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Title: Les Pardaillan — Tome 03, La Fausta
Author: Zévaco, Michel, 1860-1918
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Pardaillan — Tome 03, La Fausta" ***


MICHEL ZÉVACO



LES PARDAILLAN

La Fausta



PROLOGUE

DÉCOR: une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis de
Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l'ombre comme un sphinx et, à
l'autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère. Au balcon gothique,
sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme
et de grâce.

Palpitante et radieuse, elle suit des yeux, dans l'obscurité bleuâtre,
un élégant et fier gentilhomme qui s'éloigne.

Cette jeune fille, c'est Léonore, l'unique enfant du baron de Montaigues
qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélémy où le vieux
huguenot fut supplicié,--aveuglé des deux yeux!--lui prodigue
d'inépuisables consolations.

Et ce seigneur, à qui elle jette l'adieu passionné de ses baisers, c'est
le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers.

Son amant! Lentement, à regret, lorsqu'il a disparu, elle rentre dans
cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s'écoulent aussi rapides que
les irréelles minutes d'un songe éblouissant et où, il y a une heure,
ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et
le plus redoutable des aveux... Elle va être mère!

Comme elle a tremblé alors! car pour le baron de Montaigues, ce père
qu'elle adore, quelle agonie de honte!

A son premier mot, Kervilliers est devenu livide de bonheur sans
doute; car il l'a enlacée d'une plus ardente étreinte et a balbutié de
formelles assurances; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à
temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera! Demain, elle
sera sa fiancée! Dans peu de jours sa femme!

Tout à coup, un fracas retentit! Une vitre du balcon a sauté, une pierre
enveloppée d'un papier roule sur le tapis!

Léonore demeure d'abord immobile de stupeur et d'effroi...

Ce papier alors, la fascine et l'attire. Un billet? Elle se baisse, le
saisit, hésite et... elle le déplie C'en est fait d'un trait elle l'a
parcouru! Alors elle pâlit.

Son coeur se serre, une plainte d'infinie détresse expire sur ses
lèvres. Qu'a-t-elle lu?... Voici:

_Monseigneur l'évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque
dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de
Kervilliers, ne vous épousera jamais... jamais!_

Qui a jeté la pierre? Un jaloux d'amour? Un ennemi de race? Qu'importe!
Et pendant que cet être, quel qu'il soit, écoute et regarde, pendant que
la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir le duc
de Kervilliers rentre chez lui, tombe à genoux devant un portrait de
Léonore et sanglote:

«Qu'a-t-elle dit? qu'elle va être mère? J'ai bien entendu?... Perdue!
oh! perdue!... Et moi! Ah! misérable! pourquoi n'ai-je pas fui
quand cette passion m'a mordu au coeur? Que faire?... Fuir! Fuir
honteusement...»


Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573, Léonore entre
dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n'a jamais franchi
le seuil.

Ce sont des heures d'inoubliables tortures qu'elle vient de vivre. Mille
suppositions affolantes ont traversé son esprit. Jean est-il marié à une
autre? L'évêque va lui répondre!

Dans l'église, elle s'arrête, défaillante, consciente à peine de ce
qu'elle fait. Là-bas, tout au fond, dans la splendeur des cierges,
couvert d'or, le prince Farnèse, légat du pape, entonné le _Kyrie_.

Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraie un
passage. Mais, quand enfin elle atteint le choeur, elle est sans
forces. Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers
le tabernacle, il officie, en des poses empreintes d'une solennelle
dignité.

Et, maintenant, Léonore a peur. L'approche de l'horrible réalité
l'épouvante. Elle se raccroche à son rêve d'amour, elle veut garder une
illusion quelques minutes encore... Soudain la sonnette résonne pour
l'élévation!

Mgr Farnèse a saisi l'ostensoir, et, flamboyant de sa majesté, il se
retourne... Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête.
Cet évêque!... Cette flamme des yeux!... Cette éclatante beauté!... Elle
les connaît!...

Cet évêque!... Non! l'hallucination est par trop insensée! Il faut
qu'elle s'assure, qu'elle voie de près! Hagarde, rapide, elle franchit
la grille, s'élance... et alors!... Pantelante, elle monte les degrés
de l'autel! Ses deux mains convulsives s'abattent sur les épaules de
l'évêque foudroyé, et un lamentable cri déchire le silence:

«Puissances du Ciel! Jean! mon amant! C'est toi!»

Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l'évêque
pétrifié, blanc comme un marbre.

Une tempête de rumeurs se déchaîne. Sacrilège! On accourt. On se
précipite sur Léonore, on la saisit.

Et, tandis qu'on l'entraîne, qu'on l'emporte, qu'on la jette au fond
d'un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l'évêque, l'amant,
rugit dans sa conscience:

«Damné! Maudit! Je suis maudit!»


Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot
humain houle et roule autour d'un échafaudage de poutres grossières.
Contre le poteau central est assis un géant silencieux: c'est maître
Claude... le bourreau! Ce sinistre squelette de madriers, c'est le
gibet! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour
voir mourir Léonore, condamnée pour mensonge diabolique et calomnie
hérésiarque envers l'évêque.

Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de
Montaigues, son père, s'est tué d'un coup de dague au coeur. Quant à
l'accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans
vie.

Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le _De Profundis_: c'est
le cortège.

Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le
médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt...

Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la
tête renversée sur l'épaule, c'est Léonore!

Et, derrière elle, entouré d'inquisiteurs qui le surveillent, morne,
vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre lui!
l'amant!... Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome: il faut que
sa présence et son indifférence prouvent au monde que l'hérétique a
menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu!

Soudain, tout s'immobilise dans un effrayant silence: le grand prévôt
fait le signe fatal!

Le bourreau s'avance. Sa large main tombe sur l'épaule nue de la
condamnée. L'instant est atroce...

A cette suprême seconde, Léonore a un spasme qui l'arrache à la
monstrueuse étreinte... Et, coup sur coup, deux clameurs brèves,
stridentes, font explosion sur ses lèvres crispées!...

Cette femme qui va mourir, là, sous la corde qui se balance, elle se
débat dans les douleurs de l'enfantement!

Le bourreau recule! Le médecin-juré s'élance, tandis qu'une rafale de
frémissements balaie la Grève! Et, lorsqu'il se relève enfin, le peuple,
aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit
être qui vagit...

«Une fille! c'est une fille!» crie une femme.

La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure
un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et
gronde. On supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la
mère! Le grand prévôt hésite... puis, convaincu par l'immense compassion
du peuple, il jette un ordre: la condamnée a vie sauve. Léonore, sans
connaissance, est emportée sur une civière, et l'enfant...



L'enfant demeure! La condamnée n'a pas le droit de nourrir sa fille en
prison! L'innocente créature est abandonnée à la merci publique: une
heure durant, elle sera exposée où elle est née: sous le gibet! Pauvre
toute-petite qui attend qu'on lui fasse la charité d'une mère.

Et Farnèse! Jean de Kervilliers! Le père. Il est là, haletant, la sueur
aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné
par l'effroyable obéissance à d'effroyables ordres supérieurs. Il veut
prendre son enfant, l'emporter... il ne doit pas! Il ne peut pas! Quoi!
la mère a été graciée... et sa fille va donc mourir là! Non! oh! non...
car voici quelqu'un, enfin!... quelqu'un qui s'approche d'elle, se
penche, se baisse avec un sourire tout mouillé de pleurs... Et. avec
des précautions délicates et tendres, ce quelqu'un enveloppe la frêle
abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l'évêque brisé,
contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras,
l'homme lentement s'en va... emportant la fille du prince Farnèse...

Et cet homme... c'est le bourreau!...


I

VIOLETTA

Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes montaient à fond de train
les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s'arrêta. Pâle de
désespoir, il se retourna vers Paris qu'il contempla longuement.

Un rauque sanglot déchira sa gorge. Il se raidit, et hurla ces paroles
qu'emporta le souffle du vent:

«Ville ingrate! Ville déloyale! Toi que j'ai aimée plus que ma propre
femme! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche!»

A cet instant, deux cavaliers apparurent: l'un paraissant avoir dépassé
la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces, physionomies
audacieuses et railleuses, glaciales et géniales, qui laissent
d'ineffaçables impressions; l'autre dix-huit ans, svelte, gracieux,
merveilleux de beauté.

Les cinq fidèles qui entouraient le fugitif, voyant s'arrêter ces deux
inconnus, cherchèrent à l'entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel,
cria:

--Malédiction sur moi! Tout m'abandonne. Oh! qui donc à présent voudra
me prendre en pitié?

--Moi! répondit une voix sonore.

Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s'avançait... Alors
une terreur subite s'empara de lui:

--Toi! Toi! Charles! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour
m'accabler?

--Vous vous trompez, répondit l'inconnu. Je ne suis pas celui qu'évoque
votre remords, je ne suis pas Charles IX. Je suis son fils. Je suis
Charles, duc d'Angoulême.

--Ah! gronda le fugitif, c'est toi l'enfant de Marie Touchet et de
Charles! C'est toi le bâtard d'Angoulême! Que viens-tu demander à Henri
III, roi de France?

--Je vais vous le dire. J'ai quitté Orléans pour vous parler en face!
Il y a huit jours, Sire, j'ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère
m'a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j'avais
toujours vu voilé d'un crêpe: j'ai reconnu Charles IX. Alors ma mère
s'est agenouillée. Elle m'a raconté comment était mort l'homme qu'elle
avait adoré. J'ai su l'effroyable agonie de mon père! Et je suis parti
pour dire au duc de Guise: Traître et rebelle, qu'as-tu fait de ton roi?
Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis: Mère infâme! mère sans
entrailles, qu'as-tu fait de ton fils? Je suis parti pour trouver Henri
de Valois, roi de France, et lui crier: Qu'as-tu fait de ton frère?...

A cette dernière apostrophe, le roi, d'une violente saccade, fit reculer
son cheval; puis il s'affaissa sur lui-même, secoué d'un tremblement
mortel.

Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes. En même temps,
ils dégainèrent... A cet instant, le compagnon du duc d'Angoulême bondit
au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière et, très calme:

--Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l'oncle et le
neveu s'expliquer, ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et,
dans ce cas, je serai forcé de croire que j'en suis aussi, moi!

Les épées allaient s'entrechoquer, lorsque le roi fit un signe
impérieux. Les gentilshommes s'arrêtèrent:

--On se retrouvera!... si toutefois monsieur ne cache pas son nom!
grondèrent-ils.

--Messieurs, dit froidement l'étranger, je m'appelle le chevalier de
Pardaillan!

Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par
son nom. Il se retira à l'écart, comme si cette scène violente eût cessé
de l'intéresser. Il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui,
sortant de Paris, s'approchait de Chaillot, sans trop de hâte,
d'ailleurs.

Le duc d'Angoulême n'avait pas bougé. Sombre comme une figure de
remords, Henri III se tourna vers lui.

--Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur
le chemin de l'exil. Priez le Ciel qu'au jour où je remonterai sur mon
trône je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère!

--Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône! Je
vous arracherai votre manteau royal! Jusque-là, je ne puis vous haïr;
vous n'avez droit qu'à ma pitié! Paris vous chasse; vous n'êtes plus
qu'un fantôme de roi que hante le fantôme d'une victime. Allez donc,
Sire! car voici qu'on se met à votre poursuite... Regardez!... Jusqu'à
ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous
fait grâce!

Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se
perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros des
cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l'entraînèrent.

Charles d'Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se
passait-il dans cette âme? Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas
d'un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels
défis?

Peu à peu, par degré, les derniers reflets de sentiments violents qui
venaient de l'agiter s'éteignirent sur son visage qui s'éclaira alors
d'un sourire très doux.

D'une voix d'extase, il murmura:

«Paris!... Oui, je viens y chercher la vengeance... mais je viens y
chercher aussi l'amour!... Paris! C'est là que je vais te retrouver,
chère inconnue qui emporta mon âme. Violetta... douce violette d'amour.

A ce moment, le chevalier de Pardaillan s'approcha de lui et ïe toucha à
l'épaule. D'un geste large, il enveloppa Paris. Et, regardant le fils de
Charles IX dans les yeux:

--Un trône à prendre, monseigneur!... prononça-t-il.

Charles d'Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu'on arrache au
plus doux songe; et il balbutia:

--Pardaillan! Pardaillan! que dites-vous?

--Je dis simplement qu'Henri de Valois n'est plus roi de France,
qu'Henri de Guise n'est encore que roi de Paris, qu'Henri de Navarre
jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que
cela fait trois hommes pour la même couronne... et que, cette couronne,
il serait beau qu'elle puisse me servir en la posant sur votre tête, à
payer ma dette de reconnaissance à votre mère!

A ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de
Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au
village de Montmartre.

«Violetta! murmura le jeune homme, que n'ai-je, en effet un trône à
t'offrir!...»

Et palpant ébloui de ce qu'il entrevoyait dès lors, Charles d'Angoulême
se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros des cavaliers
qui étaient sortis de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui
marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans,
magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste,
sombre de physionomie, le front balafre par l'entaille d'une ancienne
blessure: c'était Henri de Lorraine duc de Guise.

--Messieurs, dit-il en s'arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut
renoncer à l'espoir de le ramener à ses sujets...

--Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, donnez-moi dix bons
chevaux, et je le ramène vif... ou mort!

--Maurevert, es-tu fou? dit le duc sur le même ton. Laissons fuir! Holà,
quelle est cette figure d'enfer?

A ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur une longue et lourde
voiture à demi détraquée, poussiéreuse, traînée par un squelette de
cheval...

Et, près de la bête poussive, marchait d'un pas de spectre une
bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse
son costume bariolé sur lequel retombaient ses cheveux d'un blond
magnifique.

--Qui es-tu? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval.

La bohémienne s'arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.

--Par le Ciel! s'écria le duc, je crois que cette gitane se moque...

Il n'acheva pas: à cette seconde, de l'intérieur de cette chose
innommable qu'était la voiture, s'échappait une mélodie: une voix d'une
incomparable pureté chantait doucement. Le duc de Guise, soudain pâli,
frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme:

--Oh! cette voix! C'est la sienne! C'est elle!...

Un homme, à cet instant, s'élança de la voiture et se courba en une pose
de respect exorbitant et ironique.

--Le bohémien Belgodère! murmura Henri de Guise.

Et cherchant à cacher la violente émotion qui l'étreignait:

--Dis-moi, bohème: quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que
la nuit, plus mystérieuse que la tombe?...

--Excusez-la, monseigneur! C'est Saïzuma, une pauvre folle que j'ai
recueillie un jour quelle sortait de prison; sa folie, c'est d'avoir
le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu'on ne puisse voir sa
honte... quant à moi, d'où je viens, monseigneur? Du bout du monde! Où
je vais? A Paris, centre du monde! Qui je suis? Belgodère, premier et
dernier du nom bateleur, jongleur, avaleur de sabre et bon à tout métier
Vous faut-il le spectacle?

--Il suffit, bohème!... Dis-moi, n'étais-tu pas à Orléans il v a trois
mois?

--J'y étais, monseigneur! fit Belgodère qui dissimula un sourire. J'y
étais avec toute ma troupe y compris la merveille des merveilles, la
chanteuse Violetta qui charme jusqu'aux princes! Monseigneur va la voir!
Violetta! Violetta mia! Ah! la voila.

Une jeune fille de quinze ans apparut, toute tremblante, sur le devant
de la voiture:

--Me voici, maître... me voici!...

Un murmure d'admiration parcourut les cinquante cavaliers. Le duc
demeura ébloui.

«Oui, c'est elle! fit-il en lui-même. J'éprouve le même trouble que
lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints! Qu'ai-je donc à
m'émouvoir ainsi!... Cette fille de bohème sera à moi, je le veux!»

Ah! C'est que cette fille de bohème était vraiment une merveille.

Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle
baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et
un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s'effaça derrière les
rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la
tête près d'une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme
une mourante, respirait péniblement.

--Mère! Mère! murmura Violetta, l'homme d'Orléans! Il est là! Oh! j'ai
peur! Le malheur rôde autour de moi!

Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme
aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinés par la
phtisie.

--Pauvre enfant! râla-t-elle... bientôt... je n'y serai plus... Puisse
le Ciel... te faire rencontrer... un sauveur... Espère, Violetta... ce
jeune homme... qui n'osa jamais t'adresser la parole... je crois avoir
lu dans son âme... il t'aime!...

--Violetta! Violetta! hurlait le bohémien. Attends! je vais te
chercher...

--Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant
vers Belgodère. Et écoute-moi. Prends cette bourse, elle contient
dix ducats d'or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes
fidèlement tout ce que quelqu'un viendra te dire de ma part.

Belgodère s'inclina jusqu'à terre. Quand il se releva, il vit le duc
qui, s'étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le
chemin de Paris... Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un
coup d'oeil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda:

«Je tiens ma vengeance!»



II

LA PLACE DE GRÈVE

Au fond d'une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles
solennels, dans l'ombre d'un dais de soie brochée d'or, immobile en un
fauteuil d'ébène précieusement sculpté, se tenait une femme. Un être
de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale: peut-être une sainte
extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une
somptueuse courtisane orientale.

Un homme entra: opulent et sévère costume de cavalier tout en velours
noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne
jamais. 11 s'arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.

Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et tendit le
bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa.

L'inconnue, alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la
force de sa voix.

--Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre.

Le cavalier frissonna; et, humblement, comme s'il n'y eût rien eu dans
ces paroles d'exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, cet homme à cette
femme répondit:

--J'obéis à Votre Sainteté...

--Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer
un mot terrible. N'oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que
vous dites, l'héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la
chevalière de la grande tradition, ici, dans Paris, je ne suis que la
descendante de Lucrèce Borgia: la princesse Fausta!...

Le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu'il ne
portât pas l'habit religieux et fut armé d'une épée, cet homme qui
pourtant semblait cuirassé par l'orgueil des vieilles races, se courba
dans une attitude d'obéissance; puis, avec désespoir, il marcha à la
fenêtre, et, glacé par une secrète horreur, s'y appuya, domina la
place...

C'était le lendemain de la journée des Barricades. Et Paris, qui
venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des
arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose; car, de tout
temps, Paris adora l'émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa
rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand
marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes
et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en
guenilles.

Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était
descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs
effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux
extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.

Sur sa droite, c'était une fantastique guimbarde que l'imagination
surmenée d'une Callot eût donnée pour carrosse à ses équipes de
sacripants: le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa
haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève. Sur sa gauche,
c'était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l'épée de
guerre aux flancs. Et, au milieu d'eux, les dépassant de la tête,
plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de
Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le
roi de Paris!

Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce
respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni
l'angoisse de cette multitude. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma
qui, une main sur la bride du cheval, s'avançait, lentement, énigme
vivante; et, près d'elle. Belgodère qui vociférait.

Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers
Belgodère. Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil
d'ébène, et dit:

--Ils sont venus!...

La mystérieuse inconnue qui s'appelait princesse Fausta se leva et, d'un
pas de déesse, s'approcha:

--Violetta! Violetta! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc
de Guise qui venait à lui.

L'enfant, pareille à un rayonnement d'aurore, apparut sur le devant de
la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige,
timide, craintive, effarouchée.

La princesse Fausta darda un regard où couvait une flamme d'incendie,
sur cette vision de charme intense et pur qu'était Violetta.

--Henri, murmura-t-elle, Henri de Guise, tu m'appartiens! Tu seras roi
parce que je veux être reine! Maîtresse de la France et de l'Italie,
Henri, périsse donc tout ce qui t'empêche de m'aimer... moi, moi seule!
Périsse Catherine de Clèves, ta femme! Périsse cette Violetta que tu
adores!

Et d'une voix brève, soudain devenue métallique et dure:

--Cardinal, voici l'heure d'agir... Voyez cet homme sur qui reposent
d'immenses espérances. Croyez-vous qu'il pense à ce trône qu'il touche
grâce à nous? Depuis trois mois, depuis qu'à Orléans il a vu une pauvre
fille de Bohème dont il porte partout l'image, Guise hésite: il nous
échappe et il est perdu pour nous... si je ne lui arrache du coeur la
racine même de cette passion!

Le cardinal regarda l'adorable enfant, et murmura:

--Pauvre innocente!

--La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la
princesse Fausta, glaciale. Descendez, cardinal, et faites en sorte que
le bohème Belgodère m'amène cette petite en mon palais de la Cité...

Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet
ordre, car il baissa la tête, et balbutia:

--Frappez donc, puisque la mort de cette infortunée créature est
nécessaire! Mais épargnez-moi l'affreuse besogne de vous la livrer!

--Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez
maître Claude.

--Le bourreau! haleta le cardinal. Ne me condamnez pas au hideux
supplice de revoir l'homme qui m'arracha l'âme en me volant et en
laissant mourir ma...

--Silence, cardinal Farnèse!...

Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l'accent de la
princesse que l'homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée,
soudainement paisible:

--Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et faites
tenir cette lettre au duc de Guise.

Le gentilhomme saisit le pli, puis, plus morne encore, il sortit et
descendit en râlant au fond de son coeur:

--Ah! la malédiction pèse sur moi, toujours!...

Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu
rigide, il marcha vers Belgodère, Sur l'avant de la voiture attendait
Violetta, tremblante. A ce moment, le duc de Guise se penchait vers le
sacripant et murmurait:

--Tout à l'heure, un gentilhomme t'apportera mes ordres. Exécute-les, si
tu ne veux avoir les os rompus!

--Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez!

--Alors, à toi les ducats... à moi la fille!... Et maintenant fais-la
chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.

--A l'instant même, Violetta! Violetta!

La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d'extase. Au loin, du
fond de la place, un jeune seigneur s'avançait, les yeux fixés sur elle.
Leur double regard se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout
radieux, de sa jeunesse et de son amour, c'était le fils du roi Charles
IX, le duc d'Angoulême!

--Violetta! vociféra Belgodère.

Un cri terrible l'interrompit... Un cri d'agonie ou d'épouvanté, qui
jaillissait de la roulotte.

--Ma mère! ma mère se meurt!

L'agonisante, celle que Violetta appelait sa mère, les mains crispées,
tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une
effroyable apparition...

--Ma mère! ma mère! sanglota Violetta.

--Messeigneurs! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je
vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire
la bonne aventure!

Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants, du masque rouge, se
rivaient sur le cardinal Farnèse...

Le cardinal avait vu cette femme... Et tous les deux se regardaient.

La femme agonisante tourna vers Violetta, que Belgodère injuriait, un
visage empreint d'une immense pitié:

--Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches... Je ne suis pas ta
mère...

--Oh! sanglota la jeune fille éperdue, c'est un affreux vertige qui vous
saisit. Revenez à vous, mère!

--Je ne suis pas ta mère!... Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut
maître Claude? Eh bien, maître Claude n'est pas ton père!... Ta mère, je
ne sais où elle est... Mais ton père. Violetta?... ton père!... veux-tu
le connaître?... Veux-tu le voir?... Eh bien... tiens.... regarde!...

Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l'homme
sur qui elle dardait son regard...

--Saints et anges! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère!

A cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante,
et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même. Il se jeta sur la jeune
fille, l'empoigna par les deux épaules, et, d'un geste furieux, la remit
debout.

--Dehors! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse!

--Regarde! cria l'agonisante. Et souviens-toi!...

--Enfer! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s'en mêle
maintenant! Attends un peu, toi!

Alors, il se rua sur celle qu'il appelait la Simonne: sur la mourante!
Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables
mains sur la bouche, l'autre sur la gorge...

La Simonne se débattit deux secondes... Soudain, elle eut un bref soupir
et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tendu vers la
fenêtre, semblait montrer encore l'homme dans la foule... L'envoyé de
Fausta! Le prince Farnèse! L'amant de Léonore de Montaigues!... Le père
de Violetta!

L'enfant, rudement poussée, était tombée; elle n'avait rien vu de la
hideuse tragédie. Lorsqu'elle se releva, déjà, le sacripant, debout,
sombre, étonné de son crime, grommelait:

--J'ai serré un peu fort, peut-être! Et puis, je n'ai rien tué, moi! La
mort était là, qui rôdait, je l'ai aidée...

Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne, blanche comme cire.

--Morte! râla-t-elle. Ma mère est morte!...

--Et moi, je te dis qu'elle dort! ricana Belgodère. Dehors, la
chanteuse, dehors! Au travail.

Violetta s'abattit sur ses genoux et se prit à sangloter:

--O pauvre, pauvre maman Simonne, vous n'êtes donc plus! Vous abandonnez
donc votre petite Violetta! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos
bras?

A ce moment, la bohémienne Saïzuma apparut a l'entrée de la roulotte et,
sans paraître voir Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s'asseoir
dans le fond. Alors, un long frisson l'agita, et elle murmura:

--Pourquoi cet homme m'a-t-il regardée?... Pourquoi l'ai-je regardé,
moi?... Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux
noirs? Oh! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée!

D'un geste de folie, elle pressa son front à deux mains; et, comme
si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, son visage fut visible!
Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, ses yeux sans vie
ou brûlait seulement la flamme d'un insondable désespoir, ce visage
gardait une beauté avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux,
d'infiniment doux et d'inconcevable...

Violetta sanglotait doucement, les lèvres collées sur la main glacée de
celle qu'elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait
de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il
décrocha la guitare dont Violetta s'accompagnait d'habitude et grommela:

--En voilà assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter.
Allons, la chanteuse, on t'attend! Des seigneurs, des ducs, des princes:
noble compagnie, bonne récolte!

Violetta se releva, et, révoltée:

--Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh!
tuez-moi plutôt!

--Ecoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas... car on t'attend...
des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis: ou tu vas prendre
ta guitare et faire entendre ta jolie voix, ou je me mets à fouetter...
ta mère!...

En même temps, le bandit saisit un fouet à chien... Violetta jeta un
cri d'épouvanté. Elle jeta autour d'elle un regard de douleur et de
désespoir... et ce regard s'arrêta sur la morte!... La jeune fille
courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et, d'une voix
étranglée:

--Madame! Madame! Défendez-la, protégez-la, souvenez-vous qu'elle vous
a soignée! Oh! elle ne m'entend pas! allez-vous laisser frapper une
morte?... Ma mère...

--Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu'il y a
des mères! Est-ce qu'il y a des enfants!...

--Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! dites un
mot!

--Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!

--Oh! cria Violetta, se tordant les bras, vous n'avez pas de coeur,
bohémienne!

--Pas de coeur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon coeur... Il
est resté là-bas... dans l'immense église... Jeune fille, prends garde à
l'évêque voleur de coeurs!...

--Misérable folle! sanglota l'enfant. Tu ne veux rien faire pour
ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! Moi, la fille, je te maudis!
Entends-tu? Maudite sois-tu! par moi!...

Saïzuma éclata de rire!... Et, lentement, elle remit son masque rouge
sur son visage... Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il
laissait retomber le fouet... Elle bondit... Ce fut elle qui reçut le
coup sur ses épaules...

--Grâce, Belgodère! Je t'obéirai... J'irai chanter!...

--A la bonne heure! dit froidement le sacripant, qui tendit la guitare à
l'enfant.

Elle la saisit lentement, d'un mouvement de désespoir concentré et, le
visage ruisselant de larmes, murmura:

«Chanter!... Près du corps de ma mère!... O ma pauvre maman,
pardonne-moi ce sacrilège... Obéir!...

Elle s'inclina rapidement, baisa la morte au front, et s'élança
au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça
entre ses dents:

--Va, fille de bourreau! Guise t'attend! Demain, tu seras infâme! Nul
autre que moi ne le dira à ton père!...

Et, alors, il descendit les marches branlantes du petit escalier en
hurlant:

--Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place à l'illustre
chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur
Croasse! Fainéants!

Deux hercules, qui complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à
distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et, bientôt, un
grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre créature accordait sa
guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.

A deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris
de Guise, et, en avant d'eux, le duc, pâle, agité, l'oeil rivé sur cette
enfant qui le faisait trembler... Sur sa gauche, le prince Farnèse,
sombre et muet; près de la roulotte à laquelle s'appuyait le duc Charles
d'Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu'Henri de Guise...
Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, la princesse
Fausta.

Violetta ne voyait rien; son âme était restée près de la morte; ses yeux
demeuraient baissés sur l'instrument; et ses doigts fins se mirent à
voltiger sur les cordes; une ritournelle d'une grande douceur s'exhala
dans l'air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs. Et sa voix
d'or commença une naïve complainte d'amour... mais, dès la première
strophe, elle s'arrêta, brisée par un sanglot... Le duc de Guise
s'avança vivement.

--Vous pleurez? demanda-t-il d'une voix altérée.

La chanteuse leva sur lui son regard noyé de douleur.

--Vous, balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi!

--Tu pleures, reprit le duc, haletant. Si tu voulais... jamais plus
tu ne pleurerais... car, tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans
Paris. Ecoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te
recule pas ainsi... Par le Ciel! il faut que tu saches que je t'aime...
il faut...

A ce moment, comme Charles d'Angoulême, livide, la main à la garde de
l'épée, s'avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes
résonna sur la place de Grève... Des clameurs furieuses, aussitôt,
s'élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna...

--Les gardes du roi! Les Suisses de Crillon! A mort!... A l'eau!...

Ces gardes, c'étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d'enlever les
barricades élevées par le peuple!...

Le duc de Guise s'élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes
le suivirent, l'épée à demi tirée... Le peuple, à la vue de ses ennemis
de la veille, poussait des vociférations de rage... En un instant, la
place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de
bourgeois courant s'armer.

--Aux armes! A mort les suppôts d'Hérode!...

--A l'eau, les gardes! A l'eau, Crillon!...

Et ce fut dans ce tumulte de prise d'armes, à cette minute où les
arquebusades allaient peut-être recommencer, qu'eut lieu la première
rencontre de Charles d'Angoulême et de Violetta...

En voyant Guise se précipiter sur Crillon, Charles avait renfoncé son
épée et s'était arrêté près de l'enfant... Ils étaient l'un devant
l'autre, tous deux d'un charme intense dans la grande rumeur d'orage qui
se déchaînait.

--De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien... Vous pleuriez...
Est-ce que cet insolent gentilhomme...

--Non! oh! non, dit-elle avec effroi. Je pleurais... voyez-vous... parce
que... ma mère est morte!... Elle est là... toute seule!... Et nul ne se
penche sur ce pauvre corps pour lui faire l'aumône d'une prière...

--Votre mère est là... morte! fit Charles en pâlissant de pitié, comme
il avait pâli d'amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à
chanter!... cela est horrible!...

--Non! non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui
rôdait autour d'eux, en grondant. Je chantais... pour acheter des fleurs
à ma mère...

Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit... Il
la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même. Alors, il
aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s'inclina,
la tête nue.

--Veillez votre mère, dit-il avec une expression d'immense pitié. Et,
quant à son cercueil, c'est moi qui le fleurirai, si vous daignez le
permettre... Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance...

--Ce n'est ni le lieu ni l'heure de vous parler, dit alors Charles
d'Angoulême. Mais, dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce
soit... Il est impossible que vous demeuriez avec ces bohémiens...
Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture...

--Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre,
dit près de Charles une voix ironique.

Le jeune duc toisa le sacripant courbé devant lui.

--Où pourrai-je te parler, mon maître? demanda-t-il.

--Ici près, monseigneur: rue de la Tissanderie, à l'auberge de
l'Espérance.

--C'est bien. Attends-moi donc dès demain matin.

Charles d'Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta, prosternée, le
visage dans les deux mains.

A la vengeance, maintenant! murmura-t-il. O mon père, regarde ce que va
faire ton fils!

Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise!... Belgodère, les
bras croisés, ricanait:

--Viens demain, oui, je t'attendrai de pied ferme, imbécile!...
Demain!... Où sera demain Violetta?

Il haussa les épaules et descendit en grognant:

--Il faut pourtant que j'aille prévenir qu'on me débarrasse du cadavre.
Le plus tôt sera le mieux. Aujourd'hui même, tu seras partie, la
Simonne. Bon voyage!...

Et il allait s'élancer, lorsque au bas des marches il vit se dresser
devant lui un homme vêtu de velours noir, dont le visage livide semblait
celui d'un mort.

--C'est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture?

--Voilà une infernale figure, songea le bohémien qui frémit malgré lui.
Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous
dites.

--C'est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune
chanteuse... Violetta?

Belgodère. tressaillit, s'inclina plus profondément.

--J'y suis! songea-t-il. C'est le gentilhomme que le duc de Guise devait
m'envoyer pour me transmettre ses décisions! Ah! ah! je te tiens enfin,
Claude! Tu vas savoir de mes nouvelles! Et des nouvelles de ta fille!

Il se redressa, se drapa, et dit brusquement:

--J'attends ce que vous avez à me communiquer.

--Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant... cette
Violetta... dit le gentilhomme sourdement.

--Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit
Belgodère. Vos ordres?

--Ecoute, il y a dans la Cité une maison délabrée, presque en ruine. La
porte est en fer, avec un marteau de bronze; c'est là... C'est là que ce
soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.

--Ce soir! A neuf heures! On y sera, par l'enfer!

Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie.
Puis, avec un tressaillement:

--Cette femme masquée de rouge... qui était là tout à l'heure...
dis-moi, qui est-ce?...

--Une bohémienne de ma tribu. Elle s'appelle Saïzuma.

Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il
parut soulagé de quelque secrète épouvante. Alors, il fit un signe
d'adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta
lui avait remise pour le duc de Guise, le prince Farnèse se glissa parmi
la multitude où il disparut sans bruit.



III

PARDAILLAN

Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide
et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles
d'Angoulême marchait au duc de Guise.

Le fils du roi Charles IX était bouleversé d'une terrible colère.
Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti
se lever dans son coeur un sentiment qui n'y était pas encore: la haine
d'amour, la plus implacable des haines... Ce fut les poings serrés qu'il
fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux
gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole!

Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement:

--Le chevalier de Pardaillan! fit-il avec joie.

--Oui, j'arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie! fit
Pardaillan. Où courez-vous de ce pas? Insulter monseigneur le duc?...
Peste! vous êtes gourmand... Ils sont ici une armée de guisards!...
Il n'y avait qu'un homme au monde capable de tenir tête à dix mille
bourgeois qui enragent du désir de massacrer n'importe quoi... Cet homme
est mort, mon prince: c'était mon père.

Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait
de l'entraîner hors de la foule.

--Pardaillan, gronda le jeune duc d'un ton de désespoir concentré, je
veux parler à cet homme.

--Eh! par Pilate, la vie est bonne, au bout du compte! Je ne veux pas
me faire égorger, moi!... Du moins, pas avant d'avoir dit ma façon, de
penser à ce digne sire de Maurevert! Allons, venez, mordieu!...

--Allez donc, Pardaillan! murmura Charles, des larmes de rage aux
paupières. Allez! Moi, je vais à Guise!

Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une
tendresse de grand frère.

--Vous le voulez absolument! dit-il en saisissant une main de Charles.

--Je hais Guise! Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin!

--Amour! Amour! Folie et misère! grommela le chevalier. Tâchons de
sauver ce jeune fou! Allons donc, ajouta-t-il tout haut, puisque vous
le voulez! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle! Giboulée, ma
bonne vieille rapière, à toi la parole!...

Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d'un rapide
regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait et se mit en
marche!... A coups de coude, il se fraya un passage. En quelques
instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier
rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui,
hautain, livide, se tenait devant Grillon, et hurlait quelques mots qui
se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule...

La minute était tragique... Voici ce qui venait de se passer:
Crillon--celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d'Angély,
avait surnommé _le brave_--Crillon, brave et fidèle jusqu'à la mort,
venait d'apprendre qu'Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de
l'Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille
Suisses, pour rejoindre son roi!

Guise venait d'accourir! D'un signe, il enchaînait la foule idolâtre et
la muselait. Et, alors, le duc s'avançait au-devant de Crillon. Le vieux
capitaine, trapu, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et, d'un geste
rude, salua le duc.

--Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de
Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté... C'est donc au Louvre que vous
vous rendez?

--Vous faites erreur! C'est au roi que je me rends! éclata Crillon.

--Prenez garde, capitaine! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une
folle imprudence en sortant de l'Hôtel de Ville!

--Et vous voudriez m'en faire commettre une autre en m'y faisant
rentrer! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc: je sortirai de
Paris! Le chemin est-il libre?

--Il l'est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi...

--Vive le roi! monsieur! hurla Crillon. Prenez garde vous-même,
monseigneur! Prenez garde à la forfaiture! Nous avons tous deux l'ordre
du Saint-Esprit; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre
grand maître! Que faites-vous de votre serment?

Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée
de furieuses vagues humaines. Guise, devenu affreusement pâle, jetait
autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s'élançaient sur
tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées.

Crillon leva son épée... Ce fut à cet instant que Charles d'Angoulême
et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule
tumultueuse.

Guise, l'idole de Paris, Guise eut alors un grand geste large et
superbe. Et la foule s'apaisa, écouta, avide de l'entendre, de l'admirer
encore.

A ce moment, le colonel des Suisses, qui jusqu'ici s'était tenu en
arrière de Crillon, s'avança rapidement vers le duc et dit à haute voix:

--Ni moi ni mes Suisses ne sortirons de Paris!

--Colonel! hurla Crillon, à votre rang! Ou, par le sang du Christ, il
faut vous battre avec moi jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe!

--Monseigneur, dit le colonel, je me rends à la Ligue!... Suisses!
sortez des rangs!...

A ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata.

--Traître! tu te rends à un traître!...

Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée
de rage, tira à demi son épée et chercha l'audacieux qui le souffletait
de ce nom de traître!

Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide,
repoussait le colonel des Suisses d'un geste de souverain mépris, et se
plantait devant lui.

--Henri de Lorraine, duc de Guise! dit encore ce jeune homme, meurtrier
de mon père, deux fois traître! moi, Charles d'Angoulême, fils de
Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ
clos, à l'heure, au jour, au lieu qui te plairont!...

A l'instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard
levé. Mais Guise les contint d'un signe. Il haletait. Sa bouche écumait.
Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune
homme à sa meute...

--Fils de Charles! dit-il enfin, j'accepte ton défi... Mais, comme la
lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de
fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu'au jour où moi, le
Balafré...

--Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur! cria un homme qui,
à son tour, s'avança, calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants de
malice, de joie.

C'était Pardaillan!... D'un coup d'oeil, il avait jugé là situation. Il
venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d'arrestation.

«Sauvons mon petit louveteau!» grommela-t-il.

Il marcha sur le duc de Guise à qui, d'une voix cinglante, il jeta ces
mots:

--Pardon; vous ne vous appelez pas le Balafré!...

--Votre nom, à vous! rugit Guise. Qui êtes-vous?...

--Ce n'est pas mon nom qui importe, c'est le vôtre, monseigneur! Il y a
seize ans, dans la cour d'un hôtel de la rue de Béthisy...

--La rue de Béthisy! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent
avec épouvante sur Pardaillan. Oh! si tu es celui que je crois...
malheur à toi! continue!...

--Je continue! Donc, vous veniez d'assassiner l'amiral Coligny... Au
moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette
main que voilà, monseigneur...

Pardaillan ouvrit sa main toute large...

--Cette main s'appesantit sur votre face, à vous, et, depuis lors, vous
vous appelez le Souffleté!...

--C'est toi! rugit Guise... A moi! A moi! Arrêtez-les tous deux!
Prenez-les! Vivants! Il me les faut vivants!...

Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l'océan
populaire se rompirent... Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté
comme par un mascaret. Le colonel des Suisses, le premier, mit rudement
la main sur l'épaule du duc d'Angoulême... Au même instant, il s'abattit
comme une masse: Pardaillan venait de tirer sa rapière, et, d'un coup de
pommeau, lui avait fracassé le crâne...

--Guise! Guise! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi!

--A mort! A mort! hurlait la foule.

--Vivants! Je les veux vivants! vociférait Guise.

Au moment où, d'un coup de pommeau, le chevalier abattait aux pieds de
Guise le colonel des Suisses, il saisit Charles, son louveteau! à
pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes
immobiles et pâles... Il tenait sa rapière par la lame, et se servait
du pommeau comme d'une massue. Ce fut ainsi qu'il se fraya un passage
jusqu'à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur
lui.

Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son
bras tendu, sa rapière vers le ciel. Et alors, d'une voix qui résonna
comme du bronze, à l'instant où Crillon, éperdu, se voyait débordé, où
les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement
de triomphe, Pardaillan tonna:

--Trompettes! sonnez la marche royale!...

Électrisés, soulevés par l'enthousiasme des grands chocs, les hommes
d'armes hurlèrent dans un grand élan:

--Vive le roi!...

Et ils se mirent en marche, tandis que la fanfare royale éclatait et
dominait l'épouvantable tumulte...

Et, en avant, l'épée haute, près de Charles qu'il entraînait, près de
Crillon, stupéfait, qui l'admirait, le chevalier de Pardaillan marchait,
fonçant dans la foule, entraînant les hommes d'armes, creusant un
sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de
mort... Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ces blessés qui
s'avançaient d'un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les
multitudes de bourgeois s'ouvraient, fuyaient, les uns courant s'armer,
les autres déchargeant leurs pistolets au hasard.

Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d'un
pas rude, et criait:

«Place au roi! Place au roi!...»

Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l'entendaient ne
savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c'était vraiment
pour le service d'un roi que flamboyait le regard de cet homme!

À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés
d'arquebuses toutes chargées, débouchèrent au pas de course sur la place
de Grève, venant de la Bastille.

--Enfin! rugit le duc de Guise, triomphant.

Il allait s'élancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout à coup, se posa
sur son bras.

--Que voulez-vous! gronda-t-il d'une voix rauque à celui qui venait
d'arrêter son élan--un gentilhomme, vêtu de velours noir, silencieux et
sinistrement paisible.

--Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli
fermé.

--Hé! monsieur! vociféra Guise. Tout à l'heure...

--Il sera trop tard! dit l'homme vêtu de noir. Cette lettre est de la
princesse Fausta!...

Le duc qui s'élançait s'arrêta court, avec un profond tressaillement. Il
saisit la lettre, brisa le cachet... Et lut!... L'effet de cette lecture
fut foudroyant. Le duc chancela... Son visage devint couleur de cendres.

--Vos ordres, monseigneur? cria Bussi-Leclerc.

--Mes ordres! balbutia le duc.

Il jeta sur tout ce qui l'entourait un regard où luisait une folie de
meurtre; puis, d'une voix basse:

--A l'hôtel, messieurs! Suivez-moi à l'hôtel de Guise!...

Et il s'élança, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant
Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, Grillon, Pardaillan et le duc
d'Angoulême, oubliant tout au monde.

Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Grillon et
ses hommes d'armes. A travers des foules de ligueurs hurlants, mais
qui, sans chefs, sans armes, n'osaient attaquer, la troupe de Crillon
atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple,
de l'Arsenal, s'élançaient en courant vers la Grève les compagnies
prévenues... La porte fut franchie... Alors Crillon se jeta dans les
bras de Pardaillan.

--Partez vite, si vous m'en croyez! fit le chevalier.

--Oui! mais de quel côté?... J'ignore où est le roi!...

--Je l'ai vu hier, fuyant et fort pâle... un triste Sire, entre nous,
monsieur de Grillon! Quoi qu'il en soit, il prit la route de Chartres...

--Venez avec moi, monsieur, s'écria Crillon, le roi vous fera colonel!

--Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal!
maréchal de moi-même, et c'est énorme. Pourquoi me faire colonel des
autres?

Crillon secoua sa crinière:

--Vous êtes un rude compagnon. Si le roi avait dix serviteurs taillés
sur votre modèle, il serait demain sur son trône!... Allons, adieu!...
Votre nom?...

--Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon!

Le brave Crillon, ébahi, se tourna vers ses troupes et se mit en route,
en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l'intrépidité
l'avait émerveillé.

Pardaillan prit le duc d'Angoulême par le bras et, simplement, comme si
rien d'extraordinaire ne se fût passé:

--Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant
un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne dame Huguette
Grégoire...

Laissons Pardaillan et Charles d'Angoulême rentrer dans Paris, et
revenons un instant au duc de Guise qui venait de s'élancer vers son
hôtel.

Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l'ambition effrénée qui
surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour
une pauvre petite fille de Bohême, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi
de Paris par la force, presque roi de France par l'immense désir de la
Ligue, cet homme, qui faisait trembler des rois, portait au coeur un mal
terrible, un ulcère rongeur: la jalousie!

Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse
lui remettait. Elle contenait ces lignes:

«Le comte de Loignes n'est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la
suite d'Hérode. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de
Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours jusqu'à
Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu'un vous attend en votre hôtel
pour vous expliquer ce double évènement.»



IV

LE BOURREAU

Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule Paris gardait
encore de profonds tressaillements, il ne faisait plus jour, pas encore
nuit; peu à peu les bruits s'éteignaient, et, du ciel, mêlées aux
dernières clartés, tombaient les premières ombres qui allaient
envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris.

Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière
s'approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de
Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.

Dans la roulotte une torche de résine était allumée; ses lueurs
fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la
Simonne, étendue toute raide sur sa couchette: Violetta agenouillée,
affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu'elle appelait
sa mère, ne pleurait pas, n'ayant plus de larmes... Près d'elle, debout,
les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, Belgodère
guettait.

Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la
morte.

--Voilà! fit l'un; nous venons enlever cette hérétique de Bohême...

--Bien entendu, ajouta un autre, il n y a pas de prêtre; la défunte s'en
est passée pendant sa vie: elle s'en passera pour sa dernière promenade.

Violetta, secouée d'un long frisson, s'était jetée sur la Simonne,
et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui disait
l'éternel adieu... Rudement, Belgodère l'arracha à la funèbre étreinte:
Violetta se releva, le coeur défaillant. Lorsqu'elle osa regarder, la
Simonne était dans le cercueil!... Alors l'enfant eut un grand cri.

La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait
voulu crier, le secret de la naissance de Violetta, était cloué avec
elle dans la bière!...

--Viens, dit alors Belgodère d'une voix étrange. Tu ne veux pas
laisser ta mère s'en aller toute seule!... Allons, je te permets de
l'accompagner...

Pour la première fois depuis de longues années, Violetta leva sur
Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée...

Accompagner sa mère jusqu'au cimetière! Pour cette pauvre enfant,
c'était une consolation...! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris
purent voir ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse,
qui s'en allait par les rues déjà obscures, suivi lentement par une
jeune fille qui marchait en pleurant...

Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis
sur les marches:

--Ramenez la voiture à l'auberge, peut-être ne rentrerai-je pas cette
nuit... Et, quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne
rentrera jamais!...

Il s'éloigna alors à grandes enjambées, et, d'assez loin, se mit à
suivre Violetta qu'il couvait de son oeil luisant.

Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un
homme, abrité sous l'auvent d'une maison de la place, la suivit d'un
morne regard.

La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le
sacrificateur! Effroyable besogne! Pauvre infortunée! Le hideux bohémien
te mène... et, là-bas, t'attend Fausta, l'implacable Fausta!...

Cet homme frissonna comme s'il eût fait grand froid. Alors il quitta le
recoin d'où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta et
pénétra dans le dédale de la Cité.

.........................................

Près de la cathédrale, vers le milieu de la rue Calandre, dans un
terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois,
s'élevait une maison basse, honteuse, en quarantaine parmi les logis
voisins.

Le jour, les hommes s'écartaient de cette demeure en grondant une
imprécation. Les femmes pâlissaient et faisaient un signe de croix. En
ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles
nues qui s'ornaient seulement d'une croix d'ébène, une sorte de colosse
pensif était assis dans un large fauteuil, le front dans la main, tandis
qu'une vieille servante allait et venait à pas furtifs.

--Vous ne mangez donc pas, maître Claude? demanda la femme en
s'arrêtant.

Le géant fit un geste d'indifférence et de lassitude.

--Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle, au
bout d'un silence.

--Non, dit sourdement Claude en secouant la tête.

Oh!... alors, c'est que vous pensez à l'enfant!...

--Toujours! soupira Claude comme s'il se fût parlé à lui-même. Les
minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m'assiéger sont
encore, peut-être, les plus terribles pour moi... Car alors, c'est son
image, à elle, qui se dresse devant mes yeux... Huit ans, dame Gilberte!
huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu'elle disparut comme un
beau songe qui s'évanouit...

Maître Claude, qui semblait l'incarnation de la force animale, reprit
avec une étrange douceur:

--Il paraît que je n'étais pas fait pour tant de
bonheur, et que j'étais condamné aux solitudes maudites!

--Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs!

--Avec quel enivrement, continua Claude sans entendre, je courais à
Meudon!... La bonne Simonne venait au-devant de moi... Et l'enfant?
Ah! la voici! Elle accourt, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes
épaules en riant et en criant comme une petite folle: Mère Simonne!
voici papa!... Ah! quel bon rire... Maître Claude couvrit son visage de
ses deux mains... Il pleurait doucement, sans bruit...

--Un matin... jour d'épouvanté! C'était un jeudi... il faisait beau...
j'arrive à Meudon, j'appelle... pas de réponse... J'entre dans le
jardin! Pas de Simonne! Encore moins d'enfant! Je pénètre dans la
maison... tout est bouleversé comme par une lutte... je me sens devenir
fou... je sors, je crie... rien, toujours rien!... L'effroyable journée!
Je tombe, le soir, sans connaissance... et, lorsque je reviens à moi, je
vois une femme qui me soigne... Mon enfant! Où est mon enfant?... Nul ne
sait!... Tout ce qu'on sait dans le voisinage, c'est que, la veille, on
a vu passer une troupe de bohémiens... Comment ne suis-je pas mort!

Un coup frappé à la porte réveilla de longs échos dans la maison.
Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur...

--Depuis huit ans, nul n'a frappé à cette porte! gronda Claude. Qui cela
peut être, sinon le malheur qui passe?...

Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit sourdement. Maître
Claude fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Tout à coup,
dans l'encadrement de la porte, un homme parut, la tête couverte d'une
cape noire... Claude se leva, et, d'un ton raide et craintif à la fois,
demanda:

--Qui êtes-vous?... Que voulez-vous de moi?...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix basse et
rauque, il prononça:

--Maître, je viens requérir les services de ta profession...

Claude fut secoué d'un tressaillement et dit:

--Du temps que j'exerçais mon sinistre métier, l'Official et le grand
prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n'êtes ni l'Official ni le
grand prévôt... sans quoi vous sauriez que, depuis huit ans, je me suis
fait relever de mes fonctions...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix rauque, il
laissa tomber ces mots:

--Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le
bourreau... regarde!

Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite. Au médius de
cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de
fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup
d'oeil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler!

--Tu obéis?... demanda l'inconnu.

--J'obéis, monseigneur!...

--Bien. Rends-toi à la maison du bout de l'île, derrière Notre-Dame.
L'exécution est pour dix heures... Y seras-tu?

--J'y serai, monseigneur!... fit Claude dans un soupir qui ressemblait
à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient de ne plus compter sur
moi... cette exécution sera la dernière!

--La dernière! fit l'homme. Soit!... Maintenant, Claude, je vais te
montrer ce visage que tu sembles me reprocher de tenir caché...

D'un geste rapide, il fit tomber, sa cape et son visage apparut, pâle,
d'une pâleur spectrale. Claude recula haletant et murmura avec un
indicible accent:

--L'évêque!... Le prince Farnèse!... Le père de de l'enfant!...

--De l'enfant que tu me volas! gronda Farnèse.

--Oui, c'est moi! Moi qui t'ai maudit! Moi qui viens de te maudire
encore, puisque tu n'as pas eu pitié de mon malheur! Ou plutôt, non! je
ne te maudis pas. C'est en suppliant que je viens... Ecoute! dis-moi la
vérité! Sois homme une fois dans ta vie!

Claude hésita un instant... puis secoua la tête.

--La vérité! gronda enfin Claude. Je vous l'ai dite le jour que vous
êtes venu, il y a près de quinze ans! Elle est morte! Morte trois jours
après que je la recueillis au pied du gibet...

Le cardinal-prince Farnèse ne dit plus rien. Il ramena sa cape sur sa
tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude,
rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le
rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue.

--Vous ne m'avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!...

--J'ignore!... dit Farnèse, morne et glacé.

--Est-ce un homme?... Une femme?...

--Une femme!.. Une jeune fille!...

Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front... Et il s'élança
vers l'extrémité de l'île, vers la mystérieuse maison de la princesse
Fausta, en grondant:

«La dernière exécution... La dernière victime!...»



V

LA MAISON DE LA CITÉ

La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c'est-à-dire aux
Innocents. Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur
commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta
par la main et l'entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance.
Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu'elle accomplissait.
Pourtant au fond de son coeur rayonnait doucement une image consolatrice
qui semblait lui murmurer qu'elle n'était pas seule au monde.

Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante...
reviendrait-il? Elle ignorait jusqu'à son nom...

Oui, il reviendra! puisqu'il l'a dit!... Demain matin, elle le
reverra!... Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurant à
son coeur une consolation:

«Ce jeune homme... ce sera ton sauveur... car il t'aime!...»

Tout à coup, elle s'aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la
place de Grève ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l'auberge
de l'Espérance.

--Où me conduisez-vous? balbutia-t-elle.

Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et
marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d'un pont,
et, le fleuve franchi, tourna à gauche.

A l'est, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, se dressaient
côte à côte deux constructions pareilles à deux soeurs se tenant par la
main... mais deux soeurs dont l'une était mignonne créature et l'autre
un monstre de hideux.

Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, marcha droit au
formidable portail de la construction monstrueuse.

--Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d'elle un regard
éperdu.

Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze. La
porte de fer s'ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière;
le bohémien la harponna solidement: dans la seconde qui suivit, elle se
vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement
éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.

--Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener. C'est bien ici? fit
le bohémien.

--C'est ici! dit l'un des deux gardes.

Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile
noire qu'il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle,
paralysée, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne
savait où!... L'autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien
gonflée:

--Voici les cent ducats que tu as demandés... Un instant, l'ami: si tu
veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n'as qu'à
souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire...

Le bohémien s'inclina jusqu'à terre, avec un sourire narquois, et
sortant à reculons s'évanouit dans la nuit.

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis
longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude s'approchant à son tour
de la terrible maison, heurta le marteau de bronze. Encore une fois la
porte de fer s'ouvrît sans bruit. Après la victime, le bourreau! Sans
doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l'un d'eux, lui
faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l'intérieur de la
maison.

Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse devenait un fabuleux
palais, une succession de pièces ornées avec magnificence, aboutissant à
une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s'élevait un trône
d'or, merveille de sculpture.

Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune
douze flambeaux de cire rosé, des colonnes alternativement de jaspe
et de marbre, d'énormes vases de porphyre, des tapisseries d'Arabie,
soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d'une tiare
sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux
clefs symboliques que semblaient garder vingt-quatre hommes d'armes
vêtus d'acier, silencieux, immobiles, hallebardes au poing.

Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son
conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu'à une pièce
nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble;
seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à
des anneaux de fer.

Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d'une mantille en
dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais à sa main étincelait
un anneau pareil à celui du prince Farnèse. Seulement, tandis que
l'anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de
femme était en or pur; et les caractères du chaton étaient tracés par
des diamants qui fulguraient dans la pénombre.

Cette femme, c'était Fausta!

Alors Claude frissonna et tomba à genoux en murmurant:

«La souveraine!...»

Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité:

--Bourreau! Nous, grande prêtresse de l'Ordre auquel vous avez juré
obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui
la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la
dépositaire. Bourreau! vous avez accepté d'être l'exécuteur de secrètes
sentences qui ne relèvent que de la divine justice... Entrez donc dans
la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre
oeuvre...

Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.

Vous avez à Nous parler!... Nous vous le permettons..., dit Fausta.

--Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, j'ose adresser
une supplique à l'éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me
prosterne...

--Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi
pour consoler.

--Consoler!... Oui! C'est de consolation dont j'ai besoin... Le vent qui
passe m'apporte les larmes et les malédictions de ceux que j'ai tués...
En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice
humaine! En vain j'implore le Dieu tout-puissant de rendre un peu
d'apaisement à mon coeur! J'ai peur de mourir sans cette absolution
suprême qui me fut promise par votre envoyé!... Depuis deux ans que j'ai
juré obéissance, par trois fois j'ai dû venir ici exercer mon terrible
ministère... et la Seine n'a redit à personne le secret des trois
cadavres que je lui ai jetés!... J'ai imploré la pitié de plus de cent
prêtres; et aucun n'a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui
m'eût rendu le repos!... A votre envoyé. Souveraine, j'ai refusé l'or
qu'il m'offrait... mais, lorsqu'il m'a promis la sainte absolution, j'ai
signé le pacte!... Par trois fois, j'ai obéi, Souveraine! Maintenant, je
ne peux plus. Souveraine, ayez pitié de moi!...

--Vous avez bien fait de m'ouvrir votre âme, dit Fausta d'un accent de
douceur pénétrante. Bourreau, l'épreuve est terminée. Allez demain dans
Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale,
mais par un prince de l'Eglise, muni, à votre intention, des pleins
pouvoirs de Sa Sainteté...

Et d'une voix de commandement suprême:

--Maintenant bourreau, va! Éteins cette vie encore!... A ce prix,
demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes
spectres...

Claude se releva d'un bond, le visage resplendissant d'une épouvantable
extase.

--Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé?...

--Tu seras absous!...

--Et que cette exécution est la dernière... qu'après cette femme je ne
tuerai plus personne?...

--Cette femme sera ta dernière victime!

--Qu'elle meure donc, rugit maître Claude, en se dirigeant vers la
chambre des exécutions.

C'était une large pièce au plancher mal équarri, au milieu duquel
apparaissaient les rainures d'une trappe fermée. Il y avait un anneau à
cette trappe. Une corde y était adaptée; elle montait droit au plafond,
puis, par un système de poulies, descendait le long d'une paroi où elle
était fixée à un gros clou par un noeud. Il n'y avait qu'à défaire ce
noeud: la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe,
n'étant plus soutenu par elle, s'abaissait, retombait...

Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité... En bas,
la Seine coulait avec de sourdes lamentations, des clapotis pareils à
des malédictions.

En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide
clarté diffuse, celle qu'il allait tuer. Elle était étendue sur le
plancher, évanouie de terreur sans doute.

Il frissonna longuement. Puis il se dirigea vers le clou auquel était
accrochée la corde qui soutenait la trappe!... Mais, pour y aller, il
fit un long détour, sans regarder la victime... La sueur coulait à
grosses gouttes sur son visage... Et ce fut ainsi qu'il atteignit la
corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le
noeud, qu'il commença à défaire... A ce moment, la condamnée, la
victime, poussa un soupir.

«Elle se réveille... Il faut que je la tue avant de la précipiter...
Elle pourrait se sauver!.. Et puis... elle souffrirait trop... je dois
tuer, non faire souffrir!...» ajouta-t-il grelottant.

Alors il se retourna, bondit jusqu'à la condamnée, et s'agenouilla
ou plutôt s'accroupit près d'elle disposant les cordelettes de
l'étranglement!...

La victime fit un mouvement... Des paroles à peine bégayées parvinrent
jusqu'à l'oreille du bourreau.

«Adieu, mère... ma mère chérie... Père! Où es-tu?...»

«Elle appelle sa mère, haleta le bourreau. Comme sa voix est douée et
comme elle me remue le coeur!...»

Une irrésistible curiosité s'emparait de lui! Voir! oh! voir le visage
de cette victime... Lire peut-être sur sa figure le crime qui la
condamnait. Il résistait encore à la tentation que, déjà, ses doigts
avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou. Déjà
lui apparaissait l'adorable visage de Violetta... Il la contempla une
longue minute, avec un indicible effarement.

Puis, à force de la regarder, il sentit comme un battement sourd et
profond de son coeur, un bouleversement de son âme.

«Ah ça! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains
crispées, mais je deviens fou, moi!... Que vais-je imaginer là!...
Vais-je sombrer dans la folie!... ce visage... il me rappelle... non!...
c'est insensé!... l'enfant aurait cet âge-là! oh si je pouvais voir ses
yeux! Si c'était elle!... Ma fille! hurla-t-il dans un cri terrible!...
Violetta! Violetta!...

Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le
bourreau... Elle tendit les bras et murmura:

--Mon père!... Bon, bon petit papa Claude!...

Claude jeta une déchirante clameur:

--Seigneur Dieu! c'est elle! c'est mon enfant!...

Il se redressa et recula, ses mains énormes, secouées d'un tremblement
convulsif, se tendaient vers elle. Il riait et pleurait.

Puis, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses
bras puissants, l'emporta dans l'angle le plus éloigné de la trappe,
s'assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.

Il pleurait à grosses larmes, bégayant des choses incompréhensibles,
et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur.
Violetta souriait et répétait:

--Mon père... mon bon père Claude... c'est vous!...

Et, quand elle pût comprendre quelques mots de ce qu'il balbutiait, elle
l'entendit qui disait:

--Oui... c'est ça... appelle-moi encore ainsi... encore... Ah ça! que
s'est-il passé? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard... Dire que
c'est toi?... Je ne rêve pas, dis!... Ah ça! fit-il en riant avec
délices, rentrons chez nous...

--Oh! père... qu'est-ce donc, ici... murmura Violetta reprise
d'épouvante.

Claude répéta en grelottant d'angoisse:

--Ici!... Nous sommes ici!...

--Père, père! quelle horrible angoisse vous saisit! Oh! j'ai peur!
Qu'est-ce donc que cette maison?...

--Ce que c'est! gronda Claude. Oh!... je me souviens!...

Il se releva d'un bond, saisit la jeune fille terrifiée... A ce moment
la porte s'ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.

Fausta fixa sur Violetta un regard d'ardente curiosité.

--C'est donc là, murmura-t-elle, l'enfant que recueillit le bourreau!
C'est donc la fille de Farnèse! Nouvelle raison plus puissante encore
pour qu'elle disparaisse!...

Claude s'était arrêté, pétrifié. Fausta tendit les bras et dit avec une
funèbre simplicité:

--Qu'attendez-vous?...

Claude eut un recul de bête sauvage à l'instant de regorgement. Fausta,
de sa même voix affreusement simple, répéta:

--Qu'attendez-vous?

Alors Claude repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection
suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia
d'une voix très basse:

--Madame, c'est mon enfant... Je l'avais perdue... et je la retrouve
ici... Vous ne voudriez pas, n'est-ce pas? maintenant que vous savez.
Allons... laissez-nous passer...

--Bourreau, dit Fausta, qu'attends-tu pour exécuter la condamnée?

A ce mot de bourreau, un cri d'angoisse et d'horreur jaillit de la gorge
de Violetta.

--Mon père!... Bourreau!... Mon père est bourreau!...

Claude entendit ce cri. Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une
sublime expression de désespoir s'étendit sur sa physionomie. Et d'un
accent indiciblement navré:

--Ne t'effraie pas... je ne te toucherai plus, si tu veux... je ne te
parlerai plus... je ne t'appellerai plus ma fille... mais ne t'effraie
pas. Je t'en supplie, n'aie pas peur... Madame, gronda-t-il soudain en
se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime; vous avez
brisé le lien d'affection qui rattachait cette enfant à l'infortuné que
je suis. Et je vous le déclare: prenez garde, maintenant...

--Prends garde toi-même, bourreau! interrompit Fausta sans colère, Es-tu
en rébellion? Obéis-tu?

--Obéir! Ah ça! Je vous dis que c'est ma fille!... Ne crains rien, ma
petite Violetta. Sortons d'ici!

--Bourreau! dit Fausta d'une voix éclatante, choisis: de mourir avec
elle, ou d'obéir!...

--Obéir, moi! hurla Claude d'un accent sauvage. Assassiner ma fille,
moi!... Vous êtes folle, ma Souveraine! Place! place, par l'enfer! Ou ta
dernière heure est venue!..

De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu'il emporta...
Et, levant son bras, balançant dans l'espace son poing formidable, il
marcha sur Fausta...

Fausta vit venir sur elle l'homme, effroyable. Elle ne recula pas, mais
d'un sifflet qu'elle portait à la ceinture elle tira un son bref et
aigu... A l'instant même, quinze gardes armés d'arquebuses firent
irruption dans la funèbre salle.

Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en
grondant:

--Venez-y donc! Touchez-la, si vous osez...

Mais les gardes n'avançaient pas: sans doute, Fausta leur avait donné
ses ordres avant d'entrer. Ils n'avançaient pas!... Mais Claude les vit
apprêter leurs armes!

--Attention! commanda une voix rude.

A cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement, ils virent
une ombre géante qui bondissait; dans la même seconde, ils firent feu!
Le tonnerre des quinze arquebuses éclata! La sinistre chambre s'emplit
d'une fumée noire!... Et les gardes, alors, sortirent...

Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres.
Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent... Alors, elle chercha
les cadavres de Claude et de Violetta... Et elle ne les vit pas!...
Violetta et Claude avaient disparu!...

Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres... et
enfin... s'arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce... la trappe
était ouverte!...

Fausta s'approcha, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce
gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les
cadavres enlacés...



VI

LA BONNE HÔTESSE

En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries, le chevalier de
Pardaillan et le duc d'Angoulême longèrent les fossés et rentrèrent dans
Paris par la porte Montmartre. Ils traversèrent la ville, parvinrent
dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et
pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après
leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.

Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui
avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des
souvenirs de ce roi mort si jeune, d'une mort si effrayante, après la
sanglante tragédie de la Saint-Barthélémy.

Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans
l'Orléanais et l'Ile-de-France, ne se savait qu'un ami: Pardaillan. Et,
pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine
de jours: un soir, le chevalier était passé par Orléans et avait fait
visite à l'amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait raconté
à son fils ce qu'elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l'avait
écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d'un poème de
chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son
départ, Charles d'Angoulême s'était mis en route. Marie avait levé ses
yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire:

--J'hésitais à laisser partir mon enfant... mais je n'aurai plus peur si
vous lui accordez votre amitié.

--Madame, avait dit Pardaillan, je vais à Paris. J'espère que Mgr le duc
d'Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis...

La mère de Charles avait compris ce qu'il pouvait y avoir de promesse
dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa
reconnaissance. Pendant la route, le duc s'était pris d'une sorte de
passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d'admirer
l'allure insoucieuse, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier
coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu'il
est impossible de ne pas remarquer.

Enfin, la bagarre de la place de Grève, les restes de la défaite des
Barricades avaient inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de
l'étonnement émerveillé, du respect, et aussi de la reconnaissance
--puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.

Or, lorsque, après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à
table, à parler de Violetta, lorsqu'il eut chanté son amour, il se
trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus parfait des amis
que puisse rêver un amoureux.

--Aimez-la, morbleu! s'exclama le chevalier, et faites-vous aimer! Et
soyez heureux, tous deux! Bohémienne ou princesse, du moment que vous
l'aimez, elle est l'étoile qui vous guidera!

Sur ces mots, Pardaillan s'alla coucher, non sans avoir annoncé à
Charles qu'il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue
Saint-Denis, où il l'attendrait pour savoir le résultat de sa démarche
auprès de Belgodère.

Le lendemain, à l'aube, le jeune duc était debout, il sentait son coeur
battre:

«La revoir! murmura-t-il en s'élançant enivré, la revoir et lui dire...
oserai-je?...

Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui n'a rien de mieux à faire.
Et au matin, vers neuf heures, il se rendit comme il l'avait dit, à la
Devinière, célèbre rôtisserie qui était alors le rendez-vous de la haute
société galante.

Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion,
les quatre marches du perron de la Devinière et qu'il s'assit dans
un coin obscur de la grande salle commune, l'hôtesse, les bras nus
jusqu'aux coudes, le visage tout rosé devant la haute flamme claire
de la cuisine, surveillait deux ou trois rangs de bécassines et de
sarcelles des marais de la Grange-Batelière qui tournoyaient gravement
et se doraient au feu.

Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus
de trente-trois ans, sa taille avait gardé de la ligne, ses traits
avaient une finesse que plus d'une grande dame leur eût enviée.

Tout à coup, un chien roux leva le nez, avec un tressaillement; il se
dressa subitement sur ses pattes en reniflant... puis bondit dans la
salle. Huguette s'arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur un étranger,
qui le caressait. Elle pâlit.

--Jésus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait...

A l'instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.

--Mon Dieu! monsieur le chevalier... est-ce bien vous?...

Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l'hôtesse avec un
sourire attendri, puis lui saisit les mains, et, au grand ébahissement
des servantes qui n'avaient jamais vu leur patronne permettre à personne
une pareille familiarité, l'embrassa sur les deux joues.

--Et comment va ce bon Grégoire? demanda le chevalier pour essayer de
donner le change à l'émotion visible de l'hôtesse.

--Dieu ait son âme, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantôt sept
ans...

Et, avec cette spéciale hypocrisie qu'on pardonne aux jolies femmes,
Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes
qui pointaient à ses paupières.

--Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une
santé si florissante...

--Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien
se porter...

Elle examinait le chevalier à la dérobée; et elle constatait, peut-être
avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu'il n'avait pas dû
faire fortune: à certains détails perceptibles seulement au coup d'oeil
sûr de la femme qui aime, elle jugeait que, si Pardaillan n'était plus
le pauvre hère qu'elle avait connu jadis, il était loin d'être le
magnifique seigneur qu'il était devenu, croyait-elle encore une heure
auparavant.

--Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière
visite que vous fîtes à la Devinière?... Quinze ans presque... vous
étiez triste... oh! si triste!...

Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il
était placé, et, un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d'une
vieille maison sise vis-à-vis de l'auberge.

--C'est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur! C'est là
que je la vis pour la première fois...

--Loïse!... murmura l'hôtesse en elle-même.

Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire:

--Ah ça! dame Huguette, vous n'avez donc plus de ce vin si clair et si
traître qu'affectionnait mon père?...

L'hôtesse fit un signe; une servante se précipita; bientôt Huguette
remplit un gobelet que le chevalier lampa d'un trait. Coup sur coup,
il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l'hôtesse, de sa voix
câline, multipliait les questions, poussée par la curiosité... L'oeiï
de Pardaillan se troublait, ce front d'une si insoucieuse audace se
voilait.

--Tenez, Huguette, dit-il soudain, je n'ai plus personne qui m'aime...
que vous... Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon coeur. Sachez
donc, dame Huguette, que, si j'étais si triste à mon dernier passage à
Paris, c'est que je venais de perdre Loïse...

--Morte! fit l'hôtesse avec une sincère et profonde douleur! Morte,
Loïse de Montmorency!..

--Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier.
Car elle était ma femme. Et moi, on m'avait fait comte de Margency. Oui,
elle est morte... Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d'horreur
où nous marchions dans le sang...

--La Saint-Barthélémy!

--Oui... Ce fut ce jour-là que mon père succomba à ses blessures. Et ce
fut à ce moment, à cette minute d'angoisse où je me penchais sur mon
père, ce fut alors qu'un démon bondit et frappa Loïse d'un coup de
poignard... Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette...

--Oh! c'est affreux! fit l'hôtesse. Voir mourir le même jour votre père
et... celle que vous adoriez!...

--Non! dit Pardaillan, elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était
insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement... Alors, Je l'épousai...
à Montmorency. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre
exprès pour moi. Car, vous l'avez dit, j'adorais Loïse comme j'adorerai
jusqu'à mon dernier souffle le radieux souvenir que je garde d'elle...

Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux
perdus au loin, dans son passé...

--Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! dit Huguette.

--Oui!... Trois mois après notre union, l'ange s'envola... Un soir, une
fièvre ardente la prit... Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour
de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement.

--Elle a donc succombé à cette fièvre? reprit timidement Huguette.

Pardaillan secoua la tête:

--Si elle était simplement morte d'une fièvre, dit-il d'une voix
étrangement rauque, n'ayant plus rien à faire au monde, je serais mort
aussi, moi!... Or, j'ai vécu... et je vis... ajouta-t-il avec un accent
terrible.

Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit:

--Loïse est morte assassinée... Le poignard était empoisonné!...

L'hôtesse frissonna.

--Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre
l'homme. C'est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette.

--Et... vous l'avez rejoint... l'homme?...

--Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j'avais réussi
à l'acculer... Je le tenais! L'homme, à chaque fois, m'a glissé dans les
mains au dernier moment... Mais je le suis... il ne m'échappera pas...
J'ai connu la misère des grandes routes, et, souvent, Huguette, lorsque
je me couchais sur une botte de paille sans manger, j'ai songé à la
bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim,
un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs...

--Hélas! murmura Huguette toute pâle de ce qu'elle venait d'entendre,
ce n'est pas souvent que l'hôtesse a pensé à vous... c'est toujours!...
Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, j'ose espérer...

--Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d'espérer: je
réclame!...

Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette
se heurta à deux seigneurs, dont l'un dit:

--Holà, l'hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons
de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l'avenant!

Huguette conduisit les deux gentilshommes et les quitta pour revenir à
la cuisine en leur disant:

--Dans un instant vous allez être servis, monsieur de Maineville et
monsieur de Maurevert!...

--Soudain un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut
la salle d'un coup d'oeil et, apercevant le chevalier, courut à lui.
C'était Charles d'Angoulême qui, très pâle, se laissa tomber sur un
escabeau.

--Mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu!

--Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il?

--Eh bien, dit le jeune duc, dont les yeux s'emplirent de larmes, cette
jeune fille dont je vous ai parlé... celle que j'aime, Pardaillan!...
Elle a disparu!

--Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec un singulier
attendrissement. Et que dit le bohémien?

--Belgodère? introuvable! On ne l'a pas revu à l'auberge de l'Espérance.
Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j'ai exploré les
rues qui avoisinent la Grève et, enfin, me voici...

Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait:

--Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c'est bien le
temps des rapts, des viols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut
avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne?

--Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!

Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup il tressaillit, médita un
instant, et, relevant la tête:

--Auriez-vous, d'aventure, un objet quelconque ayant appartenu à cette
jeune fille?...

Le duc d'Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint
une écharpe en soie brodée.

--Je l'ai... ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il
en la tendant au chevalier.

--Dites donc que vous l'avez volée, fit paisiblement Pardaillan
qui fourra l'écharpe dans sa poche, et ajouta: Rentrez chez vous,
monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain
matin vous apporterai-je des nouvelles... car j'ai un guide sûr.

C'était son chien Pipeau confié autrefois à Huguette.

Pipeau remua gravement la queue. A ce moment, l'hôtesse déposait sur la
table les premiers éléments d'un dîner qui devait être une merveille.

--Eh quoi! demanda Huguette d'une voix tremblante, vous partez? Sans
faire honneur à mon dîner?...

--Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de
regret sur les somptuosités gastronomiques d'où montaient des parfums
délectables.

--Hélas! il ne fut ordonné qu'à votre intention... Qui va être digne de
le manger?...

--Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s'écria Pardaillan dont l'oeil
s'illumina d'une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux
aujourd'hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités
comme moi-même!...

Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s'emplir
de buveurs. Sur le perron, il s'arrêta, et considéra un instant les
passants, faisant son choix, et cherchant deux individus dignes de lui,
dignes du merveilleux dîner d'Huguette.

--Holà! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez
entrer, messeigneurs... Oui, vous... vous, le grand noir aux yeux de
corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille... Faites-moi
l'honneur de venir dîner céans: je vous invite!

Les deux hères auxquels s'adressait le discours en question s'arrêtèrent
stupéfaits, puis timidement, redoublant les salutations, gravirent le
perron.

C'étaient deux grands diables qui n'en finissaient plus de hauteur, mais
tous deux d'une extravagante maigreur, piteux, minables, avec leurs
manteaux troués, leurs semelles éculées, vêtus d'emphatiques guenilles
de baladins dans la misère.

Pardaillan conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur
fit signe de s'asseoir devant le féerique repas qu'elle supportait.
Effarés, muets d'émotion, les narines larges ouvertes et l'oeil
obliquement braqué sur les chefs-d'oeuvre d'Huguette, les deux
lamentables sires obéirent, s'assirent de côté, posant chacun un quart
de fesse sur le siège. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.

--Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à
celui do ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux.

L'homme répondit en se courbant:

--Monseigneur, on m'appelle Picouic...

--Picouic?... Joli et mélodique. Mais veuillez ne pas me
monseigneuriser, s'il vous plaît!... Et vous, monsieur du Corbeau?

L'autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et
plats sur le front, nez long, proéminent et osseux. Il répondit d'une
voix lugubre:

--Monseigneur, on m'appelle Croasse...

--Croasse? Admirable, par Pilate!... Eh bien, monsieur Picouic et
monsieur Croasse, mangez et buvez, vous êtes les hôtes du chevalier
de Pardaillan... Madame Grégoire, voici l'écot de mes deux camarades,
ajouta le chevalier en déposant deux écus d'or dans la main de
l'hôtesse.

Et, sur un geste de refus esquissé par Huguette:

--Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à
moi et que je n'ai jamais permis à personne de s'en emparer.

Et, saluant les deux hères d'un de ces grands gestes chevaleresques dont
il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc
d'Angoulême qui l'attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse
et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d'admiration,
commençaient timidement l'attaque.

A l'instant où Pardaillan franchissait le seuil de la Devinière, le
rideau d'un cabinet qui s'ouvrait sur la cuisine et la salle se souleva.
Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre
le perron... Et, cette figure, convulsée de haine, c'était celle de
Maurevert, l'assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.



VII

L'ORGIE

S'il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc
de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme
s'appelait Orgueil. Guise, comme Achille, n'avait qu'un point vulnérable
dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.

Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau
gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l'époque
écrivaient des lettres passionnées, ce triomphateur à qui nulle femme ne
résistait, Henri de Guise était marié et trompé...

Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des désespoirs
d'orgueil--car, naturellement, il n'aimait pas sa femme dont il exigeait
la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être
bafoué. L'assassinat de Saint-Mégrin n'arrêta pas l'outrage: Catherine
de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un
autre amant, puis un autre, puis d'autres, en sorte que Guise continua à
verser du sang et des larmes de rage.

Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l'amant de Catherine:
pourtant, il était bien sûr qu'elle en avait un. Résolu à garder toute
sa lucidité d'esprit, au moment où Paris commençait à gronder, il envoya
Catherine en Lorraine, sous la garde d'une duègne dont il se croyait
sûr. On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était
sortie par une porte et rentrée par une autre... Mais là devait
s'arrêter la comédie... C'est sur un drame que le rideau allait se
relever!...

Rentré en son hôtel, le duc de Guise se renferma dans son appartement
et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans
la lettre de Fausta. Le lendemain, il passa sa journée à dicter des
lettres, à donner des ordres. Il était inquiet, nerveux, ses familiers
voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se
déchaînait en lui.

Le soir de ce même jour deux hommes s'arrêtaient à l'extrémité de la
Cité, devant une maison dont la façade en ruine dissimulait un féerique
palais.

L'un d'eux frappa, et, lorsque la porte de fer se fut ouverte, s'effaça
devant son compagnon qui entra. A l'intérieur, ce dernier laissa
retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans
le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de
Guise.

Le roi de Paris, et que Paris eût voulu appeler roi de France, fut alors
conduit vers la gauche de ce palais, c'est-à-dire vers cette ligne où la
maison Fausta et l'auberge du Pressoir-de-Fer entraient en conjonction.

Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi
plus élégante, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d'un
costume de laine blanche aux plis hiératiques, était assise dans un
fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin
de velours blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta
resplendissait et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils
brillaient d'un éclat étrange, hallucinant.

Henri de Guise entra brusquement, mais, devant Fausta, il s'arrêta court
et, avec un frémissement de tout son être, s'inclina très bas. Lorsqu'il
se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la
cicatrice de sa balafre semblait d'un rouge sanglant.

--Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire
qui était un poème de grâce.

--Madame, dit alors Henri de Guise d'une voix rauque, votre émissaire
m'a tout dit. J'ai souffert depuis hier comme un damné... Des preuves,
madame!...

--Vous... voulez! dit Fausta d'un ton de suprême hauteur qui glaça
Guise, soudain courbé.

--Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J'ai perdu, la tête... Oh! tenir ce comte
de Loignes comme j'ai tenu Saint-Mégrin!...

--Ainsi, dit doucement Fausta, si... on vous donnait... des preuves...

--Oh! malheur à lui!... gronda Guise.

--Mais elle?... reprit Fausta, elle?... Pauvre femme! Pauvre affolée
d'amour!... J'espère que ce n'est pas sur elle que retomberait votre
vengeance?...

--Assez, madame, rugit Guise, hors de lui. Si la duchesse a poussé
l'abjection jusqu'à aimer un Loignes, il faut qu'elle meure!... il faut
qu'ils meurent ensemble!...

La Fausta tressaillit.

--Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont
confiés. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David,
et, pour nous, le Fils bien-aimé de notre Eglise, le roi de France!...
Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur un gong, accomplissez l'acte
nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme... Suivez votre
guide... vous verrez, et vous serez convaincu...

Guise, haletant, ivre de vengeance, gronda:

--Si je vous dois cela... Je vous devrai plus que le trône! haleta
Guise, ivre de vengeance.

Il s'inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui
approchaient Fausta, et, voyant un homme qui, au coup de timbre, venait
d'entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.

Alors, Fausta s'approcha d'une lourde tapisserie qu'elle souleva.
Derrière la tapisserie, il y avait une porte fermée, sur le panneau de
laquelle s'ouvrait un judas, qui faisait communiquer la maison de Fausta
avec l'auberge voisine!...

L'homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit
sur l'entrée du Pressoir-de-Fer. Il gratta à la porte qui s'ouvrit
et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans
l'intérieur de ce cabaret.

Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très
court vêtues, s'avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des
révérences.

L'une d'elles s'approcha de lui et lui appliqua sur la figure un
masque de velours tel que les élégants en portaient alors, lorsqu'ils
pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, et pour ne pas être
reconnus. Presque en même temps, l'autre lui jetait sur les épaules un
ample manteau de soie légère.

Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu'elles
savaient ce qu'il venait chercher à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Elles
l'entraînèrent dans la salle qui s'ouvrait sur le cabaret.

Là, régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d'élégantes étoffes et
meublée de larges fauteuils, était déserte; mais, de la salle voisine,
arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit
d'orgie... Et Guise comprit alors que cette petite maison de cabaret sur
le devant était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant
dans les sombres ruelles de la Cité...

--Monseigneur n'a qu'à entrer, murmura l'une des femmes, on n'attend
plus qu'un convive... ce convive ne viendra pas... c'est monseigneur qui
vient à sa place... La partie de plaisir consiste ce soir à garder son
masque: seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber...

Elles poussèrent une porte, s'effacèrent et Guise entra. Tout d'abord,
il demeura ébloui par l'éclat des lumières. Il était brusquement poussé
dans l'orgie la plus radieuse et la plus impudique.

La pièce était vaste, luxueuse, emplie de parfums capiteux.

Au milieu, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d'or,
supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux
tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et, ces
vins, c'étaient des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles
et souriantes, les versaient dans les coupes d'or des convives.

Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des
hommes. C'est À peine s'ils firent attention à Guise qui entrait: un
geste de bienvenue de l'un des hommes, une invitation à prendre place,
et ce fut tout... Seulement, une femme, qui était seule, s'avança
vivement vers lui, l'enlaça de ses deux bras nus et murmura:

--Enfin, vous voici, cher seigneur... vous venez bien tard...

Guise se sentit devenir insensé... une irrésistible fureur fit craquer
ses muscles... D'un geste fou, il voulut repousser la femme... mais,
plus étroitement, elle l'enlaça, une de ses mains arrêta sur sa bouche
le cri de fureur... et, de l'autre, elle lui indiquait un objet qu'il
n'avait pas vu encore.

C'était une grande horloge qui scandait l'orgie d'un tic-tac ironique.
Guise vit alors qu'elle allait marquer dix heures!

--Dix heures! murmura la femme. L'heure où les masques vont tomber...
Attendez, cher seigneur... Regardez!...

Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et, sous son masque, il sentit
la sueur couler. Les quatre couples demeuraient enlacés et murmuraient
des choses confuses... Tout à coup, l'horloge sonna... Les dix coups
tombèrent, grêles et sinistres.

--Tant pis! cria soudain une voix de femme. Nous avons gagé de nous
montrer!... Moi, je commence...

Et, brusquement, elle laissa tomber son masque et arracha celui de
l'homme au cou duquel elle était suspendue.

--La reine Margot! murmura Guise, stupéfait.

--Puisque c'est convenu! continua une autre femme au milieu des éclats
de rire.

Et, d'un geste plus hardi encore, elle imita Margot.

--Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-même Guise.

L'homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais, déjà, la
troisième femme venait de retirer son masque! Et celle-là riait d'un
rire gamin plus frais, plus sonore... Et, cette fois, Guise fut secoué
d'un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa
propre soeur!... La duchesse de Montpensier!...

Toute rieuse et s'efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le
masque de son compagnon: mais l'homme résistait, son ivresse dissipée
soudain... tout à coup, elle y parvint... le visage de l'amant de la
duchesse apparut... Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se
découvrait se figèrent... l'amant de la duchesse de Montpensier s'était
relevé soudain, les yeux hagards.

C'était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsifs.
Il passa sur son front une main pâle, d'une pâleur d'ivoire, et gronda:

--Qu'ai-je fait? Que suis-je venu faire ici?

En même temps, il recula, bondit vers la porte et, le visage dans les
mains, se sauva... Guise qui, d'un oeil ardent, avait suivi toute cette
scène fantastique, murmura:

--Le moine Jacques Clément, amant de Marie!...

--A mon tour, cria la quatrième femme d'une voix résolue, comme si toute
hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt, d'un geste de
bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant... Et,
alors. Guise sentit sa tête tourner. Cet... homme, c'était le comte de
Loignes, son ennemi mortel! Et, cette ribaude impudique, au sourire
provocateur, c'était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa
femme!...

Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction
où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa
lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de
statue dont les yeux, du fond du masque, se rivaient sur elle. Un rapide
frisson, le long de sa nuque, la prévint que la terreur allait s'emparer
d'elle... Elle sourit pourtant et, hardie, demanda:

--Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure?

Elle s'arrêta net. Guise venait de laisser tomber son masque. Au même
instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux
autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva;
Claudine de Beauvilliers s'évanouit et la duchesse de Guise, malgré
toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.

Guise, en effet. Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la
main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou
trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole;
mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu'elle allait
mourir...

Le duc était d'un côté de la table; de Loignes, en face, de l'autre
côté. Guise se ramassa sur lui-même; d'un effort énorme, il renversa la
lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide
d'un bras qui se lève et qui retombe... Un jet de sang inonda le
parquet... Loignes tomba comme une masse.

Guise, alors, se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à
la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte,
s'enfuyait. Il se rua...

Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse,
épouvantée, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure,
l'ouvrit, se jeta dehors... Guise la poursuivit jusque dans la salle du
cabaret; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le
sol se dérober sous ses pas et il s'affaissa, évanoui, tenant dans sa
main crispée le poignard rouge.

......................................................

Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète
s'ouvrit, sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur
Loignes et, parvenue dans la salle du cabaret, vit la porte ouverte.

--Catherine de Clèves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi
de France, et moi reine!...

Un sourire terrible illumina son visage... Mais, soudain, son pied
heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut
aussitôt... Son oeil se dilata...

Catherine de Clèves a échappé! dit sourdement Fausta. Un retard. Un
obstacle. Il faut trouver autre chose!...

Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près
du comte de Loignes sondait la blessure. Elle s'approcha de celui qui
étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l'épaule.

--Est-ce qu'il est mort? demanda Fausta...

--Non, madame... et, même, il ne mourra pas...

--Maître Ruggieri... reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme
meure?

--Vous pouvez le faire achever, madame, dit avec froideur l'homme qu'on
venait d'appeler Ruggieri.

--Maître, dit Fausta secouant la tête, il faut que cette blessure soit
suffisante sans que je m'en mêle...

--Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il
suffira d'entretenir la fièvre. Pour cela, il est nécessaire que je
puisse surveiller la marche du mal.

Fausta approuva d'un signe de tête et disparut.

Ruggieri la suivit d'un sourire qui, peut-être, eût glacé cette femme
que rien n'effrayait.

--Sois tranquille, gronda-t-il alors lui-même... Tu ne te doutes pas,
Fausta, que j'ai deviné ta pensée!...

A ce moment, six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent,
déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et
l'emportèrent hors de l'auberge.

Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l'auberge,
en proie à une terreur insensée. Ses forces tout à coup défaillirent,
Elle comprit qu'elle allait rouler sur le pavé. A ce moment, il lui
sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. Elle se traîna
jusqu'à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant:

--Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi.

L'homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu'un prompt
secours était nécessaire à cette femme, regarda autour de lui, et,
avisant la porte de la maison de Fausta, souleva le heurtoir de bronze.

La porte s'ouvrit... Et Pardaillan entra, portant dans ses bras la
duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison de Fausta se
referma sur lui!...



VIII

DOUBLE CHASSE

Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière, escorté, par
Charles d'Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur
ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l'attendre rue des Barrés.
Pardaillan n'eut pas de peine à trouver l'auberge de l'Espérance, et il
y établit son quartier général pour la journée.

Il se mit en observation, interrogeant l'hôte, faisant bavarder les gens
de basse mine qui hantaient l'auberge. Quoi qu'il fît et qu'il dît, il
ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition
de la petite chanteuse de Bohême. Il se décida donc à attendre la nuit
pour entreprendre l'expédition qu'il méditait.

La nuit venue, Pardaillan sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau
marchait gravement sur ses talons.

Dehors, le chevalier présenta au chien l'écharpe de Violetta et la lui
fit flairer. Pipeau considéra l'écharpe d'un oeil torve, la renifla un
instant, et son moignon de queue s'agita.

--Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant!

Au premier croisement des rues. Pipeau quêta, chercha avec rage, avec
frénésie, le bout du nez de travers.

A vingt pas derrière Pardaillan, dans l'ombre, se glissant le long des
murs, trois hommes avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux
d'entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé; le troisième
les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur
Pardaillan...

Cet homme, c'était Maurevert. Les deux autres, c'étaient les deux
hercules de la troupe Belgodère: Croasse et Picouic.

Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière,
s'était élancé sur ses traces et l'avait suivi jusqu'à la porte de
l'auberge de l'Espérance, et, dehors, avait guetté la sortie de
Pardaillan.

Il était patient. Il eût attendu jusqu'au lendemain, s'il l'eût fallu.
Pardaillan à Paris!... C'était la mort assurée!...

Où fuir encore?... Il faudrait donc recommencer cette course éperdue,
qui avait duré des années?...

Que voulait-il?... Il ne savait pas au juste. Il avait quitté
précipitamment Maineville et s'était élancé derrière Pardaillan,
fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait
peut-être!...

Oh! s'il pouvait le tuer!... Non pas qu'il désirât la mort du chevalier;
sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d'affreuses
souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la
haine... C'était la peur... une peur de tous les instants...

Tuer Pardaillan, pour Maurevert, c'était se décharger de l'épouvante;
tant que le chevalier vivrait, lui n'oserait vivre!...

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu'il aperçut deux
hommes qui, se tenant le bras, s'approchaient de l'auberge... Avec sa
sûreté de coup d'oeil, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands,
deux de ces sacripants comme il en pullulait alors, et qui, pour
quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire
crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se
rendirent aussitôt.

--Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées?
demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l'oeil la
porte de l'auberge.

--Que faut-il faire? demandèrent-ils en choeur.

Maurevert s'assura que les deux truands étaient armés d'une bonne dague,
et ce, malgré les édits répétés.

--Écoutez, mes braves; ce qu'il faut faire, le voici: il y a là, dans
cette auberge, un homme...

--Qui vous gêne, peut-être, dit l'un.

--Tu es intelligent, l'ami, dit Maurevert.

--Et cet homme, il s'agirait de...

--Oui, gronda Maurevert.

--Bon! Ça nous va. Cent livres pour nous deux, après l'opération: c'est
entendu. Prépare ta dague, Croasse! car les deux malandrins étaient les
hôtes de Pardaillan.

--Silence!... fit Maurevert.

La porte de l'auberge s'ouvrait. Les trois hommes s'aplatirent contre le
mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut
Pardaillan et se sentit blêmir... Lorsque le chevalier et le chien se
furent mis en route, Maurevert donna ses instructions:

--Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai: «Allez!» il sera
temps. Vous vous jetterez sur l'homme. Mais ne le manquez pas du premier
coup: sans quoi il ne vous manquera pas, lui!

Pour toute réponse, Picouic tira son poignard et Croasse, ayant enfin
compris ce dont il s'agissait, l'imita. Maurevert se mit en route. Les
deux maigres hercules le suivaient le poignard au poing. Vingt fois,
Maurevert eût pu donner le signal; vingt fois, il fut sur le point de le
donner. Il n'osa pas!...

C'est en roulant des pensées de peur mortelle que Maurevert, sur la
piste de Pardaillan, atteignit la Cité...

Là, Maurevert vit le chevalier s'arrêter devant une maison, il crût
enfin que l'occasion était propice, et il allait s'effacer, donner le
signal, lorsqu'une femme échevelée sortit de l'auberge voisine et alla
tomber dans les bras de Pardaillan... Quelques instants plus tard, le
chevalier disparaissait avec l'inconnue dans la maison à laquelle il
venait de frapper.

--Il nous échappe, dit Picouic. C'est de votre faute, mon gentilhomme!

--Attendons, répondit Maurevert.



IX

L'ABSOLUTION

Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s'était
jeté dans la trappe. En atteignant l'eau, il se sentit d'abord entraîné
au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et,
d'un vigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors,
tout ce qu'il avait de force et d'instinct vital fut employé à soutenir
la tête de la jeune fille hors de l'eau. Tout à coup, il eut aux genoux
la sensation d'un raclement. Il avait pied!... Alors, il éleva l'enfant
tout entière hors de l'eau et il marchait, soufflant fortement.

Quand il fut monte sur le haut de la berge, il vit qu'il se trouvait
à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame.
Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. A
ses appels, la porte s'ouvrit; dame Gilberte apparut tout effarée.

--Du feu! haleta Claude, des linges chauds... vite!

Dans l'affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu'à sa
chambre, déposa Violetta sur son lit.

Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu...

Or, à l'instant où Claude pénétrait dans la maison, un homme qui venait
d'entrer dans la rue de la Calandre s'arrêtait devant le logis de
l'ancien bourreau de Paris. C'était Belgodère!...

La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, Il vit la porte
ouverte et s'arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague
trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et
grommela:

«Tant mieux, après tout!... On dirait que Claude n'attend que moi!...
Entrons!... Voyons, que vais-je lui dire? Il faut que je dose la
souffrance... Il faut qu'il en meure sous mes yeux!... Comment, maître
Claude! vous ne me reconnaissez pas? Regardez-moi bien! C'est moi qui
vous attachâtes au pilori, alors qu'il vous était si facile de me
laisser fuir!... Maintenant, attention: c'est moi qui enlevai votre
petite Violetta... Et savez-vous ce que j'en ai fait, de votre pure et
chaste enfant. J'en ai fait une ribaude! Allez la chercher dans le lit
de monseigneur de Guise!... Ah! Ah! que dites-vous de la farce, mon bon
monsieur Claude?...»

Le bandit ricanait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra et
vit des portes ouvertes devant lui. Tout à coup, il s'arrêta: il venait
d'apercevoir au fond d'une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui,
les épaules secouées de sanglots, râlait:

--Elle vit!... Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez
donc eu pitié de moi aussi!... Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux...

Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et
silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger.
Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la
salle à manger, puis la porte extérieure, et il s'éloigna rapidement.
D'instinct, et sans savoir au juste ce qu'il voulait faire, il se
dirigea vers la maison de Fausta. Là, il s'arrêta. La rage le faisait
trembler. Mais il y avait en lui de l'étonnement plus que de la fureur.

Méditant sur ce qu'il avait vu, Belgodère s'était approche de la porte
de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes
plus tard, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long
entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé sur un
timbre, donna cet ordre à l'homme accouru:

--Qu'on aille à l'instant me chercher le prince Farnèse...

L'entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il
fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s'attendait à cet
emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne
témoignait ni surprise ni terreur.

Grâce aux soins de dame Gilberte qui l'avait déshabillée, couchée et
frictionnée, Violetta revint à elle. Et, lorsque maître Claude put
entrer dans la chambre, il trouva l'enfant les yeux grands ouverts,
pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et
graves.

Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et, de loin,
d'une voix humble et enrouée:

--Tâche de dormir; ne pense plus à tout cela; c'est fini, je te dis...
Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première
heure nous puissions partir... non, non, ne dis rien... tais-toi...
Sache seulement que, lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras
en sûreté... eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir...

Violetta voulut prononcer quelques mots... Mais déjà Claude avait
disparu. Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la
chambre, elle se leva, s'habilla et s'assit dans un fauteuil, les mains
jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître
Claude entra.

--Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y
monteras avec dame Gilberte... Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne
va pas avoir peur...

--Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une
émotion qui la faisait trembler.

Claude pâlit.

Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et
continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir,
souriait.

--Voyons, dit-il d'une voix qu'il crut très naturelle, parle, puisque tu
as quelque chose à me dire... moi, vois-tu, je crois... je...

Brusquement, il tomba à genoux.

--Écoute-moi, ma petite Violetta. Avant que la bonté du Seigneur ne
t'eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j'exerçais mon métier
sans savoir. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la
Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j'allais... on me livrait le condamné, la
condamnée... Est-ce que je savais, moi?... Mon père, mon grand-père, mon
arrière-grand-père, tous avaient tué. J'ai fait comme eux. C'était le
métier de la famille...

Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu'il lui eût été impossible
de faire un geste.

--C'était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu'un jour je te pris, je te
ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie... Tu ne saurais jamais
ce qui s'est passé dans mon coeur à cette minute où tu tendais tes mains
à la foule?...

--Je tendais... mes mains... à la foule?...

--Bien sûr! Et c'est moi qui te pris, puisque tu n'avais pas de père...

--Pas de père! cria Violetta secouée d'un tressaillement.

--C'est vrai... tu ne sais pas... je t'ai toujours menti... Je ne suis
pas ton père..., termina-t-il humblement.

Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir
d'une lumière trop vive et murmura: --O Simonne, ton agonie a donc dit
la vérité...

Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude
reprenait:

--Voilà. Je ne suis pas ton père. Avant que tu ne fusses mienne, avant
que je ne t'eusse ramassée, pauvre petite abandonnée, j'ignorais ce que
c'est que la vie. Mais, quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je
m'aperçus que je n'étais plus le même... j'eus horreur de tuer...
Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais
l'affreuse vérité t'était révélée... Je crus retrouver la paix en me
faisant relever de mes horribles fonctions... Ah! bien, oui! Plus que
jamais, des spectres rôdèrent autour de moi... Et ce n'est que près de
toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir
moi-même... c'était trop de bonheur encore pour moi... je te perdis. Ce
que j'ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même
sans doute je ne pourrais le dire... Et voici qu'à l'heure où je te
retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore...
voici que tu apprends ce que j'ai été!... Voilà... tu sais tout...
Ce que je voulais te demander seulement, c'est de me permettre de te
sauver... de te mettre en sûreté... Et puis, après, tu me renverras!

Claude baissa la tête. A genoux, affaissé sur lui-même. Violetta ouvrit
ses yeux bleus où brilla une lueur d'aurore, et, de sa voix douce, elle
dit:

--Père... mon bon petit papa Claude... embrasse-moi... tu vois bien que
tu me fais beaucoup de chagrin...

--Qu'as-tu dit? bégaya Claude tout tremblant.

Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains
formidables du bourreau, le força à se relever, et, lorsque Claude,
éperdu, fut tombé dans le fauteuil, elle s'assit sur ses genoux, jeta
ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et
répéta:

--Père... mon bon père... embrassez votre fille!...



X

LE PÈRE

L'heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur
que son passé en fut comme effacé.

--Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j'oublie tout, moi! Ce n'est
pas qu'il y ait du danger... car sûrement on nous croit morts... Donc,
nous pourrions d'autant mieux rester ici que, même si on ne nous croit
pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici
même... On nous cherchera partout, excepté dans cette maison... mais
elle me fait peur à présent cette maison! J'y ai tant souffert! Mais
assez bavardé... Partons!

Violetta secoua doucement la tête.

--Comment! Tu ne veux pas partir?...

--Père, vous l'avez dit vous-même: il n'y a ici aucun danger; nous y
sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu'on nous croit morts...

--C'est vrai... mais pourquoi?...

--Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les
yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.

--Tant que tu voudras. Dame Gilberte! renvoyez cette litière et ce
cheval. L'enfant veut rester!...

La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et de
Violetta, s'empressa d'obéir.

--Ce n'est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous
restons; mais ce matin il faut que je sorte, pour aller à l'auberge de
l'Espérance...

--Ah! bah!... Voyons... tout à l'heure, quand je te tenais dans mes
bras, tu m'as raconté une foule de choses que j'entendais à peine... Ah!
j'y suis! Le jeune homme qui a apporté des fleurs?... Voyons, dis-moi
cela, un peu!... Son nom, d'abord... Tu rougis? Pourquoi?...

--Je n'ai pas dit..., murmura la jeune fille en pâlissant.

--Mais, moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment
s'appelle-t-il?

--Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle.

Claude éclata d'un bon rire qui fit trembler les vitraux.

--Dépeins-le-moi, au moins...

Violetta, tout heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit
une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut
fini, Claude se leva.

--Je vais le chercher dit-il. Dans une heure je te l'amène. Il faut que
je voie ce jeune gentilhomme, que je lise dans ses yeux s'il est capable
d'aimer assez pour...

Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant
tout étourdie, n'ayant pas eu le temps de faire une objection. Et, par
la pensée, elle le suivait jusqu'à l'auberge de l'Espérance.

A ce moment, les vitraux d'une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent
en éclats; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta,
épouvantée, entendit crier ces mots:

--Si l'homme résiste, tuez-le!... Mais pas une égratignure à la
petite!...

Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules, s'était élancé
vers la rue de la Tissanderie et n'avait pas tardé à atteindre l'auberge
de l'Espérance.

Claude ne se rencontra pas avec Charles d'Angoulême. L'aubergiste, tenu
à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements.
Maître Claude attendit plus d'une heure. Puis il se dit que le jeune
gentilhomme ne viendrait sans doute pas. Il partit, se promettant de
revenir.

Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l'auberge, après avoir
inutilement exploré les environs...

Maître Claude venait de franchir le pont et rentrait dans Notre-Dame,
il s'arrêta court. Un homme venait au-devant de lui... Et c'était une
figure de malheur.

Une immense pitié envahit l'âme du bourreau qui murmura en pâlissant:

--Le père de Violetta!

C'était en effet le prince Farnèse!... Or, d'où venait-il?... Il sortait
du logis de Claude!...

Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et, cette
mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison
de Claude était envahie... Farnèse n'avait pas trouvé le bourreau.
Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté
le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l'homme qui
lui avait pris sa fille... A ce moment Farnèse aperçut Claude, il
s'arrêta devant lui:

--J'ai reçu hier l'ordre de vous entendre en confession générale,
dit-il.

Une bouffée de honte monta au cerveau de Claude.

--Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c'est lui qui devait
me donner l'absolution!... Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à
Dieu!...

--Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper... Depuis
hier... cette nuit même... il s'est passé un événement qui fait que...
peut-être... je n'ai plus droit à votre bénédiction!...

--Je dois vous entendre, dit Farnèse d'une voix étrange; peu importe ce
qui a pu se passer.

Farnèse s'était mis en marche, comme s'il eût la certitude que Claude le
suivait, et, en effet, Claude marchait à trois pas derrière lui.

Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude
y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu'à un confessionnal et
dit:

--Attendez-moi là... préparez votre conscience au grand acte...

Claude tomba à genoux et murmura:

--Mon Dieu, Seigneur! N'est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon
enfant! N'est-ce pas que je puis la garder!... N'est-ce pas que c'est
assez que je dise à votre ministre qu'il ne doit plus pleurer, et que,
plus tard, il reverra l'enfant!...

Farnèse avait disparu dans la sacristie. Il y était entré cavalier; il
en sortit cardinal... Lorsque Claude le revit soudain traversant la
vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier
était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa
majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot: un-prince de
l'Eglise...

Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être
autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte
de gémissement sourd s'échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux,
n'osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée
Léonore...

Ah! cette horrible matinée du jour de Pâques de l'année 1573!...

Livide de ces souvenirs, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas,
dans le grand confessionnal à la vaste architecture... Et alors, ce fut
un autre sentiment qui se déchaîna en lui! Ce fut une autre scène qui
se présenta à son imagination!... Il revit le gibet de la place de
Grève!... Il revit le bourreau s'emparant de son enfant!...

Une enfant... une fille! C'est-à-dire la possibilité de vivre, d'aimer
encore, de réparer peut-être... Non! rien de tout cela n'avait été... Il
se revit courant chez Claude, le suppliant... Il entendit le bourreau
lui répéter:

Votre fille n'a vécu que trois jours...

Et l'affreuse parole de mort, Claude l'avait répétée la veille. Cet
homme avait laissé mourir sa fille... l'avait tuée peut-être?... Qui
savait!... Oh! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui...
Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir.

Il s'assit près de Claude, non pas à la place ordinaire du confesseur,
de l'autre côté du grillage, mais près de lui, le touchant presque...
Claude ne remarqua pas ce détail. Son visage rayonna lorsqu'il vit le
cardinal.

--Si triste et sombre maintenant, comme il va être heureux tout à
l'heure! songea-t-il.

--Je vous écoute, dit Farnèse glacial.

Un frisson secoua les larges épaules de Claude. Alors, il commença le
hideux récit... sa confession de bourreau qui a horreur de tant de
meurtres froidement accomplis. Le bourreau, les cheveux hérissés, les
yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et
parfois levait un regard de détresse sur le cardinal.

Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot... Farnèse attendait que ce
fût fini... Claude, enfin, s'arrêta, haletant.

--Ce sont bien là tous vos meurtres? demanda Farnèse.

--Tous, monseigneur, répondit Claude humblement. Je n'ai rien oublié...

Farnèse avait fermé les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il darda un tel
regard que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-même comme à
l'approche d'un malheur.

--Tu as oublié le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnèse.
Monstre, descends en toi-même, et cherche le véritable crime de ton
existence abjecte!...

Claude, avec un frémissement d'épouvanté, se releva... Au même instant,
le cardinal fut debout et lui saisit la main...

--Ton crime, c'est d'avoir tué un coeur d'homme, le mien!... Tu m'as
volé ma fille! Tu l'as laissée mourir! Tu l'as tuée, dis-je!...
Réponds!... Misérable démon, moi, t'absoudre!... Ecoute, écoute, puisque
tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un coeur de père!...

Claude devint pâle comme un mort. Les yeux dilatés, la bouche ouverte,
il considérait Farnèse sans pouvoir énoncer un mot... Le cardinal eut un
rire effrayant, et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude.

--Ah! tu as une fille, toi aussi! Ah! tu aimes, toi aussi!... Ta fille,
monstre, c'est moi qui l'ai conduite dans la chambre des exécutions!...
Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux! Tu veux dire que tu l'as
sauvée?

--Vous saviez ce qui s'est passé cette nuit!... rugit Claude.

--Oui, je le savais!... Et c'est pour cela... c'est pour te dire...
écoute!... ta fille... en ce moment... tu m'entends? démon!... Ta
fille... elle est reprise! Elle est aux mains de Fausta!.. On la tue!...
Et c'est moi qui ai fait cela!...

Farnèse, d'un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras.
Celui-ci, sous l'épouvantable parole, avait fléchi, ses deux mains à son
visage.

Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il était méconnaissable... il
était la personnification de la stupeur dans la douleur... Son regard
tragique et sanglant alla jusqu'à l'autel, jusqu'à la Croix. Et il
dit...

--Tu as fait cela, prêtre? Tu as livré cette enfant?...

--Oui, je l'ai livrée!...

--Et tu dis qu'on la tue?... Elle est morte?...

--Morte!...

Un gémissement, d'une étrange douceur, monta jusqu'aux voûtes de la
cathédrale. Puis ce gémissement s'enfla, devint un grondement furieux,
et Claude tonna:

--Cette enfant, prêtre!... Cette enfant que tu as fait assassiner!...
sais-tu qui elle est?

--Cette enfant! balbutia Farnèse. Eh bien?...

--Eh bien..., hurla Claude, d'une voix déchirante, cette enfant!...
c'était ta fille!...

Et il s'en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans
regards derrière lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal
s'était affaissé avec un râle. Un jeune moine qui priait non loin de
là s'approcha alors de lui, et ayant constaté qu'il vivait se mit à le
soigner activement. Ce moine s'appelait Jacques Clément.



XI

LE PACTE

Claude sortit de Notre-Dame, marcha sur la maison Fausta, et frappa
violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.

La porte ne s'ouvrit pas.

--On m'ouvrira bien, grognait Claude; il faudra bien qu'on m'ouvre, il
faudra bien qu'on me dise ce qu'est devenue mon enfant. Malédiction!...
Ouvrirez-vous?...

Des deux poings, il frappait...

--Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la
maison est déserte?

Un rassemblement s'était formé autour de lui. Bien peu reconnurent
l'ancien bourreau. Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir,
traversa les groupes sans rien voir, marchant d'un pas égal et rapide,
et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l'auberge du
Pressoir-de-Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas...

Après l'abattement et les supplications, Claude s'en alla, la tête
basse.

Il rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu;
dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte.
Machinalement, Claude se mit à tout remettre en place.

Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses
mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta... Il finit
par se jeter dans le fauteuil où s'était assise Violetta et ferma les
yeux, essaya de réfléchir...

--C'est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire; c'est, cela
pardieu!... Mourir!... Quelle bonne idée!...

Il se releva et courut à une salle où il n'avait pas dû entrer depuis
longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la
fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi
entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées,
des masses, des maillets de bois, des couteaux. Cette salle... c'était
sa salle aux outils... les sinistres outils de son ancien métier!...

Dans un coin, des paquets de cordes toutes neuves; quelques-unes de ces
cordes étaient toutes préparées, avec le noeud coulant au bout. Claude
en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta...

Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas;
avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du
noeud coulant; puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et
y accrocha la corde... Alors, monté sur un escabeau, il passa le noeud
coulant autour de son cou...

Alors, d'un coup de pied, Claude fit basculer l'escabeau... Il tomba
dans le vide.

......................................................

Au même instant, quelqu'un parut au seuil de la chambre, Ce quelqu'un
vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête,
trancha la corde... Claude s'affaissa au long du mur... L'homme, avec la
même résolution, desserra le noeud coulant et se mit à frictionner le
bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit
les yeux... Cet homme, c'était le père de Violetta, le cardinal prince
Farnèse...

Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Il se releva, repoussa
rudement Farnèse, et, avec un éclat de rire infernal, s'élança hors de
la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde
hache au poing. Le cardinal n'avait pas bougé.

Claude s'aperçut alors d'une chose qu'il n'avait pas remarquée tout
d'abord... Le matin, dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du
cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs... Maintenant, cette
barbe et ces cheveux étaient blancs... Le cardinal Farnèse avait vieilli
de vingt ans en quelques heures...

Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s'avança
sur Farnèse en grondant:

--Merci, prêtre! je t'avais oublié, tu viens me rappeler qu'avant de
mourir!...

--Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit
Farnèse d'une voix étrangement calme.

--Qu'ai-je donc à faire! rugit Claude dont les yeux devenaient hagards.
Te tuer avant de mourir?...

--Tue-moi si tu veux; je venais te dire qu'il nous reste à venger
l'enfant...

--La venger? bégaya Claude.

--Cette femme, dit Farnèse, qui a profité de ton absence dénoncée par
je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de
me traîner deux heures durant, qui m'a employé, moi, au meurtre de
l'enfant... que j'appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine,
l'assassin de ma fille... bourreau, veux-tu donc qu'elle vive?...

Claude saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.

--Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m'aider
à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son
pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un
signe d'elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l'enfant pour
devenir mon aide? mon aide pendant une seule année... Non seulement mon
aide, mais mon esclave?

Claude avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie
s'alluma dans ses yeux éperdus.

--Monseigneur, répondit-il dans un souffle, à partir de cette minute, je
vous appartiens corps et âme, pomme vous m'appartiendrez corps et âme
quand ce sera fait!

Avec une effroyable sérénité, Farnèse s'assit à la table sur laquelle se
trouvaient parchemin et écritoire.

--Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue, dit-il.

Sur une feuille de parchemin, il écrivit:

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de
Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite
époque si la femme nommée Fausta succombe, m'engage à me présenter
devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira;
m'engage à lui obéir quoi qu'il demande; et lui donne permission de me
tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l'éternité si je tente
de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnèse, évêque et
cardinal par la grâce de Dieu.»

Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement,
plia le parchemin et le mit dans sa poche.

--A ton tour! dit alors le cardinal.

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité,
ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l'âme, déclare et
certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m'engage, pendant un an
à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal
évêque Farnèse. Et que je sois damné dans l'éternité si une seule fois
dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe...»

A ce moment, comme le front de Claude saignait, une goutte de sang tomba
sur le parchemin au-dessous du dernier mot, Claude tressaillit et, de
son pouce, il écrasa la goutte de sang et traça une croix rouge.

--Ma signature, à moi..., gronda-t-il.

--Je la tiens pour valable! dit Farnèse prenant le parchemin.

Le bourreau le regardait s'en aller et murmurait sourdement:

--La Souveraine... d'abord!... Et vous, ensuite... Monseigneur!...



XII

LA FAUSTA

Nous ramenons maintenant notre lecteur au mystérieux palais de la
princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d'entrer, portant
Catherine de Clèves évanouie.

Du palais se sont enfuies Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, et
Claudine de Beauvilliers, profitant de la porte de communication.

Fausta, revenant de l'auberge, longea un long couloir et murmura devant
une porte:

«Ici, la petite bohémienne, nous verrons!»

Plus loin devant une deuxième porte:

«Ici, Claudine de Beauvilliers, la solution peut-être.»

Plus loin encore, devant une troisième porte:

«Ici, Marie de Lorraine m'attend... J'ai à lui parler du moine!...
dit-elle.

Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la
partie réservée aux gardes:

«Ici, le bohémien Belgodère... Un bon limier à lancer sur Farnèse!...»

Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait, pour
ainsi dire, sa multiple pensée: son esprit se mouvait à l'aise dans le
tourbillon de la vaste intrigue...

Comme elle revenait sur ses pas et qu'elle passait devant le grand
vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu'à
elle. Chaque porte de ce palais était truquée; chacune possédait un
judas, un oeil invisible... Fausta n'eut qu'à s'approcher pour voir ce
qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie.

«Dieu est avec moi!» murmura-t-elle.

Au même instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la
perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes
accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques
ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du
vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise,
disait leur fait aux deux gardes.

--A Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu'un ait frappé à ce logis et
qu'il n'y ait trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez,
monsieur; vous êtes le bienvenu... Mes femmes vont donner les soins
nécessaires à votre dame que je vois pâmée...

Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui
disparurent, portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors
Pardaillan se découvrit.

--Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse
trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n'est point mienne...

Et, en quelques mots, il met Fausta au courant de son histoire.

--Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta, votre air et vos
paroles me donnent le désir de vous connaître mieux. Ne me ferez-vous
pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse
Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s'y instruire des arts, des
lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française...

Le chevalier jeta autour de lui ce rapide et sûr coup d'oeil de l'homme
habitué à la prudence.

--Qu'est ceci? grommela-t-il en lui-même. Un coupe-gorge, peut-être?...
Hum!... Voilà aussi, par la mort-diable, une créature par trop
délicieuse, pour un tel cadre... Ma foi, je me laisse tomber? Tant pis
s'il y a un précipice sous les fleurs!...

Et s'inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir la
longueur démesurée de sa rapière:

--Madame, dit-il, l'illustre nom de Borgia m'est garant qu'en fait
d'arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Cela dit,
madame, je me déclare à vos ordres.

Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre et
pénétra dans l'intérieur.

Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait
voyant le trône et la tiare.

Fausta s'arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de
Guise et qui était sans doute destiné aux étrangers. Elle s'assit sur ce
siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse
médaille. Et, avant que Pardaillan fût revenu de son étonnement:

--Monsieur le chevalier, dit-elle, c'est vous qui, sur la place de
Grève, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et avez joué ce tour dont
tout Paris a parlé.

--Moi, madame? s'écria Pardaillan, jouant la stupéfaction, êtes-vous
bien sûre que ce soit moi?...

--J'ai tout vu; du haut d'une fenêtre, je prenais plaisir à voir la
place encombrée de bateleurs et de marchands... j'ai tout vu, et je
viens de vous reconnaître.

--En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait
vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous
êtes venue étudier sur place.

Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même.
Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Quant à Fausta,
il était impossible de savoir ce qu'elle pensait. Mais, pour la première
fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée
d'une impassible ironie...

--Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré... Votre
épée est sûre, monsieur; mais votre coup d'oeil est encore plus sûr.
Venons donc au fait.

«Que va-t-il m'arriver?» se dit Pardaillan.

--Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l'oeuvre, continua
Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier,
j'ai pris aussitôt la résolution de m'enquérir de vous et de vous
connaître. Le hasard me sert à souhait, M. de Guise doit vous haïr. S'il
vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec
lui...

--Vous voulez dire, madame, qu'il serait sage à lui de faire sa paix
avec moi?

Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure de cet homme qui osait
parler ainsi du maître de Paris.

--Monsieur, dît-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée
au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il
oubliera tout ressentiment, mais encore qu'il fera de vous un puissant
seigneur...

--Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu'il touche cette main
que voici?

--Il la touchera, fit-elle en souriant.

--Permettez-moi, madame, d'avoir meilleure opinion que vous d'un homme
qui sera, demain peut-être, roi de France. M. de Guise ne peut toucher
la main qui l'a touché au visage...

--Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de
Guise!....

--Dans une circonstance qu'il vous racontera lui-même si vous le lui
demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le
premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant,
n'a pas hésité à faire assassiner dans son lit un vieillard. Il vous
dira qu'il poussa la magnanimité jusqu'à faire jeter par la fenêtre le
cadavre de l'amiral Coligny! Rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la
payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j'ose dire, de la
main que voici!...

--Le duc défendait la cause de l'Eglise! dit sourdement Fausta.

--De quelle Eglise? madame... Il y en a au moins deux..., dit Pardaillan
sans aucune intention qu'une innocente raillerie.

--Comment savez-vous qu'il y a deux Eglises, vous? gronda-t-elle,
pâlissante.

--Deux Eglises! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela...?

--Est-ce que cet homme serait un espion! songeait Fausta.

--Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le
chef occulte de la Sainte Ligue... Est-ce que Guise ne serait qu'un
instrument?... Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Eglise?...

Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s'étaient étudiés,
comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son
examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un routier
héroïque, capable d'entreprises extraordinaires: une épée invincible
qu'il s'agissait d'acheter à tout prix.

--Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de
Guise, peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître?

--Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus
ingénu. Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il
celui qu'attend le monde?...

Fausta le regardait, stupéfaite de sentir au fond d'elle-même elle ne
savait quoi qui palpitait. Cet homme, le premier, troublait sa pensée.
Elle était émue, malgré elle.

--Le maître que j'ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette
majestueuse froideur qu'elle devait à une longue étude, est digne de
vous, chevalier...

--Ah! pardieu, madame, je serai bien aise de connaître un tel
personnage!...

--Vous l'avez devant vous, dit Fausta.

--Vous, madame!...

--Moi!... Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l'exécution de
vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux... Voulez-vous
être l'un de ces hommes?... Je devine en vous la grandeur d'âme,
la force d'un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer
l'humanité!...

«Malheur de moi! songea le chevalier. Me voilà bien loti! Il n'y a donc
pas moyen de vivre en paix?»

--Sachez donc, continua Fausta d'une voix devenue ardente, sachez donc,
ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve!... Sachez que je suis
celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue
pour conduire l'Eglise à ses destinées suprêmes!... Sachez que...

Elle s'arrêta, palpitante... Soudain, elle porta la main à son front.
Et, en elle-même, elle balbutia:

«Quoi! Émue à ce point par ce routier! Quoi! Moi qui parle aux rois
en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier!... Malheureuse!
qu'ai-je dit! qu'allais-je dire!...

Mais Pardaillan avait compris... le voile de mystère qui enveloppait
Fausta se déchirait en partie!...

«Oh! murmura-t-il, c'est donc vrai! C'est bien Rome dans Paris!... Et,
ce trône que j'ai aperçu, s'il n'est pas pour un pape... eh bien, il est
donc pour la Papesse!»

Pardaillan frissonna. Une femme!... Oui, une femme qui se dressait
devant Sixte-Quint!... Il y avait dans cette monstrueuse supposition
une telle démence apparente que Pardaillan haussa les épaules et:
«Impossible!...» prononça-t-il à mi-voix.

«Il m'a devinée! murmura Fausta au fond d'elle-même. Il faut que cet
homme devienne sur l'heure un de mes serviteurs... ou bien qu'il ne
sorte pas vivant de ce palais!...»

Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec
curiosité qu'il considéra l'étrange princesse.

«Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m'expliquer votre pensée,
daignez achever... Je vois que vous êtes en France pour une oeuvre...
terrible.

--Cette oeuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d'elle-même, vous
en avez vu les premiers actes... Henri de Valois a succombé à nos
premiers coups... il est en fuite... Le trône de France est inoccupé...
Chevalier, que pensez-vous d'Henri III?...

--Je connais à peine le roi, madame. Je ne l'ai vu qu'une fois ou deux,
alors qu'il s'appelait le duc d'Anjou, et j'avoue que je le tiens en
médiocre estime...

--Bien, dit Fausta, le visage éclairé, maintenant, tout ressentiment à
part, que pensez-vous d'Henri de Guise?

--Je pense, dit nettement le chevalier, qu'il est tout désigné pour
monter sur le trône de France...

--Oui, dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu'il est plus digne de
la couronne que n'importe quel gentilhomme de ce pays?

Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.

--Comment M. de Guise peut-il m'apparaître brave et beau, à moi qui l'ai
souffleté!... Guise est un fauve, madame. Et puis...

--Achevez donc, chevalier, dit froidement Fausta.

--Soit! Je voulais vous dire ceci: que faites-vous vous-même? Si belle,
madame, vous ne songez à rien de sérieux, c'est-à-dire à l'amour, au
bonheur... Vous songez à des choses qui, d'avance, me font bâiller
d'ennui... c'est-à-dire à des histoires de trône... Excusez-moi...

--Jamais je ne fus autant intéressée... continuez! reprit Fausta dont le
regard lança un sombre éclair.

--Merci, madame!... Je continue... Encore si ces histoires de trône
offraient un amusement quelconque... Mais non. Cela se complique...
Voulez-vous que je vous dise?... Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi
de France!...

--Pourquoi?... Voyons... pourquoi?...

--Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. Vous êtes
venue en France pour accomplir cette oeuvre. Eh bien, madame, vous ne
réussirez pas!

--Pourquoi? gronda Fausta... pourquoi?...

--Parce que je vous ai devinée, madame! Parce qu'une femme qui rêve
de s'appeler Papesse est une chose qui me blesse, moi! parce que vous
voulez monter sur le trône auprès d'un homme que j'ai résolu d'écarter
du trône!...

--Mais pourquoi ne réussirais-je pas? dit Fausta.

--Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame!

Sur ces mots, Pardaillan s'inclina profondément. A ce moment retentit un
coup de sifflet strident. Et, en se redressant, le chevalier put croire
qu'il avait rêvé car Fausta avait disparu!... Il se retourna vivement.

--Ah! ah! s'écria-t-il en éclatant de rire. Trois... sept... douze!...
Ça, messieurs, qu'êtes-vous?

En parlant ainsi, Pardaillan avait tiré sa longue rapière, et,
s'acculant d'un bond à l'angle gauche de la pièce, était tombé en
garde... En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta
disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais,
une douzaine d'hommes masqués s'étaient rués, l'épée à la main....

A l'instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et
choqués; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un
hurlement prolongé: le gémissement venait de l'un des assaillants tombé
raide mort; le hurlement, d'un blessé qui se retirait de la bagarre.

Pardaillan, acculé à son angle, ramassé sur lui-même, l'oeil calme et
brillant, ne faisait que peu de gestes; seulement chacun de ces gestes
était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur
coup... Un instant, le chevalier fit trois pas en avant et s'enveloppa
d'un tel flamboiement d'acier qu'il y eut un recul...

--Arrière, messieurs! cria Pardaillan.

Il n'avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts
ou blessés. A ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en
scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets!... Pardaillan était perdu!

A cet instant précis, et avant qu'un seul des pistolets eût fait feu,
une porte s'ouvrit... Un homme parut!... Pardaillan, échevelé, bondit
comme un lion. D'une poussée terrible, il envoya l'homme rouler à dix
pas, et franchit la porte!

Cette porte, c'était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec
l'auberge du Pressoir-de-Fer! Cet homme, c'était le duc de Guise!...

Pardaillan se trouva dans la salle de l'orgie...

--Arrête! Arrête! vociférèrent les bravi de Fausta.

En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva
dans le cabaret: la porte par où avait fui la duchesse de Guise était
entrouverte...

Il se trouvait dans la ruelle... L'instant d'après, il s'effaçait dans
l'ombre...

«Ouf! dit-il en s'arrêtant au bout d'une centaine de pas. Au fond, je ne
suis pas fâché d'avoir vu cela, moi!...»

Il fit dix pas encore et s'arrêta soudain.

«Ah ça! grommela-t-il, et la jeune personne qui s'est pâmée dans mes
bras!... Que devient-elle? Si j'allais la chercher?... Au fait, je suis
son cavalier?... C'est peut-être une impolitesse de la planter là! Tout
de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement
pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue...
Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable!... Et la petite
bohémienne? Où vais-je reprendre sa piste?...

Il se secoua et se remit tranquillement en route.

«Allons dormir, fit-il. J'ai toujours vu que mes bonnes idées me sont
venues en dormant.»

Et, ayant franchi le pont, il se dirigea vers la rue des Barrés où
l'attendait Charles d'Angoulême...

Depuis qu'il était sorti de l'auberge du Pressoir-de-Fer, trois
ombres le suivaient, s'attachant à ses pas, et suivant chacun de ses
mouvements. C'était Picouic et Croasse suivis de Maurevert.

Arrivé au port Saint-Paul, le chevalier s'enfonça à gauche dans une
sorte d'étroit boyau qui allait s'ouvrir à son autre extrémité sur la
rue des Barrés.

--Voici le moment! gronda Maurevert en s'arrêtant.

Les deux «hercules» s'élancèrent... Maurevert tira sa dague et s'apprêta
à se ruer sur Pardaillan dès qu'il serait à terre; il voulait lui porter
le dernier coup.

Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement. Tout à coup, il
entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna
et vit les deux hommes qui arrivaient à lui. Sa main se porta vivement à
sa rapière.

«Oh! dit-il, c'est une nuit de travail pour Giboulée!... Bon!
ajouta-t-il en enfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands!..

--La bourse ou la vie! crièrent les bandits.

En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais, avant que leurs bras
se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur.
Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings... Le poing droit
écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement l'oeil de
Picouic.

--A genoux, truands! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier
de Pardaillan...

Les deux hommes, malgré la douleur et l'effarement de cette réception à
laquelle ils étaient loin de s'attendre, s'apprêtaient à porter quelque
traître coup au chevalier; mais à ce nom ils s'arrêtèrent stupéfaits...
Croasse jeta son poignard... Picouic rengaina le sien...

--Ah ça! gronda le chevalier; à genoux, vous dis-je!...

En même temps, il les saisit l'un et l'autre par le cou, et les deux
fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois
que l'on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.

--Grâce, monsieur le chevalier, gémit l'un... je vous dirai tout!...
Sachez seulement que je suis Picouic!...

--Et moi, monseigneur, dit l'autre, plutôt que de toucher à l'un de
vos cheveux, j'aimerais mieux jeûner un mois de suite: Croasse a la
reconnaissance du ventre!

--Croasse! Picouic? dit Pardaillan; où ai-je entendu ces deux noms...
Ça! levez-vous, mes drôles!... Où vous ai-je vus?

--Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l'auberge de La Devinière...

--Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé
par les divines mains d'Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir?

Picouic et Croasse répondirent ensemble:

--Ah! si j'avais su que ce fût vous, monseigneur!...

--Qu'eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs,
sans autre correction; mais soyez francs!

--Éloignons-nous, monseigneur! dit Croasse; car il pourrait tomber sur
vous à l'improviste...

--Qui ça!... Il?... Vous étiez donc trois?...

--Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal!

Mais déjà Pardaillan n'écoutait plus. Il s'était élancé vers la Seine...
Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce
n'était rien... mais, que quelqu'un eût payé ces gens pour le faire
assassiner, c'était plus grave. Pardaillan eut beau battre les environs,
il ne trouva personne. Il revint donc simplement aux deux truands, qui
étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place--preuve
qu'ils étaient de bonne foi.

--L'homme a disparu! dit-il. Dépeignez-le-moi un peu... c'est peut-être
un de mes amis qui voulait m'amuser!...

Picouic et Croasse se regardèrent, stupéfaits. Ils n'étaient pas
habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux,
entreprit alors une description de l'homme qui les avait payés. Il
paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit
par voir clairement de quoi il s'agissait, car peu à peu son visage
s'enflamma, et un sourire crispa ses lèvres:

«Lui!... murmura-t-il. Ah! il sait déjà que je suis à Paris!...»

Il demeura rêveur quelques instants, puis s'écria:

--C'est bien, allez vous faire pendre où vous voudrez...

Mais les gueux ne voulurent pas le laisser partir seul et
l'accompagnèrent jusqu'à la rue des Barrés.



XIII

LA REINE MÈRE

Dans un vaste et sombre oratoire de l'hôtel de la reine, une femme
assise dans un fauteuil de vieux chêne feuilletait avec une profonde
attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on
pouvait lire ce titre:

STEMMATA LOTHARINGIE ET BARRI DUCUM

Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar!... C'était une interminable
argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces
justificatives.

La liseuse parut s'absorber dans les conclusions du livre qu'elle
referma enfin d'un geste lent. Elle murmura sourdement:

--Oui, René, voilà l'audace des Guise et de leurs partisans!... L'avocat
David, que j'ai fait tuer, faisait remonter l'ascendance de Guise
jusqu'à Charlemagne...

--Ne vous plaignez pas, madame, dit l'homme à qui ces mots
s'adressaient, et qui, debout, contemplait fixement la liseuse, ne vous
plaignez pas; c'est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui
rogner les ailes quand je vous l'ai dit..

--Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, la vraie
race royale, c'est la race des Lorrains... Le vrai roi de France, c'est
Henri de Guise!...

--Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de
Guise, pendant les journées que ce livre appelle les pieuses matines de
saint Barthélémy...

Cette fois, la femme tressaillit et redressa un visage énergique et
sombre. C'était Catherine de Médicis, mère d'Henri III. Elle avait, à
cette époque, bien près de soixante-dix ans.

--La Saint-Barthélémy! fit-elle dans un souffle.

--Oui, dit l'homme qu'on avait appelé René, d'une voix terriblement
calme, la mort de mon fils!...

La vieille reine feignit de ne pas entendre.

--Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélémy est la grande
faute de ma vie... J'eusse dû me débarrasser des Guise d'abord... Et,
quant aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la
sanglante piété du peuple... Mais n'en parlons plus, René... Voici Guise
maître de Paris... Mon fils a fui: le pauvre enfant n'a eu que le
temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux
barricades... Ah! qu'il me connaît bien! Il savait que la vieille ne
déserterait pas, elle!

Elle s'était redressée. Une flamme de haine mettait une auréole tragique
sûr ce front vieilli... Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement
neuf heures.

--Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras
soin, René, de le placer de façon qu'il voie et entende tout. Quant à
Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René... A
propos, ce Loignes, comment est-il?... En réchappera-t-il?...

--Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout...

--Tu me l'amèneras alors, que je sache ce qu'on peut tirer de cet homme.

Ruggieri, au lieu de sortir, s'approcha de la vieille reine, sortit de
sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu'il déposa
sur la table, devant Catherine.

--Qu'est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent à briller de
joie. Un nouveau talisman?...

--Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J'ai pensé qu'en ces effrayantes
conjonctures Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les
maléfices et le mauvais sort.

--Ah! René, tu me sauves! s'écria Catherine qui, de ses doigts
tremblants, saisit la pierre et l'examina.

C'était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot...

--Publeni..., épela la vieille reine.

--Un mot de cabale que j'ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus,
répondit l'astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous
serez embarrassée pour trouver l'idée victorieuse, la réponse sans
réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse...

--Publeni! répéta Catherine de Médicis.

Déjà Ruggieri avait sorti d'une trousse des pinces d'acier, pareilles
à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet
qu'elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf
chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances.
L'astrologue y joignit l'onyx qu'il venait d'offrir.

--Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l'astrologue quand il eut
terminé son travail.

Sur ces mots, Ruggieri sortit.

--M. Peretti est-il arrivé? demanda-t-il à un laquais.

--Il attend depuis quelques minutes dans la salle des Nymphes.

Ruggieri s'avança précipitamment vers cette salle. Là, un homme vêtu
comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins.
C'était un vieillard à cheveux gris; il pouvait avoir un peu plus de
soixante-huit ans; mais sa taille élevée se tenait droite dans une
attitude de force et d'orgueil. Tel était M. Peretti.

Au moment où Ruggieri entra, il se leva en gémissant, comme s'il eût eu
beaucoup de peine à se mouvoir, et, courbé, s'appuya sur une canne de sa
main droite, tandis que, de la gauche, il pesait de tout son poids sur
le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.

L'astrologue conduisit le visiteur jusqu'à une pièce qui communiquait
avec l'oratoire de la reine. De la place où il s'assit, M. Peretti
pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui était
dissimulée par une tapisserie...

Catherine de Médicis venait à peine d'achever une fantastique prière où
les anges se mêlaient étrangement aux démons, lorsque des acclamations
du peuple retentirent dans les rues. Elle se releva, les poings serrés,
et gronda:

«Voici Henri de Guise qui vient! On l'acclame, lui!... Et mon fils, à
moi, est méprisé!... Mais patience... Encore patience!»

La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s'affaissa presque tout
à coup: Henri de Guise venait de pénétrer dans l'hôtel de la reine.
Quelques instants plus tard, la porte de l'oratoire s'ouvrit; un valet
de chambre, sorte de majordome dans l'hôtel, apparut. Mais, avant même
qu'il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix:

--Allez dire à M. le duc qu'il nous plaît de lui donner audience, comme
au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi...

--Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom
de fidèle sujet, qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un
loyal gentilhomme...

La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans
une attitude si hautaine et si agressive qu'il était difficile de
savoir s'il venait en sujet du roi ou en conquérant, qui va dicter ses
conditions.

Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité
qu'elle adoptait comme un masque.

--Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand
art, quelles sont vos intentions? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous
écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Jusqu'où
prétendez-vous pousser la victoire?

Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine,
avait préparé ses batteries en conséquence.

--Madame, dit-il, ce n'est pas moi, vous le savez, qui ai fait
les barricades. C'est le peuple de Paris. qu'en vain j'ai essayé
d'enchaîner; les bourgeois étaient las de payer de lourds impôts,
madame.

La reine approuva d'un geste.

--Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s'échauffant, c'est
l'hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux
huguenots, c'est sa dépravation incroyable qui le fait s'entourer de
mignons, c'est enfin l'immense souffle du royaume indigné réclamant un
roi, un vrai roi...

--Et ce vrai roi... C'est vous!...

--Moi, madame!... Moi... ou un autre! gronda Guise perdant toute mesure.
Il faut sauver la France...

--Et le sauveur, c'est vous!...

--Moi, madame... Moi... ou un autre! Qu'importe, pourvu que l'antique
renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la
honte des orgies, entremêlées de processions hypocrites!...

--Tout ce que vous venez de dire, fit la reine, je le pensais. Mille
fois j'ai prévenu mon fils. Hélas! on ne m'a pas écoutée... N'en parlons
plus: je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais
j'avoue que je mourrais le désespoir dans l'âme de voir passer le trône
à un hérétique... à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble
à La Rochelle une formidable armée...

Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine
venait de lui porter. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui
pût lui tenir tête.

--Hélas! continua-t-elle, qui donc est capable d'arrêter le huguenot
dans sa marche à la couronne?... Mon fils en fuite, presque proscrit,
sans soldats, ne peut rien... Et vous, mon cousin, comment feriez-vous
la guerre au Béarnais?

--Ah! Madame, je mettrai le royaume à feu et à sang... mais Henri de
Navarre n'arrivera pas à Paris!...

--Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise?
Il faudrait donc tout d'abord vous faire proclamer roi! C'est-à-dire
déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable.

--Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le
commettre, madame!....

--C'est la guerre civile déchaînée, dit Catherine.

--Voyez-vous un autre moyen d'arrêter le Béarnais? demanda le duc avec
une insolente ironie.

--Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul... c'est d'attendre la
mort de mon fils...

Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste
de douleur et de majesté.

--Vous savez, dit-elle d'une voix infiniment triste, que le pauvre
enfant est condamné; vous savez que les médecins ne lui accordent pas
plus d'un an à vivre maintenant... Duc, écoutez-moi... Ne voyez en
moi qu'une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix,
en accomplissant jusqu'au bout son devoir... Henri est mon dernier
enfant... Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.

Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau
qu'il tenait à la main lui glissa des doigts.

Un imperceptible sourire balafra ses lèvres minces.

--Mon fils mort dans quelques mois, reprit-elle, qui va succéder à la
race des Valois éteinte?... Qui donc, sinon celui que le roi Henri III
aura désigné lui-même?...

--Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai
nommé moi-même? car, grâce à Dieu, j'ai gardé tout mon pouvoir sur le
coeur de mon enfant... Il reste donc uniquement à savoir qui est celui
que je désignerai?...

--Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il?...

A ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Guise se
rendait à discrétion.

--Celui-là, dit-elle avec cette sorte d'indifférence, celui-là, c'est
celui qui m'aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour
toujours le Béarnais... Je ne vois qu'un homme capable de remplir ce
rôle: c'est vous, mon cousin.

Le duc frémissait d'espoir et d'orgueil. Ce que lui offrait Catherine,
c'était la royauté assurée, sans la guerre. Et, pour cela, que lui
demandait-on en revanche?...

D'attendre que le roi fût mort.

Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Et, si la
mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter?...

Voilà les effroyables pensées qui s'agitaient à cette minute dans
l'esprit de Guise. En cette minute, peut-être, il consentit sa perte!
Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant:

--Madame, quand voulez-vous que j'aille chercher le roi pour le ramener
triomphant à son Louvre?

--Mon cousin, dit Catherine cachant son ironie, nous irons ensemble...
Mais, pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit
précédée de quelque discussion. Il ne faut pas que vous ayez eu l'air de
vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles
au jour... prochain hélas! où vous serez sacré Majesté...

--Madame, dit Guise ébloui, j'admire votre génie. Il sera donc fait
comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la
Ligue... et non...

--Et non en sujet par trop fidèle! acheva Catherine avec un sourire
aigu. A propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard
vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le
concours de Rome...

--Rome! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape
s'occupe un peu plus des affaires de l'Eglise et un peu moins des
affaires de la France. Sixte est envahissant.

--Prenez garde, mon fils... Sixte est puissant...

--Il l'a été, madame!... Nous pouvons aujourd'hui nous passer de lui.
Par son despotisme, il s'est attiré la haine d'une foule de cardinaux.
Qu'il prenne garde lui-même!

--Ce que je vais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j'ose
à peine le croire moi-même... Seulement, sachez ceci: c'est que, si
la Chrétienté a comme chef visible Sixte-Quint, elle a aussi un chef
occulte...

--Oh! ceci est impossible!... Un schisme!...

--Pourquoi pas, madame! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir
royal!

--Hélas! dit Catherine. Je ne souhaite rien voir de ce que vous
m'annoncez là... je ne souhaite plus qu'une chose au monde... C'est que
mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui restent à
vivre... après quoi, je m'éteindrai, n'ayant plus rien à faire sur cette
terre.

Guise s'inclina avec une apparente émotion. Puis, il alla lui-même
ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine...

--Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a
bien voulu me promettre, en ce jour mémorable, d'employer son crédit
à faire cesser la guerre qui désole Paris et son royaume... La reine,
messieurs, continua Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa
Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue...

Les gentilshommes de l'escorte demeurèrent stupéfaits. Ils étaient venus
pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, et ils assistaient, avec
stupeur, à cette réconciliation imprévue.

--Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos
désirs: je réponds de le faire accepter par le roi.

--Vive la reine! crièrent les gens de Guise, qui commencèrent aussitôt à
se retirer.

La reine mère, debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s'éloigner
en souriant. Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la
baie où M. Peretti, invisible, avait assisté à cette scène. La reine
Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise
était demeuré debout devant elle.

--Votre Sainteté a vu et entendu? demanda la reine.

--Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout Entendu...



XIV

SIXTE-QUINT

--M. le Duc De Guise, continua le pape, rappelle volontiers que, dans ma
première jeunesse, j'ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez
qui j'étais domestique me jugeait tellement faible d'esprit qu'il
n'avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me
donna les pourceaux à conduire à la pâture: c'est là, ma fille, que j'ai
appris à conduire les hommes... Devenu prêtre, devenu cardinal, plus je
montais, plus je m'apercevais que les hommes sont des pourceaux, qu'il
faut mener à coups de gaule. C'est ainsi que je suis devenu pape, ma
fille!...

Il se mit à rire doucement.

--Savez-vous comment m'appelaient les cardinaux du conclave?... Ils
m'appelaient l'Âne!... Oui, ma fille, l'Âne de la Marche. Et c'est pour
cela qu'ils m'ont élu... Et puis, ils croyaient que j'allais mourir,
tellement j'étais courbé, penché vers la terre... Jugez de leur terreur
lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu!... Votre Guise est
pleutre, madame. Votre Guise est un pourceau, madame!

Sixte se mit à rire doucement, mais, si doux que fût ce rire, il était
formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape, tout à coup, se
tourna vers elle:

--Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré
sa défense, est allé le braver jusque dans le Louvre, c'était le moment,
pour le roi, de se défaire d'un homme qui pouvait le perdre. Il fallait
alors...

Il s'arrêta brusquement... Catherine s'était penchée comme pour
recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi
dire le meurtre du duc de Guise.

--Guise, reprit le pape, m'a demandé de l'argent pour exterminer
l'hérésie en France. Cet argent, je l'ai apporté, madame: trente mules
chargées d'or arrivent sur Paris.

La reine frémit.

--Je vous remercie, continua Sixte, de m'avoir révélé un Guise que je ne
connaissais pas; les millions qui viennent s'en retourneront à Rome.

La reine respira.

--C'est vrai, poursuivit le vieillard, j'ai eu peur d'Henri de Béarn.
J'ai eu peur de voir l'hérésie s'asseoir, avec cet homme, sur le trône
de France. La France, perdue pour l'Eglise, madame, c'était une de ces
catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte...
Malgré toute mon affection pour vous, j'ai donc dû abandonner Henri III.
Et je me suis tourné vers Guise... J'avoue que le duc m'apparaissait,
avec la Ligue, comme le champion des destinées de l'Eglise. Je me suis
trompé... vous venez de me le prouver... Votre fils est faible... Qui
donc va nous sauver de l'hérésie?...

Catherine, alors, se redressa lentement; et elle, qui n'avait encore
rien dit, répondit:

--Moi!... _Me, me adsum!..._ Je suis là, moi!... Ce qui m'épouvantait,
Saint-Père, ce qui me paralysait, c'était de savoir que Votre Sainteté
n'était pas avec nous. Vous étiez avec l'ennemi mortel de ma maison,
avec Guise!... Ah! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre
neutralité, je n'en demande pas plus, et vous me verrez à l'oeuvre!...
Quant à Guise, j'en fais mon affaire!

--Et que faut-il pour cela? demanda Sixte souriant.

--Votre neutralité d'abord!... L'appui de Philippe d'Espagne!... en
second lieu.

--Dès aujourd'hui, je sommerai le roi Philippe de vous venir en aide...
Ensuite?...

--Votre bénédiction, Saint-Père! dit Catherine en tombant à genoux.

Sixte-Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine
prosternée.

--Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, daignerez-vous
accepter l'humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la
plus soumise de vos filles?

--Oui, dit Sixte-Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route
sans avoir pris quelques jours de repos.

Lorsque Catherine fut sortie, Sixte-Quint s'assit à une table, puis se
mit à écrire longuement. Quand il eut terminé, il fit appeler Cajetan,
le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.

--Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l'instant. Hors Paris, vous
lirez ce papier qui renferme des instructions précises, puis, vous le
détruirez quand vous aurez compris...

--Où dois-je aller, Saint-Père?...

--Il s'agit, mon bon Cajetan, d'amener à nous... le seul homme capable
de sauver l'Eglise et de restaurer l'autorité royale en France...

--Et qui est cet homme, Saint-Père?...

--C'est un huguenot. Il s'appelle Henri de Bourbon. Il est roi de
Navarre en attendant d'être roi de France..., répondit Sixte-Quint,
regardant fixement le Cardinal.



XV

SAÏZUMA

Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d'Angoulême
battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite
bohémienne. Mais ce fut en vain.

--Je ne la retrouverai plus, dit Charles avec abattement.

--Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours,
vous pouvez m'en croire.

--Pardaillan, je suis au désespoir!

Le chevalier le regarda avec une fraternelle pitié.

--Ah ça! s'écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque Madame
votre mère me fit l'insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je
croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d'ambition... Sur le
plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant...

--Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n'est pas pour
cela que je suis venu à Paris!

--Le visage du chevalier s'éclaira:

--Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté?...

--Non, mon ami...

Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet
entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.

--Alors, reprit-il tout à coup, qu'êtes-vous venu chercher à Paris?...
Simplement la vengeance?...

Cette fois, l'oeil du jeune homme s'alluma, et il répondit:

--En vain, je voudrais me parer à vos yeux d'un sentiment de force qui
n'est pas dans mon âme... Méprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le
prince que votre audace a peut-être espéré, ni l'homme de violence que
votre esprit d'entreprise a souhaité sans doute. Pardaillan, il faut que
vous me connaissiez tout entier.

Le chevalier s'était jeté dans un fauteuil et, à travers ses paupières à
demi closes, considérait le duc.

--Chevalier, continuait d'Angoulême, je dois l'avouer. Lorsque vous
m'avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la
conquête de ce trône qu'assiègent de si formidables appétits, j'ai eu un
instant d'éblouissement. J'ai cru une minute que j'étais un prince, et
j'ai oublié que je suis simplement le Bâtard d'Angoulême. Fils de roi,
oui, mais non fils de reine... Oh! je n'ai pas besoin de vous dire,
n'est-ce pas! J'aime mieux que ma mère s'appelle Marie Touchet. Je ne
conçois pas de mère plus tendre que n'est la mienne. Mais Marie Touchet
n'était pas l'épouse de Charles IX et, si je suis fils de roi, je ne
puis être prince héritier...

--Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous
offrais? demanda le chevalier.

Charles baissa les yeux.

--Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je
suis... Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j'ai cru que la
vengeance seule occupait mon coeur. Et, pourtant, je sentais moi-même
que mon cri de haine sonnait faux. La vengeance n'est chez moi qu'un
devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme...

--Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise?
interrogea Pardaillan malicieux.

Le jeune prince pâlit.

--Ah! fit-il sourdement, là, j'ai vraiment éprouvé le ravage que peut
faire dans le coeur humain ce redoutable sentiment qui s'appelle la
haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier
de Charles IX, par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la
folie... mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de
Médicis... ma grand-mère! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le
malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir... mais je ne la hais pas!
Et je hais Guise, le moins coupable des trois, parce qu'il parlait avec
le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j'aime,
moi!... Maintenant, vous savez tout, Pardaillan!

Charles avait prononcé ces derniers mots d'une voix de plus en plus
basse. A la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

--Pauvre petit! murmura Pardaillan.

--Je vous fais honte, n'est-ce pas? reprit Charles.

Pardaillan marcha au jeune homme et lui prit la main.

--Non, mon enfant, dit-il simplement. Pourquoi vous mépriserais-je? De
toutes les occupations, l'amour est la plus noble, la plus humaine, en
ce sens que c'est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. Par
la mort-Dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et
intéressante que la conquête d'un trône!

Le fils de Charles IX frémissait. Son coeur se gonflait d'amour et de
désespoir.

--Pauvre petit! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne
vous chagrinez pas ainsi!

--Qui sait si elle n'est pas morte! Ou pis encore, Pardaillan! qui sait
si elle n'est pas au pouvoir de cet homme!...

--Bon! Supposons même cela! Eh bien, vous pouvez m'en croire, la femme
qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour
se garder à celui qu'elle a élu.

Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton.

Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes
et inutiles, s'était jeté dans un fauteuil. Peu à peu, ses yeux se
fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la
fenêtre et sortit doucement.

Sur la gauche de l'hôtel de la rue des Barrès, se trouvait une petite
cour. Là, s'ouvrait l'écurie. Le chevalier, traversant la petite cour,
aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de
paille et devisant entre eux, assez mélancoliquement.

C'était Picouic et Croasse. Ils se levèrent à la vue de celui qu'ils
avaient failli assassiner.

--Que diable faites-vous là? demanda-t-il.

--Comme monseigneur peut le voir, nous prenons le frais avant de nous
mettre à la recherche d'un maître moins rude que Belgodère.

--Belgodère? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait
profession de bateleur et logeait rue de la Tissanderie, à l'auberge de
l'Espérance?...

--Celui-là même!... Si monseigneur daignait le permettre, je lui
soumettrais une idée qui m'est venue en dormant sur le foin de cette
écurie...

--Voyons l'idée, dit Pardaillan.

--Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas
du matin au soir, et nous sustente autrement qu'avec des cailloux. Nous
cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre intelligence,
notre habileté. Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître?

--Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous
avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée...
comment donc?...

--Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta?

--C'est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu'elle pouvait être et de
l'intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui?

--Nous ne la connaissions pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés et
nous a engagés dans sa troupe, Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le
bohémien.

--Saïzuma? demanda Pardaillan.

--Oui: la diseuse de bonne aventure... une folle.

--Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi?

--Je l'ignore, monseigneur; nous n'avons pas remis les pieds à l'auberge
de l'Espérance... Mais monseigneur n'a pas répondu a la demande que
j'avais l'honneur de lui soumettre humblement.

--Ah! oui... vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce
maître, ce fût moi?... Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain
matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore et nous verrons... Mais,
dites-moi, cette Saïzuma... vous dites que c'est une folle?...

--Du moins, elle paraît telle. D'ailleurs, elle parle fort peu, si ce
n'est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.

--Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse?

--Qui peut savoir ce que pense Saïzuma? Elle est un mystère vivant. Son
visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque.

Pardaillan demeura pensif. Cette mystérieuse bohémienne excitait sa
curiosité. Il songea à la douleur de Charles d'Angoulême. Il se dit que,
s'il pouvait retrouver la piste de la disparue, s'il pouvait créer
ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie
presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.

Il se mit donc en route pour l'auberge de l'Espérance et y pénétra au
moment même où l'hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui
sonnait. Mais, pour certains cabarets borgnes de Paris, la fermeture
n'était qu'apparente.

En entrant, le chevalier vit que la salle était occupée par une
vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s'installer à une
table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l'hôte. L'honorable
assemblée qui s'abreuvait se composait, bien entendu, de truands et de
ribaudes. L'une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à
une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l'ornement, pour
s'approcher de Pardaillan. Elle s'assit devant lui, les coudes sur la
table, et se mit à rire.

Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible.

--Par la tête et le ventre! cria à ce moment l'un des buveurs, veux-tu
venir ici, Loïson!

Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom fit monter à son cerveau une
bouffée de souvenirs.

Tu t'appelles Loïson? demanda-t-il à la ribaude.

Loïse, mon prince...

Un instant, il ferma les yeux. Puis il secoua la tête.

--Ah! ça, gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge,
faudra-t-il que je vienne te chercher?

--C'est bon. Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie, et
la tienne!

--Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet
écu et allez boire avec votre ami le Rougeaud...

Loïson fut stupéfaite. Elle prit l'écu que le chevalier lui tendait et
chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Alors
elle murmura:

--Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret...

Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et
rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l'écu, avait louché fortement et
jeté un mauvais regard sur Pardaillan, lorsque, de différents côtés, des
cris s'élevèrent.

--Ohé! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge?
grognait l'un.

--La bonne aventure! glapissaient des femmes.

--C'est bon, c'est bon, mes agneaux, répondit l'hôte, je vais la
chercher, la femme au masque!...

--Qui est cette bohémienne qu'on vous réclame? demanda Pardaillan.

--Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l'a laissée en
gage. Figurez-vous qu'il y a quelques jours s'est installée dans mon
honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun
comme quatre. En sorte que la note a pris en moins de rien des
proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu... Ces bateleurs
ont oublié d'emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me
rembourser de mes frais, tous les soirs j'oblige cette femme à raconter
à chacun la petite histoire qu'elle lit dans les mains: il en coûte deux
deniers par personne, et comme de juste...

--Vous empochez les deniers. C'est fort bien vu. Allez donc la chercher,
car voici votre clientèle qui s'impatiente.

Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la
figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de son pas
majestueux et spectral.

--Allons, bohémienne! dit tout à coup le cabaretier avec un rire
contraint, raconte-nous un peu ton histoire.

--Vous tous qui m'écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames
assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J'ai
dit la vérité. L'imposture est sur les lèvres de l'évêque et non sur les
miennes... Malheureuse! Pourquoi l'ai-je aimé?... Écoutez, puisque vous
voulez savoir l'histoire du malheur.

Elle pencha la tête. Les ribaudes tremblaient et les truands
frémissaient.

--C'est le soir, dit lentement la bohémienne... Tout est paisible dans
le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît
la cathédrale que contemple la jeune fille... La voici qui sourit
doucement... Comme elle est heureuse!... Près d'elle, celui qu'elle
aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans
le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur... Et,
cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se
repose... confiant dans sa fille, il dort... Du moins, elle le croit.
Et son amant le croit aussi. Et ils sont l'un près de l'autre, et leurs
lèvres se rapprochent, et elles vont s'unir dans un baiser, lorsque la
porte s'ouvre...

--Malheur!... gronda une ribaude toute pâle.

--C'est le père... aveugle qui s'avance, les mains étendues, et
appelle sa fille... L'amant s'est redressé... la fille tremble de
terreur...--«Ma fille, mon enfant... avec qui parlais-tu?...--«Avec
personne, père!...» Et l'amant?... Ah! comme il est adroit, silencieux
et furtif!... Il s'est reculé jusqu'au fond de la chambre, et il ne
semble même plus respirer... La jeune fille n'a même pas la force de se
lever pour aller au-devant de l'aveugle... C'est lui qui vient à elle à
pas tremblants, et enfin il saisit ses mains...--«Comme tes mains sont
glacées, mon enfant!»--«Père, c'est le soir... c'est le vent...» Et
les yeux de la jeune fille mourante d'effroi se portent sur l'amant
immobile. Elle cherche un autre mensonge.

--Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s'appelait Loïson.

Saïzuma n'entendit pas: Et elle continua.

«Le front du père se voile; l'aveugle tourne autour de lui son regard
mort, comme s'il espérait voir... Voir! oh! s'il avait vu!...--«Ma
fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu'il n'y a personne ici?...»--«Sûre,
mon père! oh! tout à fait sûre!...»--«Jure-le, mon enfant!... Car je
sais que tu as l'âme haute et pure et tu ne voudrais pas te charger
d'un tel parjure!...» Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de
l'aveugle!... le regard de la jeune fille va chercher le regard de
l'amant, et le regard de l'amant répond: Jure, mais jure donc!...--Et
alors, sous le regard de l'amant, la jeune fille dit: «Mon père, sur vos
cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu'il n'y a personne ici
que nous deux...» Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à
sa fille. Et elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la
saisir...»

Saïzuma se tut. Et peut-être y avait-il eu une brusque saute de
direction dans l'esprit de Saïzuma.

D'une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s'écria:

--A force de regarder en moi-même au fond du cachot j'ai appris à
regarder dans l'âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne
sait tout, et l'avenir pour elle n'a pas de voiles. Qui veut connaître
son avenir?

--Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main.

--Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche ni
heureuse.

--Malédiction! gronda la ribaude.

Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup
d'oeil.

--Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.

--Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.

Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en
frémissant l'avenir révélé par la bohémienne.

Le Rougeaud lui aussi tendit la main.

--Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde.

Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Il pâlit soudain et
poussa un juron. Puis son visage s'enflamma. Il était convaincu que la
bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l'avait violemment saisie au
bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.

--Déclare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes
s'écartaient épouvantées.

--J'ai dit! répéta Saïzuma de sa voix morne.

Le Rougeaud leva le poing... Au moment où ce poing, véritable massue,
allait s'abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main
rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux
grognement.

Pardaillan prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu'il
venait de quitter. Le Rougeaud resta stupéfait de cet acte d'audace.
Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s'appelait l'auberge de
l'Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres
clients n'avaient qu'à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la
salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d'ailleurs
à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes
regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier
s'était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper
de l'orage qui s'amassait sur sa tête:

--Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire à moi aussi, ma bonne
aventure?

--Madame! dit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m'a-t-on appelée
ainsi?... Oh! il y a longtemps!

--Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne
aventure, gronda le Rougeaud en s'avançant alors.

Pardaillan redressa la tête, toisa le truand et dit:

--Voulez-vous un bon conseil, l'ami?...

--Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous
ici? Messieurs de la gentilhommerie n'ont pas le droit d'entrer dans ce
cabaret, si ce n'est avec ma permission. Sortez donc à l'instant.

Le calme relatif du Rougeaud fit frissonner l'assemblée.

--Et si je ne sors pas? demanda Pardaillan.

--Alors c'est moi qui vais vous porter dehors!

En même temps les deux poings du truand se levèrent. Mais à l'instant
même un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent
dans un grand tumulte.

Les poings du Rougeaud n'avaient pas eu le temps de s'abattre...
Pardaillan s'était vivement levé. Ses deux poings à lui, se détendant
comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine...
Et ce geste avait été si rapide qu'on put seulement voir le truand
chanceler sur sa base et s'abattre contre une table qui roula avec ses
pots de grès et ses gobelets d'étain. Dans le même instant le Rougeaud
se leva d'un bond et vociféra:

--En avant, la truanderie! Mort au gentilhomme!

Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres. Les ribaudes, par une
prompte manoeuvre, se massaient dans un angle. En un clin d'oeil la
salle se trouva débarrassée et les truands, le poignard à la main,
s'avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.

Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt
d'épouvanté. D'un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le
coucha sur la table, le maintint à la gorge d'une main, et de l'autre,
tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand...

--Un pas de plus, vous autres, fit-il froidement, et cet homme est
mort!...

Sous l'étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, fou de rage, eut un
mouvement de reptile qui se tord.

--En avant! hurla-t-il.

La dague s'enfonça!... le sang jaillit!...

--J'ai dit! murmura Saïzuma.

Les truands reculèrent... Le Rougeaud fit un suprême effort, tenta en
vain de débarrasser sa gorge, et, d'une voix qui cette fois ne fut qu'un
râle, répéta:

--En avant!... Enfer!... Je meurs!... Je...

Et, cette fois, cinq ou six des plus furieux s'avançaient en vociférant.
Le tumulte éclata, plus violent.

--En avant les grands moyens! tonna Pardaillan.

Et, alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et l'acculer au
mur... Alors, cet être pantelant, le chevalier le souleva d'un effort
furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et, à
l'instant où les truands allaient l'atteindre, à toute volée, le lança,
vivant projectile!... Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura
sur le carreau, étendu sans vie. Il y eut parmi les truands un recul
terrifié, des jurons et des imprécations.

C'en était fait!... Pardaillan triomphait... il s'assit paisiblement et
attendit que le calme se fût rétabli.

--Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût
passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous?

--Oui, dit la bohémienne: me faire sortir d'ici...

Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit:

--Ouvrez la porte.

Avant même que l'hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte
par deux ou trois de ses clients. Pardaillan prit Saïzuma par la main
et tous deux traversèrent la salle. Les truands, sur leur passage,
s'écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir,
râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l'eau fraîche, et
pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé, et dit:

--Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra... Vous m'en voulez,
peut-être?

La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement:

--Je ne vous en veux pas...

Le chevalier lui glissa un écu d'or dans la main. Et il continua son
chemin jusqu'à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira
de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d'argent mêlées, et il
les jeta en pluie, et il sortit avec Saïzuma, tandis que, dans la salle,
il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.

Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse, et Pardaillan
arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne.

--Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais
où irez-vous à présent? Si vous voulez....

--Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J'étouffe dans cette
ville... Pourquoi y suis-je venue?...

--Mais où irez-vous ensuite!... Pauvre femme... Suivez-moi... je connais
non loin d'ici une auberge, une bonne auberge, et le bon coeur de
l'hôtesse pansera les plaies de votre coeur... dites, le voulez-vous?...

--Sortir! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh! m'échapper de
cette ville où j'ai souffert... où je souffre!... Qui que vous soyez,
avez-vous pitié de moi!...

--Eh bien, soit!... Venez... dit Pardaillan ému.

Ils atteignirent la porte Montmartre et se trouvèrent sur cette route
mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s'en allait vers le
pied de la montagne. Alors il entreprit d'interroger la bohémienne.

--Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère?

--Belgodère?... Oui: un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la
dureté et la méchanceté de l'évêque?

--Et Violetta?... Vous l'avez connue aussi?...

--Je ne la connais pas, je ne veux pas la connaître.

--Mais pourquoi? demanda Pardaillan perplexe. Vous haïssez donc cette
pauvre petite?

--Non. Je ne la hais pas. Je ne l'aime pas... je ne veux pas la
connaître... Je ne puis pas la voir.

Elle s'arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras:

--Elle a un visage qui me fait trop souffrir, murmura-t-elle, qui me
rappelle trop de choses... ne me parlez jamais d'elle... jamais!

Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s'élevait l'abbaye
des Bénédictines.

Pardaillan se demandait jusqu'où la fantaisie de la folle allait
l'entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s'écarter de Paris. D'autre
part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse
toute seule en pleine campagne. S'il pouvait la décider à demander
l'hospitalité dans le couvent!

--Madame, dit-il alors, vous voici hors de Paris.

--Oui, dit la bohémienne, ici je respire. Ici j'étouffe moins sous le
poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme
des oiseaux funèbres... Pensées de folie, sans doute. Que suis-je?...
Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise
la bonne aventure?

Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure.

--Si j'aimais un homme, dit Saïzuma, moi qui n'aime pas, qui n'ai jamais
aimé, et qui n'aimerai jamais, si j'aimais un homme, je voudrais qu'il
eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous
êtes prince parmi les princes. Vous portez en vous le malheur, et vous
semez autour de vous le bonheur...

--Par Pilate! songea le chevalier. Je porte en moi le malheur?... C'est
ce qu'il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous
paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison ou c'est un
devoir d'accorder l'hospitalité à ceux qui sont errants. Il faut vous y
reposer deux ou trois jours. Je viendrai vous chercher.

--Alors, je consens à m'arrêter ici, dit Saïzuma.

Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa
détermination, s'empressa d'aller agiter la grosse cloche du couvent.
Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui,
apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit
un geste comme pour l'inviter à entrer.

--Pardon, dit le chevalier étonné, c'est bien ici l'abbaye des
Bénédictines de Montmartre? Je ne me trompe pas?

--Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme.

--Ma digne femme, ce n'est pas pour moi que je vous demande
l'hospitalité, mais bien pour cette infortunée...

La soeur examina la bohémienne d'un coup d'oeil rapide, et dit:

Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de
recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où,
nous-mêmes, nous ne pénétrons jamais. Je vais y conduire cette femme.

--Je viendrai la chercher sous peu de jours.

--Quand il vous plaira, mon gentilhomme.

Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le
surprit autant que le premier. Puis la porte se referma.



XVI

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT

Les nécessités de notre récit nous ramènent dans le palais de la
princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu
la Fausta aux prises avec Pardaillan. Là, disons-nous, elle parle cette
fois à une femme.

Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d'orgie que nous
avons dû décrire, c'est justement Claudine de Beauvilliers, l'abbesse
des Bénédictines de Montmartre. L'entretien tirait sans doute à sa fin,
car Claudine était debout, prête à se retirer.

--Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d'être dit, la
petite chanteuse?

--En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Elle est d'ailleurs
gardée à vue par ce Belgodère. Mais il me reste à savoir ce que je dois
en faire... Il m'a semblé entrevoir...

--Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu'avez-vous
entrevu?

--Que vous avez condamné cette Violetta à mourir.

--Elle est jugée. L'exécution n'est que retardée.

--Oui!... Mais ce n'est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers, il
m'a semblé que, si cette exécution était retardée, c'est que la petite
Violetta ne devait pas seulement mourir... et qu'avant la mort.. elle
devait...

--Avant qu'elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu'elle
meure de l'âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n'osez dire parce
que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n'y a
qu'une nécessité: que cette vierge devienne une fille impure.

L'abbesse des Bénédictines s'inclina.

--Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez...

Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un
agenouillement, puis se retira.

--Elles n'osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et
elles osent le reste! Moi, vierge, qu'aucune pensée d'amour n'a
jamais troublée, je sais dire ce qu'il faut, et j'emploie les mots
nécessaires...

Elle s'arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva.
Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans
doute, flottait devant ses yeux...

Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la
servante qui se présenta.

Quelques instants plus tard, une jolie femme, légère, gracieuse, entra
souriante; et elle était si légère dans sa marche qu'il fallait y
regarder à deux fois avant de s'apercevoir qu'elle boitait quelque
peu... Celle qui venait d'entrer dans le boudoir de Fausta était Marie
de Lorraine, duchesse de Montpensier soeur du duc de Guise.

--Quelles nouvelles? demanda Fausta avec un sourire où il y avait
peut-être une expression amicale.

--Bonnes et mauvaises...

--Voyons d'abord les mauvaises...

--Eh bien, mon frère...

--Ah! c'est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles?

--Oui, ma reine... Là, il y a échec sur toute la ligne. D'abord Henri se
réconcilie avec Catherine de Clèves, et ensuite il est plus que jamais
épris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition...

--Racontez, dit la princesse d'un ton bref.

--Eh bien, voici. Tout d'abord, sachez que mon frère a eu une entrevue
avec la vieille reine. Eh bien, la Médicis s'est soumise!

--En sorte que voilà levé l'obstacle le plus redouté par le duc. Rien ne
l'empêche donc de pousser sa victoire?

--Oui. Et la preuve, madame, c'est qu'il veut s'emparer au plus tôt de
la personne du roi. Mon frère m'a exposé son plan qui est admirable:
feindre une soumission momentanée, aller trouver Valois sous prétexte de
discussion et d'états généraux à assembler; y aller, d'ailleurs avec des
forces... nos plus intrépides ligueurs seront de la partie... J'en serai
aussi, madame. Alors, on s'empare de Valois, et... tout simplement, on
l'enfermera en quelque bon couvent...

--C'est vraiment admirable, dit Fausta gravement.

--Oh! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera
une haute comédie. Savez-vous qui tonsurera Valois?... Moi, madame!...
J'ai déjà les ciseaux!...

Et Marie de Montpensier agita les ciseaux d'or qu'elle portait suspendus
à une chaînette.

--Vous en voulez donc bien au roi? demanda Fausta.

--Oui, je lui en veux!... N'a-t-il pas eu l'audace de me conseiller
devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l'autre!
Comme si je boitais. Voyez, madame, est-ce que je boite? ajouta-t-elle
en faisant quelques pas.

--Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l'âme perverse
d'un Hérode pour soutenir une telle monstruosité... C'est donc entendu,
c'est vous qui allez infliger à Henri de Valois...

--La tonsure! s'écria la duchesse consolée.

--Oui. Est-ce la bonne nouvelle que vous m'apportez?...

--Non, madame, et, puisqu'il faut vous le dire tout de suite, sachez que
ma mère la duchesse de Nemours est à Paris! Et je l'ai gagnée à Votre
cause!... Ma mère vient de Rome où elle a vu Sixte, il y a deux mois.
Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles
persistent à appeler encore le pape. Alors... ma mère est revenue
avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite décidé à ne
travailler que pour lui-même. La voyant dans ces dispositions, je lui
ai parlé de ce conclave où les plus ardents et les plus généreux des
cardinaux se sont réunis pour choisir un nouveau chef... en sorte que
l'Eglise romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri
de Valois... Et elle a accueilli l'idée de ce nouveau pape, du moment
qu'il était tout acquis aux intérêts de notre maison...

--C'est vraiment là une bonne nouvelle, ma chère enfant! dit Fausta dans
les yeux de qui passa un éclair. Si la duchesse de Nemours est avec
nous, je crois que de grandes choses s'accompliront avant peu...

--Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mère veut
connaître ce nouveau pape avant de s'engager dans une aussi terrible
aventure.

--Je le lui ferai connaître! Mais vous deviez, disiez-vous, m'annoncer
de mauvaises nouvelles?

--Je reprends donc mon récit: après son entrevue avec la reine mère, mon
frère est rentré dans son hôtel. Il me parla lui-même de la scène de
l'autre soir; il le fit sans colère... Du moment qu'il a tué, mon frère
est apaisé. Loignes étant mort. Guise n'a plus de colère.

--J'ignorais, dit Fausta, que le duc fût à ce point généreux.

--Mais la duchesse de Guise ne l'ignore pas, madame!.... C'est donc sans
étonnement que j'ai vu tout à coup entrer Catherine de Clèves dans le
cabinet de mon frère qui, d'abord, demeura stupéfait d'une pareille
audace et porta la main à sa dague... Là duchesse, sans un mot, se mit à
genoux; puis, comme mon frère haletait, elle murmura:

--Loignes est mort; morte ma folie...

--Elle savait bien ce qu'elle disait; car la main de mon frère cessa de
se crisper sur la poignée de sa dague; la duchesse eut un sourire que
seule je vis... Alors je sortis... Au bout de deux heures, mon frère me
dit qu'il exilait la duchesse de Guise en Lorraine. et ce fut tout.

--Ceci est un bel exemple de magnanimité, dit paisiblement Fausta.
Ainsi, reprit-elle après un assez long silence méditatif, vous êtes sûre
de tenir Henri de Valois?...

--Je vous l'ai dit, madame.

--Et vous croyez que votre frère, le duc de Guise. va chercher à
s'emparer du roi?

--Il s'y prépare...

--Enfant! Et si je vous disais que je suis renseignée, que je connais
comme si je l'avais entendu l'entretien de Catherine de Médicis et
du duc de Guise! Si je vous disais que la vieille Florentine, pétrie
d'astuce, a joué votre frère!... Si je vous disais enfin que le duc a
promis d'attendre patiemment la mort d'Henri III!...

--Oh! madame, ce serait là une affreuse trahison de mon frère envers la
Ligue et envers sa famille!

--Ce n'est pas une trahison, c'est un acte de diplomatie.

--Alors..., fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se
convulsa, ma vengeance m'échappe, à moi!...

--Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous
m'écoutez...

--Ma confiance en vous est sans borne, madame. Parlez donc, je suis
décidée à frapper Henri de Valois.

La Fausta parut réfléchir quelques minutes. Alors, avec cette voix si
persuasive:

--Marie, dit-elle, vous êtes la forte tête de votre famille. C'est grâce
à vous que les Valois s'éteindront et que la dynastie des Guise montera
sur le trône, De vos trois frères, l'un, Mayenne, est trop gras pour
avoir de l'esprit; l'autre, le cardinal est un soudard brutal; le
troisième, enfin, le duc, est stupide d'amour. Vous seule, mon enfant,
savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse.
Voulez-vous tout sauver d'un coup?...

--Je suis prête, madame... ordonnez... que faut-il?...

--Il faut, dit Fausta, qu'Henri de Valois meure. C'est très joli de
vouloir tondre, et vous avez une grâce infinie à agiter vos ciseaux
d'or. Mais, si Henri III ne meurt pas, c'est une affreuse catastrophe
que vous préparera Catherine!

--Et qui sera l'exécuteur, madame? balbutia la duchesse.

--Vous! répondit Fausta.

La duchesse de Montpensier pâlit.

--Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a juré à la
Médicis d'attendre patiemment la mort d'Henri III. A ce prix, on lui a
promis que le roi le désignerait pour son successeur. Valois peut vivre
dix ans, vingt ans, malgré toutes les apparences. Et ne vécût-il même
que quelques mois, c'en est assez. La vieille reine saura mettre ce
temps à profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a
fomenté la destruction des Châtillon. Choisissez donc: ou de tuer, ou
d'être tuée... Il faut agir, continua âprement Fausta. Si vous reculez
maintenant, prenez garde, vous allez tomber.

--Tuer, murmura Montpensier, tuer de mes mains! Oh! je n'aurai jamais ce
courage...

--Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tête sous la
hache du bourreau! Insensée! Famille d'insensés qui ne veut pas voir!
C'est un duel à mort que vous avez engagé. Si Henri III et la Médicis
ne meurent pas, c'est la famille des Guise qui va s'éteindre. Adieu,
mignonne!

--Madame, s'écria la duchesse hors d'elle-même, un seul mot: je suis
prête à agir!

--Bien. Vous voilà telle que je vous souhaitais... Vous voilà dans
l'état d'esprit nécessaire pour mener jusqu'au bout le grand oeuvre. Il
suffit que vous inspiriez à quelqu'un la haine même qui vous anime...

--Quelqu'un! murmura la duchesse en tressaillant. Où trouver l'homme en
qui j'aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n'ose pas me
dire à moi-même?...

--Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta négligemment.
Cet homme existe...

Cette fois. Marie de Montpensier devint livide.

--Jacques! balbutia-t-elle dans un souffle.

--Oui, le moine Jacques Clément, dit Fausta. Jacques Clément vous aime
d'une passion absolue.

«Pauvre ami!» murmura la duchesse tout bas.

La Fausta se leva.

--Voulez-vous que meure celui qui vous a insultée? dit-elle d'une voix
basse et ardente.

--Oui, je le veux! haleta la duchesse.

--Voulez-vous que votre frère soit roi?... Voulez-vous être la première
à la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliée?

--Oui, je le veux! répéta la duchesse enivrée.

--Soyez donc fidèle et obéissante, dit alors la Fausta en se redressant.
Allez, ma fille...

--Oh! s'écria la duchesse frappée d'une sorte d'effroi vertigineux,
qui donc êtes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous déteniez la
souveraine puissance?

--Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de
grandeur, je suis celle qui vous est envoyée par le conclave secret; je
suis celle qui a été élue pour combattre Sixte, traître aux destinées de
l'Eglise! Je suis la papesse Fausta Ière.

La duchesse de Montpensier, effarée, jeta un regard sur la femme qui
parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante qu'elle recula, ploya les
genoux et se prosterna, éblouie, fascinée... La Fausta alla à elle, la
releva doucement, et dit:

--Allez... vous serez un de mes anges!...



XVII

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT (suite)

Le couvent des Jacobins était situé rue Saint-Jacques et s'adossait
presque aux murs d'enceinte; à ses pieds se creusaient les fossés
Saint-Michel qui ont laissé leur nom au boulevard actuel.

Le prieur des Jacobins s'appelait Bourgoing. C'était un homme de forte
corpulence, au visage réjoui, fort enclin à se mêler de politique, mais,
au demeurant, pas méchant. C'était d'ailleurs un fanatique partisan de
Guise et de la Ligue; il tenait Henri de Valois en profonde horreur.

Le soir où nous pénétrons dans le couvent des Jacobins, le prieur,
commodément installé sur les coussins d'un vaste fauteuil, écoutait
un de ses moines qui semblait sa vivante antithèse. Maigre, la figure
ascétique, illuminée par deux grands yeux brûlés de fièvre, la bouche
sévère, tel était ce moine qui venait d'achever un récit où il avait dû
confesser quelque grave péché, car il baissait la tête, tandis que le
prieur souriait.

--Hum, fit enfin messire Bourgoing, évidemment, mon fils, vous avez eu
tort d'entrer dans cette taverne, où vous risquiez de rencontrer Satan.
Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont à demi déshabillées?...

--Hélas! mon révérend, il n'est que trop vrai! dit le moine d'un ton de
profond désespoir.

--Mais enfin, frère Clément, vous avez résisté?

--Oui, mon révérend.

--Et triomphé?... En somme, vous êtes sorti victorieux de cette épreuve?
Savez-vous que c'est fort beau, frère Clément?... Vous vous abstiendrez
pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l'eau:
vous direz trois fois dans la nuit le psaume de la pénitence. Allez en
paix...

Le moine s'inclina et sortit, les bras croisés sur la poitrine, le
capuchon rabattu sur les yeux. A peine fut-il sorti de chez le prieur
que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et, alors, une femme
enveloppée entièrement d'un manteau sombre, entra... C'était la duchesse
de Montpensier.

--Vous avez entendu? demanda Bourgoing.

--Oui, fit la duchesse, ce pauvre jeune homme a bien peur du péché...
Et pourtant, ajouta-t-elle, le péché ne se présente pas à lui sous une
forme si effrayante...

Cependant, Jacques Clément était arrivé à sa cellule dont, selon la
règle, il laissa la porte ouverte. Il se mit à genoux sur le carreau et,
levant les yeux vers le crucifix:

«Le péché est en moi! murmura-t-il. Ce n'est pas la divine figure que
je vois, c'est son image, à elle!... Seigneur, Seigneur, ayez pitié de
votre humble serviteur...»

Le moine demeura ainsi, en une longue méditation, jusqu'au moment où la
cloche sonna pour l'office nocturne. Alors il se releva et descendit
vers la chapelle.

La chapelle, faiblement éclairée par de rares flambeaux, se remplit peu
à peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la
hiérarchie.

«_Orémus!_ cria le prieur. Mes frères, prions pour que le projet d'une
puissante princesse favorable à notre Eglise soit couronné d'une pleine
réussite.

«_Orémus!_ répéta le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l'un de
nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire
sa confession.

Jacques Clément quitta sa stalle, s'avança jusqu'au milieu du choeur, se
prosterna et dit:

--Mes frères, je m'accuse d'avoir pénétré dans un lieu de perdition, et
d'avoir rassasié mes yeux de la vue d'objets impurs.

Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand
silence. Jacques Clément tremblait, Une âpre et douloureuse volupté
l'étreignit à la gorge. Mais l'impitoyable prieur avait commandé: il
fallait obéir.

--Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c'était d'abord des tableaux
licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée... Ce furent des
femmes, mes frères... non des femmes telles que nous les voyons dans nos
églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques,
d'une beauté inconcevable, bien qu'elles fussent masquées, et si peu
vêtues... et là, mes frères, ah! si je ne commis pas l'horrible péché,
si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c'est que profitant d'une
dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus
m'enfuir...

«_Orémus! orémus! oremus!_» cria le prieur, puis il donna ses ordres
pour sauver l'âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés
sur le pauvre frère.

--Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de
cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de pénitence.
Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des
offices nocturnes; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule.

--Amen! dirent les moines d'une seule voix. Alors ils sortirent en rang,
les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour.
Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient
dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la
veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.

Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans
sa cellule. Devant lui, ce n'était pas le tabernacle qu'il voyait,
c'était l'image d'une femme qu'en vain il essayait d'écarter. C'était
l'image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.

«Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré
la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et
la prière, l'amour me dévore, l'amour me transporte... Seigneur, ayez
pitié de moi!...»

Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l'amour,
commencèrent à se produire les phénomènes d'hallucination. Un bruit sec,
lointain, venu il ne savait d'où, le fit sursauter. Ce bruit, c'était
celui de l'horloge, précédant l'heure qui va sonner... Et, dans le
grand silence terrible qui enveloppait le moine, l'heure sonna avec une
désespérante lenteur.

«Neuf!... Dix!... Onze!... Douze!...»

Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête... il fit un effort pour se
relever et retomba à genoux, pétrifié, car à ce douzième coup... la
chapelle, là-bas, au fond du choeur, à l'endroit même où se trouvait la
porte des tombeaux souterrains, s'était éclairée d'une lueur étrange,
une lueur réelle... Cela formait comme un nimbe très doux...

Un cri expira à ce moment dans sa gorge... La porte s'ouvrait... une
apparition se montrait...

Mais, au lieu du spectre qu'il attendait, ce que vit Jacques Clément, ce
fut une éblouissante et radieuse figure... une femme jeune, adorablement
belle, avec de grands cheveux blonds répandus sur ses épaules... et elle
était vêtue de blanc... et elle tenait à la main une dague dont les
reflets d'acier luisaient!... Cette figure représentait celle de Marie
de Montpensier!... celle qu'il adorait!...

--Qui es-tu? dit-il d'une voix haletante, à peine compréhensible. Es-tu
d'essence divine, ou bien est-ce l'enfer qui me soumet à une nouvelle
épreuve?...

L'apparition parla. D'une voix douce, bien timbrée, où chaque mot
sonnait clair, elle dit:

--Rassure-toi, Jacques Clément... Je ne suis pas un être d'enfer... et
la preuve, la voici!...

A ces mots, l'apparition trempa sa main tout entière dans une vasque
contenant de l'eau bénite.

--Je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange...

--Mais, pourquoi, pourquoi as-tu pris ce visage?...

--Parce que c'est celui de l'être que tu aimes. Le Très-Haut a entendu
tes prières. Et, si j'ai pris la figure que tu me vois, c'est qu'il
t'est permis d'aimer cette femme...

Jacques Clément poussa un cri rauque.

--Il m'est permis de l'aimer! bégaya-t-il.

--Oui... à condition que tu exécutes les ordres que je viens te
communiquer...

Jacques Clément tendit ses bras raidis vers l'apparition. Toute terreur
avait disparu de son esprit...

--Parle! dit-il d'une voix d'extase, parle encore!

L'ange eut un imperceptible sourire de malice et dit;

--Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des
ordres divins. Jacques, Jacques! écoute... Là-haut, la couronne du
martyre se prépare pour toi... Et, ici-bas, c'est la couronne d'amour
qui t'est promise!...

--Que dois-je faire? s'écria le jeune moine transporté.

--Tu dois accomplir l'acte suprême qui délivrera le peuple de France...
le peuple de Dieu: tu as été choisi pour frapper Valois... Par toi le
tyran doit être mis à mort...

A ces mots la forme blanche de l'apparition s'enfonça dans les ténèbres.
Le moine tomba la face contre les dalles. L'épouvante le reprit comme
avant la vision.

Une heure se passa avant qu'il pût reprendre ses esprits. A peu près
calmé, il parvint à se relever péniblement... Alors, il se demanda s'il
n'avait pas rêvé.

Et, comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit
un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie
furieuse, de terreur aussi, expira sur ses lèvres bleuies... Cet
objet... c'était la dague que l'ange tenait à la main pendant
l'apparition!... L'ange lui avait laissé une preuve matérielle de sa
descente sur la terre!...

«Oh! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsée, je n'ai
pas rêvé! J'ai le droit de l'aimer!... Car voici l'arme, avec laquelle
je dois tuer le tyran!...

Égaré, titubant, il regagna en courant sa cellule, et tomba sur sa
couchette, la dague dans sa main crispée.



XVIII

LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH

Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs efforts
couronnés d'un plein succès: ils avaient été promus à la dignité de
laquais de M. le duc d'Angoulême. Pardaillan et le jeune duc vivant
d'une vie commune pour le quart d'heure, les anciens hercules de
Belgodère s'étaient d'autant plus tenus pour satisfaits qu'en devenant
les laquais de Charles d'Angoulême ils espéraient être surtout les
écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans
bornes.

Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent
ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, le chevalier
de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l'intention de se rendre à
l'abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de
la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artaban dans
leurs habits neufs, et d'ailleurs armés jusqu'aux dents, suivaient leurs
maîtres à dix pas.

Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s'en doute,
que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu'il était venu
chercher à Paris après l'avoir cherché en Provence et en Bourgogne.
Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui,
accompagné d'un homme.

Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa
sur la garde de sa rapière.

Ce n'était pas ainsi que Maurevert devait mourir!...

--Qu'avez-vous, cher ami? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.

--Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons
à plus tard notre voyage à Montmartre.

--Soit. Que ferons-nous donc?...

--Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous...

Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante
préoccupation. Car lui qui, d'ordinaire, avait constamment les yeux
et les oreilles aux aguets, semblait avoir oublié tout un monde pour
s'absorber dans l'audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse.
Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais son oeil exercé, sous
ce costume, eut vite reconnu l'homme de guerre. Cet homme, en effet,
c'était Maineville, l'âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait:

--Le duc n'y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce
la chose, il ne veut pas croire...

--Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme
mystérieuse...

--A laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il
faudrait, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.

--Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c'est elle qui lui a écrit
la chose?... Si c'était vrai, Maineville!...

--Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc... car il ne lui
manque que l'argent. Dans une heure nous saurons si la lettre a dit
vrai!... Mais enfin, si c'est vrai?...

--Eh bien, dit Maineville, nous courons prévenir le duc, qui sait ce
qu'il aura à faire.

Alors les deux hommes hâtèrent le pas. Ils franchirent la porte
Saint-Honoré et se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle qui était
dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d'une butte qui, en
conséquence, s'appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un
joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises. A la
chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux, fort étroit, et
les ânes qui portaient le blé au moulin n'y pouvaient passer qu'un à un.
Or, au moment où Maurevert et Maineville arrivaient à la chapelle, un
spectacle extraordinaire s'offrit à eux.

Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d'un
sabot hardi; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait
contenir de la farine ou du blé. Ils étaient conduits par une dizaine
de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait
ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par
le soleil comme s'ils eussent fait une longue étape, portaient à la
ceinture de forts pistolets d'arçon et des dagues fort aiguisées.

--Ah! ah! fit Maineville, voilà bien la troupe des mulets signalée dans
la lettre.

--Voilà du blé qui doit valoir son pesant d'or, dit Maurevert, dont les
yeux étincelaient.

--C'est ce dont il faut nous assurer.

Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel
marchait le dernier muletier de l'escorte.

--Au large! dit le muletier d'une voix menaçante.

--Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme
ignore que je suis l'un des garçons du moulin et que vous êtes, vous,
l'officier des meuneries royales. Allons, l'ami, nous t'escortons jusque
là-haut.

--Vous êtes garçon meunier? fit le muletier en jetant un regard
soupçonneux sur Maineville.

--Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là
est proposé au droit de mouture.

--Et, de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité
de blé contient ce sac.

Le muletier vit que ses camarades avaient marché pendant cette
discussion; il parut un instant vouloir les rappeler; mais sans doute il
se ravisa à la réflexion, car il reprit d'un ton de mauvaise humeur:

--Faites votre office. Je vais vous montrer mon blé.

Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac. Comme
pour l'aider, Maineville se précipita et bouscula l'homme; le sac
s'ouvrit, l'orge se répandit sur le sentier, et le sac n'ayant plus de
contrepoids tomba de l'autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua.
Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté,
et avait constaté au fond la présence d'un deuxième sac qu'il tâta
rapidement.

Il se releva comme le muletier arrivait sur lui... Maurevert était tout
pâle; ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal... et,
sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que
vaguement l'orge ou tout autre grain... c'étaient des ducats ou des
écus!...

--C'est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.

Le muletier, sans répondre, tira un de ses pistolets et l'amorça. Les
deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas,
Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba:
c'était le muletier qui venait de tirer... Maurevert et Maineville
disparurent bientôt, et le muletier murmura:

--Qui sont ces deux hommes?... Ont-ils dit la vérité!... Je ne crois pas
qu'ils aient eu le temps de...

Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu
métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur
le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte,
contre une haie vive, Maurevert et Maineville s'étaient arrêtés.

--Trente mulets chargés d'or! dit Maurevert. Car il est évident que
les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le
trentième.

--Oui... Il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville, pensif.

Les deux agents de Guise se regardèrent. Il y eut une minute de silence.
Puis Maineville posa sa main sur l'épaule de Maurevert et dit:

--Je te comprends, camarade. Tu veux dire que, si nous voulions, au lieu
de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces
sacs. Mais que ferais-tu de cet or?

--Ce que je ferais, je partirais, Maineville! Je commence à me fatiguer
de la guerre et des aventures. Et puis, j'ai éprouvé l'ingratitude des
grands. Si j'avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je
m'en irais! Où! Je ne sais... mais l'air de Paris ne me vaut rien pour
le moment. Je n'ose plus m'y promener par les rues, de crainte d'y
rencontrer...

--Quoi donc? fit Maineville.

--Rien: un spectre. Tu ne crois pas aux revenants? Mon spectre à moi a
l'âme chevillée au corps.

--On dirait que tu as peur! ricana Maineville.

--Peur! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m'as vu dans vingt
rencontres. Je n'ai jamais tremblé... Eh bien, Maineville, toutes les
fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer
jusqu'aux moelles. Il faut que je me sauve, au bout du monde, s'il le
faut... que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis
seize ans; dormir tranquille..., oublier cet homme!... Et, pour cela,
il me faut de l'argent!... Maineville, qu'est-ce que deux cent mille
livres?... Laisse-moi les prendre...

--Ecoute, dit alors Maineville... De grandes choses se préparent. Le duc
sera roi de France. La grande conspiration va aboutir. Que manque-t-il?
Presque rien: un peu d'or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et
forcer le Valois dans son dernier retranchement... Cet or, Maurevert,
c'est la Ligue sauvée, c'est la couronne pour Guise, et, pour moi,
l'épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes
plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse... Suis bien mon
plan: nous nous adjoignons quelques hardis compagnons; ce soir, nous
revenons en force au moulin; nous nous emparons des fameux sacs;
nous les transportons à l'hôtel de Guise. Et, alors, je dis au duc:
«Monseigneur, l'argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais, il
faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de
crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous
permettre de lever une armée... Crois-tu que Guise te refusera cette
somme?...

--Eh bien, oui! Tu as raison!...

--Ainsi, nous faisons comme j'ai dit?

--De point en point, fit Maurevert. A ce soir, donc!...

Les deux bandits s'éloignèrent rapidement vers Paris. Alors, du fond
d'une haie touffue, une tête pâle apparut avec un sourire qui eût
épouvanté Maurevert, deux yeux ardents se fixèrent sur les deux hommes
jusqu'à ce qu'ils eussent tourné au premier détour du chemin. Et le
chevalier de Pardaillan demeura à cette place, immobile et pensif.

«Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens!...»



XIX

LE MEUNIER

Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l'instant où il
les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé
Angoulême et ses deux nouveaux laquais, qui l'attendirent en se
dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la
discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis, il avait
vu ce dernier s'enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de
pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser
jusqu'à la haie près de laquelle avait eu lieu l'entretien que nous
venons de rapporter. Alors, le chevalier se dirigea vers la masure où il
avait laissé Charles.

--Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à Mgr Guise? Retournez
à votre hôtel, prenez-y des armes et munitions. Montez à cheval avec ces
deux dignes serviteurs, qui brûlent du désir d'en découdre! L'un d'eux,
continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans
le moulin que vous apercevez d'ici.

--Mais, de quoi s'agit-il?... demanda Charles.

--Je vous l'ai dit: de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter
un de ces coups dont il ne se relèvera pas.

Le petit duc n'en demanda pas davantage; il avait en Pardaillan une
confiance illimitée. Il partit aussitôt.

Pardaillan, lui, s'engagea dans l'étroit sentier qui, une heure plus
tôt, avait été suivi par les trente mulets. A son grand étonnement,
le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été
arrêté par aucune des sentinelles qu'il s'était attendu à rencontrer.

«Est-ce que les mulets portaient vraiment de l'orge? songea-t-il. Est-ce
que toute cette histoire de sommes d'argent au fond des sacs ne serait
qu'une chimère?...»

Les abords du moulin ne semblaient rien annoncer d'extraordinaire. II
entra dans le logis du meunier, dont la porte était ouverte.

«Décidément, Maurevert a rêvé», grommela-t-il en frappant du pommeau de
sa rapière sur une table.

A cet appel, une servante apparut, et, d'un air étonné, s'enquit de ce
que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n'en
avait jamais dû voir.

--Ma mignonne, dit Pardaillan, je voudrais parler à votre maître pour
une affaire de farine, une affaire d'or...

--Ah! ah! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d'or,
dites-vous, mon gentilhomme?

Et le maître meunier fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.

«Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les
payant dix fois le prix habituel. Et notez qu'il m'en faut trente sacs.
Vous le voyez, c'est une fortune... Et je ne mets au marché qu'une
condition: c'est de choisir moi-même mes sacs.

--C'est trop juste, dit le meunier qui, alors, sans avoir l'air de le
faire exprès, referma la porte d'entrée.

--Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan,
narquois. Surtout, quand vous saurez que les sacs que je veux vous
acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à
l'heure par trente mulets.

A ces mots, le meunier jeta un cri d'appel, et, de la pièce voisine,
les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption.
Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s'engager, lorsqu'une
voix forte retentit:

--Bas les armes!...

Les muletiers et Pardaillan s'arrêtèrent. Et, alors, entra un grand
vieillard à l'attitude hautaine, qui fit un geste de commandement. Les
muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le
vieillard le considéra avec attention, puis il dit:

--Monsieur, je suis le maître de ce moulin. C'est donc avec moi que vous
devez traiter.

--Monsieur, dit Pardaillan, je crois inutile d'employer avec vous les
détours. Je commence donc par vous déclarer que j'ai surpris votre
secret: les mulets qui sont montés ici étaient chargés d'or.

--C'est exact, monsieur: il y en a pour trois millions...

Pardaillan fit un geste d'indifférence. Le maître du moulin, ou celui
qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait
examen pour examen.

--Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces
dignes muletiers de foncer sur moi?

--Parce que votre figure m'a intéressé. J'eusse été fâché qu'il vous
arrivât malheur. Et, dès l'instant où je vous ai vu monter le sentier et
entrer ici, j'ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom?

--On m'appelle le chevalier Pardaillan. Et vous?

--Moi, je m'appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte
hésitation.

--Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu
querelle avec un de vos muletiers?

--Je crois avoir, de loin, reconnu l'un d'eux... le sire de Maineville,
qui appartient à la maison de Guise... Et vous, monsieur de Pardaillan,
reprit M. Peretti, n'êtes-vous pas au duc?

En parlant, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan.

--Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle
intention je suis monté au moulin. Je suivais justement M. de Maineville
et son compagnon.

--Qui était ce compagnon? fit vivement M. Peretti.

--Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi, parce que
vous me l'avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que
je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi. J'ai
donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise,
comme vous l'avez dit. Or, ce que veut faire Maineville me déplaît fort,
et je suis venu ici pour l'empêcher.

--Que veut-il donc faire?...

--Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis
par le pape Sixte sont arrivés... Il paraîtrait donc que Sa Sainteté,
après avoir promis, se dédit. Pourquoi? Je n'en sais rien, et peu m'en
chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s'emparer des
précieux sacs de Sa Sainteté, porter à M. de Guise tout ce blé poussé
à l'ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gâteau royal. Et
cela m'ennuie. Je suis venu dire au meunier du céans: «Brave homme, ce
soir on t'enlèvera ton trésor... à moins que je ne m'en mêle». J'ai donc
fait signe à deux ou trois hardis compagnons qui, avec moi, seront là
pour recevoir dignement les envoyés de M. le duc de Guise.

--Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette défense que vous
m'offrez, que demandez-vous?

--Rien, répondit Pardaillan.

M. Peretti tressaillit et regarda Pardaillan d'un air soupçonneux. Cet
homme n'est-il pas un ennemi envoyé d'avance. Mais, devant la figure
loyale de Pardaillan, ses doutes s'envolèrent.

--Vous êtes un brave chevalier, dit-il, excusez mes défiances, elles
vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de
tout cet argent. Je parlerai de vous à notre Saint-Père, vous pouvez en
être assuré, et il trouvera, lui, une récompense digne de vous.

--Ma récompense est toute trouvée, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en
inquiétez donc pas, je vous en prie.

M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe.

«Quel diable d'homme est-ce là?» songea-t-il.

Et, pour pénétrer le mystère, il pria le chevalier à dîner avec lui, ce
que Pardaillan s'empressa d'accepter.

Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses: d'abord, que le dîner
était de beaucoup trop délicat pour un simple meunier; ensuite, que M.
Peretti était entouré d'un respect étrange. Il en conclut qu'il avait
affaire à quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte-Quint.

Le dîner finissait lorsque le duc d'Angoulême arriva escorté de Picouic
et de Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des
pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti.

«Diable! fit-il, je vois que vous êtes homme de précaution. Nous avons
là de quoi soutenir un siège...

--Aussi bien, est-ce d'un siège qu'il s'agit.

Dès lors, M. Peretti commença à se demander s'il ne ferait pas mieux
de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais, jusque-là, il
s'était volontiers bercé de cet espoir que le chevalier avait fort
exagéré la situation. A la vue des armes de guerre, il commença à
prendre au sérieux l'aventure.

Mais M. Peretti était brave, sans doute. Et puis une irrésistible
curiosité lui était venue de voir à l'oeuvre cet homme extraordinaire
qui venait défendre un trésor et qui ne voulait rien recevoir en
échange. M. Peretti demeura donc...

La journée se passa sans incident. Vers la tombée du jour, Picouic, et
Croasse furent envoyés en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour
signaler l'approche de toute bande, armée ou non.

Les deux géants maigres s'installèrent donc aux abords de la chapelle
Saint-Roch et se mirent à surveiller le terrain dans la direction de
la porte Saint-Honoré. La nuit était venue lorsqu'une troupe sortit
de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d'une
quarantaine d'hommes d'armes et était suivie d'une lourde charrette
que traînaient trois forts chevaux. Les hommes d'armes étaient pour
intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter à l'hôtel de
Guise les trente précieux sacs.

L'expédition était conduite par Maineville. Près de Maineville
marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Crucé. Le reste se composait de
soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrète. Mais, mêlé à ces
soldats, un gentilhomme masqué marchait silencieusement: c'était le duc
de Guise lui-même, qui avait voulu assister à l'opération.

On connaît Maineville et Maurevert.

Crucé était un bourgeois, ligueur enragé. Jean Leclerc, maître d'armes,
créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de brave qui
se vantait de n'avoir pas eu un seul duel qui n'eût été suivi de mort
d'homme. A son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en
mémoire du fameux Bussi d'Amboise, si misérablement assassiné par les
mignons d'Henri III.

Guise, en marchant vers le moulin pour s'emparer des millions que
Sixte-Quint avait fait venir pour lui et qu'il lui refusait maintenant,
frémissait d'espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la
parole donnée à Catherine de Médicis, de ne rien tenter de violent
contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui
lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde de deux ou
trois régiments, qui n'obéissaient plus qu'en grommelant. Il pourrait
lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans
ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner!

Une sourde fureur l'animait contre ce pape Sixte, dont il avait reçu
l'envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes
d'argent, était dans l'impossibilité de le secourir... Moins de deux
heures après cet envoyé. Guise avait reçu la lettre de la princesse
Fausta, lui disant que l'argent était là!... Maineville, envoyé pour
s'assurer du fait, revenait bientôt le confirmer!... Et Guise, dévoré de
rage et d'impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette
brusque défection du pape... Car, enfin, si l'argent était là, c'était
pour lui qu'il était venu!...

L'expédition avait aussitôt été résolue.

Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s'avançait en bon
ordre.

«Rentrons au moulin, maintenant», dit Picouic. Il s'élança. Croasse,
terrifié, l'imita. Mais, au bout de quelques pas, pris de frayeur,
il buta et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en
courant. Alors, Croasse se releva et se remit à descendre à toutes
jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais, à ce moment, la troupe
signalée était sur le point d'atteindre elle-même cette chapelle;
Croasse entendit les pas pesants des hommes d'armes cuirassés et casqués
de fer. Il frémit et se vit perdu.

Mais, au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle
pour s'engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier
instinct de défense le galvanisa; il se releva, bondit et, se hissant
sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui
éclairait le choeur de la chapelle. D'un coup de coude, il défonça les
vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l'intérieur. La troupe
conduite par Maineville passa.

Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps.
Mais, si Croasse ne brillait pas en général par l'imagination, à cette
minute, cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents:
il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu'il n'y eût
personne.

Croasse chercha, éperdu, un trou de, souris où se fourrer, et parcourut
la chapelle dans l'obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges.
Soudain, il tomba tout de son long: au même instant, une décharge
d'arquebuse éclata au loin. Il se cramponna à un anneau de fer que
ses mains rencontrèrent, et il s'arc-bouta à cet anneau comme un noyé
s'accroche au fétu de bois. Or, à force de s'arc-bouter et dans les
mouvements spasmodiques de sa frayeur. Croasse Constata tout à coup que
la dalle à laquelle était scellé l'anneau se soulevait.

Une sorte de long boyau s'ouvrait devant lui. Il se précipita.
L'obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain?
Croasse courut à perdre baleine. Soudain, son front heurta contre
quelque obstacle. Croasse eut la sensation d'avoir reçu un coup de masse
d'armes. Il tomba et s'évanouit...

Pendant ce temps, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu'en
arrivant au moulin qu'il s'aperçut de la disparition de son compagnon.

«Le lâche a fui! Ah! Croasse, tu nous déshonores!...»

Et, comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan
que Croasse s'était embusqué au pied du sentier pour tenter une
diversion.

Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout le monde
dans la grande salle: c'est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers,
dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d'Angoulême et Picouic et
lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant
aux deux ou trois femmes du moulin, elles s'étaient renfermées dans une
salle donnant sur les champs.

M. Peretti suivait de l'oeil toutes les évolutions du chevalier. Une
dernière hésitation se lisait sur son visage.

Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des
hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs
ombres confuses.

«Ce jeune homme est-il un traître? réfléchissait M. Peretti. Ce
Pardaillan est-il un envoyé de Guise?... Je vais le savoir dans un
instant... Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains
de cet Inconnu... Si c'est un traître, mes millions sont à Guise...
Guise est roi... et moi... prisonnier, peut-être!...»

Pensif, il alla s'accouder contre les vitraux de la fenêtre. Toutes les
lumières avaient été éteintes...

«Dans un instant. Je saurai! murmura M. Peretti. Voyons... si ce
Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je... Je lui
dirai...»

Une violente détonation éclata soudain; l'éclair de la décharge illumina
la nuit, et, dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la
retraite précipitée des survivants...

--Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes
sans hâte... Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à
revenir de leur surprise.

M. Peretti entendit ces mots, et son visage s'éclaira.

«Ce n'est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément, M. de Guise n'aura
pas mon argent. Le Béarnais sera roi!...

Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier.

--Ne craignez rien, dit Pardaillan en s'approchant.

--Je n'ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que, sans doute,
il n'y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure? Eh bien, le
moment est venu de suivre l'excellent conseil que vous m'avez donné
dans la journée... c'est-à-dire de faire filer mes trente mulets...
Seulement... Je crains...

--Oui, vous craignez que M. de Cuise, en trouvant le moulin vide, ne
lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait
de rattraper vos mulets...

--C'est cela même, mon noble ami... Vous me permettez, n'est-ce pas,
de vous appeler ainsi? Car vous venez de me rendre un service,
voyez-vous... c'est que j'étais responsable, moi! Et devant qui? Devant
notre Saint-Père lui-même!... Sa Sainteté saura tout ce qu'elle doit
au chevalier de Pardaillan!... Mais me voilà bien embarrassé! Si on me
poursuit... il faudrait...

--Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant
le moulin jusqu'au jour, pour vous permettre de prendre de l'avance...
Eh bien, partez donc. Je me charge d'arrêter l'ennemi jusqu'à demain
matin.

--Quoi! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée!... Car,
je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront
m'accompagner...

--Je m'en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme
je ressemble au pape.

M. Peretti tressaillit.

--Vous lui ressemblez peut-être plus que vous ne pensez... Jeune homme,
vous ne voulez pas de récompense, et je vois à votre air qu'il est
inutile d'insister. Mais, prenez cet anneau... et, peut-être qu'en
certaines occasions, il pourra vous être plus utile qu'une fortune...

A ces mots. M, Peretti glissa vivement une bague dans la main de
Pardaillan, et, sans y attacher d'autre importance, le chevalier la
passa à un de ses doigts... Dix minutes plus tard, les trente mulets
rechargés de leurs précieux sacs sortaient par-derrière et se mettaient
en route. M. Peretti suivait à cheval, escorté par le meunier et ses
garçons transformés en gens de guerre.

La caravane ayant atteint rapidement la Ville-l'Évêque, celui qui
paraissait être le chef des muletiers s'approcha, chapeau bas, de M.
Peretti et lui demanda:

--C'est bien la route d'Italie, que nous reprenons?

--Non, monsieur le comte, répondit M. Peretti: vous prendrez la route de
La Rochelle...

Pardaillan, Charles d'Angoulême et Picouic étaient demeurés seuls dans
le logis du meunier; le moulin lui-même se dressait sur l'aile gauche de
ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du
rez-de-chaussé, aboutissait à l'étage du moulin où se manoeuvrait la
meule et où on pouvait mettre en mouvement les grands bras livrés à
l'action du vent. De cet étage du moulin, par une simple trappe à
laquelle aboutissait une échelle, on descendait à l'étage inférieur où
se recueillait la farine.

Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit
compte de ces diverses dispositions.

--Voici notre quartier général, dit-il en désignant le logis, et
voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l'escalier qui
conduisait au moulin.

--Nous allons donc nous battre? demanda Picouic.

--Alerte! cria Pardaillan.

La troupe de Guise, en effet, apparaissait à ce moment sur la butte.
Pardaillan ouvrit la fenêtre et cria:

--Holà, messieurs! qui êtes-vous? que désirez-vous?

--Qui êtes-vous vous-même? fit dans la nuit une voix impérieuse.

--Ma foi, monseigneur duc, répondit Pardaillan en reconnaissant la voix
de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte... Qu'y a-t-il
pour votre service?

--Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout à l'heure tiré sur mes gens
qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. En
conséquence, je vous préviens que vous serez pendu haut et court, à
moins que vous ne sortiez à l'instant. Auquel cas, il vous sera fait
grâce de la vie.

--Me sera-t-il permis, monseigneur, d'emporter aussi les trente sacs
pleins d'or que vous venez piller?

--Sortez! hurla le duc, furieux, livrez-nous la place, ou nous allons
vous donner l'assaut!

--Ah! monseigneur, si vous menacez, nous allons être forcés de faire une
sortie et de vous exterminer tous...

--Guise, qui allait Jeter un ordre, s'arrêta soudain.

--Ils sont peut-être cent là-dedans! dit-il à Maineville.

Pardaillan entendit et cria:

--Nous sommes trois, monseigneur!... Et c'est bien assez, savoir: le duc
d'Angoulême, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez
promise; le sieur Picouic, baladin de son métier, et, enfin, votre
serviteur, chevalier de Pardaillan.

Et il referma tranquillement la fenêtre.

--Oui, au revoir! gronda Guise, pâle de fureur.

Et il donna ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un
large cercle de surveillance autour de la butte; chaque homme avait pour
mission de surveiller, et non de se battre; il devait surtout prévenir
le cas où on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui
ressemblerait à des sacs de blé. Puis, il expédia un sergent à Paris.

Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annonçant que les ordres
du duc allaient s'exécuter, c'est-à-dire qu'une troupe de mille
arquebusiers allait arriver.

Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s'étaient
fortement barricadés. Maurevert frémissait de joie: il tenait enfin
l'ennemi tant redouté et disait au duc:

--Monseigneur, vous m'avez promis deux cent mille livres sur le butin
que vous allez faire? Je veux vous proposer un échange: gardez les deux
cent mille livres et donnez-moi l'homme qui vient de vous parler avec
tant d'insolence.

--Je te comprends, Maurevert, dit Guise, tu hais cet homme. Mais, moi
aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte à régler. Cela date
de l'hôtel Coligny... Seulement, si tu veux te contenter de cent mille
livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d'assister
à l'entretien que j'aurai avec le Pardaillan, dès que nous l'aurons pris
dans son terrier.

--Peste, monseigneur, c'est cher, ce sera donc bien beau?

--Je te le jure, gronda Guise.



XX

L'ATTAQUE DU MOULIN

Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandés
et échangeait avec Maurevert ces macabres facéties, Maineville et
Bussi-Leclerc s'approchaient en rampant du moulin, résolus qu'ils
étaient à connaître le nombre exact des assiégés.

Tout était silencieux et obscur dans le moulin. Mais, dans le logis, une
fenêtre était éclairée. Ce fut donc par l'échelle du moulin que les deux
hommes se dirigèrent; bientôt, ils eurent atteint l'étage où se trouvait
la meule.

En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus
qu'il ne s'y trouvait personne. Ils allaient donc redescendre, lorsque
Maineville aperçut un léger rai de lumière au pied d'un mur; il saisit
Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla à l'oreille:

--Il y a là une porte de communication...

Ils s'approchèrent de ce rayon de lumière pâle, dans l'intention non
pas d'ouvrir, mais d'écouter. Mais, en touchant la porte, Bussi-Leclerc
s'aperçut qu'elle était simplement poussée. Avec des précautions
infinies, il l'attira a lui: la porte s'ouvrit sans bruit... Les deux
hommes s'accroupirent sur le haut de l'escalier et purent alors dominer
la salle. Et, alors, ils tressaillirent d'étonnement. Un étrange
spectacle s'offrit à leurs yeux.

Assis à une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême
dévoraient à belles dents un superbe jambon, tandis qu'un pâté attendait
son tour et que Picouic versait à boire!... Le long d'un mur étaient
rangées, en bon ordre, une douzaine d'arquebuses toutes chargées. Sur
une table voisine, s'alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant
et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation déjà
commencée.

--Dès demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent.
Il faudra bien que la bohémienne parle, et nous finirons par savoir ce
qu'est devenue votre jolie petite Violetta... Allons, soyez gai, mon
prince...

--Ainsi, Pardaillan, dit le duc d'Angoulême, vous pensez que cette
Saïzuma en sait plus long qu'elle n'a voulu d'abord vous en dire?...

--J'en suis sûr, dit Pardaillan. Et voilà maître Picouic qui, ayant vécu
avec elle, vous dira... tiens! tiens!

Ces derniers mots, le chevalier les avait prononcés au moment où il se
renversait sur le dossier de son siège, pour examiner à la lumière la
couleur du vin qu'il allait boire. Dans ce mouvement, sa tête s'était
levée et ses yeux avaient rencontré, au haut de l'escalier de bois,
Maineville et Bussi-Leclerc. Pardaillan se mit à rire et désigna les
deux hommes à Charles, qui bondit sur son épée.

--Messieurs, dit Pardaillan, si le coeur vous en dit, je vous invite!...

Maineville et Bussi-Leclerc étaient braves. Ils n'avaient devant eux que
trois hommes; la même idée leur vint: s'emparer de Pardaillan et de ses
deux compagnons, les amener pieds et poings liés au duc de Guise.

Ils se levèrent, saluèrent et Maineville dit poliment:

--Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons
avec vous si vous voulez porter la santé de M. le duc de Guise et nous
accompagner ensuite auprès de lui.

Charles voulut s'élancer. Mais Pardaillan le retint.

--Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je
porterais la santé de votre maître si je ne craignais de désobliger M.
d'Angoulême, que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir
les Lorrains; quant à vous accompagner auprès de M. de Guise, c'est
encore plus impossible, vu que nous n'avons pas fini de dîner.

--C'est avec désespoir que nous interrompons votre dîner dit alors
Bussi-Leclerc.

A ces mots, les deux hommes, l'épée à la main, se précipitèrent et
Bussi-Leclerc porta sur le crâne de Picouic un tel coup de pommeau que
le pauvre tomba évanoui. Pardaillan se jeta au pied de l'escalier,
leur coupant ainsi toute retraite. Tout cela s'était passé en quelques
secondes: Maineville se trouva en garde devant le duc d'Angoulême,
Pardaillan devant Bussi-Leclerc... Au même instant, les épées
s'engagèrent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de
ses meilleures bottes; à son étonnement, elles furent parées par le
chevalier.

--A vous, monsieur, je vous tue! rugit Bussi-Leclerc en se fendant à
fond par un coup droit.

--Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dédaignant de lui répondre,
avait vivement paré. Poussez... c'est cela... fendez-vous... touché!

Maineville, touché au bras, saisit son épée de la main gauche et,
furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage
devant le dédain de son adversaire, portait de son côté à Pardaillan des
coups jusqu'ici réputés mortels.

--Allons, allons! il faiblit, disait Pardaillan en s'adressant à
Charles, et comme si Bussi-Leclerc n'eût pas existé... Ne le tuez pas,
mort-diable!... j'ai une idée... liez-lui sa rapière... bon!... ah!
désarmé!... tenez-le!... ficelez-le-moi! nous allons rire!...

En effets Charles, à ce moment, venait de désarmer Maineville qui,
glissant sur le parquet, était tombé sur un genou. Il lui mettait sa
pointe sur sa gorge et lui disait:

--Vous rendez-vous, monsieur?...

--Je me rends, fit Maineville, pâle du sang qu'il avait perdu, plus pâle
encore de honte et de fureur.

A ce moment, Picouic, revenu de son évanouissement, se relevait, courait
à Maineville, saisissant un paquet de cordelettes à nouer les sacs de
blé, et, en quelques secondes, le ficelait proprement. Alors seulement
Pardaillan regarda son adversaire qui, écumant, bondissait autour de
lui, et de sa voix la plus paisible:

--Et vous disiez donc, cher monsieur...

--Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer à ce mur!

Pardaillan, d'un battement sec, fit dévier la rapière dont la pointe
érafla son pourpoint.

--Vous parlez de clouer, répondit-il. En effet, vous manoeuvrez votre
épée comme un clou. Tenez, je vais vous donner une leçon... regardez
bien...

--Misérable! rugit Bussi-Leclerc.

A ce moment, son épée lui sauta des mains et alla tomber à dix pas. Il
voulut courir la ramasser. Mais il se heurta à Picouic qui braquait sur
lui un pistolet... Bussi-Leclerc se croisa les bras et baissa la tête.
C'est à peine s'il s'aperçut que le Picouic lui ficelait les jambes
d'abord, puis les bras... puis le portait et l'étendait auprès de
Maineville.

--Achevons de dîner, dit Pardaillan, qui, ayant rengainé sa rapière, se
remit à table. Ah! ça, maître Picouic, à quoi pensez-vous... mon verre
est vide...

--Je crois, cher ami, qu'il est temps de nous en aller, dit à ce moment
Charles d'Angoulême, qui venait de s'approcher de la fenêtre. Voyez...

Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l'aube naissante, il aperçut, au
pied de la butte, une troupe qui se déployait en ordre d'assaut. C'était
une longue ligne d'arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un
double rang d'archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient
des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient.

Il résulta de l'ensemble de ces circonstances qu'au soleil levant il y
avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes.

«Diable! fit Pardaillan, il est temps, en effet, de nous en aller; mais
je crois bien que, pour le moment, c'est plus facile à dire qu'à faire.

--Cependant, observa doucement Charles, nous devions, ce matin, aller
voir la bohémienne; vous me l'avez promis, Pardaillan. Il faut nous en
aller.

--Nous nous en irons, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants!...
Holà, maître Picouic, au travail! Chargez sur votre dos M. de
Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd...

Des clameurs terribles s'élevaient de l'armée assiégeante. A mi-côte,
les assiégeants s'arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés
et s'étonnaient de leur silence.

--Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est
Maineville? Où est Bussi?...

Et, pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte,
enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement
à quelque défense désespérée.

Pardaillan avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal
jointes du moulin. Et, toutes les arquebuses, il les avait calées; elles
étaient toutes braquées et il n'y avait qu'à y mettre le feu... Après
quoi, il y avait encore les pistolets.

Au-dehors, au moment où le soleil se levait. Guise donna tout à coup le
signal de l'assaut. Une immense clameur retentit et l'armée se mit en
marche, de toutes parts; mais, presque au même instant, il y eut un
arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la
plaine, devant un spectacle extraordinaire:

Trois hommes, sortant du moulin, en portaient un quatrième, solidement
garrotté. Et, en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l'extrémité
d'une des ailes du moulin...

--C'est Maineville! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.

Déjà, les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage, également
garrotté, et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l'aile
opposée et y attachaient l'infortuné!

--Bussi-Leclerc! s'exclama Maurevert.

--Feu! Feu sur ces démons! hurla Guise.

Cent arquebuses partirent à la fois; la pétarade se continua quelques
minutes au risque d'atteindre les deux malheureux, accrochés chacun à
son aile du moulin! Et, lorsque l'opaque fumée se fut dissipée, on vit
Pardaillan qui, sur la dernière marche de l'échelle, saluait d'un large
coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l'échelle à
terre, d'un coup de talon... Au même instant, les ailes du moulin se
mirent à tourner!... Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas,
tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l'orbite
implacable tracée par les ailes du moulin, haletants de terreur.

--En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage.

Une violente décharge partit du moulin. C'était les dix arquebuses de
Pardaillan qui faisaient feu. Mais l'élan était donné... moins de deux
minutes plus tard, au milieu d'effroyables hurlements, le logis du
meunier était envahi...

Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n'y avait personne!
L'escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt,
cinquante, cent hommes d'armes se ruèrent et atteignirent l'étage
supérieur du moulin.

«Personne!...»

Les trois assiégés étaient descendus à l'étage inférieur, Picouic armé
des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles, l'épée à la main.

Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de ce
cône sur lequel était bâti le moulin et montra le chemin à ses deux
compagnons qui s'y glissèrent... C'était le dernier refuge!... Il allait
falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement!... Pardaillan,
le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches.

Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à
descendre à l'étage inférieur du moulin.

Enfin, l'un d'eux ayant regardé et n ayant vu personne, une bande se
précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient
de quitter!... C'était la fin «... On allait découvrir dans un instant
l'étroit passage par lequel ils s'étaient faufilés.

Ce fut à ce moment que Picouic sentit le sol vaciller sous ses
pieds comme s'il eût tombé... Il se baissa, tâta de ses mains dans
l'obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que
cette dalle basculait. Picouic jeta un cri... En un instant, Pardaillan
et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent
de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux
assaillants!...

Et, comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix
lugubre, lointaine, leur parvint.

--Ah! les lâches! disait-elle. Ils me bouchent la sortie! Attendez que
je vous extermine tous!...

--Croasse! hurla Picouic. C'est Croasse!...

En une seconde, la dalle arrachée laissa voir un trou béant, où
commençait un escalier de pierre moisie... Et. dans ce trou, apparut la
tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse!...

Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les
trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d'un
boyau noir, Picouic entraînant Croasse. Dix minutes plus tard, ils
atteignaient l'autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la
chapelle Saint-Roch. A ce moment même les assiégeants trouvaient la
dalle soulevée et commençaient à descendre, avec précaution, l'escalier
de pierre...

Les quatre hommes sortirent de la chapelle, le plus paisiblement du
monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte,
les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule
où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris.

Croasse fut interrogé sur les événements qui l'avaient amené à devenir
un sauveteur aussi imprévu.

--Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien
d'ennemis que je mis en fuite, dit-il, lorsque, saisi traîtreusement
par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je
fus laissé pour mort. Lorsque je m'éveillais, entendant des bruits de
bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors...

--Monsieur Croasse, vous êtes étonnant!... fit Pardaillan avec un
sourire.



XXI

L'ABBAYE DE MONTMARTRE

Une litière, ornée à l'intérieur de coussins de soie et toute tendue de
la même étoffe, venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de
cavaliers, vêtus d'un costume sombre et bien armés, escortaient cette
litière. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et
de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à
distance.

Cet homme, c'était maître Claude, l'ancien bourreau de Paris. Cette
litière, c'était celle de la princesse Fausta.

Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide
par la route qui serpentait sous l'ombrage de hêtres séculaires.
Enfin, elle s'arrêta devant le porche de l'abbaye des Bénédictines. La
princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été
attendue, la porte s'ouvrit aussitôt. Maître Claude s'était arrêté
derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience
les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait
lentement, lui fit signe d'approcher. L'homme rejoignit maître Claude;
c'était le prince cardinal Farnèse.

Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu
de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune
précaution...

--Elle est là! dit maître Claude en tendant le bras vers l'abbaye.

Farnèse jeta un regard sur l'escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à
terre, attendait devant la porte.

--Bien. Es-tu décidé à agir?... dit-il.

--Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d'une
voix sombre. Je vous appartiens. Ordonnez donc: j'obéirai... mais...
n'oubliez pas qu'après la mort de la tigresse vous m'appartenez,
vous!... gronda-t-il.

Farnèse haussa les épaules et dit:

--Si je n'avais pour un temps raccroché ma vie à l'espoir de venger
ma fille, je me livrerais à toi à l'instant, et je te bénirais de me
délivrer de la vie... Ne crains donc pas que j'essaie de déchirer le
pacte qui nous lie...

--Bon! commandez donc, et j'obéis!... dit le bourreau.

--Commençons par entrer dans ce couvent.

Alors, à distance et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent
l'abbaye.

Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si,
depuis des années déjà, il eût été abandonné; les jardins, jadis si
beaux, n'étaient plus qu'une forêt de ronces. Le potager, qui se
trouvait sur les derrières du couvent, demeurait seul assez bien
cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement
des légumes qu'elles faisaient pousser. Ce potager était clos d'un mur
d'enceinte comme le reste du couvent; mais, à ce mur, il y avait, de
place en place, de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux
visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.

Ce fut vers l'une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du
prince Farnèse, pensif.

Non loin se trouvait un vieux pavillon d'élégante architecture, jadis
construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la
solitude, mais qui, maintenant, n'était plus qu'une ruine. Claude, d'un
coup d'épaule, défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.

--Attendez-moi là, dit maître Claude.

Farnèse acquiesça d'un signe de tête et demeura immobile, tandis que
l'ancien bourreau s'éloignait.

La princesse Fausta était entrée dans le couvent. Malgré l'incroyable
puissance de caractère de cette femme, un trouble indéfinissable
paraissait sur son visage.

Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que
dévote, Fausta parvint au premier étage et, sur l'immense palier
où s'ouvrait un profond couloir, rencontra l'abbesse Claudine de
Beauvilliers qui se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse.
Celle-ci eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois
premiers doigts ouverts, signe mystérieux... bénédiction que seuls
peuvent donner les successeurs de saint Pierre! Mais ce fut si rapide
que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.

Claudine, déjà, marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la
fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate. Sur une
table de marbre à coins rehaussés d'argent, c'était tout l'attirail des
brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques
alors en usage non seulement pour les femmes, mais aussi pour les
hommes. Et, au-dessus de cette table, un Christ d'or étendait ses bras.

L'abbesse roula un large fauteuil et, lorsque Fausta se fut assise,
plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.

--Cette femme... cette bohémienne est toujours ici? demanda alors
Fausta.

--Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Votre
Sainteté désire-t-elle la voir?...

Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive.

--Ma Sainteté! dit Fausta après un silence... Dérision!... Vingt-trois
cardinaux réunis en conclave secret, dans les catacombes de Rome,
ont résolu la guerre contre Sixte. Et, déjà, devant l'exécution, ils
tremblent. Ma souveraineté pontificale est destinée à s'exercer dans
les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour!... Ah!
Claudine, mon coeur déborde d'amertume. Vous m'appelez Sainteté! Et,
lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu'une jeune fille épouvantée
de voir que la nature s'est trompée en lui donnant le sexe qui est
le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir, sous ses aspirations
insensées, la faiblesse d'une femme.

Claudine leva vers Fausta un regard de sympathie.

--Ah! ma noble et radieuse souveraine, murmura-t-elle, vous qui inspirez
à la fois l'amour et le respect, je vois qu'une douleur inconnue
vous étreint... Que ne puis-je mourir pour vous éviter l'ombre d'une
souffrance!...

Fausta, d'un geste plein de dignité, releva l'abbesse.

--Oui, dit-elle, vous êtes vraiment une apôtre, Claudine. Si votre
chair est faible, votre âme est forte. Vous êtes la seule qui m'ayez
comprise... Écoutez donc...

Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des
Bénédictines de Montmartre, s'assit et Écouta.



XXII

LE COEUR DE FAUSTA

--Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve? reprit Fausta,
comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend
à une femme d'occuper le trône de Pierre? Est-ce qu'il n'y a pas des
saintes comme il y a des saints?

Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles. S'adressant plus
directement à l'abbesse, Fausta continua:

--Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte,
ont résolu d'élever une Eglise devant son Eglise, un trône devant son
trône... Trois ans se sont écoulés depuis... J'habitais Rome alors,
le palais qu'avait habité mon aïeule, Lucrèce... Le sang des Borgia
bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je
voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l'Eglise... Mais
je n'avais de joie qu'à relire la terrible légende des Borgia, mes
ancêtres. Et j'ai senti en moi l'esprit vaste d'Alexandre Borgia, la
fougue conquérante de César Borgia, le coeur de Lucrèce Borgia. Être
à moi seule ce qu'ils ont été à eux trois!... Oui, je faisais ce rêve
inouï, lorsque je rencontrai Farnèse... C'est lui que je conquis le
premier, et c'est lui qui, le premier, m'abandonne!...

--Quoi! madame... le cardinal Farnèse!...

--Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans
mon palais. Il connaissait mon rêve... Il me témoignait une sorte
d'admiration... Ce soir-là, donc, nous sortîmes de Rome et pénétrâmes
dans les Catacombes. Arrivés à un vaste carrefour éclairé de torches, je
vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres...

--Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut nous
sauver...

--Alors, les vingt-trois m'entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que
j'entrevis à l'instant et j'acceptai leur terrible proposition. Alors,
l'un d'eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau...

Fausta allongea la main et montra l'anneau.

--Je me mis à l'oeuvre, continua Fausta. J'ai bouleversé l'Italie dont
presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J'ai bouleversé la
France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa
les épaules. Ce roi, je l'ai fait chasser. J'en ai choisi un autre...

--Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent
bien selon vos plans...

--Voilà ce qui me déroute! Les apparences sont telles qu'elles dépassent
mes prévisions, et, sous ces événements, s'en trouvent d'autres qui
m'arrêtent... Les cardinaux du conclave secret ont peur. Farnèse vient
de m'abandonner...

--Mais, Guise! Guise!

--Guise s'est réconcilié avec la duchesse!... Je la tenais, pourtant...
Je l'ai envoyée, espérant qu'elle aurait assez d'audace pour se
représenter une fois encore à l'hôtel de Guise, et qu'alors... Mais elle
a eu l'audace prévue, elle a vu son mari... et le mari a pardonné!

Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.

--Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de
l'énergie violente, Guise n'est vraiment admirable que dans la bataille.
Mais, une fois le casque et la cuirasse déposés, j'aperçois dans Guise
ce qu'il est en réalité: une belle statue qui, parfois, a un geste
violent, mais qui n'est capable ni de haute pensée, ni de ferme
résolution... Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise et ceci m'a
déroutée. Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon
a conduits à Henri de Valois. Il a parlé à Catherine de Médicis, et
quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire crouler
l'échafaudage de résolutions que j'avais lentement élevé dans ce faible
cerveau!... Enfin, dénué d'argent, une occasion s'offre à lui de saisir
le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume; renseignée par mes
espions, je le lui indique. Il n'a qu'à le prendre... et, au moulin de
la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant!

Fausta ferma tout à fait les yeux. Elle murmura:

--Il est vrai que, sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise
a eu affaire à forte partie... Pourquoi le duc de Guise n'a-t-il pas
l'âme d'un Pardaillan?...

Alors, comme si le secret qu'elle portait au coeur l'eût étouffée, elle
reprit d'une voix qui tremblait presque:

--Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n'est pas un
Guise à l'armure étincelante ou au pourpoint de satin... Je l'ai vu, le
vrai chevalier. Qui est-il?... Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux
connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée... être enfin...

La Fausta s'arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains
s'incrustèrent dans les paumes, en l'effort qu'elle fit pour dompter son
émotion. Mais Claudine avait vu, entendu... et elle avait deviné...

--Folie! murmura Fausta. Je n'ai pas de coeur...

--Pourquoi, ma Souveraine? s'écria Claudine palpitante. Reine
toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?...

--Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté, je ne veux
pas être dominée par un homme...

--Ah! madame, c'est un maître d'une bien douce puissance que l'Amour!...

--L'Amour! balbutia Fausta en tressaillant.

Elle baissa la tête et une larme brûlante gonfla ses paupières. Mais
cette larme s'évapora et, lorsqu'elle releva la tête, son visage avait
repris toute sa sérénité.

--Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement. Guise a
reculé de dix ans en ces quelques jours et Farnèse, pierre angulaire de
mon édifice, Farnèse m'échappe!... Voyons donc cette Saïzuma... puisque
vous croyez avoir découvert...

L'abbesse frappa dans ses mains. Une porte s'ouvrit et une religieuse
parut:

--Qu'on amène la bohémienne, dit Claudine.



XXIII

LE SPECTRE

Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon, s'était
éloigné en traversant le potager.

Claude connaissait sans doute les étranges moeurs de ce couvent qui
était une exception. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher.
Ayant traversé le potager, il passa sous une voûte et, là, se rencontra
avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.

Et, cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, c'était encore une
religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d'une
voix câline, demanda:

--Ce beau cavalier est sans doute de l'escorte qui vient de s'arrêter
devant le porche?

--En effet, je suis de la suite de la princesse, et j'ai ordre de venir
la retrouver.

--Si vous allez chez l'abbesse, vous n'avez qu'à suivre ces deux
soeurs...

Les deux soeurs étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient
lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, dans ce couvent, il
y avait quelques soeurs demeurées pures.

Entre ces deux femmes, marchait, silencieuse, la bohémienne au masque
rouge... Saïzuma. Claude les laissa passer. Il se mit à les suivre.
Les deux religieuses frappèrent à une porte qui s'ouvrit. Alors elles
prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants
plus tard, elles sortirent seules et s'éloignèrent lentement. Alors
maître Claude s'approcha de la porte. Mais là, il s'arrêta et passa
ses deux mains sur son front. La facilité avec laquelle il marchait à
l'événement terrible lui causait une angoisse qu'il n'eût pas éprouvée
s'il lui avait fallu traverser mille dangers...

Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte; il y alla, et
se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une
demi-obscurité. Dans cette solitude, Claude, les bras croisés, se prit à
songer. Que venait-il faire là?...

Tuer. Ou tout au moins s'emparer d'une femme qu'il allait livrer
au prince Farnèse. Une haine terrible l'animait contre Fausta. La
meurtrière de sa fille devait mourir. Mais il lui semblait que des
souvenirs s'agitaient au fond de sa mémoire.

«Cette bohémienne, qui marche entre deux religieuses, a une allure que
je reconnais, songea maître Claude.

Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et
Fausta. Puis se décida.

Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l'abbesse.

--Madame, dit l'une des religieuses, deux hommes viennent encore
d'entrer sur le territoire de la communauté.

--Hélas! fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine.
Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l'Amalécite? Allez
prier, mes soeurs, allez...

Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse
piété. Les deux soeurs s'inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta
était au courant des moeurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne
parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les soeurs se retiraient,
elle dit:

--Le jour est proche, madame l'abbesse, où vous pourrez rebâtir le
temple qui abrite ces saintes filles. N'oubliez pas qu'un revenu de cent
mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront
été bénis par Dieu.

L'oeil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s'était tournée vers Saïzuma
et l'examinait en silence. La bohémienne s'approcha d'elle, lui prit la
main, et lui dit de sa voix morne;

--Voulez-vous savoir votre bonne aventure?

--Non, dit Fausta. Mais, si tu veux, je te dirai la tienne. Car je sais
lire dans la main les événements passés.

Saïzuma considéra avec étonnement là femme qui lui parlait ainsi avec
une douceur d'accent qui fondai son coeur et une autorité qui la
subjuguait. Elle demanda:

--Qui es-tu? Es-tu de Bohême comme moi?...

--Peut-être, dit Fausta. Mais, puisque je te parle à visage découvert,
ne peux-tu retirer ton masque?

--Mon masque est rouge, mais, si je le retire, on verra que mon visage
est pourpre de honte. Tous ceux qui étaient dans l'église cathédrale sur
la place de Grève m'ont vue...

--L'église cathédrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de
Grève!... Oh! serait-ce bien elle?...

--Et puis, peut-être tu redouterais d'être reconnue par le bourreau?
ajouta-t-elle, étudiant l'effet de ses paroles.

--Le bourreau n'est rien, dit Saïzuma. Il ne m'a pas fait de mal. Il n'a
pas broyé mon coeur. Celui que je redoute, c'est l'imposteur qui a tué
mon âme...

--Le nom de cet imposteur? dit Fausta en suivant avec une attention
passionnée l'effet de ses paroles.

--Il est là! répondit Saïzuma, en posant la main sur son sein. Nul ne le
saura.

--Eh bien, je le sais, moi!...

Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l'ouvrit, y jeta un
regard, et d'une voix impérieuse:

--Les lignes de ta main m'ont révélé ta vie passée...

Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de
terreur convulsive.

--Je sais que c'est au pied de l'autel que ton coeur a été broyé par
l'évêque... Celui que tu aimais! Jean de Kervilliers!

Saïzuma jeta un cri de détresse et tomba à genoux.

--C'est elle! C'est bien elle! murmura Fausta.

Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. A ce moment, la
porte s'ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude... Elle ne frémit pas.

--Que viens-tu chercher ici? demanda-t-elle avec hauteur.

--Vous! répondit Claude.

--Parle donc...

--Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de
m'accompagner jusqu'au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins
de ce couvent.

--Et si je refusais, bourreau?

--Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite.
Mon maître, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce
moment, m'a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous
amènerai, morte ou vive.

Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d'épouvante.
Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui
était habituelle.

--Et ton maître, dit-elle, qui est-ce?...

--Mgr le cardinal Farnèse...

--Fausta avait violemment tressailli.

--Je te suis! dit-elle.

Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par
un mot ni par un geste. Fausta, d'un signe, avait rassuré Claudine.
Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son
oreille avec une expression d'infinie pitié:

--Venez, pauvre femme, et vous ne souffrirez plus...

Maître. Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa,
s'appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l'entraînant. L'abbesse
voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant:

--Demeurez ici, madame. Sachez de plus que, si vous appeliez, l'unique
chance de salut qui reste à la princesse Fausta s'évanouirait.

Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de
terreur. Quant à Fausta, elle marchait d'un pas tranquille. Claude
venait derrière elle. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l'escalier,
elle se tourna vers le bourreau.

--Conduisez-moi..., lui dit-elle.

--Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n'oubliez pas qu'au
premier cri, au premier geste, je vous égorge...

Fausta se mit en marche et atteignit le pavillon, elle entra. Claude
entra derrière elle et ferma la porte.

Farnèse, plongé dans une méditation, n'entendit pas le bruit de la porte
qui grinçait. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta
conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement:

--Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu
fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence.

La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal
Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.

«L'homme noir de la place de Grève», murmura-t-elle.

Fausta s'était vivement dirigée vers l'extrémité opposée de cette salle.
Elle prit place dans un vieux fauteuil et attendit. Claude avait touché
Farnèse.

--Monseigneur, dit-il, elle est ici.

--Elle! qui elle? haleta Farnèse en bondissant.

--Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui
va mourir... la voici.

--Ah! oui..., murmura-t-il, Fausta! Ce n'est que Fausta!

Il y avait un soulagement dans cette constatation.

--Bourreau, dit-il d'une voix très calme, tu attendras dehors. Quand je
t'appellerai, tu exécuteras la sentence.

Claude s'inclina avec soumission. Et, étant sorti, il s'assit sur
le seuil de pierre. Farnèse, pendant quelques instants, contempla
silencieusement Fausta.

--Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir
que j'ai l'intention de vous tuer comme on tue une bête féroce.
Qu'avez-vous à dire à cela?

--Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre
souveraine. J'eusse pu, d'un mot, livrer le bourreau que vous m'avez
envoyé. Mais j'ai voulu voir jusqu'où irait votre audace. Et c'est
pourquoi je suis ici. Sachez-le, je sortirai de cette maison sans que
vous ayez touché un cheveu de ma tête.

Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la
tête. Mais, se raidissant, il continua:

--Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à
vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée
à vos projets, c'était ma fille... je croyais encore parler à la
Souveraine. J'ai vu alors qu'il n'y avait en vous que de l'audace, et
que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai
été aveuglément dévoué. Pour vous, je me suis fait criminel, croyant
agir pour le bien de la nouvelle Eglise. Et, lorsque je vous ai demandé
ma fille, vous m'avez dit: «Elle est morte...» A ce moment-là, je vous
ai condamnée. Rien ne peut donc vous sauver aujourd'hui, à moins que
vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n'est pas
morte!

Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le
faisait palpiter.

--Elle est morte, dit Fausta implacable. J'ai voulu savoir si, vous, mon
premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour
sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez
dévouer votre sang jusqu'à sa dernière goutte... Si je vous avais vu tel
que je vous espérais, Farnèse... qui sait de quoi j'eusse été capable,
et quelle magnifique récompense j'eusse trouvée pour vous! Qui sait même
si un miracle ne vous eût rendu celle que vous pleurez!...

--Rêves insensés! dit-il sourdement. N'espérez pas, madame, échapper à
la sentence en me berçant d'un puéril espoir.

A ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s'il allait appeler
le bourreau. Mais, en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si
flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le
cardinal s'arrêta et qu'une secrète horreur l'envahit tout à coup.

--Puisque votre rébellion vous damne, dit-elle glaciale, puisque
vous n'avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, eh bien! que
s'accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la
mort de votre âme!

--Que voulez-vous dire? balbutia Farnèse.

--Cherche en toi-même! Tu la crois morte depuis seize ans!... Regarde.

D'un geste rapide elle fit tomber le masque de Saïzuma.

--Léonore! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s'avançait vers
lui.

--Qui donc a prononcé mon nom? demanda la bohémienne.

Farnèse livide, les yeux exorbités, se cacha le visage dans les mains.
Et, quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux.

La voix éclatante de Fausta s'éleva:

--Adieu, cardinal! Je te mets aujourd'hui aux prises avec Léonore de
Montaigues, ton amante!... Prends garde que je ne te mette, un jour, aux
prises avec le spectre de ta fille!...

Mais Farnèse n'entendait pas. Il ne voyait que Saïzuma... Léonore... le
spectre!...

Fausta s'était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva
Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide
d'étonnement. D'un bond, le bourreau pénétra dans la salle, courut à
Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.

--La mère de Violetta!... murmura-t-il, pétrifié.

Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié par cette
soudaine apparition de celle qu'il aurait dû, jadis, par un matin
de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l'attitude de
Farnèse, de l'amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu
sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Sa haine,
qui, un moment, avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus
violente.

--Eh bien, murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme!

Et il s'élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci
avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin,
Claude vit la litière s'éloigner, entourée de cavaliers.



XXIV

LA SOEUR PHILOMÈNE

Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s'arrêta devant le
pavillon où il avait laissé le prince Farnèse. Il songeait, en marchant
lentement:

«Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C'est elle qui a
amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi?... Elle avait
une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse... elle s'éloigne
simplement. Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même?...»

Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal
Farnèse. Comme il descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre
hommes qui marchaient en deux groupes. Il continua à descendre et
croisa les deux premiers de ces inconnus qu'il salua gravement. Ils lui
rendirent son salut. Et Claude continua son chemin vers Paris.

Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui
rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général
les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c'était Charles
d'Angoulême.

Il rayonnait d'espoir, le petit duc! Cette bouche d'or de Pardaillan lui
avait si bien répété qu'il retrouverait Violetta. Il montait donc fort
allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante.
Pardaillan, le meilleur des compagnons, convaincu que, là-haut, il
allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que, par la bohémienne, il
finirait par savoir la retraite de Belgodère, et, par conséquent, de
Violetta.

Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier,
et, ne voyant rien d'anormal et d'inquiétant, fit signe à Charles qui le
suivit aussitôt. Bientôt, ils furent rejoints par Croasse et Picouic...
Dans le jardin, deux vieilles religieuses bêchaient.

L'une d'elles aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Et, avec un
sourire amer, les désigna à sa compagne.

--Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant! Jésus,
dans un peu de temps, c'est toute une armée qui viendra s'installer au
couvent!

--Allons, allons, soeur Philomène, dit l'autre religieuse, plus
sceptique ou plus résignée. Si nos jeunes soeurs se veulent damner, cela
les regarde... nous n'y pouvons rien!

--Jésus Marie, murmura soeur Philomène, on dirait qu'ils viennent à
nous, regardez, soeur Mariange.

--Oui, vraiment, c'est à nous qu'ils en veulent... Allons-nous-en, soeur
Philomène.

Soeur Philomène, d'un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et,
d'un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui
voltigeaient au vent.

--Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s'ils auront l'audace
de ne pas nous respecter.

Pardaillan et le duc d'Angoulême s'avançaient en effet vers les deux
religieuses. Soeur Mariange regarda en face les deux arrivants. Soeur
Philomène baissa pudiquement les yeux.

Soeur Mariange était une petite personne grasse et replète, tout en
embonpoint, avec une figure rougeaude. Soeur Philomène, anguleuse et
sèche comme un sarment, avait dû toujours être laide, et elle en gardait
une rancune à tout l'univers. Elle ignorait d'ailleurs parfaitement la
vie, et, par certains côtés, elle était d'une innocence enfantine.

Pardaillan souleva son chapeau avec politesse.

--N'approchez pas! Arrêtez! cria Philomène.

Le bon Pardaillan, qui s'était déjà arrêté devant cette injonction
palpitante, demeura interloqué. Charles d'Angoulême, à son tour, salua
et dit:

--Madame...

--Ne me parlez pas! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur
outragée. Qu'espérez-vous? parlez! Je lis vos intentions perverses sur
vos visages!

Ici Pardaillan fut pris d'un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna
aussitôt le jeune duc.

--Par tous les diables, s'écria Pardaillan, avons-nous l'air de Maures
ou de Turcs? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la
vertu de deux femmes d'apparence aussi vénérable?... Non, madame, ne
redoutez de nous aucune entreprise malséante. Nous venons simplement
vous prier de nous donner un renseignement. Et, pour achever de vous
rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur...
il aime une jeune fille--oh! ne craignez rien, ce n'est pas une
religieuse--et cette jeune fille a été enlevée.

--Pauvre jeune homme! murmura soeur Philomène en regardant le petit duc
avec intérêt.

Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j'ai
menée moi-même jusqu'au porche du couvent, et à qui on a bien voulu
donner l'hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d'un précieux
secours pour retrouver celle que nous cherchons... et nous voudrions la
voir.

--J'ai vu la femme dont vous parlez, dit alors soeur Mariange, qui
jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.

Charles fit vivement deux pas vers la soeur Mariange.

--Madame, dit-il d'une voix émue, faites que je puisse voir la
bohémienne, et vous n'aurez pas obligé un ingrat.

--La charité chrétienne nous fait un devoir d'obliger le prochain. Vous
voulez parler à la bohémienne? dit-elle. Eh bien, vous voyez ce vieux
pavillon, là-bas, près de la brèche?... Elle y est en ce moment: je l'ai
vue y entrer.

Pardaillan et Charles n'en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en
toute hâte vers le pavillon Signalé.



XXV

L'ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN

Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon,
les deux laquais, c'est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au-dehors
en sentinelle. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le
second devait rester à l'entrée même du pavillon.

Croasse qui, bien à contrecoeur, était passé foudre de guerre, commença
par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la
main. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d'ennemis,
ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il
commença à se dire que le moment d'une nouvelle bataille, n'était
sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout
doucement rengaina sa dague, en murmurant:

«Je les verrai bien toujours venir.»

En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s'exposer
inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en
surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les
ustensiles de jardinage: faible abri, mais abri tout de même. Or, juste
comme il allait atteindre le hangar et s'y terrer, une ombre parut.
Croasse bondit. Ce n'était pas l'ennemi: c'était soeur Philomène.

--Arrêtez, pour l'amour de Dieu, s'écria-t-elle en voyant Croasse tirer
un pistolet de sa ceinture.

Croasse, voyant qu'il n'avait affaire qu'à une femme déjà âgée et
paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place.
Cependant soeur Philomène avait joint les mains avec admiration:

--Comme vous devez être brave! dit-elle.

--Malheur à moi! songea Croasse. Cela se voit donc?... Que me
voulez-vous, ma digne femme? ajouta-t-il tout haut.

Philomène demeura interloquée. Elle n'avait pas prévu cette question si
simple. Au fait, que voulait-elle?...

Philomène vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle
avait quarante-cinq ans et paraissait dix ans de plus; elle avait
toujours été trop laide pour tomber dans le péché. Elle n'était pas une
dévergondée.

Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné
en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à
lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à
qui on dit pour la première fois qu'elle est jolie. C'était grotesque,
c'était hideux, c'était navrant peut-être, mais c'était d'une profonde
sincérité: Philomène, soeur Philomène, avait reçu le coup de foudre!

--Enfin, reprit Croasse, vous n'êtes pas venue seulement pour le plaisir
de me contempler, je pense?

Philomène releva les paupières, et, avec la hardiesse de son innocence,
répondit:

--Si fait!... vous êtes si beau!... foi de Philomène!

--Oh! oh! songea Croasse. Est-ce que j'étais aussi, sans le savoir, un
bourreau de coeurs?...

Il examina d'un oeil plus bienveillant Philomène qui palpitait, et la
vit moins laide, moins vieille qu'elle n'était.

Voyant l'effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène
s'enhardit encore et murmura:

Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins...

Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du
jardin. Croasse comprit qu'il était de son devoir de répondre par une
galanterie telle qu'on pouvait en attendre d'un bourreau de coeurs et
d'un véritable héros d'armes; il ouvrit un large bec et croassa:

--O Philomène! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les
fruits de votre vertu!

C'était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène
décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés; Philomène
était confuse et palpitante de sentir qu'elle tombait dans les abîmes du
péché. Croasse, de plus en plus audacieux et se sentant irrésistible,
saisit une main de Philomène.

Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de
la communauté dont l'approche était depuis quelques jours sévèrement
interdite aux religieuses. Philomène trouvait avantage à gagner ce lieu
où s'élevait une petite construction entourée de palissades, afin
de pouvoir continuer l'entretien avec Croasse à l'abri de toute
indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la
région désirée.

--Il ne s'agit plus maintenant que d'entrer dans l'enceinte,
murmura-t-elle faiblement. C'est une charmante retraite où personne ne
pourra venir surprendre nos paroles...

Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus
d'explication, elle le traîna jusqu'à la porte de la palissade. Cette
porte se trouvait fermée.

--Attendez! fit Croasse bouillonnant d'ardeur et d'audace, je vais
sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l'intérieur je
pourrai facilement vous ouvrir.

Déjà Croasse entreprenait l'escalade; quelques instants plus tard, il
sautait dans l'enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à
Philomène. A ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de
pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction: une
jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard
suppliant... une enfant adorablement belle dans sa terreur même.

--O monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi!
Emmenez-moi d'ici!...

--La petite chanteuse!... Violetta!... s'écria Croasse.

A cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle
s'adressait ef s'arrêta.

--Ah! murmura-t-elle avec accablement, ce n'est pas un sauveur! Ce n'est
qu'un aide de Belgodère!...

Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.

--Violetta! Ici, répéta Croasse.

Croasse n'eut pas le temps d'en dire plus long! Sur le seuil de la
maisonnette apparaissait à cet instant quelqu'un qu'il ne connaissait
que trop bien: c'était Belgodère!...

Le bohémien faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable
apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola, sur
ses longues jambes.

La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la
maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère se retourna vers
Croasse... Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait
semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s'était élancé pour
franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l'oeil: au
moment où l'infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi
par le mollet et violemment ramené au sol.

Belgodère saisit rudement Croasse par le bras et gronda:

--Ah ça! que fais-tu ici?

--Maître, balbutia Croasse, mais... je vous cherchais!...

--Eh bien, puisque tu me cherchais, tu m'as trouvé. Arrive!... Marche,
ou gare la trique!...

Quelques instants plus tard. Croasse, blême d'épouvante, entrait à son
tour dans la maisonnette. Philomène, à travers les planches mal jointes,
avait assisté à toute cette scène. Alors, saisie de crainte, elle
s'était enfuie rapidement et, retrouvant soeur Mariange, lui racontait
tout. Et, lorsque ce récit fut terminé, soeur Mariange tomba dans une
profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c'était une matoise habile
à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce quelle avait une
fois compris.

--Écoutez, soeur Philomène, fit-elle, c'est très grave, ce que vous
venez de me dire. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures
terribles contre nous si elle savait que nous savons...

--Jésus! Vous m'effrayez!...

--Ce qui est sûr, c'est que, si vous parvenez à taire votre langue...

--Et qu'y gagnerai-je? s'écria Philomène.

--La vie assurée! Songez à cela, soeur Philomène.

Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu'elle avait
elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d'Angoulême. Mais ce fut en
vain qu'elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide.



XXVI

L'ENCLOS DU COUVENT

Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré
dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au
poing, ferma la porte soigneusement et s'adressant à son piteux hercule
que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre:

--Or ça, tu me cherchais, m'as-tu dit...

Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait
éperdument, ne sachant à quel saint se vouer.

--Cornes du diable! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu
mué en mouton moutonnant?... Tu bêles et ne réponds pas?... Faut-il te
délier la-langue?

--Si je vous dis la vérité, vous ne frapperez pas? interrogea Croasse
anxieusement.

--Cela dépendra de ce que tu me diras... Va!...

Croasse vit bien qu'il fallait se contenter de ces paroles, si peu
encourageantes fussent-elles, et qu'il ne tirerait pas davantage de ce
maître qu'il maudissait du fond de l'âme. La vue du solide gourdin
au poing robuste du bohémien paralysait tous les efforts de son
imagination. Si bien que, sur un geste d'impatience de son bourreau, il
résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s'inquiéter des
suites qu'elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres: le sire de
Pardaillan et le duc d'Angoulême qu'il regrettait amèrement en ce
moment, car ceux-là du moins ne lui pariaient pas la matraque au poing.
Ce fut donc d'une voix mal assurée qu'il commença son récit:

--Voilà, maître... Votre disparition soudaine... nous a laissés, Picouic
et moi, dans un cruel embarras... l'hôte de l'auberge de l'Espérance
nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir!

--Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.

Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que
Picouic et lui avaient bellement profité d'une absence du bohémien pour
gagner la rue et se mettre en quête d'un maître, et que, ce maître, ils
croyaient bien l'avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.

Mais, si peu perspicace qu'il fût, Croasse avait fort judicieusement
fait cette remarque que son ancien patron, s'il avait été au fait de
cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il
en avait conclu, non sans raison, que, s'il ne l'avait pas fait, c'est
qu'il l'ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par
aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il
avec plus d'assurance:

--Nous avons erré plusieurs jours autour de l'auberge et, ne vous voyant
pas revenir, pensant que pour des raisons... excellentes sans doute...
vous aviez décidé de nous quitter... comme il nous fallait vivre
quand même, nous nous sommes mis en quête d'un autre maître qui... en
attendant votre retour... voulût bien nous donner le gîte et la pitance.

--Bref, dit Belgodère, vous m'avez abandonné... Et ce nouveau maître,
comment se nomme-t-il?

Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le
désir légitime qu'il avait d'éblouir par sa nouvelle position fit qu'il
donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et
imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec
orgueil, en se rengorgeant:

--C'est Mgr le duc d'Angoulême!...

Belgodère bondit, n'en pouvant croire ses oreilles.

--Peste! fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes
compliments... Il est honorable pour moi d'être remplacé par un duc...
un fils de roi...

Croasse, qui n'entendait pas malice, se gonflait démesurément et
oubliait presque le gourdin, cependant, toujours aux mains du bohémien.
Celui-ci, toujours ironique, reprenait:

--Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si
inopinément, monsieur Croasse.

--Ah! voilà, dit monsieur Croasse. Il paraît que mon jeune maître--à
ce que j'ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations
surprises de-ci de-là--, mon jeune maître est amoureux... d'une jeune
fille qui a disparu soudainement.

--Est-ce possible!... fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton.

--Or, il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne...

Belgodère tressaillit.

--Une bohémienne qui prédit l'avenir d'une façon miraculeuse... Mon
jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter,
pensant qu'elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu'est devenue la
jeune fille... une noble demoiselle, belle comme le jour... dont il est
amoureux.

--En sorte que c'est pour consulter cette bohémienne... que le duc
d'Angoulême est venu ici? C'est très remarquable!... Mais vous? Comment
vous ai-je trouvé devant cette palissade... que vous aviez escaladée?...

Croasse toussa légèrement.

--Moi? dit-il, j'avais été laissé dans le jardin... seul... et comme
j'avais aperçu des figures... qui ne m'inspiraient aucune confiance...
j'avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade... pour mieux
surveiller ces figures suspectes...

--Oui-da!... en sorte qu'au service de votre nouveau maître vous seriez
devenu brave... Ah! sacripant! éclata soudain le bohémien, qui saisit
incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras
raccourci son bâton sur sa squelettique échine, ah! scélérat, gibier de
potence!... tu te moques de moi!

Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D'abord saisi
d'étonnement, Croasse s'était laissé choir sur le sol en gémissant.

Puis les gémissements s'étaient haussés d'un ton et enfin s'étaient
transformés en hurlements qui déchiraient l'air chaque fois que le
terrible bâton tombait sur ses épaules.

--Debout, chien! s'écria le bohémien en le frappant du pied, debout et
écoute...

Toujours geignant. Croasse se redressa péniblement.

--Ah! tu es venu m'espionner ici!... Ah! ton scélérat de maître veut
enlever Violetta... Eh bien, écoute: je vais sortir... sois tranquille,
tu seras soigneusement enfermé ici... avec Violetta... je reviens dans
un instant... si je ne retrouve pas Violetta ici... si quelqu'un s'est
approché de la palissade... je t'arrache la langue...

Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit
chez l'abbesse Claudine de Beauvilliers à qui il raconta tout ce qu'il
savait ou devinait. Celle-ci se chargea d'aviser séance tenante la
princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu'elle jugerait utiles,
cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il
retrouvait tout comme il l'avait laissé.



XXVII

LES AMANTS

Le prince Farnèse, en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la
bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d'être ramené de
seize ans en arrière.

Léonore avait à peine changé.

La sensation de stupeur et d'effroi s'effaça peu à peu de l'esprit de
Farnèse. L'amour, à cet instant, triompha dans son coeur. Lentement, il
se releva et murmura:

--Vous devez me haïr. Vous avez raison. Mais, quand je vous aurai tout
dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins.

Il parlait d'une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard
sur cette femme qu'il n'avait cessé d'aimer.

Dans le temps où il l'avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour
s'était étouffé. A corps perdu, il s'était jeté dans la prodigieuse
aventure: opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la Chrétienté...
oublier enfin. Maintenant, il comprenait l'inanité de ces tentatives.

Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l'amour, s'était brisé les
reins dans ce lamentable épisode de la vie des coeurs: l'arrivée de
Léonore dans Notre-Dame... Léonore morte, le cardinal avait cherché une
autre voix, d'autres dérivatifs à la violente activité de son âme.

Léonore retrouvée vivante, il revenait à l'amour. Il eut un espoir fou:
reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec
elle...

D'un mot, montrons-le tel qu'il était; il oubliait Violetta!... Il
oublia qu'il avait une fille, que cette fille était morte, et qu'il
était là pour frapper la Fausta. Il cherchait des termes de passion qui
allaient réveiller l'étincelle dans le coeur de Léonore... Vaguement,
dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup, sans
bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.

Farnèse n'avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n'avait pas pleuré
lorsqu'il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait
devant Léonore.

--Vous pleurez? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous
avez donc, vous aussi, des douleurs?... Les douleurs s'en vont avec les
larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c'est pourquoi je garde mes
douleurs qui m'oppressent, qui m'étouffent...

Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s'emparait de
lui... Quoi! C'était Léonore qui parlait ainsi!... Pas de reproches!...
Rien que de la pitié!... Il trembla.

--Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance? Pourquoi
pleurez-vous? Peut-être pourrai-je vous consoler?

--Oh! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc
pas!... Léonore!... Léonore!... râla-t-il.

Elle le regarda avec un étonnement qui le déchira.

--Léonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là?... Pauvre fille!...
Taisez-vous, car vous pourriez la réveiller...

Cette fois, la terreur fit irruption dans l'âme du cardinal.

--Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.

En même temps, elle saisit la main du cardinal qui, à ce contact,
frissonna longuement.

--Folle! bégaya-t-il, folle!... Plus que morte!...

A ce moment, la porte du pavillon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent.
C'étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui, devant cette scène
imprévue, s'arrêtèrent au seuil...

Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, il répéta
le nom de l'adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses
souvenirs et sa raison.

--Ecoute! écoute! haleta le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton
amant? Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé!... Celui qui est
devant toi, c'est Jean Farnèse!...

Il la secoua violemment. Soudain il s'écria:

--Ta fille! Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Mais tu es
mère. Ta fille! Ta Violetta...

--Que dit-il? palpita Charles d'Angoulême.

--Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d'effroyable.

--Ta Violetta! rugissait Farnèse. Elle s'appelle Violetta... Ta
fille.... Il faut donc pour t'émouvoir que je frappe comme tu fus
frappée jadis... Ecoute!... Tu avais une fille!... Elle a souffert plus
que toi... et maintenant... elle est morte!...

--Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot
déchirant.

Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et
doux, à la figure ravagée en ce moment par une effroyable douleur.
Saïzuma, comme si toute cette scène ne l'eût pas regardée, avait reculé.

Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d'apparaître et qui
sanglotait.

--Qui êtes-vous? demanda-t-il d'une voix démente.

--Oh! s'écria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal
d'effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu'elle est morte!...
Violetta morte!...

Et une sorte de fureur s'empara du malheureux jeune homme, il saisit
violemment le bras de Farnèse.

--Qui êtes-vous?... Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que
Violetta est morte? Comment le savez-vous?...

Hagard, livide, d'une voix si triste et si déchirante que Charles en
demeura plein d'angoisse, le cardinal répondit:

--Qui je suis... Un malheureux qu'une femme a maudit dans une heure
terrible. Regardez-moi... Je suis le cardinal prince Farnèse, l'amant de
Léonore de Montaigues, le père de Violetta...

--Son père! haleta Charles.

--Sa mère! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la
bohémienne Saïzuma.

--Fuyez! reprit le cardinal hors de lui; fuyez, jeune homme! Ne me
touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!...

Pardaillan lui mit la main sur l'épaule.

--Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc
d'Angoulême... il aimait la pauvre petite Violetta... Vous dites qu'elle
est morte... vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la
terrible consolation de savoir comment elle est morte...

--Comment? bégaya Farnèse... morte... assassinée.

Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.

--Assassinée! dit-il froidement. Par qui?

--Par une femme... une tigresse... oh! je l'ai laissée échapper!...
Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l'ai pas tuée quand je
la tenais!...

--Cette femme! cette femme! frémit le chevalier tandis que Charles
haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.

Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir
un peu de son calme:

--Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle; vous
seriez brisés comme verre. Duc d'Angoulême, et vous aussi, monsieur,
prenez garde à cette femme; puisque vous avez connu et aimé Violetta,
elle doit vous connaître et vous haïr... fuyez, s'il en est temps...

--Cette femme qui a assassiné Violetta c'est donc...

--Elle s'appelle Fausta!...

--Bon, grommela Pardaillan, je vois que je l'avais bien jugée! Eh bien,
Fausta du diable, puisque tu ne te mêles pas seulement de faire des
rois, puisque tu te mêles aussi de tuer... pardieu! à nous deux!...

Farnèse, déjà, s'était retourné vers Léonore. Mais, maintenant qu'elle
avait remis son masque rouge, le charme était rompu. Il joignit les
mains, et d'une voix basse:

--Léonore, je t'aime toujours!... Léonore, maudis-moi; mais fuyons
ensemble... Ton coeur, je le réchaufferai... ton âme, je la
réveillerai...

Saïzuma eut ce rire terrible qui avait déjà glacé Farnèse.

--Jean de Kervilliers! hurla-t-elle, que me veux-tu? Où veux-tu
m'entraîner? O mon père, où êtes-vous?... Silence, tous!... La cloche
a sonné... voici le maudit qui soulève l'ostensoir et va bénir
l'assemblée...

Un gémissement lugubre râla sur les lèvres de Farnèse qui recula encore.

--Le maudit! murmura-t-il. Oui, maudit! Bien maudit!...

Et il s'enfuit, éperdu, chancelant, Le chevalier, alors, essuya la sueur
qui coulait de son front.

--Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent
où l'air retentit de malédictions...

Charles, d'un signe, lui montra Saïzuma.

--Sa mère! murmura le jeune homme.

Il se rapprocha vivement de Saïzuma.

--Madame, dit-il avec douceur, voulez-vous venir avec moi?...

Saïzuma, un instant, le considéra avec attention.

--Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre
visage qui m'inspire défiance ou épouvante.

Pardaillan, prenant la main de la bohémienne, la mit dans celle de
Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant...
Dehors, il retrouva Picouic, fidèle à son poste sur la brèche. Quant à
Croasse, il avait disparu.

Ce fut à ce moment que soeur Mariange, ayant trouvé le pavillon vide,
alla voir sur la brèche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais
Mariange était obstinée. Elle croyait avoir trouvé une occasion de
faire fortune et elle était décidée à ne pas la laisser échapper. Elle
commença donc à descendre précipitamment les pentes de la colline, se
dirigeant vers la Grange-Batelière. Et, lorsqu'elle fut arrivée à deux
cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d'apercevoir un
groupe qui s'enfonçait sous la porte Montmartre; dans ce groupe, elle
reconnut aussitôt la bohémienne à son manteau bariolé.

Soeur Mariange, sans hésitation, se mit à courir de ses petites jambes
courtaudes et s'engouffra à son tour sous la porte. Elle arriva à temps
pour voir Saïzuma, toujours escortée de Pardaillan et de Charles,
tourner à gauche et entrer dans une auberge. Comme elle ne savait pas
lire, elle ne put en déchiffrer l'enseigne. Alors, elle interrogea une
femme.

--La Devinière... bon!... grommela-t-elle en enfonçant ce nom dans sa
mémoire.

Soeur Mariange se mit alors à faire les cent pas, réfléchissant sur
cette aventure. Devait-elle parler à ces étrangers comme elle en avait
eu l'intention?... C'était peut-être un moyen de gagner de l'argent,
mais aussi de s'attirer la colère de l'abbesse.

--J'ai trouvé, fit-elle tout à coup. D'après tout ce que j'ai pu voir
et entendre, l'abbesse a un gros intérêt à ne pas perdre de vue cette
bohémienne du diable. Alors, moi, je lui révèle la retraite de la
bohémienne et, comme récompense, je demande dix écus d'or... au moins!

Ayant ainsi combiné son petit plan, elle reprit en hâte le chemin de
l'abbaye et, y étant parvenue, se présenta aussitôt devant l'abbesse
qui venait de recevoir la visite de Belgodère et qui, à ce moment même,
achevait une lettre. Claudine de Beauvilliers écouta attentivement le
récit de Mariange, la félicita de sa vigilance et murmura:

--Au fait, voilà une messagère toute trouvée...

Alors, à la lettre qu'elle venait d'écrire, elle ajouta un long
post-scriptum. Puis, ayant plié et cacheté sa missive, elle se tourna
vers Mariange et dit:

--C'est un grand service que vous venez de nous rendre, ma soeur. Il
faut que vous en soyez récompensée. Prenez donc cette lettre; celle à
qui vous allez la porter vous récompensera mieux que je ne pourrai le
faire. Seulement prenez garde que, si vous perdiez cette missive ou si
quelqu'un vous l'enlevait, ce serait un grand malheur pour moi, donc
pour l'abbaye, donc pour vous-même.

Et elle se hâta de donner à Mariange les instructions nécessaires pour
que la lettre pût parvenir à destination.

L'adresse était ainsi conçue:

«A Madame la princesse Fausta, en son palais.»



XXVIII

CONSEIL DE GUERRE

Cependant Paris s'agitait. La noblesse, étonnée de l'inertie de Guise,
commençait à prendre peur. On se répétait sous le manteau que le chef
suprême de la Ligue trahissait.

Les bourgeois, de leur côté, recommençaient les patrouilles armées et
faisaient entendre des murmures précurseurs de l'émeute.

Le lendemain de ce jour où soeur Mariange fut chargée par Claudine de
porter une lettre à Fausta, l'agitation était à son comble. Vers quatre
heures de l'après-midi, le duc de Guise était enfermé dans son cabinet
avec Maurevert. Le duc se préoccupait fort peu de l'émotion des
Parisiens; il savait qu'il n'avait qu'à parler pour être acclamé.

Guise était sombre. Pour lui, comme pour Charles d'Angoulême, Violetta
était perdue. Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui
lui servait de cabinet. La tête penchée sur la poitrine, il n'écoutait
Maurevert que d'une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait
compte de l'état de Paris, de la colère qui commençait à gronder, de
l'impatience des bourgeois, des soupçons de plusieurs gentilshommes
qu'il nommait...

Pourtant Guise dressa tout à coup les oreilles et s'arrêta devant
Maurevert, lorsque celui-ci en vint à prononcer un nom. Ce nom, c'était
celui du chevalier de Pardaiïlan.

--Eh bien? dit-il, l'as-tu retrouvé?

--Hélas! non, monseigneur.

--Et le bâtard d'Angoulême? reprit Guise.

--Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettons du même
coup la main sur Charles.

--Ah! continua amèrement le duc, si tu haïssais cet homme, ce misérable
Pardaillan, comme je le hais... tu ne l'aurais pas perdu de vue ni
laissé sortir de Paris!

--Monseigneur, j'ai la conviction que Pardaillan n'a pas quitté Paris.

--Qui te le fait croire?

Maurevert frissonna et il murmura;

--Tant que je serai à Paris, il y sera...

--Je ne te comprends pas, dit Guise d'un air narquois; mais je ne veux
me souvenir que d'une chose: c'est que, sur notre prise de la butte
Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que, ces
deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir
Pardaillan mort une bonne fois... Puisque cet homme est à Paris, puisque
tu le hais, que ne le cherches-tu?... Aurais-tu peur... toi!

Maurevert cherchait une réponse, lorsque le valet familier de Guise
ouvrit la porte et annonça que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la
Bastille, venait d'arriver.

--Qu'il entre! qu'il entre!... Lui aussi doit avoir une dent féroce
contre le Pardaillan, et il nous aidera...

--Te voilà, mon pauvre crucifié, ricana le duc qui était sans pitié
pour les mésaventures des autres, comment vas-tu? Par la barbe du pape,
sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin!

--Le spectacle devait être assurément fort galant, dit Bussi, glacial.

--Ne te fâche pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore
les pieds au ciel, la tête en bas, roulant des yeux terribles... allons,
ne grince pas des dents, c'est moi qui t'ai détaché... Il était temps,
hein?

--Hé, monseigneur, j'aurais voulu vous y voir!

--Donc, tu en veux fort au Pardaillan?...

--Oui, mais pas de cela! gronda Bussi-Leclerc.

Il songeait à ce duel où, pour la première fois, il avait été désarmé,
vaincu.

--Monseigneur, reprit-il, j'ai d'étranges choses à vous rapporter. Il y
a de rudes émotions dans Paris!

--Bon! Et que veulent encore nos Parisiens?

--Ils veulent un roi, monseigneur!

--Un roi, un roi! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l'ont chassé.
Oui, je sais ce que tu vas dire. C'est moi qu'ils veulent. Eh! pardieu,
qu'ils attendent!

--Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre;
mais, pour prendre patience, ils s'amusent ou plutôt nous cherchons
à les amuser. Je leur ai promis les Fourcaudes à pendre un peu, dit
Bussi-Leclerc en ricanant.

Les Fourcaudes, c'étaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel
avait été arrêté deux mois avant la fuite de Henri III et enfermé à la
Bastille comme suspect d'hérésie; le jour où on l'avait arrêté, ses deux
filles avaient crié qu'elles aussi étaient de la religion nouvelle,
c'est-à-dire protestantes; on les avait donc traînées à la Bastille, où
leur père n'avait pas tardé à succomber.

Sommées d'abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberté, les filles
de Fourcaud avaient répondu qu'elles préféraient mourir. L'une de ces
infortunées s'appelait Jeanne; elle avait dix-sept ans et était jolie à
damner un saint; l'autre s'appelait Madeleine et avait vingt ans.

--Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils étaient
tout à l'heure dix mille qui m'assourdissaient de leurs cris et qui
se démenaient le long des fossés de la Bastille. J'ai fait entrer une
douzaine des plus enragés, je leur ai demandé ce qu'ils voulaient.

--Nous voulons pendre et brûler les hérétiques «Fourcaudes», ont-ils dit
tout d'une voix...

--Et alors? dit Guise en bâillant.

--Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les
damnées Fourcaudes seront bellement grillées, non toutefois sans avoir
été un peu pendues.

--Le sire de Maineville demande à être introduit auprès de Monseigneur,
dit à ce moment un valet.

Guise fit un signe. La porte s'entrouvrit, laissant voir la salle
remplie de gentilshommes armés, qui attendaient anxieusement les
décisions qu'allait prendre le maître, le roi de Paris. Maineville
entra, et, comme s'il se fût trouvé devant le roi, attendit en silence.

--Parle, dit Guise, qu'as-tu à nous raconter?

--Monseigneur, j'ai à dire qu'il y a dans Paris une étrange émotion. Vos
Parisiens enragent de soif... et, pour une soif pareille, monseigneur,
il faut une boisson rouge. Il n'y a que le sang pour étancher la soif
des Parisiens quand ils se mettent à crier.

--Eh bien, qu'on leur en donne! dit Guise. Demain, les Fourcaudes...

Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportées
à Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d'autres qui les
avaient précédés, lui indiquaient qu'il était temps de prendre une
décision. Et c'était justement devant cette décision qu'il reculait
encore.

Pendant ces journées où nous le voyons si hésitant, si tourmenté d'un
amour qui le rongeait. Guise était aussi préoccupé d'une pensée de
vengeance. L'affaire de la place de Grève avait remis en sa présence ce
Pardaillan dont, depuis l'effroyable journée de la Saint-Barthélémy, il
avait gardé un terrible souvenir. Or, le même Pardaillan venait de lui
porter un coup qui pouvait être mortel.

On avait fouillé le moulin et le logis du meunier, on avait creusé la
terre, sondé les murs, et on n'avait retrouvé aucune trace des précieux
sacs qui pourtant existaient!... Donc, Pardaillan avait fait partir
l'argent!... Pourquoi?

Quoi qu'il en fût. Guise était frustré, volé!... Et où était ce
Pardaillan, à cette heure? Qui pouvait le dire?...

Comme Maineville venait d'achever son récit, et que Guise roulait ces
diverses pensées, le valet entra pour la troisième fois et remit une
lettre au duc qui, ayant examiné la suscription, se hâta de briser le
cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur
le visage du duc et ils l'entendirent murmurer:

--Nous le tenons!...

Cette lettre était de Fausta!... Et Fausta, prévenue elle-même par
Claudine de Beauvilliers, annonçait au duc que Pardaillan et Charles
d'Angoulême se trouvaient à Paris.

«Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai
l'endroit exact où vous pourrez saisir cet homme.»

--Tu disais, demanda Guise à Maurevert, que ton ami Pardaillan se trouve
encore à Paris?

--J'en répondrais! répondit Maurevert en frissonnant.

--Eh bien, tu as dit la vérité... Cette fois, je pense qu'il ne nous
échappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre à toutes les portes
de Paris de ne plus laisser passer âme qui vive. Va, et fais diligence.

Maurevert s'élança, et, donnant des ordres à son tour, expédia sur tous
les points de Paris des messagers porteurs de la décision ducale. Moins
d'une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous
les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfiévré
que l'armée de Henri III, unie à celle du roi de Navarre, avait été
signalée.

Dans le cabinet du duc de Guise, Maurevert, Bussi-Leclerc et Maineville
faisaient des projets au sujet des supplices réservés à Pardaillan
arrêté.



XXIX

LA VIERGE GUERRIÈRE

Nous sommes au soir de cette même journée. Au fond de son mystérieux
palais, Fausta est assise à une table sur laquelle est étalée la lettre
de l'abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revêtu un costume de
cavalier tout en velours noir sur lequel se détache la jaquette de cuir
fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette
magnifique statue, assez forte pour défier la pointe d'une dague.

Un loup de velours couvre le visage de Fausta. Une épée est attachée
à son baudrier, une véritable rapière, longue et solide, à la garde
d'acier bruni. Sur sa tête, dont la chevelure opulente est relevée en
torsades noires comme la nuit, elle a posé un feutre orné d'une plume de
coq rouge...

Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq
rouge... Coïncidence? Souvenir?... Qui sait!

Fausta elle-même ignore pourquoi elle a emprunté ce détail de costume au
chevalier. Car Fausta, c'est la vierge inviolable, n'ayant de femme que
son sexe. Et pourtant Fausta éprouve un trouble qui l'accable. Pour la
première fois, Fausta irrésolue comprend enfin qu'elle est encore trop
femme pour devenir l'Ange qu'elle a rêvé d'être!...

Cette lettre de l'abbesse, Fausta l'avait relue mille fois. Qu'y
avait-il donc dans ces pages qui pût jeter un tel désordre dans une
telle âme? Commençons par la fin, c'est-à-dire par le post-scriptum;
il contenait le récit de Mariange, c'est-à-dire la fuite, ou plutôt le
départ de Saïzuma. Or, Saïzuma, c'était la mère de Violetta. Et avec
qui était-elle partie? Avec Pardaillan!... Tout le début de la lettre
contenait le récit de Belgodère, c'est-à-dire que le duc d'Angoulême et
Pardaillan étaient à la recherche de Violetta.

Fausta, après de longs et terribles pourparlers avec elle-même, venait
de découvrir dans son âme un sentiment qui n'y était pas encore.

Elle haïssait Violetta!... Depuis quand?... Depuis la lecture de la
lettre!... Habituée à lire en soi-même, Fausta, rugissante de honte et
d'impuissance, dut s'avouer la vérité: elle n'avait jusqu'à présent haï
Violetta. Elle ne l'avait jamais considérée que comme une pauvre petite
fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu'elle
parcourait et qu'il fallait froidement supprimer...

Elle haïssait maintenant Violetta d'une haine atroce; maintenant, oui,
maintenant qu'elle savait ceci: Pardaillan recherchait Violetta!...
Pardaillan aimait Violetta!...

Fausta jalouse!

Les décisions, lentement, s'étaient agglomérées dans son esprit, en
cette journée où elle avait vécu d'inoubliables heures de lutte et de
détresse. Vers midi elle avait expédié un émissaire à Claudine pour lui
annoncer sa prochaine visite et elle disait à l'abbesse:

«Vous me répondez sur votre vie de la prisonnière jusqu'à ma visite.»

Vers quatre heures, elle avait écrit au duc de Guise pour lui dénoncer
la présence de Pardaillan à Paris. Elle avait hésité à désigner
l'auberge de la Devinière... elle s'était accordé jusqu'au lendemain.
Pourquoi?...

Il était environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudée
à une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la
résolution suprême. A ce moment, Fausta semblait très calme. C'est que,
peut-être, la résolution s'était formulée dans son esprit. En effet,
elle se leva, brûla la lettre à un flambeau de cire rosé, passa des
gants de peau souples s'assura que son épée était en bonne place à
son côté, puis, ayant frappé sur un timbre, elle ordonna sans même
se retourner, car elle était sûre que quelqu'un était accouru pour
recueillir l'ordre:

--Quatre cavaliers d'escorte et un cheval pour moi, à l'instant. Et
qu'on aille prévenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je
l'irai voir cette nuit même.

Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue où les
quatre cavaliers attendaient, et où un écuyer lui présentait l'étrier...
Une fois qu'elle fut en selle, les cavaliers se placèrent deux en avant,
deux derrière elle.

--A l'abbaye de Montmartre! dit alors Fausta.

La petite troupe se mit aussitôt en marche, sortit de la Cité, et se
dirigea vers la porte Montmartre. La porte était fermée. Mais l'un
des cavaliers de l'escorte montra à l'officier du poste un papier qui
portait la signature du duc. L'officier fit baisser le pont-levis.



XXX

VIOLETTA

Lorsque Fausta atteignit l'abbaye de Montmartre, tout était obscur et
silencieux. Mais, l'un des cavaliers ayant heurté à la porte d'une
certaine façon, le double vantail ne tarda pas à s'ouvrir tout grand.
Fausta, ayant mis pied à terre, se fit conduire à l'appartement de
l'abbesse.

--La prisonnière? demanda Fausta d'une voix qui étonna Claudine par sa
vibration d'inquiétude.

--Elle est toujours là, madame, rassurez-vous...

--Conduisez-moi près d'elle.

Simplement, l'abbesse prit un flambeau et se mit à précéder Fausta.
Elle ouvrit la barrière. Belgodère ne dormait jamais que d'un oeil. Il
entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, et, se jetant à bas
du lit de camp où il sommeillait tout habillé, alla ouvrir la porte,
méfiant. Il reconnut aussitôt l'abbesse, et s'inclina profondément.

--La prisonnière? répéta Fausta avec cette même émotion que Claudine
avait déjà remarquée.

Belgodère la reconnut à la voix; il se courba cette fois jusqu'au sol.

--Ce qu'on me donne à garder, dit-il, je le garde. La prisonnière est
là!...

Les deux femmes pénétrèrent dans le logis sommairement meublé d'un petit
lit de camp, d'une table et de deux chaises, le tout éclairé par une
torche. Claudine tira les verrous d'une porte. Fausta prit le flambeau
et dit:

--J'entrerai seule...

A ce moment, d'une soupente qui dominait la première pièce où Claudine
et Belgodère attendaient, surgit une tête effarée, au profil burlesque.
Cette tête, c'était celle de Croasse.

Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste
élevé, il dominait la chambre, vit entrer Claudine et Fausta. Il vit
Fausta pénétrer dans la pièce qui servait de prison à Violetta. Lui
aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne.

Fausta avait déposé sur un meuble le flambeau qu'elle tenait à la main.
Un rapide coup d'oeil autour d'elle lui montra la pièce misérable,
sans fenêtre, plus triste vraiment qu'une prison. Sur un vieux canapé.
Violetta dormait tout habillée. Fausta la contempla ardemment.
Lentement, elle détacha son masque et se laissa tomber à ses pieds.

--Belle, murmura-t-elle, certes! Une figure d'ange. Elle est digne
vraiment de ce héros de chevalerie qui s'appelle Pardaillan. Comme il
doit l'aimer!... Eh bien, qu'il souffre donc, puisqu'il s'est mis en
travers de ma route. Quoi! j'aurais jusqu'ici marché au but sublime avec
la victorieuse et sereine volonté que rien n'arrête et il se trouvera un
homme, un seul, qui aura pu me dire en face: «Tu n'iras pas plus loin.»

Fausta palpitait. Et elle comprenait qu'elle se mentait à elle-même.
Prétextes!... Elle ne haïssait Pardaillan ni pour l'affaire de la place
de Grève ni pour l'affaire du moulin. Le haïssait-elle seulement?...

Ah! elle ne le sentait que trop dans cette minute: ce qu'elle haïssait,
c'était Violetta qu'elle supposait aimée de Pardaillan. Elle était
jalouse.

Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse
l'étreignit... La pire douleur... La douleur de la honte...

A ce moment, Violetta s'éveilla. Et vit ce jeune homme--Fausta était
vêtue en cavalier--qui pantelait. le visage dans les deux mains, et
semblait lutter contre une terrible et mystérieuse souffrance. Ses
grands yeux bleus s'emplirent de pitié.

Sa main toucha le bras de Fausta. Et d'une voix de compassion charmante:

--Qui êtes-vous? demanda-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime?...
Êtes-vous... Ah!...

Ce dernier cri soudain s'exhala dans une angoisse d'épouvante et
d'horreur, et, d'un bond, elle fut debout. Fausta, touchée au bras,
avait violemment tressailli, ses deux mains étaient tombées, son visage
ravagé par la passion apparaissait en pleine lumière, et Violetta la
reconnaissait...

Mille pensées flamboyaient dans l'esprit de Fausta. Mille paroles
ardentes se pressèrent sur ses lèvres, des insultes peut-être, ou des
cris de douleur... car, à ce moment, elle n'était plus Fausta la Vierge
sacrée, Fausta la Souveraine, Fausta l'élue du Conclave secret... elle
était seulement la descendante de Lucrèce Borgia. Elle dit seulement
d'une voix rauque:

--Venez!...

Venir!... Où?... Que voulait-elle donc en faire?... Quelle atroce et
sombre résolution de la prendre, de l'emporter, de la jeter à quelque
supplice, d'assister à son agonie!...

Et, comme Violetta tremblante n'obéissait pas, Fausta recula jusqu'à la
porte. Dans ce court instant, par un prodige d'effort, elle reconquit la
sérénité du visage...

--Une litière, à l'instant, dit-elle à Claudine.

L'abbesse s'élança. Fausta se tourna vers Belgodère.

--Prends cette fille, dit-elle, et amène-la à la litière. Tu y monteras
avec elle. Tu m'en réponds sur ta vie.

--Où donc ira la litière? demanda Belgodère avec un frémissement.

--A la Bastille! répondit sourdement Fausta.

Belgodère entra dans le réduit et marcha droit à Violette, et lui aussi
de ce même ton rauque prononça:

--Viens!...

En même temps, il la saisit, et en lui-même grommela:

«Je crois que, cette fois, maître Claude va verser des larmes de sang...
comme il m'en a fait verser à Moi!...»



XXXI

LES FOURCAUDES

Violetta fut Jetée dans la litière par Belgodère qui y monta alors.
Fausta se remit en selle. Sur un signe qu'elle fit, les quatre cavaliers
entourèrent la litière, la petite troupe commença à descendre dans la
nuit.

Fausta gagna la rue Saint-Antoine et s'arrêta devant la Bastille.
Bientôt les chaînes du pont-levis grincèrent, le tablier s'abattit; la
litière passa et s'arrêta enfin dans une cour étroite.

--Le gouverneur! demanda Fausta au sergent d'armes.

--Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à lui.

Fausta mit pied à terre et désigna la litière:

--Il y a là une prisonnière. Si elle s'échappe, tu seras pendu à l'aube,
sans procès.

Le sergent sourit. Il donna un ordre à deux geôliers qui
l'accompagnaient. Quelques minutes plus tard, Violetta était enfermée
dans un cachot...

Fausta suivit le sergent que précédait un homme portant un falot. Ils
montèrent un escalier. Dans un couloir, un homme accourait, achevant de
s'habiller en hâte.

--Je suis à vos ordres, madame! dit Bussi-Leclerc en reconnaissant une
femme dans ce jeune cavalier qui lui parlait avec tant d'autorité.

--Monsieur, dit Fausta, on vous a prévenu que je viendrais cette nuit.

--Madame, dit Bussi-Leclerc en dévisageant Fausta, on m'a prévenu qu'un
messager de Mgr le duc m'apporterait cette nuit des ordres.

--Vous avez ici, dit Fausta, deux prisonnières qu'on appelle les
Fourcaudes? Ces prisonnières doivent être livrées à la justice du
peuple?

--Dès demain matin, madame... Chose, promise, chose due. Nous tenons
parole, nous autres.

--L'une des deux Fourcaudes, dit Fausta, sera pendue et brûlée. Quant à
l'autre, vous allez la remettre en liberté.

--Oh! oh! ceci est impossible, madame, s'écria Bussi-Leclerc en
sursautant. J'ai promis au peuple deux hérétiques à pendre, il les aura.

--Vous tiendrez parole, messire Leclerc. Comment s'appellent les
condamnées? Et quel est leur âge?

--L'aînée, Madeleine; elle a vingt ans environ; la cadette, Jeanne; elle
paraît seize ans.

--C'est celle-ci que vous allez relâcher. Madeleine sera livrée. Il y
aura grâce pour Jeanne.

--S'il y a grâce pour l'une des condamnées, comment pourrais-je livrer
les deux hérétiques?...

--Ne vous en inquiétez pas. L'essentiel est que Jeanne Fourcaud est
graciée.

--Et qui lui fait grâce?

--Moi.

--Mais qui êtes-vous, madame? dit Bussi-Leclerc stupéfait.

--Lisez donc ceci! interrompit Fausta en tendant un papier a
Bussi-Leclerc, qui, étonné, le prit, s'approcha d'un flambeau et le lut.
Le papier portait la signature et le sceau du duc de Guise. Il contenait
ces lignes:

«Ordre à tous nos officiers de tout rang, en quelque lieu et quelque
occasion que ce soit, sous peine de la vie, d'obéir à la princesse
Fausta, porteuse des présentes.»

«La princesse Fausta!» murmura Bussi-Leclerc.

Il jeta un regard d'ardente curiosité sur Fausta et, s'inclinant très
bas, lui rendit le parchemin en disant:

--J'obéis, madame.

--Bien. Conduisez-moi donc auprès des Fourcaudes, ou plutôt auprès de la
plus jeune.

Sans dire un mot, Bussi-Leclerc s'empressa de prendre un flambeau et se
mit à précéder sa visiteuse. Dans le couloir, il retrouva le sergent et
lui dit quelques mots à voix basse. Le sergent s'inclina et prit les
devants en courant.

Bussi-Leclerc, toujours suivi de Fausta, descendit un escalier et
parvint dans la cour où attendaient la litière et les quatre cavaliers
d'escorte. Là, on trouva deux geôliers prévenus par le sergent.

--Va me chercher ma prisonnière..., dit Fausta au sergent.

Quelques minutes plus tard, Violetta apparaissait entre deux soldats
qui la tenaient chacun par un bras. Elle frissonnait d'épouvante, mais
n'opposait aucune résistance.

-Marchez! dit alors Fausta à Bussi-Leclerc.

Toute la petite troupe se dirigea vers une porte basse, accompagnée des
deux porte-clefs. On descendit un escalier tournant qui s'enfonçait dans
le sol comme une vis qui eût déchiré les entrailles de la terre.

Les geôliers s'arrêtèrent devant une porte dont ils tirèrent les
verrous. Fausta entra seule, après avoir pris le flambeau des mains de
Bussi-Leclerc. Le cachot était étroit. Ses voûtes surbaissées semblaient
peser d'un poids énorme sur les épaules. Dans un angle, accroupie sur le
sol, une jeune fille aux traits amaigris, toute jeune, se leva lorsque
la porte s'ouvrit. Son front était calme. Ses yeux brillaient d'un feu
surhumain. Cette jeune fille, c'était Jeanne Fourcaud.

--Vient-on me chercher pour le supplice! dit-elle. Je suis prête.

--Jeanne Fourcaud, dit Fausta, vous ne serez pas suppliciée. Vous
vivrez. Vous serez libre.

--Le roi me fait donc grâce de la vie? haleta la pauvre créature.

--De la vie et de la liberté. Vous êtes libre. Venez!...

Jeanne allait s'élancer, soudain elle s'arrêta, plus pâle. Une pensée
terrible venait de lui traverser l'esprit.

--Et Madeleine! râla-t-elle, ma soeur!.. libre avec elle... oui!... sans
Madeleine... J'aime mieux mourir!...

--Votre soeur, Madeleine, est sauvée comme vous. Elle est déjà dehors et
vous attend. Venez...

Jeanne Fourcaud s'abattit sur ses genoux, saisit les mains de Fausta et
les couvrit de baisers. Une violente réaction se faisait en elle.
La Fausta, d'un geste d'impatience, la releva, l'entraîna presque
défaillante de bonheur. Dans le couloir, elle remit Jeanne Fourcaud aux
mains d'un geôlier et dit:

--Conduisez-la jusqu'à la litière...

Alors Fausta se tourna vers l'autre geôlier et lui désignant Violetta:

--Enfermez cette créature...

Violetta, devant la gueule ouverte du cachot, eut un recul instinctif,
et une sorte de gémissement râla sur ses lèvres. Mais la main du
geôlier s'abattit sur elle et, l'instant d'après, la porte se refermait
lourdement, les verrous étaient poussés... D'un geste, alors, Fausta
renvoya le geôlier et les deux soldats qui remontèrent l'escalier. Elle
demeura seule avec Bussi-Leclerc. Un livide sourire plissa ses lèvres.
Froidement, elle demanda:

--Vous ne comprenez pas?

--J'attends que vous m'expliquiez...

Alors Fauta, désignant le cachot où Violetta venait d'être jetée, dit:

--Là se trouve Jeanne Fourcaud!...

Bussi-Leclerc, tout cuirassé qu'il fût contre les émotions
sentimentales, ne put s'empêcher de frémir.

--Quoi! balbutia-t-il, cette jeune fille...

--Elle s'appelle désormais, Jeanne Fourcaud... Vous devez, demain matin,
livrer les Fourcaudes à la justice du peuple. Vous les livrerez!...

Lorsque Bussi-Leclerc et Fausta furent remontés à la surface de la
terre, Jeanne Fourcaud fut placée dans la litière, presque évanouie.
Belgodère s'approcha de Fausta.

--Tu veux savoir ce qu'est devenue la fille de Claude? demanda-t-elle.

--Rien ne vous échappe, madame, dit le bohémien courbé. Violetta, vous
le savez, c'est mon espoir. Voilà huit ans que Violetta m'appartient. Je
la gardais jalousement pour... ce que vous savez. Enfin bref, au lieu
de la vendre à Mgr le duc, il se trouve que c'est à vous que je l'ai
vendue... Je sens, je devine que l'heure est venue où je pourrai parler
à Claude...

--Mais sais-tu seulement où il est?

--Non, mais je le retrouverai, n'ayez crainte.

--Voyons, reprit alors Fausta pensive, tu m'as toujours promis de me
raconter ton histoire: le moment est venu. Voici ce que tu vas faire; tu
vas reconduire la litière à l'abbaye; mes hommes t'escorteront, puis te
ramèneront à mon palais. Tu mettras la nouvelle prisonnière en lieu sûr.
Et, quand tu m'auras dit pourquoi tu hais Violetta, je te dirai, moi, ce
qu'elle va devenir.

--Monsieur le gouverneur, dit tout haut Fausta en se tournant vers
Bussi-Leclerc, à quelle heure aura lieu le spectacle que vous avez
promis aux Parisiens?...

--Mais à la pointe du jour, je pense.

--C'est trop tôt. Je veux en être. Il me semble que, dix heures du
matin, ce sera une heure convenable.

--A vos ordres, dix heures, soit...

Fausta remonta alors à cheval. Belgodère prit place près de Jeanne
Fourcaud. L'escorte s'ébranla. Une fois hors de la Bastille, Fausta
donna un ordre à ses cavaliers.

La litière et l'escorte se dirigèrent alors par le chemin qu'elles
avaient accompli en sens inverse. Fausta seule s'en alla vers la Cité.

Belgodère, parvenu à l'abbaye de Montmartre, conduisit sa nouvelle
prisonnière, c'est-à-dire Jeanne Fourcaud, dans la masure où, quelques
heures auparavant, était enfermée Violetta.

--Qu'est-ce que cette fille que je dois maintenant surveiller? Du diable
si je comprends quelque chose en cette affaire?... Croasse! Que veut la
Signera Fausta? Où me conduit-elle?... Bah! Je vais le savoir tout à
l'heure sans doute... Croasse! Croasse veillera sur la petite en mon
absence... Croasse!...

A ce troisième appel. Croasse ne répondit pas plus qu'aux deux premiers.

--Tu dors, gronda Belgodère, tu as l'audace de dormir pendant que je
travaille! Attends un peu, misérable, je viens, va, ne te dérange pas...

En grommelant ces aménités, le bohémien avait saisi le fameux gourdin
avec lequel Croasse avait fait si ample connaissance, et, sans hâte,
montait l'échelle qui aboutissait à la soupente. Là, il eut une
exclamation de rage: pas de Croasse! Croasse avait disparu. Belgodère
ne s'en inquiéta pas outre mesure. Il réfléchit que cette nouvelle
prisonnière dont il ne savait pas le nom ne pourrait s'évader de si tôt,
et, sans prévenir l'abbesse, alla retrouver les cavaliers de Fausta qui
l'attendaient pour le ramener au palais de la Cité. Une heure plus tard,
Belgodère entrait dans la mystérieuse maison où, le lendemain soir de
son arrivée à Paris, il avait conduit Violetta, croyant la livrer au duc
de Guise.



XXXII

LE SECRET DE BELGODÈRE

FAUSTA attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà
introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et
Léa, s'occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant,
et tout en s'inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.

--Qu'on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.

Elle fut obéie immédiatement.

L'oeil de Belgodère pétilla. Il se versa une rasade et l'avala d'un
trait.

--Eh bien, reprit Fausta en trempant elle-même ses lèvres dans le verre
de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une
intéressante histoire à me raconter?

--Heu!... C'est l'histoire de beaucoup d'entre nous autres, pauvres
bohémiens chassés, traqués, pendus. Cent fois, vous avez dû entendre la
pareille sans vous en émouvoir.

--Raconte donc, dit Fausta. Si une injustice a été commise à ton égard,
peut-être puis-je la réparer...

--Trop tard! dit sourdement Belgodère.

--Si tu as gardé une haine contre ceux qui t'ont fait du mal, tu sais
que je puis t'aider.

--Oui, dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous
êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu'il n'eût
souffert par moi seul...

--C'est donc de Claude que tu as à te venger?

Belgodère venait d'achever le flacon. Il baissa la tête qu'il laissa
tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe: un flacon plein
remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.

--Écoutez, dit alors Belgodère, j'ai l'air d'une brute, n'est-ce pas?
Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain? Que
diriez-vous si je vous apprenais que, dans la poitrine du fauve, il y a
un coeur d'homme? Pourtant, cela est, reprit Belgodère; si inconcevable
que cela puisse paraître, j'ai eu un coeur, puisqu'il y a eu une époque
de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque
où j'ai aimé!

Belgodère s'était tu, plongé dans son passé.

--Continue! dit Fausta impérieusement.

--Il a donc été un temps, poursuivit Belgodère, où je n'étais pas ce que
je parais être. Un jour, je m'aperçus que j'étais amoureux... Ce n'est
rien pour un autre homme: pour moi, c'était terrible. En effet, j'étais
très laid, et je le savais... on me l'avait tant répété... J'étais le
plus fort, le plus redouté de ma tribu. Mais, moi, je tremblais devant
Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu'autour de Magda
rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois
plus beau que moi. Jamais je n'osai dire un mot à Magda. Seulement,
quand je passais près d'elle, je sentais son regard noir peser sur moi.
Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi.
Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je
l'envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis: «Magda, voici
que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme.»
Magda sourit et, désignant comme au hasard l'un de mes rivaux, lui dit:
«C'est toi que je choisis.»

--Ah! pauvre Belgodère! fit railleusement Fausta.

--Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant
l'homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes
plus tard, je le renversai et, quand je le tins, la poitrine sous mes
genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Alors
Magda dit tranquillement: «Je ne veux pas d'un homme sans oreilles.--Eh
bien, choisis-en un autre! «Le voici», dit-elle en désignant un deuxième
amant. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m'étais placé devant le
premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et,
quand je tins l'homme renversé, je lui coupai le nez. Naturellement
Magda ne voulut pas d'un homme sans nez, pas plus qu'elle ne voulut d'un
borgne, car je crevai l'oeil droit du troisième qui se présenta, pas
plus qu'elle ne voulut d'un lâche, car les deux derniers s'enfuirent, et
je demeurai seul.

--Alors Magda me dit: «C'est toi que je choisis. Je t'avais choisi dès
longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je supposais.»
Le même soir, j'épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant
six ans, je fus un homme heureux. J'eus d'abord une fille qui fut
appelée Flora. Quatre ans plus tard, j'eus une deuxième fille qui fut
appelée Stella. On disait d'elles qu'elles étaient belles comme deux
fleurs. Je crois que j'ai fini mon flacon... Il en était au quatrième.

--La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous
vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans et Stella deux ans.
Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de
Paris, lorsqu'un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient
pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d'or. L'église
s'appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et, comme des truands
ou des francs-bourgeois, si méchants qu'ils soient, n'en sont pas moins
chrétiens et incapables d'un tel forfait, ce fut nous qu'on accusa. Un
matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut
arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m'échapper des
mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre
comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi
les femmes se trouvait Magda.

Belgodère était pâle, d'une pâleur livide, et de grosses gouttes de
sueur coulaient sur son visage qu'il essuyait d'un revers de main.

--La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à
Montfaucon, reprit-il, j'allai trouver le bourreau. Depuis deux mois que
durait le procès, j'avais ramassé de l'or, beaucoup d'or. J'allai donc
trouver le bourreau... Je lui offris l'or. Je me mis à genoux. Je
suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C'était de
mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée: c'est
un cas de grâce. Et, quant à la tirer de prison, j'en faisais mon
affaire...

--Et que fit Claude?...

--Il prit le sac d'or et le jeta dans la rue. Puis il m'empoigna
moi-même par les épaules et me jeta dans la rue. Puis il ferma sa porte
et se verrouilla. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le
suivis... jusqu'à Montfaucon... Vingt minutes plus tard, je vis Magda
qui se balançait au bout d'une corde, tandis que le peuple poussait des
cris de joie tels que je les ai encore dans l'oreille...

--Et tes enfants? demanda Fausta. Stella? Flora?... furent-elles donc
pendues aussi?

--Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues: elles furent
baptisées!...

--Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser?

--Je n'ai jamais su ce qu'elles sont devenues, gronda Belgodère. Le
lendemain de la scène de Montfaucon, j'appris que, par les soins du
bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui
acceptaient de les élever. Pendant trois mois je cherchai partout. Je
fouillai Paris. De mes deux filles, je n'eus aucune nouvelle.

--Et que fis-tu alors?

--Au bout de trois mois, j'allai retrouver le bourreau et je lui dis:
«Tu as tué celle que j'aimais. Et moi j'ai juré de te tuer à mon tour.
Mais, si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l'or que
j'avais amassé comme rançon de Magda. Je ferai plus: je m'engagerai à
ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta
vie. Dis, veux-tu me répondre?... Sais-tu où sont mes filles?...» Et ce
fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j'entendis Claude me
répondre: «Sans doute, puisque c'est moi qui les ai placées! Oh! tu peux
te rassurer, bohème, elles ont la chance d'être adoptées par un très
haut bourgeois...» Ces mots n'avaient aucun sens pour moi. Mais je me
disais: Cet homme a tué Magda. Mais c'est son métier. Je ne puis lui en
vouloir. Son métier n'est pas de désespérer un malheureux père, il va
parler... Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les
épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit: «Ecoute,
bohème, je devrais t'arrêter et te conduire à, l'official. En te
laissant partir, comme je l'ai déjà fait une fois, je manque à mon
devoir. Tes filles sont en bonnes, mains. Elles seront plus heureuses
qu'avec toi.»--Je veux mes filles! Rends-moi mes filles.--«Allons,
dit-il sans colère et sans pitié, va-t'en...» Et, comme la première
fois, il m'empoigna et je fis le serment que Claude souffrirait
exactement ce que j'avais souffert.

--Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à
l'accomplir!

--Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n'étais pas
pressé. J'eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je
m'attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et
c'est ainsi que je sus qu'il avait une fille, et que, cette fille, il
l'aimait, il l'adorait, comme j'avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora.
Le jour où j'eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de
joie... Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Et
comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d'une
autre race et d'une autre religion... Cette fille, madame, c'était
Violetta...

--Violetta, c'est la fille de Claude?

--Sans doute! L'eussé-je haïe sans cela? En elle, c'est Claude que je
hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

--Pour être bien sûre que Violetta, c'est la fille de Claude.

--J'en suis sûr. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le bourreau avait
une vraie passion pour son enfant. C'est donc dans l'enfant que je
résolus de le frapper. Malheureusement, je vis un jour que j'étais
suivi: je dus fuir, quitter la France. J'attendis patiemment le temps
nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années, je revins: mon
amour était mort, mais je revenais affamé de vengeance.

Belgodère frissonna. Fausta le contemplait.

«Je m'emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Elle était sous
la garde d'une femme nommé Simonne. Pour que cette femme ne pût me
dénoncer, je m'en emparai également. Puis je les fis partir dans la
direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger
du coup que j'avais porté. Il était terrible, et je rejoignis ma troupe.
J'avais mon idée sur Violetta.

--Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta.

--Quelque chose comme une ribaude que j'eusse un jour livrée à quelque
seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire: «Tu
m'as volé mes filles, j'ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de
Stella des chrétiennes, j'ai fait de Violetta une ribaude.» Et, alors,
je l'eusse tué... A Orléans, où je m'arrêtai assez longtemps, je
vis qu'un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je
m'informai. J'appris que, cet homme, c'était le duc de Guise. Je vins
donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux
portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins
d'un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai
Violetta... Seulement, à partir de ce moment, les choses s'embrouillent:
croyant conduire la petite au duc de Guise, c'est à vous que je
l'amène!...

--Le regrettes-tu?

--Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation. A vous de tenir parole.
Vous m'avez promis une belle vengeance, madame.

--Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de
Claude?

Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.

--Oh! oh! Et Claude verra la chose?... Et je pourrai lui parler? le
forcer à regarder? lui dire que c'est moi qui ai pris son enfant et qui
la livre au bûcher?

--Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras. Ecoute-moi;
demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux
jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c'est d'être les filles
d'un père qui, autrefois, était de la religion romaine et qui s'est mis
ensuite d'une autre religion. Cet homme s'appelait Fourcaud. Il est mort
en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles. Or,
sais-tu ce que nous avons été faire tout à l'heure à la Bastille? Nous
avons fait sortir l'une des Fourcaudes... et, à sa place, nous avons...

--Laissé Violetta! rugit Belgodère. Enfer! C'est magnifique, cela!...
Ah! bien m'a pris d'entrer à votre service!... Ainsi donc, clama-t-il
avec son rire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève,
seront pendues...

--Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.

--Peu m'importe leur religion, dit le bohémien d'une voix sombre.
Violetta sera brûlée devant son père, voilà l'essentiel...

--Oui! devant son père! murmura Fausta qui tressaillit.

--Vous dites Violetta et une autre... qui est l'autre?

--Madeleine Fourcaud.

Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant. Soudain, il
s'arrêta court.

--Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C'est que tout
est là!... Comment le préviendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le
prévienne!...

--Bon. Ecoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève.
Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, tu entreras dans la
troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos
au fleuve... Tu ne pourras t'y tromper. Il y aura des têtes à toutes les
fenêtres. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas,
comme si elle portait le deuil des deux condamnées... Quand tu seras
entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.

--Qui est le prince Farnèse?

--Qu'importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant
le prince Farnèse. Il est probable qu'on te fera entrer dans une grande
pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.

--Mais Claude! Claude!...

--Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse!... Va maintenant.
Je t'avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n'en serait que
plus complète!

Belgodère eut un rauque grognement et s'élança hors de la maison de
Fausta.

Après le départ de Belgodère, Fausta s'était mise à écrire. Voici ce
qu'elle écrivit:

«Votre rébellion méritait un châtiment. C'est pourquoi je vous ai
infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion
était causée par votre fille, j'ai voulu que la souffrance vous vînt de
votre fille. Et c'est pourquoi je vous ai dit qu'elle était morte. Mais
vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se
prolonge... Cardinal, apprenez donc que Violetta n'est pas morte. Si
vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la
place de Grève, et, à l'homme qui, un peu avant dix heures, vous viendra
voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera.»

«Votre très affectionnée qui attend votre retour.»

Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura:

«J'atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper
Pardaillan avant de le livrer à Guise?... Le père assistera au supplice
de Violetta... pourquoi l'amant n'y assisterait-il pas?»



XXXIII

LA CHEVALIÈRE

Fausta, longtemps, demeura immobile. Jusqu'à cette minute, elle avait
lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, elle avait méprisé
les premiers avertissements de l'amour. Maintenant, la tempête d'amour
grondait en elle. Et, courbée, déchue de sa propre magnificence, elle
râlait un cri sublime:

«J'aime! oh! j'aime!»

Et, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber, soudain un tableau
se forma devant ses yeux.

Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Une
foule énorme roulait sur la place... Guise apparaissait parmi les
acclamations... puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crilîon
apparaissait...

Et, alors, elle revoyait l'épisode... un homme tenait tête au roi de
Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante...
et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la
multitude qui tourbillonnait... C'est là qu'elle l'avait vu pour la
première fois! C'est ainsi qu'elle le revoyait!... C'était de là que
datait son amour!...

«Je l'aimais déjà, râla-t-elle au fond d'elle-même, Violetta morte, je
l'aimerai encore!...»

Plongée dans ses réflexions, elle cherchait une conclusion digne d'elle.
Jamais jusqu'alors, dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui
était sa vie, elle n'avait eu de longues hésitations: l'acte, chez elle,
suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu'elle
s'imposa, nous la donnons ici comme preuve de son intrépidité d'âme.

«J'aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l'aventure, rien
ne peut faire qu'elle ne soit pas; j'aime ce Pardaillan, moi qui ai
souri de l'amour que m'offraient les plus beaux gentilshommes de Rome,
de Milan, de Florence... Et, moi qui n'ai jamais aimé, je suis frappée à
mon tour... j'aime cet homme qui m'a regardée en face...»

Elle haletait, elle souffrait vraiment une torture physique devant la
décision qu'elle prenait.

«Je ne dois pas aimer!... Ceci est une épreuve que m'impose l'Esprit
suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne
n'est pas faite pour d'ordinaires passions: j'aimerai cet homme tant
qu'il vivra. Donc il faut qu'il meure!...»

Elle eut un tressaillement. Son oeil flamboya d'orgueil:

«Mort, je l'aimerai peut-être encore... mais il ne sera plus en moi
que le souvenir mélancolique d'un mal passé, guéri par ma volonté.
Pardaillan mourra! Et, pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable
et complet, c'est de ma main que mourra Pardaillan!...»

Elle se leva à ces mots et acheva:

«Que je le tienne devant mon épée, qu'il soit une fois vaincu... vaincu
par moi!... Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu'au
souvenir de mon amour!...»

Elle tira son épée, l'examina attentivement. Elle avait repris tout son
calme et elle souriait. Elle ploya l'acier dans ses deux mains. Alors
Fausta s'enveloppa d'un manteau, plaça sur son visage un large masque
de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux.
Elle jeta un coup d'oeil sur une horloge: elle marquait trois heures du
matin.

«Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps!...»

Elle siffla trois fois au moyen d'un sifflet d'argent qu'elle portait
toujours suspendu à son cou. Un homme parut.

--Nous allons en expédition, dit Fausta.

--Combien d'hommes d'escorte?

--Vous seul, cela suffira.

Alors Fausta sortit de la maison à pied,, suivie de ce seul homme. Les
rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde. Mais
quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l'aube était proche.
Fausta marchait d'un pas souple et rapide. En route, elle donna des
instructions à son compagnon; sans doute ces instructions étaient bien
étranges puisque l'homme ne put retenir un geste d'étonnement.

Lorsqu'ils arrivèrent devant l'auberge de la Devinière, Fausta s'arrêta
dans la rue. L'homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût
demandé une confirmation des ordres qu'il avait reçus.

--Allez, dit simplement Fausta.

Alors l'homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte...

Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son coeur lorsqu'un laquais
vint le réveiller en lui disant qu'un étranger, malgré l'heure
extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Pardaillan objecta
qu'il avait pris l'habitude de dormir la nuit et qu'il trouvait fort
déplaisant d'être réveillé au moment où il faisait un très beau rêve, et
il ajouta:

--Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux
choses également respectables: pour recevoir une honnête dame, ou pour
me battre avec un ennemi pressé.

Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le
jeter par la fenêtre, s'il ne le laissait reprendre son rêve au point où
il l'avait quitté si malencontreusement.

--Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n'est pour les deux motifs
indiqués par vous qu'on vient vous réveiller, c'est tout au moins pour
l'un d'eux.

Pardaillan se retourna, s'accouda et aperçut l'étranger qui, ayant suivi
le laquais jusqu'à la porte, avait assisté à ce colloque.

--Ah! ah! dit le chevalier, c'est donc une dame qui me veut voir?

L'homme garda le silence.

---C'est donc quelqu'un qui me veut pourfendre dès l'aurore?

L'homme s'inclina sans répondre.

--C'est bien, dit alors Pardaillan, dans dix minutes je suis à vous,
monsieur.

Il s'habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse.

Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et
aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l'accompagner jusque
dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s'assura par un
rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L'homme attendit
que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna
vers Pardaillan, retira son chapeau et dit:

--Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan?

--En chair et en os, mon cher monsieur, et vous?

--Moi, monsieur le chevalier, je suis l'écuyer d'un seigneur qui désire
ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous
déclarant convaincu de lâcheté si vous n'acceptez le cartel.

Pardaillan se mit à rire.

--Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer,
qu'il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui
l'on va se couper la gorge.

--Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la
chaussée.

A ce moment, de l'ombre épaisse d'un mur se détacha une apparition qui
s'avança, s'arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s'était
donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier,
s'inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s'éloigna.
Pardaillan et l'inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier
avait jeté un ardent regard sur cette apparition.

Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d'une vingtaine
d'années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d'un être
habitué aux exercices du corps.

--Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d'insouciance
qui lui était habituel, vous n'avez pas voulu me dire votre nom; et,
bien que ceci soit contre toutes les règles, je n'insiste pas pour le
connaître; mais, enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez
occire?

Tout en parlant, il cherchait à étudier l'inconnu. Il espérait le
reconnaître à la voix, mais l'inconnu, à son discours, ne répondit qu'en
tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.

--Monsieur, reprit-il, avant d'engager les fers, je vous prie de
remarquer que j'ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans
Paris; malgré cela, je n'ai pas hésité à me rendre à votre invitation.
Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre
un service. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je
passais la nuit à la Devinière?

Pour toute réponse, l'inconnu tomba en garde.

--Vous n'êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et, à mon grand
regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque. Défendez
votre visage... je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu'au masque.

Depuis quelques instants, les épées étaient engagées, et le cliquetis
des fers troublait seul le silence.

Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il
s'était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames
du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et,
cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n'avait
rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante,
pointe plus menaçante. Il essaya de faire rompre l'inconnu.

Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n'offrant
aucune prise. Soudain, il se détendit comme un ressort, et ce fut
Pardaillan qui dut faire un bond en arrière...

--Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez
toutes les chances de me tuer... toutes moins une. C'est justement cette
une qui me sauve!

A son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de
l'escrime, trouva-t-il à diverses reprises l'occasion de toucher son
adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu'il ne toucherait
qu'au visage.

Maintenant le jour grandissait; tout à coup l'un des deux combattants
venait de jeter un cri terrible, le cri de l'homme blessé à mort...
Pourtant, aucun des deux adversaires ne tombait!...

Celui qui avait poussé ce cri, c'était l'inconnu. Pardaillan, après une
série d'attaques combinées avec un art supérieur, l'avait touché au
front... La pointe avait traversé le masque qui, arraché, était demeuré
fixé au bout de la rapière.

--Une femme!... fit Pardaillan stupéfait...

Et il abaissa la pointe de sa rapière.

Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang.
Elle leva la tête vers le ciel et peut-être songea-t-elle que cette
blessure n'atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de.
plus profond qui était en elle depuis des années... la foi...

Oui, c'était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la
première fois. Fausta se vit déchue.

Pardaillan, d'un geste tranquille, releva son épée.

Il recula de deux pas, souleva son chapeau et s'inclinant:

--Si j'avais su avoir l'honneur de croiser le fer avec la princesse
Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.

Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d'un regard
flamboyant et riposta par ce seul mot:

--Défendez-vous...

Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d'amour et
de haine écumante, splendide et terrible. Elle saisit son épée par le
milieu de la lame et, cette épée, devenue poignard, elle la leva sur le
chevalier et se rua, sans un cri, sans un mot. Pardaillan, d'un geste
prompt, saisit le poignet de Fausta d'une main, l'épée de l'autre;
presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième
cri pareil à celui qu'elle avait poussé lorsqu'elle avait été atteinte
au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.

Pardaillan prit l'épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée
en s'inclinant.

--Madame, dit-il avec une sorte d'émotion, je n'ai pour tout bien
au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu;
excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d'être obligé de faire
couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne
pouvoir laisser couler mon sang.

--Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l'enfer a jeté sur
ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m'as vaincue deux fois,
dans mon coeur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je
t'arracherai de mon coeur par l'exorcisme. Et quant à ton coeur à toi...
va! la place de Grève, tout à l'heure, me vengera!

Ces paroles insensées, elle les prononça d'une voix si sourde que le
chevalier les entendit à peine.

Déposant alors l'épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta
secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa
l'épée qui se brisa.

--Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j'espère bien
que vous serez aujourd'hui à dix heures sur la place de Grève...

--La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu'elle s'éloignait.
Voici la deuxième fois qu'elle en parle. Pourquoi? Le moment me semble
donc venu d'ouvrir l'oeil. Et, pour commencer, il s'agit de décamper de
la Devinière.

Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d'épée et les examina.

--Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j'en crois
cette marque!... C'est que cette damnée princesse en jouait joliment.

A ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper
à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans
l'hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu'occupait le duc d'Angoulême.

--Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le
séjour de notre hôtel n'était pas trop sûr, il se trouve maintenant
que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon
prince?... ou plutôt... vous ne vous êtes pas couché?... Hein?... Que
vois-je?... un pistolet tout chargé sur cette table?...

Charles mit la main sur le pistolet. Il était pâle.

--Vous voulez mourir? dit Pardaillan.

--Oui! répondit Charles simplement. Puisqu'elle est morte.

--C'est donc chez vous une résolution?

--Irrévocable, dit Charles d'une voix ferme et sombre. Pardaillan,
recevez ici mes adieux.

--Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les
mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que
diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle
dans la tête ou dans le coeur? Je crois avoir été pour vous un ami
fidèle... Et si, à mon tour, j'ai besoin de vous!... Si je viens faire
appel à votre amitié!

--Parlez donc, chevalier... je suis prêt. Qu'exigez-vous de moi?

--Rien, ou presque rien: d'attendre à demain pour me faire les adieux en
question.

Charles reposa sur la table le pistolet qu'il avait saisi. Pardaillan
s'en empara aussitôt.

--Chevalier, dit le duc d'Angoulême, je comprends l'effort suprême que
tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la
vie. Détrompez-vous. J'aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation
croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n'avez
pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n'avez jamais
aimé... Je n'étais plus en moi, j'étais en elle. Sa mort est donc ma
mort. Je vous disais que je souffre. C'est faux. La vérité est que je ne
vis plus. Chevalier, c'est tout de suite que je dois mourir.

Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente émotion
s'emparait de lui.

Il comprenait que Charles, arrivé au paroxysme de la douleur, allait
se tuer. Coeur faible, si tendre et si pur dans cette toute première
jeunesse. Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le
vit perdu.

--Mon ami, murmura-t-il d'une voix tremblante, mon enfant, vivez pour
moi qui ne suis plus attaché à la vie que par une vieille haine et qui,
depuis que je vous connais, ai fait ce rêve de m'y attacher encore pour
une affection!

Charles secoua la tête et son regard môme se fixa sur le pistolet.

--Il le faut donc! fit Pardaillan.

Il avait une nature trop absolument éprise d'indépendance, un ami trop
sûr, une conscience trop libre, un esprit trop large: l'idée ne pouvait
lui venir de s'opposer par la force au geste suprême qui allait délivrer
son ami.

--Adieu, Pardaillan, dit Charles d'une voix ferme.

Pardaillan déposa le pistolet sur la table. A cet instant tragique la
porte s'ouvrit, Picouic entra et cria:

--Monseigneur, il est retrouvé! Il est revenu! Il est là!...

--Qui ça? hurla Pardaillan. Qui est revenu? Qui est là?...

--Moi! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre.

Croasse apparut.

--Moi, continua-t-il, qui, au prix de mille dangers, ai découvert le
secret de l'abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, enlever la
pauvre petite Violetta, et qui...

Le croassement s'arrêta net dans la gorge de Croasse. Un double cri
délirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse
et l'entraînèrent dans l'intérieur de la chambre.

--Qu'as-tu dit haleta Charles, plus livide devant cette espérance qu'il
ne l'avait été devant la mort.

--Que tu as vu Violetta cette nuit? rugit Pardaillan.

--Oui! fit Croasse avec un rauque soupir.

Charles chancela. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme.
Alors, Croasse fut accablé de questions. De l'ensemble de ses réponses,
il résulta que Violetta avait été enlevée de l'abbaye de Montmartre et
conduite dans une autre prison.

Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l'écoutait comme il eût écouté
un messie.

Celui-ci raconta, en se donnant le beau rôle, l'enlèvement de la pauvre
Violetta. Il raconta comment il avait lutté contre les sbires de
mauvaise mine et comment, malgré ses efforts, il n'avait pu sauver la
pauvre Violetta. Alors, désespéré de son échec, il a cherché à retrouver
le duc et Pardaillan.

La vérité, comme on s'en doute, était beaucoup plus simple. Après
le départ de Belgodère et de Violetta. Croasse était descendu de sa
soupente, s'était esquivé, avait attendu dans les marécages l'ouverture
des portes de Paris et, comme l'ordre du duc de Guise était de ne
laisser sortir personne, mais non d'empêcher d'entrer, il avait
bravement pénétré dans Paris.

Si Charles d'Angoulême et Pardaillan n'ajoutaient que peu de foi à
l'odyssée extraordinaire de Croasse. ils n'en laissèrent rien paraître.
L'essentiel était que Violetta fût vivante. Sur ce point. Croasse était
affirmatif et il n'y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais
alors, qu'avait-on fait de Violetta? Où avait-elle été entraînée? Tout à
coup, Pardaillan pâlit.

--La place de Grève! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle
parlé de Violetta?... Pourquoi m'a-t-elle donné rendez-vous ce matin à
dix heures, sur la place de Grève?...

Il jeta les yeux sur l'horloge. Elle marquait neuf heures et demie.

--En route! dit-il d'une voix qui fit frissonner Charles. Duc,
armez-vous solidement... et suivez-moi!...

--Où allons-nous?... haleta Charles.

--A la place de Grève! répondit Pardaillan qui s'élança.



XXXIV

LES DEUX PÈRES

Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les
allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au
supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d'une formidable
simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les
potences. Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé
des fascines méthodiquement disposées, et, au-dessus des fascines, des
pièces de bois sec.

A la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis on mettait le feu aux
fascines, les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin
la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.

Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers
furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers
édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et
qui fut entièrement recouvert d'un tapis. C'était pour Guise et sa
suite.

Cependant, le jour venait et, à mesure que la lumière inondait la place,
elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des
groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place.

Vers huit heures, une compagnie d'archers de la Ligue s'avança sur la
place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. Belgodère
allait et valait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses
lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour
célébrer sa vengeance.

Il s'était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et
qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d'arriver.

Elle s'était placée de façon que les personnes qu'elle contenait pussent
embrasser toute la scène. Une vingtaine d'hommes armés d'épées et de
poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient
fermés.

Un instant, ces rideaux s'entrouvrirent, et Belgodère aperçut
l'intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis
disparut... Si rapide qu'eût été cette apparition, le bohémien l'avait
reconnue:

«La Fausta!» murmura-t-il

A ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des
exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre. De
la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques
ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur
lesquels se détachait l'écusson de Guise. Ils levaient vers le ciel le
pavillon de leurs trompettes et leur éclatante fanfare semblait annoncer
la venue de quelque roi tout-puissant.

Derrière eux venaient les gardes particuliers de Henri de Guise,
somptueusement vêtus de drap d'or, portant à l'épaule d'étincelantes
hallebardes, le capitaine des gardes et les officiers à cheval.

Et, enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un
magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau
cramoisi sur les épaules, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur
son passage une longue rumeur de vivats.

Derrière lui, la foule de ses gentilshommes, avec des costumes de
parade étincelants de broderie, passait clans un cliquetis d'éperons et
d'épées.

Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place
aussitôt sur les sièges de l'échafaud élevé en face des deux bûchers,
et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine,
arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c'était des
cris de haine et de mort... c'était les deux condamnées qu'on allait
livrer à la justice du peuple et qu'on amenait au supplice...

Alors Belgodère regarda la grande horloge de l'hôtel des prévôts: elle
marquait bientôt dix heures!... Il marcha vers la maison que lui avait
signalée Fausta, heurta rudement. La porte s'ouvrit aussitôt. Un
serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la
bouche, demanda:

--Vous venez de la part de la princesse Fausta? Entrez! Monseigneur se
meurt d'angoisse à vous attendre!

Déjà le serviteur l'entraînait, le bohémien se trouva devant l'entrée
d'une vaste pièce à demi obscure. Il écarquilla les yeux et vit le
prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis,
il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:

«Il est là!...»

Il!... C'était Claude!...

Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu'ils avaient signé, le prince
Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau, se voyaient à
tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué
Violetta.

Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s'écouler, la
lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se
trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes
une effroyable série d'angoisses.

Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se
virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d'une telle
angoisse, qu'ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette
torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.

--Attendons! dit-il alors.

Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher
lentement. Il leur semblait qu'ils vivaient dans un rêve. Tantôt la
lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils
croyaient qu'elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti?
Dans quel but?

A la longue, l'attention de Farnèse se concentra sur les bruits qui
s'enflaient. Dans l'anormale surexcitation de cette attente fiévreuse,
il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de
Fausta et ces clameurs qu'il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa
légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux
poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense,
vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.

--Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d'une voix terrible en saisissant
le bras de Claude.

Claude demeura un instant hébété d'horreur. En lui aussi, tout à coup,
s'opérait la connivence mystérieuse entre l'idée de Violetta et l'idée
d'exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se
passait. Un cri de mort, un nom répété par les mille gueules du monstre
qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il
sourit.

--Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les
Fourcaudes...

--Les filles du procureur Fourcaud?...

--Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!... Ses
filles!... Jeanne et Madeleine...

--Pourquoi savez-vous leurs noms? demanda le cardinal, heureux de penser
un instant d'autres pensées.

--Tout le monde le sait, dit Claude.

Et tout bas, d'un murmure indistinct, plus pâle encore qu'il n'était la
minute d'avant:

«Jeanne et Madeleine!... Les filles de Fourcaud!... De Fourcaud!...
Hélas! pouvais-je prévoir cela quand...»

Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de
sourds échos jusqu'à eux.

--Le voilà! murmura Farnèse d'une voix éteinte.

Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors,
un immense hurlement monta.

--Les voilà! Les voilà! Les voilà! Les Fourcaudes!

Ils n'entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils
n'entendirent que le pas précipité de celui qui montait l'escalier, de
celui qui allait leur montrer Violetta vivante... et la leur rendre sans
doute!...

Farnèse, la tête en feu, s'avança, chancelant, vers la porte. Claude
voulut s'élancer... A ce moment cette porte s'ouvrit et l'ancien
bourreau demeura cloué sur place.

Et--devenait-il fou?--à cette minute où la pensée de Violetta eût dû
occuper son esprit et son âme, voici ce qu'il songea:

«Lui!... Lui!... A l'heure où les Fourcaudes montent au bûcher!... Oh!
l'abominable fatalité!...»

Et, alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l'eût affolé
d'horreur.

Farnèse, du premier coup d'oeil, reconnut le bohémien à qui il avait
parlé sur cette même place de Grève! Le bohémien à qui il avait donné
l'ordre de conduire Violetta au palais Fausta!... Sa fille...

Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta! Farnèse eut un
rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia:

--Ma fille! Où est ma fille?

--Sa fille! gronda le bohémien. Est-ce qu'il est fou, celui-là?...

A cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d'un geste brusque de
l'étreinte du cardinal et marcha sur l'ancien bourreau. Claude frémit.

--Voici longtemps que nous ne nous étions vus, dit Belgodère avec un
rire effroyable... Depuis le jour où tu m'as refusé de me montrer mes
enfants, ne fût-ce qu'une minute!...

Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible
expression d'effroi.

--Écoutez-moi, murmura-t-il d'une voix humble, je croyais bien faire...
sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme... oh! je
vous jure, celui qui les prenait était un homme de bien...

--Sauver mes filles! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les
arrachant à leur père! Fameux!... Ainsi, digne bourreau, tu ne t'es pas
demandé ce que le père allait souffrir... Et tu ne t'es pas dit que je
cherchais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!...

Claude se redressa.

Que dis-tu? bégaya-t-il.

--Ta Violetta! Qui te l'a enlevée? Dis! Le sais-tu? C'est moi!... Moi!
Comprends-tu cela?... Eh bien, bourreau!.. Tu ne dis rien!... Veux-tu me
dire ce que tu as fait de Flora?... ce que tu as fait de Stella? Moi je
te dirai ce que j'ai fait de Violetta!...

--Cet homme a tué ma fille! gronda Farnèse.

--Tué! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer!... Oh!...
malheur sur toi, si cela est!...

Belgodère éclata de rire.

--Dent pour dent! grinça-t-H. Tu veux ta fille?... Tu veux la voir?...
Ce matin, on pend, on brûle les Fourcaudes!... Il y en a bien une sur le
bûcher!... L'autre n'y est pas!... L'autre Fourcaude, sais-tu qui c'est?
Eh bien, regarde!...

D'un bond, Claude fut à la fenêtre; Farnèse délirant se rua aussi, Un
cri lugubre déchira l'espace.

--Violetta!... Là! Là!... Au bûcher!... Violetta!...

--Violetta au bûcher! rugit Claude.

Claude regarda... Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l'une
des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l'enveloppaient... L'autre
Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite... Et
celle-ci, c'était Violetta!...

Claude empoigna Belgodère par le cou: terrible, effroyable à voir, avec
un visage sans expression humaine, il se pencha et, dans ce mouvement,
força le bohémien à se pencher. Et la voix de Claude, voix rauque, voix
à l'intraduisible accent, à l'oreille de Belgodère hurla ces paroles:

--Regarde à ton tour!... Regarde, démon!... Regarde le corps de
Madeleine Fourcaud!... Regarde!... La corde se brise!... Regarde!... La
voilà dans les flammes!... Belgodère!... Belgodère!... Celle qui
brûle ne s'appelle pas Madeleine!... Elle s'appelle Flora et c'est ta
fille!...

A ces mots, Claude, d'un mouvement frénétique, repoussa Belgodère dans
la chambre et, avec une imprécation sauvage, enjambant l'appui de
la fenêtre, il sauta dans le vide. Belgodère avait poussé un de ces
hurlements sinistres comme en ont les fauves qu'on égorge.

Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l'espace, tomber,
rouler sur le sol, puis se relever, et, la dague à la main, se ruer sur
la multitude, vers le bûcher... vers Violetta... Belgodère tendit les
bras, des larmes de sang coulèrent sur son visage monstrueux. Tout à
coup, il sursauta... Stella il ne l'avait pas reconnue cette nuit, mais
il allait la retrouver, elle lui resterait. Il s'élança. Il se rua...
Et, tout à coup, il se sentit saisi à l'épaule par une main de fer. Son
regard se fixa sur l'homme qui l'arrêtait.

--Qui es-tu? Que veux-tu? gronda-t-il.

--Je suis le père de Violetta, dit Farnèse d'une voix glaciale. Et tu
vas mourir ici!...

--Le père de Violetta! vociféra Belgodère, stupide d'étonnement. Le père
de Violetta, c'est Claude!...

--Le père de Violetta, c'est moi! clama Farnèse avec un accent de
surhumain désespoir. Et, puisque c'est toi qui l'as tuée, meurs donc?
Meurs et sois damné!...

En même temps, la dague de Farnèse jeta un éclair. Mais les émotions qui
venaient de le bouleverser avaient achevé de briser en lui les ressorts
de la vie... La dague ne s'abattit pas! Le cardinal ouvrit les bras tout
grands, tournoya sur lui-même et s'abattit comme une masse, évanoui...
Belgodère s'élança, descendit l'escalier en quelques bonds, et se prit
à courir vers la porte Montmartre. De la place de Grève une rumeur
montait... Farnèse, pantelant, se traîna vers la fenêtre...



XXXV

L'ÉPOPÉE

Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied à terre près
de l'estrade qui avait été préparée pour eux: le flot de gentilshommes,
dans le bruissement soyeux des manteaux de satin, monta les marches de
l'estrade. Un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages
du duc. Celui-ci, ayant salué une fois encore la foule immense qui
l'acclamait, s'assit dans un fauteuil plus élevé que les sièges réservés
aux gentilshommes. Derrière le fauteuil se rangèrent les huit pages,
le poing sur la hanche. Ils ne témoignèrent aucune surprise à voir
ce neuvième page se glisser parmi eux et prendre d'autorité la place
d'honneur, c'est-à-dire se poster juste derrière le duc, de façon à
toucher presque le dossier du fauteuil.

En arrière des pages prirent place Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert,
et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n'osait
être roi.

Tout à coup. Guise pâlit. Les gentilshommes de l'estrade frémirent et
se levèrent. D'un groupe nombreux et discipliné, massé au pied de
l'estrade, un cri nouveau venait de se lever. Et ce cri, on le poussait
sur un signe que venait de faire le page inconnu placé derrière le
fauteuil du duc. Et c'était hurlé d'une voix terrible, impérieuse:

--Vive le roi!...

--Vive le roi! Vive le roi! répéta la multitude exaltée.

Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et, tandis que Guise
balbutiait d'indistinctes paroles, murmura d'une voix ferme:

--Roi de Paris, voici l'occasion d'être roi de France!...

Le duc se retourna vivement.

--Vous, madame! Vous, princesse Fausta! ici! sous ce costume!... dit-il
plein d'émotion.

--Je suis où vous êtes, et peu importe le costume puisque je porte votre
blason. Duc, agirez-vous aujourd'hui! Ce peuple, tout à l'heure, va vous
porter sur ses épaules jusqu'au Louvre, si vous le voulez!...

--Oui! Eh bien, oui! fit le duc haletant, ébloui.

--Vous marchez sur le Louvre, duc!... Et ce soir, roi de France, vous
couchez dans le lit d'Henri de Valois...

--Oui, oui, répéta le duc de Guise qui, à ce moment, se dressa tout
debout et salua longuement comme s'il eût enfin accepté cette royauté
que lui offrait tout un peuple.

Alors, sur l'estrade et autour de l'estrade, sur toute la place
rugissante, ce ne fut qu'une énorme clameur, tandis que des milliers de
bras frénétiques agitaient des chapeaux ou des écharpes et que de toutes
les fenêtres tombait une pluie de fleurs.

--Vive le roi! Vive le roi!...

Fausta leva au ciel un regard flamboyant. A ce moment, du fond de la rue
Saint-Antoine, arriva jusqu'à la place une rumeur sinistre.

--Les voilà! Les voilà!

Les cris de mort, dès lors, se mêlèrent aux acclamations.

--Vive le roi!... Mort aux huguenots!...

Les deux condamnées apparurent à l'encoignure de la place et furent
saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson.

Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se
penchait à demi Fausta. Les yeux de Guise étaient braqués sur Madeleine
Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.

--Belle fille! dit Guise.

Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses
longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si
elle eût été la descendante de quelque gitane.

L'énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus
sauvage... Madeleine atteignit le bûcher qui lui était destiné!...
Madeleine!... Flora.... la fille aînée de Belgodère.

Elle jeta autour d'elle un regard mourant qu'emplissait la suprême
angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie par les aides,
accrochée par le cou, et une acclamation retentit: Madeleine Fourcaud,
vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde...

Guise regardait et répétait:

--Belle fille, par ma foi! belle...

Le dernier mot s'étrangla dans sa gorge. Ses yeux exorbités venaient de
se fixer sur la deuxième condamnée qu'on traînait à son bûcher.

--A l'autre! hurlait le peuple.

Et, cette autre. Guise la voyait! Cette autre, c'était celle qui hantait
ses rêves, celle qu'il aimait enfin, c'était Violetta!...

Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d'or, elle
marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d'un bleu presque
violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait à la
mort. Tout à coup, elle vit le gibet! Elle vit le bûcher! Elle eut un
geste d'indicible terreur et elle se raidit...

Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du
bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud! Il n'y avait plus en lui qu'une
pensée: la sauver à tout prix! Il se souleva à demi, prêt à jeter un
ordre...

--Qu'allez-vous faire? gronda à son oreille une voix.

Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot,
d'un geste fou, lui montra Violetta.

--Je sais, dit Fausta avec une effrayante douceur. Elle est condamnée.
Il faut qu'elle meure...

--Non, non! haleta Guise.

--Sauvez-la donc, si vous pouvez!... Insensé! Ne comprenez-vous pas que
l'amour de ce peuple pour vous va se changer en haine! que, si vous lui
arrachez une Fourcaude, vous n'êtes plus le fils de David, le pilier
de l'Eglise! que vous devenez le champion de l'hérésie! qu'on ne vous
portera pas au Louvre, mais à la Seine!...

Guise retomba sur son fauteuil!... Il ne jeta pas l'ordre sauveur!... Il
retomba, pour sa royauté, pour sa vie!... Il baissa la tête et murmura
seulement:

--Oh! c'est affreux! Je ne veux pas voir...

Et il ferma les yeux.

A cette seconde, des vivats, des applaudissements frénétiques éclatèrent
dans la foule; une bande, impatiente sans doute de brûler la deuxième
Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entraînaient Violetta...
Fausta jeta un cri d'effroyable détresse...

A la tête de cette bande, elle venait de reconnaître un homme qui
fonçait tête basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait
jusqu'à Violetta et la saisissait. Et cet homme, c'était Pardaillan!...

Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s'étaient élancés de
l'auberge de la Devinière, suivis de Picouic.

--Cher ami, disait Charles en courant près de Pardaillan, je me sens
revivre, puisqu'elle vit. Mais où est-elle? Ah! pour la conquérir, je
tiendrai tête à tout Paris!...

--Tant mieux, monseigneur, tant mieux! dit Pardaillan d'une voix
singulière. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble
flairer une odeur de bataille...

--Nous allons donc nous battre?

Pour toute réponse, le chevalier grommela un juron et précipita sa
marche. Que pensait-il? Que redoutait-il? Rien de précis. Il courait à
la place de Grève parce que Fausta lui avait donné rendez-vous sur la
place de Grève, en prononçant le nom de Violetta.

Lorsqu'ils débouchèrent, haletants et couverts de sueur, sur la place où
roulait le flot tumultueux, Pardaillan, s'adressant au premier bourgeois
venu:

--Que se passe-t-il?

--Ne le savez-vous pas? on va pendre et brûler les damnées Fourcaudes en
présence de Mgr de Guise.

--Pauvres filles, murmura Pardaillan.

Et, se mettant à jouer des coudes et des épaules, il s'avança vers les
bûchers surmontés de leurs potences.

--Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout à coup près de lui une voix
féminine.

Pardaillan considéra attentivement la jeune femme fardée qui venait si
hardiment de le saisir par le bras.

--Où diable vous ai-je vue, mignonne?

--Quoi! vous ne vous souvenez pas de l'auberge de l'Espérance? La soirée
où vous vîntes voir la bohémienne qui disait la bonne aventure?...

--Loïson! fit le chevalier avec un sourire.

--Ah! vous vous rappelez mon nom! s'écria gaiement la ribaude.

Une rafale de hurlements interrompit Loïson... C'était Guise qui, à ce
moment, débouchait sur la place.

--Et que fais-tu ici? reprit Pardaillan attendri par le regard de
gratitude admirative de la ribaude.

--Dame, fit Loïson, je cherche aventure.

--Avec ton ami le Rougeaud? dit le chevalier en riant.

Une nouvelle rafale de clameurs plus exaspérées passa sur la Grève et
empêcha Loïson de répondre. Cette fois, c'était les Fourcaudes, les
condamnées qui apparaissaient.

A ce moment, Charles d'Angoulême était à quelques pas de Pardaillan. Il
tournait le dos au côté de la place par où arrivaient les Fourcaudes.

Son regard flamboyant s'était fixé sur le duc de Guise dont il appelait
le regard; sa main tourmentait la garde de sa rapière; des pensées de
folie envahissaient son cerveau; il méditait l'acte insensé: bondir sur
cette estrade, braver et provoquer le duc, le ravisseur de Violetta et
l'assassin de Charles IX!

Ce fut à ce moment que la ribaude Loïson, se haussant sur la pointe des
pieds pour voir, elle aussi, les condamnée, vit venir Madeleine... La
ribaude esquissa le signe de croix, car elle était bonne catholique.
Mais sa main s'arrêta soudain dans le geste qu'elle commençait. A cet
instant même, elle venait d'apercevoir la deuxième condamnée... celle
qu'on appelait Jeanne Fourcaud...

--Oh! murmura-t-elle, voilà qui est étrange!

Pardaillan, lui aussi, venait d'apercevoir la condamnée. Pardaillan
n'avait jamais vu Violetta. Mais il tressaillit et jeta un rapide regard
du côté de Charles. Les paroles de Fausta résonnèrent à ses oreilles...
ce rendez-vous sur la Grève à dix heures... dix heures sonnaient à la
grande horloge de l'hôtel des prévôts. Et ce fut dans cette seconde où
un doute effroyable traversait l'esprit de Pardaillan que la ribaude
Loïson murmura:

--Oh! voici qui est vraiment étrange!... Je connais cette jeune
fille!...

--Tu la connais! haleta Pardaillan.

--Certes!... Elle était à l'auberge de l'Espérance avec le bohémien,
avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que
vous avez emmenée... Ils l'appelaient Violetta...

Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa.
D'un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève et cette foule
énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s'emplit d'une immense
pitié lorsqu'il se posa sur Charles d'Angoulême.

--Allons, dit-il à haute voix, tentons l'impossible...

Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier.

--Il aime la condamnée! se dit-elle. C'est elle qu'il venait chercher à
l'Espérance! Il va mourir pour elle!

Et à son tour, dans le même instant, Loïson s'élança, fonça à travers
les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée
qu'on s'écartait avec des cris d'effroi et d'étonnement. Pardaillan
atteignit Charles. Celui-ci se retourna et vit le chevalier tout blanc,
qui étendait le bras vers la condamnée... Jeanne Fourcaud... A ce moment
elle n'était plus qu'à vingt pas du bûcher, et, d'une voix étrange dont
le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait:

--C'est là qu'il faut regarder!...

Charles eut un chancellement soudain et un cri farouche. En même temps,
il s'élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux.
Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et
se servait de la lourde garde de fer comme d'une masse. Il bondissait.
Si on ne s'écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à
coups sourds, et des hommes tombaient à droite, à gauche... La foule
s'ouvrait, éventrée... ceux qui étaient devant lui, se retournant aux
cris de douleur et d'épouvanté, fuyaient à gauche, fuyaient à droite.
Des remous formidables entraînaient des paquets d'hommes et Pardaillan
passait, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la
lèvre. En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre
Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.

Violetta, dans cet instant où, hagarde, folle d'horreur, elle avait la
hideuse vision du bûcher enflammé au-dessus duquel se balançait le corps
de Madeleine, aperçut Pardaillan qui accourait comme une trombe...
et aussitôt, près de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un
ineffable sourire d'extase illumina son visage.

Charles, sans un cri, se jeta en avant. Alors les gardes croisèrent
leurs armes et Violetta apparut derrière une ceinture de hallebardes et
de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolée, se ressaisissait...
l'espace vide se remplissait d'ombres furieuses... et de là-haut, de
l'estrade, des vociférations:

--A mort! A mort!...

Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme
un tonnerre. La foule d'une part, les gardes de l'autre, se resserrèrent
comme les dents d'un étau formidable entre lesquelles Pardaillan et
Charles allaient être écrasés, aplatis, déchiquetés... A ce moment, dix,
quinze, vingt hommes à la figure sinistre se ruèrent le poignard à
la main; des gens tombèrent, la fuite recommença, et ces inconnus
hurlèrent:

--Pardaillan! Pardaillan!

Devant la soudaine, la fantastique ruée des truands ameutés par Loïson,
la foule refluait, éperdue.

Guise, debout, rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres
s'élançaient, l'épée au poing... Fausta, flamboyante de fureur, levait
sur le ciel un regard chargé d'imprécations, et, quand ce regard
retombait sur Pardaillan, il était chargé d'une admiration surhumaine...

Voici ce qui se passait: tout ce que Paris comptait de coupe-bourses
avait été attiré sur la Grève par la certitude de fructueuses opérations
dans une multitude trop occupée de crier à la mort pour surveiller ses
poches.

Ceux d'entre eux qui avaient vu le chevalier à l'auberge de l'Espérance
et en avaient gardé un souvenir de terreur et d'admiration le
reconnurent dès l'instant où il s'élança sur les archers. Foncer sur les
agents de l'autorité a toujours été un plaisir pour la tourbe des gens
de sac et de corde.

En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes
parts, s'étaient massés derrière le chevalier, adoptant aussitôt le cri
de ralliement:

--Pardaillan! Pardaillan!

Un choc se produisit. Cette masse, emportée comme une trombe, fit la
trouée à travers la foule culbutée, et se heurta soudain aux gardes,
piques croisées.

Le choc fut effroyable et, dans le même instant, une vingtaine d'hommes,
gardes ou truands, tombèrent, morts ou blessés. Pardaillan, les habits
déchirés par les coups de piques, sanglant, hérissé, formidable,
Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers.

--Arrière, hurlèrent les deux gardes qui maintenaient Violetta.

La rapière du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer
atteignit l'un des gardes à la tempe; il tomba comme une masse; l'autre
recula; au même instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta
expirante et, se retournant, il apparut à ceux de l'estrade...

--Tuez-le! tuez-le! vociférait Guise.

--Je suis vaincue! Je suis maudite! gronda Fausta.

La mêlée entre les gardes et les truands se faisait des plus violentes;
des gentilshommes dévalaient de l'estrade et couraient sur Pardaillan,
la dague levée. Pardaillan jeta la jeune fille dans les bras de Charles.
Celui-ci, déchiré lui-même, ses forces centuplées par la frénésie de
cette minute, reçut Violetta qui à ce moment ouvrit les yeux.

Il y eut entre yeux un regard qui eut la durée d'un éclair... Et ce
fut dans le tumulte déchaîné, dans la fumée qui montait du bûcher de
Madeleine, ce fut la confirmation de leur amour.

--En avant! rugit Pardaillan. Vers les chevaux!

Les montures de l'escorte étaient massées près de l'estrade.

Il saisit sa rapière par la poignée. Et il se mit en marche vers les
chevaux. Il ne courait pas. Ce n'était plus la ruée de tout à l'heure.
La rapière tourbillonnait, pointait, frappait, sifflait; sur la route
sanglante, des gens tombaient... et Pardaillan blessé, pareil à une
statue rouge-, éclaboussé de sang du front aux pieds, marchait, couvrant
de son prodigieux moulinet Charles et Violetta.

Pardaillan atteignit les chevaux au moment où une vingtaine de
gentilshommes se ruaient sur lui tous ensemble. Il mit son épée en
travers de ses dents, empoigna Charles, tenant Violetta, et les souleva
tous deux d'un terrible effort: Charles se trouva à cheval, Violetta
assise devant lui, sur l'encolure, l'enlaçant d'un de ses bras.

--Tue! Tue! rugirent les assaillants...

Ils étaient sur lui... Les truands décimés avaient fui!... La foule
revenait à la charge avec une clameur sauvage.

Pardaillan vit qu'il était seul!...

Seul contre deux ou trois cents gentilshommes... Seul contre cinq ou
six cents gardes!.. Seul contre vingt mille furieux qui couvraient la
Grève...

Pardaillan sourit...

--O vous que j'aime, murmura Charles, que ma dernière parole soit une
parole de bonheur... je vous aime!...

--O mon beau prince, dit Violetta extasiée, je vous aime, et mon bonheur
est grand de mourir dans vos bras...

A cet instant, l'immense clameur de mort et de joie affreuse devint
de nouveau une clameur d'épouvante... Les gentilshommes fuyaient, les
gardes fuyaient, le peuple fuyait... Et, seule maintenant sur l'estrade,
Fausta, haletante, rugissait une suprême imprécation de rage... Que se
passait-il?...

Les chevaux de l'escorte, pris de folie sans doute, s'étaient
débandés... Près de quatre cents chevaux lâchés, furieux, hennissant,
ruant, affolés encore par les cris de détresse, renversant des groupes,
les écartant, les culbutant de leurs poitrails, d'autres se heurtant, se
mordant, tombant, se relevant et reprenant leur course insensée...

Comment?... Pourquoi cette folie soudaine?

A la seconde où les truands furent dispersés, où les gardes se
reformèrent, où les gentilshommes se ruèrent, où Charles fut placé, jeté
à cheval avec Violetta, Pardaillan bondit sur le laquais le plus proche
de lui, et l'envoya rouler sur le sol d'une furieuse poussée; en même
temps, il se mit à cravacher les chevaux de sa rapière: la rapière
transformée en cravache cingla des croupes, fouetta des naseaux, zébra
d'estafilades sanglantes des poitrails et des encolures...

Et les chevaux, fous de douleur, se cabrant, se dressant, se mordant et
ruant, se précipitèrent en une galopade éperdue. Pardaillan s'élança
sur un deuxième groupe; même manoeuvre, mêmes cinglements, même fuite
enragée des bêtes affolées...

Maintenant, c'étaient les chevaux eux-mêmes qui faisaient sa besogne!...

Charles d'Angoulême, fou de stupéfaction devant ce prodigieux spectacle,
entendit tout à coup une voix éclatante:

--En avant, par tous les diables!

Il vit Pardaillan près de lui... Pardaillan monté sur un cheval qu'il
venait d'arrêter par la bride... Pardaillan ruisselant de sang et de
sueur, terrible, flamboyant, qui s'élança vers le pont de Grève où il
n'y avait plus personne, c'est-à-dire vers le fleuve, la foule ayant
redouté d'être poussée à l'eau, et ayant fui partout par les rues.
Charles suivit...

--Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hôtel et attendez-moi là...

--Et vous? haleta le jeune duc.

--On nous poursuit. Je vais tâcher de les entraîner, Si nous fuyons
ensemble on saura où nous sommes!

Pardaillan, levant sa rapière, cingla la croupe du cheval de Charles,
qui partit à fond de train. Quant à lui, il demeura sur place, immobile,
regardant d'un oeil étrange la tunique blanche de Violetta qui
s'envolait, et bientôt disparut au loin... Charles était sauvé!...
Violetta était sauvée!

A ce moment, tout près de lui, un long hurlement venant de la place de
Grève retentit.

Guise et Fausta étaient demeurés seuls, près de l'estrade.

Il n'était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le
Louvre!...

Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent
arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s'élança à la poursuite de
Pardaillan. Ils étaient presque sur lui. Alors, Pardaillan piqua son
cheval d'un furieux et double coup d'éperon. La bête hennit de douleur
et bondit, enfilant une ruelle étroite, dans laquelle se précipitèrent
les poursuivants.

«Bon! grommela le chevalier, les voilà dépistés.»

Derrière lui la rumeur de mort grondait: après une ruelle, une autre. Il
franchissait d'un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens; des
clameurs saluaient au passage l'infernale cavalcade...

Les premiers des poursuivants étaient sur lui; il entendait le souffle
rauque des bêtes épuisées; il courait, labourait les flancs de son
cheval quand il faiblissait, et lui demandait un suprême effort... Où
allait-il? L'instinct seul le guidait à ce moment...

«Les portes de Paris sont fermées», avait-il pensé. Et il était rentré
au coeur de la ville... Mais la meute avait volé, elle aussi. Plusieurs
étaient tombés en route. Mais ils étaient encore une trentaine...

Que voulait Pardaillan? Espérait-il les épuiser, et, se retournant à la
fin, demander son salut à quelque tentative insensée?... Mais il voyait
bien que, dès qu'il s'arrêterait, la foule se ruerait sur lui... Dans
les rues qu'il parcourait, un tumulte effroyable se déchaînait. Les
imprécations, les malédictions éclataient contre cet homme qui était
poursuivi...

Où aller?... Son cheval faiblissait; il rendait du sang par les naseaux;
ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-même, tout sanglant, tout
déchiré, sa rapière nue en travers de la selle, les yeux flamboyants,
penché sur l'encolure écumante, passait comme une foudroyante vision!...

Où allait-il?... Où aboutirait-il?... Il ne savait pas!...

Mourir!... mourir sans avoir frappé Maurevert!...

Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards ou pourtant, même en
cette tragique seconde, il y avait encore une ironie... Il allait
mourir! Et Maurevert pour qui il avait vécu, Maurevert, l'assassin de
Loïse...

Maurevert allait vivre désormais sans terreur!

Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui
sembla reconnaître des détails, des maisons déjà, une rue connue...
Une lueur d'espoir s'alluma dans son esprit: cette rue, c'était la
rue Saint-Denis!... C'était l'auberge de la Devinière... une retraite
possible!...

Derrière lui, la troupe des cavaliers galopait éperdument; il n'avait
comme avance que deux ou trois longueurs de chevaux. Sa bête épuisée ne
donnait plus que le galop raidi qui précède la chute. Pardaillan vit
le perron de la Devinière, et se prépara: il abandonna la bride sur
l'encolure et déchaussa les étriers; en même temps, passant la jambe
par-dessus l'encolure, il se trouva assis sur la selle, A cet instant,
il atteignit la Devinière: il sauta!...

En même temps qu'il sautait, il cinglait le cou de son cheval d'un
dernier coup de sa rapière. La bête, affolée de douleur, bondit avec
une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s'abattre
enfin plus de cinq cents pas plus loin... Le peloton des poursuivants,
lancé au galop de charge, passa comme une trombe...

Les premiers, seuls, avaient vu la manoeuvre de Pardaillan et tentèrent
de s'arrêter. Alors, ce fut une mêlée affreuse. Les cavaliers qui
accouraient par-derrière, lancés en une course frénétique, vinrent
heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes.

Cependant le chevalier avait gagné le perron de la Devinière au moment
même où tout ce qui était à l'auberge, buveurs, garçons et servantes, se
précipitait dehors pour voir quel cyclone passait dans la rue. Ces gens
virent Pardaillan qui montait. Et ils s'écartèrent, pris d'épouvante.
Pardaillan avait une si terrible figure qu'ils tremblèrent.

Pardaillan entra, jeta sa rapière et chancela un instant. Par un
puissant effort, il réagit; et, apercevant un gobelet plein de vin qu'un
buveur avait laissé pour courir au perron, il le vida d'un trait. Alors,
il ferma la porte et les fenêtres. Puis, avec tranquillité, il se mit à
barricader l'auberge; entre la première fenêtre et la porte, il y avait
un bahut chargé de vaisselle; Pardaillan se mit à pousser le bahut et
vint le placer devant la porte...

«Bonne idée, grommela-t-il, qu'a eue jadis maître Grégoire de placer des
barreaux aux fenêtres; cela m'épargne de la besogne, et vraiment je n'en
puis plus...»

--Mon Dieu, fit tout à coup une voix tremblante, que se passe-t-il?...
Qui êtes-vous?... Que faites-vous là?...

--C'est moi, ma chère Huguette. rassurez-vous! fit Pardaillan qui, en se
retournant, venait d'apercevoir l'hôtesse.

--Vous, monsieur le chevalier!... Seigneur!... comme vous voilà fait!...
Oh! mais il se trouve mal!...

Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau; le sang perdu,
l'affolement de cette course infernale à travers Paris, toutes ces
causes combinées le terrassaient enfin. Huguette s'élança, et, soutenant
dans ses bras la tête pâle du chevalier, elle le contempla un instant
avec une profonde expression de tendresse où il y avait l'émoi d'une
amante et une pitié maternelle.

Au-dehors les hurlements se rapprochèrent soudain.

--Mathieu! Lubin! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette,
accourez!... Vite, donnez-moi ce cordial!...

La salle commune était parfaitement vide. Il n'y avait plus personne
dans l'auberge. Pardaillan se mit à rire.

--Pardieu, je les ai laissés dehors, en me barricadant!...

Dans la rue, devant l'auberge, c'était la rumeur de mort qui montait;
les gentilshommes de Guise se préparaient à l'attaque.

--Il faut défoncer cela, dit l'un d'eux.

--Un instant! fit une voix rauque.

Tous se retournèrent et virent Maurevert. Ils ne purent s'empêcher de
frémir à voir la haine qui éclatait sur ce visage.

--Je connais l'homme, cria-t-il. Soyez sûrs que, s'il s'est gîté là,
il doit avoir le moyen de se défendre. Donc, il ne faut rien livrer au
hasard. La prise est trop importante. Il faut prévenir le duc!

--Je m'en charge, dit un gentilhomme en s'élançant.

Huguette et le chevalier n'avaient rien entendu de ces paroles qui se
perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris
de mort.

--Est-ce donc à vous que s'adressent ces cris? demanda-t-elle en
pâlissant.

--A qui voulez-vous que ce soit? fit Pardaillan.

--Hélas! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver,
chevalier!

Le mot était sublime. Car Huguette, malgré son angoisse, s'oubliait.
Pardaillan la considéra un instant avec une admiration attendrie.

--Vous savez bien, ma chère hôtesse, qu'à la Devinière il ne m'est
jamais rien arrivé de fâcheux.

Un étrange tumulte éclatait dans la rue, à ce moment. Et ce n'était pas
le tumulte d'une attaque: des bruits sourds résonnaient, et ce n'était
pas les bruits d'une porte qu'on essaie de défoncer. Ce tumulte, c'était
celui d'une foule qui s'écarte précipitamment. Ces bruits, c'était,
eût-on dit, ceux de meubles qui, tombant de très haut, se brisaient à
grand fracas sur le perron et sur la chaussée. En même temps, de rauques
vociférations descendaient du haut d'une fenêtre, comme une pluie
d'imprécations. Dehors Maurevert s'écriait:

--Je le savais bien que le damné Pardaillan avait rassemblé ici son
armée de truands!

Et Pardaillan disait à Huguette:

--Ah ça! mais nous avons des défenseurs?

Il s'élança vers les étages supérieurs et, guidé par le bruit
formidable, atteignit le deuxième et dernier étage. Là, il constata
que les vociférations venaient de la chambre où il avait dormi la nuit
précédente...

--Ils sont au moins quinze là-dedans, songea-t-il. A la bonne heure! Je
commence à croire qu'on va pouvoir donner du fil à retordre à messieurs
les guisards.

Et il ouvrit la porte en criant:

--Holà, camarades, ne jetez pas tout à la fois! De la méthode, que
diable! Organisons une défense, et...

Il s'arrêta court, ébahi par le spectacle imprévu qui s'offrait à ses
yeux.

Dans sa chambre, il n'y avait plus de meubles: les chaises, les deux
fauteuils, la table, le bahut, le lit même, démonté sans doute pièce
à pièce, avaient été précipités par la fenêtre grande ouverte. Il n'y
avait plus qu'une horloge, une de ces grandes horloges enfermées dans
une gaine de bois sculpté.

Et celui qui, à ce moment-là, faisait des efforts pour lui faire prendre
le chemin des autres meubles...

C'était... Croasse.



XXXVI

BELGODÈRE

Belgodère, on l'a vu, s'était élancé vers la porte Montmartre pour
courir à l'abbaye. Il trouva la porte fermée: sur l'ordre du duc de
Guise, nul ne pouvait sortir de Paris.

«A cette heure, se dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le
tour est joué. Que pense-t-il?... Il pleure.»

L'image qui s'évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du
bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l'image de sa propre
fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le
secoua.

«Flora est morte, gronda-t-il. Mais Violetta est morte. Et il me reste
Stella. Que reste-t-il à Claude?»

Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur
Stella. Alors en toute hâte il revint à la porte.

--Laissez-moi passer, dit-il au chef de poste, je paierai ce qu'il
faudra.

Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités,
éveilla les soupçons du sergent d'armes. Il fit un signe: cinq ou six
gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le
bohémien courut à la porte voisine, mais s'y heurta à la même consigne.

Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.

«Comment n'y ai-je pas songé tout de suite? Elle me fera sortir, elle!»

Il partit en courant, et bientôt frappait au palais Fausta.

Fausta venait de rentrer.

Elle reçut Belgodère dès qu'il demanda à la voir. Et, certes, jamais le
bohémien n'eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment
dans l'esprit de cette femme. C'est à peine si elle était un peu plus
pâle que d'habitude.

--Que me veux-tu? demanda-t-elle.

--Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.

--Tu veux donc me quitter?

--Non, madame. Aujourd'hui, moins que jamais. Car, grâce à vous, une de
mes filles est vivante. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella
furent, après l'arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce
chrétien-là, madame, c'était le procureur Fourcaud! Ainsi, celle qui
a été pendue et brûlée, c'était ma fille aînée. Celle que vous avez
sauvée, c'est Stella. Sur votre ordre, je l'ai conduite et laissée
à l'abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées. Vous
comprenez qu'il me faut un sauf-conduit!

--Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.

Fausta tira en effet un papier d'un petit meuble et le remit au bohémien
en lui disant:

--Garde ceci précieusement; ce papier te permet en tout temps de passer
partout; ce soir tu me rendras ce parchemin.

Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de
Guise. Il s'élança au-dehors sans songer à remercier Fausta. A peine
fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une
feuille, appela et dit:

--Un cavalier pour l'abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est
nécessaire que le cavalier arrive avant l'homme qui sort d'ici.

Belgodère avait repris le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu'il y
arriva, c'était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut
le bohémien. Et il s'apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque
Belgodère exhiba son papier. A peine le sergent y eut-il jeté un coup
d'oeil qu'il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s'inclina.

Dès que la porte lui eut été ouverte, Belgodère se précipita au-dehors,
franchit le pont et s'élança vers l'abbaye. Tout en montant au pas de
course, il ruminait:

«Comment vais-je apprendre la chose? Elle croit qu'elle s'appelle
Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s'appelle Stella. C'est ma fille. Me
croira-t-elle seulement? Oui. Nous partirons.»

Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante
figure.

Il atteignit l'abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche.
Il marcha vers l'enclos, et, quand il n'en fut plus qu'à cent pas,
il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les
sourcils, mais aussitôt il songea:

«C'est moi qui l'aurais laissée ouverte cette nuit...»

D'un bond, il fut dans le logis. Il était vide...

--Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant
ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que
Stella n'était plus ni dans le pavillon, ni dans l'enclos, il courut au
monastère, monta l'escalier en bousculant un homme qui à ce moment le
redescendait, et frappa violemment à la porte de l'abbesse.

--Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu'il se trouva en présence de
Mme de Beauvilliers; la prisonnière!

--Ne l'avez-vous pas emmenée? conduite à la Bastille?

--Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j'ai ramenée...


--Ah! vous aviez donc ramené une autre prisonnière?

Belgodère saisit sa dure chevelure à deux mains. Il se rappelait
maintenant qu'il n'avait prévenu personne. A mots entrecoupés, il fit le
récit de ce qui s'était passé pendant la nuit, et comment, ayant conduit
Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.

--Vous avez eu tort de ne pas m'informer, dit Claudine de Beauvilliers.
Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière c'est vous
seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion...

Mais déjà Belgodère n'écoutait plus. Il secoua la tête et, s'élançant
au-dehors, il retourna à l'enclos. Là, il s'assit sur une pierre, la
tête entre les mains. Ce désespoir farouche dura deux heures, au bout
desquelles le bohémien commença à mettre un peu d'ordre dans son esprit.

Il songea d'abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de
l'abbesse. Il eût été attendu qu'il n'eût été ni plus vite, ni mieux
reçu. Car l'abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à
laquelle il n'était pas accoutumé.

Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce ou Stella avait
été enfermée. La serrure était intacte; elle n'avait pas été brisée ni
forcée. La conclusion sautait aux yeux: Stella n'avait pas ouvert; on
lui avait ouvert du dehors!

Mais qui?... Qui pouvait avoir eu un intérêt a délivrer cette jeune
fille?... Fausta!... Fausta et les cavaliers qui lut avaient servi
d'escorte!...

Belgodère, alors, se rappela cet homme qu'il avait croisé dans
l'escalier tout à l'heure. Quand il eut rassemblé dans son esprit toutes
les circonstances, Belgodère quitta l'abbaye et se mit à descendre
lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure à ce moment,
paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux
étaient striés de fibrilles rouges. Voici ce qu'il songeait:

«Fausta savait que j'allais à l'abbaye reprendre mon enfant. Fausta a
expédié un cavalier qui m'a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très
bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais, si elle se doute de ce que je
pense, elle fera mourir ma fille... C'est bon... Je m'attache à elle!»

Un geste menaçant compléta la pensée dû bohémien. Quand, dans la soirée,
se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant
Fausta. celle-ci fut la première à demander:

--Ma prisonnière?...

--Elle a disparu, dit froidement Belgodère.

--Nous la retrouverons, dit Fausta, sans émotion. Tu peux te retirer en
paix, Belgodère, non toutefois sans m'avoir rendu le sauf-conduit que je
t'ai confié.

--Ce papier! s'exclama le bohémien en se fouillant vivement. Par le
diable, où est-il?... Je ne l'ai plus...

--Tu l'as perdu?...

--Oui, dit Belgodère en regardant fixement Fausta, j'ai dû le perdre...

--Cela n'a pas d'importance, après tout. Va, Belgodère, et attends mes
ordres. A moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je
t'enverrais à mon trésorier?

--A moins que vous ne me chassiez, dit le bohémien, je préfère rester.

--C'est bien aussi ce qu'il me semble, à moi, dit Fausta.

Et elle accompagna d'un sourire aigu le bohémien qui, après une humble
salutation, se retirait. Belgodère grondait en lui-même:

«Maintenant, je suis tout à fait sûr que c'est elle qui a fait enlever
Stella. Par l'enfer, signora mia, non seulement je n'ai pas fini avec
vous, mais cela ne fait que commencer!...



XXXVII

CLAUDE

Le prince Farnèse, en s'appuyant à la fenêtre du logis de la place de
Grève, assista; pétrifie, au terrible spectacle que nous avons essayé de
peindre.

Violetta était sauvée!... Violetta avait disparu, emportée au galop par
ses sauveurs!...

Ces sauveurs, Farnèse les avait reconnus. C'était ces hommes à qui il
avait parlé dans le vieux pavillon de l'abbaye de Montmartre, lorsque la
subtile et perverse diplomatie de Fausta l'avait si soudainement remis
en présence de la bohémienne Saïzuma... de Léonore de Montaigues... de
celle qu'il croyait morte...

Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque
soupir de joie surhumaine et, pour la première fois depuis seize
mortelles années qu'il venait de vivre, un rayon d'espoir tomba dans ce
coeur damné.

En quelques secondes, un plan s'échafauda dans son esprit. Par les
deux sauveteurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta... sa
fille... se faire pardonner le formidable passé!...

Oh! revoir Léonore! Les emporter toutes deux... elle et sa fille!...
Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite
de sang!... S'en aller dans quelque pays lointain... retrouver le
bonheur et l'amour!...

C'est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où
Fausta descendait de l'estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais
où, conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l'abandonnait jamais,
elle donnait rapidement deux ordres.

L'un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à
l'autre, nous en verrons l'exécution tout à l'heure.

Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait
Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé
la fenêtre. Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne
cherchât à s'emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas
avoir tué cette femme lorsqu'il la tenait dans le pavillon de l'abbaye.

En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l'escalier. Le
serviteur, vêtu de noir, qui avait fait entrer Belgodère, se présenta
pour lui ouvrir la porte.

--Si on vient me chercher de la part de la Souveraine, lui dit-il, vous
répondrez que je suis sorti d'ici en disant que je quitte Paris pour
regagner l'Italie.

--Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit
rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu'il occupait.

Au même instant, de cette loge, s'élancèrent cinq ou six hommes qui se
jetèrent sur Farnèse. En un clin d'oeil, il fut désarmé.

--Farnèse, livide, dit à celui qui venait de le désarmer:

--Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans; je sais
donc que vous accomplirez dans foute leur rigueur les ordres que vous
avez reçus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus
tôt possible à... celle qui vous a envoyé?

--Monseigneur, dit celui qu'on venait d'appeler comte, votre prière sera
d'autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l'instant même
au palais de la Cité.

Ils se mirent en route, le cardinal au milieu d'eux.

Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison de
Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce dont la porte de chêne
était garnie de ferrures solides.

Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais, pour toute
réponse, l'homme qui l'avait conduit jusqu'à cette chambre referma la
porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège et murmura:

«Qui sait s'il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malédiction de
Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit... Mais
mourir sans avoir frappé l'infernale Fausta!... O Claude! Claude! que
fais-tu?...»

Ce que faisait Claude?... Il s'était élancé vers le point où il avait vu
galoper Charles d'Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant
près de l'estrade.

Fausta le vit sans doute!... Elle devina ce qu'il allait faire!... et
dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d'elle, et cet homme
se mit à courir derrière Claude.

Claude, l'un des premiers, saisit la bride de l'un de ces chevaux qui
couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour
ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de
Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit
pas le peloton. Il s'élança ventre à terre dans la même direction que
Charles d'Angoulême, qu'il voyait disparaître au loin. Celui-ci se
croyait poursuivi.

Lorsqu'il s'arrêta, haletant, devant son hôtel, l'hôtel de Marie
Touchet, il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le
marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés;
la porte ouverte, Charles déposa dans l'antichambre Violetta évanouie...
A ce moment, Claude arrivait à fond de train et s'arrêtait devant la
porte. Charles s'élança au-dehors et braqua son pistolet sur Claude. A
l'instant même où il tirait, son bras dévia; la balle se perdit dans
les airs; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix
balbutia à son oreille:

--Mon père! C'est mon père que vous tuez!...

Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et,
le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s'élança, lui saisit les
deux mains:

--Entrez... entrez, ô vous qu'elle appelle son père... pardonnez... j'ai
cru que vous nous poursuiviez...

Quelques instants plus tard, Charles d'Angoulême et Violetta, réunis
dans les bras de Claude, mêlaient leurs sourires et leurs larmes. Le
bourreau sanglotait doucement.

«Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu'il souriait à Violetta,
notre situation est bien simple: j'aime cet ange dont vous avez le
bonheur d'être le père. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je
m'appelle Charles, duc d'Angoulême. Ma mère s'appelle Mme Marie Touchet,
et mon père s'appelait Charles IX...

--Le fils du roi! murmura Violetta ravie.

Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n'arrivaient pas.
Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes,
régnait un calme infini. Charles d'Angoulême, cependant, reprenait:

--Vous savez maintenant qui je suis... je serais bien heureux, en cette
minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le père de celle
que j'aime...

Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tête. Les larmes
de bonheur qui coulaient sur ses joues se figèrent au bord de ses yeux
hagards.

Qui je suis? fit-il d'une voix étranglée.

En même temps, d'un geste instinctif, il retira sa main que Charles
avait prise. Cette main... cette main homicide... cette main rouge de
sang...!

Violetta pâlit affreusement. Elle avait compris, elle!...

--Père! oh! mon bon père Claude! balbutia-t-elle. Et cette parole était
adorable! cette parole où elle reconnaissait le bourreau pour son père
en une pareille seconde!...

--Non, non! répéta Claude. Vous n'avez pas eu tort de me demander qui je
suis. Il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc,
je ne suis pas le père de cette enfant!...

--Père! père! cria Violetta d'une voix déchirante, vous m'avez déjà dit
cela! Eh bien moi, quoi qu'il arrive, je déclare que vous êtes mon père,
et que je n'en ai jamais eu d'autre que vous!...

Tandis que Charles demeurait stupéfait, bouleversé, Claude souleva
Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur
sa vaste poitrine, et l'emporta dans la pièce voisine où il la déposa
dans un fauteuil.

--Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien... ton vieux papa Claude
arrangera tout. Tu l'épouseras, le fils du roi!... bientôt tu seras
madame la duchesse d'Angoulême...

Alors il revint dans la salle ou il avait laissé Charles, et se mit à
marcher de long en large, pensif.

--Monsieur, fit-il en s'arrêtant tout à coup, comme je vous le disais,
je ne suis pas le père de Violetta. Je l'ai seulement élevée. Il
importe donc assez peu que vous sachiez ce que j'ai été. Je vous dirai
simplement que mon nom est maître Claude, et que je suis bourgeois de
Paris. Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c'est que je ne
suis pas le père de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr
Farnèse et de la très noble demoiselle Léonore de Montaigues.

--Cet homme que j'ai vu dans le pavillon de l'abbaye?...

--Oui, c'est lui!...

--Où et quand pourrai-je revoir le prince Farnèse?

--Je sais où le trouver.

--Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tôt.

Une sorte de gêne, une sourde contrainte régnait maintenant entre les
deux hommes.

--Le prince Farnèse, reprit Claude, est le seul qui puisse décider du
sort de Violetta; je ne suis rien pour elle... je voudrais que vous
soyez bien pénétré de cette vérité...

--Je le suis, dit Charles sourdement.

--Bien! continua Claude en pâlissant. Étant donné que je ne suis rien
pour Violetta, qu'elle n'est rien pour moi, le mieux c'est que vous
soyez, dès aujourd'hui, en communication avec le prince Farnèse... le
père de Violetta.

--C'est mon avis, dit Charles.

L'ancien bourreau baissa la tête. Il demeurait là, abîmé dans une sombre
méditation.

Le jeune homme le considérait avec une angoisse croissante. Des
soupçons, d'autant plus poignants qu'ils étaient plus imprécis,
l'envahissaient. Comment se faisait-il que ce Claude s'enfermât en une
attitude équivoque? Qui était-il? Quelle tache son contact avait-il
jetée sur Violetta? Au moment où il se posa ces questions, Charles vit
une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupçons s'évanouirent
pour un instant, et, entraîné par une instinctive pitié, il s'écria:

--Nous ne pouvons nous quitter ainsi! Monsieur, au nom de celle que nous
aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous êtes!...

--Ne vous l'ai-je pas dit? fit le bourreau d'une voix tremblante, je
suis un bourgeois de Paris, et je m'appelle Claude... Voilà tout!

--Non! ce n'est pas tout!... Ce secret... ce secret qui est dans votre
vie, je veux le savoir à présent...

--Ce secret! balbutia Claude. Écoutez, monseigneur. Je vous ai dit que
Violetta elle-même vous le révélerait. Le prince Farnèse... le père
de l'enfant que vous allez voir tout à l'heure vous donnera sur la
naissance de celle que vous aimez les explications nécessaires...
Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnèse!...

--Eh bien, soit!

--Adieu donc. Dans une heure le prince Farnèse sera ici... Cependant...
s'il survenait quelque chose... n'importe quoi où vous pensiez que je
puisse être utile à l'enfant, il y a dans la Cité, vers le milieu de la
rue de la Calandre, une maison autour de laquelle l'herbe pousse, une
maison basse et isolée des autres dont la porte et les fenêtres sont
toujours fermées. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore à Paris
si vous avez besoin d'aide, venez frapper à la porte de cette maison...
Un dernier mot: quand partirez-vous?

--Demain à la pointe du jour.

--Par quelle porte?

--Je passerai rue Saint-Denis, chercher a l'auberge de la Devinière un
ami qui m'est très cher... car je présume qu'il a dû se réfugier là...
puis, avec le prince Farnèse et Violetta, j'irai chercher la route
d'Orléans.

--Bien! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs...

A ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s'il voulait
entrer dans la pièce où se trouvait Violetta. Mais il s'arrêta court,
secoua la tête et revint sur Charles qu'il contempla longuement.

--Monseigneur, dit-il alors d'une voix basse et rauque, cette enfant
vous adore; je le sais; c'est l'âme la plus pure, le coeur le plus
généreux... elle a beaucoup souffert...

--Souffrances, misères, tout cela est fini pour elle! dit Charles en
joignant fiévreusement les mains.

Une expression d'ineffable joie se répandit sur le visage du bourreau.
Il salua le duc d'Angoulême avec une sorte d'humilité. Quelques instants
plus tard, il était dehors.

Au moment où le bourreau avait quitté la maison de la rue des Barrés, un
homme sortant d'une encoignure s'était mis à le suivre à distance. Cet
homme, c'était l'un de ceux à qui la Fausta avait jeté un ordre près de
l'estrade.

L'homme, qui le suivait de loin, le vit descendre la berge, arriver
jusqu'au bord de l'eau et demeurer longtemps debout, immobile, à
regarder couler cette eau.

«Voici le fait, ruminait le malheureux en se débattant contre son
désespoir, je suis le bourreau! Que Violetta m'ait absous de mon passé,
cela ne me surprend pas... Oui, mais Violetta est un ange, et je suis
le bourreau! Je n'y puis rien. Elle aime ce jeune homme. Il l'aime, lui
aussi!... C'est un noble coeur. Elle sera duchesse d'Angoulême», fit-il
tout à coup en riant.

L'espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et
reprendre le chemin de la place de Grève.

«Mais, rugissait Claude en lui-même, ce serait le dernier des débardeurs
de Seine! serait-il truand au lieu d'être duc! Où est le pauvre diable,
si malheureux qu'il soit, qui consentira à vivre près du bourreau?»

Il atteignit la place de Grève et, à travers les groupes encore nombreux
et agités, se dirigea vers le logis où il avait laissé Farnèse.

«Le bourreau disparu... moi mort, tout change! Il n'aura plus horreur de
moi s'il sait que je me suis tué... Il n'aura plus que de la pitié...
oui, oui... il saura que je suis mort et qu'il peut aimer sans
horreur... Un mot que je lui ferai parvenir à Orléans fera l'affaire...
Et, alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut! O ma fille
bien-aimée, si tu savais avec quelles délices je vais mourir pour
toi!...»

Et il était vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyée de larmes se
nimbait d'une gloire de sacrifice. Il heurta le marteau du logis en se
disant:

«Farnèse!... En voilà un, par exemple, qui va être étonné de ce que je
vais lui apprendre!... Que je déchire le pacte qui le lie à moi, que je
lui pardonne, et que sa fille... oui, sa fille l'attend!... Il n'a qu'à
aller rue des Barrés. A la bonne heure! Voilà un père que Violetta peut
avouer!»

Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut à l'instant et lui sourit.

--Je veux voir monseigneur, dit Claude.

--Montez, répondit le laquais.

Claude passa et se mit à monter rapidement le large escalier, A ce
moment l'espion qui l'avait suivi pas à pas entra à son tour dans la
maison et, sans dire un mot au valet noir, pénétra dans la loge.

Claude était arrivé à la porte de cette vaste salle où il avait attendu
avec Farnèse. Il entra. A l'instant où, pensif, il franchissait cette
porte, il se sentit brusquement saisi par les bras, et sa tête fut
enveloppée d'un sac.

Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot; mais, d'un terrible roulis
des épaules, il se débarrassa de l'étreinte; en même temps, il étendait
au hasard ses deux mains; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent
deux gorges; un double râle bref et deux masses tombèrent.

Tout à coup, Claude trébucha, s'affaissa... On venait de lui passer un
noeud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui
avait fait perdre l'équilibre.

Claude étendu, les jambes liées, aveugle, essaya une résistance suprême.
Bientôt, il se trouva dans l'impossibilité de faire un geste.

Il demeura immobile, et sa pensée se reporta vers Violetta... Puis,
tout tourbillonna dans sa tête; il s'aperçut qu'il allait s'évanouir...
mourir peut-être.



XXXVIII

LE TRIBUNAL SECRET

Lorsqu'il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de
fraîcheur, en même temps qu'il éprouvait des secousses de cahots. Où le
conduisait-on?...

Par qui, pour qui avait-il été saisi? Le sac jeté sur sa tête le mit
sur la voie; c'était là une manoeuvre familière aux gens de Fausta. Il
frémit. Non pour lui-même... Que pouvait Fausta?... Le tuer? Il était
décidé à se tuer lui-même!... Mais Violetta?... Est-ce que l'infernale
Fausta n'avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi?...

Tout à coup le véhicule qui le transportait s'arrêta. Claude fut saisi
par une douzaine d'hommes qu'il ne voyait pas. Il entendit résonner un
marteau de bronze sur une porte, et il frissonna. Il comprit dans quel
antre on l'entraînait: il était bien le prisonnier de celle qu'il avait
appelée sa Souveraine!...

Claude, porté à bras, sentit qu'on s'arrêtait encore et qu'on ouvrait
une porte verrouillée, puis qu'on le déposait précipitamment sur un
tapis... Alors, il entendit un cri d'étonnement... Une main rapide
trancha les liens qui l'entravaient, le sac fut enlevé. Celui qui venait
de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui eut une sourde
exclamation.

--Claude! Vous! Vous ici!...

Les yeux de Claude, éblouis, s'étaient fermés.

--Le cardinal prince Farnèse!...

Le cardinal était agenouillé près de lui.

--Où sommes-nous? râla Claude.

--Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnèse d'une voix sombre. Où
sommes-nous, sinon chez celle qui passe, semant la mort!

--Fausta! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Mais vous êtes
donc prisonnier, vous aussi?

--J'ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de
Grève... Ma fille! haleta Farnèse.

--Sauvée! Je voulais vous conduire près d'elle...

Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d'un regard
empli d'une ineffable sérénité.

--Vous étiez le père, murmura Claude. Et, pour le bonheur de l'enfant,
il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.

Deux larmes brûlantes s'échappèrent des yeux de Farnèse.

--Voyons, dit-il d'une voix tremblante, vous disiez qu'elle est
sauvée... répétez-le... vous disiez cela...

--Oui, je vous raconterai en détail toute l'aventure; pour le moment, il
faut songer à sortir d'ici... Avant tout, il faut que je reprenne des
forces; donnez-moi à manger!

--A manger? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.

--Oui, je meurs de faim... et surtout de soif...

Farnèse saisit le bras de Claude.

--Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s'est ouverte que
tout à l'heure lorsqu'on vous a jeté ici, presque dans mes bras... Il
n'y a ni à manger ni à boire.

A ce moment, la lampe suspendue très haut au plafond s'éteignait
subitement, grâce à quelque mécanisme manoeuvré du dehors.

Un léger déclic se fit entendre; une faible lumière éclaira soudain
l'obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle de rêve leur
apparut...

Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir
disparu!... A la place de ce panneau, une grille se montrait. Et, de
l'autre côté de cette grille, c'était une pièce de vastes dimensions,
éclairée par de rares flambeaux qui projetaient autour d'eux une lueur
triste. Au milieu de cette salle, le cardinal et le bourreau virent une
mise en scène fabuleuse...

Au milieu de cette salle s'élevait une estrade tendue de velours
incarnat et surmontée d'un dais de soie brochée à reflets rouges. Les
tentures de ce dais retombant en arrière de l'estrade en plis chatoyants
formaient un fond d'un rouge de flamme sur lequel ressortait en un
étrange relief la sombre beauté de Fausta... Fausta, immobile sur un
trône d'ivoire incrusté d'or, vêtue de ses habits pontificaux, le front
ceint de la tiare d'or, les pieds posés sur un vaste coussin de satin
blanc, Fausta, sculpturale, hiératique, éclatante de majesté, tandis
qu'au pied de l'estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes
violettes d'évêques s'alignaient dans une immobilité de saints de
cathédrale, tandis qu'à droite et à gauche de la salle le double rang
d'hommes d'armes couverts d'acier et appuyés sur les hallebardes
semblait un alignement de cariatides étincelantes.

Papesse!...

Elle était la papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette
lueur confuse des candélabres, se montrer en toute sa splendeur. Une
quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient
en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence
terrible...

Soudain, la statue blanche s'anima... Son regard se tourna vers l'un des
six cardinaux rangés au pied de l'estrade, et elle fit un geste de sa
main pâle où rutilait l'anneau, le symbolique anneau pareil à celui que
Sixte-Quint portait à son doigt.

Le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Il
s'avança de quelques pas, s'agenouilla devant Fausta, se prosterna,
puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers.
Et il prononça:

--Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal lié à nous par le
traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les
Catacombes de Rome?

--Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni... Que me
voulez-vous?... répondit Farnèse glacial.

Celui qui s'appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit;

--Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris!
Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre
association?

--Je le suis! répondit sourdement Claude.

La voix du cardinal Rovenni se fit solennelle:

«Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux
accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée.
Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés
en toute conscience. Je dois donc vous transmettre la sentence sans
appel dont chacun de vous est frappé... Cardinal Farnèse, continua-t-il
en dépliant et en lisant le parchemin qu'il tenait, vous êtes accusé
d'avoir laissé un sentiment humain dominer votre coeur et vous pousser
à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé et convaincu
d'avoir essayé de soustraire à la mort votre fille condamnée par notre
tribunal parce qu'elle est un obstacle, parce que sa vie est un danger
pour notre société.»

Farnèse, peu à peu, avait repris son sang froid et, regardant Fausta en
face:

«Madame, dit-il, j'ai été le premier à étayer votre souveraineté; le
premier j'entre en rébellion. J'étais venu à vous parce que Sixte me
semblait être la Tyrannie dans l'Eglise libre. Je me suis séparé de vous
parce que j'ai vu que vous étiez l'incarnation de la Perversité. Je ne
reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté. Je sais que vous
allez me tuer.

Mais, avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée
jusqu'au fond de l'âme et que ce que j'ai vu me cause un vertige
d'horreur.

Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit
ces paroles. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette
statue qu'était Fausta... Alors le cardinal Rovenni reprit, s'adressant
cette fois à Claude:

«Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion; vous êtes
accusé et convaincu d'avoir tenté de soustraire au supplice la fille
païenne nommée Violetta; vous êtes accusé et convaincu d'avoir refusé
ici même d'exercer votre office contre cette fille qui vous était
livrée.»

Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction
qui l'avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés.
Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et, alors, d'une voix sourde,
il se mit à lire le parchemin:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom de notre Souveraine
élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le
pontificat sous le nom de Fausta, Première du nom, en notre âme et
conscience avons déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute
trahison envers la Souveraineté pontificale; et Claude, bourreau-juré,
coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence,
moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, ai donné lecture
aux condamnés de la sentence de mort, ai respectueusement supplié Sa
Sainteté, notre Souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de
supplice applicable aux condamnés.»

La papesse ne fit pas un mouvement. Seulement ses yeux noirs
étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans
pitié, sans haine, prononça:

«Nous, Fausta Ière, souveraine par l'élection du conclave secret, vu
la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude,
bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret,
arrêtons:

«Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés;

«Que la Faim et la Soif soient les exécutrices de la sentence.»

Tous les personnages qui entouraient le trône s'agenouillèrent
alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lampes soudain
démasquées, inonda le trône d'ivoire, les trompettes sonnèrent une
fanfare aux accents larges et lents, que soutenaient les mugissements
d'un grand orgue, dissimulé derrière le trône... et, sur ce trône,
Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois
doigts s'ouvrirent pour la bénédiction pontificale...

Soudain cette fantastique vision disparut en un instant... Farnèse et
Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Lorsque la
lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au
lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu'elle était d'abord.

--Quel affreux cauchemar!... balbutia Claude.

--Quelle réalité sinistre! répondit Farnèse de sa voix glaciale. Vous
n'avez pas rêvé!

--Quoi!... Nous sommes condamnés à mourir...

--De faim et de soif!.. Oui!...

Claude voulait mourir, mais non de cette épouvantable mort. Il jeta
autour de lui un regard de feu.

--Cette fenêtre! gronda-t-il.

En un clin d'oeil, il eut placé un escabeau sur la table, approché la
table du fond de la pièce et atteint la fenêtre qui surplombait la
Seine. Un souffle d'humidité venu de la rivière fouetta son visage.
La fenêtre était défendue par des barreaux monstrueux... mais Claude
sourit!... il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il
redescendit, saisit Farnèse par le bras et haleta:

--Nous ne mourrons pas ici... nous fuirons par cette fenêtre avant deux
heures.

Farnèse eut un imperceptible haussement d'épaules.

--Nous ne fuirons pas, nous mourrons ici..., murmura-t-il.

A ce moment, et, comme pour confirmer cette certitude qu'exprimait
le cardinal d'une voix morne, un volet se rabattit violemment de
l'extérieur et mura la fenêtre... C'était un volet de fer de trois
pouces d'épaisseur, et il eût fallu un mois de travail à Claude pour
l'arracher, après avoir descellé les barreaux.

Alors, les cheveux hérissés, en proie au vertige de l'épouvante, il
recula jusque dans un angle de ce tombeau, s'y accula, et, farouche,
haletant de la soif qui le brûlait, il se mit à calculer combien
d'heures il avait à vivre!...



XXXIX

LE MARIAGE DE VIOLETTA

Revenons en arrière, c'est-à-dire au moment même où Claude fut arrêté
dans le logis de la Grève. Nous suivrons l'espion qui, depuis la rue des
Barrés, s'était attaché aux pas de l'ancien bourreau.

Lorsque Claude eut été solidement lié et mis dans l'impossibilité
de faire un seul mouvement, cet homme, cet espion, sortit du logis,
s'élança rapidement vers le palais de Fausta, et, ayant été aussitôt
introduit auprès d'elle, lui rendit compte de l'arrestation.

Fausta tenait donc en son pouvoir à la fois Farnèse et Claude,--les deux
pères de Violetta, Mais ce que voulait surtout Fausta, c'était reprendre
Violetta elle-même. Elle interrogea donc l'espion.

De l'ensemble des réponses de l'espion, et bien que celui-ci n'eût
rien vu que Claude, il résulta dans l'esprit de Fausta que Violetta se
trouvait dans l'hôtel de la rue des Barrés. Fausta, d'un geste, renvoya
alors l'espion et se mit à réfléchir, avec qui la jeune fille se
trouvait-elle, avec Pardaillan, sans aucun doute!

Il ne restait donc qu'à marcher à la rue des Barrès avec, des forces
suffisantes pour s'emparer de Pardaillan et de son amante.

Fausta, une fois sa résolution prise, n'en remettait jamais l'exécution.
Elle frappa donc pour donner des ordres. Le valet qui entra tenait un
plateau d'or à la main. Sur le plateau il y avait une lettre.

--Un gentilhomme de Mgr de Guise, dit le valet en fléchissant le genou,
vient d'apporter cette missive. Il attend.

Fausta prit la lettre, la décacheta, la lut et tressaillit. Voici ce
quelle venait de lire;

«Madame, nous tenons le damné Pardaillan. Il est en l'auberge de la
Devinière, sise rue Saint-Denis. que nous cernons de toutes parts.
La bête est prise au piège, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable
d'assister à l'hallali. Je vous envoie donc un de mes fidèles, le sire
de Maurevert, qui se mettra à vos ordres pour vous conduire sur le
terrain de chasse.

La lettre n'était ni signée ni scellée. Mais Fausta reconnut l'écriture
de Guise.

--Faites entrer ce gentilhomme, dit-elle.

Les déductions de Fausta se trouvaient bouleversées: Pardaillan n'était
pas rue des Barrés avec Violetta. Pardaillan était cerné rue Saint-Denis
par les hommes de Guise.

A ce moment, Maurevert entra. Et comme il savait qu'il était envoyé à
une princesse, il ne put retenir un geste d'étonnement en voyant un page
au pourpoint armorié de l'écu de Lorraine, là où il s'attendait à voir
une femme. Fausta, en effet, ne s'était pas encore dévêtue du costume de
page qu'elle avait pris pour aller sur la Grève.

--Monsieur, dit-elle, vous m'êtes envoyé par le duc de Guise?

--Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant avec un sourire; car, dans
son esprit, cette femme habillée en page ne pouvait qu'être l'une des
nombreuses amies de Guise.

--Madame, continua-t-il, mon seigneur duc m'envoie pour vous confirmer
la nouvelle incluse dans son message. A savoir que le sire de Pardaillan
va être pris comme un renard au gîte. S'il vous convient d'assister à
cette partie de plaisir, veuillez me suivre, madame, sans retard. Car
j'ai un certain intérêt à être moi-même présent à l'opération.

Fausta, depuis l'entrée de Maurevert, employait toutes les ressources de
son esprit à jauger l'homme, à son geste, à sa voix. Lorsque Maurevert
eut achevé de parler, elle comprit qu'une haine dévorante poussait cet
homme qui dès lors cessait d'être à ses yeux un banal messager.

--Monsieur de Maurevert, fit-elle tout à coup avec un de ces sourires
qui faisaient frissonner, j'ai non moins de hâte que vous de me rendre
auprès du duc de Guise...

--Partons donc...

--Un instant. Je veux vous dire la cause de ma hâte, espérant que vous
m'aiderez dans mon projet. Je veux que vous demandiez pour moi une grâce
à M. de Guise. Sûrement, il ne me la refusera pas.

--Et quelle est cette grâce? fit Maurevert en tordant sa moustache avec
une fébrile impatience.

--Pas grand-chose, dit Fausta: la vie et la liberté de M. de
Pardaillan...

Maurevert bondit.

--Voilà ce que vous voulez que je demande au duc? fit-il d'une voix
altérée. Voilà près de dix-huit ans que je connais... Pardaillan. Et
voilà dix-huit ans, madame, que j'attends une occasion pareille à celle
de ce jour. Si mon père faisait un geste pour sauver Pardaillan,
je tuerais mon père. Si le duc de Guise vous accordait la grâce de
Pardaillan, je tuerais le duc, quitte à être déchiré sur place par
ses gardes! Si vous demandiez cette grâce devant moi, je vous tuerais
vous-même!...

En disant ces mots, Maurevert, la main crispée sur le manche de sa
dague, paraissait en effet prêt à se ruer sur Fausta. Pourtant il reprit
rapidement son sang-froid, et s'inclinant:

--Adieu, madame. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous escorter, sachant ce
que vous allez demander...

--Je le demanderai pourtant, dit Fausta en se levant.

--Heureusement, je n'en serai pas réduit au meurtre d'une aussi belle
créature que vous êtes, madame, car je crois que le duc lui-même vous
tuerait de ses mains, quelque regret qu'il en puisse éprouver ensuite,
plutôt que de vous accorder la vie et la liberté de son plus mortel
ennemi.

--Il me l'accordera pourtant! dit Fausta avec cet accent d'irrésistible
autorité qui courbait devant elle les fronts les plus orgueilleux. Je
parle ainsi, parce que, si vous obéissez à Guise, si Paris obéit à
Guise, c'est à moi que Guise obéit! Parce que je suis celle qui a
révolutionné le royaume et chassé Henri III! Celle qui échafaude le
trône de votre roi de demain; parce que je suis celle qui est envoyée
pour rétablir l'ancien ordre des choses, parce que je suis Fausta!...

--Fausta! murmura Maurevert en frissonnant.

Et, dans son esprit éperdu, s'évoqua la mystérieuse légende de puissance
infinie qui escortait ce nom comme l'éclair escorte la foudre. Ce nom
chuchoté avec terreur dans l'entourage du duc, ce nom qui faisait pâlir
Guise lui-même, frappa Maurevert d'une sorte d'effroi superstitieux.

Il jeta un rapide regard sur cette femme. Ses genoux se plièrent. Il se
prosterna. Fausta dédaigna ce triomphe.

--Maurevert, dit-elle d'une voix calmée, je connais ta haine contre
Pardaillan. Et, maintenant que tu sais qui je suis, je te demande:
Veux-tu me donner la vie et la liberté de cet homme?...

Un vertige s'empara de Maurevert. L'idée lui vint de se ruer sur Fausta,
de la frapper à mort... mais, derrière ces portes, il devina les gardes
qui veillaient, prêts à accourir au premier cri. Il poussa un rauque
soupir et, convenant aussitôt avec lui-même de remettre sa vengeance à
plus tard, il murmura:

--Que votre volonté soit faite!... Ma haine était toute ma vie: je
remets ma vie entre vos mains...

Fausta, alors, invita Maurevert à s'asseoir en lui désignant un siège.

«Voilà un homme qui est sur le point de me haïr, songea Fausta; et
il faut que, dans un instant, il soit prêt à m'adorer. Monsieur de
Maurevert, reprit-elle tout haut, en me faisant le sacrifice volontaire
de votre haine, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance. Je veux
vous offrir une récompense digne de vous. Tout d'abord, sachez que votre
haine aura toute satisfaction.

--Que voulez-vous dire? s'écria ardemment Maurevert.

--Que Pardaillan mourra! Que non seulement je ne demanderai pas sa grâce
au duc, mais encore que je vous le livrerai, à vous, dès qu'il sera
pris!

Maurevert étouffa un rugissement.

--Madame, fit-il, tout à l'heure je vous ai dit que je remettais ma
vie entre vos mains; maintenant je vous dis que, le jour où vous me
demanderez cette vie, vous me trouverez prêt à mourir pour vous...

«Maintenant il est à moi! songea Fausta. On obtient donc tout de la
haine et rien de l'amour des hommes! Monsieur de Maurevert, reprit-elle
gravement, je retiens vos paroles et m'en souviendrai dans l'occasion.

--Que cette occasion vienne donc, et vous me verrez à l'oeuvre. Mais,
madame, ne vous semble-t-il pas qu'il est temps pour moi de rejoindre le
duc de Guise?...

--Ne craignez rien. Aucune tentative ne sera commencée contre l'auberge
de la Devinière sans mon ordre. Et c'est vous qui porterez l'ordre.
Maintenant, écoutez-moi. Je sais que vous êtes pauvre. Je sais que
le duc compte assez sur votre fidélité pour ne vous réserver que des
emplois subalternes. Voulez-vous devenir riche? Voulez-vous acquérir à
la fois l'argent et la haute situation à laquelle votre esprit libre
peut prétendre?... Cent mille livres vous sont assurées dès demain si
vous m'obéissez; et, dans l'avenir, un emploi important à la cour de
France, quelque chose, par exemple, comme la capitainerie générale des
gardes.

--Que faut-il faire? palpita Maurevert ébloui, subjugué...

Vous le saurez ce soir. Soyez ici à onze heures. Maintenant vous pouvez
aller rejoindre le duc. Voici mes ordres en ce qui concerne votre
ennemi... Pardaillan: le prendre vivant et le conduire à la Bastille
Saint-Antoine. Ajoutez que je veux être prévenue dès que l'homme sera
capturé.

--Vous serez prévenue par moi-même, dit Maurevert qui s'inclina, tout
étourdi de ce qui lui arrivait.

Fausta fit un geste de hautaine bienveillance, et Maurevert,
s'éloignant, sortit de la maison et reprit en toute hâte le chemin de
la rue Saint-Denis. Quant à Fausta, si elle avait semblé conduire
toute cette scène sans effort apparent, l'effort n'en était pas moins
considérable, car, après le départ de Maurevert elle pencha la tête et
la laissa tomber dans une de ses mains comme si elle eût été un moment
accablée du poids de ses pensées.

«Pardaillan est pris, murmura-t-elle. Pris!... Conduit à la Bastille!...
Est-ce de la joie ou de la terreur qui fait palpiter mon sein?...
Pardaillan mourra sans que je l'aie revu...»

Et, secouant la tête comme pour se débarrasser dune pensée qui la gênait
à ce moment, car elle avait une admirable méthode de travail dans ses
conceptions:

«Mais qui se trouve, alors, dans l'hôtel de la rue des Barrés?... Où est
Violetta?...»

Ayant ainsi parlé, son visage un instant bouleversé par la passion
reprit toute sa sincérité. Elle appela ses femmes qui lui apportèrent un
costume de gentilhomme qu'elle revêtit, mit un masque de velours noir
sur son visage, et bientôt, montant à cheval elle prit le chemin de la
rue des Barrés, escortée d'un seul domestique.

Ce domestique, c'était l'espion qui avait suivi maître Claude.
Lorsqu'ils furent arrivés rue des Barrés, l'espion prit les devants et
s'arrêta devant l'hôtel d'où il avait vu sortir Claude. Fausta mit pied
à terre et souleva elle-même le marteau. Au bout de quelques instants,
le guichet de la porte s'ouvrit. Une figure d'homme parut derrière le
guichet.

--Que voulez-vous? demanda l'homme qui jeta dans la rue un regard rapide
et soupçonneux.

Fausta répondit:

--Je viens de la part de M. le chevalier de Pardaillan, de maître Claude
et de Mgr Farnèse.

A peine Fausta eut-elle parlé que la porte s'ouvrit précipitamment et
l'homme dit:

--Entrez, monseigneur vous attend...

--Monseigneur! songea Fausta en tressaillant.

Et elle entra sans hésitation apparente; mais sa main s'assura que la
dague et le pistolet passés à sa ceinture pouvaient être facilement et
rapidement saisis.

--Venez, venez, monsieur! dit le serviteur.

Si vite que Fausta eût traversé l'antichambre, elle n'en étudia pas
moins d'un regard l'ensemble des choses qui l'entouraient. Sur un
panneau de mur, elle vit un portrait de jeune femme d'une délicate et
mélancolique beauté. Au-dessous du portrait, une tapisserie portait en
broderie d'or cette devise qui se répétait sur d'autres panneaux: «Je
charme tout.»

«Marie Touchet! La maîtresse du roi Charles IX!...»

Fausta sourit et murmura:

«Je suis dans l'hôtel de Marie Touchet!... Et l'ami de Pardaillan...
celui à qui Violetta a été confiée... c'est celui qui a insulté Guise
sur la place de Grève... c'est Charles de Valois, duc d'Angoulême... et
le voici...»

En effet, à ce moment, une porte s'ouvrait et Charles d'Angoulême
s'avançait rapidement:

--Soyez le bienvenu, monsieur, dit-il avec émotion, vous qui venez
au nom de trois hommes qui, en cette heure, occupent ma pensée tout
entière...



XL

LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite)

Arès le départ de Claude, le duc d'Angoulême était demeuré quelques
minutes pensif, sans pouvoir détacher son esprit de cette figure sombre
qui lui inspirait un indéfinissable sentiment et surtout une curiosité
frémissante pour le secret que Claude avait emporté.

Bientôt, la pensée de Charles prit un autre cours. L'amour, dans ce
qu'il a de pur, de généreux et d'enthousiaste, l'amour vibrait dans son
coeur et le faisait palpiter.

Quelques mois à peine le séparaient du bienheureux jour où Violetta lui
était apparue... où l'amour était né dans son coeur sous le premier
rayon de son regard.

Il se dirigea vers la chambre où était sa bien-aimée. Il entra.
Violetta, à sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit
les mains en murmurant:

--Vous voici donc, mon cher seigneur... je vous attendais...

Elle était un peu pâle. Et, dans ses grands yeux fixés sur lui, elle
laissait éclater son amour et sa joie.

Charles, ébloui, saisit une main de Violetta et la porta à ses lèvres,
dans un geste plus courtois qu'ardent, mais qui lui permettait de cacher
son trouble. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au
pied d'un grand portrait où souriait une femme aux traits empreints
d'une douceur mélancolique et, simplement, il dit:

--Ma mère...

Violetta leva les yeux vivement vers le portrait, joignit les mains et
dit:

--Comme elle est belle, mon cher seigneur! Comme elle doit être
bonne!... Et comme elle a dû vous aimer...

Avec l'infinie science de l'instinct, Violetta venait de résumer Marie
Touchet tout entière dans ces trois traits: la beauté, la bonté,
l'amour...

--Celui qu'elle aimait..., reprit Charles, ravi de la plus douce
émotion.

Et il conduisit Violetta au pied d'un autre portrait et dit:

--Mon père, le roi Charles IX. tel qu'il était deux ans avant sa mort...

Violetta considéra le portrait avec une remarquable attention, puis elle
murmura:

--Pauvre petit roi!...

Charles d'Angoulême tressaillit. Il n'était pas possible de trouver un
mot plus convenable pour traduire l'impression rendue par le peintre de
ce roi chétif, pâle, dans les yeux troubles duquel pointait déjà l'aube
livide des folies.

Ils causaient ainsi, sans émotion apparente, de choses qui ne se
rattachaient pas à leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un
mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles, indiquaient
qu'il faisait entrer Violetta dans l'intimité de la maison, qu'elle
avait droit dès ce moment de faire partie de la famille.

Ils se regardaient en souriant. Et c'était une minute d'un charme
infini... Charles, tremblant, tira alors d'un bahut un écrin qui
contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues
enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en était une toute simple, en
or mat, qui portait une seule perle incrustée dans les dents du chaton
délicat, joyau fragile, d'une finesse admirable.

--Voici, dit-il alors, une bague que Charles IX a donnée à ma mère le
jour de ma naissance. Ma mère l'a retirée de son doigt lorsque je
l'ai quittée, et me l'a donnée en me disant que ce serait la bague de
fiançailles de celle que je choisirais pour épouse...

Alors, tout pâle, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de
Violetta en balbutiant:

--Voilà la bague de fiançailles que m'a donnée ma mère. Elle est à vous,
Violetta, et vous êtes ma douce fiancée, comme vous étiez l'élue de mon
coeur dès la minute où je vous vis pour la première fois...

Enivrés tous deux, extasiés et frémissants, leurs mains se cherchaient,
leurs regards s'enlaçaient, leurs bras, vaguement, s'ouvraient pour une
étreinte... A ce moment, on frappa à la porte. Presque aussitôt, un
serviteur familier du duc entra, et Charles courut au-devant de lui.

--C'est le prince Farnèse demanda-t-il ardemment.

--Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part,
ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maître Claude...

--Mon père! murmura Violetta. Mon père est donc parti!...

Charles saisit la main de la jeune fille.

--Chère âme, dit-il, violemment ramené du rêve à la réalité, je vais
savoir où est votre père, et nous irons le rejoindre... ne craignez
rien... il nous attend...

Sur ces mots, il s'élança dans la grande salle où se tenait le jeune
gentilhomme annoncé et Violetta attendit, palpitante mais rassurée...
car que pouvait-elle craindre là où se trouvait celui qui était son
fiancé?...

Le jeune duc salua avec politesse celui qu'il pouvait considérer comme
un ami. Le messager s'inclina et demanda:

--C'est bien à Monseigneur Charles de Valois, comte d'Auvergne et duc
d'Angoulême que j'ai l'honneur de parler?

--Une femme! murmura Charles. Oui... monsieur, répondit-il en appuyant
sur ce dernier mot.

--Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C'est
le nom d'une pauvre femme trahie, trompée, bafouée, réduite au désespoir
par l'homme qui règne en ce moment sur Paris...

--Le duc de Guise!

--Oui. Et c'est pour me venger de lui, du moins je l'espère, que j'ai
pris ce costume qui m'a permis d'entrer dans Paris et de m'y mouvoir
à l'aise. Ce que je vous en dis, c'est seulement pour m'excuser de
demeurer simplement pour vous la messagère de vos amis.

--Oh! madame, il n'est pas besoin d'excuse. Je serais indigne du nom que
je porte si, en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquiétude
dans votre esprit. Votre cause d'ailleurs m'est sympathique, puisque
vous aussi vous êtes une victime de Guise.

--Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans
le fauteuil que lui désignait Charles, et venons-en au message que j'ai
accepté de vous transmettre.

La position de Fausta était périlleuse. Elle savait peu de choses. Et ce
qu'elle ne savait pas, il fallait obliger Charles à le dire lui-même.

--Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis
m'ont paru s'inquiéter fort d'un détail auquel en ma qualité de femme...
qui a aimé et souffert... je me suis vivement intéressée. La jeune
fille, qu'ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hôtel?

--Elle y est, dit Charles sans aucun soupçon.

--Loué soit le seigneur! M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c'est
lui surtout qui m'a semblé inquiet... Sans doute il aime cette jeune
fille?... dit-elle.

--Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant. Mais,
s'il vous a paru si inquiet, je reconnais là sa généreuse amitié. Car
Violetta, madame, c'est ma fiancée, et, moi, j'ai le bonheur d'être
l'ami du chevalier.

A ces mots, Fausta hocha la tête en signe de sympathie. Mais sans doute
elle dut faire un terrible effort pour ne laisser échapper ni un mot, ni
un cri, ni un geste, car, sous son masque, elle devint très pâle.

Ce qu'elle venait d'apprendre la bouleversait. C'était le renversement
immédiat de toute sa pensée et de tout son sentiment. Violetta n'était
pas l'amante de Pardaillan! Violetta était la fiancée de Charles
d'Angoulême!...

Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tâcher de voir clair en
elle-même, elle reprit:

--Je ne m'étonne plus maintenant de l'intérêt que semblait témoigner M.
de Pardaillan à cette jeune fille... Ce gentilhomme paraît avoir pour
vous une immense affection...

--Oui, dit Charles attendri; Pardaillan est mon ami, il est dans ma vie
comme un dieu tutélaire. Je lui dois mes joies les plus précieuses... Si
j'ai retrouvé celle que j'aime, si elle n'est pas morte, c'est encore à
lui que je le dois...

--Quoi! s'écria Fausta, cette pauvre enfant s'est donc trouvée en danger
de mort?...

La question était si naturelle que Charles se mit à faire le récit
des événements de la place de Grève, en insistant, bien entendu, sur
l'héroïsme du chevalier de Pardaillan.

Fausta, tout en l'écoutant avec attention, faisait son plan et décidait
du sort de Violetta.

La tuer?... A quoi bon maintenant?... Écarter à tout jamais Violetta du
duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s'éclaircissait ainsi:

Pardaillan était pris ou allait l'être. Farnèse et Claude étaient
ses prisonniers et, dès le soir même, le tribunal secret allait les
condamner à mort. Il ne s'agissait donc que de s'emparer du duc
d'Angoulême et d'éloigner Violetta. C'est sur ce double problème que se
concentra toute la force de calcul et de volonté de la Fausta.

Lorsque Charles eut achevé son récit ému, elle reprit:

--Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hâte, n'ont
pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas
bien le mystérieux rendez-vous qu'ils assignaient.

--Un rendez-vous? fit Charles étonné.

--Je vois qu'il faut que je vous raconte les choses de point en point.
Comme je vous l'ai dit, monseigneur, surveillée, traquée, je suis entrée
dans Paris à la faveur de ce déguisement. Pour tout vous dire d'un mot,
je suis de la religion... ce qu'ils nomment une huguenote...

--En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher:
on tue, on pend, on brûle dans Paris...

--Je le sais, dit Fausta, sur un ton d'amertume admirable de naturel et
d'émotion. Venue pour l'accomplissement d'une mission difficile, je
pris ce déguisement, je descendis dans une simple auberge située rue
Saint-Denis... l'auberge de la Devinière. J'y passai la nuit fort
tranquille. La matinée s'écoula sans incident. J'allai donc sortir,
tantôt, lorsque, soudain, la rue se remplit de rumeurs. On criait
à mort! Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans
l'auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la
rue comme une trombe.

--C'était Pardaillan! haleta Charles. Il est sauvé?...

--Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus
bientôt, c'était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un
huguenot, Et, ouvrant la porte d'un cabinet où je me trouvais, je lui
fis signe de s'y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu'un qui se
cache, mais avec un air paisible.

--Comme je le reconnais bien là!...

--Je lui demandai s'il était de la religion. Alors il me dit son nom
sans m'expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je
m'employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Deux heures se
passèrent ainsi lorsque, par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer
dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe.
Ils vinrent. Et, chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces
deux hommes ne l'eussent pas connu. C'était, comme je le sus presque
aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.

--Ils ne le connaissent pas, en effet, et l'un d'eux ne l'a vu que
quelques instants... Continuez, madame...

--Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut question
de vous et de la jeune fille. Le bourgeois... raconta qu'il était sorti
d'ici, de votre hôtel, pour aller chercher le prince Farnèse...

--C'est vrai! s'écria Charles fort intéressé.

--Et qu'il l'avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se
mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que, maître Claude
ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû
fuir. Ils s'étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à
l'auberge de la Devinière pour y attendre que l'émotion populaire fût
calmée...

--Je vais les rejoindre! s'écria Charles en se levant.

--Gardez-vous-en bien, dit Fausta. Attendez la fin de mon message...
Alors, celui qui s'appelait maître Claude commença un long récit. Mais
j'entendais qu'il s'agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs
fois mes oreilles... Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de
Pardaillan l'écoutèrent avec une égale émotion... Enfin, le bourgeois,
maître Claude, alla examiner la rue et revint en disant qu'elle était
pleine de furieux dont on entendait les cris et qu'ils commençaient à
fouiller les maisons. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par
une porte de derrière. Mais où aller ensuite? C'est alors, monseigneur,
que je proposai à ces trois hommes, dont la situation m'avait émue, de
se retirer dans l'hôtel de l'un de mes amis, situé tout proche, «Oui,
dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille?»

Ces derniers mots étaient un chef-d'oeuvre de ruse. Sachant ce qu'il
savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu'il ne songea même
pas à s'étonner. Fausta, voyant la confiance du duc, continua:

--Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir,
je m'avançai et me proposai comme messagère.

--Ah! madame, s'écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la
portant à ses lèvres, tout à l'heure, je voulais respecter votre secret.
Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d'un si
grand service...

Fausta secoua la tête avec mélancolie.

--Ce que j'ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas
votre gratitude... Pour revenir à l'objet de mon message, il fut convenu
que les trois hommes se réfugieraient dans l'hôtel que je leur indiquais
et qu'ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier
de Pardaillan m'indiqua exactement la situation de votre hôtel et me
dit de m'annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître
Claude et de M. de Pardaillan. C'est ce que j'ai fait... Alors, nous
sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l'hôtel de mon
ami où ils sont en sûreté et d'où ils ne sortiront que ce soir à onze
heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: «Pour
Dieu! madame, suppliez le duc d'Angoulême de ne pas bouger avant cette
nuit!...» Au moment où j'allais m'éloigner, le prince Farnèse me
remercia, puis ajouta ces paroles que je vous transmets:

«Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l'église
Saint-Paul. Qu'il ne s'inquiète de rien! Tout sera prêt.»

--Dans l'église Saint-Paul! fit Charles enivré, je comprends...
je comprends tout! Ce soir à minuit, en l'église Saint-Paul, avec
Violetta... j'y serai!...

Fausta se leva et dit d'un accent pénétré:

--Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous
méritez, fit Fausta d'un air pénétré.

--Comment pourrai-je m'acquitter jamais envers vous! murmura Charles.

Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une
violente émotion... Elle répondit soudain:

--En recommandant à la duchesse d'Angoulême de prier parfois pour mon
mari... Agrippa, baron d'Aubigné...[1]

En même temps elle s'avança rapidement vers la porte.

--La baronne d'Aubigné! avait murmuré Charles. Ah! je comprends
maintenant qu'elle taise son nom! Noble coeur, ne crains rien de moi!

[Note 1: Agrippa d'Aubigné, huguenot militant, et l'un des plus
fidèles capitaines de Henri de Béarn, était connu pour un redoutable
conspirateur, et sa tête était mise à prix par les chefs de la Ligue
catholique triomphante à Paris.]

Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval,
et suivie à distance par son laquais, disparaissait au tournant de
la rue et murmurait avec un sourire qui découvrit ses petites dents
féroces:

--Maintenant, il ne me reste plus qu'à marier Violetta...

Charles, le coeur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant
la main:

--Chère âme, ce soir, nous serons unis à jamais ce soir, vous serez
duchesse d'Angoulême...



XLI

LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin)

L'église Saint-Paul était à deux pas de l'hôtel de Marie Touchet.

Peu à peu, avant que le soir ne fût arrivé divers personnages parurent
dans la rue des Barrés et occupèrent des encoignures de portes. En sorte
qu'une heure après le départ de la messagère, si Charles avait eu l'idée
de sortir de l'hôtel, il n'eût pu faire dix pas soit à gauche, soit à
droite, sans se heurter à l'une de ces statues immobiles.

Lorsque la nuit fut tombée, un étrange mouvement se produisit autour de
l'église Saint-Paul. Diverses troupes, composées chacune de dix ou douze
hommes, prirent position devant chacune des portes de l'église. Dans la
rue Saint-Antoine, un lourd carrosse vint stationner.

Pendant que Fausta prenait ses dispositions, Charles et Violetta, assis
l'un près de l'autre, continuaient à vivre de ce beau rêve d'amour où
ils venaient d'entrer. Enfin, onze heures sonnèrent.

--Il est temps, dit Charles doucement.

--Allons, mon cher seigneur, répondit Violetta.

Elle était toujours vêtue de la tunique blanche qu'elle portait sur la
place de Grève. Seulement, Charles alla prendre dans une vieille armoire
un grand manteau qui avait appartenu à sa mère et le lui jeta sur les
épaules.

Dehors, Violetta se suspendit à son bras. Et, serrés l'un contre
l'autre, sans prononcer un mot, ils marchèrent vers l'église Saint-Paul.
...........................................................

Onze heures du soir!... C'était le moment où Claude et Farnèse
écoutaient, dans la maison de Fausta, la sentence du tribunal secret qui
les condamnait à mourir.

Lorsque le panneau se fut refermé, Fausta descendit lentement de son
trône et gagna sa chambre à coucher. Nul n'y pénétrait. Myrthis et
Léa, ses deux suivantes, étaient les seules qui eussent permission d'y
entrer.

Elles étaient là, attendant leur souveraine. Elles la déshabillèrent du
splendide costume qu'elle portait. Et, alors, elle revêtit ces mêmes
vêtements de gentilhomme sous lesquels elle s'était présentée a l'hôtel
de la rue des Barrés. Puis elle se rendit dans cette salle élégante qui
pouvait passer pour le boudoir d'une jolie femme. Un homme était là qui
attendait, assis, et qui, à l'entrée de Fausta, se leva vivement et
s'inclina.

--Êtes-vous prêt à tout ce que nous avons convenu ce soir? demanda
Fausta.

--Je suis prêt, madame, répondit l'homme.

Ils sortirent ensemble du palais de la Cité. Dehors attendait une
escorte d'une vingtaine de cavaliers. Fausta monta à cheval et, se
mettant en route, fit signe à l'homme de marcher près d'elle. Et ils se
mirent à parler à voix basse.

Cet homme qui attendait Fausta, qui venait de monter à cheval et se
tenait près d'elle, c'était le sire de Maurevert.

Charles et Violetta arrivèrent à l'église par la rue des
Prêtres-Saint-Paul, au moment où la demie de onze heures tombait dans la
nuit des temps.

Charles, dans le court trajet de la rue des Barrés à l'église
Saint-Paul, avait bien entrevu des ombres se glissant au long des murs,
apparaissant pour disparaître aussitôt; mais il avait pensé que c'était
des tire-laine, gens peu redoutables pour un homme bien décidé, et il
s'était contenté d'assurer dans sa main le manche de sa bonne dague.

Devant l'église, Charles s'arrêta et regarda autour de lui, pour voir
s'il n'apercevait pas ceux qui l'attendaient. Il ne vit personne.
Mais il s'aperçut aussitôt que la porte était entrouverte. Donc, on
l'attendait à l'intérieur. Ils entrèrent. L'église était vaguement
éclairée par deux cierges allumés au maître-autel. Près du choeur, il
entrevit alors trois hommes debout qui, formés en groupe, semblaient
attendre en causant entre eux.

--Les voici! dit Charles.

--Mon père? demanda Violetta.

--Oui, votre père, chère âme... et voici... oh! voici le prêtre qui va
nous unir...

Ils frissonnèrent tous deux longuement et se serrèrent l'un contre
l'autre, dans une douce étreinte. Le prêtre revêtu de ses ornements
venait en effet d'apparaître, suivi de deux autres prêtres, en surplis.

Ils s'avancèrent lentement vers le choeur.

A mesure qu'ils avançaient, un étrange mouvement se produisait dans
l'église. Des chapelles latérales noyées d'obscurité, sortaient des
hommes qui, silencieusement, se mettaient à marcher derrière le couple.
Bientôt, ces inconnus furent au nombre d'une trentaine et, enveloppés
dans leurs manteaux, ils semblaient une escorte rassemblée pour le
mariage secret d'un prince.

Charles et Violetta, les yeux fixés sur les trois hommes qui attendaient
dans le choeur, s'avançaient en souriant. Tout à coup, Charles
tressaillit et regarda avec terreur.

Ces trois inconnus venaient de laisser tomber leurs manteaux...
C'étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Quant au troisième, il portait un
masque.

D'un mouvement instinctif, Charles entoura Violetta de son bras gauche,
tandis que, de la main droite, il dégainait son poignard.

--Messieurs, dit-il d'une voix sourde, que faites-vous ici?...

--Monseigneur, répondit Bussi-Leclerc, nous sommes ici pour une double
cérémonie: un mariage...

--Un mariage! s'exclama Charles qui commençait à sentir une sueur froide
pointer à la racine de ses cheveux. Quel mariage?... Messieurs, prenez
garde!

--Mais, fit à son tour Maineville, le mariage de la fille du prince
Farnèse, nommée Violetta.

Violetta jeta un faible gémissement.

--Oh! rugit Charles, ceci est insensé!... Maineville! Leclerc! que me
voulez-vous? Prenez garde!...

Doucement, de son bras gauche, il essayait de se dégager de l'étreinte
de Violetta...

--Monseigneur, dit alors Bussi-Leclerc, ce que nous faisons, vous allez
le savoir. Nous sommes ici pour une double cérémonie, un mariage, vous
ai-je dit, et, si vous m'aviez laissé achever, j'aurais ajouté: une
arrestation... Monseigneur, veuillez me remettre votre épée; au nom du
lieutenant général de la Sainte-Ligue, je vous arrête!

Violetta jeta une déchirante clameur. Charles éclata de rire, et
soulevant sa fiancée dans ses bras:

--Le premier de vous qui me touche est mort!

En parlant, ivre de désespoir, ses forces décuplées, il reculait,
Violetta dans ses bras; il semblait vraiment que son regard eût pétrifié
les trois, car ils ne bougeaient pas.

--Monseigneur, dit alors Maineville, toute résistance serait inutile.
Retournez-vous, et voyez!...

Charles, d'un geste machinal et furieux, se retourna en effet. Et
une imprécation terrible jaillit de sa gorge: devant lui, un large
demi-cercle d'épées nues s'allongeait à droite et à gauche. Au même
instant, les deux branches de cette pince se mirent en mouvement, et
Charles se trouva enfermé dans un cercle...

Violetta, dans ses bras, d'un geste rapide, saisit sa tête à deux mains
et le baisa sur la bouche en murmurant:

--Mourons ensemble, mon cher seigneur...

En même temps, Violetta se laissa glisser sur les dalles et saisit le
poignard de son fiancé. Charles, enivré par la violente sensation de ce
baiser d'amour et de mort, jeta autour de lui un suprême regard qui
lui montra l'église pleine d'ombres; Maineville et Bussi-Leclerc, et
l'inconnu masqué au pied de l'autel, et sur les marches le prêtre qui
commençait à officier, et, autour de lui, autour de Violetta, le cercle
d'acier qui se resserrait...

Alors, il tira son épée, ses yeux chargés de passion se rivèrent aux
yeux de Violetta, et il balbutia:

--Mourons ensemble, ma chère âme...

Aussitôt il se rua, fonça droit devant, tenant toujours Violetta par la
main, avec l'espérance insensée de pouvoir traverser ce cercle d'acier,
et fuir... fuir!... Dans cet instant même, dix bras s'abattirent sur
lui, dix autres sur Violetta. De son épée, Charles frappait à coups
terribles.

--Attends-moi, chère âme!... Je suis à toi!... hurlait-il. L'épée se
brisa; du tronçon il continua à frapper; autour de lui le sang giclait,
des hommes tombaient; le tronçon d'épée lui fut arraché... plus loin, il
entendit le cri de Violetta, comme un appel, et alors il tomba sur les
genoux; dix, quinze hommes se ruèrent sur lui... et il se sentit lié,
soulevé, emporté hors de l'église et jeté dans un carrosse qui s'ébranla
aussitôt...

Moins de trois minutes plus tard, le carrosse roula sur un pont-levis,
puis sous une voûte, puis s'arrêta.

Le duc d'Angoulême était à la Bastille.

Dans l'église Saint-Paul, une scène atroce déroulait à ce moment ses
péripéties.

En effet, Violetta, arrachée des bras de Charles, avait été entraînée
jusqu'au pied de l'autel. Là, avons nous dit, se trouvaient trois
hommes: deux d'entre eux nous sont connus: c'étaient Maineville et
Bussi-Leclerc. Le troisième se démasqua au moment où la jeune fille
apparut près de lui, à demi morte de désespoir et se soutenant à peine.
Celui-là, c'était Maurevert.

Violetta jeta autour d'elle des yeux hagards. Et ce fut à ce moment que
Maurevert saisit sa main et prononça:

--Merci, ma bien-aimée; merci, ma belle fiancée, d'être venue à l'heure.
Tout est prêt pour notre mariage, et voici le prêtre qui va nous unir...

--Nous unir! balbutia Violetta. Vous!... Qui êtes-vous?...

--Violetta! dit Maurevert d'une voix ardente, quelle étrange folie vous
saisit! Regardez-moi! Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis votre fiancé!

--Horreur! Oh! mais je deviens folle! Charles! Mon bien-aimé! A moi!...

Son bras se leva pour se frapper avec cette dague qu'elle avait prise
aux mains de son fiancé; mais alors elle s'aperçut que l'arme lui avait
été arrachée, elle tomba sur ses deux genoux; Maurevert s'agenouilla
près d'elle...

Alors Je prêtre se tourna vers eux, prononçant les paroles
sacramentelles, ouvrant les bras pour une bénédiction... Et ce prêtre,
Violetta, en levant la tête dans un mouvement de spasme, ce prêtre, elle
le vit... Et c'était un tout jeune prêtre aux yeux noirs et, ce visage,
il lui sembla qu'elle l'avait entrevu une fois...

Le prêtre murmurait les formules... Et soudain, dans une fulgurante
éclaircie, elle revit la terrible scène où elle avait retrouvé maître
Claude, le soir où Belgodère l'avait entraînée dans une mystérieuse
maison de la Cité, où on lui avait jeté un sac noir sur la tête, où elle
s'était évanouie, où, en se réveillant elle avait vu penché sur elle le
visage de celui qu'elle appelait son père! Et Claude l'avait prise dans
ses bras pour l'emporter!... Et les hommes armés d'arquebuses étaient
entrés!... Et, avec eux, une femme! Une femme sur qui ses yeux mourants
ne s'étaient fixés qu'un instant!

Ce prêtre, c'était elle!... C'était Fausta qui célébrait le mariage de
Maurevert et de Violetta!...

Une inexprimable horreur se glissa dans les veines de la jeune fille.
Dans ce moment, elle perdit connaissance... Dans ce moment aussi le
prêtre, étendant les bras, disait d'une voix grave:

--Allez. Au nom du Dieu vivant, pour jamais vous êtes unis!...



XLII

HÉROÏSME DE PARDAILLAN

On a vu que le chevalier de Pardaillan, attiré par le bruit exorbitant
qui se faisait dans sa chambre, y était entré à temps pour assister au
combat de Croasse avec une horloge.

Pardaillan demeura d'abord stupéfait, puis s'approcha de la fenêtre et
examina ce qui se passait; il se passait simplement que deux troupes
d'archers venaient de prendre position dans la rue et que le peuple les
acclamait, et en profitait pour acclamer surtout le duc de Guise, bien
que celui-ci fût absent.

Il sortit de la chambre, suivi de près par Croasse. Apparut l'hôtesse
portant un bol et des bandages de linge. Huguette déposa le tout sur
une table. Le bol contenait une savante mixture composée par Huguette à
l'effet de cicatriser les blessures du chevalier.

--Pour qui tout cela? fit Pardaillan.

--Pour vous, monsieur le chevalier, répondit Huguette, toute pâle et
tremblante des rumeurs qu'elle entendait devant la porte de sa maison.

--Tiens, c'est vrai, je suis quelque peu décousu, dit Pardaillan, qui
s'aperçut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chère
Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos
soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait à recommencer.

--Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez être attaqué...

--Attaqué, ma chère Huguette!... Je crois que, dans une demi-heure, il
ne restera pas grand-chose de votre auberge; une fois encore je vais
être cause d'une grande destruction chez vous... ce sera la dernière!

--Mais vous! fit Huguette d'une voix mourante.

--Oh! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me
serait parfaitement inutile. Ce m'est encore une joie que de mourir en
cette bonne auberge où j'ai connu les plus douces heures de ma vie.

Huguette poussa un gémissement. Pardaillan allait et venait, traînait
des tables et des bancs et renforçait la barricade qu'il élevait avec
toutes les règles de l'art.

--Parfait, dit-il. A l'abri d'un pareil rempart, je crois que je pourrai
un peu donner du fil à retordre à messieurs de la messe. Regardez-moi
ces mâchicoulis et ces meurtrières, ils en auront pour une heure à
démolir tout cela... Pendant cette heure-là nous allons essayer de
battre en retraite... nous trouverons bien un moyen, cornes du diable!

Pardaillan prit les mains de l'hôtesse et la consola.

--Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin où vous puissiez
vous cacher, tandis que je tiendrai tête à ces furieux. Car, je crois ne
rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je
vous parlais serait bien difficile.

--Impossible! balbutia Huguette avec un sanglot.

--Vous voyez bien qu'il faut vous cacher... dans votre cave, par
exemple... Moi pris, ils n'auront pas l'idée de pousser plus loin les
recherches. Venez, ma chère, ce silence relatif qui se tait dans la rue
ne m'annonce rien de bon...

--Vous pris! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi?...

--Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tête charmante que l'amour
transfigurait.

--Au-dehors, dans ce silence relatif qu'avait signalé Pardaillan, une
voix rude retentissait:

--Ici, ces poutres!... Les arquebusiers, là, sur deux rangs! Et apprêtez
vos armes! Ici, les hallebardiers!

--Pardaillan, dit Huguette très doucement, laissez-moi mourir avec vous,
puisque je n'ai pu vivre avec vous. Mon pauvre coeur, depuis des années,
porte votre image. Je n'espérais pas votre amour. Je savais que vous
aviez donné toute votre pensée à une autre. Je savais que vous adoriez
Loïse morte comme vous l'aviez aimée vivante. Oh! non, je n'espérais
rien... Seulement, quand vous étiez là, je vous regardais, et cela
suffisait. C'était ma part de bonheur.

Pardaillan, tout pâle, écoutait la voix brisée de larmes qui lui
rapportait le premier aveu d'un amour qu'il connaissait depuis de
longues années.

Huguette, elle, n'écoutait que son coeur, qui enfin osait se révéler.

--Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c'était ma vie. S'il ne
s'agissait pour vous que de quelque méfait qui se paie par la prison, je
serais tranquille, car je me ferais forte de vous délivrer. Vous vivant,
même prisonnier, comme vous le fûtes jadis à la Bastille, je vivrais...
je me dirais: «Sûrement, il en sortira. S'il n'en trouve pas le moyen,
je le trouverai, moi!...

--Huguette, ma chère Huguette. c'est précisément de cela qu'il s'agit!

--Non, non, vous allez mourir, Pardaillan! Votre air et vos préparatifs
me disent assez que vous êtes décidé à vous faire tuer sur place.

--Décidé à me défendre, voilà tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit
agréable d'aller à la Bastille?

--Non, Pardaillan! mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du
tombeau...

--Hum!... on sort... on sort... pas toujours, ma chère!

--C'est donc bien grave ce que vous avez fait?

--Pas grave du tout. Comme je crois vous l'avoir dit, je n'ai rien fait,
moi. J'ai simplement empêché de faire. Mais, enfin, je vous avoue que
les huit ou dix mois de prison que j'ai mérités m'effraient, et j'aime
mieux risquer tout pour tout.

Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu'il redoutait,
était sublime.

--Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c'est donc que vous allez
mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous, car, si vous mourez,
je n'ai plus rien à faire dans la vie!

Les sanglots l'empêchèrent de continuer.

--Assez, Huguette, assez! dit Pardaillan d'une voix basse et tremblante.
Vous êtes celle que j'ai le plus aimée après le pauvre ange que j'ai
perdu... Vous êtes celle que choisirait mon coeur si ce coeur n'était
mort en même temps que Loïse... Vous ne mourrez pas... et je ne mourrai
pas!... Huguette, quand je me serai tiré de cette sotte affaire... nous
vieillirons ensemble en causant, les soirs d'hiver, de M. de Pardaillan,
mon père, qui vous aimait tant...

IL regarda Huguette à la dérobée. Elle ne pleurait plus, mais ses mains
jointes semblaient continuer une prière.

--O mon père, songea Pardaillan, et son front s'empourpra d'une flamme
d'orgueil et de sacrifice, ô mon père, vous qui m'avez appris comme il
faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se
rend!

A ce moment, il tira son épée et la brisa sur ses genoux.

--Que faites-vous? palpita Huguette.

Il prit sa dague et la jeta au loin en éclatant de rire.

--Vous le voyez, ma chère, je cède à vos bons conseils; je vais me
laisser arrêter. Pour quelques mois de prison, le jeu n'en vaudrait pas
la chandelle. Je veux vivre, Huguette!... Je veux vivre parce que vous
venez de me prouver que la vie peut être encore belle et douce pour
moi!... Attendez-moi donc paisible et confiante... je vous garantis que
je ne moisirai pas dans leur Bastille...

Alors, Pardaillan se mit à démolir l'échafaudage qu'il avait construit
devant la porte, et il ouvrait cette porte à l'instant où, dans la rue,
une immense clameur s'élevait:

«Guise! Guise! Vive le grand Henri!»

C'était Guise, en effet, qui, au milieu d'une magnifique escorte,
s'arrêtait devant le perron de la Devinière.

La porte s'ouvrit tout à coup, et Pardaillan parut sur le perron. Il se
tourna vers Huguette, souleva son chapeau d'un grand geste, et dit en
souriant:

--Au revoir, ma bonne hôtesse... à bientôt!...

Et, s'étant couvert, pâle et flamboyant, il se retourna vers la rue et
descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers massés,
les gentilshommes à cheval. Guise au milieu d'eux, la foule aux
fenêtres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain silence.

On vit Pardaillan, avec ses vêtements déchirés et sanglants, descendre
le perron et s'avancer vers le duc de Guise. Alors on entendit sa voix
ferme, un peu ironique et encore voilée de pitié:

--Monseigneur, je me rends!...

Guise demeura une minute comme stupide. Pardaillan, là tête levée, le
regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupçonneux. Le
silence devint Effrayant.

--N'ayez pas peur. Monseigneur, il n'y a pas d'embuscade, dit alors
Pardaillan.

Et c'était si énorme, ce mot «N'ayez pas peur» dit par un homme seul,
blessé, désarmé, à un homme entouré de cinq cents gardes, que Guise
pâlit, comme si, pour la deuxième fois, cet homme l'eût souffleté. Il
fit un geste.

Aussitôt, Pardaillan fut entouré de gens d'armes. Et ce fut alors
seulement, lorsque le chevalier désarmé, blessé, seul, fut par surcroît
enveloppé d'un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla:

--Vous vous rendez, monsieur! Que me disait-on, que vous étiez
invincible, un indomptable! Par ma foi, messieurs, je vous trouve
ridicule avec vos archers: pour prendre monsieur, il suffisait d'envoyer
un exempt...

Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les épaules.

--Allons, dit-il, j'étais venu pour voir un paladin... Gardes,
conduisez-le à la Bastille... je suis fort marri de m'être dérangé pour
ne voir qu'une figure de lâche.

Pardaillan se mit à sourire. Mais ce sourire était livide. Il étendit le
bras: du doigt, il désigna le visage du duc. Et, d'une voix très calme,
il dit:

--Je croyais me rendre au bourreau; je me suis trompé: je ne me suis
rendu qu'à Henri le Souffleté. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine,
pendant que vous me tenez! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez
m'assassiner! Et, si vous croyez au Dieu à qui, voici seize ans, vous
avez offert vingt mille cadavres d'innocents, si vous croyez à ce Dieu
que vous allez prêchant, pour voler un trône, priez-le bien! Car, j'en
jure par le nom de mon père, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai,
moi! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse, et vous le
renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague!... Gardes, en
avant!...

Pardaillan se mit à marcher, entouré par les arquebusiers qu'il
paraissait conduire, tant ils avaient semblé obéir a son commandement.



XLIII

CONSEIL DE FAMILLE

Guise se mit en marche vers son hôtel. Aussitôt il en fit fermer les
portes. Il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu'il
venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il
fallait trouver un moyen de l'occuper et de l'amuser.

Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de
Bussi-Leclerc, ses favoris.

--Mais, je ne vois pas Maurevert, dit-il.

--Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère... le plat de vengeance
dont il s'est nourri tout à l'heure sinon dans l'auberge, du moins
devant la Devinière.

--Ah! oui... Il a une haine... une vieille haine contre le Pardaillan.
Eh bien, il doit être satisfait? Il le sera mieux encore demain et,
quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l'apaiser pour
longtemps.

--Tudieu! quel appétit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l'affaire
de la butte Saint-Roch...

--Les ailes du moulin? fit Guise en riant.

--Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et
voici Leclerc qui n'a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge
à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche.
Est-ce vrai, Bussi?

--C'est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fâché que le drôle se soit
rendu. J'y perds une douzaine de ducats que j'ai dépensés en bonne cire
de première qualité.

--Tu te plaindras à Notre-Dame, quand tu iras en paradis, fit Guise.

--Donc, continua Maineville, Leclerc et moi, nous avions une dent
aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n'était rien auprès
de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l'ai
vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s'est venu lui-même placer
parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert
m'a saisi le bras à m'en faire crier, et il a dit: «Voici le plus beau
jour de ma vie...» Et, lorsqu'on emmena le Pardaillan, il sauta de
son cheval. Et, comme je lui demandais où il allait, il me montra le
prisonnier et il se mit à suivre les gardes.

--Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos
braves ligueurs. Il faut prendre une décision...

--Oui, mon frère, dit a ce moment une voix rude, il est temps de prendre
une décision.

On vit alors entrer l'homme qui parlait ainsi, et qui, depuis un
instant, avait entrouvert la porte.

--Louis! s'écria Henri de Guise.

--Et Charles! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en
soufflant comme un boeuf.

--Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix féminine, malicieuse
et douce à la fois.

--Et votre mère, Henri! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec
on ne savait quoi de sombre.

Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient
d'entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui, s'étant
inclinés profondément, disparurent.

--Mes frères, ma soeur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus.
Rien ne pouvait m'être aussi précieux que de voir réunie toute la
famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la
maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au
monde.

--C'est cette conquête qu'il s'agit de décider, dit la mère des Guise.
Vous n'avez qu'un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous
ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.

Le duc de Guise pâlit. Puis, comprenant que l'heure était venue d'une
explication décisive, il invita ses visiteurs à prendre place dans des
fauteuils, et s'asseyant lui-même:

--Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à
mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j'aurais
créé...

Les quatre personnages s'assirent. C'était: Louis de Lorraine, cardinal
de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de
Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anne d'Esté, duchesse de Nemours,
veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Mère au siège d'Orléans.

Ces cinq personnages étaient donc réunis dans le vaste cabinet.
Assistons à ce conseil de famille d'où tant d'événements devaient sortir
pour aboutir à une catastrophe.

La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son
fils aîné. Elle se trouvait placée le dos à la fenêtre, et face à un
immense portrait de François de Guise. Ses enfants étaient réunis autour
d'elle.

Le cardinal de Guise parla le premier et dit:

--J'ai reçu, de Celle qui nous guide, l'ordre d'attendre à Notre-Dame
l'arrivée de mon frère Henri. J'avais tout préparé pour la cérémonie du
couronnement. Six cardinaux et douze évêques envoyés par Sa Sainteté
Fausta m'entouraient. Trois cents curés, doyens ou vicaires, étaient
prêts à se répandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout
était prêt: mon frère seul ne l'était pas, puisqu'il n'est pas venu à
Notre-Dame!

Henri fronça le sourcil. Mais déjà le duc de Mayenne prenait la parole à
son tour.

--Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d'Auxerre à Paris à franc
étrier, sur le reçu d'une missive à moi dépêchée par la belle Fausta. Je
suis arrivé trop tôt, puisque j'ai pu disposer de deux mille combattants
dans les rues, et que moi-même, avec mille bons pertuisaniers, j'ai pris
position dans le Louvre. Mais en vain j'y ai attendu mon frère.

--J'avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Grève, dit à
son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient reçu le mot
d'ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai:
«Vive le roi!...» Et mes gens de crier à tue-tête: «Vive le roi!...»
Mais il n'y eut point de roi!

--Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l'ivresse
mauvaise.

--Paris! Paris! éclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait,
à vous entendre, que le royaume de France commence à la porte Bordelle
pour finir à la porte Montmartre! Aller à Notre-Dame pour m'y faire
couronner! Marcher de là sur le Louvre pour y décréter la déchéance
de Valois! C'était possible. C'était facile, trop facile!... Et les
provinces, qu'en faites-vous? Et les parlements qui me dénoncent comme
fauteur de troubles et de sédition, qu'en faites-vous? Roi, je veux
l'être, autant pour moi que pour vous. Mais, par le Ciel, je veux l'être
à la manière d'un vrai roi qui prend sa place légitime, et non à la
façon d'un larron qui dispute sa couronne à la France ameutée. Or,
Catherine de Médicis me donne cette chance. A bout de force, et voyant
en son fils Henri le dernier représentant des Valois, elle préfère
encore un Guise à un Navarre! Catherine qui sait que son fils est
condamné, rongé par une maladie implacable! Catherine qui m'a supplié
d'attendre un an, rien qu'un an! d'attendre, dis-je, la mort de son
fils! de donner à ce fils une année de tranquillité Avez-vous mieux à
m'offrir?

En parlant ainsi, le Balafré considérait la duchesse de Nemours. Mais
la mère des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la
main, tenait ses yeux fixés sur le portrait de son mari.

--Parlez! reprît Henri avec impatience. Voyons, Louis, que dites-vous?

Le cardinal s'écria:

--J'arrive de Troyes. Le peuple s'est précipité à ma rencontre. Les
échevins ont été pendus. Les quelques hobereaux fidèles à Valois ont
fui. J'ai fait élire de nouveaux échevins. Une garnison de deux mille
reîtres soutient le peuple révolté et rallié au nom de Guise. La
Champagne, debout tout entière, vous acclame. La tempête se propage et
gagne la Picardie, l'Artois; la Normandie suivra. Henri, Henri! nous
avons allumé un terrible incendie. Et, quand il va consumer cette race
pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l'hérésie, détruire
Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous réclame, vous
nous demandez d'éteindre l'incendie, vous nous demandez de refouler
l'espoir de ce peuple... Tenez, vous me faites pitié... Je m'en vais!

Et il fit quelques pas vers la porte.

--Demeurez, Louis! dit alors la duchesse de Nemours.

Le cardinal s'arrêta net. Car, dans ces âges, l'autorité de la mère de
famille était encore incontestée.

--Demeurez, mon frère, ajouta le Balafré. Quelle que soit la décision
qui sortira d'ici, il faut qu'elle soit prise en commun. Avec vous, je
suis tout. Sans vous, je suis bien peu.

Le cardinal, flatté d'avoir humilié l'intraitable orgueil de son frère,
reprit sa place en disant:

--D'ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une chose qui va
sans doute modifier vos idées: Valois est loin d'être aussi malade que
le prétend sa mère. Il n'a nulle envie de mourir. Que diriez-vous donc
si, au lieu d'une année, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans
même?

--L'année écoulée, fit vivement le Balafré, je redeviens libre, je ne
suis plus enchaîné par mon serment...

La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné. Et,
d'une voix sourde, où se devinait une haine invétérée que les ans
n'avaient pu émousser, la mère des Guise parla:

--Henri, dit-elle, voici le portrait de votre père et, vous pouvez m'en
croire, c'est son esprit même qui m'anime. Ce portrait, s'il pouvait
parler, vous dirait:

--Moi, fils, j'ai été lâchement assassiné par un de ces misérables
huguenots qui insultent l'Eglise et qui ont frappé en moi le ferme
serviteur de Dieu. Au nom de l'Eglise bafouée, au nom de mon sang qu'ils
ont versé, vengeance, mon fils!...

--Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d'une voix sombre, et
nous en avons tué vingt mille.

La mère des Guise eut un geste large.

--Il faut, dit-elle, l'extermination complète de la secte. Et, pour
accomplir cette grande oeuvre, il faut à ce royaume un roi tel que
vous, mon fils! Or, savez-vous ce qui se passe à l'heure même où nous
discutons, tandis que d'autres agissent?... Oui, le pape a maudit les
parpaillots! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés
inaptes à régner!...

--Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi
divine, hypocrite et peut-être relaps?... Sixte-Quint est au camp du roi
de Navarre!

Sixte-Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés!..

--Enfer et malédiction! rugit le Balafré, si cela était!...

--Cela est! reprit la mère des Guise d'une voix plus haineuse. Et, comme
je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les
devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne
la pose sur sa tête, c'est notre mort, à tous!

A ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un
regard de fou, comme s'il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau
qu'elle venait d'évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour,
saisit son bras, lui arracha la dague et gronda:

--Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette
arme, qui est aussi une croix, de marcher à l'infidèle et de frapper
l'hérétique, s'appelât-il Valois! acheva la mère des Guise d'une voix
sourde. Jure, mon fils!...

Je le jure! dit le Balafré avec un tel accent qu'il n'y avait plus moyen
de douter de sa résolution.

Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui
venait de se jurer là, c'était l'assassinat de Henri III de Valois, roi
de France.

--Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose, dit
Mayenne.

--Je m'en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier
sourire.

--L'opération proposée par notre illustre mère me paraît possible,
s'écria Mayenne, je me hâte de le dire. Et même j'ajouterai que je n'en
vois pas d'autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce
jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C'est pourquoi je demande
comment nous allons procéder.

--Je m'en charge, répéta la jolie duchesse d'un ton qui attira cette
fois l'attention du Balafré.

--Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d'attention à sa soeur.
Je suppose l'opération terminée; Valois est tombé sous nos coups,
Valois est mort, Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres,
non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois
voisins?... Des assassins! Je conclus que ce n'est pas un Guise qui doit
frapper Valois. Qu'avez-vous à dire à cela, ma mère?

--Parle, Marie! dit la mère des Guise.

Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d'or, agitant les
boucles blondes de ses cheveux, souriante, d'un air mutin, laissa tomber
ces mots de ses lèvres rosés:

--Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon
sens...

Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point
vulnérable: il ne voulait pas qu'on se moquât de sa bedaine.

--Expliquez-vous, ma soeur! dit le cardinal.

--C'est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui
veut tuer Valois; je dis: qui veut! c'est-à-dire qu'il y a engagé sa
vie spirituelle... Son bras ne se trompera pas. Son coeur ne faiblira
pas--Il hait donc bien Valois? demanda le Balafré.

--Lui?... Non!... Il aime, voilà tout. Il aime une femme qui hait
Valois. C'est pourquoi il réussira la où échouerait un ennemi du roi.
Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira
pas à la tâche. Car, cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder
Dieu face à face et de le braver! Que dis-je? C'est un ange de Dieu qui
a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois! Cet homme, que
dévore le feu de la passion, attend et prie au fond d'un monastère. Il
attend que l'ange revienne le trouver et lui dise: «Frappe! Le moment
est venu! Frappe!»

Marie de Montpensier éclata de rire et ajouta:

--Or, mes frères, j'ai justement l'heur de connaître intimement cet
ange. Sur un signe de moi, l'ange ira trouver Jacques Clément, le moine
exterminateur, et lui dira: «Frappe!...» Et Jacques Clément frappera.

--Jacques Clément!... Le moine!... murmura Henri de Guise. Oh! je
comprends! C'est cet homme qui, un soir, au fond de la Cité, à l'auberge
du Pressoir-de-Fer...

--Chut, mon frère! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au
souvenir de la scène d'orgie évoquée par le Balafré, chut!

--Et vous dites que cet homme est prêt?

--Le poignard sacré que l'ange lui a confié ne quitte plus sa ceinture.

Le Balafré demeura une minute songeur. Peut-être eût-il préféré frapper
lui-même.

--Eh bien? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe à l'ange?

--Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe après tout le bras
qui frappe, pourvu que l'arme soit mortelle!



XLIV

LE TIGRE AMOUREUX

Il était près de onze heures. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet
où s'était tenu le conseil de famille, où avait été décidé l'assassinat
de Henri III, se promenait de long en large, d'un pas lent et alourdi.
Depuis le départ de ses frères, de sa soeur et de sa mère, il rêvait et
toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi:

«Être roi!... Oui, sans doute, ce sera magnifique. Oui! Mais cela va me
conduire hors de Paris et m'éloigner d'une petite bohémienne. Ah! pour
me rapprocher du trône, il faut que je m'éloigne de Violetta!...»

Deux hommes, demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans
un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se
retirer. C'était Maineville et Bussi-Leclerc.

--Il songe à la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc.

--Oui, mais il est onze heures! dit Maineville à voix basse; et il
désigna d'un coup d'oeil l'horloge, qui, en effet, se mit à sonner les
onze coups.

--Diable!... Et Maurevert qui nous attend!

Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument,
s'avança vers le duc de Guise:

--Monseigneur....

Guise parut étonné de voir encore ses deux fidèles.

--Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.

--C'est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous
n'osions interrompre vos... royales pensées.

--Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent,
nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé...

--Oui; la journée a été rude et vous êtes fatigués...

--Fatigués? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre
service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit...

--Un rendez-vous d'amour?...

--Monseigneur, vous vous trompez; ou, du moins, c'est un rendez-vous
d'amour, mais il ne s'agit pas de nous... Il s'agit... Ah! ma foi,
l'aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert,
il faut que vous la sachiez! Maurevert convole en justes noces!

--Maurevert se marie! Et il ne m'a rien dit!...

--A vous moins qu'à tout autre, monseigneur!

--Mais, enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m'avez-vous pas
prévenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison
prennent femme sans mon agrément...

--Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous
étiez en conseil. Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure,
et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage
pour cette nuit même, en nous priant de l'assister et en ajoutant que
son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu'il avait besoin de
deux bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un
malheur possibles.

--Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il?

--Voilà ce que nous ignorons; nous ne connaîtrons la fiancée qu'en la
voyant... Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous
retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et
demie.

--Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous
autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y
accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.

En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses
épaules.

--Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous
avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à
vous...

--Soyez tranquilles... je m'arrangerai de façon à tout voir sans être
vu. En route, messieurs...

Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et
Maineville pénétrèrent dans l'église, laissant le duc sous le portail,
selon ce qui était convenu en route. Le Balafré demeura immobile,
caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, il ne savait de quelle
angoisse. A ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu'à lui une
clameur de détresse; puis un bruit de lutte violente.

«Ce n'était pas un complot, murmura Guise rassuré, c'était un meurtre;
mais qui tue-t-on?»

Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d'armes
remplissaient l'église. Là-bas, vers le choeur, dans l'obscurité,
s'agitait violemment un groupe d'ombres... puis, tout à coup, il vit
qu'on entraînait quelqu'un, et toute la bande passa à trois pas de
lui... Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui
s'élançait et comprit que le quelqu'un était emporté vers une
destination inconnue.

Un inexprimable étonnement s'empara alors de Guise. En effet, au moment
où il croyait tout fini, il venait d'entendre encore un cri... un cri de
femme... et, portant les yeux vers le choeur, il voyait un prêtre qui
officiait à l'autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme
et une jeune fille vêtue de blanc... l'homme, l'époux, soutenait la
jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se
trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de
Maurevert... Car l'homme ne pouvait être que Maurevert.

Tout à coup le duc tressaillit. La cérémonie était terminée; le prêtre,
ayant prononcé la formule d'union, se retirait; l'époux, Maurevert, se
relevait. Et alors. Guise, debout, constata que l'épouse était évanouie,
morte, peut-être! Ce qu'il avait pris pour une attitude de tendresse
n'était que l'attitude d'un corps qui ne se soutient plus. A ce moment,
deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononça:

--Conduisez-la jusqu'à la litière, et qu'on m'attende.

«La voix de Fausta!» murmura le duc.

Maurevert... l'époux... n'accompagnait pas l'épousée!... Les deux femmes
avaient pris l'inconnue vêtue de blanc, et la soutenaient ou plutôt
l'emportaient évanouie. Elles passèrent près de Guise. Et, à la faible
lueur de cette lumière diffuse vaguement épandue dans l'église, il jeta
un regard avide sur cette femme évanouie. Et il étouffa une sorte de
rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Cette femme, c'était
celle qu'il aimait à en devenir fou, c'était la petite bohémienne,
c'était Violetta...

En quelques instants, l'église fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur,
allait s'élancer, lorsque, du fond du choeur, il vit venir deux hommes
dont il reconnut l'un:

Maurevert! L'époux! Le mari de Violetta!...

Que signifiait cet étrange mariage? Pourquoi Maurevert venait-il
d'épouser Violetta? Ces questions tourbillonnèrent dans sa tête... Il
voulait savoir!... Et il se renfonça dans son ombre, prêtant l'oreille à
ce que disait Maurevert ou, plutôt, l'inconnu qui l'accompagnait...

Puisque Maurevert était là encore, Violetta, l'épousée, ne pouvait
s'éloigner sans doute!... Il allait donc savoir la vérité. Haletant, il
écouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l'inconnu...
c'était la même voix qui avait ordonné que l'épousée attendît dans la
litière... c'était Fausta.

--Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cité, et vous y
touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous à moi.
Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohémienne.
Et, même s'il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le
pardon. Ce qui est dit est dit: vous serez capitaine des gardes de Sa
Majesté Henri quatrième roi de Lorraine et de France.

--Ah! madame, fit Maurevert, la minute où je vous ai rencontrée est une
minute à jamais bénie dans mon existence! Comment pourrai-je m'acquitter
envers vous?...

--Je vous l'ai dit! répondit Fausta d'une voix sombre.

--Oh! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite...

--Donc, vous partez?

--Je pars. Mais vous savez, madame, qu'avant de quitter Paris j'ai
quelqu'un à voir.

--Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez!...

--Ah! je renoncerais à tout plutôt que de renoncer à cette joie de le
voir enchaîné, enfin à ma merci!...

--Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre... femme.

--Merci, madame! ricana Maurevert. Et où la retrouverai-je?

--Lorsque vous sortirez de la Bastille, sortez de Paris et allez trouver
l'abbesse des Bénédictines de Montmartre. Elle vous remettra votre
épouse... et vous donnera mes dernières instructions. Allez...

Guise vit Maurevert s'incliner profondément devant Fausta, baiser sa
main, puis s'élancer au-dehors. Il savait maintenant où retrouver
Violetta; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit
donc.

Fausta marcha jusqu'à la litière qu'entouraient une douzaine de
cavaliers, dont l'un portait une torche. Le reste de la rue semblait
désert.

Le véhicule s'ébranla avec son escorte et disparut bientôt au fond de la
rue Saint-Antoine. Fausta était demeurée seule. Elle fit quelques pas
hésitants vers la Bastille, puis, soudain, s'arrêta, comme indécise. A
ce moment, le duc s'approcha d'elle.

--Madame et bien-aimée Souveraine, les rues de Paris sont peu sûres à
cette heure. Vous êtes depuis trop peu de temps à Paris pour le savoir.
Mais, moi qui le sais, ce m'est un devoir que de vous offrir l'appui de
mon bras et la protection de mon épée...

Fausta n'avait pas eu un geste de surprise.

--Duc, répondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien
ne peut atteindre, et qu'il n'y a pas de danger pour moi dans ces rues,
fussent-elles remplies de truands. L'épée temporelle que vous m'offrez
est bien peu de chose auprès de l'épée spirituelle dont je puis
disposer... Duc, vous sortez de cette église, continua-t-elle en
désignant Saint-Paul.

Ce n'était pas une question. Fausta affirmait comme si elle eût été
sûre. Pourtant, elle ne savait pas.

--Oui, madame! répondit Guise, et c'est justement parce que je sors de
cette église que...

--Eh bien, rentrons-y! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons à
dire, peut-être, nous serons mieux placés, nous mettant sous le regard
de Dieu...

Et Fausta, résolument, marcha vers Saint-Paul, où elle entra. Guise,
partagé entre l'irritation et la crainte, la suivit jusqu'au choeur où
elle s'arrêta. Fausta prit alors la main de Guise et, d'une voix rude,
rauque, menaçante, prononça:

«Au nom de la Sainte Trinité. Je jure sur Dieu le créateur, touchant cet
Evangile, et sous peine d'anathématisation et damnation éternelle, que
je suis entré en la sainte association catholique, suivant la formule
qui m'a été lue loyalement et sincèrement, soit pour y commander, soit
pour y obéir.

«L'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit
être faite et est faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier,
remettre et retenir le saint service d'icelui selon la forme et la
manière de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, abjurant
et renonçant toutes erreurs au contraire.»

C'était la formule de la ligue dont Guise était le chef suprême.

Fausta laissa retomber la main de Guise.

--Voilà ce que vous avez juré, dit-elle.

--Et ce que je suis prêt à jurer encore.

--Bien! dit Fausta. Maintenant, duc, une question: savez-vous la peine
infligée dans nos traités à tout catholique épousant une hérétique?...

--La peine de mort, répondit Guise en frissonnant.

Sombre, agité de pensées contradictoires, le Balafré était résolu à
poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse... la souveraine
voulait lui arracher Violetta.

Alors, quoi?... Briser violemment avec la Fausta? Mais la Fausta était
la source même de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la
Ligue dans ses petites mains!

Renoncer à Violetta!... A cette pensée, il sentait la rage gronder en
lui et sa tête se perdre en combinaisons inspirées par la folie. Fausta
reprît:

--La peine de mort appliquée non seulement à celui qui épouse une
hérétique, mais encore à celui qui, par le contact de l'hérétique,
devient lui-même démoniaque. Est-ce vrai?

--Ces lois, dit Guise d'une voix rauque, vous savez bien, madame,
que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans
l'obéissance absolue. Vous savez que, nous qui pensons, nous qui sommes
la tête, nous ne pouvons nous soumettre à de telles servitudes!...

--Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi! dit sourdement Fausta. Vous,
le chef! Vous, le roi de demain! Vous avez juré, duc! Si votre serment
n'est pas valable, dites-le! Si la parole d'un Guise ne vaut pas la
parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu'on le sache! Et on le
saura!... Parlez, duc. Un seul mot, un seul: êtes-vous parjure?, ne
l'êtes-vous pas?...

Guise trembla. En un instant, il vit Paris révolté contre lui.

--Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu'Henri
de Lorraine a manqué à son devoir. Mais celle que j'aime n'est pas
hérétique!...

--Celle que vous aimez! Vous parlez de la bohémienne Violetta, n'est-ce
pas? Eh bien, écoutez!... Le soir du dimanche de Saint-Barthélémy, il
y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques
envahit un hôtel qui se trouvait dans la Cité, devant Notre-Dame.

--Je me rappelle, dit le Balafré, qui frissonna au souvenir des
horribles scènes évoquées par Fausta.

--Bien... Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l'ange
exterminateur. Et, partout où vous passiez, le sang coulait, les
incendies s'allumaient, les cadavres s'amoncelaient...

Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tête livide et murmura:

--Coligny! Rohan! Condé! Montaigues!...

--Montaigues! reprit Fausta. Celui-là, sans doute, vous semblait plus
redoutable que les autres! Son crime était plus atroce, peut-être! son
hérésie plus enracinée! Car, la mort ne vous parut pas une expiation
suffisante! Vous trouvâtes le châtiment qui convenait à Montaigues! Et,
puisque son âme était ténébreuse, vous décidâtes qu'il achèverait sa vie
dans les ténèbres: Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux
crevés! Est-ce vrai?

--C'est vrai! dit Guise dans un soupir qui était peut-être l'aveu d'un
remords...

--Bien... Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu'il
avait versé dans l'esprit de sa fille toute la pensée d'hérésie qui
souillait son esprit... Vous savez à quel crime abominable il poussa
Léonore et que cette fille osa accuser un évêque d'avoir été son
amant!... Vous savez que Léonore de Montaigues mit au monde une fille
trois fois maudite, qui naquit au pied du gibet...

--Que vais-je apprendre? haleta Guise.

--Ce que vous comprenez déjà, répondit Fausta: que Violetta, c'est la
fille du gibet!

--La fille de Léonore de Montaigues? balbutia le duc.

--Oui! Comprenez-vous, maintenant?... Je veillais sur vous, par bonheur!
Je suis parvenue à conduire cette fille des races maudites jusqu'au pied
du bûcher...

--Grâce pour elle!... Oh! ne la tuez pas!... Il ne faut pas qu'elle
meure... car je mourrais aussi, moi!

--Vous me faites pitié, duc!... J'attendrai donc, pour ordonner son
supplice, que nous ayons trouvé l'exorcisme suffisant et que vous soyez
guéri...

--Mais pourquoi ce mariage? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il
devenu l'époux de Violetta? Ce qui est vrai pour moi ne l'est donc pas
pour lui? Maurevert n'est-il pas souillé?... Ah! qu'il prenne garde!...

--Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir
pour frapper les ennemis et non pas le plus dévoué de vos serviteurs...
Maurevert a consenti à ce simulacre pour éloigner de vous la bohémienne
hérétique... Mais Maurevert ne sera pas l'époux de Violetta...

--Que sera-t-il donc pour elle?

--Il sera son geôlier!...

Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait
qu'un fait... mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte
d'horreur.

Oui, c'était vrai! C'est lui qui avait fait subir à Montaigues
l'effroyable supplice de l'aveuglement. Et c'était la descendante de cet
homme qu'il aimait!..

Fausta l'avait acculé au dilemme: renoncer à Violetta ou renoncer à
la couronne! Et Guise ne voulait renoncer ni à l'une ni à l'autre. Il
fallait gagner du temps.

--Vous m'avez rappelé mes serments, dit-il enfin, je vais vous en
demander un autre. Je suis prêt à tenir les miens. Je tiens la
bohémienne pour hérétique. Je crois, j'espère, par votre toute-puissante
intercession, me guérir de cet amour... Mais, à votre tour, jurez-moi
que Maurevert ne sera pas l'époux de cette fille!

--Je vous le jure, duc, Violetta ne sera l'épousée ni de Maurevert ni
d'aucun autre, jusqu'au moment où vous-même, enfin guéri, donnerez
l'ordre de la supplicier...

Quelques minutes de silence s'écoulèrent; Guise songeait et voici comme
il arrangeait les choses: Violetta prisonnière, il la retrouverait quand
bon lui semblerait. Prisonnière dans l'abbaye de Montmartre, sous la
garde de Maurevert, elle ne pouvait lui échapper. Donc, il se servait
d'abord de Fausta, pour conquérir la couronne. Une fois roi... il
verrait à mettre Fausta elle-même à la raison.

--Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s'inclinant. Je compte sur
votre parole sacrée!



XLV

LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC

Maurevert, comme il l'avait dit, était attendu dans la rue par
Bussi-Leclerc.

--Tout s'est bien passé? demanda celui-ci, qui songeait, en souriant, à
la présence du duc de Guise.

--Sans doute! fit Maurevert étonné. Pourquoi?...

--Pour rien! Marchons...

--Oui, marchons. J'ai hâte de voir l'homme.

Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de châsse et Maurevert hâta
le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et
entraient dans la Bastille.

--Voilà mon domaine! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n'est pas gai. Drôle
d'idée qu'a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille!

--Non, ce n'est pas gai! C'est même terrible, dit Maurevert avec une
sombre joie. Où est-il?... Allons!...

--Patience, que diable! Holà! quatre gardes et un falot!...

Quatre soldats armés d'arquebuses et un geôlier, porteur d'une lanterne,
s'élancèrent à l'ordre.

--Marche devant, dit Bussi-Leclerc au geôlier. Et vous, suivez-nous,
ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.

On traversa des cours, on passa sous des voûtes, Bussi-Leclere sifflait
entre les dents; Maurevert frissonnait. Et, pourtant, une joie sauvage
faisait battre son coeur à grands coups.

Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir
franchi une lourde grille. La cour était infecte. Là, s'arrondissait un
colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir: c'était la
tour du Nord.

--C'est là que nous mettons les plus intraitables. N'est-ce pas.
Comtois?

Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte. Une
bouffée d'air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.

Comtois commença à descendre; Maurevert, derrière lui, jetait un
avide regard au fond des ténèbres où il s'enfonçait; puis, venait
Bussi-Leclerc; puis, les quatre arquebusiers. L'escalier tournait et
s'enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres. Au bout de
trente marches, on s'arrêta. L'air était à peine respirable.

Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit:

--Numéro quatorze!

--Numéro quatorze? fit Maurevert hagard.

--Eh! oui... ce bon petit duc... M. d'Angoulême...

--Et que m'importe le duc d'Angoulême! gronda Maurevert. Descendons!

Et il poussa le geôlier. A ce moment, du fond du cachot numéro quatorze,
un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans
l'escalier.

Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin, sans foi ni loi,
n'avait pas encore l'âme d'un geôlier.

--Voici le numéro dix-sept! dit tout à coup Comtois en s'arrêtant devant
une porte.

--Ouvre! dit Maurevert d'une voix rauque.

Il prit le falot des mains du geôlier, et, comme celui-ci ne se hâtait
pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s'ouvrit
toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette
sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne
éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions. Et son
regard s'arrêta au fond du cachot.

Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux
chaînes rouillées. Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux
chevilles d'un homme. Et, cet homme, debout, appuyé à la paroi, cet
homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait...

Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait
légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible.
Le prisonnier souriait aussi, mais d'une autre manière. Maurevert, au
bout d'un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou. Et il
dit:

--Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps
à courir l'un après l'autre, nous nous retrouvons donc enfin...

--Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. Bussi-Leclerc, geôlier en
chef de ce gai séjour!

Maurevert grinça des dents et dit:

--Tu n'oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais, moi,
je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m'écouteras donc,
malgré toi...

--Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l'épée qui vous bat les mollets est
bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des
doigts dans le moulin.

Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.

--Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas
de daguer le démon...

--Bah! fit Pardaillan, vous n'oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne
m'a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres vous font peur...

Pardaillan se mit à rire, d'un rire qui fit frissonner les quatre
arquebusiers restés dans le couloir.

--Par la mort-Dieu! vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.

--Laisse! Laisse! fit Maurevert d'une voix qui coula comme du fiel. Le
sire de Pardaillan a raison.

Le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n'avoir qu'un
cadavre à torturer... Et alors...

Pardaillan riait toujours.

--Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s'il
n'eût pas été là, monsieur Leclerc, savez-vous que j'ai cru, moi aussi,
à votre illustre renommée de maître d'armes invincible? Quand je vous ai
vu devant moi, l'épée à la main, je n'ai pu m'empêcher de recommander ma
pauvre âme à Dieu. Miséricorde, je me voyais en capilotade! Juste comme
je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s'est mise à décrire
dans l'air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j'étais de
croire que j'avais un maître devant moi, quand vous n'étiez qu'un
méchant prévôt... un écolier!

Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de
poignard à sa vanité...

--Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins! rugit
Bussi-Leclerc.

--Un écolier? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l'avoue. On voit que
vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être
juste: avec une dizaine d'années d'étude encore, vous serez un écolier
avouable, presque un bon prévôt...

Cette ironie arracha au maître d'armes une imprécation de rage:

--Misérable! Tu me pris en traître!

Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en
Pardaillan qu'un maître qui se vantait de l'avoir vaincu. Il se croyait
à la salle d'armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.

--Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci...
regarde, Maurevert... lorsque...

--Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan,
quelle garde avez-vous là?... Trop de raideur dans le poignet, que
diantre!

--Démon! vociféra Bussi-Leclerc; il me donne la leçon!...

Il rengaina son épée. Il était livide de rage. Et, soudain, il tendit
le poing à Pardaillan, grommela un juron, fit deux appels du pied comme
s'il eût répondu à une provocation et sortit du trou noir, du cachot, de
l'antre effroyable, poursuivi par le rire féroce de Pardaillan.

--Le démon est enragé! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.

Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour
ordonner aux arquebusiers d'attendre Maurevert et remonta l'escalier
quatre à quatre.

--Or ça dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de
Pardaillan, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j'avoue
que j'ai eu peur de toi... Maintenant que te voilà enchaîné, je n'ai
plus peur, tu comprends?... L'homme qui est devant toi s'appelle
Maurevert... comprends-tu cela?... ce Maurevert qui porte à la figure
la trace du coup de rapière dont tu la cinglas!... Maurevert, qui porta
l'un des derniers coups dont mourut ton truand de père!... Maurevert qui
fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli coup de poignard
dont mourut la demoiselle de Montmorency, ta maîtresse!...

Le misérable étudiait attentivement l'effet de ces paroles.

Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun
frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait sa
main droite dans son pourpoint. Et, au souvenir de son père, mort entre
ses bras, au souvenir de celle qui était l'adoration fidèle de sa vie,
cette main s'était crispée; la clameur de détresse qui grondait dans
cette poitrine ne s'échappa pas.

«Enfer! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu'il ne
souffrirait plus du passé?... Tu m'as bien cherché, reprit-il tout haut.
Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années
que je passe, moi, à te fuir... A la fin, je me suis demandé ce que tu
pouvais bien avoir à me dire... et je me suis arrangé pour nous ménager
ce rendez-vous...

Voyons, je suis prêt à t'entendre. Qu'as-tu à me dire?...

Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d'une chauve-souris qui
tournoyait dans l'étroit espace.

--Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.

Maurevert trembla de rage.

--C'est bon, dit-il; toi aussi, tu sortiras d'ici; mais tu en sortiras
les pieds devant. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t'en iras pas
seul au cimetière des suppliciés: je te suivrai jusque-là... Et, quand
j'aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, je m'en
irai, enfin libre et tranquille. Et si, par hasard, quelque terreur
posthume vient m'inquiéter, eh bien, j'aurai ma femme pour me rassurer
et me consoler...

Maurevert s'arrêta un instant. Il espérait, cette fois, porter un coup
terrible à Pardaillan, et, puisqu'il ne souffrait plus dans son passé,
le faire souffrir dans le présent.

--Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme. Tu la
connais. Elle s'appelle Violetta; je viens de l'épouser il n'y a pas
plus d'une heure.

Pas un geste, pas un battement de paupière ne vint prouver à Maurevert
que Pardaillan eût entendu. Mais l'effort que le chevalier devait faire
à cette minute pour commander à son visage devait être affreux.

--Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta.
Si elle m'aime ou ne m'aime pas, peu importe à moi!... Au contraire, je
souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d'être le maître
de cette fille, malgré son amour pour un autre... L'autre, c'est un de
tes plus chers amis... Tiens... écoute... l'entends-tu qui hurle?... Tu
ne dis rien?...

La poitrine de Pardaillan se gonfla.

--Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à
l'heure, je l'emmène: c'est mon bien, c'est ma chose. Et d'une! Le
petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez.
l'entendre hurler.

Maurevert surveillait Pardaillan du coin de l'oeil et s'enivrait d'une
jouissance prodigieuse.

Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu'il s'était appuyé
du dos au mur pour ne pas tomber.

Maurevert écumant, grinçant, se laboura le visage à coups d'ongles.

--Oh! démon!... Je t'arracherai bien une plainte!

--La chauve-souris était sortie du cachot, Pardaillan murmura:

--C'est curieux comme j'ai sommeil...

Il s'allongea sur le sol, posa sa tête sur son bras replié, et ferma les
yeux. Si Maurevert avait pu voir l'effroyable souffrance qui déchirait
cet homme, il fût devenu fou de joie. Mais, ayant dirigé le jet de
lumière sur lui, Maurevert vit qu'il dormait paisiblement, les lèvres
souriantes...

--Au revoir! hurla Maurevert. A demain, ou peut-être à après-demain, car
je te laisserai peut-être un jour ou deux à croupir dans ton désespoir.
Dors bien... moi aussi, je vais me coucher... dans le mystère de
l'alcôve, la petite bohémienne attend son époux... A bientôt,
Pardaillan!...

Il sortit à reculons, les yeux fixés sur le prisonnier, espérant encore
surprendre un tressaillement, une plainte, une larme... Paisible et
souriant, Pardaillan dormait.

Alors Maurevert mâcha une insulte. Il remonta précipitamment l'escalier,
suivi par le geôlier et les quatre arquebusiers. Quelques minutes plus
tard, il entrait dans l'appartement de Bussi-Leclerc.

--Oh! oh! s'écria le gouverneur, par les cornes de Satan, d'où sors-tu
donc pour être ainsi livide?

--De l'enfer! répondit Maurevert.

--Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damné Pardaillan t'a injurié
comme il a fait pour moi, hein?... Il a dû t'en raconter... Car il a la
langue bien pendue, le sacripant! Que t'a-t-il dit, voyons?

--Rien! dit Maurevert en se versant Un verre d'une bouteille que le
gouverneur était en train de vider. Pour quand le bourreau est-il
prévenu?

--Quand? Après-demain soir; notre grand Henri veut voir appliquer la
question. Toi aussi, hein?

--Sans doute. J'accompagnerai le duc comme je l'accompagne partout.

Maurevert balbutia quelques paroles d'adieu et se retira; puis, une
fois hors de la Bastille, il prit, aussitôt le chemin de Montmartre.
Bussi-Leclerc demeuré seul haussa les épaules et grommela:

--Le Pardaillan a dû l'étourdir d'insultes!... Pardieu, c'est bien
sûr qu'il m'a pris en traître, au moulin... Je ne connaissais pas son
coup... mais je le connais maintenant!...

Bussi-Leclerc se coucha. Il paraît qu'il passa une mauvaise nuit, car,
trois ou quatre fois, il dérangea son valet de chambre pour se faire
apporter du vin. Le lendemain, il passa toute la journée dans la galerie
d'armes à la Bastille. Il fit venir successivement les prévôts et les
maîtres les plus réputés de Paris. A tous, il disait:

--Je vais vous montrer le coup; je l'ai étudié; je le tiens!

Et, en effet, prévôt ou maître, à peine l'adversaire était-il en garde
que Bussi, après quelques passes rapides, lui faisait sauter l'épée des
mains. Ce jour-là, la renommée de Bussi-Leclerc fut à son apogée.

--Oui, lui dit Maineville, mais, en somme, tu fus désarmé un jour.

--C'est vrai, dit Bussi-Leclerc en grinçant des dents; mais celui qui
m'a désarmé ne pourra jamais s'en vanter.

La nuit vint. Leclerc dîna sobrement, puis dormit quatre heures. Puis,
il se fit masser et frotter d'huile comme les lutteurs antiques.
Ensuite, il demeura une heure au repos, étendu sur son lit, ruminant et
grommelant parfois:

«Il ne faut pas qu'il meure avant...»

Il était un peu plus de minuit lorsqu'il s'habilla de vêtements légers
et souples. Il s'enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha
deux épées. Alors, il appela Comtois le geôlier, et, suivi comme
la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de
Pardaillan.

Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geôlier, leur ordonnant
de l'attendre là. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le
cachot et, tendant une épée à Pardaillan:

--Monsieur, dit-il, par un coup de traîtrise, vous m'avez désarmé une
fois. Vous êtes enchaîné par les pieds, c'est vrai; mais vos chaînes ont
assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon côté,
je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arrière, ni par les
flancs. Nous sommes donc à égalité. Voici une épée. Vous m'avez désarmé:
je vous désarmerai. Et quand j'aurai fait constater que je suis votre
maître, je serai à votre disposition, monsieur, pour toutes commissions
après votre mort. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme
pour ne pas refuser ma revanche.

--Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d'une voix qui, malgré lui,
frémit d'une joie puissante, j'étais sûr qu'un homme tel que vous ne
voudrait pas rester sous le coup d'une défaite affreuse. Aussi, vous
voyez, je ne dormais pas... JE VOUS ATTENDAIS!...



XLVI

MONOLOGUE DE PARDAILLAN

Voici ce que se racontait à lui-même le chevalier de Pardaillan, dans
l'heure même où le sire de Bussi-Leclerc se préparait à descendre à son
cachot:

--Viendra-t-il? Ou ne viendra-t-il pas? Ai-je bien lu sur ce visage de
spadassin la vanité qui saigne? Ai-je bien vu dans ces attitudes la
bienheureuse haine qu'il me porte? Dois-je espérer que j'ai assez
exagéré cette vanité? Seigneur Dieu, si vous existez, faites seulement
que M. de Bussi-Leclerc ait bien la dose de vanité que je lui suppose;
le reste me regarde!

--Pouvais-je ne pas me rendre?... Seul, j'eusse tenté quelque coup de
folie. Je crois vraiment qu'à force de folie j'eusse été assez sage pour
me tirer de la Devinière. Mais, voilà, il y avait Huguette!...

--Pauvre Huguette! Est-ce que je ne lui devais pas cela?... Pour tant
d'amour silencieux, humble et dévoué, pour seize ans de tendresse
inavouée, je pouvais bien lui donner cette minute de joie... de ne pas
mourir sous ses yeux. Car, rien ne prouve que je ne fusse pas mort. Et
puis, parmi tant de coups que j'eusse reçus, il s'en fût bien égaré
quelques-uns sur elle!... Allons, j'ai bien fait de me rendre!...

--L'amour d'Huguette! reprit Pardaillan en fronçant les sourcils. Ma
réponse à cet amour est-elle une trahison à l'amour que je cache en
moi?... Eh quoi, Loïse! Je t'aime donc toujours?... J'aime une morte!
Morte depuis seize ans, morte dans mes bras, en me jetant son dernier
regard si doux, que j'en sens encore la douceur... J'aime une morte! Il
sera donc dit que tout aura été folie dans la vie de mon coeur!...

En parlant ainsi, Pardaillan pleurait doucement. Il continua:

--Cette vipère (il pensait à Maurevert) m'a tout de même octroyé
quelques morsures qui m'ont fait souffrir la malemort. Violetta!
Charles!... Pauvre petit duc qui avait une si belle confiance en moi!
Pris! Enchaîné comme moi! Et ces plaintes qui descendent parfois jusqu'à
moi.

Et un rugissement lui échappa, à lui! Il secoua ses chaînes et essaya de
faire un ou deux pas. Il murmura:

--Pour Loïse assassinée, pour mon père assassiné, pour Charles qu'on
assassine, pour Violetta qu'on assassine, pour tant de souffrances
répandues sur la terre et concentrées ici, dans ce cachot, qu'est-ce que
je demande? De pouvoir, un jour, dire deux mots à l'assassin et à celle
qui, jadis, fournit l'arme. O bonne Catherine, dire que je n'avais pas
songé à toi...

«Loïse... Maurevert... Médicis... Guise... viendra-t-il ou ne
viendra-t-il pas? Il ne viendra pas...

A ce moment, il dressa l'oreille. Un bruit lointain venait de le
frapper. Rapidement, le bruit se rapprocha, la porte s'ouvrit.
Pardaillan eut un profond tressaillement qui l'agita jusqu'au fond de
l'être. Et sa pensée, dans un flot de joie terrible, rugit ce seul mot:

«Il est venu!...»



XLVII

LA BASTILLE

--Vous m'attendiez? dit Bussi-Leclerc s'adressant à Pardaillan.

--Ma foi, oui, monsieur, je vous attendais!

Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance:

«J'ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut, grommela-t-il. Si
je les faisais descendre? Oui, mais si je n'arrive pas à le désarmer?...
Double honte!...»

Pardaillan comprit que, même enchaîné, même dans l'état de faiblesse
où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir
Bussi-Leclerc s'éloigner.

--Je vous attendais, reprit-il; ne m'avez-vous pas annoncé que je dois
être questionné? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n'est
pas loin...

--Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n'est pas
pour cette nuit. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant
vous... Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma
proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche?

--Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie
maintenant, que je suis dans une position d'infériorité complète.

Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste
et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.

--Il a peur!... Il est perdu!...

Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel
fantastique.

Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les
chaînes pouvaient le lui permettre. Et, ayant pris la position de garde,
il laissa échapper une sorte de gémissement.

--Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble...

--Oh! monsieur! terriblement gêné, au contraire!

--Bah! bah! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes a
armes égales. Je m'engage sur l'honneur à ne pas me servir un instant
de mes jambes; je ne suis donc ici qu'un bras armé d'une épée: vous
aussi... Allons! gronda-t-il, y sommes-nous?

--M'y voici! dit Pardaillan.

Les fers s'engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par
lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L'épée de
Leclerc demeura ferme dans la main.

«Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!...»

--Ah! Ah! éclata de rire Bussi triomphant. Oui, je l'ai apprise la
damnée passe! Et j'en ai appris une autre que je veux vous enseigner!

Il avait baissé la pointe de son épée. Pardaillan l'imita et répéta:

«Malheur sur moi!...»

Bussi-Leclerc riait terriblement. La première partie de sa revanche
était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n'avait pas réussi.
Peut-être s'il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son
adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n'en
pensait pas si long. Il dit:

--Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous
m'avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut
que je prouve à tous que je vous ai vaincu, je vous rendrai votre épée.
Puis. je vous blesserai... En garde!... Ah! démon d'enfer...

Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d'étonnement.
A mesure qu'il avait parlé, Bussi avait exécuté. D'un froissement auquel
peu d'épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire,
et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu'il allait
d'abord essayer de le désarmer, il s'était fendu à fond; en même temps,
son épée sauta!...

Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l'invincible, était vaincu,
désarmé!... Pardaillan n'avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au
mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui,
chez lui, révélait l'émotion:

--Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis
enchaîné...

Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu'il pensait. Et ce
qu'il pensait, le voici:

«Idiot! Trois fois stupide! Je n'ai pu résister au plaisir de donner une
leçon à ce spadassin!... Tout est perdu! Les voilà qui descendent!... Il
va s'en aller!»

En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu
dans l'escalier. Comtois et les arquebusiers, s'imaginant qu'on
égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient.... Bussi-Leclerc,
ivre de honte, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la
porte.

--Que venez-vous espionner ici? Arrière, gibier d'estrapade! Qu'on
remonte à l'instant!

Pardaillan tressaillit de joie et haletant, appuyé à son mur avec un
sourire intraduisible, balbutia:

«Loïse!... Mon père!... Nous sommes sauvés!...»

Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation
qu'ils n'étaient descendus.

Quand Bussi-Leclerc n'entendit plus rien, il rentra dans le cachot et,
comme il avait fait d'abord, referma la porte et raccrocha au clou le
falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.

--Mort de ma mère! gronda-t-il à voix basse.. Tant pis pour le bourreau.
Tu ne mourras que de ma main...

Oh! cette fois, il ne s'agissait plus d'une passe d'armes. Cette fois,
il ne s'immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il
voulait tuer... Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait...
et l'autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance...

L'épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d'acier.
Et cet homme qui rugissait de rage, qui se lançait à l'assaut... et
Pardaillan qui ne faisait pas un pas, qui se couvrait seulement de sa
pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c'était un spectacle
de délire...

Un moment vint où Leclerc, épuisé, s'accota à la porte.

«Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer!»

Reposé, il se rua, dans le silence effroyable, il n'y eut que le
battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang.
Et, cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle!...

--Je le tiens! gronda Leclerc.

Il avança de deux pas pour le corps à corps final:

--Je le tiens! rugit-il. Je le cloue au mur!

Au même instant, Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux
injectés, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis sa
tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l'étreinte... Il
laissa glisser Leclerc sur le soi et, se baissant, le toucha au coeur:

--Bon, dit-il, pas mort! Il en reviendra, et je serai son homme s'il lui
convient de recommencer...

Pardaillan se redressa alors, s'avança aussi loin qu'il put, allongea la
main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert
les énormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles. Alors,
il voulut s'élancer. Et une sorte de désespoir furieux descendit dans
son âme:

Pardaillan ne pouvait plus marcher! Il pouvait à peine se soutenir... Il
connut un instant de désespoir, d'angoisse, puis il se domina, trempa
ses mains dans l'eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette
fraîcheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva.

«Je veux, dit-il, les dents serrées par l'effort de la volonté... Je
veux! donc, je peux!... je veux marcher!...

Et ce miracle naturel de l'action violente opérée par une âme sur un
corps s'accomplissait!... Pardaillan épuisé se levait, il marchait...,
il saisissait le falot et le trousseau de clefs..., il sortait de sa
tombe!... Et, ayant refermé la porte à triple tour, la porte du cachot
où gisait Leclerc évanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et,
flamboyant d'espérance, d'un pas souple, nerveux, il se mit à monter.

Là-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geôlier
Comtois, penché sur le trou de l'escalier, écoutait... Pardaillan
s'arrêta au premier sous-sol. Il était devant la porte du cachot de
Charles,--du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert.

Avec un calme effrayant, Pardaillan se mit à essayer les clefs et à
tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l'autre
côté de la porte, Pardaillan entendait une sorte de halètement furieux.

A ce moment, de l'étage inférieur, montèrent des clameurs étouffées,
des coups sourds comme si on eût ébranlé une porte à coups de bélier.
C'était Bussi-Leclerc qui, revenu de son évanouissement, et constatant
qu'il se trouvait enfermé, poussait des hurlements de rage, et essayait
de démolir à coups de pied l'épais panneau de chêne.

Soudain, la porte sur laquelle Pardaillan s'escrimait s'ouvrit. Il entra
vivement et la repoussa derrière lui. Le cachot s'éclaira de la faible
lueur du falot qu'il tenait à la main. Et cette lumière lui montra un
jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche
convulsée dans un visage livide, fou de désespoir...

Cet être fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlacé, étreint
par deux bras furieux; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains
convulsées se crispèrent à sa gorge, et une voix à peine distincte
gronda:

--J'en tiens un! Meurs, misérable!...

--Charles! Mon enfant! haleta Pardaillan...

Dans ces demi-ténèbres, tandis qu'en bas résonnaient sourdement les
appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce: Charles employait toutes ses
forces, à étouffer... à serrer, à tuer! Tuer qui?... Pardaillan!... Et
Pardaillan ne voulait ni tuer ni blesser le jeune homme! Et, en haut,
sans aucun doute, les geôliers écoutaient ces bruits, et, malgré la
défense du gouverneur, allaient se décider à descendre!...

L'instant fut effroyable. Et le redoutable événement prévu se réalisa!
Le geôlier Comtois et les arquebusiers descendaient!... Pardaillan
entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les ténèbres... lors,
il cessa de se défendre. Il eut un rire étrange, et, comme les mains de
Charles, libres enfin, s'incrustaient à sa gorge, il prononça:

--Ce sera beau que Pardaillan ait été tué par le fils de Marie Touchet!

Charles entendit ce rire. Ce fut ce rire qu'il reconnut!... Il bondit
en arrière et considéra celui qu'il voulait tuer... Et alors, il le
reconnut!...

Pardaillan lui colla sa main sur la bouche: Comtois et les arquebusiers
passaient devant la porte!...

Pardaillan saisit Charles par les épaules, le releva et haleta:

--Silence!... Au nom de Violetta vivante, silence!...

Violetta vivante! Charles ébloui se laissa entraîner... En quelques
instants, ils atteignirent le haut de l'escalier, et Pardaillan referma
à triple tour la porte de la tour Nord!...

Au même moment, on entendit derrière cette porte la galopade affolée des
gardes qui terrifiés, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures
intérieures!... Pardaillan s'appuya à la porte pour souffler un instant.
Charles saisit ses mains, les couvrant de larmes brûlantes.

--O Pardaillan. sanglota le jeune duc, ô mon frère, pardon... je vous ai
frappé, moi!... J'ai voulu vous tuer!...

--Bon! bon! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes à moitié libres,
on respire déjà mieux, bien que ce ne soit pas encore l'air de la
liberté...

Ils étaient dans cette cour étroite par laquelle on accédait à la tour
du Nord. Au-delà de cette tour, il y en avait d'autres. Et là, ils
rencontreraient des sentinelles. Pour toute arme, ils n'avaient à eux
deux que la dague arrachée par le chevalier à Bussi-Leclerc...

Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce
miracle: sortir de la Bastille, il prêta pour la première fois attention
au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.

--Ces sacripants réveilleraient des morts! grommela-t-il.

La tour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de
sentinelles et surtout du grand poste de la porte d'entrée. Voyant
que, les hurlements des enfermés, loin de s'arrêter, augmentaient en
intensité:

--On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les
terrifie et arrête leurs abois. Essayons!

Et Pardaillan se mit à frapper sur la porte et à vociférer:

--Holà! Êtes-vous enragés! Ne saurait-on dormir tranquilles?

Un silence de mort suivit l'apostrophe de Pardaillan. Évidemment, les
enfermés étaient au comble de l'effarement.

--Que voulez-vous? reprit Pardaillan.

--Eh! par la mort-Dieu, nous voulons sortir! Qui que vous soyez, allez
prévenir le poste à l'instant!

C'était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. Le digne Comtois
n'avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il
était descendu jusqu'au deuxième sous-sol; mais, à ses demandes, le
gouverneur n'avait répondu que par des menaces de l'étriper s'il
n'ouvrait à l'instant... Comtois s'était alors précipité pour aller
chercher les clefs puisque son trousseau était enfermé avec le
gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s'était
heurté à la porte de la tour, verrouillée à l'extérieur.

--Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés?

--Non! A moins que ce ne soit Satan en personne...

--Je vais vous dire: c'est moi qui ai enfermé M. le gouverneur; c'est
moi qui vous ai enfermés...

--Qui, vous? hurla Comtois.

--Moi, Pardaillan, dit le chevalier paisible.

On entendit un hurlement de désespoir.

--Rassurez-vous, dit Pardaillan, la tour du Nord est bien loin des
postes, et personne ne peut vous entendre. Je ferai alors prévenir le
chef de poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage,
escorté d'un geôlier et d'arquebusiers. Nul n'aurait l'idée de venir
voir ce que vous devenez, puisqu'on vous croira en voyage. Je dis donc
que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.

Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la
terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour
signifier qu'on eût à l'écouter. Le silence se fit à l'instant même.

--Vous me faites pitié, dit alors le chevalier. Je veux bien vous
laisser vivre, à une condition, la voici: vous rendez-vous à moi?
J'ouvre. Sinon, je m'en vais.

--Nous nous rendons! crièrent d'une voix les quatre affolés.

--Je ne me rends pas, moi! vociféra le geôlier.

Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides.

Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et, quant à nous, nous
serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures!

--Délivrés pour être pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes
mes complices. Adieu!...

--Arrêtez, monseigneur! vociférèrent les soldats.

Un bruit de lutte féroce remplit l'escalier: les quatre arquebusiers
s'étaient précipités sur le geôlier qui se trouva bâillonné et ligoté au
moyen de ceintures et d'écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait.
Et, lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.

--Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.

Les soldats obéirent. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre
infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés.
Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson,
roulait des yeux terribles.

--Voilà, monseigneur! dirent-ils.

Pardaillan éclata de rire, puis délia les pieds du geôlier qui,
aussitôt, se mit debout. Puis, il le débâillonna. Mais, en même temps,
il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait
au plus éloquent des discours.

--Te rends-tu? demanda Pardaillan.

--A condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.

--Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez
chacun une année complète de votre solde.

--En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois.

--Partons, cher ami, dit alors le duc d'Angoulême.

--Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d'un air étrange. J'ai
toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l'occasion est
trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la
Bastille!



XLVIII

OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE

Le jeune duc fixa sur celui qu'il appelait son frère un regard de
terreur. Pour Charles, en effet, il n'y avait plus qu'une chose à faire:
s'en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes,
aux portes, aux infranchissables obstacles:

--Mon ami... mon frère!... balbutia le jeune homme avec une inexprimable
angoisse.

Pardaillan sourit... Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains
et lui dit tranquillement:

--Marche devant, et ouvre-moi les portes!

--Je n'ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.

--Le voici! fit Pardaillan, goguenard.

Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.

--Vous autres, reprit le chevalier en s'adressant aux quatre soldats,
marchez près de lui; et, s'il fait un geste de trop, assommez-le.

Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à
ces hommes, en paraissant s'en remettre à eux du soin de sa sécurité, en
donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d'eux ses aides.

--Que voulez-vous voir? demanda le geôlier.

--Les prisonniers! dit Pardaillan. Combien y a-t-il de prisonniers dans
les cachots?

--Vingt-six... dont huit dans la tour du Nord, qui est mon service
spécial.

--Voyons donc les huit de la tour du Nord!...

Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s'il eût espéré la
soudaine arrivée d'une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il
ouvrit une porte près de celle par où l'on descendait aux sous-sols. Et,
tous ensemble, ils commencèrent à monter. Au premier étage, dans une
chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens
qui dormaient de tout leur coeur et qui, au bruit de ces gens entrant
dans leur prison, se réveillèrent, effarés.

--Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me
suivre.

--Bah! fit l'un, est-ce pour aller en place de Grève?

--Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses? fit
l'autre.

--C'est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan.

A ces mots prononcés très simplement, les prisonniers firent un bond et,
tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Celui qui avait parlé le
dernier s'élança vers le chevalier et dit:

--Monsieur, écoutez-moi: voici M. de Chalabre, qui a vingt-deux
ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-même, marquis de
Sainte-Maline, j'en ai vingt-quatre. C'est vous dire quelle affreuse
cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l'heure
où nous attendons la mort, si cette liberté n'est qu'une ironie...
Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous
sommes des gentilshommes fidèles à Sa Majesté... Par grâce! dites-nous
la vérité: où nous conduisez-vous?

--Je vous l'ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d'une
souveraine pitié.

--Nous sommes donc libres! haletèrent les infortunés jeunes gens.

--Vous allez l'être!...

--Votre nom! votre nom! dirent les trois prisonniers avec une
prodigieuse émotion.

--Puisque vous m'avez fait l'honneur de me dire le vôtre, messieurs, on
m'appelle le chevalier de Pardaillan...

En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. A chacun
d'eux, Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s'appelait
marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et
de gracieuse aisance que s'il se fût trouvé à une présentation dans un
salon du Louvre.

--Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous sommes redevables de trois
libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira,
venez nous demander trois vies et trois libertés!

Pardaillan s'inclina comme pour, prendre acte de cette promesse.

--En route, messieurs, fit-il d'un ton bref. Et toi, marche!

Comtois leva les bras au ciel et obéit.

Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et
Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans
l'escalier. A la lueur de son falot, Pardaillan vit un vieillard
décemment vêtu, le visage empreint d'une noble intelligence; il
travaillait à la lueur d'une petite lampe à des dessins et des plans
qu'il traçait sur des cartons. A la vue de ces nocturnes visiteurs, cet
homme se leva, salua et dit:

--Soyez les bienvenus dans la demeure qu'il a plu a à la grande
Catherine d'offrir à Bernard de Palissy...

--Monsieur de Palissy, murmura Pardaillan.

C'était, en effet, l'illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir
déplu à Catherine de Médicis.

--Monsieur, reprit Bernard de Palissy, êtes-vous de la cour? Voulez-vous
vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j'explique que j'ai
besoin de compas et de crayons!

--Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan
de cette voix paisible qui lui servait à masquer son émotion. Venez,
vous êtes libre.

Pardaillan sortit, tandis que l'artiste, stupéfait, demeurait un
instant immobile, puis se hâtait de rassembler ses cartons d'une main
tremblante, et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux
autres prisonniers.

Au troisième étage. Comtois, avec le soupir d'un geôlier qui fait cet
affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière
laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit
des pas, écoutaient anxieux. C'étaient trois huguenots qui devaient
prochainement subir la question avant d'être pendus. Les malheureux, en
voyant tout ce monde, s'imaginèrent que le moment était arrivé et, avec
une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.

--Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Suivez-moi... Vous êtes
libres.

Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec
terreur cet homme ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot
grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti.

Alors les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche,
pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot,
furent saisis d'un tremblement nerveux, et, muets de cette joie énorme
que peuvent avoir les ensevelis qu'on déterre, ils se mirent à suivre.

Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le
premier, son falot à la main.

Près de Pardaillan marchait Charles d'Angoulême, tremblant d'émotion.
Puis Comtois le geôlier, qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés;
puis enfin, les huit prisonniers pêle-mêle.

Dans la petite cour, Pardaillan s'arrêta soudain. Au loin, par-delà la
grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil
au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine
d'ombres s'agitaient:

--La ronde de trois heures! murmura une voix.

Pardaillan se retourna et vit que c'était Comtois qui avait parlé. En
même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler...

--Alerte! hurla Comtois! A moi! A...

Il n'eut pas le temps d'achever. Le poing de Pardaillan s'était levé,
pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois
tomba tout d'une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et
demeura immobile.

La ronde avait entendu le cri d'alarme... elle accourait au pas de
course... Les huit hommes, frémissants, la tête délirante, vivant
une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre,
Sainte-Maline, Montsery, Charles d'Angoulême, mirent leurs arquebuses en
joue. La ronde, composée de douze hommes et d'un officier, Déboucha dans
la cour en criant:

--Nous voici! Qu'y a-t-il?...

--Feu! commanda Pardaillan.

Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la
dague au poing, jusqu'à la grille de fer, qu'il referma. Alors, dans les
ténèbres de l'étroite cour, il y eut une fantastique mêlée qui dura une
minute à peine et cessa tout à coup...

En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l'officier. Il avait bondi
sur lui, lui avait arraché son épée, l'avait saisi à la gorge et,
l'acculant à un coin de cour, lui disait:

--Monsieur, nous sommes trente et vous êtes une douzaine. Criez à vos
gens de se rendre, ou je vous tue...

L'officier sentit la pointe de sa propre épée s'enfoncer, dans sa gorge.
Cela le décida.

--Bas les armes! vociféra-t-il d'une voix enragée de terreur.

Les gardes jetèrent leurs hallebardes. Affolés, les survivants,
blessés ou non, obéirent, pendant que les prisonniers, sautant sur les
hallebardes, les poussaient vivement. Et, alors, on vit ce spectacle
exorbitant: un à un, depuis l'officier jusqu'au dernier garde, les gens
de la ronde entraient dans la cour!... Quand ils furent tous dedans,
Pardaillan referma tranquillement la porte et dit:

--Maintenant, nous avons tous des armes!...

Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s'élança sous une large
voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le
silence était complet. On ne voyait personne, ni rien, sinon les
murailles des bâtiments intérieurs.

Pardaillan chercha une issue en contournant les murailles et, face à la
voûte qu'il venait de franchir, il vit s'ouvrir devant lui une sorte
de tuyau, long corridor humide et noir. Il s'y engagea, suivi de son
étrange troupe, et arriva à un tournant:

--Qui va là? cria une voix tout à coup.

Et, en même temps, la même voix se mit à hurler:

--Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes!

Pardaillan s'était rué en avant, sa dague au poing. Mais devant lui il
ne trouva rien: la sentinelle, qui avait jeté l'alarme, s'était repliée
au pas de course sur la grand-porte. Et, maintenant, c'était dans
l'énorme forteresse un bruit de gens qui courent, qui s'interpellent.

Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux
qui le suivaient et dit simplement:

--Voulez-vous tenter avec moi d'être libres? Il faudra peut-être mourir!

--Libres ou morts! crièrent-ils ensemble.

--Eh bien, reprit Pardaillan d'une voix qui, cette fois, résonna comme
une fanfare, eh bien, en avant donc et, puisqu'on ne peut être libres à
moins, prenons la Bastille!

Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence.

Derrière lui, la troupe marchait silencieuse. Et, tout à coup, à dix pas
devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit
grouiller une masse confuse d'hommes d'armés en tête desquels marchait
un officier.

Celui-ci, d'un geste, arrêta sa troupe devant l'entrée du corridor.
Pardaillan marchait toujours, sans hâter, ni ralentir le pas. Cet
instant de silence fut bref.

--Holà! cria l'officier, qui êtes-vous?

--En avant! rugit Pardaillan.

Il se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux
pas, fut sur l'officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l'officier
tomba comme une masse, tué raide.

Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul qu'on remarque
dans toutes les troupes habituées à l'obéissance passive. Et cette
seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se
ruer dans la cour.

--Feu! feu! vociféra un sergent.

Quarante arquebuses tonnèrent, les balles crépitèrent sur les murailles,
et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme
vocifération de triomphe... immédiatement suivie de malédictions
furieuses...

En effet, les gardes, s'imaginant que le couloir était plein d'ennemis
invisibles, avaient fait feu dans le boyau noir... Et ce fut la lueur
même de l'arquebuse qui leur montra ce corridor vide, à l'instant où ils
étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des
révoltés.

Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car
il fallait près de deux minutes pour recharger. Alors, parmi les
malédictions des blessés, les jurons, il y eut dans cette cour une
deuxième bataille... mêlée, affreuse, d'autant plus terrible que les
torches avaient été jetées; les gardes, se servant de leurs arquebuses
comme de massues, s'assommant les uns les autres.

Et, dans ce groupe informe, délirant. Pardaillan, sa dague au poing, se
lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait,
coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes
s'écoulèrent; la cour était pleine de sang... les gardes affolés, pris
d'une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d'autres qui
accouraient... Ce fut une vision d'enfer, une indescriptible ruée à
travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour,
une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés.

Pardaillan, Charles d'Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en
quelques secondes, tinrent conseil. A eux cinq, ils marchèrent sur la
porte d'entrée. De-ci, dé-là, éclataient encore des coups d'arquebuse;
de loin en loin, des groupes de gardes passaient, affolés, tirant les
uns sur les autres.

Pardaillan arriva devant la porte d'entrée. Là, une vingtaine de gardes
s'étaient barricadés. Pardaillan, d'un coup de coude, fit sauter le
vitrail de la fenêtre: sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut
aux assiégés, et il hurla:

--Au nom du roi, rendez-vous... Il y a deux mille royalistes dans la
Bastille!

--Vive le roi! vociférèrent les assiégés.

--Jetez vos armes!...

Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la
fenêtre.

--Bon!... Ne bougez plus, ou vous êtes morts!

En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grande
porte, abattaient le pont-levis.

--Partez! fit Pardaillan.

--Et vous?...

--Partez donc, mordieu!...

--Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!...

Tous trois bondirent sur le pont-levis et disparurent dans la nuit.
Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette
confiance illimitée qu'il avait pour lui. Pourquoi ne fuyait-il pas?

Et, pourtant, la situation, qui, après avoir été tragique, était
maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au
tocsin de la Bastille, d'autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des
rumeurs s'éveillaient.

Ce qui se passait!... Il se passait que Pardaillan, prenait la
Bastille!... Et la Bastille prise, que voulait-il encore?... Il se
rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés
par ces bruits qu'ils entendaient, étaient persuadés que Henri III était
dans Paris.

--Le chef?... demanda Pardaillan.

Un sergent s'approcha en disant:

--Grâce! Je n'en ai pas fait plus que les autres!...

--Rassure-toi mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve.
Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de
sortir avec six de ces braves.

-Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes
portant chacun un trousseau de clefs.

--Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la
Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord. Va donc me
chercher les autres. Et tâche d'être prompt si tu veux qu'on oublie que
tu fus guisard.

Le sergent s'élança au pas de course.

Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille, les rumeurs s'apaisaient peu
à peu. Et, si l'on entendait encore des cris, c'était ceux de: «Vive
le roi!» Mais, hors de là Bastille, Paris, réveillé pas les tocsins,
s'armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi,
ni d'où venait cette alarme... Mais bientôt... Charles d'Angoulême
regarda Pardaillan d'un air qui signifiait clairement que vraiment
c'était tenter le diable que d'attendre plus longtemps. Pardaillan se
mit à rire et dit:

--Je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M.
de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: Vive le roi!...

A ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois
effarés; des patrouilles de gens d'armes passaient en courant; des
troupes marchaient vers les portes, et les foules de peuple se portaient
sur les remparts pour repousser l'attaque.

Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de
Charles d'Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides,
avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que
frappe la lumière du jour; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns
à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de stupéfaction
et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait
ouvert lui-même.

Ces gens, c'était les dix-huit prisonniers restants.

Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils
s'arrêtaient avec une sorte de farouche dé fiance. Une indicible émotion
étreignait le coeur de Pardaillan.

--Eh bien? dit-il, qu'attendez-vous pour vous en aller? Allez donc,
morbleu! puisque vous êtes libres!...

Alors une clameur terrible éclata parmi ces gens, faite de sanglots et
de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et, levant les bras au
ciel, se poussant, se ruant, ils se précipitèrent sur le pon-levis; en
quelques instants, leur troupe affolée se fut dispersée dans les ruelles
avoisinantes... il n'y avait plus de prisonniers à la Bastille!

--Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan.

Et à son tour, avec Charles d'Angoulême, il franchit le pont-levis.

--Monsieur le gouverneur?... dit près de lui le sergent qui l'avait
escorté chapeau bas, voulez-vous me donner vos ordres? Dois-je fermer
les portes?...

--Ah ça! mon cher, à quel gouverneur parlez-vous? dit Pardaillan.

--Mais, balbutia le sergent, à vous!... Car, je suppose que vous êtes le
nouveau gouverneur.

--Tiens! fit Pardaillan qui se frappa le front. J'allais justement
oublier... Mon ami, faites-moi le plaisir d'aller à la tour du Nord
et de délivrer ceux de vos camarades que j'y ai enfermés. Quant au
gouverneur... M. de Bussi-Leclerc! Vous le trouverez au cachot du
deuxième sous-sol où il doit fort pester. Allez, mon ami, allez.

--Mais vous n'êtes pas le nouveau gouverneur? rugit le sergent, blême
devant ce qu'il entrevoyait.

--Moi? fit Pardaillan avec cette froideur qu'il avait dans les moments
où il s'amusait à l'excès, moi? je suis un prisonnier comme ces
messieurs que vous avez poussés dehors. Et, vous voyez, je fais comme
eux, je m'en vais...

Le sergent demeura sur place, comme frappé de la foudre. Quand il reprit
ses sens, Pardaillan et Charles étaient déjà loin. A demi fou, le
sergent vociféra à une patrouille qui passait au pas de course d'entrer
à la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s'inquiéta
pas de ces cris. D'ailleurs tout criait dans Paris. Et, comme le soleil
se levait, un étrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens
demeurés chez eux.

La plupart des maisons étaient barricadées; dans les rues, les chaînes
étaient tendues. Tout ce qui était valide était aux remparts. Et, sur
ces remparts, c'était une foule énorme, grouillante, interrogeant les
horizons paisibles...

Le duc de Guise, posté à la porte Neuve, qui était le point faible parce
qu'on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait
concentré là ses meilleures troupes. Des cavaliers étaient partis hors
du mur pour tâcher de reconnaître les forces royalistes...

Et, peu à peu, ces éclaireurs revenaient l'un après l'autre... Et tous
apportaient la même réponse...

--Pas de royalistes autour de Paris! pas d'ennemis!

Mais alors!... D'où venait la panique? Pourquoi le tocsin? Quelle cloche
avait commencé? On ne savait. Guise, nerveux et pâle, finit par hausser
les épaules, et grommela à Maurevert et à Maineville qui se trouvaient
près de lui:

--Si nos Parisiens s'émeuvent ainsi pour l'ombre, que serait-ce s'ils
voyaient le loup? Allons, mes frères et ma mère ont raison: il faut
partir!...

Les troupes rentrèrent, la foule regagna l'intérieur de Paris, un
peu penaude; les chaînes furent décrochées; les barricades furent
démolies... Guise regagna son hôtel et, sur son passage, le bruit se
répandit qu'une grande procession allait s'organiser et que le fils de
David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois.

Il était environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hôtel
et ordonna de tout préparer à l'instant pour son départ à Chartres.

--Maurevert, vous nous accompagnez! ajouta-t-il, le regardant fixement.

Maurevert pâlit. Guise s'approcha de lui, le toucha du bout du doigt au
front, et d'une voix sourde:

--Lors même que vous auriez cent mille livres, vous entendez; Maurevert,
lors même que vous seriez assez riche pour me quitter, lors même que
vous auriez accepté une mission de surveillance à Montmartre...

--Monseigneur!...

--Lors même que vous seriez bien et dûment marié; tu m'entends,
Maurevert! continua le duc en grinçant des dents, je te défends de
jamais chercher à lever les yeux sur celle que tu sais... Je te défends
de me quitter...

--Monseigneur, bégaya Maurevert livide, soyez sûr...

--Tu ne me quitteras plus: tu logeras ici; et, en route vers Chartres,
je veux t'avoir toujours près de moi... si tu veux que cette tête que je
viens de toucher continue à rester sur tes épaules...

Maurevert s'inclina en murmurant une assurance de parfaite obéissance.
Mais, en lui-même, il songea:

--Dès que le damné Pardaillan aura été questionné, je pars!... justement
parce que je tiens à ma tête!... Monseigneur, reprit-il tout haut, c'est
ce matin que nous devons nous rendre à la Bastille... Vous savez ce que
vous avez bien voulu me promettre...

--Oui, oui, fit le duc, calmé par l'attitude servile de Maurevert, tu es
un bon serviteur, et, sois sûr que je n'oublierai jamais rien... même la
capitainerie des gardes qui t'a été promise!

Maurevert tressaillit.

--Seulement, continua le duc, songe à la gagner en prouvant ton
dévouement à celui qui pourra te conférer le grade que tu ambitionnes.
Quant à ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison: tu assisteras au
supplice de ton ennemi.

--En ce cas, monseigneur, il est temps! fit avidement Maurevert. Le
tourmenteur a été mandé pour sept heures.

--Allons, s'écria Guise en riant, hâtons-nous de satisfaire l'appétit de
notre ami... sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous dévorer. A la
Bastille!

A ce moment, une rumeur éclata dans l'antichambre; et cette porte,
malgré les règles d'étiquette plus sévères à l'hôtel de Guise qu'au
Louvre, s'ouvrit. Un homme apparut et entra d'un bond. Cet homme,
c'était Bussi-Leclerc!...

--Eh bien, gronda le duc, qu'est-ce à dire?

--Monseigneur! ah! monseigneur! frappez-moi! battez-moi! tuez-moi!... Je
suis fou! Je suis un misérable!...

Et Bussi-Leclerc tomba à genoux, devant Guise stupéfait. Quant à
Maurevert, il s'était reculé de trois pas, livide, secoué jusqu'au fond
de l'être par une terrible intuition.

--Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par
Notre-Dame, je croirai vraiment que vous êtes frappé de folie.

--Que ne suis-je fou! en effet, râla Bussi-Leclerc. Que ne suis-je
mort! Tout vaudrait mieux pour moi que l'infortune qui m'accable!...
Monseigneur... la Bastille...

--Eh bien?... la Bastille!...

--Pardaillan!... L'infernal Pardaillan s'est évadé...

On entendit une imprécation, un cri déchirant... Et on vit Maurevert qui
s'abattait comme une masse...

Alors, une effroyable crise se déchaîna dans l'âme de Guise.

Bussi-Leclerc connaissait ces accès de fureur de son maître. Il se
releva vivement, et, devant ce qu'il prévoyait, recouvra son sang-froid.

Guise le regarda un instant, d'un oeil hébété, cherchant peut-être ce
qu'il allait faire. Et, alors, sa main se leva, avec cette lenteur de
l'insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, il saisit un
poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc et, d'une voix
blanche:

--Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un
gentilhomme à un gentilhomme...

La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l'insulte.
Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.

Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement et frappant
le parquet de son rude talon. Le duc peu à peu se calma, revint sur
Bussi-Leclerc, lui tendit la main en lui disant:

--Allons, j'ai eu tort, Bussi: restons amis. Mais raconte-moi comment
les choses se sont passées.

Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d'imprécations,
Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot;
et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité
saignante de maître es armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc
s'accusa d'imprudence; Bussi-Leclerc cria qu'il n'était qu'un misérable;
mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, oui, cet homme de
courage, et, après tout, meilleur qu'un autre, au fond, Bussi-Leclerc
sentit les mots s'étrangler dans sa gorge quand vint le moment d'avouer
qu'il avait été pour la deuxième fois désarmé!

Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu
Pardaillan, cause de son mensonge! Il inventa des péripéties, s'acharna
aux détails et prouva que Pardaillan avait été désarmé...

--Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour
ramasser son épée, ce fut alors que, traîtreusement, il me déchargea
sur la tête un grand coup de poing à assommer un boeuf, si bien que
je perdis connaissance, et, quand je m'éveillai, je me trouvai seul,
enfermé dans le cachot!... Mais ce n'est pas tout!..

Alors, il raconta les batailles dans les ténèbres, les mêlées, à croire
que Pardaillan commandait une armée, si bien qu'on avait cru à la
présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et, enfin,
la fuite des prisonniers de la Bastille, délivrés par le démon de
Pardaillan!...

--C'est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu'on peut
faire contre un redoutable truand.

Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.

--Voilà! dit le duc en achevant d'écrire et en signant. Que cet ordre
soit crié à l'instant. Car, si le truand a ouvert la porte des vingt-six
prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d'en
former une bande à la disposition de Valois!... Chalabre, Sainte-Maline
et Montsery étaient parmi les prisonniers...

En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d'aucun homme
raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se
trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la
Bastille, uniquement pour le plaisir d'ouvrir des portes.

--Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne...

--Ah! monseigneur! balbutia Leclerc, qui s'inclina sur la main du duc et
la baisa.

--Qu'il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour
nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes
unis à moi désormais par quelque chose de plus fort que l'amitié, le
dévouement et l'ambition...

--Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert revenu à lui.

--Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre
hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous...

Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée!...



XLIX

L'AUBERGE DU PRESSOIR-DE-FER

Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs?
Pardaillan, nous gémissons de l'avouer, Pardaillan mangeait un pâté
d'anguilles à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Occupation, certes, qui
n'avait rien d'héroïque.

Nous avons vu que Pardaillan et Charles d'Angoulême, en sortant de la
Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de
groupes effarés qui criaient «Aux armes» et couraient aux remparts.
Grâce à cette foule, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout
de cinq cents pas, Pardaillan s'arrêta soudain et s'accota à un mur.

--Qu'avez-vous? dit Charles. C'est l'émotion, n'est-ce pas, cher ami?...
ou plutôt... la perte de sang!...

--Non, fit Pardaillan, j'ai faim, voilà tout!

--Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles mais j'ai
tout lieu de supposer qu'après ce qui m'est arrivé, mon hôtel est pour
nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris.

--Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter
sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé? Comment se fait-il que,
vous ayant laissé galopant le long de la Seine et ayant entraîné à mes
trousses toute la bande enragée, je yous aie trouvé dûment embastillé?

--Entrons dans ce cabaret, fit Charles, et je vous raconterai mon
malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi
aussi, j'ai faim.

--Un instant, mon duc! Avez-vous de l'argent? moi, je n'ai pas le
moindre ducaton, le plus maigre liard.

Charles se fouilla vainement.

--Les scélérats m'ont dépouillé, quand ils m'ont descendu dans le
cachot, dit-il.

--En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre
hôtel, quoi qu'il en puisse advenir.

Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés, que Pardaillan, d'un coup
d'oeil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d'y pénétrer. La
rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la
grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l'hôtel où le chevalier se
restaura séance tenante de deux grands coups de vin.

Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce
où son père aimait à se reposer. Là, il y avait des vêtements, de quoi
habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes.

--Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au
feu roi Charles IX. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez
vous composer un costume.

--Je vous remercie, monseigneur, dit Pardaillan, mais, si je ne me
trompe. Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui...

--C'est vrai! fit Charles d'Angoulême, et je ne songeais plus que ces
habits de roi sont trop petits pour vous.

Il décrocha une longue et solide rapière que Charles IX, grand amateur
d'armes, possédait.

--Prenez au moins cette épée que mon père a portée, dit-il.

--Ah! pour cela, oui! dit Pardaillan, qui examina la lame et,
finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir
les yeux de Charles.

Le jeune homme, alors, passant dans sa chambre, se hâta de s'habiller,
de pied en cap, car lui-même était en guenilles. Puis il rejoignit le
chevalier en disant:

--J'ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme
vous les aimez; dans une demi-heure, nous pourrons nous mettre à table
et nous causerons.

--Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et, quant à dîner, nous
nous contenterons de la cuisine du premier cabaret. Partons donc,
puisque vous voilà équipé... et muni d'or, j'espère?

Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats
d'or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l'autre
moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.

En sortant de l'hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la
Mortellerie et y fit emplette d'un costume. Il compléta son équipement
par une bonne cuirasse de cuir de boeuf et par un manteau. Alors, ils se
mirent en quête d'une taverne assez solitaire pour qu'ils y fussent en
sûreté.

--Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en
marchant, je voudrais avant tout que vous me parliez de Violetta
vivante.

--Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j'ai entendu,
sûrement, Violetta est vivante...

--Et qu'est-elle devenue? s'écria le jeune duc.

--Ce qu'elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher à le
savoir quand vous m'aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais, un mot
d'abord: connaissez-vous le sire de Maurevert?

--Je l'ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.

--Bon. Eh bien, si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce
soit, tâchez de vous emparer de lui...

--Un bon coup de dague ou d'épée...

--Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire: ne le frappez
pas... et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l'abri de tout
péril... parce qu'il faut... parce qu'il est juste que je puisse lui
dire deux mots avant qu'il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez,
saisissez-le tout vif et me l'amenez; si nous n'avons pas d'ici là
retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de
précieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert!

--Mais enfin, reprît Charles, expliquez-moi d'abord comment, m'ayant
fait donner rendez-vous à Saint-Paul vous deviez m'attendre avec
Farnèse, le père de Violetta... et Claude, ce mystérieux inconnu qu'elle
semble chérir.

--Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude? Et
je vous y ait fait donner rendez-vous?

--Par la dame d'Aubigné, qui m'est venue voir de votre part...

Charles raconta la visite qu'il avait reçue et ce qui s'en était suivi
jusqu'à la scène nocturne dans Saint-Paul.

--Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant,
monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la première, c'est que
je n ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude,
puisque je n'ai jamais vu ce Claude, puisque je n'ai pas revu celui qui
s'appelle prince Farnèse, depuis l'abbaye de Montmartre, puisque, enfin,
deux heures après vous avoir quitté, j'étais arrêté à l'auberge de la
Devinière!

--Oh! s'écria Charles frémissant, j'ai été joué!

--La deuxième, continua Pardaillan, c'est que la dame masquée et
déguisée en gentilhomme ne s'appelait nullement du nom honorable
d'Aubigné...

--Et comment s'appelle-t-elle! fit Charles frissonnant.

--Elle s'appelle Fausta! répondit tranquillement Pardaillan. Ce nom ne
vous dit rien. Patience! Vous ne tarderez pas à connaître la femme qui
s'appelle ainsi... Prenez garde à cette femme, monseigneur!

L'enlèvement de Violetta par Belgodère, Violetta traînée au supplice
comme hérétique, sous le nom d'une fille de Fourcaud, tout cela est
l'oeuvre de Fausta... Pour la tenir en échec, il suffit de mettre la
main sur le sire de Maurevert...

--Oh! Pardaillan, ma tête se perd à sonder ces abîmes. Que vient faire
Maurevert en tout ceci?...

--Maurevert pris, peut-être aurons-nous arraché à la main de Fausta une
de ses armes les plus redoutables, répondit Pardaillan.

--Pourquoi ne pas vous attaquer directement à elle?

Pardaillan saisit le bras de Charles.

--Laissez-moi faire! dit-il... Violetta est vivante, voilà tout ce qu'il
importe de savoir. Quant à Fausta, vous êtes maintenant un de ceux sur
qui son regard mortel s'est appesanti, elle vous frappera comme elle a
essayé de me frapper, comme elle a frappé ce Farnèse et ce Claude...

--Mais, elle est donc armée d'une véritable puissance?

--Elle est plus reine en France que Henri III n'y a jamais été roi;
elle est plus reine à Paris que Guise n'y est roi! Elle a bouleversé le
royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre... Elle a son armée
à elle! Elle a sa justice à elle!

--Impossible! Oh! tout cela n'est qu'un rêve affreux!...

--Enfin! songez à Henri III chassé de Paris! Songez au bûcher préparé
pour Violetta! Songez que, nous-mêmes, il n'y a pas deux heures que nous
sommes hors de la Bastille!... Songez à maître Claude! Songez au prince
Farnèse!

--Pardaillan, haleta Charles, il faut délivrer ces deux hommes!... Où
sont-ils? Oh! si vous le savez...

--Ils sont là! dit Pardaillan en désignant une maison à Charles qui
s'arrêta, frémissant.

Depuis quelques minutes, ils étaient entrés dans la Cité et l'avaient
contournée jusqu'à cette pointe qui s'allongeait derrière Notre-Dame. Le
jeune duc se vit en présence de hautes murailles noires, lézardées,
une façade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenêtres
fermées, une apparence de logis abandonné depuis des années.

--Voici le palais de Fausta! dit Pardaillan.

Charles eut un mouvement comme pour s'élancer. Le chevalier le saisit
par le bras.

--Frappez à cette porte de fer! dit-il froidement, et, dans dix minutes,
nous aurons rejoint Claude et Farnèse qui agonisent derrière ces
murs!... Mais voici justement, près de la maison où l'on agonise, la
maison où l'on mange et où l'on boit...

Charles jeta les yeux sur l'auberge que lui désignait Pardaillan. Elle
était jolie, accorte, avenante et fleurie.

Pardaillan se souvenait parfaitement que, le soir où il était entré dans
le palais de Fausta, une femme évanouie dans ses bras, le soir où il
avait eu avec la maîtresse du palais cet entretien qui s'était termine
par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu'entré par le palais
c'était par l'auberge qu'il avait pu fuir. Il y avait donc sûrement
communication entre le sinistre palais et la jolie auberge.

--Pardaillan! fit Charles haletant, je n'ai pas faim, moi! Il faut les
délivrer, ces deux infortunés!...

--Eh! par les cornes du diable, c'est justement pour cela qu'il nous
faut aller dîner. Entrons! ajouta-t-il brusquement.

Et il se dirigea vers le cabaret.

Au moment où ils allaient franchir le perron un crieur public apparut,
escorté de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe à trois reprises.
Si désert que fût l'endroit, les ruelles voisines dégorgèrent aussitôt
un flot respectable de curieux et de commères qui entourèrent le crieur.

--Écoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses
fort curieuses, d'autant que celui-ci est escorté de gardes aux armes de
notre bien-aimé duc de Guise...

Lorsque le crieur jugea qu'il était environné d'un nombre suffisant
d'auditeurs, il se mit non pas à lire, mais à réciter à haute voix un
cri qu'il avait sans doute appris par coeur.

«Nous, maître Guillaume Guillaumet, crieur patenté de la ville de Paris,
par ordre exprès de Mgr duc, régent de cette ville en l'absence de Sa
Majesté le roi... Ordre ci-présent, signé de sa main et scellé de son
sceau ducal, faisons savoir à tous et toutes présents, les sommant de le
répéter à tous et toutes non présents:

«Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est déclaré félon,
traître et rebelle aux intérêts de l'Eglise et de la Sainte-Ligue.

«Il est mandé à tout féal serviteur de la foi ecclésiastique ou
laïque, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer à
l'Official.

«Que, s'il ne peut être saisi vif, soit livré mort.

«Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutôt grand, large
des épaules, portant costume de velours gris et chapeau à plume de coq;
qu'il porte moustache à retroussis et barbiche à la royale, qu'il a le
front haut, les yeux éclairs, la figure insolente; et qu'à ces signes on
ne peut manquer de le reconnaître, en quelque lieu qu'il se cache.

«Faisons en outre connaître et promettons:

«Qu'une somme de cinq mille ducats d'or sera remise à quiconque saisira
vif ledit sire de Pardaillan, ou présentera sa tête soit à l'Official,
soit au grand prévôt, soit à tout autre officier de justice.»

Maître Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui
signifiait que le cri était terminé.

Dans la salle commune du Pressoir-de-Fer où Pardaillan et Charles
entrèrent, le premier très calme, le deuxième bouleversé et livide, on
ne s'entretenait que du cri. Les demandes, les réponses se croisaient,
et, toujours comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait
sonner comme du métal:

--Cinq mille ducats d'or!...

Pardaillan avait tranquillement traversé la salle commune et gagné un
cabinet éloigné que le chevalier se rappelait avoir franchi d'un bond,
le soir de son algarade dans le palais Fausta; il voulait se rapprocher
le plus possible de la porte de communication, Il s'assit à une
table. Et, à la femme qui vint demander ce qu'il fallait servir à ces
gentilshommes, il répondit:

--A dîner! le cri du sieur Guillaumet m'a creusé l'appétit.

Dix minutes plus tard, une jolie omelette, dorée à souhait, laissait
échapper son fumet parfumé. En quelques bouchées, Pardaillan expédia
l'omelette. Puis il attaqua un pâté d'anguilles, dont il ne laissa que
la terrine. Le tout, arrosé de quelques flacons d'un petit vin des
coteaux de Saumur, pétillant comme du Champagne. Sans perdre un coup de
dents, Pardaillan grommelait parfois:

--Mangez donc, morbleu! Vous faites là une mine de carême...

Charles, en effet, ne suivait l'entrain du robuste dîneur que de fort
loin et sans conviction.

L'hôtesse, une grande et forte rousse qui avait dû être fort jolie aux
temps déjà lointains de sa jeunesse, venait de déposer sur la table un
grand pot en disant:

--Ce sont des pêches cuites au vin, au sucre et à la cannelle. C'est
délicieux.

Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant
goûté, déclara:

--Merveilleux!

--C'est moi qui ai inventé cet entremets, dit l'hôtesse dont les grands
yeux de brebis s'emplirent de contentement.

--Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle? reprit le chevalier.

--La Roussette, mon gentilhomme, pour vous servir.

--Tudieu! le joli nom... Madame la Roussette, je vous déclare que votre
auberge est la première de Paris!

A ce moment, un jeune homme vêtu de noir entra, s'assit à une table
voisine. Les yeux pâles de ce jeune homme se fixèrent un instant sur le
chevalier et il tressaillit.

Pardaillan se tourna vers l'hôtesse et lui dit avec un sourire:

--Madame la Roussette, je m'installe dans votre auberge et n'en bouge
plus tant qu'il y aura un écu dans ma ceinture...

Cependant, Charles contemplait Pardaillan d'un regard navré.

--Par la mort-diable! s'écria Pardaillan en voyant revenir la Roussette
qui venait de servir le jeune homme vêtu de noir, on croirait, mon cher
compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas
plus triste si vous étiez ce Pardaillan dont M. le crieur patenté de la
ville de Paris vient de mettre la tête à prix, un joli prix, d'ailleurs.
Cinq mille ducats d'or! Peste!... Je voudrais bien connaître ce
Pardaillan!

Ici, la physionomie de la Roussette devint grave et elle prononça:

--Moi, je le connais...

-Charles d'Angoulême fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui écrasa
le pied.

--Ah! ah! fit-il.

--Mais oui, je le connais! dit la Roussette.

Pardaillan pivota sur sa chaise, s'accouda à la table, regarda l'hôtesse
en face, et dit:

--Dépeignez-le-moi, j'ai envie de gagner les cinq mille ducats,
tiens!...

--Je gage dix nobles à la rose que vous le connaissez aussi, dit
tranquillement de sa place le jeune homme noir à l'oeil pâle.



L

OU PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L'HÔTESSE EST PLUS BELLE QU'ELLE N'EN A L'AIR

Pardaillan loucha vers sa rapière, puis vers l'inconnu qui venait de
parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laissé retomber sa tête sur sa
poitrine.

--Ah! ça, monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc?...

--Je le connais! répondit l'inconnu.

--Mais, moi aussi, je le connais, fit à ce moment une voix douée.

Et une femme, qui, depuis quelques minutes, venait d'entrer dans le
cabinet, s'avança en souriant et s'appuya au bras de la Roussette.

Pardaillan éclata d'un rire nerveux.

--Ah! ça, reprit-il, mais tout le monde le connaît donc?...

--N'est-ce pas que nous le connaissons, Pâquette? fit la Roussette.

--Sans doute! répondit Pâquette.

--Eh bien, dépeignez-le-moi! dit Pardaillan.

--Si c'est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussette en
secouant la tête, ne comptez pas sur moi!

--Ni sur moi! dit Pâquette.

Cette fois, l'étonnement de Pardaillan fut au comble.

--Voyons, fit-il brusquement, asseyez-vous là. Je n'ai nulle envie de
gagner les cinq mille ducats d'or Et, la preuve, en voici dix pour vous
et dix pour vous...

La Roussette et Pâquette ouvrirent des yeux énormes.

--Ramassez donc, morbleu! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d'or.
Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de
Pardaillan.

Les deux hôtesses se poussèrent du coude, s'interrogèrent du regard,
puis raflèrent l'or et s'assirent.

--Puisque Votre Altesse le désire, fit la Roussette. Mais nous ne dirons
pas comment est fait le sire de Pardaillan...

--C'est inutile.

--Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n'êtes pas sans avoir remarqué
que notre auberge est à l'enseigne du Pressoir-de-Fer? Eh bien, c'est en
souvenir du chevalier de Pardaillan... La chose se passa dans la nuit du
24 août 1572.

--La nuit où on commença à exterminer les damnés huguenots, ajouta
Pâquette.

--A cette époque-là, nous connaissions une femme qui s'appelait Catho.

Dans l'oeil de Pardaillan s'alluma une singulière flamme
d'attendrissement. La Roussette continua:

--Nous aimions Catho comme une soeur. Et Catho aimait le chevalier de
Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Et Catho se serait fait tuer
pour le chevalier. La preuve, c'est qu'elle se fit tuer...

--Ah! Elle se fit tuer! murmura Pardaillan d'une voix rauque.

--Oui, la pauvre fille!... Mais, pour en revenir au chevalier, lui et
son père, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage
terrible... tous deux, donc, étaient enfermés au Temple et condamnés à
un supplice dont vous n'avez pas d'idée. Il paraît qu'on les avait mis
dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l'une
de l'autre et les écraser. Comment Catho apprit-elle la chose? Nous
l'ignorons!... Mais il faut que vous sachiez qu'elle ameuta toutes les
ribaudes, depuis la rue Tirechappe jusqu'aux Blancs-Manteaux.

Pardaillan ferma les yeux. Il revécut la terrible scène évoquée par la
Roussette. Il rouvrit les yeux. Ces yeux étaient hagards et firent peur
aux deux femmes. Il se mit à rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et
Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pâles, dit
d'une voix qui l'étonna lui-même:

--Eh! monsieur... voulez-vous gagner les cinq mille ducats d'or?...

L'inconnu redressa la tête, s'approcha, s'assit près du chevalier et
répondit:

--Non, monsieur, car, plutôt que de vous dénoncer et de vous livrer, je
me couperais la langue avec les dents... m'entendez-vous, monsieur de
Pardaillan?...

A ce nom ainsi prononcé, la Roussette et Pâquette jetèrent un cri.
Pâquette courut à la porte et la ferma vivement. Charles, qui s'était
levé d'un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son
front.

--Qui êtes-vous, monsieur? demanda le chevalier.

--Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, répondit l'inconnu.
Ce sont de pauvres tenancières d'une auberge à écoliers; cinq mille
ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs
visages qu'elles mourraient plutôt que de trahir Pardaillan?...

--Parce que les ribaudes et les pauvres gens l'aimaient, dit la
Pâquette.

--Parce que maintes fois sa rapière mit en fuite le guet qui emmenait
quelque hère à la prison, dit la Roussette.

Et la Roussette ajouta:

--Parce que Catho disait: «Il est l'ami de tout ce «qui pleure.» Oui,
Catho nous dit cela quand elle réunit toutes les pauvres ribaudes,
vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple
pour délivrer l'ami de ceux et de celles qui pleurent... Et, maintenant
que je vous vois, oh!... monsieur... comme je suis heureuse d'avoir été
de celles qui marchèrent sur le Temple!

Pardaillan regarda la Roussette. Elle était comme rajeunie et
transfigurée. Elle était belle, la ribaude vieillie, de toute la beauté
de sa pauvre âme ignorante et simple.

Et Pardaillan, voyant ses larmes, fut remué jusqu'au fond du coeur. Un
coup de soleil pénétra jusqu'à ce coeur, et, ayant vidé son verre, tout
embarrassé, il se mit à rire de son bon rire, ne sachant que répondre à
ces ribaudes.

Il saisit simplement une main de la Roussette, une main de Pâquette
et les réunit sous le même baiser très respectueux, ce dont les deux
ribaudes pâlirent d'orgueil, car on ne baisait la main qu'aux rois et
aux princesses.

--A mon tour! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas,
chevalier de Pardaillan, parce qu'un jour, jour de carnage et d'horreur,
vous poursuivi, vous traqué, vous avez rencontré près du cimetière des
Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mère; parce que vous
avez consolé cet enfant, que vous l'avez pris par la main et conduit sur
la tombe; parce que cet enfant vous a regardé et a juré de ne jamais
vous oublier; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je
m'appelle Jacques Clément!...

A ces mots, et avant que Pardaillan eût pu faire un geste, Jacques
Clément se tourna vers les deux hôtesses, fit un signe mystérieux de
reconnaissance et dit:

--Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinée qui est
flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable... Allons,
femmes, ouvrez-moi la porte de communication!...

La Roussette et Pâquette avaient vu le signe. Elles marchèrent vers
le fond de la pièce et disparurent dans une salle voisine, suivies de
Jacques Clément. Pardaillan avait saisi la main de Charles d'Angoulême
et avait murmuré:

--La porte de communication!... C'est-à-dire le moyen d'arriver jusqu'à
Claude et Farnèse... et, peut-être, jusqu'à Violetta!...



LI

LE PALAIS DE FAUSTA

Les deux hôtesses avaient donc introduit Jacques Clément par la fameuse
porte, dans une grande salle ornée de meubles luxueux. Cette salle,
Jacques Clément la reconnut. Il frémit en se rappelant l'orgie à
laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s'agissait pas d'orgie.
Il s'agissait, pour lui, d'aller prendre les ordres de Dieu pour le
grand acte qui se préparait.

C'était la deuxième fois qu'il venait à l'auberge du Pressoir-de-Fer. La
première, il y avait été attiré pour une orgie; la deuxième, qui était
celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter
du suprême intérêt de la religion.

Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.

--Est-ce tout? demanda la Roussette.

--C'est tout pour avoir le droit de venir jusqu'ici, dit le moine, mais,
comme je veux aller plus loin, regardez...

Et il traça en l'air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C'était
le deuxième signe qui permettait d'aller plus loin.

Alors, la Roussette, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en
disant:

--C'est ici.

Les deux hôtesses disparurent de la salle et Jacques Clément frappa
d'une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s'il
eût été attendu, cette porte s'ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra
et, se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d'une lampe,
bien qu'il fît grand jour au-dehors. Une femme, vêtue de blanc, assise
dans un grand fauteuil, presque dans l'ombre, lui fit signe d'approcher.

--Vous êtes messire Jacques Clément? demandât-elle.

--Oui, madame. Je suis celui que vous dites.

--Et vous savez qui je suis, moi?

--Je présume que vous êtes celle qu'on nomme princesse Fausta!...

--En effet..., dit Fausta de ce ton de simplicité qu'elle prenait pour
ne pas effrayer les gens de prime abord.

--Mon révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m'a dit que je
pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.

--En effet, vous pouvez avoir toute confiance en moi.

--Voici donc ce qui m'amène, madame...

--Parlez sans crainte, dit Fausta.

--Oui, dit le moine, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis
parler sans crainte... Eh bien, madame, mon coeur a conçu un terrible
projet. Ce projet, je l'exécuterai même si je dois être damné. Mais j'ai
demandé au révérend père Bourgoing de m'accorder la sainte absolution,
et il m'a répondu que, pour un cas aussi grave, il n'y avait qu'une
personne au monde capable de donner l'absolution... j'entends
l'absolution d'avance.

--Et cette personne? demanda, Fausta.

--Le révérend abbé m'a assuré que vous pourriez me conduire auprès
d'elle, afin qu'elle puisse m'entendre sous le sceau de la confession.

--Parlez, donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes
devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.

A ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil.

Ce n'était plus une femme... C'était un être mystérieux, à qui il
plaisait de se montrer femme, mais qui, tout à l'heure peut-être, serait
prince, reître ou prêtre.

Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait
dans une sorte d'éréthisme sentimental, ou, plutôt, dans une crise de
folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments,
comme on l'a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d'esprit sombre, mais
très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part, dès
qu'il était question de cette vision et de ce qui s'y rattachait...
c'est-à-dire le meurtre projeté de Henri de Valois.

Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des
êtres fantastiques, au milieu desquels il se mouvait à l'aise, comme si
le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle.

Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui,
de douceur féminine, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange
frémissement s'empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de
cymbales qu'il entendait lorsque, de sa vie réelle, il se transposait
subitement dans l'irréel. Et, ses yeux s'étant abaissés jusqu'à la main
de Fausta, il ne fut pas surpris d'y voir l'anneau des papes!...

Lentement, il se laissa tomber à genoux et balbutia:

--Qui êtes-vous?... M'êtes-vous envoyée par le Seigneur? Etes-vous un de
ses anges, comme elle?

A la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une
sincérité absolue:

--Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Mais, tenez
pour certain que je suis l'Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission
de rétablir son autorité sur ce bas monde. Je suis votre Souveraine
pontificale!

--Souveraine pontificale! murmura Jacques Clément. Le révérend père
Bourgoing m'avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement.
Mais je le mettais au rang des fables...

--L'apparition de l'ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine!
humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire, comme Fausta humilie
son front devant la gloire du Très-Haut... Tu es venu ici chercher une
absolution. Cette dextre seule peut la verser sur ta tête. Parle donc
sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et, afin que tu n'aies plus
aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde...

En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu'elle portait à la
ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé.

--Est-ce bien le même? demanda Fausta.

--Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c'est bien le même poignard
que j'ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec
l'ange...

A ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent
autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui
l'entourait. Et cette horreur sacrée, qu'il avait éprouvée dans la
chapelle des jacobins, s'empara de lui, lorsqu'une clarté très douce
illumina peu à peu le fond de la pièce et que, dans cette clarté, il vit
surgir l'ange... Comme la première fois, cet ange avait les traits de la
duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers
cette apparition. Soudain, l'ange se rapprocha de lui, se pencha et
murmura:

--C'est aujourd'hui, Jacques Clément, que tu vas savoir par quelles
routes tu iras à l'immortalité, à la gloire céleste... et au bonheur
terrestre. La souveraine pontificale est chargée de t'instruire...
Ecoute-la...

Aussitôt, l'ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet être
s'évaporait. La lumière, de nouveau, inonda la pièce.

La pensée d'une supercherie ne pouvait venir au moine.

--Au nom du Ciel, madame, s'écria-t-il en essuyant la sueur froide qui
couvrait son visage, n'avez-vous rien vu dans cette pièce pendant que
s'est faite l'obscurité?

--Sire moine, revenez à vous, je vous prie... la lumière n'a pas cessé
de briller.

--Quoi! cette pièce n'a pas été un instant plongée dans les ténèbres?

--En aucune façon...

--Et vous n'avez pas vu un corps aérien, là, devant cette tapisserie?...

--Je n'ai vu que vous, sire moine...

--Que Dieu me conserve la raison! reprit Jacques Clément.

--Croyez-moi, sire moine. Dieu vous conservera la raison tant que vous
mettrez cette raison à son service.

--Que faut-il donc que je fasse?... s'écria le jeune moine. Le
savez-vous?

--Je sais, répondit Fausta, que vous avez reçu d'un ange un poignard
semblable à celui que j'ai reçu moi-même et que je viens de vous
montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois...

--Ainsi, dit le moine avec une ardeur où on pouvait encore découvrir
quelque hésitation, il est vraiment permis de tuer un roi?...

--Qui en doute, si ce roi est criminel!

--Et j'aurai l'absolution entière?

--Vous l'avez! dit gravement Fausta.

Et, levant la main droite dans un geste de bénédiction, elle prononça
les paroles sacramentelles que Jacques Clément écouta avec une avidité
stupéfaite.

Le moine s'inclina:

--Vos instructions? demanda-t-il. Car, seul et faible comme je suis,
comment pourrais-je atteindre Valois?

--Après-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui
doit aller à Chartres porter au roi les doléances du peuple de Paris.
Prenez place dans le cortège. Nul ne peut s'étonner de vous y voir.
Modestement confondu dans la foule, priez en vous-même et songez que
vous portez, en même temps que la parole de Dieu, la fortune de la
nouvelle Eglise!

--Et une fois à Chartres? interrogea le moine.

--Vous me retrouverez là pour vous guider..., à moins que vous ne soyez
guidé par l'ange lui-même...

--L'ange! dit Jacques Clément en tressaillant. Je le verrai donc?

--Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aérienne, du moins
sous sa forme matérielle.

Jacques Clément, cette fois, fixa un regard de défiance sur la Fausta et
demanda:

--Quoi! madame, vous connaissez donc cette forme matérielle? Comment la
connaissez-vous?

--Comme vous la connaissez vous-même. J'ai vu ce que vous avez vu, en
d'autres lieux et d'autres temps que vous, voilà tout. J'ai entendu ce
que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine?

--Le Ciel m'en garde! dit le moine avec ferveur.

--Donc, si je vous dis que peut-être vous verrez l'ange sous sa forme
matérielle, c'est que la duchesse de Montpensier sera à Chartres en même
temps que vous et moi-même.

Le front pâle du moine s'empourpra. Il baissa ses paupières pour voiler
le feu de son sang et il balbutia ce seul mot:

«Marie!...»

Alors la Fausta eut un sourire livide, et, reprenant ce ton d'autorité
souveraine par lequel elle inspirait le respect à de plus forts esprits
que celui de ce moine:

--Regardez-moi bien, dit-elle. Croyez-vous vraiment que je sois en
communication avec la puissance céleste?

--Je le crois de toute mon âme...

--Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictées,
inspirées même...

--Oh! haleta le moine, qu'allez-vous donc me dire?...

Ceci seulement: autant vous devez avoir confiance dans la forme aérienne
de l'ange, autant vous devez vous défier de sa forme matérielle...

--Me défier de Marie! murmura le moine.

--N'a-t-elle pas déjà cherché à vous induire au péché mortel?
Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver
ici! Souvenez-vous de ce soir où vous y fûtes entraîné...

--Oh! vous savez donc tout, puisque vous savez que je reçus un coup
terrible au coeur...

Le moine avait grondé ces quelques mots en grinçant des dents. Fausta,
qui l'étudiait avec la froide attention d'un chirurgien qui fait crier
la chair sous son scalpel, Fausta, voyant le jeune homme haleter, se
hâta de continuer:

--Souvenez-vous que, depuis cette nuit fatale, vos veines semblent
charrier des laves enflammées et que vos lèvres brûlées de fièvre
cherchent dans la nuit un baiser pareil à celui qu'elle y déposa
alors!...

--Grâce, madame et souveraine, râla le moine. Je ne sais par quel
prodige vous êtes au courant de sensations que je n'ai même pas la force
de m'avouer à moi-même, mais ces sensations, vous me les peignez avec
une vérité affreuse!

--Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du
passé et songeons à l'avenir. Vous voilà donc en garde. Et, si vous vous
trouvez en face de la duchesse de Montpensier...

--Eh bien? bégaya le moine.

--Eh bien, je vous l'ai dit: soyez en défiance... car...

--Madame, ma souveraine, de grâce...

--Eh bien, elle vous aime! dit Fausta.

Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterné, la face contre
terre... Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensée vivante en
lui, flamboyante comme un éclair qui l'eût aveuglé:

--Elle m'aime!... Me méfier d'elle... moi!... Ah! dût-elle me conduire
en enfer!...

Lorsqu'il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. A sa
place, une jeune femme souriante l'attendait. Elle le prit par la main,
le conduisit à une porte qui, sur un signal donné par elle, venait de
s'entrouvrir.

Le moine franchit cette porte et, se retrouvant dans l'auberge du
Pressoir-de-Fer, il put croire qu'il avait rêvé. Sans s'attarder,
d'ailleurs, il quitta l'auberge et s'éloigna rapidement.

Fausta était entrée dans une pièce voisine de celle où elle avait reçu
Jacques Clément. Là, elle avait retrouvé une femme qui l'attendait sans
doute avec impatience, car, à la vue de Fausta, elle s'avança vivement
à sa rencontre. Et, si le moine eût été là, il eût reconnu aussitôt le
costume de laine blanche et les longs cheveux d'or de l'ange qui venait
de lui apparaître. Seulement, les traits de cet ange, de graves et
mélancoliques, étaient devenus rieurs et le visage sceptique de la
duchesse de Montpensier eût, peut-être, alors porté un coup mortel aux
croyances du moine.

Quoi qu'il en soit, l'ange, s'étant avancé au-devant de Fausta, celle-ci
lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit:

--Vous êtes vraiment l'ange de grâce et de beauté souriante dans la
terrible bataille où tout est si noir et si triste autour de nous...

--Ainsi, s'écria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis
ange?

Elle éclata de rire, puis, tout aussitôt, ajouta:

--Pauvre jeune homme!

La Fausta considéra la duchesse avec une gravité qui avait quelque chose
de glacial. Et elle dit:

--Bien que votre esprit sacrilège ne puisse concevoir des vérités qui
vous échappent, apprenez que vous êtes l'ange désigné, beaucoup plus
qu'il ne vous semble à vous-même...

--Mais..., balbutia la duchesse interdite et presque frappée de terreur.

--Mais, continua Fausta, il est temps que ce rôle vous soit ôté. Faible
comme vous êtes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. A
Chartres, ce n'est plus sous forme d'ange que vous paraîtrez au moine
Jacques Clément, c'est bien Marie de Montpensier qui achèvera de le
conduire...

--Ma foi, murmura la duchesse, j'aime mieux cela!

--Jacques Clément sera dans la grande procession, reprit négligemment
Fausta.

--Je serai donc près de lui pendant la route: car je ferai la route
à pied, oui, moi! Que ce soit pour la rémission de mes péchés, au
moins!... péchés présents et à venir!

Ayant fait une rapide génuflexion, la duchesse s'éloigna légèrement et
bientôt sortit par la grande porte de fer. Quant à Fausta, elle regagna
cette pièce qui voisinait avec l'auberge du Pressoir-de-Fer et qui
était, comme on l'a vu, sa retraite favorite. Là, elle murmura:

«Henri III mourra donc! Le sort en est maintenant jeté!»

A ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots à voix
basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit:

--Amène-le-moi, Myrthis...

La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard,
accompagnant un homme qui s'inclina devant Fausta, sans prononcer une
parole.

--Eh quoi, dit Fausta avec cette gaieté qui paraissait n'être que
l'expression d'une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce
bien vous que je vois! N'avez-vous pas été mis par mon trésorier en
possession des cent mille livres convenues?

--Si fait, madame...

--Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas à l'abbaye de
Montmartre?

--Oui, je devrais être auprès de Violetta; mais je vais vous dire,
madame: Mgr Guise m'a positivement défendu de m'approcher de l'abbaye,
tant la jalousie le torture...

--Oh! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre!...

--Je continue, madame, reprit Maurevert, avec, lui aussi, une sorte
d'ironie furieuse; vous devez me connaître, puisque vous avez eu recours
à moi. Vous devez donc supposer que, malgré la défense. de Mgr Guise, je
serais déjà à l'abbaye... j'aurais déjà enlevé ma femme, car elle est
ma femme après tout! en un mot, je serais déjà bien loin de Paris avec
Violetta...

--C'est un peu ce qui était convenu.

--Oui, mais il est arrivé un petit événement qui fait que je n'ai
plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m'assure une protection
efficace.

--Et cet événement?...

--M. de Pardaillan s'est évadé de la Bastille.

Si Maurevert avait pu avoir un soupçon quelconque des sentiments de
Fausta à l'égard de Pardaillan, ce soupçon se fût évanoui à l'instant
même. En effet, il est impossible de donner une idée de la perfection
d'indifférence avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui
retentit tout à coup à ses oreilles comme un coup de tonnerre!

Et, tandis que ses pensées se mettaient à tourbillonner dans un souffle
d'affolement, souriante, paisible, avec cette même nuance d'ironie où il
y avait pourtant un peu de pitié, elle demanda:

--Pauvre monsieur de Maurevert, qu'allez-vous devenir?

Maurevert grinça des dents. Fausta, d'un seul mot, venait de préciser
ce qu'il y avait d'étrange et d'affreux dans sa vie: puisque Pardaillan
était libre, qu'allait-il devenir, lui, Maurevert?

--Ce que je vais devenir? dit Maurevert avec une sorte de soupir
de lassitude. Il faut que je m'appuie à Guise. Nous sommes quatre
maintenant à haïr cet homme: Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert;
cela fait quatre haines... quatre épouvantes si vous voulez...

--Épouvantes? dit Fausta. Vous avez prononcé: épouvantes?...

Et, descendant en elle-même, Fausta vit qu'il y avait dans son coeur une
chose qui n'y était pas auparavant: l'épouvante...

--Madame, gronda Maurevert, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur.
Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c'est cela qui peut nous sauver
tous les quatre, c'est d'unir ces quatre épouvantes pour en faire sortir
la foudre!

--Le duc de Guise, madame, continua-t-il, nous a dit ceci: «Je crois que
tous quatre, nous mourrons de la main du damné Pardaillan! Il n'avait
pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le
sais, moi!

Ici, Maurevert fit en quelques mots le récit des événements qui
s'étaient passés à la Bastille. Ce récit, Fausta l'écouta avec le même
calme apitoyé. Maurevert acheva alors:

--Voilà ce que je suis venu vous dire, madame. C'est-à-dire que le duc,
moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons désormais pour atteindre
l'ennemi commun. C'est-à-dire, madame, que je ne puis m'attarder à
l'abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres; nous partons ensemble
tous les quatre.

--C'est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce
matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu'avez-vous déjà fait
pour le retrouver?

--Nous avons mis sa tête à prix: cinq mille ducats d'or.

--Retournez donc auprès du duc, dît Fausta, toujours avec la même
tranquillité. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de
Maurevert, quand, avec l'aide de vos trois amis, vous aurez triomphé de
vôtre ennemi.

Maurevert s'inclina et se dirigea vers la porte par où il était rentré.

--Non, dit Fausta, passez par ici...

Elle lui désignait la porte qui faisait communiquer le palais et
l'auberge. C'était un principe, au palais Fausta, qu'on vît le moins de
monde possible entrer ou sortir, surtout le jour.

Maurevert, ayant salué Fausta, sortit donc et se trouva dans l'auberge,
ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n'être que le
prolongement dû palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au
moment où l'une des hôtesses, Pâquette, y entrait elle-même par une
autre porte. Pâquette, apercevant cet étranger, ferma vivement cette
porte comme si elle eût craint qu'il n'aperçût les personnes qui se
trouvaient dans la pièce voisine. Maurevert, déjà, avait atteint la
salle commune, et, comme Pâquette lui demandait ce qu'il désirait, il
parut s'apercevoir alors seulement qu'il était dans une auberge. Il
secoua la tête et sortit.

«C'est un fou», songea Pâquette qui, ayant pris une petite dame-jeanne
de Saumur, regagna le cabinet d'où elle sortait quand elle avait
rencontré Maurevert.

--J'ai eu peur, dit Pâquette en entrant.

--De quoi? fit la voix narquoise de Pardaillan.

Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu
l'entrevoir lui-même si Pâquette n'avait si vivement fermé la porte, ces
gens, c'était Pardaillan et Charles d'Angoulême, qui, après le départ de
Jacques Clément, étaient restés à la même table, dans le même cabinet...

--De quoi? reprit Pâquette. D'un homme à sinistre visage qui ne m'a pas
répondu un mot quand je lui ai parlé, qui est entré dans l'auberge, Dieu
sait comme, et qui peut-être est à votre recherche!...

--Eh bien, qu'il cherche! dit froidement le chevalier. Ainsi, ma belle
Roussette, et vous, ma jolie Pâquette, vous êtes ici non pas les
hôtesses du Pressoir-de-Fer, comme l'assure votre enseigne, mais, à
vrai dire, les servantes de cette dame mystérieuse... Ses servantes!
Peut-être ses espionnes?...

Le mot n'offensa nullement les deux anciennes ribaudes.

--Ni servantes ni espionnes, dit simplement Pâquette... Seulement,
voici: le lendemain du jour où nous avons ouvert ici une auberge à
laquelle nous avons donné cette enseigne en mémoire de vous et aussi
en mémoire de Catho, ce jour-là, nous reçûmes la visite d'un grand bel
homme qui eût été magnifique et tout à fait plaisant à voir s'il n'eût
eu la mine sévère, et d'une tristesse telle que jamais je ne vis
tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussette?...

--C'est vrai, Mgr Farnèse était à la fois le plus magnifique cavalier et
le prêtre le plus lugubre qu'on puisse imaginer.

--Mgr Farnèse! s'exclama sourdement Charles d'Angoulême.

--C'était le nom de cet homme, comme nous l'apprîmes plus tard. Il
paraît qu'il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans
l'établissement de notre auberge à telles enseignes qu'il paya pour nous
les huit mille livres que coûta cet établissement. Non content de cela,
il nous assura qu'il nous ferait une rente de six cents écus pour nous
deux, si nous voulions consentir a lui louer à perpétuité une salle au
fond de notre auberge et à laisser percer dans cette salle une porte
communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepté, bien
entendu... Et, peu à peu, cet homme nous instruisit de ce qu'attendait
de nous sa maîtresse... La salle du fond fut magnifiquement meublée...
il s'y passa quelquefois des orgies merveilleuses... d'autres fois, on y
attira des gens que nous ne revîmes jamais.

--Lorsque nous vîmes qu'il se passait là d'étranges événements, continua
Pâquette, nous nous repentîmes, mais il était trop tard. Et puis, que
nous demandait-on? Simplement de conduire jusqu'à la salle en question
les gens qui viendraient nous faire un signe.

--Pareil à celui que vous a fait tout à l'heure ce jeune homme?

--C'est bien cela... Nous ignorons ce qui se passe dans la maison
voisine...

--Et vous n'avez jamais essayé d'y pénétrer?...

--Oh! que si!... s'écria naïvement la Roussette. Seulement...

--Seulement? interrogea Pardaillan.

--Eh bien, continua la Roussette, un jour nous avons voulu ouvrir, et
nous n'avons pas pu. Alors, la curiosité nous a prises toutes les deux,
et Pâquette s'est décidée à frapper à la porte selon le signal convenu.

--Et ce signal? demanda négligemment le chevalier.

La Roussette et Pâquette se regardèrent avec effarement.

--Le signal! balbutia Pâquette.

--Oui, je vous demande par quel signal vous parvîntes à ouvrir la porte;
car, finaudes comme vous êtes toutes deux, vous avez dû y parvenir.

--Hélas! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons
notre vie à vous parler de ces choses? Que serait-ce si nous faisions la
révélation que vous nous demandez!...

--Eh bien, n'en parions plus! dit Charles d'Angoulême.

--C'est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous
pouvez continuer votre récit.

La Roussette, à qui la langue démangeait comme à une digne commère
qu'elle était, reprit donc:

--Ce fut la Pâquette qui frappa. A peine eut-elle frappé que la porte
s'ouvrît. Et nous reculâmes...

--Bah! c'était donc bien terrible?...

--Vous allez voir, reprit la Roussette en frissonnant. Dès que nous
fûmes entrées, la porte se referma d'elle-même... la lumière qui
inondait la pièce où nous étions s'éteignit. Je poussai un grand cri et
tombai à genoux... Je fermai les yeux!...

--Moi aussi! ajouta Pâquette.

--Lorsque je les rouvris, continua la Roussette, je vis qu'un peu de
clarté s'était faite dans la pièce, suffisante pour laisser voir deux
cordes qui pendaient au plafond, et, au bout de chaque corde, un beau
noeud coulant... Alors, je compris que nous allions être pendues, et je
me mis à pleurer... Tout à coup, deux hommes apparurent, deux géants
masqués de noir. Je ne sais ce que pensait Pâquette, mais moi je ne
pensais même plus; l'horreur me paralysait; l'un des géants saisit le
noeud coulant qui se balançait au-dessus de ma tête, il baissa ce noeud
jusqu'à moi qui étais à genoux, et bientôt je sentis que la corde me
serait le cou...

La Roussette, à ce mot, porta la main à son cou, par un geste machinal,
et respira longuement. Pâquette murmura:

--Pendant ce temps, l'autre géant me serrait le cou à moi!...

--Et comment fûtes-vous sauvées?

--Vous allez voir, continua la Roussette. Quand j'eus la corde au cou,
je me mis à réciter en moi-même une prière pour tâcher au moins de
sauver mon âme, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant
entrouvert un oeil, je vis que les deux géants avaient disparu. Nous
étions l'une en face de l'autre, à genoux, chacune avec notre corde au
cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Pâquette
m'épouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge.
Alors, monsieur le chevalier, oh! alors, il se passa une chose vraiment
effrayante. Écoutez... Comme je regardais Pâquette que je voyais blanche
comme une morte avec des traits tout retournés, je vis que la corde
qu'elle portait au cou et qui était accrochée au plafond par l'autre
bout, oui... cette corde se mit à se tendre!... Pâquette poussa un
cri... Au même instant, elle se mit debout. Et, dans ce même instant,
je sentis que la corde que j'avais à mon cou se tendait aussi et, moi
aussi, je poussai le même cri.

--Oui, le cri de chat sauvage, hein?

--Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussette ébahie. Et, moi aussi, je
me mis debout!... Alors, j'essayai de défaire le noeud: impossible!...
La corde se tendait. Elle m'attirait vers le plafond... mais elle se
tendait lentement, si lentement que je la voyais se tendre, monsieur.
Oh! je voulus l'arrêter, je la saisis... Mais la corde continuait de
se tendre... Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde
m'enlèvera, je serai suspendue, je serai pendue.

--Tais-toi! Tais-toi! haleta Pâquette affolée.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussette et Pâquette
se remirent de leur émotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan
leur versa de la dame-jeanne.

--J'en ai gardé la petite mort, reprit alors la Roussette. Mais enfin,
pour achever de vous raconter, voilà que je vois tout à coup la Pâquette
qui saisit une chaise près d'elle juste au moment où sa corde, à elle,
allait la soulever! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier
regard, je vois aussi un escabeau près de moi. Je l'attire, je monte!
Nous voilà sauvées... sauvées pour dix minutes... car les maudites
cordes, comme si de rien n'était, continuaient à se tendre!... Au bout
de dix minutes, donc, dix siècles, mes gentilshommes, dix agonies, dix
morts! au bout de ce temps, dis-je, voilà les cordes retendues!... Plus
d'espoir, alors!... Je me hisse sur la pointe des pieds, et, tout d'un
coup, comme dans une folie, je me mets à crier: «Grâce! Grâce!...»

--Et moi aussi, dit la Pâquette. En entendant la Roussette, je crie:
«Grâce! Grâce!...»

--Et notez qu'il n'y avait personne!... Mais je crie de plus belle:
«Grâce! Je ne le ferai plus...» Alors, la corde s'arrête tout à coup
de se tendre! Et même elle se détend un peu!... «Grâce! Plus jamais je
n'entrerai ici!...» La corde se détend!... Et voilà qu'une voix sortie
de je ne sais où, une voix qui me glace d'horreur, une voix pourtant
douce, nous dit: «Vous repentez-vous?...»

--Oui! oh! oui! que nous crions en sanglotant toutes deux.

--Essaierez-vous encore de surprendre des secrets sacrés?...

--Jamais! oh! jamais!...

«Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grâce! Allez, et soyez
fidèles!...» A ces mots, continua la Roussette haletante, voilà les
cordes qui se détendent tout à fait. Je saute au bas de mon escabeau.
Pâquette saute en bas de sa chaise. Je m'évanouis. Lorsque je revins à
moi, je me trouvais étendue dans une salle de l'auberge, et Pâquette
était près de moi.

La Roussette se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le
cou.

--Voilà, reprit Pâquette, ce qui nous est arrivé pour avoir voulu
regarder de l'autre côté de cette porte...

--Diable! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez là me
donne une furieuse envie d'aller y voir...

Les deux hôtesses effarées se regardèrent en pâlissant.

--Gardez-vous-en! murmura l'une.

--Il vous arriverait malheur! dit l'autre.

--Bah! bah! je crois que vous exagérez un peu. Et puis, après tout,
ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre
enseigne me fait songer...

La journée, peu à peu, dans ces récits, s'était écoulée; le soir était
venu. Dans l'auberge, des flambeaux s'étaient allumés. Pendant ce temps,
la dame-jeanne s'était vidée. Après la dame-jeanne, de nombreux flacons
avaient succombé aux attaques réitérées. Et il va sans dire que la
Roussette était plus rouge que jamais, et que Pâquette devenait
coquelicot. Si bonnes buveuses qu'elles fussent, Pardaillan, qui était
un terrible buveur de pots quand il s'y mettait, les avait mises à
merci.

--Voyons, reprit-il tout à coup, que diriez-vous si je vous demandais de
me révéler le signal?

--Le signal? bégaya la Roussette.

--Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication...

Pardaillan souriait béatement en parlant ainsi. La Roussette et Pâquette
étaient à peu près ivres; mais, comme nous avons dit, c'étaient de
solides commères, des biberonnes capables de boire sans perdre de
leur raison que ce qu'il leur convenait d'en perdre. A la question de
Pardaillan, la Roussette, femme prudente, prépara sa retraite:

--Allons, Pâquette, fit-elle, il s'en va temps de préparer le dîner de
messieurs les écoliers; pendant que nous en contons ici, nos mâtines de
servantes doivent laisser brûler la venaison. Viens, Pâquette...

Et elle fit la révérence à Pardaillan, tout en reculant. Tout à coup, le
chevalier la saisit par le bras en disant:

--Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie
Pâquette qui fléchît aussi sur les genoux. Tenez-la! Soutenez-la!
Retenez-la donc, mon brave compagnon! C'est étonnant comme ce petit vin
du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force au bras
des hommes!

Le duc d'Angoulême, au premier mot, au premier coup d'oeil de
Pardaillan, avait compris et suivi Pâquette qu'il maintenait solidement.
En même temps, Pardaillan s'était levé, avait repoussé du genou la porte
entrouverte, et, se retournant:

--Vous n'avez pas répondu à ma demande, fit-il avec une grande douceur.

--Monsieur le chevalier, dit la Roussette avec une sorte de dignité,
écoutez-moi: je me suis battue pour vous autrefois. J'étais dans le
Temple avant même Catho, et voici la Pâquette qui, comme moi, a risqué
sa vie pour sauver la vôtre. Depuis cette époque, et cela date de loin,
il n'est pas de journée où nous n'ayons causé de vous avec grande
admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous
l'idée même qu'on se fait d'un roi... Allons-nous être forcées de nous
en repentir?...

Et la digne hôtesse versa quelques larmes, tandis que Pâquette
continuait à son tour:

--Ah! monsieur le chevalier, je n'aurais jamais cru qu'un jour ce serait
vous qui condamneriez la Roussette et la pauvre Pâquette. Car, si nous
vous répondons, nous serons tuées sans miséricorde!

Pardaillan répondit gravement:

--Vous me fendez l'âme toutes les deux. Vous n'avez que trop raison. Je
suis un ingrat!

--Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussette.

--Croyez-vous? En êtes-vous sûres?... Moi, je ne sais pas. Ce que je
sais, c'est que vous me donnerez le signal, ou je suis décidé à vous
poignarder de ma main.

Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s'interrogèrent d'un regard
navré, poussèrent un terrible soupir, et la Roussette, enfin, balbutia:

--Sur la porte, il y a une croix formée de cinq gros clous. Frappez
successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, à gauche, à droite
et enfin au centre: la porte s'ouvrira!...

Aussitôt, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant:

--Nous sommes perdues!...

--Vous êtes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur:
vous me pardonnerez donc de vous avoir malmenées... Votre auberge vaut
douze à quinze mille livres... Je vous l'achète!

A ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et
il fit signe à Charles, qui l'imita sans hésitation. La Roussette et
Pâquette, apercevant le tas de ducats d'or, furent instantanément
consolées, tout en gardant un restant de terreur à la pensée de la
vengeance qu'elles encouraient.

--Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir...

--Bah! bah! s'écria la Roussette plus enivrée par la vue des ducats
qu'elle ne l'avait été par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme?...

--Mais les cordes?... les fameuses cordes qui se tendent si
lentement?...

--Bon. Nous jurerons que vous êtes entrés à l'auberge avec le cavalier
de tout à l'heure, et que c'est lui qui vous a indiqué le signal.

--Et si on ne vous croit pas?

--Alors, il sera temps de songer à fuir.

Pardaillan admira avec quelle facilité les femmes savent résoudre les
cas de conscience; puis, suivi de Charles d'Angoulême, il se dirigea
vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre
l'auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq
gros clous signalés par la Roussette. Alors, du poing, il se mit à
frapper sur ces clous, dans l'ordre qui lui avait été indiqué. Au
cinquième coup, la porte s'ouvrit!...

.......................................................

Après le départ de Maurevert, Fausta avait renvoyé ses femmes.

Fausta avait reçu avec un calme étrange la nouvelle de la fuite de
Pardaillan. Demeurée seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa
les tapisseries qui les voilaient, lentement alla s'asseoir et se mit à
songer:

«Cet homme m'a dit qu'il ferait obstacle à mes projets. Il tient
parole. Tout m'a réussi jusqu'au jour où il est entré dans ma vie. Tout
s'effondre depuis l'instant où il s'est révélé à moi...»

Ce qui se passait en elle était effroyable.

Fausta sentait, comprenait qu'elle pleurait. Mais ses larmes, au lieu de
déborder des paupières, au lieu d'être des gouttes visibles brûlant ses
joues, étaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son
coeur comme du plomb fondu.

Ce qui souffrait en elle, ce qui se débattait, c'était la créature
humaine, la femme. Et, ce qui demeurait ainsi paisible dans ce fauteuil,
c'était une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de
l'orgueil, celle qui ne s'était jamais vue pleurer et qui jamais n'avait
eu peur.

«Ce Maurevert, songea-t-elle, m'a parlé de leur épouvante, à tous. Et
moi?... Épouvante, qui es-tu?... Épouvante, je t'ignore!...»

Et elle vit que désormais elle n'ignorait plus l'épouvante. Elle comprit
que, si Pardaillan était libre, elle tremblait.

«C'est ma propre faiblesse qui fait sa force, continua-t-elle. Il y a en
moi un sentiment que je ne devais pas connaître. Entre Dieu et moi, ce
pacte avait été fait. Je devais être la Vierge immaculée non seulement
dans son corps mais dans le plus secret de sa pensée... Je ne suis plus
la Vierge...»

Fausta prononça ces mots presque à haute voix. Et qui les eût entendus
n'eût eu aucune idée de la rage, de la terreur, de la honte qui
bouleversaient cette âme.

Peu à peu, pourtant, elle s'apaisa.

«Mais, pour exécuter mon projet, gronda-t-elle à un moment, il n'en faut
pas moins que cet homme soit retrouvé, qu'il soit de nouveau en mon
pouvoir! Et si cela n'arrive jamais?...»

Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappé à la porte de
communication par où l'on pénétrait dans l'auberge.

«Qui peut venir?» songea Fausta.

Le deuxième coup fut frappé.

«Est-ce Guise?... Est-ce le moine?... Qui est-ce?...»

La porte, une fois les cinq coups frappés dans l'ordre, s'ouvrait
automatiquement. Mais Fausta pouvait l'empêcher de s'ouvrir, simplement
en poussant un léger verrou qui faisait obstacle à la marche du
mécanisme. Au quatrième coup, elle eut soudain l'idée de pousser ce
verrou. Un étrange sentiment la poussait à ne pas recevoir celui qui
frappait... quel qu'il fût. Elle se leva vivement et marcha à la porte.

A ce moment, le cinquième coup fut frappé et la porte s'ouvrit. Fausta
s'arrêta, pétrifiée: Pardaillan était devant elle. Le chevalier se
tourna vers Charles d'Angoulême, et, d'un ton étrange:

--Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur ce
prisonnier...

«Quel prisonnier?» se demanda Charles, stupéfait.

--Si, dans une heure, vous ne m'avez pas revu, tuez sans pitié, puis
sautez à cheval, courez à Chartres à franc étrier, et prévenez le roi...

«De quoi faut-il prévenir le roi?» gronda en lui-même le jeune duc,
étourdi.

Sa confiance dans la force et l'esprit d'invention de Pardaillan était
illimitée. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu
effroyable et Charles, au lieu de répondre, se dit qu'il serait le
dernier des lâches s'il n'entrait pas en même temps que son compagnon
dans l'antre de la Fausta. Il fit donc résolument un pas.

--Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m'avez
bien compris, n'est-ce pas?

Et, cette fois, le ton était tel que Charles comprit que, de son
obéissance passive, dépendaient le succès de l'entreprise et la vie du
chevalier.

--Soyez tranquille, dit-il, si, dans une heure, vous n êtes pas de
retour où vous savez, je tue, et, dès demain matin, dès cette nuit,
Henri III est prévenu.

--Admirable! fit Pardaillan.

Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte La porte, alors, se
referma d'elle-même, lourdement Pardaillan s'était avancé vers Fausta,
la tête découverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il
s'inclina.

--Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me
présenter chez vous à une heure tardive et par une porte dérobée.

Fausta s'était assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle
s'était accoudée au bras de son fauteuil, et telles étaient sa pâleur
et son immobilité qu'il eût été facile de la prendre pour quelque beau
marbre. Pardaillan reprit:

--Un entretien de vous à moi, madame, était indispensable et urgent.
Je me suis introduit chez vous comme j'ai pu. Voulez-vous me pardonner
cette grave infraction aux règles de toute étiquette, soit princière ou
royale, soit pontificale?

Cette fois, Fausta fit un geste: elle frappa d'un marteau sur un
timbre. Un homme entra, qui ne témoigna d'aucun étonnement à la vue de
l'étranger.

--Combien de gardes au palais demanda Fausta d'une voix calme.

--Vingt-quatre arquebusiers, dit l'homme. Mais, si Votre Sainteté le
désire, on peut faire aussi venir les archers dont c'est le jour de
repos jusqu'à minuit.

--Combien de gentilshommes de service? reprit la Fausta.

--Les douze ordinaires. Mais...

--Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les
issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prêts à entrer ici
au premier coup de sifflet. Allez.

L'homme fit une génuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures
prises par la Fausta le soulageaient d'une inquiétude. Cette femme était
peut-être une tigresse, mais c'était une femme. Maintenant, il était sûr
d'avoir affaire à des hommes. Cette pensée le rassura.

--Qui êtes-vous? demanda la Fausta, comme si elle eût vu alors pour la
première fois l'homme qui était devant elle.

--Madame, dit Pardaillan, je suis celui à qui vous avez fait commettre
une impardonnable faute. Grâce à votre habileté à vous déguiser, grâce à
l'incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l'épée, vous m'avez
forcé, devant la Devinière, à vous prendre un instant pour un homme;
vous m'avez forcé à croiser le fer avec une femme; vous m'avez forcé à
toucher cette femme au front... C'est une chose que je ne me pardonnerai
jamais, madame...

Pardaillan, son chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la
garde de la rapière, l'oeil doux, la figure paisible, parlait avec un
accent de profonde sincérité. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et
ses yeux, à elle, se troublèrent. Son sein palpita.

Il est certain que, si elle était une magnifique expression de la
splendeur féminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu théâtrale,
mais qui lui seyait à merveille, avec son visage rayonnant de
générosité, était un, admirable type de beauté masculine.

Fausta comprit qu'elle avait devant elle un adversaire digne de sa
puissance.

--Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d'être entré ici
sans y être appelé. Je vous pardonne de m'avoir touché au front. Mais je
vous déclare que vous ne sortirez pas d'ici vivant. Vous avez entendu
les ordres que j'ai donnés?

Pardaillan fit oui de la tête. Fausta reprit avec un sourire livide:

--Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d'avoir surpris mes
secrets, de savoir qui je suis.

Pardaillan s'inclina.

--Madame, dit-il avec cette charmante naïveté de la voix et du regard
qui n'appartenait qu'à lui, puisque vous voulez bien me pardonner tout
cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer?...

Fausta devint plus pâle qu'elle n'était. Et ce fut d'une voix morte,
sans accent, qu'elle répondit:

--Vous allez comprendre d'un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien
je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sûre de vous
tuer tout à l'heure. Je veux vous tuer, monsieur, parce que ce n'est pas
au front, mais au coeur que vous m'avez touchée. Si je vous haïssais, je
vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous
aime.

Pardaillan frémit. Ce qui venait d'être dit lui parut plus redoutable
mille fois que l'ordre donné en sa présence. Il se sentit perdu... Et,
pourtant, il voulut, par un calme absolu, demeurer digne de l'effrayante
adversaire et maître de la terrasser. Voici ce qu'il répondit:

--Madame, vous m'aimez. Et moi aussi, vous m'apparaissez d'une si
splendide hideur, vous êtes à mes yeux une si inconcevable force de
beauté, de deuil et de terreur que je vous aimerais, oui, je vous
aimerais, si je n'aimais...

--Vous aimez? dit Fausta, non pas avec colère, non pas avec curiosité,
ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable
froideur que nous avons signalée.

--Oui, j'aime, dit Pardaillan avec une infime douceur. Et j'aimerai
jusqu'à la dernière minute de ma vie. Il n'y a pas dans mon âme d'autre
sentiment possible que cet amour par lequel j'étais, sans lequel je ne
serai plus. Je l'aime, madame, je l'aime morte...

--Morte!

--Ce fut presque un cri qui échappa à Fausta, une sourde exclamation où
se heurtaient de l'étonnement, de la joie et peut-être aussi, qui sait?
du regret. Car Fausta, sincère dans son rôle de vierge, eût triomphé
dans son coeur d'une jalousie contre une vivante.

--Vous devez penser que je suis un misérable fou, reprit Pardaillan.
Mais cela est. J'aime la morte, depuis seize ans qu'elle est morte...
Aussi, madame, je vous le jure d'honneur, je bénirais la minute où les
assassins que vous venez d'aposter vont se ruer sur moi, si je n'avais
intérêt à vivre encore. Je vivrai donc, puisqu'il le faut.

Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation.
Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d'aposter des assassins
prêts à se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicité:

«Je vivrai donc puisqu'il le faut...»

Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosité, un
ardent désir de mieux connaître cet homme la retinrent. Elle l'examinait
avec un prodigieux étonnement. Il avait baissé la tête, comme pensif,
après ce qu'il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se
jouait sur ses lèvres.

--Madame, dit-il, avant que je n'entreprenne de me colleter avec vos
gens et de les réduire à la raison...

--Vous pensez les réduire! interrompit Fausta.

--Madame, je ne sortirai pas d'ici que je n'aie obtenu ce qu'il est
nécessaire que j'obtienne, dit simplement Pardaillan. Et, pour cela, je
dois tout d'abord vous dire comment j'ai pu entrer ici...

Et, en lui-même, Pardaillan s'écria:

«O ma digne Pâquette, ô ma tendre Roussette, voici pour vous sauver un
peu... Il faut que vous sachiez, continua-t-il à haute voix, que j'ai un
ennemi... excusez-moi, madame, ces détails sont nécessaires: cet ennemi
est un moine jacobin, il s'appelle Jacques Clément. Ce moine, reprit
Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout à l'heure, lorsqu'il est sorti
de votre palais. Et je sais ce qu'il veut faire.»

Pardaillan ne savait rien qu'une chose: c'est que Jacques Clément
voulait tuer Henri III et qu'il était entré chez la Fausta. Tout le
reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et, tandis
qu'il parlait, il se disait:

--Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n'a pas elle-même armé le
bras de Jacques Clément, si elle n'a pas un immense intérêt à tuer
Valois, je ne sortirai pas d'ici...

Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu'elle pensait. Mais
il continua bravement:

--Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c'est vous
qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame! Par Jacques
Clément, en le forçant à parler, j'ai su comment on entrait ici; j'ai
su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps,
madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un
terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le
duc de Guise sera roi.

Il parlait lentement, comme on va pas à pas sur un terrain inconnu,
plein de fondrières.

--Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout
d'abord?... Qu'il soit rendu à la liberté... Il faut ensuite que le
roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire
trucider...

Cette fois; le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan
perçut ce tressaillement et respira longuement.

--Je commence à croire que je ne suis pas encore mort! songea-t-il.

--Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu'il veut tuer Henri de
Valois?

--Ai-je dit cela, madame? Mettons que je me suis trompé, car Jacques
Clément ne m'a rien dit. Seulement, je sais qu'il doit tuer le roi pour
le compte de Guise et, sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je
suis libre, si vous m'accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques
Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu'il veut. Car que
m'importe à moi que Valois vive ou meure! Mais, je vous le dis, la mort
de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement.
Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie de Henri III, c'est
la mort de Guise et la vôtre!

A cet exposé si simple et si terrible, et si vrai, de toute la politique
de cette époque, Fausta comprit qu'elle n'avait pas seulement devant
elle un homme d'une bravoure exceptionnelle, mais aussi une intelligence
d'une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment,
était celle-ci:

--Pourquoi ce pauvre gentilhomme sans feu ni lieu ne s'appelle-t-il pas
duc de Guise?...

--Donc, reprit le chevalier, sachant sûrement que Clément a été armé par
Guise, par vous, sachant que, de longtemps, vous ne retrouverez pas
un homme capable, d'un geste de son bras, de changer les destinées du
royaume de l'Eglise, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine.
Et, si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l'entendre par la
promesse que Mgr le duc d'Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri
III est prévenu que Guise le veut tuer. Guise est perdu, et vous aussi.
Est-ce clair?

Fausta, blanche comme une morte, Fausta souffrait en ce moment comme
elle n'avait jamais souffert. Elle haïssait cet homme qui la bravait,
d'une haine furieuse, d'une haine humaine... elle qui avait voulu
s'élever au-dessus de toute humanité... et elle était prête à se jeter à
ses genoux, à crier grâce, à s'avouer vaincue, à humilier son orgueil, à
proclamer son amour, à hurler enfin qu'elle n'était qu'une femme!...

--Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.

--Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, je vous demande la
vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d'un
roi?...

--Deux hommes? dit Fausta surprise.

--Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux
hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m'est indifférente,
comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l'heure ce jeune
homme qui maintenant s'apprête à égorger Jacques Clément s'il ne me
revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s'appelle Marie
Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice,
est apparue dans la prison et a sauvé mon père... et moi, par la même
occasion. Le fils de Marie Touchet m'est sacré, madame. Alors, voyez
comme c'est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce
qu'aime mon seigneur duc, et j'ai éprouvé une vive affection pour cette
pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive... Me
suivez-vous, madame?

--Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j'ignore où elle peut être.

--Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et
d'un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés
ici, condamnés à mourir. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous
supplier humblement de rendre à la lumière du jour.

Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu'un autour d'elle
la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et
Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander
qui était ce traître.

--Ainsi, fit-elle d'une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous
êtes venu vous faire tuer ici dans l'espoir de sauver deux hommes que
vous ne connaissez pas?

--Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien
venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire
tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu'il est nécessaire que
je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que
la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus
précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé?
ajouta-t-il avec une inquiétude réelle, si réelle qu'elle eût pu
paraître feinte à toute autre que Fausta.

--Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve c'est
que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal
dont les sentences sont sans appel.

Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve
qu'il venait d'employer eût si pleinement réussi.

Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra,
et, au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière
cette tapisserie des gens immobiles, l'épée à la main.

--Que font les prisonniers? demanda Fausta.

--Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché
sur le tapis.

«Le bourreau!» s'exclama Pardaillan en lui-même; Une sorte d'angoisse
l'envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce
bourreau?... Quelle mystérieuse accointance pouvait-il y avoir entre le
bourreau et Violetta?... Car, ce bourreau, c'était celui qu'on appelait
maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!...

--Que disent-ils? reprit Fausta.

--Ils ne disent plus rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant,
ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on
entend le souffle haletant de maître Claude...

--Horrible? murmura Pardaillan qui pâlit.

Fausta souriait d'un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables
perles qui brillaient, sous l'incarnat de ses lèvres...

--Qu'ont-ils dit? Qu'ont-ils fait depuis qu'ils ont commencé à mourir?

Dans les premières heures qui ont suivi la sentence du sacré tribunal,
les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme
prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir.
Lorsqu'il eut constaté l'impossibilité de la fuite, il s'est tenu
tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir
vivement, car ils se sont rapprochés Fun de l'autre et ont cherché dans
un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.

L'homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un
rapport, voilà tout.

--Puis, continua l'homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal
s'est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s'est tenu
debout dans l'angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin, sont
arrivées les grandes souffrances. D'abord, des plaintes se sont élevées;
puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des
hurlements; la folie furieuse s'est déclarée; tous les deux se sont
rués sur la porte qu'ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après
quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte
d'eau...

--Affreux! oh! c'est affreux! haleta Pardaillan.

--Continuez, dit simplement Fausta.

--Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées
et l'agonie, je crois, est bien proche.

Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et
elle dit:

--J'ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien
près de la mort...

Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d'horreur qui
venait de le paralyser.

--Qu'on ouvre la porte de leur chambre, qu'on ranime les deux condamnés.
Qu'on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la
liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de
marcher, qu'on les conduise jusqu'à la rue et qu'on les y laisse libres
en leur disant que grâce leur est faite de par l'intercession de M. le
chevalier de Pardaillan...

--Madame! murmura Pardaillan.

Fausta fit un geste hautain qui signifiait:

--Attendez! ce n'est pas fini entre nous!...

L'homme qui venait de faire le rapport s'était retiré. Un mortel silence
s'établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette
femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près
d'une demi-heure se passa ainsi. Puis l'homme reparut en disant:

--Les condamnés ont été ranimés selon l'ordre donné. Il ne reste plus
qu'à les conduire jusqu'à la rue.

--Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis
jusqu'au grand vestibule: je vous attends ici... car, si je vous prouve
que j'ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour
que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à
vous...

Elle fit un signe, et l'homme au rapport s'inclina et sortit, suivi de
Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur,
franchit deux ou trois vastes salles magnifiquement décorées, longea un
couloir et parvint à une porte ouverte.

«C'est là», dit le conducteur.

Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse
et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans
doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie...

Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée
par l'angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages
d'hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles.

Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de
satisfaction et se tourna vers Pardaillan:

--Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans
doute un sourire. Ils en reviendront, s'ils prennent la précaution de
manger et de boire avec une grande modération pendant huit jours: Louée
soit notre souveraine sacrée qui fait grâce!

Là-dessus, le personnage noir fit une courbette et s'éclipsa. Pardaillan
regarda vivement autour de lui, vit qu'il était seul, et, s'approchant
de Famèse, lui glissa rapidement à l'oreille:

--En sortant d'ici, entrez à l'auberge voisine, rejoignez-y le duc
d'Angoulême et allez m'attendre tous les trois à la Devinière, rue
Saint-Denis. Eh bien, monsieur, continua-t-il à haute voix, comment vous
trouvez-vous?...

Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli
de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient
pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux
profondément enfoncés sous les orbites.

Mais, presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang
afflua à leurs visages. C'était la liqueur qui agissait. Ils se
dressèrent, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte; ils
s'arrêtèrent avec une crainte d'enfants.

--Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier.

--Violetta? balbutia Farnèse comme s'il eût éprouvé une grande
difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.

Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l'esprit de Claude un effet
comparable à celui que le violent révulsif avait produit sur son corps.
Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.

--Vous dites: Violetta! fit-il haletant.

--Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l'aimez, faites ce que je
dis: entrez au Pressoir-de-Fer, rejoignez-y le duc d'Angoulême, et, tous
trois, allez m'attendre à la Devinière. Silence! On nous écoute...

En même temps, Pardaillan prit une main de Farnèse, une main de Claude
et les entraîna:

--Venez, dit-il, n'avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous
fait grâce?...

Les deux hommes marchèrent. Que leur arrivait-il? Qu'était-il arrivé? Où
allaient-ils? Qui était cet homme? Ils ne savaient plus rien. Dans leur
tête, il n'y avait que du vide...

Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule,
traînés par le chevalier, qui lui-même était guidé par l'homme de
Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succédaient semblaient
déserts. Mais, dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes.
La porte, la grande porte de fer s'entrouvrit. Dans le même instant,
Farnèse et Claude se trouvèrent dehors.

Si peu de temps que la porte de fer eût été entrouverte, le chevalier en
eût peut-être profité pour faire ce qu'il appelait une trouée à travers
les gardes massés et se précipiter dehors. Il fut retenu par cette
réflexion que, dans l'état où se trouvaient les deux condamnés graciés,
il n'y avait pas de défense à espérer de leur part. Ils seraient
poursuivis, rattrapés, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait
inutile.

Il laissa donc la porte se refermer, et, suivant le même homme qui
l'avait guidé, il se retrouva quelques instants plus tard en présence de
Fausta. Il s'inclina devant elle, non sans émotion, et lui dit:

«Madame, c'est fait: ces deux malheureux sont libres.»

Et, comme Fausta ne répondait pas, abîmée qu'elle était dans quelque
lointaine rêverie:

--Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous
soyez, qui sait si la gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un
jour de quelque utilité?...

Fausta tourna légèrement la tête de son côté et dit:

--Où est le moine Jacques Clément?...

--Il est libre, madame, répondit Pardaillan sans hésitation. Aussi
libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame,
continua-t-il, et une flamme d'intrépidité et d'audace empourpra son
visage, libre à vous de me considérer comme un otage. Mais il ne sera
pas dit que je vous aurai trompée après l'acte de générosité que vous
avez accordé à mon humble prière. En vous l'avouant, je me retire sans
doute tout espoir de salut, mais sachez-le: Jacques Clément n'a jamais
été en mon pouvoir, et il n'est pas davantage en ce moment au pouvoir du
duc d'Angoulême...

--En sorte, dit Fausta, que je puis donner l'ordre de vous mettre à mort
sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus?...

--Vous le pouvez, madame!

Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus
braves, reprit:

--Je vais donc donner cet ordre. Apprêtez-vous à mourir, chevalier!...

Pardaillan, d'un geste lent, tira sa rapière, regarda Fausta en face, et
dit:

--Je suis prêt, madame!...

Fausta se leva et s'approcha de Pardaillan.

Celui-ci la reconnut à peine...

Ce n'était plus la statue glaciale et glacée. Ce n'était plus cette
synthèse d'orgueil, cette figuration de majesté qui faisait courber les
fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c'était
une femme dans tout l'éclat de la beauté qui s'exalte, dans toute la
magnificence de l'amour qui se déchaîne et qui s'offre!...

Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils à des
diamants noirs, versaient de la passion en jets de flamme. Ces
yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brûlantes, qui
s'évaporaient au feu des joues.

Pardaillan, des deux mains, s'appuya sur la garde de son épée dont
la pointe s'appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une
immobilité de stupeur.

Lorsque Fausta fut près de Pardaillan, palpitante, le sein soulevé
par le tumulte de sa passion déchaînée, les yeux noyés d'une immense
douleur, elle leva ses deux bras. Et ces bras, soudain, enveloppèrent le
cou de Pardaillan... Et, quand elle le tint ainsi, tandis qu'un sanglot
terrible râlait dans sa gorge, elle attira cette tête à elle... Et,
alors, ses lèvres pâles, violemment, se posèrent sur les lèvres du
chevalier...

La sensation brûlante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu'au
plus profond de l'être... mais ses lèvres, à lui, demeurèrent muettes!

Pardaillan reçut le baiser, le violent, le délirant baiser de la vierge.
Et il ne le rendit pas... Pardaillan, jusqu'à son dernier souffle,
devait aimer la morte!...

Fausta, lentement, dénoua ses bras et se recula...

Lorsqu'elle fut loin, presque au bout de la salle, près de disparaître,
elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine,
peut-être une voix d'outre-tombe ou d'outre-ciel... Et voici ce qu'elle
disait:

--Pardaillan, tu vas mourir... Non parce que tu t'es dressé devant ma
puissance, non parce que tu m'as arraché Violetta, non parce que tu
m'as combattue et vaincue... Pardaillan, tu vas mourir parce que je
t'aime!...

Elle s'arrêta un instant. Le chevalier, toujours immobile et raide à
la même place, toujours appuyé sur sa rapière debout devant lui,
la regardait, l'écoutait, et il lui semblait voir une ombre qui
s'évanouissait, il lui semblait entendre la musique d'un sanglot.

La voix d'ineffable douceur, mélopée d'amour et de douleur, qui sûrement
était plus belle qu'une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute
inouïe, s'élevait vraiment au-dessus de l'humanité. La voix reprit:

--Tu es aimé de celle qui n'a jamais aimé: la vierge d'orgueil et de
pureté s'est humiliée devant toi; parce que je ne dois pas aimer,
l'homme que j'aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je
te tue. Et, toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et
l'harmonie de la fidélité, toi qui portes dans ton âme une morte, une
morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a déposé
sur tes lèvres. Puisque quelqu'un est entré malgré ma défense désespérée
dans cette âme où nul ne devait pénétrer, celui que je porterai dans
l'âme sera un mort, comme celle que tu portes, toi, une morte. Adieu,
Pardaillan!

A ces mots, Fausta s'éloigna encore, ondoyante et flottante comme une
ombre, puis, tout à coup, Pardaillan ne vit plus rien: il était seul; un
silence funèbre, un silence de nuit profonde, pesait sur lui.

Mais il n'était pas homme à se perdre longtemps dans le rêve. Il ne
tarda donc pas à reprendre pied sur terre, et, s'assurant que sa bonne
rapière était toujours dans sa main, il sourit.

--Mourir! murmura-t-il. C'est bientôt dit. Mme Fausta, belle créature
en vérité, et c'est dommage qu'un si beau corps renferme une telle
méchanceté... m'assure que je vais être tué. Pourquoi? Parce qu'elle m'a
embrassé. Par la tête et le ventre, le motif me paraît insuffisant, à
moi!...

Cependant, comme la solitude et le silence continuaient à être aussi
absolus que possible dans cette pièce, Pardaillan commença à se demander
quel genre de mort lui réservait l'étrange magicienne.

Non sans essayer du pied le plancher à chaque pas, l'oeil au guet, la
rapière au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il était
entré, c'est-à-dire celle qui communiquait avec le Pressoir-de-Fer. Il
essaya de l'ouvrir; mais il n'y avait là ni serrure ni verrou; la
porte qui s'ouvrait au moyen d'un mécanisme devait se fermer de même;
Pardaillan en acquit promptement la conviction.

Il faut pourtant que je m'en aille!

Et, résolument, il se dirigea vers le fond de la salle, vers cette
tapisserie derrière laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la
tapisserie et se vit en présence d'un couloir désert... Où aboutissait
ce couloir?

--Cordieu! murmura-t-il en s'avançant, il ne sera pas dit que j'aurai
attendu ici le bon plaisir de cette damnée magicienne, comme un renard
dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystère!

Il avança donc à grands pas et aboutit bientôt dans une salle déserte.
Mais, comme il venait d'y entrer, la porte se referma derrière lui. En
même temps, à l'autre bout de la salle, une autre porte s'ouvrait...

--Il paraît que c'est par là que je dois passer, fit Pardaillan. Passons
donc!

Et il continua de marcher, l'épée à la main. Il marchait dans du
silence. Le palais était une solitude. Seulement, à mesure qu'il
franchissait une porte, elle se refermait derrière lui. Il traversa
ainsi plusieurs salles.

Il commençait à éprouver en quelque sorte une horreur pénétrante.
Y avait-il danger de mort? Et où était ce danger? Et en quoi
consistait-il?... Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes
qui se refermaient derrière lui, comme pour lui dire:

--Tu ne repasseras plus jamais par là!...

Et, pourtant, il ne s'arrêtait pas.

«Il faudra bien que j'aboutisse quelque part!» grommelait furieusement
le chevalier, qui, pareil au prince de la légende, parcourait l'épée à
la main cette façon de palais enchanté.

Et, malgré toute sa force d'âme, il éprouvait le vertige du danger
inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec
ses colonnes de jaspe... la salle du trône; puis deux ou trois pièces
encore que Pardaillan traversa presque en courant, les yeux exorbités,
l'angoisse au coeur, en criant à pleine voix:

--Mais tout le monde a donc peur de ma rapière, dans ce nid
d'assassins!..

Pardaillan se trompait: c'était lui qui avait peur... peur du silence,
de la solitude, de l'inconnu. Brusquement, il fut rassuré: il venait
enfin de pénétrer dans une salle aux murailles nues. Mais, dans cette
salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, bâtis comme
lui!... Il respira longuement et se mit à rire, tout en tombant en
garde.

Ces gens étaient au nombre d'une trentaine. Ils étaient armés d'épées et
de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre
les murs. A l'entrée de Pardaillan, aucun d'eux ne fit un geste. Et,
dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de
sa situation. Elle était terrible...

D'abord, la porte, comme toutes les autres, venait de se fermer.
Ensuite, au milieu, au beau milieu du plancher, s'ouvrait un trou carré.
Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. S'il
faisait un faux pas en se défendant, il tombait dans le trou. S'il se
déplaçait, en avant, en arrière, à gauche ou à droite, il se heurtait
aux aciers qui luisaient confusément dans cet antre à peine éclairé!...
Pardaillan se trouvait dans la salle des exécutions, c'est-à-dire dans
cette salle même où maître Claude avait pénétré pour étrangler Violetta.

Il y eut, comme nous l'avons dit, une minute de silence.

«Si je pouvais seulement m'acculer à un de ces angles!» songeait
Pardaillan.

Brusquement, retentit de l'autre côté des murs un bruit éclatant et
prolongé, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment
heurtées l'une contre l'autre. Alors, les statues adossées aux murs
s'animèrent et se mirent en mouvement, les épées en garde; dans le même
instant, Pardaillan se vit au centre d'un cercle d'acier.

Ce cercle se resserra sans hâte. Chacun de ces hommes, l'épée nue en
avant, marchait vers le trou noir qui béait. Ils ne semblaient pas voir
Pardaillan, ni s'occuper de lui. Seulement, la manoeuvre apparut au
chevalier d'une admirable simplicité: de quelque côté qu'il se tournât,
il avait une pointe sur la poitrine. C'était sûr; il allait être lardé
de coups d'épée, et, à force de reculer, il lui faudrait bien sauter
dans le trou!...

Au moment même où les statues s'animaient et se mettaient en mouvement,
il se rua en avant pour franchir le cercle d'acier, et porta devant
lui deux ou trois coups de pointe. Et un frémissement de terreur le
parcourut cette fois des pieds à la tête: il était sûr d'avoir touché
deux de ses assaillants... de les avoir touchés à mort!... Et aucun ne
tombait!...

Il comprit que tous ces hommes étaient vêtus de cottes de mailles qui
les rendaient invulnérables, sauf au visage!... Et ces visages, alors,
il les regarda. Car il eut le temps de les regarder!... Car les
assaillants avançaient avec une effroyable lenteur... Et, cette fois,
l'épouvante se glissa dans son coeur...

Car ces visages immobiles, sans un pli, sans expression, pareils à des
visages de morts, il comprit que c'était des masques... Non, même pas au
visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient
sur lui, lentement, combien lentement!...

Il jeta un rapide coup d'oeil derrière lui. H était à trois pas du trou
carré ouvert pour le recevoir. Une deuxième fois, il se rua, silencieux,
haletant, les cheveux hérissés... Et il recula: aucun des hommes n'était
blessé, et lui venait d'être touché à l'épaule, au défaut de sa cuirasse
de buffle.

Il se ramassa sur lui-même...

Le cercle d'acier se resserra encore un peu... les statues venaient de
faire deux pas, et, maintenant, le cercle très étroit se composait de
deux ou trois hommes en profondeur.

A ce moment, des mystérieuses profondeurs du palais, s'éleva un chant
funèbre, comme si un grand nombre de moines ou de prêtres fussent
rassemblés pour un _De profundis_. En même temps, une cloche se mit à
sonner le glas et les mugissements d'un orgue se déroulèrent en larges
volutes d'une musique plaintive et menaçante.

Pardaillan reçut la secousse du frisson mortel! C'était pour lui, ce
glas! Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidité de vision,
cette foudroyante rapidité de décision qui président aux «coups de
folie».

Au moment précis où les pointes des épées allaient l'atteindre, le
pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-même, se détendit
soudain; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref
d'une bête qui passe en mordant, d'un sanglier qui fonce, défense en
avant; deux ou trois hurlements de douleur éclatèrent, et deux hommes
tombèrent éventrés par la dague de Pardaillan, qui, ne pouvant frapper
ni aux visages masqués ni aux poitrines cuirassées, décousait les
entrailles!... L'instant d'après, il se trouvait hors du cercle
infernal, et, se relevant d'un bond, gagnait un angle de la salle où il
s'acculait.

Une minute de répit pendant laquelle les voix graves des moines
lointains, le mugissement de l'orgue et le son de la cloche couvraient
tout autre bruit.

Les bourreaux, les gens d'armes de Fausta eurent un instant
d'effarement. Puis, l'un d'eux, le chef sans doute, prononça quelques
mots brefs et rudes, et, aussitôt, dans une manoeuvre silencieuse et
rapide, le cercle se brisa; ils se formèrent sur trois ou quatre rangs
et marchèrent vers le coin où s'était acculé le condamné.

En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus à
se rompre, la tête en feu, jeta un regard de fauve pris au piège. Et il
souffla fortement, d'un souffle rauque... en même temps, il rengaina sa
rapière et saisit un objet accroché au mur.

Cette salle était la salle des exécutions. C'était là qu'on tuait ceux
que le tribunal secret avait condamnés. C'était la salle du bourreau...
Et, comme c'était la salle du bourreau, un peu partout, aux murs,
étaient accrochés en bon ordre les instruments du bourreau: ici des
paquets de cordes, là une masse pour assommer, là des coutelas, plus
loin des haches. Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c'était une
masse. Elle se composait d'une énorme boule de fer hérissée de pointes
et emmanchée d'un bois rugueux à peine poli.

Ce fut, nous avons dit, une minute de répit pendant laquelle les
meurtriers s'organisèrent pour un nouveau système d'attaque.

Pardaillan, sa masse à la main, les vit s'avancer sur lui de leur pas
égal.

«Si j'attends, je suis mort», dit Pardailhan.

Dans le même instant, il saisit la masse à deux mains, et il marcha!...
Souple, nerveux, effrayant à voir en cette suprême seconde, il fit trois
pas. Et, alors, la masse énorme se souleva, tournoya au-dessus de sa
tête, siffla, s'abattit; des coups sourds, de brefs soupirs de bêtes
assommées, des corps qui tombaient d'une pièce, le nez à terre, des
crânes fracassés; puis un tumulte effroyable, un désordre furieux dans
la bande qui oubliait toute discipline, toute consigne de silence; et
des hurlements de malédictions et cela tout couvert par les mugissements
de l'orgue.

Pardaillan était au centre de la bande affolée qui tourbillonnait,
hurlait, vociférait, essayait de lui porter le coup mortel... mais
comment l'atteindre? La masse, la terrible masse de fer décrivait un
cercle de mort! Campé sur ses deux jambes, comme s'il eût été là de
toute éternité, sans un mot, avec un pétillement rouge au coin des yeux
où flambait le rire extravagant d'une triomphante ironie, il n'avait
au-dessus du torse, au-dessus de la tête, qu'un mouvement uniforme et
foudroyant des deux bras manoeuvrant la masse...

Dans la bande, un recul désordonné. Sept cadavres sur le plancher. Et,
dans ce recul de folie, toute une grappe humaine était poussée dans le
trou! un homme tombait, se raccrochait, en entraînait un autre, et ils
étaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement!...

Et, alors, après cette attaque qui avait peut-être duré trois secondes,
Pardaillan se mettait en marche! Il ne choisissait pas! Il allait droit
devant lui, ne s'inquiétant pas de frapper, laissant à la masse énorme
le soin de choisir des victimes, dans le bondissement échevelé de la
bande disloquée, émiettée, éperdue d'épouvante!

Lorsqu'il atteignit l'autre extrémité de la grande salle, il se retourna
et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de
sueur, un râle aux lèvres, son large torse soulevé par l'effort
précipité de la respiration, sa tête pâle terrible à voir avec le
flamboiement d'éclairs jailli de ses yeux, ses narines dilatées, le rire
de silence et de démence, le rire épouvantable qui lui retroussait les
lèvres...

Il se reposa une seconde. Et, dans cette seconde, comme à travers
un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps
recroquevillés dans des poses de terreur, il vit le plancher jonché
d'épées brisées et de masques en treillis de fer, il vit de larges
flaques de sang, et, sur les murs, des éclaboussures rouges... Et,
contre un des panneaux, à l'endroit sans doute où se trouvait la porte,
quelques hommes qui, furieusement, frappaient du pommeau de leurs épées,
qui appelaient de leurs voix délirantes d'angoisse!...

La porte, fermée par un mécanisme, ne s'ouvrait pas!... Suprême
précaution de Fausta, qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir
de fuite... peut-être sans possibilité qu'elle cédât elle-même à la
pitié!...

Il comprit tout cela, lui! Et ils le comprirent aussi, eux! Car,
cessant tout à coup leurs vains appels, ils se réunirent en groupe, et,
farouches, avec des imprécations sauvages, se ruèrent sur lui...

Deux pas en avant! Et la masse se lève! Cette masse que le bourreau a de
la peine à soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse
énorme recommence à tournoyer! Impossible d'approcher l'homme!... Ils
reculent! Et lui se remet en marche!

Il marcha d'un bout à l'autre de la salle, et, brusquement, il fut
secoué d'un rire nerveux: dans la fuite affolée, entrechoquée,
bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou
noir!... Ils n'étaient plus que sept ou huit.

Et ceux-là étaient ivres d'épouvanté, sans voix, à force de hurler leur
désespoir...

Par trois fois encore, ils essayèrent de se ruer sur lui, de l'atteindre
où ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes... A chaque fois,
c'était un crâne qui sautait! La masse accomplissait sa besogne,
tournait rencontrait une tête, une épaule, un bras, fracassait,
broyait... Et, tout à coup, Pardaillan vit qu'il était seul debout!...
Alors, sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y
parvenir, et murmura:

«Pauvres gens!»

Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort....

Tout à coup, un grand silence se fit. Pardailîan comprit qu'on allait
venir, qu'on allait ouvrir la porte et s'assurer que la besogne était
terminée, c est-a-dire qu'il avait été tué, précipité dans le fleuve.
Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid.

«Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il. C'est ici un champ de
bataille. J'ai tué pour ne pas l'être. Mais, puisque j'ai tant fait que
de me défendre de mon mieux, il est temps de quitter ce logis.»

En parlant ainsi, il guignait de l'oeil le trou où on avait voulu le
précipiter: c'était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il
s'approcha du bord, se mit à genoux, regarda, et ne vit rien que les
ténèbres; mais, au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se
brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.

Il n'avait plus une seconde à perdre. Il s'accrocha des deux «mains aux
bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout
des pieds balancés dans le vide, il chercha... Et ce qu'il avait prévu
arriva.

Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle
ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C'était une annexe. Le
plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l'eau.
Les pieds de Pardaillan heurtèrent l'un de ces madriers. Ce madrier
partait de quelque autre poutre et s'élevait en diagonale jusqu'au
plancher.

Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne
diagonale qui aboutissait presque à l'orifice du trou. Une sorte de
plainte s'échappa alors des lèvres de Pardaillan: c'était le cri de joie
de l'homme qui se sait sauvé!...

A la force des poignets, il remonta alors, jusqu'à ce qu'il sentît que
le madrier était de plus en plus proche de l'orifice, de plus en plus
rapproché de lui, et, alors, cette poutre, il l'enlaça de ses deux
jambes avec la frénétique puissance de l'homme qui ne veut pas mourir,
et, quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou
auxquels elles se cramponnaient; dans le même instant, il enlaça la
poutre de ses deux bras... et il se laissa glisser...


Moins d'une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier
diagonal s'appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s'appuie
au tronc. Il se laissa glisser encore, et, bientôt, il sentit qu'il
entrait dans l'eau.

«Prenons un peu de repos, songea-t-il, puis je me mettrai à nager, et
c'est bien du diable si je n'atteins pas l'une ou l'autre des berges...»

Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan
toucha la chose, l'inspecta des mains, et un frisson d'horreur le
parcourut: cette chose, c'était un cadavre, le cadavre de l'un des
hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d'un autre côté,
il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans
la même seconde, un autre, et encore d'autres cadavres, autour de
lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait: le flot les
berçait, les soulevait, les laissait retomber... mais ne les entraînait
pas!

Pourquoi ne les entraînait-il pas?

Tous ces cadavres l'entouraient et tournaient au gré du tourbillon d'eau
qui se formait là; on eût dit qu'ils l'appelaient, lui faisaient signe
de les suivre et cherchaient à l'entraîner. Et cela dépassait les
limites de l'horreur...

L'homme est au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles
incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des
eaux noires qui glissaient à travers d'autres poutres et allaient se
heurter aux fondations du palais; et, contre lui, tout autour de lui,
ces cadavres qui ne voulaient pas s'en aller, qui le touchaient, le
heurtaient, l'enlaçaient de leur ronde effroyable!

Pardaillan demeurait stupide d'horreur, les cheveux hérissés, la bouche
ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir...
mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément.
Et, d'abord, la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il
n'y eut plus qu'épouvante et ténèbres; puis la sensation d'angoisse, la
vertigineuse horreur de cet enlacement par des cadavres qui remuaient
dans l'eau fut si atroce qu'il sentit sa pensée se réveiller.

Cette impression s'évanouit à son tour, et, par un effort furieux,
Pardaillan parvint à écarter en partie l'épouvante. Il leva la tête,
et, là-haut, l'orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur.
Alors, il songea à fuir l'étreinte macabre, les attouchements des
cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de
sortir du palais.

Il commença à se hisser et, bientôt, il fut hors de l'atteinte des
cadavres. Mais, au-dessous de lui il les entendait s'entrechoquer
doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant,
il respira alors. Une acre sueur glacée coulait sur son visage, mais il
ne pouvait s'essuyer, et il n'y pensait pas, toutes les ressources de
ses forces étant employées à un seul résultat: remonter dans la salle,
fuir! fuir à tout prix!...

Et, comme il était à peu près à mi-chemin entre l'orifice, là-haut, et
les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se
glissa le long de son échine; il ne pouvait plus remonter dans la salle,
car, dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des
exclamations, des imprécations...

Donc, s'il descendait, il retombait à l'abominable cauchemar des
cadavres, il s'engouffrait dans la folie. S'il remontait, à peine sa
tête apparaîtrait-elle à l'orifice qu'il serait assommé, précipité parmi
les cadavres...

Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés
autour de la poutre, s'arrêta, haletant, hagard, la tête perdue.
Soudain, la rumeur dans la salle s'apaisa d'un coup, et il entendit une
voix, il reconnut la voix qui disait:

--Que se passe-t-il?... Où est le condamné?...

Et Pardaillan entendit qu'on répondait:

--Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par
nos hommes; mais il nous en coûte cher! Quel carnage!...

Pardaillan leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient.
Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d'une minute.
Il entendit le rauque soupir qui s'exhala de son sein. Puis, lentement,
elle se redressa. L'homme qui avait parlé dit alors:

--Heureuse idée qu'a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse!...

«La nasse!» gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.

«De cette façon, continuait l'homme, il n'y a plus de fuite possible,
comme c'est arrivé pour Claude...

Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan songeait:

«Ils vont s'en aller; alors, je remonterai; et, puisqu'ils me croient
mort, j'ai des chances de m'en tirer; mais qu'est-ce que cette nasse?...

Il y eut dans la salle des allées et venues; puis, plus lointaine, mais
distincte encore, il entendit la voix de Fausta:

--Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s'en aller au
fil de l'eau... et qu'on referme la trappe...

Dans le même instant, cette lueur vague qu'il voyait au-dessus de sa
tête s'éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd: c'était la
trappe qui se refermait! le trou carré que l'on bouchait!...

Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède: il était
perdu; rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était
bouchée par en haut. Et, quant à fuir par le fleuve, il comprenait
maintenant que c'était impossible! Il comprenait pourquoi l'eau n'avait
pas entraîné les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l'infernale
Fausta, à la suite de l'évasion de Claude, avait fait établir une sorte
de puits en treillis plongeant sans doute jusqu'au lit du fleuve, ou
mieux, formant, comme avait dit l'homme, une nasse d'où on ne pouvait
sortir!...

Dans un dernier effort, il se hissa jusqu'au point où venait
s'arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu et il
put s'asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps! Il était
à bout de force et de souffle... Mais là, il respira, et, presque
aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s'opéra...

A cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan
éprouva alors une détente, un repos du corps et de l'esprit qui lui
parut un délice. Toutes ces sensations d'horreur et de terreur qu'il
avait éprouvées disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un
grand apaisement se fit en lui...

«Dans la nasse! murmura-t-il avec un grondement indistinct! Ni plus ni
moins qu'un goujon de Seine! Mais je ne suis pas un goujon, madame!...»

Brusquement, ce murmure se tut. Il n'y eut plus rien que le souffle
régulier d'une respiration, et, en bas, le glissement soyeux de l'eau,
les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et
continuaient leur ronde macabre...

Pardaillan dormait!...



TABLE


  Prologue
  I.--Violetta
  II.--La place de Grève
  III.--Pardaillan
  IV.--Le bourreau
  V.--La maison de la Cité
  VI.--La bonne hôtesse
  VII.--L'orgie
  VIII.--Double chasse
  IX.--L'absolution
  X.--Le père
  XI.--Le pacte
  XII.--La Fausta
  XIII.--La reine mère
  XIV.--Sixte-Quint
  XV.--Saïzuma
  XVI.--La vision de Jacques Clément
  XVII.--La vision de Jacques Clément (Suite)
  XVIII.--La maison de la butte Saint-Roch.
  XIX.--Le meunier
  XX.--L'attaque du moulin
  XXI.--L'abbaye de Montmartre
  XXII.--Le coeur de Fausta
  XXIII.--Le spectre
  XXIV.--La soeur Philomène
  XXV.--L'été de la Saint-Martin
  XXVI.--L'enclos du couvent
  XXVII.--Les amants
  XXVIII.--Conseil de guerre
  XXIX.--La vierge guerrière
  XXX.--Violetta
  XXXI.--Les Fourcaudes
  XXXII.--Le secret de Belgodère
  XXXIII.--La chevalière
  XXXIV.--Les deux pères
  XXXV.--L'épopée
  XXXVI.--Belgodère
  XXXVII.--Claude
  XXXVIII.--Le tribunal secret
  XXXIX.--Le mariage de Violetta
  XL.--Le mariage de Violetta (suite)
  XLI.--Le mariage de Violetta (fin)
  XLII.--Héroïsme de Pardaillan
  XLIII.--Conseil de famille
  XLIV.--Le tigre amoureux
  XLV.--La revanche de Bussi-Leclerc
  XLVI.--Monologue de Pardaillan
  XLVII.--La Bastille
  XLVIII.--Où Pardaillan visite la Bastille
  LIX.--L'auberge du Pressoir-de-Fer
  L.--Où Pardaillan découvre que l'hôtesse est plus belle
  qu'elle n'en a l'air
  LI.--Le palais de Fausta





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les Pardaillan — Tome 03, La Fausta" ***

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