne veux plus de vous.

--Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.

Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le
punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première
vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire
ainsi un affront à sa force d'homme.

«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.

Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se
traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait
ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme
Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui
pourtant le grisait de son odeur.

Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il
s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord
du volant.

«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.

Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout
embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau
se précipiter sur elle.

Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée
contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:

«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur
lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et,
pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre
sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles
bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.

«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un
air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser
les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très
fortes.

Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.

«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais
ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de
lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table,
où elle se fit un verre d'eau sucrée.

«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement.
J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de
parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la
voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en
marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.

«Eh bien?» demanda-t-elle.

Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait
légèrement.

«Il est bête», finit-il par dire.

Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on
parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête,
réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient
agitées.

Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait
prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire
redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini,
dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la
femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.

--Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous
juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très
sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment
forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il
haussait les épaules.

«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si
réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour
des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari
est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de
l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils
s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de
vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans
répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:

«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais
cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez
pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il
plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:

«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le
quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se
serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.

Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce
était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard,
soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence
rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un
sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.

«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le
entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant
sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct.
Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.

«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines
instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas
que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux
doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être
rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du
gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des
exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...»
Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un
gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de
phrase d'un vif mouvement de tête.

«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La
gangrène républicaine...

--Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet.

--Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit
éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré
vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons
dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un
dossier qu'il feuilleta.

«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées
nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup
qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez,
la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois
arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations....
Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la
Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.

Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.

«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit
homme blême s'inclina, en répétant:

«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.»

Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas
montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le
congédiait en se levant, il se décida à demander:

«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...?

--Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces
détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations
dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous
avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui
s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus
d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux,
fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des
pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais
Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.

«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente
en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un
grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués,
dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de
fouet.

«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes
hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un
fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas,
c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les
douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de
sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière
lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux
petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur
la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà
barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes
mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon
semblait l'emplir.

Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre
était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant
la table.

«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne
puis recevoir.

--M. le directeur du Voeu national est là», murmura l'huissier.

Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna
l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années,
mis avec une grande recherche, la figure épaisse.

«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est
impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en
préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle
désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il
préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes
routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume
sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus
saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait
furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le
directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble
et consternée. Il finit par demander:

«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien
pourquoi...

--Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.

Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes
toutes balafrées à coups de crayon rouge.

«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!

Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute
l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet
entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma
personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans
vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques
stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait
les mains, tâchait de placer un mot.

«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait
pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive
admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas.

«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous
attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles
nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent
pas?...

Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le
directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé
sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte.
Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son
Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait
pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se
ravisa.

«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui
trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On
ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une
faute.

--Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de
nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.

--Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords
à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se
souvenir.

«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la
referma sur lui, en criant:

«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il
lui donne des remords!»



X


Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât
l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un
samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture,
avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las.
Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la
présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte
d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée
s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé
d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux
compliments de bienvenue.

Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature
officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en
pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à
pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout
de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé
dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et
désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa
bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui
attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa
propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent
encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures
massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la
Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une
délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes
révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon,
amèrement.

Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était
très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une
lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée
d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son
Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la
première mine. Cela parut touchant.

Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise
si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le
fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois
envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage,
vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa
puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa
candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.

Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie.
Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du
ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se
trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se
gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en
petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous
laquelle perçait une grande jubilation:

«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et
M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures
pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut
un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le
commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et
ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants
paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son
département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un
peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau
appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur
quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui
murmurant avec une humilité exagérée:

«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur
de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un
instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de
servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de
la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit
salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout
à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des
saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une oeuvre personnelle, en
face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.

«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène
par la porte grande ouverte.

Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn.
Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa
face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait
rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».

«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il
à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur
en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le coeur contre les gens
d'ici.

Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son
enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont
pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds!
Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble
guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes
fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies
de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin
se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit
salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant
développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M.
Kahn:

«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh!
l'aventure la plus amusante du monde!...

Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en
prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au
fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son
vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud,
rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié
dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse
son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va
frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin
le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les
broderies de l'uniforme.

Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que
son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les
contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du
Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un
linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le
dos duquel il ne montera jamais!»

M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des
invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en
jetant des coups d'oeil dans le salon voisin.

«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser
aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais
pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la
voix, il répéta:

«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au
moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras!
la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la
préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on
n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un
fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous
avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai
dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de
Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté
seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il
rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter
du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il
ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait
attendrir un peu la belle blonde.

Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à
Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les
bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de
statistique, muets, approuvaient tout de la tête.

«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi
fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos
requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot
au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se
hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle
était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de
taches de rousseur.

«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.

--Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes
descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et
elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux
jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.

«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.»
Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.

Mme Correur continua:

«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être
blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère....
Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous
guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement
nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites
villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en
effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait
compromettante en province.

«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.

--Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.

Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la
pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il
était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si
décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à
ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée
entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?

--La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit
quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte.
Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»

Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:

«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon
Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger....
Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle
avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise
d'une crise brusque de désespoir.

«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de
simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis
accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui
coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas,
regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait,
mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait
l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:

«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se
mit à parler avec volubilité.

«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais
un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières
élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour
le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux
pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à
Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné
les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les
bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On
s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous
pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De
nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la
rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les
poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette
parole:

«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la
tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par
reprendre, à demi-voix:

«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il
mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne
jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale
chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme
de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses
terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la
nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A
chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq
ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:

«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges;
c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était
tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier
voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que
personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé.
La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de
malle.

--Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau
est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.»
Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il
devenait très grave.

«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il.

Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur.
Il continua:

«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.

--Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens,
voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...»
Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.

«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne
le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un
léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui
donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une soeur, mais
que le vieux notaire était le pire des gredins.

«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»

Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa
encore la voix.

«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand
l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien,
le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à
Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu:
"Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"

--"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un
air consterné.

--Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse
d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il
était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon
fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger
une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles
clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un
instant au cou gras et blanc.

Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:

«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna
des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces
sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient
avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce
que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de
ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se
renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère
était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle
avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds
dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle
prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:

«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois.
Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous
sommes parvenus à doter.

L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des
formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma
chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une
innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.

Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la
main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:

«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit
salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député,
le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M.
Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le
lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la
femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en
causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses,
du Salon de peinture, d'une première représentation à la
Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes
étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse
au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné
d'être républicain.

Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se
retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette
dernière, lorsque Rougon le retint.

«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».

Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et
au préfet.

«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement
très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques
renseignements.

«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.

J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique.
Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais
préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire
coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres
révolutionnaires.

--J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes
de sa soeur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si
dangereux. Il y a là une question de salut public.»

Et se tournant vers Gilquin:

«Qu'en pensez-vous?

--Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais
toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne
d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet
de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en
recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le
professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il
reprit:

«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à
Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé.
Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.

«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.

Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit,
avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne
n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf
heures d'un sommeil profond.

Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit
appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils
causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez
Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des
tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre
demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des
fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait
pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.

«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.

Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les
personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter
un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn
arriva.

Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la
solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait
la parole le dernier.

Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.

Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop
bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et
chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn
craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table,
emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels
il serait heureux de le voir insister, dans son discours.

Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire
et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait,
était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis
que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle
avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue.
Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial
et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que
suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions
directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs
étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue
d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse
émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée
par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en
rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e
de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux
juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné
de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la
Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de
statistique et du Conseil des prud'hommes.

La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat
faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux,
accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des
particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur
impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement
par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au
directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée
depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour
lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à
Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui
possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le
conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur
une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il
hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot
habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.

Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant
lui, il s'écria d'une voix affable:

«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez
madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui
l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.

Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait
séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était
trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du
tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours,
sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:

«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.

Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la
décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le
président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de
joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que
Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant
d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari
trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.

Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon.
On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.

«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.

Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien
adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.

Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y
comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la
veille, il commença une phrase:

«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté
de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à
Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était
rouverte.

Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour
faire les honneurs du département à Son Excellence.

Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une
dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le
ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche
qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement
possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des
chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le
défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames
s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les
portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il
fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le
pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de
ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais
saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la
redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.

Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres
magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel
clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au
milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les
champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un
bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.

«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le
préfet se penchait.

Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au
bord de l'eau:

«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre
nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un
instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails
sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs
hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et
il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.

Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations
arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des
chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était
la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de
cailloux.

«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député.
La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes!
Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez
eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils
parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une
douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des
rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des
coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut
arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et
l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les
panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les
hommes gantés, tinrent leur sérieux.

On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était
arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit
vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient
muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait,
sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine.
Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de
la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de
drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des
bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du
côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux.
Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les
armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très
remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en
blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés
dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société
philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes
amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.

«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des
instruments étouffa.

Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au
fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui
lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans
l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut.
Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner;
seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son
Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre
jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de
confusion. Rougon demandait des renseignements.

«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?

--Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce
rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du
fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés
pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la
tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée,
que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier
blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin
paisible de nature à éventrer.

Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les
curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société
philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.

«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le
silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien
voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser.
Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était
Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de
Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases
cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il
parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante
dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la
ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un
bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute
occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.

Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait
plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le
millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de
sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.

Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très
grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et
renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop
complaisamment.

Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû
faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie
ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le
département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient
leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus
humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres
devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des
ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de
bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta
une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait
jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il
était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le
défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il
célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on
s'arrachait les actions.

Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une
entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait
attacher son nom!

«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.

Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de
M. Kahn qui affectait d'être très ému.

Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique
crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se
précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce
temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées
hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le
décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:

«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef
était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à
l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes
les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M.
Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea
en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des
ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il
rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer
par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude
du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le
tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par
coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en
finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se
compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des
inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes
énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement
seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la
bouche tordue:

«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en
voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de
fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le
département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes
regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches.
Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande
lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il
comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des
siens à défendre.

Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste
dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il
commença.

«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée,
d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'oeil, et d'élargir ainsi la
solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel
et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on
creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des
montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre
les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix
haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue
avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques,
pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les
spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient
accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que
le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et
la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce
trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De
ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer
l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il
ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les
carcasses éventrées craquaient au soleil.

L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce
n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans
une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à
l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les
bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa
les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à
l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait
aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait
dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste,
désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait
plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des
monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.

«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec
son mouchoir.

Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus
qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la
grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il
laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière
l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire
d'État.

Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant
dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des
croassements prolongés.

Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était
mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames,
serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien
perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient
d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de
ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à
demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus
enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées;
il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme
foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.

«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse
face suait de joie.

C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine.
Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses
neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée,
et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout
de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous
la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société
philharmonique jouait toujours.

«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire
inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.

--C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du
tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.

--Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du
conservateur des eaux et forêts.

Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se
sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des
moulins craquaient plus fort.

Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui
indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans
une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement
ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude
inquiète.

«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des
hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se
boucher les oreilles, comme les dames.

L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.

On avait mis la mèche très longue, par prudence.

L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés
sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes
nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un
ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments,
gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en
alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:

«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les
autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal
qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes
vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres,
dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une
clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le
flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où
plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir
les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des
gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf
heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les
quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du
Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.

«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la
femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane
semée d'étoiles d'or.

Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au
milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la
révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'oeil. De
l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres
éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de
l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient
là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe
d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés
de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.

Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon,
distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe
soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du
regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.

«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander
à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai
promis une valse.

--Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas
le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il
m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après
le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter
le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y
être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus
tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il
était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se
dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir,
au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu
maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à
l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient
l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on
louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine
se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous.
Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs,
regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort
pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier
parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.

«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria
furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un
quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut
que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon
homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce
jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les
émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer
seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la
porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois
heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia
toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner
rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé
devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du
jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze
curieux effarés regardaient de loin.

A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une
terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:

«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face
gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.

«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu!
madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre
mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées
tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.

Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes.
Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna
les choses.

«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le
brigadier à l'oreille du commissaire.

Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:

«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit
dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe
de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son
fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes,
le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants,
des yeux noirs, doux et énergiques.

Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.

«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à
remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler.
Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres
maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:

«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher
dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il
changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise
propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme
Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le
recevoir, comme on suit un enfant.

«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin.

Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent
l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une
attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes.
Gilquin avait tiré sa montre.

«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il.

Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de
retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet
homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il
tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement
il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première
valse.

«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous
que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la
réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour
l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes,
les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le
brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde
main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme
Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant
son mari, en serrant ses poings de dévote résolue.

«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier.

Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou
vif.

«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or,
ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti,
il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des
abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit
touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les
joues séchées, la voix raffermie:

«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner
mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve.

--Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très
pénible...

--Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas été chargé de le
tuer, pourtant!

--J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper
court à la scène de supplications qu'il prévoyait.

Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de
bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce,
comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort,
elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait
pas sur ses larmes.

«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence,
pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux.

Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au
fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri.

A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint
dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre
carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays,
avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures;
deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était
engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux
voyageurs, pour des promenades dans les environs.

«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel
obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se
fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre....
Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de
nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions
différentes.

Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une
heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les
recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre,
marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant
tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du
proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule,
paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait
devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur
ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême,
restait allongé, sans un mouvement.

Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air
rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché
au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout
attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir.
Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau.
Cela prit un temps fort long.

Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une
chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet,
redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme.
Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait
allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que
le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son
chapeau.

«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin.

Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une
paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.

«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans
la voiture? Je veux accompagner mon mari.

--C'est impossible», répondit brutalement Gilquin.

Elle se contint. Elle n'insista pas.

«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?

--Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture,
puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules
et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet
stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M.
Martineau. Les deux gendarmes le portaient.

Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le
moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter,
ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire.
Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était
comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir
évanoui dans la voiture.

«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa
montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose
dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il
sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête
venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes;
puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient;
enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La
nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de
la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des
roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut
dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait
en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait
toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais
c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui
roulait, noire et silencieuse.

On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter
de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il
fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui
amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur.

Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles.

Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un
pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital?

«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse?
demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.

--Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je
vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille
responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour
monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à
l'hôtel.

«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai
assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à
accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau
elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les
gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de
bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais
le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la
place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de
cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues
passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons,
frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire
à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur
et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles
étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme
Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se
penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit,
Gilquin monta.

Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son
éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper
froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient
debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas
perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs
leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des
chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il
y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.

Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du
Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues
la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en
pleurant toutes deux à gros sanglots.

«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui
étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne
pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?»
Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon
Dieu!

--Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère
bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux.
Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle:

«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la
figure de nouveau au fond de son mouchoir.

«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit
frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la
première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein
d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait.

Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu
cela. Les faits allaient trop loin.

«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs
soupirs Mlle Herminie Billecoq.

Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous
l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est
descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa soeur. Une
soeur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir
de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau,
qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous
laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, ça été fini très vite.
Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout
habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il
s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a
pas dû lui faire beaucoup de mal.

--Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à
son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de
l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère.
Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener,
je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient
hachée, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie?

--Oui, oui, répondit la grande fille.

--Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on
pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!» Rougon
restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était
emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails
de cette mort qui lui semblait abominable.

«Tenez! s'écria Herminie debout devant la fenêtre, on voit la chambre
d'ici, là, en face, dans la grande clarté, la troisième fenêtre du
premier étage, en partant de la gauche.... Il y a une lumière derrière
les rideaux.» Alors, il les congédia, pendant que Mme Correur
s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel
elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatale nouvelle.

«Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l'oreille de Du Poizat,
lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute pâle.

--Eh! c'est cet imbécile de Gilquin!» répondit le préfet en haussant les
épaules.

Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait un coin par
la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les
trois filles du conservateur des eaux et forêts; tandis que le colonel
du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux méchancetés de
l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines.
M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président du tribunal
civil son discours de l'après-midi, sur les bienfaits de la nouvelle
voie ferrée, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur
des contributions directes, les deux juges de paix, les délégués de la
Chambre consultative d'agriculture et de la Société de statistique,
bouches béantes.

Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que
l'orchestre jouait avec des éclats de trompette, berçait les couples, le
fils du receveur général et la soeur du maire, l'un des substituts et
une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en
rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le
commissaire central et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant
avec lenteur; il s'était hâté d'aller faire une toilette correcte, habit
noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait
pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyés de tendresse.
Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arrière
son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut
goût ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut
se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de
tarlatane étoilée d'or.



XI


Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de
l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai,
il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir
conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s'installer.

«Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant
Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron.

--Mais oui, je vais au conseil, moi aussi», répondit-elle en riant.

Puis, elle ajouta d'une voix sérieuse, lorsqu'elle eut casé entre les
banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle:

«J'ai un rendez-vous avec l'impératrice. Je suis trésorière d'une oeuvre
pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s'intéresse.» Les deux hommes
montèrent à leur tour. Delestang s'assit à côté de sa femme; il avait
une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux.

Rougon, les mains libres; se trouva en face de Clorinde.

Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix
heures. Le cocher reçut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au
plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de
Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer.

C'étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en
planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes,
d'étroites places de province plantées d'arbres maigres, tout un coin
bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal,
avec des villas et des échoppes à la débandade.

«Est-ce laid, par ici!» dit Clorinde, renversée au fond du landau.

Elle s'était tournée à demi vers son mari, elle l'examina un instant, la
face grave; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang,
correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur
son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure
pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient
retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne
regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors,
maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop
enfoncée sous le parement.

«Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand
homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts.

--J'ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il.

Un tas d'affaires bêtes!» Et la conversation tomba de nouveau.
Maintenant, c'était lui qu'elle étudiait. Il s'abandonnait aux légères
secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules,
son chapeau mal brossé, gardant les marques d'anciennes gouttes de
pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois précédent, acheté un cheval à
un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de
dédain.

«Eh bien? dit-il, impatienté d'être examiné de la sorte.

--Eh bien, je vous regarde! répondit-elle. Est-ce que ce n'est pas
permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?» Elle lança cette
phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui,
plaisanta.

«Je suis trop gros, ça ne passerait pas.

--Oh! si l'on avait bien faim!» dit-elle très sérieusement, après avoir
paru consulter son appétit.

Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des
ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d'horizon dans
les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin
les pelouses d'une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l'enfance
des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la
route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue
sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau
glissant sur la neige.

«Hein? est-ce désagréable, ce pavé! reprit Clorinde, en s'allongeant. On
respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de
notre ami Du Poizat?

--Oui, dit Rougon. Il se porte bien.

--Et est-il toujours content de son département?» Il fit un geste vague,
voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître
certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner
par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de
M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des détails sur son voyage
là-bas, d'un air de curiosité méchante. Puis, elle s'interrompit, pour
s'écrier:

«A propos! j'ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M.
Bouchard. Nous avons parlé de vous.... Oui, nous avons parlé de vous.»
Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela
le passé.

«Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. A
présent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos
amis s'en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez.... Vous savez,
je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de lâcheur, mon cher.» A ce
moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle
croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter
au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut.

«Mais c'est votre beau-frère! cria Clorinde.

--Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin
lui a ordonné des promenades matinales.» Et tout d'un coup,
s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands
arbres, le long d'une allée à la courbe molle:

«Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi
voilà Beulin-d'orchère qui a fait le rêve d'être garde des Sceaux. J'ai
tenté l'impossible, j'ai sondé l'empereur sans pouvoir rien en tirer.
L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce
pas?... Beulin-d'orchère est premier président.

Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux.

Et il évite de me saluer! C'est un sot.» Maintenant, Clorinde, les yeux
baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait
plus.

Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.

«Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se
plaignent, ils ont grand tort, car j'ai déjà trop fait pour eux.... Je
parle pour tous mes amis.

Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes épaules!

Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.»
Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie:

«Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien
encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les
refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes
journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.» Et, lui touchant
le genou, la forçant à le regarder:

«Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez
rien à demander?

--Non, merci», répondit-elle d'une voix sèche.

Comme il s'offrait toujours, elle se fâcha, elle l'accusa de leur
reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, à son mari
et à elle. Ce n'étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle
termina, en disant:

«A présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande
fille, peut-être!» Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle
traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes,
le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du
landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une
parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle.

Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit:

«Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner?» Rougon eut un
geste d'ignorance. Il dit ensuite:

«On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.» Delestang rentra
dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus
graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question:

«Est-ce que le conseil sera très chargé ce matin?

--Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que
plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux....
Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je
suis en conflit avec la commission de colportage.

--Quel livre? demanda vivement Clorinde.

--Une ânerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela
s'appelle Les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du
socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'à un article
célébrant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux,
enfin!» La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite,
se tourna comme pour interroger son mari.

«Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J'ai parcouru ce livre,
j'y ai découvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est
bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les idées qui
s'y trouvent exprimées.» Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras,
dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne
voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'oeil sur
le paysage, aux deux côtés de l'horizon. Le landau était alors au milieu
du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait
des nappes dormantes d'un bleu pâle; tandis que des files d'arbres, le
long des rives, enfonçaient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense
ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidité
printanière, à peine teinté d'un frisson bleu.

Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon
descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta
de ne pas accepter ce soutien; elle sauta légèrement à terre. Puis,
comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle
sur les doigts, en murmurant:

«Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!» Et elle semblait sans
respect pour les poings énormes du maître, qu'elle gardait longtemps
autrefois dans ses mains d'élève soumise, afin de leur voler un peu de
leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez
appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son
tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut
descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler
à l'oreille de son mari:

«J'espère que vous n'allez pas l'empêcher de patauger, avec son bonhomme
Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme
lui.» Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un
dernier regard, s'inquiéta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur
l'étoffe; et, tandis qu'un huissier l'annonçait chez l'impératrice, elle
les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante.

Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de
l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande
table, recouverte d'un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient
sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous
leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l'exception du ministre des
Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en
congé.

L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près
de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table.
Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de
ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se
mettaient à l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait
alors de l'arrivée d'une ambassade venue du fond de l'Extrême-Orient,
avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires.

Le ministre des Affaires étrangères raconta une visite qu'il avait
rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement,
tout en restant très correct.

Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles; le ministre
d'État fournit des renseignements sur la santé d'une danseuse de
l'Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon,
ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines
de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs
sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu'ils se sentaient
surveillés.

«Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'intéressait
beaucoup aux danseuses.

--Oui, une foulure, répéta le ministre d'État. La pauvre femme en sera
quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse,
d'être tombée.» Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous
s'inclinèrent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuyé au
dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement:

«Elle va mieux?

--Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s'inclinant de nouveau.
J'ai eu de ses nouvelles ce matin.» Sur un geste de l'empereur, les
membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf;
plusieurs étalèrent des papiers devant eux; d'autres se renversèrent, en
se regardant les ongles. Un silence régna.

L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses
moustaches entre ses doigts, la face éteinte. Puis, comme personne ne
parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots.

«Messieurs, la session du Corps législatif va être close...» Il fut
d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq
jours. Le ministre des Finances signala les voeux exprimés par le
rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de
critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement
fonctionner d'une façon normale et le gouvernement se contenter des
crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits
supplémentaires.

D'autre part, des membres s'étaient plaints du peu de cas que le Conseil
d'État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire
certaines dépenses; un d'entre eux avait même réclamé pour le Corps
législatif le droit de préparer le budget. «Il n'y a pas lieu, selon
moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des Finances
en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande
économie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se
donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres
millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de
crédits supplémentaires, qui étaient à l'étude. Un virement de fonds
nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée
plus tard.» L'empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas
écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire
tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un
silence. Tous les ministres approuvaient, après l'empereur. Pendant un
instant, on n'entendit plus qu'un léger bruit. C'était le garde des
Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la
table. Il consulta ses collègues d'un regard.

«Sire, dit-il enfin, j'ai apporté le projet d'un mémoire sur la
fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes;
mais j'ai pensé qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire
en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières...

--Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous
avez raison.» Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la
Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune brûlait
dans ses yeux gris.

Cette question d'une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la
cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif
un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute
personne convaincue de s'être attribué sans droit un titre nobiliaire
quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et
de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait
soulevé à la Chambre une discussion passionnée; des députés, très
dévoués à l'empire, s'étaient écriés qu'une noblesse ne pouvait exister
dans un État démocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient
de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son
rêve. C'était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout un vaste
plan.

Le mémoire débutait par une partie historique.

Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long; les titres
devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les
rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens;
combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des
Sceaux. Enfin suivait un projet de décret. A l'article II, le ministre
haussa et ralentit la voix:

«Le titre de comte sera concédé après cinq ans d'exercice dans leurs
fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix
de la Légion d'honneur: à nos ministres et aux membres de notre conseil
privé; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs; à nos
ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef.» Il
s'arrêta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander
s'il n'avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur
l'épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: «Je crois
qu'il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil
d'État.» Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signe
d'approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son
manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut
interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui
avait une omission à signaler.

«Les archevêques... commença-t-il.

--Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, les archevêques ne
doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.» Et il
ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps
une page qui s'était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis,
le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des
lèvres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'État,
le dernier représentant d'une vieille famille normande, sourire
également d'un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger
hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'étaient compris.

«Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux:

Article III. Le titre de baron sera concédé: 1° Aux membres du Corps
législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs
concitoyens; 2° aux conseillers d'État, après huit ans d'exercice; 3° au
premier président et au procureur général de la Cour de cassation, au
premier président et au procureur général de la Cour des comptes, aux
généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux
ministres plénipotentiaires, après cinq ans d'exercice dans leurs
fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion
d'honneur...» Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les
procureurs généraux des cours impériales, les généraux de brigade et les
contre-amiraux, les évêques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de
préfecture de première classe, devaient être faits barons; seulement, on
leur demandait dix ans de service.

«Tout le monde baron, alors!» murmura Rougon à demi-voix.

Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé,
prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient
cette plaisanterie très déplacée. L'empereur avait paru ne pas entendre.

Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda:

«Que pensez-vous du projet, messieurs?» Il y eut une hésitation. On
attendait une interrogation plus directe.

«Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet?

--Mon Dieu! Sire, répondit le ministre de l'Intérieur en souriant de son
air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des
dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-là ne
prêtassent à rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le
sentiment d'égalité qui domine aujourd'hui, la rage de vanité qu'un
pareil système développerait...» Mais il eut la parole coupée par le
garde des Sceaux, très aigre, très blessé, se défendant en homme attaqué
personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de
porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La
nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique; et ce mot de
«noblesse démocratique» rendait sans doute si bien son idée, qu'il le
répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se
fâcher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des
personnalités blessantes. L'empereur demeurait comme étranger à la
querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'épaules,
la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui.
Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa
dignité, il murmura:

«Messieurs, messieurs...» Puis, au bout d'un silence:

«Monsieur Rougon a peut-être raison.... La question n'est pas mûre
encore. Il faudra l'étudier sur d'autres bases. On verra plus tard.» Le
conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du
journal Le siècle, dont un article venait de produire un scandale à la
cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur fût supplié,
dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain
qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande
douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du
cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son
gouvernement; son rêve inavoué était d'avoir son journal à elle, où elle
pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa
Majesté décida, ce jour-là, qu'un avertissement serait envoyé au siècle.

Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière
dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils.
Même le ministre de la Guerre, un général à l'air ennuyé qui n'avait pas
soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche,
lorsque Rougon s'accouda fortement à la table.

«Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est
élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage
présenté à l'estampille.» Ses collègues se renfoncèrent dans leurs
fauteuils.

L'empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour
autoriser le ministre de l'Intérieur à continuer.

Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus,
il n'avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras
droit balayant le tapis d'un geste régulier, il raconta qu'il avait
voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour
stimuler le zèle des membres qui la composaient.

«Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à
opérer dans les importants services dont ils sont chargés.... Le
colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les
mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et
les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages
fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle
accueillera au contraire les livres dont l'honnêteté lui paraîtra
inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de
reconnaissance pour le souverain.» Les ministres, très maussades,
crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.

«Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il.
C'est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le
pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu.

Voilà la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les théories
subversives, les monstruosités antisociales n'ont trouvé autant de
chantres.... Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien,
je l'affirme...» Le ministre de l'Instruction publique se hasarda à
l'interrompre.

«Les romans... dit-il.--Je ne lis jamais de romans», déclara sèchement
Rougon.

Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux
scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de
romans. Il s'expliqua.

«Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment
empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.

--Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur. Mais il est des
ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de
vulgarisation, où les auteurs s'efforcent de mettre à la portée des
paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont
le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles....
Justement, un livre de ce genre, Les Veillées du bonhomme Jacques, est
en ce moment soumis à l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent
qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître
d'école, en présence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque
conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de
culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur
dans la société. J'ai lu ce livre qu'un employé m'a signalé; je l'ai
trouvé d'autant plus inquiétant, qu'il cache des théories funestes sous
une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n'y a pas à
s'y tromper, c'est là l'oeuvre d'un démagogue. Aussi ai-je été très
surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en
parler d'une façon élogieuse. J'ai discuté certains passages avec eux,
sans paraître les convaincre.

L'auteur, m'ont-ils assuré, aurait même fait l'hommage d'un exemplaire
de son livre à Sa Majesté... Alors, sire, avant d'opérer la moindre
pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.» Et il
regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se
poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce
couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant:

«Oui, oui, Les Veillées du bonhomme Jacques...» Puis, sans se prononcer
davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.

«Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise
de savoir...» Il n'achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres
s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait
pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu
d'une gêne croissante. Évidemment pas un d'eux ne connaissait même
l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de
faire un grand geste d'ignorance pour tous ses collègues. L'empereur
tordit ses moustaches, ne se pressa pas.

«Et vous, monsieur Delestang?» demanda-t-il.

Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte
intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de
parler, il jeta involontairement un coup d'oeil du côté de Rougon.

«J'ai eu le volume entre les mains, sire.» Il s'arrêta, en sentant les
gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la
satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les lèvres un peu
tremblantes:

«J'ai le regret de n'être pas de la même opinion que mon ami et collègue
monsieur le ministre de l'Intérieur.... Certes, l'ouvrage pourrait
contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente
avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s'accomplir.

Mais Les Veillées du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une
oeuvre conçue dans d'excellentes intentions. Les voeux qui s'y trouvent
exprimés pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions impériales.
Ils en sont, au contraire, comme l'épanouissement légitimement
attendu...» Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu'il mettait à se
tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre côté de la table, la
masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise.
D'ordinaire, Delestang était toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce
dernier espéra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple révolté.

«Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant
craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apporté l'ouvrage....
Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle
de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur
une question du maître d'école, il déclare qu'il va enseigner aux
paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout
un système compliqué pour l'extinction du paupérisme. On est là en
pleine théorie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et
du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.» Delestang,
brusquement brave, osa regarder Rougon en face. «Oh! en pleine théorie
communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu là qu'un exposé
ingénieux des principes de l'association.»

Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.

«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin.

Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce
et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages,
prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait
d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux
attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un
parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles
étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par
Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour
s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses
collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son
besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis,
tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de
Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang
était un homme à bien accueillir.

«Il y a peut-être un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la
lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas,
messieurs?

--C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres.

Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules.

Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant
quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases
brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu,
Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir
craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le
geste véhément.

«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre
Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais
je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à
rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme
Jacques.... Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances
terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors
de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre,
selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions
et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un
m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la
puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire,
viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique.... Eh bien,
croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai
malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux
qui le rongent.

Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la
démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur;
mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre
Majesté en garde contre les entraînements généreux de son coeur. On a pu
espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle
du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques
abominables de perversion publique. Les événements on prouvé la
douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la
nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas
dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des
lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner
la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par
les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne
sauraient bientôt plus comment vous défendre.... Je me permets
d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La
liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une
faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement.
Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à
tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne
indiscutable au point de se laisser discuter.

En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y
a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir
rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle
engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième
liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les
institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage
qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le
corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un
tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il
ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un
rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la
politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus
tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections
générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du
pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures
dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la
grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et
surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour
combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est
un parlement qui travaille.... Quand à la presse, sire, elle change la
liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement
les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le
réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les
révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les
incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la
dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental....
Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de
réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les
Veilles du bonhomme Jacques.

Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté
m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids
d'un bras de fer...» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un
emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à
l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en
homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son
apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses
collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles.
Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.

Brusquement, il se tut.

Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le
couteau à papier.

«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de
la France, dit enfin le ministre d'État.

Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous
pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même
manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes...

--Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.

--J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que
jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à
l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté.
L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours
dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs,
d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par
Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce
qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara
l'empire à un édifice.

«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne
faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques....
L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont
Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles.

Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs.

Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au
couronnement de l'édifice, et c'est alors...

--Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur
étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait
s'éveiller d'une songerie.

«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous
verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta:

«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était
terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout,
saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se
retourna, en murmurant:

«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain
attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à
l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang.

Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des
sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le
ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande
expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que
l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave,
s'inclinait à chaque compliment.

«Non, venez», dit l'empereur à Rougon.

Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite,
encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma
une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau
canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet
d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher
à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant,
Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.

«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de
Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet,
s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du
pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les
plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais
étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin,
arrivaient dans le palais impérial.

«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec
bonhomie.

Puis, s'asseyant lui-même, il continua:

«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer
avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la
suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna
tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis,
un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de
grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort.

«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le
souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le
racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet
déplorable.... Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il
n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux
lèvres.

«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous
avez assisté à une solennité... Êtes-vous bien sûr de la solidité
financière de M. Kahn?

--Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon.

Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une
société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à
Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération
qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule.

«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez
combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une
catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...» Il
abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.

«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui,
m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre
le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le
département.... M. Du Poizat est votre ami, je crois?

--Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se
leva également.

Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de
légers filets de fumée.

«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.

--Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre.

Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château,
les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il
devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses
agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un
intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail
souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face
vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui
s'amuse:

«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre
petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils
d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier.
Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du
tapage que ces choses soulèvent!... On fâche tout le monde avec ces
bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien.
Sa Majesté n'avait pas fini.

Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à
dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre
jusque-là. Elle balbutia enfin:

«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé
Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les
employés s'en plaignent.... Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.»
Puis, haussant la voix, concluant brusquement:

«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du
tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux....
Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi
d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina,
il dit d'un accent profond:

«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour
le préfet des Deux-Sèvres.... J'ai également plusieurs faveurs à
solliciter...» Il tira un agenda de sa poche, il continua:

«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de
Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges.... Le colonel Jobelin désire
une situation dans les palais impériaux.... L'huissier Merle rappelle
qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour
une de ses soeurs...

--Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes
un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.

--Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec
une rude franchise.

Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout
le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit,
son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement
et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer
que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il
voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus
les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort.
Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée:

«Je souhaite de tout mon coeur que Votre Majesté, pour la grandeur de
son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on
aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit
quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi,
effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments
s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation
pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa
volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la
discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à
Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays
n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main
énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de
faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son
entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il
confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut
devoir insister.

«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant,
j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve
aujourd'hui responsable.

--Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis
avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du
cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs
pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le
souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.

«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système
d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais
vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.»

Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement
entêté:

«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le
déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans
un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là
quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur.
Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son
mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes
politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous
s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si
galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou
allongé, l'oeil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de
s'écarter peu à peu.

Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une
porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder
les convenances.

Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa
haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse,
il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait,
lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon,
pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe
verte du bois de Boulogne.

Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant
sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à
la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras
abandonnés.

Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où
elle était allée en dame de coeur, avec des coeurs de diamant à son cou,
à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de
l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie,
plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.

«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à
son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre
extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre,
curieusement, tâchait de glisser des coups d'oeil au fond du petit
salon, par la porte-fenêtre restée ouverte.

L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se
renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore.
On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille
allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le
frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de
l'oeil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des
hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction,
refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de
son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.

Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait
en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait:

«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon,
malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci
sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette
inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation
désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de
compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de
soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura,
avec un soupir de jouissance:

«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un
instant rêveuse, elle demanda à son mari:

«Dites! est-ce que votre soeur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse
de l'empereur?

--Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules.

Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte
qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté... Il l'a relevée,
il lui a conseillé d'attendre...--Ah! bien, elle peut attendre! s'écria
gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.»



XII


Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance.
Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval
de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le
buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les
plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être
une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses
correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de
l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans
l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée,
pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une
influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes,
des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait
sérieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé,
rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon,
d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi
passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la
craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son
pouvoir; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues,
auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des
bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille.
L'ensemble de cette singulière figure échappait, imagination détraquée,
bon sens écouté et obéi, corps superbe où était peut-être l'unique
secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importait les dessous de la
fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine
fantasque. On s'inclinait.

Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait
chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal
essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les
ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les
nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées
les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle
une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour
tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très
courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à l'un d'eux une centaine
de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans
un État voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique; elle
lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les
cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de
parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne,
Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg; alors, coulait
un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs
amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur
la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les
hommes d'État d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition,
remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme
chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, eût
tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les
petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle
se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre
le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela
ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.

Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce
qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont
elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser
la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait
du grand ministre italien, elle disait:

«Cavour», d'une voix familière. Elle ajoutait: «Cavour ne voulait pas,
mais j'ai voulu, et il a compris.» Elle s'enfermait matin et soir avec
le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, «l'affaire» marchait
très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de
déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber
des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une
entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'État étranger, un projet
de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles, une
guerre pour le printemps prochain.

D'autres jours, elle était furieuse; elle donnait des coups de pied aux
chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à
les casser; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres
imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle
tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le
sud-est, du côté de l'Italie, en répétant: «Ah! si j'étais là-bas, ils
ne feraient pas tant de bêtises!» Les soucis de la haute politique
n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes,
où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent
assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la
couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la
tête perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet
éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier
égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles
bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une
affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses
démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue,
s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des
profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le
soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait
les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les
plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait
de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené
par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle
riait, elle ne se souvenait pas toujours.

Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer
dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard.
L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout; elle
voulait un pied-à-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau
d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là,
servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts
personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se
présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur
le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait
elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise,
couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un
général.

Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se
coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la
servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le
soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle.

Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer
les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier
et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permît un murmure. Son
tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du
secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans
l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le
tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services,
cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées,
remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous.
Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant
et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un
air de sérénité et de protection affectueuses.

Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire
revenir sa mère de Turin; elle voulait désormais, disait-elle, que la
comtesse Balbi passât auprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors
une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de
l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son
appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de
son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En
présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance
italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais
résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne
l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage? Elle
s'accusait de la dureté de son coeur. Mais ce n'était pas sa faute, elle
avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités, dont le sens
lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas.
Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des
femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de
ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang,
éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui,
en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses; son peu de
sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail par
jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de
dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de
temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de
l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule
chair qui le troublât.

Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de
ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé
de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et,
pour mieux indiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue
Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi.

Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle
recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand
salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait
très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de
toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la
chambre, au milieu des chiffons qui traînaient.

Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer
assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle.
Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises,
d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en
voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit
passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire,
elle rentra vers cinq heures; elle était sortie à pied et avait reçu une
averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un
fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée,
elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de
chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la
déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui
pissaient l'eau sur le parquet.

«Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut
assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une
heure.» Clorinde lui demanda comment était le monsieur.

Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse,
montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros,
l'air sévère.

«Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est
vrai, il devait venir à quatre heures.

Eh bien, qu'il attende.... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas?» Et elle
s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau,
au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son
absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis
quelques minutes, reparut en murmurant:

«Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.

--Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au
milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.» Mais elle eut, ce
soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où
elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès
d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue
devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes,
d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople,
chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de
ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes
de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable
comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait
elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété
miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides.

Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses
pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer.

Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé
une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.

«Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que
c'est qu'une femme.» Il y avait plus de deux heures que M. de
Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains
nouées sur les genoux. Blême, froid, de moeurs austères, le banquier,
qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi
antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois
fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur
pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme
consternait les valets.

«Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.» Elle
restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses
lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout près
d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême
politesse.

«Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement
quelque chose.» Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne
planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être
entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa,
lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés
sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement
pas, il hochait vivement la tête.

«Voilà! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.» Il
la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines
explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses
commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain; sa
femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte.

Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge,
en s'écriant:

«Ah! bien, moi qui m'en vais comme ça avec vous!» Alors, elle bouscula
Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna à peine le
temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa
toilette.

Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir,
une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie
rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que le
dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva
trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet
endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, MM. Brambilla,
Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les
rencontrer là.

«Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle.

--Oui, oui», répondirent-ils, en balançant lentement la tête.

Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le
moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont
rendus silencieux et réfléchis.

Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros
cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture.
Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut
alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes.

Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes
chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute
par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts
gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque
impénétrable.

Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs
ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une
question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner,
promit à Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour
faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas
encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf
heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de
distance par Mme Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre,
allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux
inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à
l'autre; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant; elle la
sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de
velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une
royale beauté, la face blanche, les bras nus, pareille à une de ces
figures couchées qui rêvent, adossées contre des monuments. A ses pieds,
Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitté
la peinture pour la musique.

«Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une
bête qui est entrée je ne sais comment...» Pozzo continuait à gratter sa
guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation.

Mme Correur roula un fauteuil près de la jeune femme.

M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était
pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre
disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard,
le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent
rester debout.

«Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses
dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de
toilette.» C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les
linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule
lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre;
une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une
troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient
des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler
des veilleuses. La chambre elle même, autrefois mauve tendre, passée
aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue; on
distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, des traînées de
poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu
du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries;
au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le
désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte,
comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés
débouchés.

Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une
fenêtre.

«Ça sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter.

--C'est moi qui sens bon», répondit naïvement la jeune femme.

Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des
sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa
blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient,
chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les
parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers
coups de pouce.

Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna
fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque
dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel
sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par
des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine
de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs,
mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux,
travaillés par une intense fièvre d'ingratitude.

«Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?» demanda le
colonel.

Maintenant, Rougon n'était plus «le grand homme».

«Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari
s'entête à me l'amener.

--Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeait bien
sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il
branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux
mois.»

M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant:

«Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon
n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se
laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à
coups de bâton, avec une brutalité révoltante.... Enfin, depuis cinq
mois, il a commis des actes monstrueux...

--Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits,
d'injustices, d'absurdités.... Il abuse, il abuse, vraiment.» Mme
Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il
avait la tête peu solide.

«C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.

La tête n'est pas très d'aplomb, hein?» Et, comme on le regardait, M.
Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose.

«Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!» Clorinde, la
tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux
de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son
tour, pour les pousser:

«Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui
reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais
l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...

--A nous! à nous!» crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement.

Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M.
Kahn cria le plus fort.

«Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai dû attendre
ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était
superbe, est devenue très lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne
vient-il pas à mon secours, maintenant? Je lui ai demandé d'obtenir de
l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la
Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a répondu qu'il fallait
attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande à les voir! Il n'a
jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire!

--Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à Mme
Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle
pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq
ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en
mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans
l'industrie, il gagnerait déjà le double.... Cet animal de Rougon m'a
déclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si
c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis!» Mme Correur réussit
enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde.

«Dites, madame, il ne m'a pas nommée? Jamais je n'ai reçu ça de lui.
J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut
pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicité pour plusieurs
dames de mes amies, je ne m'en défends pas; j'aime à rendre service. Eh
bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne à mal,
ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre
Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un
officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot; voilà qu'elle est
accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus,
l'officier a filé, après avoir croqué la dot.... Entendez-vous, toujours
pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avisée, ces temps derniers,
quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler
les manoeuvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison
où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder....
Savez-vous quelle a été sa seule réponse? Il m'a répété à trois fois qu
il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.» Cependant, M.
Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya:

«Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais!
Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache.
Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est
juste, vous accaparer...» Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et
tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn qui
recommença d'une voix solennelle:

«La vérité, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous
souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser
au ministère.

Hein! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le
boire et le manger? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa
vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu! aujourd'hui, la
reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver.

--Oui, oui, il nous doit tout! crièrent les autres. Il nous en
récompense joliment!» Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous
l'énumération de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre
rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout
d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus
dans la chambre.

A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de
barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il
trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié
de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses
ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une
sensualité de collégien.

«Il est insupportable, ce petit! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille
partout.

--Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu
la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact....
Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a
eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant
par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de
services. On se déconsidère.» Mais Clorinde l'interrompit, murmurant:

«Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.»

M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus là, il baissa la voix à
son tour.

«Elle est charmante!... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais,
vraiment, elle n'a guère à se plaindre.

Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire
Martineau. Il a fait preuve là de bien de moralité. On ne tue pas un
homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas?» Il
s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à
l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et
Mme Correur rentraient.

«Tiens! Kahn s'est envolé», dit le colonel.

Et, sans transition, il s'écria:

«Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn
devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans coeur, moi. Tout à
l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé
l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir
prêté son nom à cette grande flouerie du chemin de fer de Niort à
Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là! Cet imbécile de gros
homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue,
dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de
l'empereur!... Voilà, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en
plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion?»

M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son
adhésion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la tête
toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière,
qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle
ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.

«Chut!» souffla-t-elle.

M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma,
jeta trois ou quatre grosses bouffées; on fumait dans la chambre de la
jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant:

«Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je
déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa
protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le
nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer
les boeufs, le voilà de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de
le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas ménager son
crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet,
entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes
responsabilités, je l'abandonne.» Il hésitait pourtant, sa voix
faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la tête
sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon
était toujours au ministère; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir
s'appuyer sur une autre toute-puissance.

«Il n'y a pas que le gros homme», dit négligemment Clorinde.

Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un
simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette
promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient
sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et
aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe,
dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à
satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque
pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement
multipliés et élargis. Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses
coussins.

Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo,
lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie
heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies
soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la
guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il
frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la
jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire
demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en
se tournant vers Mme Correur:

«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai
plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.»
Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa
guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure
passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes
ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans
doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix
sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le
désespoir.

Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas
éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était
pas un obstacle.

«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le
colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.

--Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la
tête.

--Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les
diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts
d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de
Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare
sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il
était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et
une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le
plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la
jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire
plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.

«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de
toilette, où une porte grinçait.

Puis, comme se souvenant, elle s'écria:

«Ah! c'est maman.... Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse
Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait
noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à
son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la
soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle
semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire
continu d'ancienne reine de beauté.

«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue.
Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une bête
qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un
déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son
lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers.
Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue.
Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard
abominable les personnes qui se trouvaient là.

«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune
femme. Je suis beaucoup mieux couchée.... Je ne vous renvoie pas, au
moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un
oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la
couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à
s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection
des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin
et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci
s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre,
elle disait, d'une voix très douce:

«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait
un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche
de brigand en habit noir.

A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois
pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient.
Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres
d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant,
regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il
tapait la cuiller violemment.

«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.

--Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau
tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de
meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard
entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû
dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.

«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis
de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme
Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette.
Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la
jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se
reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de
s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela
allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs.
Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient
rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois,
riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles
avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de
Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de
gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles
endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.

«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a
débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint
subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un
discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand
mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées
d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune.
Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:

«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...» Leurs voix se perdirent,
Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la
comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de
Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée.

M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu
des conversations étouffées:

«Je ne vous ai pas conté?... Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de
s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne
pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M.
Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda
ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre:

«Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employés de ma
division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi.
Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant.
Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors,
dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne
sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas,
Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde,
pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur
elle.

«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle
façon le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regardé un bon
moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a
carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a
dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites
de la peine; il y a des raisons graves...» Impossible d'en tirer autre
chose.

Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon
souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait
justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles,
au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton
d'humeur:

«Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si intéressant!» Mais
le mari s'entêtait.

«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai
plutôt mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer.
Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de
M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa
situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de
Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient
commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant
qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse
compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus
imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque
main puissante ne le ramassait dans sa chute.

«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la
Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il
suffirait d'obtenir une loi...» Clorinde les appela discrètement d'un
geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement
avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui
offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer
la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif
lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.

«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes
d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en
lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en
raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde
parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à
Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et
elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait
bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs
de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M.
d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui
avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre,
en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait
comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à
l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même
se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la
cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges,
malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et,
au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise
longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait
doucement:

«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son
gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe.
La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.

Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la
portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous
s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait.
Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations
partirent:

«Vous êtes seul?

--Vous ne l'amenez donc pas?

--Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un
soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le
quitter au coin de la rue Marbeuf.

«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il
est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de
plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez!
permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le
laissa parler, il dit d'une voix mesurée:

«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il
n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant à moi, je lui
serai éternellement reconnaissant...

--Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé.

--Mais de tout ce qu'il a fait...» On lui coupa violemment la parole.
Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût
fait quelque chose?

«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce
point-là!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu!
vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites
de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors
ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon
administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup
d'oeil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse.
D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour?
Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.

«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez
Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le
conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant,
Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier
venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde.
Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de
viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu
extraordinaire.

«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air
de dédain.

Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se
tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle
roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la
nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:

«Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le
mettre à sa vraie place.

--La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à
fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.

C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari
parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit
brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu:

«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut
parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de
ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une
teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face
superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau;
la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes
chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et
les autres, avaient des coups d'oeil, de petits gestes, des mots
rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils
s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui.
Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils
pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.

«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix
tendre.

On le fatiguait! Ce fut une commisération générale.

En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc!
quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les
travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se
coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser
sur le front de sa femme.

«Flaminio!» murmura la comtesse.

Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du
domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le
cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe
s'était éteinte.

Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait
qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne
se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte
odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de
menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme
Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de
sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on
partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune
homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe
roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans
l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un
léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde
descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la
chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui
soufflait dans le cou.

Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient.
Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique.
On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration
autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire
humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés
publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour
des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour
de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures,
entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société
moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des
protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France
sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que
l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des
allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle
complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le
plus grand bien du pays.

Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous
les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant
les coins du plafond.

Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle,
elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter
à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme
avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.

Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait
devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes
très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle
cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait
sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque
matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se
montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se
fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée
Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre
ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.

Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir,
la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son
beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule
d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des
parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les
Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La
jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du
prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être
compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se
servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une
méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en
ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa
soeur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait
aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme
Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque
temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait
la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques,
d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde.
Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle,
paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne
enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente
d'un rayon de soleil.

Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On
causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle.
Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la
rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui
regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et,
disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des
doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante,
libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes,
se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la
passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne
pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque
plan longuement conçu.

Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à
l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la
brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui
venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour
fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait
sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant
plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard
où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se
présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de
visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses
genoux toute petite?

Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait
de lui administrer jadis, les jupes relevées.

Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing
d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M.
Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de
Plouguern, elle répondait d'un air pincé:

«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.» Puis,
brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute
heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des
trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui
passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en
train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une
jeune mariée.

«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir....
Parrain, donne-moi donc mon éponge...» Ce mot de parrain était une
caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant
les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu
la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque
la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là,
dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la
vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux
son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.

«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui
rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait
ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui
conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait
tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant
avec son ricanement de poulie mal graissée:

«Mais, bête, c'est permis.... Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On
ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait
alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le
drame qu'elle rêvait.

D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont
elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan.
C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et
sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en
elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.

Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts,
avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se
produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air
absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans
doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la
voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois
mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince
regard luisant.

Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter
déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait
l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience
qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très
préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer
la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la
complimentait d'obéir à son mari.

«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il.

Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez
elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là:

«Mon Dieu! qu'il est bête!... Et il trouve les femmes bêtes, encore!»
Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande
était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air
triomphant.

«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous
connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est
comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.

«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un
ministre descende si bas...» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les
Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de
l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue
disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la
bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle
de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être
entendue avec les soeurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au
couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après,
ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les soeurs elles-mêmes qui
avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale
épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au
couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait
télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite
domiciliaire eût lieu immédiatement.

«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la
dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire
et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures.
Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis
le nez jusque dans les paillasses des soeurs...

--Les paillasses des soeurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard
révoltée.

--Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.

--Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais
pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec
Dieu!»

M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme
s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait
douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son
collier de barbe:

«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les soeurs?

--Absolument rien!» répondit M. de Plouguern.

Puis, il ajouta d'une voix rapide:

«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des
bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande
piété, avait faits aux soeurs pour les récompenser de leurs bons soins
pendant sa longue maladie.

--Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres.

Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant
chaque phrase d'un petit claquement de main:

«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une
de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées
de notre société impie.

Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques
contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable
sacrilège, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne société de
Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a
toujours témoigné aux soeurs une tendresse particulière, est
immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre
part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un
incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin
l'impératrice elle-même...» Tous tendirent le cou.

«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz,
qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa
Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la
France.--Très bien!» dit tout le monde.

Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de
conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots
de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu
pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement,
sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé
une grâce longtemps demandée.

Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la
visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux
en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.

Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha
d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer
familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre
d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à
l'oreille de la jeune femme:

«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!»



XIII


Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur
croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les
appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des
gendarmes retourner les paillasses des soeurs, c'était un crime si
monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement
sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde
officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice,
disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée
de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits
s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au
milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et
souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une
bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il
laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé
dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété
étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui,
peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les soeurs étaient des
voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des
timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il
s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles
devant les tribunaux.

Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très
étonné, il ne les savait pas à Paris.

Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la
veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger
le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné.

Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela.... Vous êtes allé
trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se
répandirent en éloges sur les soeurs de la Sainte-Famille. C'étaient de
bien saintes femmes.

Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils
n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout
Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes
de la société y respectaient les bonnes soeurs.

«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme
Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre
la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir
tranquille.... Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas?
Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous
jeter des pierres.... Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un
christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.

--Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde
maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les
laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils
finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la
nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un
peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne
discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en
effet, il laissa étouffer l'affaire.

Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel
son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à
Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père,
selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte
de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de
fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on
entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête
fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du
Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers
l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de
folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il
montrait même le trou d'une balle dans son chapeau.

Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé
se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort
tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le
département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien
un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient
pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses
ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de
rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les
dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et
debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard
de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur;
il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire
d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à
exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le
sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant,
jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il
engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il
dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir,
très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné,
cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à
demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission
certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort
devenait impossible.

«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas
d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes
donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.» Rougon
évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au
préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en
tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade
était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait.

Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude,
dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande
doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule
qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses
familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de
l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie
dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il
regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit
aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens
étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés;
s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le
fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres
en moins.

Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort,
était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune.
Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans
cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros
poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il
ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que
sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation,
une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la
loi par le seul éclat de sa parole.

Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il
traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les
talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il
mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son
unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait
bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle
lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les
instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne
pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un
grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir
solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il
parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement
obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute
approbation, avant de continuer son oeuvre de salut public. D'ailleurs,
il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la
répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission
partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge
allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la
visite domiciliaire chez les soeurs de la Sainte-Famille. S'il tombait,
au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.

Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait
dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une
crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout
le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour.
Rougon résolut d'y montrer sa face calme.

C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de
leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des
chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier
ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre
vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le
voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du
marquis et de la marquise d'Escorailles.

Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre,
avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement.
Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence,
vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut
se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine
grise.

«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous
nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous
désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne
pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre
les regardait d'un air d'extrême surprise:

«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il.

Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le
priant de se mettre à l'écart.... Puis, comme il n'obéissait pas, nous
nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous
faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules
avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il
parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience.

Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité:

«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y
a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans
une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne
déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait
compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste
impérieux.

«Laissez-moi achever.... Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez
quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement
illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre
maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre
fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de
lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un
d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion....
Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea
même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait
le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il
crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et
d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il
les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé,
rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un
instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées.
Il promit de décider Jules.

Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il
attendait de l'empereur:

«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.»
Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles
gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à
paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble
sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il
partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien
venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier,
qui semblait aux aguets depuis le matin.

L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était
ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours
rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue
en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense
rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une
pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes,
s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se
trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite,
dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable
fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de
plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf
circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très
renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs
montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des
oeillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et,
devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du
bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient
d'un coup d'oeil les cartes des invités.

Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant
quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs,
elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap
rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs
d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets
d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet
sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses,
décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des
sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes
de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de
demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires,
chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues,
frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques
de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de
vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes
deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse
recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient
des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères
voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de
leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les
gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la
salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient,
examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de
l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants
s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur
leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable,
passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air
ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit
d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd
des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des
hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui
allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs,
parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six
autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de
hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu,
en criant des cigares et du feu.

Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès.

Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses,
un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose
elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de
l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le
bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses
bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un
bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le
fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon
la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne
pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre,
affairée, suçant vivement le sang de ses doigts.

En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le
tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe
paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un
déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et
d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit
rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots
étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie,
verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la
plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle
cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme
Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son
village:

«A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un
coup...» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes,
était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait
tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir
monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des
consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de
gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes
faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du
milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour
verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette
débandade de carafons, manoeuvrant ses bras nus au risque de tout
casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le
public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une
robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante,
extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de
comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement
entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de
métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules
des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour
prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à
l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main
superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà
familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture.

Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa
sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant:

«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là
debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque
vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait
les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la
clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait
de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il
demanda:

«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau?

--Ce matin, répondit-elle.

--Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire,
pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour.
Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas.
C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un
vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le
grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le
collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux
lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une
grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis
remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on
lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura
discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.

Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue
fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec
une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales,
honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était
montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de
rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les
femmes avaient compris, échangeant des coups d'oeil, comme pour se dire:
C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette
aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le
criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en
croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour
premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au
fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches,
toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de
ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve
en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une
dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle
tête froide sur l'oreiller impérial.

«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un
général qui la regardait en souriant.

Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent.

«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait,
de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de
la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient,
causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand
cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur,
recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher
sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble,
tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la
grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de
plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant
une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds
de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés
passionnément par d'augustes moustaches.

«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils
me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je
crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce
pas?»

M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il
demanda:

«Alors, Rougon?...

--Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je
lui ai envoyé une carte d'invitation à son noM. Je l'attends.»

Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement:

«Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.»

M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon.
Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux.
La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés
autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un
air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un
continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait
excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus
des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le
grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.

Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs,
très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous
laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en
bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis
de cliente cherchant un bon coup à faire.

D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans
ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne
connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle
n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop
leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les
objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de
maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller
l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un
portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux
depuis plus d'un quart d'heure.

«Combien?» demanda-t-elle.

La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec
deux messieurs, se tourna à peine, répondit:

«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames,
qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes,
vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de
franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir
d'un air effrayé, en murmurant:

«Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix
francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle
bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce
portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son
nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit parle lui laisser à
quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et
elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune
femme disait:

«J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une
n'achète.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en
s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une
étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis
s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle
l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux
accroche-coeurs qui s'envolaient.

«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les
yeux guettant les portes.

Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il
comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà
fortement le coeur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou
quatre dames, qui répétaient:

«Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une boîte
d'allumettes...» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il
s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir
tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à
cigares fort laid.

Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il
rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la
tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors,
lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où
Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas
être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un
bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son
travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus
maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie:

«Madame, combien cette fleur?

--Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège
du coin de l'oeil.

Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était
impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il
paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn,
en murmurant:

«C'est un guet-apens, un guet-apens...

--Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn.

Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux
vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très
fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:

«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse.... Ils finissent toujours par
en avoir pour leur argent.»

M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces
dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus
vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient.

«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis....
Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non?
Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils
se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils
avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes,
dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils
disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils
feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque
comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.

Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques.
Une poupée d'un sou, un louis, ça n'était pas dans leurs moyens! Trois
crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche!

C'était à mourir de rire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante,
pareille à un chant de flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par
cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion
du vol.

Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et
des mots couraient: «Je vais les pincer, ceux-là... Vous allez voir, on
peut les saler...», phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils
répondaient par des saluts plaisants. Derrière leur dos, elles
triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalousée fut
une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à
cacheter trois louis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une
vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de
savons, M. d'Escorailles s'écria:

«Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?» Il
secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s'oubliant, prit le
porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle
semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.

C'était une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes
un porte-monnaie vide, pour rire.

«Ah! zut! dit-il en entraînant M. La Rouquette, je deviens chien,
moi!... Hein? il faut tâcher de nous refaire.» Et, comme Ils passaient
devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri:

«A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...» Ils
s'approchèrent, en feignant de n'avoir pas entendu.

«Combien le coup, la marchande?

--Vingt sous, messieurs.» Les rires recommencèrent de plus belle. Mais
Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux
étonnés sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus.
Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le
tourniquet grinça, sans un arrêt. Ils tournaient l'un après l'autre. M.
d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs,
sept statuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes; M. La Rouquette eut
pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de
camelote monté sur des pieds de zinc doré, des verres, un bougeoir, une
boîte avec une glace.

Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit par crier:

«Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez,
emportez vos affaires.» Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur
une table.

M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d'échanger son tas
contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqué dans
ses cheveux. Mais elle refusa.

«Non, non, vous avez gagné ça, n'est-ce pas? Eh bien, emportez ça.

--Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles.

On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!...
Moi, je deviens chien.» Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement
un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarité.

L'embarras de M. La Rouquette était aussi bien divertissant. Alors, Mme
Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond de sa boutique, une dignité
souriante de matrone, avança sa grosse face rose. Elle voulait bien
faire un échange, elle.

«Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.

Prenez tout, je vous donne tout.» Et Ils ne s'en allèrent pas, ils
restèrent là un instant.

Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries à Mme Bouchard,
d'un goût douteux. A la voir, les têtes tournaient plus encore que son
tourniquet. Que gagnait-on à son joli jeu? Ça ne valait pas le jeu de
pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de
choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune
bête; elle avait un léger balancement de hanches, comme une paysanne
dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur
elle, en répétant d'un air ravi de connaisseuse:

«Est-elle gentille! est-elle gentille!» Mais Mme Bouchard finit par
donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner
le mécanisme du tourniquet, en prétendant qu'elle devait tricher.
Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin! Et, quand elle les eut
renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.

«Voyons, messieurs, à vingt sous le coup.... Un coup seulement,
messieurs.»

A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les têtes, se rassit
avec précipitation en murmurant:

«Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?» Rougon traversait la
salle, lentement. Il s'arrêta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya
trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait
ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait
la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il
venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la
tête haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette
s'étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel; il y avait
encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le
ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla
grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut,
familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se
baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour
affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fixés
sur lui.

Clorinde s'était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune.
Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de
raillerie:

«Que faut-il vous servir?

--Ah! voilà! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que
vous avez?» Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs: fine
champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro,
kummel.

«Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.» Elle alla au comptoir,
apporta le verre d'eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et
elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui,
continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues.

«Vous allez bien?... Il y a un siècle que je ne vous ai vue.

--J'étais à Fontainebleau», répondit-elle simplement.

Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle
l'interrogeait à son tour.

«Et êtes-vous content? tout marche-t-il à votre gré?

--Oui, parfaitement, dit-il.

--Allons, tant mieux!» Et elle tourna autour de lui, avec des attentions
de garçon de café. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux,
comme sur le point de laisser à chaque instant échapper son triomphe.
Enfin, elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les
pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant
l'épaule:

«Je crois qu'on vous cherche», reprit-elle, le visage tout allumé.

Merle, en effet, s'avançait respectueusement, entre les chaises et les
tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son
Excellence de l'excuser. On avait apporté derrière Son Excellence la
lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout
en n'ayant pas reçu d'ordre, il avait cru.... «C'est bien, donnez»,
interrompit Rougon.

L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans la salle.
Rougon, d'un coup d'oeil, avait reconnu l'écriture; c'était une lettre
autographe de l'empereur, la réponse à l'envoi de sa démission. Une
petite sueur froide monta à ses tempes. Mais il ne pâlit même pas. Il
glissa tranquillement la lettre dans la poche intérieure de sa
redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn,
auquel Clorinde était allée dire quelques mots. Toute la bande à présent
le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë
de curiosité.

La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la
moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie.

«Vous êtes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient
servantes...» Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace:

«Alors, vous ne lisez pas?» Il joua l'oubli. Puis, feignant de se
souvenir:

«Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.»
Et, à l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un
regard il eut parcouru les quelques lignes.

L'empereur acceptait sa démission. Pendant près d'une minute, il tint le
papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus
être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible se faisait en
lui; une rébellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la
chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'était pas
roidi, il aurait crié, fendu la table à coups de poing. Le regard
toujours fixé sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu
à Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire entêté, lui renouvelant
sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pensée de
disgrâce devait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser
si brusquement, en une nuit, après l'avoir vingt fois retenu au pouvoir?

Enfin Rougon, d'un effort suprême, se vainquit. Il releva sa face, où
pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste
indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deux mains sur la petite
table.

Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la
bouche frémissants:

«Je le savais. J'étais là-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!» Et
elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda
de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs.
Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, goûtant sans hâte,
phrase à phrase, la volupté de se montrer enfin à lui en ennemie
implacable et vengée.

«Je n'ai pas pu vous défendre, continua-t-elle, vous ignorez sans
doute...» Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu:

«Devinez qui vous remplace à l'intérieur?» Il eut un geste
d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par
lâcher ce seul mot:

«Mon mari!» Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée.
Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée
autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre
un homme réputé de première force. Alors, elle se donna le plaisir de le
torturer, d'abuser de sa victoire; elle étala les côtés blessants. Mon
Dieu! son mari n'était pas un homme supérieur; elle l'avouait, elle en
plaisantait même; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi,
qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui
en était poussé. Oui, l'huissier Merle, un passant imbécile, n'importe
qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la
toute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle se
montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.

«Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de
mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous
pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de
folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au
pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai été un boulet à son
pied?... Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m'étais promis ce régal,
vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation vous
avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous êtes très fort, mon
cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours
quand elle voudra en prendre la peine.» Rougon, un peu pâle, souriait.

«Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d'une voix lente, évoquant
toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez...

--J'avais autre chose, parbleu!» acheva-t-elle avec une carrure qui
arrivait à de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le dédain des
convenances.

Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le
vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les leçons épelées à son
côté, en disciple docile, pendant leurs bons après-midi de la rue
Marbeuf. C'était là de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait
l'amertume sans dégoût, en homme d'expérience. Sa seule préoccupation,
dans ce dénouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout
entière. Il se rappelait ses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles
pour pénétrer les rouages secrets de cette machine superbe et détraquée.
La bêtise des hommes, décidément, était bien grande.

A deux fois, Clorinde s'était éloignée pour servir des petits verres.
Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommença sa marche royale
entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la
suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur à barbe
immense, un étranger dont les prodigalités révolutionnaient alors Paris.
Ce dernier achevait un verre de malaga.

«Combien, madame? demanda-t-il en se levant.

--Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont à cinq francs.»
Il paya. Puis, du même ton, avec son accent:

«Et un baiser, combien?

--Cent mille francs», répondit-elle sans une hésitation.

Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d'un agenda.
Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un
pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait ça très bien.

«Il ne s'agit que de mettre le prix», murmura Clorinde, en revenant près
de Rougon.

Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui.
Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup de massue de
sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si
effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son
cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la chaîne pendait, comme
tiède encore de la main du maître; les diamants luisaient sur le
velours, où il épelait aisément le secret connu de tous. Et jamais il ne
s'était senti à ce point mordu par la jalousie inavouée, cette brûlure
d'envie orgueilleuse, qu'il avait éprouvée parfois en face de l'empereur
tout-puissant. Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on
parlait à voix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir
hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait
les têtes.

Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruauté,
elle lui désigna d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son
kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son
rire mauvais:

«Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!» Rougon
acheva son verre d'eau sucrée. Il étouffait. Il prit son porte-monnaie,
balbutia:

«Combien?

--Cinq francs.» Lorsqu'elle eut jeté la pièce dans l'aumônière, elle
présenta de nouveau la main, en disant plaisamment:

«Et vous ne donnez rien pour la fille?» il chercha, trouva deux sous
qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que
sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand
aplomb. Mais elle prit sa hauteur de déesse. Elle s'en alla, saluant,
laissant tomber de ses lèvres:

«Merci, Excellence.» Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il
avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se
retirer comme il était venu, solide, la face calme.

Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les
cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n'avaient pas perdu
un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes,
jouant l'indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique
était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses
fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et
les vilenies qu'il avait prises à son compte, par une forfanterie de
gros homme, un besoin d'être un chef redouté et généreux. Ses muscles de
taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'écroulement
de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité
d'avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à
l'abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question
de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa
bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force.
Ils étaient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la
poitrine, puis à la gorge, jusqu'à l'étrangler; ils lui avaient tout
pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour
mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur
joie et leur santé, s'en donnaient des ripailles, sans songer au
lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vidé, entendant le craquement de
la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinct avertit
de l'éboulement prochain des maisons, dont ils ont émietté les murs.
Toute la bande était luisante, florissante. Elle s'engraissait déjà d'un
autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort à
Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine
suivante, une situation dans les palais impériaux; M. Bouchard avait la
promesse formelle que son protégé, l'intéressant Georges Duchesne,
serait nommé sous-chef de bureau dès l'entrée de Delestang au ministère
de l'Intérieur.

Mme Correur se réjouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau,
croyant déjà habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en
bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. Béjuin était
certain de recevoir la visite de l'empereur à sa cristallerie, vers
l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonné par le marquis et
la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de
sous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir des petits
verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvait plus petit
qu'autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasé sous eux, sans
oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il
trébuchait.

Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Il
repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra,
au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort
curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'était rencontré avec
Clorinde au château de Fontainebleau, la semaine précédente, uniquement
pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majesté. Il
avait mission d'amuser l'impératrice. D'ailleurs, cela paraissait
piquant, rien de plus; c'étaient de ces services qu'on se rend toujours
entre hommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s'employant
à sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre son successeur
au ministère les armes employées pour le renverser lui-même, quelques
mois auparavant, à Compiègne; cela spirituellement, aiguisé d'une pointe
d'ordure élégante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne
quittait plus Delestang.

M. Kahn et M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras
du nouveau ministre. La nomination devait paraître le lendemain
seulement au Moniteur, à la suite de la démission de Rougon; mais le
décret était signé, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de
vigoureuses poignées de main, avec des ricanements, des paroles
chuchotées, un élan d'enthousiasme que contenaient à grand-peine les
regards de toute la salle.

C'était la lente prise de possession des familiers, qui baisent les
pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et
il leur appartenait déjà; un le tenait par le bras droit, un autre par
le bras gauche; un troisième avait saisi un bouton de sa redingote,
tandis qu'un quatrième, derrière son dos, se haussait, glissait des mots
dans sa nuque. Lui, dressant sa belle tête, avec une dignité affable,
une de ces imposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en
voyage, auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets,
comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon,
très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne put pourtant
retenir un sourire. Il se souvenait.

«J'ai toujours prédit que Delestang irait loin», dit-il d'un air fin au
comte de Marsy, qui s'était avancé vers lui, la main tendue.

Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d'une ironie
charmante. Depuis qu'il avait lié amitié avec Delestang, après avoir
rendu des services à sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il
retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise.

Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts
se saluaient à l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'égale
science, se promettant d'éternelles revanches. Rougon avait blessé
Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'à
ce que l'un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne
souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille,
occupant leur vie de leur rivalité; puis, ils se sentaient vaguement
comme les deux contrepoids nécessaires à l'équilibre de l'empire, le
poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle.

Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu
Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta
un coup d'oeil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber,
indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des
babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut
comprendre, il s'avança enfin, un peu troublé, s'excusant.

«Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forcé...
N'est-ce pas? Il y a des exigences...» Rougon lui coupa la parole;
l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre
d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit.

«Oh! je vous ai défendu, nous vous avons tous défendu. Mais là, entre
nous, vous étiez allé un peu loin.... On a eu surtout à coeur votre
dernière affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres
religieuses...» M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avec sa
bonhomie des jours heureux:

«Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les
bêtises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-être la seule
chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.» Et il s'en
allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le
préfet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqué à
Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de préfecture, car il
se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents
blanches mal rangées. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il
reçut presque dans les bras l'huissier Merle, poussé par Mme Correur;
l'huissier baissait les yeux, pareil à une grande fille timide, pendant
que Mme Correur le recommandait chaudement.

«On ne l'aime pas au ministère, murmura-t-elle, parce qu'il protestait
par son silence contre les abus.

Allez, il en a vu de drôles sous M. Rougon!

--Oh! oui, de bien drôles! dit Merle. Je puis en conter long.... M.
Rougon ne sera guère regretté. Moi, je ne suis pas payé pour l'aimer,
d'abord. Il a failli me faire mettre à la porte.» Dans la grande salle,
que Rougon traversa à pas lents, les comptoirs étaient vides. Les
visiteurs, pour plaire à l'impératrice qui patronnait l'oeuvre, avaient
mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasmées,
parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient
leur argent sur les tables.

Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux:

une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents,
une autre sept mille, une autre dix mille.

Celle-là rayonnait. Elle était une femme de dix mille francs.

Pourtant, Mme de Combelot se désespérait. Elle venait de placer sa
dernière rose, et les clients assiégeaient toujours son kiosque. Elle
descendit, pour demander à Mme Bouchard si elle n'avait rien à vendre,
n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide; une dame
emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée. Elles
cherchèrent quand même, elles s'entêtèrent, et finirent par trouver un
paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre. Mme de Combelot
l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux
remontèrent dans le kiosque.

«Messieurs! messieurs! appela la première, hardiment, debout, ramassant
les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici
tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq
cure-dents.... Je les mets aux enchères...» Les hommes se bousculaient,
riaient, levaient en l'air leurs mains gantées. L'idée de Mme de
Combelot avait un succès fou.

«Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand à cinq francs... voyons,
messieurs, cinq francs!

--Dix francs! dit une voix.

--Douze francs!

--Quinze francs!» Mais M. d'Escorailles ayant sauté brusquement à
vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix
flûtée:

«Adjugé à vingt-cinq francs!» Les autres cure-dents montèrent beaucoup
plus haut.

M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier
Rusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu'à soixante-douze francs;
enfin, le dernier, un cure-dent très mince, que Mme de Combelot annonça
comme étant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut
adjugé pour la somme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très
allumé par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, à
chacun de ses mouvements passionnés de commissaire priseur.

«Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons
cent huit!... cent dix, là-bas!... cent onze! cent douze! cent treize!
cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent
dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjugé à cent dix
sept!» Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle.
Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait à
l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait
lourdement entre les quais blafards, où de grandes poussières
s'envolaient. Dans le jardin, des bouffées d'air brûlant secouaient les
arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson
des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y
était presque complète; une humidité chaude suintait comme d'une voûte
de cave. Il débouchait dans la grande allée, lorsqu'il aperçut, se
carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés,
le mari en pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femme
coiffée d'un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger sur une
robe de soie lilas. A côté d'eux, à califourchon sur le bout du banc, un
individu dépenaillé, sans linge, vêtu d'une ancienne veste de chasse
lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'était Gilquin. Il donnait des
tapes à sa casquette en toile, qui s'échappait.

«Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Théodore a jamais voulu faire
tort d'un sou à quelqu'un? Us ont inventé une histoire de remplacement
militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plantés là, vous
comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont
peur de moi, parbleu! Us connaissent bien mes opinions politiques.
Jamais je n'ai été de la clique à Badinguet...» Il se pencha, ajouta
plus bas, en roulant des yeux tendres:

«Je ne regrette qu'une personne là-bas.... Oh! une femme adorable, une
dame de la société. Oui, oui, une liaison bien agréable.... Elle était
blonde. J'ai eu de ses cheveux.» Puis, il reprit d'une voix tonnante,
tout près de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre:

«Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous à Plassans, vous savez, pour
manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein!
on a le sac, maintenant!» Mais les Charbonnel paraissaient très
contrariés de la familiarité de Gilquin. La femme répondit du bout des
dents, en écartant sa robe de soie lilas:

«Nous sommes pour quelque temps à Paris.... Nous y passerons sans doute
six mois chaque année.

--Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que
Paris!» Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une
débandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se
tournant vers sa femme:

«Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas être
mouillés. Heureusement, nous logeons à deux pas.» Ils étaient descendus
à l'hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda
s'éloigner, avec un haussement d'épaules plein de dédain.

«Encore des lâcheurs! murmura-t-il; tous des lâcheurs!» Brusquement, il
aperçut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur
sa casquette.

«Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalisé,
n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a dû te faire des rapports sur
mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai ça quand tu
voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est
que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle,
à cinq minutes de la barrière voilà! si tu as encore besoin de moi, tu
n'as qu'à faire un signe.» Il s'en alla, traînant les pieds. Un instant,
il parut s'orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries,
au fond de l'allée, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria:

«Vive la République!» Rougon quitta le jardin, remonta les
Champs-Élysées. Il était pris d'un désir, celui de revoir sur l'heure
son petit hôtel de la rue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait
déménager du ministère, venir de nouveau vivre là. Il avait comme une
lassitude de tête, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond.
Il songeait à des choses vagues, à de grandes choses, qu'il ferait un
jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait
le ciel. L'orage ne se décidait pas à crever. Des nuées rousses
barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-Élysées, déserte, de
grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lancée
au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson.

Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coin de
la rue Marbeuf.

Un coupé était arrêté à la porte de l'hôtel. Rougon rencontra là sa
femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnait des
ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle lui expliqua
qu'elle venait de voir son frère, M. Beulin-d'orchère; le magistrat,
instruit déjà de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa soeur, lui
annoncer sa prochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter
enfin la discorde dans le ménage. Mme Rougon s'était contentée de faire
atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'oeil à leur prochaine
installation. Elle gardait toujours sa face grise et reposée de dévote,
son calme inaltérable de bonne ménagère; et, de son pas étouffé, elle
traversait les appartements, reprenait possession de cette maison
qu'elle avait faite douce et muette comme un cloître.

Son seul souci était d'administrer en intendant fidèle la fortune dont
elle se trouvait chargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche
et étroite, aux manies d'ordre méticuleuses.

Cependant, l'orage éclatait avec une violence inouïe.

La foudre grondait, l'eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près
de trois quarts d'heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élysées
étaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de
Triomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve
vidé d'un trait. L'avenue restait déserte, avec de rares piétons se
hasardant, cherchant la pointe des pavés; et les arbres, ruisselant
d'eau, s'égouttaient dans le calme et la fraîcheur de l'air. Au ciel,
l'orage avait laissé une queue de haillons cuivrés, toute une nuée sale,
basse, d'où tombait un reste de jour mélancolique, une lumière louche de
coupe-gorge.

Rougon reprenait son rêve vague d'avenir. Des gouttes de pluie égarée
mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son
être, comme s'il s'était heurté à quelque obstacle barrant sa route. Et,
tout d'un coup, derrière lui, il entendit un grand piétinement,
l'approche d'un galop cadencé dont tremblait le sol. Il se retourna.

C'était un cortège qui s'approchait, dans le gâchis de la chaussée, sous
le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de
l'éclat des uniformes les profondeurs noyées des Champs-Élysées. A la
tête et à la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu,
roulait un landau fermé, attelé de quatre chevaux; tandis que, aux deux
portières, se tenaient deux écuyers en grand costume brodé d'or,
recevant, impassibles, les éclaboussures continues des roues, couverts
d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes à revers jusqu'à leur
chapeau à claque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seul
apparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dix doigts
écartés, son nez rose écrasé contre la glace.

«Tiens! ce crapaud!» dit en souriant un cantonnier, qui poussait une
brouette.

Rougon s'était arrêté, songeur, et suivait le cortège filant dans le
jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des
arbres.



XIV


Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance très
orageuse au Corps législatif. On y discutait l'adresse pour la première
fois.

A la buvette, M. La Rouquette et un vieux député, M. de Lamberthon,
le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en face l'un de
l'autre, tranquillement.

«Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon,
qui prêtait l'oreille. Je crois que ça chauffe.» On entendait par
moments une clameur lointaine, une tempête de voix, brusque comme un
coup de vent; puis, tout retombait à un grand silence. Mais M. La
Rouquette continuait à fumer d'un air de parfaite insouciance, en
répondant:

«Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous préviendra, si
l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous prévienne.» Ils étaient seuls
dans la buvette, une petite salle de café, très coquette, établie au
fond de l'étroit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de
Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous,
s'ouvrant par de larges baies vitrées sur les massifs du jardin, elle
ressemblait à une serre changée en buffet de gala, avec ses panneaux de
glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps
vert capitonné. Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi,
une tiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de la
Seine. «La guerre d'Italie a mis le comble à sa gloire, reprit M. La
Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en
rendant au pays la liberté, il montre toute la force de son génie...» Il
parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la portée des
décrets de novembre, la participation plus directe des grands corps de
l'État à la politique du souverain, la création des ministres sans
portefeuille chargés de représenter le gouvernement auprès des Chambres.
C'était le retour du régime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain
et de raisonnable. Une nouvelle ère, l'empire libéral, s'ouvrait. Et il
secouait la cendre de son cigare, transporté d'admiration.

M. de Lamberthon hochait la tête.

«Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore.
Rien ne pressait.

--Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement
le jeune député. C'est justement là le génie...»

Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups
d'oeil profonds. Les mandements des évêques, au sujet du pouvoir
temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaient beaucoup
l'empereur. D'autre part, l'opposition se réveillait, le pays traversait
une heure de malaise. Le moment était venu de tenter la réconciliation
des partis, d'attirer à soi les hommes politiques boudeurs en leur
faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire
autoritaire très défectueux, il transformait l'empire libéral en une
apothéose dont l'Europe entière allait être éclairée.

«N'importe, il a agi trop vite, répétait M. de Lamberthon, qui hochait
toujours la tête. J'entends bien, l'empire libéral; mais c'est
l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...» Et il dit ce mot sur
trois tons différents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M.
La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux députés
restèrent là, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte,
comme s'ils avaient cherché l'inconnu au-delà du quai, du côté des
Tuileries, où flottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au
fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le
vacarme sourd d'un orage qui s'approche.

M. de Lamberthon tournait la tête, pris d'inquiétude.

Au bout d'un silence, il demanda:

«C'est Rougon qui doit répondre, n'est-ce pas?

--Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvres pincées, d'un air
discret.

--Il était bien compromis, murmura encore le vieux député. L'empereur a
fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en
le chargeant de défendre sa nouvelle politique.»

M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis.

Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire;
«L'empereur connaît Rougon.» Puis, il s'écria, d'une voix changée:

«Dites donc, ils n'étaient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif
d'enragé. J'ai envie de prendre un verre de sirop.» Il commanda un verre
de sirop. M. de Lamberthon hésita, se décida enfin pour un madère. Et
ils causèrent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait à son jeune
collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s'était renversé sur la
banquette capitonnée, se mirant d'un regard oblique dans les glaces,
jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fraîche, qui avait
des airs de bosquet Pompadour, installé à quelque carrefour de forêt
princière, pour des rendez-vous amoureux.

Un huissier arriva, essoufflé.

«Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.»
Et, comme le jeune député avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha à
son oreille, lui dit à demi-voix qu'il était envoyé par M. de Marsy
lui-même, le président de la Chambre. Il ajouta plus haut:

«Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.»

M. de Lamberthon s'était précipité vers la salle des séances. M. La
Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'idée lui poussait de
racoler tous les députés flâneurs, pour les envoyer à leurs bancs. Il se
jeta d'abord dans la salle des conférences, une belle salle éclairée par
un plafond vitré, où se trouvait une cheminée géante en marbre vert,
ornée de deux femmes en marbre blanc, nues et couchées. Malgré la
douceur de l'après-midi, des troncs d'arbre y brûlaient. Autour de
l'immense table, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en
regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait
une seule fois par an; un quatrième, occupé à se chauffer les reins,
debout devant la cheminée, semblait examiner d'un air attendri, à
l'autre extrémité de la pièce, une petite statue d'Henri IV en plâtre,
qui se détachait sur un trophée de drapeaux pris à Marengo, à Austerlitz
et à Iéna. A l'appel de leur collègue allant de l'un à l'autre, criant:

«Vite, vite, en séance!» ces messieurs, comme réveillés en sursaut,
disparurent à la file.

Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait à la
bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas, pour
fouiller d'un coup d'oeil le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les
mains plongées au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement,
en souriant à leur blancheur. Il ne s'émut pas, il retournait tout de
suite à sa place. Et il prit le temps de s'éponger longuement les mains,
à l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'étuve, aux
portes de cuivre.

Même il alla, à l'extrémité du couloir, devant une haute glace, peigner
sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche.

La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de
chêne; toutes nues, les deux grandes tables étalaient la sévérité de
leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rangés en bon ordre, les
pupitres mécaniques se repliaient, gris d'une légère poussière. Et, au
milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie où traînait une
odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la
porte:

«Il n'y a jamais personne, là-dedans!» Alors, il se lança dans
l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de
distribution, dallée en marbre des Pyrénées, où son pas sonnait comme
sous une voûte d'église. Un huissier lui ayant appris qu'un député de
ses amis, M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à un monsieur
et à une dame, il s'entêta à le trouver. Il courut à la salle du général
Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues, Mirabeau, le général
Foy, Bailly et Casimir Périer, sont l'admiration respectueuse des
bourgeois de province. Et ce fut à côté, dans la salle du trône, qu'il
aperçut enfin M. de la Villardière, flanqué d'une grosse dame et d'un
gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeurs
influents.

«On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votre poste, n'est-ce pas?

--Oui, tout de suite», répondit le député.

Mais il ne put s'échapper. Le gros monsieur, impressionné par le luxe de
la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'était
découvert; et il ne lâchait pas son «cher député», il lui demandait des
explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de
France, de hautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus,
Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins
l'embarrassaient.

«Ligeris, la Loire», dit M. de la Villardière.

Le notaire de Dijon hocha vivement la tête; il avait compris. Cependant,
sa dame considérait le trône, un fauteuil un peu plus haut que les
autres, garni d'une housse et placé sur une large marche. Elle restait à
distance, dévotement, l'air ému. Elle finit par se rapprocher, par
s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le
bois doré, tâta le velours rouge.

Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les
corridors interminables, les pièces réservées aux bureaux et aux
commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, où les jeunes
députés rêvent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue;
coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour,
cette galerie en hémicycle, une sorte de crypte écrasée, d'une nudité
blafarde d'église, éclairée au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine,
traînant derrière lui la petite troupe de députés qu'il avait ramassée
dans sa battue générale, il ouvrit toute large une porte d'acajou
étoilée d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le
suivait. M. de la Villardière, qui s'était débarrassé de ses deux
électeurs, marchait sur ses talons. Tous montèrent d'un élan, se
jetèrent dans la salle des séances où les députés, debout à leurs bancs,
furibonds, les bras tendus, menaçant un orateur impassible à la tribune,
criaient:

«A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!

--A l'ordre! à l'ordre!» crièrent plus haut M. La Rouquette et ses amis,
tout en ignorant ce dont il s'agissait.

Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinements enragés, un
roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secouées
violemment. Des voix glapissantes, suraiguës, jetaient des notes de
fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolongées comme des
accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser,
le tapage se fêlait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des
huées montaient, des paroles s'entendaient:

«C'est odieux! c'est intolérable!

--Qu'il retire le mot!

--Oui, oui, retirez le mot!» Mais le cri obstiné, le cri qui revenait
sans arrêt, comme rythmé par le battement des talons, c'était ce cri: «A
l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!» s'aigrissant, s'étranglant dans les
gosiers séchés.

A la tribune, l'orateur avait croisé les bras. Il regardait en face la
Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux
reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena
un redoublement de tempête, une crise d'emportement fou. La salle
craquait.

M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président, la main sur la
pédale de la sonnette, sonnait d'une façon continue; un carillon
d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure pâle gardait un sang
froid parfait. Il s'arrêta un instant de sonner, tira ses manchettes
tranquillement, puis se remit à son carillon. Son mince sourire
sceptique, une sorte de tic qui lui était habituel, pinçait les coins
de ses lèvres fines.

Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer:

«Messieurs, permettez, permettez...» Enfin, il obtint un silence
relatif.

«J'invite l'orateur, dit-il, à expliquer le mot qu'il vient de
prononcer.» L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune,
répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton.

«J'ai dit que le 2 décembre était un crime...» Il ne put aller plus
loin. L'orage recommença. Un député, le sang aux joues, le traita
d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les
sténographes sourirent, en se gardant d'écrire le mot. Les exclamations
se croisaient, s'étouffaient. Pourtant, on entendait la voix flûtée de
M. La Rouquette qui répétait:

«Il insulte l'empereur, il insulte la France!» M. de Marsy eut un geste
digne. Il se rassit, en disant:

«Je rappelle l'orateur à l'ordre.» Une longue agitation suivit. Ce
n'était plus le Corps législatif ensommeillé qui avait voté, cinq ans
plus tôt, un crédit de quatre cent mille francs pour le baptême du
prince impérial. A gauche, sur un banc, quatre députés applaudissaient
le mot lancé à la tribune par leur collègue. Ils étaient cinq maintenant
à attaquer l'empire. Ils l'ébranlaient d'une secousse continue, le
niaient, lui refusaient leur vote, avec un entêtement de protestation,
dont l'effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés se
tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorité
écrasante; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus, à la
pression bruyante de la Chambre sans un découragement, immobiles et
fervents dans leur revanche.

La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissante de
fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des
marbres, le développement pompeux des colonnes de l'hémicycle se
chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long
des banquettes de velours rouge, la lumière de la baie vitrée tombant
d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes
séances. Le bureau monumental avec ses panneaux sévères, s'animait des
ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la
taille mince de viveur épuisé coupaient d'une ligne pauvre les nudités
antiques du bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs
niches, entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de
l'Ordre public et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs
yeux vides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie,
c'était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant les
débats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venait
d'être remis en place. Les journalistes avaient leur tribune
particulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée de dorures,
des têtes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait
lever les yeux inquiets des députés, comme s'ils avaient cru brusquement
entendre le piétinement de la populace, un jour d'émeute.

Cependant, l'orateur, à la tribune, attendait toujours de pouvoir
continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore:

«Messieurs, je me résume...» Mais il s'arrêta pour reprendre plus haut,
dominant le bruit:

«Si la Chambre refuse de m'écouter, je proteste et je descends de cette
tribune.

--Parlez, parlez!» cria-t-on de plusieurs bancs.

Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda:

«Parlez, on saura vous répondre.» Le silence régna brusquement. Sur les
gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui
venait de lancer cette phrase. Il était assis au premier banc, les
coudes appuyés sur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait
une immobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancement
des épaules.

On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il
écoutait. Son début était attendu avec une vive curiosité; car, depuis
sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris
la parole.

Sans doute il eut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il
tourna la tête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des
ministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe de velours
rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils
restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme
étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écouta de nouveau, le visage
entre ses mains ouvertes.

«Messieurs, je me résume, disait l'orateur. Le décret du 24 novembre
octroie des libertés purement illusoires. Nous sommes encore bien loin
des principes de 89, inscrits si pompeusement en tête de la constitution
impériale. Si le gouvernement reste armé de lois exceptionnelles, s'il
continue à imposer ses candidats au pays, s'il ne dégage pas la presse
du régime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France à sa
merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont
mensongères...» Le président l'interrompit.

«Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme.

--Très bien, très bien!» cria-t-on à droite.

L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'efforçait d'être très
modéré maintenant, arrondissant de belles périodes qui tombaient avec
une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite. Mais M. de Marsy
s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'éleva
dans de hautes considérations, une phraséologie vague, encombrée de
grands mots, où sa pensée se déroba si bien, que le président dut
l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint à son point de départ.

«Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier
paragraphe de l'adresse en réponse au discours du trône...

--On se passera de vous», dit une voix.

Une hilarité bruyante courut sur les bancs.

«Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommença
paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopté. Nous ne
saurions nous associer à des remerciements exagérés, lorsque la pensée
du chef de l'État nous apparaît pleine de restrictions. La liberté est
une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations,
ainsi qu'une aumône.» Ici, des exclamations partirent de tous les coins
de la salle.

«Votre liberté est de la licence!

--Ne parlez pas d'aumône, vous mendiez une popularité malsaine!

--Et vous, ce sont les têtes que vous coupez!

--Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, réclame
l'abrogation de la loi de sûreté générale, la liberté de la presse, la
sincérité des élections...» Les rires reprenaient. Un député avait dit,
assez haut pour être entendu de ses voisins: «Va, va, mon bonhomme, tu
n'auras rien de tout ça!» Un autre ajoutait des mots drôles à chaque
phrase tombée de la tribune.

Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les périodes à coups
précipités de couteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre;
ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la
voix de l'orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au
bout. Il s'était redressé, il lançait puissamment ces dernières paroles,
par-dessus le tumulte:

«Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendez par là des
hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté! Refusez la liberté au
peuple, un jour le peuple la reprendra.» Et il descendit de la tribune,
au milieu d'un nouveau déchaînement. Les députés ne riaient plus comme
une bande de collégiens échappés. Ils s'étaient levés, tournés vers la
gauche, poussant une fois encore le cri: «A l'ordre! à l'ordre!»
L'orateur avait regagné son banc, et restait debout, entouré de ses
amis. Il y eut des poussées. La majorité sembla vouloir se jeter sur ces
cinq hommes, dont les faces pâles les défiaient. Mais M. de Marsy,
fâché, sonnait d'une main saccadée, en regardant les tribunes où des
dames se reculaient, l'air peureux.

«Messieurs, dit-il, c'est un scandale...» Et le silence s'étant fait, il
continua, de très haut, avec son autorité mordante:

«Je ne veux pas prononcer un second rappel à l'ordre. Je dirai seulement
qu'il est vraiment scandaleux d'apporter à cette tribune des menaces qui
la déshonorent.» Une triple salve d'applaudissements accueillit ces
paroles du président. On criait bravo, et les couteaux à papier
marchaient ferme, cette fois en manière d'approbation. L'orateur de la
gauche voulut répondre; mais ses amis l'en empêchèrent. Le tumulte alla
en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations
particulières.

«La parole est à Son Excellence M. Rougon», reprit M. de Marsy d'une
voix calmée.

Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fit place à une
attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies, était monté
pesamment à la tribune.

Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de
notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour
prendre possession de l'étroite caisse d'acajou. Enfin, adossé au
bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front
carré, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient
une pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses
cheveux grisonnants, si rudement plantés, s'éclaircissaient vers les
tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux à demi clos, il
jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut
chercher, rencontra le visage attentif et penché de Clorinde, puis
commença, la langue lourde et pâteuse:

«Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l'on entend par ce mot
des hommes de progrès, décidés à rendre au pays, une à une, toutes les
sages libertés...

--Très bien! très bien!

--Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais réalisé
les réformes libérales dont vous venez d'entendre tracer le séduisant
programme?

Je ne combattrai pas le discours de l'honorable préopinant. Il me
suffira de prouver que le génie et le grand coeur de l'empereur ont
devancé les réclamations des adversaires les plus acharnés de son règne.
Oui, messieurs, de lui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir
dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique
spectacle, si rare dans l'histoire!

Oh! nous comprenons le dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont
réduits à attaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté
rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez
voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, témoigner à l'empereur
votre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confiance en la
sagesse du Corps législatif. L'adoption de l'amendement qui vous est
soumis, serait une injure gratuite, je dirai même une mauvaise action.
Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez
libres. La liberté est aujourd'hui complète, entière, je m'en porte le
garant...» Des applaudissements prolongés l'interrompirent. Il s'était
lentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu
penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui se dégageait avec
une puissance extraordinaire. Derrière lui, M. de Marsy, allongé au fond
de son fauteuil, l'écoutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur
émerveillé par l'exécution magistrale de quelque tour de force. Dans la
salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient,
chuchotaient, surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses
bras sur le velours rouge de la rampe, toute sérieuse.

Rougon continuait.

«Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a
enfin sonné. Il n'y a plus aucun danger à faire de la France prospère
une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'énergie du
souverain et la volonté solennelle du pays ont pour toujours refoulé
dans le néant les époques abominables de perversion publique. La liberté
est devenue possible, le jour où a été vaincue cette faction qui
s'obstinait à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. C'est
pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les
prérogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant
son règne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas
reculé devant la pensée d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa
tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, aux époques
marquées par sa sagesse. Désormais, c'est ce programme de progrès
continu que nous avons la mission de défendre dans cette assemblée...»
Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, en disant:

«Vous avez été le ministre de la répression à outrance!» Et un autre
ajouta avec passion:

«Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler
au nom de la liberté!» Une explosion de murmures monta. Beaucoup de
députés ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins.
M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de
menacer les interrupteurs, de les rappeler à l'ordre.

«On vient de me reprocher...», reprit Rougon.

Mais des cris s'élevèrent à droite, l'empêchèrent de continuer. «Non,
non, ne répondez pas!

--Ces injures ne sauraient vous atteindre!» Alors, il apaisa la Chambre
d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se
tourna vers la gauche, d'un air de sanglier acculé.

«Je ne répondrai pas», déclara-t-il tranquillement.

Ce n'était encore que l'exorde. Bien qu'il eût promis de ne pas réfuter
le discours du député de la gauche, il entra ensuite dans une discussion
minutieuse. Il fit d'abord un exposé très complet des arguments de son
adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialité dont
l'effet était immense, comme dédaigneux de toutes ces bonnes raisons et
prêt à les écarter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les
combattre, il ne répondit à aucune, il s'attaqua à la plus faible
d'entre elles avec une violence inouïe, un flot de paroles qui la noya.
On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la
tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il
avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de
droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre.
Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité
d'orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant
les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier
de ce qu'elle charriait.

Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgée d'eau, il
souffla un peu, en rangeant les notes placées devant lui.

«Reposez-vous!» dirent plusieurs députés.

Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer.

«Que vous demande-t-on, messieurs?

--Écoutez! écoutez!» Une profonde attention tint de nouveau les faces
muettes, tournées vers lui. A certains éclats de sa voix, des mouvements
agitaient la Chambre d'un bout à l'autre, comme sous un grand vent.

«On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de sûreté générale. Je ne
rappellerai pas l'heure à jamais maudite où cette loi fut une arme
nécessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un
nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau.

Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande
modération...

--C'est vrai!

--Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout à fait
exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n'est les sectaires qui
nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus
mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos
campagnes, vous y verrez partout la paix et la prospérité; interrogez
les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses épaules ces lois
d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le répète, entre les
mains paternelles du gouvernement, elles continuent à sauvegarder la
société contre des entreprises odieuses dont le succès, d'ailleurs, est
désormais impossible. Les honnêtes gens n'ont pas à se préoccuper de
leur existence.

Laissons-les où elles dorment, jusqu'au jour où le souverain croira
devoir les briser lui-même.... Que vous demande-t-on encore, messieurs?
la sincérité des élections, la liberté de la presse, toutes les libertés
imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des
grandes choses que l'empire a déjà accomplies.

Autour de moi, partout où je porte les yeux, j'aperçois les libertés
publiques croître et donner des fruits splendides. Mon émotion est
profonde. La France, si abaissée, se relève, offre au monde l'exemple
d'un peuple conquérant son émancipation par sa bonne conduite. A cette
heure, les jours d'épreuve sont passés. Il n'est plus question de
dictature, de gouvernement autoritaire.

Nous sommes tous les ouvriers de la liberté...

--Bravo! bravo!

--On demande la sincérité des élections. Le suffrage universel, appliqué
sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale
d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses
candidats.

Est-ce que la révolution n'appuie pas les siens avec une audace
impudente? On nous attaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On
voudrait nous bâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l'état de
cadavre.

C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous
serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont ses véritables
intérêts. Il reste, d'ailleurs, le maître absolu de son sort. Il vote,
et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent à
cette assemblée, où ils jouissent d'une entière liberté de parole, sont
une preuve de notre respect pour les arrêts du suffrage universel. Les
révolutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame
l'empire par des majorités écrasantes.... Dans le parlement, toutes les
entraves au libre contrôle sont aujourd'hui brisées; Le souverain a
voulu donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à
sa politique et un témoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez
désormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit
d'amendement, émettre des voeux motivés. Chaque année, l'adresse sera
comme un rendez-vous entre l'empereur et les représentants de la nation,
où ceux-ci auront la faculté de tout dire avec franchise. C'est de la
discussion au grand jour que naissent les États forts. La tribune est
rétablie, cette tribune illustrée par tant d'orateurs dont l'histoire a
gardé les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille.
Et voulez-vous connaître toute ma pensée? je suis heureux de voir ici un
groupe de députés opposants. Il y aura toujours parmi nous des
adversaires qui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront
ainsi en pleine lumière notre honorabilité.

Nous réclamons pour eux les immunités les plus larges.

Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la
parole, si dangereux qu'ils puissent être.... Quant à la presse,
messieurs, elle n'a jamais joui d'une liberté plus entière, sous aucun
gouvernement décidé à se faire respecter. Toutes les grandes questions,
tous les intérêts sérieux ont des organes. L'administration ne combat
que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison.
Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de déférence pour la
presse honnête, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous
aide dans notre tâche, elle est l'outil du siècle. Si le gouvernement
l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux
mains de ses ennemis...» Des rires approbateurs s'élevèrent. Rougon,
cependant, approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la
tribune de ses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait
l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent.
Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d'une
fureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier, menaçait
quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'était
le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre
rouge secouant son drapeau ensanglanté, promenant sa torche incendiaire,
laissant derrière lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin
des journées d'émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des
balles, les caisses de la Banque éventrées, l'argent des bourgeois volé
et partagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougon
s'apaisa; et, à grands coups de louanges qui avaient des bruits balancés
d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur.

«Dieu merci! nous sommes sous l'égide de ce prince que la Providence a
choisi pour nous sauver dans un jour de miséricorde infinie. Nous
pouvons nous reposer à l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris
par la main, et il nous conduit pas à pas vers le port, au milieu des
écueils.» Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendant
près de dix minutes. Un flot de députés s'était précipité au-devant du
ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore
agités de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent
autres, le félicitaient, allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre
une poignée de main au passage.

C'était comme un long ébranlement qui se continuait dans la salle. Les
tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient. Sous la baie
ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave
tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place
publique roulait, des rires de doute, des étonnements bruyants, des
admirations exaltées, la clameur d'une foule secouée de passion. Les
regards de M. de Marsy et de Clorinde s'étant rencontrés, ils eurent
tous deux un hochement de tête; ils avouaient la victoire du grand
homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse
fortune qui devait le porter si haut.

Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visage rasé, d'un
blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares
tombaient sur ses épaules.

Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le
manuscrit d'un discours qu'il se mit à lire d'une voix molle. Les
huissiers jetaient leur cri:

«Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!» L'orateur avait des
explications à demander au gouvernement. Il se montrait très irrité de
l'attitude expectante de la France, en présence du Saint-Siège menacé
par l'Italie. Le pouvoir temporel était l'arche sainte, et l'adresse
devait contenir un voeu formel, une injonction même, pour son maintien
intégral. Le discours entrait dans des considérations historiques,
démontrait que le droit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de
1815, avait établi l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des
phrases d'une rhétorique terrifiée, l'orateur disait voir avec effroi la
vieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsions des
peuples. Par moments, à certaines allusions trop directes contre le roi
d'Italie, des rumeurs s'élevaient dans la salle. Mais à droite, le
groupe compact des députés cléricaux, près d'une centaine de membres,
attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment,
applaudissaient chaque fois que leur collègue nommait le pape, avec une
légère salutation dévote.

L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.

«Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique
soit devenue l'obscure vassale de Turin.» Rougon, la nuque encore
mouillée de sueur, la voix enrouée, son grand corps brisé par son
premier discours, s'entêta à répondre tout de suite. Ce fut un beau
spectacle. Il étala sa fatigue, la mit en scène, se traîna à la tribune,
où il balbutia d'abord des paroles éteintes. Il se plaignait avec
amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes
considérables, si dévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y
avait sûrement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des
révolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l'effort constant était
d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, il leur
adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec une humilité
pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant
lesquels il tremblât.

Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la
salle de son mugissement, il se tapait la poitrine à grands coups de
poing.

«On nous a accusé d'irréligion. On a menti! Nous sommes l'enfant
respectueux de l'Église et nous avons le bonheur de croire.... Oui,
messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette tâche du
gouvernement, si lourde parfois à porter. Qu'adviendrait-il de nous, si
nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la
seule prétention d'être l'humble exécuteur de ses desseins, l'instrument
docile des volontés de Dieu. C'est là ce qui nous permet de parler haut
et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette
occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon coeur de
catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste
dont la France restera la fille vigilante et dévouée.» Les
applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe
tournait à l'apothéose. La salle croulait.

A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus échangé une
parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme allégé, ayant
démenti en une heure toute sa vie politique, prêt à satisfaire, sous la
fiction du parlementarisme, son furieux appétit d'autorité, elle céda à
un entraînement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris
et humides d'une caresse, en disant:

«Vous êtes tout de même d'une jolie force, vous.»





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Son Excellence Eugène Rougon" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home